Employabilité Et Capabilités
Employabilité Et Capabilités
Employabilité Et Capabilités
Qu’on le fasse remonter aux conquêtes sociales du Front Populaire, au programme issu du Conseil
National de la résistance ou aux accords de Grenelle de 1968, le modèle français de relation d’emploi
se caractérise historiquement par un fort niveau de sécurité de l’emploi et par la constitution de marchés
internes au sein desquels l’emploi est administré par l’employeur dans le cadre de conventions
négociées avec les partenaires sociaux (Piore, 1978). Pour le dire de façon très caricaturale, en matière
de relation d’emploi, l’imaginaire français a longtemps renvoyé à la figure d’un travailleur recruté pour
longtemps par une grande entreprise au sein de laquelle une carrière l’attend. Une façon de traiter la
question de l’incertitude à laquelle les Français seraient culturellement particulièrement sensibles
(Hostede, 2001) a pu consister plus qu’ailleurs en l’invention de statuts socio-professionnels
protecteurs, favorisant l’identification des salariés à leur entreprise (d’Iribarne, 1990) et à imaginer des
stratégies d’adaptation aux aléas jouant davantage sur les stocks ou les délais que sur l’emploi ou les
salaires. Il est à ce titre révélateur que les contrats de travail courts et plus précaires tels que les CDD,
l’intérim, le travail indépendant ou encore la sous-traitance soient encore souvent qualifiés, en France,
d’« atypiques ».
De façon évidente, cette forme de relation d’emploi est bousculée par les diverses mutations touchant
le travail en général et le travail industriel en particulier. Le ralentissement de la croissance économique,
tout d’abord, a rendu plus problématique le traitement « en interne » des conséquences des revers
conjoncturels comme des gains de productivité. Les nouvelles formes d’organisations, plus flexibles et
reposant sur des technologies renouvelées, ont ensuite questionné la capacité des entreprises à
prendre en charge les ajustements d’effectifs et de compétences. Enfin, cette tendance à la
flexibilisation s’inscrit désormais dans le cadre de stratégies d’entreprises reposant sur la saisie
d’opportunités nécessitant une reconfiguration permanente des organisations et qui font appel à la
subjectivité des salariés à mesure que le travail devient de moins en moins prescriptible et que l’on s’en
remet à la responsabilisation des salariés pour faire le meilleur usage pour eux, comme pour
l’organisation, de la liberté qui leur est donnée ou concédée.
Tout au long de cette histoire du tissu productif français et de la relation d’emploi qui l’accompagne, le
développement de l’employabilité s’est imposé comme un impératif pour les pouvoirs publics, puis pour
les employeurs et enfin pour les salariés eux-mêmes. Pour autant, on ne parle pas toujours de la même
employabilité qui prend des définitions et porte des enjeux différents. Elle se développe également dans
des champs différents – entre marchés externe et interne du travail – à partir de pratiques qui relèvent
à la fois des politiques publiques de l’emploi et des initiatives managériales, quand elle ne découle pas
de positionnements individuels.
L’objet de cette note de synthèse est de poser les contours de ce concept et de baliser un
programme de recherche pour l’OPMI. En s’appuyant sur une revue de la littérature et sur les
recherches déjà menées par la Chaire MAI, il s’agira de réfléchir à des principes directeurs de politiques
visant à renforcer l’employabilité des salariés de façon à leur permettre de traverser au mieux les
mutations de leurs organisations. Il s’agit à la fois de prévenir le risque de chômage et d’entretenir la
capacité des salariés à se faire acteur de leurs trajectoires pour éviter qu’elles ne soient ni contraintes,
ni marquées par le déclassement professionnel.
Inspirée par les travaux d’Amartya Sen et sa prise de position normative qui entend viser la liberté de
chacun à opérer les choix qu’il valorise (au-delà d’un objectif de réduction des inégalités matérielles ou
juridiques), cette note commencera par dresser un panorama des enjeux liés au développement de
l’employabilité (1. L’employabilité, pour quoi faire ?) et par identifier une série de pièges que les
pratiques de gestion devraient éviter. Elle se focalisera ensuite sur un repérage des pratiques qui, à
l’échelle de l’individu ou de l’organisation — puisque c’est désormais à ce niveau que l’employabilité est
gérée – la soutiennent et la développent (2. L’employabilité, comment faire ?).
Nous conclurons en dégageant trois catégories de leviers susceptibles de favoriser une meilleure
employabilité : la qualité des trajectoires individuelles, les politiques de GRH et enfin, l’organisation du
travail. Ces trois leviers s’articulent à des dispositifs institutionnels (politiques publiques) et ils dessinent
autant d’axes de réflexion et de recherches pour renforcer la capacité des salariés à vivre les mutations
de façon sécurisée, et peut-être même à en faire une opportunité de développement personnel et
professionnel.
