Nuit Fatale 3 Web

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© LAHA Éditions, 2014

Tél. + 229 63 16 07 07/+ 229 97 89 82 42


www.vasyvoir.com
ISBN : 978-99919-1-753-5
Photograhie de couverture : LAHA Production
Abdel Hakim A. LALEYE

Roman
Chez éditions LAHA

Romans d’Abdel Hakim AMZAT déjà parus :


Pourquoi moi ?, 2007
Aimer de nouveau, 2009
Ami intime, 2009
Tourbillons, 2010
Le péché du père, 2011

Romans d’Abdel Hakim A. LALEYE déjà parus :


Afolabi
Aagan
La nuit fatale (en 5 tomes)
Destin d’une danseuse
La fortune du diable

Romans d’Abdel Hakim A. LALEYE à paraître :


Idole
Héros
Pierre précieuse
L’obsession cachée
Le premier amour est toujours le premier

Autre parution :
Apollinaire Agbazahou, Le gong a bégayé précédé de La
bataille du trône, (Théâtre) 2013
A toutes celles qui souffrent sous le poids
de l’incompréhension et de l’indifférence,

A toutes ces héroïnes de l’ombre qui,


à la force du poignet, sacrifient leur bonheur
afin que triomphent leurs amours
et leur idéal féminin.

Abdel Hakim A. Laleye


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C ouchée sur le lit, les yeux fermés, les mains


posées sous la tête, près de l’oreiller, Ibironkè
se reposait de la fatigue et du stress provoqués par l’ac-
couchement. Plus qu’une expérience, c’était pour elle
l’épilogue d’une aventure extraordinaire, la concré-
tisation d’un rêve qui lui avait affolé les nerfs et qui,
longtemps, lui avait échappé. Elle avait lutté corps et
biens, pied à pied pour qu’il en fût ainsi, surtout au
regard de ses amours heurtées et tumultueuses avec
Délé.
Justement, celui-ci, dès l’annonce de la nouvelle,
avait cessé toute activité pour se rendre à son chevet
à l’hôpital. Aucune joie ne pouvait se mesurer à son
état. Aucun bonheur n’était comparable à ses ressen-
tis. Ses yeux s’étaient enrobés de milliers d’étoiles dès
que ses pas franchirent le seuil de la chambre où son
épouse était admise. Ibironkè, recroquevillée sur elle-

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

même, dormait toujours. Elle faisait face au berceau


comme si elle ne voulait rater aucune seconde de sa
proximité avec le nouveau-né. Délé, lui, était tout
excité. Il traversa la pièce en trois longues enjambées,
alla directement vers le berceau et dégagea de la main
un pan du voile qui le recouvrait. Mais déception : le
bébé n’y était pas.
— Félicitations, lui dit aussitôt une voix fami-
lière.
Il se retourna : c’était Mamie, sa maman, drapée
dans son boubou en cotonnade, la tête coiffée d’un
madras noué à la hâte. Assise sur une chaise dans un
coin de la pièce, elle avait une bible en main, un sourire
béat sur les lèvres. Délé était tellement absorbé par la
recherche du bébé qu’il ne l’avait même pas remarquée
en entrant.
— Tu… tu es là, Mamie ? fit-il, excuse-moi.
D’un pas alerte, il s’approcha d’elle. La vieille
femme l’enveloppa aussitôt de ses bras. Des larmes
de tendresse coulèrent le long de ses joues. Se déroula,
en accéléré, le film de leur combat commun, leurs
moments de complicité, mais aussi leurs temps d’af-
frontements mouchetés, les échanges parfois aigres
entre eux. Ils restèrent là, en silence, comme si parler

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Abdel Hakim A. LALEYE

allait leur enlever la force et la sincérité des émotions


ressenties.
Au même moment, Ibironkè rouvrit les yeux.
L’échange entre mère et fils l’avait arrachée du som-
meil. Délé n’attendit plus, il se détacha de la vieille
femme et alla vers elle. La nouvelle nourrice, lente-
ment, s’ajusta sur le lit et leva les yeux vers lui.
— Comment vas-tu ? lui demanda-t-il en l’em-
brassant.
— Bien, répondit la jeune nourrice dans un sourire
un peu forcé.
— Et le bébé ?
— Il est à la crèche, mais il se porte bien. La sage-
femme va l’amener d’un moment à l’autre. C’est une
merveilleuse petite fille. Elle te ressemble.
— C’est vrai ?
— Mais j’ai froid. J’ai si froid.
Mamie se leva à son tour, elle ne paniqua pas, elle
ne parut même pas préoccupée. De son sourire énig-
matique, elle s’approcha de son fils, lui prit le bras et
le rassura :
— Le médecin a dit qu’elle va être dans cet état
pendant un moment. Ce sont les produits utilisés

