16 Les Origines de La Culture
16 Les Origines de La Culture
16 Les Origines de La Culture
« Depuis le commencement… »
Au lycée d'Avignon, j’avais des amis qui s'y intéressaient beaucoup, mais
leurs goûts étaient ceux de la dernière période du surréalisme. Nous dominant
majestueusement, il y avait René Char. À l'époque, il était colonel dans les
FTP, Francs-Tireurs et Partisans, la branche communiste de la Résistance, et
les plus jeunes autour de lui l’idolâtraient. Je ne pouvais pas participer à ce
culte. Mon premier intérêt littéraire a été Proust, mais le groupe dont je faisais
partie considérait le roman en général, et cet auteur en particulier, comme
horriblement démodé et dépassé. Char a désapprouvé le fait que je parte aux
États-Unis, même si je pensais ne devoir y rester que deux ans. Il voyait dans
ce choix une sorte de trahison. En un certain sens, il avait raison. Mais
l’atmosphère intellectuelle et esthétique dans laquelle je me trouvais m'était
étrangère. Sans l'admettre franchement, sans le comprendre même, je voulais
échapper à tout cela.
Quels sont les philosophes et les écrivains qui vous semblaient importants
quand vous êtes parti pour les États-Unis ?
Neuf ou dix ans. C'est tout seul que j'ai appris à lire, et je n'ai jamais
appris grand-chose dans les écoles ou les universités. Je suis de tendance
autodidacte. Je pense que c'est l'une des raisons pour lesquelles je regarde
toujours derrière mon épaule vers un autre domaine de recherche. Je n'ai guère
profité ni du lycée, ni de l'École des chartes. J'ai fait ensuite, à l'université
d'Indiana , un doctorat qui n'avait rien de transcendant. C'était en histoire
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1. L’anthropologie de la Bible
Depuis Des choses cachées depuis la fondation du monde, vous développez une
nouvelle approche de la Bible, et en particulier des Évangiles, que vous
étudiez d'un point de vue anthropologique. Vous affirmez qu'il y a dans la
Bible une vision anthropologique décisive concernant le mécanisme de la
victime, vision qui non seulement révèle, mais aussi refuse le mécanisme
mimétique. En ce sens, la source de l'anthropologie mimétique serait dans la
Bible.
les trois amis sont les accusateurs, donc la voix de Satan. Satan est la voix de
l'ancienne religion, de l'ancienne exécution, mais cette voix est contestée par
Job. Dans l'ancien ordre sacrificiel, la crise mimétique était résolue par le
déclenchement du mécanisme émissaire, qui polarisait toute la violence sur une
seule victime. Ceux qui accusent la victime sont les représentants de Satan,
l'accusateur, tandis que le Christ est la voix du Défenseur, qui nous avertit :
« Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre ! » (Jn
8, 7). Toute la différence entre l'archaïque et le judéo-chrétien tient dans ces
attitudes opposées.
Je ne fais que répéter ici ce qu'a dit Nietzsche, mais dans un tout autre
esprit. Lui, a pris le parti des persécuteurs. Il croit penser contre la foule. Il ne
voit pas que l'unanimité dionysiaque est la voix de la foule. Il suffit de prendre
les Évangiles à la lettre pour voir que le Christ n'a guère qu'une douzaine
d'apôtres de son côté, et que même ceux-là vacillent. Ce que Nietzsche ne
perçoit pas, c'est la nature mimétique de l'unanimité. Il ne saisit pas le sens de
l'éclairage apporté par le christianisme sur les phénomènes de foule. Il ne voit
pas que le dionysiaque, c'est la foule, et que le chrétien, c'est l'exception
héroïque.
disparaître, mais il ne faut pas essayer de les détruire par la force, il faut même
leur obéir. Le sacré archaïque est « satanique » quand il n'y a rien pour le
contenir et le canaliser, et les institutions sociales sont là, justement, pour faire
ce travail aussi longtemps que le Royaume de Dieu ne triomphe pas.
1. La question de la preuve
dans les mythes et les rituels
s'agit d'une question centrale aussi dans votre travail. Vous pensez avoir
trouvé un nombre indiscutable de preuves de l'existence du mécanisme
victimaire. Et pourtant, vous avez encore à découvrir la meilleure façon de les
présenter. Comment envisagez-vous le problème ?
dans le mythe possède un équivalent direct dans le rituel, et l'inverse est vrai;
comme s'il s'agissait de deux cercles concentriques. La vieille question sur
l'antériorité du mythe sur le rituel ou du rituel sur le mythe, est résolue : le rite
est la reproduction délibérée du mécanisme, le mythe est le récit, forcément
gauchi, de sa genèse. Normalement, le rituel est plus directement révélateur
que le mythe, et c'est pourquoi il confirme l’interprétation de ce dernier comme
résolution de la crise mimétique. Cet éclairage réciproque permet de résoudre
de nombreux problèmes d'herméneutique. Le rituel nous confirme que la
victime fondatrice a bel et bien péri. Le mythe nous suggère que les victimes
sont tuées pour reproduire les effets du premier meurtre. La Bible apporte autre
chose : elle démonte tout ce schéma en révélant l'innocence de la victime.
Mieux encore, les textes bibliques tentent toujours de débarrasser le rituel et le
sacrifice de leurs éléments de violence originels. On trouve ainsi une
condamnation franche des hallucinogènes et autres facteurs d'indifférenciation
et d'orgie. Les drogues jouent un rôle important dans la pratique rituelle,
puisqu'elles permettent de recréer la violence extatique du premier meurtre; de
nombreuses cultures archaïques les ont utilisées. Dans l'Ancien Testament, le
sacrifice rituel est toujours présent, mais la dimension orgiaque est
complètement supprimée.
La violence et le sacré est le premier livre dans lequel vous vous êtes trouvé
confronté au problème du bon usage des preuves. Comment vous en êtes-vous
sorti ?
Avez-vous essayé, d'une manière ou d'une autre, de classer les mythes afin
d'approcher au plus près les variantes du mécanisme ?
« Une femme a des rapports avec un chien et elle met au monde six chiots. Sa
tribu la chasse et elle se voit contrainte à se procurer des aliments elle-même.
Un jour, en revenant de la brousse, elle découvre que ses chiots étaient des
enfants et qu'ils quittaient leurs peaux animales chaque fois qu'elle sortait de la
maison. Elle fait donc semblant de partir et quand ses enfants se sont
dépouillés ainsi, elle leur enlève leurs peaux, les forçant à conserver désormais
leur identité humaine. » Les six enfants sont les ancêtres des Dogrib et de
l'humanité tout entière.
Ce mythe parle d'expulsion et d'indifférenciation, et affiche les caractères
typiques de la victime : c'est une femme coupable d'un acte de zoophilie, et elle
est représentée comme responsable de la crise, puisqu'elle donne naissance à
des monstres. Mais le mythe révèle aussi que la communauté est
indifférenciée, puisqu'elle se situe à la limite de l'animal et de l'humain. En
expulsant la « coupable », la tribu retrouve son ordre et son identité. Dans les
mythes, je retrouve toujours les éléments suivants : une crise
d'indifférenciation (qui correspond au côté orgiaque du rituel); un signe
désignant la victime et qui la singularise comme mauvaise; et l’expulsion/le
meurtre de cette victime (qui est en même temps représentée comme héroïque
puisqu'elle a réussi à sauver la communauté).
Dans les mythes, la temporalité et les liens de causalité sont confondus, et ils
ne correspondent pas tout à fait à la séquence de temps du mécanisme
mimétique et de la résolution du bouc émissaire.
Eliade introduit ce qu'il appelle « le meurtre créateur » que l'on trouve dans les
mythes du Moyen-Orient, comme en Chine ou plus loin encore . Et pourtant,
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on m' objecte que je ne fais que ressasser une vieille idée freudienne. J'ai plutôt
l'impression que certains chercheurs ne se rendent pas compte de la puissance
de cette évidence ! En fait, on devrait leur retourner le problème; leur attitude
est pour le moins étrange : pourquoi écartent-ils toujours cette question ?
Pourquoi sont-ils si nombreux à rejeter le meurtre fondateur comme une
ineptie, plutôt que de le considérer au moins comme une hypothèse ? Pourquoi
refusent-ils même de réfléchir à cette évidence ? Pourquoi ne prennent-ils pas
le meurtre au sérieux, même en pensant que le grand Freud est le premier à en
avoir parlé ?
différents, que votre théorie se situe au-delà des critères de vérifiabilité. Elle
est invérifiable, puisqu'elle traite des origines de la culture, moment qui, par
définition, nous reste inaccessible.
Michel Serres est venu me voir pendant qu'il écrivait son livre Statues.
Nous parlions des rites funéraires, des momies et des pyramides. La dépouille
du pharaon est placée au centre de l'édifice, au niveau du sol (il s'agit à son avis
d'une réminiscence de lapidation collective, du meurtre fondateur par
conséquent). Un jour, il est arrivé heureux d'avoir trouvé un texte sur la
technique rituelle adoptée par les embaumeurs : à un moment crucial du rituel,
ils s'enfuyaient tous, comme s'ils avaient commis un meurtre. Quand on est
sensibilisé à la théorie mimétique et qu'on rencontre de pareilles données, on
les reconnaît d'emblée. C'est le genre d'indice que Hocart qualifie de
circonstanciel ou indirect. Selon lui, je le rappelle, l'évidence anthropologique
est toujours indirecte, circonstancielle, un peu comme les indices dans une
enquête policière. Aucun de ces indices pris séparément ne peut emporter la
conviction. Mais ils sont très nombreux, ils sont littéralement partout et ils
s'accordent ensemble si parfaitement que le doute devient impossible.
J'ai l'impression que je n'ai pas réussi à présenter ce problème aussi
clairement qu'il l'aurait fallu. Je pense que la preuve, dans ma théorie, est très
forte, mais mal exploitée. Avec une connaissance plus approfondie en logique,
je pourrais peut-être faire mieux. L'analyse de contenu appliquée à un grand
nombre de mythes, de provenances géographiques et culturelles diverses,
permettrait de détecter la répétition de schémas et de motifs similaires .
209
Comme vous l'avez déjà mentionné, Hocart distingue deux sortes de preuves :
directe et indirecte. Il affirme que dans la science, comme au tribunal, la
preuve circonstancielle n'est pas là en remplacement de la preuve vue ou
entendue : elle est le véritable fondement du savoir . Puis il ajoute : « Une
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1. Le chaînon manquant
Pourquoi pas ? Je pense que Darwin est terriblement naïf au fond dans sa
conception du religieux, mais sa façon d'argumenter m'a toujours paru
admirable. C'est la raison pour laquelle le processus d'hominisation, tel que je
l'expose dans Des choses cachées, me paraît darwinien. Je me sens proche de
la façon qu'il a d'avancer dans sa pensée : « un long argument du début jusqu’à
la fin ». La théorie de la sélection naturelle me semble efficacement
121
La théorie mimétique est, entre autres choses, une genèse des grandes
institutions culturelles à partir des sacrifices rituels, cohérente dans un cadre
darwinien. Il existe dans ce domaine un ensemble d'hypothèses fortement
compatibles avec un cadre mimétique et qui en renforcent les thèses. Je suis
d'accord avec l'idée exprimée par le socio-biologiste Edward Osborne Wilson.
Bien qu'il pense que la religion est une pure fantaisie, il déclare qu'elle ne peut
être totalement inutile, puisqu'elle possède une valeur intrinsèque d'adaptation
sans laquelle elle aurait été rejetée comme une construction inadéquate . C'est
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Selon John Tooby et Leda Cosmides, « la plupart des chercheurs en sciences
sociales pensent invoquer un principe explicatif puissant quand ils proclament
qu'un comportement est “appris“ ou “culturel“ ». Cependant, « en tant
qu'hypothèses qui expliciteraient le phénomène mental ou comportemental ces
distinctions sont étonnamment vides de sens. À cette étape, dans l'étude du
comportement humain, apprentissage et culture sont des phénomènes à
expliquer et non des explications ».
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Pour plus de clarté, nous aimerions que, dans ce chapitre, vous exposiez les
notions principales de votre théorie. Et, pour commencer, nous voudrions vous
demander de bien redéfinir et différencier les notions de désir mimétique et de
mécanisme mimétique, telles que vous les avez développées dans vos livres.
deux rivaux consiste bientôt à vaincre l'adversaire plutôt qu'à acquérir l'objet;
ce dernier devient alors superflu, simple prétexte à l’exaspération du conflit.
Les rivaux sont de plus en plus identiques : des doubles. La crise mimétique est
toujours une crise d'indifférenciation, qui surgit quand les rôles du sujet et du
modèle se réduisent à cette rivalité. C'est la disparition de l'objet qui la rend
possible, et non seulement elle s'exaspère, mais elle se répand contagieusement
aux alentours.
Ce que vous dites est essentiel; dans le cas de l'autisme par exemple — défini
comme une diminution considérable de l'activité relationnelle —, les
chercheurs ont maintenant compris que l’imitation est le mécanisme par lequel
le petit enfant peut connaître quelque chose des sentiments de l'autre. C'est
l'imitation qui fait le premier pont entre soi et l'autre. L'aptitude des bébés à
faire le rapprochement entre le comportement de leurs proches et les effets
induits par le fait de les imiter est fondamentale pour le développement
ultérieur de l’intersubjectivité, de la communication et de la cognition sociale
55
. Ne pas pouvoir imiter est le signe d'un grave déficit culturel.
Il est possible que la nature mimétique du désir nous échappe, parce que
nous nous reportons peu aux premiers stades du développement humain.
Imitation et apprentissage sont indissociables. Normalement, on réserve le mot
imitation à ce qui est considéré comme inauthentique — et ce pourrait être la
raison pour laquelle il n'existe pas, dans les sciences humaines, de véritable
théorie de l'action psychologique qui expliquerait le comportement imitatif.
Dans un débat sur les hypothèses mimétiques, Paul Ricœur comparait la
personne présentant un comportement imitatif à un enfant qui joue, voulant
dire par là que cette personne ne maîtrise pas ses actions; et c'est vrai qu'il y a
toujours dans l'imitation un certain degré d’« inconscience ». La plupart des
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J'emploie les deux mots mais pas tout à fait indifféremment. Il y a moins
de conscience dans mimétisme et il y en a plus dans imitation. Je ne veux pas,
comme on risque de le faire, si on repère le mimétisme du désir, passer à
l'excès contraire et définir toute imitation comme désir. C'est ce que fait le
XXe siècle. C'est ce qu'a fait Freud, je l'ai noté dans La violence et le sacré .58
Partout où Freud voit des enfants imiter leurs parents, il s'imagine que même
les tout-petits désirent la même chose que leurs parents. Dans Au-delà du
principe de plaisir, le mot imitation (Nachahmung) est partout, et pourtant le
concept ne joue aucun rôle. D'après moi, l'une des raisons de la tendance à
éluder le concept d'imitation est que celui-ci, amputé de sa puissance
conflictuelle, paraît « simpliste » et déçoit l'appétit actuel (très mimétique) de
« complexité ». Je suis pleinement conscient de cela : mon premier livre a été
victime de cette façon de penser. L'attitude qui consiste à refuser de débattre du
concept d'imitation est encore dominante dans notre culture, et la théorie
mimétique réagit contre elle. Dans son Feu sacré, Régis Debray me consacre
quinze pages qui se voudraient féroces, mais sans accéder jamais à la notion de
rivalité mimétique. Il me rattache à Tarde et à la tradition d’imitation anodine
qui sévit depuis Aristote. J'y reviendrai dans le dernier chapitre.
affirment que les nouveau-nés imitent, d'une façon qui ne peut être expliquée ni
par le conditionnement, ni par la mise en place de comportements innés . Les60
Oui, mais en parcourant cette littérature, vous vous apercevrez vite que
l'acquisition et l'appropriation sont rarement perçues comme des modes de
comportements susceptibles d'être imités. Les théories de l'imitation ne parlent
jamais de la mimésis d'appropriation ou de la rivalité mimétique. Et c'est
pourtant le point le plus important de ma perspective. Pour le rendre évident, il
faut penser aux interactions enfantines. L'enfant a une relation de médiation
externe, c'est-à-dire une imitation positive, avec les adultes, et une relation de
médiation interne, donc de rivalité, avec les autres enfants. Ce n'est pas tant
une question de psychologie expérimentale qu'une observation quotidienne. Le
premier penseur à avoir défini ce type de rivalité est saint Augustin dans les
Confessions. Il décrit deux bébés qui ont la même nourrice. Alors qu'il y a
suffisamment de lait pour les deux, ils tentent chacun d'obtenir tout le lait, pour
empêcher l'autre d'en avoir . Même si l'exemple est un peu mythique à mon
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avis (les deux nourrissons sont-ils capables de concevoir leur nourrice comme
privée de lait, en fonction de leur consommation excessive ? J'en doute), il
symbolise très bien le rôle de la rivalité mimétique, non seulement chez les
enfants, mais dans l'humanité en général.
Lorsque vous terminez votre doctorat, vos intérêts intellectuels ne sont pas
encore clairement définis.
Vous avez déjà évoqué cette période : « […] ce moment capital dans ma vie où
les grandes lignes de mon œuvre se sont présentées à moi; c'est très
exactement au début de 1959, pendant que je termine Mensonge romantique
9
. »
alors que d'un point de vue formel, linguistique ou esthétique, les deux textes
sont tour à fait différents, fit de moi ce réaliste mimétique que je suis devenu.
C'est à cette époque que j'ai sans doute lu le plus de livres, surtout intéressé par
les éléments religieux ou sacrificiels que je pouvais y trouver. À vrai dire, je
n'ai jamais cessé de lire autour du sacrifice.
Vous dites, dans votre entretien avec François Lagarde, que vous avez perdu
votre poste à l'université d’Indiana parce que vous n'aviez pas assez publié . 11
Est-ce que le « publish or perish » (publie ou péris) américain avait déjà force
de loi ?
Certainement. Comme je n'avais rien publié du tout, j'ai péri, j'ai perdu
ma place. Heureusement, je réussis à en trouver une autre sans perdre trop de
terrain sur le plan universitaire et je me mis à publier article sur article; sur le
poète Saint-John Perse d'abord; puis sur Malraux. J'étais influencé par sa
Psychologie de l'art . Il y a dans ce livre des télescopages entre l'art primitif et
12
un peu traumatisé par l'expérience de l'Occupation, mais pas assez pour être
paralysé.
parties sur les rapports mimétiques. C'est peut-être là le cœur de mon travail,
dont les aspects anthropologiques et religieux sont les prolongements.
Quand je suis passé de la littérature à l'anthropologie, je l'ai fait en
autodidacte. C'est pourquoi j'ai mis tant d'années à écrire La violence et le
sacré : j'avais dû entretemps devenir anthropologue.
Dans votre essai sur Malraux, vous montrez que ses métaphores sont prises
dans l'Histoire. Cela va bien, semble-t-il, avec votre conception du réalisme . 15
Oui. J'ai toujours été réaliste sans le savoir. J'ai toujours cru au « monde
extérieur », et à la possibilité de le connaître. Aucune discipline commençante
n’atteint de résultats durables si elle n'est pas fondée sur un réalisme de bon
sens. J’étais si réaliste que je ne soupçonnais pas à quel point on l'était peu
dans le monde intellectuel. Le vieil idéalisme allemand a fourvoyé toute la
culture européenne. Je ne suis pas pour autant favorable au pragmatisme, lié à
une conception de l'action que je trouve dénuée de fondement. Je m'intéresse
aux schémas de pensée et j'ai la conviction que les meilleurs d’entre eux
révèlent le réel. La barrière du langage pose un problème, bien sûr, mais pas
forcément insoluble. Je suis certain que les ingénieurs préposés aux
inondations du Nil dans l'Égypte ancienne et les agronomes de l'Ouest
américain, s'ils pouvaient se rencontrer, après quelques tâtonnements, se
comprendraient parfaitement. Ce que la déconstruction déconstruit très bien,
c'est l'idéalisme allemand, qui n'est pas le réel.
2. L’éthologie et le mécanisme victimaire
Dans cette optique, il peut paraître important de se placer à la limite, bien sûr
incertaine, des règnes animal et humain, donc au point d’émergence de la
sphère symbolique. Selon les observations éthologiques de Konrad Lorenz, on
peut, chez certaines espèces, identifier des schémas comportementaux qui
ressembleraient à « une désignation instinctive du bouc émissaire ». 129
Lorenz fait également référence au rire humain comme une forme d'agression
détournée : quand un groupe rit de quelqu'un, il s'agit d'une forme, même
anodine, de désignation d'un bouc émissaire. On perçoit tout de suite une sorte
de chaîne empathique, un lien fort entre les éléments du groupe.
C'est un mécanisme d'origine éthologique, dont nous ne sommes pas
conscients. L'évangile de Luc en donne un exemple : « Après […] avoir, ainsi
que ses gardes, traité avec mépris et bafoué [Jésus], Hérode le revêtit d'un habit
splendide et le renvoya à Pilate. Et, ce même jour, Hérode et Pilate devinrent
deux amis, d'ennemis qu'ils étaient auparavant » (Lc 23, 12). Le bouc émissaire
commun, symbolique ou réel, opère un rapprochement entre les complices.
C'est le cas de Pilate et d'Hérode dans le seul évangile de Luc; car là seulement
Hérode participe à l'affaire.
Je pense cependant que la pensée de Lorenz reste insuffisante sous le
rapport social. Il parle toujours en termes de couples; il n'existe pas de société
de ce point de vue. Même quand il y a des schémas de domination, ils ne
forment pas une vraie société. Mais c'est justifié par le fait que Lorenz ne parle
que des animaux. Le mécanisme de la victime émissaire ne surgit vraiment
qu'au-delà de la horde animale. Avec la horde, on se rapproche de la société —
c'est peut-être la raison pour laquelle Elias Canetti, dans Masse et puissance,
réfléchit sur ce point précis .
131
Lorenz comme Darwin préfèrent ne pas voir de séparation nette entre les
animaux et les êtres humains, et ils ont raison, je pense; mais tous deux
minimisent alors la symbolicité ou ne la mentionnent même pas. Elle est
pourtant essentielle. Les chercheurs scientifiques ont tendance à négliger cette
discontinuité entre les animaux et les humains. En général, les évolutionnistes
minimisent la symbolicité ou essaient de lui donner des origines purement
physiologiques. Les auteurs que j'ai lus essaient d'expliquer le langage
uniquement par l'évolution du cerveau, tandis que les éthologues insistent trop
sur les racines éthologiques communes. Ils ne voient pas le saut fondamental
(évitons le terme de « rupture » entre la culture humaine et la culture animale,
qui est effectivement déclenché par l’apparition de la sphère symbolique. Pour
saisir le pouvoir du symbolique, il faut tenir une origine de ce pouvoir : c'est
une des raisons de mon intérêt pour le mécanisme du bouc émissaire. C'est ce
qui permet d'expliquer comment l'accroissement du pouvoir symbolique est lié
au rituel. Cela exige ce que les philosophes appelaient une « totalité ». Les
éléments inclus dans la totalité se rapportent les uns aux autres, et acquièrent
une signification grâce aux liens analogiques, métonymiques et métaphoriques
qui s’établissent entre eux.