Les conceptions du terme employabilité sont variées. Forrier et Sels (2003) notent que l’employabilité peut répondre
à trois types d’usages : être un indicateur de probabilité de plein-emploi (point de vue de la société et des pouvoirs
publics) ; être un indicateur de la possibilité de rencontre entre l’offre et la demande de travail (point de vue de
l’organisation, de l’employeur) ; ou être un indicateur de la probabilité d’avoir un emploi ou une carrière (point de
vue de l’individu). Gazier (2003) offre quant à lui une perspective historique fort utile pour comprendre les évolutions
du concept d’employabilité. Il distingue sept version opérationnelles du concept, que l’on peut regrouper en deux
grandes familles : la première qui renvoie à une logique de traitement du chômage ; la seconde qui renvoie à une
logique d’adaptation aux mutations permanentes.
La définition de De Grip et al. (2004) présente l’avantage d’intégrer les éléments principaux mis en avant par les
uns et les autres : « L’employabilité implique la capacité et la volonté des salariés pour rester attractifs sur le marché
du travail [facteurs de l’offre], en réagissant et en anticipant les changements dans les tâches et l’environnement
de travail [facteurs de la demande], ce qui est facilité par les instruments de développement des ressources
humaines qui lui sont offerts [rôle des institutions et des organisations] ».En d’autres termes, la notion
d’employabilité, telle qu’on l’entendra dans ce document, se situe au carrefour de caractéristiques individuelles (des
compétences et une volonté), des spécificités contextuelles liées à l’état du marché du travail et des institutions
régulatrices de ce marché, ainsi que des politiques de développement mises en place dans les organisations. Les
différentes dimensions de l’employabilité sont ici appréhendées de manière équilibrée, rejoignant ainsi ce que
Gazier appelle l’« employabilité interactive », tandis qu’une majorité des études consacrées à l’employabilité se
concentrent sur les facteurs ou déterminants individuels, laissant en second plan les éléments liés au contexte et
notamment les leviers dont disposent les organisations pour améliorer cette employabilité chez leurs salariés.
Caractéristiques individuelles
(Compétences, capacité et volonté)
Dans les premières versions de l’employabilité, les questions sous-jacentes portent sur 1. La distinction
des « employables » et des « inemployables » pour adapter le traitement d’urgence des chômeurs
(« employabilité dichotomique », des années 1900 aux années 1940) ; 2. puis, dans les années 1960,
sur la volonté d’évaluer et de dépasser les obstacles à un emploi régulier pour des individus handicapés
(« employabilité socio-médicale ») ; 3. Les efforts pour aider les personnes et groupes désavantagés à
obtenir un emploi (« employabilité politique de main d’œuvre ») ; 4. L’analyse des flux de sortie du
chômage pour des groupes spécifiques (qui doit vivre de son travail, qui peut accéder à l’assistance
sociale ?) (« employabilité-flux »).
Dans cette perspective, l’employabilité reste une question d’accès à l’emploi. L’enjeu est de favoriser la
participation du plus grand nombre au marché du travail ou de gérer, avec parcimonie, les dispositifs
d’éviction. Les personnes les moins employables peuvent certes faire l’objet de dispositifs de dispense
de recherche d’emploi (salariés âgés ou handicapés, notamment) et bénéficier de mécanismes de
redistribution, mais l’idée postée par des institutions telles que l’OCDE ou la Commission Européenne
est bien de favoriser le taux d’emploi. L’employabilité est alors souvent définie de façon assez froide
comme une probabilité statistique d’accès ou de retour à l’emploi après un licenciement notamment
(Forrier, De Cuyper, & Akkermans, 2018; Forrier & Sels, 2003; Gazier, 1990; Lefresne, 1999). Ce sont
finalement les conséquences de l’ « accident de parcours » qui sont envisagées afin de calibrer les
efforts à accomplir en matière d’accompagnement social ou de reclassement.
L’employabilité, comme responsabilité de l’employeur dans la gestion des
restructurations
Progressivement, et tout spécifiquement dans le cas français, l’employabilité s’est imposée comme un
impératif dans le cadre d’une gestion responsable – et efficace – des restructurations. Dès lors que la
sécurité de l’emploi ne peut plus être garantie par l’employeur, le développement de l’employabilité
s’impose comme un impératif gestionnaire. Cet impératif repose sur des fondements instrumentaux
d’abord : il est probablement moins coûteux socialement et financièrement de se séparer de salariés
employables (Garaudel, Beaujolin, Noël, & Schmidt, 2016). Il s’agit également d’un impératif moral : le
rapport de subordination rend l’employeur responsable de l’évolution de la valeur professionnelle des
salariés (Dietrich, 2010; Noël, 2005). Il s’agit enfin d’un impératif juridique porté par les textes qui ont
successivement encadré les Plans sociaux, les plans de sauvegarde de l’emploi (PSE) et plus
largement la Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC). Sur ce dernier point, on
notera un renvoi progressif par les pouvoirs publics des problèmes liés au traitement du chômage en
amont des licenciements et une responsabilisation des employeurs à l’égard des externalités négatives
induites par une gestion défaillante des compétences et des carrières. Les employeurs sont ainsi invités
à alléger le coût des restructurations pour la collectivité par l’anticipation et la préparation des salariés
à l’éventualité d’une mobilité professionnelle.