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

qui lui procurent cette sensation, mais ce n’est que


passager.
La vieille femme prit la couverture à grosse toile
qui servait d’alaise au lit et enveloppa la jeune maman.
Celle-ci eut un petit sourire de remerciement à l’en-
droit de sa belle-mère et chercha les yeux encore pleins
d’émotion de son mari.
— As-tu pensé à un nom? lui demanda-t-elle pres-
que à mi-voix.
— Segiola, répondit le jeune directeur de Craig
SARL, maman m’avait suggéré ce nom. Si la tienne
avait été là, ça aurait été Mariam.
La jeune femme baissa les yeux comme si elle écou-
tait une voix intérieure et murmura entre les dents :
— Mariam Segiola !
— Oui, Mariam Segiola Craig, renchérit Délé.
Ibironkè sembla conquise par les deux prénoms.
Elle n’arrêta pas de les prononcer, comme une prière
à psalmodier ou peut-être comme pour les intégrer à
sa mémoire. Puis, sa voix faiblit en même temps que
ses yeux qui, lentement, se fermèrent. De nouveau, le
sommeil prit possession d’elle. Au même moment, la
porte de la chambre s’ouvrit.

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Abdel Hakim A. LALEYE

Une sage-femme aux formes généreuses entra,


portant comme un œuf, le bébé emmitouflé dans des
langes blancs. Il était rond, tout rond avec un corps
d’un blanc laiteux et un visage rose. Il ne dormait pas,
ses yeux en forme de pépin tournaient dans tous les
sens comme s’il recherchait quelqu’un de connu. Ses
fossettes étaient celles de sa mère, ses lèvres minces
et boudeuses semblaient appartenir à son père. Mais
sur le crâne, aucun cheveu. Il était lisse, exactement
comme sa peau si douce, si veloutée.
Délé se leva du lit et tendit les mains vers la sage-
femme. Celle-ci lui remit l’enfant et s’empressa de lui
dire.
— Ah, qu’elle est mignonne ! C’est votre portrait
craché, monsieur.
— Vous croyez ?
— Mais demandez à votre mère !
— Merci beaucoup, mais elle ressemble aussi à sa
maman. Elle s’appellera Mariam Segiola Craig !
— Alors, bienvenue parmi nous, Mariam ! conclut
la sage-femme.

*

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

L’après-midi se passa presque comme à l’accoutu-


mée pour Délé. Il avait aimé rester près de son épouse,
se délecter de la proximité du bébé, fêter avec les
deux l’avènement de cette famille, mais les impératifs
du bureau avaient pris le dessus. Il n’était pas salarié
d’un ministère, ni employé dans une société, il était
directeur d’une entreprise privée et il lui fallait donc
en assurer le développement et la prospérité. Cepen-
dant, même dans son bureau, ses idées étaient toutes
tournées vers l’hôpital, dans la chambre où reposaient
son épouse et la petite merveille. Les dernières images
des deux revenaient sans cesse dans sa tête et il se
surprenait à lever la tête et à remercier Dieu, les deux
mains ouvertes vers le ciel.
Soudain, on sonna. Machinalement, il demanda au
visiteur d’entrer, mais n’en eut vraiment conscience
que lorsque la personne s’introduisit dans la pièce et
vint se tenir devant lui. C’était Sèwa, sa collaboratrice
immédiate.
— Félicitations, monsieur, fit-elle, vous devez être
un père comblé.
— Euh… pardon, sursauta Délé comme s’il sor-
tait d’un sommeil.