Dans le passage que vous avez cité, Lorenz utilise l'histoire de Caïn de
façon métaphorique pour expliquer cette origine hypothétique. Dans la dernière
phrase — « Nul besoin que se propage lentement de bouche à oreille
l'information que le potentiel combatif d'une horde baisse dangereusement
lorsqu'on tue trop de ses membres pour les mettre à la marmite » — Lorenz
semble approcher de l'idée d'un mécanisme collectif. Il pressent que Caïn est
un nom collectif. Ce qui est très clair dans le texte biblique : « Aussi bien, si
quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois » (Gn 4, 15). C'est la loi d'une tribu,
et non celle d'un seul homme. Il ne faut évidemment pas prendre la Bible dans
un sens littéral : Adam, Ève, Caïn sont des noms collectifs. Cela dit, Lorenz n'a
jamais véritablement développé cette idée latente dans son langage
métaphorique.
Lorsque j'ai écrit Des choses cachées, on ne disposait pas de tout le savoir
actuel sur le comportement animal, ou alors ce savoir est maintenant interprété
de façon différente. Par exemple, on pense de nos jours que les chimpanzés se
livrent à des chasses collectives et mangent leurs victimes, qui sont surtout des
singes d'une espèce différente . Il existe dans ces groupes des formes de
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En effet. Ce qui est significatif des temps modernes, c'est que l'éventail
des modèles parmi lesquels se fait le choix est beaucoup plus large. Même s'il
y a entre les hommes de grandes différences de pouvoir d'achat, il n'y a plus
parmi nous de différence de caste ou de classe au sens traditionnel. Toute
médiation externe s'est effondrée. Les gens appartenant au plus bas niveau
social désirent ce qu’ont les gens au plus haut niveau . Ils pensent qu’ils
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devraient posséder ces mêmes choses, ils sont harcelés par la même publicité,
alors que dans le passé, l'égalité dans le désir restait sans doute inconcevable.
L'accès à certains biens et certaines marchandises était très limité ou
strictement codifié et contrôlé par des différences sociales et économiques
rigides.
Cependant, le désir et la rivalité mimétiques étaient déjà présents, et sont
faciles à repérer derrière les mythes et les textes religieux, comme les Vedas
indiens ou la Bible. Les Brahmanas, vastes compilations de rites et de
commentaires sur la pratique du sacrifice, sont, à cet égard, passionnants. D'un
point de vue descriptif, ils illustrent tout à fait ce que j'appelle la rivalité
mimétique. Il faut bien sûr considérer que les mythes racontent des événements
réels, mais en les déformant. ils ne sont jamais la pure fiction que nos
contemporains font d'eux. Les mythes organisent un certain savoir — le mot
veda signifie savoir, science —, partiellement faux et partiellement vrai, de
tout ce qui touche au désir et au sacrifice.
les dieux et les démons, ont été créés par le sacrifice lui-même, qui se fait
créateur en la personne de Prajâpati, le plus grand de tous les dieux. Toutes les
créatures intelligentes de Prajàpati sont vouées aux rivalités et, par conséquent,
aux sacrifices, car seul le sacrifice, nous allons le voir, est capable d'apaiser les
rivalités entre ces créatures.
Entre les dieux (Devas) et les démons (Asuras), il y a toujours un objet
dont les deux groupes veulent s'assurer la possession exclusive. Il est souvent
gigantesque, formidable, à la mesure des antagonistes supposés. Ici c'est la
Terre, ailleurs ce sera le Soleil, la Lune, etc. Les dieux et les démons se
disputent la création entière. Cet objet est souvent impossible à partager, pour
la bonne raison que c'est, en fait, d'une abstraction qu'il s'agit, plutôt que d'un
objet réel. C'est Vâc par exemple, la Voix, ou plutôt le langage, que se
disputent les Devas et les Asuras, ou encore c'est l'Année, qui signifie le
Temps.
Dans de nombreux cas, cependant, les dieux et les démons se disputent
des biens faciles à partager, ceux que les hommes, dans l'Inde védique en
particulier, se disputent âprement, le bétail par exemple. Mais, là aussi, le
partage est impossible, car ce que tous convoitent n'est pas un peu ou même
beaucoup de bétail, mais le bétail en soi, l'idée abstraite du bétail. Ce ne sont
jamais les mêmes objets deux fois de suite. À chaque épisode, en effet, les
Devas l'emportent sur les Asuras, grâce au sacrifice qu'ils exécutent mieux que
leurs rivaux, et cette victoire rituelle leur assure la propriété de l'objet disputé.
Plus on va, plus on comprend que les objets n'ont aucune importance. Ce ne
sont que des prétextes à rivalité. Leur acquisition par les dieux, toujours
victorieux, signifie simplement que ceux-ci progressent toujours dans leur
marche patiente vers l'immortalité et la divinité, que ni les dieux ni les démons
ne possédaient encore au départ. Les démons, au contraire, du fait de leurs
défaites, s'enfoncent toujours plus dans le démoniaque.
Si l'objet est secondaire, qu'est-ce qui est essentiel dans ces rivalités ? Le
tempérament belliqueux des rivaux, leur humeur querelleuse ? Ni les Devas ni
les Asuras, la chose est claire, n'aiment la paix. Les dieux — au moins dans les
textes traduits par Lévi — sont aussi avides et agressifs que les démons, plus
en vérité. Ils réussissent à relancer la rivalité, même dans les circonstances les
plus propices à son extinction. L'exemple de la Lune le montre nettement. Elle
est l'un des objets que les dieux et les démons désirent simultanément. À la
différence de tant d'autres objets, la Lune, tout au moins dans l'astronomie
védique, est éminemment partageable. Tous les mois, elle se partage elle-
même en une lune croissante et une lune décroissante. Pour éviter une nouvelle
rivalité, je suppose, Prajâpati décide d'assigner la première aux Devas, la
seconde aux Asuras. On ne saurait imaginer solution plus équitable, mais les
Devas n'en veulent pas : « Les dieux eurent un désir : comment pourrions-nous
gagner la part des Asuras ? Ils allèrent, adorant, peinant [pratiquant l'ascèse
concurrentielle]. Ils virent les rites de la nouvelle lune et de la pleine lune, ils
les célébrèrent et ils gagnèrent la part qui était aux Asuras . »
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Dans Je vois Satan tomber comme l'éclair vous affirmez aussi que le désir
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mimétique et la rivalité sont révélés dans la Bible, où l'on passe d'une simple
description à une compréhension plus normative de l'imitation et du conflit.
Oui, et c'est là quelque chose d'essentiel à mes yeux, c'est le plus essentiel
de tout. Dans le livre de la Genèse, le désir est clairement représenté comme
mimétique : Ève est incitée par un serpent à manger la pomme, et Adam désire
ce même objet, par l'intermédiaire d'Ève, dans une chaîne mimétique évidente.
Il y a aussi un élément d'envie dans le meurtre d'Abel par Caïn, et l'envie c'est
la rivalité mimétique. Le dernier commandement du Décalogue : « Tu ne
convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de
ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce
qui est à ton prochain » (Ex 20,17 ), interdit très explicitement le désir
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forcément plus mauvais que nous. Il peut même être meilleur, mais s'il désire
de la même façon que nous, de manière égoïste, avide, nous imiterons son
égoïsme, comme lui le nôtre, et nous serons l'un pour l'autre de mauvais
modèles, forcément rivalitaires, qui finissent toujours par se battre avec leur
imitateur.
2. Mythe et monothéisme
Je ne pense pas qu'on doive passer par l’inter-textualité pour tous les
récits bibliques. L’histoire de Joseph, en revanche, est exemplaire de ce que
vous suggérez : elle est pour moi la ré-écriture d'un mythe, ré-écriture qui va
contre l'esprit mythique, parce qu'elle représente l'esprit mythique comme une
source de mensonge et d'injustice.
Dans le monde grec, une conscience latente de ce problème apparaît çà et
là, notamment chez les poètes tragiques : Sophocle suggère que de nombreux
assassins ont tué Laïos. C'est un passage fondamental que les critiques
s'abstiennent malheureusement de commenter. Œdipe pose une question
précise : comment un et plusieurs peuvent-ils être la même chose ? Il ne96
Il n'y a pas opposition, elle serait mimétique, mais quelque chose de plus
puissant à la longue : l'acceptation qui est aussi la révélation que je viens de
définir. La thèse de Freud — l'idée que Moïse a été en fin de compte assassiné
— est plus profonde et plus authentiquement biblique qu'il n'y paraît. L'homme
Moïse et la religion monothéiste est de tous les livres de Freud celui que je
préfère. Il est bourré d'intuitions. Freud s'est appuyé sur une « légende » juive
racontant que Moïse a été tué, sans se douter, il me semble, que des
« rumeurs » analogues existent au sujet de Romulus, de Zoroastre et de la
plupart des fondateurs de religions. Zoroastre aurait été tué par des défenseurs
du sacrifice qui auraient voulu le punir de son opposition à cette institution.
Toutes ces histoires ressemblent à celle de Moïse interprétée par Freud, mais
Freud n'a jamais fait le lien entre elles, et c'est pour cela qu'il n'a jamais
découvert le mécanisme du bouc émissaire. Freud a des intuitions très vraies
parfois, mais qu'il interprète de façon « laïcarde » et dix-neuviémiste, un peu
comme Darwin, alors qu'en réalité, elles renforcent le message biblique. Les
œuvres de Freud sont pour moi des documents à l'appui de la thèse mimétique.
Cet appui est plus net dans Moïse et le monothéisme que dans Totem et tabou,
mais il reste indirect.
Si, dans le récit biblique, la culture est déterminée par un péché originel,
pensez-vous que les Évangiles apportent une ré-interprétation radicale de cette
origine, interprétation qui suggère une alternative ? Peut-on dire que le
Nouveau Testament est une relecture non seulement des mythes, mais aussi de
l'Ancien Testament ?
Vous voyez donc entre l'Ancien et le Nouveau Testament une forte continuité ?
Ne pensez-vous pas que vos lecteurs peuvent être déconcertés par votre lecture
de l'histoire, qui rappelle sur certains points la tradition médiévale de
l'interprétation figurale ?
Oui, mais la théorie mimétique redresse le figural et montre qu'il porte sur
l'essentiel, la violence pas du tout divine mais humaine. Le surgissement de ces
textes révélateurs effectue ou facilite l'avènement de possibilités nouvelles
dans l'histoire qui est la nôtre. Revenons par exemple à Sophocle. À l'époque
byzantine, Œdipe roi était certainement interprété comme la passion d'Œdipe,
c’est-à-dire comme une figura dont le Christ serait le consumatio. Œdipe était
déjà perçu comme une victime, un innocent qu'on faisait souffrir, une
préfiguration des souffrances de Jésus. Cette lecture est bien la plus profonde,
selon moi. On ne pouvait pas la formuler dans le langage théorique que nous
utilisons actuellement, mais c'était la bonne intuition qui pressentait
l'innocence de la victime. Freud ne l’a pas vue, parce qu'il a pris, à tort, le
parricide et l'inceste comme des vérités. Cette erreur a engendré le renouveau
moderne du mythe, parce que Freud croyait — ce qui était faux — qu'Œdipe
était coupable psychologiquement, même s'il ne l'était pas réellement. C'est
ainsi que, grâce à Freud, nous avons régressé vers une compréhension
mythique des structures socio-psychologiques (Freud est un mélange étonnant
d’aveuglement et d'intuition).
Quand, en écrivant La violence et le sacré, j'ai découvert le mécanisme du
bouc émissaire, j'ai senti que la question de l'interprétation figurale avait sans
doute des répercussions importantes dans le domaine religieux. Mais je ne
savais pas comment cela allait se combiner aux Évangiles, et quels genres de
différences cela impliquerait. C'est encore aujourd'hui mon principal problème.
Si je pouvais réécrire aujourd'hui Des choses cachées depuis la fondation du
monde, j'insisterais davantage sur cette question de la représentation. Le mythe
décrit le mécanisme tel qu'il apparaît à ceux qui réussissent à le faire
fonctionner parce qu'ils ne perçoivent pas la nature de son fonctionnement;
parce qu'ils sont les dupes inconscientes du processus. La Bible considère le
même mécanisme avec du recul, elle représente pleinement le mécanisme
mimétique et peut donc en révéler la nature, du seul fait qu'elle voit toujours
l'essentiel, l'innocence de la victime émissaire.
référence à la construction d'une route pour Cyrus, le roi persan qui a libéré les
Juifs de l'exil. On dirait une érosion géologique. En réalité, je pense, c'est une
figura de la crise sacrificielle — du processus d'indifférenciation violente. Il
n'y a plus de différence entre les montagnes et les vallées. Le fait que Jean
Baptiste cite ce passage (au début de chacun des quatre Évangiles) signifie que
Jésus surgit au paroxysme d'une crise, qui appelle la désignation d'un nouveau
bouc émissaire, et ce sera Jésus; ce sera pour Dieu l'occasion de se révéler . 100
qui comprend qu'elle est choisie au hasard, qu'elle est bouc émissaire en
somme, est dans une certaine mesure applicable au Christ. Le Christ est haï
sans cause, quand tout le monde se met à imiter la foule de ses ennemis. Pilate
imite la foule par peur, et Pierre lui aussi imite la foule. Ce qui est remarquable
à propos de cette citation du Psaume, c'est que pour comprendre, d'un point de
vue mimétique, l'élément central de la Bible et des Évangiles, il faut mettre
toute idée de transcendance entre parenthèses. Il s'agit ici d'observations
strictement empiriques, c'est pourquoi je dis que la supériorité biblique et
évangélique est démontrable scientifiquement. Le Livre de Job constitue lui
aussi un immense psaume, dans lequel la victime s'adresse à ceux qui
s’apprêtent à la tuer, affirmant qu'elle n'est pas coupable et que la foule va donc
assassiner un innocent. « Ils me haïssent sans raison. » Dans les mythes, il y a
toujours une bonne raison, semble-t-il, dans le style parricide et inceste, pour
haïr la victime, mais, en réalité, cette raison est illusoire, inexistante. Tout est
contagion mimétique, au paroxysme d'une crise toujours déjà mimétique.
C'est pourquoi la victime est au cœur du texte biblique : Dieu lui-même sera la
victime censée mettre fin à l'usage des victimes. Votre lecture de la Bible
montre que le texte se déconstruit dans cette ré-interprétatùm des récits
mythiques, mais il n'en conserve pas moins son centre, la victime.
Cette formulation est tout à fait exacte. La relation avec la religion archaïque
devient très importante. La religion archaïque et le christianisme possèdent une
structure similaire; l'homme, même au niveau le plus archaïque, a toujours
vénéré ses propres victimes innocentes, mais sans s'en rendre compte. C'est là
que se trouve l'unité des religions : elle se focalise sur la vénération de la
victime. Le Dieu du christianisme n'est pas le Dieu violent de la religion
archaïque, mais le Dieu non violent qui accepte de devenir une victime pour
nous libérer de nos violences. La preuve est là, sous nos yeux, et il n'est pas
besoin de théologie pour la comprendre; la preuve est d'abord anthropologique.
La découverte de l'innocence de la victime dérange, puisqu'elle coïncide
forcément avec la découverte de notre culpabilité. L'enseignement incessant du
message christique, à travers la diffusion des Évangiles, est aussi important que
la Révélation même. C'est cela qui transforme le monde, non pas de façon
soudaine et brutale mais graduellement, par une assimilation très progressive
du message, qui s'arrange souvent pour se retourner contre le christianisme
dans la philosophie des Lumières, et plus encore dans l'athéisme contemporain,
lequel est d'abord une protestation contre le religieux sacrificiel.
Les rituels sont un peu des fossiles culturels, c'est vrai; et ma principale
preuve est, plus encore que le mythe, la violence rituelle. Le problème, là
encore, consiste à combler les lacunes et à retrouver l'ensemble du récit : une
théorie — comme la théorie mimétique ou le darwinisme — dans laquelle
chaque indice, que ce soit un fossile ou un rituel, trouverait sa juste place dans
l'ensemble, offrirait une explication impressionnante du phénomène en
question.
Plutôt que d'affirmer que, tout de suite après que les hommes ont découvert le
mécanisme du bouc émissaire, la religion — c'est-à-dire la culture —, s'est
instituée d'un seul coup, vous suggérez dans votre théorie qu'après cet
événement des éléments religieux se sont, pour la première fois, développés au
fil des répétitions rituelles et sont ainsi devenus des formes culturelles. Ce
modèle d'évolution complexe appelle, semble-t-il un développement sur la
question de la preuve dans la théorie mimétique; il faudrait aussi élaborer une
structure narrative toute nouvelle.
que dans leur essence, la religion et la science ont toutes deux pour but de
comprendre. En fait, la religion est une science de l'homme. Et cette
compréhension nécessite l'implication du sujet dans le système mimétique. Le
refus d'impliquer le sujet engendre des problèmes épistémologiques et des
erreurs : le sujet tente en permanence d'éviter l'indifférenciation et l’apparition
des doubles, il continue à penser en terme de différence. En reprenant la
terminologie freudienne, je dirais que la théorie mimétique est une « blessure
narcissique ». C'est une blessure qui touche le narcissisme au cœur, car il y
217
est démontré que le désir n'est pas aussi libre que l'individualisme moderne
veut le faire croire; et c'est aussi une blessure qui touche les théories
traditionnelles de la culture, puisqu'elle affirme que la culture humaine tire ses
origines du meurtre fondateur.
Dans ces circonstances, la conversion signifie qu'il nous faut accepter la
nature mimétique du désir. Autrement, l'on retombe dans la vieille opposition
entre authentique et inauthentique, qui est la seule vision que l'on puisse avoir
quand le désir mimétique n'a pas été reconnu comme tel. La personne
« inauthentique » est celle qui suit les directives des autres, alors que
l’« authentique » désire de manière autonome. Nous avons déjà vu que cet
individualisme est trompeur, illusoire. La seule façon de dépasser cette illusion
est de vivre une conversion, qui nous conduit à réviser notre propre croyance
religieuse et qui entraîne une plus grande compréhension de la nature
mimétique de notre désir. Dans mon premier livre, j'ai appelé cette conversion
la « vérité romanesque », en opposition au « mensonge romantique ». 218
3. L’évolution de la pensée
soutenu cet avantage compétitif ? […] Quelle sorte d'adaptation peut bien
expliquer l'explosion des outils, les objets, les inventions pour toutes sortes
d'applications, la création et le maintien éventuel de structures politiques et
sociales régulant tout, du mariage à la propriété, de la justice aux obligations
personnelles ? Quel changement peut avoir brisé pour de bon les contraintes
qui pesaient sur la culture mimétique et conduit aux échanges très rapides
d'information que l'on trouve dans les premières cultures humaines ? » Dam
136
Dans la partie sur le langage, Deacon insiste énormément sur l'opposition entre
indexation et symbolicité, et il utilise en permanence le mot « contre-intuitif ».
La symbolicité est « contre-intuitive » du point de vue de l'indexation,
puisqu'elle rompt le lien entre le signe et l'objet.
L'échange est au centre de ce système. Le don est à l'opposé de
l'accaparement, attitude qui caractérise l'animal dominant. Le processus qui
permet que, non seulement l'animal dominant, mais la culture tout entière
abandonne cette tendance à tout prendre et choisisse de tout donner à l'autre
afin de recevoir de lui — cela est complètement « contre-intuitif ». On ne peut
pas rendre compte des tabous, de l'interdit et de la complexité des systèmes
d’échanges symboliques par de simples explications biologiques sur le
comportement altruiste. Il y a un bouleversement qui doit intervenir quelque
part, qui force à changer de comportement. Ce bouleversement est tout à fait
indispensable. Le même raisonnement peut s'appliquer au langage. La seule
chose qui puisse produire cette structure de relations est la peur, la peur de la
mort. Si les gens sont menacés, ils s'éloignent de certains actes; autrement,
l'appropriation chaotique dominera, et la violence ne cessera d'augmenter.
L'interdit est la première condition de l'existence de liens sociaux, et c'est
également le premier signe culturel. La peur est essentiellement une peur de la
violence mimétique; l'interdit est la protection contre cette escalade. Tous ces
phénomènes incroyablement complexes ont été déclenchés par le meurtre
fondateur, par le mécanisme du bouc émissaire.
Aristote a déjà suggéré que la différence entre l'animal et l'être humain réside
dans la capacité imitative de ce dernier . L'imitation est un processus
140
C'est très intéressant, mais cela signifie non pas que le rituel soit un
comportement pathologique, comme le pensait Freud ; mais simplement que
144
Vous ne vous êtes pas attardé sur le débat des « deux cultures », ou disons, sur
la relation entre littérature et science, alors que vous faites partie des rares
penseurs qui ont tenté d'associer les deux. Vous avez transformé la littérature
en instrument d'enquête scientifique, l'utilisant comme une preuve indirecte de
la constance des comportements humains. Vous avancez, d'ailleurs, que la
littérature a décrit les relations humaines de façon précise, bien avant que la
psychologie, l'anthropologie et la sociologie soient devenues des disciplines
académiques.
Peut-on dire que vous avez commencé par la littérature parce qu'elle offrait un
cas privilégié de preuve circonstancielle, à l'origine de votre théorie
mimétique ?
Sans aucun doute. J'ai découvert chez les grands romanciers des intuitions
qui convergeaient toutes vers la théorie mimétique; d'une certaine façon, eux
seuls peuvent s'en approcher, puisqu'ils s'intéressent aux relations humaines. Je
suis toujours à la recherche de preuves circonstancielles, et certains critiques
trouvent cette constante assez détestable. Cependant, je ne suis pas un obsédé
de la répétition quand elle est inutile : l'analyse d'un texte donné demande que
l'on ne réutilise pas l'approche qui a fonctionné dans un autre cas. Les écrivains
ont tous une manière différente d'aborder le mécanisme mimétique. Chacun
appartient à une histoire, à la fois collective et individuelle. Le nombre de
combinaisons mimétiques est infini, comme la façon de les exprimer.
Impossible, donc, de généraliser la manière dont la mimésis fonctionne avec
les écrivains. Chacun exige une démonstration entièrement différente, même si
le chercheur intéressé par le mécanisme mimétique sait qu'à la fin chacun
révélera les mêmes principes mimétiques. Cette variété est fascinante dans le
cadre de la théorie : si les écrivains sont tellement différents et que pourtant les
mêmes principes fondamentaux sont identifiables dans leurs œuvres, alors on
tient là une preuve indirecte solide de la viabilité des hypothèses mimétiques.
