16 Les Origines de La Culture

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1.

« Depuis le commencement… »

René Girard, nous aimerions commencer par votre histoire personnelle et


intellectuelle. Pourriez-vous nous raconter votre enfance ?

Je suis né le 25 décembre 1923, à Avignon. Mes parents m'ont prénommé


René Noël Théophile. J'ai vécu une enfance dépourvue de luxe mais heureuse,
dans une famille normale du sud de la France. J'avais quatre frères et sœurs, et
j'étais le deuxième. Mon père était conservateur de la bibliothèque et du musée
d'Avignon. Plus tard, il devint conservateur du palais des Papes. Il avait fait ses
études à l'École des chartes, et c'était un historien local, l'auteur du livre le plus
sérieux sur la cité des papes : Évocation du vieil Avignon, paru aux éditions de
Minuit. Ma mère était, elle aussi, une intellectuelle. Elle s'intéressait à la
musique et à la littérature. Je crois qu'elle a été la première ou une des
premières femmes à obtenir le baccalauréat dans le département de la Drôme.
Mon père était en partie d'Avignon, en partie du centre de la France. On ne
parle plus la langue d'oc en Avignon, et je n'en connais que quelques mots.
Mon père était républicain et anticlérical, de tendance radicale-socialiste,
au sens de la Troisième République, c'est-à-dire modéré. Ma mère, elle, était
catholique, et venait d'une famille plus élevée socialement, mais aussi plus
conservatrice. Rien de plus courant dans la France méridionale de l'époque
qu'un père anticlérical et une mère royaliste de tendance Action française, mais
sans fanatisme ni d'un côté ni de l'autre. Mon père était un observateur lucide
qui nous a annoncé, dès la déclaration de guerre, que la France se battrait
presque seule et qu'elle serait battue. Cela ne l'empêchait pas d'être patriote, et
dès le 18 juin 1940, toute la famille était à l'écoute de la radio de Londres,
ardemment gaulliste.

Vous n’avez pas eu une éducation religieuse ?

Ma mère était une bonne catholique, orthodoxe mais libérale; un esprit


libre. J'ai personnellement cessé d'aller à l'église vers l'âge de douze ou treize
ans. Je n'y ai remis les pieds qu'à trente-huit ans. Élevé lui-même au collège
des Jésuites d'Avignon, mon père a envoyé ses enfants au lycée républicain,
mais nous suivions les cours de catéchisme. Ma mère aimait François Mauriac.
Elle connaissait l'italien et nous lisait le roman d'Alessandro Manzoni, Les
fiancés. Nous lui demandions surtout de nous relire l'épisode de la peste, qui
nous fascinait.
Pourriez-vous évoquer vos années de formation ?

J’ai passé mon baccalauréat en 1940. En 1941, je voulais passer l'examen


d'entrée à l'École normale supérieure. Pour préparer le concours, je suis allé à
Lyon, où mon frère faisait ses études de médecine. J’ai eu du mal à supporter
cette vie : dans la France dite non occupée, les conditions matérielles étaient
très dures. Je suis donc rentré à Avignon, et mon père m'a proposé de tenter
l'admission à l'École des chartes, dont il gardait un excellent souvenir. Mon
unique souci était de retarder ma sortie hors du nid familial et j'ai accepté. Paris
s'est vite révélé dix fois pire que Lyon et je serais bien retourné à Avignon,
mais c'était impossible. La coupure de la France en deux (maintenue même
après l'occupation de la zone libre) interdisait aux Méridionaux de rentrer chez
eux, sauf pour les vacances scolaires. C'est grâce aux Allemands que j'ai
obtenu mon diplôme d'archiviste-paléographe.
Je n'étais pas heureux à l'École des chartes, trop purement érudite pour
moi. Vivre loin de sa famille était alors compliqué, surtout durant les deux
dernières années de la guerre. En même temps, je n'arrivais pas à « me
trouver », parce que je n'avais pas vraiment conscience de m'ennuyer à l'École
des chartes, incapable que j'étais de la comparer à aucune autre expérience. Les
cours, pour la plupart, ne consistaient qu'à nous présenter sèchement une
succession de faits.

Aviez-vous déjà un intérêt pour la littérature ?

Au lycée d'Avignon, j’avais des amis qui s'y intéressaient beaucoup, mais
leurs goûts étaient ceux de la dernière période du surréalisme. Nous dominant
majestueusement, il y avait René Char. À l'époque, il était colonel dans les
FTP, Francs-Tireurs et Partisans, la branche communiste de la Résistance, et
les plus jeunes autour de lui l’idolâtraient. Je ne pouvais pas participer à ce
culte. Mon premier intérêt littéraire a été Proust, mais le groupe dont je faisais
partie considérait le roman en général, et cet auteur en particulier, comme
horriblement démodé et dépassé. Char a désapprouvé le fait que je parte aux
États-Unis, même si je pensais ne devoir y rester que deux ans. Il voyait dans
ce choix une sorte de trahison. En un certain sens, il avait raison. Mais
l’atmosphère intellectuelle et esthétique dans laquelle je me trouvais m'était
étrangère. Sans l'admettre franchement, sans le comprendre même, je voulais
échapper à tout cela.

Aviez-vous des contacts avec d'autres intellectuels ou d’autres écrivains ?

René Char était un ami proche d'Yvonne Zervos, la femme de Christian


Zervos , un grand spécialiste des arts plastiques, anciens et contemporains,
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mais aussi marchand d'art à Paris. Il était l'ami de Picasso, Braque et Matisse.
Grâce à René Char, j'ai été invité, avec mon meilleur ami de l'époque, chez les
Zervos, dans leur splendide appartement de la rue du Bac, où l'on trouvait
d'immenses toiles cubistes de Picasso et de Braque, ainsi que d'autres œuvres
de l'école de Paris.
Nous étions très impressionnés, bien sûr. Mon ami était un jeune poète,
disciple de Char, et son père était un politicien communiste qui, après la
Libération, est devenu un des adjoints au maire d'Avignon, chargé de l'art et de
la culture. Je vous ai dit que mon père était conservateur du palais des Papes.
Zervos désirait exposer là des tableaux. Il fit de mon ami et de moi les
organisateurs officiels de l'exposition, pour s'assurer la collaboration de nos
deux pères qui était indispensable à la réalisation de ce projet.
Afin d'amener des visiteurs à Avignon, Zervos eut aussi l'idée de proposer
à Jean Vilar la création d'un festival de théâtre dans le même palais des Papes.
Tout se passa comme il l'avait prévu : l'exposition fut un succès, et le festival
de théâtre aussi puisqu'il existe encore !
L'idée de participer à un projet d'une telle ampleur nous plongeait, mon
ami et moi, dans une véritable ivresse mimétique ! Je me souviens de notre
visite dans l'atelier de Picasso, quai des Grands-Augustins, et d'avoir chargé
avec mes amis dans une camionnette douze tableaux que nous avons
transportés ensuite jusqu'à Avignon. Picasso aimait beaucoup raconter son
premier passage à Avignon. Il venait d'Espagne et se rendait à Paris. Il s'était
arrêté au palais des Papes, et, comme il était très pauvre, il avait offert à la
concierge de faire son portrait pour cinq francs. Cette dernière avait refusé. À
la fin de sa vie, Picasso a souhaité, à cause de cette première exposition,
terminer sa carrière dans la grande chapelle du palais des Papes, et il a pu
réaliser ce rêve.
La seule chose qui le préoccupait, c’était que Matisse donnât exactement
le même nombre de tableaux que lui, et des tableaux aussi importants que les
siens. Je me souviens avoir très maladroitement manipulé un tableau de
Matisse, ce qui eut pour résultat un trou visible dans une Blouse roumaine, qui
fut vite réparé !
Durant l'été, Picasso vint à Avignon, conduit par son chauffeur. Il se
plaignit avec humour, mais non sans insistance, de l'absence de publicité pour
l'exposition sur la route de Paris à Avignon ! Georges Braque passa alors tout
un mois à Avignon. Fernand Léger visita l'exposition. Une des causes
principales de notre ivresse était le fait d'être en contact quotidien avec des
actrices telles Sylvia Monfort et Jeanne Moreau, qui venait de finir ses études
de théâtre et était encore inconnue.

Revenons à votre formation. Après l'École des chartes, pensiez-vous devenir


conservateur dans un musée ou une bibliothèque, comme votre père ?
Cela aurait pu se faire, mais l'idée de passer ma vie au milieu d'archives
médiévales ne m'attirait pas vraiment. J'avais envie de m'évader. La première
occasion a été l'offre d'un poste d'assistant de français aux États-Unis : j'ai tout
de suite accepté. J’avais d'ailleurs le choix entre deux possibilités. J'aurais pu
travailler à la bibliothèque des Nations unies. C’était plus prestigieux en un
sens mais je compris vite qu'il s'agissait surtout d'un travail de documentaliste,
au service des délégations nationales aux Nations unies, un travail étranger, en
somme, à toute recherche personnelle.

N’avez-vous jamais pensé revenir en France ?

Si, bien sûr, mais la rigidité de l'administration française me limitait aux


débouchés prévus pour les chartistes et rien d'autre. Une occasion m'a été
donnée plus tard par Lucien Goldmann. J'aurais pu obtenir un poste à l'École
des hautes études. Goldmann m'a beaucoup aidé après la publication de mon
premier livre. Il avait publié sur lui, en effet, un article au titre spectaculaire :
« Marx, Lukács, Girard et la sociologie du roman » . Cet article joint à une
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analyse excellente de Michel Deguy, dans Critique, empêcha mon premier


livre, Mensonge romantique et vérité romanesque , de passer tout à fait
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inaperçu sur la scène parisienne, en 1961. Le pouvoir académique et le prestige


de Lucien Goldmann ont vite été « détruits » par le structuralisme. Il était au
sommet de sa carrière, et, soudain, il s'est trouvé hors jeu, démodé. C'était au
début de ce grand remue-ménage que les Américains appelaient la « théorie ».
L'autre offre à laquelle j'ai failli dire oui venait de l'université de Fribourg,
pas trop grande, calme, proche de la France. Mais j'étais alors à Johns Hopkins,
j'avais de bons étudiants et je m'intéressais trop à mes recherches pour prendre
le temps de déménager.

Quelles étaient alors vos options politiques ?

Pendant la guerre, mes parents étaient très anti-Allemands, sans pour


autant être de gauche. En Amérique, en revanche, le fait d'être un jeune
assistant me rendit inévitablement de gauche. J'ai passé ensuite une année en
Caroline du Nord, État qui, bien qu'au nord du « vrai » Sud, restait
conservateur et ségrégationniste. Mon attitude était donc telle qu’elle devait
l'être : j'étais démocrate, naturellement. Je crois que je peux être aujourd'hui
considéré comme un marginal. Je me sens très mobilisé contre la « foule
mobilisée », contre le « groupe en fusion » dont rêvait Sartre , d'autant que ma
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théorie du bouc émissaire est vraiment une critique radicale de la foule.

Position très élitiste…


C'est un malentendu. Pendant les révolutions culturelles, tous les
incompétents prétendent que ce n'est pas leur médiocrité qui les condamne,
mais « l’élitisme ». Il est vrai, certes, que les vrais talents, les individus
réellement créateurs sont souvent pris par la foule pour des incompétents.
Matisse et Picasso en 1900 passaient pour des incompétents aux yeux de
quatre-vingt-dix-neuf pour cent de leurs contemporains. Les artistes et
penseurs vraiment originaux courent un risque qu'il est impossible d’éliminer.

Quels sont les philosophes et les écrivains qui vous semblaient importants
quand vous êtes parti pour les États-Unis ?

Je ne pratiquais pas beaucoup les philosophes. Je n'imaginais pas non plus


que mon intérêt pour Proust déboucherait sur la critique littéraire. Mes études
en France s'étaient plutôt mal passées. J'avais commencé par me faire renvoyer
du lycée pour mauvaise conduite ! Je me souviens néanmoins d'un roman qui a
été pour moi fondamental, même si je l'ai lu longtemps dans une version
française abrégée pour les enfants le Don Quichotte de Cervantès.

Quel âge aviez-vous ?

Neuf ou dix ans. C'est tout seul que j'ai appris à lire, et je n'ai jamais
appris grand-chose dans les écoles ou les universités. Je suis de tendance
autodidacte. Je pense que c'est l'une des raisons pour lesquelles je regarde
toujours derrière mon épaule vers un autre domaine de recherche. Je n'ai guère
profité ni du lycée, ni de l'École des chartes. J'ai fait ensuite, à l'université
d'Indiana , un doctorat qui n'avait rien de transcendant. C'était en histoire
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contemporaine. Ma thèse portait sur l'opinion américaine à l'égard de la France,


de 1940 à 1943. J'avais eu l'heureuse idée d'écrire à l’ambassade de France à
Washington et je reçus un jour une boîte pleine de coupures de journaux de
l'époque sur le sujet. Ma documentation était terminée ! Je me souviens de ces
années-là surtout comme des années de lecture intense, grâce à la bibliothèque
de l'université, déjà gigantesque, tout entière à ma disposition. Je découvris là
la poésie.

Est-ce que vous lisiez déjà Sartre ?

Sartre ne m’a intéressé qu’après mon arrivée aux États-Unis. Je n'ai


jamais aimé ses romans, à part Les mots. En revanche, le premier ouvrage
philosophique que j'ai vraiment compris était L'être et le néant, notamment les
chapitres sur la mauvaise foi . J'étais trop étonné de comprendre ce que je
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lisais et trop subjugué pour me demander si j'étais d'accord. Dans le calme et la


solitude de l'Indiana, je me mis à comprendre toutes sortes de livres qui
m'intimidaient trop à Paris pour ne pas me paraître inaccessibles.

1. L’anthropologie de la Bible

Depuis Des choses cachées depuis la fondation du monde, vous développez une
nouvelle approche de la Bible, et en particulier des Évangiles, que vous
étudiez d'un point de vue anthropologique. Vous affirmez qu'il y a dans la
Bible une vision anthropologique décisive concernant le mécanisme de la
victime, vision qui non seulement révèle, mais aussi refuse le mécanisme
mimétique. En ce sens, la source de l'anthropologie mimétique serait dans la
Bible.

C'est bien ce que je pense. L'anthropologie mimétique consiste à


reconnaître la nature mimétique du désir et à développer les conséquences de
ce savoir, à innocenter la victime unique, et à comprendre que la Bible et les
Évangiles ont fait cela avant nous et que nous nous guidons sur eux pour le
faire à notre tour. Pour résumer, le mythe est contre la victime, alors que la
Bible est pour. Dans le cas de Job, par exemple, on assiste à une sorte de
procès totalitaire et inquisitoire, et les échanges avec les trois « juges »
constituent une illustration exemplaire du principe de l'unanimité. Les « amis »
de Job essaient de le convaincre qu'il mérite d'être condamné, et de temps à
autre, il faiblit, il est prêt à reconnaître qu'il est coupable. Finalement, il se
redresse et il affirme : « Je sais, moi, que mon Défenseur est vivant, que lui, le
dernier, se lèvera sur la poussière » (Jb 19, 25). Le mot « défenseur » est très
important et le mot paraclet, qui définit l'Esprit Saint, est lié à ce concept. En
grec, parakleitos signifie « avocat de la défense  », contre l'accusation
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formulée par Satan, c’est-à-dire, étymologiquement, l'accusateur . Dans Job,


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les trois amis sont les accusateurs, donc la voix de Satan. Satan est la voix de
l'ancienne religion, de l'ancienne exécution, mais cette voix est contestée par
Job. Dans l'ancien ordre sacrificiel, la crise mimétique était résolue par le
déclenchement du mécanisme émissaire, qui polarisait toute la violence sur une
seule victime. Ceux qui accusent la victime sont les représentants de Satan,
l'accusateur, tandis que le Christ est la voix du Défenseur, qui nous avertit :
« Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jette le premier une pierre ! » (Jn
8, 7). Toute la différence entre l'archaïque et le judéo-chrétien tient dans ces
attitudes opposées.
Je ne fais que répéter ici ce qu'a dit Nietzsche, mais dans un tout autre
esprit. Lui, a pris le parti des persécuteurs. Il croit penser contre la foule. Il ne
voit pas que l'unanimité dionysiaque est la voix de la foule. Il suffit de prendre
les Évangiles à la lettre pour voir que le Christ n'a guère qu'une douzaine
d'apôtres de son côté, et que même ceux-là vacillent. Ce que Nietzsche ne
perçoit pas, c'est la nature mimétique de l'unanimité. Il ne saisit pas le sens de
l'éclairage apporté par le christianisme sur les phénomènes de foule. Il ne voit
pas que le dionysiaque, c'est la foule, et que le chrétien, c'est l'exception
héroïque.

Pourquoi le phénomène du meurtre fondateur est-il si difficile à établir ?

Le mot phenomenon signifie « briller », « apparaître », « surgir en pleine


lumière ». Le meurtre fondateur est le phénomène qui ne peut apparaître, parce
que s'il atteint son but, tout le monde est uni contre la victime, qui apparaît
vraiment coupable; s'il manque son but, en revanche, si l'unanimité ne se fait
pas, il n'y a plus rien à voir ! Pour que ce phénomène devienne observable, il
faut que les témoins lucides soient très peu nombreux et trop insignifiants pour
troubler l'unanimité des persécuteurs. C'est bien le cas de la Passion. Il ne faut
pas s'étonner si les premiers défenseurs de Jésus sont tous voués à partager son
sort et à devenir des martyrs, c'est-à-dire des témoins de la mort du Christ. Ils
meurent pour la vérité en devenant eux-mêmes des boucs émissaires . Le 92

premier martyr est Étienne. Dans la scène de sa lapidation, il y a Saül, le futur


Paul, qui observe et encourage la mise à mort : « Saül, lui, approuvait ce
meurtre » (Ac 8, 1). Sa conversion au christianisme vient de la conscience qu'il
prend, plus tard, d'être un persécuteur injuste. La question que Paul entend est
essentielle : « Saül, Saül, pourquoi me persécutes-tu ? » (Ac 22, 7). C'est la
question cruciale. Toute conversion chrétienne nous fait découvrir que nous
sommes persécuteurs sans le savoir. Toute participation à un phénomène de
bouc émissaire est la même faute que la persécution du Christ. C'est pourquoi
tous les hommes commettent cette faute.

Le mécanisme mimétique aurait donc à voir avec le péché originel ?

Oui, bien entendu. Le péché originel est le mauvais usage de la mimésis,


et le mécanisme mimétique est la conséquence essentielle de cet usage au
niveau collectif. Généralement, les gens ne perçoivent pas le mécanisme
mimétique, alors même qu'ils participent intensément à toutes sortes de
rivalités, qui sont à l'origine de ce mécanisme.
Le mécanisme mimétique produit une forme complexe de transcendance,
qui joue un rôle essentiel dans la stabilité dynamique des sociétés archaïques :
on ne peut pas le condamner d'un point de vue anthropologique, sociologique,
puisqu'il est indispensable à la survie et au développement de l'humanité. C'est
la « transcendance sociale » de Durkheim, pure idolâtrie du point de vue
judaïque et chrétien, mais c'est ce sacré illusoire qui préserve les communautés
humaines archaïques de ce qui pourrait les détruire. Les « Puissances » et les
« Principautés  », dont parle Paul, sont condamnées, et elles finiront par
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disparaître, mais il ne faut pas essayer de les détruire par la force, il faut même
leur obéir. Le sacré archaïque est « satanique » quand il n'y a rien pour le
contenir et le canaliser, et les institutions sociales sont là, justement, pour faire
ce travail aussi longtemps que le Royaume de Dieu ne triomphe pas.

1. La question de la preuve
dans les mythes et les rituels

Selon les auteurs de Questions of Evidence. Proofs, Practice and Persuasion


across the Disciplines, « le problème de l'évidence est si fondamental pour la
recherche, qu'on ne peut que s'étonner du peu d'intérêt qu'il suscite  ». Il 197

s'agit d'une question centrale aussi dans votre travail. Vous pensez avoir
trouvé un nombre indiscutable de preuves de l'existence du mécanisme
victimaire. Et pourtant, vous avez encore à découvrir la meilleure façon de les
présenter. Comment envisagez-vous le problème ?

Vous évoquez-là une de mes préoccupations majeures. C'est quelque


chose que je n'ai pas encore réussi à développer, mais j'ai le sentiment qu'il
existe un moyen parfait de passer du mythe et des rites à la Bible et vice versa,
un moyen qui serait convaincant. Giuseppe Fornari a mis le doigt sur une
donnée à la fois simple et essentielle pour l'anthropologie mimétique, qui est la
concordance parfaite entre mythe et rituel . Tout ce que l'on peut démontrer
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dans le mythe possède un équivalent direct dans le rituel, et l'inverse est vrai;
comme s'il s'agissait de deux cercles concentriques. La vieille question sur
l'antériorité du mythe sur le rituel ou du rituel sur le mythe, est résolue : le rite
est la reproduction délibérée du mécanisme, le mythe est le récit, forcément
gauchi, de sa genèse. Normalement, le rituel est plus directement révélateur
que le mythe, et c'est pourquoi il confirme l’interprétation de ce dernier comme
résolution de la crise mimétique. Cet éclairage réciproque permet de résoudre
de nombreux problèmes d'herméneutique. Le rituel nous confirme que la
victime fondatrice a bel et bien péri. Le mythe nous suggère que les victimes
sont tuées pour reproduire les effets du premier meurtre. La Bible apporte autre
chose : elle démonte tout ce schéma en révélant l'innocence de la victime.
Mieux encore, les textes bibliques tentent toujours de débarrasser le rituel et le
sacrifice de leurs éléments de violence originels. On trouve ainsi une
condamnation franche des hallucinogènes et autres facteurs d'indifférenciation
et d'orgie. Les drogues jouent un rôle important dans la pratique rituelle,
puisqu'elles permettent de recréer la violence extatique du premier meurtre; de
nombreuses cultures archaïques les ont utilisées. Dans l'Ancien Testament, le
sacrifice rituel est toujours présent, mais la dimension orgiaque est
complètement supprimée.

La violence et le sacré est le premier livre dans lequel vous vous êtes trouvé
confronté au problème du bon usage des preuves. Comment vous en êtes-vous
sorti ?

Très mal, je le crains. Il me semblait que les indices favorables à la thèse


sont trop nombreux et concordants pour être contestables, mais aucun d'eux
pris isolément ne constitue une véritable preuve. C'est la multiplicité d'indices
jamais contredits qui constitue la preuve. Je me souviens qu'à l'époque je lisais
beaucoup d'ouvrages d'anthropologie, et plus je comparais les mythes, plus
l'existence universelle du mécanisme émissaire me semblait évidente; je
pensais alors que tout le monde serait immédiatement convaincu ! Cela n'a pas
été si simple. Je me suis appliqué à expliciter la chose étape par étape. Pour
moi, ce problème constitue une sorte de cercle descriptif, dans lequel il s'agit
de trouver un point d'entrée, ce qui n'est pas du tout évident. Arriver à faire la
démonstration de ce que l'on avance se fait bien souvent au moyen d'un
continuum. Cela dit, je n'ai visiblement pas encore trouvé la solution à ce
problème, puisque ma théorie se heurte à beaucoup d'incompréhension.

Avez-vous essayé, d'une manière ou d'une autre, de classer les mythes afin
d'approcher au plus près les variantes du mécanisme ?

Non, j'ai seulement expliqué un certain nombre de mythes et constaté


qu'au terme d'un itinéraire chaque fois différent, c'était toujours la même
solution qui s'imposait. L'un des plus importants, de mon point de vue, est celui
de Python et ses deux femmes, un mythe venda d'Afrique du Sud, que j'ai
analysé dans un essai publié  . L'histoire est la suivante : une des deux femmes
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(signe de la présence du double) est accusée d'avoir effrayé un serpent sacré, ce


qui a provoqué une grande sécheresse. Cette sécheresse est à la fois la crise
réelle et la crise symbolique; la faute qui est censée être à son origine motive
l'accusation d'un bouc émissaire. La victime est tuée par noyade devant la
communauté rassemblée pour une offrande de bière, c’est-à-dire un rituel
orgiaque.
Un autre mythe auquel j'attache de l'importance vient des Indiens Dogrib
du nord-ouest du Canada; je l'ai cité dans mon livre Le bouc émissaire et lors
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de ma conférence au symposium Disorder and Order. Il m'a permis de montrer


que le structuralisme est incapable de penser en termes d'indifférenciation : 201

« Une femme a des rapports avec un chien et elle met au monde six chiots. Sa
tribu la chasse et elle se voit contrainte à se procurer des aliments elle-même.
Un jour, en revenant de la brousse, elle découvre que ses chiots étaient des
enfants et qu'ils quittaient leurs peaux animales chaque fois qu'elle sortait de la
maison. Elle fait donc semblant de partir et quand ses enfants se sont
dépouillés ainsi, elle leur enlève leurs peaux, les forçant à conserver désormais
leur identité humaine. » Les six enfants sont les ancêtres des Dogrib et de
l'humanité tout entière.
Ce mythe parle d'expulsion et d'indifférenciation, et affiche les caractères
typiques de la victime : c'est une femme coupable d'un acte de zoophilie, et elle
est représentée comme responsable de la crise, puisqu'elle donne naissance à
des monstres. Mais le mythe révèle aussi que la communauté est
indifférenciée, puisqu'elle se situe à la limite de l'animal et de l'humain. En
expulsant la « coupable », la tribu retrouve son ordre et son identité. Dans les
mythes, je retrouve toujours les éléments suivants : une crise
d'indifférenciation (qui correspond au côté orgiaque du rituel); un signe
désignant la victime et qui la singularise comme mauvaise; et l’expulsion/le
meurtre de cette victime (qui est en même temps représentée comme héroïque
puisqu'elle a réussi à sauver la communauté).

Dans les mythes, la temporalité et les liens de causalité sont confondus, et ils
ne correspondent pas tout à fait à la séquence de temps du mécanisme
mimétique et de la résolution du bouc émissaire.

Pour éclairer ma lecture du mythe et du rituel à la lumière de votre


remarque, il me semble important de faire intervenir la notion de supplément
chez Derrida . Celui-ci montre que, dans l’Essai sur l'origine des langues de
202

Rousseau, il existe une contradiction dialectique, qu'il définit comme un


supplément à l'origine : l'origine semble être présente depuis le début, mais à
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un certain moment la victime devient la véritable origine. Cela marche


exactement comme les anciens mythes, où, dès le départ, tout est donné, tout
est culturellement déterminé; puis survient le bouc émissaire, qui agit comme
une nouvelle origine. Voici la contradiction inhérente à tout récit des origines,
car comment expliquer la naissance du système culturel, si le système a
toujours été là ? À ma connaissance, aucune théorie anthropologique, ni
aucune philosophie, n'a encore perçu que la victime unanimement désignée, le
bouc émissaire, fournit la clef du problème. Pas même Derrida, malgré sa
brillante démonstration sur la notion de pharmakon . 204
J'ai été frappé par le fait que la logique du supplément de Derrida
fonctionne exactement comme dans le mythe. Derrida travaille pourtant sur des
textes « sensés », dans lesquels cette faille devrait être plus subtile, moins
visible que dans les récits archaïques. C'est d'ailleurs pour cela qu'il lui faut
déployer une grande perspicacité exégétique pour la débusquer. En ce qui
concerne le déploiement de preuves, les mythes offrent donc un avantage :
cette incohérence y est bien plus évidente. Et une fois que l'on a compris
qu'elle constituait l'un des invariants du mythe, elle devient l'indice qui pointe
l'origine violente de celui-ci. Impossible que cette faille logique, qui se
retrouve de façon similaire dans une telle diversité de mythes, n'ait pas de
signification ! Elle indique qu'il y a forcément une cause à cette distorsion
logique que l'on retrouve à la source de la culture humaine. Et pour moi, cette
cause est la mise à mort du bouc émissaire, et les mythes font de leur mieux,
d'abord inconsciemment, puis de façon de plus en plus consciente, pour effacer
les traces de meurtre fondateur.
Il est intéressant de constater que personne ne prend au sérieux ce point
de départ de la théorie mimétique. Pour les intellectuels d'aujourd'hui, le
meurtre originel n'est qu'une histoire naïve. Alors que chaque récit des origines
énonce que la société a été fondée par un meurtre. Le même scénario se lit dans
la Bible, avec Caïn (Gn 4), ou dans l'Histoire de Rome de Tite-Live . Mircea
205

Eliade introduit ce qu'il appelle « le meurtre créateur » que l'on trouve dans les
mythes du Moyen-Orient, comme en Chine ou plus loin encore . Et pourtant,
206

on m' objecte que je ne fais que ressasser une vieille idée freudienne. J'ai plutôt
l'impression que certains chercheurs ne se rendent pas compte de la puissance
de cette évidence ! En fait, on devrait leur retourner le problème; leur attitude
est pour le moins étrange : pourquoi écartent-ils toujours cette question ?
Pourquoi sont-ils si nombreux à rejeter le meurtre fondateur comme une
ineptie, plutôt que de le considérer au moins comme une hypothèse ? Pourquoi
refusent-ils même de réfléchir à cette évidence ? Pourquoi ne prennent-ils pas
le meurtre au sérieux, même en pensant que le grand Freud est le premier à en
avoir parlé ?

Cependant, certains de vos critiques posent cette même question de la preuve.


Hayden White et James Williams , par exemple, soutiennent, en des termes
207

différents, que votre théorie se situe au-delà des critères de vérifiabilité. Elle
est invérifiable, puisqu'elle traite des origines de la culture, moment qui, par
définition, nous reste inaccessible.

Il y a beaucoup de choses absolument certaines, indubitablement vraies,


qui ne sont ni vérifiables ni falsifiables au sens de Popper. La nature illusoire
de la sorcellerie, par exemple. L'inefficacité de la sorcellerie est une vérité
fondamentale pour notre conception des droits de l’homme et de la démocratie.
Nous ne pouvons pas nous passer de cette certitude. Nous ne pouvons pas la
qualifier de « religieuse », puisque nous sommes résolument laïques. Ce n'est
pas non plus une certitude idéologique. C'est donc une certitude scientifique.
La science nie effectivement la possibilité que certains individus aient sur la
réalité un pouvoir occulte qui transcende le savoir scientifique. Le scepticisme
au sujet de la sorcellerie doit donc se définir comme scientifique plutôt que
religieux ou idéologique. La preuve qu'il en est ainsi c'est que, dans le monde
moderne, nous révisons tous les procès faits jadis aux prétendus sorcières et
sorciers et nous réhabilitons toutes les victimes. Nous savons qu'en agissant
ainsi nous sommes dans le vrai, au sens le plus solide de ce mot, qui pour nous
est scientifique : aux yeux de la science, la sorcellerie n'existe pas. Son
inexistence a un caractère scientifique. Si nous regardons de près les textes qui
reflètent la croyance en la sorcellerie, tout ce que nous savons sur la grande
épidémie de chasse aux sorcières à la fin du Moyen Âge, nous constatons sans
peine que les phénomènes et les textes qui les rapportent ressemblent beaucoup
aux mythes archaïques, à ceci près qu'ils ne débouchent que sur la
démonisation de la victime, et pas sur la divinisation, qui est tout au plus
ébauchée. Notre critique des chasses aux sorcières médiévales repose sur un
savoir commun (common knowledge) jamais remis en question dont je dis
simplement qu'il est applicable non seulement à ces « mythes ratés » que sont
les procès de sorcellerie, mais à tous les mythes réussis du religieux archaïque.

La recherche d'un schéma constant, quand le nombre de variables augmente,


exige une théorie de l'interprétation qui reste encore à trouver. Fait révélateur,
dans Questions of Evidence, l'ouvrage de Collingwood The Idea of History
(1946) est considéré comme le premier plaidoyer pour une notion de la preuve
adaptée aux sciences humaines. Pourtant, Arthur Maurice Hocart avait publié,
en 1936, Kings and Councillors : An Essay in the Comparative Anatomy of
Human Society [Rois et courtisans], et son premier chapitre traitait des « Lois
du témoignage ». Comme l'a bien montré Lucien Scubla, Hocart dessinait ainsi
l'esquisse d'une théorie de l'évidence qui s'adaptait à la théorie mimétique . 208

Michel Serres est venu me voir pendant qu'il écrivait son livre Statues.
Nous parlions des rites funéraires, des momies et des pyramides. La dépouille
du pharaon est placée au centre de l'édifice, au niveau du sol (il s'agit à son avis
d'une réminiscence de lapidation collective, du meurtre fondateur par
conséquent). Un jour, il est arrivé heureux d'avoir trouvé un texte sur la
technique rituelle adoptée par les embaumeurs : à un moment crucial du rituel,
ils s'enfuyaient tous, comme s'ils avaient commis un meurtre. Quand on est
sensibilisé à la théorie mimétique et qu'on rencontre de pareilles données, on
les reconnaît d'emblée. C'est le genre d'indice que Hocart qualifie de
circonstanciel ou indirect. Selon lui, je le rappelle, l'évidence anthropologique
est toujours indirecte, circonstancielle, un peu comme les indices dans une
enquête policière. Aucun de ces indices pris séparément ne peut emporter la
conviction. Mais ils sont très nombreux, ils sont littéralement partout et ils
s'accordent ensemble si parfaitement que le doute devient impossible.
J'ai l'impression que je n'ai pas réussi à présenter ce problème aussi
clairement qu'il l'aurait fallu. Je pense que la preuve, dans ma théorie, est très
forte, mais mal exploitée. Avec une connaissance plus approfondie en logique,
je pourrais peut-être faire mieux. L'analyse de contenu appliquée à un grand
nombre de mythes, de provenances géographiques et culturelles diverses,
permettrait de détecter la répétition de schémas et de motifs similaires .
209

Comme vous l'avez déjà mentionné, Hocart distingue deux sortes de preuves :
directe et indirecte. Il affirme que dans la science, comme au tribunal, la
preuve circonstancielle n'est pas là en remplacement de la preuve vue ou
entendue : elle est le véritable fondement du savoir . Puis il ajoute : « Une
210

erreur commune, quoique naturelle, consiste à croire que les témoignages


directs ont forcément plus de valeur que les témoignages indirects, et
constituent même la seule catégorie de témoignages valables. […] Non
seulement les témoignages directs échouent dans leur fonction explicative,
mais ils peuvent aussi induire en erreur : ils ne livrent qu'une fraction des faits
alors qu'ils croient les livrer tous . »
211

Je suis d'accord avec Hocart, sa contribution me paraît essentielle. Mais


pour des raisons qui lui échappent en partie, le témoignage direct est
secondaire et même suspect. Il a raison en ceci que les acteurs de tous les
drames culturels, qui sont toujours le même drame essentiellement, « ne savent
pas ce qu'ils font ». Mais on peut reconstituer le sens vrai de leur action en
recueillant tous les indices indirects et en cherchant s'il est possible de les
rendre tous intelligibles simultanément. C'est ce que la théorie du meurtre
fondateur réussit à faire, si parfaitement qu'il est impossible de la tenir pour
fantaisiste. Et cette théorie, qui plus est, est déjà là dans les Évangiles, dans
l’interprétation évangélique de la crucifixion, qui se présente elle-même très
justement comme religion des religions, révélation finale de tout le religieux.

Hocart aborde aussi la théorie de l'évolution de Darwin sous un jour


intéressant : « Le premier crâne de Gibraltar fut découvert en 1848 et passa
tout à fait inaperçu. L'origine des espèces parut en 1859. Il a fallu
s'accoutumer tout à fait à l'idée que l'homme descend d'une créature proche du
singe pour tirer ce crâne de son obscurité et y voir un maillon dans la chaîne
des autres témoignages. Ce ne sont pas les preuves directes de l'existence d'un
homme-singe qui ont convaincu les biologistes. Il a fallu, au contraire, qu’ils
soient convaincus par la méthode comparative pour envisager la quête de
témoignages directs, de fossiles humains, par exemple, et confirmer ainsi leurs
déductions et désorienter leurs adversaires. Trente-cinq ans seulement après
la parution de L'origine des espèces, la quête débute sérieusement : Dubois
partit à la recherche du fossile de l'homme-singe — et le trouva. Les
découvertes qui se sont succédé depuis ont fixé dans l’esprit des
anthropologues l'illusion de la validité des témoignages directs . »
212

C'est un passage fabuleux, car il montre non seulement que la preuve


circonstancielle a joué un rôle décisif dans la théorie de l'évolution, mais
qu'elle a permis la découverte de la preuve directe, qui apparaît alors comme
essentielle. C'est la même chose pour la théorie mimétique. Il n'existe pas de
preuve directe pour étayer l'affirmation, qui peut paraître fantaisiste, selon
laquelle le meurtre fondateur a eu lieu et qu'il est universel. Il semble d'abord
que les mythes et les rituels sont d'une telle diversité qu'on ne peut leur trouver
de dénominateur commun, et que l'espoir d'une théorie globale est vain. Voici
donc la version officielle aujourd'hui : le mythe est une fiction.

1. Le chaînon manquant

Selon Michel Serres, votre œuvre fournit une théorie darwinienne de la


culture, puisqu'elle « propose une dynamique, montre une évolution et donne
une explication universelle » de la culture . Est-ce là votre objectif ?
120

Pourquoi pas ? Je pense que Darwin est terriblement naïf au fond dans sa
conception du religieux, mais sa façon d'argumenter m'a toujours paru
admirable. C'est la raison pour laquelle le processus d'hominisation, tel que je
l'expose dans Des choses cachées, me paraît darwinien. Je me sens proche de
la façon qu'il a d'avancer dans sa pensée : « un long argument du début jusqu’à
la fin  ». La théorie de la sélection naturelle me semble efficacement
121

sacrificielle. En se référant à la théorie de Malthus sur la population, Darwin


met l'accent sur l'importance de la mort plus encore que sur celle de la survie.
Sa théorie présente la nature comme une machine super-sacrificielle. Toute
grande découverte scientifique qui représente un changement de paradigme est
fortement déterminée par le contexte culturel dans lequel elle s'est développée.
Je pense que la découverte de la sélection naturelle est marquée par l'époque à
laquelle elle a été conçue. Elle participe de la découverte moderne du sacrifice
comme fondement, non pas de la culture humaine cette fois, mais de l'ordre
naturel.
Afin d'expliquer l'émergence de la sphère symbolique, vous avez esquissé, dans
Des choses cachées, une théorie de l'hominisation et de l'origine de la culture
dans un cadre naturaliste, surtout en combinant des rapports ethnologiques et
des théories anthropologiques . Depuis, vous avez délaissé, dans votre
122

théorie, cet aspect crucial de l'évolution de la culture humaine.

Je ne l'ai pas délaissée, mais je n'ai pas eu l'occasion d'y revenir. Je


m'efforce de penser dans un cadre évolutionniste. Le problème de la
compatibilité entre Dieu et l'évolution est aujourd'hui complètement dépassé,
sauf aux yeux des « créationnistes ». Une des thèses de la théorie mimétique
qui devrait changer pas mal de choses si on la prenait au sérieux, c'est l'idée,
essentielle à mes yeux, que toute culture est fille du religieux. Dans le
processus d'émergence des éléments culturels, il n'existe pas de
commencement absolu.

Selon le philosophe américain Elliot Sober, « les biologistes qui s'intéressent à


la culture sont souvent étonnés par l'absence de théories générales viables en
sciences sociales. Toute la biologie se rassemble autour de la théorie de
l'évolution biologique. Peut-être le progrès en sciences sociales est-il freiné
par le fait qu'il n'existe pas de théorie générale de l’évolution culturelle  ».
123

La théorie mimétique est, entre autres choses, une genèse des grandes
institutions culturelles à partir des sacrifices rituels, cohérente dans un cadre
darwinien. Il existe dans ce domaine un ensemble d'hypothèses fortement
compatibles avec un cadre mimétique et qui en renforcent les thèses. Je suis
d'accord avec l'idée exprimée par le socio-biologiste Edward Osborne Wilson.
Bien qu'il pense que la religion est une pure fantaisie, il déclare qu'elle ne peut
être totalement inutile, puisqu'elle possède une valeur intrinsèque d'adaptation
sans laquelle elle aurait été rejetée comme une construction inadéquate . C'est
124

exactement ce que je propose quand j'affirme que la religion protège les


sociétés de la violence mimétique. Mais c'est très insuffisant. La religion peut
seule parfaire l'hominisation, puisqu'elle crée, par le sacrifice, la culture et les
institutions.
Ce qui détourne de nombreux philosophes de ma théorie réside
précisément en ce point : la dépendance de la culture à l'égard du religieux, du
mécanisme émissaire, qui est à la fois contingent et nécessaire. Les
scientifiques, de leur côté, critiquent le caractère philosophique de ce saut, trop
complexe pour être prouvé. C'est là tout le paradoxe des discussions dans
lesquelles je me trouve impliqué : les philosophes ont du mal à croire aux
« faits », et les scientifiques, le plus souvent, ne voient pas l'intérêt de passer
du physique au symbolique.
La façon dont les théoriciens de l'évolution gèrent la transmission
culturelle relève d'une attitude assez contradictoire. Bien qu'ils soient habitués
à travailler sur de vastes échelles de temps qui leur permettent de rendre
compte de l'évolution des espèces, lorsqu'ils abordent la culture humaine, ils
ont tendance à tomber dans une sorte de perspective atemporelle. Un
présupposé indiscuté semble associé à l'activité humaine : les évolutionnistes
adoptent alors une sorte d’« individualisme méthodologique ». Tout se passe
comme si, dès qu'ils se mettent à examiner la culture humaine, ils considéraient
l'individu moderne comme le prototype de l'être humain primitif, qui produit et
transmet la culture. Ce postulat implicite est aussi désastreux que le postulat
inverse, la « mentalité primitive » de Lévy-Bruhl. Durkheim avance l'argument
que l’autonomie des faits sociaux ne peut pas s'expliquer par la seule
psychologie individuelle. L'émergence de la culture constitue l'un de ces faits.

En ce qui concerne l'évolution de la culture, on peut avancer qu'elle s'est


effectuée à travers des schémas lamarckiens plutôt que dans un cadre
darwinien.

Il est vrai que culture et symbolicité sont essentiellement transmises par la


répétition et le renforcement. Est-ce vraiment lamarckien ? À vrai dire, je n'en
sais rien. Cependant, c'est au niveau du groupe social qu'il faut recourir à la
sélection darwinienne. Ceci est purement conjectural et hypothétique, car il
serait impossible d'en trouver une preuve absolue. L'idée de la sélection de
groupe a été vivement critiquée dans ce domaine — bien qu'il semble qu'elle
soit aujourd'hui reconsidérée . Cela dit, rien ne nous empêche d’effectuer cet
125

exercice conjectural. En se fondant sur les présuppositions de la théorie


mimétique, on peut supposer que de nombreux groupes et sociétés ont péri en
raison de violences internes qui n'ont pas débouché sur des phénomènes de
victime émissaire suffisamment efficaces. Car, ce qui a fourni cet instrument
de protection fondamental contre la violence naturelle propre à l'espèce,
violence que tout groupe d'hominidés est amené à déclencher à un moment ou
un autre pour des raisons purement éthologiques, c'est le mécanisme du bouc
émissaire et rien d'autre. Il s'agit donc bien de l'origine de l'évolution culturelle
qui est religieuse. À ce stade, qui a fort bien pu durer des dizaines de milliers
d'années, l'autonomie de l'individu n'a aucun sens. Le problème se résout au
niveau du groupe tout entier ou pas du tout, et tout le monde périt.

En ce sens, une hypothèse comme celle du gène égoïste de Richard Dawkins


semble incapable d'expliquer les interactions sociales. En effet, elle recourt
principalement à la théorie des jeux pour montrer que l'altruisme animal est
possible — comme si les interactions sociales, et donc la culture, pouvaient se
réduire à une explication purement économique. Afin d’étendre sa théorie à la
sphère culturelle, il a dû alors inventer cette notion plus problématique encore
du meme, que nous avons déjà évoquée, unité culturelle minimale (qui semble
d'ailleurs assez proche de l’idée qu'exprime Gabriel Tarde dans Les lois de
l'imitation).

Et ce faisant, Dawkins suppose une rupture radicale entre l'animal et


l'humain, puisqu'il ne fournit aucune explication à l'apparition de la culture.
Dans son analyse, les memes semblent émerger de nulle part, alors que la force
sélective, qui devrait discerner entre les memes qui seront retenus et ceux qui
seront rejetés, reste inexplorée (ou bien elle est purement contingente ). La
126

théorie de l'imitation de Dawkins me paraît déficiente. Elle reste aveugle aux


effets conflictuels de l'imitation, et, en fin de compte, comme l’a écrit Stephen
Sanderson, elle reste totalement « conceptuelle et intellectuelle  ».
127

Selon John Tooby et Leda Cosmides, « la plupart des chercheurs en sciences
sociales pensent invoquer un principe explicatif puissant quand ils proclament
qu'un comportement est “appris“ ou “culturel“ ». Cependant, « en tant
qu'hypothèses qui expliciteraient le phénomène mental ou comportemental ces
distinctions sont étonnamment vides de sens. À cette étape, dans l'étude du
comportement humain, apprentissage et culture sont des phénomènes à
expliquer et non des explications  ».
128

C'est pourquoi nous avons besoin d'une théorie, comme la théorie


mimétique et le mécanisme émissaire, qui puisse expliquer l'émergence de la
culture et de l'activité symbolique en partant d'une position strictement
naturaliste et en prenant en compte toutes les contraintes biologiques,
éthologiques, anthropologiques auxquelles les primates sont sujets. En d'autres
termes, la théorie mimétique offre un terrain propice à la mise en relation
d'approches méthodologiques différentes, ainsi que de sources d'informations
variées.

1. Le fonctionnement du mécanisme mimétique

Pour plus de clarté, nous aimerions que, dans ce chapitre, vous exposiez les
notions principales de votre théorie. Et, pour commencer, nous voudrions vous
demander de bien redéfinir et différencier les notions de désir mimétique et de
mécanisme mimétique, telles que vous les avez développées dans vos livres.

L'expression « mécanisme mimétique », recouvre une séquence


phénoménale très vaste : elle désigne tout le processus, qui commence par le
désir mimétique, continue par la rivalité mimétique, s'exaspère en crise
mimétique ou sacrificielle et finit par la résolution du bouc émissaire. Pour
expliquer ce parcours, il nous faut commencer au tout début, c'est-à-dire au
désir mimétique.
Tout d'abord, il nous faut distinguer désir et appétit. L'appétit pour la
nourriture, le sexe, n'est pas encore le désir. C'est une affaire biologique qui
devient désir par l'imitation d'un modèle; et la présence de ce modèle est un
élément décisif dans ma théorie. Si le désir est mimétique, donc imitatif, alors
le sujet désire l’objet possédé ou désiré par son modèle. Le sujet évolue soit
dans le même monde que son modèle, soit dans un monde différent. Dans ce
dernier cas, il ne peut, bien sûr, posséder l'objet de son modèle, et il ne peut
établir avec ce dernier qu'une médiation externe, comme je l'appelle. Si, par
exemple, son acteur de cinéma préféré — devenu son modèle — et moi-même,
nous vivons dans des milieux différents, le conflit direct entre lui et moi est
impossible, c'est ce que j'appelle la médiation externe qui ne suscite pas de
conflit. En revanche, si je vis dans le même milieu que mon modèle, si celui-ci
est vraiment mon prochain, mon neighbour (voisin), alors ses objets me sont
accessibles. Par conséquent, la rivalité surgit. J'appelle ce type de relation
mimétique médiation interne, et celle-ci se renforce constamment. À cause de
la proximité physique et psychique du sujet et du modèle, la médiation interne
engendre toujours plus de symétrie : le sujet tend à imiter son modèle autant
que le modèle l’imite, lui. En fin de compte, le sujet devient le modèle de son
modèle, et l’imitateur devient l'imitateur de son imitateur. On évolue toujours
vers plus de réciprocité, et donc plus de conflit. C'est ce que j'appelle le rapport
des doubles . L'objet disparaît dans le feu de la rivalité : la seule obsession des
54

deux rivaux consiste bientôt à vaincre l'adversaire plutôt qu'à acquérir l'objet;
ce dernier devient alors superflu, simple prétexte à l’exaspération du conflit.
Les rivaux sont de plus en plus identiques : des doubles. La crise mimétique est
toujours une crise d'indifférenciation, qui surgit quand les rôles du sujet et du
modèle se réduisent à cette rivalité. C'est la disparition de l'objet qui la rend
possible, et non seulement elle s'exaspère, mais elle se répand contagieusement
aux alentours.

Cette hypothèse contredit la conception moderne du désir, vu comme


l'expression authentique du moi. Le désir n'est donc pas quelque chose qui
« appartient » à l’individu, il s'agit plutôt d'une convergence des appétits et
des intérêts, qui recentrent fortement l'attention sur les objets de la réalité; et
ce « vecteur » est donné par le modèle.
Le monde moderne est archi-individualiste. On veut que le désir soit
strictement individuel, unique. Ceci voudrait dire que l'attachement à l'objet du
désir serait, d'une certaine manière, pré-déterminé. Si le désir est à moi seul, s'il
exprime ma nature propre, je devrais désirer toujours les mêmes choses. Et si
le désir est ainsi figé, il n'y a pas grande différence entre lui et les instincts.
Pour que le désir soit mobile — en relation avec les appétits et les instincts d'un
côté, le milieu social de l'autre —, il faut ajouter à la sauce une bonne rasade
d'imitation. Seul le désir mimétique peut être libre, vraiment humain, parce
qu'il choisit le modèle plus encore que l'objet. Le désir mimétique est ce qui
nous rend humain, ce qui nous permet d'échapper aux appétits routiniers et
animaux, et de construire notre propre identité, qui ne saurait être création pure
à partir de rien. C'est la nature mimétique du désir, qui nous rend capables
d'adaptation, qui donne à l'homme la possibilité d'apprendre tout ce qu'il a
besoin de savoir pour participer à sa propre culture. Il n'invente pas celle-ci; il
la copie.

Ce que vous dites est essentiel; dans le cas de l'autisme par exemple — défini
comme une diminution considérable de l'activité relationnelle —, les
chercheurs ont maintenant compris que l’imitation est le mécanisme par lequel
le petit enfant peut connaître quelque chose des sentiments de l'autre. C'est
l'imitation qui fait le premier pont entre soi et l'autre. L'aptitude des bébés à
faire le rapprochement entre le comportement de leurs proches et les effets
induits par le fait de les imiter est fondamentale pour le développement
ultérieur de l’intersubjectivité, de la communication et de la cognition sociale
55
. Ne pas pouvoir imiter est le signe d'un grave déficit culturel.

Il est possible que la nature mimétique du désir nous échappe, parce que
nous nous reportons peu aux premiers stades du développement humain.
Imitation et apprentissage sont indissociables. Normalement, on réserve le mot
imitation à ce qui est considéré comme inauthentique — et ce pourrait être la
raison pour laquelle il n'existe pas, dans les sciences humaines, de véritable
théorie de l'action psychologique qui expliquerait le comportement imitatif.
Dans un débat sur les hypothèses mimétiques, Paul Ricœur comparait la
personne présentant un comportement imitatif à un enfant qui joue, voulant
dire par là que cette personne ne maîtrise pas ses actions; et c'est vrai qu'il y a
toujours dans l'imitation un certain degré d’« inconscience  ». La plupart des
56

théories, celle de Piaget par exemple, réduisent ces comportements aux


premiers stades du développement psychologique de l'individu, et les
appliquent rarement à l'âge adulte. Nous ne nous résignons pas à reconnaître
ceux que nous admirons lorsque nous imitons. Nous voyons là quelque chose
de honteux. Étant donné cette lacune dans la compréhension de la mimésis, je
me demande s'il ne serait pas préférable de parler d'imitation en revenant aux
principes de la philosophie grecque, à Platon. Quand Platon parle de l'imitation
dans La République, l'image du miroir apparaît soudain comme l'un des signes
de la crise mimétique : il annonce l'apparition des doubles. Platon redoute la
mimésis. Il pressent le danger de conflit derrière certaines pratiques imitatives,
danger qui n'est pas limité à l'art, mais qui peut surgir à tout instant lorsque
deux ou plusieurs hommes sont ensemble . Il ne s'explique jamais là-dessus.
57

Pourquoi avez-vous choisi le mot mimétisme plutôt que celui d'imitation ?

J'emploie les deux mots mais pas tout à fait indifféremment. Il y a moins
de conscience dans mimétisme et il y en a plus dans imitation. Je ne veux pas,
comme on risque de le faire, si on repère le mimétisme du désir, passer à
l'excès contraire et définir toute imitation comme désir. C'est ce que fait le
XXe siècle. C'est ce qu'a fait Freud, je l'ai noté dans La violence et le sacré .58

Partout où Freud voit des enfants imiter leurs parents, il s'imagine que même
les tout-petits désirent la même chose que leurs parents. Dans Au-delà du
principe de plaisir, le mot imitation (Nachahmung) est partout, et pourtant le
concept ne joue aucun rôle. D'après moi, l'une des raisons de la tendance à
éluder le concept d'imitation est que celui-ci, amputé de sa puissance
conflictuelle, paraît « simpliste » et déçoit l'appétit actuel (très mimétique) de
« complexité ». Je suis pleinement conscient de cela : mon premier livre a été
victime de cette façon de penser. L'attitude qui consiste à refuser de débattre du
concept d'imitation est encore dominante dans notre culture, et la théorie
mimétique réagit contre elle. Dans son Feu sacré, Régis Debray me consacre
quinze pages qui se voudraient féroces, mais sans accéder jamais à la notion de
rivalité mimétique. Il me rattache à Tarde et à la tradition d’imitation anodine
qui sévit depuis Aristote. J'y reviendrai dans le dernier chapitre.

Depuis plusieurs années, l'imitation commence tout de même à intéresser les


sciences cognitives et la neurologie . Les psychologues du comportement
59

affirment que les nouveau-nés imitent, d'une façon qui ne peut être expliquée ni
par le conditionnement, ni par la mise en place de comportements innés . Les60

neurologues ont découvert une catégorie de neurones intéressante, les


« neurones miroirs » : ils sont en activité quand un individu effectue un
mouvement particulier, ou quand il observe un mouvement semblable chez une
autre personne .61

Oui, mais en parcourant cette littérature, vous vous apercevrez vite que
l'acquisition et l'appropriation sont rarement perçues comme des modes de
comportements susceptibles d'être imités. Les théories de l'imitation ne parlent
jamais de la mimésis d'appropriation ou de la rivalité mimétique. Et c'est
pourtant le point le plus important de ma perspective. Pour le rendre évident, il
faut penser aux interactions enfantines. L'enfant a une relation de médiation
externe, c'est-à-dire une imitation positive, avec les adultes, et une relation de
médiation interne, donc de rivalité, avec les autres enfants. Ce n'est pas tant
une question de psychologie expérimentale qu'une observation quotidienne. Le
premier penseur à avoir défini ce type de rivalité est saint Augustin dans les
Confessions. Il décrit deux bébés qui ont la même nourrice. Alors qu'il y a
suffisamment de lait pour les deux, ils tentent chacun d'obtenir tout le lait, pour
empêcher l'autre d'en avoir  . Même si l'exemple est un peu mythique à mon
62

avis (les deux nourrissons sont-ils capables de concevoir leur nourrice comme
privée de lait, en fonction de leur consommation excessive ? J'en doute), il
symbolise très bien le rôle de la rivalité mimétique, non seulement chez les
enfants, mais dans l'humanité en général.

2. « Ce moment capital dans ma vie »

Lorsque vous terminez votre doctorat, vos intérêts intellectuels ne sont pas
encore clairement définis.

En effet, je préférais les voitures américaines ! Puis j'ai commencé à


donner des cours sur les romans : ce fut là ma première aventure intellectuelle.
Lorsque j'ai commencé à lire et à enseigner Stendhal, j'ai été frappé par des
ressemblances : la vanité chez Stendhal, le snobisme chez Proust, et déjà chez
Flaubert. J'ai compris ensuite que le donquichottisme était à la fois autre chose
et la même chose. Et le dostoïevskisme aussi. J’étais sur la voie de la théorie
mimétique qui permet de définir des différences à l'intérieur de l'identique,
sans renoncer à ce dernier, contrairement à la déconstruction. Écrire une
histoire du désir par l'intermédiaire des grandes œuvres littéraires, voilà ce que
je souhaitais faire.

Vous avez déjà évoqué cette période : « […] ce moment capital dans ma vie où
les grandes lignes de mon œuvre se sont présentées à moi; c'est très
exactement au début de 1959, pendant que je termine Mensonge romantique
9
. »

C’est vrai. Je lisais alors, par séquences, Le rouge et le noir, Madame


Bovary, et Dostoïevski. Le moment décisif a été ma lecture de L'éternel mari.
J'ai vu qu'il s'agissait fondamentalement de la même analyse que dans Le
curieux impertinent de Cervantès . Le fait que la découverte soit la même,
10

alors que d'un point de vue formel, linguistique ou esthétique, les deux textes
sont tour à fait différents, fit de moi ce réaliste mimétique que je suis devenu.
C'est à cette époque que j'ai sans doute lu le plus de livres, surtout intéressé par
les éléments religieux ou sacrificiels que je pouvais y trouver. À vrai dire, je
n'ai jamais cessé de lire autour du sacrifice.

Vous dites, dans votre entretien avec François Lagarde, que vous avez perdu
votre poste à l'université d’Indiana parce que vous n'aviez pas assez publié . 11

Est-ce que le « publish or perish » (publie ou péris) américain avait déjà force
de loi ?

Certainement. Comme je n'avais rien publié du tout, j'ai péri, j'ai perdu
ma place. Heureusement, je réussis à en trouver une autre sans perdre trop de
terrain sur le plan universitaire et je me mis à publier article sur article; sur le
poète Saint-John Perse d'abord; puis sur Malraux. J'étais influencé par sa
Psychologie de l'art . Il y a dans ce livre des télescopages entre l'art primitif et
12

la Seconde Guerre mondiale, qui m'éblouissaient. Je partageais sa passion pour


le monde archaïque, elle-même à l'origine de La violence et le sacré  . Et j'étais
13

un peu traumatisé par l'expérience de l'Occupation, mais pas assez pour être
paralysé.

Dans votre travail comme dans votre vie, on trouve en permanence ce


sentiment que vous avez de ne pas faire partie de votre entourage. À Avignon,
vous n'étiez pas à l'aise parmi vos amis; Européen exilé aux États-Unis, vous
avez ressenti ce que c'est qu'être un étranger; au début de votre carrière
universitaire, vous n'apparteniez pas à la discipline littéraire, et plus tard vous
avez opté pour des recherches anthropologiques. Comment expliquez-vous
cette constante envie de bouger ?

Il est vrai que j'ai tendance à ne jamais croire aux compartiments où


s'enferment les chercheurs, mais je ne suis pas un marginal, au sens classique
du mot. Je ne me suis en effet jamais senti rejeté, comme tant d'intellectuels
qui aiment donner d'eux cette image. C'est peut-être parce que j'avais, que j'ai
toujours d'ailleurs, le sentiment profond de transporter mon enfance avec moi.
J’ai eu une enfance très heureuse, et j'ai toujours essayé de m'entourer des
réalités de cette période de ma vie. Des choses simples, comme la nourriture,
ou ma version abrégée du Don Quichotte, les romans de la comtesse de Ségur.
Je suis donc une sorte d'électron libre, mais je ne me sens pas exclu. C'est sans
doute la raison pour laquelle je n'ai jamais réussi à perdre l’accent français !
Mon lieu d'élection n'est pourtant pas ma Provence natale, trop admirée et
célébrée pour ne pas me paraître un peu évaporée. Je m'y sentais
underprivileged par rapport aux enfants qui allaient faire du ski au mont
Ventoux et dont les parents avaient des automobiles. Ma terre d'élection c'est la
région montagneuse et austère où nous passions d'immenses vacances, entre la
Chaise-Dieu et Ambert-en-Livradois.

Ne pensez-vous pas qu'il peut y avoir un avantage intellectuel à être en


marge ?

Il y a un avantage, nous semble-t-il toujours, à être tel qu'on est. Mon


extériorité relative est visible, je pense, dans mes livres les plus caractéristiques
: Mensonge romantique et Shakespeare, les feux de l’envie . Surtout dans les
14

parties sur les rapports mimétiques. C'est peut-être là le cœur de mon travail,
dont les aspects anthropologiques et religieux sont les prolongements.
Quand je suis passé de la littérature à l'anthropologie, je l'ai fait en
autodidacte. C'est pourquoi j'ai mis tant d'années à écrire La violence et le
sacré : j'avais dû entretemps devenir anthropologue.

Dans votre essai sur Malraux, vous montrez que ses métaphores sont prises
dans l'Histoire. Cela va bien, semble-t-il, avec votre conception du réalisme . 15

Oui. J'ai toujours été réaliste sans le savoir. J'ai toujours cru au « monde
extérieur », et à la possibilité de le connaître. Aucune discipline commençante
n’atteint de résultats durables si elle n'est pas fondée sur un réalisme de bon
sens. J’étais si réaliste que je ne soupçonnais pas à quel point on l'était peu
dans le monde intellectuel. Le vieil idéalisme allemand a fourvoyé toute la
culture européenne. Je ne suis pas pour autant favorable au pragmatisme, lié à
une conception de l'action que je trouve dénuée de fondement. Je m'intéresse
aux schémas de pensée et j'ai la conviction que les meilleurs d’entre eux
révèlent le réel. La barrière du langage pose un problème, bien sûr, mais pas
forcément insoluble. Je suis certain que les ingénieurs préposés aux
inondations du Nil dans l'Égypte ancienne et les agronomes de l'Ouest
américain, s'ils pouvaient se rencontrer, après quelques tâtonnements, se
comprendraient parfaitement. Ce que la déconstruction déconstruit très bien,
c'est l'idéalisme allemand, qui n'est pas le réel.
2. L’éthologie et le mécanisme victimaire

Dans cette optique, il peut paraître important de se placer à la limite, bien sûr
incertaine, des règnes animal et humain, donc au point d’émergence de la
sphère symbolique. Selon les observations éthologiques de Konrad Lorenz, on
peut, chez certaines espèces, identifier des schémas comportementaux qui
ressembleraient à « une désignation instinctive du bouc émissaire  ». 129

La vision que nous avons aujourd'hui des chimpanzés et des primates en


général est un peu différente de celle qui avait cours au moment où j'ai écrit
Des choses cachées. Aujourd'hui, on pense que, non seulement ces derniers
utilisent des outils, mais aussi qu'ils chassent ensemble et, selon certains
observateurs, possèdent même des rituels, ou du moins des ébauches de rituels.
J'ai utilisé moi-même les travaux de Lorenz dans mes hypothèses. Cette
approche évolutionniste évite la rupture totale, postulée par l'hypothèse
structuraliste et lui substitue un processus graduel, qui atteint des niveaux de
complexité de plus en plus grands.
Ce que je trouve important, dans le livre de Konrad Lorenz, L’agression,
c'est la description du comportement des oies. Quand deux oies s'approchent
l'une de l'autre avec des signes d'hostilité, la plupart du temps leur agression est
déviée sur un troisième objet  . Il y a là une ébauche du mécanisme émissaire.
130

Ce détournement de l'agressivité a été fixé par l'évolution en un schéma


instinctuel qui peut créer un lien, principalement entre un mâle et une femelle
(mais il existe aussi des cas d'homosexualité engendrés par ce même
mécanisme). Dans le cas des oies, le couple est permanent ou semi-permanent,
et il se forme grâce à cette amorce du mécanisme du bouc émissaire.
(L'expression « victime émissaire », « bouc émissaire » n'est pas tout à fait
exacte, certes, puisque le troisième terme est le plus souvent un objet) : la
violence est déviée sur un tiers. Cette observation, si elle est correcte, rend
manifeste l'émergence d'un lien entre des individus qui ont déchargé leur
violence sur une même victime. Le détournement de l'agressivité au sein d'un
groupe spécifique et contre un élément externe (ou un élément interne qu'on
expulse) crée une cohésion forte au sein de ce groupe ou de ce couple. Cela
doit être la raison pour laquelle les sociétés primitives avaient recours au
meurtre rituel : pour renforcer les liens de la communauté. L'invention du
sacrifice rituel repose sur une observation préalable qui porte sur l'efficacité de
la violence partagée, et certainement aussi du « saisissement » qui en résulte.

Lorenz fait également référence au rire humain comme une forme d'agression
détournée : quand un groupe rit de quelqu'un, il s'agit d'une forme, même
anodine, de désignation d'un bouc émissaire. On perçoit tout de suite une sorte
de chaîne empathique, un lien fort entre les éléments du groupe.
C'est un mécanisme d'origine éthologique, dont nous ne sommes pas
conscients. L'évangile de Luc en donne un exemple : « Après […] avoir, ainsi
que ses gardes, traité avec mépris et bafoué [Jésus], Hérode le revêtit d'un habit
splendide et le renvoya à Pilate. Et, ce même jour, Hérode et Pilate devinrent
deux amis, d'ennemis qu'ils étaient auparavant » (Lc 23, 12). Le bouc émissaire
commun, symbolique ou réel, opère un rapprochement entre les complices.
C'est le cas de Pilate et d'Hérode dans le seul évangile de Luc; car là seulement
Hérode participe à l'affaire.
Je pense cependant que la pensée de Lorenz reste insuffisante sous le
rapport social. Il parle toujours en termes de couples; il n'existe pas de société
de ce point de vue. Même quand il y a des schémas de domination, ils ne
forment pas une vraie société. Mais c'est justifié par le fait que Lorenz ne parle
que des animaux. Le mécanisme de la victime émissaire ne surgit vraiment
qu'au-delà de la horde animale. Avec la horde, on se rapproche de la société —
c'est peut-être la raison pour laquelle Elias Canetti, dans Masse et puissance,
réfléchit sur ce point précis .
131

Un passage de L'agression de Lorenz suggère un scénario différent du meurtre


originaire. Ce scénario apporte la preuve d'une forme de conscience autour du
massacre du premier homme : « Quelques-uns des oiseaux et des mammifères
les plus intelligents et les plus sociables réagissent d'une façon très dramatique
à la mort subite d'un des membres de leur espèce. Les oies cendrées restent, les
ailes étendues et en sifflotant, auprès d'un ami mourant pour le défendre;
Heinroth a pu l'observer après avoir tué une oie en présence de sa famille.
[…] Le professeur Bernhard Grzimek m'a raconté qu'un chimpanzé adulte
mâle, après l'avoir mordu assez cruellement, sembla, sa rage passée, très
consterné de ce qu'il avait fait et essaya de comprimer avec ses doigts les
lèvres de la plaie. […] On peut affirmer avec certitude que le premier Caïn,
après avoir frappé un membre de sa horde d'un coup de poing, fut très
embarrassé par les suites de son acte. […] nous pouvons affirmer que le
premier assassin comprit tout à fait l'énormité de son acte. Nul besoin que se
propage lentement de bouche à oreille l'information que le potentiel combatif
d'une horde baisse dangereusement lorsqu'on tue trop de ses membres pour les
mettre dam la marmite . » Lorenz semble suggérer l'existence d'une
132

« conscience instinctive » liée à la mort d'un congénère. Si cela est vrai,


comment pouvons-nous supposer que les communautés primitives n'étaient pas
conscientes de l'importance du meurtre fondateur, élément fondamental de
votre théorie ?