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Abdel Hakim A. LALEYE

— Je veux parler du bébé, Monsieur, félicita-


tions !
— Merci, Sèwa, sourit-il en s’affalant davantage
dans le fauteuil, c’est vrai que je suis heureux, mais ma
responsabilité devient double. A l’égard de ma femme
et de ma fille.
— Dieu vous aidera à leur donner le meilleur et à
les préserver du pire.
— Amen !
Délé sourit, les yeux vaporisés par ces propos et
se tourna vers l’angle droit de son bureau où étaient
entassés des documents.
— Oui, j’allais oublier, tu m’as apporté des docu-
ments, ce matin, n’est-ce pas ?
— Oui, Monsieur !
— Et nous devrions les multiplier en plusieurs
exemplaires. Nos experts doivent les examiner,
n’est-ce pas ?
— Oui, Monsieur.
— Nous avons déjà accusé de retard, si tu veux
bien faire les photocopies !
Délé fouilla le tas, sélectionna trois chemises-dos-
siers parmi la dizaine qui se trouvait sur la table, puis
les lui remit. La jeune femme les prit, tourna les talons

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

et s’en fut. Mais avant d’atteindre la porte, la voix de


Délé résonna à nouveau derrière elle.
— Attends, Sèwa !
Sèwa se retourna aussitôt.
— Tu m’avais dit que tu as l’intention de retourner
au campus pour poursuivre tes études dès la rentrée
prochaine, n’est-ce pas ?
La jeune femme avança de quelques pas vers lui et,
ménageant sa réponse, poussa un long soupir.
— C’est pas sûr que j’y aille cette année.
— Et pourquoi ?
— Je veux encore travailler pour me faire davan-
tage des sous afin de payer l’inscription.
— Tant que ça ? Mais ça coûte combien ?
Sèwa ne répondit pas tout de suite, gênée par la
question. Mais les yeux de son patron semblèrent la
poursuivre et l’acculer. Celui-ci, voyant son embarras,
finit par lui dire :
— Je veux que tu me tiennes informé lorsque
les formulaires d’inscription seront disponibles. Je te
remettrai les sous pour ton inscription.
Les yeux de la jeune femme semblaient du coup se
réveiller. Elle sursauta presque :

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Abdel Hakim A. LALEYE

— Les formulaires sont déjà disponibles, Mon-


sieur !
— Alors, qu’est-ce que tu attends pour m’en parler ?
— Vous me payez déjà très bien, Monsieur. Je n’ai
pas besoin de vous importuner avec mes problèmes
personnels.
— Je me sens concerné par ton avenir, Sèwa.
Délé ouvrit sa mallette qui reposait plus bas, sur
une étagère du bureau, retira son chéquier et en arra-
cha un feuillet. Lentement, il remplit le chèque et le
tendit à sa collaboratrice. Celle-ci prit le chèque, mais
encore sous le coup de l’émotion provoquée par cette
spontanéité, elle se demandait que faire.
— C’est pour toi, ma chère, enfin, pour ton inscrip-
tion. Même si tu retournais au campus, je continuerai
toujours à te verser ton salaire.
Sèwa ne sut quoi dire. Surprise et gênée à la fois,
elle se demandait si elle rêvait ou si la réalité n’était pas
en train de lui jouer un mauvais tour. Comme le font
les femmes du village, elle s’approcha de son patron,
fléchit le genou et se répandit en remerciements.
— Je t’en prie, lui fit Délé, va t’occuper des dos-
siers.

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Au même moment, la porte du bureau s’ouvrit


brusquement. Elle s’ouvrit sur Daré, l’ami de tou-
jours. Celui-ci était en tenue de ville, un décontracté
élégant avec un béret coloré, posé sur le crâne, le port
plutôt athlétique. En surprenant la scène de Sèwa se
prosternant aux pieds de son patron, il ne résista pas
à l’envie de rire, ce qui provoqua un trouble inattendu
chez l’employée.