Cette évolution a une double conséquence pour la réflexion sur l’employabilité. D’une part, elle devient
un enjeu de gestion des ressources humaines et se rapproche ainsi du paradigme de la gestion des
compétences (Loufrani-Fedida, Oiry, & Saint-Germes, 2015; Loufrani-Fedida & Saint-Germes, 2013).
D’autre part, l’attention est désormais élargie à la problématique du maintien dans l’emploi et de
l’orchestration des mobilités internes qui ne se pose plus dans les mêmes termes dès lors que ces
mobilités ne sont plus systématiquement ascendantes (Forrier & Sels, 2003).
Les dispositifs de développement des compétences tendent à se concevoir de plus en plus en externe
au service de carrières de plus en plus nomades (Arthur & Rousseau, 2001; Cadin, Bender, & de Saint-
Giniez, 2003). L’accent mis sur la formation tout au long de la vie, le renforcement de modes de
financement extérieurs à l’entreprise, ou encore la flexibilisation des modalités de rupture du contrat de
travail participent de cette tendance à la responsabilisation de l’individu à l’égard de sa propre
trajectoire.
L’employabilité ne s’évalue alors plus tant en termes d’accès à (ou de maintien dans) un emploi stable,
mais plutôt au regard du dynamisme et de la qualité de la trajectoire professionnelle qui doit rester
satisfaisante du point de vue du salarié même si elle est davantage marquée par la précarité. Gazier
(2003) parle alors d’ « employabilité-performance » pour désigner la capacité d’un individu à extraire un
revenu suffisant du marché du travail tout au long de sa vie professionnelle ou encore d’ « employabilité-
initiative » pour désigner la capacité d’un individu à accumuler toutes sortes de capitaux utiles à la
réussite professionnelle (capital humain, capital social, capital symbolique…).
Dans cette perspective, l’employabilité reste certes pensée en lien avec une trajectoire professionnelle,
mais cette dernière est moins un enjeu pour les pouvoirs publics ou les employeurs que pour les
salariés. La littérature la plus récente, insiste sur les caractéristiques individuelles des salariés qui
doivent « savoir évoluer » (Loufrani-Fedida & Saint-Germes, 2013), être mobiles par eux-mêmes
(Hillage & Pollard, 1998), développer une adaptabilité active (Fugate, Kinicki, & Ashforth, 2004), une
volonté d’utilisation optimale de leurs compétences (Van Der Heijde & Van Der Heijden, 2006).
Etre employable, dans un tel contexte, ne relève plus de la capacité à réussir des trajectoires de poste
en poste, mais à évoluer avec son poste ou à faire évoluer son poste en fonction des contraintes
contextuelles. Si l’adaptation devient une situation de travail récurrente, alors l’employabilité, entendue
comme compétences à s’adapter, deviendra une compétence clé.
L’employabilité bénéficie également aux travailleurs qui ne nourrissent pas de projets de mobilité.
Bernston, par exemple, souligne l’existence d’un lien entre sentiment d’employabilité et sentiment
d’efficacité qui se traduirait par une réduction du stress, un plus haut niveau de bien-être, de santé et
de satisfaction au travail (Berntson, 2008; De Cuyper, Van der Heijden, & De Witte, 2011; Gamboa,
Gracia, Ripoll, & Peiró, 2009). Plusieurs pistes peuvent être suivies pour expliquer cette relation :
L’employabilité entretiendrait une attitude plus sereine à l’égard des changements et des
mutations (Fugate & Kinicki, 2008; Fugate et al., 2004).
Dans les organisations marquées par des fortes exigences d’adaptation, les salariés les plus
employables sont probablement également ceux qui sont désignés comme les plus
performants, ce qui ne peut que renforcer la reconnaissance et l’estime de soi (Forrier et al.,
2018).
Les salariés les plus employables peuvent probablement plus facilement prendre le risque de
suggérer des améliorations, voire de porter des revendications, susceptibles de conduire à une
amélioration de leurs résultats ou de leurs conditions de travail (Bourguignon, Noël, & Schmidt,
2015).
Un débat anime la recherche sur ce thème : pour les uns, développer l’employabilité revient à modifier
le jeu de promesses réciproques, le contrat psychologique, qui relie employeur et salarié. Une approche
traditionnelle de ce contrat renvoie à un échange assez statique entre acceptation de la relation de
subordination par le salarié contre reconnaissance d’un devoir de sécurisation par l’employeur.