Dans votre livre sur Shakespeare, vous considérez ses pièces comme des
preuves de votre théorie . La nouveauté de votre approche est passée
220
est dans la loge, à côté d'un ex-roi du Portugal qui rajuste sa cravate et le traite
en égal . Les ennemis de Jean, les Marmet, assistent à son triomphe et sont
223
verts de jalousie. Jean nage en pleine béatitude. Il a atteint son but et il persiste
à désirer ce qu'il possède déjà. On perçoit tout de suite la différence entre les
deux scènes. Dans La recherche, la perspective est inversée : en fait, comme
un bon comédien, l'écrivain sait qu'il ne peut écrire de la bonne littérature qu'à
ses dépens, en mettant en avant son propre désir mimétique. Le passage de
Jean Santeuil à La recherche est une révolution copernicienne ! La souffrance
devient subjective, alors que dans Jean Santeuil l'on assiste simplement à la
vengeance triomphante du snob, au désir qui devient réalité, comme si son
désir mimétique n'était pas en permanence déçu. Comme nous l'avons déjà vu,
le caractère illusoire du désir mimétique vient de ce que son objet, une fois
atteint, perd son intérêt de départ. La littérature d'assouvissement narcissique
ne soupçonne pas cela.
Vous avez beau afficher une approche simple, voire naïve, du phénomène
culturel, les mécanismes essentiels de votre théorie tiennent tous du paradoxe;
ils présentent des fonctions de double bind, qui, sous l'effet du mimétisme lui-
même, se développent dans des directions opposées. Loin d'être simple. votre
théorie est complexe…
textes qu'il cite et assemble, on perçoit l'unicité du meurtre originel, avec, bien
sûr, des façons de tuer très diverses. L'élément commun de tous ces meurtres
est leur caractère collectif, pas la victime. Et puis, entre Totem et tabou et
L'homme Moïse et la religion monothéiste, l'on s'aperçoit que, sans le percevoir
lui-même, Freud est passé d'un meurtre unique à une pluralité de meurtres,
qu'il ne considère plus comme des copies du premier. Au lieu du meurtre
primordial, unique, qu'il situait à l'aube de l'histoire, il décrit un meurtre
originel à la source de chaque culture, ce à quoi ramène forcément
l’interprétation qu'il fait de la mort de Moïse. Il n'a jamais rien dit de ce
changement survenu dans son raisonnement.
Je ne pense pas que les textes sont tous véridiques, mais, tout comme
Freud, je suis persuadé que le rituel imite un événement qui a réellement eu
lieu. Dans sa narration, le mythe déforme évidemment cet événement, mais de
telle façon que ce principe de déformation puisse être découvert et surmonté.
Dire que je prends le rituel et le mythe pour la vérité, c'est vraiment simplifier
à l'excès ! Je ne parle pas d'une description vraie, je dis seulement que quelque
chose est dissimulé dans le texte, qui correspond au mécanisme du bouc
émissaire et c'est parce que ce mécanisme se répète partout qu'il est repérable.
Il est le seul dénominateur commun possible de variantes textuelles
innombrables.
pas le fait B dans un lien de cause à effet linéaire, mais le préfigure seulement.
C'est-à-dire qu'au lieu de commencer l’interprétation avec le fait A, l'on part
du fait B, afin de réinterpréter A dans toute sa signification, qui apparaît
pleinement dans le fait B. De plus, l'interprétation figurale s’intéresse aux
événements historiques considérés comme ayant réellement eu lieu. Votre
lecture des mythes à la lumière des Évangiles, et non pas dans un ordre
chronologique, fait penser à cette démarche interprétative.
Pour lui, la mimésis n'est que l'imitation littéraire de la réalité. Et selon lui, ce
texte est plus « réaliste » que ceux de la littérature pré-chrétienne. On peut se
poser la question : pourquoi est-il plus réaliste ? Pourquoi les relations
humaines sont-elles décrites de façon tellement réaliste avec cette servante qui
dit : « Je vois que tu es un disciple de Jésus, je repère ton accent galiléen ».
229
nos rapports sans écrire ce que les critiques appellent un « texte réaliste ». Les
relations humaines sont ainsi ! C'est aussi pour cela que Figura m'intéresse. Je
n'ai jamais rien écrit sur l'importance de ce texte, mais je me souviens de
l'avoir lu et relu, pour sa pertinence sur la notion chrétienne de prophétie.
Auerbach découvre quelque chose d'essentiel sur la structure mimétique des
configurations relationnelles. C'est ce mécanisme qui donne ce sens de totalité
à l'intérieur duquel les mythes peuvent être relus par le christianisme.
été choisi comme bouc émissaire s'est répandue par le biais des Écritures
judéo-chrétiennes uniquement. On ne peut nier que la tradition orphique est
proche, par certains côtés, de la conception chrétienne. Cependant, elle est
incomplète, fragmentaire et, surtout, elle n'a pas changé le monde, alors que le
christianisme l'a changé. Les Évangiles sont la vraie force qui permet la
démystification moderne de la violence unanime.
Ce que j'ai retenu de ce colloque, c'est que ces religions sont pleinement
conscientes, dans leurs règles et préceptes, de l'injustice inhérente à la violence
et que les traditions orientales ont contribué à rendre ces sociétés moins
violentes. Elles savaient que l'être humain devait écarter la colère, la rancune,
le ressentiment, et l'envie; en revanche, elles n'ont jamais été pleinement
conscientes du mécanisme du bouc émissaire. Elles savaient ce qu'était le
sacrifice, et tentèrent de l'interdire progressivement. La différence que je vois
entre ces religions et le christianisme, c'est que ce dernier, dans les Évangiles,
fait la lumière sur le mécanisme anthropologique du bouc émissaire et du
sacrifice mimétiques.
Pour que le mécanisme victimaire se déclenche, il faut d'abord que les conflits
mimétiques affectent toute la communauté. La rivalité pour les objets devient si
intense que ces objets sont oubliés, ou consommés ou détruits et lorsque les
membres de la communauté s’affrontent directement, la haine mimétique pour
un seul d'entre eux finira souvent par les réconcilier.
« […] il a grandi devant nous, […] sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et
sans apparence qui nous eût séduits; objet de mépris, abandonné des hommes,
homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu'un devant qui on se
voile la face, méprisé, nous n'en faisions aucun cas. »
Les signes préférentiels sont donnés comme des raisons de choisir cette
personne, raisons insuffisantes, scandaleuses, mais qui nous empêchent
pourtant de parler de pur hasard. Les infirmités, les traits déplaisants, sont pris
à tort pour des signes de culpabilité. C'est pour cela que dans les illustrations
médiévales, les sorcières sont représentées un peu comme les Juifs dans les
caricatures antisémites, avec des traits déformés, bossues, boiteuses. Et si vous
vous souvenez des dieux grecs, vous verrez que nombre d'entre eux, loin d'être
des Apollons, sont fréquemment handicapés, mutilés, rabougris, disgrâciés
(Lucien de Samosate a écrit là-dessus un texte parodique, Tragodopodagra ). 71
d'Euripide : elle se tue après avoir accusé son beau-fils de viol. Pourquoi
Thésée est-il si facilement convaincu de la culpabilité d'Hippolyte ? Parce que
Phèdre peut exhiber l’épée de celui-ci comme preuve. Dans l'histoire biblique
de Joseph, la femme de Putiphar a gardé la tunique de ce dernier, qui semble
prouver que le jeune homme a cherché à avoir avec elle une relation sexuelle.
Il y a un objet physique qui ressemble à une preuve évidente; la pièce à
conviction numéro un, si l'on peut dire.
Oui, plus les gens deviennent indifférenciés, plus il est facile de décider
que n'importe lequel d'entre eux est coupable. Le mot doubles est en lui-même
symbole de désymbolisation et il signifie l'indifférenciation, l'absence de toute
différence. Les jumeaux mythiques en sont une métaphore. Ils ont joué un
grand rôle dans ma découverte du mécanisme du bouc émissaire. Je me
souviens de ma lecture de Claude Lévi-Strauss : tout, dans sa théorie, est
différence, au point que pour lui il y a différence même entre les jumeaux.
Ceux-ci sont une négation logique de la différence, et Lévi-Strauss n'en tient
pas compte. Dans la lignée de Saussure, il affirme que le langage ne peut
exprimer l'absence de différence. Pourtant, le langage parle d'indifférenciation.
C'est à cela que servent les jumeaux, et la métaphore est prise extrêmement au
sérieux par certaines sociétés, puisqu'on y massacre les jumeaux. (Bien sûr,
d'autres sociétés sont conscientes du fait que les jumeaux biologiques n'ont rien
à voir avec le processus d’indifférenciation sociale, et ne les stigmatisent pas.)
C'est là un point important de ma critique de Claude Lévi-Strauss. Il n'en a pas
moins contribué à la découverte de ce que sont vraiment les jumeaux. Pour
qu'on les redoute, il faut qu'on les tienne pour prééminents en matière
d'indifférenciation. La culture primitive peut parler d'indifférenciation, même
si, en principe, le langage en est incapable. Le langage est bien plus malin que
ne l'imagine Lévi-Strauss, bien plus capable de réalisme, par conséquent, que
ne le souhaite le nihilisme néo-saussurien.
Cela est rendu possible parce que le mécanisme du bouc émissaire précède
tout type d'ordre culturel, et le langage en particulier. C'est lui qui, en fait,
permet à la culture de se développer.
Ce texte est admirable mais pas assez radical encore. Je pense que
l'histoire de Caïn est ici essentielle. Elle révèle que Caïn est le fondateur de la
première culture, et pourtant le texte ne mentionne aucun acte de fondation
spécifique. Qu'est-ce qu'on y trouve ? Le meurtre d'Abel. Puis, immédiatement
après, la loi contre le meurtre : « Aussi bien, si quelqu'un tue Caïn, on le
vengera sept fois » (Gn 4, 15). Cette loi représente la fondation de la culture,
parce que la peine capitale, c'est déjà le meurtre rituel — la preuve en est la
lapidation dans le Lévitique, qui est une forme de mise à mort strictement
codifiée, à laquelle toute la communauté participe. Dès que la peine capitale est
établie, le meurtre originel se répète de la même façon, c'est-à-dire que tout le
monde y prend part et personne n'en est responsable. La culture, sous ses
différents aspects, émerge de ce meurtre proto-rituel : en dehors de l'institution
légale, la Bible dit qu'à partir de Caïn et de sa lignée, sont nées la
domestication des animaux, la musique et la technique (Gn 4, 20-22).
Y a-t-il déjà des traces de la théorie mimétique dans les articles que vous avez
publiés avant Mensonge romantique et vérité romanesque ?
Oui, et j'y suis resté onze ans, jusqu'en 1968. Johns Hopkins a une grande
tradition. Elle a été créée sur le modèle des universités de troisième cycle
allemandes. C'est là que j'ai rencontré Leo Spitzer , et des critiques littéraires
17
français employé déjà par Nietzsche. J'avais déjà lu ce livre quelques années
auparavant, mais sans trop repérer les liens avec mon travail. J'ai ajouté des
citations de Scheler, sous l'influence (mimétique) de Leo Spitzer . 19
John Freccero, qui étudiait Dante, a été pour moi un ami très cher qui m'a
initié à Dante. Il terminait son doctorat avec Charles Singleton, autre
spécialiste de Dante, qui était retourné cette même année de Harvard à Johns
Hopkins . Singleton m'a beaucoup aidé sur le plan universitaire. J'étais à Johns
21
des cours à des étudiants de troisième cycle très doués, comme Eugenio
Donato, Eric Gans et Andrew McKenna . J’ai aussi rencontré Cesareo
23
C'est un peu vrai. Paul de Man était venu de Yale pour assister à ce
colloque. Jacques Lacan faisait le clown avec tout le monde d'une façon très
calculée et très drôle. Lacan voulait à tour prix parler anglais, alors qu'il ne
connaissait pas cette langue ! Il était au mieux de sa forme et les littéraires se
laissaient séduire, mais les psychiatres restèrent indifférents.
Quand Freud est arrivé aux États-Unis, en voyant New York il a dit : « Je
leur apporte la peste. » Il avait tort. Les Américains n'ont eu aucun mal à
digérer une psychanalyse vite américanisée. Mais en 1966, nous avons
vraiment apporté la peste avec Lacan et la déconstruction… du moins dans les
universités ! Au point que je me suis senti soudain aussi étranger à Johns
Hopkins qu'à Avignon au milieu de mes amis post-surréalistes. Un an plus
tard, la déconstruction était déjà à la mode. Cela me mettait mal à l'aise. C'est
la raison pour laquelle je suis parti pour Buffalo en 1968.
Avez-vous fait part à ces chercheurs des idées que vous étiez en train de mettre
en place pour La violence et le sacré ?
Comment le réaliste que vous êtes, croyant en la « vérité » des faits, a-t-il pu
être l'un des principaux acteurs du débat théorique dans ces années-là sans
pour autant subir l’influence des courants dominants — l'herméneutique et le
post-structuralisme, par exemple — pour lesquels il n'existe que des
interprétations, et qui déclarent que nous ne pouvons avoir accès à la
« vérité » ? Est-ce avec du bon sens, une certaine naïveté philosophique, une
sorte d'humilité ou de sagesse que vous avez élaboré votre théorie ?
La « naïveté » philosophique est une bonne formule. La capacité à être
surpris est considérée avec raison comme la première émotion scientifique. Il y
a une attitude « blasée » chez un anthropologue comme Lévi-Strauss. Je trouve
cette attitude anti-scientifique, et elle m'est tout à fait étrangère. Je suis très
curieux; et de toute évidence la curiosité et la compréhension sont liées. J'ai
toujours l'impression que le livre que je suis en train de lire va bouleverser mon
existence entière. Du point de vue mimétique, il faudrait savoir critiquer la
position du sujet, sans bien sûr effacer la position de l'observateur. Cette
dernière est essentielle dans une perspective épistémologique, même s'il faut se
jeter soi-même dans le bouillon ! Alors que les déconstructionnistes, eux, sont
des philosophes qui se collettent non pas avec l'anthropologie, mais avec toute
la tradition idéaliste de la philosophie moderne, de Descartes à Heidegger.
Vous partez donc en 1968 à Buffalo, siège de l’université d’État de New York.
L'événement le plus important pour vous a sans doute été la publication de La
violence et le sacré en 1972. Comment ce livre a-t-il été accueilli ?
Pas aussi bien qu'on le prétend parfois. Le livre s'est moins bien vendu,
d'abord, que Mensonge romantique… Beaucoup de critiques ne voyaient pas le
lien entre les deux livres et condamnaient mon abandon de la littérature pour
l'ethnologie. Ils ne voyaient pas la continuité des deux livres. Il est vrai que le
rôle fondamental du désir mimétique n'était pas mis suffisamment en relief
Turner était un grand esprit qui réagissait avec liberté. Il fut le premier à
repérer mon « durkheimisme » qu'il rejetait lui-même, mais il voyait dans mon
livre la manière la plus convaincante de pousser au-delà de Durkheim tout en
restant « durkheimien ». Les milieux littéraires, en revanche, se sont détournés
du livre qui leur paraissait étranger au premier, alors qu'en fait il était très
proche. On m'accusait alors de trop m'éparpiller. En me regardant de travers,
les vieux professeurs me répétaient la formule canonique de la spécialisation
américaine qui est une forme de modestie : « Don’t you think you are
spreading yourself a bit thin ? » C'est vous comparer à un trop petit morceau de
beurre pour une trop grande tartine. Aujourd'hui, on m'accuse plutôt de répéter
toujours les mêmes choses.
Soit le silence, soit des critiques négatives; l'idée surtout que mon enquête
sur la violence s'enracinait dans mon désir extrême d'attirer l'attention sur moi.
Bien entendu, j'étais très désireux d'attirer l'attention sur mon livre, comme
tous les auteurs, mais ce désir à lui seul n'aurait pas écrit La violence et le
sacré. Une réaction très positive fut celle du Japonais Masao Yamaguchi , qui31
Je l'ai d'abord rencontré à Buffalo, où il est venu plusieurs fois donner des
cours. Il avait aussi un poste à temps partiel à Hopkins, et nous nous y sommes
retrouvés quand je suis revenu dans cette université, en 1975. Nous avons
beaucoup travaillé ensemble au moment de son cours sur Tite-Live, quand il
écrivait Rome, le livre des fondations . J’assistais à ses cours, et je me
32
Nous avons parlé de Rome, le livre des fondations, mais on trouve aussi, dans
d'autres livres de Michel Serres, comme Le parasite, Les origines de la
géométrie et Atlas , des éléments du mécanisme émissaire.
34
un long entretien avec moi, qui m'a paru trop mauvais pour être publié. Je lui ai
alors proposé de le transformer en dialogue (puis en trialogue…), d'améliorer
le manuscrit déjà à demi rédigé. Il fallait compléter le texte et le transformer en
une longue suite de questions et de réponses. Le livre n'a pas été écrit avec
autant de minutie que La violence et le sacré; mais il ne s'agit pas pour autant
d'un entretien improvisé.
Des choses cachées depuis la fondation du monde est le livre qui vous a
ouvert un grand public. Comment a-t-il été reçu dans les milieux universitaires
?
Ne pensez-vous pas que cette attitude est en train de changer ? Et que les
universitaires et les chercheurs ont maintenant besoin d'attirer les médias pour
gagner du prestige dans leur milieu ?
Il n'y a rien là de vraiment nouveau. Ce n'est pas à vous qu'il faut dire, je
pense, que les intellectuels les plus avides de médias sont presque toujours
ceux qui les dénigrent le plus amèrement. Je pense d'ailleurs que le succès
médiatique, si satisfaisant qu'il soit pour les bénéficiaires, ne peut pas assurer
le succès durable des idées autour desquelles se fait le tintamarre. Les
optimistes veulent nous faire croire que finalement ce sont les idées les plus
vraies qui triomphent. Je ne suis pas certain qu'ils aient raison.
4. L’intelligence sociale
Ce que j'ai dit dans Des choses cachies, c'est que les outils peuvent
devenir des armes, tout comme les pierres. L'australopithèque, par exemple,
n'utilisait des outils que d'une manière relativement simple, tandis que l'Homo
habilis témoigne de l'apparition d'une forme de culture, il y a environ deux
millions d'années. Je ne m'avancerais pas à en tirer des conclusions, mais je
suppose qu'au niveau de l'Homo habilis, il a dû exister une sorte de peur
religieuse, des tabous. On peut avoir des indices de cela. La capacité du
cerveau, entre autres, était suffisante pour que ces êtres possèdent le langage, et
la fabrication d'outils était devenue assez complexe. Pensez à un phénomène
comme celui de la position du forgeron dans la société archaïque. Il était craint,
car les outils qu'il fabriquait pouvaient aussi être utilisés comme des armes. Le
forgeron est une espèce de bouc émissaire permanent, il vit en dehors de la
communauté. Il est simultanément redouté et respecté. Des phénomènes de ce
genre sont probablement apparus très tôt; et cette peur qu'inspirait le membre
de la communauté qui fabriquait des outils meurtriers est sans doute très
proche de celle par laquelle les primates ont acquis l'interdit.
Je ne vois pas vraiment de contradiction entre les auteurs dont vous parlez
et la théorie mimétique. L'accroissement d'un groupe social suppose des
problèmes d'approvisionnement ainsi que d'organisation. L'augmentation de la
taille des groupes sociaux doit être un facteur parmi d'autres; de quelle
importance, je ne peux le dire. S'il s'agit aussi d'une question de nombre, il y a
forcément plusieurs facteurs complexes qui l'accompagnent, parmi lesquels
l'ordre, l’approvisionnement, la souveraineté, etc. Par-dessus tout, c'est sans
doute aussi une question de violence qui atteint un seuil intolérable. C'est peut-
être là l'élément crucial : l'augmentation de la taille des groupes sociaux
multiplie les possibilités de confrontation. Le conflit peut alors s’intensifier
jusqu'à atteindre un niveau où tout l'ordre social peut se trouver violemment
renversé. L'un de ces facteurs est bien sûr le manque : le groupe augmente,
mais le ravitaillement n'accompagne pas forcément cette croissance. Les luttes
d'appropriation tendent alors à devenir prédominantes.
4. La méconnaissance
C'est vrai, et pour s'en rendre compte, il nous faut encore une fois partir
du désir mimétique. Le paradoxe de ce désir est qu'il semble fermement attaché
à l’objet, qu'il est décidé à se procurer cet objet et aucun autre, alors qu'en
réalité il se montre vite opportuniste. Et quand le désir mimétique devient
opportuniste — c'est-à-dire qu'il se fixe sur ce qu'il trouve —, les gens qu'il
tourmente se focalisent, paradoxalement, sur des modèles de substitution, des
adversaires de substitution. L'âge des scandales dans lequel nous vivons est un
déplacement de ce type. Tout grand scandale collectif vient d'un skandalon
entre les deux « prochains » bibliques, plusieurs fois multiplié. Permettez-moi
de répéter que dans les Évangiles, skandalon signifie rivalité mimétique; il ne
fait donc qu'un avec cette ambition vide, cet antagonisme, cette agressivité
réciproque et ridicule que chacun ressent envers l'autre, et ces mauvais
sentiments viennent de la simple raison que nos désirs se trouvent souvent
frustrés. Quand un skandalon à petite échelle devient opportuniste, il tend à
rejoindre le vaste scandale de la télévision, se confortant dans le fait que son
indignation est partagée par beaucoup de monde. C'est-à-dire que la mimésis,
au lieu d'aller seulement dans la direction de notre voisin, notre prochain, notre
rival mimétique personnel, adopte un mouvement « latéral », et nous sommes
là devant un symptôme de crise grandissante, d'une contagion croissante. Le
plus grand scandale engloutit toujours les plus petits, jusqu'à ce qu'il n'y ait
plus qu'un seul scandale, une seule victime; c'est à ce moment que le
mécanisme du bouc émissaire refait surface. L'animosité grandissante que les
gens éprouvent les uns pour les autres, à cause de la taille toujours plus grande
des groupes en état de rivalité mimétique, culmine en un énorme ressentiment
contre un élément pris au hasard dans la société — les Juifs pendant le nazisme
en Allemagne, le capitaine Dreyfus à la fin du XIXe siècle en France, les
émigrants d'Afrique aujourd'hui en Europe, les musulmans lors des récents
événements terroristes.
On trouve un magnifique exemple littéraire de ce phénomène dans le
Jules César de Shakespeare : il s'agit du recrutement mimétique des
conspirateurs . L'un d'eux, Ligario, est fou, il dit n'importe quoi. Mais à l'idée
74
Parce que le mot d'inconscient, dans l'esprit des lecteurs, entraîne tout le
fatras freudien. J'utilise le terme méconnaissance parce qu'il est absolument
certain que le mécanisme du bouc émissaire méconnaît sa propre injustice sans
ignorer pourtant qu'il est meurtre. Je pense aussi que la nature inconsciente de
la violence sacrificielle est révélée dans le Nouveau Testament, en particulier
dans Luc : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu'ils font » (Lc 23, 34).