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2

I bironkè venait de saler la soupe qui bouillait sur


le feu, puis d’une louche à manche courte, en
recueillit une lampée. Sa langue s’allongea et en aspira
une goutte. Le goût lui parut bien en phase avec ce
qu’elle voulait. Elle sourit, puis, prenant la marmite
où avaient été plongées trois tasses de riz, alluma le
deuxième feu de la cuisinière et disposa là-dessus le
récipient. Soudain, un cri perçant provenant du salon
lui parvint. C’était Segi, le bébé. Il pleurait comme si
le sol venait de s’ouvrir sous lui. La jeune femme se
nettoya les mains sur le tablier qu’elle portait et sortit
presque en courant de la cuisine.
Au salon, Laraba, une jeune fille proche de la ving-
taine, tentait de calmer le bébé. Assise dans le canapé,
elle le tenait sur les genoux et lui chantait une berceuse.
Mais le nourrisson n’avait pas l’air d’y être sensible ;
bien au contraire, il pleurait de toutes ses forces et ses

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

cris avaient l’air d’être des cris d’effroi. Debout à deux


mètres, Bouse, la domestique attitrée de la maison,
semblait effarée et regardait la scène avec beaucoup
de désarroi. Ibironkè se précipita et arracha le bébé
à l’autre.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle, pourquoi pleure-
t-elle si fort ?
— Je suis désolée, tantie, répondit Laraba, elle est
tombée et s’est heurté la tête contre le guéridon.
— Comment ça ? s’alarma Ibironkè en regardant
Bouse de ses yeux fumant de colère. Mais où étais-tu,
toi ?
— Excusez-moi, Madame, se défendit Bouse,
j’étais en train de repasser vos vêtements et elle jouait
avec Laraba.
— S’il lui arrivait quelque chose, ce n’est pas à
Laraba que je vais m’en prendre, mais à toi, parce que
c’est à toi que je l’ai confiée.
— C’est compris, Madame, ça ne se reproduira
plus !
Ibironkè se mit à bercer Segi, s’assit dans le canapé,
sortit le sein et le lui donna. Boudeuse au début, la
petite finit par accepter, puis avala le téton. Quelques

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Abdel Hakim A. LALEYE

secondes après, le silence plana de nouveau dans la


pièce.
— Pourquoi restes-tu debout à me regarder comme
ça, Bouse ? Continue ce que tu faisais. Toi, Laraba, va
voir ce que j’ai sur le feu dans la cuisine.
C’était ainsi que Ibironkè mettait au pas son petit
monde dans la maison. Depuis son accouchement,
elle se consacrait exclusivement à sa fille. Ce métier
l’absorbait en même temps qu’elle y trouvait un
immense plaisir. Que son mari continue à s’absenter
de la maison après le boulot ne la dérangeait guère.
Après tout, il avait besoin de s’arracher de temps en
temps aux cris et aux interminables pleurnicheries du
bébé, mais il devrait aussi se plier à cet exercice ; car,
plus que quiconque, le jeune homme devait s’impli-
quer dans l’ambiance de la maison, il devait s’enivrer
des odeurs de la petite, jouer, au-delà de l’argent qu’il
mettait à disposition, le rôle du père, intégrer le souffle
de la petite au sien, partager ses moments de loisirs et
de distractions avec elle. Mais ses habitudes anciennes
– se retrouver avec ses amis dans un bar et fricoter
avec les jolies filles –ne pouvaient s’estomper si vite.
Justement, ce jour-là, Daré et Bayo, ses éternels
amis, le taquinaient sur le béguin qu’ils le suspectaient

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

d’avoir pour sa nouvelle secrétaire, Sèwa. C’est Daré


qui ouvrit les hostilités :
— Tu la considères comme une petite fille alors
que tu en pinces pour elle.
— Ce n’est pas vrai, se défendit l’intéressé,
je n’éprouve pour elle que le respect dû à une
employée.
— Faut voir cette nana, insista Daré. Elle a de ces
lolos, une cambrure digne d’une Hottentote…Et puis
son visage, on dirait un ange !
— Tous les deux, vous êtes en train de commettre
une erreur, commenta le jeune directeur, il n’existe
rien entre cette fille et moi.
— Attends, Délé ! La dernière fois que j’étais
entré dans ton bureau, j’ai vu de l’électricité dans
vos regards. Je suis sûr que si je n’avais pas été là, tu
aurais commis cet adorable péché que tu t’acharnes à
combattre. Non, mais…
Un éclat de rire secoua le groupe. Au même
moment, une jeune femme, effilée, jupe-pagne fendue
jusqu’à hauteur des cuisses, des rastas descendant à
mi-fesses, apparut à l’entrée du bar. Daré la vit et se
tourna vers ses amis.
— Elle est là !

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Abdel Hakim A. LALEYE

— Qui ? s’enquit Délé.