L’employabilité permet aux parties de construire un échange plus dynamique caractérisé par
l’engagement subjectif d’un côté contre l’ouverture de perspectives et la création d’opportunités de
l’autre. Une telle relation permet de réduire le risque d’enfermement et ouvre les perspectives de
développements évoquées précédemment. Paradoxalement, le développement de l’employabilité ne
conduit pas nécessairement à un délitement de la relation d’emploi et peut contribuer à la fidélisation
des salariés qui y verraient la preuve d’un engagement de l’employeur à leur égard (Philippaers, De
Cuyper, & Forrier, 2017)
Ce débat doit conduire à réfléchir aux formes de mobilités et d’adaptation que l’on souhaite encourager
et à clarifier la substance du contrat psychologique que l’on cherche à entretenir. Plus largement, cela
invite à réfléchir aux actions qui doivent être prises en charge par l’employeur, par le salarié ou par la
collectivité.
Dès lors que l’ambition est de construire des politiques inclusives permettant au plus grand nombre de
traverser les mutations, ces considérations doivent conduire à faire le choix de favoriser l’employabilité
des individus les plus vulnérables. Cette idée rejoint une conception étendue de l’employabilité, i.e. une
employabilité « soutenable » ou « durable », initialement développée à l’attention des salariés âgés, et
plus récemment étendue à l’ensemble des individus (Van der Klink et al., 2016; Ybema, van Vuuren, &
van Dam, 2017).
C’est en poursuivant et en dépassant cette même idée que nous reprenons ici la terminologie issue des
travaux d’Amartya Sen : en renforçant les capabilités des individus que l’employabilité pourrait être le
vecteur d’une redistribution des opportunités et de l’exercice de choix professionnels valorisés par les
individus et utiles aux organisations.
Si les travaux de Sen s’appuient sur une pensée complexe et visent plus largement à élaborer une
théorie de la justice sociale, on peut néanmoins se hasarder à en synthétiser quelques concepts-clés
sui paraissent pertinents et utiles pour nos propres réflexions (Bonvin & Farvaque, 2007; Sen, 2008):
• les ressources : elles désignent ce dont disposent les individus à un moment donné et dans un
contexte donné. Ce peut être des biens ou des services, qu’ils soient produits ou dispensés sur le
marché ou dans l’organisation, mais aussi des ressources individuelles comme des connaissances
acquises par exemple.
• les facteurs de conversion : ils constituent ce qui permet aux individus d’utiliser effectivement
les ressources dont ils disposent pour saisir des opportunités qui se présenteraient à lui. Ces
facteurs sont de trois ordres : individuels, sociaux et environnementaux. Les inégalités entre les
individus proviennent souvent de la disparité des facteurs de conversion. En d’autres termes, en
fonctions des facteurs de conversion, deux individus disposant des mêmes ressources n’ont pas
nécessairement les mêmes « capabilités » d’utiliser ces ressources.
• les capabilités : elles désignent les opportunités possibles, les libertés réelles dont jouit l’individu
de se comporter de telle ou telle sorte, et les actes qu’il peut accomplir ou les choix qu’il peut prendre
(justement parce qu’il bénéficie de facteurs de conversion adéquats).
• les fonctionnements réels : les fonctionnements (ou accomplissements), désignent alors ce que
l’individu fait effectivement, les actes qu’il accomplit ou les choix qu’il pose, et qui ont de la « valeur »
pour lui, c’est-à-dire qui répondent à ses aspirations et le satisfont.