Il faut prendre cette phrase à la lettre. Le prouve une affirmation comparable
dans les Actes des Apôtres; Pierre s'adresse à la foule qui a participé à la
crucifixion et lui dit : « Je sais que c'est par ignorance que vous avez agi » (Ac
3, 17) . Le mot ignorance signifie vraiment en grec « ne pas savoir ». On dit
78
Je crois qu'il faut répondre par un paradoxe. Plus une personne est
mimétique, plus sa méconnaissance est forte, mais plus ses possibilités de
connaissance le sont aussi. Il me semble que les grands écrivains du désir
mimétique sont tous hyper-mimétiques. Dans le cas de Dostoïevski et de
Proust, il y a une rupture nette entre la médiocrité des premières œuvres, qui
sont des tentatives d’auto-justification, et la grandeur des dernières, qui sont
toutes des chutes du moi, au sens où le dernier livre publié par Camus l'est
aussi. À mon avis, La chute est un livre sur la mauvaise foi de l'écrivain
moderne, qui condamne la création entière pour se justifier lui-même, pour se
construire une forteresse de supériorité morale illusoire.
4. La pensée conjecturale
et les indices de l’Histoire
que, depuis la fin du XIXe siècle, ce modèle s est développé dans plusieurs
domaines. Son fonctionnement rappelle la structure du roman à énigmes.
En fait, même si Ginzburg rejette votre théorie de façon explicite , d'un autre
236
côté, dans des livres comme Storia notturna, il accumule les preuves qui vont
dans le sens de la théorie mimétique. Sans en avoir conscience, il travaille
dans la même direction que vous. Il fait par exemple une analyse étonnante de
l’image du boiteux dans les mythes, et construit un schème morphologique
qu'il relie au monde des morts . Bien sûr, Ginzburg cherche surtout à donner
237
4. Le jugement de Salomon
et l’espace non sacrificiel
Comme nous l'avons déjà évoqué, le jugement de Salomon est l'un des textes
anti-sacrificiels les plus puissants de l'Ancien Testament. Il est au cœur de
votre réflexion dans Des choses cachées, où vous tentez de définir la possibilité
d'un espace non sacrificiel .107
C'est vrai. Des choses cachées est entièrement construit autour de ce texte
qui a joué un rôle essentiel dans ma réflexion sur le sacrifice. Comme vous le
savez, il s'agit de deux prostituées qui se disputent un tout petit enfant.
Chacune affirme devant le roi que l'enfant est le sien et que l'autre l'a volé.
Alors, Salomon fait apporter une épée. Il propose de couper l'enfant en deux
pour en donner la moitié à chacune des deux femmes. L'une des deux mères
accepte, mais l'autre refuse et préfère renoncer à son enfant afin de le sauver.
Cette action est prophétique du Christ. Au Moyen Âge, la figure du Christ était
perçue non dans la bonne prostituée, mais dans Salomon. La situation humaine
fondamentale est un jugement de Salomon qu'aucun Salomon n'est là pour
arbitrer. Dans Des choses cachées, j'ai suggéré qu'on ne devrait pas utiliser le
même mot pour définir le comportement de la mauvaise prostituée et celui de
la bonne. La mauvaise prostituée accepte le sacrifice, le meurtre, alors que la
bonne les refuse. À l'époque, je ne voulais pas dire que celle-ci se sacrifiait
elle-même, parce que j'avais encore peur de l'objection du « masochisme ». On
ne peut pas dire qu'une femme prête à mourir pour son enfant est masochiste
simplement parce qu'elle veut sauver cet enfant. Le texte insiste sans cesse sur
le fait que la bonne mère renonce à l'enfant « pour que l’enfant vive ». Elle ne
veut pas mourir, mais elle est prête à tout subir et même à renoncer l'enfant
« pour que l'enfant vive ». C'est aussi le vrai sens du sacrifice du Christ.
Dans Des choses cachées, j'ai dit qu'il n'y a pas de différence plus grande
que celle existant entre ces deux actions; c'est pourquoi j'ai refusé d'utiliser le
même mot pour les décrire. Et puisque le sens de sacrifice comme immolation,
meurtre, est le plus ancien, j'ai décidé que le mot « sacrifice » devait
s'appliquer au premier type, au sacrifice-meurtre. Aujourd'hui, j'ai changé
d’avis : il ne fait aucun doute que la distance entre ces deux actions est la plus
grande qui soit, et c'est la différence entre le sacrifice archaïque, qui détourne
contre une victime tierce la violence de ceux qui se battent, et le sacrifice au
sens chrétien, qui consiste à renoncer à toute revendication égoïste, à la vie s'il
le faut, pour ne pas tuer.
Je ne vois pas Dieu comme une entité changeante. Je suis plutôt pour une
compréhension ontologique de Dieu. Cependant, c'est un Dieu qui a une
stratégie pédagogique, si l'on peut dire, débutant avec la religion archaïque et
allant vers la Révélation chrétienne. C'est la seule façon pour qu'une humanité
libre se développe. On peut poser le problème en termes strictement logiques,
comme l'a fait Sartre : Dieu ne peut pas être, parce que, si Dieu a fait l'homme,
ce dernier n'aurait pas pu le créer libre, et donc, l'homme étant libre, il n'y a pas
de Dieu. Le système du bouc émissaire montre que Sartre a tort et que, même
si l'impossibilité dont il parle est réelle, Dieu tourne la difficulté en permettant
les sacrifices, grâce auxquels les hommes s'éduquent eux-mêmes en quelque
sorte, hors de leur violence. Mais ils ne réussissent jamais complètement et ils
ont tous besoin du Christ qui supplée à leurs insuffisances. Ce sont les hommes
qui changent, pas Dieu.
Il y a une différence structurelle entre la religion archaïque et le
christianisme. Dans le cadre archaïque, on ne comprend pas que le bouc
émissaire est seulement un bouc émissaire. On pense que la victime est
coupable, parce que tout le monde le dit. Dans les Évangiles, il y a aussi un
moment d'unanimité, quand tous les disciples se détournent de Jésus et
rejoignent la foule. Puis, cette unanimité est détruite par la Résurrection et les
disciples, qui sont, directement ou indirectement, responsables des Évangiles,
dénoncent la foule et le système du bouc émissaire. Dans les Évangiles, ces
deux attitudes sont confrontées, et c'est ainsi que le système est totalement
révélé : d'abord les disciples rejoignent la foule, puis ils se retournent contre
elle et la dénoncent.
Le Dieu « passager et mutable » dont parlent ces penseurs, c'est la
transformation graduelle du sacré qui se transforme en saint. Le Dieu de la
Bible est d'abord le Dieu du sacré et, de plus en plus, le Dieu de sainteté
étranger à toute violence, le Dieu des Évangiles. Le refus chrétien de l'attitude
marcionite, c'est-à-dire le refus d'abandonner la Bible hébraïque, l'Ancien
Testament, est justement le signe de la conscience grandissante des anciennes
communautés. L'Ancien Dieu montre encore des composantes de violence,
mais ces composantes sont nécessaires pour comprendre qu'il y a à la fois
rupture et continuité entre le religieux archaïque, sacrificiel et la révélation
biblique, qui nous fait émerger hors du sacrifice, mais ne nous autorise pas à
condamner les sacrifices comme si nous étions, par nature, étrangers à la
violence.
On ne peut pas parler d'une seule tradition gnostique. La gnose est très
actuelle, car c'est toujours un effort pour échapper à la Croix, c'est-à-dire
perpétuer la méconnaissance par l'homme de sa violence et protéger son
orgueil de la Révélation. Sans la Croix, il ne peut y avoir de Révélation de
l'injustice fondamentale que constitue le mécanisme du bouc émissaire,
fondateur de la culture humaine et qui se répercute dans tous les rapports que
nous avons avec nos semblables.
Vous avez conscience, sans doute, que la façon dont vous percevez l'histoire de
la Révélation — comme une progression linéaire, fondée sur une continuité
qui ne peut être démontrée — est en soi contestable. Ne pensez-vous pas que le
parcours historique que vous venez de tracer est surdéterminé par cette
progression linéaire, qui va des mythes archaïques au christianisme ?
Roberto Calasso critique dans les mêmes termes votre conviction que la
Révélation chrétienne opère une sape progressive du sacrifice : « Dans cette
application tordue des Lumières, cependant, la principale faiblesse de Girard
apparaît : la persécution n'a en fait jamais été aussi répandue que dans
l'Occident moderne, qui ne connaît rien du sacrifice et le considère comme une
superstition . »
111
Pensez-vous que les derniers mots que Nietzsche a écrits en 1889, aux limites
de la folie, « Condamno te ad vitam diaboli vitae » (« Je te condamne à la vie
éternelle en enfer ») constituent un raccourci emblématique de son projet
intellectuel ?
115
Oui, je crois qu'on a commencé à traiter les animaux comme des êtres
humains afin de les sacrifier, en remplaçant les victimes humaines par des
victimes animales . Cependant, les animaux réagissent à la domestication
152
seulement s'ils ont une disposition qui va dans ce sens, autrement rien ne se
passe. On a souvent avancé que les sociétés accomplies étaient celles qui
savaient s'entourer d'animaux domestiques. Mais comment pouvait-on
domestiquer ces animaux, et pourquoi certaines sociétés l'ont-elles fait ? Les
théories qui circulent ne me paraissent guère vraisemblables. Bien sûr, pour
domestiquer un animal, il faut s'en occuper continuellement, le faire vivre à
l'intérieur du groupe, dans la communauté, l’« humaniser » si l'on peut dire. Le
motif initial ne peut pas être les avantages économiques de la domestication.
Ceux-ci en effet ne peuvent pas être pensés avant de se produire effectivement,
contrairement à ce qu'imagine le rationalisme un peu court de Régis Debray
dans son Feu sacré. La domestication ne peut pas avoir été programmée ! On
peut penser d'ailleurs que, aux premiers stades, la domestication était anti-
économique : les animaux domestiqués devaient souffrir de toutes sortes de
maladies liées au stress de la captivité; la quantité de microbes et de virus que
les animaux sauvages introduisaient chez les humains devait être énorme.
L'explication fonctionnaliste est illusoire.
Dans certains endroits du monde, il n'y avait pas d'animaux domestiques,
comme dans le Mexique pré-colombien, par exemple, où avaient lieu des
meurtres rituels massifs d'êtres humains. La substitution des animaux aux
humains dans les sacrifices n'a là-bas jamais eu lieu . Comme je l'ai déjà
153
raconté dans Des choses cachées, l'élément qui a été éclairant pour moi, c'est
que les Ainu, une population indigène de l'extrême nord du Japon, ont essayé
de domestiquer les ours polaires, pour des raisons rituelles; ils ont essayé de les
« humaniser » en les gardant avec leurs enfants et en les allaitant . Comme
154
nous le savons, les Ainu ont échoué, car, pour diverses raisons aussi bien
physiologiques que liées à l'environnement, les ours polaires ne sauraient être
domestiqués. Si les ours avaient été domesticables, ils auraient été
domestiqués, ou si, au lieu d'ours, il s'était agi d'antilopes ou de tout autre
ruminant, la domestication aurait pu avoir lieu. Seul le rituel peut fournir une
explication vraisemblable car, pour que la victime puisse assouvir la colère des
sacrificateurs, il faut qu'elle ressemble suffisamment à l'homme. Avant de la
sacrifier, il faut donc l'humaniser en l'incorporant longuement à la
communauté. J'ai lu quelque part que, depuis la disparition des sacrifices
animaux, aucune espèce nouvelle n'a été domestiquée. La domestication est
une entreprise humaine et religieuse, un sous-produit inattendu du sacrifice
animal. La culture humaine et l'humanité elle-même sont filles du religieux.
Dans Violent Origins, Jonathan Smith, semble-t-il, inverse cet ordre et suggère
que « le sacrifice est une exagération de la domestication ».
155
Smith voit ainsi le rapport entre religieux et domestication, mais il est trop
prévenu contre celui-là pour reconnaître sa primauté. Son fonctionnalisme
raisonne en termes de « récompense différée », ce qui me paraît être une
absurdité. Le sacrifice ne peut pas être un avatar de la domestication, mais la
domestication peut très bien être une conséquence inespérée du sacrifice
animal.
Néanmoins, est-ce que le fait d'utiliser des animaux pour le rituel sacrificiel ne
suggère pas un niveau de conscience « anti-sacrificiel » dans les communautés
primitives ? Les tentatives répétées pour substituer des animaux aux victimes
humaines montrent que le fait de sacrifier un membre de la communauté
n’était pas le moyen le plus sûr d'empêcher la violence.
Tuer, c’est refaire ce que le dieu a fait pour sauver une première fois la
communauté. Quand on voit que les choses vont mal dans le groupe, il faut
faire quelque chose. Sans doute le rituel ne commence-t-il pas immédiatement
après le meurtre du bouc émissaire, mais lorsque la rivalité mimétique
ressurgit. À ce moment-là, on se souvient que c'est une victime qui a sauvé le
groupe dans le passé. Il faut trouver une nouvelle victime susceptible de
remplacer la victime initiale.
Bien sûr, cette intuition me paraît juste. Qu’est-ce qui a pu donner aux
hommes l'idée de mettre des graines dans le sol ? Ils les ont enterrées en
espérant qu'elles ressusciteraient, comme la communauté, par l'effet du
sacrifice; et ils n'avaient pas tort. On voit ici la fécondité du religieux. Le fait
qu'elle nous semble illusoire ne diminue pas son efficacité. Rappelons ici le
passage des Évangiles dans lequel Jésus dit : « Si le grain de blé tombé en terre
ne meurt pas, il demeure seul » (Jn 12, 24). Il y a là l'idée de renaissance. Et
Jésus ajoute même : « Si vous ne croyez pas quand je vous dis les choses de la
terre, comment croirez-vous quand je vous dirai les choses du ciel ? » (Jn 3,
12). Il considère le principe de mort et de renaissance comme repérable sur la
terre, dans le monde naturel . Frazer est ici très fort, car si, d'après moi, son
158
idée de la végétation se révèle finalement insuffisante, elle n'en est pas moins
proche de la vérité . Pour expliquer la relation entre les rites sacrificiels et
159
En fait, d'un point de vue scientifique, il est assez étonnant qu'il n’y ait pas de
modèle d'explication de l'origine de l'agriculture universellement reçu, surtout
s'il l'on part du principe selon lequel l'agriculture était anti-économique. « De
plus en plus de théories récentes montrent en effet que l'agriculture, loin d'être
un pas en avant allant de soi, conduisait le plus souvent à une moindre qualité
de vie. Les chasseurs-cueilleurs travaillent moins pour la même quantité de
nourriture, sont en meilleure santé et moins sujets à la famine que les fermiers
primitifs : pourquoi cette pratique (l'agriculture) a-t-elle été renforcée (et par
là même sélectionnée) si elle ne permettait pas une meilleure adaptation que
celle offerte par les économies de chasse et cueillette ? »
160
Cette pratique s'est confirmée, je pense, parce qu'elle avait une origine
sacrificielle : les chasseurs-cueilleurs se sont finalement fixés en un lieu
déterminé à cause de l'importance religieuse de celui-ci et de la complexité des
rituels auxquels ils prenaient part, ce qui, à son tour, a produit, comme je l'ai
dit, la domestication des animaux et la découverte de l'agriculture. Cette
découverte elle-même s'est très certainement passée autour des sites
d'inhumation sacrés sur lesquels était concentrée l’activité. Dans de pareils cas,
il me semble que la relation symbolique de la domestication avec le
phénomène du bouc émissaire et le rituel, s'éclaire merveilleusement. Mieux
encore, les événements dont les processus semblent contradictoires à notre
esprit moderne, deviennent parfaitement compréhensibles quand on adopte le
mécanisme mimétique comme modèle explicatif. C'est une machine
d'expérimentation et de connaissance.
C'est pour cela que vous n'êtes pas d'accord avec la lecture que Lucien Scubla
fait de votre travail, quand il écrit que « la rivalité mimétique est la seule
source de violence ».
80
Je suis d'accord sur l'essentiel, mais cette formule dévalue trop les appétits
et les besoins objectifs. Les appétits peuvent déclencher des conflits, et, une
fois qu'ils ont commencé, ces conflits peuvent se pénétrer de mimétisme. Il est
probable que tout processus violent qui dure dans le temps se pénètre de
mimétisme. De nos jours, on se préoccupe beaucoup des « actes de violence »,
c'est-à-dire de la violence qui frappe au hasard, comme les vols, les agressions
ou les viols dans l'anonymat des grandes villes. C'est ce qui inquiète le plus les
gens dans nos sociétés d'abondance. Cette violence est détachée de tout
contexte relationnel, elle n'a donc ni antécédent ni suite. Pourtant, les
spécialistes montrent que les agressions commises au hasard ne constituent pas
la principale cause de violence dans le monde. Les comportements violents
surgissent surtout parmi des gens qui se connaissent, et même qui se
connaissent depuis longtemps . L'histoire de la violence est principalement
81
Nous devons aussi insister sur le fait que la mimésis n’a pas seulement des
effets perturbateurs, comme on le voit avec la mimésis d’appropriation. Elle
est aussi à l'origine de la transmission culturelle.
procédé ainsi, parce que j'ai conçu les mécanismes mimétiques à travers
l'analyse de romans, dans lesquels la représentation des rapports conflictuels
est essentielle. La « mauvaise » mimésis est donc toujours dominante dans
mon travail. Mais dans les rapports entre êtres réels, c'est, bien sûr, la
« bonne » mimésis qui domine. Sans elle, pas d'éducation, pas de transmission
culturelle, pas de rapports paisibles.
C’est vrai, mais il ne faut pas oublier que ce « bon » objet est tué. La
chasse a toujours, pour moi, une dimension sacrificielle en plus de sa
dimension sociale, qui n'est pas créée par le seul besoin de gibier. De même
que la religion n'est pas seulement engendrée par la peur et l'admiration
qu'inspirent les animaux sauvages. Je pense que toute forme de coopération
complexe s'établit sur une sorte d'ordre culturel, qui est lui-même fondé sur le
mécanisme victimaire. Voilà mon hypothèse sur l'origine de la culture. Et le
peu que l'on connaît des chasseurs de la préhistoire et de leur univers suggère
une organisation culturelle complexe.
Nous reconnaissons, évidemment, l'originalité de votre approche : vous
dévoilez la dimension d'appropriation de la mimésis; vous expliquez le rôle
fondamental de l'objet concret dans la production de cette perturbation.
Cependant, comme l'ont affirmé Jean-Pierre Dupuy et Paul Dumouchel, l'objet
de la société de consommation n’est pas exclusivement définissable dans le
contexte de la mimésis d'appropriation; il produit aussi des formes de contrôle
de cette explosion que représente la rivalité mimétique.
C'est aller trop loin à mon avis. Si c'était vrai, nous ne percevrions que les
objets que nous désirons et il n'en est rien. Le monde est plein d'objets qui nous
encombrent et qui nous ennuient. Et ce sont souvent les objets les plus
savamment calculés pour nous séduire qui retiennent notre attention le moins
longtemps. Le shopping consiste souvent désormais à faire passer une kyrielle
d'objets à la poubelle, avec à peine une brève halte entre les deux. On achète
les objets d'une main et on les jette de l'autre. Et ceci dans un monde où la
moitié de l'humanité souffre de la faim.
Nous sommes ainsi dans un monde où le problème n'est plus d'avoir l'objet,
mais de le changer.
mêmes ficelles, et une fois encore, nous nous ressemblons tous. La société de
consommation, à son extrême, devient une mystique, en ceci qu'elle nous
procure des objets dont nous savons d'avance qu'ils ne peuvent pas satisfaire
nos désirs . Elle peut nous corrompre, c’est-à-dire qu’elle peut nous conduire
89
à toutes sortes d'activités inutiles ou nuisibles, mais elle nous fait prendre
conscience de notre besoin de quelque chose d'entièrement différent. Quelque
chose que la société de consommation ne sera jamais capable de fournir.
Non, à mon avis, ce n'est pas possible. Il faut distinguer ici nos sociétés
des sociétés primitives. Le monde moderne peut se définir comme une série de
crises mimétiques toujours plus intenses, mais qui ne sont plus susceptibles
d'être résolues par le mécanisme du bouc émissaire. Nous verrons pourquoi
lorsque nous parlerons du christianisme.
5. Méconnaissance et vérité
peut dire qu'il y a toujours des traces du meurtre fondateur. Cela fait partie de
la théorie freudienne de l'inconscient et de son interprétation du meurtre de
Moïse; mais c'est aussi vrai pour la théorie mimétique. Cependant, je n'ai pas
réussi à convaincre les chercheurs que les phénomènes que je considère
comme des traces du meurtre originel sont véritablement ce que j'affirme qu'ils
sont : des traces du cycle mimétique.
D'habitude, les vérités cachées sont juste sous notre nez, comme dans La lettre
volée d’Edgar Poe. Telle que vous la décrivez, votre méthode de lecture, nous
l'avons dit, rappelle la façon dont Derrida expose la « logique du
supplément ». Andrew MacKenna a déjà suggéré cette ressemblance . Bien 240
l'obstacle mimétique.
Je suis convaincu qu'il existe un événement réel, qui est caché, dissimulé,
et dont les traces sont effacées. Cependant, en reprenant la déduction de Freud,
l'effacement des traces n'est pas lui-même sans laisser de traces ! Les premiers
essais de Derrida sont passionnants, parce qu'il y développe une méthode de
détective; alors que, dans son innocence, le lecteur ne soupçonne rien, Derrida
gratte la surface, jusqu'à faire apparaître quelque chose, comme par exemple la
présence et l'absence du pharmakos dans le Phèdre de Platon . 243
5. Un chantier ouvert
En 1980, vous partez à Stanford. C'est là que vous avez fondé un centre
interdisciplinaire, qui a organisé plusieurs colloques importants .
38
notamment Lucien Scubla et André Orléans. C'est lui qui a mis en place, au
CREA, le programme interdisciplinaire fondé sur la théorie mimétique. Il a été
le premier à voir les rapports entre la théorie mimétique et beaucoup de travaux
contemporains. Mais il ne s'est pas borné au rôle de catalyseur.
Puisque nous parlons d'interdisciplinarité, vous avez dit, dans Des choses
cachées, que les rapports de rivalité mimétique généralisent la notion de
double contrainte, double bind de Gregory Bateson. Avez-vous travaillé ou
correspondu avec Bateson ou Paul Watzlawick quand ils étaient au Mental
Research Institute de Palo Alto ?
J'ai rencontré Bateson une seule fois en 1975. J'ai après beaucoup
apprécié La cérémonie du naven . Ce livre parle d'un unique rituel. Le rituel
41
participé à nos rencontres de Stanford . Mais il serait excessif de dire que tout
44
Vous avez publié plusieurs livres après Des choses cachées… Tous ont éclairé
de façon très singulière votre théorie. Nous reviendrons sur certains d'entre
eux dans les chapitres qui vont suivre. Vos deux derniers livres, Celui par qui
le scandale arrive et La voix méconnue du réel, sont sortis en 2001 et 2002.