— La nana que j’attendais.
— Quelle nana attendais-tu ?
— C’est pas vrai, taquina Bayo, un autre gibier
vient de tomber dans ton piège, n’est-ce pas ?
— Non, ça c’est différent. Si elle est sérieuse, je
pourrais lui mettre la bague au doigt.
Une explosion de rires secoua de nouveau la table.
Bayo faillit renverser les boissons et les verres tant
l’hilarité le fit gesticuler sur sa chaise. Les rires ne
s’étaient pas éteints quand Délé changea de mine,
brusquement piqué par une réflexion qu’il voulut par-
tager avec le groupe.
— C’est ce que tu dis toujours de toutes les filles
que tu rencontres, observa-t-il, mais les gars, quand
est-ce que vous allez arrêter cette vie d’errance et
fonder un véritable foyer ?
Un silence mêlé de gêne et d’hésitation pesa aus-
sitôt sur tous. En fond sonore, passait avec beaucoup
de discrétion, un morceau des deux frères nigérians
P-Square. Justement, la chanson parlait de la perle sur
laquelle venait de tomber un amoureux qui, foudroyé
par la beauté de la fille, ne rêvait que de la présenter
à ses parents.

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Bayo, sentant l’ambiance s’alourdir, en profita pour


prendre son verre et en avaler le contenu.
— Je vous fais remplir vos verres ? proposa-t-il.
— Non, c’est déjà bon pour moi, décida Délé. Je
dois rentrer. Faut que j’aille bichonner ma fille. Hé,
les gars, je suis sérieux, réfléchissez à ce que je viens
de vous dire !
Délé se leva. Au même moment, la jeune femme
attendue par Daré arriva. Elle était accompagnée d’une
autre fille, au teint noir – d’un noir velouté – tout aussi
mignonne. Subjugué par la créature, Délé ne put faire
deux pas et se contenta de la voir chalouper vers eux.
Daré saisit la première fille par la main et déposa sur
sa joue un baiser chaste. Montrant Délé du doigt, il
le présenta :
— Tu te souviens de mon ami ?
— C’est le monsieur dont l’épouse a accouché
l’autre jour, n’est-ce pas ? réagit aussitôt la jeune
femme.
— Oui ! répondit Daré.
— Bonsoir, Délé. Comment se porte votre bébé ?
s’enquit-elle aussitôt.
— Très bien, mademoiselle !
— Je m’appelle Aliyah.

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Abdel Hakim A. LALEYE

— Enchanté.
— Et voici mon amie, Lewa !
Elle présentait la fille noire qui la suivait. Délé
avait le sourire du dimanche, il engloutit la main de la
jeune femme dans sa paume et avait l’impression de
caresser de la soie.
— Je suis très heureux de faire ta connaissance,
Omolewa !
— Non, pas Omolewa, rectifia la fille, mais Iwa-
lewa !
— Excuse-moi, Lewa. On se rencontrera un de
ces jours peut-être, maintenant, il faut que j’y aille.
Bonne soirée.

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3

P endant ce temps, chez Craig, l’atmosphère


n’était pas à la sérénité. Ibironkè tournait et
se retournait sur elle-même, elle allait et venait. Dans
le salon où elle se trouvait avec sa grand-mère, il lui
semblait qu’un malheur se préparait, que la santé de
sa fille allait de mal en pis. Car, Segiola avait à peine
tété le sein, puis s’était endormie dans les bras de sa
mère, le corps tout chaud. Elle avait beau lui donner
un sirop pour faire baisser la température, rien ne
semblait évoluer dans le bon sens.
— Mamie, s’alarma-t-elle, je ne sais pas ce qui se
passe, je suis très inquiète.
Et Mamie se dépêcha de la rassurer. Elle lui fit
presque un cours sur la santé des bébés, lui demanda
de laisser la petite profiter du sommeil qui venait de
l’abattre pour pouvoir récupérer.