Lorenz comme Darwin préfèrent ne pas voir de séparation nette entre les
animaux et les êtres humains, et ils ont raison, je pense; mais tous deux
minimisent alors la symbolicité ou ne la mentionnent même pas. Elle est
pourtant essentielle. Les chercheurs scientifiques ont tendance à négliger cette
discontinuité entre les animaux et les humains. En général, les évolutionnistes
minimisent la symbolicité ou essaient de lui donner des origines purement
physiologiques. Les auteurs que j'ai lus essaient d'expliquer le langage
uniquement par l'évolution du cerveau, tandis que les éthologues insistent trop
sur les racines éthologiques communes. Ils ne voient pas le saut fondamental
(évitons le terme de « rupture » entre la culture humaine et la culture animale,
qui est effectivement déclenché par l’apparition de la sphère symbolique. Pour
saisir le pouvoir du symbolique, il faut tenir une origine de ce pouvoir : c'est
une des raisons de mon intérêt pour le mécanisme du bouc émissaire. C'est ce
qui permet d'expliquer comment l'accroissement du pouvoir symbolique est lié
au rituel. Cela exige ce que les philosophes appelaient une « totalité ». Les
éléments inclus dans la totalité se rapportent les uns aux autres, et acquièrent
une signification grâce aux liens analogiques, métonymiques et métaphoriques
qui s’établissent entre eux.
Dans le passage que vous avez cité, Lorenz utilise l'histoire de Caïn de
façon métaphorique pour expliquer cette origine hypothétique. Dans la dernière
phrase — « Nul besoin que se propage lentement de bouche à oreille
l'information que le potentiel combatif d'une horde baisse dangereusement
lorsqu'on tue trop de ses membres pour les mettre à la marmite » — Lorenz
semble approcher de l'idée d'un mécanisme collectif. Il pressent que Caïn est
un nom collectif. Ce qui est très clair dans le texte biblique : « Aussi bien, si
quelqu'un tue Caïn, on le vengera sept fois » (Gn 4, 15). C'est la loi d'une tribu,
et non celle d'un seul homme. Il ne faut évidemment pas prendre la Bible dans
un sens littéral : Adam, Ève, Caïn sont des noms collectifs. Cela dit, Lorenz n'a
jamais véritablement développé cette idée latente dans son langage
métaphorique.

Si l'hypothèse de Lorenz est juste, le mécanisme du bouc émissaire ne serait


peut-être pas un processus fortuit, mais plutôt une alternative, que l'on trouve
déjà dans les groupes animaux, alternative à un mode de conservation dicté
par l'instinct. Ce qui est aléatoire, c’est l'actualisation dans les différents
groupes d'hominidés qui ont « redécouvert » ce mécanisme et constitué par ce
biais un ordre symbolique.

Quand on décrit le mécanisme du bouc émissaire comme un processus


aléatoire, il faut le voir comme une succession de paliers. Il est impossible de
définir, d'isoler le moment précis où ce mécanisme intervient et où la culture
émerge enfin. Il faut voir cela dans un cadre temporel de dizaines de milliers,
peut-être de centaines de milliers, peut-être même de millions d'années. Dans
cette longue histoire de la « découverte » du mécanisme victimaire, on peut
inclure le récit de Lorenz, sur le détournement de l'agressivité chez les
animaux, comme un premier pas dans cette évolution, une sorte d'infra-rituel
du bouc émissaire. C'est un processus déjà complexe. Mais le groupe, la horde
constituent un préalable absolument nécessaire au développement total du
mécanisme.

Dans l'idée de cette sorte de proto-conscience, pourrait-on avancer qu'un


système proche du mécanisme du bouc émissaire se retrouverait dans les
groupes animaux, et que ce système serait un instinct de conservation de
l'espèce ?

Lorsque j'ai écrit Des choses cachées, on ne disposait pas de tout le savoir
actuel sur le comportement animal, ou alors ce savoir est maintenant interprété
de façon différente. Par exemple, on pense de nos jours que les chimpanzés se
livrent à des chasses collectives et mangent leurs victimes, qui sont surtout des
singes d'une espèce différente . Il existe dans ces groupes des formes de
133

violence collective. Certaines formes de chasse présentent également des


aspects rituels. Des signes clairs rendent plausible le fait que le mécanisme du
bouc émissaire soit apparu dans ces groupes. Ceci est une autre étape du long
processus de l'évolution qui mène au mécanisme dans sa forme achevée. Le
cerveau des singes n'est sans doute pas suffisamment développé pour leur
permettre d'atteindre le plan de la symbolicité. Pour atteindre ce niveau, nous
l'avons dit, il ne suffit pas d'avoir un cerveau d'une taille adéquate. Il faut aussi
un centre de signification, et la victime désignée comme bouc émissaire fournit
ce centre. L'émergence d'une sphère symbolique doit s'expliquer, dans un cadre
éthologique. C'est le fruit d'une combinaison d’instincts, dans laquelle on peut
inclure la proto-conscience du meurtre d'un membre de la même espèce. Nous
avons déjà mentionné ça. Il faut également tenir compte de la baisse soudaine
d'intensité de la violence, que renforce le lien instinctif de ceux qui ont choisi
le bouc émissaire, diminution perçue comme liée à la victime et dépendant
d'elle. D'où la tendance à diviniser cette victime.

2. La rivalité mimétique et les mythes de l’origine

Bien que la mobilité du désir soit un trait qui caractérise l'émergence de


l’individu moderne dans l'histoire — processus qui s'est accéléré après la
Renaissance —, vous affirmez clairement que le désir mimétique n'est pas une
invention moderne.

En effet. Ce qui est significatif des temps modernes, c'est que l'éventail
des modèles parmi lesquels se fait le choix est beaucoup plus large. Même s'il
y a entre les hommes de grandes différences de pouvoir d'achat, il n'y a plus
parmi nous de différence de caste ou de classe au sens traditionnel. Toute
médiation externe s'est effondrée. Les gens appartenant au plus bas niveau
social désirent ce qu’ont les gens au plus haut niveau . Ils pensent qu’ils
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devraient posséder ces mêmes choses, ils sont harcelés par la même publicité,
alors que dans le passé, l'égalité dans le désir restait sans doute inconcevable.
L'accès à certains biens et certaines marchandises était très limité ou
strictement codifié et contrôlé par des différences sociales et économiques
rigides.
Cependant, le désir et la rivalité mimétiques étaient déjà présents, et sont
faciles à repérer derrière les mythes et les textes religieux, comme les Vedas
indiens ou la Bible. Les Brahmanas, vastes compilations de rites et de
commentaires sur la pratique du sacrifice, sont, à cet égard, passionnants. D'un
point de vue descriptif, ils illustrent tout à fait ce que j'appelle la rivalité
mimétique. Il faut bien sûr considérer que les mythes racontent des événements
réels, mais en les déformant. ils ne sont jamais la pure fiction que nos
contemporains font d'eux. Les mythes organisent un certain savoir — le mot
veda signifie savoir, science —, partiellement faux et partiellement vrai, de
tout ce qui touche au désir et au sacrifice.

Pouvez-vous nous en donner des exemples ?

La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas, de Sylvain Lévi, est une


espèce d’anthologie raisonnée des Brahmanas, assortie de nombreuses
citations traduites en français . D'après ces textes, les hommes, de même que
64

les dieux et les démons, ont été créés par le sacrifice lui-même, qui se fait
créateur en la personne de Prajâpati, le plus grand de tous les dieux. Toutes les
créatures intelligentes de Prajàpati sont vouées aux rivalités et, par conséquent,
aux sacrifices, car seul le sacrifice, nous allons le voir, est capable d'apaiser les
rivalités entre ces créatures.
Entre les dieux (Devas) et les démons (Asuras), il y a toujours un objet
dont les deux groupes veulent s'assurer la possession exclusive. Il est souvent
gigantesque, formidable, à la mesure des antagonistes supposés. Ici c'est la
Terre, ailleurs ce sera le Soleil, la Lune, etc. Les dieux et les démons se
disputent la création entière. Cet objet est souvent impossible à partager, pour
la bonne raison que c'est, en fait, d'une abstraction qu'il s'agit, plutôt que d'un
objet réel. C'est Vâc par exemple, la Voix, ou plutôt le langage, que se
disputent les Devas et les Asuras, ou encore c'est l'Année, qui signifie le
Temps.
Dans de nombreux cas, cependant, les dieux et les démons se disputent
des biens faciles à partager, ceux que les hommes, dans l'Inde védique en
particulier, se disputent âprement, le bétail par exemple. Mais, là aussi, le
partage est impossible, car ce que tous convoitent n'est pas un peu ou même
beaucoup de bétail, mais le bétail en soi, l'idée abstraite du bétail. Ce ne sont
jamais les mêmes objets deux fois de suite. À chaque épisode, en effet, les
Devas l'emportent sur les Asuras, grâce au sacrifice qu'ils exécutent mieux que
leurs rivaux, et cette victoire rituelle leur assure la propriété de l'objet disputé.
Plus on va, plus on comprend que les objets n'ont aucune importance. Ce ne
sont que des prétextes à rivalité. Leur acquisition par les dieux, toujours
victorieux, signifie simplement que ceux-ci progressent toujours dans leur
marche patiente vers l'immortalité et la divinité, que ni les dieux ni les démons
ne possédaient encore au départ. Les démons, au contraire, du fait de leurs
défaites, s'enfoncent toujours plus dans le démoniaque.
Si l'objet est secondaire, qu'est-ce qui est essentiel dans ces rivalités ? Le
tempérament belliqueux des rivaux, leur humeur querelleuse ? Ni les Devas ni
les Asuras, la chose est claire, n'aiment la paix. Les dieux — au moins dans les
textes traduits par Lévi — sont aussi avides et agressifs que les démons, plus
en vérité. Ils réussissent à relancer la rivalité, même dans les circonstances les
plus propices à son extinction. L'exemple de la Lune le montre nettement. Elle
est l'un des objets que les dieux et les démons désirent simultanément. À la
différence de tant d'autres objets, la Lune, tout au moins dans l'astronomie
védique, est éminemment partageable. Tous les mois, elle se partage elle-
même en une lune croissante et une lune décroissante. Pour éviter une nouvelle
rivalité, je suppose, Prajâpati décide d'assigner la première aux Devas, la
seconde aux Asuras. On ne saurait imaginer solution plus équitable, mais les
Devas n'en veulent pas : « Les dieux eurent un désir : comment pourrions-nous
gagner la part des Asuras ? Ils allèrent, adorant, peinant [pratiquant l'ascèse
concurrentielle]. Ils virent les rites de la nouvelle lune et de la pleine lune, ils
les célébrèrent et ils gagnèrent la part qui était aux Asuras  . »
65

Les dieux désobéissent à leur créateur et principal protecteur. Loin d'être


punis, ils sont récompensés car ils « voient » les rires adéquats et ils les
exécutent à la perfection. Comme toujours, la rivalité aboutit au sacrifice, et le
sacrifice, comme toujours, résout la querelle en faveur des Devas qui
emportent la Lune entière, au nez et à la barbe de Prajâpati.
Pour comprendre à quel point la rivalité est essentielle dans ces courts
récits, il faut observer, avec Sylvain Lévi, la rigueur et la constance des termes
qui la désignent. Dans un premier groupe, le mot consacré est spardh, qui
signifie très exactement « rivalité »; dans un second groupe c'est samyat qui
signifie plutôt « conflit   ». Ces termes ont visiblement une valeur technique.
66

C'est à eux que devaient recourir professeurs et étudiants (brahmacarin) dans


les enseignements sut les sacrifices.
Ce qui m'intéresse dans ces rivalités, c'est le mimétisme qui visiblement
les engendre et, par la suite, en devenant réciproque, ne cesse de les exaspérer.
Pour en repérer la genèse, il faut examiner le début, toujours semblable, de tous
les épisodes; les deux groupes sont séparés, mais ils ne cessent de s'observer, et
dès que l'un des deux désire un objet, l'autre s'empresse de l'imiter; bientôt, il y
a deux désirs au lieu d'un seul, forcément rivaux puisqu'ils ont le même objet.
Partout, l’imitation est le moteur de la rivalité.
Cette imitation rend compte de toutes les symétries, de toutes les
réciprocités qui marquent nos récits avant l'intervention du sacrifice, seul
capable d'engendrer une différence décisive, toujours en faveur des dieux. Les
démons sont présentés comme presque aussi savants que les dieux, presque
aussi exacts dans la pratique rituelle, mais pas tout à fait, et c'est la raison
unique de leur dégringolade dans le démoniaque et de l'ascension des dieux
vers le divin. Les rivalités recommencent toujours après leur conclusion
sacrificielle, non pas parce que le conflit est mal éteint, mais parce qu'il y a
toujours de nouveaux objets qui suscitent de nouveaux désirs, et ces nouveaux
désirs suscitent de nouvelles rivalités, calmées chaque fois par de nouvelles
interventions du sacrifice, longtemps indécises, mais toujours décidées,
finalement, en faveur des dieux.
Cette imitation perpétuelle du désir de l'autre qu'on trouve partout dans
les Brahmanas n'est pas un phénomène réservé aux dieux et aux démons. Il se
produit aussi chez les hommes. Cette imitation caractérise toutes les créatures
intelligentes de Prajâpati. Elle est visiblement responsable de la violence
extrême des rapports entre tous les êtres qui doivent recourir au sacrifice pour
résoudre leurs conflits et se différencier les uns des autres. Les dieux sont les
parvenus du sacrifice et les Brahmanas conseillent aux hommes de les imiter,
c'est-à-dire de recourir aux services de ces spécialistes du sacrifice que sont les
brahmanes.

Dans Je vois Satan tomber comme l'éclair vous affirmez aussi que le désir
67

mimétique et la rivalité sont révélés dans la Bible, où l'on passe d'une simple
description à une compréhension plus normative de l'imitation et du conflit.

Oui, et c'est là quelque chose d'essentiel à mes yeux, c'est le plus essentiel
de tout. Dans le livre de la Genèse, le désir est clairement représenté comme
mimétique : Ève est incitée par un serpent à manger la pomme, et Adam désire
ce même objet, par l'intermédiaire d'Ève, dans une chaîne mimétique évidente.
Il y a aussi un élément d'envie dans le meurtre d'Abel par Caïn, et l'envie c'est
la rivalité mimétique. Le dernier commandement du Décalogue : « Tu ne
convoiteras pas la maison de ton prochain. Tu ne convoiteras pas la femme de
ton prochain, ni son serviteur, ni sa servante, ni son bœuf, ni son âne, rien de ce
qui est à ton prochain » (Ex 20,17 ), interdit très explicitement le désir
68

mimétique. Le commandement énumère tous les objets qu'on ne doit pas


désirer, mais s'arrête au beau milieu de cette entreprise, qui se révèle
impossible. Pour ne rien omettre, il suffit de mentionner le dénominateur
commun de tous les objets désirés : ils appartiennent tous au voisin, au
prochain. En nous interdisant de désirer tout « ce qui appartient à ton
prochain », le dernier commandement interdit le désir mimétique. Ce dernier
commandement est l'interdit essentiel, celui qui les résume tous. Si on peut
respecter celui-là, les précédents ne poseront aucun problème. « Tu ne tueras
pas. Tu ne commettras pas d'adultère. Tu ne voleras pas. Tu ne porteras pas de
témoignage mensonger contre ton prochain » (Ex 20, 13-16). Quatre crimes
contre le voisin : le tuer, voler sa femme, voler ses biens, et le calomnier. D'où
viennent tous ces crimes ? Le dixième commandement répond : du désir
mimétique. Les derniers mots, « rien de ce qui appartient à ton prochain », ne
peuvent pas s'interpréter autrement. Ainsi, la notion de désir mimétique est très
nettement suggérée dans l'Ancien Testament.
Les Évangiles disent la même chose, mais en termes d'imitation et non
plus d'interdit. La plupart des gens pensent, à tort, que le thème de l'imitation
dans les Évangiles est limité à un seul modèle, Jésus, qui nous est proposé dans
un contexte non mimétique. Mais c'est faux. Nous sommes toujours déjà dans
l'univers suggéré par le dixième commandement de Dieu. Jésus nous
recommande de l'imiter, lui plutôt que le prochain, pour nous protéger des
rivalités mimétiques . Le modèle qui encourage la rivalité mimétique n'est pas
69

forcément plus mauvais que nous. Il peut même être meilleur, mais s'il désire
de la même façon que nous, de manière égoïste, avide, nous imiterons son
égoïsme, comme lui le nôtre, et nous serons l'un pour l'autre de mauvais
modèles, forcément rivalitaires, qui finissent toujours par se battre avec leur
imitateur.

2. Mythe et monothéisme

Le fait que le judaïsme et le christianisme soient des religions monothéistes


est-il fondamental dans la ré-écriture qu'ils opèrent du mythe et du sacré
antique ?

Oui, je le pense. Le Dieu du monothéisme est complètement « dé-


victimisé », alors que le polythéisme résulte du fait qu'il y a beaucoup de
fondations victimaires qui révèlent toujours plus de divinités fausses,
inexistantes, mais néanmoins protectrices en raison de l'ordre sacrificiel
qu'elles font respecter. Dans le monde archaïque, chaque fois que le
mécanisme du bouc émissaire fonctionne, un nouveau dieu surgit. Le judaïsme,
depuis le commencement, est le refus absolu de la machine à fabriquer les
dieux. Dans le judaïsme, Dieu n'est plus jamais victime, et les victimes ne sont
plus divinisées. C'est ce que nous appelons la Révélation. Historiquement, elle
se produit en deux phases : premièrement, il y a un passage du mythe à la
Bible, où, comme je viens de le dire, Dieu est dé-victimisé et les victimes dé-
divinisées; vient ensuite la pleine Révélation évangélique  . Dieu participe à
94

l'expérience de la victime, mais délibérément cette fois, pour libérer l'homme


de sa violence. Comme je l'ai déjà suggéré dans Je vois Satan … dans 95

l'Ancien Testament, la victime innocente apparaît pour la première fois. La


victime est seule innocente au sein d'une communauté coupable. Joseph est un
bouc émissaire, mais un bouc émissaire réhabilité. C'est pourquoi il est entouré
d'une aura de vraie humanité et le récit biblique possède un certain réalisme
qui est absent dans les mythes. La Bible entraîne le lecteur dans un monde
pleinement humain, l'Égypte historique. Dans le récit, Joseph apparaît comme
le bouc émissaire de ses frères qui sont « jaloux » de lui (Gn 37, 11). Puis les
Égyptiens le condamnent, dans l'affaire Putiphar, mais, là encore, le texte nous
dit qu'il n'est pas coupable : c'est la femme de Putiphar qui voulait faire de lui
son amant (Gn 39, 7). Le texte réhabilite sans cesse Joseph dans des situations
qui trouvent une résolution contraire à celle du mythe d’Œdipe. Dans Je vois
Satan… , j'ai essayé d'énumérer toutes les ressemblances entre le mythe et le
récit biblique pour faire ressortir les différences.
Le mythe d'Œdipe n'est pas le seul à être contredit par l’histoire de
Joseph, car c'est bien la structure même du mythe qui est contraire au message
biblique. Le mythe pose toujours la question : « Est-il coupable ? », et fournit
la réponse : « Oui. » Jocaste et Laïos ont raison de chasser Œdipe, puisqu'il va
commettre le parricide et l'inceste. Oui, Thèbes a raison de faire de même,
puisque Œdipe a commis le parricide et l'inceste. Le récit mythique confirme
toujours la culpabilité du héros. Le héros est accusé à tort. Dans le cas de
Joseph, tout fonctionne en sens inverse. La question est la même, mais la
réponse révèle un monde entièrement différent. Je pense qu'il y a là une
opposition fondamentale entre les textes bibliques et les mythes. La vérité du
texte biblique n' est pas une question de référentialité/non-référentialité. Le
texte biblique n'a pas besoin d'être référentiel pour être vrai. Il est vrai dans la
mesure où il est la négation des mythes, qui sont au contraire mensonges,
puisqu'ils entérinent toujours le mécanisme du bouc émissaire.

En disant que la question du référent n'est pas si importante, voulez-vous


suggérer que la Bible réécrit toute l’histoire des mythes, et qu'elle inclut par là
même un élément d’inter-textualité par rapport aux récits mythiques ?

Je ne pense pas qu'on doive passer par l’inter-textualité pour tous les
récits bibliques. L’histoire de Joseph, en revanche, est exemplaire de ce que
vous suggérez : elle est pour moi la ré-écriture d'un mythe, ré-écriture qui va
contre l'esprit mythique, parce qu'elle représente l'esprit mythique comme une
source de mensonge et d'injustice.
Dans le monde grec, une conscience latente de ce problème apparaît çà et
là, notamment chez les poètes tragiques : Sophocle suggère que de nombreux
assassins ont tué Laïos. C'est un passage fondamental que les critiques
s'abstiennent malheureusement de commenter. Œdipe pose une question
précise : comment un et plusieurs peuvent-ils être la même chose  ? Il ne96

comprend pas qu'il définit là le principe du bouc émissaire. Pourtant, Sophocle


a certainement conscience de la chose. Il devine, semble-t-il, la vérité, mais il
ne l'exprime pas aussi clairement que les rédacteurs de la Bible. Il ne peut pas
s'exprimer librement, parce qu'il écrit pour un public totalement immergé dans
un cadre mythique et qui veut que le mythe soit toujours raconté de la même
façon. Si le poète supprimait la mise à mort, c'est lui qui serait sans doute
lynché.
Au contraire, l'histoire biblique change la fin et en prévient le lecteur. Le
dernier épisode prouve que l'histoire de Joseph porte sur le rôle du bouc
émissaire. Joseph accueille ses frères. La première fois qu'ils viennent de
Palestine et demandent du grain, il leur en donne. Pourtant, les frères
n'amènent pas Benjamin, le plus jeune des fils de Jacob, qui est leur demi-frère
et le frère de Joseph (Benjamin et Joseph sont les deux derniers fils). Quand les
dix autres arrivent, ils ne reconnaissent pas Joseph habillé en grand seigneur
égyptien; Joseph, au contraire, les reconnaît. Il leur donne du blé et dit :
« Prenez le grain dont vos familles ont besoin et rentrez chez vous, mais la
prochaine fois, ramenez-moi votre plus jeune frère et je saurai que vous n'êtes
pas des espions mais que vous êtes sincères » (Gn 42, 33-34). Ils partent, et
lorsque la faim les tenaille à nouveau, ils reviennent avec Benjamin. Joseph
demande alors à l'un de ses serviteurs de cacher une coupe précieuse dans le
sac de Benjamin. Tout se passe comme la première fois mais, au retour, à la
frontière, on les fouille. On trouve la coupe, et on les arrête. Joseph dit :
« L’homme aux mains duquel la coupe a été trouvée sera mon esclave, mais
vous, retournez en paix chez votre père » (Gn 44, 17). Il leur offre, en somme,
la possibilité de se tirer d'affaire aux dépens, une fois de plus, de leur plus
jeune frère, tout comme ils s'étaient débarrassés de lui-même, Joseph ! Ils
acceptent tous cette solution, sauf Judas, qui dit : « Maintenant, que ton
serviteur reste comme esclave de Monseigneur à la place de l'enfant et que
celui-ci remonte avec ses frères. Comment en effet pourrais-je remonter chez
mon père sans que l'enfant soit avec moi ? Je ne veux pas voir le malheur qui
frapperait mon père » (Gn 44, 33-34). Ému par ce dévouement d'un seul de ses
frères, Joseph leur pardonne à tous et leur propose de s'installer en Égypte,
avec leur père.
Par rapport au renversement biblique des boucs émissaires et au
christianisme, l'histoire est d'une pertinence à vous couper le souffle. Le thème
du pardon accordé à ceux qui ont désigné le bouc émissaire apparaît à la fin, et
cette fin effectue une relecture des textes mythiques, une lecture qui innocente
la victime au lieu de la condamner. Rappelez-vous que la coupe est placée dans
les bagages de Benjamin, qui est la figure de Joseph. Rappelez-vous une des
constantes que nous avons signalées : au plus fort de la crise mimétique, quand
une victime est choisie comme bouc émissaire, on utilise une fausse preuve
afin de démontrer que la victime est réellement coupable. L'histoire de Joseph
est exemplaire. La conclusion montre bien que la lecture de l'histoire entière
dans la perspective du mécanisme du bouc émissaire est la bonne. C'est
l'éternelle histoire de la violence collective qui, au lieu d'être racontée de façon
non critique, mensongère, comme dans la mythologie, est racontée dans sa
version véridique, comme ce sera encore une fois le cas dans la Passion du
Christ. C'est bien pourquoi le christianisme traditionnel voit en Joseph une
figura Christi. C'est anthropologiquement, scientifiquement vrai.

D'ailleurs, le Judas de cette histoire est l'ancêtre biblique du Christ.

C'est vrai. Si Joseph avait acquiescé à la proposition de Judas, celui-ci


aurait pris la place de Benjamin, il aurait accepté d'être pris comme bouc
émissaire à la place de son frère. Judas annonce le Christ parce qu'il consent à
être pris comme bouc émissaire afin de sauver son frère. Avant de proclamer la
fin du sacrifice sanglant, avec le Christ, la Bible montre son adoucissement,
dans le sacrifice annulé d'Isaac. Quand Isaac demande à son père : « Voici le
feu et le bois, mais où est l'agneau pour l'holocauste ? », la réponse d'Abraham
est elle aussi extraordinaire : « Dieu pourvoira » (Gn 22, 7-8). Cette phrase
annonce la découverte du bélier qui remplacera Isaac, mais les chrétiens y ont
toujours vu également une allusion prophétique au Christ. Dieu pourvoira en
ce sens qu'il se sacrifiera lui-même pour en finir à jamais avec toute violence
sacrificielle. Ce n'est pas ridicule, c'est splendide. La grande scène du sacrifice
d'Abraham, c'est le renoncement au sacrifice de l’enfant, partout sous-jacent
dans les débuts bibliques, et son remplacement par le sacrifice animal.
Cependant, dans la littérature prophétique, nous en sommes à l'étape suivante :
les sacrifices animaux ont perdu leur efficacité; ainsi dans le Psaume 40, le
fidèle s'adresse à Dieu : « Tu ne voulais sacrifice ni oblation, tu m'as ouvert
l'oreille, tu n'exigeais holocauste ni victime, alors j'ai dit : « Voici, je viens. » »
(Ps 40 (39), 7). En d'autres termes, la Bible apporte, non seulement le
remplacement de l'objet qui devait être sacrifié, mais la fin de l'ordre sacrificiel
lui-même, grâce à la victime consentante, le Christ.
Pour se libérer du sacrifice, il faut renoncer inconditionnellement aux
représailles mimétiques, « tendre l’autre joue », comme dit Jésus. Appréhender
le rôle du mimétisme dans la violence humaine permet de comprendre
pourquoi les recommandations de Jésus dans le Sermon sur la montagne sont
ce qu'elles sont. Elles n'ont rien de masochiste; elles ne sont pas excessives.
Elles sont tout simplement réalistes, compte tenu de notre tendance presque
irrésistible aux représailles. La Bible conçoit l'histoire du peuple élu comme
une rechute constante dans le mimétisme violent et ses conséquences
sacrificielles. Souvenez-vous, par exemple, de l'épisode où le peuple de Moïse
est prêt à le tuer, lui et Aaron, à l'unanimité. C'est ce que nous lisons dans les
Nombres : « La communauté entière parlait de les lapider . »97

C'est à ce moment-là que la Révélation et le monothéisme se seraient opposés


au phénomène du bouc émissaire et au polythéisme ?

Il n'y a pas opposition, elle serait mimétique, mais quelque chose de plus
puissant à la longue : l'acceptation qui est aussi la révélation que je viens de
définir. La thèse de Freud — l'idée que Moïse a été en fin de compte assassiné
— est plus profonde et plus authentiquement biblique qu'il n'y paraît. L'homme
Moïse et la religion monothéiste est de tous les livres de Freud celui que je
préfère. Il est bourré d'intuitions. Freud s'est appuyé sur une « légende » juive
racontant que Moïse a été tué, sans se douter, il me semble, que des
« rumeurs » analogues existent au sujet de Romulus, de Zoroastre et de la
plupart des fondateurs de religions. Zoroastre aurait été tué par des défenseurs
du sacrifice qui auraient voulu le punir de son opposition à cette institution.
Toutes ces histoires ressemblent à celle de Moïse interprétée par Freud, mais
Freud n'a jamais fait le lien entre elles, et c'est pour cela qu'il n'a jamais
découvert le mécanisme du bouc émissaire. Freud a des intuitions très vraies
parfois, mais qu'il interprète de façon « laïcarde » et dix-neuviémiste, un peu
comme Darwin, alors qu'en réalité, elles renforcent le message biblique. Les
œuvres de Freud sont pour moi des documents à l'appui de la thèse mimétique.
Cet appui est plus net dans Moïse et le monothéisme que dans Totem et tabou,
mais il reste indirect.

Si, dans le récit biblique, la culture est déterminée par un péché originel,
pensez-vous que les Évangiles apportent une ré-interprétation radicale de cette
origine, interprétation qui suggère une alternative ? Peut-on dire que le
Nouveau Testament est une relecture non seulement des mythes, mais aussi de
l'Ancien Testament ?

Il ne faut pas parler d'interprétation, mais de révélation. La révélation


consiste à reproduire le mécanisme victimaire en montrant la vérité, à savoir
que la victime est innocente et que tout repose sur le mimétisme. Les Évangiles
représentent la crucifixion, je l'ai dit, comme un phénomène mimétique. La
vraie cause du reniement de Pierre, de la conduite de Pilate ou de celle du
mauvais larron, c'est l'imitation de la foule, le mimétisme collectif, la
contagion violente. Jésus est innocent. Tour repose sur une unanimité
mimétique et par conséquent fallacieuse. Plus on comprend la vérité de cette
description, plus on comprend qu'elle discrédite non seulement ceux qui ont
crucifié Jésus, mais tous les faiseurs de mythes de l'histoire humaine. Et il faut
ajouter à ceci toutes les définitions de ce même mécanisme fondateur que les
Évangiles mettent dans la bouche de Jésus, toutes les définitions déjà citées par
moi : « La pierre rejetée par les bâtisseurs est devenue la pierre de faîte »,
« Satan est meurtrier depuis le commencement », « Il vaut mieux qu'un seul
homme meure… », etc.

Vous voyez donc entre l'Ancien et le Nouveau Testament une forte continuité ?

Certainement. L'Ancien Testament contient un certain nombre de drames


qui racontent le meurtre de la victime unique, de la même façon que les
Évangiles, c'est-à-dire en révélant l'innocence des victimes collectives. Le
premier grand exemple est l'histoire de Joseph dans la Genèse. Si elle était
mythique, elle prendrait le parti des frères contre Joseph. Elle fait l'inverse. De
même que l'histoire de Job ou les chants du Serviteur Souffrant.

Dans le christianisme, la victime qui sauve la communauté est le Christ.

Jésus sauve les hommes parce que sa révélation du mécanisme du bouc


émissaire, qui nous prive de plus en plus de protection sacrificielle, nous oblige
à nous abstenir de plus en plus de violence si nous voulons survivre. Pour
atteindre le Royaume de Dieu, l'homme doit renoncer à la violence. Toutes les
communautés humaines rejettent l'offre du Christ. Ce rejet avait déjà
commencé avec sa propre communauté lors de la crucifixion. Il se poursuit
maintenant partout. C'est pourquoi le Prologue de l'évangile de Jean dit : « Il
était dans le monde, et le monde fut par lui, et le monde ne l'a pas reconnu. Il
est venu chez lui, et les siens ne l’ont pas accueilli. » Et aussi : « […] et la
lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas reçue » (Jn 1, 10-11 et
5). Les individus, pourtant, peuvent faire de leur mieux pour imiter Jésus, et le
Prologue de Jean ajoute : « Mais à tous ceux qui l'ont accueilli, il a donné
pouvoir de devenir enfants de Dieu » (Jn 1, 12). C'est l'idée du salut personnel,
qu'on atteint à travers l'esprit du Christ et de son Père, la Croix ayant eu
comme conséquence de rétablir une communication directe entre l'homme et
Dieu, relation interrompue par le péché originel.
Dans le cadre de la théorie mimétique, on devrait lire la mythologie
comme une forme plus lointaine et obscure de prophétie, qui exige pour être
comprise l'inversion des valeurs mythiques. Dans l'Ancien Testament, on
trouve encore pas mal de violence : dans les Juges et d'autres livres historiques,
il y a souvent encore une valorisation mythique de la communauté contre les
victimes émissaires. Dans les Psaumes, il y a aussi la haine exprimée par la
victime, haine suscitée par le désespoir de celui que ses voisins ont choisi, sans
raison objective, pour jouer le rôle de bouc émissaire. Il s'agit d'une étape
essentielle dans la découverte du mécanisme émissaire et plus généralement de
la violence humaine. Une partie de ce progrès est commune à de nombreux
systèmes religieux, par exemple, le passage du sacrifice humain au sacrifice
animal; mais il reste subreptice : alors que dans la Bible, il est souligné et
glorifié. Il y a un adoucissement historique du sacrifice, dont la Bible souligne
toutes les grandes étapes dans des scènes extraordinaires, comme le sacrifice
d'Isaac, remplacé in extremis par un bélier. C'est la fin des sacrifices humains
et, en particulier, du sacrifice du fils aîné qui est illustrée.

Ne pensez-vous pas que vos lecteurs peuvent être déconcertés par votre lecture
de l'histoire, qui rappelle sur certains points la tradition médiévale de
l'interprétation figurale ?

Oui, mais la théorie mimétique redresse le figural et montre qu'il porte sur
l'essentiel, la violence pas du tout divine mais humaine. Le surgissement de ces
textes révélateurs effectue ou facilite l'avènement de possibilités nouvelles
dans l'histoire qui est la nôtre. Revenons par exemple à Sophocle. À l'époque
byzantine, Œdipe roi était certainement interprété comme la passion d'Œdipe,
c’est-à-dire comme une figura dont le Christ serait le consumatio. Œdipe était
déjà perçu comme une victime, un innocent qu'on faisait souffrir, une
préfiguration des souffrances de Jésus. Cette lecture est bien la plus profonde,
selon moi. On ne pouvait pas la formuler dans le langage théorique que nous
utilisons actuellement, mais c'était la bonne intuition qui pressentait
l'innocence de la victime. Freud ne l’a pas vue, parce qu'il a pris, à tort, le
parricide et l'inceste comme des vérités. Cette erreur a engendré le renouveau
moderne du mythe, parce que Freud croyait — ce qui était faux — qu'Œdipe
était coupable psychologiquement, même s'il ne l'était pas réellement. C'est
ainsi que, grâce à Freud, nous avons régressé vers une compréhension
mythique des structures socio-psychologiques (Freud est un mélange étonnant
d’aveuglement et d'intuition).
Quand, en écrivant La violence et le sacré, j'ai découvert le mécanisme du
bouc émissaire, j'ai senti que la question de l'interprétation figurale avait sans
doute des répercussions importantes dans le domaine religieux. Mais je ne
savais pas comment cela allait se combiner aux Évangiles, et quels genres de
différences cela impliquerait. C'est encore aujourd'hui mon principal problème.
Si je pouvais réécrire aujourd'hui Des choses cachées depuis la fondation du
monde, j'insisterais davantage sur cette question de la représentation. Le mythe
décrit le mécanisme tel qu'il apparaît à ceux qui réussissent à le faire
fonctionner parce qu'ils ne perçoivent pas la nature de son fonctionnement;
parce qu'ils sont les dupes inconscientes du processus. La Bible considère le
même mécanisme avec du recul, elle représente pleinement le mécanisme
mimétique et peut donc en révéler la nature, du seul fait qu'elle voit toujours
l'essentiel, l'innocence de la victime émissaire.

Dam le premier chapitre de Mimesis, Auerbach propose une merveilleuse


analyse de la différence entre les mentalités des cultures grecque et hébraïque,
en comparant l'Odyssée d'Homère avec l'histoire d’Isaac dans la Bible . 98
Auerbach montre dans ce texte que notre mentalité moderne doit
beaucoup plus aux récits bibliques qu'à Homère. Il y a dans la Bible une
conscience de la dimension temporelle de notre expérience historique qui n'est
pas présente chez le poète grec, dont les héros vivent encore dans un cadre
mythique où le destin est fixé d'avance. Chez Homère, la complexité
psychologique des personnages est limitée, ils passent par une alternance
d'émotions et d'appétits, alors que les rédacteurs de la Bible exposent les divers
plans de conscience des personnages et le conflit qui apparaît entre eux. Mais
l'essentiel, bien entendu, pour moi, n'est pas là. L'essentiel que personne ne
voit, et pas plus Auerbach que les autres, c'est que, dans les mythes, la victime
est coupable avant même d'être divine, alors que dans le biblique, il lui arrive
d'être innocente, d'être faussement accusée. Pas plus que les autres interprètes,
Auerbach ne voit ce qui, à mes yeux, est seul essentiel.

Dans Figura, Auerbach affirme que Paul a été le premier à appliquer


l'interprétation figurale aux textes bibliques. Pourtant, vous semblez dire que
la structure même de l'Ancien Testament est figurale.

Je dirais plutôt prophétique. Les prophètes se réfèrent déjà à des textes


bibliques antérieurs pour discréditer la désignation arbitraire et violente du
bouc émissaire. Le texte biblique qui va le plus loin dans cette révélation est
peut-être celui d'Isaïe 2, 40-55, « Le livre de la consolation d’Israël ». Celui-ci
commence par la description d'une crise, où toutes les montagnes sont
abaissées et toutes les vallées comblées . D'après les exégètes, il s'agirait d'une
99

référence à la construction d'une route pour Cyrus, le roi persan qui a libéré les
Juifs de l'exil. On dirait une érosion géologique. En réalité, je pense, c'est une
figura de la crise sacrificielle — du processus d'indifférenciation violente. Il
n'y a plus de différence entre les montagnes et les vallées. Le fait que Jean
Baptiste cite ce passage (au début de chacun des quatre Évangiles) signifie que
Jésus surgit au paroxysme d'une crise, qui appelle la désignation d'un nouveau
bouc émissaire, et ce sera Jésus; ce sera pour Dieu l'occasion de se révéler . 100

La notion de prophétie suppose ce retour permanent aux crises antérieures qui


permettent de prévoir leur résolution victimaire. De nombreuses prophéties
bibliques définissent le mécanisme victimaire; dans les Évangiles, par
exemple, se retrouve une phrase significative des Psaumes, qui dit : « Ils me
haïssaient sans raison . » Cette plainte d'une victime d'un temps plus ancien,
101

qui comprend qu'elle est choisie au hasard, qu'elle est bouc émissaire en
somme, est dans une certaine mesure applicable au Christ. Le Christ est haï
sans cause, quand tout le monde se met à imiter la foule de ses ennemis. Pilate
imite la foule par peur, et Pierre lui aussi imite la foule. Ce qui est remarquable
à propos de cette citation du Psaume, c'est que pour comprendre, d'un point de
vue mimétique, l'élément central de la Bible et des Évangiles, il faut mettre
toute idée de transcendance entre parenthèses. Il s'agit ici d'observations
strictement empiriques, c'est pourquoi je dis que la supériorité biblique et
évangélique est démontrable scientifiquement. Le Livre de Job constitue lui
aussi un immense psaume, dans lequel la victime s'adresse à ceux qui
s’apprêtent à la tuer, affirmant qu'elle n'est pas coupable et que la foule va donc
assassiner un innocent. « Ils me haïssent sans raison. » Dans les mythes, il y a
toujours une bonne raison, semble-t-il, dans le style parricide et inceste, pour
haïr la victime, mais, en réalité, cette raison est illusoire, inexistante. Tout est
contagion mimétique, au paroxysme d'une crise toujours déjà mimétique.

C'est pourquoi la victime est au cœur du texte biblique : Dieu lui-même sera la
victime censée mettre fin à l'usage des victimes. Votre lecture de la Bible
montre que le texte se déconstruit dans cette ré-interprétatùm des récits
mythiques, mais il n'en conserve pas moins son centre, la victime.

Cette formulation est tout à fait exacte. La relation avec la religion archaïque
devient très importante. La religion archaïque et le christianisme possèdent une
structure similaire; l'homme, même au niveau le plus archaïque, a toujours
vénéré ses propres victimes innocentes, mais sans s'en rendre compte. C'est là
que se trouve l'unité des religions : elle se focalise sur la vénération de la
victime. Le Dieu du christianisme n'est pas le Dieu violent de la religion
archaïque, mais le Dieu non violent qui accepte de devenir une victime pour
nous libérer de nos violences. La preuve est là, sous nos yeux, et il n'est pas
besoin de théologie pour la comprendre; la preuve est d'abord anthropologique.
La découverte de l'innocence de la victime dérange, puisqu'elle coïncide
forcément avec la découverte de notre culpabilité. L'enseignement incessant du
message christique, à travers la diffusion des Évangiles, est aussi important que
la Révélation même. C'est cela qui transforme le monde, non pas de façon
soudaine et brutale mais graduellement, par une assimilation très progressive
du message, qui s'arrange souvent pour se retourner contre le christianisme
dans la philosophie des Lumières, et plus encore dans l'athéisme contemporain,
lequel est d'abord une protestation contre le religieux sacrificiel.

2. Science, anthropologie et entendement


Pensez-vous que votre approche pourrait tirer parti des méthodes éprouvées
depuis longtemps dans des domaines scientifiques comme la paléontologie, qui
tente la reconstitution d'espèces disparues à partir de restes, en usant de
comparaisons et de déductions ?

Les rituels sont un peu des fossiles culturels, c'est vrai; et ma principale
preuve est, plus encore que le mythe, la violence rituelle. Le problème, là
encore, consiste à combler les lacunes et à retrouver l'ensemble du récit : une
théorie — comme la théorie mimétique ou le darwinisme — dans laquelle
chaque indice, que ce soit un fossile ou un rituel, trouverait sa juste place dans
l'ensemble, offrirait une explication impressionnante du phénomène en
question.

Plutôt que d'affirmer que, tout de suite après que les hommes ont découvert le
mécanisme du bouc émissaire, la religion — c'est-à-dire la culture —, s'est
instituée d'un seul coup, vous suggérez dans votre théorie qu'après cet
événement des éléments religieux se sont, pour la première fois, développés au
fil des répétitions rituelles et sont ainsi devenus des formes culturelles. Ce
modèle d'évolution complexe appelle, semble-t-il un développement sur la
question de la preuve dans la théorie mimétique; il faudrait aussi élaborer une
structure narrative toute nouvelle.

Il ne faut pas dire que les hommes « découvrent » d'abord le mécanisme


victimaire. Ils le font fonctionner, ce qui est tout autre chose et même le
contraire d'une « découverte ». C'est avec le Christ seulement que le
mécanisme se découvre et aujourd'hui même cette découverte n'est pas encore
actualisée. Personne ou presque n'est encore capable de répondre à la question
du Christ : « Que signifie la phrase suivante : “La pierre rejetée par les
bâtisseurs est devenue la pierre du faite“ ? ».
Je reviens à votre question. Si le mécanisme du bouc émissaire est notre
« ancêtre » culturel commun, les sacrifices rituels constituent l'étape
intermédiaire dans l'évolution des formes culturelles, et les institutions sociales
sont alors des formes dérivées de ce processus. Ceux qui ne croient pas au
meurtre collectif comme origine de la culture voient, d'un côté, le meurtre
exprimé dans les mythes et, de l'autre, les institutions culturelles qui sont déjà
en place et fonctionnent. Ils ne perçoivent pas le lien qui les unit. Ce lien, à
mon avis, c'est la genèse des cultures. Il représente l'élément qui relie le
meurtre originel aux institutions culturelles, que je n'hésite pas à définir
comme le résultat de la pratique rituelle. On peut ainsi dire que les institutions
sont construites avec les « briques » de la reconstitution rituelle du meurtre
originel.
Le rituel s'efforce de répéter le mécanisme du bouc émissaire dans ses
différentes phases : crise initiale, expulsion du coupable… Dans Des choses
cachées, j'ai essayé de démontrer comment la domestication animale et la
monarchie sont des « produits dérivés » des rituels sacrificiels. Une étude
systématique des rites de passage s'avérerait aussi très utile dans ce genre
d'explication. Même si les rites de passage ont été transformés en ce que l'on
pourrait intituler une « pédagogie » ou une « éducation », ils mettent l'accent
sur la première phase du rituel — la crise initiale —, qui devient les
« épreuves » du baccalauréat, par exemple.
Les institutions naissent quand certains éléments du rituel sont renforcés
aux dépens des aspects spécifiquement religieux qui tombent peu à peu en
désuétude. Il est très difficile de proposer une description complète de ce
processus, et j'ai bien peur de n'avoir pas été assez systématique moi-même. Il
serait intéressant de disposer d'une « cartographie » des rituels comme vous
l'avez suggéré; cela nous permettrait de pointer les éléments qui ont été
conservés et ceux qui ont été peu à peu vidés de leur sens, puis éliminés. Il y
aurait des lacunes, bien sûr, comme dans toute science des origines, mais ce
serait très éclairant.

C'est peut-être la raison pour laquelle il est si ardu de présenter le mécanisme


mimétique de façon convaincante; ces « fossiles rituels », ce sont les
institutions mêmes, qui nous empêchent d'aller de l'avant.

La situation est un peu différente; j'ai l'impression que le problème de


l'explication ne saurait être résolu par le seul biais d'une approche scientifique
plus rigoureuse — même si cela contribuerait sans doute à rendre ma
démonstration plus persuasive. De mon point de vue, le réel obstacle en ce qui
concerne la théorie mimétique n'est pas tant que les données sont incomplètes;
il provient plutôt de la réticence et de l'incapacité de notre monde scientifique
et de l'humanité en général à remettre en cause ses propres postulats. C'est le
cas de l'anthropologie contemporaine qui n'arrive pas à prendre en compte,
même en tant qu'hypothèses, les problèmes que je pose. Les anthropologues de
la fin du XlXe et du début du XXe siècle étaient peut-être des colonialistes,
mais ils étaient surtout anti-religieux. Ils avaient l'ambition de devenir des
Darwin de l'anthropologie, et d'arriver à discréditer la religion de manière plus
radicale encore que Darwin passait pour l'avoir fait. Leur ambition essentielle,
à quelques exceptions près, était de démontrer que le christianisme était un
mythe comme un autre. En un sens, c'est leur recherche que je reprends. Parce
que j'ai compris que le christianisme offre une lecture de la mythologie bien
meilleure que celle de n'importe quel anthropologue. Il nous permet de plus,
pour la première fois, de démasquer le mécanisme mimétique et en particulier
la nature du meurtre originel. Récemment, ce paradoxe m'est apparu plus
évident encore que par le passé. J'ai compris que les textes les plus
déterminants pour la compréhension du mécanisme mimétique, sont
précisément les Évangiles. La mimésis y est exposée clairement, dans la notion
de skandalon, dans la problématique de l'imitation, dans celle de Satan comme
accusateur, etc. .
213

L'anthropologie contemporaine est dans une sorte d'impasse. Dans la


recherche ethnologique, les différences sont mises en valeur aux dépens des
ressemblances; chaque culture est donc considérée comme un tout, un unicum,
sans communication ou hybridation avec les autres. Il n y a pas non plus de
place pour la comparaison : la recherche comparative a été pratiquement
abandonnée par l'anthropologie culturelle d'aujourd'hui. Il s'agit alors plus
d'un travail herméneutique que scientifique à proprement parler . 214

C'est pourquoi l'explication éthologique, en parallèle avec le travail


anthropologique, est si importante. Soit nous croyons que l'évolution humaine
se fait dans une continuité, soit nous tombons dans un travers métaphysique
qui consiste à penser que les hommes et leur culture sont complètement séparés
de la nature, qu'ils surgissent de nulle part, qu'aucun élément ou caractéristique
ne vient de leurs ancêtres. Si l'homme est une espèce, il exprimera des pulsions
mimétiques, réagira à la violence et à la crise de la même façon, à peu de chose
près, que les autres espèces. Bien sûr, la divergence apparaît dans l'évolution
vers les symboles et la culture, cependant toutes sortes de « restes » attestent de
la commune origine de nos racines éthologiques et anthropologiques.

Le travail de Luca Cavalli-Sforza suit cette même ligne de recherche, en


tentant de combiner les similitudes et les divergences génétiques et
linguistiques des populations humaines . 215

Le problème est que les anthropologues de la culture n'accepteront jamais


de travailler selon cette méthode, ils reculent devant le cadre de recherche
évolutionniste : pour eux, la culture doit rester « plastique » et ne saurait être
contrainte par une quelconque « structure » scientifique. Ils adoptent une
attitude post-structuraliste et déconstructive qui consiste à rejeter la
reconstruction scientifique et historique. Et puis, par le passé, ce domaine
scientifique a été idéologiquement divisé, sur la question de la violence en
particulier. D'un côté, les champions de l'Occident, comme Frazer, pour
lesquels la violence n'est présente que dans les sociétés primitives, sociétés
qu'ils méprisent comme irrationnelles; de l'autre, l'école opposée, qui rend le
monde occidental responsable de toutes les atrocités possibles, estime que les
cultures archaïques sont pacifiques et n'ont jamais fait montre de rituels ou de
comportements violents, et va même jusqu'à nier que des sacrifices humains
aient été pratiqués. La théorie mimétique est la seule à reconnaître l'existence
de la violence dans les cultures modernes et primitives, étant donné que
l'homme est violent, d'un point de vue éthologique, mais qu'il possède la
capacité de contrôler cette violence et d'encourager un comportement éthique,
de par la culture qui lui vient de la religion. En ce sens, cette théorie possède
une forte composante morale, puisqu'elle reconnaît que nous sommes tous
constitués par la violence issue du mimétisme.

Voulez-vous dire que la compréhension de la théorie mimétique suppose que


nous reconnaissions notre propre comportement mimétique ?

Oui, il ne peut y avoir de séparation nette entre l'observateur et l'objet


d'observation; nous sommes tous impliqués dans le mécanisme. La théorie
mimétique exige une « compréhension existentielle », si l'on veut en saisir tout
le sens. Il est important de revenir ici sur un aspect épistémologique lié à cette
théorie, et qui reprend la question de Castoriadis dans notre débat sur L’auto-
organisation : les aspects religieux et scientifiques sont indissociables, parce
216

que dans leur essence, la religion et la science ont toutes deux pour but de
comprendre. En fait, la religion est une science de l'homme. Et cette
compréhension nécessite l'implication du sujet dans le système mimétique. Le
refus d'impliquer le sujet engendre des problèmes épistémologiques et des
erreurs : le sujet tente en permanence d'éviter l'indifférenciation et l’apparition
des doubles, il continue à penser en terme de différence. En reprenant la
terminologie freudienne, je dirais que la théorie mimétique est une « blessure
narcissique  ». C'est une blessure qui touche le narcissisme au cœur, car il y
217

est démontré que le désir n'est pas aussi libre que l'individualisme moderne
veut le faire croire; et c'est aussi une blessure qui touche les théories
traditionnelles de la culture, puisqu'elle affirme que la culture humaine tire ses
origines du meurtre fondateur.
Dans ces circonstances, la conversion signifie qu'il nous faut accepter la
nature mimétique du désir. Autrement, l'on retombe dans la vieille opposition
entre authentique et inauthentique, qui est la seule vision que l'on puisse avoir
quand le désir mimétique n'a pas été reconnu comme tel. La personne
« inauthentique » est celle qui suit les directives des autres, alors que
l’« authentique » désire de manière autonome. Nous avons déjà vu que cet
individualisme est trompeur, illusoire. La seule façon de dépasser cette illusion
est de vivre une conversion, qui nous conduit à réviser notre propre croyance
religieuse et qui entraîne une plus grande compréhension de la nature
mimétique de notre désir. Dans mon premier livre, j'ai appelé cette conversion
la « vérité romanesque », en opposition au « mensonge romantique  ». 218
3. L’évolution de la pensée

A. C. Clarke et Stanley Kubrick ont perçu ce mécanisme avec beaucoup


d'intuition dans la première scène de 2001, Odyssée de l'espace .134

Il semble bien que oui. La victime est le point focal de l'événement du


bouc émissaire dans son ensemble, puisque les hominidés sont plus ou moins
« conscients » d'avoir fait quelque chose de « mal », et sont en même temps
stupéfaits de la paix revenue et du lien merveilleux qu'ils perçoivent comme
résultant du meurtre de la victime. Ce système complexe de sentiments
entrecroisés a produit une espèce de « court-circuit » de leur perception, qui
devait être d'ores et déjà d'un niveau élevé. Tout d'abord, et même si le
mécanisme est totalement endogène, il est perçu comme quelque chose
d'extérieur (dans le récit de Kubrick, il est représenté par le monolithe noir).
Ensuite, le point focal du mécanisme, encore et toujours la victime — source
naturelle de ce « quelque chose » que l'on doit chérir —, devient sacré.
Ce « don » de la paix retrouvée et du lien merveilleux amène aussi l'esprit
primitif à répéter de façon mimétique l'événement, celui-ci étant alors perçu
comme le moyen le plus efficace d'obtenir la paix et la solidarité au sein du
groupe, dans les moments de crise. Dans la répétition « superstitieuse » de
l'événement, une sorte de « mise en scène » doit s'organiser, sous la forme du
meurtre d'une victime de substitution. Cette victime n'est plus considérée
comme responsable de la crise, mais elle est à la fois une nouvelle victime
réelle, effectivement tuée, et un symbole du proto-événement; il s'agit là du
premier signe symbolique jamais inventé par ces hominidés. C'est le premier
instant où quelque chose est là à la place d'une autre chose. C'est le symbole
originaire. Et afin d'être en mesure de gérer la complexité cognitive
qu'implique le maniement de la sphère symbolique émergeante, il fallait un
cerveau plus vaste : le mécanisme du bouc émissaire a donc agi comme une
forme de pression évolutionniste, comme un élément de la sélection naturelle.

En ce sens, un système symbolique a été mis en place, qui s'est déplacé de


manière métonymique du premier signe — la victime —, comme centre de
signification, vers le réseau social impliqué dans le développement progressif
des rituels.

Oui, mais le processus implique l'existence d'un groupe d'éléments


appartenant à un ensemble donné, systémiquement clos. Le langage, en ce
sens, est un système dos. Il existe un certain nombre de phonèmes et de signes
diacritiques, et on ne peut pas ajouter de nouveaux éléments. C'est avec ces
éléments donnés qu'il nous faut jouer. Bien sûr, le nombre de combinaisons
possibles est virtuellement infini. Les composantes du jeu n'en sont pas moins
clairement définies. Dans ce système, on trouve des signes qui se réfèrent au
monde extérieur et des signes qui se réfèrent les uns aux autres, et c'est
justement ce mouvement de l'un à l'autre que les primates ne maîtrisent jamais.
C'est là qu'on atteint le niveau symbolique. Ce plan d’auto-référence peut-il se
déployer sans un centre d'où émerge le sens ? J’ai l'intuition très nette que
seule l'existence de ce centre permet aux divers éléments de la totalité de
communiquer les uns avec les autres. Même s'il arrivait que le centre
disparaisse, une fois la communication établie, ils continueraient à
communiquer les uns avec les autres. Le centre, en fait, doit disparaître pour
que la communication se développe à des niveaux de plus en plus complexes.
Un système symbolique fonctionne ainsi. Il peut toujours se décentrer,
mais à l'origine il est toujours centré. Je ne suis pas d'accord avec Jacques
Derrida quand il dit que les structures sont toujours déjà décentrées. Le centre
apprend aux gens à communiquer, à tenir leur rôle dans cette communication.
Après cela, il peut y avoir effacement du centre, dans le sens de l'oubli des
rituels et de l'émergence des institutions. Le centre n'en est pas moins essentiel
à la naissance de ces institutions, car ou bien on opte pour la vision des
Lumières, dans laquelle la religion n'est rien, ou bien l'on comprend que la
religion, étant toujours déjà partout, elle doit être l'origine de tout. Il faut
choisir entre ces deux attitudes. Si vous rejetez en bloc la religion, comment
pouvez-vous expliquer que les seuls points communs à toutes les cultures
soient le langage, le rituel et Dieu ? La religion est mère de tout : elle est au
cœur de tout et, à partir de cette idée, l’émergence du rituel, du langage et de la
symbolicité deviennent pensables. Enfin, la religion est elle-même produite par
le mécanisme du bouc émissaire.

Dans Les origines de l'esprit moderne, Merlin Donald recherche le principe


génétique qui a rendu possible le passage de ce qu'il appelle La forme
mimétique de la communication à sa forme symbolique. « Il est probable,
écrit-il, que l’évolution de l'humanité ait été dirigée au niveau du changement
culturel, et la pression évolutionniste peut avoir émergé lorsqu'une innovation
cognitive a octroyé à un groupe d'hominidés un avantage culturel significatif
sur un autre groupe . » Il cherche ensuite une réponse : « Qu est-ce qui a
135

soutenu cet avantage compétitif ? […] Quelle sorte d'adaptation peut bien
expliquer l'explosion des outils, les objets, les inventions pour toutes sortes
d'applications, la création et le maintien éventuel de structures politiques et
sociales régulant tout, du mariage à la propriété, de la justice aux obligations
personnelles ? Quel changement peut avoir brisé pour de bon les contraintes
qui pesaient sur la culture mimétique et conduit aux échanges très rapides
d'information que l'on trouve dans les premières cultures humaines ? » Dam
136

la théorie moderne de l’évolution de l'esprit, il y a bien un « chaînon


manquant ». Comment expliquer le passage des animaux aux êtres humains et
l'émergence de la symbolicité ? Donald avance que les mythes se sont
développés avant le langage . 137

On peut avancer cela. Mais dans une perspective d'évolution, le langage


et la sphère symbolique n'ont pu être engendrés que par une « catastrophe »
systémique, qui aurait servi de tremplin à l'émergence de la culture. Cela va
dans le même sens que le livre de Terence Deacon, The Symbolic Species . 138

Dans la partie sur le langage, Deacon insiste énormément sur l'opposition entre
indexation et symbolicité, et il utilise en permanence le mot « contre-intuitif ».
La symbolicité est « contre-intuitive » du point de vue de l'indexation,
puisqu'elle rompt le lien entre le signe et l'objet.
L'échange est au centre de ce système. Le don est à l'opposé de
l'accaparement, attitude qui caractérise l'animal dominant. Le processus qui
permet que, non seulement l'animal dominant, mais la culture tout entière
abandonne cette tendance à tout prendre et choisisse de tout donner à l'autre
afin de recevoir de lui — cela est complètement « contre-intuitif ». On ne peut
pas rendre compte des tabous, de l'interdit et de la complexité des systèmes
d’échanges symboliques par de simples explications biologiques sur le
comportement altruiste. Il y a un bouleversement qui doit intervenir quelque
part, qui force à changer de comportement. Ce bouleversement est tout à fait
indispensable. Le même raisonnement peut s'appliquer au langage. La seule
chose qui puisse produire cette structure de relations est la peur, la peur de la
mort. Si les gens sont menacés, ils s'éloignent de certains actes; autrement,
l'appropriation chaotique dominera, et la violence ne cessera d'augmenter.
L'interdit est la première condition de l'existence de liens sociaux, et c'est
également le premier signe culturel. La peur est essentiellement une peur de la
violence mimétique; l'interdit est la protection contre cette escalade. Tous ces
phénomènes incroyablement complexes ont été déclenchés par le meurtre
fondateur, par le mécanisme du bouc émissaire.

Est-ce l’interdit qui rend la symbolicité « contre-intuitive » ?

C'est d'abord sa polyvalence par rapport à l'indexation qui est univoque.


Les symboles ne sont pas l'équivalent des signes; ils n’ont pas une relation
univoque à un seul référent. Pour briser cette relation indexante entre le
référent réel et le signe, il faut un instrument culturel. Les singes n'y
parviennent jamais. Beaucoup de choses sont contre-intuitives dans la culture
humaine. Cette catastrophe, c'est la crise mimétique, la lutte mortelle de tous
contre tous, au sens de Hobbes, qui n'est pas une hypothèse farfelue, mais une
terrible réalité. La solution de la victime unique qui sauve les proto-
communautés de cette crise mimétique, est imposée par un système rituel de
normes et d'interdits, et produit à son tour ces formes de structures
symboliques « contre-intuitives » sur lesquelles Terence Deacon insiste à juste
titre. Cependant, Deacon relie rarement ce système à d'autres aspects de la
culture humaine, parce qu'il n'est pas anthropologue.

Merlin Donald développe les processus suivants dans l’évolution de l'esprit


humain : les cultures « épisodique », « mimétique », « mythique » et
« théorique ». Au sein de la culture mimétique, il distingue trois modes de
fonctionnement : la duplication, l'imitation et la mimesis . Est-ce que ces
139

différenciations seraient pertinentes dans la théorie mimétique ? Quand vous


dites que le mécanisme mimétique implique un processus graduel de
complexification, pourrait-on le voir non pas de façon synchronique, mais
comme des moments d'un processus historique ? Dans ce cas, la mimésis
représenterait le moment du mécanisme du bouc émissaire où émerge la
symbolicité. Cette hypothèse ne fournit pas de distinction précise entre la
symbolicité et le niveau pré-symbolique, mais elle suppose des plans de
complexité croissante. En ce sens, la duplication, l'imitation et la mimesis
correspondraient à différents niveaux de crise : plus le niveau de crise est
élevé, plus le niveau intellectuel des groupes humains s’élève.

En effet, jusqu'où doit aller la représentation du mécanisme du bouc


émissaire pour qu'on obtienne le rituel correspondant ? Je l'ignore. Sans doute
l'imitation rituelle est-elle apparue avant « la pensée humaine », comme le
suggère Donald. Elle est apparue d'abord au niveau le plus bas, et puis, pour
que l'on puisse parler de religion, il a fallu une sorte de représentation. Quand
on parle de mimétisme (ou de duplication), on pense aux animaux inférieurs,
comme les perroquets. La mimésis est déjà là au niveau hominidé. L'imitation
proprement dite, de plus en plus consciente d'elle-même est seule
spécifiquement humaine, et elle exige le mécanisme du bouc émissaire et le
rituel. Je n'ai rien contre ces distinctions, même si j'ai l'impression que Merlin
Donald relie la mimésis à une créativité de l'être humain qu'il a tendance à
surestimer. Il perpétue en cela le préjugé moderne contre l'imitation.

Aristote a déjà suggéré que la différence entre l'animal et l'être humain réside
dans la capacité imitative de ce dernier  . L'imitation est un processus
140

intrinsèquement pédagogique, caractérise toutes les formes de mimésis. On


peut « s’imiter » soi-même en répétant ce que l'on a appris. Il s'agit d'une
forme de renforcement cognitif. On pourrait dire que la répétition, et par là
même les actions et les schémas rituels, proviennent des mêmes mécanismes
cognitifs d'imitation.

Il y a en effet un texte de Kierkegaard qui semble suggérer une relation


entre la mimésis et la répétition, à la fois en termes poétiques et dans l'idée
d'une imitation réciproque et de l'émergence de doubles . Cette idée mérite
141

cependant d'être prouvée et testée d'un point de vue scientifique. Luc-Laurent


Salvador a écrit une thèse dans laquelle il présente ce lien entre imitation et
répétition comme une forme de renforcement psychologique et cognitif en
avançant l'idée de « cycle assimilateur  ». Le rituel est une pratique culturelle
142

d'une importance capitale. D’une part, il révèle la structure de nos mécanismes


cognitifs et, d'autre part, il fonctionne comme un outil pédagogique pour les
sociétés primitives. La répétition et l'imitation ne font qu'un, bien entendu.

La répétition peut aussi être reliée à certaines formes de superstition


psychologique, tous ces actes fortuits qui se répètent et conditionnent la
réalité. Les routines quotidiennes sont également des répétitions rituelles d'une
séquence d'actes prédéterminée, et sont destinées à calmer l'angoisse que l'on
ressent devant un futur imprévisible. Dans les troubles obsessionnels
compulsifs (TOC), la répétition de certains actes est poussée à l'extrême. Cette
hypothèse, si l'on se réfère à l'exposé de Pascal Boyer, a également été
abordée par l'anthropologue Alan Fiske : « En comparant des centaines de
séquences rituelles avec des descriptions cliniques de cas de TOC, Fiske a
montré que les mêmes thèmes réapparaissent et se répètent dans les deux
domaines . »
143

C'est très intéressant, mais cela signifie non pas que le rituel soit un
comportement pathologique, comme le pensait Freud ; mais simplement que
144

certaines structures mentales sont plus facilement activées ou amplifiées quand


la communauté se trouve dans des conditions de stress sérieuses, comme dans
un moment de crise mimétique, quand il faut agir pour résoudre la crise. Il
serait intéressant de voir si ces « gadgets mentaux » sont hérités de nos
ancêtres animaux, ou s'ils se sont trouvés renforcés par la pratique rituelle,
comme c'est le cas pour le langage qui, selon certains, comme Steven Pinker,
semble profondément ancré dans notre cerveau . 145

3. La littérature comme preuve

Vous ne vous êtes pas attardé sur le débat des « deux cultures », ou disons, sur
la relation entre littérature et science, alors que vous faites partie des rares
penseurs qui ont tenté d'associer les deux. Vous avez transformé la littérature
en instrument d'enquête scientifique, l'utilisant comme une preuve indirecte de
la constance des comportements humains. Vous avancez, d'ailleurs, que la
littérature a décrit les relations humaines de façon précise, bien avant que la
psychologie, l'anthropologie et la sociologie soient devenues des disciplines
académiques.