Ce cadre conceptuel souligne une dimension importante de l’approche par les capabilités, sa dimension
processuelle : Bonvin et Farvaque (Bonvin & Farvaque, 2007), au sujet des politiques d’emploi,
expliquent clairement l’articulation ressources/ facteurs de conversion/ capabilités : « La redistribution
de ressources matérielles ou financières ne suffit pas à garantir l’amélioration des capabilités des
bénéficiaires de telles prestations. [...] Encore faut-il assurer la présence de facteurs de conversion
adéquats dans chacun des trois domaines indiqués. […] Agir sur la compétence des personnes ne suffit
pas dans la mesure où les facteurs sociaux et environnementaux ne sont pas pris en compte. Ainsi, une
politique publique centrée sur les capabilités doit agir conjointement sur les ressources (biens, services,
revenus, libertés et droits formels) et sur les trois catégories de facteurs de conversion (individuels,
sociaux et environnementaux) »
Van der Klink et al. (2016) est l’un des rares papiers adoptant cette approche par les capabilités pour
explorer le concept d’employabilité du point de vue des individus et de leur employeur. Ces auteurs
livrent leur argument en faveur de cette approche dans les lignes et le modèle ci-dessous : « Les
capabilités désignent les opportunités et la capacité à atteindre des résultats de valeur dont une
personne dispose et qui dépendent de caractéristiques personnelles et de facteurs externes : avoir les
capacités et être mis en capacité. Dans le cas du travail, les capabilités garantissent des retombées
satisfaisantes liées à l’activité professionnelle, ce qui, dans notre esprit, est un aspect important de
l’employabilité (…). Le cœur du concept de capabilité réside dans la combinaison de plusieurs
acceptions possibles du verbe « pouvoir » : être capable de, avoir l’opportunité de, être autorisé à. De
fait, « être capable de » renvoie à un ensemble d’aptitudes, « avoir l’opportunité de » et « être autorisé
à » renvoient aux interactions avec le contexte qui donne la possibilité d’utiliser ses ressources et
aptitudes et de saisir les opportunités ». (p. 74 ; notre traduction)
Choix
Facteurs de
conversion
(Individuels, sociaux et
environnementaux)
2. Pour pouvoir saisir les opportunités qui se présenteraient à lui, il a besoin de « facteurs de
conversion »: individuels (caractéristiques, capacités ou compétences individuelles), sociaux
(facteurs socio-politiques et culturels : des relations, un soutien familial,…) et environnementaux
(dont font partie les politiques / pratiques de GRH) ;
4. Ces capabilités – son employabilité – lui permettent de faire des choix pour atteindre certains
objectifs, prendre certaines décisions, réaliser certaines actions, qui ont de la valeur à ses yeux,
les choix étant plus ou moins contraints par le contexte.
Dans cette perspective, l’employabilité est profondément contextuelle et individuelle, et elle résulte d’un
processus qui se construit tout au long de la vie, au gré des trajectoires de chacun. Elle relève d’une
responsabilité conjointe entre l’individu et son environnement de travail. Comment alors, du point de
vue de l’individu et du point de vue de l’organisation employeuse, « gérer » cette employabilité ? Dans
quelle mesure l’individu, d’une part, l’organisation, d’autre part, disposent-ils de leviers pour développer
cette employabilité ?
Plusieurs échelles de mesure de l’employabilité perçue ont été proposées par des chercheurs. Parmi celles qui sont les plus
couramment utilisées, citons celle d’Arnold et Rothwell (2007) qui inclut employabilité interne et employabilité externe.
Définissant l’employabilité comme « the ability to keep the job one has or to get the job one wants”, ils proposent de mesurer
l’employabilité perçue au travers de 16 items :
1. I have good prospects in this organisation because my employer values my personal contribution
2. Even if there was downsizing in this organisation I am confident that I would be retained
3. My personal networks in this organisation help me in my career
4. I am aware of the opportunities arising in this organisation even if they are different to what I do now
5. The skills I have gained in my present job are transferable to other occupations outside this organisation
6. I could easily retrain to make myself more employable elsewhere
7. I can use my professional networks and business contacts to develop my career
8. I have a good knowledge of opportunities for me outside of this organisation even if they are different to what I do now
9. Among the people who do the same job as me, I am well respected in this organisation
10. People who do the same job as me who work in this organisation are valued highly
11. If I needed to, I could easily get another job like mine in a similar organisation
12. People who do a job like mine in organisations similar to the one I work in are really in demand by other organisations
13. I could easily get a similar job to mine in almost any organisation
14. Anyone with my level of skills and knowledge, and similar job and organisational experience, will be highly sought after by
employers
15. I could get any job, anywhere, so long as my skills and experience were reasonably relevant
16. People with my kind of job-related experience are very highly valued in their organisation and outside whatever sort of
organisation they have previously worked in
Berntson (2008) propose une liste plus resserrée, autour de sept items, qui renvoient à la fois à des facteurs de situation (les
opportunités du marché du travail), des dispositions personnelles et des facteurs individuels (capital humain) :
1. How easy would it be for you to acquire new and comparable employment without moving ?
2. I could without problem get an equivalent job in another company/organisation ;
3. My competence is sought-after in the labour market ;
4. I have a contact network that I can use to get a new (or equivalent or better) job ;
5. I know other organisations companies where I could get work ;
6. My persona qualities make it easy to gey a new (equivalent or better) job in a different company/organization ; 7. My
experience is in demand in the labour market.
Dans une conception de l‘employabilité basée sur la compétence, Van den Heijden et al. (2018) développent une échelle de
mesure de 22 items, répartis en cinq dimensions :
Occupational Expertise
2. During the past year, I was, in general, competent to perform my work accurately and with few mistakes.
3. During the past year, I was, in general, competent to take prompt decisions with respect to my approach to work.
6. In general, I am competent to distinguish main issues from side issues and to set priorities.
9. I consider myself competent to weigh up and reason out the “pros” and “cons” of particular decisions on working methods,
materials, and techniques in my job domain.