48
rites hindous et montre que même les plus étrangers en apparence à la violence
s'enracinent en fin de compte dans des violences parfaitement repérables, qu'il
définit comme des « razzias ». Tout y fonctionne sur le mode du sacrifice.
Nous aurons à reparler, dam ces entretiens, du texte védique.
Enfin, permettez-nous une question sur votre conversion. Lors d'une réunion
avec les théologiens de la Libération, qui s'est tenue au Brésil en 1990, vous
avez reconnu : « En ce qui me concerne, c'est mon travail qui m'a converti au
christianisme. Tous deux sont liés et mêlés. Je n'ai jamais parlé de ma
conversion, parce que je n’aime pas la littérature autobiographique, et c'est un
sujet difficile à aborder . » Cependant, dans Quand ces choses
50
Le mot « dangereux » est excessif. Ce que je veux dire, c'est que ma foi
chrétienne entrave la diffusion de la théorie mimétique. Les universitaires se
sentent généralement obligés de tenir le religieux à distance, de le traiter même
en pestiféré.
Vous avez expliqué à Michel Treguer que votre conversion était d’abord
intellectuelle . Que vouliez-vous dire par là ?
52
Je veux dire que ce sont les résultats de mon travail, ceux que je suis en
train de vous exposer, qui m'ont orienté vers le christianisme et convaincu de
sa vérité. Ce n'est pas parce que je suis chrétien que je pense comme je le fais;
c'est parce que mes recherches m'ont amené à penser ce que je pense, que je
suis devenu chrétien. Cela ne veut pas dire que l'affectif ne joue aucun rôle
dans mon christianisme.
Dans votre théorie, il semble que les êtres humains ne soient ni autonomes —
car leur désir est toujours mimétique — ni pacifiques — car ils ne peuvent
éviter l’apparition de formes de violence engendrées par la nature mimétique
de leur désir. Ne pensez-vous pas que cette conception de l'humanité a eu une
influence négative sur l'accueil fait à votre travail ?
La seule liberté que nous ayons, consisterait donc à imiter Jésus, c'est-à-dire à
ne pas rejoindre le cercle mimétique ?
sommes libres parce que nous pouvons toujours nous convertir vraiment. En
d'autres termes, nous refusons de nous joindre à l'unanimité mimétique. Nous
en avons déjà parlé, se convertir signifie se reconnaître persécuteur. Cela
signifie choisir le Christ ou un individu ressemblant au Christ comme modèle
de nos désirs. Se voir soi-même comme pris dans le processus d'imitation
depuis le commencement. La conversion est la découverte que nous avons
toujours, sans le savoir, imité le mauvais type de modèles qui nous entraînent
dans le cercle vicieux des scandales et de l'inassouvissement permanent.
pour la première fois, il associe les deux termes, et dit à Pierre : « Passe
derrière moi, Satan ! Tu me fais obstacle (skandalon), car tes pensées ne sont
pas celles de Dieu, mais celles des hommes ! » (Mt 16, 23). Bien que
skandalon et Satan soient fondamentalement la même chose, chacun des deux
termes met l'accent sur des aspects différents d'un seul et même phénomène.
Dans le cas du skandalon, l'accent porte sur les premières phases du cycle
mimétique, sur les rivaux qui se font mutuellement obstacle, qui se retrouvent
ensemble alors qu'ils souhaitent s'éloigner l'un de l'autre; alors que Satan fait
référence au mécanisme mimétique dans son ensemble. Il est vrai aussi que le
mot skandalon s'applique à la Croix, puisque Jésus dit : « Heureux celui qui ne
trébuchera pas à cause de moi ! » (Mt 11, 6). Une des plus belles formules de
Paul est : « Nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs
et folie pour les païens » (1 Co 1, 23). La Croix est un skandalon parce que les
hommes ne comprendront pas un Dieu faible, subissant humblement ceux qui
le persécutent. C'est pourquoi ils trébuchent sur cette idée.
Jésus et Satan poussent tous deux à l'imitation. L'imitation éduque la
liberté, parce que nous sommes libres d'imiter le Christ dans un esprit d'humble
soumission à son incomparable sagesse ou, au contraire, d'imiter Dieu dans un
esprit de rivalité. Le skandalon signifie alors l'incapacité à échapper à l'esprit
rivalitaire qui est en fait un esprit de servitude, car il nous agenouille devant
tous ceux qui l'emportent sur nous, sans voir l'insignifiance des enjeux. La
prolifération des scandales, donc des rivalités mimétiques, est ce qui produit le
désordre et l'instabilité dans la société, mais cette instabilité est arrêtée par la
résolution du bouc émissaire, qui produit l'ordre; Satan expulse alors Satan, ce
qui signifie que le mécanisme du bouc émissaire produit une fausse
transcendance, qui stabilise la société par le biais du principe satanique; l’ordre
ne peut être que temporaire, promis à retomber tôt ou tard dans le désordre des
scandales.
Nous n'avons pas à accuser notre voisin, nous pouvons apprendre à lui
pardonner.
6. La « terrifiante symétrie »
Eric Gans avance une théorie des origines de l'homme dans laquelle le
langage agit comme un remplaçant probable des sacrifices véritables. Selon sa
version de l’« événement originel », une crise mimétique se produit, qui suit le
schéma que vous proposez. Cependant, la résolution de la crise n'impliquerait
pas nécessairement l'intervention du mécanisme du bouc émissaire, mais
pourrait suivre un chemin entièrement différent, dans lequel le langage
interviendrait comme intermédiaire privilégié.
Lisons ce passage fondamental : « Ainsi, en violation de la hiérarchie
fondée sur la domination, toutes les mains se tendent vers l'objet; mais en
même temps, chacun est dissuadé de se l'approprier à la vue de tous les autres
qui convergent dans la même direction. La “terrifiante symétrie“ de la
situation fait qu'il est impossible à aucun des participants de défier les autres
et de poursuivre son geste jusqu’à sa conclusion. Le centre du cercle paraît
posséder une force répulsive, sacrée, qui empêche son occupation par les
membres du groupe, et convertit le geste d'appropriation en geste de
désignation, c'est-à-dire en un geste ostensible. Ainsi, le signe surgit d'un geste
d'appropriation avorté qui finit par désigner l'objet plutôt que tenter de le
saisir. Le signe est un substitut économique d'un référent inaccessible. Les
choses que l'on peut posséder sont rares, et par conséquent objet de discorde
potentielle; les signes sont abondants, parce qu'on peut les reproduire à
volonté . »
162
Oui, parce qu'il faut également tenir compte des aspects biologiques. Par
exemple, les hommes ont développé des caractères physiques de néoténie
longtemps avant d'être vraiment des hommes. La néoténie est la persistance de
caractères juvéniles, comme cela arrive chez certains amphibiens. Dans le cas
d'Homo sapiens, on observe, entre autres, une disparition des poils sur le corps,
une arcade sourcilière moins proéminente, l'incapacité des bébés à marcher,
etc. Toutes ces caractéristiques sont physiques et culturelles à la fois, et les
chercheurs se demandent encore comment tout cela est advenu. Mon idée est
que le système de la victime émissaire rend cela possible à un niveau pré-
linguistique. À un certain stade de l'évolution qui a transformé les primates en
humains, une sorte d'interdit de nature religieuse, ou la peur indicible d'un
pouvoir immense et invisible au niveau le plus élémentaire, a suscité des
interdits contre la violence. Ces formes d'interdit protégeaient la femelle et ses
enfants, rendant ainsi possible la survie d'enfants incapables de se débrouiller
par eux-mêmes et qui auraient dû être dévorés par les mâles. On a souvent dit
que l'homme est un animal « auto-domestiqué ». Mais ce n'est pas lui-même
qui s'est domestiqué : le sacrifice l'a fait pour lui. La religion est une structure
sans sujet, parce que le sujet est le principe mimétique. Je crois qu'on peut s'en
faire une conception réaliste qui explique beaucoup de choses inexplicables
sans elle.
Éric est un grand observateur et ses analyses de la société moderne sont
admirables, mais, en rétrécissant le rôle du mécanisme victimaire, il appauvrit
la théorie mimétique et il laisse tomber des pans entiers de l'anthropologie
archaïque, ce qui nous prive de toute une masse de correspondances
significatives et savoureuses, parfaitement éclairées par cette théorie. Rien ne
me paraît justifier son attitude sinon cette allergie moderne au religieux dont
parle Cesareo Bandera.
objets tour à tour à cause de leur caractère éminemment sacré; ils sont
tellement précieux qu'ils doivent passer de main en main. Cela fait partie d'un
rituel complexe, par lequel les îles Trobriand restent en contact les unes avec
les autres, sans conflit, et sans avoir besoin d'un autre langage que cet échange
infini. Le caractère sacré des objets donne à penser que la violence était là au
départ; le point de vue économique ne suffit évidemment pas à rendre compte
d'un échange de ce type, d'où l'impossibilité d'expliquer la culture et la sphère
symbolique par le seul biais de l'économisme, ou de toute autre forme de
matérialisme culturel.
Tout dépend de ce que vous entendez par là. Bien sûr les hommes doivent
d'abord se nourrir, comme les animaux; mais ce qui fait d'eux des hommes,
c'est le religieux. Je dis simplement que des chercheurs comme Marvin Harris
pensent d'abord en termes de choix rationnel et d'hypothèses individualistes , 166
Dans La ruine de Kasch, Roberto Calasso dit de René Girard qu'il est l'un
des derniers « porcs-épics » vivants, si l'on se réfère à la typologie d'lsaiah
Berlin tirée d'un vers d'Archiloque : « Le renard sait beaucoup de choses, mais
le porc-épic ne sait qu'une seule grande chose . » Le bouc émissaire serait,
1
pour René Girard, cette « seule grande chose ». Calasso n'a qu'en partie raison,
car Girard sait aussi une autre grande chose : le désir mimétique. C'est à partir
de ces deux hypothèses qu'il a déroulé, en plus de quarante ans, pour reprendre
les mots de Charles Darwin, « une seule longue argumentation ». Cette pensée,
partant de l'origine du monde, en arrive à théoriser la complexité de notre
époque. Le présent essai tente ainsi de reconstituer, au cours de dialogues
systématiques, ce fil que Girard a tenu sa vie durant, cela jusqu'aux plus
récentes élaborations de la théorie mimétique. En ressort une synthèse ouverte
à de nouvelles interrogations et interprétations, qui contribuera, nous
l'espérons, à replacer cette théorie au centre du débat scientifique et
philosophique.
Certains de ces entretiens, réalisés sur plusieurs années, ont déjà paru en
Italie et au Brésil. La version que nous en proposons aujourd'hui a été revue et
augmentée, par René Girard lui-même, à destination du public français.
Confronté par nous aux critiques qui n'ont pas manqué d'accompagner la
parution de ses ouvrages, l’auteur revient sur les aspects les plus intéressants
de sa pensée, reformulant les thèses déjà connues pour lancer d'autres
réflexions sur des difficultés d'ordre théorique ou méthodologique, pour
proposer également des analyses inédites : ainsi des pages saisissantes sur
l'Inde védique.
Convaincus pour notre part que ce réexamen ne pouvait se soustraire à
l'approche existentielle, nous avons décidé de donner à ce dialogue souvent
dense et précis, le ton d'une autobiographie intellectuelle (qui nous a semblé,
n'en déplaise à René Girard, comparable à celle de Charles Darwin). Nous ne
pensons pas, bien entendu, qu'une vie puisse se lire entièrement à la lumière de
l'œuvre ou des idées qu'elle a produites. Mais choisir de raconter sa propre
histoire n'en revient pas moins à croire que la vie et ses événements eux-
mêmes participent d'un « long raisonnement ». Que Darwin se soit embarqué
sur le Beagle « par esprit d’aventure » n'est pas une raison suffisante, mais c'est
sûrement une raison nécessaire pour que sa « longue argumentation » ait pu
suivre son cours. Ce qui frappe ainsi le plus dans le parcours biographique de
Girard — au-delà de ce que toute confession personnelle peut taire —, c'est
qu'en préservant sa liberté, au-delà des écoles de pensées, des modes
académiques et des compromis institutionnels, son rapport au monde s'est mué
en méthode de recherche. Loin d'ignorer les mécanismes mimétiques et les
rivalités qui gouvernent les universités, Girard est en effet parvenu, à l'intérieur
des différentes institutions où il a travaillé, à se ménager un surprenant espace
de liberté.
Penser le mimétisme
Évolution et victimisation
Épistémologie et conversion
Certains ont vu dans l'apologétique chrétienne, proposée par les
prolongements religieux de la théorie mimétique, le maillon faible de la
« cathédrale girardienne », la dimension qu'il faudrait expulser d'une théorie
qui sinon serait compatible avec le scepticisme ambiant. Girard montre ici que
son discours est plus complexe. Car la théorie mimétique s'oppose au préjugé
dominant, des Lumières jusqu'à aujourd'hui, selon lequel le phénomène
religieux ne pourrait en aucun cas avoir la pertinence que cette théorie lui
attribue dans l'émergence de la culture. Pour ses détracteurs, l'hypothèse
girardienne n'est rien d'autre qu'un produit dérivé de son option religieuse,
considérée comme vice idéologique de base. C'est oublier, ou vouloir
délibérément ignorer, la présence incontestée de la religion et des institutions
dans la construction des premières formes de civilisation connues et, en
général, dans l'histoire de toutes les cultures du monde.
Une telle approche du phénomène religieux n'a donc jamais cessé de
déranger. Parmi les divers court-circuits conceptuels que René Girard propose,
l'un des plus provocateurs sur lesquels il revient dans ces entretiens, est l'idée
de « conversion », non plus pensée comme un simple événement existentiel,
mais bien cette fois comme un véritable présupposé scientifique. Banni depuis
longtemps de toute réflexion philosophique, ce terme devient en effet
épistémologiquement crucial dans le cadre de la théorie mimétique. Comme on
pouvait déjà le lire dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1962),
cette notion s'impose avant tout comme une critique explicite du sujet, c'est-à-
dire de l'autonomie présumée de l'individu moderne par rapport à la pléthore de
modèles avec lesquels il doit interagir.
Ce présupposé d'une autonomie du sujet, à la fois idéaliste et romantique,
a beau avoir été amplement déconstruit par un siècle de discussions critiques et
philosophiques (structuralisme, post-structuralisme, herméneutique), il
demeure encore très ancré dans nos comportements individuels : nous avons
toujours tendance à nous croire libres dans nos choix ou nos convictions et à ne
jamais admettre nos rapports de rivalité intimes. Nous déconstruisons tout, sauf
notre certitude d'être autonomes et que les persécuteurs seront toujours les
autres. L'individualisme méthodologique ne s'applique pas qu'aux sciences
économiques, mais bien à de nombreuses autres disciplines. Rationaliser la
position du sujet est une pratique fréquente à laquelle la théorie mimétique
adresse une critique globale. Se convertir signifie alors être pleinement
conscients que nous sommes toujours en proie au désir mimétique et que nos
choix ne sont pas aussi libres que nous le croyons. La théorie mimétique a
donc une dimension éthique, grâce à laquelle nous percevons les limites de nos
comportements et de notre connaissance.
On le voit, le concept de conversion réfute toute simplification, puisqu'il
remet en question la séparation fictive entre sujet et objet de l'enquête
anthropologique nous sommes en même temps sujets et objets du désir
mimétique. Reconnaître la théorie girardienne, c'est accepter une série de
présupposés ayant des conséquences directes pour le sujet qui en parle, et
utiliser sa propre expérience pour sonder dans les faits la plausibilité de
l'hypothèse en question. Mais l'auto-indulgence envers nos comportements
mimétiques et nos histoires de persécutions personnelles nous empêche
souvent de commencer, même seul à seul, à discuter ces perspectives.
Christianisme et post-modernité
Conclusion
« Les moyens du bord »
Réponse à Régis Debray
Le texte qui suit ne fait pas partie de mes entretiens avec Pierpaolo
Antonello et Joao Cezar de Castro Rocha. C'est une réplique à une attaque
contre mon travail sur le religieux par Régis Debray, dans un livre intitulé Le
feu sacré, paru aux éditions Fayard en 2003.
Comme ce texte reprend et précise certaines de mes réponses qui me
paraissent un peu sommaires dans les entretiens précédents, il m'a paru utile de
le publier en conclusion du présent livre, de même que Régis Debray a fait de
l'attaque contre moi la conclusion du sien.
Cet essai clarifiera, je l'espère, certaines de mes idées et il apportera un
changement de ton assez radical. Il est très polémique dans ses débuts, mais
l'ensemble est éminemment positif. Il s'agit moins de condamner mon
contradicteur, ce que fait la première partie du texte, la plus brève, que de
montrer les points communs entre nos deux perspectives, bien plus nombreux
que Régis Debray ne l'imagine.
*
**
« Le “terrain“ ultime et premier [dans l'œuvre de R. Girard] c'est […] le Livre, les
contre-preuves étant à chercher dans d'autres livres, Racine, Shakespeare,
Cervantès, Pascal et Platon (attention à l'écrit que favorise l’École des chartes !).
Nul chiffre, date, nom de pays, statistique. Cartographie et chronologie inutiles.
Pas d'institutions non plus. Ni batailles ni milieu. L’Écriture dispense de se référer
à la réalité géographique et historique (notamment au procès de Jésus), rendant
oiseuse toute recherche documentaire (archéologie, numismatique, épigraphie).
Insignifiantes les sources, les datations et les modes de composition 244… »
Régis Debray n'a pas réfléchi au problème posé par les premières
domestications. Il ne voit pas qu'elles sont l'œuvre de communautés qui non
seulement ne pouvaient pas savoir quelles espèces étaient domesticables, mais
qui ne pouvaient même pas imaginer la moindre possibilité de domestication. Il
trouve parfaitement normale l'idée d'un homme préhistorique s'employant à
domestiquer les bovins parce qu'il rêve de biftecks plus tendres et de cafés au
lait plus crémeux.
Pour domestiquer une espèce animale, il a certainement fallu traiter toute
une longue chaîne d'individus engendrés les uns par les autres comme s'il
s’était agi d'êtres humains et il a fallu agir ainsi non pas de temps à autre,
capricieusement, mais sans jamais s'interrompre, de génération en génération.
Dès qu'on y réfléchit sérieusement on comprend que ce comportement n'est
concevable que dans le contexte du sacrifice animal et, plus précisément, des
préparations sacrificielles. Celles-ci s'efforçaient d'humaniser les futures
victimes, c'est-à-dire de les rendre aussi ressemblantes que possible aux
membres de la communauté auxquels elles devaient être substituées. Pour
obtenir la ressemblance souhaitée, on faisait vivre et même se reproduire ces
futures victimes au sein de la communauté humaine, on les imprégnait de son
humanité. On agissait pareillement, dans beaucoup de cultures pour les
hommes eux-mêmes, les prisonniers de guerre destinés au sacrifice. Ces
préparations sacrificielles pouvaient durer des années et elles seules permettent
de comprendre comment certaines espèces sont devenues domestiques sans
que personne ait jamais songé à les domestiquer.
Un indice du rôle joué par les sacrifices dans la domestication, c'est le fait
que, dans notre univers privé de sacrifices, certaines espèces précédemment
domestiquées retournent à l'état sauvage. Aucune espèce nouvelle, en
revanche, n'est plus jamais domestiquée.
*
**
« Véracité des fabulistes, mythomanie des philosophes ? Que les cartes soient
distribuées à l'envers des annonces, le prouve leurs attitudes respectives face au
choc des armes. Le muthos l'affronte, le logos l'esquive. Se niche, dans le
merveilleux des peuples premiers et deuxièmes, un noyau de réalisme sous une
gangue allégorique, quand le discours argumenté qui leur est postérieur est réputé
plus sérieux, fleurit souvent sur des vœux pieux. Comme si la fonction fabulatrice
était plus proche des hommes de chair que l'esprit d'analyse […]. Pour le
raisonneur qui récuse les légendes dont s'enchante le populaire, seule la paix
mérite considération, la guerre n'est pas bonne à penser. […] Pour l'auteur des
Lois, polemos (la guerre avec l'étranger) et stasis (la guerre civile), sont des
aberrations étrangères à la vie commune, pacifique par essence 247. »
Régis Debray compare entre eux les documents les plus anciens, fables,
légendes, poèmes tragiques et autres « récits de référence ». Il est frappé par la
suite formidable de carnages et de meurtres sur lesquels la plupart des
universitaires gardent le silence le plus complet. Loin d'être intimidé par le
nihilisme qui l'entoure, il refuse de le prendre au sérieux. Cette réaction me
paraît légitime.
L'anthropologie moderne ferme systématiquement les yeux sur les
violences archaïques. Devant le dionysiaque, par exemple, et ses atroces
sacrifices, devant les victimes déchirées vivantes, l'immense majorité des
observateurs se bouche consciencieusement les yeux et les oreilles depuis des
siècles… Si vous insistez un peu, si vous les attrapez par la manche, vous
passez pour mal élevé. Je me souviens encore du type d'indignation qui
accueillit La violence et le sacré dans le milieu universitaire. Les moins
hostiles me laissaient savoir à voix basse que j'avais commis une incongruité.
Les autres s'indignaient bruyamment de mon « sensationnalisme ». L'essentiel,
face à la violence, la seule conduite vraiment recommandable, c'est de faire
semblant de ne rien voir. L'anthropologie religieuse moderne surenchérit sur
l'interdiction platonicienne de mentionner la violence religieuse.
Sur Platon, Régis Debray, là encore, me semble avoir raison. Non
seulement ce philosophe se refuse à penser la guerre, mais il se fâche tout
rouge contre Homère et les poètes tragiques. Ce n'est pas parce qu'il « n’aime
pas les poètes », qu'il les expulse de sa société idéale, c'est parce que leur
révélation de la violence religieuse lui paraît répréhensible, dangereuse pour
l’ordre public.
Régis Debray pense que, pour comprendre la violence, mieux valent les
mythes que les méditations des philosophes. Là aussi je suis d'accord. Et rien
ici ne change jamais. Le vrai but des préciosités déliquescentes de notre
dernière fin de siècle, l'ambition suprême du post-modernisme et autres
déconstructions c'est d'éliminer une fois pour toutes le réel, de le dissoudre, de
le liquider, de le vaporiser. Régis Debray refuse cette mode qui ôte tout son
intérêt à la recherche. J'ai l'impression qu'il ne la voit même pas. Il ne
succombe ni à la tentation nietzschéo-heideggérienne d'ennoblir la violence, ni
aux pirouettes dites « ludiques » de nos artistes post-modernes, les plus
assommantes de toutes.