De mon point de vue, les sciences naturelles revêtent une grande


importance. En ce qui concerne les deux cultures, s'il existait une science de
l'homme, elle serait religieuse. De ce point de vue, la littérature est ce qui se
rapproche le plus des sciences humaines : elle en constituerait les
prolégomènes, ou même une justification. Cela peut en même temps s'avérer
dangereux pour l'art et la littérature en particulier, perçus alors comme
révélateurs de la nature mimétique de notre désir. Or, nous n'avons pas trop
envie de connaître le rôle joué par la violence dans l'émergence de la culture
humaine. Giuseppe Fornari a une vision plus optimiste de tout cela : selon lui,
l'art est un instrument permettant de développer ce qu'il appelle la médiation
positive interne .
219

Peut-on dire que vous avez commencé par la littérature parce qu'elle offrait un
cas privilégié de preuve circonstancielle, à l'origine de votre théorie
mimétique ?

Sans aucun doute. J'ai découvert chez les grands romanciers des intuitions
qui convergeaient toutes vers la théorie mimétique; d'une certaine façon, eux
seuls peuvent s'en approcher, puisqu'ils s'intéressent aux relations humaines. Je
suis toujours à la recherche de preuves circonstancielles, et certains critiques
trouvent cette constante assez détestable. Cependant, je ne suis pas un obsédé
de la répétition quand elle est inutile : l'analyse d'un texte donné demande que
l'on ne réutilise pas l'approche qui a fonctionné dans un autre cas. Les écrivains
ont tous une manière différente d'aborder le mécanisme mimétique. Chacun
appartient à une histoire, à la fois collective et individuelle. Le nombre de
combinaisons mimétiques est infini, comme la façon de les exprimer.
Impossible, donc, de généraliser la manière dont la mimésis fonctionne avec
les écrivains. Chacun exige une démonstration entièrement différente, même si
le chercheur intéressé par le mécanisme mimétique sait qu'à la fin chacun
révélera les mêmes principes mimétiques. Cette variété est fascinante dans le
cadre de la théorie : si les écrivains sont tellement différents et que pourtant les
mêmes principes fondamentaux sont identifiables dans leurs œuvres, alors on
tient là une preuve indirecte solide de la viabilité des hypothèses mimétiques.

Dans votre livre sur Shakespeare, vous considérez ses pièces comme des
preuves de votre théorie . La nouveauté de votre approche est passée
220

complètement inaperçue chez les shakespeariens.


C'est vrai, mais la lecture de ses œuvres dans le sens d'une compréhension
de la théorie mimétique ne diminue en rien la grande singularité de
Shakespeare. Je crois que la question de savoir si je prends ou non en compte
la spécificité littéraire d'un texte n'a pas d'importance. Si l'on veut comprendre
la littérature qui m'intéresse, il faut saisir l'importance de l'expérience
mimétique, ainsi que les façons dont l'écrivain utilise ces éléments mimétiques.
C'est pourquoi l'on retrouve toujours, chez les grands auteurs, une sorte de
conversion à la théorie mimétique.
Au tout début de mon analyse de la nature mimétique du désir — c'était
vers la fin des années 1950 — j'ai pensé que cette intuition n'était pas
applicable à Proust. Mais quelques années avant la sortie de Mensonge
romantique et vérité romanesque, son Jean Santeuil a été publié . Et là, j'ai
221

découvert l'autre versant de la montagne ! Certaines scènes y sont à la fois très


semblables et très différentes de celles de La recherche. Dans Le côté de
Guermantes, par exemple, on trouve cet épisode, qui a lieu au théâtre, où le
narrateur est au milieu de la foule, à l'orchestre, alors que les Guermantes sont
dans une loge prestigieuse, beaucoup plus haut. Il les regarde comme des dieux
dans les cieux, supérieurs hiérarchiquement à la foule dans laquelle il se trouve
. On rencontre la même scène dans Jean Santeuil mais inversée : le narrateur
222

est dans la loge, à côté d'un ex-roi du Portugal qui rajuste sa cravate et le traite
en égal . Les ennemis de Jean, les Marmet, assistent à son triomphe et sont
223

verts de jalousie. Jean nage en pleine béatitude. Il a atteint son but et il persiste
à désirer ce qu'il possède déjà. On perçoit tout de suite la différence entre les
deux scènes. Dans La recherche, la perspective est inversée : en fait, comme
un bon comédien, l'écrivain sait qu'il ne peut écrire de la bonne littérature qu'à
ses dépens, en mettant en avant son propre désir mimétique. Le passage de
Jean Santeuil à La recherche est une révolution copernicienne ! La souffrance
devient subjective, alors que dans Jean Santeuil l'on assiste simplement à la
vengeance triomphante du snob, au désir qui devient réalité, comme si son
désir mimétique n'était pas en permanence déçu. Comme nous l'avons déjà vu,
le caractère illusoire du désir mimétique vient de ce que son objet, une fois
atteint, perd son intérêt de départ. La littérature d'assouvissement narcissique
ne soupçonne pas cela.

Parlez-nous de votre lecture de Shakespeare…

En ce qui le concerne, nous n'avons pas de traces de ce qu'il a pu écrire


avant la révélation mimétique, avant sa « conversion romanesque ». Dès ses
premières œuvres certaines il est toujours déjà converti. J'ai commencé par
étudier Le songe d'une nuit d'été; dans le cadre de la théorie mimétique, c'est
une pièce essentielle, un modèle idéal de démonstration. En analysant les
scènes dans leur enchaînement, on voit très bien comment Shakespeare démêle
et révèle les relations mimétiques. Tout est réglé comme un menuet. Il est donc
facile de repérer les mauvaises interprétations de la pièce — celles où les
aspects magiques et féeriques sont mis en avant, quand visiblement personne
n'a compris que c'est la dynamique des quatre amoureux qui est au cœur de la
préoccupation shakespearienne. Le côté féerique n'est qu'un accessoire du désir
mimétique; pour l'écrivain, il sert surtout de camouflage à la révélation
mimétique, au cas où des spectateurs seraient choqués par ce mécanisme.
Shakespeare était passé maître dans l'écriture de pièces fonctionnant à deux
niveaux : il inclut, dans des intrigues agréables, voire populaires, une
révélation subtile, parfois dérangeante des rouages du mécanisme mimétique,
et qui n'est destinée, probablement, qu'à quelques initiés .
224

Puisque nous parlons des formes narratives que prend ce processus de


révélation, dites-nous : quand vous êtes passé à un discours scientifique et
anthropologique, vous adressiez-vous d'abord à la communauté des
chercheurs ou visiez-vous un public plus étendu ?

J'utilise un vocabulaire anthropologique très peu spécialisé. Les termes


essentiels, comme « sacrifice » ou « interdit » sont faciles à comprendre. En
fait, mon attirance pour l'anthropologie est aussi un choix rhétorique et
linguistique. Cette science ne se targue pas d'une terminologie ultra-
spécialisée, qui ne se réfère qu'à sa propre expérience. De plus, elle s'est quand
même démarquée de la définition ridicule concernant la religion archaïque,
définition provenant tout droit de l'idéologie d'Auguste Comte, qui voyait dans
la religion une forme mineure de la philosophie; forme qui disparaîtrait une
fois que l'humanité aurait atteint son prétendu état positif. Beaucoup
d'anthropologues et de philosophes contemporains collent encore à ce schéma,
et considèrent la religion comme une forme de connaissance inférieure. Alors
qu'elle est au contraire très rationnelle, et, en termes de sociobiologie, fournit
au groupe une très grande capacité d'adaptation. C'est pourquoi le
raisonnement et le langage des sciences m'intéressent plus que ceux des
critiques littéraires. Les scientifiques posent les bonnes questions, même s'ils
donnent les mauvaises réponses. En adoptant une attitude scientifique, il était
clair pour moi que je devais aussi choisir une forme de narration directe et sans
détours.
Quand l'idée du désir mimétique a commencé à prendre forme dans mon
esprit, je me souviens avoir tout de suite compris que sa formulation exigerait
un raisonnement très long et bien étayé. Darwin — lui aussi en avait eu
conscience — parle d’« un long raisonnement du début à la fin ». Pour rendre
l'idée compréhensible, il fallait la présenter le plus simplement possible. Donc,
je devais choisir une écriture claire, afin de ne pas rendre plus complexe ce qui
était déjà difficile en soi. J’ai décidé aussi de présenter les textes à l'appui de
manière aussi directe que possible, sans faire de digressions. Dans La violence
et le sacré, je n'ai peut-être pas suivi strictement cette règle; il y a un chapitre
sur Lévi-Strauss, un autre sur Freud, que je n'aurais pas dû ajouter; cela dit, ces
parenthèses sont de peu d'importance en regard de la première partie. Dans ce
livre, mon effort pour présenter les indices de façon convaincante a supplanté
tous mes autres objectifs. Je m'en rends mieux compte aujourd'hui.

Vous avez beau afficher une approche simple, voire naïve, du phénomène
culturel, les mécanismes essentiels de votre théorie tiennent tous du paradoxe;
ils présentent des fonctions de double bind, qui, sous l'effet du mimétisme lui-
même, se développent dans des directions opposées. Loin d'être simple. votre
théorie est complexe…

C'est juste, mais le paradoxe est toujours le même et c'est au fond la


nature mimétique de l'individualisme, son échec inévitable. Je me demande
parfois, malgré ceci, s'il y a un paradoxe unique ou s'il s'agit d'une structure
d'ensemble constituée de paradoxes. L'un des plus importants provient du fait
que le sacré est un phénomène à la fois positif et négatif. Il y a aussi le
paradoxe du meurtre fondateur comme origine de la culture : on ne peut pas
dire que la culture est mauvaise, on ne peut pas non plus condamner le
sacrifice comme si on n'y avait pas pris part; dans ce dernier cas, le sacrifice
aurait été éliminé depuis longtemps. Si le sacrifice n'avait pas eu dans son
fonctionnement des aspects positifs, ou même indispensables, il n'aurait pas
persisté dans l'Histoire. Mais on ne peut pas dire non plus que le sacrifice est
une force positive en soi. L'enseignement chrétien se donne comme but de
révéler l'injustice que constitue cette logique sacrificielle. Et le christianisme
est lui aussi un paradoxe : plus il paraît semblable à la mythologie, plus il
donne une lecture radicale et nouvelle des mythes qui prépare leur
déconstruction. Alors, demandons-nous s'il existe en fin de compte un
paradoxe unique, un paradoxe fondamental qui serait à la racine de tous les
autres. Je ne suis pas sûr de pouvoir apporter une réponse définitive à cette
question.

Selon Paisley Livingston, vous « témoignez d'une confiance excessive dans le


statut explicatif de [votre] méta-langage critique, qui prétend transmettre la
« vérité du texte » et ne reconnaît pas le rôle de ce dernier dans la constitution
du sens   ». En d'autres termes, la présence dans un texte donné de doubles et
225

de boucs émissaires pourrait tout simplement venir d'une projection de votre


approche.

Oui, il est possible de voir des doubles là où il n'y en a pas, et je ne


voudrais pas sous-estimer le rôle du texte dans la production du sens.
J'aimerais simplement rappeler à mes critiques qu'il existe tellement
d'exemples, dans des textes tellement variés, qu'ils devraient eux-mêmes se
méfier, ne serait-ce qu'un tout petit peu, de leur scepticisme bien rassurant. Il
s'agit d'un problème d'herméneutique, d’identité et de différence. Quand je
veux donner un bon exemple de preuve herméneutique solide en
anthropologie, je me tourne vers Freud. On pense qu'il est arrivé à l'idée du
meurtre primordial unique par sa vision du père, ce qui n'est qu'en partie vrai.
Je pense que dans Totem et tabou ainsi que dans L'homme Moïse et la religion
monothéiste, il a véritablement découvert le meurtre collectif à partir des
rituels, même si, ensuite, il n'a pas interprété celui-ci correctement, parce qu'il
n'a pas pris les rituels assez au sérieux . Si l'on se penche sur l'analyse des
226

textes qu'il cite et assemble, on perçoit l'unicité du meurtre originel, avec, bien
sûr, des façons de tuer très diverses. L'élément commun de tous ces meurtres
est leur caractère collectif, pas la victime. Et puis, entre Totem et tabou et
L'homme Moïse et la religion monothéiste, l'on s'aperçoit que, sans le percevoir
lui-même, Freud est passé d'un meurtre unique à une pluralité de meurtres,
qu'il ne considère plus comme des copies du premier. Au lieu du meurtre
primordial, unique, qu'il situait à l'aube de l'histoire, il décrit un meurtre
originel à la source de chaque culture, ce à quoi ramène forcément
l’interprétation qu'il fait de la mort de Moïse. Il n'a jamais rien dit de ce
changement survenu dans son raisonnement.
Je ne pense pas que les textes sont tous véridiques, mais, tout comme
Freud, je suis persuadé que le rituel imite un événement qui a réellement eu
lieu. Dans sa narration, le mythe déforme évidemment cet événement, mais de
telle façon que ce principe de déformation puisse être découvert et surmonté.
Dire que je prends le rituel et le mythe pour la vérité, c'est vraiment simplifier
à l'excès ! Je ne parle pas d'une description vraie, je dis seulement que quelque
chose est dissimulé dans le texte, qui correspond au mécanisme du bouc
émissaire et c'est parce que ce mécanisme se répète partout qu'il est repérable.
Il est le seul dénominateur commun possible de variantes textuelles
innombrables.

La question de la réalité de l'événement qui se cache derrière le récit mythique


permet un rapprochement entre votre mode de lecture et l'interprétation dite
figurale. Selon Eric Auerbach il s'agit d'une technique de lecture qui reliait
deux faits éloignés dans le temps en une forme unique . Un fait A ne produit
227

pas le fait B dans un lien de cause à effet linéaire, mais le préfigure seulement.
C'est-à-dire qu'au lieu de commencer l’interprétation avec le fait A, l'on part
du fait B, afin de réinterpréter A dans toute sa signification, qui apparaît
pleinement dans le fait B. De plus, l'interprétation figurale s’intéresse aux
événements historiques considérés comme ayant réellement eu lieu. Votre
lecture des mythes à la lumière des Évangiles, et non pas dans un ordre
chronologique, fait penser à cette démarche interprétative.

Tout à fait. L’interprération figurale est également proche de l'idée de


« vérité romanesque » telle que je la décris dans mon premier ouvrage. La
lecture religieuse est déjà présente dans Mensonge romantique et vérité
romanesque, en particulier dans le dernier chapitre où je définis la
« conversion romanesque ». Cela dit, à cette époque, je n'avais pas encore
perçu qu'un auteur comme Auerbach est plus proche du mécanisme mimétique
qu'il ne le pense lui-même. Auerbach est un exemple impressionnant, parce
que tout ce qu'il dit sur l'interprétation figurale possède en fait une teneur
mimétique, et pourtant il ne voit pas le rôle que joue la mimésis en tant
qu'imitation. Alors que dans l'interprétation figurale, c'est justement la réalité
des événements relatés qui compte.
Un des premiers textes qu'Auerbach analyse dans son chef-d'œuvre,
Mimesis , est la narration, dans l'évangile de Marc, du reniement de Pierre.
228

Pour lui, la mimésis n'est que l'imitation littéraire de la réalité. Et selon lui, ce
texte est plus « réaliste » que ceux de la littérature pré-chrétienne. On peut se
poser la question : pourquoi est-il plus réaliste ? Pourquoi les relations
humaines sont-elles décrites de façon tellement réaliste avec cette servante qui
dit : « Je vois que tu es un disciple de Jésus, je repère ton accent galiléen  ».
229

Ici, ce qu’Auerbach ne voit pas, c’est que non seulement la technique de


description est mimétique, mais surtout la teneur de cette description est elle
aussi mimétique. Il ne perçoit pas que la scène de l'Évangile est le traitement
mimétique de relations mimétiques. Je pense que, même si sa théorie est trop
simple, il a eu, dans l'interprétation de ce texte, une grande intuition. Car ce
texte est peut-être le plus révélateur du rôle de l'unanimité mimétique dans la
désignation de la victime  . Il est impossible de représenter le mimétisme de
230

nos rapports sans écrire ce que les critiques appellent un « texte réaliste ». Les
relations humaines sont ainsi ! C'est aussi pour cela que Figura m'intéresse. Je
n'ai jamais rien écrit sur l'importance de ce texte, mais je me souviens de
l'avoir lu et relu, pour sa pertinence sur la notion chrétienne de prophétie.
Auerbach découvre quelque chose d'essentiel sur la structure mimétique des
configurations relationnelles. C'est ce mécanisme qui donne ce sens de totalité
à l'intérieur duquel les mythes peuvent être relus par le christianisme.

3. La Révélation et les religions orientales

Lucien Scubla a remis en question le caractère judéo-chrétien de la Révélation


— la conscience de l'innocence de la victime dans le mécanisme du bouc
émissaire — en avançant que « la tradition orphique condamnait avec vigueur
toutes les formes de sacrifice de sang et reprochait déjà aux hommes d'avoir
fondé leurs cités sur le meurtre  ».
102

C'est vrai en partie seulement. La tradition orphique, Freud y fait aussi


allusion à la fin de Totem et tabou . Par certains aspects, elle semble proche
103

du christianisme, et en particulier de la notion de péché originel. Dans la vision


orphique, tous les hommes reçoivent en héritage une part de la violence
titanesque, mélangée à des étincelles de bonté, de divinité, au sens de la
tradition gnostique. Quand Lucien Scubla voit dans les mystères orphiques
quelque chose de proche du christianisme, il a raison, mais jusqu'à un certain
point seulement. L'orphisme s'est développé dans un monde déjà influencé par
la Bible, au moins indirectement . La révélation de l'innocence de celui qui a
104

été choisi comme bouc émissaire s'est répandue par le biais des Écritures
judéo-chrétiennes uniquement. On ne peut nier que la tradition orphique est
proche, par certains côtés, de la conception chrétienne. Cependant, elle est
incomplète, fragmentaire et, surtout, elle n'a pas changé le monde, alors que le
christianisme l'a changé. Les Évangiles sont la vraie force qui permet la
démystification moderne de la violence unanime.

On pourrait apporter d'autres arguments pour limiter le rôle du christianisme


dans la révélation de la structure sacrificielle des religions anciennes, en
rappelant que certaines religions, comme le jaïnisme en Inde, se sont éloignées
de tout ordre sacrificiel et ont tout à fait rejeté le sacrifice.

Bien sûr, la théorie mimétique n'exclut pas la possibilité qu'une société ou


un groupe religieux donnés aient pu atteindre une conscience aiguë de la
violence humaine. À cause de cette conscience justement, des groupes comme
celui dont vous parlez ont été persécutés; ils ont exercé une certaine influence,
mais ce ne sont pas eux, je le répète, qui ont transformé le monde. Gandhi
voyait une analogie entre la philosophie jaïne et le christianisme, mais il opta
en fin de compte pour une action politique plus compatible avec ce dernier. Le
christianisme en effet suggère une dimension politique, qui entraîne une
intervention dans les affaires du monde — non pas sous la forme d'un
prosélytisme outrancier, comme on le croit généralement, mais celle d’une
conversion individuelle, personnelle, puisque le christianisme propose le Christ
comme modèle à imiter. C'est notre esprit chrétien qui nous permet de
distinguer dans le jaïnisme une religion voisine de nos présuppositions
éthiques. Pour l’esprit contemporain, ce qui est attirant dans les religions
orientales, c'est l'absence d'un Dieu transcendant. Le récit fondateur du
bouddhisme, par exemple, est strictement individuel : c'est un chemin
personnel qui mène à une Révélation plus conforme à l'individualisme
contemporain.
Bien que de nature non violente, le jaïnisme est retombé dans un système de
castes patriarcales, héritage de l'hindouisme brahmanique si répandu en Inde,
qui représente encore une forme d'exclusion symbolique et réelle . C'est ce
105

que nous appelons la « violence structurelle », une injustice complète. De plus,


comme cela a été avancé lors d'un récent colloque COV&R, l'histoire des
religions et des sociétés en Asie montre que, d'un point de vue purement
descriptif, les cultures et les États hindouistes ou bouddhistes ne sont pas aussi
étrangers à la violence qu'on se l'imagine parfois — comme d'ailleurs aux
premiers temps du christianisme . 106

Ce que j'ai retenu de ce colloque, c'est que ces religions sont pleinement
conscientes, dans leurs règles et préceptes, de l'injustice inhérente à la violence
et que les traditions orientales ont contribué à rendre ces sociétés moins
violentes. Elles savaient que l'être humain devait écarter la colère, la rancune,
le ressentiment, et l'envie; en revanche, elles n'ont jamais été pleinement
conscientes du mécanisme du bouc émissaire. Elles savaient ce qu'était le
sacrifice, et tentèrent de l'interdire progressivement. La différence que je vois
entre ces religions et le christianisme, c'est que ce dernier, dans les Évangiles,
fait la lumière sur le mécanisme anthropologique du bouc émissaire et du
sacrifice mimétiques.

3. Le bouc émissaire et l’ordre social

La phénoménologie du désir mimétique que vous venez d'ébaucher concerne


d'abord les relations interdividuelles; mais vous avez souvent montré que le
désir mimétique a aussi des effets perturbateurs à grande échelle, puisqu'il
peut détruire l'ordre social. Pourriez-vous revenir sur ce point ?

Quand la machine mimétique fonctionne dans la réciprocité violente, dans


une double imitation, elle accumule de l'énergie conflictuelle qui, bien sûr, a
tendance à la répandre de tous les côtés; au fur et à mesure, le mécanisme
devient de plus en plus attirant, mimétiquement parlant, pour ceux qui sont
dans le voisinage : si deux personnes se battent pour le même objet, ce dernier
augmente de valeur aux yeux du tiers qui contemple cette rivalité; il séduit
ainsi de plus en plus d'individus autour de lui. Lorsque l'attrait mimétique du
rival grandit, l'objet du conflit tend peu à peu à disparaître : il est déchiré,
déchiqueté, détruit dans la bagarre de tous les rivaux. Comme je l'ai déjà dit,
pour que la mimésis se transforme en pur antagonisme, il faut que l'objet
disparaisse ou passe au second plan. Quand cela arrive, les doubles prolifèrent,
et la crise mimétique s'étend et s'intensifie de plus en plus. C'est ce que le
grand politologue anglais Hobbes a repéré et a appelé la lutte de tous contre
tous.
La seule réconciliation possible — le seul moyen d'interrompre la crise et
de sauver la communauté de l’auto-destruction —, c'est la convergence de
cette colère et de cette rage collective vers une victime désignée par le
mimétisme lui-même et unanimement adoptée. Dans la folie de la violence
mimétique, un point de convergence apparaît, sous la forme d'un membre de la
communauté qui passe pour la cause unique du désordre. Il est isolé et
finalement massacré par tous. Il n'est pas plus coupable qu'un autre, mais la
communauté entière est persuadée du contraire. Le meurtre du bouc émissaire
conclut la crise, parce qu'il est unanime. Le mécanisme du bouc émissaire
canalise la violence collective contre un membre de la communauté choisi de
façon arbitraire, et cette victime devient l'ennemi de la communauté tout
entière, qui in fine est réconciliée.
La nature mimétique du processus est particulièrement visible dans les
rituels, où toutes les étapes de cette progression sont répétées. Pourquoi le
rituel débute-t-il souvent par un désordre voulu, une crise délibérée, simulée,
comme disent les ethnologues, avant de déboucher sur l’immolation rituelle de
la victime ? Parce qu'il s'agit de répéter la crise mimétique qui conduit
spontanément au mécanisme de la victime unique. Avec l'espoir que cette
répétition du mécanisme réitérera son pouvoir de réconciliation.

Pensez-vous vraiment que la résolution victimaire vient après la mimésis


d'appropriation et l'escalade des doubles ? La crise ne pourrait-elle pas être
provoquée par des circonstances étrangères à la mimésis d'appropriation, une
vraie épidémie de peste par exemple ? L'ignorance du fondement biologique de
la maladie peut provoquer te besoin de trouver un « responsable » à la crise,
et donc la désignation d'un bouc émissaire. Il faudrait alors séparer la
phénoménologie du désir mimétique et de la rivalité de celle du mécanisme
sacrificiel lui-même.

La crise peut effectivement s'enraciner dans une catastrophe objective :


une épidémie, une sécheresse prolongée, une inondation. Mais cette
catastrophe objective suscite une crise mimétique, autrement dit l'escalade des
doubles, qui va déboucher sur un phénomène de bouc émissaire. Il n'y aurait
pas de bouc émissaire si l'on ne passait pas de la mimésis de l'objet désiré, qui
divise, à une autre mimésis, qui permet, elle, toutes les alliances contre la
victime. Le mécanisme du bouc émissaire repose avant tout sur ce revirement.
Pour résoudre une crise, ce qui importe, c'est le passage du désir d'objet, qui
divise les imitateurs à la haine du rival, qui réconcilie, lorsque toutes les
haines, mimétiquement, se polarisent sur une seule victime. Après la résolution
victimaire, cette unanimité persiste, et elle n'entraîne plus aucun conflit,
puisque la victime unique polarise, mimétiquement, toute la communauté. La
mimésis rivalitaire et conflictuelle se transforme spontanément,
automatiquement, en mimésis de réconciliation. Car, s'il est impossible pour
les rivaux de s’entendre autour de l'objet qu'ils désirent tous, ils s'entendent très
bien, en revanche, contre la victime qu'ils haïssent tous.

Pour que le mécanisme victimaire se déclenche, il faut d'abord que les conflits
mimétiques affectent toute la communauté. La rivalité pour les objets devient si
intense que ces objets sont oubliés, ou consommés ou détruits et lorsque les
membres de la communauté s’affrontent directement, la haine mimétique pour
un seul d'entre eux finira souvent par les réconcilier.

C'est cela. Au départ, les rivalités peuvent avoir des centres de


polarisation différents, mais ceux-ci ont tendance à se contaminer les uns les
autres, en devenant mimétiquement de plus en plus attirants à mesure qu'ils
attirent plus d'ennemis. La mimésis d'hostilité est cumulative. Elle produit une
dernière victime qui est unique. S'il y a une seule victime, une fois qu'elle est
tuée, la rage ne revient pas, parce que c'est cette victime-là que tout le monde
déteste. Il y a donc au moins un moment où la paix est restaurée dans la
communauté, qui ne s'attribue pas le mérite de cette réconciliation. Elle y voit
le don gratuit de cette victime qu'elle vient de tuer, parce qu'elle voyait en elle
un malfaiteur. Voilà donc que cette victime se révèle aussi bienfaitrice. Le
bouc émissaire devient divinité au sens archaïque, c'est-à-dire toute-puissante
pour le bien et le mal simultanément.

Pouvez-vous expliquer plus clairement la différence entre un fait mécanique et


un fait déterministe ?

Le mécanisme mimétique n'est pas déterminé. Le mimétisme peut choisir


n'importe quel membre du groupe comme bouc émissaire. Il peut aussi ne rien
choisir du tout . C'est là un point essentiel. Je n'ai jamais dit que le mécanisme
70

mimétique obéissait à un déterminisme. On peut supposer que certains groupes


archaïques n'ont pas survécu parce que leurs rivalités mimétiques n'ont jamais
suscité de victime suffisamment polarisatrice pour les sauver de l’auto-
destruction. D'autres n'ont peut-être jamais réussi à ritualiser ce phénomène et
à créer un système religieux durable. Ce que j'ai toujours affirmé, c'est que
l'origine de la culture repose sur le mécanisme du bouc émissaire, et que les
premières institutions proprement humaines consistent en sa répétition,
délibérée, planifiée.
La victime doit-elle être choisie au hasard ?

Pas forcément. Cela dépend entre autres choses du degré de


compréhension des persécuteurs. Et aussi de la victime. La victime peut
troubler le jeu. Prenons un exemple : si quelqu'un dénonce le mécanisme du
bouc émissaire, et si celui-ci finit par prévaloir, ce fauteur de troubles en sera la
victime toute désignée. C'est ce qui s'est produit pour le Christ évangélique. Je
ne fais donc pas du Christ une victime du hasard, contrairement à ce qu'affirme
Hans Urs von Balthasar dans La gloire et la croix. Le Christ s'est désigné lui-
même à ses persécuteurs en leur reprochant de s'en remettre à la violence et de
condamner des victimes innocentes.
Pour en revenir à votre question, il ne faut dire ni que la victime est
choisie au hasard, ni qu'elle ne l'est pas. Si on observe attentivement les
mythes, on s'aperçoit que les victimes sont trop souvent des infirmes, des êtres
handicapés ou aussi des individus étrangers à la communauté, pour avoir été
choisies purement par hasard. Le fait d'être affligé d'une infirmité, ou de venir
d'ailleurs, augmente les chances d'être sélectionné. Le fait de posséder un ou
plusieurs « signes préférentiels de sélection victimaire » augmente les chances
de jouer le rôle du « bouc émissaire », sans garantir jamais qu'on le jouera. Un
passage du Serviteur de Yahvé (Is 53, 2-3) le montre bien :

« […] il a grandi devant nous, […] sans beauté ni éclat pour attirer nos regards, et
sans apparence qui nous eût séduits; objet de mépris, abandonné des hommes,
homme de douleur, familier de la souffrance, comme quelqu'un devant qui on se
voile la face, méprisé, nous n'en faisions aucun cas. »

Les signes préférentiels sont donnés comme des raisons de choisir cette
personne, raisons insuffisantes, scandaleuses, mais qui nous empêchent
pourtant de parler de pur hasard. Les infirmités, les traits déplaisants, sont pris
à tort pour des signes de culpabilité. C'est pour cela que dans les illustrations
médiévales, les sorcières sont représentées un peu comme les Juifs dans les
caricatures antisémites, avec des traits déformés, bossues, boiteuses. Et si vous
vous souvenez des dieux grecs, vous verrez que nombre d'entre eux, loin d'être
des Apollons, sont fréquemment handicapés, mutilés, rabougris, disgrâciés
(Lucien de Samosate a écrit là-dessus un texte parodique, Tragodopodagra ). 71

Les dieux archaïques sont souvent un peu abîmés physiquement et moralement


mais il y a aussi parmi eux des Apollons et des Vénus. On ne peut donc pas
faire de règle absolue et le bon sens permet de comprendre pourquoi.

En fait, c'est un mélange d'arbitraire et de nécessité.

Certainement. Là où il n'existe pas de signe propice de victimisation, on


choisira un bouc émissaire de toute façon. À l'instant crucial, quelque chose
sera interprété comme un signe. Cela peut être n'importe quoi. Et tout le monde
pensera avoir trouvé le coupable. D'une certaine manière, le mécanisme du
bouc émissaire fonctionne comme une fausse science, une grande découverte,
ou une chose soudain révélée que chacun peut vérifier dans les yeux des
voisins, et la certitude de la foule s'en trouve renforcée. Hocart parle d'une
sorte de « fétichisme » naïf de l'objet physique, considéré comme une preuve
directe . Prenez l'exemple de Phèdre, la protagoniste de l'Hippolyte
72

d'Euripide : elle se tue après avoir accusé son beau-fils de viol. Pourquoi
Thésée est-il si facilement convaincu de la culpabilité d'Hippolyte ? Parce que
Phèdre peut exhiber l’épée de celui-ci comme preuve. Dans l'histoire biblique
de Joseph, la femme de Putiphar a gardé la tunique de ce dernier, qui semble
prouver que le jeune homme a cherché à avoir avec elle une relation sexuelle.
Il y a un objet physique qui ressemble à une preuve évidente; la pièce à
conviction numéro un, si l'on peut dire.

Pour expliquer l'escalade, qui fait partie de ce mécanisme du bouc émissaire,


on peut dire que celui-ci suppose la collectivisation du phénomène des doubles
— que l'on a vu à l ‘échelle des individus — et qui conduit à
l’indifférenciation du groupe social tout entier. L'indifférenciation refléterait
alors au niveau social le mécanisme de l’émergence des doubles.

Oui, plus les gens deviennent indifférenciés, plus il est facile de décider
que n'importe lequel d'entre eux est coupable. Le mot doubles est en lui-même
symbole de désymbolisation et il signifie l'indifférenciation, l'absence de toute
différence. Les jumeaux mythiques en sont une métaphore. Ils ont joué un
grand rôle dans ma découverte du mécanisme du bouc émissaire. Je me
souviens de ma lecture de Claude Lévi-Strauss : tout, dans sa théorie, est
différence, au point que pour lui il y a différence même entre les jumeaux.
Ceux-ci sont une négation logique de la différence, et Lévi-Strauss n'en tient
pas compte. Dans la lignée de Saussure, il affirme que le langage ne peut
exprimer l'absence de différence. Pourtant, le langage parle d'indifférenciation.
C'est à cela que servent les jumeaux, et la métaphore est prise extrêmement au
sérieux par certaines sociétés, puisqu'on y massacre les jumeaux. (Bien sûr,
d'autres sociétés sont conscientes du fait que les jumeaux biologiques n'ont rien
à voir avec le processus d’indifférenciation sociale, et ne les stigmatisent pas.)
C'est là un point important de ma critique de Claude Lévi-Strauss. Il n'en a pas
moins contribué à la découverte de ce que sont vraiment les jumeaux. Pour
qu'on les redoute, il faut qu'on les tienne pour prééminents en matière
d'indifférenciation. La culture primitive peut parler d'indifférenciation, même
si, en principe, le langage en est incapable. Le langage est bien plus malin que
ne l'imagine Lévi-Strauss, bien plus capable de réalisme, par conséquent, que
ne le souhaite le nihilisme néo-saussurien.
Cela est rendu possible parce que le mécanisme du bouc émissaire précède
tout type d'ordre culturel, et le langage en particulier. C'est lui qui, en fait,
permet à la culture de se développer.

La question est alors : comment se développe la culture ? Et la réponse :


par le rituel. Pour tenter d'empêcher les épisodes de violence mimétique
imprévisibles er fréquents, les cultures organisent des moments de violence
planifiés, contrôlés, maitrisés, à dates fixes, et ritualisés. En répétant sans cesse
le même mécanisme du bouc émissaire sur des victimes de rechange, lc rituel
devient une forme d'apprentissage. Et puisqu'il est la résolution d'une crise, il
interviendra toujours au même moment de la crise mimétique. C'est ainsi qu'il
se transformera en une institution qui assagit toute forme de crise, comme la
crise d'adolescence avec les rites de passage, la crise de la mort résolue par les
rites funéraires, la crise de la maladie qui donne la médecine rituelle. Que la
crise soit réelle ou imaginaire, cela ne fait pas beaucoup de différence; une
crise imaginaire peut tout aussi bien créer une vraie catastrophe. On peut donc
concevoir le rituel de deux façons : à la façon des Lumières, pour lesquelles si
le rituel est partout, c'est parce que les « prêtres fourbes et avides » sont partout
et partout imposent leurs abracadabras au bon peuple excessivement crédule;
ou au contraire, si cette thèse est absurde — et forcément elle l’est —, les
clergés ne peuvent pas précéder l'invention de la culture : alors le religieux est
premier et, loin d'être une farce dérisoire, il est l'origine de toute culture. Et
l'humanité est fille du religieux.

Hocart souscrit à la deuxième hypothèse, quand il écrit : « Le rituel » n’est


guère apprécié par nos intellectuels. Ils l'assimilent, pour la plupart, au
cléricalisme pour lequel ils ont peu de sympathie. Cela ne les dispose guère à
admettre que des institutions comme celles de l'administration moderne, qu'ils
approuvent et qui leur semblent éminemment rationnelles et efficaces, soient
nées de cette superstition qu’est, à leurs yeux, le rituel. Pour eux, seul l'intérêt
économique peut créer quelque chose d'aussi solide que l'État. Pourtant, avec
un peu d'attention, il leur serait aisé de voir partout autour d'eux des
communautés cimentées par un intérêt rituel commun; et ils s'apercevraient
que la ferveur rituelle est un ciment plus solide que toutes les ambitions
économiques, puisqu’un rituel implique une règle morale tandis que
l’économie est une règle de profit, qui divise au lieu d'unir . »
73

Ce texte est admirable mais pas assez radical encore. Je pense que
l'histoire de Caïn est ici essentielle. Elle révèle que Caïn est le fondateur de la
première culture, et pourtant le texte ne mentionne aucun acte de fondation
spécifique. Qu'est-ce qu'on y trouve ? Le meurtre d'Abel. Puis, immédiatement
après, la loi contre le meurtre : « Aussi bien, si quelqu'un tue Caïn, on le
vengera sept fois » (Gn 4, 15). Cette loi représente la fondation de la culture,
parce que la peine capitale, c'est déjà le meurtre rituel — la preuve en est la
lapidation dans le Lévitique, qui est une forme de mise à mort strictement
codifiée, à laquelle toute la communauté participe. Dès que la peine capitale est
établie, le meurtre originel se répète de la même façon, c'est-à-dire que tout le
monde y prend part et personne n'en est responsable. La culture, sous ses
différents aspects, émerge de ce meurtre proto-rituel : en dehors de l'institution
légale, la Bible dit qu'à partir de Caïn et de sa lignée, sont nées la
domestication des animaux, la musique et la technique (Gn 4, 20-22).

C'est exactement le mythe de Prométhée raconté par Eschyle.

Prométhée est en effet la victime sacrificielle qui est tuée, puis


cannibalisée sans cesse (l'aigle lui mange le foie) dans une répétition indéfinie
du sacrifice. En tant que victime sacrificielle, il est « responsable » de
l'invention de la culture, il est représenté comme la matrice d'où émergent le
langage, les sciences et la technique.

3. Mensonge romantique et vérité romanesque

Y a-t-il déjà des traces de la théorie mimétique dans les articles que vous avez
publiés avant Mensonge romantique et vérité romanesque ?

Je me souviens d'un article sur « Valéry et Stendhal   ». C’était une


16

défense de Stendhal, que Valéry attaquait en l'accusant de mauvaise foi. Il y a


déjà des éléments mimétiques dans mes arguments contre Valéry. Ce dernier
défendait une conception solipsiste de la vie intellectuelle, avec beaucoup plus
de mauvaise foi, à mon sens, que Stendhal, qui, lui, met en scène la vanité de
façon explicite.

Vous arrivez en 1957 à l'université Johns Hopkins — un moment clé dans


votre carrière.

Oui, et j'y suis resté onze ans, jusqu'en 1968. Johns Hopkins a une grande
tradition. Elle a été créée sur le modèle des universités de troisième cycle
allemandes. C'est là que j'ai rencontré Leo Spitzer , et des critiques littéraires
17

de langue française comme Georges Poulet et Jean Starobinski.


Leo Spitzer a lu le manuscrit de Mensonge romantique, et m'a signalé les
rapports avec le petit livre de Max Scheler intitulé Ressentiment , le mot 18

français employé déjà par Nietzsche. J'avais déjà lu ce livre quelques années
auparavant, mais sans trop repérer les liens avec mon travail. J'ai ajouté des
citations de Scheler, sous l'influence (mimétique) de Leo Spitzer . 19

Georges Poulet a également lu mon manuscrit et a réagi avec une certaine


violence. J'ai reçu une lettre de quinze pages, très serrées et brûlantes
d'hostilité, et qui disait qu'on ne pouvait pas traiter la littérature de cette façon.
J'étais content, au fond, d'une réaction qui confirmait à mes yeux la valeur de
protestation de mon réalisme mimétique.

Comme si vous étiez, vous, le Sainte-Beuve du XXe siècle !

Oui, un mélange de Sainte-Beuve et de Freud ! Georges Poulet détestait


Freud, et percevait ma théorie comme une variante de la psychanalyse. Sa
lettre était sévère, et elle aurait pu décourager un débutant. Je savais
évidemment qu'il n'aimerait pas mon livre, mais je voulais avoir sa réaction,
mon essai s'opposant au genre d'esthétique individualiste qu'il défendait. Je
devinais que Mensonge romantique déplairait aux critiques qui voyaient la
littérature comme « un monde en soi », n'appartenant qu'à l'auteur, création
pure étrangère à la société ! L'œuvre de Georges Poulet était un bon exemple
de ce genre de critique.

Mensonge romantique et vérité romanesque était pour vous une… critique de


la nouvelle critique dans le style américain ?

Un peu. En particulier une critique des chercheurs comme Poulet,


capables d'écrire un livre sur les cercles chez Flaubert et de s'étendre
longuement sur les ronds que décrit dans le sable le parapluie de Madame
Bovary  ! Le succès de ce type d'essais permet de comprendre pourquoi les
20

départements de littérature américains étaient mûrs pour la déconstruction.


Celle-ci exerça une influence salutaire au début, parce que les tenants de la
« nouvelle critique » étaient très anti-intellectuels, ne connaissaient pas la
philosophie : ils s'en passaient tout simplement. Ce que la déconstruction a
apporté dans les premiers temps, c'est un retour à la philosophie, une
perspective élargie, une réhabilitation de la pensée. Les premières années ont
représenté une sorte de libération par rapport à cette « nouvelle critique »,
même si, sous beaucoup d'aspects, il s'agissait d'une radicalisation des mêmes
tendances.
Pendant que vous écriviez Mensonge romantique, puis La violence et le sacré,
aviez-vous d'autres interlocuteurs privilégiés, comme Leo Spitzer, qui
réagissaient à vos recherches ?

John Freccero, qui étudiait Dante, a été pour moi un ami très cher qui m'a
initié à Dante. Il terminait son doctorat avec Charles Singleton, autre
spécialiste de Dante, qui était retourné cette même année de Harvard à Johns
Hopkins . Singleton m'a beaucoup aidé sur le plan universitaire. J'étais à Johns
21

Hopkins en tant que professeur associé, mais, après la publication de


Mensonge romantique, Singleton m'a fait nommer professeur. Alors que
Freccero avait achevé sa thèse sur l'angélologie dantesque, il s'intéressa à mon
livre et nous en avons beaucoup discuté . Puis, quelque temps après, j'ai donné
22

des cours à des étudiants de troisième cycle très doués, comme Eugenio
Donato, Eric Gans et Andrew McKenna . J’ai aussi rencontré Cesareo
23

Bandera, un spécialiste de Cervantès et de Calderon, qui travaille dans la même


veine que moi , avec lequel je suis devenu ami, un peu plus tard, à l'université
24

de Buffalo. Bandera, lui, m'a initié au Siècle d'or espagnol.

En octobre 1966, vous avez organisé à l'université Johns Hopkins, en


collaboration avec Richard Macksey et Eugenio Donato, un colloque
international prestigieux : « Les langages de la critique et les sciences de
l’homme. » Y ont participé Lucien Goldmann, Roland Barthes, Jacques
Derrida, Jacques Lacan et bien d'autres. On dit même que ce colloque aurait
introduit le structuralisme en Amérique…

C'est un peu vrai. Paul de Man était venu de Yale pour assister à ce
colloque. Jacques Lacan faisait le clown avec tout le monde d'une façon très
calculée et très drôle. Lacan voulait à tour prix parler anglais, alors qu'il ne
connaissait pas cette langue ! Il était au mieux de sa forme et les littéraires se
laissaient séduire, mais les psychiatres restèrent indifférents.
Quand Freud est arrivé aux États-Unis, en voyant New York il a dit : « Je
leur apporte la peste. » Il avait tort. Les Américains n'ont eu aucun mal à
digérer une psychanalyse vite américanisée. Mais en 1966, nous avons
vraiment apporté la peste avec Lacan et la déconstruction… du moins dans les
universités ! Au point que je me suis senti soudain aussi étranger à Johns
Hopkins qu'à Avignon au milieu de mes amis post-surréalistes. Un an plus
tard, la déconstruction était déjà à la mode. Cela me mettait mal à l'aise. C'est
la raison pour laquelle je suis parti pour Buffalo en 1968.

Cette rencontre n'en a pas moins connu un grand succès.

Oui, nous avions reçu un appui généreux de Johns Hopkins et de la


Fondation Ford. Les actes de ces journées ont été le best-seller de la Johns
Hopkins University Press 25
pendant plusieurs années. Beaucoup de gens
voyaient ce colloque comme un événement fondateur. Toutes les sommités sur
le sujet étaient là, excepté Claude Lévi-Strauss. Quand il a annulé son voyage,
je ne savais pas qui inviter, et j'ai appelé Michel Deguy. Il m'a dit que Jacques
Derrida allait publier des essais marquants dans les deux prochaines années et
nous l'avons invité . Il était le seul, en fait, à tenir tête à Lacan, et la
26

conférence de Derrida à Hopkins est, me semble-t-il, un de ses meilleurs essais


.
27

Avez-vous fait part à ces chercheurs des idées que vous étiez en train de mettre
en place pour La violence et le sacré ?

Non, c'était une affaire personnelle étrangère à l'esprit de ce groupe. C'est


Eugenio Donato qui m'avait conseillé de lire les anthropologues anglais chez
qui, me promettait-il, je trouverais de nombreux exemples de désir mimétique.
Je ne sais plus lequel j'ai lu en premier, peut-être Frazer — et ce fut une
illumination. C'est sans doute l'expérience intellectuelle la plus forte de toute
ma vie. Je passais d'un auteur à l'autre sans m'interrompre jamais : Tyler,
Robertson-Smith, Radcliffe-Brown, Bronislaw Malinowski, etc., et de
nombreuses monographies sur des cultures particulières. Je prenais des notes
sur les points mimétiques qui m'intéressaient et j'ai repris tout cela dans La
violence et le sacré. J'ai développé l'idée du meurtre fondateur entre 1965 et
1968, mais le livre n'a été publié qu'en 1972.
Vers les années 1963-1964, avant que je me mette à lire de
l'anthropologie, j'ai lu les tragiques grecs et je me suis longuement intéressé au
mythe d'Œdipe. Là aussi, je voyais le désir mimétique à l'œuvre. La violence et
le sacré reflète tout cela : Œdipe d'abord, puis Les bacchantes d'Euripide, qui
ont joué un rôle essentiel dans l'idée du lynchage fondateur. Je me souviens
avoir lu en public au Centre de Royaumont un article sur Œdipe et le désir
mimétique . Lucien Goldmann ne l'a pas du tout apprécié; de son point de
28

vue, le désir et la rivalité mimétique étaient caractéristiques « de la phase


impérialiste du capitalisme occidental ». Cet élargissement à d'autres formes
culturelles dérangeait sa vision du monde. Mais Theodor Adorno était là et il
s'est montré très curieux à ce sujet.

Comment le réaliste que vous êtes, croyant en la « vérité » des faits, a-t-il pu
être l'un des principaux acteurs du débat théorique dans ces années-là sans
pour autant subir l’influence des courants dominants — l'herméneutique et le
post-structuralisme, par exemple — pour lesquels il n'existe que des
interprétations, et qui déclarent que nous ne pouvons avoir accès à la
« vérité » ? Est-ce avec du bon sens, une certaine naïveté philosophique, une
sorte d'humilité ou de sagesse que vous avez élaboré votre théorie ?
La « naïveté » philosophique est une bonne formule. La capacité à être
surpris est considérée avec raison comme la première émotion scientifique. Il y
a une attitude « blasée » chez un anthropologue comme Lévi-Strauss. Je trouve
cette attitude anti-scientifique, et elle m'est tout à fait étrangère. Je suis très
curieux; et de toute évidence la curiosité et la compréhension sont liées. J'ai
toujours l'impression que le livre que je suis en train de lire va bouleverser mon
existence entière. Du point de vue mimétique, il faudrait savoir critiquer la
position du sujet, sans bien sûr effacer la position de l'observateur. Cette
dernière est essentielle dans une perspective épistémologique, même s'il faut se
jeter soi-même dans le bouillon ! Alors que les déconstructionnistes, eux, sont
des philosophes qui se collettent non pas avec l'anthropologie, mais avec toute
la tradition idéaliste de la philosophie moderne, de Descartes à Heidegger.

4. Des choses cachées depuis la fondation du monde

Vous partez donc en 1968 à Buffalo, siège de l’université d’État de New York.
L'événement le plus important pour vous a sans doute été la publication de La
violence et le sacré en 1972. Comment ce livre a-t-il été accueilli ?

Pas aussi bien qu'on le prétend parfois. Le livre s'est moins bien vendu,
d'abord, que Mensonge romantique… Beaucoup de critiques ne voyaient pas le
lien entre les deux livres et condamnaient mon abandon de la littérature pour
l'ethnologie. Ils ne voyaient pas la continuité des deux livres. Il est vrai que le
rôle fondamental du désir mimétique n'était pas mis suffisamment en relief

Cela dit, la traduction anglaise de La violence et le sacré, en 1977, a


déclenché un vif débat. Diacritics a consacré tout un numéro à votre travail . 29

J'ai eu beaucoup de chance : une bonne critique, généreuse, de


l'ethnologue anglais Victor Turner est parue dans Human Nature . Victor 30

Turner était un grand esprit qui réagissait avec liberté. Il fut le premier à
repérer mon « durkheimisme » qu'il rejetait lui-même, mais il voyait dans mon
livre la manière la plus convaincante de pousser au-delà de Durkheim tout en
restant « durkheimien ». Les milieux littéraires, en revanche, se sont détournés
du livre qui leur paraissait étranger au premier, alors qu'en fait il était très
proche. On m'accusait alors de trop m'éparpiller. En me regardant de travers,
les vieux professeurs me répétaient la formule canonique de la spécialisation
américaine qui est une forme de modestie : « Don’t you think you are
spreading yourself a bit thin ? » C'est vous comparer à un trop petit morceau de
beurre pour une trop grande tartine. Aujourd'hui, on m'accuse plutôt de répéter
toujours les mêmes choses.

Quelle a été la réaction des anthropologues ?

Soit le silence, soit des critiques négatives; l'idée surtout que mon enquête
sur la violence s'enracinait dans mon désir extrême d'attirer l'attention sur moi.
Bien entendu, j'étais très désireux d'attirer l'attention sur mon livre, comme
tous les auteurs, mais ce désir à lui seul n'aurait pas écrit La violence et le
sacré. Une réaction très positive fut celle du Japonais Masao Yamaguchi , qui31

avait déjà rassemblé autour du mécanisme émissaire toutes sortes d'institutions


japonaises. La monarchie, le théâtre et les marionnettes, tout est fondé sur un
mécanisme victimaire, qui est le mécanisme génétique de la royauté.
C'est à Buffalo que j'ai vraiment commencé à m'intéresser à Shakespeare.
Ma passion pour cet auteur a commencé avec une interprétation du Songe
d'une nuit d’été, par l'English Royal Theater, que j'ai vue à la télévision. Le
contenu mimétique de la pièce m'a sauté aux yeux. Au début de sa carrière,
Shakespeare écrit surtout des comédies, parce qu'il commence forcément par le
désir et les rivalités mimétiques. Tout est bien qui finit bien. Mais ensuite, j'ai
relu Jules César, qui est la première tragédie de Shakespeare, où j'ai découvert
tout ce que je cherchais. Au lieu d'être la conclusion de l'action, la mort de
César intervient au milieu de la pièce, ce qui ne se produit jamais chez les
Grecs, mais Shakespeare va plus loin que les Grecs. Sa tragédie est une
exploration des conséquences politiques du meurtre de César. Du début à la
fin, la mort fondatrice est la préoccupation essentielle de l’auteur. Elle
engendre littéralement l'Empire romain, qui, pour Shakespeare, est une
monarchie sacrée, c’est-à-dire fondée sur le meurtre collectif de César. Toute
la théorie mimétique est présente dans Shakespeare sous une forme si explicite
que, chaque fois que j'y songe, l’enthousiasme me ressaisit.

Puisque nous parlons de la fondation de Rome, nous pouvons évoquer Michel


Serres, que vous avez rencontré à Buffalo et dont le travail a été important
pour la théorie mimétique.

Je l'ai d'abord rencontré à Buffalo, où il est venu plusieurs fois donner des
cours. Il avait aussi un poste à temps partiel à Hopkins, et nous nous y sommes
retrouvés quand je suis revenu dans cette université, en 1975. Nous avons
beaucoup travaillé ensemble au moment de son cours sur Tite-Live, quand il
écrivait Rome, le livre des fondations . J’assistais à ses cours, et je me
32

souviens très bien de son explication de la roche tarpéienne, et autres incidents


dont la signification sacrificielle est évidente.
Tarpeia, la fille de Spurius Tarpeius, un des commandants qui défendent
la ville de Rome, a trahi la cité en permettant aux Sabines de l'envahir. Mais au
moment de s'emparer de la cité, celles-ci lancent leurs boucliers sur Tarpeia au
lieu de la couvrir, comme promis, d'or et de bijoux. Il s'agit donc d'une
lapidation. Le rocher de Tarpeia est devenu plus tard un lieu d'exécution, où
l'on forçait les condamnés à se jeter de la falaise. La lapidation et le fait de
précipiter quelqu'un dans le vide sont des formes très répandues de meurtres
rituels. Ce sont des exécutions capitales auxquelles tout le monde participe
sans que personne ne soit responsable. Personne n'a de relation directe avec la
victime. Il s'agit là d'une peine de mort unanime, une façon d'unir la
communauté quand il n'existe encore ni pouvoir central ni système judiciaire
pour endiguer le mimétisme conflictuel. Il faut donc un dispositif qui rende la
participation unanime possible mais à distance, sans aucun contact polluant
avec la victime. C'est ici que l'État en tant qu’institution trouve son origine.
Dans le Lévitique, il est clairement statué qu'il doit y avoir deux témoins, et
qu'ils doivent jeter les premières pierres. Une fois que c'est fait, tout le monde
doit faire de même. C'est la ritualisation d'un meurtre collectif d'abord
spontané, comme tous les rites sacrificiels.
Ceux qui prétendent que la coutume du pharmakos a disparu très tôt en
Grèce, parce que la Grèce est trop civilisée pour cela, nous racontent des
boniments. Dans Je vois Satan, j'ai commenté un texte écrit six siècles après la
période classique, un panégyrique du gourou païen Apollonius de Tyane, qui
décrit la lapidation collective d'un mendiant choisi au hasard. Ce crime odieux
est organisé par le gourou lui-même dans, le but de « guérir » une épidémie de
peste dans la ville d’Éphèse. Les Éphésiens se prennent si bien au jeu qu'après
avoir procédé à la lapidation, ils ne reconnaissent pas le malheureux qu'ils ont
assassiné sans raison, mais ils voient en lui le démon de la peste qu'ils ont mis
hors d'état de nuire. Apollonius et son biographe Philostrate sont très fiers de
toute cette affaire  .
33

Nous avons parlé de Rome, le livre des fondations, mais on trouve aussi, dans
d'autres livres de Michel Serres, comme Le parasite, Les origines de la
géométrie et Atlas , des éléments du mécanisme émissaire.
34

L'origine de la connaissance est aussi celle de l'ordre, c’est-à-dire de la


classification symbolique. Pour avoir un symbole, il faut une totalité. La
religion la fournit, et la religion, en tant qu'institution, émerge à travers le
mécanisme victimaire. Le premier symbole, le bouc émissaire, est la source de
la totalité qui organise les relations sociales d'une façon nouvelle. Puis, grâce
au rituel, le système devient un processus d'apprentissage. Bien sûr, les
sociétés primitives ne répètent pas pour apprendre comme les petits écoliers,
elles répètent pour ne plus avoir de violence, mais, en fin de compte, cela
revient au même. C'est un processus d'apprentissage par l'expérience qui
s'enracine dans une expérience prise comme modèle.

L'événement le plus important de cette période à Johns Hopkins a été pour


vous la publication, en 1978, de Des choses cachées depuis la fondation du
monde. Pourriez-vous nous en dire davantage sur la genèse de ce livre et sur
la forme choisie, puisqu'il se présente comme un long entretien ?

Quand j'ai écrit La violence et le sacré je voulais, au départ, faire un livre


en deux parties, la première sur la culture archaïque et la seconde sur le
christianisme, mais j'ai finalement laissé tomber le christianisme — alors que
j'avais déjà rassemblé le matériel pour cela. L'achèvement de ce livre restait
inaccessible et j'ai décidé de ne publier que la partie sur le religieux archaïque.
La violence et le sacré est une extension de la thèse du désir mimétique au
religieux archaïque. Mon premier livre portait sur le désir et les rivalités
mimétiques en littérature, mon deuxième sur le désir mimétique, mais j'ai
reporté la définition de ce désir au chapitre six. Éric Gans a été le seul à
critiquer cette composition. Il m'a demandé : « Pourquoi seulement au chapitre
six ? Ce devrait être le premier, puisqu'il faudrait commencer par le
commencement, partir du désir mimétique. »
J’ai commencé par un chapitre sur le sacrifice parce que ce thème allait
être le sujet principal du livre. En fait, je ne voulais surtout pas qu'on pût
penser que je répétais mon premier livre. C'est pourquoi je n'ai évoqué qu'au
sixième chapitre le désir mimétique. De nombreux critiques n'ont pas perçu la
continuité entre ces deux essais. Ils se sont focalisés sur la théorie de la
victime, qu'ils ont souvent confondue et confondent encore avec le rite du
Lévitique. Quant aux anthropologues français, ils m'ont grosso modo ignoré.
On ne comprenait pas le lien avec mon premier livre, le fait qu'il s'agissait
d'une extension de la théorie mimétique à toute la culture. J’ai quelque peu
encouragé ce malentendu en ne faisant pas assez ressortir l'essentiel, la rivalité
mimétique, la propension extrême des hommes au conflit entre les proches et
le prochain, les voisins comme dit l'anglais (neighbours). Je ne soupçonnais
pas à l'époque le gouffre qui sépare même l'auteur le plus clair (que je n'étais
pas) de tous ses lecteurs, même les plus réceptifs, même les plus préparés à
entendre ce qu'il y a de neuf dans un livre.
Puis je me suis mis à écrire Des choses cachées, parce que je voulais
présenter la théorie dans son entier, d'une façon complète. Je voulais qu'il y eût
une partie dévolue au désir mimétique, une autre au processus d'hominisation
et au religieux archaïque, une autre à la Bible et une dernière partie sur les
rapports entre les hommes à la lumière de tout cela. J'ai commencé à écrire ce
livre immédiatement, dès 1971, avant même que La violence et le sacré fût
publié, travaillant alors sans arrêt, sans m'interrompre un seul jour, mais de
plus en plus lentement, car à partir de ce livre, j'étais obsédé par ce qui
m'apparaissait de plus en plus comme l'impossibilité de se faire comprendre.
Non parce que je manquais d'exemples, c'était plutôt le contraire ! Il me fallait
juxtaposer ces exemples et les mettre en valeur, montrer qu'ils s'expliquaient
les uns les autres.
Dans le même temps, Jean-Michel Oughourlian, un psychiatre parisien, a
pris contact avec moi pour que je fasse partie de son comité de doctorat. Il
travaillait sur la dépendance à la drogue et avait découvert la pertinence de la
théorie mimétique dans ce domaine . Il est venu ensuite à Baltimore pour faire
35

un long entretien avec moi, qui m'a paru trop mauvais pour être publié. Je lui ai
alors proposé de le transformer en dialogue (puis en trialogue…), d'améliorer
le manuscrit déjà à demi rédigé. Il fallait compléter le texte et le transformer en
une longue suite de questions et de réponses. Le livre n'a pas été écrit avec
autant de minutie que La violence et le sacré; mais il ne s'agit pas pour autant
d'un entretien improvisé.

En combien de temps avez-vous terminé Des choses cachées ?

En un été. Jean-Michel Oughourlian et un de ses amis, qui est devenu le


mien, le psychiatre Guy Lefort, ont passé à Baltimore tout l'été 1977. Il est
probable que sans leur aide, j'aurais encore mis au moins un an de plus à finir
ce livre. Il était temps d'en finir. À la fin de septembre, le livre était terminé.
De tous ceux que j'ai écrits, il est celui qui a eu le plus de succès en France.
Ce qui est vraiment nouveau dans ce livre, c'est la partie centrale sur le
christianisme. La plupart de mes idées y sont alors exposées, moyennant deux
erreurs rectifiées dans mes deux derniers livres, Je vois Satan tomber comme
l'éclair et Celui par qui le scandale arrive. La première erreur consistait à
rejeter le mot « sacrifice » en liaison avec le christianisme. La deuxième, c'est
d'avoir expulsé absurdement, sur un coup de tête d'un instant, l'Epître aux
Hébreux. Cette expulsion montre à quel point il est impossible de faire quoi
que ce soit sans se réconforter à coups de boucs émissaires. Ces expulsions
stupides, ces deux grosses bêtises ont d'ailleurs contribué, paradoxalement, au
succès du livre. Elles ont fait de moi quelqu'un d'utilisable par la propagande
anti-chrétienne, qui ne se repose jamais. Si on avait su qu'il n'y avait en moi
aucune hostilité à l'Église, on se serait méfié de moi. J'apparaissais comme
l'hérétique, le révolté qu'il faut être pour rassurer les médias. Si on avait su que
je ne me sentais opprimé ni par la phallocratie occidentale, ni même par le
pape, on m'aurait laissé royalement tomber.

Oughourlian et Lefort ont-ils apporté des contributions théoriques à ce livre ?

Certainement. Oughourlian a écrit toute une partie du chapitre sur la


psychologie interindividuelle : « Hypnose et possession  »; si on examine le
36

texte d'un peu près, la différence de style se laisse repérer.


Dans Un mime nommé désir, Oughourlian dit que le concept de « psychologie
interdividuelle  » a émergé de ce dialogue.
37

C'est exact. Je me souviens très bien de notre discussion au sujet du terme


interdividuel.

Des choses cachées depuis la fondation du monde est le livre qui vous a
ouvert un grand public. Comment a-t-il été reçu dans les milieux universitaires
?

Silence à peu près total.

Ne pensez-vous pas que cette attitude est en train de changer ? Et que les
universitaires et les chercheurs ont maintenant besoin d'attirer les médias pour
gagner du prestige dans leur milieu ?

Il n'y a rien là de vraiment nouveau. Ce n'est pas à vous qu'il faut dire, je
pense, que les intellectuels les plus avides de médias sont presque toujours
ceux qui les dénigrent le plus amèrement. Je pense d'ailleurs que le succès
médiatique, si satisfaisant qu'il soit pour les bénéficiaires, ne peut pas assurer
le succès durable des idées autour desquelles se fait le tintamarre. Les
optimistes veulent nous faire croire que finalement ce sont les idées les plus
vraies qui triomphent. Je ne suis pas certain qu'ils aient raison.

4. L’intelligence sociale

Dans Des choses cachées, vous affirmez que, par le processus


d'encéphalisation propre aux hominidés, l’invitation d'outils et d'armes a
perturbé les sociétés primitives fondées sur la hiérarchie sociale . D'où la
146

crise mimétique qui se serait ensuivie. Robin Dunbar avance que


l’encéphalisation n’a été déclenchée ni par les besoins cognitifs liés à la
fabrication d'outils, ni par l'analyse mentale répondant aux changements de
l'environnement. Mais qu'elle proviendrait plutôt du besoin de réagir à la
dimension croissante des groupes sociaux. Notre intelligence serait alors
fondamentalement sociale . 147

Ce que j'ai dit dans Des choses cachies, c'est que les outils peuvent
devenir des armes, tout comme les pierres. L'australopithèque, par exemple,
n'utilisait des outils que d'une manière relativement simple, tandis que l'Homo
habilis témoigne de l'apparition d'une forme de culture, il y a environ deux
millions d'années. Je ne m'avancerais pas à en tirer des conclusions, mais je
suppose qu'au niveau de l'Homo habilis, il a dû exister une sorte de peur
religieuse, des tabous. On peut avoir des indices de cela. La capacité du
cerveau, entre autres, était suffisante pour que ces êtres possèdent le langage, et
la fabrication d'outils était devenue assez complexe. Pensez à un phénomène
comme celui de la position du forgeron dans la société archaïque. Il était craint,
car les outils qu'il fabriquait pouvaient aussi être utilisés comme des armes. Le
forgeron est une espèce de bouc émissaire permanent, il vit en dehors de la
communauté. Il est simultanément redouté et respecté. Des phénomènes de ce
genre sont probablement apparus très tôt; et cette peur qu'inspirait le membre
de la communauté qui fabriquait des outils meurtriers est sans doute très
proche de celle par laquelle les primates ont acquis l'interdit.
Je ne vois pas vraiment de contradiction entre les auteurs dont vous parlez
et la théorie mimétique. L'accroissement d'un groupe social suppose des
problèmes d'approvisionnement ainsi que d'organisation. L'augmentation de la
taille des groupes sociaux doit être un facteur parmi d'autres; de quelle
importance, je ne peux le dire. S'il s'agit aussi d'une question de nombre, il y a
forcément plusieurs facteurs complexes qui l'accompagnent, parmi lesquels
l'ordre, l’approvisionnement, la souveraineté, etc. Par-dessus tout, c'est sans
doute aussi une question de violence qui atteint un seuil intolérable. C'est peut-
être là l'élément crucial : l'augmentation de la taille des groupes sociaux
multiplie les possibilités de confrontation. Le conflit peut alors s’intensifier
jusqu'à atteindre un niveau où tout l'ordre social peut se trouver violemment
renversé. L'un de ces facteurs est bien sûr le manque : le groupe augmente,
mais le ravitaillement n'accompagne pas forcément cette croissance. Les luttes
d'appropriation tendent alors à devenir prédominantes.