12. How would you rate the quality of your skills overall?
Anticipation and Optimization
1. How much time do you spend improving the knowledge and skills that will be of benefit to your work?
5. I consciously devote attention to applying my newly acquired knowledge and skills.
7. During the past year, I was actively engaged in investigating adjacent job areas to see where success could be achieved.
8. During the past year, I associated myself with the latest developments in my job domain.
Personal Flexibility
1. How easily would you say you can adapt to changes in your workplace?
3. I adapt to developments within my organization.
4. How quickly do you generally anticipate and take advantage of changes in your working environment?
6. How much variation is there in the range of duties you aim to achieve in your work?
7. I have a … (very negative-very positive) attitude to changes in my function.
Corporate Sense
3. I support the operational processes within my organization.
4. In my work, I take the initiative in sharing responsibilities with colleagues.
5. In my organization, I take part in forming a common vision of values and goals.
6. I share my experience and knowledge with others.
Balance
2. My work and private life are evenly balanced.
4. My work efforts are in proportion to what I get back in return (e.g., through primary and secondary conditions of
employment,pleasure in work).
5. The time I spend on my work and career development on the one hand and my personal development and relaxation on the
other are evenly balanced.
8. I achieve a balance in alternating between reaching my own work goals and supporting my colleagues.
Quoiqu’il en soit, il paraît important de considérer que l’on ne peut valablement appréhender
l’employabilité effective sans mise en situation : en d’autres termes, seule une analyse des trajectoires
individuelles est susceptible de fournir des éléments objectifs et précis sur l’employabilité des individus.
En effet, de même que l’on ne peut évaluer la compétence sans recourir à une situation concrète, on
ne peut évaluer l’employabilité sans créer (à une échelle réelle ou de façon simulée) une situation de
mobilité/transition/adaptation. Au travers d’une démarche qui serait de nature qualitative et
longitudinale, l’analyse des trajectoires conduirait à s’intéresser aux situations d’adaptation, à
s’interroger sur le ressenti des individus, à comprendre les stratégies qu’ils développent, à identifier les
éléments de contexte qui facilitent ou entravent leurs mouvements et, in fine à saisir leur employabilité
dans toute sa complexité.
C’est en revanche une méthode d’enquête par questionnaire que prône une équipe de chercheurs
néerlandais (Abma et al., 2016). Ils rappellent que, dans l’approche par les capabilités, les individus,
soutenus par un contexte favorable, peuvent réaliser des actions qui sont estimables à leurs yeux : en
d’autres termes, dans un contexte de travail, si les salariés ont une série d’options possibles (un
ensemble de capabilités), alors ils seront moins vulnérables face aux changements et leur employabilité
soutenable sera renforcée. Ces chercheurs développent et testent alors une série d’items visant à
mesurer cet ensemble de capabilités, c’est-à-dire les dimensions du travail qui sont valorisées par les
salariés, qui sont permises par le contexte, et qui peuvent être réalisées. Le questionnaire explore un
ensemble de sept valeurs au travail et mesure l’importance que leur donne le salarié, la manière dont
le contexte de travail les favorise et la probabilité pour qu’elles soient effectivement atteintes. Une valeur
au travail est alors considérée comme une composante de la capabilité du salarié quand celui-ci la juge
importante, quand le contexte de travail offre la possibilité de la réaliser et quand le salarié est
effectivement capable de l’atteindre. Et, plus l’éventail des capabilités est étendu, plus les
fonctionnements ou réalisations au travail sont importants. Les sept valeurs renvoient à 1.l’utilisation
des connaissances et compétences, 2. le développement des connaissances et compétences, 3.
l’implication dans des décisions importantes, 4. l’existence de contacts importants au travail, 5. le fait
de définir ses propres objectifs, 6. une bonne rémunération et 7. la contribution à quelque chose de
valorisant (Abma et al., 2016).
Au-delà de leur mesure, comment ces capabilités peuvent-elles être renforcées ? En particulier, quels
sont les leviers que peuvent actionner les organisations ?
Parmi les trois angles morts que Forrier (2018) repère dans la littérature sur l’employabilité, deux
renvoient au caractère contextuel et relationnel de l’employabilité, et conduisent à (re)penser les
politiques et pratiques organisationnelles visant à améliorer cette employabilité. Si l’on considère que
l’employabilité est un ensemble de capabilités qui sont rendues possibles par les ressources dont
peuvent disposer les individus, combinées à des leviers d’activation (ou facteurs de conversion), et
mises au service d’un projet, alors les organisations peuvent, pour renforcer l’employabilité des salariés,
s’efforcer de leur fournir des ressources adéquates, de mettre en place un environnement favorable
(« capacitant »), des pratiques et des dispositifs qui leur permettent d’activer ces ressources et d’aider
à l’émergence, à la construction et à l’accompagnement d’un projet que ces salariés estiment de valeur.