Le feu sacré est étranger également au formidable ramassis de préjugés
gauchistes, tiers-mondistes, multi-culturalistes, politiquement corrects, etc.,
qui, depuis les années soixante, ont pris le relais des anciennes excuses pour
ligoter plus que jamais la recherche, au nom de la protection dont les
civilisations non occidentales, même défuntes, auraient besoin, face à
l'impérialisme occidental. Passer son temps à déblatérer l'impérialisme, c'est
nous donner plus d'importance politique que nous n'en avons. Tous les
mouvements gauchistes minimisent les violences archaïques pour protéger ce
qu'on ne peut guère appeler autrement que la « vanité culturelle » des sociétés
aujourd'hui défavorisées, pas plus respectable en fin de compte que la vanité
des peuples privilégiés :
« Constat : l’image attractive du Bon Sauvage n'est pas documentée. Le
repoussoir du guerrier divinisé ou du demi-dieu batailleur l'est surabondamment
par l'archéologie et l'anthropologie. […] Nos Écritures religieuse — recoupent —
en gloire et en parole — les muettes indications (sépultures, armes, remparts,
boucliers, fortifications) que nous livrent à foison les sociétés d'avant l'écriture,
avant l'apparition de l'agriculture et de l'élevage (- 8000), et des premières villes (-
4000). Les Romains ont-ils innové en ne laissant pierre sur pierre de Carthage et
Corinthe ? Dans ces golfes d'ombre, rien à lire, tout à voir. Que nous montrent les
premières figures peintes et incisées du paléolithique ? Des silhouettes raidies,
percées de javelines à terre ou agonisantes, perdant leurs entrailles, comme à
Lascaux (-15000) 248.»
Bête noire signifie à peu près la même chose que « bouc émissaire » au
sens « figuré », le seul que j'utilise en vérité. En voyant Régis Debray
remplacer le bouc par la bête noire, j'ai regretté de ne pas l'avoir fait moi-même
plus souvent, pour décourager plus efficacement ceux qui veulent à tout prix
chercher ma victime émissaire dans le Lévitique, là où elle ne se trouve pas.
Pourquoi ne pas recourir à plusieurs termes pour essayer d'éviter les
malentendus ? Pourquoi ne pas élargir le vocabulaire, afin d'insister sur la
dimension métaphorique des expressions que j'emploie ?
L'avantage de « bête noire », c'est que son caractère métaphorique est plus
évident. On ne risque pas de confondre une bête noire avec un rite spécifique,
comme celui du bouc émissaire. L'expression n'est pourtant pas exempte de
danger. Dans un monde aussi grotesquement idéologisé que le nôtre, la seule
présence du mot « noire » dans « bête noire » sera vite interprétée comme une
preuve de racisme chez l'utilisateur !
Qu'est-ce qu'une bête noire ? Lorsque les difficultés s'accumulent au sein
d'une communauté, lorsque tous ses membres se sentent irrités, désemparés, ils
ont tendance, inconsciemment, à sélectionner dans le troupeau l'animal le plus
susceptible de s’attirer l'antipathie de tous. Ce sera le plus souvent l'individu au
pelage le plus sombre, à la peau la plus foncée.
La noirceur de la bête noire est un « signe préférentiel de sélection
victimaire » parmi tant d'autres, un de ces traits qui augmentent, chez ceux qui
les possèdent, les chances d'être spontanément sélectionné pour le rôle de la
victime collective. La plupart des hommes, quelle que soit la couleur de leur
peau, préfèrent spontanément le clair à l'obscur, le blond au brun, le blanc au
noir. Loin de s'enraciner dans un ethnocentrisme et un racisme de la race
blanche, ce symbolisme est commun à tous les peuples de la terre et les noirs
ne se sentent pas plus concernés par les usages péjoratifs du mot noir que les
blancs par les usages péjoratifs du mot blanc qui existent également. Le
symbolisme du noir peut faciliter le racisme sans doute, mais il n'est pas a
priori raciste. L'amour de la lumière qui dissipe les ténèbres est commun à
l'humanité entière.
Régis Debray suggère que ce phénomène de la bête noire, lorsqu'il se
communique de proche en proche à tout un groupe, acquiert une espèce
d'énergie collective qui le rend capable de transformer de simples idées
philosophiques en cette structure plus puissante et durable que nous appelons
une religion.
Quoi qu'il en soit, s'il est vrai qu'une genèse religieuse peut avorter faute
de bête noire, ou de victime émissaire, ou, plus clairement encore, de
polarisation unanime contre une victime quelconque, ce phénomène forcément
mimétique, en dernière analyse, ne peut manquer de jouer dans les genèses
religieuses un rôle essentiel. C'est le cœur même de la théorie mimétique que
Régis Debray ébauche ici sans le savoir. Le religieux se structure autour d'une
victime unique sélectionnée pour des raisons aussi absurdes que la noirceur de
son pelage ou la couleur de ses cheveux.
Ce qui se présente dans Le feu sacré sous la forme d'intuitions
suggestives, certes, mais à peine ébauchées, isolées de tout contexte, la théorie
mimétique essaie de le préciser, de l'organiser et de le systématiser en s'aidant
de toutes sortes de données dans mille religions archaïques, qui en confirment
la vérité et qui s'ajustent trop bien les unes aux autres pour être le résultat du
hasard.
Il est dommage que les intuitions de Régis Debray restent ponctuelles.
Notre époque préfère l'impressionnisme et il en va de même pour lui, j'en ai
peur. Malgré tous ses coups de chapeau à la science, il a besoin d'un peu plus
de cette discipline scientifique qu'il prêche éloquemment aux autres. Son long
chapitre sur les appartenances, et tout ce qu'il appelle la différence entre
« eux » et « nous », est intermédiaire entre son idée de bête noire et une
sociologie fondamentale développée dans la perspective mimétique.
La victime émissaire est donc bien là, elle aussi, dans Le feu sacré, elle a
sa petite place, mais ailleurs que dans les pages où, dans mon ignorance et dans
innocence, je l'ai d'abord cherchée. Elle est là sous une forme embryonnaire et
dans un vocabulaire qui n'est pas le mien mais sous le rapport essentiel elle est
étonnamment explicite…
De nos jours, il me semble, les observateurs du religieux, s'ils sont aussi
passionnés que Régis Debray, même s'ils ne pensent pas explicitement en
termes de victime émissaire, c'est-à-dire d'expulsion mimétique, de crainte de
se faire happer par quelque machine religieuse, finissent tous par ébaucher la
fonction fondatrice de l'expulsion mimétique, sans presque s'en apercevoir. Dès
qu'on se dissimule moins la violence, il est difficile de ne pas voir les indices
qui vont dans ce sens.
Et ce n'est pas tout. Il y a autre chose encore qui m'intéresse dans le livre
de Régis Debray et c'est la mise en demeure comminatoire qu'il m'adresse, très
directement. C'est tout à fait dans la manière de notre auteur. Régis Debray me
somme de m'expliquer sur mes méthodes et sur mes ambitions :
« Qui veut tenter d'éclairer le fait religieux avec les moyens du bord doit renoncer
au cumul des valeurs de l'explication et de la Révélation. Il laisse de bonne grâce
aux anthropologies ésotériques ce surcroît d'autorité déconseillé par la morale
laïque, même si cette dernière laisse chacun libre, son travail d'approximation
achevé, d'aller rejoindre qui les Béatitudes, qui les Cahiers rationalistes, qui son
cinéma de quartier. Appliquer, tel le bibliste, chrétien ou non, le regard de la
science au donné scripturaire ne consiste pas à donner valeur de science à ce
même donné 250. »
Après toutes les objections sans fondements que me fait Régis Debray, le
voilà enfin qui se met à parler clair et net et je lui suis reconnaissant de
formuler les choses aussi catégoriquement qu'il le fait. Il dit très bien ce que je
fais en vérité depuis plus de vingt-cinq ans, depuis mon premier livre qui
articule l'analyse des religions archaïques sur le christianisme : Des choses
cachées depuis la fondation du monde.
Ce que je poursuis effectivement à partir de ce livre, c'est la réconciliation
de valeurs qui passent pour inconciliables aux yeux de tous nos contemporains,
les valeurs d'explication scientifique et les valeurs de révélation religieuse.
J'entends montrer que ce sont les Évangiles eux-mêmes, si nous les lisons
comme ils demandent à être lus, qui cumulent les valeurs de révélation et
d'explication scientifique.
Le défi que Régis Debray me lance, je le relève sans crainte aucune et je
suis heureux qu'il soit enfin formulé nettement. On me reproche depuis
longtemps de jouer double jeu en me réclamant à la fois de la science et du
religieux. On proteste à demi tout en me félicitant à demi. La mollesse de notre
époque est telle que rien n'est jamais nettement formulé. Je préfère mille fois
l'algarade de Régis Debray à la politesse indifférente de ceux que les énormités
les plus extravagantes, ou ce qui devrait passer pour tel, laissent
imperturbables, non pas parce qu'ils ont vraiment maîtrisé la situation, mais
parce que toute authentique curiosité intellectuelle leur fait défaut. Ils ne
s'intéressent pas réellement à la pensée.
*
**
« Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas vos perles devant les
porcs; ils pourraient bien les piétiner, puis se retourner contre vous pour vous
déchirer. »
(Mt 7, 6)
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grille de lecture des mythes archaïques, dont, selon lui, nous dépendons
D’après lui, toute la culture humaine provient d’un meurtre primitif, dont il
attribue le processus au diable. Nous avons eu la chance, Laurent Linneuil
C : Et donc pour ce livre, vous avez pris un titre moins scandaleux et
plus classique qui symbolise l’ensemble de votre recherche. N’est-ce
pas aussi une façon de répondre à l’une des accusations qui est
souvent faite à votre pensée d’être exagérément pessimiste ?
R.G : Il s’agit ici d’un titre programmatique qui d’une certaine manière
apparaît plus explicatif que les autres. Pour le fait qu’il symbolise
l’ensemble de mon œuvre, on a déjà dit cela de mon dernier livre Je
vois Satan tomber comme l’éclair … Mais « Je vois Satan tomber
comme l’éclair » est une parole très ambiguë parce qu’où tombe-t-il ?
Sur la terre…Et c’est le moment où justement il fait le plus de mal en
tombant sur la terre. Il devient libre de faire ce qu’il veut ; c’est donc
une parole souvent interprétée dans un sens apocalyptique. C’est
l’annonce de la fin de Satan bien sûr mais non pas sa fin immédiate
dans la mesure où il est libéré. Il y a aussi le symbolisme de la
ligature - si j’ose dire - de Satan et de sa libération.
« Il cria : Mort ! – les poings tendus vers l’ombre vide. Ce mot
plus tard fut homme et s’appela Caïn. Il tombait. » ( Victor Hugo)
La Fin de Satan
C : Alors Satan est libéré quand il est dans les liens de la culture…
R.G : En effet. Est-ce que cela signifie que Satan n’est plus tenu ?
Souvenez-vous du texte où il est dit que « c’est par Belzébuth que tu
expulses le démon » et Jésus répond : « Si ce n’est pas par
Belzébuth mais par Dieu que j’expulse le démon, etc. ». L’idée que
« c’est par Belzébuth que tu expulses le démon » est très profonde :
bien des interlocuteurs de Jésus affirment qu’il y a une expulsion du
démon qui se fait par Satan. Il s’agit ici de l’expulsion de la culture.
Mais dans le judaïsme de l’époque il se pratique des sacrifices ;
comment celui-ci interprète-il ces sacrifices ? Je suis sûr qu’il y a des
prophètes, très soupçonneux à l’égard de ces sacrifices, qui
demandent à ce qu’ils cessent et disent que Dieu est contre tout
cela. Et je pense que cet aspect a été minimisé.
C : Et c’est la raison pour laquelle vous dites dans Quand ces choses
commenceront que Satan c’est l’ordre…
R.G : Satan, jusqu’à un certain point, c’est l’ordre culturel dans ce
qu’il a de violent. Mais il faut se méfier : cela ne signifie pas que l’on
peut condamner cet ordre parce que de toute façon le mouvement
sacrificiel va vers toujours moins de violence. Et il est bien évident,
s’il est vrai comme je le dis que la violence est en quelque sorte
fatale dans l’humanité qui ne pourrait pas s’organiser s’il n’y avait pas
de sacrifice, que les sacrifices sont nécessaires et acceptés par
Dieu. On peut se référer à des paroles évangéliques telles que : « Si
Dieu vous a permis de répudier votre femme… ». Dieu a fait des
concessions dans le judaïsme classique qui ne sont plus là dans le
christianisme dans la mesure où le principe sacrificiel est révélé.
C : Ce qui est assez surprenant dans votre relecture de la Bible c’est
qu’en plaçant la violence au cœur des rapports humains comme
vous le faites, on vous sent presque tenté de déplacer le péché
originel d’Adam et Eve à Caïn et Abel…
R.G : C’est une très bonne observation. Les scènes d’Adam et Eve
renvoient précisément au désir mimétique : Eve reçoit le désir du
serpent et Adam le reçoit d’Eve et lorsque Dieu pose la question par
la suite, on refait la même chaîne à l’envers. Adam dit « c’est elle » et
Eve dit « C’est le serpent ». D’ailleurs, le serpent est vraiment le
premier responsable puisqu’il est plus puni par Dieu que n’importe
qui. Mais la première conséquence de cet acte c’est Caïn et Abel. Et
le fait que l’un soit la cause de l’autre n’est pas très développé. Adam
et Eve, c’est la rivalité mimétique, c’est le désir mimétique qui se
communique de l’un à l’autre et par la suite, la guerre des frères
ennemis et la fondation de la communauté. Ce qu’il y a de plus
frappant dans l’histoire de Caïn et Abel c’est que le texte nous dit : la
première société fut fondée par Caïn mais il n’est pas dit comment.
En réalité, l’acte fondateur c’est le meurtre d’Abel. Est-ce clair pour
les exégètes ? Je ne le crois pas.
C : Vous montrez en effet que c’est le meurtre qui fonde l’interdiction
du meurtre…
R.G : Il est facile de trouver les textes évangéliques sur le fait que
Satan est meurtrier depuis le commencement : « Vous êtes du
diable, votre père. Il était homicide dès le commencement » (St Jean,
8, 44). Dans ce chapitre 8 de Saint Jean qui donne à voir le début
de la culture, il est donc dit : « Vous vous croyez les fils de Dieu,
mais vous êtes très évidemment les fils de Satan puisque vous ne
savez même pas de quoi il retourne. Vous vous croyez fils de Dieu
dans une suite naturelle sans vous douter que vous restez dans le
sacrifice. » Mais ces textes ne sont jamais vraiment lus. Que
reproche saint Jean aux Juifs ? En quoi se distingue-t-il du judaïsme
orthodoxe dans ce reproche… ? Voilà de vraies questions…
R.G : Oui, sans voir leur propre violence, sans voir le péché originel
d’une certaine façon. « Notre père, c’est Abraham. » Jésus leur
dit : « Si vous étiez enfants d’Abraham, vous feriez les œuvres
d’Abraham ». (St Jean, 8, 39). Or, c’est la vérité qui rend libre. Cela
amène à montrer comment le péché originel, même s’il n’est pas
question de le définir, est lié à la violence et au religieux tel qu’il est
dans les religions archaïques ou dans le christianisme déformé par
l’archaïsme dont il ne parvient pas à triompher totalement dans
l’Histoire. Je me garderais bien de définir le péché originel.
C : Mais ce qui paraît très étonnant c’est le fait que dans la Bible on
ne connaisse pas la raison pour laquelle Abel est préféré à Caïn…
C : Vous avez dit que cet aspect dénonciateur du meurtre fondateur
dans le discours de Jésus avait été assez mal compris – on y voit
souvent de l’antisémitisme. Pour quelle raison l’avènement du
christianisme, s’il a été si mal compris, n’a-t-il pas provoqué un
déchaînement de la rivalité mimétique ?
C : Ils ont continué à être dans l’ordre sacrificiel. Mais la Chrétienté
n’est-elle pas alors une contradiction dans les termes ? Une société
chrétienne est-elle possible ? Les chrétiens ne sont-ils pas toujours
des contestataires de l’ordre et de Satan et donc des marginaux ?
R.G : Oui, il n’y a plus que des forces contraires qui transcendent
toute distinction tribale, nationale…
C : Avec une sorte de mondialisation de l’ordre sans possibilité de
nouveau recours à la béquille sacrificielle…
R.G : Le principe apocalyptique définit ce que vous avez dit. Dès qu’il
y a non possibilité de recours ou même moindre recours, celui qui vit
le christianisme d’une façon intense sent ceci. Donc, même s’il se
trompe, il considère toujours la fin toute proche et l’expérience
devient apocalyptique.
C : Cela est vrai sur le plan mondial comme sur le plan interne des
sociétés puisqu’il y existe pour les deux de l’égalitarisme qui masque
les différences nécessaires.
C : Vous voulez dire qu’ils n’ont plus la même puissance de travail ?
C : Et en même temps ce film montrait bien ( par les reproches qui lui
étaient faits d’être trop violent) à quel point vous avez raison en
disant que le discours dénonciateur de la violence du Christ n’a pas
été compris. Depuis le moment où vous avez commencé à écrire
Des choses cachées depuis la fondation du monde, n’étiez-vous pas
gênés par la crainte d’apparaître comme un apologiste de la religion
chrétienne ?
R.G : C’était une boutade de ma part mais j’y crois d’une certaine
façon. On découvre dans son œuvre des éléments extraordinaires
pour la définition du désir mimétique. Il y a cette formule – que je cite
dans ce livre – des deux nourrissons lesquels sont déjà en pleine
rivalité parce qu’ils rivalisent pour le sein de la nourrice. Cela est un
peu mythique : ces deux nourrissons ne sont pas capables de
comprendre que le sein de la nourrice peut s’épuiser. Mais il s’agit
d’une image formidable du désir de toute l’humanité et du fait que la
rivalité est présente dès l’origine. C’est ce que découvre aujourd’hui
la science expérimentale : elle découvre qu’il y a imitation dès
l’origine de l’humanité, dans son existence et son organisation.
L’imitation est fondamentale dans les premiers mouvements réflexes
de l’être humain.
R.G : On peut dire que cet univers irénique n’est là que partiellement
chez Platon. Il a une inquiétude, une angoisse devant le mimétique.
Derrida dit très justement que l’on ne peut pas systématiser le
mimétique chez Platon. Il y a chez lui des contradictions qui sont
insolubles. Il a ses inquiétudes devant le mimétique ou devant le fait
que les hommes doivent l’éviter comme la peste. Ce qui est
passionnant et absolument incompréhensible. Mais si vous regardez
les interdits primitifs, les interdits mimétiques, ils sont là. Je crois que
Platon est encore en contact avec des éléments du passé, qui sont
présents chez les présocratiques mais qui ne le sont plus chez
Aristote. Aristote est imitateur de Platon mais on a totalement changé
de monde sur le plan culturel : l’alexandrin est ce qui est moderne
par rapport à l’univers de la démocratie athénienne.
C : Dans votre dernier livre Les origines de la culture vous insistez
beaucoup sur le darwinisme et volontairement vous proposez un
épigraphe darwinien à chaque chapitre. Vous semblez en tirer l’idée
d’un progrès fatal de l’homme…
R.G : C’est Pierpaolo Antonello qui a fait cela. Personnellement je
voulais les enlever. Quant à la question du progrès, ce dernier n’est
pas forcément fatal parce que les hommes y contribuent eux-
mêmes. Je reconnais qu’il peut y avoir une régression. On peut
penser que l’Islam est soutenu par le Coran mais quant aux
islamistes « frénétiques » il est bien évident que le Coran n’a guère
été interprété dans cette voie si ce n’est peut-être par la fameuse
secte des assassins. Oui, il peut y avoir une régression.
C : Ce qui est très frappant, notamment dans Quand ces choses
commenceront, au sein même de cette ambiance augustinienne
pessimiste c’est votre optimisme foncier, votre idée qu’il y aura
toujours un chemin vers le mieux. C’est sans doute la rivalité
mimétique qui a pu égarer Augustin dans ses polémiques…
R.G : Mais c’est vrai aussi chez Augustin… Henri Marrou disait qu’il
faudrait toujours renoncer à choisir le moment le plus polémique
d’Augustin pour le définir en entier. Et si l’on regarde les textes sur la
grâce qui ne sont pas dans la querelle avec Pélage, on peut se
constituer un Augustin beaucoup plus modéré. La rivalité mimétique
est une chose sans quoi il serait très difficile d’écrire. C’est elle qui
soutient l’écrivain dans ses efforts. (rires)
R.G : Oui mais il faut aussi reconnaître que derrière cet abus du
victimaire il y a un usage légitime. Nous sommes la seule société qui
s’intéresse aux victimes en tranquillité. Et ça c’est une supériorité
extraordinaire.
C : Vous avez osé intituler l’un de vos livres : la voix méconnue du
réel. Comment ce texte sur le réel et sur la vérité a-t-il été reçu ?
C : Le fait d’avoir enseigné et publié aux Etats-Unis vous a-t-il donné
une liberté de recherche et de pensée supplémentaire par rapport à
ce qui se serait passé si vous étiez restés en France ? Le préjugé
antireligieux était-il moins fort là-bas ?
R.G : C’est ma seule expérience anthropologique ! ( rires ). Non, le
préjugé est exactement le même. Mais les proportions en chiffres
sont différentes. Par exemple, l’Eglise « modernisée » a réussi à
« décatholiciser » nombre de gens. Les catholiques rassemblent
soixante-dix millions de personnes aux Etats-Unis. J’y suis arrivé
avant le Concile et il y avait alors 75 % de pratiquants. Cela
représentait beaucoup plus que toute l’Europe. Aujourd’hui on
compte 30 % de pratiquants ce qui reste encore très supérieur à
l’Europe. Les fondamentalistes ne sont pas les fous-furieux tels que
les médias les montrent ici. Les traiter de « fondamentalistes » est
d’ailleurs excessif. Ils sont attachés à l’éducation des enfants. Ils se
méfient des cours de « sex education » qui ont lieu dans certaines
écoles, ce qui est parfaitement légitime. Certes, les milieux les plus
nationalistes récupèrent leurs votes, mais d’une certaine manière
tous les partis ont une part de responsabilité. Les églises
protestantes sont d’ailleurs dans un état de décomposition plus grand
que l’Eglise catholique.
C : Vous dites avec une force extraordinaire que la religion est mère
de tout…
« Le débat sur le film de Mel Gibson est en réalité un débat sur
la Passion elle-même »
http://certitudes.free.fr/nrc16/nrc16i.htm
I
La « vie de l’esprit »
II
Charles Darwin,
Autobiographie.
III
Le scandale du christianisme
Charles Darwin,
Autobiographie.
IV
Charles Darwin,
Carnets.