Dans un passage de La sociobiologie, Wilson relie l'agression à la


surpopulation : « Leyhausen a décrit de façon graphique ce qu'il advient du
comportement des chats quand ils se trouvent dans des situations de
surpopulation anormales : “Plus il y a d’individus dans la cage, moins la
hiérarchie est relative.“ En définitive, il émerge un despote et des parias,
contraints à un comportement frénétique et névrotique par les attaques
continues et impitoyables des autres : la communauté se transforme alors en
une foule sans pitié. […] Calhoun observa des effets encore plus bizarres dans
ses populations de laboratoire de rats de Norvège. Outre le comportement
hypertendu observé chez les chats de Leyhausen, certains rats affichèrent une
hypersexualité, une homosexualité et même s'adonnèrent au cannibalisme . » 148

Si cette hypothèse de caractères et de mécanismes liés au stress pouvaient


être appliquée aux hominidés, ce serait une preuve du comportement déviant
caractéristique de l'excitation dionysiaque : hypersexualité, homosexualité et
cannibalisme, ces actes faisaient tous partie des rituels dionysiaques. Cela
confirmerait que Dionysos était le nom de ces comportements caractéristiques
des crises sociales dans lesquelles surgissent des pulsions et des schémas
éthologiques. Plusieurs études montrent comment, à des situations de stress
dans le groupe, correspondent des comportements très proches de ce qu'on
trouve dans le mécanisme mimétique. En situation de stress extrême, dans des
crises de famine ou de violence interne au groupe, la faculté d'adaptation du
système psychologique individuel est très affaiblie ou même inhibée . 149

L’éthologue Irenäus Eibl-Eibesfeldt soutient que, plus encore que l'invention


des outils et des armes, ce qui déclenche vraiment la violence, c est la capacité
que nous possédons de nous convaincre que l'adversaire n’est pas un être
humain, mais un animal, souvent un monstre . Les Mundurucu, par exemple,
150

divisent le monde d'une façon significative : il y a eux et les pariwat, c'est-à-


dire les autres. Les autres sont considérés comme des animaux dont on fait sa
proie . Cette observation aiderait-elle à comprendre le mécanisme du bouc
151

émissaire, en révélant une tendance fondamentale à unifier le groupe contre


des « autres » ? Cependant, dans le mécanisme du bouc émissaire, « l’autre »
est du même groupe. Comment concilier ces deux aspects ?

Rien de plus facile. La relation intérieur/extérieur est située au cœur du


mécanisme du bouc émissaire. La vraie colère doit être dirigée contre un
double. Il faut donc qu'il y ait une forme du « modèle-obstacle », qui peut être
simplement un jumeau, mais la colère transfigure le double qui, selon la théorie
mimétique, devient « monstrueux ». Quand un double monstrueux devient
victime émissaire au sens fort, il est finalement divinisé, car sa mort restaure
l'ordre social. Il est chassé du groupe, et l'extérieur dans son ensemble reçoit
les caractéristiques du double monstrueux. L'extérieur est perçu comme un lieu
de violence démesurée. Dans de nombreuses sociétés archaïques, il n’existe
pas d'êtres humains en dehors de la tribu; les membres de la tribu se
conçoivent, eux, comme les seuls humains.

On peut parfois intégrer au groupe quelqu'un de l'extérieur, afin de le


sacrifier.
On intègre la future victime à la communauté pour la rendre plus
semblable à son modèle, la victime émissaire et fondatrice qui était un membre
de cette communauté. Chez les Tupinamba, l'individu capturé était gardé en vie
à l'intérieur du groupe pendant un temps assez long. Il était très bien traité, on
lui donnait même une épouse. On devait le « domestiquer », en somme
l'acculturer, afin qu'il devienne presque un membre du groupe, et c’est alors
que la répétition rituelle du mécanisme du bouc émissaire avait lieu, quand cet
individu extérieur et intérieur au groupe était rituellement tué et réellement
mangé.

4. La méconnaissance

Pour souligner la continuité structurelle des phénomènes sociaux dont nous


venons de parler — en dépit de leurs différences historiques évidentes —, nous
pouvons dire que, de même que le désir mimétique n'est pas une invention
moderne, le mécanisme du bouc émissaire ne se retrouve pas seulement dans
les rituels primitifs ou les sociétés anciennes; il est aussi présent dans notre
monde moderne.

C'est vrai, et pour s'en rendre compte, il nous faut encore une fois partir
du désir mimétique. Le paradoxe de ce désir est qu'il semble fermement attaché
à l’objet, qu'il est décidé à se procurer cet objet et aucun autre, alors qu'en
réalité il se montre vite opportuniste. Et quand le désir mimétique devient
opportuniste — c'est-à-dire qu'il se fixe sur ce qu'il trouve —, les gens qu'il
tourmente se focalisent, paradoxalement, sur des modèles de substitution, des
adversaires de substitution. L'âge des scandales dans lequel nous vivons est un
déplacement de ce type. Tout grand scandale collectif vient d'un skandalon
entre les deux « prochains » bibliques, plusieurs fois multiplié. Permettez-moi
de répéter que dans les Évangiles, skandalon signifie rivalité mimétique; il ne
fait donc qu'un avec cette ambition vide, cet antagonisme, cette agressivité
réciproque et ridicule que chacun ressent envers l'autre, et ces mauvais
sentiments viennent de la simple raison que nos désirs se trouvent souvent
frustrés. Quand un skandalon à petite échelle devient opportuniste, il tend à
rejoindre le vaste scandale de la télévision, se confortant dans le fait que son
indignation est partagée par beaucoup de monde. C'est-à-dire que la mimésis,
au lieu d'aller seulement dans la direction de notre voisin, notre prochain, notre
rival mimétique personnel, adopte un mouvement « latéral », et nous sommes
là devant un symptôme de crise grandissante, d'une contagion croissante. Le
plus grand scandale engloutit toujours les plus petits, jusqu'à ce qu'il n'y ait
plus qu'un seul scandale, une seule victime; c'est à ce moment que le
mécanisme du bouc émissaire refait surface. L'animosité grandissante que les
gens éprouvent les uns pour les autres, à cause de la taille toujours plus grande
des groupes en état de rivalité mimétique, culmine en un énorme ressentiment
contre un élément pris au hasard dans la société — les Juifs pendant le nazisme
en Allemagne, le capitaine Dreyfus à la fin du XIXe siècle en France, les
émigrants d'Afrique aujourd'hui en Europe, les musulmans lors des récents
événements terroristes.
On trouve un magnifique exemple littéraire de ce phénomène dans le
Jules César de Shakespeare : il s'agit du recrutement mimétique des
conspirateurs . L'un d'eux, Ligario, est fou, il dit n'importe quoi. Mais à l'idée
74

de tuer César, il revit, et son animosité se cristallise sur l'homme célèbre. Il


oublie tout le reste, parce qu'il a maintenant un seul point fixe vers lequel
diriger sa haine. Quel progrès ! Malheureusement, les neuf dixièmes de la
politique ramènent à cela. Ce que les gens appellent l’« esprit partisan » n'est
rien d'autre que le fait de choisir le même bouc émissaire que ses voisins.
Cependant, à cause de la Révélation chrétienne de l'innocence fondamentale
des victimes et de l'arbitraire de l'accusation lancée contre elles, cette
polarisation de la haine est vite dévoilée de nos jours et la résolution
d'unanimité échoue.
J'ai déjà parlé du christianisme, mais je voudrais encore dire deux mots
sur la place qu'il occupe dans l’histoire du mécanisme, même si mes lecteurs
connaissent ma position. En résumé, avant l'arrivée du judaïsme et du
christianisme, le mécanisme du bouc émissaire était accepté et légitimé d'une
manière ou d'une autre, du seul fait qu'il était inconnu. Après tout, il réussissait
à ramener la paix dans la communauté alors qu'on se débattait en plein chaos
mimétique. Toutes les religions archaïques fondent leurs rituels justement sur
la réitération du meurtre fondateur. En d'autres termes, elles considèrent le
bouc émissaire comme responsable de l'explosion de cette crise. Le
christianisme, au contraire, par la figure de Jésus, dénonce le mécanisme du
bouc émissaire pour ce qu'il était : le meurtre d'une victime innocente, tuée afin
de ramener à la paix une communauté violente. C'est à ce moment-là que le
mécanisme du bouc émissaire est pleinement révélé.

Ceci nous ramène à la méconnaissance, concept central dans votre théorie


mimétique. Vous avez dit que « le processus sacrificiel demande un certain
degré de méconnaissance ». Si le mécanisme du bouc émissaire doit amener la
cohésion sociale, alors l'innocence de la victime doit être cachée d'une façon
qui permette à la communauté tout entière d'être unie dans la croyance que la
victime est coupable. Vous venez de montrer que, dès que les acteurs du
processus en comprennent le mécanisme, savent comment il fonctionne, celui-
ci s'effondre et ne peut plus réconcilier la communauté. Henri Atlan regrette
que cette proposition fondamentale ne soit jamais posée par vous comme un
problème mais toujours comme une évidence . 75

Je n'ai pas assez insisté sur le caractère inconscient de ce mécanisme.


C'est un point à la fois simple et crucial dans ma théorie. Prenons, par exemple,
l'affaire Dreyfus. Quelqu'un qui est contre Dreyfus pense fermement qu'il est
coupable. Imaginez que vous êtes un Français en 1894, et que vous avez des
inquiétudes sur l'armée et les Allemands. Si soudain vous êtes convaincu que
Dreyfus est innocent, votre confort d'esprit, la juste colère que vous tirez de la
culpabilité de Dreyfus, ne pourront plus se perpétuer, ils seront détruits. Voilà
ce qu'il faut comprendre ! Ce n'est pas la même chose d'être contre Dreyfus ou
d'être pour lui. J'ai l'impression qu’Atlan, malgré sa finesse de raisonnement, a
mal compris ce que je disais. La plupart des théologiens qui ont lu Des choses
cachées depuis la fondation du monde, ont, eux aussi, mal saisi le problème.
Certains critiques ont même dit que, s'il y avait une religion du bouc émissaire,
ce ne pouvait être que le christianisme, puisque les Évangiles parlent
explicitement de ce phénomène ! Ma réponse est simple : c'est justement parce
que Jésus est représenté comme un bouc émissaire que le christianisme, en tant
que religion, ne peut pas être fondé sur le processus du bouc émissaire, et qu'il
en est, au contraire, la dénonciation. La raison devrait être évidente : si on
pense que le bouc émissaire est coupable, on ne va surtout pas l'appeler « mon
bouc émissaire ». Si la France a choisi Dreyfus comme bouc émissaire,
personne ne reconnaîtra dans l'affaire Dreyfus le mécanisme qu'elle fait jouer.
Tout le monde se contentera de répéter que Dreyfus est coupable. Dès que l'on
reconnaît l'innocence de la victime, l'on ne peut plus user de violence envers
elle, et le christianisme est justement une façon de dire, de la façon la plus
explicite, que la victime est innocente. Le rôle clé de la méconnaissance dans
le processus du bouc émissaire est « paradoxal » mais évident. La
méconnaissance permet à chacun de garder l'illusion que la victime est
réellement coupable, et par là même mérite d'être punie. Pour avoir un bouc
émissaire, il faut ne pas voir la vérité, et donc ne pas se représenter la victime
comme un bouc émissaire, mais comme un homme justement condamné, ce
que fait la mythologie. N'oubliez pas que le parricide et l'inceste d'Œdipe sont
censés être réels. Avoir un bouc émissaire, c'est ne pas savoir qu'on l'a.

Dans le Jules César de Shakespeare, il y a un discours remarquable de Brutus,


dans lequel ce principe est deux fois formulé : « Soyons des sacrificateurs, pas
des bouchers, Caïus » ; « […] l'homme du commun verra / Dans notre geste
une purge, non un meurtre . » Comment l’analysez-vous ?
76
Brutus exalte la différence entre la violence légitime du sacrifice et la
violence illégitime de la guerre civile, mais ses compagnons de conspiration et
lui-même ne peuvent pas se rendre crédibles comme sacrificateurs. Brutus sait
ce qu'il fait, et il sait aussi que pour le faire bien, il doit soutenir qu'il ne s'agit
pas d'un meurtre. Pour le dire dans mon vocabulaire, il démasque la
méconnaissance indispensable au meurtre du bouc émissaire. Il faut exécuter
ce meurtre d'une façon si sublime qu'il ne ressemblera plus à un meurtre. C'est
un texte étonnamment perspicace, une vision presque insoutenable. La main
droite ne doit pas savoir ce que fait la gauche. Et cela montre, de la part de
Shakespeare, une compréhension du sacrifice très supérieure à celle de
l'anthropologie moderne.

Pourquoi avez-vous opté pour le terme de « méconnaissance » plutôt que pour


le mot plus commun d’« inconscience  » ? 77

Parce que le mot d'inconscient, dans l'esprit des lecteurs, entraîne tout le
fatras freudien. J'utilise le terme méconnaissance parce qu'il est absolument
certain que le mécanisme du bouc émissaire méconnaît sa propre injustice sans
ignorer pourtant qu'il est meurtre. Je pense aussi que la nature inconsciente de
la violence sacrificielle est révélée dans le Nouveau Testament, en particulier
dans Luc : « Père, pardonne-leur : ils ne savent pas ce qu'ils font » (Lc 23, 34).
Il faut prendre cette phrase à la lettre. Le prouve une affirmation comparable
dans les Actes des Apôtres; Pierre s'adresse à la foule qui a participé à la
crucifixion et lui dit : « Je sais que c'est par ignorance que vous avez agi » (Ac
3, 17) . Le mot ignorance signifie vraiment en grec « ne pas savoir ». On dit
78

aujourd'hui inconscient. Je refuse personnellement de mettre l'article défini —


l'inconscient —, cela implique un essentialisme dont je me méfie. Il y a
effectivement un manque de conscience dans le processus du bouc émissaire,
et ce manque de conscience est aussi essentiel que l’inconscient chez Freud.
Mais il ne s'agit pas de la même chose, et c’est un phénomène plus collectif
qu'individuel.

Pouvez-vous expliquer la critique que vous faites du concept de l’inconscient


chez Freud ?

Je suis hostile à l'idée d'un appareil psychique identifiable. La notion


d'inconscience est indispensable, mais celle de l’inconscient qui serait comme
une « boîte noire » s'est révélée trompeuse. Comme je viens de le suggérer,
j'aurais dû insister davantage dans le passé sur la nature inconsciente du
mécanisme du bouc émissaire, mais je refuse d'enfermer cette notion dans un
inconscient qui ait sa vie propre, dans le style de Freud.
Pensez-vous que plus une personne est mimétique, plus la méconnaissance
sera forte ?

Je crois qu'il faut répondre par un paradoxe. Plus une personne est
mimétique, plus sa méconnaissance est forte, mais plus ses possibilités de
connaissance le sont aussi. Il me semble que les grands écrivains du désir
mimétique sont tous hyper-mimétiques. Dans le cas de Dostoïevski et de
Proust, il y a une rupture nette entre la médiocrité des premières œuvres, qui
sont des tentatives d’auto-justification, et la grandeur des dernières, qui sont
toutes des chutes du moi, au sens où le dernier livre publié par Camus l'est
aussi. À mon avis, La chute est un livre sur la mauvaise foi de l'écrivain
moderne, qui condamne la création entière pour se justifier lui-même, pour se
construire une forteresse de supériorité morale illusoire.

Comment définiriez-vous une personne « hyper-mimétique » ?

Des écrivains comme Proust ou Shakespeare parlent à l'évidence d'eux-


mêmes. Voyez, chez Proust, le récit de la relation du narrateur avec Albertine.
Les mécanismes du désir mimétique sont caricaturalement visibles ! Quand
Albertine est absente, il l'aime; quand elle est présente, il ne l'aime plus. Et cela
n'arrive pas à une ou deux occasions seulement, mais de si nombreuses fois
qu'on se croirait devant une expérience de laboratoire. Quelqu'un d’hyper-
mimétique est mieux placé pour se reconnaître manipulé par un désir qui n'est
le sien qu'en apparence. C'est proche de la possession démoniaque dans les
Évangiles.

Cette personne montre une sensibilité particulière au mécanisme mimétique ?

Oui. À mon avis, il y a deux sortes d'êtres hyper-mimétiques : ceux qui


sont totalement aveugles à leur propre mimétisme et ceux qui sont lucides.
Très intéressant chez Dostoïevski — et dans une grande mesure cela concerne
aussi le Proust de Jean Santeuil — est le fait que dans ses premiers écrits, il est
complètement aveugle sur lui-même. C'est le désir mimétique qui parle. Quand
on lit sa correspondance, on s'aperçoit qu'elle est presque interchangeable avec
les romans de la première période. Et puis soudain, avec Mémoires écrits dans
un souterrain, Dostoïevski devient prodigieusement lucide sur lui-même . 79

Cependant il ne dévoile pas le mécanisme mimétique aussi complètement


qu'un Shakespeare a pu le faire. En beaucoup de points, il est l'égal de ce
dernier, mais Shakespeare connaît mieux le mécanisme et son pouvoir de
régénérescence des sociétés archaïques. Dostoïevski est moins proche de notre
recherche anthropologique actuelle que Shakespeare. Le songe d'une nuit d'été
est trop puissant même pour de grands écrivains comme George Orwell qui n'y
ont rien compris et ont accusé Shakespeare de superficialité ! Orwell ne voit
pas à quelle hauteur l'œuvre s'élève au-dessus de ses personnages et de leurs
minuscules ébats. La dimension génératrice lui échappe.

4. La pensée conjecturale
et les indices de l’Histoire

La contribution théorique de Carlo Ginzburg pourrait s'avérer déterminante


dans notre débat sur la question des preuves. Dans Mythes, emblèmes, traces,
Ginzburg développe ce qu'il appelle le « paradigme indiciaire  ». Il avance
231

que, depuis la fin du XIXe siècle, ce modèle s est développé dans plusieurs
domaines. Son fonctionnement rappelle la structure du roman à énigmes.

Et dans tout roman policier, l'énigme est en fait un meurtre. En


anthropologie, à vrai dire, il n'y a pas un, mais plusieurs meurtres semblables,
et c'est cette similarité étonnante qui constitue la preuve. Cela me fait une fois
encore penser à Michel Serres. Dans l'Histoire de Rome de Tite-Live, il
identifie quarante-trois mises à mort originelles. La plus impressionnante est
la mort de Romulus, après qu'il est devenu le premier roi de Rome. Entouré de
tous les membres du Sénat, Romulus gravit une des sept collines. Il y a une
grosse tempête, le roi est au milieu des sénateurs. Quand le calme revient, tous
les sénateurs annoncent que Romulus n'est plus parmi eux; il a été emporté
dans les cieux. C'est là que Tite-Live ajoute une phrase troublante : « Il y eut,
dès ce moment, quelques sceptiques qui soutenaient tout bas que le roi avait été
mis en pièces par les Pères de leurs propres mains : en effet, cela s'est dit en
grand mystère  . » Ce mythe a quelque chose à voir avec la nature sacrée de la
232

souveraineté dans la Rome ancienne. Le fait que la mort de Romulus


intervienne après le meurtre mythique de Remus, nous apporte aussi un
élément des plus intéressants. Il y a là répétition d'un même acte sacrificiel.
Dans le récit de l'Histoire de Rome, on trouve à la fois des composantes
rituelles et mythiques. En tant que proto-historien, Tite-Live travaille
inconsciemment comme un détective tel que le décrit Ginzburg. Moi-même,
j'aurais bien aimé en savoir plus sur les méthodes d'investigation criminelle,
parce qu'il s'agit dans ce cadre du même genre de preuves que celles que je
trouve dans mon travail. Et dans les cas de crimes, un grand nombre d'indices
offre-t-il une plus grande certitude ?
Dans un autre de ses essais, Ginzburg fait un parallèle entre le scientifique et
le juge, qui rejoint l’intuition de Hocart : « L’évidence — comme l'indice ou la
preuve — est un mot essentiel pour l'historien comme pour le juge . » La 233

méthode de Ginzburg s’intéresse aussi à la preuve indirecte, et dans ce cas


également l'approche comparative semble être la meilleure méthode.

En effet, la preuve en matière criminelle est l'évidence la plus pertinente


en sociologie. Les faits niés par l’anthropologie culturelle, comme les
sacrifices humains qui ont véritablement eu lieu par le passé, sont confirmés
par les anthropologues légistes, capables de reconstituer l'acte qui s'est
réellement passé à partir d'un squelette ou d'une momie. L'anthropologie
légiste est une science qui permet de procéder à la reconstitution du crime. Et
afin d’expliciter le mécanisme du bouc émissaire, il faut avoir recours à ce
travail de détective. Car tout le monde ment, mais personne n'en est conscient.
C'est-à-dire que ceux qui procèdent au meurtre pensent sincèrement que leur
bouc émissaire est coupable, et qu'il mérite donc de mourir. C’est un
mensonge, mais ils ne se rendent pas compte de sa teneur. Je pense que la
preuve indirecte d'Hocart et les petits indices dont parle Ginzburg sont liés.
Dans Rois et courtisans, Hocart écrit : « Et il est des pays où l'on ne pourrait
ajouter foi à cinquante témoins oculaires quand bien même ils tiendraient tous
le même discours. Mais s'il est possible de faire concorder une centaine de
petits détails que personne n'aurait pu préméditer ou arranger, si une
conclusion unique s'impose, c'est la certitude la plus grande qu'on puisse
atteindre dans le domaine de l'humain . » Et puis, ce qui est révélateur, Hocart
234

adopte le vocabulaire des tribunaux; il « ouvre l’enquête », fait « comparaître


les témoins ». Et les témoins chez lui, comme dans la théorie mimétique, ce
sont les mythes. Hocart suit cette intuition; comparant par exemple le dieu
védique Agni au dieu grec Hermès, il établit un parallèle si passionnant qu'il
devient évident que nous retrouvons en fin de compte le même dieu dans les
deux cultures, puisqu'elles ont chacune une origine sacrificielle évidente et
indéniable.

Cependant, en tant qu'historien, Ginzburg ne peut accepter une conclusion


aussi directe; il cherche, lui, une preuve de la continuité historique, de
contacts culturels et d'emprunts d’éléments entre les cultures. La similarité
morphologique a besoin d'être associée à une voie historique et généalogique
cohérente, même si cette association est risquée .
235

Ma méthode pourrait être définie comme une analyse morphologique dont


l'horizon est si vaste qu'il contient l'histoire des hommes tout entière. Quel
genre de précaution méthodologique devrait adopter quelqu'un qui travaille à
une échelle aussi ambitieuse ? La reconstitution historique précise d'un
phénomène aussi complexe et aussi englobant est une entreprise tellement
vaste, que si je m'y étais attelé, j'aurais compromis l'ambition que j'avais de
fournir une interprétation génétique et évolutive de la culture humaine. Je ne
suis pas un historien, je recherche simplement des structures et propose une
hypothèse sur l'évolution de la culture; hypothèse que des historiens comme
Ginzburg pourraient contribuer à renforcer.

En fait, même si Ginzburg rejette votre théorie de façon explicite , d'un autre
236

côté, dans des livres comme Storia notturna, il accumule les preuves qui vont
dans le sens de la théorie mimétique. Sans en avoir conscience, il travaille
dans la même direction que vous. Il fait par exemple une analyse étonnante de
l’image du boiteux dans les mythes, et construit un schème morphologique
qu'il relie au monde des morts . Bien sûr, Ginzburg cherche surtout à donner
237

une description historique solide de la stratification de ce motif dans les


cultures indo-européennes, et, par conséquent, il est incapable d'expliquer
pourquoi cette image se retrouve partout, ou comment elle est née, et se
contente d'invoquer un vague « inconscient collectif ». Pourtant, le mécanisme
du bouc émissaire propose une explication simple et avantageuse de cette
variété d’éléments visuels et textuels.

Ginzburg est un formidable historien, il accomplit dans ses livres un gros


travail d'enquête. Mais il ne trouve pas le « meurtrier », c'est-à-dire l'origine de
tout cela. Pour lui, comme pour une bonne partie des chercheurs en sciences
humaines, celle-ci restera à jamais inaccessible : la naissance de la culture est
considérée comme un point qui disparaît lorsqu'on cherche à l'atteindre. Ce que
je fais, moi, en me fondant sur les preuves fournies par les textes, c'est
admettre franchement qu'à ce point d'origine, il y a un meurtre, et qu'il est
collectif, et que la victime innocente est tuée par la communauté tout entière.
La certitude décisive ce sont les Évangiles qui l'apportent.

4. Le jugement de Salomon
et l’espace non sacrificiel
Comme nous l'avons déjà évoqué, le jugement de Salomon est l'un des textes
anti-sacrificiels les plus puissants de l'Ancien Testament. Il est au cœur de
votre réflexion dans Des choses cachées, où vous tentez de définir la possibilité
d'un espace non sacrificiel .107

C'est vrai. Des choses cachées est entièrement construit autour de ce texte
qui a joué un rôle essentiel dans ma réflexion sur le sacrifice. Comme vous le
savez, il s'agit de deux prostituées qui se disputent un tout petit enfant.
Chacune affirme devant le roi que l'enfant est le sien et que l'autre l'a volé.
Alors, Salomon fait apporter une épée. Il propose de couper l'enfant en deux
pour en donner la moitié à chacune des deux femmes. L'une des deux mères
accepte, mais l'autre refuse et préfère renoncer à son enfant afin de le sauver.
Cette action est prophétique du Christ. Au Moyen Âge, la figure du Christ était
perçue non dans la bonne prostituée, mais dans Salomon. La situation humaine
fondamentale est un jugement de Salomon qu'aucun Salomon n'est là pour
arbitrer. Dans Des choses cachées, j'ai suggéré qu'on ne devrait pas utiliser le
même mot pour définir le comportement de la mauvaise prostituée et celui de
la bonne. La mauvaise prostituée accepte le sacrifice, le meurtre, alors que la
bonne les refuse. À l'époque, je ne voulais pas dire que celle-ci se sacrifiait
elle-même, parce que j'avais encore peur de l'objection du « masochisme ». On
ne peut pas dire qu'une femme prête à mourir pour son enfant est masochiste
simplement parce qu'elle veut sauver cet enfant. Le texte insiste sans cesse sur
le fait que la bonne mère renonce à l'enfant « pour que l’enfant vive ». Elle ne
veut pas mourir, mais elle est prête à tout subir et même à renoncer l'enfant
« pour que l'enfant vive ». C'est aussi le vrai sens du sacrifice du Christ.
Dans Des choses cachées, j'ai dit qu'il n'y a pas de différence plus grande
que celle existant entre ces deux actions; c'est pourquoi j'ai refusé d'utiliser le
même mot pour les décrire. Et puisque le sens de sacrifice comme immolation,
meurtre, est le plus ancien, j'ai décidé que le mot « sacrifice » devait
s'appliquer au premier type, au sacrifice-meurtre. Aujourd'hui, j'ai changé
d’avis : il ne fait aucun doute que la distance entre ces deux actions est la plus
grande qui soit, et c'est la différence entre le sacrifice archaïque, qui détourne
contre une victime tierce la violence de ceux qui se battent, et le sacrifice au
sens chrétien, qui consiste à renoncer à toute revendication égoïste, à la vie s'il
le faut, pour ne pas tuer.

De fait, les deux actions sont ici juxtaposées.

Et c'est là le point fondamental. Il y a une similarité en jeu. Utiliser le mot


« sacrifice » pour la mauvaise prostituée, ne veut pas dire qu'il est impossible
de l'utiliser aussi à propos de l'autre femme. Des choses cachées a été écrit
dans une perspective anthropologique; le christianisme y apparaît donc comme
une espèce de « supplément », au lieu de tout convertir à sa perspective.
Aujourd'hui, j'écrirais en partant du point de vue des Évangiles, en montrant
que les Évangiles font de la mauvaise prostituée et du mauvais sacrifice une
métaphore pour la vieille humanité incapable d'échapper à la violence, sans
sacrifier des victimes. Le Christ, par son sacrifice, nous libère de cette
nécessité. Il faut donc utiliser le mot de « sacrifice » au sens de sacrifice de soi-
même, le sens du Christ. On peut alors dire que la religion primitive,
archaïque, annonce le Christ à sa façon, mais très imparfaite. La différence
entre les deux prostituées est insurmontable. On ne peut pas trouver de
différence plus grande : d'un côté, le sacrifice comme meurtre; de l'autre, le
sacrifice comme acceptation de la mort, s'il le faut, pour ne pas tuer, ne pas
prendre part au sacrifice dans l'autre sens. Ces deux formes de sacrifices sont à
la fois radicalement opposées et inséparables. Il n'existe entre elles aucun
espace non sacrificiel, à partir duquel on pourrait tour décrire d'un point de vue
neutre. L'histoire morale de l'humanité est passage du premier sens au second,
accompli par le Christ mais pas par l'humanité, qui fait tout pour échapper au
dilemme, et surtout ne pas le voir.

Ce changement de perspective dans votre théorie est encore plus évident


quand on le compare au débat que vous avez eu avec les théologiens de la
Libération, en 1990, au Brésil. À cette occasion, Franz Hinkelammert a
discerné les concepts de « non sacrificiel » et « anti-sacrificiel », avant de
demander : « Est-ce vraiment comprendre la pensée de Girard que de la
définir comme anti-sacrificielle ? Je crois que non, parce que sa pensée est non
sacrificielle […]. La position anti-sacrificielle peut être extrêmement
sacrificielle . »
108

Je me souviens de cette discussion, et je pense qu'il a raison. J'ai écrit, sur


ma position à ce sujet, un essai qui est d'abord paru en allemand dans un
ouvrage dédié à Raymund Schwager . Celui-ci pense comme moi, qu'il faut
109

repérer un phénomène de « bouc émissaire » spontané derrière la crucifixion,


tout autant que derrière les mythes. Toute la différence est dans le repérage de
ce phénomène, qui n'est pas là dans les mythes alors qu'il est là, dans les
Évangiles. Mais le plus extraordinaire dans les Évangiles, c'est que ce repérage
vient du Christ lui-même, plutôt que des évangélistes, qui font tout ce qu'ils
peuvent pour suivre le Christ et dans l'ensemble y parviennent. J'aimerais
écrire une interprétation chrétienne de l'histoire de la religion, qui serait en fait
une histoire du sacrifice. Je montrerais que les religions archaïques ont
véritablement éduqué l'humanité, qu'elles l'ont sortie de la violence archaïque.
Puis, Dieu est devenu une victime afin de libérer l'homme de l'illusion d'un
Dieu violent, illusion qui doit être abolie en faveur de la connaissance que le
Christ reçoit de son Père. On peut considérer les religions archaïques comme le
premier stade de la révélation progressive qui culmine dans le Christ. Ainsi,
quand certains disent que l'Eucharistie est enracinée dans le cannibalisme
archaïque, il ne faut pas le nier, mais l'affirmer au contraire ! La véritable
histoire de l'humanité est une histoire religieuse qui remonte au cannibalisme
primitif. Le cannibalisme primitif est la religion, et l'Eucharistie récapitule
cette histoire, de l'alpha à l'oméga. Tout cela est primordial, et une fois qu'on
l'a compris, il faut nécessairement admettre que l'histoire de l'homme inclut ce
début meurtrier : Caïn et Abel.
Parlons net : un espace absolument non sacrificiel est impossible. En
écrivant La violence et le sacré et Des choses cachées, j'ai tenté de trouver cet
espace à partir duquel tout pourrait se comprendre et s'expliquer sans
engagement personnel. Je pense aujourd'hui que cette tentative ne peut pas
réussir.

5. L’Histoire et la conscience sacrificielle

En adoptant une formulation plus théologique, la notion de « Dieu passager et


mutable », soutenue par des penseurs comme Scholem, Hans Jonas, ou Sergio
Quinzio, se rapproche-t-elle de votre idée de la religion comme élargissement
progressif de la conscience et du christianisme comme révélation et
transformation du logos violent en logos divin ? 110

Je ne vois pas Dieu comme une entité changeante. Je suis plutôt pour une
compréhension ontologique de Dieu. Cependant, c'est un Dieu qui a une
stratégie pédagogique, si l'on peut dire, débutant avec la religion archaïque et
allant vers la Révélation chrétienne. C'est la seule façon pour qu'une humanité
libre se développe. On peut poser le problème en termes strictement logiques,
comme l'a fait Sartre : Dieu ne peut pas être, parce que, si Dieu a fait l'homme,
ce dernier n'aurait pas pu le créer libre, et donc, l'homme étant libre, il n'y a pas
de Dieu. Le système du bouc émissaire montre que Sartre a tort et que, même
si l'impossibilité dont il parle est réelle, Dieu tourne la difficulté en permettant
les sacrifices, grâce auxquels les hommes s'éduquent eux-mêmes en quelque
sorte, hors de leur violence. Mais ils ne réussissent jamais complètement et ils
ont tous besoin du Christ qui supplée à leurs insuffisances. Ce sont les hommes
qui changent, pas Dieu.
Il y a une différence structurelle entre la religion archaïque et le
christianisme. Dans le cadre archaïque, on ne comprend pas que le bouc
émissaire est seulement un bouc émissaire. On pense que la victime est
coupable, parce que tout le monde le dit. Dans les Évangiles, il y a aussi un
moment d'unanimité, quand tous les disciples se détournent de Jésus et
rejoignent la foule. Puis, cette unanimité est détruite par la Résurrection et les
disciples, qui sont, directement ou indirectement, responsables des Évangiles,
dénoncent la foule et le système du bouc émissaire. Dans les Évangiles, ces
deux attitudes sont confrontées, et c'est ainsi que le système est totalement
révélé : d'abord les disciples rejoignent la foule, puis ils se retournent contre
elle et la dénoncent.
Le Dieu « passager et mutable » dont parlent ces penseurs, c'est la
transformation graduelle du sacré qui se transforme en saint. Le Dieu de la
Bible est d'abord le Dieu du sacré et, de plus en plus, le Dieu de sainteté
étranger à toute violence, le Dieu des Évangiles. Le refus chrétien de l'attitude
marcionite, c'est-à-dire le refus d'abandonner la Bible hébraïque, l'Ancien
Testament, est justement le signe de la conscience grandissante des anciennes
communautés. L'Ancien Dieu montre encore des composantes de violence,
mais ces composantes sont nécessaires pour comprendre qu'il y a à la fois
rupture et continuité entre le religieux archaïque, sacrificiel et la révélation
biblique, qui nous fait émerger hors du sacrifice, mais ne nous autorise pas à
condamner les sacrifices comme si nous étions, par nature, étrangers à la
violence.

Sur cette question, comment percevez-vous la tradition gnostique ? Fait-elle


aussi partie de l’histoire de la Révélation ?

On ne peut pas parler d'une seule tradition gnostique. La gnose est très
actuelle, car c'est toujours un effort pour échapper à la Croix, c'est-à-dire
perpétuer la méconnaissance par l'homme de sa violence et protéger son
orgueil de la Révélation. Sans la Croix, il ne peut y avoir de Révélation de
l'injustice fondamentale que constitue le mécanisme du bouc émissaire,
fondateur de la culture humaine et qui se répercute dans tous les rapports que
nous avons avec nos semblables.

Vous avez conscience, sans doute, que la façon dont vous percevez l'histoire de
la Révélation — comme une progression linéaire, fondée sur une continuité
qui ne peut être démontrée — est en soi contestable. Ne pensez-vous pas que le
parcours historique que vous venez de tracer est surdéterminé par cette
progression linéaire, qui va des mythes archaïques au christianisme ?

Je suis obligé de constater que cela va vers un progrès. Affirmer que


l'innocence de la victime est un acquis décisif ne me pose pas problème, et c'est
cela qu'apporte le christianisme. Mais je n'ai jamais posé en principe que le
processus est purement linéaire, qu'il évolue sans interruption une fois que la
Révélation s'est manifestée. Au contraire, c'est un processus extrêmement
complexe, parce que l'homme est libre de choisir sa voie. Et, à vrai dire, il a
presque constamment opté pour la violence, aujourd'hui plus que jamais.

Roberto Calasso critique dans les mêmes termes votre conviction que la
Révélation chrétienne opère une sape progressive du sacrifice : « Dans cette
application tordue des Lumières, cependant, la principale faiblesse de Girard
apparaît : la persécution n'a en fait jamais été aussi répandue que dans
l'Occident moderne, qui ne connaît rien du sacrifice et le considère comme une
superstition . »
111

Calasso ne voit pas la complexité qui résulte de mon approche. Je trouve


sa description de la société moderne profonde, inspirée même, mais trop
unilatérale. Il ne voit pas que je définis le monde moderne comme
essentiellement privé de protection sacrificielle, c'est-à-dire toujours plus
exposé à une violence toujours aggravée qui est, bien entendu, la sienne, notre
violence à nous tous. Pour moi, le mouvement de la rationalité moderne n'est
pas intrinsèquement mauvais. Le progrès scientifique est un progrès réel.
Roberto Calasso voit donc en moi un « homme des Lumières ». Je cite toujours
la formule de Jacques Maritain : « L’histoire progresse à la fois dans le sens du
bien et dans le sens du mal . » Calasso est très favorable au sacrifice. Il est
112

anti-moderne à l'extrême et ne fait pas de distinction entre la Révélation


chrétienne et la mauvaise utilisation qu'on en fait aujourd'hui. Il a cette idée
ésotérique et nietzschéenne qu'être opposé au sacrifice sanglant constitue une
faiblesse des individus ou des collectivités. Comme Nietzsche, il veut croire
qu'être pour la violence est infiniment plus intelligent, et donc que c'est ce qu'il
faut faire. L'une des choses qu'il comprend admirablement, c'est l’utilité
positive du sacrifice. Et c’est finalement en nietzschéen qu'il se montre injuste
envers le christianisme, même s'il comprend le sacrifice que Nietzsche ne
comprend pas. Calasso a intégré le rôle positif du sacrifice dans les sociétés
archaïques et il voit que le monde moderne est menacé par la perte des
protections sacrificielles. Il y a très peu de gens assez lucides pour voir ça.

La lecture de Nietzsche s'est révélée fondamentale pour de nombreux


philosophes contemporains. Vous-même avez reconnu qu'il avait contribué à
votre interprétation de Dionysos. Selon vous, l'aphorisme 125 du Gai savoir,
très souvent cité, dans lequel Nietzsche affirme que « Dieu est mort », va au
cœur de la logique sacrificielle . 113

J'essaie de montrer que tout le monde déforme ce texte. Au lieu de dire :


« Dieu est mort », Nietzsche dit en fait : « Nous l'avons tué. » Après cela, nous
avons à inventer un rituel d'expiation, autrement dit une nouvelle religion . 114

En d'autres termes, Nietzsche nous parle d'une re-fondation religieuse de la


société. Tous les dieux commencent d'abord par mourir. Il s'agir d'un grand
texte sur l'éternel retour (du religieux sacrificiel), un texte sur la création et la
recréation de la culture qui implique toujours la présence initiale d'un meurtre
fondateur. Certains textes vont au-delà de la pensée explicite de leur auteur, et
c'est le cas pour celui qui définit l'éternel retour comme une succession sans fin
de cycles sacrificiels, repérables dans les aphorismes les plus connus
d'Anaximandre et d'Héraclite. Les commentateurs, y compris Heidegger, font
retomber ce texte dans la routine moderniste de la mort de Dieu. Je ne pense
pas, je le répète, que Nietzsche ait été pleinement conscient de ce qu'il disait
dans ce fameux aphorisme. Je crois que nous sommes là devant l'exemple d'un
texte qui échappe à son auteur. Je ne suis pas sûr que Nietzsche se soit rendu
compte qu'il utilisait des mots dont la connotation est essentiellement rituelle,
sacrificielle. C'est une lecture plus riche que « la mort de Dieu ». Le texte parle
de la naissance de la religion, en même temps que de sa mort, car c'est la même
chose. La phrase la plus claire est celle qui décrit ce que le meurtre de Dieu
contraint les meurtriers à inventer : un nouveau culte religieux.

Pensez-vous que les derniers mots que Nietzsche a écrits en 1889, aux limites
de la folie, « Condamno te ad vitam diaboli vitae » (« Je te condamne à la vie
éternelle en enfer ») constituent un raccourci emblématique de son projet
intellectuel ?
115

Il s'agit en effet d'un passage impressionnant, et il est difficile de


l'interpréter en dehors d'un cadre chrétien. Nietzsche voulait être du côté de
Dionysos contre le Christ, et, ce faisant, il s'est condamné à l'enfer, parce que
Dionysos et Satan sont une seule et même chose. Une phrase d'Héraclite dit
justement cela : Dionysos c'est la même chose que Hadès. Selon Gide,
Nietzsche était jaloux du Christ et il était donc du côté de Satan. Être pour
Satan, cela signifie prendre le parti de la foule contre la victime innocente, au
nom de ceci ou de cela, peu importe.

5. La domestication des animaux


et les origines de l’agriculture
Votre hypothèse sur la domestication animale est fondée sur un raisonnement
similaire.

Oui, je crois qu'on a commencé à traiter les animaux comme des êtres
humains afin de les sacrifier, en remplaçant les victimes humaines par des
victimes animales . Cependant, les animaux réagissent à la domestication
152

seulement s'ils ont une disposition qui va dans ce sens, autrement rien ne se
passe. On a souvent avancé que les sociétés accomplies étaient celles qui
savaient s'entourer d'animaux domestiques. Mais comment pouvait-on
domestiquer ces animaux, et pourquoi certaines sociétés l'ont-elles fait ? Les
théories qui circulent ne me paraissent guère vraisemblables. Bien sûr, pour
domestiquer un animal, il faut s'en occuper continuellement, le faire vivre à
l'intérieur du groupe, dans la communauté, l’« humaniser » si l'on peut dire. Le
motif initial ne peut pas être les avantages économiques de la domestication.
Ceux-ci en effet ne peuvent pas être pensés avant de se produire effectivement,
contrairement à ce qu'imagine le rationalisme un peu court de Régis Debray
dans son Feu sacré. La domestication ne peut pas avoir été programmée ! On
peut penser d'ailleurs que, aux premiers stades, la domestication était anti-
économique : les animaux domestiqués devaient souffrir de toutes sortes de
maladies liées au stress de la captivité; la quantité de microbes et de virus que
les animaux sauvages introduisaient chez les humains devait être énorme.
L'explication fonctionnaliste est illusoire.
Dans certains endroits du monde, il n'y avait pas d'animaux domestiques,
comme dans le Mexique pré-colombien, par exemple, où avaient lieu des
meurtres rituels massifs d'êtres humains. La substitution des animaux aux
humains dans les sacrifices n'a là-bas jamais eu lieu . Comme je l'ai déjà
153

raconté dans Des choses cachées, l'élément qui a été éclairant pour moi, c'est
que les Ainu, une population indigène de l'extrême nord du Japon, ont essayé
de domestiquer les ours polaires, pour des raisons rituelles; ils ont essayé de les
« humaniser » en les gardant avec leurs enfants et en les allaitant . Comme
154

nous le savons, les Ainu ont échoué, car, pour diverses raisons aussi bien
physiologiques que liées à l'environnement, les ours polaires ne sauraient être
domestiqués. Si les ours avaient été domesticables, ils auraient été
domestiqués, ou si, au lieu d'ours, il s'était agi d'antilopes ou de tout autre
ruminant, la domestication aurait pu avoir lieu. Seul le rituel peut fournir une
explication vraisemblable car, pour que la victime puisse assouvir la colère des
sacrificateurs, il faut qu'elle ressemble suffisamment à l'homme. Avant de la
sacrifier, il faut donc l'humaniser en l'incorporant longuement à la
communauté. J'ai lu quelque part que, depuis la disparition des sacrifices
animaux, aucune espèce nouvelle n'a été domestiquée. La domestication est
une entreprise humaine et religieuse, un sous-produit inattendu du sacrifice
animal. La culture humaine et l'humanité elle-même sont filles du religieux.
Dans Violent Origins, Jonathan Smith, semble-t-il, inverse cet ordre et suggère
que « le sacrifice est une exagération de la domestication  ».
155

Smith voit ainsi le rapport entre religieux et domestication, mais il est trop
prévenu contre celui-là pour reconnaître sa primauté. Son fonctionnalisme
raisonne en termes de « récompense différée », ce qui me paraît être une
absurdité. Le sacrifice ne peut pas être un avatar de la domestication, mais la
domestication peut très bien être une conséquence inespérée du sacrifice
animal.

Néanmoins, est-ce que le fait d'utiliser des animaux pour le rituel sacrificiel ne
suggère pas un niveau de conscience « anti-sacrificiel » dans les communautés
primitives ? Les tentatives répétées pour substituer des animaux aux victimes
humaines montrent que le fait de sacrifier un membre de la communauté
n’était pas le moyen le plus sûr d'empêcher la violence.

Certainement. Il faut que la victime sacrificielle soit à la fois différente et


non différente des membres de la communauté. Nous ne pouvons pas affirmer
avec certitude que la différence entre l'homme et l'animal a toujours été
conforme à l'idée que nous nous en faisons aujourd'hui. Vous abordez là le
problème de la limite relative entre les structures interne et externe. Il s'agit
bien plutôt d'un continuum. Le sacré est toujours à l'extérieur, car il faut que la
transcendance soit là. En même temps, les animaux sauvages, en règle
générale, ne sont pas sacrifiés dans les cultures qui possèdent des animaux
domestiques. Cela confirme l'hypothèse que les animaux sauvages étaient
domestiqués dans le but d'être sacrifiés plutôt que pour la domestication. Les
animaux sauvages ont d'abord été sacrifiés, et ensuite seulement domestiqués.

Considérez-vous le sacrifice animal comme une forme d'élargissement des


frontières de la société symbolique, ou était-ce une façon de « duper » les
dieux ?
156

Tuer, c’est refaire ce que le dieu a fait pour sauver une première fois la
communauté. Quand on voit que les choses vont mal dans le groupe, il faut
faire quelque chose. Sans doute le rituel ne commence-t-il pas immédiatement
après le meurtre du bouc émissaire, mais lorsque la rivalité mimétique
ressurgit. À ce moment-là, on se souvient que c'est une victime qui a sauvé le
groupe dans le passé. Il faut trouver une nouvelle victime susceptible de
remplacer la victime initiale.

Il est intéressant de se souvenir, avec Michel Serres, que le mot indo-européen


pour « planter », pak, racine des mots paysage, pays, païen, paysan (les signes
de la civilisation), fait aussi référence à la tombe comme signe premier,
comme la première inscription symbolique de l'homme . 157

Bien sûr, cette intuition me paraît juste. Qu’est-ce qui a pu donner aux
hommes l'idée de mettre des graines dans le sol ? Ils les ont enterrées en
espérant qu'elles ressusciteraient, comme la communauté, par l'effet du
sacrifice; et ils n'avaient pas tort. On voit ici la fécondité du religieux. Le fait
qu'elle nous semble illusoire ne diminue pas son efficacité. Rappelons ici le
passage des Évangiles dans lequel Jésus dit : « Si le grain de blé tombé en terre
ne meurt pas, il demeure seul » (Jn 12, 24). Il y a là l'idée de renaissance. Et
Jésus ajoute même : « Si vous ne croyez pas quand je vous dis les choses de la
terre, comment croirez-vous quand je vous dirai les choses du ciel ? » (Jn 3,
12). Il considère le principe de mort et de renaissance comme repérable sur la
terre, dans le monde naturel . Frazer est ici très fort, car si, d'après moi, son
158

idée de la végétation se révèle finalement insuffisante, elle n'en est pas moins
proche de la vérité . Pour expliquer la relation entre les rites sacrificiels et
159

l'agriculture, il faut admettre, je pense, que, dans de nombreuses sociétés, le


rituel était pensé en termes de végétation qui meurt et qui renaît. Je pense que
c'est la meilleure théorie, parce qu'il s'agit de bien plus qu'une métaphore.
Effectivement, qu'est-ce qui est plus essentiel à l'homme que l'agriculture ? Il y
a lieu de penser que, lorsque les êtres humains ont commencé à enterrer des
graines — comme ils le faisaient déjà avec les corps de leurs proches en
espérant leur résurrection —, cela s'est révélé efficace : les graines renaissaient
à la vie. Comment expliquer cela ? Quel genre de raisonnement se trouve
derrière ces pratiques ? Une observation naturaliste de la végétation est tout
simplement anachronique, parce que les liens biologiques de cause à effet, s'ils
sont pour nous évidents, ne l'étaient pas pour les inventeurs de l'agriculture.
Une explication en termes purement économiques n'est pas plus recevable.
C'est seulement en tenant compte des liens étroits entre le rituel et la nature que
l'on peut saisir les origines de pratiques telles que l'agriculture. Chaque élément
naturel acquiert un sens, mais seulement s'il est pensé dans l'espace du rituel. Il
n'y a pas de mentalité primitive, mais il y a une pensée rituelle dont l'efficacité
est réelle. Le religieux enfante toute la culture humaine.

En fait, d'un point de vue scientifique, il est assez étonnant qu'il n’y ait pas de
modèle d'explication de l'origine de l'agriculture universellement reçu, surtout
s'il l'on part du principe selon lequel l'agriculture était anti-économique. « De
plus en plus de théories récentes montrent en effet que l'agriculture, loin d'être
un pas en avant allant de soi, conduisait le plus souvent à une moindre qualité
de vie. Les chasseurs-cueilleurs travaillent moins pour la même quantité de
nourriture, sont en meilleure santé et moins sujets à la famine que les fermiers
primitifs : pourquoi cette pratique (l'agriculture) a-t-elle été renforcée (et par
là même sélectionnée) si elle ne permettait pas une meilleure adaptation que
celle offerte par les économies de chasse et cueillette ? »
160
Cette pratique s'est confirmée, je pense, parce qu'elle avait une origine
sacrificielle : les chasseurs-cueilleurs se sont finalement fixés en un lieu
déterminé à cause de l'importance religieuse de celui-ci et de la complexité des
rituels auxquels ils prenaient part, ce qui, à son tour, a produit, comme je l'ai
dit, la domestication des animaux et la découverte de l'agriculture. Cette
découverte elle-même s'est très certainement passée autour des sites
d'inhumation sacrés sur lesquels était concentrée l’activité. Dans de pareils cas,
il me semble que la relation symbolique de la domestication avec le
phénomène du bouc émissaire et le rituel, s'éclaire merveilleusement. Mieux
encore, les événements dont les processus semblent contradictoires à notre
esprit moderne, deviennent parfaitement compréhensibles quand on adopte le
mécanisme mimétique comme modèle explicatif. C'est une machine
d'expérimentation et de connaissance.

Le mécanisme du bouc émissaire pourrait aussi expliquer la thèse


controversée que Carl Vogt expose à la fin du XIXe siècle, et qui est également
reprise par Edward Volhard dans son travail ethnographique sur le
cannibalisme : « L’étude des peuples sauvages qui, de nos jours, sont encore
cannibales, ou qui l'ont été dans les temps historiques, me conduit à la même
conclusion que, du reste, d'autres auteurs ont déjà tirée de l'étude des faits. Je
prouverai ainsi par des exemples que des civilisations relativement avancées
peuvent être entachées de cannibalisme; on peut même aller plus loin et
démontrer par des faits que les tribus adonnées au cannibalisme et aux
sacrifices humains sont en général beaucoup plus avancées dans l'agriculture,
l’industrie, les arts, la législation, etc., que les tribus voisines qui repoussent
ces horreurs . »
161

Cela corrobore l'importance du rituel dans le développement de l'espèce


humaine. La complexité des pratiques cannibales était telle, qu'elle produisait
inévitablement des retombées cognitives, techniques et artistiques. Mais ce
n'est pas le cannibalisme en tant que tel qui favorise la connaissance : ce n'est
pas le type de victime sacrifié qui importe, c'est le mécanisme sacrificiel.

5. La mimésis culturelle et le rôle de l’objet


Après cette explication générale du mécanisme mimétique, nous aimerions que
vous reveniez plus précisément sur la question de l’objet dans votre théorie.
Vous avez dit, par exemple, que, dès qu'un appétit devient un désir, il est
contaminé par un modèle. Le désir est une construction entièrement sociale.
Pourtant, il semble que, dans votre théorie, il n’y ait pas de place pour les
besoins fondamentaux…

Je dois de nouveau établir une distinction essentielle : appétit n'implique


pas imitation. Vous êtes en train d'étouffer, vous avez un grand « appétit » de
respirer, mais il n'y a aucune imitation en cela, c'est physiologique. On n'imite
personne quand on marche dans le désert à la recherche d'eau. Mais dans notre
monde, tous nos modèles sociaux et culturels proclament ce qui est « à la
mode » en matière de nourriture ou de boisson. Toute forme d'appétit est
infléchie par des modèles qui, paradoxalement, lorsque nous les suivons, nous
donnent l'impression d'être « nous-mêmes » et personne d'autre.
Plus la société est cruelle et sauvage, plus la violence prend sa source
dans un besoin pur. On ne doit pas exclure la possibilité d'une violence
étrangère au désir mimétique, là où le nécessaire fait défaut. Cependant, même
sur le plan des besoins de base, quand une rivalité se met en place à propos
d'un objet quelconque, elle va forcément se charger de mimésis. Dans ces cas-
là, il y a toujours une certaine médiation sociale en jeu. Les marxistes sont
convaincus que certains sentiments sont spécifiquement sociaux, puisqu'ils
apparaissent dans une classe sociale définie. Pour eux, le désir mimétique est
une sorte de passe-temps aristocratique, un luxe. À cette affirmation, je
réponds, oui, bien sûr que c'est un luxe ! Avant le monde moderne, seuls les
nobles pouvaient se le permettre. Don Quichotte est un hidalgo, c'est-à-dire
« un fils de quelqu’un », un homme de loisir, un aristocrate. Il est évident que
dans un monde de rareté, les classes inférieures ont surtout des besoins et des
appétits. Voir les fabliaux, qui décrivent le plus souvent des appétits physiques.
Les marxistes ont donc en partie raison : si la théorie mimétique niait le besoin,
elle serait mensongère. Il n'en est pas moins vrai que le mimétisme, chez les
êtres « doués » pour lui, peut fleurir dans la misère extrême. Voir par exemple
le snobisme de l'épouse Marmeladov dans Crime et châtiment de Dostoïevski.

C'est pour cela que vous n'êtes pas d'accord avec la lecture que Lucien Scubla
fait de votre travail, quand il écrit que « la rivalité mimétique est la seule
source de violence  ».
80

Je suis d'accord sur l'essentiel, mais cette formule dévalue trop les appétits
et les besoins objectifs. Les appétits peuvent déclencher des conflits, et, une
fois qu'ils ont commencé, ces conflits peuvent se pénétrer de mimétisme. Il est
probable que tout processus violent qui dure dans le temps se pénètre de
mimétisme. De nos jours, on se préoccupe beaucoup des « actes de violence »,
c'est-à-dire de la violence qui frappe au hasard, comme les vols, les agressions
ou les viols dans l'anonymat des grandes villes. C'est ce qui inquiète le plus les
gens dans nos sociétés d'abondance. Cette violence est détachée de tout
contexte relationnel, elle n'a donc ni antécédent ni suite. Pourtant, les
spécialistes montrent que les agressions commises au hasard ne constituent pas
la principale cause de violence dans le monde. Les comportements violents
surgissent surtout parmi des gens qui se connaissent, et même qui se
connaissent depuis longtemps . L'histoire de la violence est principalement
81

mimétique, comme dans le cas désolant de la violence domestique. Ce genre de


crime est bien plus courant que ceux qui se passent entre étrangers. Agresser
quelqu'un dans la rue n'est pas un acte directement mimétique, puisqu'il
n'existe pas de relation mimétique entre la victime et l'agresseur. Mais derrière
cette attaque fortuite, du point de vue de la victime, il doit y avoir des rapports
mimétiques dans l'histoire personnelle de l'agresseur, ou dans sa relation à la
société en général, qui demeurent invisibles mais peuvent être repérés et
explorés.

Nous devons aussi insister sur le fait que la mimésis n’a pas seulement des
effets perturbateurs, comme on le voit avec la mimésis d’appropriation. Elle
est aussi à l'origine de la transmission culturelle.

J'ai surtout insisté sur l'aspect de rivalité et de conflit de la mimésis . J'ai


82

procédé ainsi, parce que j'ai conçu les mécanismes mimétiques à travers
l'analyse de romans, dans lesquels la représentation des rapports conflictuels
est essentielle. La « mauvaise » mimésis est donc toujours dominante dans
mon travail. Mais dans les rapports entre êtres réels, c'est, bien sûr, la
« bonne » mimésis qui domine. Sans elle, pas d'éducation, pas de transmission
culturelle, pas de rapports paisibles.

Des théories comme celle de Richard Dawkins insistent sur la mimésis


positive. Sa notion de meme, unité minimale de la transmission culturelle,
serait à étudier plus spécifiquement  .83

Dawkins n'a aucune conscience de la rivalité mimétique, de la crise


mimétique, du bouc émissaire et autres articulations de la théorie mimétique.

Vous voulez dire que l'institutionnalisation des études littéraires contribue à


dissimuler le mécanisme du désir mimétique ?

Absolument. C'est d'ailleurs ce qu'affirme Sandor Goodheart dans


Sacrificing Commentary . Selon lui, la vraie fonction de la critique est de
84
ramener la littérature à un individualisme conventionnel, ce qui permet de
masquer le désir mimétique. La critique littéraire a une fonction sociale qui est
de toujours ramener la littérature à une expression moyenne acceptable, plutôt
que d'affronter le gouffre entre la vision d'un grand écrivain et la vision
commune. Cette critique devrait aider à dévoiler la nature mimétique du désir,
plutôt que de la cacher avec sa rengaine d'originalité et de nouveauté,
perpétuellement invoquée de façon incantatoire et vide.

Revenons à la définition de la mimésis : votre approche ne gagnerait-elle pas


en clarté si nous établissions une distinction entre « mimésis culturelle » et
« mimésis d'appropriation  » ?
85

Je ne crois pas. Ce qui donne cette impression c'est que l'imitation


culturelle, neuf fois sur dix, n'entraîne pas de rivalité ! Mais ce n'en est pas
moins une mimésis d'appropriation. Si j'imite votre accent, vos manières, votre
savoir, en lisant les mêmes livres que vous par exemple, il n'en résultera
aucune tension rivalitaire entre nous, car il s'agit là de comportements
éminemment partageables. Vous vous sentirez même flatté qu'on vous prenne
pour modèle. Mais la mimésis culturelle, bien sûr, peut devenir une source de
rivalité. Si l'auteur d'une découverte scientifique pas encore publiée la
communique à un admirateur et que celui-ci, après l'avoir assimilée, la présente
comme son invention à lui, l'auteur très probablement l'attaquera en justice.

Dans votre explication anthropologique, l'objet a souvent pour fonction de


déclencher la mimésis d'appropriation. Pourtant, est-ce que cet objet n’a pas
non plus un rôle fondamental à jouer dans la « mimésis culturelle paisible » ?
En reprenant une perspective historique, ce que l'on appelle l’« hypothèse de
la chasse comme facteur d’hominisation » établit que des groupes sociaux,
tant animaux qu'humains, naissent de la « coopération lors de la chasse et de
la distribution de la viande  ».
86

C’est vrai, mais il ne faut pas oublier que ce « bon » objet est tué. La
chasse a toujours, pour moi, une dimension sacrificielle en plus de sa
dimension sociale, qui n'est pas créée par le seul besoin de gibier. De même
que la religion n'est pas seulement engendrée par la peur et l'admiration
qu'inspirent les animaux sauvages. Je pense que toute forme de coopération
complexe s'établit sur une sorte d'ordre culturel, qui est lui-même fondé sur le
mécanisme victimaire. Voilà mon hypothèse sur l'origine de la culture. Et le
peu que l'on connaît des chasseurs de la préhistoire et de leur univers suggère
une organisation culturelle complexe.
Nous reconnaissons, évidemment, l'originalité de votre approche : vous
dévoilez la dimension d'appropriation de la mimésis; vous expliquez le rôle
fondamental de l'objet concret dans la production de cette perturbation.
Cependant, comme l'ont affirmé Jean-Pierre Dupuy et Paul Dumouchel, l'objet
de la société de consommation n’est pas exclusivement définissable dans le
contexte de la mimésis d'appropriation; il produit aussi des formes de contrôle
de cette explosion que représente la rivalité mimétique.

L'interprétation que Dupuy et Dumouchel donnent de notre société me


paraît juste, seulement un peu trop optimiste. D'après eux, la société de
consommation constitue une façon de désamorcer la rivalité mimétique, de
réduire sa puissance conflictuelle. C'est vrai. S'arranger pour que les mêmes
objets, les mêmes marchandises soient accessibles à tout le monde, c'est
réduire les occasions de conflit et de rivalité entre les individus. Lorsque ce
système devient permanent, toutefois, les individus finissent par se
désintéresser de ces objets trop accessibles et identiques. Il faut du temps pour
que cette « usure » se produise, mais elle se produit toujours. Parce qu'elle rend
les objets trop faciles à acquérir, la société de consommation travaille à sa
propre destruction. Comme tout mécanisme sacrificiel, cette société a besoin
de se réinventer de temps à autre. Pour survivre, elle doit inventer des gadgets
toujours nouveaux. Et la société de marché engloutit les ressources de la terre,
un peu comme les Aztèques qui tuaient toujours plus de victimes. Tout remède
sacrificiel perd son efficacité avec le temps.

Alors, comment interpréter l'affirmation de Dupuy, selon laquelle « l’objet est


une véritable création du désir mimétique, c'est la composition des co-
déterminations mimétiques qui le fait jaillir du néant : ni création d'une pure
liberté, ni point focal d'un déterminisme aveugle » ?
87

C'est aller trop loin à mon avis. Si c'était vrai, nous ne percevrions que les
objets que nous désirons et il n'en est rien. Le monde est plein d'objets qui nous
encombrent et qui nous ennuient. Et ce sont souvent les objets les plus
savamment calculés pour nous séduire qui retiennent notre attention le moins
longtemps. Le shopping consiste souvent désormais à faire passer une kyrielle
d'objets à la poubelle, avec à peine une brève halte entre les deux. On achète
les objets d'une main et on les jette de l'autre. Et ceci dans un monde où la
moitié de l'humanité souffre de la faim.

Nous sommes ainsi dans un monde où le problème n'est plus d'avoir l'objet,
mais de le changer.

La société de consommation est souvent devenue un système d'échange


de signes, au lieu d'un échange d'objets réels. Nos contemporains vivent
souvent dans un monde minimaliste et anorexique, parce que le monde dans
lequel la consommation était un signe de richesse a perdu son attrait. Il faut
paraître émacié ou subversif pour avoir l'air vraiment « cool », comme dirait
Thomas Frank . Le seul problème c'est que tout le monde a recours aux
88

mêmes ficelles, et une fois encore, nous nous ressemblons tous. La société de
consommation, à son extrême, devient une mystique, en ceci qu'elle nous
procure des objets dont nous savons d'avance qu'ils ne peuvent pas satisfaire
nos désirs . Elle peut nous corrompre, c’est-à-dire qu’elle peut nous conduire
89

à toutes sortes d'activités inutiles ou nuisibles, mais elle nous fait prendre
conscience de notre besoin de quelque chose d'entièrement différent. Quelque
chose que la société de consommation ne sera jamais capable de fournir.

En même temps, il faut noter que l'augmentation de la médiation interne dans


la société contemporaine n'induit pas nécessairement une crise mimétique.
Notre société se montre capable d'absorber de fortes doses d’indifférenciation.
Quand on voit comment cela s'est passé dans les sociétés primitives, peut-on
croire qu'une bonne victime émissaire reconstituerait un monde vivable ? Le
cadavre de la victime permet-il de ramener les doubles au niveau précédent de
différenciation ?

Non, à mon avis, ce n'est pas possible. Il faut distinguer ici nos sociétés
des sociétés primitives. Le monde moderne peut se définir comme une série de
crises mimétiques toujours plus intenses, mais qui ne sont plus susceptibles
d'être résolues par le mécanisme du bouc émissaire. Nous verrons pourquoi
lorsque nous parlerons du christianisme.

5. Méconnaissance et vérité

Lié au problème de l'évidence, il y a dans votre théorie un autre élément


décisif : la méconnaissance, qui rend plus complexe encore le problème de
l'évidence. La preuve n'est pas simplement circonstancielle, elle est aussi
cachée par l’inconscience qui caractérise le mécanisme du bouc émissaire.
C'est l'une des raisons pour lesquelles la présentation des preuves dans la
théorie mimétique est si difficile. Dans un cadre juridique, le fait d'effacer la
preuve peut jouer comme une super-preuve, une méta-preuve, puisqu'elle met
le doigt sur l'importance de l'élément que l'on a fait disparaître. Si quelqu'un
fait disparaître les traces d'un crime, c'est bien la preuve qu'il est fortement
impliqué dans l'affaire. En ce qui concerne le meurtre fondateur, c'est le tout
début de la culture humaine qui est impliqué, et c'est exactement ce que nous
ne voulons pas reconnaître.
Il y a un passage très intéressant dans L'homme Moïse et la religion
monothéiste, où Freud sous-entend qu'il est en fin de compte impossible de
dissimuler le meurtre du père . Dès qu'il est effacé, il réapparaît ailleurs. On
238

peut dire qu'il y a toujours des traces du meurtre fondateur. Cela fait partie de
la théorie freudienne de l'inconscient et de son interprétation du meurtre de
Moïse; mais c'est aussi vrai pour la théorie mimétique. Cependant, je n'ai pas
réussi à convaincre les chercheurs que les phénomènes que je considère
comme des traces du meurtre originel sont véritablement ce que j'affirme qu'ils
sont : des traces du cycle mimétique.

En ce qui concerne le mécanisme de la méconnaissance, Freud a eu recours à


un raisonnement semblable : « [Cette] erreur avait donc été la même que celle
de quelqu'un qui prendrait pour vérité historique l'histoire légendaire de la
période royale de Rome suivant le récit de Tite-Live au lieu de la prendre pour
ce qu'elle est : une formation réactionnelle au souvenir d'époques et de
situations misérables, qui n'avaient sans doute pas toujours été glorieuses . » 239

En effet, c'est un passage très intéressant. Et Freud mentionne même Tite-


Live, qui a eu, comme l'a montré Michel Serres, une formidable intuition de la
preuve sacrificielle. Je compare souvent ma recherche à une sorte de roman à
énigmes, surtout dans le sens où il faut résoudre non pas un crime unique, mais
une multitude de crimes analogues. Freud est essentiel ici; à la lecture de ses
derniers ouvrages, il est clair qu'il est celui qui a le mieux compris la religion,
même si son préjugé dix-neuviémiste contre la religion interfère avec cette
intuition textuelle qui l'a pourtant mené tout près de la découverte du meurtre
fondateur.