Des ressources pour l’employabilité
Les ressources nécessaires aux individus peuvent être d’ordres très variés. Elles peuvent être fournies
par les individus eux-mêmes au travers de leur parcours de vie, par l’environnement institutionnel dans
lequel ils évoluent, par leur contexte de travail ou par les politiques RH déployées au sein de
l’organisation.
La connaissance d’un réseau constitue typiquement une ressource importante, et elle peut s’obtenir
aussi bien via l’expérience personnelle et professionnelle suivies que par le contexte de l’activité ou le
management qui met régulièrement les salariés en relation avec d’autres personnes ou qui lui permet
de le faire par lui-même. Et l’on sait combien l’accès à un ou plusieurs réseaux, et plus généralement
l’accès à l’information, sont des facteurs centraux de la sécurisation des transitions professionnelles,
non seulement par la connaissance des possibilités d’orientations, mais aussi par la capacité de
présentation de soi (Hillage & Pollard, 1998) ou encore par le signal positif et rassurant envoyé à de
potentiels employeurs (Grannovetter Mark, 1973).
Plus généralement, les ressources peuvent être également l’ensemble des compétences accumulées
au cours d’un parcours de vie (et qui se traduisent en capital humain, en capital social ou en capital
symbolique), les droits et les dispositifs publics à disposition, le temps, toutes les connaissances
informelles que produit le contexte professionnel (connaissance des métiers, des tendances, etc.), les
informations formelles véhiculées par les supports RH ou managériaux (sur les carrières, les métiers,
l’environnement, etc.), les connaissances et compétences acquises par le biais de la formation, ou
encore les ressources financières tirées de la rémunération.
Au plan individuel, un salarié peut avoir accès à une formation mais ne pas être en capacité d’en tirer
pleinement parti (ni même d’y accéder effectivement) s’il manque de confiance en lui par exemple. Par
ailleurs, au plan de l’organisation, tous les dispositifs que l’on peut qualifier d’ « apprenants » ainsi que
les modalités de gestion des mobilités et de sécurisation des parcours professionnels peuvent agir
comme facteurs de conversion des ressources, indispensables à la constitutions de capabilités :
apprentissages informels en situation de travail, formation continue adaptée à l’activité, soutien du
management et des collègues, etc.
Mais la capacité des individus à user des marges de manœuvre dont ils disposent et à bénéficier de
leurs ressources pour réaliser ce projet dépend fortement de leur degré de liberté. Sen distingue à cet
égard deux dimensions de la liberté ou de l’autonomie des individus : la « liberté opportunité », qui
désigne le nombre et la qualité des opportunités à disposition des personnes et, d’autre part, la « liberté
processus » qui repose sur la possibilité de participer aux processus décisionnels les concernant
(Bilfulco et al., 2015; Véro & Sigot, 2017; Véro & Zimmermann, 2018). C’est la liberté-processus qui
permet aux individus d’identifier ce qui est pour eux une « réalisation de valeur », mais aussi d’exprimer
ce qui est de valeur dans une situation donnée (Bonvin, 2008; Véro & Sigot, 2017).
Ainsi, la formation des projets, désirs et aspirations n’est pas du seul ressort des individus : elle résulte
et se construit également au travers de discussions et négociations collectives. Une situation d’entretien
professionnel par exemple contribue potentiellement au développement de ces projets et désirs, mais
elle n’est constructive qu’en présence d’une bonne liberté d’expression (Véro & Sigot, 2017).
Le tableau ci-après donne une vision synthétique des dimensions et des possibilités de développement
de l’employabilité-capabilités.
Niveau Niveau
Niveau organisationnel
individuel institutionnel
Les caractéristiques du travail aujourd’hui et, plus encore, celles que les spécialistes lui prédisent dans
les années à venir, viennent finalement faire bouger les problématiques d’employabilité : le recul du
travail prescrit, la production en plus petites séries, l’organisation en mode projet, l’importance accrue
de la dimension relationnelle du travail, etc. exigent des salariés des capacités d’adaptation et
d’évolution de plus en plus fortes. Elles requièrent également une capacité et un désir de construire son
activité pour soi tout en contribuant aux objectifs de l’organisation. La dimension émancipatrice du travail
rencontre alors un mode de management (dé)libéré.
Dans ce contexte, et en s’efforçant d’éviter quelques pièges tels que mentionnés plus haut, il s’agit de
penser un contexte de travail, un environnement et des dispositifs qui rendent l’organisation
« capacitante ». Cette notion est défendue par un certain nombre de chercheurs pour compléter celle,
assez proche sur le fond, d’organisation « apprenante ». L’organisation apprenante, présentée par
Valeyre et Lonrenz (2005) comme une modalité alternative à la « lean production », procurent une plus
grande autonomie à ses membres et leur octroie une grande part d’initiative dans leur travail
(Hofaidhllaoui & Roger, 2014), impose moins de pressions temporelles, assure une meilleure régulation
du travail et offre des conditions de travail plus satisfaisantes.