Avec deux hypothèses, l'une sur le désir mimétique, l’autre sur les
victimes fondatrices, René Girard a bouleversé le champ des sciences
humaines. Sa théorie, qui a replacé le christianisme au cœur de l'anthropologie,
est aussi l'une des rares, depuis Durkheim, à tenter d'expliquer les phénomènes
culturels et sociaux en remontant à leur origine. Au point que c'est de la
ritualisation des premiers événements que seraient nés les groupes sociaux et
les mécanismes qui les protègent : tabous, normes, institutions. Mais seul le
sacrifice du Christ, affirme René Girard, dévoile ceux qui auraient eu lieu au
départ des religions et des cultures archaïques.
Répondant aux questions de Pierpaolo Antonello et de Joào Cezar de
Castro Rocha, l'auteur de La Violence et le Sacré éclaire la nature de son
entreprise. Il revient pour cela sur les grandes étapes de sa vie et de sa carrière,
évoque la réception de son œuvre en France et dans le monde, et ses chantiers
en cours. Face aux critiques qu'on n'a pas manqué de lui faire, mais aussi aux
questions brûlantes de l’actualité, il formule différemment ses thèses (un
darwinisme revisité) et propose des analyses inédites; des pages sur l'Inde
védique ou d’autres, plus polémiques, contre Régis Debray et ce qu'il est
convenu d'appeler le « retour du religieux ».
Cette autobiographie intellectuelle apporte un éclairage singulier sur l'une
des pensées les plus stimulantes de notre époque. L’itinéraire de ce chercheur
totalement indépendant apparaît, de fait, exemplaire. En restant à l'écart des
écoles de pensées, des modes académiques, voire des compromis
institutionnels, René Girard a su se ménager un surprenant espace de liberté.
Le prouvent le nombre et la qualité des recherches interdisciplinaires que cette
œuvre suscite : autant de prismes nécessaires pour penser l'origine.
René Girard a enseigné à l'université de Stanford. Son œuvre, abondamment
traduite et commentée, compte des ouvrages devenus des classiques, parmi
lesquels Mensonge romantique et Vérité romanesque (Grasset, 1961), La
Violence et le Sacré (Grasset, 1972), Des choses cochées depuis la fondation
du monde (Grasset, 1978). Il a publié aux Éditions Desclée de Brouwer, en
2001, Celui par qui le scandale arrive.
COUVERTURE :
Il Giovane, dit Palma Jacopo, 1544-1628,
« Caïn tue son frère » (détail).
Huile sur toile, 98xl23mm,
Vienne, Kunsthistorisches Museum.
Erich Lessing©AKG.
NOTES
11. « Entretien avec René Girard », in François Lagarde, op. cit., p. 190.
12. André Malraux, Psychologie de l’art, Genève, Albert Skira, 1947-1950, en
trois volumes : Le musée imaginaire (1947); La création artistique (1948); La
monnaie de l'absolu. Études complémentaires (1950).
14. René Girard, Shakespeare, les feux de l’envie, Paris, Grasset, 1990.
Réédition Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais » (édition de référence pour
l'ensemble des chapitres). Le livre a été écrit au départ en anglais : A Theater of
Envy : William Shakespeare, Oxford-New York, Oxford UP, 1991.
15. Voir René Girard, « Les réflexions sur l'art dans les romans de
Malraux », in Modern Language Notes 68, 1953, p. 544-546. Sur l'analyse de
l’œuvre de Malraux par Girard, voir aussi « The role of erotism in Malraux’s
fiction », Yale French Studies, II, 1953, p. 47-55; « Le règne animal dans les
romans de Malraux », French Review 26, 1953, p. 261-267.
20. Voir Georges Poulet, Les métamorphoses du cercle, Paris, Plon, 1961,
p. 375-393.
21. Charles S. Singleton est l’un des plus grands spécialistes de Dante au
XXe siècle. Il a enseigné à Harvard ainsi qu’à Johns Hopkins. Il a publié de
nombreux ouvrages qui sont des références en matière de littérature italienne.
On lui doit une édition du Decameron de Boccace (Baltimore, The Johns
Hopkins University Press, 1974), mais surtout des études sur Dante : Dante’s
Work : An Essay on the Vita Nuova (1949); Dante’s Commedia : Elements of
structure (1954), et Journey to Beatrice (1957), tous publiés par Harvard UP. Il
a aussi publié une traduction annotée de La divine comédie en six volumes
pour la Bollingen Series of Princeton University Press en 1970-1975.
22. John Freccero, The Neutral Angels from Dante to Matteo Palmieri,
Baltimore, thèse de doctorat, Johns Hopkins University, 1958.
23. Eric Gans est professeur de français à UCLA. Il a étudié avec René
Girard, à Johns Hopkins, à la fin des années 1960. Il a formulé la théorie de
l’anthropologie générative dans des livres comme The End of Culture : Toward
a Generative Anthropology, Berkeley, University of California Press. 1985;
Originary Thinking : Elements of Generative Anthropology, Stanford, Stanford
University Press, 1993. Il est éditeur du journal on·line Anthropoïetics, dédié
aux débats sur l'anthropologie générative : http://www.anthropoetics.ucla.edu
Andrew McKenna est l’éditeur de Contagion : Journal of Violence, Mimesis
and Culture. Il est l’auteur de Violence and Difference. Girard, Derrida and
Deconstruction, Urbana et Chicago, University of Illinois Press, 1992.
24. Voir par exemple Cesareo Bandera, The Sacred Game, University
Park, PA, Pennsylvania State University Press, 1994.
27. Jacques Derrida, « Structure, sign, and play in the discourse of human
sciences », in Richard Macksey et Eugenio Donato (eds), op. cit., p. 246-265.
32. Michel Serres, Rome, le livre des fondations, Paris, Grasset, 1983.
33. René Girard présente une analyse de ce texte dans Je vois Satan tomber
comme l'éclair, Paris, Grasset, 1999, p. 83-85.
36. René Girard, Des choses cachées, op. cit., Livre III, « Psychologie
interindividuelle », chapitre II, « Le désir sans objet », section D, « Hypnose et
possession », p. 420.
38. En 1986, à Stanford University, René Girard est devenu, avec Jean-
Pierre Dupuy, co-directeur du « Program for Interdisciplinary Research ».
Trois colloques furent alors organisés. En septembre 1987, « Understanding
origins » (« Comprendre les origines »); en mai 1988, « Paradoxes of self-
reference in the humanities. Law and the social sciences » (« Les paradoxes de
l’auto-référence dans les sciences humaines. La loi et les sciences sociales »;
et, en octobre 1988, « Vengeance : A colloquium in literature, philosophy and
anthropology » (« Vengeance : un colloque sur la littérature, la philosophie et
l’anthropologie »). Les actes du premier colloque ont édités par Jean-Pierre
Dupuy et Francesco Varela, in Understanding Origins, Dordrecht, Kluwer
Academic Publishers, 1992.
39. Cf. Paisley Livingston (ed), Disorder and Order, Stanford, Anima
Libri, 1984. I. Prigogine, « Order out of chaos », p. 41-60; K. Arrow, « The
economy as order and disorder », p. 161-176; H. von Foerster,
« Disorder/Order : Discovery or invention », p. 177-189.
40. Centre de recherches en épistémologie appliquée, École polytechnique,
Paris.
48. René Girard, Celui par qui le scandale arrive, Paris, Desclée de
Brouwer, 2001; La voix mécomnue du réel, Paris, Grasset, 2002.
54. Voir Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., Livre
III, chapitre II : « Le désir sans objet », p. 398-406.
60. Cf. par exemple A. Meltzoff, « Foundations for developing a self : the
role of imitation in relationing self to other and the value of social mirroring,
social modeling and self practice in infancy », in D. Chichetti et M. Beeghly
(eds), The Self in Transition : Infancy to Childhood, Chicago, Chicago UP,
1990, p. 139-164.
63. Cette citation candide mais plutôt fine d'Andy Warhol, illustre bien ce
propos : « Ce qui est génial dans ce pays, c'est que l'Amérique a commencé
une tradition selon laquelle les plus riches consommateurs achètent la plupart
du temps la même chose que les plus pauvres. Vous regardez la télé, et vous
voyez Coca-Cola, et vous savez que le Président boit du Coca, Liz Taylor boit
du Coca, et vous vous rendez compte que vous pouvez en boire aussi. Un
Coca, c’est un Coca, et ce n’est pas avec plus d’argent que vous pourrez vous
en acheter un meilleur que celui que boit le clochard au coin de la rue. » (Andy
Warhol, Ma philosophie de A à B et vice versa, trad. de Marianne Véron, Paris,
Flammarion, 1977.)
67. Cf René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, op. cit., p. 23.
70. Sur cette question, voir Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy (eds),
L'auto-organisation. De la physique au politique, Paris, Le Seuil, 1983, p. 283
sq.
71. Carlo Ginzburg montre ce lien très répandu qui existe entre le fait de
boiter, ou la mutilation d'un membre parmi les personnages mythologiques, le
meurtre rituel et le royaume de la mort. Cependant, il ne prend pas la théorie
du bouc émissaire comme une hypothèse sérieuse. Cf. Batailles nocturnes, le
sabbat des sorcières, trad. de Monique Aymard, Paris, Gallimard, 1992.
72. « D’une manière générale, l'historien part avec un préjugé très fréquent
: il se fie aveuglément aux témoignages directs, aux écrits, aux témoins
oculaires, aux monnaies, aux ruines. » (Arthur Maurice Hocart, Rois et
courtisans, trad. de Martine Karnoouh et Richard Sabban, Paris, Le Seuil,
1978.) Sur ce même sujet, voir le chapitre V du présent ouvrage.
73. Arthur M. Hocart, Rois et courtisans, op. cit., chap. III, p. 110-111.
74. Voir Shakespeare. Jules César, acte II, sc. 1. Voir aussi René Girard,
Shakespeare, les feux de l’envie, op. cit., p. 308-309).
76. William Shakespeare, Jules César, acte II, sc. 1, lignes 166 et 180.
René Girard a analysé ce passage dans Shakespeare, les feux de l'envie, op. cit.,
p. 338-354.
77. Ce concept a été développé par Jean-Pierre Dupuy dans « Totalisation
et méconnaissance », in Paul Dumouchel (ed), Violence et vérité, op. cit., p.
110-135.
78. Cf. René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, p. 198-199.
Certains des premiers manuscrits des Évangiles ne contiennent pas la phrase de
Luc.
79. Pour une analyse plus poussée sur ce sujet, voir René Girard,
Dostoïevski : du double à l'unité, Paris, Plon, coll. « la recherche de l’absolu »,
1963. Réédition Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais ».
81. Un rapport récent de l'OMS sur les morts violentes, réalisé dans quatre-
vingts pays, montre que la moitié d’entre elles sont causées par le suicide, et
que la majorité des homicides sont commis au sein de la famille. Seulement un
cinquième des morts violentes proviennent chaque année de la guerre. Cf.
World Report on Violence and Health, World Health Organization Publication,
Genève, 2002.
83. Richard Dawkins, Le gène égoïste, trad. de Laura Ovion, Paris, Odile
Jacob, 1996.
93. Cf. Épitre aux Éphésiens 6, 12-13 : « Car ce n'est pas contre des
adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter, mais contre les
Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de
ténèbres, contre les esprits du mal qui habitent les espaces célestes. C'est pour
cela qu'il vous faut endosser l'armure de Dieu, afin qu'aux jours mauvais vous
puissiez résister et, après avoir tout mis en œuvre, rester fermes. »
94. Concernant le passage du polythéisme au monothéisme, on peut
remarquer qu'au tout début de la Genèse (Gn 1, 1), le mot utilisé pour désigner
Dieu est Elohim, qui est la forme plurielle de la racine eloh, qui fait
normalement référence au divin. La racine elle-même vient d’une racine plus
ancienne, el, qui signifie Dieu, la déité, la puissance, la force, etc. L’utilisation
du pluriel dans le nom de Dieu et l’ambiguïté de son étymologie (le terme eloh
(alef-lamed-heh) est la racine du verbe « jurer » ou « faire serment » aussi bien
que du verbe « déifier » ou « vénérer ») semblent être une preuve de la nature
sacrificielle de la déité originelle, qui présente le caractère de double bind
d’être à la fois maudite et déifiée, comme c'est toujours le cas des victimes du
mécanisme du bouc émissaire, qui sont à la fois le mal suprême, puisqu’elles
sont responsables de la crise, et le bien suprême, puisqu’elles restaurent la
paix. L'origine de la culture est sacrificielle et la Bible comporte cet élément à
son début. Et si le texte biblique commence par une référence explicite à la
religion archaïque du polythéisme, il passe en même temps à la nouvelle
religion monothéiste de Yahvé. D'ailleurs le mot Yahvé, sans doute d'origine
mosaïque, apparaît dans Gn 2, 4, et se retrouve dans toute la version hébraïque
de l’Ancien Testament. Cependant, le mot disparaît dans le Nouveau
Testament. La venue du Christ apporte un énorme changement dans la relation
de Dieu avec son peuple. À partir de là, Dieu est vu uniquement comme le Père
de tous les vrais croyants, juifs et gentils pareillement, sans qu'aucune
distinction soit faite entre eux, comme l’explique Paul (Rm 10, 12).
99. Voir Isaïe 40, 3-4 : « Une voix crie : “Dans le désert, frayez le chemin
de Yahvé; dans la steppe, aplanissez une route pour notre Dieu. Que toute
vallée soit comblée, toute montagne et toute colline abaissées, que les lieux
accidentés se changent en plaine et les escarpements en large vallée.“ »
110. « Scholem » a compris que la conception d'un Dieu vivant n'est pas
incompatible avec le principe de l'immuabilité de Dieu. Un autre penseur juif
contemporain, Hans Jonas, emploie l’image d'un Dieu qui devient, un Dieu qui
vient à l'existence en temps voulu, bien que dans le temps de l'éternité Dieu
soit un Être complet, toujours identique à Lui-même. De plus, la tradition
hébraïque parle de l'unification de Dieu avec sa Shekhinah — sa présence dans
le monde, sa Glorieuse Gloire, interprétée comme sa femme. Les Hébreux,
pour cela, passent par la traduction des mots adressés par Dieu à Moïse depuis
le buisson ardent : « Je serai celui que je serai. » Quand nous traduisons cela
par « Je suis celui qui est » (Ex 3, 14), nous privilégions le concept de l’Être-
Dieu. » (Sergio Quinzio, La sconfitta di Dio, Milan, Adelphi, 1992, p. 43.) —
C’est là ce qu'on dit aujourd’hui contre l’interprétation de saint Thomas
d'Aquin, suivi dans l'ensemble par l'Église catholique. Rien ne nous interdit de
penser que cette interprétation, si satisfaisante pour l'esprit, est la plus
profonde, la plus vraie.
114. « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué.
Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde
avait possédé jusqu'alors de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang
sous nos couteaux — qui essuiera ce sang de nos mains ? Quelle eau lustrale
pourra jamais nous purifier ? Quelles solennités expiatoires, quels jeux sacrés
nous faudra-t-il inventer ? La grandeur de cette action n’est-elle pas trop
grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour
paraître dignes de cette action ? Il n'y eut jamais d’action plus grande; et
quiconque naîtra après nous appartiendra, en vertu de cette action même, à une
histoire supérieure à tout ce que fut jamais l’histoire jusqu'alors ! » (F.
Nietzsche, Le gai savoir, trad. de Pierre Klossowski, in Œuvres philosophiques
complètes, vol. V, Paris, Gallimard, 1982, p. 150).
118. Voir René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, chapitre III,
« Satan », op. cit., p. 61.
124. « Les religions sont comme les autres institutions humaines dans le sens
qu’elles évoluent dans des directions qui augmentent le bien-être de ceux qui
les pratiquent. Parce que ce bénéfice démographique doit profiter au groupe en
tant que tel, il peut provenir en partie de l'altruisme et en partie de
l'exploitation, avec certains secteurs privilégiés aux dépens d'autres. Ou encore,
le bénéfice peut résulter de la somme des aptitudes de tous les membres. »
(Edward O. Wilson, On Human Nature, Cambridge, Harvard University Press,
1978, p. 175.)
133. Voir par exemple C. Boesch, « Hunting strategies of Gombe and Thaï
chimpamzees », in R. W. Wrangham, W. C. Mc Grew, F. B. M. de Waal, el P.
G. Helme. Introduction de Jane Goodall, Chimpanzee Cultures, Cambridge,
MA, Harvard University Press, 1994.
135. Merlin Donald, Les origines de l’esprit moderne : trois étapes dans
l'évolution de la culture et de la cognition, trad. de Christ Le Emenegger et
Francis Eustache, Bruxelles, De Boeck Université, 1999, p. 225.
143. « La liste qu’il [Fiske] a dressée des thèmes communs aux rituels peut
en effet servir de description clinique des TOC (troubles obsessionnels
compulsifs). Dans les deux cas, l'accent est mis sur la pureté et la souillure; la
souillure peut être évitée par certaines actions; […] les actions consistent en
gestes répétitifs; il y a danger à ne pas accomplir ces gestes ou à dévier du
scénario habituel; enfin, il n'y a souvent pas de rapport entre les actes
accomplis et leur signification. » Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux.
Comment expliquer la religion, Paris, Robert Laffont, 2001, p. 236. Le texte
fait référence à A. P. Fiske et N. Haslam, « Is obsessive-compulsive desorder a
pathology of the human disposition to perform socially meaningful rituals ?
Evidence of similar contents », in Journal of Nervous and Mental Disease, 4,
997, 1985, p. 211-222.
144. Voir Sigmund Freud, Actes obsédants et exercices religieux, in Œuvres
complètes, vol. XVIII (1926-1930), sous la direction d’André Bourguignon,
Pierre Cottet et Jean Laplanche, Paris, Presses Universitaire de France, 1994.
149. Cf. R. S. Lazarus, Psychological Stress and the Coping Process, New
York, 1966; J. Cullen et al., Breakdown in Human Adaptation to Stress,
Boston, 1984; A.Monat et R. S. Lazarus, Stress and Coping, New York, 1985.
152. En fait cette théorie a d’abord été présentée sur des bases
complètement différentes par E. Hahn. Die Haustiere und ihre Beziehungen
zur Wirtschaft des Menschen, Leipzig, 1896. Voir aussi Jonathan Z. Smith,
« The domestication of sacrifice », in Violent Origins. Ritual Killing and
Cultural Formation, Stanford, Stanford University Press, 1987, p. 199 : « Le
sacrifice est en partie une méditation sur la domestication. »
153. Cf. David Carrasco, City of Sacrifice : The Aztec Empire and the Role
of Violence in Cïvilization, Boston, Beacon Press, 1999.
157. Voir Michel Serres, La légende des anges, Paris, Flammarion, 1993, p.
56; Les cinq sens, Paris, Grasset, 1985, p. 259 sq. L’idée de l’enterrement
comme marque de propriété a également été avancée par des archéologues.
Voir Bruch D. Smith, The Emergence of Agriculture, New York, Scientific
American Library, 1995, p. 80. Roberto Calasso rappelle aussi que
« Quechcotona, en nahuatl, signifie à la fois “couper la tête à quelqu’un“ et
“cueillir un épi avec la main“ ». La ruine de Kasch, op. cit., p. 172.
164. John E. Pfeiffer, The Creative Explosion. An Inquiry into the Origins of
Art and Religion, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1985, p. 65.
166. Cf. Marvin Harris, Cultural Materialism The Struggle for a Science of
Culture, New York Random House, 1979. p. 60 : « L’évolution culturelle,
comme l'évolution biologique, s’est effectuée (au moins jusqu’à présent) par
des changements opportunistes qui augmentaient les bénéfices et réduisaient
les coûts des individus. »
167. Frans De Waal, The Ape and the Sushi Master : Cultural Reflections of
a Primalogist, New York, Basic Books, 2001. De Waal a présenté un article à
la conférence COV&R de 1999 à Atlanta : « Primatology : Violence reduction
among primates. »
170. Voir James Frazer, op. cit., chap. 1, « Transfert du mal », p. 423.
177. « Il faut en prendre son parti : les mythes ne disent rien qui nous
instruise sur l'ordre du monde, la nature du réel, l’origine de l'homme ou sa
destinée. » (Claude Lévi-Strauss, L'homme nu, Mythologiques IV, Paris, Plon,
1971, p. 571.)
178. Valerio Valeri, Kingship and Sacrifice. Ritual and Society in Ancient
Hawaii, Chicago, University of Chicago Press, 1985, p. 70. Valeri fait
référence à Walter Burkert, Homo Necans : Interpretationen altgriechischen
Opfèrriten und Mythen, Berlin & New York, De Gruyter, 1972.
179. Walter Burkert, Grieschische Religion der archaichen und klassischen
Epoche, Stuttgart, Verlag, 1977.
184. Sur cette question, voir le deuxième chapitre de Celui par qui le
scandale arrive, op. cit., p. 45-61.
186. « Mais Girard ne voit pas qu’il accuse ainsi plus gravement puisqu’il
accuse les objets de ne pas réellement compter. Tant que nous imaginons à nos
disputes des enjeux objectifs, nous sommes pris dans l’illusion du désir
mimétique. C’est ce désir, et lui seul, qui pare les objets d’une valeur qu’ils
n’ont pas. En eux·mêmes, ils ne comptent pas, ils ne sont rien. En révélant le
processus d’accusation, Girard, comme Boltanski et Thévenot, épuise pour
toujours notre aptitude à accuser. Mais il prolonge plus loin encore cette
tendance des modernes à mépriser les objets et cette accusation-là, Girard la
profère de tout son cœur en y croyant pour de bon et en voyant dans ce mépris
durement gagné la plus haute preuve de moralité. À dénonciateur, dénonciateur
et demi. » (Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai
d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991. p. 45.)
187. « Débat Cornelius Castoriadis-René Girard », in Paul Dumouchel et
Jean-Pierre Dupuy, L’auto-organisation, op. cit., p. 291 sq.
191. Stephen Gardner, Myths and Freedom, Equality, Modern Thought and
Philosophical Radicalism, Greenwood, 1998.
193. Eugene Webb, The Self Between. From Freud to the New Social
Psychology of France, Seattle-London, University of Washington Press, 1993,
p. 213.
198. « J’appelle cette procédure, qui est aussi celle qu’emploie brillamment,
bien que de façon partielle, Frazer, “méthode d'analyse unifiée des mythes et
des rituels“; méthode dont Girard fournit l'explication et la cause : la victime. »
Cf. Giuseppe Fornari, op. cit., p. 27.
199. Voir René Girard, « A venda myth analysed », in R. J. Golsan (ed),
René Girard and Myth : An Introduction, New York, Garland Publishing,
1993, p. 151-179; cf. aussi René Girard, The Girard Reader, New York,
Crossroad Herder, 1996, p. 118·141.