D'habitude, les vérités cachées sont juste sous notre nez, comme dans La lettre
volée d’Edgar Poe. Telle que vous la décrivez, votre méthode de lecture, nous
l'avons dit, rappelle la façon dont Derrida expose la « logique du
supplément ». Andrew MacKenna a déjà suggéré cette ressemblance . Bien 240

sûr, la différence fondamentale est que vous croyez à la réalité du réfèrent


textuel.
En un sens, c'est quelque chose de tellement instinctif que même en lisant
Derrida, je ne pouvais pas m'empêcher d'appliquer mon propre réalisme à son
pharmakos. J'avais l'impression que nous poursuivions tous deux le même but,
et arrivions aux mêmes résultats. J'ai fait mien son essai sur Platon, qui est de
mon point de vue son meilleur écrit . Son analyse de la famille lexicale de
241

pharmakos, et de la façon dont la traduction gomme le plus signifiant, est


merveilleuse. C'est ce qui arrive également à la Bible de nos jours. Le mot
skandalon n'est plus traduit par « scandale » ou, au sens littéral du mot, « pierre
qui fait trébucher » ou « pierre d’achoppement », même si ces expressions
existent dans toutes les langues. Toutes les traductions récentes de la Bible
passent sous silence les scandales, s'en tenant à de fades euphémismes comme
« occasion de péché  ». On évite ainsi le vrai sens du skandalon, qui est
242

l'obstacle mimétique.
Je suis convaincu qu'il existe un événement réel, qui est caché, dissimulé,
et dont les traces sont effacées. Cependant, en reprenant la déduction de Freud,
l'effacement des traces n'est pas lui-même sans laisser de traces ! Les premiers
essais de Derrida sont passionnants, parce qu'il y développe une méthode de
détective; alors que, dans son innocence, le lecteur ne soupçonne rien, Derrida
gratte la surface, jusqu'à faire apparaître quelque chose, comme par exemple la
présence et l'absence du pharmakos dans le Phèdre de Platon . 243

Ne pensez-vous pas que cette méconnaissance actuelle est en quelque sorte un


mécanisme de défense, au sens freudien ? Une dénégation qui voile une
autocritique trop radicale de l'individu et de la société ? Ce qui, pour la
société primitive, était une méconnaissance collective se mue en mécanisme de
défense pour l'individu moderne : les erreurs de connaissance, et l’échec qui
en découle, constituent des barrières psychologiques qui empêchent
l'autocritique ouverte, et par là même l'effondrement de l’identité et des
convictions individuelles.

Il y a un parfait exemple de ce phénomène chez Proust : la grand-mère du


narrateur montre une certaine réticence à accepter que Swann lui soit
socialement supérieur. Elle refuse de voir les faits qui détruiraient la foi et la
croyance qu'elle a d'être hiérarchiquement au même niveau que Swann. Elle les
rejette en se moquant de cet ami. Et cela se répète tellement souvent que l’on
pourrait en faire un modèle anthropologique ! Je pense en effet que vous avez
raison : on tient tellement à préserver des idées comme l'individualisme et
l'autonomie du désir. Et c'est la raison pour laquelle les mots « révélation » et
« conversion » sont importants pour la notion de mimétisme.
On va vers l'effondrement de la pseudo-science dix-neuviémiste, tout
entière fondée sur l’expulsion violente du religieux. Le véritable enjeu, c'est le
christianisme, bien entendu, et il est si formidable que les résistances sont
acharnées. On va bientôt s'apercevoir que tout ce qu'il y a de vrai dans la
philosophie des Lumières, dans la science du XlXe siècle, qui est une critique
imparfaite encore du religieux sacrificiel, tout cela vient aussi d’un
christianisme pas encore complètement assimilé, mais qui, du fait même qu'il
est de mieux en mieux compris, se retourne contre le religieux « sacrificiel » et
contre les déformations et adaptations sacrificielles du christianisme, toujours
encore systématiquement confondues avec la vérité de celui-ci. Le
christianisme est donc aujourd'hui le bouc émissaire de… sa propre révélation.

5. Un chantier ouvert

En 1980, vous partez à Stanford. C'est là que vous avez fondé un centre
interdisciplinaire, qui a organisé plusieurs colloques importants .
38

C’est beaucoup dire. Je n'ai jamais organisé grand-chose. L’organisateur,


à cette époque, c'était Jean-Pierre Dupuy. Donald Kennedy, le président de
l'université, soutenait les sciences humaines. Nous avons accueilli plusieurs
prix Nobel, comme Kenneth Arrow, Ilya Prigogine, et Johannes Salk . Le 39

projet intellectuel à l'initiative de l'Interdisciplinary Center a été conçu par


Jean-Pierre Dupuy. Il réfléchissait à l'époque sur le rapport entre la théorie du
chaos et la théorie mimétique. Jean-Pierre Dupuy m'a aussi mis en rapport avec
le groupe du Centre de recherches en épistémologie appliquée (CREA ), 40

notamment Lucien Scubla et André Orléans. C'est lui qui a mis en place, au
CREA, le programme interdisciplinaire fondé sur la théorie mimétique. Il a été
le premier à voir les rapports entre la théorie mimétique et beaucoup de travaux
contemporains. Mais il ne s'est pas borné au rôle de catalyseur.

Puisque nous parlons d'interdisciplinarité, vous avez dit, dans Des choses
cachées, que les rapports de rivalité mimétique généralisent la notion de
double contrainte, double bind de Gregory Bateson. Avez-vous travaillé ou
correspondu avec Bateson ou Paul Watzlawick quand ils étaient au Mental
Research Institute de Palo Alto ?

J'ai rencontré Bateson une seule fois en 1975. J'ai après beaucoup
apprécié La cérémonie du naven . Ce livre parle d'un unique rituel. Le rituel
41

produit ce que Bateson appelle a symmetrical schismogenesis, « une division


des formes », qui ressemble beaucoup, il me semble, à ce que j'appelle
l'indifférenciation des doubles, dans la crise mimétique son paroxysme . 42

Bateson est malheureusement mort en 1980, l'année où je suis venu m'installer


à Stanford. Je n'ai lu que plus tard les travaux de Paul Watzlawick , qui a
43

participé à nos rencontres de Stanford . Mais il serait excessif de dire que tout
44

cela m'a beaucoup influencé.

Au colloque de Cerisy-la-Salle, en 1983, votre travail était au centre d'un


débat interdisciplinaire . Dans la même veine, le Colloque sur la Violence et
45

la Religion (COV&R ) organise chaque année le même type de rencontres.


46

En effet, certains chercheurs se sont intéressés à la dimension inter-


disciplinaire de la théorie mimétique. Cesareo Bandera par exemple, qui
s'intéresse principalement à la littérature. Il y a aussi le père Raymund
Schwager qui s'est penché sur la théorie du chaos. Il est venu me voir en
France en 1972 et a étudié les aspects chrétiens de ma théorie. Il écrivait un
livre comparable à Des choses cachées, qui est paru d'ailleurs très peu de
temps après . Il est le créateur d'une théologie liée à sa propre théorie du désir
47

mimétique, découverte indépendamment de la mienne. Il est regrettable que ses


livres ne soient pas encore traduits en français. Il dirige à Innsbruck un centre
de théologie, où se rencontrent des gens comme Josef Newiadomski et
Wolfgang Palaver, qui vient d'écrire un très grand livre sur toute la théorie
mimétique.

Vous avez publié plusieurs livres après Des choses cachées… Tous ont éclairé
de façon très singulière votre théorie. Nous reviendrons sur certains d'entre
eux dans les chapitres qui vont suivre. Vos deux derniers livres, Celui par qui
le scandale arrive et La voix méconnue du réel, sont sortis en 2001 et 2002.
48

Avez-vous d'autres projets à long terme ?

Oui, bien sûr. J'aimerais rectifier la perspective de mes premiers livres en


ce qui concerne les religions archaïques. Je suis donc toujours en train de
réécrire le projet dans son ensemble. Je m'intéresse aussi à la mythologie
hindoue, et ma lecture récente du Mahabarata va peut-être donner quelque
chose, mais je n'en suis pas sûr. Le grand indianiste hollandais, J.-C.
Heesterman, dans son The Inner Conflict of Tradition , fait la généalogie des
49

rites hindous et montre que même les plus étrangers en apparence à la violence
s'enracinent en fin de compte dans des violences parfaitement repérables, qu'il
définit comme des « razzias ». Tout y fonctionne sur le mode du sacrifice.
Nous aurons à reparler, dam ces entretiens, du texte védique.
Enfin, permettez-nous une question sur votre conversion. Lors d'une réunion
avec les théologiens de la Libération, qui s'est tenue au Brésil en 1990, vous
avez reconnu : « En ce qui me concerne, c'est mon travail qui m'a converti au
christianisme. Tous deux sont liés et mêlés. Je n'ai jamais parlé de ma
conversion, parce que je n’aime pas la littérature autobiographique, et c'est un
sujet difficile à aborder . » Cependant, dans Quand ces choses
50

commenceront, un long entretien que vous avez accordé à Michel Treguer,


vous vous êtes un peu attardé sur ce sujet . Est-ce parce que ce dernier avait
51

cessé d'être dangereux en 1994 ?

Le mot « dangereux » est excessif. Ce que je veux dire, c'est que ma foi
chrétienne entrave la diffusion de la théorie mimétique. Les universitaires se
sentent généralement obligés de tenir le religieux à distance, de le traiter même
en pestiféré.

Vous avez expliqué à Michel Treguer que votre conversion était d’abord
intellectuelle . Que vouliez-vous dire par là ?
52

Je veux dire que ce sont les résultats de mon travail, ceux que je suis en
train de vous exposer, qui m'ont orienté vers le christianisme et convaincu de
sa vérité. Ce n'est pas parce que je suis chrétien que je pense comme je le fais;
c'est parce que mes recherches m'ont amené à penser ce que je pense, que je
suis devenu chrétien. Cela ne veut pas dire que l'affectif ne joue aucun rôle
dans mon christianisme.

Dans votre cas, ce serait la compréhension de la nature mimétique du désir ?

Non, l'essentiel, ce fut la compréhension de mon propre mimétisme.


Raymund Schwager a très bien vu que l'adoption de la théorie nécessitait une
conversion préalable, parce que l'essentiel pour chacun est de prendre
conscience de son propre désir mimétique . La question de l'authenticité
53

existentielle est importante, qui n'est plus la question du désir authentique ou


inauthentique. Le désir authentique n'existe pas. Quand, par exemple,
Heidegger pense aux autres, il fait toujours référence à la foule. C'est là un
début de compréhension du désir mimétique, mais très insuffisant. La
définition du désir mimétique est plus radicale. Elle ne comporte aucune
exception. Elle renonce à la distinction romantique entre l'authentique et
l'inauthentique. Il n'existe pas de désir authentique, et tout désir passe par les
autres. Cette suppression de l'illusion d'authenticité implique sans doute la
conversion dont parlait Schwager. C'est une conversion grâce à laquelle
l’observateur se reconnaît lui-même impliqué dans ses propres observations. Il
reconnaît que lui aussi désire mimétiquement. La distinction entre un désir
« authentique » et un désir « inauthentique » n'est pas toujours dénuée de
fondement, mais lorsqu'elle coïncide avec la distinction entre moi et les autres,
elle est plus que suspecte. Elle correspond à un désir inauthentique, mimétique,
chez l'observateur, de s'excepter lui-même de la loi qu'il découvre. C'est le
schéma « romantique » plutôt que « romanesque ». Martin Heidegger se croit
étranger au mimétisme ambiant, au « Das Man », c'est-à-dire au suivisme de
ces gens qui croient et désirent tout ce que « on » croit et désire autour d'eux.
Et pourtant, au moment où « on » était nazi autour de lui, Heidegger, lui aussi,
était nazi.

6. « Celui par qui le scandale arrive »

Dans votre théorie, il semble que les êtres humains ne soient ni autonomes —
car leur désir est toujours mimétique — ni pacifiques — car ils ne peuvent
éviter l’apparition de formes de violence engendrées par la nature mimétique
de leur désir. Ne pensez-vous pas que cette conception de l'humanité a eu une
influence négative sur l'accueil fait à votre travail ?

Je ne suis pas d'accord avec votre définition. Le désir est toujours


mimétique, certes, mais certains hommes résistent au désir. C'est l'intérêt d'être
chrétien. Quand Jésus dit : « Il est fatal, certes, qu'il arrive des scandales » (Mt
18, 7-8), il parle des communautés. Dans les communautés, il y a tellement
d'individus, qu'il est statistiquement impossible que la violence mimétique ne
soit pas là, mais l'individu n'est pas pieds et poings abandonné au désir
mimétique. Jésus lui-même y a résisté. Parler de liberté, c'est évoquer la
possibilité qu'a l'homme de résister au mécanisme mimétique.

La seule liberté que nous ayons, consisterait donc à imiter Jésus, c'est-à-dire à
ne pas rejoindre le cercle mimétique ?

Oui, ou à imiter quelqu'un qui imite Jésus; souvenez-vous de ce que Paul


dit aux Corinthiens : « Je vous en prie donc, montrez-vous mes imitateurs » (1
Co 4, 16). Il ne demande pas cela dans un esprit d'orgueil individuel. Il se
donne en exemple parce qu'il imite lui-même Jésus qui, à son tour, imite le
Père. Il fait simplement partie d'une chaîne infinie de « bonne imitation »,
d'imitation sans rivalité, que le christianisme cherche à constituer. Les
« saints » sont les maillons de cette chaîne.

Nous n’avons donc le choix qu'entre accuser les autres et éprouver de la


compassion pour eux ?

Je ne vois pas en quoi l'idée de cette imitation impliquerait une mise en


accusation de ceux qui ne la pratiquent pas. Toute mise en accusation est un
effort pour « tirer son épingle du jeu » aux dépens d'un bouc émissaire. C'est ce
que le Christ justement ne fait jamais. L'évangile de Jean l'explique en effet :
« C’est que vous ne pouvez pas entendre ma parole. Vous êtes du diable, votre
père, et ce sont les désirs de votre père que vous voulez accomplir  . » Il y a
116

deux modèles suprêmes : Satan et le Christ. La vraie liberté est dans la


conversion de l'un à l'autre. Autrement, c'est une illusion totale. C'est pourquoi
Paul dit : « Nous sommes enchaînés, mais nous sommes libres . » Nous 117

sommes libres parce que nous pouvons toujours nous convertir vraiment. En
d'autres termes, nous refusons de nous joindre à l'unanimité mimétique. Nous
en avons déjà parlé, se convertir signifie se reconnaître persécuteur. Cela
signifie choisir le Christ ou un individu ressemblant au Christ comme modèle
de nos désirs. Se voir soi-même comme pris dans le processus d'imitation
depuis le commencement. La conversion est la découverte que nous avons
toujours, sans le savoir, imité le mauvais type de modèles qui nous entraînent
dans le cercle vicieux des scandales et de l'inassouvissement permanent.

Si le mot skandalon signifie « rivalité mimétique », pourquoi les Évangiles


l'associent-ils avec Satan et avec le Christ, qui se qualifie lui-même de
skandalon (Jn 6, 41-42) ?

Le Christ annonce avant sa Passion qu'il va devenir un skandalon pour


tous les hommes et même pour ses disciples, qui vont participer au moins
passivement à son expulsion. Le mot skandalon signifie « pierre
d'achoppement mimétique », quelque chose qui déclenche la rivalité
mimétique. Le traitement du mot skandalon montre que l'exégèse des Écritures
est incomplète. Il existe des volumes entiers sur des mots qui n'apparaissent
qu'une ou deux fois dans les Évangiles — le mot logos par exemple, capital
certes, mais dont l'emploi se limite au Prologue de Jean. En revanche, on ne
trouve rien sur le mot skandalon. Silence complet, bien que le mot apparaisse
partout dans l'Ancien Testament de même que partout dans le Nouveau.
J'ai écrit dans Je vois Satan tomber comme l’éclair, que Satan et le
skandalon sont une seule et même chose . Quand Jésus annonce la Passion
118

pour la première fois, il associe les deux termes, et dit à Pierre : « Passe
derrière moi, Satan ! Tu me fais obstacle (skandalon), car tes pensées ne sont
pas celles de Dieu, mais celles des hommes ! » (Mt 16, 23). Bien que
skandalon et Satan soient fondamentalement la même chose, chacun des deux
termes met l'accent sur des aspects différents d'un seul et même phénomène.
Dans le cas du skandalon, l'accent porte sur les premières phases du cycle
mimétique, sur les rivaux qui se font mutuellement obstacle, qui se retrouvent
ensemble alors qu'ils souhaitent s'éloigner l'un de l'autre; alors que Satan fait
référence au mécanisme mimétique dans son ensemble. Il est vrai aussi que le
mot skandalon s'applique à la Croix, puisque Jésus dit : « Heureux celui qui ne
trébuchera pas à cause de moi ! » (Mt 11, 6). Une des plus belles formules de
Paul est : « Nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs
et folie pour les païens » (1 Co 1, 23). La Croix est un skandalon parce que les
hommes ne comprendront pas un Dieu faible, subissant humblement ceux qui
le persécutent. C'est pourquoi ils trébuchent sur cette idée.
Jésus et Satan poussent tous deux à l'imitation. L'imitation éduque la
liberté, parce que nous sommes libres d'imiter le Christ dans un esprit d'humble
soumission à son incomparable sagesse ou, au contraire, d'imiter Dieu dans un
esprit de rivalité. Le skandalon signifie alors l'incapacité à échapper à l'esprit
rivalitaire qui est en fait un esprit de servitude, car il nous agenouille devant
tous ceux qui l'emportent sur nous, sans voir l'insignifiance des enjeux. La
prolifération des scandales, donc des rivalités mimétiques, est ce qui produit le
désordre et l'instabilité dans la société, mais cette instabilité est arrêtée par la
résolution du bouc émissaire, qui produit l'ordre; Satan expulse alors Satan, ce
qui signifie que le mécanisme du bouc émissaire produit une fausse
transcendance, qui stabilise la société par le biais du principe satanique; l’ordre
ne peut être que temporaire, promis à retomber tôt ou tard dans le désordre des
scandales.

Est-ce en rapprochant Satan du skandalon que le Christ révèle la fausseté des


accusations sur lesquelles est fondé l'ordre sacrificiel ? Démasque-t-il ainsi la
vraie nature de Satan ?

Oui. Pour le christianisme, on ne devrait pas croire en Satan. Le Credo


n'en fait pas mention. C'est plutôt un trope puissant pour décrire l'unanimité de
la foule quand elle accuse la victime d'être coupable, et qu'elle l'assassine
ensuite sans aucun remords. Nous pourrions dire que Satan est un non-être,
dans le sens où il est l'inconscient du mécanisme du bouc émissaire. Il est le
sujet de la structure, et il est le système de la mauvaise mimésis. Il n'y a aucune
coordination venant de l'extérieur, le système fonctionne complètement par lui-
même (et c'est pour cela peut-être que, dans la fosse de l’Enfer, Dante
représente Satan comme une grande machine, une espèce d'immense
mannequin). On a toujours perçu, dans le phénomène de la rivalité des doubles,
une sorte de force transcendantale : elle s'appelle destin dans les récits épiques
indiens, moira dans la culture grecque, Schicksal chez Heidegger. Il est
important de constater que dans la Bible, à commencer par l'histoire d'Abel et
Caïn, cette notion de destin n'est pas présente. Caïn est libre de choisir, et Dieu
tente de le convaincre de ne pas tuer son frère. C'est pourquoi Satan n'a pas
d'être substantiel. Il est le système mimétique tout entier, qui gouverne les
relations humaines. Voici la signification la plus profonde de tout ceci. Nous
serons toujours mimétiques, mais nous n'avons pas à l'être de façon satanique
. Nous n’avons pas à nous engager ans des rivalités mimétiques perpétuelles.
119

Nous n'avons pas à accuser notre voisin, nous pouvons apprendre à lui
pardonner.

6. La « terrifiante symétrie »

Eric Gans avance une théorie des origines de l'homme dans laquelle le
langage agit comme un remplaçant probable des sacrifices véritables. Selon sa
version de l’« événement originel », une crise mimétique se produit, qui suit le
schéma que vous proposez. Cependant, la résolution de la crise n'impliquerait
pas nécessairement l'intervention du mécanisme du bouc émissaire, mais
pourrait suivre un chemin entièrement différent, dans lequel le langage
interviendrait comme intermédiaire privilégié.
Lisons ce passage fondamental : « Ainsi, en violation de la hiérarchie
fondée sur la domination, toutes les mains se tendent vers l'objet; mais en
même temps, chacun est dissuadé de se l'approprier à la vue de tous les autres
qui convergent dans la même direction. La “terrifiante symétrie“ de la
situation fait qu'il est impossible à aucun des participants de défier les autres
et de poursuivre son geste jusqu’à sa conclusion. Le centre du cercle paraît
posséder une force répulsive, sacrée, qui empêche son occupation par les
membres du groupe, et convertit le geste d'appropriation en geste de
désignation, c'est-à-dire en un geste ostensible. Ainsi, le signe surgit d'un geste
d'appropriation avorté qui finit par désigner l'objet plutôt que tenter de le
saisir. Le signe est un substitut économique d'un référent inaccessible. Les
choses que l'on peut posséder sont rares, et par conséquent objet de discorde
potentielle; les signes sont abondants, parce qu'on peut les reproduire à
volonté . »
162

J'ai quelques remarques à faire. En ce qui concerne la première phrase, je


dois dire que, si on l'accepte, il faut d'abord croire qu'il y a eu de la violence
auparavant. La violence précédente a produit la conscience de ses
conséquences. La violence ne me paraît pas tout à fait absente dans cette vision
des choses. Gans présuppose une forme de rationalité qui, à mon avis, ne peut
provenir que du mécanisme victimaire. Elle ne peut en aucun cas précéder
l'événement lui-même.
Deuxièmement, pourquoi cette « terrifiante symétrie   » rendrait-elle la
163

violence à ce point impossible ? Comment un simple geste, tout « ostensible »


qu'il soit, peut-il empêcher les doubles symétriques de s'entretuer ? Comme si,
à ce moment-là, la violence n'existait pas ! C'est encore une autre façon de nier
la violence. Je crois qu'il s'agit d'une manœuvre de plus pour nier la primauté
du religieux dans la culture humaine. Pourquoi pas un « contrat social » au
sens traditionnel ? Pour avoir le langage, il faut d'abord une forme
embryonnaire de culture, une sorte de protection culturelle contre la violence.
À mon avis la solution fondamentale du problème de la violence est forcément
religieuse, et, selon moi, ne peut résulter que du mécanisme victimaire, du
rassemblement mimétique spontané contre une victime arbitraire. Les rites
sacrificiels et l'immolation de victimes viennent en premier. C'est là qu'on doit
placer l'origine de tout le reste, à commencer par le langage.
Nous ne pouvons pas occulter le meurtre réel de la victime. Il correspond
au moment de crise extrême. Le moment où le groupe devrait être le plus
disposé à abandonner la violence est aussi le moment où il en est le plus
incapable, parce que la fureur le submerge. À ce stade — à ce moment de rage
et d'excitation extrêmes, quand les hommes sont hors d'eux-mêmes, aliénés à
cette violence — il n'y a pas de place, pas de possibilité pour le contrat social,
quel qu'il soit. Voilà le problème avec Gans : il minimise la violence, puisqu'il
suggère un traitement purement linguistique de la crise. En fait, il supprime
tout simplement cette violence. Il imagine un contrat social embryonnaire. Je
pose au contraire comme principe que la violence est centrale en ce qui
concerne le début de la culture.

Vous opposez donc à l'approche de Gans la nécessité de solutions pré-


linguistiques à la crise ?

Oui, parce qu'il faut également tenir compte des aspects biologiques. Par
exemple, les hommes ont développé des caractères physiques de néoténie
longtemps avant d'être vraiment des hommes. La néoténie est la persistance de
caractères juvéniles, comme cela arrive chez certains amphibiens. Dans le cas
d'Homo sapiens, on observe, entre autres, une disparition des poils sur le corps,
une arcade sourcilière moins proéminente, l'incapacité des bébés à marcher,
etc. Toutes ces caractéristiques sont physiques et culturelles à la fois, et les
chercheurs se demandent encore comment tout cela est advenu. Mon idée est
que le système de la victime émissaire rend cela possible à un niveau pré-
linguistique. À un certain stade de l'évolution qui a transformé les primates en
humains, une sorte d'interdit de nature religieuse, ou la peur indicible d'un
pouvoir immense et invisible au niveau le plus élémentaire, a suscité des
interdits contre la violence. Ces formes d'interdit protégeaient la femelle et ses
enfants, rendant ainsi possible la survie d'enfants incapables de se débrouiller
par eux-mêmes et qui auraient dû être dévorés par les mâles. On a souvent dit
que l'homme est un animal « auto-domestiqué ». Mais ce n'est pas lui-même
qui s'est domestiqué : le sacrifice l'a fait pour lui. La religion est une structure
sans sujet, parce que le sujet est le principe mimétique. Je crois qu'on peut s'en
faire une conception réaliste qui explique beaucoup de choses inexplicables
sans elle.
Éric est un grand observateur et ses analyses de la société moderne sont
admirables, mais, en rétrécissant le rôle du mécanisme victimaire, il appauvrit
la théorie mimétique et il laisse tomber des pans entiers de l'anthropologie
archaïque, ce qui nous prive de toute une masse de correspondances
significatives et savoureuses, parfaitement éclairées par cette théorie. Rien ne
me paraît justifier son attitude sinon cette allergie moderne au religieux dont
parle Cesareo Bandera.

Laissez-nous jouer l'avocat du diable… Tentons de mettre en avant certaines


opinions qui peuvent aller dans le sens des idées de Gans. John Pfeiffer pense
possible de concevoir des sociétés qui tentent de gérer la rivalité mimétique en
limitant la propriété privée et en pratiquant l'égalitarisme : « Quand les
femmes ou les hommes du Kalahari acquièrent des objets très beaux ou de
valeur, […] ils sont partagés par des émotions contradictoires. Ils apprécient
et chérissent l’objet, et en même temps ils se sentent vulnérables et menacés
par le fait de posséder quelque chose que les autres n'ont pas. Posséder cet
objet devient alors psychologiquement embarrassant, on le cache pendant
quelque temps, et on s'en débarrasse au plus vite. Quelques jours plus tard, il
aura été donné à un autre membre de la bande, et au bout de deux ou trois
semaines, on le retrouvera sans doute dans une autre bande à des kilomètres
de là. Les gens sont plus à l'aise quand ils ne possèdent rien de singulier, et
qu'ils retrouvent, par là même, une position moins voyante et moins enviée au
sein du groupe, Un tel comportement n’est pas inné. Il doit être créé, inculqué,
par une coutume établie. Chez les Kalahari, l'apprentissage à donner les
objets commence très tôt, entre six semaines et six mois après la naissance . »164

Sans doute, mais pour que ces premières formes de sagesse se


développent, il a bien fallu quelque chose pour empêcher les futurs hommes de
s'entre-détruire avant l'hominisation complète. Le mécanisme victimaire et ses
répétitions rituelles peuvent seuls créer l'espace de réflexion où l’on apprend
qu'être envié est pire que de ne pas être riche, parce qu'on devient
immédiatement la cible de tous les voisins. Le comportement qui se reflète
dans cette éducation suppose que, dans des temps très anciens, une crise
déclenchée par la mimésis d'appropriation a été résolue par des mécanismes
victimaires seuls capables d'imposer les premiers interdits. En d'autres termes,
la violence a atteint un point culminant, exigeant le meurtre fondateur. À partir
du saisissement suscité par celui-ci, la paix se rétablit spontanément, et c'est
pour perpétuer cette paix que les hommes multiplient les interdits et les
sacrifices avant l'invention du langage et autres institutions culturelles. C'est à
cette étape que l'on commence à dissimuler le mécanisme du bouc émissaire.
Cette dissimulation commence au sein du religieux lui-même.
De nombreux ouvrages sur les cultures archaïques dans les communautés
villageoises montrent que le système d'échange est d’abord un phénomène
rituel. Malinowski évoque, par exemple, dans Les argonautes du Pacifique
occidental, des objets que les indigènes ne cessent pas d’échanger et qui ne
restent jamais longtemps au même endroit . Tout le monde doit posséder ces
165

objets tour à tour à cause de leur caractère éminemment sacré; ils sont
tellement précieux qu'ils doivent passer de main en main. Cela fait partie d'un
rituel complexe, par lequel les îles Trobriand restent en contact les unes avec
les autres, sans conflit, et sans avoir besoin d'un autre langage que cet échange
infini. Le caractère sacré des objets donne à penser que la violence était là au
départ; le point de vue économique ne suffit évidemment pas à rendre compte
d'un échange de ce type, d'où l'impossibilité d'expliquer la culture et la sphère
symbolique par le seul biais de l'économisme, ou de toute autre forme de
matérialisme culturel.

Niez-vous qu’il y ait une quelconque détermination matérielle dans l’évolution


culturelle de l'humanité ?

Tout dépend de ce que vous entendez par là. Bien sûr les hommes doivent
d'abord se nourrir, comme les animaux; mais ce qui fait d'eux des hommes,
c'est le religieux. Je dis simplement que des chercheurs comme Marvin Harris
pensent d'abord en termes de choix rationnel et d'hypothèses individualistes , 166

ce qui me semble invraisemblable. Il n'y a pas très longtemps, le Hollandais


Frans De Waal, spécialiste des primates, avançait que l'idée d'actes individuels,
retenue par les comportementalistes, les sociobiologistes ou les matérialistes
dans leur explication de l'évolution, est en fait très liée à l'idéologie
occidentale, et en particulier américaine, de l'individualisme  . Je suis
167

d’accord. Même s'ils travaillent dans des schémas évolutionnistes, ces


chercheurs ne perçoivent pas l'historicité de concepts comme ceux de
l'individualisme ou du choix. Ils ont une compréhension ontologique de l'esprit
humain entièrement fondée sur des présupposés modernes. Il me semble
évident que la conscience a été formée et éduquée sur le long terme, au cours
de la préhistoire et de l'histoire, par la religion et les rituels. L'individualisme
moderne n'est rien d'autre qu'un sous-produit tardif de ce processus, aussi
stérile sur le plan de l'explication que le sont, sous le rapport de l'évolution
future, les organes trop différenciés, tels la queue du paon ou le long cou de la
girafe.
Introduction

« Une longue argumentation


du début à la fin »

« Certains de mes critiques ont dit : “Oh, c'est un bon


observateur, mais il n’est pas capable de raisonner.“ J’en doute,
dans la mesure où L'origine des espèces n'est qu'une longue
argumentation du début à la fin, et qu'elle a pu convaincre plus
d'un homme compétent. »
Charles Darwin, Autobiographie.

Dans La ruine de Kasch, Roberto Calasso dit de René Girard qu'il est l'un
des derniers « porcs-épics » vivants, si l'on se réfère à la typologie d'lsaiah
Berlin tirée d'un vers d'Archiloque : « Le renard sait beaucoup de choses, mais
le porc-épic ne sait qu'une seule grande chose . » Le bouc émissaire serait,
1

pour René Girard, cette « seule grande chose ». Calasso n'a qu'en partie raison,
car Girard sait aussi une autre grande chose : le désir mimétique. C'est à partir
de ces deux hypothèses qu'il a déroulé, en plus de quarante ans, pour reprendre
les mots de Charles Darwin, « une seule longue argumentation ». Cette pensée,
partant de l'origine du monde, en arrive à théoriser la complexité de notre
époque. Le présent essai tente ainsi de reconstituer, au cours de dialogues
systématiques, ce fil que Girard a tenu sa vie durant, cela jusqu'aux plus
récentes élaborations de la théorie mimétique. En ressort une synthèse ouverte
à de nouvelles interrogations et interprétations, qui contribuera, nous
l'espérons, à replacer cette théorie au centre du débat scientifique et
philosophique.
Certains de ces entretiens, réalisés sur plusieurs années, ont déjà paru en
Italie et au Brésil. La version que nous en proposons aujourd'hui a été revue et
augmentée, par René Girard lui-même, à destination du public français.
Confronté par nous aux critiques qui n'ont pas manqué d'accompagner la
parution de ses ouvrages, l’auteur revient sur les aspects les plus intéressants
de sa pensée, reformulant les thèses déjà connues pour lancer d'autres
réflexions sur des difficultés d'ordre théorique ou méthodologique, pour
proposer également des analyses inédites : ainsi des pages saisissantes sur
l'Inde védique.
Convaincus pour notre part que ce réexamen ne pouvait se soustraire à
l'approche existentielle, nous avons décidé de donner à ce dialogue souvent
dense et précis, le ton d'une autobiographie intellectuelle (qui nous a semblé,
n'en déplaise à René Girard, comparable à celle de Charles Darwin). Nous ne
pensons pas, bien entendu, qu'une vie puisse se lire entièrement à la lumière de
l'œuvre ou des idées qu'elle a produites. Mais choisir de raconter sa propre
histoire n'en revient pas moins à croire que la vie et ses événements eux-
mêmes participent d'un « long raisonnement ». Que Darwin se soit embarqué
sur le Beagle « par esprit d’aventure » n'est pas une raison suffisante, mais c'est
sûrement une raison nécessaire pour que sa « longue argumentation » ait pu
suivre son cours. Ce qui frappe ainsi le plus dans le parcours biographique de
Girard — au-delà de ce que toute confession personnelle peut taire —, c'est
qu'en préservant sa liberté, au-delà des écoles de pensées, des modes
académiques et des compromis institutionnels, son rapport au monde s'est mué
en méthode de recherche. Loin d'ignorer les mécanismes mimétiques et les
rivalités qui gouvernent les universités, Girard est en effet parvenu, à l'intérieur
des différentes institutions où il a travaillé, à se ménager un surprenant espace
de liberté.

Penser le mimétisme

La théorie mimétique, de par sa transversalité, n'a pas toujours été saisie


dans sa complexité, à savoir qu'elle induit d'abord des relations
interdisciplinaires, qu'elle pointe ensuite des dynamiques intersubjectives ayant
des conséquences à l'échelle sociale, et qu'elle propose enfin un récit renvoyant
aux origines violentes de notre culture, dont le moteur premier est justement le
mimétisme, l'imitation. Cette dernière doit être comprise au sens
anthropologique. René Girard a porté aux extrêmes l'affirmation d'Aristote
dans la Poétique : « L’homme se différencie des autres animaux en ce qu'il est
le plus porté à imiter » (48h, 6-7). Au lieu de se débarrasser du concept de
mimétisme, comme cela eut lieu dans la culture moderne avec l'irruption, sur la
scène culturelle européenne, du romantisme, puis des avant-gardes, René
Girard a donné à l'imitation sa plus ample signification anthropologique et
sociale. Il s'est efforcé de rendre compte de cette sorte de « domestication »
imposée au concept de mimétisme dans le monde contemporain, en montrant
que le mimétisme implique des processus artistiques et sociaux qui se réalisent
à travers des configurations toujours plus complexes, tout en se fondant sur la
répétition d'un mécanisme relationnel identique.
Cette hypothèse nous contraint surtout à repenser des notions modernes
comme celles de sujet et de désir. Notre désir, dit René Girard, naît toujours de
l'imitation de celui d'un autre pris pour modèle. Et si la société ne parvient pas
elle-même à introduire une hiérarchie entre le sujet désirant et ses modèles,
l'imitation tend à devenir antagoniste : ce mimétisme de rivalité a pour
conséquence un conflit potentiel entre le modèle et le sujet pour obtenir l'objet
de leur désir commun, objet qui perd alors de son importance en même temps
que la rivalité s'accroît. Cette hypothèse simple permet de structurer non
seulement les dynamiques relationnelles de tout individu et les différentes
configurations psycho-pathologiques rattachées à la définition de son identité,
mais aussi les répercussions funestes du mimétisme au niveau social, quand il
devient la matrice de conflits aboutissant au ressentiment et à la violence
collective. La possibilité même de l'émergence de la culture présuppose la
découverte du mécanisme de contrôle de cette violence issue de la mimésis
d'appropriation. On le voit, penser le mimétisme signifie ultimement « penser
l’humain ».
Mais si, dans ses livres précédents, René Girard avait surtout souligné les
conséquences négatives d'un désir ainsi conçu, à savoir la dimension
d'appropriation antagoniste, il évoque ici de façon plus explicite la valeur
émancipatrice de l'imitation et le statut phénoménologique de l'objet sur lequel
se concentre un temps l'intérêt des sujets désirants. Si l'objet est, bien entendu,
occasion de conflit et de rivalité, il peut aussi devenir l'instrument qui permet
d'apaiser cette rivalité. Ainsi, le même principe rend compte, dans l'hypothèse
girardienne, des aspects positifs comme des aspects négatifs d'un phénomène
donné. L'imitation mène au conflit, mais elle est aussi la base de toute
transmission culturelle. L'autre est à la fois modèle et rival. Le bouc émissaire
est l’« immonde pur », le mal à expulser, et en même temps l'élément
transcendant, car c'est par sa mise à mort, suivie de sa divinisation, que
l'équilibre social est retrouvé. La théorie mimétique cherche ainsi à concilier
les éléments polaires de phénomènes provenant d'une structure unique mais
ambivalente : l'imitation. La base cognitive et comportementale de la culture
humaine est en effet contenue dans cette faculté. C'est le mécanisme du bouc
émissaire, événement systémique ultérieur, produit par la canalisation de la
violence collective, qui permettra alors, pierre par pierre, victime après
victime, de construire l'édifice précaire de nos institutions et de ces normes
éthiques qui, en mettant un frein aux dérives conflictuelles et acquisitives,
favorisent les aspects positifs du mimétisme (éducation, connaissance, art).

Évolution et victimisation

Comme la compréhension de l'œuvre de René Girard passe surtout par un


débat de nature philosophique, on oublie que la théorie mimétique reste l'une
des rares hypothèses anthropologiques qui tente d'expliquer les phénomènes
culturels et sociaux en remontant à leurs origines. Les anthropologues, les
historiens, les sociologues et même les scientifiques qui essaient de repérer
« sur le marché » une théorie sociale qui serait compatible avec des
présupposés scientifiques et traiterait de la fondation du monde, finissent en
général par retourner aux théorisations de Durkheim. Entre les deux, un siècle
de vide programmé a expulsé toute considération sur l'origine de la culture et
des institutions, moment considéré, par définition, comme inatteignable. Et s'il
nous arrive d'en parler, c'est pour occulter les origines violentes de cette
culture, puisque, selon Girard, le moteur de tout notre savoir, de toute notre
science, de toute notre technique, ne fait qu'un avec le sacrifice. Le présent
essai souligne donc la pertinence anthropologique et épistémologique de la
théorie mimétique, tant pour une relecture du monde contemporain que du
monde primitif.
En partant de prémices contenues dans La violence et le sacré (1972),
René Girard avait esquissé, dans Des choses cachées depuis la fondation du
monde (1978), une hypothèse sur l'émergence de la culture, cela à partir de
données éthologiques et ethnologiques. L'insertion de l'explication mimétique à
l'intérieur d'une projection strictement naturaliste et darwinienne n'apparaît
explicitement qu'avec Celui par qui le scandale arrive (2001). Aussi nous a-t-il
paru opportun d'y revenir dans ce livre, en nous référant à d'autres aspects du
développement cognitif et symbolique de l’Homo sapiens qui pourraient
corroborer l'hypothèse du passage, dans notre espèce, d'une phase animale à
une phase culturelle. Dans sa lente ascension évolutive, l'homme trouve en
effet dans le mécanisme victimaire un instrument pour contrôler l'escalade
mimétique, qui peut diffuser jusqu'au paroxysme la vengeance à l'intérieur du
groupe. Canaliser la violence collective et la rejeter sur un seul individu jugé
responsable d'une crise sociale (née de motifs absolument contingents, comme
la famine ou les épidémies) permet à la communauté de calmer le chaos où elle
se voit périodiquement entraînée. De la ritualisation de ce proto-événement
naîtraient, selon Girard, tous les mécanismes de structuration du social : les
tabous, les normes, les institutions.
Il est opportun de souligner ici que le mécanisme sacrificiel comme
moteur originaire de notre culture n'a rien de strictement « mécanique », mais
qu'il s'agit d'un événement systémique contingent, dû, pour reprendre une
terminologie connue, au hasard et à la nécessité. Au hasard, parce que c'est une
forme efficace « trouvée » accidentellement par la communauté primitive pour
canaliser et contrôler la violence au sein de l'espèce, et à la nécessité, parce
qu'il se révèle être le mécanisme structurant qui, à partir de certaines
caractéristiques éthologiques de base, procure aux communautés primitives le
meilleur type d'adaptation. C'est à partir de ce mécanisme que se développeront
aussi bien les formes symboliques (langage et rites), dont l'homme a besoin
pour se protéger de la complexité croissante des groupes sociaux, que les
nouveaux instruments cognitifs et techniques d'adaptation sociale et culturelle.
René Girard ne prétend donc aucunement qu'une nécessité prélude à la
découverte du mécanisme victimaire, point qui, dans la théorie mimétique,
aurait pu porter à malentendu. En revanche, sans la découverte « accidentelle »
de ce mécanisme, les proto-groupes sociaux dominés par l'explosion des
rivalités mimétiques risquent l’auto-destruction. Ce contrôle systémique de la
violence devient ainsi crucial au moment même où il coïncide avec la création
des mécanismes proto-culturels.
Il est important d'éclaircir ce point si l'on veut répondre à une critique
souvent faite à l'œuvre girardienne, à savoir qu'elle serait surdéterminée par
l'option religieuse de son auteur, ce qui impliquerait un lien entre le postulat de
l'universalité du mécanisme émissaire et la providence divine. En réalité,
comme cela apparaît clairement ici dans le chapitre « L’homme, un “animal
symbolique“ », l'apparition « fortuite » du sacré dans les cultures primitives
réfute cette allégation, en montrant qu'il s'agit d'un phénomène tout à fait
naturel : ne pas trouver ce mécanisme pour un groupe proto-humain entraîne
son extinction ou entrave le plein développement de sa complexité. Sous cet
angle, on arrive à récupérer, du point de vue de la théorie de l'évolution, le
concept de sélection de groupe, qui, après des années d'ostracisme, a été repris
par des philosophes et des biologistes pour expliquer l'émergence du
comportement altruiste chez les animaux, et justifier la persistance historique
de croyances et de comportements religieux dans les groupes humains.
Démarche peu évidente a priori pour le rationalisme rigide des scientifiques et
des experts en sciences sociales.
La théorie mimétique, malgré les limites de sa formulation
(essentiellement dues à la formation classique de René Girard), apporte deux
contributions majeures à ce débat : un principe génétique, rendant compte de
façon économique de la naissance de la culture humaine; un nouveau
paradigme anthropologique, de type génératif, expliquant certains aspects
apparemment paradoxaux du développement culturel et technique de l'homme
(naissance de l'agriculture, domestication animale, don). René Girard peut ainsi
tout à fait être considéré, selon la suggestion de Michel Serres, comme le
« Darwin des sciences humaines  ». Si l'hypothèse de la sélection naturelle
2

explique les mécanismes qui réglementent l'évolution des espèces animales, la


théorie du bouc émissaire rend compte, elle, du mécanisme qui est à la base de
la naissance et de l'évolution de la culture. Ces formulations, bien sûr, ont
encore valeur d'hypothèses et elles exigeraient un autre espace, une autre
méthode, d'autres recherches. Le présent dialogue n'en permet pas moins à
René Girard de préciser les implications scientifiques de sa recherche, la
continuité évolutive entre nature et culture, et le mécanisme de sélection opéré
par le bouc émissaire dans le développement symbolique de l'homme.

Le crime n'était pas parfait

L'approche par hypothèses et vérifications explicitement adoptée par


Girard dans ses écrits a ici exigé une réflexion plus générale sur la
méthodologie, mais aussi l'épistémologie qui sous-tendent ses propositions. Il
s'agit d'une démarche anti-poppérienne, non falsifiable (comme c'est justement
le cas de l'évolutionnisme), qui s'appuie sur une utilisation des données
anthropologiques et ethnologiques (y compris les mythes et les rires) fondée
sur l'évidence et la comparaison. Ces données sont lues par Girard comme de
véritables « restes fossiles » de l'évolution culturelle de l'homme, où
apparaissent, en filigrane, les traces du crime fondateur. C'est justement ce type
de méthodologie et d'utilisation indiciaire des sources qui a représenté le
principal obstacle à la compréhension de la théorie mimétique, surtout dans le
milieu anthropologique. René Girard traite les mythes, les rites, et la littérature
elle-même comme « pièces à conviction », comme preuves, comme évidences
de ces « choses cachées depuis la fondation du monde ». Le fait que, derrière la
fantasmagorie des mythes et de la littérature se cache la vérité, à savoir que
nous désirons tous de façon mimétique (ou, ce qui revient au même, que la
société a été fondée sur la ritualisation de la mise à mort d'un bouc émissaire),
pourrait paraître, à des yeux trop « spécialisés », une formulation fantasque ou,
dans le meilleur des cas, une approche réductrice. On oublierait toutefois que
tout nouveau paradigme impose une certaine brutalisation des faits, surtout si
l'on prétend formuler une explication de portée historique avec des
implications théoriques nombreuses.
Le centre de la théorie mimétique (désir mimétique et mécanisme
sacrificiel) est également au cœur de la méthode girardienne. On peut certes
être rétif à cette instrumentalisation des textes littéraires et mythiques. Mais ce
serait manquer la radicalité du pari de René Girard : l'idée que ces textes
révèlent le moteur des relations humaines. Il est à cet égard important de
souligner comment, à une époque où la théorie dominante tend à nier
l'existence de tout référent en dehors du discours, Girard n'a eu de cesse d'aller
dans la direction opposée, en soulignant avec fermeté le réalisme de son
argumentation. Sa pensée est opérante tant en anthropologie qu'en histoire
comparée des religions et des cultures : elle s'applique aux constantes qui
expliqueraient pourquoi les mythes racontent toujours la même histoire, celle
d'un assassinat fondateur réel bien que toujours caché dans une structure
mythologique, elle-même à l'origine de la culture. Et ce meurtre ne peut être
que dissimulé, car la culture et l'ordre social refusent de voir leur lynchage
fondateur. Pour Girard, cependant, l'assassin est trop souvent revenu sur les
lieux du crime, en mimant à l'excès son geste originaire, en laissant trop de
traces, trop d'indices. En cela, il rappelle la leçon d'Edgar Allan Poe dans La
lettre volée : c'est l'abondance même des preuves qui nous empêche de nous
rendre compte de l'universalité du désir mimétique et du mécanisme sacrificiel.

Épistémologie et conversion
Certains ont vu dans l'apologétique chrétienne, proposée par les
prolongements religieux de la théorie mimétique, le maillon faible de la
« cathédrale girardienne », la dimension qu'il faudrait expulser d'une théorie
qui sinon serait compatible avec le scepticisme ambiant. Girard montre ici que
son discours est plus complexe. Car la théorie mimétique s'oppose au préjugé
dominant, des Lumières jusqu'à aujourd'hui, selon lequel le phénomène
religieux ne pourrait en aucun cas avoir la pertinence que cette théorie lui
attribue dans l'émergence de la culture. Pour ses détracteurs, l'hypothèse
girardienne n'est rien d'autre qu'un produit dérivé de son option religieuse,
considérée comme vice idéologique de base. C'est oublier, ou vouloir
délibérément ignorer, la présence incontestée de la religion et des institutions
dans la construction des premières formes de civilisation connues et, en
général, dans l'histoire de toutes les cultures du monde.
Une telle approche du phénomène religieux n'a donc jamais cessé de
déranger. Parmi les divers court-circuits conceptuels que René Girard propose,
l'un des plus provocateurs sur lesquels il revient dans ces entretiens, est l'idée
de « conversion », non plus pensée comme un simple événement existentiel,
mais bien cette fois comme un véritable présupposé scientifique. Banni depuis
longtemps de toute réflexion philosophique, ce terme devient en effet
épistémologiquement crucial dans le cadre de la théorie mimétique. Comme on
pouvait déjà le lire dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1962),
cette notion s'impose avant tout comme une critique explicite du sujet, c'est-à-
dire de l'autonomie présumée de l'individu moderne par rapport à la pléthore de
modèles avec lesquels il doit interagir.
Ce présupposé d'une autonomie du sujet, à la fois idéaliste et romantique,
a beau avoir été amplement déconstruit par un siècle de discussions critiques et
philosophiques (structuralisme, post-structuralisme, herméneutique), il
demeure encore très ancré dans nos comportements individuels : nous avons
toujours tendance à nous croire libres dans nos choix ou nos convictions et à ne
jamais admettre nos rapports de rivalité intimes. Nous déconstruisons tout, sauf
notre certitude d'être autonomes et que les persécuteurs seront toujours les
autres. L'individualisme méthodologique ne s'applique pas qu'aux sciences
économiques, mais bien à de nombreuses autres disciplines. Rationaliser la
position du sujet est une pratique fréquente à laquelle la théorie mimétique
adresse une critique globale. Se convertir signifie alors être pleinement
conscients que nous sommes toujours en proie au désir mimétique et que nos
choix ne sont pas aussi libres que nous le croyons. La théorie mimétique a
donc une dimension éthique, grâce à laquelle nous percevons les limites de nos
comportements et de notre connaissance.
On le voit, le concept de conversion réfute toute simplification, puisqu'il
remet en question la séparation fictive entre sujet et objet de l'enquête
anthropologique nous sommes en même temps sujets et objets du désir
mimétique. Reconnaître la théorie girardienne, c'est accepter une série de
présupposés ayant des conséquences directes pour le sujet qui en parle, et
utiliser sa propre expérience pour sonder dans les faits la plausibilité de
l'hypothèse en question. Mais l'auto-indulgence envers nos comportements
mimétiques et nos histoires de persécutions personnelles nous empêche
souvent de commencer, même seul à seul, à discuter ces perspectives.

Christianisme et post-modernité

Le même paradoxe apparaît quand on aborde l'impact du christianisme


sur l'histoire de l'Occident, autre grand « scandale » de la théorie girardienne,
surtout au regard de cette « allergie » au religieux exprimée depuis toujours par
les sciences sociales et naturelles. Si ces dernières sont bien constituées sur ce
refus même, René Girard n'a pas de mal à montrer comment le christianisme
est encore la science humaine la plus féconde. Reprenant les paroles de Simone
Weil pour qui « avant d'être une théorie de Dieu, une théologie, les Évangiles
sont une “théorie de l’homme“, une anthropologie », il soutient que le
christianisme n'est autre que « la prise de conscience culturelle et morale de la
nature sacrificielle de notre culture et de notre société ». Les Évangiles
permettent ainsi de lire dans la mythologie et les Écritures la prise de
conscience progressive de l'origine violente de l'ordre culturel. Le sacrifice du
Christ représente le moment de rupture de l'équilibre qui maintenait stable,
récurrent et mythique le mécanisme symbolique et religieux sur lequel se
fondaient les sociétés archaïques. Le christianisme est le point culminant d'une
phase de développement anthropologique, qui voit l'homme aux prises avec le
danger contagieux de la violence interne à la communauté, et qui ne réussit à y
porter remède qu'en trouvant toujours de nouveaux boucs émissaires — jugés
coupables, mais en fait innocents : « Il vaut mieux qu'un seul meure plutôt que
l'entière communauté », récite la logique sacrificielle. « Ils m'ont haï sans
raison », révèle le Christ (Jn 15, 25). Le christianisme représente donc pour
l'évolution culturelle humaine, ce que la culture a représenté pour la sélection
naturelle (quand l'homme n'est plus victime du mécanisme aveugle de sélection
darwinienne, mais commence à s'en affranchir). La séquence chrétienne
représente le moment où l'homme se libère de la nécessité de recourir à
l'immolation de boucs émissaires pour clore les conflits et les crises
communautaires, le moment où l'homme devient conscient de l'innocence de
ces victimes.
Aussi René Girard met-il en évidence un paradoxe extraordinaire : la
culture occidentale, alors même qu'elle semble vouloir se libérer
définitivement des contraintes religieuses et confessionnelles — par une
« expulsion » rationaliste du religieux —, révèle ses racines les plus
profondément chrétiennes. Tout l'horizon idéologique de la culture
contemporaine est en effet bâti autour de la centralité de la victime : victimes
de l'Holocauste, victimes du capitalisme, victimes des injustices sociales, des
guerres et des persécutions, du désastre écologique, des discriminations
raciales, sexuelles, religieuses… Or c'est le christianisme qui a placé la victime
innocente au cœur de nos discours.
Si toutefois le mécanisme sacrificiel ne peut plus fonctionner dès lors
qu'en ont été révélés l'injustice et l'arbitraire, la société moderne se trouve, dans
une perspective évolutive, engagée dans une nouvelle phase. L'histoire devient
en effet un laboratoire où s'élaborent de nouveaux mécanismes d'équilibre et de
stabilité. La rupture de tout dharma, de toute hiérarchie et de toute
segmentation sociale rigide, fondée sur des présupposés religieux ou sacrés,
fait replonger l'homme dans la fluidité mimétique du social, des scandales et
des oscillations du désir er de la haine. Si le marché et le capitalisme avancé,
les institutions démocratiques, la diffusion des outils technologiques et
médiatiques montrent que la compréhension chrétienne de la réalité s'est
partout diffusée et a imposé la sécularisation du monde, ils incarnent aussi une
époque où la fausse transcendance ne protège plus l'homme. D'où l'utilisation
de structures de « contention », qui, en se fondant sur des formes de
transcendance sécularisée (idéologie démocratique, technologie, spectacle
médiatique, marchandisation des rapports individuels) réussissent à retarder
l’événement apocalyptique, seul horizon du processus de dissolution de l'ordre
religieux.
René Girard, on le verra dans les pages qui suivent, ne propose pas pour
autant un schéma du destin prochain de l'humanité. Il n'élabore pas de grand
roman prophétique. Il met au contraire en garde contre toute interprétation de
la réalité contemporaine qui ne tiendrait pas compte des ambiguïtés du
développement social et politique. Ce dernier ne peut se réduire à des formules
lapidaires (post-modernisme, nihilisme, fin de l'histoire). Les conflits actuels et
la dérive fondamentaliste des acteurs du terrorisme international (en Occident
comme en Orient) constituent une preuve de la validité anthropologique encore
trop méconnue de la théorie mimétique. Les idées de René Girard représentent,
à ce titre, une pierre d'achoppement inévitable pour la compréhension du
monde contemporain, surtout en ce qui concerne la question de plus en plus
épineuse de la violence collective, politique et religieuse.
Force est enfin de constater que cette pensée a pris, au cours des dernières
années, des accents très nouveaux. Il faut en tenir compte pour que l'œuvre de
Girard soit perçue dans sa vraie dimension. Longtemps, l'auteur de La violence
et le sacré a, par exemple, soutenu que le christianisme définissait un espace
non sacrificiel, la constitution d'un ordre exempt de violence. Dans ses derniers
livres, Je vois Satan tomber comme l'éclair et Celui par qui le scandale arrive,
plus nettement encore dans le présent ouvrage, il réévalue cette position à
travers une relecture attentive du « jugement de Salomon » : nous vivons tous
au cœur de dynamiques mimétiques et conflictuelles et la définition d'un
espace non sacrificiel est illusoire. La conflictualité, loin de nous être
étrangère, est ce qui nous est le plus propre. Il ne faut pas voir là, évidemment,
une justification naïve de la violence, mais un constat lucide de son caractère
radical. C'est seulement à partir de cette conscience que nous pourrons
cohabiter avec ce qui, à la fois, définit l'homme et le met en échec.
Pierpaolo Antonello
Joào Cezar de Castro Rocha

Conclusion
« Les moyens du bord »
Réponse à Régis Debray

Le texte qui suit ne fait pas partie de mes entretiens avec Pierpaolo
Antonello et Joao Cezar de Castro Rocha. C'est une réplique à une attaque
contre mon travail sur le religieux par Régis Debray, dans un livre intitulé Le
feu sacré, paru aux éditions Fayard en 2003.
Comme ce texte reprend et précise certaines de mes réponses qui me
paraissent un peu sommaires dans les entretiens précédents, il m'a paru utile de
le publier en conclusion du présent livre, de même que Régis Debray a fait de
l'attaque contre moi la conclusion du sien.
Cet essai clarifiera, je l'espère, certaines de mes idées et il apportera un
changement de ton assez radical. Il est très polémique dans ses débuts, mais
l'ensemble est éminemment positif. Il s'agit moins de condamner mon
contradicteur, ce que fait la première partie du texte, la plus brève, que de
montrer les points communs entre nos deux perspectives, bien plus nombreux
que Régis Debray ne l'imagine.

*
**

Depuis les événements de septembre 2001 à New York il existe dans le


monde entier et surtout en France un filon considérable de livres consacrés à ce
que les éditeurs et les hommes de télévision appellent le retour du religieux.
C'est avec Régis Debray, je pense, que les caractéristiques du genre
s’exaspèrent.
Ce qui me frappe dans le genre à son apogée, il me semble, c'est que, à
force de se gonfler et de s'exagérer, le retour du religieux finit par disparaître
en tant que retour. Ce que proclame Régis Debray en fin de compte, ce n'est
plus le retour, mais la persistance implacable des religions, leur éternel
triomphe, le supplice permanent d'une planète en proie à une violence qui, à en
croire l'auteur, serait surtout religieuse ou assimilable au religieux.
Dans un livre tout récent lui aussi, Jean-Claude Guillebaud définit comme
suit le « retour du religieux » : « C’est la thèse si souvent ressassée d'un
univers embrasé par les religions devenues folles. » Là aussi, chose étrange,
l'idée de retour disparaît dans la définition même de celui-ci. Ce n'est pas un
oubli, je pense, ce n'est pas une méprise. Je ne sais pas si Guillebaud pensait à
Régis Debray en rédigeant cette formule, mais je constate qu'elle lui va comme
un gant. C'est bien la thèse d'un univers embrasé en permanence par la religion
devenue folle que développe Régis Debray. Nous sommes dans l'inflation
médiatique permanente et il faut en tenir compte.
Si un extra-terrestre lisait ce Feu sacré ou si nos descendants le
retrouvaient intact par miracle dans les décombres de notre civilisation, en l'an
5000 de notre ère peut-être, personne ne se douterait en le lisant qu'au moment
de sa parution, en 2003, les pires violences de l’histoire étaient tout juste
terminées, celles du terrible XXe siècle, et que loin d'être l'œuvre des religions,
ces violences relevaient toutes d'une volonté acharnée, proprement
pathologique, d'extirper le religieux sous toutes ses formes, y compris par
l'extermination du peuple religieux par excellence, le peuple juif.
La seconde faiblesse de ce livre, inséparable de la première, c'est qu'il ne
souffle mot de l'évolution la plus évidente des quatre ou cinq derniers siècles
dans le domaine du religieux. Le religieux décline depuis des siècles. Ce déclin
n'est pas la mort annoncée par Nietzsche, mais il ne ressemble pas non plus à
ce dont parle Régis Debray. Il est plus rapide et prononcé dans l'Occident
chrétien, Amérique comprise, que partout ailleurs. Régis Debray pense-t-il
vraiment que le fondamentalisme islamiste, associé au fondamentalisme
américain suffisent à renverser ce déclin ? C'est bien cette thèse qui est
suggérée, mais elle n'est pas soutenue explicitement et elle n'est pas soutenable.
Que George Bush soit battu demain aux prochaines élections américaines
et la thèse assez démente des deux fondamentalismes secrètement complices
pour mettre le feu au monde, s'écroulera en un instant comme un château de
cartes. Mais c'est en Europe occidentale et en particulier en France que
l'affaiblissement constant du religieux contredit le plus spectaculairement la
thèse de l'auteur. Régis Debray manque un peu de combustible et, pour s'en
procurer il n'a rien trouvé de mieux que de jeter tous mes ouvrages dans sa
fournaise pas si rougeoyante que cela.
À l'en croire, je suis l'homo religiosus par excellence, un exemple éclatant
de fanatisme chrétien, une espèce de cœlacanthe moral en quelque sorte : mon
espèce devrait être fossile, mais de temps en autre, on en trouve un spécimen
en vente chez les marchands de poisson, dans un état de fraîcheur douteux
semble-t-il, mais pas fossile pour autant.
Comme ce n'est pas par intérêt pour mes thèses que Régis Debray les
examine mais seulement pour renforcer les siennes, son opinion est faite au
départ et la qualité de son interprétation s'en ressent. La vérité est qu'il n'y a
rien qui ressemble à ma pensée dans ce livre, tout au moins dans les pages qui,
en principe, lui sont consacrées.
Prenons la rivalité mimétique pour commencer. Je lui fais jouer un rôle
essentiel dans les violences qui débouchent sur le religieux. Les lecteurs du
présent livre savent ce qu'il en est : si nous imitons les désirs de nos voisins,
nos voisins en retour imitent les nôtres et nous nous vouons à des spirales
rivalitaires sans fin, nous nous condamnons à des surenchères de violence et de
vengeance inconnues dans la vie animale.
Régis Debray ne sait rien de cela. Il en est encore, pour tout ce qui touche
à l'imitation, à la bonne vieille conception moutonnière de nos grand-mères
aquarellistes, celle qu'Aristote a suggérée à tout l'Occident en en limitant la
définition au représentable. Seuls nos comportements visibles sont imitables,
pas nos désirs.
Comme j'aborde souvent le sujet de l’imitation sans citer personne, tout
seul, comme un grand, Régis Debray se scandalise. Il me soupçonne
d'ingratitude vis-à-vis du dernier théoricien de l'imitation vieillotte, auquel il
croit que j'emprunte mes thèses, Gabriel Tarde.
Régis Debray ne voit pas ce qui, à mes yeux, retarde dans Gabriel Tarde
et ses Lois de l'imitation, publiées en 1880. Quand je vois mon œuvre abaissée
au rang de fille bâtarde de ce Tarde, la moutarde, je l'avoue, me monte au nez.
Mieux vaut en rire qu'en pleurer.
Pour comprendre les sentiments complexes d'admiration envieuse et
d'idolâtrie haineuse suscités par l'imitation, aux attardés de la mimésis
aristotélicienne et tarditionnelle qui ne soupçonnent rien, j'ai toujours préféré
les grands écrivains qui représentent les rapports humains, les dramaturges et
les romanciers. Régis Debray voit d'un mauvais œil ce recours à la littérature :

« Le “terrain“ ultime et premier [dans l'œuvre de R. Girard] c'est […] le Livre, les
contre-preuves étant à chercher dans d'autres livres, Racine, Shakespeare,
Cervantès, Pascal et Platon (attention à l'écrit que favorise l’École des chartes !).
Nul chiffre, date, nom de pays, statistique. Cartographie et chronologie inutiles.
Pas d'institutions non plus. Ni batailles ni milieu. L’Écriture dispense de se référer
à la réalité géographique et historique (notamment au procès de Jésus), rendant
oiseuse toute recherche documentaire (archéologie, numismatique, épigraphie).
Insignifiantes les sources, les datations et les modes de composition 244… »

À l'idée que j'exalte Cervantès, Dostoïevski et Proust au-dessus de Tarde,


Régis Debray se cabre, il ne comprend pas qu'on puisse mépriser un théoricien
pareil, jamais encore dépassé. Et pourtant, si nous remontons un peu en arrière
dans ce Feu sacré, pour découvrons non sans surprise un tout autre Régis
Debray. Cette supériorité des grands écrivains qu'il me reproche de proclamer,
il la proclame lui-même. Voyez plutôt. Ce que Debray m'interdit dans les
pages qu'il me consacre, il se le permet dans les pages qu'il ne me consacre
pas : « La création littéraire, pour décaper les mensonges, fait un guide plus sûr
245
. »
Régis Debray tient visiblement à emprisonner le chartiste que je suis dans
l'érudition tatillonne. Il s'indigne de ne pas trouver dans mes livres les
documentations pesantes dont il se passe parfaitement lui-même. Les textes
que j'interroge sont en général très connus, disponibles dans d'excellentes
éditions. Pourquoi m'encombrerais-je de notes pédantesques ? Régis Debray et
moi nous intéressons souvent aux mêmes religions et je ne vois guère de
« numismatique » chez lui, ni d’« épigraphie ». C'est tout juste si l'on rencontre
de temps à autre sous sa plume quelques « noms de pays » (?). Pour vitupérer
toutes les religions plus à son aise, mieux vaut faire le vide autour de soi.
Régis Debray veut me faire sauter, telle une bête de cirque, dans les
cerceaux enflammés qu'il voudra bien me présenter. Plus encore que le
dompteur de lions, c'est le côté pion étriqué qui frappe dans la critique de mon
œuvre. Il n'est heureusement pas caractéristique du meilleur Régis Debray.
C'est dans ses rapports avec moi qu'il devient terriblement… disons,
conceptuel, au sens qu'il donne à ce terme. Ce n'est pas la littérature que
Debray rejette mais l'usage que je me permets d'en faire. Loin de mépriser les
bons écrivains, il les apprécie tellement qu'il entend les réserver pour lui tout
seul.
Comment me fâcherais-je puisque Régis Debray reconnaît lui-même
l'indigence de son réquisitoire ? À la page 377, il écrit noir sur blanc que ses
objections sont « triviales et cuistres ». Si la trivialité et la cuistrerie ne
supposaient pas un minimum de pertinence, je lui accorderais volontiers ces
deux points.
Dans tout ce qui touche au religieux, Régis Debray me tient pour
terriblement naïf, mais il est facile de lui renvoyer la balle. Dans ma théorie de
la domestication animale, par exemple, il voit un chichi inutile, une préciosité
excessive. Selon lui, l'intérêt économique suffit amplement à expliquer ce
phénomène. Il s'esclaffe de me voir invoquer le sacrifice pour expliquer ce qui
à ses yeux s'explique très bien par le seul bon sens .
246

Régis Debray n'a pas réfléchi au problème posé par les premières
domestications. Il ne voit pas qu'elles sont l'œuvre de communautés qui non
seulement ne pouvaient pas savoir quelles espèces étaient domesticables, mais
qui ne pouvaient même pas imaginer la moindre possibilité de domestication. Il
trouve parfaitement normale l'idée d'un homme préhistorique s'employant à
domestiquer les bovins parce qu'il rêve de biftecks plus tendres et de cafés au
lait plus crémeux.
Pour domestiquer une espèce animale, il a certainement fallu traiter toute
une longue chaîne d'individus engendrés les uns par les autres comme s'il
s’était agi d'êtres humains et il a fallu agir ainsi non pas de temps à autre,
capricieusement, mais sans jamais s'interrompre, de génération en génération.
Dès qu'on y réfléchit sérieusement on comprend que ce comportement n'est
concevable que dans le contexte du sacrifice animal et, plus précisément, des
préparations sacrificielles. Celles-ci s'efforçaient d'humaniser les futures
victimes, c'est-à-dire de les rendre aussi ressemblantes que possible aux
membres de la communauté auxquels elles devaient être substituées. Pour
obtenir la ressemblance souhaitée, on faisait vivre et même se reproduire ces
futures victimes au sein de la communauté humaine, on les imprégnait de son
humanité. On agissait pareillement, dans beaucoup de cultures pour les
hommes eux-mêmes, les prisonniers de guerre destinés au sacrifice. Ces
préparations sacrificielles pouvaient durer des années et elles seules permettent
de comprendre comment certaines espèces sont devenues domestiques sans
que personne ait jamais songé à les domestiquer.
Un indice du rôle joué par les sacrifices dans la domestication, c'est le fait
que, dans notre univers privé de sacrifices, certaines espèces précédemment
domestiquées retournent à l'état sauvage. Aucune espèce nouvelle, en
revanche, n'est plus jamais domestiquée.