L’organisation capacitante (Falzon, 2013) déploie quant à elle des dispositifs et des règles qui, en
organisant le travail, la production ou son environnement, permettent aux salariés de développer leurs
capabilités. Ceci repose sur la possibilité de modifier les règles, sur l’existence d’échanges et de
dialogue sur le travail réel et sur l’émergence d’un collectif de travail (Arnoud, 2013). Ces
caractéristiques sont favorables à la sécurisation des parcours professionnels au sens où elles
fournissent aux individus les moyens de se saisir des dispositifs auxquels ils ont accès : on revient ici
sur l’idée de leviers d’activation et de facteurs de conversion qui permettent de convertir un droit formel
ou une ressource en une réelle option possible. Pour Bonvin, Moachon et Vero (2011) « la question est
de comprendre si les conditions sont effectivement réunies pour que les salariés disposent d’une liberté
réelle de travailler et de se développer professionnellement, ce qui constitue une condition préalable
pour prendre une part active dans la transition externe d’un emploi à l’autre ou dans la transition interne
à une entreprise visant un changement de poste, de service ou de métier ».
Caillaud et Zimmermann (2011) montrent que le management et l’organisation du travail sont des
éléments déterminants de l’organisation capacitante. Notamment, la possibilité, pour les salariés, de
s’exprimer et de participer aux décisions permet aux individus d’exercer leurs choix et de se faire
entendre, ce qui contribue in fine à la qualité du travail fourni et du salarié lui-même. De bons processus
d’apprentissage et de développement conduisent à une meilleure reconnaissance des salariés qui
bénéficient eux-mêmes d’une « présomption de qualité » (Méda, 2011).
Vero et Zimmermann (2018) proposent une caractérisation plus fine de ce que pourrait être
l’organisation « capacitante » idéale autour de cinq points : une organisation capacitante est une
organisation pluraliste, participative, développante, juste et responsable.
L’organisation « pluraliste » prend en compte la diversité des réalisation ou projets que chaque
individu considère comme ayant de la valeur, et reconnaît une pluralité de finalités du travail et
une variété de moyens possibles pour les atteindre.
L’organisation « participative » autorise des temps et des espaces d’expression et de
discussion de ces finalités et moyens : elle poursuit une fonction intrinsèque, une fonction
instrumentale et une fonction constructive.
L’organisation « développante » est une organisation où existent de multiples opportunités mais
aussi des moyens de les convertir en projets ou réalisations de valeur et ce, pour l’organisation
et pour les individus.
L’organisation « juste » s’efforce d’assurer un accès aux ressources et opportunités égal pour
tous.
L’organisation « responsable » a une responsabilité sociale et non seulement économique ou
juridique, au sens où elle est responsable du développement de la capacité d’agir des salariés.
Dans le champ de l’ergonomie du travail ou des sciences de l’éducation, cette notion d‘organisation
capacitante a été largement développée et étendue par certains à celle « d’environnement capacitant ».
Pour Falzon (2013), un environnement capacitant (permet aux individus de « développer de nouvelles
compétences et connaissances, d’élargir leurs possibilités d’action, leur degré de contrôle sur leur tâche
et sur la manière dont ils la réalisent, c’est-à-dire leur autonomie. Pour Fernagu-Oudet (2012), c’est un
environnement « favorable au développement du pouvoir d’agir des individus » : pour cet auteur,
« l’exercice effectif d’un pouvoir d’action dépend à la fois des possibilités (les ressources) offertes par
l’environnement et des capacités des personnes à exercer ce pouvoir (bagage expérientiel,
compétences, désir d’agir, perception des possibilités d’action, capacité de projection, etc.). Suivant
cette logique, dynamiser les environnements de travail pour les rendre capacitants, consiste à aider les
individus à mobiliser et utiliser les ressources qui sont à leur disposition et pas seulement les mettre à
disposition ».
Plusieurs leviers d’action sont alors envisageables pour les organisations : des leviers d’action sur les
contenus du travail (diversité des tâches et des activités, confrontation à des situations inédites,
discussion sur les situations rencontrées, les événements, les aléas, les imprévus, etc.) ; des leviers
d’action sur les modes d’organisation du travail (travail en binôme, des rotations sur poste ou d’équipe,
visite d’entreprises clientes ou fournisseurs, etc.) ; et leviers d’action sur la gestion des ressources
humaines (accès aux savoirs et aux connaissances via la formation, accès au marché interne du travail,
etc.) (Fernagu-Oudet, 2012).
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