205. « Ce fut d'abord Remus qui obtint, dit-on, un augure : six vautours. Il
venait de le signaler quand le double se présenta à Romulus. Chacun d’eux fut
proclamé roi par son groupe. Les uns faisaient valoir la priorité, les autres, le
nombre d’oiseaux pour tirer à eux la royauté. On discute; on en vient aux
mains; les colères s’exaspèrent et dégénèrent en lutte meurtrière. C’est alors
que, dans la bagarre, Remus tomba frappé à mort. Selon une tradition plus
répandue, Remus, pour se moquer de son frère, aurait franchi d’un saut les
murailles nouvelles, et Romulus, irrité, l’aurait tué en ajoutant cette apostrophe
: « Ainsi périra à l’avenir quiconque franchira mes murailles ». Romulus resta
donc seul maître du pouvoir, et, après sa fondation, la ville prit le nom de son
fondateur. » Tite-Live, Histoire romaine I, La fondation de Rome, traduction
de Gaston Baillet, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classique en poche », 1988,
p. 25-26.
206. Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, vol. I,
Paris, Payot, 1976.
210. « La nature des témoignages ne diffère pas selon les domaines; elle est
la même dans les tribunaux que dans le domaine de la science. » (Arthur M.
Hocart, op. cit., p. 87.)
211. Ibid.
214. Sur ce débat, voir par exemple Ladislav Holy (ed), Comparative
Anthropology, Oxford, Basic Blackwell, 1987, p. 8 : « La grande valeur
donnée à la description analytique non comparative reflète la redéfinition de
l’anthropologie comme une science interprétative qui s’occupe de la spécificité
culturelle et de la diversité culturelle; elle n'est plus une science générale. […]
Il y a aussi une raison pratique à cet abandon de la comparaison. L'intérêt pour
la particularité ethnographique a produit des données qui, dans la qualité du
détail, étaient fort différentes de celles sur lesquelles les anthropologues
travaillaient il y a quelque vingt ans. »
219. Cf Giuseppe Fornari, op. cit., p. 14, 22-23, 163-167 (sur l'art) et 406-
413 (théorie plus générale).
226. « Le père primordial violent avait été certainement le modèle envié et
redouté de tout un chacun dans la troupe des frères. Dès lors, ils parvenaient,
dans l’acte de consommer, à l’identification avec lui, tout un chacun
s’appropriant une partie de sa force. Le repas totémique, peut-être la première
fête de l'humanité, serait la répétition et la cérémonie commémorative de cet
acte criminel mémorable, par lequel tant de choses prirent leur commencement,
les organisations sociales, les restrictions morales et la religion. » Sigmund
Freud, Totem et tabou. Quelques concordances dans la vie d’âme des sauvages
et des névrosés, op. cit., p. 189.
227. Erich Auerbarch, Figura, trad. de Marc André Bernier, Paris, Belin,
coll. « L’extrême contemporain », 1993.
229. Voir l'évangile de Marc 14, 70 : « Mais de nouveau il niait. Peu après,
à leur tour, les assistants disaient à Pierre “Vraiment tu en es; et d’ailleurs tu es
Galiléen.“ »
232. Tite-Live, Histoire romaine I. La fondation de Rome, op. cit., (I, 16), p.
57.
233. C. Ginzburg, « Checking the evidence : The judge and the historian »,
in J. Chandler, A. I. Davidson, H. Harootunian (eds), Questions of Evidence :
Proofs, Practice and Persuasion across the Disciplines, op. cit., p. 290.
234. Arthur M. Hocart, op. cit., p. 87.
235. Cf. Carlo Ginzburg, Histoires nocturnes, le sabbat des sorcières, op.
cit.
237. Dans son livre sur les Benandanti, les cultes agraires païens du Frioul
au XVIe siècle, Ginzburg relie également ces formes de chamanisme et leurs
rituels de lutte aux enfants nés « avec une chemise », c'est-à-dire encore
enveloppés dam la poche amniotique. Tous ces éléments entrent bien dans le
schéma d’explication proposé par la théorie mimétique. Cf. Carlo Ginzburg, I
benandanti. Stregoneria e culti agrari tra Cinquecento e Seicento, Turin,
Einaudi, 1966.
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René Girard,
l'anthropologue de Dieu
Avec ses cheveux blancs comme de la neige et ses épais sourcils noirs en
accent circonflexe, il a l'apparence abrupte d'un prophète de l'Ancien
Testament.
Derrière ce masque de patriarche intransigeant, René Girard laisse
pourtant une impression de douceur et de simplicité. Sa voix au débit lent et
régulier laisse traîner un accent qu’il tient de ses origines avignonnaises et dont
il ne s'est jamais départi bien qu'il ait passé toute sa carrière aux États-Unis. À
80 ans passés, il y poursuit toujours son œuvre, près de l’université
californienne de Stanford où il a enseigné.
Devant tant de courtoisie et d'humble écoute, on finirait presque par
oublier qu'on a devant soi l’un des penseurs les plus audacieux et les plus
originaux de notre siècle.
Dans son dernier ouvrage, les Origines de la culture, une autobiographie
intellectuelle très dense, il revient avec force explications sur le cœur de son
entreprise intellectuelle : le « système mimétique ». Il répond aux objections et
apporte des analyses inédites, notamment sur l'Inde védique. Il n'hésite pas non
plus à être polémique, répondant avec ironie (mais estime) aux critiques d'un
Régis Debray sur le retour du religieux.
Combinant les données de l'anthropologie, de l'archéologie et de
l'ethnologie, son ambitieuse démarche construit une théorie générale de la
culture et de ses origines. Elle part du processus d'hominisation (la sélection
naturelle vue comme une machine « sacrificielle »), se poursuit avec le
religieux archaïque et les mécanismes de structuration du social (tabous,
normes, institutions…) et ne s'achève qu'avec un regard sur la spécificité du
monde actuel travaillé par le judéo-christianisme.
« Darwin des sciences humaines », selon l'expression de Michel Serres,
René Girard, par un retournement paradoxal, n'a de cesse de convaincre la
pensée moderne de l'intelligence du sacré.
La clé de voûte de sa théorie, c'est le « désir mimétique », obsession
ressassée pour les uns, intuition géniale pour les autres.
Pour René Girard, le désir chez l'homme, dans son sens le plus large, est
toujours médiatisé par le modèle d'un autre. Il peut se porter sur n'importe quoi
du simple fait que l'autre possède ou convoite un objet. Il peut prendre des
formes si diverses et si paradoxales que nous le reconnaissons rarement pour
tel. Personne n'aime s'entendre dire qu'un rival est aussi un modèle ou qu'un
modèle peut devenir un rival. Le mimétisme est partout, dans les décisions
d'achat, les avatars de l'amour, les engouements de la mode, les querelles de
personnes, les rivalités entre nations… l'escalade même de la violence est
mimétique jusqu'au paroxysme dans la négation passionnée et réciproque de
l'autre. Le désir mimétique, c'est un peu comme la lettre volée d'Edgar Poe.
Tellement en évidence — tellement en nous — qu'on ne le voit pas.
Les grandes œuvres de la littérature, entend démontrer René Girard dans
son premier ouvrage paru en 1961, Mensonge romantique et vérité
romanesque, rendent mieux compte de ces mécanismes subtils que les traités
de psychologie ou les sommes philosophiques. Cervantès, Shakespeare,
Stendhal, Proust ou Dostoïevski ont révélé dans leurs œuvres l'âpre réalité des
rapports humains qui se cache derrière l'apparente comédie mondaine.
Si le « désir mimétique » régit les « relations interindividuelles », le
« bouc émissaire », second pilier du système Girard, est ce qui structure les
sociétés.
Le mimétisme est à la base de toute transmission culturelle, mais il est
potentiellement dangereux. Il peut dégénérer et plonger une société dans la
violence collective et dans une spirale auto-destructrice.
Se produit un étonnant phénomène, la convergence de la rage collective
vers une victime unanimement adoptée; celui qui est désigné à la vindicte n'est
pas plus coupable qu'un autre, mais la communauté est persuadée du contraire.
Au mimétisme qui divise la communauté se substitue le mimétisme qui
rassemble autour d'un coupable désigné.
Une paix provisoire succède alors au chaos et la « victime émissaire »
devient « divinité » au sens archaïque. C'est ce processus que l'on peut
décrypter à travers la lecture des mythes de toutes les sociétés traditionnelles
(notamment celui d'Œdipe) qui fait dire à René Girard que la « religion est
mère de tout » : l’émergence du rituel, du langage et de la symbolicité
deviennent pensables, mais aussi les sacrifices humains et d'animaux. René
Girard maître de littérature devient anthropologue et publie la Violence et le
Sacré (1972).
Cette paix retrouvée, pour désirable qu'elle soit, est également
mensongère, puisqu'elle se fait au détriment d'une victime sacrifiée : c'est ce
que ne cesse de dénoncer la Bible, à travers l'histoire de Caïn et Abel, Joseph et
ses frères, Job… La singularité de la Bible, c'est que la violence collective y est
présentée comme injustifiable. Fait nouveau dans l'histoire de l'humanité, la
victime a la parole et crie son refus de la persécution comme dans les Psaumes.
Cette dénonciation culmine dans les Évangiles : les récits de la Passion où
la foule se retourne violemment contre Jésus dévoilent de façon limpide un
phénomène de bouc émissaire (l'Agneau innocent égorgé comme s'il était
coupable).
C'est parce qu'ils révèlent des processus meurtriers dont les hommes
n'avaient pas conscience que la Bible et les Évangiles nous ont fait entrer dans
une ère où le religieux change de sens. Avec la multiplication des martyrs,
nous avons de plus en plus conscience des phénomènes de bouc émissaire et de
chasse aux sorcières. Cette lecture des Écritures dans une perspective
anthropologique, René Girard la développe dans Des choses cachées depuis la
fondation du monde (1978).
Ce n'est pas parce que le souci des victimes est désormais au centre de
notre système culturel que nous allons entrer dans une période de paix
perpétuelle. Bien au contraire, nous avertit René Girard. En effet, le monde
moderne, plus ouvert, plus fluide, du fait de sa meilleure connaissance du
« mécanisme victimaire », souffre aussi de la perte de ses anciennes
« protections sacrificielles » (comme les frontières). Ce qui peut engendrer des
formes renouvelées de violence, qu'incarnent entre autres la concurrence
acharnée, le terrorisme de masse et la prolifération nucléaire. Relisant
notamment Carl Schmitt, René Girard en appelle à une certaine sagesse
politique, verrou contre « l’Apocalypse » qui nous menace.
Notre penseur du système victimaire dénonce aussi une forme de violence
insidieuse qui « emprunte le langage des victimes » et prétend dépasser le
christianisme sur sa gauche en le radicalisant et en le paganisant. Il y voit une
nouvelle forme de totalitarisme qui, au nom des victimes, persécute les
« persécuteurs », au besoin en les inventant.
Contemporain capital et pourtant signe de contradiction, tel apparaît René
Girard dans le paysage intellectuel. Cela vient d'un paradoxe.
Totalement moderne dans sa démarche intellectuelle, il renouvelle les
sciences humaines, s'inscrivant dans la lignée de Freud ou de Lévi-Strauss
même s'il les lit de façon critique. Héritier donc de l'ère du soupçon, il replace
pourtant au cœur de l'anthropologie ce qui fut d'abord l'obscur objet de toutes
les suspicions intellectuelles : le christianisme, qui est, selon lui, la « science
humaine la plus féconde ». Circonstance aggravante dans un monde culturel
qui regarde de travers toute attitude religieuse, il revendique sa foi catholique
et témoigne de son admiration pour le pape Jean-Paul II ou le cardinal
Ratzinger. Il soutient que c'est sa recherche qui l'a converti à la foi chrétienne.
Sans être toujours compris d'ailleurs des théologiens, puisque ses travaux
portent sur le « versant anthropologique » et non « théologique » des
Évangiles.
Autre facteur de sourde résistance à la pensée de René Girard : cette
forme de « conversion », nécessaire selon lui, pour entrer vraiment dans sa
pensée. Il est plus facile de reconnaître un phénomène naturel extérieur à soi
que la nature de son propre désir mimétique. Dans cette hypothèse, en effet,
l’observateur, aussi scientifique soit-il, est impliqué intimement dans ses
propres observations.
Conception qui heurte également de plein fouet un certain individualisme
contemporain qui croit à la spontanéité du désir et qui prône sa libération.
Comme la pensée de Copernic, de Darwin ou de Freud, la pensée de Girard
peut être ressentie comme une « blessure narcissique ».
Il compare parfois sa démarche à celle d'une enquête policière où il
faudrait résoudre non pas un crime mystérieux, mais une « multitude de crimes
analogues » dont les traces sont effacées et les motifs dissimulés. Resteraient
les rites et les mythes, comme « pièces à conviction ». Un énorme scandale
qu'il faudrait étouffer à tout prix, en somme, puisque l'humanité entière serait
coupable de ce « meurtre fondateur ».
V
Charles Darwin,
Autobiographie.
Nous aimerions aborder les sources de votre théorie. Nous évoquerons ensuite,
si vous le voulez bien, certaines critiques qui vous ont été faites.
Vous avez étudié la tragédie grecque dans La violence et le sacré. Peut-on dire
que, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, votre intuition reste liée
au désir mimétique, sans que soient encore développés les principes
fondamentaux du mécanisme mimétique ?
En effet, l'idée n'est pas là. Il y a déjà des boucs émissaires dans
Mensonge romantique et vérité romanesque, par exemple, Sanlette, ridiculisé
par les Verdurin : « […] ils avaient l'air d'une bande d'anthropophages chez qui
une blessure faite à un homme blanc a réveillé le goût du sang. Cet instinct
d'imitation et l'absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules.
Et tout le monde rit de quelqu'un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix
ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C'est de la même façon que le
peuple chasse ou acclame les rois . »
168
Quelle importance ont eue les travaux de Gabriel Tarde et d'Émile Durkheim,
fondateurs des sciences sociales modernes, dans votre théorie ? 171
Les lois de l'imitation de Tarde ont eu pour vous une grande importance ?
Absolument pas, puisque mon intuition essentielle, c'est la rivalité
mimétique, dont Tarde n'a pas la moindre idée. J'ai découvert Tarde à Stanford,
avec une anthologie de ses écrits en anglais . Même chose pour Durkheim;
174
j'ai lu Les formes élémentaires de la vie religieuse juste après avoir écrit La
violence et le sacré. Durkheim est infiniment supérieur à Tarde et sa lecture
fut, pour moi, une expérience merveilleuse. Contrairement toutefois à ce qu'on
pourrait croire, je n'ai pas été directement influencé par Durkheim.
Comme je l'ai déjà mentionné, je dois mon éducation anthropologique à
des textes et des anthropologues anglais pour l'essentiel; en particulier
Radcliffe-Brown et son livre Structure et fonction dans la société primitive . 175
Passons des sources de votre théorie aux critiques qu'on lui a faites. Valerio
Valeri écrit que La violence et le sacré lui rappelle Homo necans de Walter
Burkert. Les deux ouvrages ont été publiés en 1972. Selon Valeri : « Comme
Girard, Burkert postule que le sacré est la violence transcendée et que le
sacrifice est l'acte violent qui rend cette transcendance possible. Cependant,
alors que Girard explique cette violence par une obscure métaphysique du
désir, Burkert la fonde sur des platitudes génétiques . »
178
vraiment prêt à discuter avec Burkert, et lui trouvait ma thèse trop radicale. Au
« bouc émissaire » fondateur, il préfère son hypothèse de la chasse fondatrice,
dont nous avons déjà parlé dans le chapitre précédent. Selon Burkert, les
sociétés primitives de chasseurs ont développé les pratiques sacrificielles à
partir de leur activité de chasse, mais, à mes yeux, cela revient un peu au même
que d'expliquer la domestication par ses conséquences futures. Burkert me
parait trop empirique. Il me semble qu'il ne confronte pas vraiment le problème
de la genèse. Mais j'ai beaucoup d'admiration pour Homo Necans.
Elizabeth Traube soulève une question assez proche : selon elle, votre système
interprétatif ne prend pas en compte l’évidence empirique. Dans son analyse
du mythe mambai du Mau Lelu, par exemple, elle montre que vous proposez
une approche éclairante du mythe, considéré en tant que texte. Cependant, elle
soutient qu'une réinsertion du mythe dans le contexte actuel de la culture
mambai infirmerait votre lecture . 181
Chacun choisit de mettre l'accent sur certaines données plutôt que sur
d'autres, et ceux qui ne sont pas d'accord avec moi m'accuseront toujours de
« brutaliser les faits ». Ils ont peut-être raison mais je vois les choses
différemment. Sur ce plan-là, les archéologues, qui travaillent sur le terrain,
sont plus réalistes que les anthropologues. Lorsque j'ai fait référence au
sacrifice humain dans la culture phénicienne, certains ont objecté que ma
version des choses était trop littéraire, proche de celle de Flaubert dans
Salammbô. Depuis, les archéologues ont découvert, près de Carthage, un
cimetière qui confirme la vision flaubertienne; il y a là de petits animaux, et
beaucoup de nouveau-nés à moitié brûlés, enterrés ensemble. Même si nous
n'avons pas de preuve absolue de ce qu'une telle découverte signifie, il me
paraît raisonnable de penser qu'on a trouvé là un début de confirmation des
sacrifices d'enfants dans la culture phénicienne . Ce que l'anthropologie de la
182
Il s'agit d'ailleurs d'une critique assez courante que vous font les
anthropologues, celle de ne pas avoir travaillé sur le terrain. Ils considèrent
cela comme un obstacle à votre théorie.
Comment faire un travail de terrain sur des faits qui remontent à des
dizaines, des centaines de milliers d'années ? La spécialisation se justifie, parce
que tout le monde ne peut pas tout faire. Si je crois en la recherche scientifique,
il me faut croire ce que m'apportent les découvertes et interprétations de mes
collègues archéologues ou paléontologues. Si nous pensons que cette tâche ne
peut être menée à bien, il nous faut alors abandonner l'idée de la recherche et
de la théorie; et nous deviendrions tout simplement les bureaucrates de nos
disciplines étriquées. Je ne me prétends pas anthropologue de terrain. Je me
présente ouvertement comme un interprète qui combine les données de
l'anthropologie, de l'archéologie et de l'ethnologie pour construire une théorie
générale de la culture et de ses origines. En d'autres termes, pourquoi ces
mythes et ces histoires paraissent-ils tous si semblables les uns aux autres ?
Pourquoi toutes ces cultures contiennent-elles des traits similaires, pourquoi
parlent-elles toutes d'un meurtre originel ? Comme tous les scientifiques, je
suis à la recherche de l'invariant, plutôt que de la différence.
Revenons sur le rôle de l'objet dans votre théorie. Comment réagissez-vous aux
propos de Bruno Latour, qui affirme que vous supprimez l'objet et que, d'une
certaine façon, vous en faites un bouc émissaire ? De son point de vue,
186
démocratie grecque était en fait une aristocratie dont les membres étaient
délivrés par l'esclavage de tout souci matériel. Ils n'avaient aucun besoin de
travailler pour assurer leur existence, et ne s'occupaient que de la politique et
de la guerre.
comment la crise mimétique est évitée par le placement du moi au centre, grâce
au cogito. Le cogito est une sorte de barrage contre l'émergence de la
problématique moderne de la foule. Gardner a écrit un livre qui me paraît juste,
mais je ne suis pas assez philosophe pour l'écrire. Ces questions sont souvent
posées et il est légitime d'y répondre avec les instruments du débat
philosophique. Mes lecteurs ne se rendent pas compte à quel point je me sens
étranger à la philosophie. J'ai été guidé plutôt par l'idée de contribuer à une
vraie science de l'homme, ou plutôt une science des rapports humains. C'est en
partant toujours du rapport concret, de la relation, qu'on pourrait peut-être
échapper au point de vue du sujet tout-puissant, source de toutes nos
impuissances, ou de beaucoup d'entre elles.
Mieux que la totalité, c'est peut-être le concept de système qui définirait votre
approche.
Parler d'un système mimétique, c'est sans doute aussi faire preuve d'une
légère simplification. Le principe mimétique est absolument souple, il ne peut
pas être établi une fois pour toutes… Pouvez-vous élargir ce concept de
système ?
Oui, nous dirions que le système entraîne une réaction constante. La totalité
implique une sorte de fermeture, alors que le système est ouvert à la réaction.
Sur ce point, les théologiens qui vous lisent trouvent de leur côté votre position
ambiguë, parce qu'ils la voient comme une explication scientifique : « Girard
devrait cesser de vouloir adhérer à un athéisme méthodologique de
sociologue, qui a décrété que les postulats religieux sont inacceptables en tant
que bases pour comprendre le comportement humain. Il devrait écrire
directement en tant qu'apologue chrétien et affirmer qu'un mode de
connaissance théologique est nécessaire pour réellement pénétrer le
comportement humain . » 195
Je ne souscris pas à l'athéisme religieux, mais l'approche des faits dans les
sciences sociales devrait être dénuée de pré-supposés, soit religieux, soit anti-
religieux. Qualifier cette attitude d'athéisme est sans doute faux. Les esprits
religieux ont tort de réclamer un postulat religieux. Si vous postulez la vérité a
priori du religieux, votre affaire ne pourra pas avoir de valeur apologétique. La
théorie mimétique a une valeur apologétique pour le christianisme, mais
uniquement si on reste conscient des limites de la connaissance scientifique.
devons éliminer la violence interne du progrès de la culture tel que l'a conçu la
philosophie occidentale moderne. « Critiquer », « discriminer » sont des actes
d'expulsion, de division, de désignation d'un bouc émissaire. Vous n’avez
cependant, en ce qui vous concerne, jamais renoncé à une certaine attitude
critique, et vous êtes parfois montré virulent polémiste, vous plaçant du côté
« violent » dans la dialectique de la connaissance. Quel est votre rapport à la
pensée critique et que pensez-vous de l'origine violente de celle-ci ?
Je dois dire que j'aime bien que Lucien Scubla me définisse comme un
anthropologue classique. Il devrait y avoir des critiques du sujet : cela n'a pas
besoin de prendre la forme d'une négation totale, d'une destruction radicale de
l'idée de subjectivité, mais il faudrait aborder la question du sujet converti qui
est capable de se percevoir lui-même comme faisant partie du processus
mimétique. J’admire l'effort de Michel Serres pour renoncer à toute polémique
et je reconnais volontiers que la vérité ne peut pas jaillir de la polémique mais
je dois avouer que, personnellement, la polémique ne me gêne pas. Si on me
traite polémiquement, j'ai tendance à répondre polémiquement. C'est un
phénomène de doubles, d'accord, mais qui me paraît un peu préférable, pas
beaucoup, au silence éternel des espaces infinis. La vie intellectuelle a besoin
de contacts, de dialogue. Plus on parle de dialogue, à notre époque, et moins on
le pratique. Accepter de polémiquer, c'est reconnaître l'existence de l’autre en
tant qu'il ne pense pas comme moi. De toute façon, ce n'est pas très important.
VI
Charles Darwin,
Autobiographie.