*
**

Mais alors, me direz-vous, si la thèse principale de ce livre est fausse, si


les pages qui me sont consacrées sont plus fausses encore, n'est-ce pas perdre
son temps que de parler de lui ? À côté de ce dont je viens de parler, il y a aussi
dans Le feu sacré, des pages intéressantes sur toutes sortes de sujets. Dans
notre approche générale du religieux, nous sommes plus proches l'un de l'autre
que Régis Debray ne pense car nous sommes tous deux des réalistes à une
époque qui en compte très peu. Nous croyons l'un et l'autre qu'il y a des faits
réels derrière les grands textes archaïques, de la violence réelle derrière les
mots qui la suggèrent. Voici les premières lignes du chapitre intitulé
« Hostilités » :

« Véracité des fabulistes, mythomanie des philosophes ? Que les cartes soient
distribuées à l'envers des annonces, le prouve leurs attitudes respectives face au
choc des armes. Le muthos l'affronte, le logos l'esquive. Se niche, dans le
merveilleux des peuples premiers et deuxièmes, un noyau de réalisme sous une
gangue allégorique, quand le discours argumenté qui leur est postérieur est réputé
plus sérieux, fleurit souvent sur des vœux pieux. Comme si la fonction fabulatrice
était plus proche des hommes de chair que l'esprit d'analyse […]. Pour le
raisonneur qui récuse les légendes dont s'enchante le populaire, seule la paix
mérite considération, la guerre n'est pas bonne à penser. […] Pour l'auteur des
Lois, polemos (la guerre avec l'étranger) et stasis (la guerre civile), sont des
aberrations étrangères à la vie commune, pacifique par essence 247. »

Régis Debray compare entre eux les documents les plus anciens, fables,
légendes, poèmes tragiques et autres « récits de référence ». Il est frappé par la
suite formidable de carnages et de meurtres sur lesquels la plupart des
universitaires gardent le silence le plus complet. Loin d'être intimidé par le
nihilisme qui l'entoure, il refuse de le prendre au sérieux. Cette réaction me
paraît légitime.
L'anthropologie moderne ferme systématiquement les yeux sur les
violences archaïques. Devant le dionysiaque, par exemple, et ses atroces
sacrifices, devant les victimes déchirées vivantes, l'immense majorité des
observateurs se bouche consciencieusement les yeux et les oreilles depuis des
siècles… Si vous insistez un peu, si vous les attrapez par la manche, vous
passez pour mal élevé. Je me souviens encore du type d'indignation qui
accueillit La violence et le sacré dans le milieu universitaire. Les moins
hostiles me laissaient savoir à voix basse que j'avais commis une incongruité.
Les autres s'indignaient bruyamment de mon « sensationnalisme ». L'essentiel,
face à la violence, la seule conduite vraiment recommandable, c'est de faire
semblant de ne rien voir. L'anthropologie religieuse moderne surenchérit sur
l'interdiction platonicienne de mentionner la violence religieuse.
Sur Platon, Régis Debray, là encore, me semble avoir raison. Non
seulement ce philosophe se refuse à penser la guerre, mais il se fâche tout
rouge contre Homère et les poètes tragiques. Ce n'est pas parce qu'il « n’aime
pas les poètes », qu'il les expulse de sa société idéale, c'est parce que leur
révélation de la violence religieuse lui paraît répréhensible, dangereuse pour
l’ordre public.
Régis Debray pense que, pour comprendre la violence, mieux valent les
mythes que les méditations des philosophes. Là aussi je suis d'accord. Et rien
ici ne change jamais. Le vrai but des préciosités déliquescentes de notre
dernière fin de siècle, l'ambition suprême du post-modernisme et autres
déconstructions c'est d'éliminer une fois pour toutes le réel, de le dissoudre, de
le liquider, de le vaporiser. Régis Debray refuse cette mode qui ôte tout son
intérêt à la recherche. J'ai l'impression qu'il ne la voit même pas. Il ne
succombe ni à la tentation nietzschéo-heideggérienne d'ennoblir la violence, ni
aux pirouettes dites « ludiques » de nos artistes post-modernes, les plus
assommantes de toutes.
Le feu sacré est étranger également au formidable ramassis de préjugés
gauchistes, tiers-mondistes, multi-culturalistes, politiquement corrects, etc.,
qui, depuis les années soixante, ont pris le relais des anciennes excuses pour
ligoter plus que jamais la recherche, au nom de la protection dont les
civilisations non occidentales, même défuntes, auraient besoin, face à
l'impérialisme occidental. Passer son temps à déblatérer l'impérialisme, c'est
nous donner plus d'importance politique que nous n'en avons. Tous les
mouvements gauchistes minimisent les violences archaïques pour protéger ce
qu'on ne peut guère appeler autrement que la « vanité culturelle » des sociétés
aujourd'hui défavorisées, pas plus respectable en fin de compte que la vanité
des peuples privilégiés :
« Constat : l’image attractive du Bon Sauvage n'est pas documentée. Le
repoussoir du guerrier divinisé ou du demi-dieu batailleur l'est surabondamment
par l'archéologie et l'anthropologie. […] Nos Écritures religieuse — recoupent —
en gloire et en parole — les muettes indications (sépultures, armes, remparts,
boucliers, fortifications) que nous livrent à foison les sociétés d'avant l'écriture,
avant l'apparition de l'agriculture et de l'élevage (- 8000), et des premières villes (-
4000). Les Romains ont-ils innové en ne laissant pierre sur pierre de Carthage et
Corinthe ? Dans ces golfes d'ombre, rien à lire, tout à voir. Que nous montrent les
premières figures peintes et incisées du paléolithique ? Des silhouettes raidies,
percées de javelines à terre ou agonisantes, perdant leurs entrailles, comme à
Lascaux (-15000) 248.»

Les significations religieuses selon Régis Debray sont toujours illusoires,


mensongères, parce qu'elles dissimulent autre chose qu’elles-mêmes. Les
vraies raisons de la violence ne sont pas données.
S'il est vrai qu'il n'y a pas de civilisation sans une clef de voûte religieuse,
seule capable de stabiliser l'ensemble, on est amené à se demander eu quoi
cette pierre de faîte peut consister, d'où elle surgit, ce qui peut bien la valoriser.
N'y aurait-il pas un processus fondateur toujours à peu près le même qu'il serait
peut-être possible de repérer ? Voilà la question que Régis Debray semble
toujours sur le point de poser mais, hélas, il ne la pose jamais sérieusement.
Le plus essentiel dans la thèse que je défends, autant et plus encore si
possible que la rivalité mimétique, c'est la thèse de la victime émissaire et, dans
les pages que Régis Debray me consacre, elle brille par son absence. S'il avait
de mes thèses une connaissance même élémentaire, il nous expliquerait qu'il
s'agit là d'une invention farfelue, d'un simple emprunt, pas à Tarde cette fois,
mais à Freud, etc. Mais non, absolument rien, ou qu'une vague allusion, à la
victime émissaire. L'auteur du Feu sacré n'a jamais entendu parler, semble-t-il,
de cet animal fabuleux. Et pourtant, si on remonte assez haut dans le livre, une
fois de plus, à la page 223 exactement, on se trouve confronté à une méditation
sur la spécificité du religieux. L'auteur suggère que certains systèmes de
spiritualité, dans l'Antiquité, auraient pu se transformer en religions. Si la
chose ne s'est pas faite, selon lui, c'est parce qu'un ingrédient essentiel n'était
pas là. Et cette chose indispensable sans laquelle une religion ne peut pas se
cristalliser, voici comment Régis Debray la définit :

« La bête noire n'est-elle pas ce qui a manqué à nombre de spiritualités antiques


pour cristalliser en modes de vie et modèles de société ? Prenons l'épicurisme, où
l'on peut voir, comme le suggère déjà sa relative indifférence à la science
(physique sommaire, logique absente, tout-à-l’éthique), une religion manquée 249. »

Bête noire signifie à peu près la même chose que « bouc émissaire » au
sens « figuré », le seul que j'utilise en vérité. En voyant Régis Debray
remplacer le bouc par la bête noire, j'ai regretté de ne pas l'avoir fait moi-même
plus souvent, pour décourager plus efficacement ceux qui veulent à tout prix
chercher ma victime émissaire dans le Lévitique, là où elle ne se trouve pas.
Pourquoi ne pas recourir à plusieurs termes pour essayer d'éviter les
malentendus ? Pourquoi ne pas élargir le vocabulaire, afin d'insister sur la
dimension métaphorique des expressions que j'emploie ?
L'avantage de « bête noire », c'est que son caractère métaphorique est plus
évident. On ne risque pas de confondre une bête noire avec un rite spécifique,
comme celui du bouc émissaire. L'expression n'est pourtant pas exempte de
danger. Dans un monde aussi grotesquement idéologisé que le nôtre, la seule
présence du mot « noire » dans « bête noire » sera vite interprétée comme une
preuve de racisme chez l'utilisateur !
Qu'est-ce qu'une bête noire ? Lorsque les difficultés s'accumulent au sein
d'une communauté, lorsque tous ses membres se sentent irrités, désemparés, ils
ont tendance, inconsciemment, à sélectionner dans le troupeau l'animal le plus
susceptible de s’attirer l'antipathie de tous. Ce sera le plus souvent l'individu au
pelage le plus sombre, à la peau la plus foncée.
La noirceur de la bête noire est un « signe préférentiel de sélection
victimaire » parmi tant d'autres, un de ces traits qui augmentent, chez ceux qui
les possèdent, les chances d'être spontanément sélectionné pour le rôle de la
victime collective. La plupart des hommes, quelle que soit la couleur de leur
peau, préfèrent spontanément le clair à l'obscur, le blond au brun, le blanc au
noir. Loin de s'enraciner dans un ethnocentrisme et un racisme de la race
blanche, ce symbolisme est commun à tous les peuples de la terre et les noirs
ne se sentent pas plus concernés par les usages péjoratifs du mot noir que les
blancs par les usages péjoratifs du mot blanc qui existent également. Le
symbolisme du noir peut faciliter le racisme sans doute, mais il n'est pas a
priori raciste. L'amour de la lumière qui dissipe les ténèbres est commun à
l'humanité entière.
Régis Debray suggère que ce phénomène de la bête noire, lorsqu'il se
communique de proche en proche à tout un groupe, acquiert une espèce
d'énergie collective qui le rend capable de transformer de simples idées
philosophiques en cette structure plus puissante et durable que nous appelons
une religion.
Quoi qu'il en soit, s'il est vrai qu'une genèse religieuse peut avorter faute
de bête noire, ou de victime émissaire, ou, plus clairement encore, de
polarisation unanime contre une victime quelconque, ce phénomène forcément
mimétique, en dernière analyse, ne peut manquer de jouer dans les genèses
religieuses un rôle essentiel. C'est le cœur même de la théorie mimétique que
Régis Debray ébauche ici sans le savoir. Le religieux se structure autour d'une
victime unique sélectionnée pour des raisons aussi absurdes que la noirceur de
son pelage ou la couleur de ses cheveux.
Ce qui se présente dans Le feu sacré sous la forme d'intuitions
suggestives, certes, mais à peine ébauchées, isolées de tout contexte, la théorie
mimétique essaie de le préciser, de l'organiser et de le systématiser en s'aidant
de toutes sortes de données dans mille religions archaïques, qui en confirment
la vérité et qui s'ajustent trop bien les unes aux autres pour être le résultat du
hasard.
Il est dommage que les intuitions de Régis Debray restent ponctuelles.
Notre époque préfère l'impressionnisme et il en va de même pour lui, j'en ai
peur. Malgré tous ses coups de chapeau à la science, il a besoin d'un peu plus
de cette discipline scientifique qu'il prêche éloquemment aux autres. Son long
chapitre sur les appartenances, et tout ce qu'il appelle la différence entre
« eux » et « nous », est intermédiaire entre son idée de bête noire et une
sociologie fondamentale développée dans la perspective mimétique.
La victime émissaire est donc bien là, elle aussi, dans Le feu sacré, elle a
sa petite place, mais ailleurs que dans les pages où, dans mon ignorance et dans
innocence, je l'ai d'abord cherchée. Elle est là sous une forme embryonnaire et
dans un vocabulaire qui n'est pas le mien mais sous le rapport essentiel elle est
étonnamment explicite…
De nos jours, il me semble, les observateurs du religieux, s'ils sont aussi
passionnés que Régis Debray, même s'ils ne pensent pas explicitement en
termes de victime émissaire, c'est-à-dire d'expulsion mimétique, de crainte de
se faire happer par quelque machine religieuse, finissent tous par ébaucher la
fonction fondatrice de l'expulsion mimétique, sans presque s'en apercevoir. Dès
qu'on se dissimule moins la violence, il est difficile de ne pas voir les indices
qui vont dans ce sens.
Et ce n'est pas tout. Il y a autre chose encore qui m'intéresse dans le livre
de Régis Debray et c'est la mise en demeure comminatoire qu'il m'adresse, très
directement. C'est tout à fait dans la manière de notre auteur. Régis Debray me
somme de m'expliquer sur mes méthodes et sur mes ambitions :

« Qui veut tenter d'éclairer le fait religieux avec les moyens du bord doit renoncer
au cumul des valeurs de l'explication et de la Révélation. Il laisse de bonne grâce
aux anthropologies ésotériques ce surcroît d'autorité déconseillé par la morale
laïque, même si cette dernière laisse chacun libre, son travail d'approximation
achevé, d'aller rejoindre qui les Béatitudes, qui les Cahiers rationalistes, qui son
cinéma de quartier. Appliquer, tel le bibliste, chrétien ou non, le regard de la
science au donné scripturaire ne consiste pas à donner valeur de science à ce
même donné 250. »

Après toutes les objections sans fondements que me fait Régis Debray, le
voilà enfin qui se met à parler clair et net et je lui suis reconnaissant de
formuler les choses aussi catégoriquement qu'il le fait. Il dit très bien ce que je
fais en vérité depuis plus de vingt-cinq ans, depuis mon premier livre qui
articule l'analyse des religions archaïques sur le christianisme : Des choses
cachées depuis la fondation du monde.
Ce que je poursuis effectivement à partir de ce livre, c'est la réconciliation
de valeurs qui passent pour inconciliables aux yeux de tous nos contemporains,
les valeurs d'explication scientifique et les valeurs de révélation religieuse.
J'entends montrer que ce sont les Évangiles eux-mêmes, si nous les lisons
comme ils demandent à être lus, qui cumulent les valeurs de révélation et
d'explication scientifique.
Le défi que Régis Debray me lance, je le relève sans crainte aucune et je
suis heureux qu'il soit enfin formulé nettement. On me reproche depuis
longtemps de jouer double jeu en me réclamant à la fois de la science et du
religieux. On proteste à demi tout en me félicitant à demi. La mollesse de notre
époque est telle que rien n'est jamais nettement formulé. Je préfère mille fois
l'algarade de Régis Debray à la politesse indifférente de ceux que les énormités
les plus extravagantes, ou ce qui devrait passer pour tel, laissent
imperturbables, non pas parce qu'ils ont vraiment maîtrisé la situation, mais
parce que toute authentique curiosité intellectuelle leur fait défaut. Ils ne
s'intéressent pas réellement à la pensée.

*
**

Régis Debray formule avec une vigueur extrême l'objection toujours


opposée à la théorie mimétique. Comment la prendre au sérieux puisque les
conclusions auxquelles elle aboutit sont favorables au chrisrianisme ? Il va de
soi à nos yeux que la science contredit le religieux en général et le
christianisme en particulier. Il va de soi que si un raisonnement est, si peu que
ce soit, peu importe pour quelles raisons, favorable au christianisme, il ne peut
pas être scientifique.
S'il est vrai que toute religion archaïque repose sur une violence
mimétique non repérée, la Bible et les Évangiles sont à la fois la même chose
et tout autre chose que la mythologie. Ce sont les mêmes meurtres partout
mais, au lieu de les tenir pour justifiés, comme font les mythes, la Bible et les
Évangiles les tiennent pour injustifiés et même criminels. Au lieu de tenir les
victimes pour coupables, avec les mythes, la Bible et les Évangiles les tiennent
pour innocentes.
Là où les mythes ressassent les mensonges des lyncheurs au sujet de leurs
propres lynchages, la Bible et les Évangiles nous disent, que Régis Debray le
veuille ou non, la vérité pure et simple sur ces phénomènes. Les mensonges
des mythes ne sont pas difficiles à repérer. On est bien obligé de se demander
pourquoi des gens aussi intelligents que nous le sommes, quand nous voulons
l'être, ne les repèrent pas.
Les quatre récits de la crucifixion ont une valeur proprement scientifique,
j'y insiste, non seulement parce qu'ils disent vrai, mais parce qu'ils nous
enseignent à déchiffrer l'énigme non résolue de la mythologie. C'est là la vraie
découverte de mon œuvre à mes yeux, la rectification biblique du mensonge
mythologique.
Il faut commencer par le commencement. Depuis le début, ou presque, de
l'ère chrétienne, les observateurs anti-chrétiens ont observé, avec raison, que la
séquence événementielle des Évangiles est très semblable à celle des mythes et
c'est la structure dont nous avons parlé : une crise mimétique très violente
débouche, au paroxysme de cette violence, sur le drame d'une victime unique
unanimement mise à mort.
Bien qu'innocent, Jésus est sélectionné comme victime par tout le monde
autour de lui, les autorités religieuses d'abord, la foule de Jérusalem ensuite et
finalement l'autorité romaine. Les disciples eux-mêmes abandonnent leur
maître, de façon définitive pour certains : Judas par exemple; de façon
temporaire, pour tous ceux qui s'enfuient au moment de son arrestation.
Jésus est bien victime émissaire au sens de toutes les victimes émissaires,
objet de scandale, disent les Évangiles. Il n'est pas physiquement lynché,
certes, mais son drame a de fortes résonances collectives, et des tentatives de
lapidation précèdent la crucifixion.
Depuis l’Antiquité, depuis le pamphlétaire Celse, les adversaires du
christianisme se réjouissent de ces ressemblances indubitables entre les récits
mythiques et le récit chrétien de la crucifixion. Ils s’imaginent qu'elles
suffisent à démontrer l'équivalence des Évangiles et des mythes. Cette
gourmandise de ressemblances est renforcée encore par la répugnance des
chrétiens à reconnaître qu'elles sont réelles. Au lieu de faire confiance au
christianisme et de chercher loyalement à expliquer ce que ces ressemblances
signifient, les chrétiens modernes, ces hommes de peu de foi préfèrent parler
d'autre chose. Comme leurs adversaires, ils pensent que, si ces ressemblances
sont réelles, le christianisme doit être ce que ses ennemis entendent reconnaitre
en lui, « un mythe de mort et de résurrection comme les autres ».
Ils ont tort. Ce qu'ils ne voient pas c'est la différence d'interprétation entre
les deux récits de la même séquence événementielle. Les religions archaïques
se fondent sur le mécanisme de la victime émissaire qu'elles sont incapables de
critiquer ou même de repérer. La Bible et les Évangiles repèrent et critiquent ce
même mécanisme. Puisqu'elles le discréditent, elles ne se fondent plus sur lui.
Dans les mythes, les lyncheurs ont toujours raison et la victime toujours
tort. Dans la Bible et les Évangiles, les lyncheurs ont tort et la victime a raison.
Le vulgaire sens commun devrait suffire à comprendre que la Bible et les
Évangiles ont raison : c'est à des phénomènes de foules enragées, c'est à de
vulgaires lynchages que la Bible et les Évangiles refusent de croire.
Ce n'est pas la froide raison qui guide les lyncheurs, c'est leur appétit de
violence. Quand les foules meurtrières racontent leur lynchage, elles le
transforment toujours en acte de justice. N'est-il pas légitime de rejeter tout
cela ?
Il y a un demi-siècle environ, une critique perspicace, Marie Delcourt,
avait découvert la vérité, elle avait repéré en Œdipe un « bouc émissaire ».
Malheureusement, elle n'avait pas su défendre sa propre découverte. Comme à
moi-même, on lui interdisait d'expliquer un texte littéraire aussi grand
qu'Œdipe roi par une idée très visiblement contredite par le texte. Et pourquoi
pas ? Pourquoi s'en remettre au fétichisme littéraire ? Pourquoi s'interdire de
faire ce que l'auteur tragique, face au peuple assemblé, ne pouvait pas se
permettre de faire : mettre en question la véracité du mythe ?
Pourquoi rendre le mythe intouchable ? Pourquoi faisons-nous tant
d'efforts dans le monde moderne, pour re-sacraliser les mythes au nom de
l'esthétique ou de n'importe quoi ? Pourquoi les mythes jouiraient-ils d'une
immunité que nous refusons, fort justement d'ailleurs, à notre religion à nous ?
Au nom de quel absolu interdire aux critiques la seule hypothèse vraiment
efficace, seule capable de rendre compte, dans les mythes, de toutes les
récurrences et des bizarreries logiques ? Pourquoi s'interdire de constater les
contagions victimaires qui déforment les comptes rendus des violences
collectives à l'insu de leurs auteurs ? Ceux qui s'égosillent à chanter la beauté
des mythes pour ne pas voir l'illusion cruelle des lyncheurs se rendent
complices des violences qu'ils ne dénoncent pas.
Avoir un bouc émissaire, c'est ne pas savoir qu'on l'a. Apprendre qu'on l'a,
c'est tomber de haut, c'est apprendre dans la stupéfaction qu'on s'est
criminellement trompé. C'est découvrir sa participation inconsciente à la
violence injuste. C'est ce que fait Pierre après son reniement, c'est ce que fait
Paul sur le chemin de Damas. La plupart des hommes sont incapables d'en
faire autant. C'est bien pourquoi les chrétiens pensent que la clairvoyance en ce
domaine ne peut pas être purement humaine. C'est le défenseur surnaturel des
victimes qui l’inspire, celui que Jean nomme le Paraclet, l'Esprit de Jésus et de
son Père.
Les lyncheurs se polarisent plus ou moins au hasard, pour des raisons qui
tiennent aux problèmes internes de leurs communautés, étrangères à toute
recherche sincère de la vérité. L'explication vraie, aucun mythe ne l’a jamais
suggérée. Seuls les grands textes bibliques la suggèrent, seuls ils défendent les
victimes innocentes contre leurs persécuteurs.
C'est déjà vrai dans la Genèse, dans l'histoire de Joseph qui réhabilite le
héros contre ses frères, autrement dit la victime unique contre les expulseurs
unanimes. C'est vrai dans les psaumes dits d'exécration, qui nous montrent
fréquemment un malheureux sans défense, encerclé par des voyous qui
méditent de le lyncher. C'est vrai également dans le livre de Job, dont Robert
Hammerton-Kelly a raison de faire un immense psaume. C'est vrai du
Serviteur Souffrant, lynché sans raison lui aussi par une foule unanime dans
son égarement.
La vérité surgit un peu partout dans la Bible mais l'exemple le plus
parfait, le plus révélateur est la scène de la Crucifixion, la seule à représenter
côte à côte, en quatre exemplaires, les deux perspectives rivales qui
s’affrontent, d'un côté la foule violente qui tient la victime pour coupable, la
vieille perspective mythique acceptée par la quasi-totalité de la foule; et de
l’autre côté, terriblement fragile mais souveraine, la perspective évangélique :
un groupe minuscule de fidèles proclame l'innocence de Jésus.
En révélant l'innocence de Jésus, les Évangiles révèlent l'innocence de
toutes les victimes analogues, condamnées par toutes les violences unanimes,
par tous les lynchages mensongers depuis la fondation du monde.
Des phénomènes de « bouc émissaire » se produisent encore de nos jours
mais sous une forme toujours très atténuée par le christianisme, encore très
présent dans nos mémoires. Le mimétisme collectif ne fait plus l'unanimité; il
ne parvient plus à nous réconcilier et à nous rassembler. C'est donc dans un
nouveau monde que nous sommes entrés, un monde où le mensonge de la
victime unique et les sacrifices qui en découlent ne réconcilient plus les
communautés, le premier monde libéré du mensonge de la victime unique;
mais c'est aussi un monde privé de protection sacrificielle, le premier monde
toujours menacé de se détruire par ses propres mains, en déchaînant sa propre
violence, un monde proprement apocalyptique.
Tout ce qui nous laisse incertains dans les mythes, tout ce qui nous
interdit d'y voir aussi bien le récit fiable des événements représentés que la
pure fiction imaginée par notre siècle, tout cela s'éclaire si on reconnaît partout
les mêmes violences unanimes suscitées par le même mimétisme exaspéré,
toujours représenté dans la perspective de lyncheurs convaincus d'avoir raison.
L'interprétation du mythique suggérée par le biblique et l'évangélique est
une hypothèse scientifique à l'évidence, car elle est obtenue par des
recoupements qui n'ont rien de religieux entre les textes et les institutions. Si
vraisemblable qu'elle paraisse, on ne peut pas exclure que cette hypothèse soit
fausse mais la question n'est pas là. Même si elle était fausse, il ne peut s'agir
de toute évidence que d'une hypothèse scientifique.
Si on confronte cette hypothèse avec les mythes on constate qu'elle résout
sans reste toutes leurs énigmes, elle explique toutes les récurrences jamais
expliquées :
1) Le mystère numéro un, c'est le fait que le héros mythique, avant d'être
divinisé, soit toujours accusé et convaincu d'un crime assez grave pour justifier
sa mise à mort.
2) Le mystère numéro deux, c'est que les crimes de ce « coupable » soient
simultanément fantastiques et stéréotypés, communs à beaucoup de mythes :
les parricides, les incestes, les bestialités, etc. Les lyncheurs sont toujours
pressés et, le plus souvent, ils se contentent du premier crime venu, celui qui se
présente le plus vite à leur esprit. Ce sont toujours les mêmes crimes que les
foules, même de nos jours, ré-inventent spontanément lorsqu'elles sont en
appétit de violence.
3) Le mystère numéro trois, c'est le fait que les héros et héroïnes dans les
mythes soient souvent, mais pas toujours, un peu endommagés physiquement.
On compare parfois la foule des dieux à une cour des miracles et l'image est
juste. L'explication de ce mystère, c'est le mimétisme, je l'ai dit, qui se polarise
plus aisément sur les possesseurs de signes préférentiels de persécution.
J’entends par là toutes les singularités susceptibles d'attirer sur leurs
possesseurs l'attention malveillante de foules archaïques surexcitées ou
terrifiées, le trop de beauté comme le trop de laideur, les avantages insolents
comme les désavantages pitoyables, sans parler bien entendu des ennemis
innombrables que se font les prophètes du seul fait qu'ils annoncent la vérité.
Nul n'est prophète en son pays. Plus paradoxalement encore, la bonté extrême
du Serviteur Souffrant ou de Jésus attire la haine paradoxale de la foule. La
bonté est aussi un signe préférentiel de persécution. L'idée que, face à la
mythologie, les récits de la Passion ont une valeur de vérité proprement
scientifique semble facile à ridiculiser et Régis Debray la ridiculise. Mais une
fois qu'on a constaté son aptitude à résoudre toutes les énigmes de la
mythologie, seul le fanatisme anti-chrétien, l'obscurantisme anti-religieux peut
nous amener à la rejeter sans même l'examiner.
Et il y a quelque chose de plus extraordinaire encore si possible dans les
Évangiles. Ce sont toutes les phrases souvent lapidaires, toutes les formules
mémorables, certains titres conférés à Jésus, qui reproduisent, de façon plus
abstraite ou dans un symbolisme différent, tout ce que je viens d'exposer moi-
même sur la puissance révélatrice des Évangiles face aux religions archaïques.
Les Évangiles ne se contentent pas, en effet, de montrer les choses. Ils les
reprennent et les reformulent de façon plus abstraite, ou dans un symbolisme
différent, pour nous obliger à réfléchir, pour nous empêcher d'oublier. J'ai déjà
commenté un certain nombre de ces formules dans d’autres ouvrages et je n'y
reviendrai pas. Je vais seulement évoquer trois petites phrases décisives.
Mes deux premiers exemples désignent les lyncheurs et leur lynchage en
recourant à la même métaphore que de nombreux mythes, la horde animale,
adonnée à la violence collective. Voici le premier exemple :

« Ne donnez pas aux chiens ce qui est sacré, ne jetez pas vos perles devant les
porcs; ils pourraient bien les piétiner, puis se retourner contre vous pour vous
déchirer. »
(Mt 7, 6)

Une autre allusion saisissante à la nature collective de la violence


fondatrice se trouve dans les chapitres apocalyptiques de Marc et de Matthieu.
La voici : « Là ou sera le cadavre, les vautours se réuniront. » Il y a là, je
pense, une allusion à ce que le meurtre fondateur est destiné à devenir dans les
derniers temps, dans la période chaotique précédant la fin du monde. Il n'aura
plus aucune vertu cathartique, purificatrice, et au lieu de réconcilier les
hommes, il exaspérera leurs conflits. Pour exprimer ces idées, le texte recourt à
la métaphore d'une charogne sur laquelle s'abattent des vautours…
Je passe maintenant à une phrase peut-être plus significative encore, et
que je cite toujours. À l'origine, cette phrase se trouve dans le Psaume 118. Peu
de temps avant sa Passion, Jésus lui-même la cite à un groupe d'auditeurs très
revêches et il leur demande de l'interpréter. La voici : « La pierre rejetée par les
bâtisseurs est devenue la pierre de faîte. » Les auditeurs ne répondent rien.
Comment, du seul fait qu’elle est rejetée, une pierre pourrait-elle devenir la
plus importante de l'édifice, la clef de voûte, la pierre d'angle ou, dans d'autres
traductions, la pierre de faîte ? Les auditeurs ne répondent rien et leur silence
embarrassé se perpétue encore de nos jours. Prise à la lettre, dans son contexte
architectural, cette phrase ne signifie rien. Son absurdité même nous suggère
de renoncer au sens littéral en faveur d’autre chose, mais quoi d’autre ? La
théorie mimétique n'a aucune peine à répondre. La pierre rejetée par les
bâtisseurs ne se distingue en rien des autres, sinon par le fait qu'elle est rejetée
par tous. Elle a donc toutes les caractéristiques de la victime émissaire. C'est
bien son expulsion unanime et rien de plus, puisque aucune caractéristique
particulière ne lui est attribuée, qui fournit à l'édifice sa clef de voûte,
autrement dit son principe organisateur.
C'est au mécanisme victimaire de toute évidence et à son rôle fondateur
que notre phrase fait allusion. C'est même plus qu'une allusion, c'est une
définition, métaphorique encore, mais tellement précise dans son absurdité
apparente, qu'il est impossible d'en nier la pertinence. Le fait même que le
Christ n'ait pas inventé cette phrase mais qu'il l'ait isolée de son contexte et
qu'il ait repéré cette pertinence le premier, montre en lui le possesseur du
savoir que les Évangiles, de toute évidence, contiennent et auquel nous
commençons, j'espère, à accéder.
Si nous comprenons que Jésus va lui-même mourir en victime émissaire,
nous comprenons aussi pourquoi il cite cette phrase dans le contexte de ce qui
va lui arriver. C'est une révélation directe du religieux archaïque et indirecte, et
presque plus saisissante encore, du rôle rédempteur que va jouer le Christ.
Sans qu'on sache ni pourquoi ni comment, la pierre injustement rejetée se
retrouve au sommet de l'édifice, la plus essentielle de toutes. C'est la pierre à
laquelle la voûte entière est en quelque sorte suspendue; on ne peut pas la
retirer sans que l'édifice s'écroule. Comment ne pas se demander devant ce
texte, dans le contexte de tout ce que nous avons dit, si les Évangiles n'en
savent pas plus long sur la culture humaine que tout ce que l'anthropologie et la
sociologie contemporaine prétendent nous enseigner ?
Je ne prétends pas, bien entendu, que cette compréhension du mécanisme
fondateur qui se révèle ici, démontre les affirmations proprement théologiques
du christianisme traditionnel, la valeur rédemptrice de la mort du Christ par
exemple, et le dogme du Dieu trinitaire. Je n'ai jamais rien dit de tel. Tout ce
que je dis, mais c'est déjà énorme, c'est que, si les Évangiles en savent plus sur
la genèse de la culture humaine que nous n'en savons nous-mêmes, il importe
désormais de les prendre beaucoup plus au sérieux, dans le monde savant,
qu'on ne l'a fait jusqu'ici. Il convient de les prendre terriblement au sérieux.
Peut-être a-t-on à peine commencé à découvrir toutes les vérités qu'ils
contiennent. Or, la plupart de nos chercheurs s'interdisent de consulter les
Évangiles sur aucun sujet. Au nom de la laïcité justement chère au cœur de
Régis Debray, ils se privent d'une source d'information dont il est clair qu'elle
est infiniment plus grande et mystérieuse qu'on ne s'en est douté jusqu'ici.
Renoncer à cette source de savoir est encore plus grave pour la
compréhension de notre monde que le serait le renoncement à Homère dans
l'étude de la Grèce pré-classique.
Lorsque Régis Debray m'accuse de renoncer aux « moyens du bord », il
ne sait absolument pas ce dont il parle. Il est victime d'une vieille crispation
irrationnelle qui l'emporte sur son désir de savoir. Il se rend coupable de toutes
les entorses à la raison qu'il me reproche. Parce que mes résultats lui
déplaisent, sans jeter le moindre regard vraiment critique, sans savoir en vérité
ce dont il s'agit, il les tient a priori pour falsifiés par la foi religieuse,
simplement parce qu'ils sont favorables au christianisme sur un point
extrêmement précis, au sujet duquel il est impardonnable de ne pas se
renseigner. Un point c'est tout.
Régis Debray conclut sans la moindre preuve que je triche avec les
« moyens du bord ». Il est incapable de justifier son dire; il traite mon
anthropologie d’« ésotérique », mais il serait bien en peine de préciser ce qui la
rend telle. Il me traite de « gnostique », mais demandez-lui ce qui, dans mes
travaux, justifie l'emploi d'un terme qui n'a de connotation négative,
ironiquement, que dans un contexte d'orthodoxie chrétienne.
Régis Debray est certain, sans la moindre preuve, que je triche avec les
maigres ressources dont dispose l'intelligence humaine dans sa recherche de la
vérité. Pour justifier mes conclusions, pense-t-il, je dois m'adonner à des tours
de passe-passe métaphysiques habilement dissimulés. Si vous lui demandez à
quel point exactement de ma démarche, je renonce au licite pour essayer
d'escalader le ciel, il n'aura rien à répondre car mes arguments sont tous
naturalistes et rationnels. Il n'y a jamais rien de proprement religieux dans mes
travaux.
C'est toujours des rapports humains que je parle. C'est d'ailleurs ce que
beaucoup de chrétiens curieusement me reprochent. Ils ne comprennent pas
l’intérêt, dans un univers déchristianisé, de montrer la supériorité du biblique
sur le mythique sans jamais recourir à autre chose, justement, qu'aux « moyens
du bord ».
La supériorité du christianisme que je cherche à définir porte sur les
rapports de violence entre les hommes. La Bible et les Évangiles comprennent
et redressent ce que les mythes tordent et falsifient sans s'en apercevoir.
La Bible et les Évangiles introduisent dans le monde une vérité qui n'était
pas là avant eux, une vérité purement humaine mais tellement puissante que,
même si nos sages et nos savants font tout pour ne pas la voir, elle a déjà
transformé et elle ne cesse de transformer le monde.
Un indice de ceci, ce sont tous ces chrétiens qui me font des reproches
exactement inverses à ceux de Régis Debray.
Ils me condamnent de ne pas ressasser les arguments religieux
traditionnels. Ils ne voient pas l'intérêt de montrer patiemment la supériorité du
biblique sur le mythique sans court-circuit théologique. Ils me blâment de
faire, en somme, ce que Régis Debray me blâme de ne pas faire, de recourir
trop exclusivement aux seuls « moyens du bord ». Leur incompréhension se
situe à l'autre extrême de Régis Debray et je voudrais bien que tous ces gens se
rassemblent pour éclairer un peu, s'il est possible, leurs lanternes réciproques.
Ce que le nihilisme récent ne veut pas voir c'est quelque chose de
paradoxal en apparence, mais dont la moindre réflexion montre l'évidence.
Seuls les récits qui se ressemblent beaucoup quant à leur contenu
événementiel, les récits qui racontent les mêmes événements, le même type de
drame, les mythes et les Évangiles par exemple, peuvent différer non pas au
sens de la différence dérisoire des déconstructeurs, mais de façon vraiment
significative. Ils peuvent différer, parce qu'ils sont susceptibles
d'interprétations opposées. Les récits qui portent sur la violence unanime, les
mythes d'un côté, les récits bibliques et évangéliques de l'autre, diffèrent
radicalement les uns des autres parce qu'ils interprètent les mêmes lynchages
de façon complètement opposée.
Les déconstructeurs disent toujours que les interprétations d'un texte sont
innombrables et qu'on ne peut pas choisir entre elles. C'est les rendre toutes
également insignifiantes. Cette pirouette les délivre du problème de la vérité.
Lorsque c'est la vie d'une victime qui est en jeu, on ne peut pas éluder le
dilemme tragique. Ou bien la victime est coupable ou bien elle est innocente et
il faut la réhabiliter.
En repérant le mensonge qui structure la polarisation de la foule contre
Jésus, les Évangiles nous fournissent une clef qui ouvre d'innombrables
serrures et transforme radicalement la culture, non seulement de l’Occident,
mais du monde entier.
Tant que le monde occidental était chrétien, il donnait au mot mythe,
spontanément, le sens de mensonge. Il ne pouvait pas dire pourquoi, mais il y
avait en lui un instinct de vérité que nous avons perdu. Il importe d'en retrouver
le goût.
Les Évangiles tiennent pour fausse la croyance des lyncheurs qui sont
assurément coupables, mais pardonnables, car leur illusion est involontaire.
C’est ce que dit le Christ de ses persécuteurs : « Seigneur, pardonne-leur, parce
qu'ils ne savent pas ce qu'ils font. » Et c'est aussi ce que dit Pierre dans les
Actes des Apôtres. Vous et vos chefs, vous êtes moins coupables que vous ne
l'imaginez. On se trompe complètement quand on s'efforce de rendre les textes
chrétiens et le premier christianisme responsables de l'acharnement, des siècles
plus tard, des païens mal christianisés contre les Juifs, perçus comme seuls
responsables de la Passion du Christ.
Tous les hommes sont également responsables de la Passion du Christ
car, en elle, se résume la vérité de toute l'humanité, enracinée dans des cultures
forcément tributaires, elles aussi, de quelque violence collective à laquelle,
pour le meilleur et pour le pire, ces hommes sont redevables de leur humanité.
Avant les Évangiles, personne ne savait que les lyncheurs mythiques
choisissent leurs victimes au hasard. Aujourd'hui tout le monde le sait, mais
sans se douter que c'est au biblique et à l'évangélique que notre monde est
redevable de ce savoir.
Si on ne parle pas de science, pour le savoir dont je parle en ce moment,
ce n'est pas parce que la certitude est insuffisante, c'est au contraire parce
qu'elle est trop forte. Ce genre de savoir est si puissant que les logiciens le
baptisent common knowledge et on ne le tient plus pour scientifique. Il est si
bien établi qu'une humanité étrangère à lui est devenue en quelque sorte
inimaginable. Cela n'empêche pas ledit savoir de rester aussi scientifique que
jamais. Qui peut le plus peut le moins.
Entretien avec René Girard - Laurent Linneuil 19/03/05
http://certitudes.free.fr/nrc16/nrc16i.htm

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Entretien avec René Girard


Laurent Linneuil - Abbé de Tanoüarn

Nouvelle revue CERTITUDES - n°16

On ne présente plus René Girard aux lecteurs de Certitudes. Cet

anthropologue français vivant aux Etats-unis propose une extraordinaire

grille de lecture des mythes archaïques, dont, selon lui, nous dépendons

encore aujourd’hui et dont seul l’Evangile nous délivre efficacement.

D’après lui, toute la culture humaine provient d’un meurtre primitif, dont il
attribue le processus au diable. Nous avons eu la chance, Laurent Linneuil

et moi, de pouvoir discuter à bâtons rompus durant deux heures, avec ce

penseur original et profond… dont l’apport risque de révolutionner non

seulement les sciences humaines mais la philosophie et même, vous le

verrez, la théologie. Il s’est plié, avec une extraordinaire bonne grâce au

feu roulant de nos questions… (GT)

Certitudes : René Girard, le fait d’avoir intitulé votre livre  Les


origines de la culture  était-ce un souhait de réorienter le
commentaire de votre œuvre vers un aspect méconnu, l’aspect
fondateur de la violence ?

René Girard : Oui, l’aspect fondateur de la violence est mal compris,


mal perçu. En anglais, on parle de titre programmatique c’est-à-dire
un titre qui sert le public. Mais auparavant, j’ai toujours eu des titres
plutôt « sensationnels »,   mais cela ne marche plus du tout…

C : Et donc pour ce livre, vous avez pris un titre moins scandaleux et
plus classique qui symbolise l’ensemble de votre recherche. N’est-ce
pas aussi une façon de répondre à l’une des accusations qui est
souvent faite à votre pensée d’être exagérément pessimiste ?

R.G : Il s’agit ici d’un titre programmatique qui d’une certaine manière
apparaît plus explicatif que les autres. Pour le fait qu’il symbolise
l’ensemble de mon œuvre, on a déjà dit cela de mon dernier livre  Je
vois Satan tomber comme l’éclair …  Mais « Je vois Satan tomber
comme l’éclair » est une parole très ambiguë parce qu’où tombe-t-il ?
Sur la terre…Et c’est le moment où justement il fait le plus de mal en
tombant sur la terre. Il devient libre de faire ce qu’il veut ; c’est donc
une parole souvent interprétée dans un sens apocalyptique. C’est
l’annonce de la fin de Satan bien sûr mais non pas sa fin immédiate
dans la mesure où il est libéré. Il y a aussi le symbolisme de la
ligature - si j’ose dire -  de Satan et de sa libération.

« Il cria : Mort ! – les poings tendus vers l’ombre vide. Ce mot
plus tard fut homme et s’appela Caïn. Il tombait. » ( Victor Hugo)
La Fin de Satan

C : Alors Satan est libéré quand il est dans les liens de la culture…

R.G : En effet. Est-ce que cela signifie que Satan n’est plus tenu ?
Souvenez-vous du texte où il est dit que « c’est par Belzébuth que tu
expulses le démon » et Jésus répond : « Si ce n’est pas par
Belzébuth mais par Dieu que j’expulse le démon, etc. ». L’idée que
« c’est par Belzébuth que tu expulses le démon » est très profonde :
bien des interlocuteurs de Jésus affirment qu’il y a une expulsion du
démon qui se fait par Satan. Il s’agit ici de l’expulsion de la culture.
Mais dans le judaïsme de l’époque il se pratique des sacrifices ;
comment celui-ci interprète-il ces sacrifices ? Je suis sûr qu’il y a des
prophètes, très soupçonneux à l’égard de ces sacrifices, qui
demandent à ce qu’ils cessent et disent que Dieu est contre tout
cela. Et je pense que cet aspect a été minimisé.

C : Et c’est la raison pour laquelle vous dites dans Quand ces choses
commenceront  que Satan c’est l’ordre…
R.G : Satan, jusqu’à un certain point, c’est l’ordre culturel dans ce
qu’il a de violent. Mais il faut se méfier : cela ne signifie pas que l’on
peut condamner cet ordre parce que de toute façon le mouvement
sacrificiel va vers toujours moins de violence. Et il est bien évident,
s’il est vrai comme je le dis que la violence est en quelque sorte
fatale dans l’humanité qui ne pourrait pas s’organiser s’il n’y avait pas
de sacrifice, que les sacrifices sont nécessaires et acceptés par
Dieu. On peut se référer à des paroles évangéliques telles que : «  Si
Dieu vous a permis de répudier votre femme… ». Dieu a fait des
concessions dans le judaïsme classique qui ne sont plus là dans le
christianisme dans la mesure où le principe sacrificiel est révélé.

C : A partir du moment où le meurtre fondateur débouche sur le


sacrifice et que l’on s’éloigne du meurtre original le sacrifice tend à
se transformer en rite, en institution de moins en moins violente ?

R.G : Le sacrifice s’institutionnalise par le changement de la victime –


j’admire ce que dit Kierkegaard du sacrifice d’Abraham. Le sens
principal est donc historique : c’est le passage du sacrifice humain au
sacrifice animal qui représente un progrès immense et que le
judaïsme est le seul à interpréter dans le sacrifice d’Isaac. Le seul à
le symboliser dans une grande scène qui est une des premières
scènes de l’Ancien Testament. Il ne faut pas oublier ce dont ce texte
tient compte et dont la tradition n’a pas assez tenu compte : tout
l’Ancien Testament  se situe dans le contexte du sacrifice du premier
né. Rattacher le christianisme au sacrifice du premier né est absurde,
mais derrière le judaïsme se trouve ce qu’il y a dans toutes les
civilisations moyen-orientales, en particulier chez les Phéniciens : le
sacrifice des enfants. Lorsque Flaubert le représente dans  Salambo,
Sainte-Beuve avait bien tort de se moquer de lui parce que ce dont
parle Flaubert est très réel. Les chercheurs ont découvert dans les
cimetières de Carthage des tombes qui étaient des mélanges
d’animaux à demi-brulés et d’enfants à la naissance à demi-brulés. Il
a beaucoup été reproché à Flaubert la scène du dieu Moloch où les
parents carthaginois jettent leurs enfants dans la fournaise. Or, les
dernières recherches lui donnent raison contre Sainte-Beuve. En
définitive, c’est le romancier qui a raison : cette scène est l’un des
éléments les plus terrifiants et magnifiques de  Salambo. La mode
intellectuelle de ces dernières années selon laquelle la violence a été
inventée par le monde occidental à l’époque du colonialisme est une
véritable absurdité et les archéologues n’en ont pas tenu compte.
Aux Etats-Unis, des programmes de recherche se mettent en place
notamment sur les Mayas. Ces derniers ont souvent été considérés
comme des « anti-Aztèques » : ils n’auraient pas pratiqué de
sacrifices humains. Pourtant, dès que l’on fait la moindre fouille, on
découvre des choses extraordinaires : chez les Mayas, il y a des
kilomètres carrés de villes enfouies. C’est une population formidable
avec de nombreux temples et les traces du sacrifice humain y sont
partout : des crânes de petits-enfants mêlés à des crânes d’animaux.

C : Ce qui est assez surprenant dans votre relecture de la Bible c’est
qu’en plaçant la violence au cœur des rapports humains comme
vous le faites, on vous sent presque tenté de déplacer le péché
originel d’Adam et Eve à Caïn et Abel…
R.G : C’est une très bonne observation. Les scènes d’Adam et Eve
renvoient précisément au désir mimétique : Eve reçoit le désir du
serpent et Adam le reçoit d’Eve et lorsque Dieu pose la question par
la suite, on refait la même chaîne à l’envers. Adam dit « c’est elle » et
Eve dit « C’est le serpent ». D’ailleurs, le serpent est vraiment le
premier responsable puisqu’il est plus puni par Dieu que n’importe
qui. Mais la première conséquence de cet acte c’est Caïn et Abel. Et
le fait que l’un soit la cause de l’autre n’est pas très développé. Adam
et Eve, c’est la rivalité mimétique, c’est le désir mimétique qui se
communique de l’un à l’autre et par la suite, la guerre des frères
ennemis et la fondation de la communauté. Ce qu’il y a de plus
frappant dans l’histoire de Caïn et Abel c’est que le texte nous dit : la
première société fut fondée par Caïn mais il n’est pas dit comment.
En réalité, l’acte fondateur c’est le meurtre d’Abel. Est-ce clair pour
les exégètes ? Je ne le crois pas.

C : Vous montrez en effet que c’est le meurtre qui fonde l’interdiction
du meurtre…

R.G : Bien sûr. Il y a d’ailleurs un article de Joseph Fornari qui porte


sur ce que l’on appelait au XIX° siècle, le caïnisme. Des écrivains
comme Nerval, de tradition ésotérique, se sont beaucoup intéressés
à ce sujet dans lequel ils voyaient souvent un « diabolisme littéraire »
mais en même temps quelque chose de très fécond. On ne sait
jamais ce que c’est précisément parce que les critiques littéraires qui
en parlent n’approfondissent jamais. Il y a des textes de Nerval qui
font allusion au caïnisme, c’est-à-dire aux aspects ésotériques et
noirs du romantisme dans le religieux. Des écrivains comme Joseph
de Maistre y ont été sensibles. Ils ont influencé ensuite des penseurs
comme René Guénon. Je n’appartiens pas, bien sûr, à ce courant,
mais le terme de « caïnisme » m’intéresse parce que c’est l’idée
d’insister sur le caractère meurtrier de l’homme. Nerval adorait
l’ésotérisme, mais en même temps il ne menait pas trop loin ses
recherches. Le caïnisme était chez lui plus poétique qu’érudit. Mais
je m’interroge pour savoir à quoi cela correspond vraiment sur le plan
de la pensée : quelle définition claire donner du caïnisme ?

C : L’exégèse classique, dans la lecture d’Adam et Eve, insiste sur le


péché d’orgueil et vous déplacez cette lecture sur le plan du désir
mimétique…

R.G : Il est facile de trouver les textes évangéliques sur le fait que
Satan est meurtrier depuis le commencement : « Vous êtes du
diable, votre père. Il était homicide dès le commencement » (St Jean,
8, 44).   Dans ce chapitre 8 de Saint Jean qui donne à voir le début
de la culture, il est donc dit : « Vous vous croyez les fils de Dieu,
mais vous êtes très évidemment les fils de Satan puisque vous ne
savez même pas de quoi il retourne. Vous vous croyez fils de Dieu
dans une suite naturelle sans vous douter que vous restez dans le
sacrifice. » Mais ces textes ne sont jamais vraiment lus. Que
reproche saint Jean aux Juifs ? En quoi se distingue-t-il du judaïsme
orthodoxe dans ce reproche… ? Voilà de vraies questions…

C : Il reproche aux Juifs de valoriser leur filiation établie…

R.G : Oui, sans voir leur propre violence, sans voir le péché originel
d’une certaine façon. « Notre père, c’est Abraham. » Jésus leur
dit : « Si vous étiez enfants d’Abraham, vous feriez les œuvres
d’Abraham ». (St Jean, 8, 39). Or, c’est la vérité qui rend libre. Cela
amène à montrer comment le péché originel, même s’il n’est pas
question de le définir, est lié à la violence et au religieux tel qu’il est
dans les religions archaïques ou dans le christianisme déformé par
l’archaïsme dont il ne parvient pas à triompher totalement dans
l’Histoire. Je me garderais bien de définir le péché originel.

C : Mais ce qui paraît très étonnant c’est le fait que dans la Bible on
ne connaisse pas la raison pour laquelle Abel est préféré à Caïn…

R.G : Il y a peut-être, paradoxalement, une raison qui est visible dans


l’islam. Abel est celui qui sacrifie des animaux et nous sommes au
stade : Abel n’a pas envie de tuer son frère peut-être parce qu’il
sacrifie des animaux et Caïn, c’est l’agriculteur. Et là, il n’y a pas de
sacrifices d’animaux. Caïn n’a pas d’autre moyen d’expulser la
violence que de tuer son frère. Il y a des textes tout à fait
extraordinaires dans le Coran qui disent que l’animal envoyé par
Dieu à Abraham pour épargner Isaac est le même animal qui est tué
par Abel pour l’empêcher de tuer son frère. Cela est fascinant et
montre que le Coran n’est pas insignifiant sur le plan biblique. C’est
très métaphorique mais d’une puissance incomparable. Cela me
frappe profondément. Vous avez des scènes très comparables dans
l’Odyssée, ce qui est extraordinaire. Celles du Cyclope. Comment
échappe-t-on au Cyclope ? En se mettant sous la bête. Et de la
même manière qu’Isaac tâte la peau de son fils pour reconnaître,
croit-il, Jacob alors qu’il y a une peau d’animal, le Cyclope tâte
l’animal et voit qu’il n’y a pas l’homme qu’il cherche et qu’il voudrait
tuer. Il apparaît donc que dans l’Odyssée l’animal sauve l’homme.
D’une certaine manière, le troupeau de bêtes du Cyclope est ce qui
sauve. On retrouve la même chose dans les Mille et une nuits,
beaucoup plus tard, dans le monde de l’islam et cette partie de
l’histoire du Cyclope disparaît, elle n’est plus nécessaire, elle ne joue
plus un rôle. Mais dans l’Odyssée il y a une intuition sacrificielle tout-
à-fait remarquable.

C : Vous avez dit que cet aspect dénonciateur du meurtre fondateur
dans le discours de Jésus avait été assez mal compris – on y voit
souvent de l’antisémitisme. Pour quelle raison l’avènement du
christianisme, s’il a été si mal compris, n’a-t-il pas provoqué un
déchaînement de la rivalité mimétique ?

R.G : On peut dire que cela aboutit à des déchaînements de rivalité


mimétique, d’opposition de frères ennemis. La principale opposition
de frères ennemis dans l’Histoire, c’est bien les juifs et les chrétiens.
Mais le premier christianisme est dominé par l’Epître aux Romains
qui dit : la faute des juifs est très réelle, mais elle est votre salut.
N’allez surtout pas vous vanter vous chrétiens. Vous avez été greffés
grâce à la faute des juifs. On voit l’idée que les chrétiens pourraient
se révéler tout aussi indignes de la Révélation chrétienne que les
juifs se sont révélés indignes de leur révélation. Je crois
profondément que c’est là qu’il faut chercher le fondement de la
théologie contemporaine. Le livre de Mgr Lustiger, La Promesse, est
admirable notamment ce qu’il dit sur le massacre des Innocents et la
Shoah. Il faut reconnaître  que le christianisme n’a pas à se vanter.
Les chrétiens héritent de Saint Paul et des Evangiles de la même
façon que les Juifs héritaient de la Genèse et du Lévitique et de toute
la Loi. Mais ils n’ont pas compris cela puisqu’ils ont continué à se
battre et à mépriser les Juifs.

C : Ils ont continué  à être dans l’ordre sacrificiel. Mais la Chrétienté
n’est-elle pas alors une contradiction dans les termes ? Une société
chrétienne est-elle possible ? Les chrétiens ne sont-ils pas toujours 
des contestataires de l’ordre et de Satan et donc des marginaux ?

R.G : Oui, ils ont recréé de l’ordre sacrificiel. Ce qui est


historiquement fatal et je dirais même nécessaire. Un passage trop
brusque aurait été impossible et impensable. Nous avons eu deux
mille ans d’histoire et cela est fondamental. Mon travail a un rapport
avec la théologie, mais il a aussi un rapport avec la science moderne
en ceci qu’il historicise tout. Il montre que la religion doit être
historicisée : elle fait des hommes des êtres qui restent toujours
violents mais qui deviennent plus subtils, moins spectaculaires,
moins proches de la bête et des formes sacrificielles comme le
sacrifice humain. Il se pourrait qu’il y ait un christianisme historique
qui soit une nécessité historique. Après deux mille ans de
christianisme historique, il semble que nous soyons aujourd’hui à une
période charnière - soit qui ouvre sur l’Apocalypse directement, soit
qui nous prépare une période de compréhension plus grande et de
trahison plus subtile du christianisme. Nous ne pouvons pas fermer
l’histoire et nous n’en avons pas le droit.

C :  L’Apocalypse pour vous, c’est la fin de l’histoire…


R.G : Oui, pour moi l’Apocalypse c’est la fin de l’histoire. J’ai une
vision aussi traditionnelle que possible. L’Apocalypse, c’est l’arrivée
du royaume de Dieu. Mais on peut penser qu’il y a des « petites ou
des demi-apocalypses » ou des crises c’est-à-dire des périodes
intermédiaires…

C : Et vous ne croyez pas à la post-histoire de Philippe Murray ?

R.G : Je l’apprécie beaucoup. Mais je suis sans doute un chrétien


plus classique malgré mon historicisme. Il faut prendre très au
sérieux les textes apocalyptiques. Nous ne savons pas si nous
sommes à la fin du monde, mais nous sommes dans une période-
charnière. Je pense que toutes les grandes expériences chrétiennes
des époques-charnières sont inévitablement apocalyptiques dans la
mesure où elles rencontrent l’incompréhension des hommes et le fait
que cette incompréhension d’une certaine manière est toujours
fatale. Je dis qu’elle est toujours fatale, mais en même temps elle ne
l’est jamais parce que Dieu reprend toujours les choses et toujours
pardonne.

C : Comment envisagez-vous la mondialisation du point de vue de


votre système ? La mondialisation ne serait-elle pas une répétition de
l’Apocalypse ou de la post-histoire ? La mondialisation n’est-ce pas
d’abord Babel puisque l’on revient au début de la Genèse et puis
l’Apocalypse du fait de la disparition des nations ?

R.G : Oui, il n’y a plus que des forces contraires qui transcendent
toute distinction tribale, nationale…
C : Avec une sorte de mondialisation de l’ordre sans possibilité de
nouveau recours à la béquille sacrificielle…

R.G : Le principe apocalyptique définit ce que vous avez dit. Dès qu’il
y a non possibilité de recours ou même moindre recours, celui qui vit
le christianisme d’une façon intense sent ceci. Donc, même s’il se
trompe, il considère toujours la fin toute proche et l’expérience
devient apocalyptique.

C : Et en même temps nous sommes dans une situation historique


inédite où d’une part la béquille sacrificielle serait tombée,  et d’autre
part, on a supprimé toutes les barrières à la rivalité mimétique…

R.G : Je suis entièrement d’accord avec vous. Je me souviens d’un


journal dans lequel il y avait deux articles juxtaposés. Le premier se
moquait de l’Apocalypse d’une certaine façon ; le second était aussi
apocalyptique que possible. Le contact de ces deux textes qui se
faisaient face et qui dans le même temps se donnaient comme
n’ayant aucun rapport l’un avec l’autre avait quelque chose de
fascinant.

C : Dans votre essai  Celui par qui le scandale arrive, on a


l’impression que vous envisagez l’idée d’une société non sacrificielle
qui pourrait être la plus violente possible dans une sorte
d’égalitarisme qui produit le conflit plutôt qu’il ne l’alimente.

R.G : Nous sommes encore proches de cette période des grandes


expositions internationales qui regardait de façon utopique la
mondialisation comme l’Exposition de Londres – la « Fameuse »
dont parle Dostoievski, les expositions de Paris… Plus on s’approche
de la vraie mondialisation plus on s’aperçoit que la non-différence ce
n’est pas du tout la paix parmi les hommes mais ce peut être la
rivalité mimétique la plus extravagante. On était encore dans cette
idée selon laquelle on vivait dans le même monde : on n’est plus
séparé par rien de ce qui séparait les hommes auparavant donc c’est
forcément le paradis. Ce que voulait la Révolution française. Après la
nuit du 4 août, plus de problème ! (rires).

C : Cela est vrai sur le plan mondial comme sur le plan interne des
sociétés puisqu’il y  existe pour les deux de l’égalitarisme qui masque
les différences nécessaires.

R.G : L’Amérique connaît bien cela. Il est évident que la non-


différence de classe ne tarit pas les rivalités mais les excite à mort
avec tout ce qu’il y a de bon et de mortel dans ce phénomène. 

« Mahomet s'est établi en tuant ; JÉSUS-CHRIST en faisant tuer


les siens. Mahomet en défendant de lire ; JÉSUS-CHRIST en
ordonnant de lire. Enfin cela est si contraire, que si Mahomet a
pris la voie de réussir humainement, JÉSUS-CHRIST a pris celle
de périr humainement. Et au lieu de conclure, que puisque
Mahomet a réussi, JÉSUS-CHRIST a bien pu réussir ; il faut dire,
que puisque Mahomet a réussi, le Christianisme devait périr, s'il
n'eût été soutenu par une force toute divine » Pascal Pensées
C : On remarque un facteur inédit qui est celui de la confrontation de
notre société avec une religion qui, elle, n’éprouve aucune répulsion
pour la violence. Cette religion, c’est l’islam. Vous réfléchissez en
outre beaucoup sur les Veda pour marquer ainsi le caractère
universel de votre pensée et l’islam finalement y reste encore un peu 
marginal…

R.G : Ce sont là des circonstances tout à fait accidentelles. J’ai


essayé de lire certaines traductions du Coran, mais elles sont assez
rébarbatives. Le livre d’André Chouraqui,  Le Coran, m’est un peu
tombé des mains ! (rires). Sans le contact avec la langue arabe, la
tache est difficile. Il y a deux importantes traductions du Coran : celle
de Denise Masson et une plus ancienne rééditée récemment chez
Payot : celle d’Edouard Montet. Les différences entre ces traductions
sont énormes et l’on n’a pas les moyens d’arbitrer.

C : Les traductions de différentes sourates que donne Anne-Marie


Delcambre dans son ouvrage  L’islam des interdits  montrent
clairement comment il y a une légitimité de la violence dans l’Islam
principalement dans l’affrontement avec les « Infidèles ». Il se pose
ici un défi dont on ne voit pas très bien comment l’Occident peut y
répondre…Mais on peut penser à l’idée d’une réforme de l’Islam,
idée soutenue par des penseurs comme René Guénon et aujourd’hui
par de nombreux musulmans comme Dalil Boubakeur …

R.G : L’Occident peut-il encore y répondre sur le plan spirituel ? Il y a


une interprétation  de ce qui se passe actuellement selon laquelle
nous vivons les avatars de la modernisation de l’Islam. Cette thèse
est peut-être vraie, mais quand est-ce que se réalisera cette
réforme ? Combien d’années faudra-t-il attendre ?

C : Le problème est que cet Islam se détacherait probablement de


ses sources idéologiques. Or le Coran semble difficilement
transposable dans une autre perspective.

R.G : C’est toute la difficulté de l’interprétation. La question de la


vocalisation est ici essentielle. L’arabe est une langue consonantique
comme l’hébreu et si l’on vocalise en araméen, on trouve des
traductions différentes. Je ne sais pas comment les spécialistes
réagissent à cela. Mais il y a quelque chose d’intéressant dans le fait
que la critique historique devienne d’un coup une espèce d’arme.
Elle s’en est pris au christianisme. Il y a donc un bon usage de la
critique historique.

Le sens du sacrifice chrétien

C : Pouvez-vous développer les raisons profondes qui ont fait


qu’après avoir récusé au terme de « sacrifice » tout usage chrétien,
vous disiez dans votre dernier livre ne pas pouvoir vous en passer ?
Il est donc important de conserver le terme « sacrifice » dans son
usage chrétien en ayant conscience que c’est le contraire du
sacrifice archaïque.

R.G : Il y a une histoire à ceci. C’est un théologien allemand, le Père


Schwager, qui m’a conduit à accepter le terme de sacrifice dans son
sens chrétien. Je lui ai rendu service pour la rivalité mimétique mais
l’utilisation chrétienne de cette notion et de l’idée d’une violence
fondatrice nous sont venues ensembles et son ouvrage est paru au
même moment que le mien. Donc sur certains points, il devrait être
considéré comme le fondateur de la théorie au même titre que moi. Il
a essayé pendant plusieurs années de convaincre les théologiens
allemands. Les théologiens allemands sont fondamentalement
divisés en deux groupes : l’un protestant, l’autre plus bavarois et
catholique. Il a réussi à les intéresser à cette thèse et je me suis
rendu à leur rassemblement cet été. C’est la première fois que ce
groupe de théologiens m’invite à parler de mes thèses. Mais ils ne
sont plus ce qu’ils étaient.

C : Vous voulez dire qu’ils n’ont plus la même puissance de travail ?

R.G : Les théologiens allemands dominaient la réflexion dans ce


domaine. Et maintenant ce sont les théologiens américains qui
dominent. Ils ont de grandes personnalités mais aussi des
« farceurs » dont certains alimentent Prieur et Mordillat. Ce que je
pense,  - dans Des choses cachées depuis la fondation du
monde j’essaye de créer une plage non sacrificielle -  c’est qu’il y a
deux types de sacrifice. Si l’on se fonde, par exemple, sur le
jugement de Salomon, on distingue : le sacrifice de soi et le sacrifice
de l’autre. Eprouver le désir de parler sans « sacrifice » c’est dire
qu’il y a un lieu où l’on peut se situer qui est purement scientifique et
qui est étranger à toutes les formes de sacrifice. Donc il y a une
objectivité scientifique au sens traditionnel. Nier cette objectivité,
c’est dire : « non pas du tout, on est toujours dans une forme de
religieux ou dans une autre : il faut se sacrifier soi-même ».
D’ailleurs, c’est le Père Schwager qui énonce cette thèse selon
laquelle il faut une conversion personnelle pour comprendre le désir
mimétique. Une conversion qui n’est pas nécessairement
chrétienne… En tout cas, il faut être capable de se reconnaître
coupable de désir mimétique. Et cela, je crois, est essentiel. 

C : Vous voulez dire que le sacrifice c’est la conversion, quelle


qu’elle soit, chrétienne ou non…

R.G : Le passage du sacrifice de l’autre au sacrifice de soi, c’est la


conversion. La preuve, dans les Evangiles, c’est le rapport
extrêmement proche qui n’est pas souvent perçu entre la première
conversion chrétienne qui est la reconversion de Pierre après son
reniement et puis la conversion de Paul, marquée par la parole de
Jésus « Pourquoi me persécutes-tu ? ». Quel que soit celui que l’on
persécute c’est toujours Jésus que l’on persécute. L’absence de lieu
non sacrificiel où l’on pourrait s’installer pour rédiger une science du
religieux, qui n’aurait aucun rapport avec lui, est une utopie
rationaliste. Autrement dit il n’y a que le religieux chrétien qui lise
vraiment de façon scientifique le religieux non chrétien.