23
Abdel Hakim A. LALEYE

— Je suis sûre que c’est parce qu’elle a heurté la


tête contre le guéridon que son malaise est survenu.
— Et qui a causé ça ?
Tout en parlant, elle remarqua la présence de Bouse
venue de la cuisine servir une tisane à Mamie. Ses yeux
lui lancèrent aussitôt des œillades incendiaires.
— Je parle de toi, Bouse, c’est à cause de ton
étourderie que ma fille est dans cet état.
La jeune fille se composa un visage pitoyable, des
perles de larme dans les yeux. De sa petite voix, elle
dit :
— Ce n’est pas ma faute, Madame !... Je jure
que…
— Où se trouve ta complice, Lara ? Encore en
train de dormir ?
— Va voir si elle est dans la chambre, Bouse,
demanda Mamie. On a besoin d’elle par ici.
La jeune domestique s’éclipsa. Mamie se pencha
sur le bébé qui dormait sur le canapé emmitouflé dans
ses langes. Lentement, elle posa le revers de la main
sur son front et se tourna vers Ibironkè.
— Ça ira, ne t’inquiète pas.
Mais Ibironkè était loin d’être rassurée. Elle fouilla
dans le sac du bébé posé sur le guéridon, en sortit

24
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

un thermomètre qu’elle introduisit dans l’anus de la


petite. Quelques minutes plus tard, elle le retira. Sur
les lignes graduées du thermomètre, il n’y avait qu’un
demi-degré supérieur à la norme : 37,5 ! Ibironkè se
rendit compte qu’il y avait un léger mieux. En proie
aux larmes, la minute d’avant, elle semblait mainte-
nant respirer mieux. Au même moment, Bouse revint
au salon.
— Laraba n’est pas dans la chambre, Madame,
s’empressa-t-elle de lancer.
— Elle doit être bien quelque part dans la maison,
observa Ibironkè. Cherche-la et ramène-la-moi ici.
D’ailleurs, je vais m’en occuper moi-même.
Malgré la fatigue, la tension et les contrariétés
accumulées tout au long de la journée, Ibironkè n’eut
aucun mal à gravir les marches des escaliers menant
aux chambres du haut. Car, dans ce duplex, la plupart
des pièces se trouvaient au premier tandis que le rez-
de-chaussée était uniquement composé du salon, de la
salle à manger, de la cuisine et du débarras. Ibironkè
fit le tour des quatre chambres à coucher, mais il n’y
avait aucune trace de la fille recherchée. De plus, dans
la dernière pièce, celle qu’occupait Mamie, elle remar-
qua quelque chose de vraiment bizarre : le sac à main

25
Abdel Hakim A. LALEYE

de la vieille femme. Il était ouvert et son contenu avait


été dispersé sur le lit.
D’un pas résolu, la maitresse de maison prit le sac
et constata qu’il était vide. Aussitôt, elle appela Mamie.
La vieille femme grimpa les escaliers et se retrouva
dans la chambre.
— Ton sac, Mamie, lui fit la jeune femme en lui
montrant l’intérieur vide, c’est ainsi que tu l’as laissé
sur le lit ?
La vieille femme ouvrit grands les yeux.
— Mais j’ai l’habitude de l’enfermer toujours dans
l’armoire. Qu’est-ce que ça vient chercher ici ?
— Tu avais de l’argent dedans ?
— Oui !
— Combien ?
— Environ quarante mille francs.
— Vois si l’argent y est encore.
Mamie était déjà inquiète. Les poches qu’elle avait
sous les yeux, parurent soudain se gonfler comme si
elles avaient été irradiées d’un flux nerveux de sang.
Au bout d’une minute de recherche, elle se tourna vers
son interlocutrice, en haussant les épaules.
— C’est cette fille qui l’a pris, conclut aussitôt
Ibironkè.

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Bouse apparut dans la chambre. Son visage était


grave, elle marchait d’un petit pas comme si elle venait
de se rendre compte d’un malheur.
— Qu’y a-t-il ? demanda Mamie.
— Je viens de sa chambre, fit-elle. Son sac ainsi
que toutes ses affaires n’y sont plus.
— Ça veut dire qu’elle s’est enfuie ?
— Je le crains, Mamie.
— Mais pourquoi ? Vous êtes-vous disputées ?
— Non !
— Alors, qu’est-ce qui lui a pris ?
— Je ne sais pas.
Mamie soupira. Lentement, comme si elle venait
d’être assommée par un coup de massue, elle se laissa
choir sur le lit, la tête entre les mains. Ibironkè se
pencha sur elle et chercha ses yeux.
— Mamie, s’il plaît à Dieu, on va retrouver cette
voleuse et on va lui arracher les sous.
Soudain, les klaxons d’une voiture retentirent. Ibi-
ronkè sursauta et se tourna vers Bouse ; c’était le
véhicule de Délé.
— Bouse, va ouvrir la porte. Mon mari est de
retour.