C : En défendant le sacrifice chrétien vous défendez le religieux


chrétien contre l’idée d’un christianisme qui serait pure foi, sans
religion ?

R.G : Oui, d’un christianisme sans religion, ce christianisme


irréligieux que l’on voit très bien apparaître dans les attaques  contre
Mel Gibson qui sont en réalité des attaques contre la Passion elle-
même. Des journalistes étaient présents à la sortie des premières
séances du film à New-York. Et certains spectateurs disaient : « Mais
nous avons changé tout cela, la Passion n’a plus la même
importance qu’avant… ». C’était un révélateur prodigieux d’un certain
courant dans le christianisme aujourd’hui. Il me semble que le débat
sur Mel Gibson – en mettant entre parenthèses les mérites ou les
démérites du film – était un débat sur l’importance de la Passion, sur
la centralité de la Passion ou non.

C : Et en même temps ce film montrait bien ( par les reproches qui lui
étaient faits d’être trop violent) à quel point vous avez raison en
disant que le discours dénonciateur de la violence du Christ n’a pas
été compris. Depuis le moment où vous avez commencé à écrire
Des choses cachées depuis la fondation du monde, n’étiez-vous pas
gênés par la crainte d’apparaître comme un apologiste de la religion
chrétienne ?

R.G : Les personnes qui reprochent à Gibson cette violence sont


celles qui d’habitude ne s’inquiètent absolument pas de la violence
au cinéma ou bien en font quelque chose de bon : une victoire pour
la liberté, pour la modernité. Le livre accepte un peu d’apparaître
comme une apologie de la religion chrétienne. Il cherche ce lieu
sacrificiel dont je n’avais pas conscience à l’époque. Cela c’est le
Père Schwager qui me l’a montré. Il y a des erreurs grossières
comme l’attaque contre l’Epître aux Hébreux qui est ridicule. Il y a
des éléments sur la Passion notamment dans l’Epître aux Hébreux
qui me paraissent absolument essentiels par exemple l’usage qui est
fait du psaume 40 : « Tu n’as voulu ni sacrifice ni oblation… Donc j’ai
dit : Voici, je viens ». Que signifie ce « donc » ?  Il veut dire : « Tu n’a
voulu ni sacrifice ni oblation » donc il n’y a plus de sacrifice et donc
les hommes sont exposés à la violence et il n’y a plus que deux
choix : soit on préfère subir la violence soit on cherche à l’infliger à
autrui. Le Christ veut nous dire entre autres choses : il vaut mieux
subir la violence (c’est le sacrifice de soi) que de l’infliger à autrui. Si
Dieu refuse le sacrifice, il est évident qu’il nous demande la non-
violence qui empêchera l’Apocalypse.

C : Le Christ nous demande alors un sacrifice intérieur…

R.G : Oui, un sacrifice intérieur ou sacrifice de soi : « Voici que Je


viens pour faire sa volonté ». Il faut faire référence à la bonne
prostituée, dans le Jugement de Salomon que j’évoquais trop
rapidement tout à l’heure : elle préfère lâcher l’enfant, elle donc est la
vraie mère.

C : Vous allez jusqu’au bout d’une défense d’un christianisme


augustinien finalement… L’amour don contre l’amour passion…

R.G : Augustin voit vraiment le christianisme et la mort du Christ


comme l’essentiel de toute la culture. D’une certaine façon il associe
Caïn et Abel et tous ces meurtres à la Passion ; il voit qu’il y a un
rapport. A la fin de la  Cité de Dieu, il y a des textes extraordinaires
sur ce thème, mais qui me paraissent pourtant incomplets. Il y a à la
fois le penseur chrétien très puissant et aussi un homme qui
considère la civilisation antique de façon très inhabituelle aujourd’hui.
C :  Dans  Quand ces choses commenceront, livre d’entretien mené
par Michel Tréguer, vous allez très loin et vous parlez de Saint
Augustin en affirmant : « Tout ce que j’ai dit est dans Saint
Augustin… ».

R.G : C’était une boutade de ma part mais j’y crois d’une certaine
façon. On découvre dans son œuvre des éléments extraordinaires
pour la définition du désir mimétique. Il y a cette formule – que je cite
dans ce livre – des deux nourrissons lesquels sont déjà en pleine
rivalité parce qu’ils rivalisent pour le sein de la nourrice. Cela est un
peu mythique : ces deux nourrissons ne sont pas capables de
comprendre que le sein de la nourrice peut s’épuiser. Mais il s’agit
d’une image formidable du désir de toute l’humanité et du fait que la
rivalité est présente dès l’origine. C’est ce que découvre aujourd’hui
la science expérimentale : elle découvre qu’il y a imitation dès
l’origine de l’humanité, dans son existence et son organisation.
L’imitation est fondamentale dans les premiers mouvements réflexes
de l’être humain.

C : A partir du moment où vous placez la violence au cœur de


l’homme, vous n’êtes pas dans un univers irénique et hellénique.

R.G : On peut dire que cet univers irénique n’est là que partiellement
chez Platon. Il a une inquiétude, une angoisse devant le mimétique.
Derrida dit très justement que l’on ne peut pas systématiser le
mimétique chez Platon. Il y a chez lui des contradictions qui sont
insolubles. Il a ses inquiétudes devant le mimétique ou devant le fait
que les hommes doivent l’éviter comme la peste. Ce qui est
passionnant et absolument incompréhensible. Mais si vous regardez
les interdits primitifs, les interdits mimétiques, ils sont là. Je crois que
Platon est encore en contact avec des éléments du passé, qui sont
présents chez les présocratiques mais qui ne le sont plus chez
Aristote. Aristote est imitateur de Platon mais on a totalement changé
de monde sur le plan culturel : l’alexandrin est ce qui est moderne
par rapport à l’univers de la démocratie athénienne.

C : Par delà  la violence des rapports humains et la rivalité mimétique


n’y a-t-il pas  un désir naturel chez l’homme de vivre en société,
paisiblement, en pantouflard ? Cela ne vous semble-t-il pas
contradictoire avec votre thèse ?

R.G : Absolument pas. La théorie mimétique ne veut pas se


présenter comme une philosophie qui ferait le tour de l’homme. Elle
tend simplement à dire qu’il y a toujours assez de rivalité mimétique
dans une société pour tout troubler et pour obliger à procéder à un
sacrifice. Mais cela ne veut pas dire que tout le monde est coupable
au même titre. Il est bien évident que dans notre société les gens
sont très forts pour éviter la rivalité mimétique non seulement
instinctivement mais très délibérément : il y a tout un art d’éviter la
rivalité mimétique qui au fond est l’art de vivre ensemble. Et cela est
absolument indispensable.

C : Dans votre dernier livre Les origines de la culture  vous insistez
beaucoup sur le darwinisme et volontairement vous proposez un
épigraphe darwinien à chaque chapitre. Vous semblez en tirer l’idée
d’un progrès fatal de l’homme…
R.G : C’est Pierpaolo Antonello qui a fait cela. Personnellement je
voulais les enlever. Quant à la question du progrès, ce dernier n’est
pas forcément fatal parce que les hommes y contribuent eux-
mêmes.  Je reconnais qu’il peut y avoir une régression. On peut
penser que l’Islam est soutenu par le Coran mais quant aux
islamistes « frénétiques » il est bien évident que le Coran n’a guère
été interprété dans cette voie si ce n’est peut-être par la fameuse
secte des assassins. Oui, il peut y avoir une régression.

C : Ce qui est très frappant, notamment dans  Quand ces choses
commenceront,  au sein même de cette ambiance augustinienne
pessimiste c’est votre optimisme foncier, votre idée qu’il y aura
toujours un chemin vers le mieux. C’est sans doute la rivalité
mimétique qui a pu égarer Augustin  dans ses polémiques…

R.G : Mais c’est vrai aussi chez Augustin… Henri Marrou disait qu’il
faudrait toujours renoncer à choisir le moment le plus polémique
d’Augustin pour le définir en entier. Et si l’on regarde les textes sur la
grâce qui ne sont pas dans la querelle avec Pélage, on peut se
constituer un Augustin beaucoup plus modéré. La rivalité mimétique
est une chose sans quoi il serait très difficile d’écrire. C’est elle qui
soutient l’écrivain dans ses efforts. (rires)

La violence est au cœur de l’homme

C : Le christianisme continue à imprégner à contrecœur la société


moderne. Vous êtes finalement proche de Chesterton qui parlait de
« l’idée chrétienne devenue folle ». Vous affirmez que le message
victimaire du christianisme imprègne la vie contemporaine et en
même temps on a l’impression d’une perte complète de toute
conscience de la violence. C’est très paradoxal.

R.G : Je crois qu’il y a un double mouvement. Il ne faut pas oublier


qu’il y a aussi une société de la peur. Beaucoup de gens considèrent
que la violence augmente dans notre univers. Les deux mouvements
se chevauchent. Le catholicisme en France ou le « para-
catholicisme » anglais de la première moitié du XX°siècle
connaissent une espèce d’explosions de talents dans la période de
l’entre-deux-guerres, que l’on ne retrouve plus aujourd’hui. Je sais
que vous n’êtes pas tendres avec Maritain. Il y a des choses un peu
plates dans son œuvre, mais il y a aussi des éléments absolument
admirables. Des ouvrages comme Le songe de Descartes ou Les
trois réformateurs sont marqués par une veine polémique qui
disparaît par la suite parce qu’il est devenu presque trop officiel.

C : On constate un phénomène d’inconscience contemporaine vis-à-


vis de la violence. Nos contemporains ont certes peur de la violence,
mais ils en ont conscience comme une force extérieure notamment
sous la forme du terrorisme. Il semble que nos contemporains aient
totalement perdu le message chrétien qui enseigne que la violence
est au cœur de l’homme, une violence qui nous menace et que l’on
ne peut pas  expulser de nous-mêmes.

R.G : Oui, on se sent toujours victime d’une violence autre. Il faudrait


étudier le mimétisme sur le plan le plus fondamental qui est la
réciprocité entre les hommes. Entre les animaux, il n’y a pas de
réciprocité : même lorsqu’ils se battent, ils ne se regardent pas. Dans
la première histoire du Livre de la jungle, les animaux ne peuvent pas
soutenir le regard de Mowgli, l’enfant-loup. L’animal ne voit rien dans
ses yeux qui ne retienne son regard. Ce n’est pas du tout le triomphe
de l’homme sur l’animal malgré ce qu’en fait Kipling, conformément à
une vision dix-neuvièmiste de l’humanisme triomphant. Dans ce livre
toutes les histoires se terminent par des meurtres collectifs, derrière
lesquels se cachent des mythes indiens très anciens. Ce qui
m’interroge c’est cette réciprocité qui subsiste chez l’homme. Si vous
avez un bon rapport avec quelqu’un, vous êtes dans la réciprocité,
mais très vite la violence peut s’élever entre vous. Lorsque je vous
tends la main et que vous ne la prenez pas, s’il n’y a pas réciprocité,
immédiatement la main qui s’est offerte se retirera. C’est-à-dire
qu’elle imitera la violence de l’autre. Le rapport de violence est un
rapport de réciprocité tout comme le rapport donnant-donnant. Mais
c’est un rapport de réciprocité très difficile à modifier dans le sens du
retour à une bonne réciprocité. En revanche, rien n’est plus facile de
passer de la bonne à la mauvaise réciprocité. Dès que les hommes
ne se traitent pas bien mutuellement, ils ont l’impression que la
violence vient de l’autre et, dans leur idée, eux ne font jamais que
rendre à l’autre la même chose. C’est dire à l’autre : j’ai compris ce
que tu veux me dire et je me conduis avec toi de semblable manière.
Et pour être bien sûr que l’autre comprendra on surenchérit. L’autre
va donc interpréter cela comme une agression. On peut très bien
montrer ici qu’au niveau le plus élémentaire il y a toujours
incompréhension de l’un par l’autre. L’escalade peut grimper sans
que personne n’est jamais conscience d’y contribuer lui-même.
C : Cependant on a vécu pendant cinquante ans sous une doctrine
stratégique nucléaire qui prévoyait justement une escalade de
violence…

R.G : Certainement. Mais dans ce cas précis il y a eu des gestes de


prudence extraordinaires, puisque Kroutchev n’a pas maintenu à
Cuba les bombes atomiques. Il y a, dans ce geste, quelque chose de
décisif. Ce fut le seul moment effrayant pour les hommes d’Etat eux-
mêmes. Aujourd’hui nous savons qu’il y a des pays qui essaient par
tous les moyens de se procurer ces armes et nous savons aussi
qu’ils sont bien décidés à les utiliser. On a donc encore franchi un
pallier.

C : Une autre traduction de cette perversion des idées chrétiennes


c’est le concept de victime. Dans notre société les victimes sont
partout et cette surenchère victimaire est finalement devenue le
moyen d’agresser l’autre. On se sert de ce que l’on sait de la
personne pour dire : « je suis ta victime donc tu es un bourreau ».

R.G : Oui mais il faut aussi reconnaître que derrière cet abus du
victimaire il y a un usage légitime. Nous sommes la seule société qui
s’intéresse aux victimes en tranquillité. Et ça c’est une supériorité
extraordinaire.

C : Vous le développiez bien dans  Quand ces choses


commenceront  : la victimisation comme arme, comme violence… 

R.G : Je crois que le moment décisif en Occident est l’invention de


l’hôpital. Les primitifs s’occupent de leurs propres morts. Ce qu’il y a
de caractéristique dans l’hôpital c’est bien le fait de s’occuper de tout
le monde. C’est l’hôtel-Dieu donc c’est la charité. Et c’est visiblement
une invention du Moyen-Age. Tout ce qu’il y a de bon dans notre
société peut faire l’objet d’abus. Lorsque Voltaire a écrit Candide, il
cherchait un contre-exemple, une société supérieure à l’Occident,
mais il ne l’a pas trouvée. C’est la raison pour laquelle il s’est tourné
vers cet Eldorado qui, en fait, n’existe pas. Il avait lui-même écrit des
poèmes comme  le Mondain  - « Ah quel bon temps que ce siècle de
fers ! ». Son idée principale est que la société moderne était la
meilleure de toutes. C’était pour embêter les dames de son salon qui
parlaient de Leibniz au lieu de parler de lui comme elles auraient dû
le faire…(rires) Voltaire a une conscience de la rivalité mimétique
tout à fait extraordinaire. Dans Candide, il y a ce personnage,
Pococuranté, qui possède tout. Noble vénitien, il reçoit Candide et
son serviteur Martin et méprise toutes ses richesses (chap. 25). Il a
de nombreux tableaux, mais il ne les regarde plus.  Par ailleurs, il
affirme que les sots admirent tout dans l’œuvre d’un grand auteur ;
lui, il n’aime que ce qui est à son usage. Lorsqu’ils prennent congé
de ce Vénitien, Candide dit à son serviteur Martin : « voilà le plus
heureux des hommes car il est au-dessus de tout ce qu’il possède ».
Il veut paraître supérieur à toutes ses possessions et, au fond, il
cultive une forme de désir.

C : Il y a un dernier thème  que vous abordez, celui de la vérité, de la


vérifiabilité. Derrière ce thème de la vérité se cache celui de la
figuralité : tout est figure du vrai…. Dans  La voix méconnue du réel,
vous proposez l’idée d’une vérité à laquelle on n’échappe pas, celle
de la théorie mimétique, qui d’une certaine façon est au-dessus des
preuves que l’on peut donner pour ou contre…

R.G :  Le vrai problème est celui de la vérité scientifique. Popper


m’oppose toujours la « vérifiabilité ». Il m’assure que ma thèse n’est
pas vérifiable. Je lui réponds que la thèse de l’évolution ne l’est pas
non plus indubitablement. D’autre part, il y a toutes sortes de choses
dont nous sommes certains. C’est la direction que je prends
maintenant. C’est ce que l’on nomme en anglais le « common
knowledge », le savoir commun. Aujourd’hui vous n’avez pas besoin
d’expliquer que les sorcières ne sont pas coupables, malgré la
chasse aux sorcières du 15ème siècle. Il s’agit là de « common
knowledge » dans la mesure où personne ne vous réfutera car cela
va de soi, cela est évident. La question est de savoir si ce « common
knowledge » fait partie de la science. Je réponds : oui mais c’est une
science tellement certaine qu’elle n’a pas à se démontrer, une
science qui a trop de vérifications qui sont là possibles pour qu’il soit
nécessaire d’en épuiser la liste.

C : Notre revue s’appelle Certitudes : c’est un clin d’œil au penseur


italien Vico, qui développe la théorie du « certum ». Le certum n’est
pas le « verum ». Vico est d’une certaine manière, un anthropologue,
il est passionné par la latinité dans toutes ses manifestations
historiques. Votre éloquence fait penser à Vico. Le propos de Vico
n’est pas philosophique. Sa théorie de la « science nouvelle » décrit
une science qui est en opposition à celle de Descartes et en cela elle
est nouvelle. Descartes, lui, prétendait  au« verum » donc à une
science de l’objet. Et vous dites : « Nous sommes toujours inclus
dans la science fondamentale que nous développons donc ce n’est
pas une vérité objective mais une vérité totale qui nous
enveloppe… ».

R.G : L’idée selon laquelle on ne peut arriver au « certum » à partir


des textes est une idée constamment démentie par l’existence du
système judiciaire, du système de la preuve. La question est de
savoir à partir de quel moment on est vraiment dans le « certum ».
Dans l’anthropologie il n’y a pas de vérification immédiate puisque
tout est indirect. Tout est lié à la multiplication des indices donc c’est
bien une attitude scientifique. Le travail de l’ethnologue nécessite
cette multiplication d’indices indirects.

C : Vous avez osé intituler l’un de vos livres : la voix méconnue du
réel. Comment ce texte sur le réel et sur la vérité a-t-il été reçu ?

R.G : La voix méconnue du réel c’est le titre choisi par la traductrice.


Je trouve cette traduction très bonne, mais certains la contestent.
C’est tout le problème des traductions de l’anglais au français. C’est
sur le mot « réel » que l’on conteste la traduction. La traduction
devient impossible à cause des ressemblances entre les deux
langues. C’est la question des « faux-amis ». Des termes traduits en
apparence parfaitement n’ont pas de sens dans une langue, mais
sont très compréhensibles dans l’autre.

C : Le fait d’avoir enseigné et publié aux Etats-Unis vous a-t-il donné
une liberté de recherche et de pensée supplémentaire par rapport à
ce qui se serait passé si vous étiez restés en France ? Le préjugé
antireligieux était-il moins fort là-bas ?
R.G : C’est ma seule expérience anthropologique ! ( rires ).  Non, le
préjugé est exactement le même. Mais les proportions en chiffres
sont différentes. Par exemple, l’Eglise « modernisée » a réussi à
« décatholiciser » nombre de gens. Les catholiques rassemblent
soixante-dix millions de personnes aux Etats-Unis. J’y suis arrivé
avant le Concile et il y avait alors 75 % de pratiquants. Cela
représentait beaucoup plus que toute l’Europe. Aujourd’hui on
compte 30 % de pratiquants ce qui reste encore très supérieur à
l’Europe. Les fondamentalistes ne sont pas les fous-furieux tels que
les médias les montrent ici. Les traiter de « fondamentalistes » est
d’ailleurs excessif. Ils sont attachés à l’éducation des enfants. Ils se
méfient des cours de « sex education » qui ont lieu dans certaines
écoles, ce qui est parfaitement légitime. Certes, les milieux les plus
nationalistes récupèrent leurs votes, mais d’une certaine manière
tous les partis ont une part de responsabilité. Les églises
protestantes sont d’ailleurs dans un état de décomposition plus grand
que l’Eglise catholique.

C : Justement, quelle est la situation des églises protestantes, des


baptistes par exemple ?

R.G : Ce problème est assez complexe. Les baptistes ont toujours


été un peu fondamentalistes. Il y a de nombreux pratiquants dans
cette branche du protestantisme. Il y a ce qu’on appelle les
« grandes dénominations » qui comprennent les épiscopaliens
( anglicans version internationale), les presbytériens d’origine
écossaise et les méthodistes ainsi que les quakers. Beaucoup de ces
Eglises notamment presbytériennes, souvent très rigoureuses ont
connu une certaine évolution vers un relâchement de la Foi. Ainsi
parler de Dieu aujourd’hui dans ces Eglises cela paraît un peu
impoli…! ( rires ) Elles sont devenues des sortes de clubs
humanitaires.

C : Vous dites avec une force extraordinaire que la religion est mère
de tout…

R.G : Je pense qu’elle l’est. Ce qui fait la force du catholicisme


américain ce sont les protestants qui se convertissent au
catholicisme. Si vous leur dites que le catholicisme est en train lui
aussi de se décomposer, ils vous répondent : « Oui, mais le
catholicisme est la seule Eglise qui a une chance de survivre et de
vivre. »

« Le débat sur le film de Mel Gibson est en réalité un débat sur
la Passion elle-même » 

C : Ils doivent être d’autant plus désolés de l’affadissement du


catholicisme… Quelle a été, par exemple, la réaction de la hiérarchie
catholique devant la Passion du Christ ?

R.G : De nombreux protestants ont affirmé sur plusieurs chaînes de


télévision : « ce film montre à quel point nous avons supprimé toute
imagerie ». Il y a donc eu parfois de très heureuses réactions de la
part de protestants. Pour ce qui est de la hiérarchie catholique, une
déclaration des évêques disait : « Nous n’avons pas d’avis ». Ils ont
affirmé qu’ils ne jugeaient pas Mel Gibson, que son engagement était
plutôt bon en soi mais que le film pouvait être très mal compris,
comme un film justifiant la violence. Cela est vraiment faux. Le film
ne justifie pas la violence. Aux Etats-Unis, nous avons une chaîne de
télévision catholique qui s’appelle « The Eternal World Television
Network » (EWTN) : le réseau de télévision de la Parole éternelle.
C’est magnifique ! (rires). C’est Mother Angelica qui en est la
directrice.  Ils disent la Messe, ils récitent le chapelet plusieurs fois
par jour et les émissions culturelles sont souvent de qualité et ne
sont pas la répétition interminable de celles diffusées par les autres
médias.

C : En France, il y a la chaîne KTO lancée depuis trois ans. Elle


s’apprêtait à défendre le film, mais, très liée à l’épiscopat, ce dernier
lui a demandé de mettre un bémol dans ses analyses…

R.G : Une journaliste de KTO m’a interrogé. Je revenais à ce


moment-là des Etats-Unis et j’étais donc un peu fatigué. J’ai compris
tout de suite qu’elle souhaitait me lancer contre le film de Mel
Gibson. Alors cela m’a réveillé ! (rires).

http://certitudes.free.fr/nrc16/nrc16i.htm
I

La « vie de l’esprit »

II

« Une théorie sur laquelle travailler » :


le mécanisme mimétique

« J’avais donc enfin trouvé une théorie


sur laquelle travailler. »

Charles Darwin,
Autobiographie.
III

Le scandale du christianisme

« Un essai en hébreu est même paru à son propos,


montrant que la théorie est contenue dans l’Ancien
Testament ! »

Charles Darwin,
Autobiographie.

IV

L’homme, un « animal symbolique »


« Comment l’homme a dû personnifier les dieux »

Charles Darwin,
Carnets.

Avec deux hypothèses, l'une sur le désir mimétique, l’autre sur les
victimes fondatrices, René Girard a bouleversé le champ des sciences
humaines. Sa théorie, qui a replacé le christianisme au cœur de l'anthropologie,
est aussi l'une des rares, depuis Durkheim, à tenter d'expliquer les phénomènes
culturels et sociaux en remontant à leur origine. Au point que c'est de la
ritualisation des premiers événements que seraient nés les groupes sociaux et
les mécanismes qui les protègent : tabous, normes, institutions. Mais seul le
sacrifice du Christ, affirme René Girard, dévoile ceux qui auraient eu lieu au
départ des religions et des cultures archaïques.
Répondant aux questions de Pierpaolo Antonello et de Joào Cezar de
Castro Rocha, l'auteur de La Violence et le Sacré éclaire la nature de son
entreprise. Il revient pour cela sur les grandes étapes de sa vie et de sa carrière,
évoque la réception de son œuvre en France et dans le monde, et ses chantiers
en cours. Face aux critiques qu'on n'a pas manqué de lui faire, mais aussi aux
questions brûlantes de l’actualité, il formule différemment ses thèses (un
darwinisme revisité) et propose des analyses inédites; des pages sur l'Inde
védique ou d’autres, plus polémiques, contre Régis Debray et ce qu'il est
convenu d'appeler le « retour du religieux ».
Cette autobiographie intellectuelle apporte un éclairage singulier sur l'une
des pensées les plus stimulantes de notre époque. L’itinéraire de ce chercheur
totalement indépendant apparaît, de fait, exemplaire. En restant à l'écart des
écoles de pensées, des modes académiques, voire des compromis
institutionnels, René Girard a su se ménager un surprenant espace de liberté.
Le prouvent le nombre et la qualité des recherches interdisciplinaires que cette
œuvre suscite : autant de prismes nécessaires pour penser l'origine.
René Girard a enseigné à l'université de Stanford. Son œuvre, abondamment
traduite et commentée, compte des ouvrages devenus des classiques, parmi
lesquels Mensonge romantique et Vérité romanesque (Grasset, 1961), La
Violence et le Sacré (Grasset, 1972), Des choses cochées depuis la fondation
du monde (Grasset, 1978). Il a publié aux Éditions Desclée de Brouwer, en
2001, Celui par qui le scandale arrive.

Pierpaolo Antonello est professeur à l'université de Cambridge.

Jolio Cezar de Castro Rocha est professeur à l'université de Rio de Janeiro.

COUVERTURE :
Il Giovane, dit Palma Jacopo, 1544-1628,
« Caïn tue son frère » (détail).
Huile sur toile, 98xl23mm,
Vienne, Kunsthistorisches Museum.
Erich Lessing©AKG.

NOTES

1. Roberto Calasso, La ruine de Kasch, trad. de Jean-Paul Manganaro,


Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1987. Réédition coll. « Folio »
(édition de référence pour l'ensemble des chapitres).

2. « En ce qui concerne les groupes humains [René Girard] serait à


Darwin ce que Georges Dumézil est à Linné, parce qu'il propose une
dynamique, montre une évolution et donne une explication universelle.é
(Michel Serres, Atlas, Paris, Julliard, 1994, p. 220.)

3. Christian Zervos est l'auteur d’études importantes sur les arts


préhistoriques et antiques : L’art de la Mésopotamie de la fin du quatrième
millénaire au XVe siècle avant notre ère (1935); L’art en Grèce des temps
préhistoriques au début du XVIIIe siècle (1936); L’art de la Crète néolithique
et minoenne (1956); L’art des Cyclades (1957). Il a également écrit un livre sur
Constantin Brancusi (1957).

4. Lucien Goldmann, « Marx, Lukács, Girard et la sociologie du roman »,


in Médiations 2, 1961, p. 1943-1953. Voir aussi Pour une sociologie du
roman, Paris, Gallimard, 1961, p. 19-57, avec pour titre : « Introduction aux
problèmes d'une sociologie du roman ».

5. René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris,


Grasset, 1961 Réédition Hachette Littératures, coll. « Pluriel » (édition de
référence pour l’ensemble des chapitres). Michel Deguy, « Destin et désir du
roman », in Critique 176, 1962, p. 19-31.

6. Cf. René Girard, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982, p. 164 :


« [Quand] l’on dit, de nos jours, des militaires ou des “militants“ qu’ils doivent
se mobiliser. De quoi s'agit-il ? De devenir le fameux groupe en fusion dont
rêvait toujours Jean-Paul Sartre, sans jamais se souvenir, bien sûr, qu'il produit
surtout des victimes. »

7. René Girard, American Opinion on France, 1940-1943, mémoire de


doctorat, Indiana University, 1953.

8. Voir L'être et le néant, Paris, Gallimard, 1991. En particulier la


première partie, « Le problème du néant », chapitre II, « La mauvaise foi », p.
82-107.

9. « Entretien avec René Girard », in François Lagarde, René Girard ou


la christianisation des sciences humaines, New York, Peter Lang, 1994, p.
191.

10. Miguel de Cervantès, « Le curieux impertinent », in Don Quichotte de


la Manche (1605). Œuvres romanesques complètes, sous la direction de Jean
Canavaggio, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2000. L’analyse
se trouve dans Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., p. 65-66.

11. « Entretien avec René Girard », in François Lagarde, op. cit., p. 190.
12. André Malraux, Psychologie de l’art, Genève, Albert Skira, 1947-1950, en
trois volumes : Le musée imaginaire (1947); La création artistique (1948); La
monnaie de l'absolu. Études complémentaires (1950).

13. René Girard, La Violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972. Réédition


Hachette Littératures, coll. « Pluriel » (édition de référence pour l'ensemble des
chapitres).

14. René Girard, Shakespeare, les feux de l’envie, Paris, Grasset, 1990.
Réédition Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais » (édition de référence pour
l'ensemble des chapitres). Le livre a été écrit au départ en anglais : A Theater of
Envy : William Shakespeare, Oxford-New York, Oxford UP, 1991.

15. Voir René Girard, « Les réflexions sur l'art dans les romans de
Malraux », in Modern Language Notes 68, 1953, p. 544-546. Sur l'analyse de
l’œuvre de Malraux par Girard, voir aussi « The role of erotism in Malraux’s
fiction », Yale French Studies, II, 1953, p. 47-55; « Le règne animal dans les
romans de Malraux », French Review 26, 1953, p. 261-267.

16. René Girard, « Valéry et Stendhal », in PMLA 59 (1954), p. 389-394.

17. Leo Spitzer (1887-1961), critique littéraire et philologue autrichien,


considéré, avec Charles Bally, comme l'un des fondateurs de la stylistique
moderne. Il termina une longue carrière de professeur à l'université Johns
Hopkins. Ses livres. Stil-studien (1928) et Romanische Stil und
Literaturstudien (1931) rassemblent la plupart de ses essais. Il a également
publié Essays on Historical Semantics (1948). Études de style a été traduit en
français par Éliane Kanfholz, Alain Coulon et Michel Foucault (Paris,
Gallimard, coll. « Tel », 1991).

18. Le livre s’intitulait à l'origine Über Ressentiment und moralisches


Werturteil (1912). Ressentiment est le titre de la traduction anglaise.

19. L'exergue de Mensonge romantique et vérité romanesque (op. cit.) —


« L’homme possède un Dieu ou une idole » — est extrait du livre de Scheler.
Récemment, le chercheur italien Stefano Tomelleri a édité un recueil d'essais
de René Girard rassemblés par l’idée théorique du « ressentiment ». Cf. René
Girard, Il risentimento. Lo scacco del desiderio nell’uomo contemporaneo,
Milan, Cortina, 1999.

20. Voir Georges Poulet, Les métamorphoses du cercle, Paris, Plon, 1961,
p. 375-393.

21. Charles S. Singleton est l’un des plus grands spécialistes de Dante au
XXe siècle. Il a enseigné à Harvard ainsi qu’à Johns Hopkins. Il a publié de
nombreux ouvrages qui sont des références en matière de littérature italienne.
On lui doit une édition du Decameron de Boccace (Baltimore, The Johns
Hopkins University Press, 1974), mais surtout des études sur Dante : Dante’s
Work : An Essay on the Vita Nuova (1949); Dante’s Commedia : Elements of
structure (1954), et Journey to Beatrice (1957), tous publiés par Harvard UP. Il
a aussi publié une traduction annotée de La divine comédie en six volumes
pour la Bollingen Series of Princeton University Press en 1970-1975.

22. John Freccero, The Neutral Angels from Dante to Matteo Palmieri,
Baltimore, thèse de doctorat, Johns Hopkins University, 1958.

23. Eric Gans est professeur de français à UCLA. Il a étudié avec René
Girard, à Johns Hopkins, à la fin des années 1960. Il a formulé la théorie de
l’anthropologie générative dans des livres comme The End of Culture : Toward
a Generative Anthropology, Berkeley, University of California Press. 1985;
Originary Thinking : Elements of Generative Anthropology, Stanford, Stanford
University Press, 1993. Il est éditeur du journal on·line Anthropoïetics, dédié
aux débats sur l'anthropologie générative : http://www.anthropoetics.ucla.edu
Andrew McKenna est l’éditeur de Contagion : Journal of Violence, Mimesis
and Culture. Il est l’auteur de Violence and Difference. Girard, Derrida and
Deconstruction, Urbana et Chicago, University of Illinois Press, 1992.

24. Voir par exemple Cesareo Bandera, The Sacred Game, University
Park, PA, Pennsylvania State University Press, 1994.

25. Richard Macksey et Eugenio Donato (eds), The Languages of Criticism


and the Sciences of Man, Baltimore, The Johns Hopkins University Press,
1970. René Girard écrivit l'introduction « Tiresias and the Critics, p. 15-21.

26. En effet, De la grammatologie a été publié un an après le colloque :


Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967.

27. Jacques Derrida, « Structure, sign, and play in the discourse of human
sciences », in Richard Macksey et Eugenio Donato (eds), op. cit., p. 246-265.

28. Voir René Girard, « De l'expérience romanesque au mythe œdipien »,


Critique 22, novembre 1965, p. 899-924. Voir aussi « Symétrie et dissymétrie
dans le mythe d’Œdipe », Critique 24, janvier 1968, p. 99-135; « Une analyse
d'Œdipe Roi », in Critique sociologique et critique psychanalytique, Institut de
Sociologie, université libre de Bruxelles, 1970, p. 127-163.

29. Diacritics 8, 1 (printemps 1978). Voir aussi le débat organisé par la


revue Esprit après la publication de La violence et le sacré. Cf. Esprit,
novembre 1973, p. 513·581.
30. Victor Turner, « Review of Violence and the Sacred by René Girard »,
Human Nature, 1978, p. 24.

31. Auteur de Tennôsei no bunka jinrui gaku [Anthropologie culturelle du


système impérial] et « Haisha » no seishinshi [Histoire psychologique du
vaincu].

32. Michel Serres, Rome, le livre des fondations, Paris, Grasset, 1983.

33. René Girard présente une analyse de ce texte dans Je vois Satan tomber
comme l'éclair, Paris, Grasset, 1999, p. 83-85.

34. Michel Serres, Le parasite, Paris, Grasset, 1980; Les origines de la


géométrie, Paris, Flammarion, 1993; Atlas, Paris, Julliard, 1994. Sur la relation
entre la pensée de Michel Serres et la théorie du sacrifice de René Girard, voir
Alessandro Delciò, Morfologie. Cinque studi su Michel Serres, Milan, Franco
Angeli, 1995, p.97-126.

35. Jean-Michel Ourghourlian était alors professeur en psycho-pathologie


à l’université de Besançon. Il est également psychiatre à l’Hôpital américain.
Auteur de Un mime nommé désir hystérie, transe, possession, adorcisme,
Paris, Grasset et Fasquelle, 1982.

36. René Girard, Des choses cachées, op. cit., Livre III, « Psychologie
interindividuelle », chapitre II, « Le désir sans objet », section D, « Hypnose et
possession », p. 420.

37. Jean-Michel Oughourlian, op. cit., p. 15.

38. En 1986, à Stanford University, René Girard est devenu, avec Jean-
Pierre Dupuy, co-directeur du « Program for Interdisciplinary Research ».
Trois colloques furent alors organisés. En septembre 1987, « Understanding
origins » (« Comprendre les origines »); en mai 1988, « Paradoxes of self-
reference in the humanities. Law and the social sciences » (« Les paradoxes de
l’auto-référence dans les sciences humaines. La loi et les sciences sociales »;
et, en octobre 1988, « Vengeance : A colloquium in literature, philosophy and
anthropology » (« Vengeance : un colloque sur la littérature, la philosophie et
l’anthropologie »). Les actes du premier colloque ont édités par Jean-Pierre
Dupuy et Francesco Varela, in Understanding Origins, Dordrecht, Kluwer
Academic Publishers, 1992.

39. Cf. Paisley Livingston (ed), Disorder and Order, Stanford, Anima
Libri, 1984. I. Prigogine, « Order out of chaos », p. 41-60; K. Arrow, « The
economy as order and disorder », p. 161-176; H. von Foerster,
« Disorder/Order : Discovery or invention », p. 177-189.
40. Centre de recherches en épistémologie appliquée, École polytechnique,
Paris.

41. Gregory Bateson, La cérémonie du naven. Les problèmes posés par la


description sous trois rapports d'une tribu de Nouvelle-Guinée, trad. de Jean-
Paul Latouche, Paris, Minuit, 1971. En ce qui concerne le concept du double
bind, voir Gregory Bateson, Vers une écologie de l’esprit, trad. de F. Drosso,
L. Lor, E. Simon, Paris, Le Seuil, coll. « La couleur des idées », 2 vol., 1990-
1991.

42. Voir Des choses cachées, op. cit., p. 389-393.

43. Paul Watzlawick, J. Baevin, D. Jackson, Pragmatics of Human


Communication, New York, Norton, 1967. Paul Watzlawick, Une logique de
la communication, trad. de Janine Morche, Paris Le Seuil, coll. « Points »,
1979.

44. Lors du colloque « Désordre et Ordre », Watzlawick présenta : « Some


principles of disorder and order in human systems », in Paisley Livingston, op.
cit., p. 61-71.

45. Le colloque de Cerisy-la-Salle sur le travail de René Girard était


organisé par Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy. Il s'est tenu du 11 au 18
juin 1983, sous le titre Violence et vérité. Autour de René Girard. Paul
Dumouchel a édité les actes du colloque (Paris, Grasset, 1985).

46. Le Colloque sur la Violence et la Religion (COV&R), fondé en 1994,


réunit un groupe interdisciplinaire et international de chercheurs, qui
s’inspirent du travail de René Girard. Il a pour but « d’explorer, de critiquer et
de développer le modèle mimétique de la relation entre violence et religion
dans la genèse et la maintenance de la culture ». Il tient une réunion annuelle.
Les réunions précédentes ont eu lieu à Stanford (1996), Graz (1997),
Paris/Saint-Denis (1998), Emory (1999), Boston (2000), Anvers (2001),
Perdue (2002), Innsbrück (2003). Leur revue officielle s’appelle Contagion :
Journal of Violence, Mimesis and Culture; Andrew McKenna en est l'éditeur.

47. Raymund Schwager, Brauchen wir einen Sudenbock ? [Avons-nous


besoin d'un bouc émissaire ?], Munich, 1978. Girard et Schwager ont maintenu
des échanges soutenus pendant de nombreuses années. En dehors du livre cité
par René Girard, Raymund Schwager a écrit de nombreux articles sur la
théorie mimétique, comme « Haine sans raison. La perspective de René
Girard », Christus. 121, 198, p. 118·126; « Pour une théologie de la colère de
Dieu », in Paul Dumouchel (ed), op. cit., p. 5-68; « Der Nachahamer als
Sudenbock : Zu René Girard Anthropologie », Evangelische Kommentare,
17,12, 1984, p. 680-683. Voir aussi le chapitre « Théorie mimétique et
théologie » in Celui par qui le scandale arrive, op. cit., p. 63 sq.

48. René Girard, Celui par qui le scandale arrive, Paris, Desclée de
Brouwer, 2001; La voix mécomnue du réel, Paris, Grasset, 2002.

49. J.C. Heesterman, The Inner Conflict of Tradition : Essay in Indian


Ritual, Kingship, and Society, Chicago, The University of Chicago Press,
1985.

50. Hugo Assmann (ed), René Girard com Teòlogos da Libertaçào. Un


diàlogo sobre idolos e sacrificios, Petropolis, Editora Vozes, p. 46, 1991.

51. René Girard, Quand ces choses commenceront… Entretiens avec


Michel Treguer, Paris, Arléa, 1994, p. 190-195.

52. Ibid., p. 191.

53. Raymund Schwager, « Conversion and Authenticity : Lonergan and


Girard », COV&R Meeting 2000, Boston College, Boston, 31 mai-3 juin 2000.

54. Voir Des choses cachées depuis la fondation du monde, op. cit., Livre
III, chapitre II : « Le désir sans objet », p. 398-406.

55. Voir, entre autres, A. N. Meltzoff et M. K. Moore, « Infant


intersubjectivity : broadening the dialogue to include imitation, identity and
intention », in S. Braten (ed), lntersubjectivity Communitation and Emotion in
Early Ontogeny, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 47-62; A.
N. Meltzoff et M. K. More, « Persons and representation : Why infant
imitation is important for theories of human development », in J. Nadel et G.
Butterworth (eds), Imitation in lnfancy, Cambridge, Cambridge University
Press, 1999, p. 9-35; A. N. Meltzoff et A. Gopnik, « The role of imitation in
understanding persons and developing a theory of mind », in S. Baron-Cohen,
H. Tager-Flusberg et D. J. Cohen (eds), Understanding Other Minds, Oxford,
Oxford University Press, 1993, p. 335-366.

56. Colloque COV&R à Saint-Denis : « Éducation, mimésis, violence et


réduction de la violence », 27-30 mai 1998. Ricœur présenta aussi un article
sur « Religion et violence symbolique », publié dans Contagion 6, 1999, p. 1-
11.

57. On trouve notamment l'image du miroir dans Alcibiade, 133 a; Timée,


46 a-c; Sophiste 239 d. Dans La Republique, Platon décrit l’imitation libre
comme une véritable crise des doubles : La République, III, 395e-396b. René
Girard a déjà évoqué cette idée dans Des choses cachées, op. cit., p. 27. Voir
aussi Giuseppe Fornari, op. cit., p. 389-391. Jacques Derrida, dans La
Dissémination, au chapitre « La double séance », remarque que, dans La
République, Platon dit que « Homère est condamné parce qu’il pratique la
mimesis (la diégèse mimétique, non simple) », tandis qu'au contraire « l’autre
père, Parménide, est condamné parce qu’il ignore la mimesis. S'il faut lever la
main contre lui, c'est parce que son logos, la « thèse paternelle », interdisait (de
rendre compte de) la prolifération des doubles (« idoles, icônes, mimèmes,
phantasmes ») … » (Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Le Seuil, coll.
« Points Essais », 1993, p. 229.)

58. René Girard, La violence et le sacré, op. cit., p. 249 sq.

59. Un colloque sur « Perspective de l'imitation. De la neuro-science


cognitive aux sciences sociales », a récemment eu lieu à l'abbaye de
Royaumont, les 24-26 mai 2002.

60. Cf. par exemple A. Meltzoff, « Foundations for developing a self : the
role of imitation in relationing self to other and the value of social mirroring,
social modeling and self practice in infancy », in D. Chichetti et M. Beeghly
(eds), The Self in Transition : Infancy to Childhood, Chicago, Chicago UP,
1990, p. 139-164.

61. Voir par exemple G. Rizzolati, L. Fogassi, V. Gallese,


« Neurophysiological mechanism underlying the understanding and Imitation
of action », in Nature Reviews Neuroscience, 2.9, 2001, p. 661-670.

62. « J’ai moi-même vu et constaté la jalousie chez un tout-petit : il ne


parlait pas encore et il fixait, tout blême, un regard amer sur son frère de lait. »
Saint Augustin, Œuvres. Traduction française sous la direction de Lucien
Jerphagon, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998, p. 789.

63. Cette citation candide mais plutôt fine d'Andy Warhol, illustre bien ce
propos : « Ce qui est génial dans ce pays, c'est que l'Amérique a commencé
une tradition selon laquelle les plus riches consommateurs achètent la plupart
du temps la même chose que les plus pauvres. Vous regardez la télé, et vous
voyez Coca-Cola, et vous savez que le Président boit du Coca, Liz Taylor boit
du Coca, et vous vous rendez compte que vous pouvez en boire aussi. Un
Coca, c’est un Coca, et ce n’est pas avec plus d’argent que vous pourrez vous
en acheter un meilleur que celui que boit le clochard au coin de la rue. » (Andy
Warhol, Ma philosophie de A à B et vice versa, trad. de Marianne Véron, Paris,
Flammarion, 1977.)

64. Sylvain Lévi, La doctrine du sacrifice dans les Brahmanas, Hautes


Études. Sciences religieuscs, Paris, PUF, 1966.
65. Ibid., p. 51.

66. Ibid, p. 44.

67. Cf René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, op. cit., p. 23.

68. La version de la Bible utilisée dans le texte est La Bible de Jérusalem,


Paris, Cerf, 1998.

69. Le skandalon est littéralement la « pierre d’achoppement », « ce qui


fait trébucher »; le mot est également traduit par la « tentation de pécher »,
l’« attrait du reniement », la « fausse croyance », etc. Voir Greek-English
Lexicon of the New Testament and Other Early Christian Literature, by W. F.
Ardt et F. W. Gingrich (édition révisée), 1952.
Sur la notion de skandalon, et l’interprétation qu'en donne René
Girard, voir le chapitre III du présent ouvrage.

70. Sur cette question, voir Paul Dumouchel et Jean-Pierre Dupuy (eds),
L'auto-organisation. De la physique au politique, Paris, Le Seuil, 1983, p. 283
sq.

71. Carlo Ginzburg montre ce lien très répandu qui existe entre le fait de
boiter, ou la mutilation d'un membre parmi les personnages mythologiques, le
meurtre rituel et le royaume de la mort. Cependant, il ne prend pas la théorie
du bouc émissaire comme une hypothèse sérieuse. Cf. Batailles nocturnes, le
sabbat des sorcières, trad. de Monique Aymard, Paris, Gallimard, 1992.

72. « D’une manière générale, l'historien part avec un préjugé très fréquent
: il se fie aveuglément aux témoignages directs, aux écrits, aux témoins
oculaires, aux monnaies, aux ruines. » (Arthur Maurice Hocart, Rois et
courtisans, trad. de Martine Karnoouh et Richard Sabban, Paris, Le Seuil,
1978.) Sur ce même sujet, voir le chapitre V du présent ouvrage.

73. Arthur M. Hocart, Rois et courtisans, op. cit., chap. III, p. 110-111.

74. Voir Shakespeare. Jules César, acte II, sc. 1. Voir aussi René Girard,
Shakespeare, les feux de l’envie, op. cit., p. 308-309).

75. Henri Atlan, « Violence fondatrice et référent divin », in Paul


Dumouchel, op. cit., p. 434-450.

76. William Shakespeare, Jules César, acte II, sc. 1, lignes 166 et 180.
René Girard a analysé ce passage dans Shakespeare, les feux de l'envie, op. cit.,
p. 338-354.
77. Ce concept a été développé par Jean-Pierre Dupuy dans « Totalisation
et méconnaissance », in Paul Dumouchel (ed), Violence et vérité, op. cit., p.
110-135.

78. Cf. René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, p. 198-199.
Certains des premiers manuscrits des Évangiles ne contiennent pas la phrase de
Luc.

79. Pour une analyse plus poussée sur ce sujet, voir René Girard,
Dostoïevski : du double à l'unité, Paris, Plon, coll. « la recherche de l’absolu »,
1963. Réédition Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais ».

80. Lucien Scubla, « Contribution à la théorie du sacrifice », in Michel


Deguy et Jean-Pierre Dupuy (eds), René Girard et le problème du mal, Paris,
Grasset, 1982, p. 105.

81. Un rapport récent de l'OMS sur les morts violentes, réalisé dans quatre-
vingts pays, montre que la moitié d’entre elles sont causées par le suicide, et
que la majorité des homicides sont commis au sein de la famille. Seulement un
cinquième des morts violentes proviennent chaque année de la guerre. Cf.
World Report on Violence and Health, World Health Organization Publication,
Genève, 2002.

82. René Girard, Des choses cachées, op. cit., p. 16-20.

83. Richard Dawkins, Le gène égoïste, trad. de Laura Ovion, Paris, Odile
Jacob, 1996.

84. Sandor Goodheart, Sacrificing Commentary : Reading the End of


Literature, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1996.

85. Dans un contexte différent, Leonardo Boff traite de la même question :


« Je persiste à croire que l'autre pôle du désir mimétique devrait être plus
accentué. Je parle ici du désir qui apporte du bon dans l’histoire. D'un côté, il y
a un mécanisme mimétique qui produit des victimes et crée une culture
historique fondée sur les victimes. De l’autre côté, et dans le même temps, il
existe un désir englobant, qui recherche un mimétisme « de la solidarité »,
destiné à rendre possible, au sein de l’histoire, la production de bonté et de
vie. » Voir Hugo Assmann (ed), op. cit., p. 56-57.

86. Walter Burkert, « The problem of ritual killing », in Violent Origins.


Ritual Killing and Cultural Formation. R. Hamerton-Kelly (ed), Stanford,
Stanford University Press, 1987, p. 164.
87. Jean-Pierre Dupuy, « Mimésis et morphogenèse », in Michel Deguy et
Jean-Pierre Dupuy (ed), op. cit., p. 232.

88. Thomas Frank, The Conquest of Cool : Business Culture,


Counterculture, and the Rise of Hip Consumerism, Chicago, University of
Chicago Press, 1997. Frank affirme qu’il existe un important phénomène de
marketing, qui a débuté dans les années 1960, qu’il appelle la commodification
of discontent, ce qui signifie qu'on vend aux gens des signes de leur
désaffection du système même qui les vend.

89. Jean-Pierre Dupuy parle aussi du capitalisme comme le plus


« spirituel » des univers, car sa préoccupation n'est pas strictement matérielle,
comme l’affirmait Max Weber dans son analyse sociologique; il n'est pas la
pure et simple acquisition d'objets, mais il est fondé sur l’envie, et les objets
sont des signes d’envie dans lesquels le rôle du médiateur, ou de l'autre, est
toujours présent. Cf. Jean-Pierre Dupuy, « Le signe et l’envie », in Dupuy-
Dumouchel, op. cit., p. 74.

90. Parakleitos a le sens de « convoqué », « appelé au côté de »; quelqu'un


qui plaide la cause d'un autre devant un juge, un plaidant, un conseiller de la
défense, un assistant légal, un avocat. Le Christ est un paraclet dans son
élévation à la droite de Dieu, car il plaide auprès de Dieu le Père la rémission
de nos péchés. Dans un sens plus vaste, c'est aussi un aide, quelqu'un qui
secourt, un assistant. Parakleitos fait aussi référence à l’Esprit Saint qui doit
prendre la place du Christ au milieu des apôtres (après son Ascension auprès
du Père), pour les conduire à une connaissance plus approfondie de la vérité de
l’Évangile, et leur donner la force divine qui leur permette d’affronter les
épreuves et les persécutions au nom du royaume divin (Jn 14, 16).

91. Satan, en hébreu, signifie « adversaire », « opposant », traduit par


epiboulos (« comploter contre ») dans la Septante; aussi « accusateur », traduit
par ho diabolos (« calomniateur », « médisant ») in Jb 1, 6 sq., Za 3, 1.

92. Martyr vient du grec martur, « témoin », dans le sens légal et


historique : celui qui est spectateur d'un événement, d’une compétition. Dans
un sens éthique, celui qui prouve la force et l’authenticité de sa foi en suivant
jusqu’à la mort l’exemple du Christ.

93. Cf. Épitre aux Éphésiens 6, 12-13 : « Car ce n'est pas contre des
adversaires de sang et de chair que nous avons à lutter, mais contre les
Principautés, contre les Puissances, contre les Régisseurs de ce monde de
ténèbres, contre les esprits du mal qui habitent les espaces célestes. C'est pour
cela qu'il vous faut endosser l'armure de Dieu, afin qu'aux jours mauvais vous
puissiez résister et, après avoir tout mis en œuvre, rester fermes. »
94. Concernant le passage du polythéisme au monothéisme, on peut
remarquer qu'au tout début de la Genèse (Gn 1, 1), le mot utilisé pour désigner
Dieu est Elohim, qui est la forme plurielle de la racine eloh, qui fait
normalement référence au divin. La racine elle-même vient d’une racine plus
ancienne, el, qui signifie Dieu, la déité, la puissance, la force, etc. L’utilisation
du pluriel dans le nom de Dieu et l’ambiguïté de son étymologie (le terme eloh
(alef-lamed-heh) est la racine du verbe « jurer » ou « faire serment » aussi bien
que du verbe « déifier » ou « vénérer ») semblent être une preuve de la nature
sacrificielle de la déité originelle, qui présente le caractère de double bind
d’être à la fois maudite et déifiée, comme c'est toujours le cas des victimes du
mécanisme du bouc émissaire, qui sont à la fois le mal suprême, puisqu’elles
sont responsables de la crise, et le bien suprême, puisqu’elles restaurent la
paix. L'origine de la culture est sacrificielle et la Bible comporte cet élément à
son début. Et si le texte biblique commence par une référence explicite à la
religion archaïque du polythéisme, il passe en même temps à la nouvelle
religion monothéiste de Yahvé. D'ailleurs le mot Yahvé, sans doute d'origine
mosaïque, apparaît dans Gn 2, 4, et se retrouve dans toute la version hébraïque
de l’Ancien Testament. Cependant, le mot disparaît dans le Nouveau
Testament. La venue du Christ apporte un énorme changement dans la relation
de Dieu avec son peuple. À partir de là, Dieu est vu uniquement comme le Père
de tous les vrais croyants, juifs et gentils pareillement, sans qu'aucune
distinction soit faite entre eux, comme l’explique Paul (Rm 10, 12).

95. Cf. Je vois Satan, op. cit., p. 169-182.

96. Sophocle, Œdipe roi, traduction de Victor-Henri Debidour, Francis


Goyet (ed), Le Livre de Poche, coll. « Classiques de poche », 2002, p. 55 :
« Ce sont des brigands, à ce que tu déclarais, qui, selon lui [un témoin], ont
assassiné Laïos. Eh bien, s'il maintient ce pluriel, ce n’est pas moi l’assassin :
un et plusieurs, cela ne saurait revenir au même. Mais s'il ne parle que d'un
seul homme, d’un voyageur solitaire, la chose est claire, dès lors, et c'est sur
moi que cela retombe. »

97. Voir Nb 14, 2-10.

98. Érich Auerbach, Mimesis. La représentation de la réalité dans la


littérature occidentale, op. cit.

99. Voir Isaïe 40, 3-4 : « Une voix crie : “Dans le désert, frayez le chemin
de Yahvé; dans la steppe, aplanissez une route pour notre Dieu. Que toute
vallée soit comblée, toute montagne et toute colline abaissées, que les lieux
accidentés se changent en plaine et les escarpements en large vallée.“ »

100. Voir Mt 3, 3; Mc 1,1-3; Lc; 3, 4; Jn 1, 23.


101. Voir par exemple Ps 109, 3 : « De paroles de haine on m'entoure, on
m’attaque sans raison »; Ps 119, 86; 7,4; 35,19 : « Que ne puissent rire de moi
ceux qui m’en veulent à tort, ni se faire des clins d’œil ceux qui me haïssent
sans cause ! »; Ps 119, 78; 119, 161 ; Lm 3, 52.

102. Lucien Scubla, « Le christianisme de René Girard et la nature de la


religion », in Paul Dumouchel (ed), Violence et vérité, op. cit., p. 162.

103. Sigmund Freud, Totem et tabou. Quelques concordances dans la vie


d’âme des sauvages et des névrosés, in Œuvres complètes, vol. XI (1911-
1913), op. cit.

104. Sur la relation entre la tradition orphique et le christianisme, voir


Giuseppe Fornari, « Labyrinthe strategies of sacrifice : The Cretans by
Euripides », Contagion 4, 1997, p. 170 sq; Giusppe Fornari, Fra Dioniso e
Cristo, op. cit., p. 189 sq.

105. Arthur M. Hocart soutient que le système de castes est d'origine


sacrificielle. Cf. Imagination and Proof. Selected Essays of A. M. Hocart.
Introduction et choix des textes par R. Needham, Tucson, University of
Arizona Press, 1987, p. 104.

106. « Violence and institution in christianity, judaism, hinduism,


buddhism, and islam », Colloque du COV&R, Boston College, Boston, 31
mai-3 juin, 2000. Les actes du colloque, revus par R. J. Daly, sont publiés dans
Contagion 9, 2002.

107. 1 R 3, 16-28 : René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du


monde, op. cit., p. 321-329.

108. Franz Hinkelammert, in Hugo Assmann, op. cit., p. 42.

109. René Girard, « Théorie mimétique et théologie », in Celui par qui le


scandale arrive, op. cit., p. 63 sq.

110. « Scholem » a compris que la conception d'un Dieu vivant n'est pas
incompatible avec le principe de l'immuabilité de Dieu. Un autre penseur juif
contemporain, Hans Jonas, emploie l’image d'un Dieu qui devient, un Dieu qui
vient à l'existence en temps voulu, bien que dans le temps de l'éternité Dieu
soit un Être complet, toujours identique à Lui-même. De plus, la tradition
hébraïque parle de l'unification de Dieu avec sa Shekhinah — sa présence dans
le monde, sa Glorieuse Gloire, interprétée comme sa femme. Les Hébreux,
pour cela, passent par la traduction des mots adressés par Dieu à Moïse depuis
le buisson ardent : « Je serai celui que je serai. » Quand nous traduisons cela
par « Je suis celui qui est » (Ex 3, 14), nous privilégions le concept de l’Être-
Dieu. » (Sergio Quinzio, La sconfitta di Dio, Milan, Adelphi, 1992, p. 43.) —
C’est là ce qu'on dit aujourd’hui contre l’interprétation de saint Thomas
d'Aquin, suivi dans l'ensemble par l'Église catholique. Rien ne nous interdit de
penser que cette interprétation, si satisfaisante pour l'esprit, est la plus
profonde, la plus vraie.

111. Roberto Calasso, op. cit., p. 158-159.

112. Jacques Maritain, Pour une philosophie de l'histoire, Œuvres


complètes, vol. X, Fribourg, Éditions universitaires, Paris, Éditions Saint-Paul,
1985, p. 649.

113. René Cirard, « Le meurtre fondateur dans la pensée de Nietzsche », in


Paul Dumouchel (ed), Violence et vérité. Autour de René Girard, op. cit., p.
597-613.

114. « Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué.
Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde
avait possédé jusqu'alors de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang
sous nos couteaux — qui essuiera ce sang de nos mains ? Quelle eau lustrale
pourra jamais nous purifier ? Quelles solennités expiatoires, quels jeux sacrés
nous faudra-t-il inventer ? La grandeur de cette action n’est-elle pas trop
grande pour nous ? Ne nous faut-il pas devenir nous-mêmes des dieux pour
paraître dignes de cette action ? Il n'y eut jamais d’action plus grande; et
quiconque naîtra après nous appartiendra, en vertu de cette action même, à une
histoire supérieure à tout ce que fut jamais l’histoire jusqu'alors ! » (F.
Nietzsche, Le gai savoir, trad. de Pierre Klossowski, in Œuvres philosophiques
complètes, vol. V, Paris, Gallimard, 1982, p. 150).

115. F. Nietzsche, Fragments posthumes, début 1888-début janvier 1889,


traduction de Jean-Claude Hémery, in Œuvres philosophiques complètes, vol.
XIV, Paris, Gallimard, 1977, p. 385.

116. « Pourquoi ne reconnaissez-vous pas mon langage ? C’est que vous ne


pouvez pas entendre ma parole. Vous êtes du diable, votre père, et ce sont les
désirs de votre père que vous voulez accomplir. Il était homicide dès le
commencement et n’était pas établi dans la vérité, parce qu'il n'y a pas de vérité
en lui : quand il profère le mensonge, il parle de son propre fonds, parce qu'il
est menteur et père du mensonge. Mais parce que je dis la vérité, vous ne me
croyez pas. Qui d'entre vous me convaincra de péché ? Si je dis la vérité,
pourquoi ne me croyez-vous pas ? Qui est de Dieu entend les paroles de Dieu;
si vous n’entendez pas, c'est que vous n’êtes pas de Dieu » (Jn 8, 43-47).
117. Rm 6, 17 : « Jadis esclaves du péché, vous vous êtes soumis
cordialement à la règle de la doctrine à laquelle vous avez été confiés et,
affranchis du péché, vous avez été asservis à la justice. »

118. Voir René Girard, Je vois Satan tomber comme l’éclair, chapitre III,
« Satan », op. cit., p. 61.

119. Dans Marc 12, 29-33, le remplacement chrétien de l'ordre sacrificiel


par le nouvel ordre fondé sur les dix commandements est particulièrement clair
: « L’aimer [Dieu] de tout son cœur, de toute son intelligence et de toute sa
force, et aimer le prochain comme soi-même, vaut mieux que tous les
holocaustes et tous les sacrifices. »

120. Michel Serres, Atlas, op. cit,. p. 219-220.

121. Charles Darwin, Autobiographie. La vie d'un naturaliste à l’époque


victorienne, trad. de Jean-Michel Goux, Paris, Belin, coll. « Un savant, une
époque », 1987. Voir aussi Ernst Mayt, One Long Argument : Charles Darwin
and the Genesis of Modern Evolutionary Thought, London, Allen Lane, The
Penguin Press, 1991.

122. René Girard, Des choses cachées, op. cit., p. 125-131.

123. Elliot Sober, « Models of cultural evolution », in Elliot Sober (ed),


Conceptual Issues in Evolutionary Biology, Cambridge, MA, MIT Press, 1994,
p. 486.

124. « Les religions sont comme les autres institutions humaines dans le sens
qu’elles évoluent dans des directions qui augmentent le bien-être de ceux qui
les pratiquent. Parce que ce bénéfice démographique doit profiter au groupe en
tant que tel, il peut provenir en partie de l'altruisme et en partie de
l'exploitation, avec certains secteurs privilégiés aux dépens d'autres. Ou encore,
le bénéfice peut résulter de la somme des aptitudes de tous les membres. »
(Edward O. Wilson, On Human Nature, Cambridge, Harvard University Press,
1978, p. 175.)

125. Pour une critique de l'idée de la sélection de groupe, voir G. C.


Williams, Adaptation and Natural Selection : A Critiqueof Some Current
Evolutionary Thoughts, Princeton, N. J., Princeton University Press, 1966.
Pour un point de vue plus récent, voir l'introduction de E. Sober et D. S.
Wilson dans Unto Others. The Evolutionary and Psychology of Unselfish
Behavior, Cambridge, Harvard University Press, 1998, p. 1-13.
126. Susan Blackmore parle d'une « machine du meme », qui fonctionne
comme un algorithme purement gratuit. Cf. The Meme Machine. Oxford,
Oxford UP, 1999.

127. À ce propos, voir S. K. Sanderson, The Evolution of Human


Sociability. A Darwiniam Conflict Perspective, Lanham, Rowman &
Littlefield, 2001, p. 153.

128. John Tooby et Leda Cosmides, « Evolutionary psychology and the


generation of culture, part. I, Theorical considerations », Ethology and
Sociobiology 10, 1989, p. 46.

129. Konrad Lorenz, L’agression, Paris, Flammarion, coll. « Champs »,


trad. de Vilna Frissch, 1969.

130. Ibid., chapitre XI, « le lien », p. 164-212.

131. Elias Canetti, Masse et puissance, trad. de Robert Rovni, Paris,


Gallimard, coll. « Du monde entier », 1966. Voir en particulier le chapitre II.

132. Konrad Lorenz, op. cit., p. 239-240.

133. Voir par exemple C. Boesch, « Hunting strategies of Gombe and Thaï
chimpamzees », in R. W. Wrangham, W. C. Mc Grew, F. B. M. de Waal, el P.
G. Helme. Introduction de Jane Goodall, Chimpanzee Cultures, Cambridge,
MA, Harvard University Press, 1994.

134. L'idée est de Giuseppe Fornari, op. cit, p. 17-18.

135. Merlin Donald, Les origines de l’esprit moderne : trois étapes dans
l'évolution de la culture et de la cognition, trad. de Christ Le Emenegger et
Francis Eustache, Bruxelles, De Boeck Université, 1999, p. 225.

136. Ibid., p. 226-227.

137. « Le mythe est l’outil prototypique, fondamental, et intégratif de


l'esprit. […] La prééminence du mythe dans les premières sociétés humaines
témoigne du fait que les hommes utilisaient le langage pour un type
complètement nouveau de pensée intégrative. Par conséquent, il faut prendre
en considération la possibilité selon laquelle l'adaptation humaine
fondamentale ne serait pas le langage en tant que langage, mais plutôt la
pensée intégrative, à l'origine mythique. Les hommes modernes ont développé
le langage en réponse à la nécessité d'améliorer leur appareil conceptuel, et non
l'inverse. […] Les objets fondamentaux du langage et de la parole sont
thématiques; leurs réalisations les plus saillantes sont le discours et la pensée
symbolique. Les mots et les phrases, les signes et les grammaires seraient des
maux nécessaires, des outils qui ont dû être inventés pour réaliser ce but
représentationnel supérieur. Dans cette vision, le langage ne représenterait pas
une fin en soi, mais une adaptation ayant rencontré des besoins cognitifs et
culturels particuliers, c'est-à-dire, en définitive, la formalisation et l’unification
de la pensée et des connaissances. Il n'était pas tant un système de
communication qu’une conséquence intégrale d'une nouvelle méthode de
pensée plus puissante. Par-dessus tout, le langage est une invention publique et
collective. Ainsi, l’émergence d'une nouvelle adaptation périphérique, telle que
l'appareil vocal moderne, a dû être contingente à un changement correspondant
au niveau des capacités de pensée, un changement fondamental qui a permis
l'invention linguistique et qui l'a ainsi accélérée. » Ibid., p. 231.

138. Terence W. Deacon, The Symbolic Species. The Co-Evolution of


Language and the Brain, New York, W. W. Norton & Compagny, 1997. Voir
en particulier p. 340-341.

139. Merlin Donald, op. cit., p. 183.

140. Voir Aristote, Poétique, 4, 48b.

141. Sören Kierkegaard, La répétition, trad. de Jacques Privat, Paris, Rivage


poche, coll. « Petite Bibliothèque », 2003. Sur ce texte et la notion de mimesis,
voir A. Melberg, Theories of Mimesis, Cambridge, Cambridge UP, 1995, p.
130·189.

142. Luc-Laurent Salvador, Imitation et attribution de la causalité : la


genèse mimétique du soi, la genèse mimétique du réel. Applications à la
« psychose naissante » et à l’autisme. Thèse de doctorat, université
René·Descartes (Paris-V), Paris, 1996, p. 23-32.

143. « La liste qu’il [Fiske] a dressée des thèmes communs aux rituels peut
en effet servir de description clinique des TOC (troubles obsessionnels
compulsifs). Dans les deux cas, l'accent est mis sur la pureté et la souillure; la
souillure peut être évitée par certaines actions; […] les actions consistent en
gestes répétitifs; il y a danger à ne pas accomplir ces gestes ou à dévier du
scénario habituel; enfin, il n'y a souvent pas de rapport entre les actes
accomplis et leur signification. » Pascal Boyer, Et l’homme créa les dieux.
Comment expliquer la religion, Paris, Robert Laffont, 2001, p. 236. Le texte
fait référence à A. P. Fiske et N. Haslam, « Is obsessive-compulsive desorder a
pathology of the human disposition to perform socially meaningful rituals ?
Evidence of similar contents », in Journal of Nervous and Mental Disease, 4,
997, 1985, p. 211-222.
144. Voir Sigmund Freud, Actes obsédants et exercices religieux, in Œuvres
complètes, vol. XVIII (1926-1930), sous la direction d’André Bourguignon,
Pierre Cottet et Jean Laplanche, Paris, Presses Universitaire de France, 1994.

145. Stephen Pinker, L’instinct de langage, trad. de Marie- France Desjeux,


Paris, Odile Jacob, 1999.

146. René Girard, Des choses cachées, op. cit., p. 126·128.

147. Robin I. M. Dumbar, « Ecological modelling in an evolutionary


context », Folia Primatologica, 53, 1990, p. 235-246.

148. Edward O. Wilson, La sociobiologie, trad. de Paul Couturiau, Monaco,


Éd. du Rocher, 1987, p. 274. Wilson cite Calhoun, « Population density and
social pathology », Scientific American 206(2), 1962, p. 139-148; et
Leyhausen, « The communal organization of solitary mammals », Symposia of
the Zoological Society of London, 1965, p. 249-263.

149. Cf. R. S. Lazarus, Psychological Stress and the Coping Process, New
York, 1966; J. Cullen et al., Breakdown in Human Adaptation to Stress,
Boston, 1984; A.Monat et R. S. Lazarus, Stress and Coping, New York, 1985.

150. I. Eibl-Eibesfeldt, Liebe und Hass. Zur Naturgeschichte elementarer


Verhaltenswesen, Munich. R. Piper & Co., 1970.

151. R. F. Murphy, « Intergroup hostility and social cohesion », American


Anthropologist 59, 1957, p. 1028.

152. En fait cette théorie a d’abord été présentée sur des bases
complètement différentes par E. Hahn. Die Haustiere und ihre Beziehungen
zur Wirtschaft des Menschen, Leipzig, 1896. Voir aussi Jonathan Z. Smith,
« The domestication of sacrifice », in Violent Origins. Ritual Killing and
Cultural Formation, Stanford, Stanford University Press, 1987, p. 199 : « Le
sacrifice est en partie une méditation sur la domestication. »

153. Cf. David Carrasco, City of Sacrifice : The Aztec Empire and the Role
of Violence in Cïvilization, Boston, Beacon Press, 1999.

154. René Girard, Des choses cachées, op. cit., p. 97.

155. Jonathan Z. Smith, op. cit., p. 200.

156. L’épisode d’Ulysse et Polyphème, dans l’Odyssée d'Homère, peut


s’interpréter comme un récit mythique de cette substitution, de cette « ruse »
contre les dieux, puisque c'est en se cachant sous les moutons et les chèvres
que les hommes échappent à la fureur de Polyphème, qui, du coup, est aveuglé.
L'histoire mythique telle qu'elle est contée par Homère inverse donc les
séquences. Par la substitution, le mécanisme sacrificiel (la fureur du dieu) est
aveuglé. Polyphème représente la rage collective du sacrifice, puisqu'il est
cannibale et que son nom signifie « plusieurs voix ».

157. Voir Michel Serres, La légende des anges, Paris, Flammarion, 1993, p.
56; Les cinq sens, Paris, Grasset, 1985, p. 259 sq. L’idée de l’enterrement
comme marque de propriété a également été avancée par des archéologues.
Voir Bruch D. Smith, The Emergence of Agriculture, New York, Scientific
American Library, 1995, p. 80. Roberto Calasso rappelle aussi que
« Quechcotona, en nahuatl, signifie à la fois “couper la tête à quelqu’un“ et
“cueillir un épi avec la main“ ». La ruine de Kasch, op. cit., p. 172.

158. Mircea Eliade corrobore cette interprétation, quand dans Mythe et


réalité, il reprend le mythe d’Hainuwele recueilli par A. E. Jensen à Seram, île
indonésienne de l'archipel des Moluques : « Le lendemain, voyant
qu’Hainuwele ne revenait pas à la maison, Ameta devina qu'elle avait été
assassinée. Il découvrit le corps, le déterra et le coupa en morceaux qu'il
enterra en divers lieux, à l'exception des bras. Les morceaux ainsi enterrés
donnèrent naissance à des plantes inconnues jusqu'alors, surtout des tubercules,
qui depuis lors constituent la principale nourriture des humains. » Traduit et
résumé d'après A. E. Jensen, Das religiose Weltbild einer frühen Kultur
(Stuttgart, 1948), p. 35-38, in Mircea Eliade, Aspects du mythe, Paris,
Gallimard, coll. « Folio Essais », 2002, chap. VI, p. 134.

159. Voir James Frazer, Le rameau d'or. Étude de magie et d'histoire


religieuse, trad. de Pierre Sayn, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », en
particulier chap. XVIII, 4.

160. G. Wadley et A. Martin, « The origins of agriculture : a biological


perspective and a new hypothesis », Australian Biologist 6, juin 1993, p. 96.
Cf. aussi R. B. Lee et I. De Vore, « Problems in the study of hunters and
gatherers », in R. B. Lee et I. De Vore (eds), Man the Hunter, Chicago, Aldine,
1968; M. N. Cohen, Health and the Rise of Civilization, New Haven, Yale
University Press, 1989.

161. M. Carl Vogt, « Anthropophagie et sacrifices humains », in Congrès


international d’anthropologie et d’archéologie préhistoriques. Compte rendu
de la cinquième session à Bologne, 1871. Bologne, imprimerie Fava et
Garagnani, 1873, p, 298 ; cf. aussi E. Volhard, op. cit., p. 456-457.

162. Eric Gans, Originary Thinking. Elements of Generative Anthropology,


Stanford, Stanford University Press, 1993, p. 8-9.
163. Cette expression vient d'un poème célèbre de William Blake, « Le
Tigre », in Chante d'innocence et d'expérience : « Tigre, tigre, brûlant éclair /
Dans les forêts de la nuit / Quel œil, quelle main immortelle / A pu ordonner ta
terrifiante symétrie ? » Traduction de Marie-Louise et Philippe Soupault, Paris,
Charlot, 1947, p. 69. Fearful Symmetry est également le titre d'un livre bien
connu de Northrop Frye : Fearful Symmetry : A Study of William Blake,
Boston, Beacon Press, 1947.

164. John E. Pfeiffer, The Creative Explosion. An Inquiry into the Origins of
Art and Religion, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1985, p. 65.

165. Voir Bronislaw Malinowski, Les argonautes du Pacifique occidental,


trad. de André et Simone Devyver, préface de James Frazer, Paris, Gallimard,
coll. « L’espèce humaine », 1963. En particulier le chapitre XIV, p. 396, « Les
Kula à Dobu. Modalité de l’échange ».

166. Cf. Marvin Harris, Cultural Materialism The Struggle for a Science of
Culture, New York Random House, 1979. p. 60 : « L’évolution culturelle,
comme l'évolution biologique, s’est effectuée (au moins jusqu’à présent) par
des changements opportunistes qui augmentaient les bénéfices et réduisaient
les coûts des individus. »

167. Frans De Waal, The Ape and the Sushi Master : Cultural Reflections of
a Primalogist, New York, Basic Books, 2001. De Waal a présenté un article à
la conférence COV&R de 1999 à Atlanta : « Primatology : Violence reduction
among primates. »

168. Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, in À la recherche du temps ptrdu,


Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1988, tome III, p. 325.
Voir René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., p. 231.
Dans Le côté de Guermantes il existe une scène semblable d'une jeune
chanteuse qui est symboliquement lynchée par le public (À la recherche du
temps perdu, tome II, p. 471).

169. James Frazer, Le rameau d'or. Étude de magie et d'histoire religieuse,


op. cit., chap. V, « Des boucs émissaires en général » et chap. VI, « Boucs
émissaires humains dans l’Antiquité », p, 556-559. Pour une étude générale sur
l’œuvre de Frazer, voir R. Ackerman, J. G. Frazer, His Life and Work,
Cambridge, Cambridge University Press, 1987.

170. Voir James Frazer, op. cit., chap. 1, « Transfert du mal », p. 423.

171. Gabriel Tarde (1843-1904), sociologue français, et l'un des


représentants les plus importants de l’école psychologique de sociologie. Selon
Tarde, les phénomènes sociaux prennent racine dans des processus
psychologiques individuels. D'un côté, il y a la créativité; de l’autre, on trouve
l'imitation et la tradition. Son œuvre fait référence dans l'étude du caractère
imitatif des relations sociales. Il est l'auteur, entre autres, de Criminalité
comparée (1886), Les lois de l’imitation (1890), Études de psychologie sociale
(1898). Émile Durkheim (1858-1917), sociologue français, a enseigné la
pédagogie et les sciences sociales à Bordeaux (1887) ainsi qu'à la Sorbonne
(1902); fondateur de L’année  sociologique (1896), il a été le chef de file de la
sociologie française qu'il a contribué à définir comme une discipline séparée. Il
a écrit Règles de la méthode sociologique (1895), Les Formes élémentaires de
la vie religieuse, Le système totémique en Australie (1912).

172. Luc-Laurent Salvador, Imitation et attribution de causalité, op. cit.

173. Voir, entre autres, C. M. Heyes et B. G. Galef Jr (eds), Social Learning


in Animals. The Root of Cultur, San Diego, Academic Press, 1996. En
particulier le chapitre II : « Imitation ». Ainsi que M. Tomasello, The Cultural
Origins of Human Cognition, Cambridge, Ma., Harvard University Press,
2000. L'imitation et l'émulation sont des concepts largement acceptés et utilisés
dans les études de primatologie.

174. Gabriel Tarde, On Communication and Social Influence. Selected


Papers. Textes rassemblés par T. N. Clark, Chicago, The University of
Chicago Press, 1969.

175. A. R. Radcliffe-Brown, Structure et jonction dans la société primitive,


trad. de Françoise et Louis Marin, Paris, Minuit, coll. « Le sens commun »,
1969.

176. « À la différence de Lévi-Strauss, pour qui toute pensée consiste “à


passer de la quantité continue à la quantité discrète“ […] Freud cherche à
concilier les deux types de pensées, car il a besoin de l'une et de l'autre; il a
besoin et de stabilité synchronique et de dynamisme diachronique : il voudrait
à la fois la structure et le devenir de la structure. » René Girard, Des choses
cachées, op. cit., p. 478.

177. « Il faut en prendre son parti : les mythes ne disent rien qui nous
instruise sur l'ordre du monde, la nature du réel, l’origine de l'homme ou sa
destinée. » (Claude Lévi-Strauss, L'homme nu, Mythologiques IV, Paris, Plon,
1971, p. 571.)

178. Valerio Valeri, Kingship and Sacrifice. Ritual and Society in Ancient
Hawaii, Chicago, University of Chicago Press, 1985, p. 70. Valeri fait
référence à Walter Burkert, Homo Necans : Interpretationen altgriechischen
Opfèrriten und Mythen, Berlin & New York, De Gruyter, 1972.
179. Walter Burkert, Grieschische Religion der archaichen und klassischen
Epoche, Stuttgart, Verlag, 1977.

180. René Girard fait référence à un colloque organisé par R. Hamerton-


Kelly, « A conversation on ritual », qui s'est tenu à Parajo Dunes, près de Santa
Cruz, en Californie, à l'automne 1983. Les actes ont été édités par R.
Hamerton-Kelly, op. cit. Voir en particulier René Girard, « Generative
scapegoating » (p. 73-105) et Walter Burkert « The problem of ritual killing »
(p. 149-176), ainsi que les débats qui ont suivi les conférences.

181. Elizabeth Traube, « Incest and mythologie : Anthropological and


girardian perspectives », Berkshire Review, 14, 1979, p. 37-54.

182. À ce sujet, on peut également se référer à Gonzalez Yolotl Torres, I


sacrificio humano entre los mexicas, México, Fondo de Cultura Econòmica,
1985, p. 9 : « En ce qui concerne les sacrifices humains — dans le cas concret
du Mexique — il existe des preuves aussi objectives que celles fournies par les
sources écrites. Cependant, quand il étudie ces preuves, le chercheur se trouve
poussé par l'influence de son idéologie à nier l'existence d'une teIle pratique
rituelle ou à simplement rejeter les faits. » Et pour la définition du sacrifiœ,
Torres cite le travail de René Girard, en particulier La violence et le sacré.

183. W. Arens, Man Eating Myths : Anthropology and Anthropophagy,


Oxford, Oxford UP, 1980.

184. Sur cette question, voir le deuxième chapitre de Celui par qui le
scandale arrive, op. cit., p. 45-61.

185. En Somalie et à la pointe australe de la péninsule arabe, ce processus a


été pratiqué sans interdiction aucune sur des filles pré-pubères, et actuellement
des millions de femmes ont la vulve mutilée.

186. « Mais Girard ne voit pas qu’il accuse ainsi plus gravement puisqu’il
accuse les objets de ne pas réellement compter. Tant que nous imaginons à nos
disputes des enjeux objectifs, nous sommes pris dans l’illusion du désir
mimétique. C’est ce désir, et lui seul, qui pare les objets d’une valeur qu’ils
n’ont pas. En eux·mêmes, ils ne comptent pas, ils ne sont rien. En révélant le
processus d’accusation, Girard, comme Boltanski et Thévenot, épuise pour
toujours notre aptitude à accuser. Mais il prolonge plus loin encore cette
tendance des modernes à mépriser les objets et cette accusation-là, Girard la
profère de tout son cœur en y croyant pour de bon et en voyant dans ce mépris
durement gagné la plus haute preuve de moralité. À dénonciateur, dénonciateur
et demi. » (Bruno Latour, Nous n’avons jamais été modernes. Essai
d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991. p. 45.)
187. « Débat Cornelius Castoriadis-René Girard », in Paul Dumouchel et
Jean-Pierre Dupuy, L’auto-organisation, op. cit., p. 291 sq.

188. Cf. Aristote, Politique, livre I, iv (1253b23-1254a17), « L’esclave


comme outil », et livre I, v (1254a17-1255a3), « L’esclavage comme partie du
schéma naturel universel » : « Ainsi celui-là est esclave par nature qui peut
appartenir à un autre (aussi lui appartient-il en fait) et qui n'a part à la raison
que dans la mesure où il peut la percevoir, mais non pas la posséder lui-même.
Les autres animaux ne perçoivent pas la raison, mais obéissent à des
impressions. Quant à leur utilité, la différence est mince : esclaves et animaux
domestiques apportent l’aide de leur corps pour les besoins indispensables. »
Trad. de Jean Aubonnet, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1997.

189. « Débat Cornélius Castoriadis-René Girard », op. cit ., p. 299.

190. « The mimetic theory and the history of philosophie », COV&R


Meeting 2001, université d'Anvers. Débat de clôture entre R. Girard, G.
Vattimo et C. Taylor, 2 juin 2001.

191. Stephen Gardner, Myths and Freedom, Equality, Modern Thought and
Philosophical Radicalism, Greenwood, 1998.

192. E. E. Evans-Pritchard, Des théories sur la religion des primitifs, trad.


de M. Matignon, Paris, Payot-Rivages, coll. « Petite Bibliothèque Payot »,
2001.

193. Eugene Webb, The Self Between. From Freud to the New Social
Psychology of France, Seattle-London, University of Washington Press, 1993,
p. 213.

194. Voir par exemple Pascal Boyer, La religion comme phénomène


naturel, trad. de Christian Cler, Paris, Bayard Éditions, 1997, p. 17 : « Le
contenu et l'organisation des idées religieuses dépendent de propriétés non
culturelles du cerveau-esprit humain et […] les sujets humains les perçoivent
comme non naturels, en dépit de la “socialisation“. »

195. C. L. Bellinger, The Genealogy of Violence. Reflection on Creation.


Freedom, and Evil, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 88.

196. Michel Serres, Éclaircissements. Entretiens avec Bruno Latour, Paris,


François Bourin, 1992. Voir en particulier le chapitre IV, « La fin de la
critique », p. 181 sq.
197. J. Chandler, A. I. Davidson, H. Harootunian (eds), Questions of
Evidence. Proofs, Practice and Persuasion across the Disciplines, Chicago,
The University of Chicago Press, 1994, p. 1.

198. « J’appelle cette procédure, qui est aussi celle qu’emploie brillamment,
bien que de façon partielle, Frazer, “méthode d'analyse unifiée des mythes et
des rituels“; méthode dont Girard fournit l'explication et la cause : la victime. »
Cf. Giuseppe Fornari, op. cit., p. 27.

199. Voir René Girard, « A venda myth analysed », in R. J. Golsan (ed),
René Girard and Myth : An Introduction, New York, Garland Publishing,
1993, p. 151-179; cf. aussi René Girard, The Girard Reader, New York,
Crossroad Herder, 1996, p. 118·141.

200. René Girard, Le bouc émissaire, op. cit., p. 74 sq.

201. René Girard, « Disorder and order in mythology », in Disorder and


Order, op. cit., p. 80 sq. Pour Claude Lévi-Strauss, l'indifférenciation et le
désordre sont présents dans la mythologie uniquement pour fournir un
contraste linguistique, une structure binaire; alors que René Girard les lit
comme des éléments indispensables dans ce qui prélude à la désignation du
bouc émissaire.

202. René Girard, « Origins : A view from literature », in F. J. Varela et J.-


P. Dupuy (eds), Understanding Origins. Contemporary Views on the Origin of
Life, Mind and Society, Dordrecht-Boston-Londres, Kluwer Academic
Publishers, 1992, p. 27-42.

203. Voir Jacques Derrida, De la grammatologie, op. cit. En particulier,


deuxième partie, « Nature, culture, écriture », chap. II, « … Ce dangereux
supplément… », p. 203-226.

204. Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », in La Dissémination, op.


cit. Derrida analyse la notion de pharmakon (p. 73) telle que Platon l’expose
dans le Phèdre. Il compare les traductions du mot, puis insiste sur le fait que
ses deux significations — remède et poison — sont inséparables : de par sa
nature artificielle et le fait qu'il vienne de l’extérieur et non pas de l’intérieur,
le pharmakon est « tour à tour bénéfique(s) et maléfique(s) » (p. 78). René
Girard analyse également la notion de pharmakon en relation avec l’essai de
Derrida, in La violence et le sacré, op. cit., p. 442-444.

205. « Ce fut d'abord Remus qui obtint, dit-on, un augure : six vautours. Il
venait de le signaler quand le double se présenta à Romulus. Chacun d’eux fut
proclamé roi par son groupe. Les uns faisaient valoir la priorité, les autres, le
nombre d’oiseaux pour tirer à eux la royauté. On discute; on en vient aux
mains; les colères s’exaspèrent et dégénèrent en lutte meurtrière. C’est alors
que, dans la bagarre, Remus tomba frappé à mort. Selon une tradition plus
répandue, Remus, pour se moquer de son frère, aurait franchi d’un saut les
murailles nouvelles, et Romulus, irrité, l’aurait tué en ajoutant cette apostrophe
: « Ainsi périra à l’avenir quiconque franchira mes murailles ». Romulus resta
donc seul maître du pouvoir, et, après sa fondation, la ville prit le nom de son
fondateur. » Tite-Live, Histoire romaine I, La fondation de Rome, traduction
de Gaston Baillet, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classique en poche », 1988,
p. 25-26.

206. Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses, vol. I,
Paris, Payot, 1976.

207. Hayden White, « Ethnological “lie“ and mythical “truth“ », Diacritics,


8.1, 1978.
James Williams, The Bible, Violence and the Sacred : Liberation from
the Myth of Sanctioned Violence, San Francisco, Harper San Francisco, 1991.
René Girard a écrit une préface à ce livre (p. 7-10).

208. Lucien Scubla, « Contribution à la théorie du sacrifice », in Michel


Deguy et Jean-Pierre Dupuis, op. cit., p. 103-178, et en particulier p. 159-162.

209. « L’analyse de contenu est une méthode de recherche qui utilise un


ensemble de procédures permettant d’effectuer des inférences valides à partir
du texte. » Par exemple, elle « reflète les schémas culturels des groupes,
institutions ou sociétés; elle révèle le centre d’intérêt de l’individu, du groupe
ou de la société; elle décrit les tendances de la communication ». (R. P. Weber,
Basic Content Analysis, I.ondres, Sage, 1985, p. 9).

210. « La nature des témoignages ne diffère pas selon les domaines; elle est
la même dans les tribunaux que dans le domaine de la science. » (Arthur M.
Hocart, op. cit., p. 87.)

211. Ibid.

212. Ibid., p. 89.

213. Ce sujet est traité au chapitre III du présent ouvrage.

214. Sur ce débat, voir par exemple Ladislav Holy (ed), Comparative
Anthropology, Oxford, Basic Blackwell, 1987, p. 8 : « La grande valeur
donnée à la description analytique non comparative reflète la redéfinition de
l’anthropologie comme une science interprétative qui s’occupe de la spécificité
culturelle et de la diversité culturelle; elle n'est plus une science générale. […]
Il y a aussi une raison pratique à cet abandon de la comparaison. L'intérêt pour
la particularité ethnographique a produit des données qui, dans la qualité du
détail, étaient fort différentes de celles sur lesquelles les anthropologues
travaillaient il y a quelque vingt ans. »

215. Voir, par exemple, L. L. Cavalli-Sforza, P. Melloni, A. Piazza, The


History and Geography of Human Genes, Princeton, Princeton University
Press, 1994, et Luigi Luca Cavalli-Sforza, Gènes, peuples et langues, Paris,
Odile Jacob, coll. « Travaux du Collège de France », 1996 (écrit directement
en français).

216. Voir chapitre V.

217. Freud fait remarquer que « le narcissisme universel, l'amour-propre de


l'humanité, a subi jusqu'à présent trois graves vexations de la part de la
recherche scientifique ». Ces trois coups, ou blessures, il les appelle
respectivement la « blessure cosmologique », en référence à la théorie de
Copernic, la « blessure biologique », liée à Darwin, et la « blessure
psychologique », associée à la psychanalyse. Selon lui, la troisième est « sans
doute ce qui porte le coup le plus sensible ». Sigmund Freud, Une difficulté de
la psychanalyse, in Œuvres complètes, op. cit., vol. XV, 1916-1920.

218. « Nous réserverons désormais le terme romantique aux œuvres qui


reflètent la présence du médiateur sans jamais la révéler, et le terme
romanesque aux œuvres qui révèlent cette même présence. » (René Girard,
Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., p. 31.)

219. Cf Giuseppe Fornari, op. cit., p. 14, 22-23, 163-167 (sur l'art) et 406-
413 (théorie plus générale).

220. René Girard, Shakespeare. Les feux de l’envie, op, cit., p. 11 :


« Shakespeare peut être aussi explicite que certains d’entre nous au sujet du
désir mimétique et il a pour cela un vocabulaire suffisamment proche du nôtre
pour permettre une reconnaissance immédiate. Il parle de désir suggéré, de
suggestion, de désir jaloux, de désir émulateur, etc., mais le mot capital est
celui d' envie. »

221. Jean Santeuil a été publié pour la première fois en 1952.

222. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes I, in À la recherche du temps


perdu, op. cit., tome II, p. 339.

223. Marcel Proust, Jean Santeuil, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de


la Pléiade », 1987.
224. « Shakespeare lance un défi humoristique à la résistance du public, et il
le fait sans avoir à craindre de réactions hostiles de la part de ceux qui, s'ils
comprenaient, s’offusqueraient de ce défi. Il n'y a pas d'inquiétude à avoir :
personne ne comprendra rien. Tel un sublime torero, il frôle à tout instant le
taureau, mais il agit sans effort et avec trop d’élégance pour qu'on perçoive le
tour de force permanent que cette comédie représente. » (René Girard,
Shakepeare, les feux de l'envie, op. cit., p. 127.)

225. Paisley Livingston, « Girard and literary knowledge ». in To Honor


René Girard, Saratoga, Ca., Amna Libri, 1986, p. 222.

226. « Le père primordial violent avait été certainement le modèle envié et
redouté de tout un chacun dans la troupe des frères. Dès lors, ils parvenaient,
dans l’acte de consommer, à l’identification avec lui, tout un chacun
s’appropriant une partie de sa force. Le repas totémique, peut-être la première
fête de l'humanité, serait la répétition et la cérémonie commémorative de cet
acte criminel mémorable, par lequel tant de choses prirent leur commencement,
les organisations sociales, les restrictions morales et la religion. » Sigmund
Freud, Totem et tabou. Quelques concordances dans la vie d’âme des sauvages
et des névrosés, op. cit., p. 189.

227. Erich Auerbarch, Figura, trad. de Marc André Bernier, Paris, Belin,
coll. « L’extrême contemporain », 1993.

228. Erich Auerbarch, « Fortunata », in Mimesis. La représentation de la


réalité dans la littérature occidentale, trad. de Cornélius Heim, Paris,
Gallimard. coll. « Tel », 1992, p. 51 sq.

229. Voir l'évangile de Marc 14, 70 : « Mais de nouveau il niait. Peu après,
à leur tour, les assistants disaient à Pierre “Vraiment tu en es; et d’ailleurs tu es
Galiléen.“ »

230. René Girard a analysé longuement le reniement de Pierre dans le


chapitre XII du Bouc émissaire, op. cit., p. 213 sq.

231. Carlo Ginzburg, Mythes, emblèmes, traces. Racines d'un paradigme


indiciaire, trad. de Monique Aymard, Paris, Flammarion, coll. « Nouvelle
bibliothèque scientifique », 1989.

232. Tite-Live, Histoire romaine I. La fondation de Rome, op. cit., (I, 16), p.
57.

233. C. Ginzburg, « Checking the evidence : The judge and the historian »,
in J. Chandler, A. I. Davidson, H. Harootunian (eds), Questions of Evidence :
Proofs, Practice and Persuasion across the Disciplines, op. cit., p. 290.
234. Arthur M. Hocart, op. cit., p. 87.

235. Cf. Carlo Ginzburg, Histoires nocturnes, le sabbat des sorcières, op.
cit.

236. Ibid., p. 57, 254.

237. Dans son livre sur les Benandanti, les cultes agraires païens du Frioul
au XVIe siècle, Ginzburg relie également ces formes de chamanisme et leurs
rituels de lutte aux enfants nés « avec une chemise », c'est-à-dire encore
enveloppés dam la poche amniotique. Tous ces éléments entrent bien dans le
schéma d’explication proposé par la théorie mimétique. Cf. Carlo Ginzburg, I
benandanti. Stregoneria e culti agrari tra Cinquecento e Seicento, Turin,
Einaudi, 1966.

238. Sigmund Freud, L'homme Moïse et la religion monothéiste, in Œuvres


complètes, op. cit., vol. XX, 1937-1939. Voir aussi René Girard, Des choses
cachées, op. cit., p. 90.

239. S. Freud, Sigmund Freud présenté par lui-même/Sigmund Freud


Selbstdarstellung, trad. de Fernand Cambon, Paris, Gallimard, coll. « Folio
Essai », éd. bilingue, 2003, p. 58.

240. Andrew MacKenna, Violence and Difference : Girard, Derrida and


Deconstruction, Chicago, University of Illinois Press, 1992.

241. Jacques Derrida, « La pharmacie de Platon », in La Dissémination, op.


cit., p. 69-197.

242. La plupart des traductions anglaises de la Bible évitent la traduction de


skandalon par « scandale » ou « pierre d’achoppement ». Le mot « scandale »
est retenu dans la version française de Louis Segond (Alliance biblique
universelle), dans les traductions italiennes du CEI et Nuova Diodati, et dans la
version espagnole Reina Valera Antigua; dans la Nueva version international,
« scandale » est traduit par pecar, « pécher ».

243. Voir note 205 de ce même chapitre.

——————————————————————————

244. Régis Debray, Le feu sacré, Paris, Fayard, 2003, p. 375.

245. Ibid., p. 118.


246. Voir p. 170-172.

247. Ibid, p. 95-96.

248. Ibid., p. 98-100.

249. Ibid., p. 233.

250. Ibid., p. 381.

(article du Figaro, par Jean-Marc Bastière)

René Girard,
l'anthropologue de Dieu

Ce philosophe a effectué toute sa carrière universitaire aux États-Unis. Loin du


microcosme intellectuel parisien, il a développé une pensée originale sur la
violence qui sous-tend les sociétés humaines. Portrait.

Avec ses cheveux blancs comme de la neige et ses épais sourcils noirs en
accent circonflexe, il a l'apparence abrupte d'un prophète de l'Ancien
Testament.
Derrière ce masque de patriarche intransigeant, René Girard laisse
pourtant une impression de douceur et de simplicité. Sa voix au débit lent et
régulier laisse traîner un accent qu’il tient de ses origines avignonnaises et dont
il ne s'est jamais départi bien qu'il ait passé toute sa carrière aux États-Unis. À
80 ans passés, il y poursuit toujours son œuvre, près de l’université
californienne de Stanford où il a enseigné.
Devant tant de courtoisie et d'humble écoute, on finirait presque par
oublier qu'on a devant soi l’un des penseurs les plus audacieux et les plus
originaux de notre siècle.
Dans son dernier ouvrage, les Origines de la culture, une autobiographie
intellectuelle très dense, il revient avec force explications sur le cœur de son
entreprise intellectuelle : le « système mimétique ». Il répond aux objections et
apporte des analyses inédites, notamment sur l'Inde védique. Il n'hésite pas non
plus à être polémique, répondant avec ironie (mais estime) aux critiques d'un
Régis Debray sur le retour du religieux.
Combinant les données de l'anthropologie, de l'archéologie et de
l'ethnologie, son ambitieuse démarche construit une théorie générale de la
culture et de ses origines. Elle part du processus d'hominisation (la sélection
naturelle vue comme une machine « sacrificielle »), se poursuit avec le
religieux archaïque et les mécanismes de structuration du social (tabous,
normes, institutions…) et ne s'achève qu'avec un regard sur la spécificité du
monde actuel travaillé par le judéo-christianisme.
« Darwin des sciences humaines », selon l'expression de Michel Serres,
René Girard, par un retournement paradoxal, n'a de cesse de convaincre la
pensée moderne de l'intelligence du sacré.
La clé de voûte de sa théorie, c'est le « désir mimétique », obsession
ressassée pour les uns, intuition géniale pour les autres.

Jésus, bouc émissaire de la foule

Pour René Girard, le désir chez l'homme, dans son sens le plus large, est
toujours médiatisé par le modèle d'un autre. Il peut se porter sur n'importe quoi
du simple fait que l'autre possède ou convoite un objet. Il peut prendre des
formes si diverses et si paradoxales que nous le reconnaissons rarement pour
tel. Personne n'aime s'entendre dire qu'un rival est aussi un modèle ou qu'un
modèle peut devenir un rival. Le mimétisme est partout, dans les décisions
d'achat, les avatars de l'amour, les engouements de la mode, les querelles de
personnes, les rivalités entre nations… l'escalade même de la violence est
mimétique jusqu'au paroxysme dans la négation passionnée et réciproque de
l'autre. Le désir mimétique, c'est un peu comme la lettre volée d'Edgar Poe.
Tellement en évidence — tellement en nous — qu'on ne le voit pas.
Les grandes œuvres de la littérature, entend démontrer René Girard dans
son premier ouvrage paru en 1961, Mensonge romantique et vérité
romanesque, rendent mieux compte de ces mécanismes subtils que les traités
de psychologie ou les sommes philosophiques. Cervantès, Shakespeare,
Stendhal, Proust ou Dostoïevski ont révélé dans leurs œuvres l'âpre réalité des
rapports humains qui se cache derrière l'apparente comédie mondaine.
Si le « désir mimétique » régit les « relations interindividuelles », le
« bouc émissaire », second pilier du système Girard, est ce qui structure les
sociétés.
Le mimétisme est à la base de toute transmission culturelle, mais il est
potentiellement dangereux. Il peut dégénérer et plonger une société dans la
violence collective et dans une spirale auto-destructrice.
Se produit un étonnant phénomène, la convergence de la rage collective
vers une victime unanimement adoptée; celui qui est désigné à la vindicte n'est
pas plus coupable qu'un autre, mais la communauté est persuadée du contraire.
Au mimétisme qui divise la communauté se substitue le mimétisme qui
rassemble autour d'un coupable désigné.
Une paix provisoire succède alors au chaos et la « victime émissaire »
devient « divinité » au sens archaïque. C'est ce processus que l'on peut
décrypter à travers la lecture des mythes de toutes les sociétés traditionnelles
(notamment celui d'Œdipe) qui fait dire à René Girard que la « religion est
mère de tout » : l’émergence du rituel, du langage et de la symbolicité
deviennent pensables, mais aussi les sacrifices humains et d'animaux. René
Girard maître de littérature devient anthropologue et publie la Violence et le
Sacré (1972).
Cette paix retrouvée, pour désirable qu'elle soit, est également
mensongère, puisqu'elle se fait au détriment d'une victime sacrifiée : c'est ce
que ne cesse de dénoncer la Bible, à travers l'histoire de Caïn et Abel, Joseph et
ses frères, Job… La singularité de la Bible, c'est que la violence collective y est
présentée comme injustifiable. Fait nouveau dans l'histoire de l'humanité, la
victime a la parole et crie son refus de la persécution comme dans les Psaumes.
Cette dénonciation culmine dans les Évangiles : les récits de la Passion où
la foule se retourne violemment contre Jésus dévoilent de façon limpide un
phénomène de bouc émissaire (l'Agneau innocent égorgé comme s'il était
coupable).
C'est parce qu'ils révèlent des processus meurtriers dont les hommes
n'avaient pas conscience que la Bible et les Évangiles nous ont fait entrer dans
une ère où le religieux change de sens. Avec la multiplication des martyrs,
nous avons de plus en plus conscience des phénomènes de bouc émissaire et de
chasse aux sorcières. Cette lecture des Écritures dans une perspective
anthropologique, René Girard la développe dans Des choses cachées depuis la
fondation du monde (1978).
Ce n'est pas parce que le souci des victimes est désormais au centre de
notre système culturel que nous allons entrer dans une période de paix
perpétuelle. Bien au contraire, nous avertit René Girard. En effet, le monde
moderne, plus ouvert, plus fluide, du fait de sa meilleure connaissance du
« mécanisme victimaire », souffre aussi de la perte de ses anciennes
« protections sacrificielles » (comme les frontières). Ce qui peut engendrer des
formes renouvelées de violence, qu'incarnent entre autres la concurrence
acharnée, le terrorisme de masse et la prolifération nucléaire. Relisant
notamment Carl Schmitt, René Girard en appelle à une certaine sagesse
politique, verrou contre « l’Apocalypse » qui nous menace.
Notre penseur du système victimaire dénonce aussi une forme de violence
insidieuse qui « emprunte le langage des victimes » et prétend dépasser le
christianisme sur sa gauche en le radicalisant et en le paganisant. Il y voit une
nouvelle forme de totalitarisme qui, au nom des victimes, persécute les
« persécuteurs », au besoin en les inventant.
Contemporain capital et pourtant signe de contradiction, tel apparaît René
Girard dans le paysage intellectuel. Cela vient d'un paradoxe.
Totalement moderne dans sa démarche intellectuelle, il renouvelle les
sciences humaines, s'inscrivant dans la lignée de Freud ou de Lévi-Strauss
même s'il les lit de façon critique. Héritier donc de l'ère du soupçon, il replace
pourtant au cœur de l'anthropologie ce qui fut d'abord l'obscur objet de toutes
les suspicions intellectuelles : le christianisme, qui est, selon lui, la « science
humaine la plus féconde ». Circonstance aggravante dans un monde culturel
qui regarde de travers toute attitude religieuse, il revendique sa foi catholique
et témoigne de son admiration pour le pape Jean-Paul II ou le cardinal
Ratzinger. Il soutient que c'est sa recherche qui l'a converti à la foi chrétienne.
Sans être toujours compris d'ailleurs des théologiens, puisque ses travaux
portent sur le « versant anthropologique » et non « théologique » des
Évangiles.
Autre facteur de sourde résistance à la pensée de René Girard : cette
forme de « conversion », nécessaire selon lui, pour entrer vraiment dans sa
pensée. Il est plus facile de reconnaître un phénomène naturel extérieur à soi
que la nature de son propre désir mimétique. Dans cette hypothèse, en effet,
l’observateur, aussi scientifique soit-il, est impliqué intimement dans ses
propres observations.
Conception qui heurte également de plein fouet un certain individualisme
contemporain qui croit à la spontanéité du désir et qui prône sa libération.
Comme la pensée de Copernic, de Darwin ou de Freud, la pensée de Girard
peut être ressentie comme une « blessure narcissique ».
Il compare parfois sa démarche à celle d'une enquête policière où il
faudrait résoudre non pas un crime mystérieux, mais une « multitude de crimes
analogues » dont les traces sont effacées et les motifs dissimulés. Resteraient
les rites et les mythes, comme « pièces à conviction ». Un énorme scandale
qu'il faudrait étouffer à tout prix, en somme, puisque l'humanité entière serait
coupable de ce « meurtre fondateur ».
V

Source et critique de la théorie


de Frazer à Lévi-Strauss

« Ceci m'amène à remarquer que j'ai presque toujours


été traité honnêtement par mes exégètes, si j'en excepte
ceux qui n’avaient pas de connaissances scientifiques et
ne méritaient donc pas une mention. Mes vues ont
souvent été grossièrement déformées, ardemment
combattues ou ridiculisées, mais, en général, en toute
bonne foi. »

Charles Darwin,
Autobiographie.

Nous aimerions aborder les sources de votre théorie. Nous évoquerons ensuite,
si vous le voulez bien, certaines critiques qui vous ont été faites.

J'ai du mal à définir précisément ces sources. Dans la découverte du


mécanisme émissaire, la lecture de la tragédie grecque a joué un rôle essentiel,
parallèle à celui du roman moderne dans ma découverte du conflit mimétique.
Sophocle a compris le mythe d'Œdipe, et Euripide celui de Dionysos bien
mieux que ne le comprennent nos contemporains. J'ai regardé les différents
aspects du mythe et du rituel à travers la tragédie grecque, considérée à la fois
comme une forme de rituel et un dévoilement partiel, cependant moins radical
que celui du christianisme. La principale source de mon intuition, ce sont les
Évangiles qui dévoilent le rôle du meurtre collectif.

Vous avez étudié la tragédie grecque dans La violence et le sacré. Peut-on dire
que, dans Mensonge romantique et vérité romanesque, votre intuition reste liée
au désir mimétique, sans que soient encore développés les principes
fondamentaux du mécanisme mimétique ?

En effet, l'idée n'est pas là. Il y a déjà des boucs émissaires dans
Mensonge romantique et vérité romanesque, par exemple, Sanlette, ridiculisé
par les Verdurin : « […] ils avaient l'air d'une bande d'anthropophages chez qui
une blessure faite à un homme blanc a réveillé le goût du sang. Cet instinct
d'imitation et l'absence de courage gouvernent les sociétés comme les foules.
Et tout le monde rit de quelqu'un dont on voit se moquer, quitte à le vénérer dix
ans plus tard dans un cercle où il est admiré. C'est de la même façon que le
peuple chasse ou acclame les rois . »
168

Ce texte contient tout, il dit tout, même la divinisation ultérieure de la


victime, et la nature victimaire et rituelle de la monarchie, mais à l'époque je ne
m'en rendais pas compte. La découverte du mécanisme victimaire date de ma
lecture d'Œdipe et surtout des Bacchantes. Je comparais alors les tragédies, les
mythes et les rituels. Je m'attachais particulièrement aux rituels, à cause de leur
transparence. Ils consistent très visiblement en une crise mimétique résolue par
une violence unanime. À partir du moment où on comprend qu'il s'agit d'un
transfert mimétique contre la victime, on comprend pourquoi la violence
s'interrompt et on comprend aussi pourquoi toutes les cultures humaines
reproduisent rituellement cette séquence. Il s'agit toujours de reproduire l'effet
initial, la réconciliation contre la victime, pour renforcer ou rétablir l'harmonie
menacée par les rivalités mimétiques.

Vous avez également souligné que l'ethnologie classique (1850-1950) a été


essentielle dans le développement de votre théorie. À propos du mécanisme du
bouc émissaire. quelle est l'importance dans l'œuvre de Frazer des
descriptions de rituels incluant justement cette victime ?169

Certains critiques ont prétendu que Frazer avait déjà reconnu le


mécanisme émissaire dans son sens mimétique. C'est inexact. Ce mécanisme
en tant que tel n'existe pas chez lui. Pour lui, le bouc émissaire est avant tout
métaphore matérialisée. Les primitifs croient décharger leurs péchés sur le dos
de victimes humaines ou animales  . Cette métaphore du péché comme
170

fardeau me paraît essentiellement « moderne ». Frazer l'a sans doute empruntée


aux sermons protestants de son enfance.
Cependant, sur le point de l'interaction entre le rituel et l'interdit qui suit
le mécanisme de désignation d'une victime, certaines descriptions de Frazer
sont très évocatrices et m'ont ouvert les yeux. On y trouve relatés les effets du
mécanisme émissaire. Mais il s'arrête à la métaphore, alors que pour moi le
mécanisme est une façon d'exprimer un événement qui a eu lieu au seuil de la
culture humaine.
De toute façon, Frazer ne pouvait pas approfondir sa vision des choses : il
avait un parti pris contre la religion et méprisait les cultures qu'il étudiait. De
nombreux universitaires ont pensé que j'étais d'accord avec lui sur ce dernier
point; et ceci parce qu'ils ne comprennent pas que la religion primitive, dans un
contexte archaïque, est à la fois une contrainte énorme et un processus
rationnel. La seule façon d'expliquer la réconciliation suscitée par le meurtre
fondateur dans une société est de croire fermement que le bouc émissaire est à
la fois coupable et réconciliateur. Cela suppose que l'on attribue au bouc
émissaire une sorte de transcendance religieuse. Ce que Frazer n'a bien sûr pas
vu, c'est qu'une forme modifiée du phénomène du bouc émissaire se retrouve
dans son œuvre même : c'est le religieux qui en fait l'objet. Il s'agit de
l'expulser hors du champ de la connaissance. Encore aujourd'hui, lorsqu'un
anthropologue nie l'existence du mécanisme du bouc émissaire et le réduit au
statut de métaphore, nous nous retrouvons devant la même configuration. En
d'autres termes, les chercheurs contemporains, élevés dans la tradition de
l’hostilité à la religion, sont en permanence en train de prendre celle-ci comme
bouc émissaire.

Quelle importance ont eue les travaux de Gabriel Tarde et d'Émile Durkheim,
fondateurs des sciences sociales modernes, dans votre théorie ? 171

Tarde a effectué un travail exemplaire mais banal sur l'idée d'imitation. Il


aborde l'imitation sur différents plans de conscience, et explique ainsi les
relations culturelles à travers elle. Il a eu des intuitions remarquables mais
toujours secondaires parce qu'il n'a pas découvert la rivalité mimétique et ses
conséquences. Il a recueilli un ensemble d'observations curieuses, mais
d'importance limitée, sans aboutir jamais à une théorie satisfaisante. Il reste
prisonnier de la définition traditionnelle, aristotélicienne, qui est amputée de sa
violence rivalitaire.
Il est intéressant de retracer l'histoire du concept d'imitation et sa
disparition au début du XXe siècle. Luc-Laurent Salvador décrit l'effacement
de ce concept dans les sciences sociales après Tarde . Il montre que les
172

chercheurs ne procèdent plus à un examen total de l'imitation. Aucun en tout


cas n'inclut dans sa théorie l'aspect conflictuel de l'imitation. Alors que dans la
seconde moitié du XIXe siècle, on s'intéresse beaucoup encore à l'imitation —
le sujet, par la suite, disparaît. Et effectivement, tant que les conflits
mimétiques sont occultés, il est stérile. C'est toujours la vieille définition
anodine de l'imitation, qui porte seulement sur le représentable et pas sur le
désir. À partir du moment où on comprend que l'imitation porte aussi et
d'abord sur le désir, alors seulement on s'aperçoit qu'elle engendre toujours
deux ou plusieurs désirs pour le même objet et qu'elle est la principale cause de
la violence humaine  .
173

Les lois de l'imitation de Tarde ont eu pour vous une grande importance ?
Absolument pas, puisque mon intuition essentielle, c'est la rivalité
mimétique, dont Tarde n'a pas la moindre idée. J'ai découvert Tarde à Stanford,
avec une anthologie de ses écrits en anglais . Même chose pour Durkheim;
174

j'ai lu Les formes élémentaires de la vie religieuse juste après avoir écrit La
violence et le sacré. Durkheim est infiniment supérieur à Tarde et sa lecture
fut, pour moi, une expérience merveilleuse. Contrairement toutefois à ce qu'on
pourrait croire, je n'ai pas été directement influencé par Durkheim.
Comme je l'ai déjà mentionné, je dois mon éducation anthropologique à
des textes et des anthropologues anglais pour l'essentiel; en particulier
Radcliffe-Brown et son livre Structure et fonction dans la société primitive . 175

L'œuvre de Malinowski a également sa place dans ma recherche, même si


j'étais théoriquement opposé au fonctionnalisme, qui me paraissait simpliste,
ainsi que je l'ai déjà suggéré.

Certains pensent que votre théorie s'oppose au structuralisme de Claude Lévi-


Strauss. Mais ne peut-on pas dire que vous avez profité du côté systématique
qu'offre la perspective synchronique, propre au structuralisme, tout en lui
ajoutant une dimension historique ? 176

J'ai parfois été assez polémique vis-à-vis de Lévi-Strauss, mais la notion


de différenciation binaire est importante pour moi et c'est à lui que je la dois.
Lévi-Strauss l'a appliquée plus systématiquement que Durkheim, trop
systématiquement. Cependant, il présume que la structure différentielle est
universelle, qu'il n'y a pas d'identité parce que le langage ne peut pas dire
l'identique. C'est pourquoi il ne peut travailler ni avec les continuités, ni sur les
processus qui vont de l’indifférenciation à la différenciation, ou du désordre à
l'ordre, et réciproquement. Il ne voit pas les crises mimétiques, etc. Voilà
pourquoi dans la conclusion de L'homme nu, le dernier volume des
Mythologiques, on trouve le pire de Lévi-Strauss : il condamne tout
simplement le sacrifice en le privant de toute fonction et même de signification
177
. Il n'a pas perçu que le rituel et le mythe sont tous deux des passages de
l'indifférenciation à la différenciation. L'approche purement linguistique-
structuraliste le rend incapable d'imaginer que la mythologie puisse exprimer
l’indifférenciation. Il ne voit pas, par exemple, que les jumeaux sont
« réellement » indifférenciés et, de ce fait, peuvent servir de métaphores à
l'indifférenciation culturelle en général.

Passons des sources de votre théorie aux critiques qu'on lui a faites. Valerio
Valeri écrit que La violence et le sacré lui rappelle Homo necans de Walter
Burkert. Les deux ouvrages ont été publiés en 1972. Selon Valeri : « Comme
Girard, Burkert postule que le sacré est la violence transcendée et que le
sacrifice est l'acte violent qui rend cette transcendance possible. Cependant,
alors que Girard explique cette violence par une obscure métaphysique du
désir, Burkert la fonde sur des platitudes génétiques . »
178

Je ne vois pas où pourrait se fourrer la métaphysique, non pas dans le


désir mimétique, mais dans l'explication que j'en donne. Valerio Valeri a raison
pourtant de me tenir pour proche de Burkert qui n'a qu'un seul tort à mes yeux,
celui de penser que l'organisation complexe de la chasse aux grands
mammifères peut précéder le religieux. Je trouve également remarquables ses
travaux sur la religion grecque . Nous avons eu un débat lors d'un colloque en
179

Californie . D'un point de vue théorique, à ce moment-là, je n'étais pas


180

vraiment prêt à discuter avec Burkert, et lui trouvait ma thèse trop radicale. Au
« bouc émissaire » fondateur, il préfère son hypothèse de la chasse fondatrice,
dont nous avons déjà parlé dans le chapitre précédent. Selon Burkert, les
sociétés primitives de chasseurs ont développé les pratiques sacrificielles à
partir de leur activité de chasse, mais, à mes yeux, cela revient un peu au même
que d'expliquer la domestication par ses conséquences futures. Burkert me
parait trop empirique. Il me semble qu'il ne confronte pas vraiment le problème
de la genèse. Mais j'ai beaucoup d'admiration pour Homo Necans.

Elizabeth Traube soulève une question assez proche : selon elle, votre système
interprétatif ne prend pas en compte l’évidence empirique. Dans son analyse
du mythe mambai du Mau Lelu, par exemple, elle montre que vous proposez
une approche éclairante du mythe, considéré en tant que texte. Cependant, elle
soutient qu'une réinsertion du mythe dans le contexte actuel de la culture
mambai infirmerait votre lecture  . 181

Chacun choisit de mettre l'accent sur certaines données plutôt que sur
d'autres, et ceux qui ne sont pas d'accord avec moi m'accuseront toujours de
« brutaliser les faits ». Ils ont peut-être raison mais je vois les choses
différemment. Sur ce plan-là, les archéologues, qui travaillent sur le terrain,
sont plus réalistes que les anthropologues. Lorsque j'ai fait référence au
sacrifice humain dans la culture phénicienne, certains ont objecté que ma
version des choses était trop littéraire, proche de celle de Flaubert dans
Salammbô. Depuis, les archéologues ont découvert, près de Carthage, un
cimetière qui confirme la vision flaubertienne; il y a là de petits animaux, et
beaucoup de nouveau-nés à moitié brûlés, enterrés ensemble. Même si nous
n'avons pas de preuve absolue de ce qu'une telle découverte signifie, il me
paraît raisonnable de penser qu'on a trouvé là un début de confirmation des
sacrifices d'enfants dans la culture phénicienne  . Ce que l'anthropologie de la
182

culture a tendance à rejeter ressurgit toujours grâce aux anthropologues de


terrain, qui trouvent partout des traces de sacrifice humain et qui ne se laissent
pas intimider par les mots d'ordre idéologique. Pourquoi la preuve de sacrifices
humains est-elle considérée comme une insulte envers ces peuples, alors qu'on
sait très bien qu'ils ont été pratiqués pendant des millénaires dans le monde
entier ? Il faut vraiment être accroché à une vision « politiquement correcte »
de l'anthropologie pour nier l'évidence. Certains anthropologues, comme
Arens, en arrivent à nier l'existence du sacrifice humain, en arguant qu'il s'agit
d'une invention de l'impérialisme occidental .183

Il s'agit d'ailleurs d'une critique assez courante que vous font les
anthropologues, celle de ne pas avoir travaillé sur le terrain. Ils considèrent
cela comme un obstacle à votre théorie.

Comment faire un travail de terrain sur des faits qui remontent à des
dizaines, des centaines de milliers d'années ? La spécialisation se justifie, parce
que tout le monde ne peut pas tout faire. Si je crois en la recherche scientifique,
il me faut croire ce que m'apportent les découvertes et interprétations de mes
collègues archéologues ou paléontologues. Si nous pensons que cette tâche ne
peut être menée à bien, il nous faut alors abandonner l'idée de la recherche et
de la théorie; et nous deviendrions tout simplement les bureaucrates de nos
disciplines étriquées. Je ne me prétends pas anthropologue de terrain. Je me
présente ouvertement comme un interprète qui combine les données de
l'anthropologie, de l'archéologie et de l'ethnologie pour construire une théorie
générale de la culture et de ses origines. En d'autres termes, pourquoi ces
mythes et ces histoires paraissent-ils tous si semblables les uns aux autres ?
Pourquoi toutes ces cultures contiennent-elles des traits similaires, pourquoi
parlent-elles toutes d'un meurtre originel ? Comme tous les scientifiques, je
suis à la recherche de l'invariant, plutôt que de la différence.

Mais en même temps, les chercheurs en sciences sociales recherchent


aujourd'hui la différence. Cette nouvelle approche permet d'élargir les
schèmes culturels.

Oui, mais à condition de vouloir établir de tels schèmes. Ce relativisme


culturel est d'une ironie incroyable ! La victime est au centre de notre
compréhension contemporaine de l'histoire, de la culture et de la morale. Si la
culture occidentale tout entière est fondée sur la considération de la victime,
pourquoi ma théorie passe-t-elle pour a priori inacceptable ? Je place pourtant
la victime au centre de toutes mes préoccupations. Je suis à la recherche de la
victime innocente dans toute donnée historique, mythique ou fictionnelle. La
principale différence entre l’anthropologie contemporaine et mon travail, c'est
que je soutiens haut et fort que toutes les cultures comportent des boucs
émissaires et des victimes, et pas seulement la civilisation occidentale, ainsi
que la mode intellectuelle le réclame. Si l'on parle du meurtre rituel en
Amazonie, certains considèrent cela comme une pure fantaisie engendrée par
les préjugés occidentaux . De plus, les éléments qui le « prouveraient » seront
184
toujours insuffisants. En même temps, et bizarrement, quand on dénonce les
bains de sang et les nettoyages ethniques en Europe, la tendance est de dire
tout de suite que c'est vrai, et les preuves sont immédiatement présentées. Dans
ce cadre-là, il est presque impossible de rendre compte des luttes ethniques et
des massacres qui ont récemment eu lieu au Rwanda. Comment faire face au
dilemme et au court-circuit conceptuel que provoquent des pratiques comme
l'infibulation ? Un anthropologue contemporain doit-il se placer du côté de la
185

victime de cette pratique rituelle ou admettre la diversité des cultures locales,


considérées comme sacrées ?

Revenons sur le rôle de l'objet dans votre théorie. Comment réagissez-vous aux
propos de Bruno Latour, qui affirme que vous supprimez l'objet et que, d'une
certaine façon, vous en faites un bouc émissaire ? De son point de vue,
186

l'objet possède un caractère rédempteur que vous auriez tendance à minimiser.

Latour veut me faire passer pour non-objectal, ce que je ne suis pas.


Comme je l'ai déjà expliqué, mon réalisme est premier et seul essentiel. Selon
moi, l'objet disparaît seulement pendant l'escalade frénétique de la crise
mimétique; autrement, il est toujours là. Je ne vois pas en quoi cela affecte son
statut. D'un point de vue philosophique, ce sont les aspects réalistes de ma
théorie qui doivent être soulignés. La vision de la mythologie que je propose
contraste avec l'attitude de nos sciences humaines par son réalisme. L'ancienne
école d'anthropologie cherchait un dénominateur commun, en rapprochant les
nombreuses similarités des textes et rituels étudiés. Par contre, les sciences
actuelles ne cherchent même plus une solution concrète, réaliste, à l'énigme du
mythe. On ne considère même plus celui-ci comme une énigme; et l'une des
façons d'y parvenir, c'est d'en faire une construction purement fantaisiste, dont
on ne peut même plus dire qu'elle est fiction, car il n'y a plus de réel. De mon
point de vue, c'est sans intérêt. Il faut effectivement considérer la mythologie
comme une énigme, et la solution de cette énigme est très réelle. Le mythe est
essentiellement l’accusation de la victime considérée comme coupable.
N'oublions pas non plus que ce sont les accusateurs qui transmettent le mythe,
avec leur point de vue. Si l'on prend en compte ces deux aspects, l'énigme du
mythe peut être résolue.

Une des objections fréquentes à cette hypothèse consiste à pointer les


nombreux mythes qui n'entrent pas dans ce schéma.

Beaucoup de mythes effectivement n'entrent pas dans mon schéma. Mais


il ne faut jamais oublier que les descendants des lyncheurs peuvent faire tout ce
qu'ils veulent avec l'héritage de leurs ancêtres. Ils peuvent le modifier ou le
censurer à tout moment. Et j'ai essayé de montrer que cette censure existe. Elle
porte essentiellement sur la violence. L'étonnant est qu'elle se produise si peu.
L'étonnant, c'est que les mythes qui correspondent à mon schéma soient aussi
nombreux qu'ils le sont. L'étonnant, c'est que les aspects révélateurs de la
mythologie n'aient pas été entièrement effacés par la piété des fidèles. Si les
mythes, dans l'ensemble, restent formidablement révélateurs, c'est dû au fait
que cette piété est plus conservatrice encore que désireuse d'effacer les traces
de la violence.

Lors d'un colloque sur L'auto-organisation, Cornelius Castoriadis, contestant


votre affirmation selon laquelle seul le christianisme s'est intéressé aux
victimes, soutient que cet intérêt était déjà présent dans la culture grecque .
187

L’esclavage a constitué un des aspects fondamentaux de la culture


grecque. C'était la base économique de la culture. Prenez Platon, par exemple :
une des raisons pour lesquelles il refuse de percevoir le mécanisme du bouc
émissaire, c'est qu'il refuse de voir les victimes de sa propre société. Plus tard,
Aristote justifiera l'esclavage en considérant les esclaves comme de simples
outils . La démocratie, la polis, était le privilège d'une minorité. La
188

démocratie grecque était en fait une aristocratie dont les membres étaient
délivrés par l'esclavage de tout souci matériel. Ils n'avaient aucun besoin de
travailler pour assurer leur existence, et ne s'occupaient que de la politique et
de la guerre.

Au cours du même colloque, Castoriadis se demande également comment vous


pouvez croire à la fois en la science et en Dieu . Gianni Vattimo a soulevé la
189

même question lors d'un récent débat du COV&R . 190

Je ne vois pas pourquoi Dieu ne serait pas compatible avec la science.


Croire en Dieu n'implique pas de rejeter l'objectivité. Ma croyance en Dieu fait
de moi un croyant en l'objectivité du monde. Finalement, je suis là dans un
schéma très traditionnel, qui pourrait être modernisé, bien sûr. Ce que je veux
dire, c'est qu'en ce qui concerne les questions dites importantes, j'opère encore
dans le cadre d'une épistémologie thomiste, qui considère les choses comme
réelles et voit Dieu comme le garant de cette réalité. Et je ne comprends pas
pourquoi cela devrait poser problème de débattre de ma théorie dans un cadre
scientifique. Dans mon premier livre, ma lecture des romans fait partie de cette
forme de compréhension. Je considère les œuvres littéraires comme des
réflexions sur les vraies relations qui ont cours dans la société, et je les ai
utilisées comme des instruments d'observation scientifiques.

Effectivement, votre point de départ a été la littérature. Mais votre théorie a


bientôt acquis une dimension anthropologique, en tentant un pont avec les
sciences exactes. Comment vous situez-vous par rapport à la philosophie
moderne et contemporaine ?

Je ne me suis jamais vraiment posé la question. Il y a un livre de Stephen


Gardner que j'aime bien, dans lequel il fait la critique de la philosophie par le
biais de l'anthropologie mimétique . Par exemple, il voit chez Descartes
191

comment la crise mimétique est évitée par le placement du moi au centre, grâce
au cogito. Le cogito est une sorte de barrage contre l'émergence de la
problématique moderne de la foule. Gardner a écrit un livre qui me paraît juste,
mais je ne suis pas assez philosophe pour l'écrire. Ces questions sont souvent
posées et il est légitime d'y répondre avec les instruments du débat
philosophique. Mes lecteurs ne se rendent pas compte à quel point je me sens
étranger à la philosophie. J'ai été guidé plutôt par l'idée de contribuer à une
vraie science de l'homme, ou plutôt une science des rapports humains. C'est en
partant toujours du rapport concret, de la relation, qu'on pourrait peut-être
échapper au point de vue du sujet tout-puissant, source de toutes nos
impuissances, ou de beaucoup d'entre elles.

Mieux que la totalité, c'est peut-être le concept de système qui définirait votre
approche.

Parler d'un système mimétique, c'est sans doute aussi faire preuve d'une
légère simplification. Le principe mimétique est absolument souple, il ne peut
pas être établi une fois pour toutes… Pouvez-vous élargir ce concept de
système ?

Oui, nous dirions que le système entraîne une réaction constante. La totalité
implique une sorte de fermeture, alors que le système est ouvert à la réaction.

Bien. Il me faut revenir alors sur un point important pour comprendre ce


que vous appelez le système mimétique, il nous faut prendre en compte le
phénomène de méconnaissance, qui tente toujours de fermer les frontières; or,
celles-ci ne peuvent être fermées, et s'ouvrent toujours d'un côté ou d'un autre.
Mais pour décrire exactement la forme de ces fissures, comment elles
apparaissent et réapparaissent, il me faudrait des exemples concrets. Je ne suis
pas assez logicien pour expliquer cela de façon purement abstraite. Car je
pense qu'il y a une sorte d'incompatibilité entre la philosophie traditionnelle et
la théorie mimétique. Je pressens, par exemple, que les chercheurs très
influencés par le thomisme sont handicapés par rapport à la théorie mimétique,
parce qu'ils doivent travailler avec des catégories différentes. De plus, la
philosophie consiste à chercher des bases logiques. Les philosophes ont du mal
à accepter un mécanisme capable d'induire des effets opposés. C'est pourquoi
ils préfèrent exclure la vraie base anthropologique.
Cependant, l'anthropologie actuelle néglige totalement le genre de recherche
que vous poursuivez. Un anthropologue comme Evans-Pritchard rejette toute
quête des origines de la religion; il considère la tâche impossible, à cause du
manque de données historiques et de l'impossibilité de définir une mentalité
primitive commune . De plus, comme l'exprime Eugene Webb, « il y aurait
192

peu d'intérêt à faire cela, puisque la pensée scientifique moderne ne recherche


pas les origines et les essences, mais s'efforce plutôt de découvrir les relations
constantes, comme celles qui existent entre le culte des ancêtres et le système
de la royauté, le rôle du rituel dans la définition des statuts sociaux, etc.  ».
193

Je ne suis pas d'accord avec l'affirmation de Webb : les socio-biologistes,


les théoriciens de l'évolution, et les scientifiques en général semblent, au
contraire, quasiment obsédés par cette tâche, car la quête des origines constitue
la tentative scientifique par excellence. Cependant, les disciplines comme la
socio-biologie manquent effectivement d'une intégration, d'une coordination
des différents niveaux explicatifs, qui pourraient rendre compte de l'émergence
de la culture et de la sphère symbolique. Elles tentent d'expliquer l'apparition
des valeurs morales et de la croyance religieuse sur la seule base génétique,
biologique, neurologique ou cognitive, en n'accordant pas à la sphère
symbolique l'autonomie qui lui est nécessaire pour développer pleinement la
religion et la culture .
194

Sur ce point, les théologiens qui vous lisent trouvent de leur côté votre position
ambiguë, parce qu'ils la voient comme une explication scientifique : « Girard
devrait cesser de vouloir adhérer à un athéisme méthodologique de
sociologue, qui a décrété que les postulats religieux sont inacceptables en tant
que bases pour comprendre le comportement humain. Il devrait écrire
directement en tant qu'apologue chrétien et affirmer qu'un mode de
connaissance théologique est nécessaire pour réellement pénétrer le
comportement humain  . » 195

Je ne souscris pas à l'athéisme religieux, mais l'approche des faits dans les
sciences sociales devrait être dénuée de pré-supposés, soit religieux, soit anti-
religieux. Qualifier cette attitude d'athéisme est sans doute faux. Les esprits
religieux ont tort de réclamer un postulat religieux. Si vous postulez la vérité a
priori du religieux, votre affaire ne pourra pas avoir de valeur apologétique. La
théorie mimétique a une valeur apologétique pour le christianisme, mais
uniquement si on reste conscient des limites de la connaissance scientifique.

Dans son projet philosophique et intellectuel, Michel Serres a tenté de


maîtriser et de surpasser toute forme de critique, d'aller au-delà de la pensée
critique qui est au cœur du succès de la pensée occidentale . Selon lui, nous
196

devons éliminer la violence interne du progrès de la culture tel que l'a conçu la
philosophie occidentale moderne. « Critiquer », « discriminer » sont des actes
d'expulsion, de division, de désignation d'un bouc émissaire. Vous n’avez
cependant, en ce qui vous concerne, jamais renoncé à une certaine attitude
critique, et vous êtes parfois montré virulent polémiste, vous plaçant du côté
« violent » dans la dialectique de la connaissance. Quel est votre rapport à la
pensée critique et que pensez-vous de l'origine violente de celle-ci ?

Je dois dire que j'aime bien que Lucien Scubla me définisse comme un
anthropologue classique. Il devrait y avoir des critiques du sujet : cela n'a pas
besoin de prendre la forme d'une négation totale, d'une destruction radicale de
l'idée de subjectivité, mais il faudrait aborder la question du sujet converti qui
est capable de se percevoir lui-même comme faisant partie du processus
mimétique. J’admire l'effort de Michel Serres pour renoncer à toute polémique
et je reconnais volontiers que la vérité ne peut pas jaillir de la polémique mais
je dois avouer que, personnellement, la polémique ne me gêne pas. Si on me
traite polémiquement, j'ai tendance à répondre polémiquement. C'est un
phénomène de doubles, d'accord, mais qui me paraît un peu préférable, pas
beaucoup, au silence éternel des espaces infinis. La vie intellectuelle a besoin
de contacts, de dialogue. Plus on parle de dialogue, à notre époque, et moins on
le pratique. Accepter de polémiquer, c'est reconnaître l'existence de l’autre en
tant qu'il ne pense pas comme moi. De toute façon, ce n'est pas très important.

VI

Méthode, évidence et vérité


« Pour qui croit, comme moi, que l’homme, dans un
avenir lointain, sera une créature bien plus parfaite que
ce qu’il est actuellement, il est intolérable de le penser
condamné, comme tous les êtres sensibles, à
l’annihilation complète après ces longs et lents
progrès. »

Charles Darwin,
Autobiographie.

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