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Abdel Hakim A. LALEYE

Dès son entrée, Délé remarqua l’atmosphère


tendue qui régnait dans la maison. Les deux femmes,
Ibironkè et sa belle-mère, étaient redescendues de
l’étage et s’étaient retrouvées au salon, attendant l’arri-
vée du maître de maison.
— Qu’est-ce qui se passe dans cette maison ?
lança-t-il.
— C’est Laraba ! répondit mécaniquement Ibi-
ronkè.
— Quoi, Laraba ?
— Elle s’est enfuie !
— Comment ?
— Elle a pris toutes ses affaires et a même volé
l’argent de Mamie.
Délé, bien que tétanisé, essaya de contenir le flux
de colère qui montait en lui. Lentement, il alla s’ins-
taller aux côtés de sa mère et lui demanda de sa voix
posée :
— Personne ne l’a vue quand elle quittait la
maison ?
— Nous étions toutes ici, en train de nous inquiéter
de la santé de Segi quand elle a fait son opération.
— Segi souffre de quoi ?

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Elle a de la fièvre, mais ça lui va beaucoup


mieux.
Délé se leva, s’approcha du canapé où le bébé
avait été couché, puis posa la paume sur son visage.
Ce n’était pas brûlant, mais ce n’était pas non plus la
sérénité totale. Il n’eut pas le temps de placer un mot.
Mamie lui prit la main et lui dit :
— Ecoute, fiston, il va falloir faire quelque chose
pour cette Laraba. On ne peut pas laisser ça passer.
— Tu as raison, renchérit l’homme d’affaires,
demain, à la première heure, j’irai signaler ça à la
police. Après quoi, j’appellerai ses parents pour les
mettre au courant. A propos, Mamie, est-ce qu’elle a
fini par révéler l’auteur de sa grossesse ?
— Non !… Elle a refusé de dire quoi que ce soit.
— Si on connaissait l’auteur, peut-être qu’on irait
chez lui pour voir si elle se cache là-bas.
Laraba naviguait vers sa seizième année. Comme
cela se fait dans beaucoup de familles africaines, ses
parents restés au village, l’avaient envoyée auprès de
Mamie pour l’aider dans ses tâches domestiques. Au
village, après une scolarité décevante, elle avait reçu
une formation approximative de couturière, forma-
tion qu’elle avait voulu continuer et parfaire en ville.

29
Abdel Hakim A. LALEYE

Mais ses parents n’ayant pas les moyens de le lui offrir,


décidèrent alors de la placer chez Mamie, une de leurs
connaissances, en contrepartie de quoi, elle travaille-
rait comme domestique. Mais très vite, la jeune fille
abandonna son projet, préférant le confort que lui
offrait sa nouvelle vie à une rude formation dans un
atelier. D’ailleurs, elle était devenue, chez Mamie, aussi
bien la personne de confiance qu’un membre de la
famille. Quand Ibironkè tomba enceinte et que son état
nécessita un suivi médical, Mamie lui envoya Laraba,
en lui recommandant d’aider la parturiente dans ses
multiples travaux domestiques. Bientôt, ce fut Mamie
elle-même qui la rejoignit. Délé n’en fut pas mécon-
tent. D’autant qu’il avait insisté pour que sa mère
soit là. Car, la vieille femme, en plus de la médecine
moderne, connaissait les secrets des plantes adaptées
au traitement de certaines affections des nourrices et
des bébés. Ainsi, plus que Ibironkè et Délé, elle se
sentait responsable de Laraba. Mais la jeune fille, à
l’instar des adolescentes fraîchement débarquées de
leur cambrousse, aimait faire la coquette devant les
garçons du quartier. Quand il s’agissait d’aller faire
une course rapide dans les environs, elle passait le plus
clair de son temps à écouter leurs boniments et les

30
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

plaisanteries. Qu’une grossesse survienne, il n’y avait


qu’un pas qu’elle avait vite franchi.
Délé réfléchissait à un plan B si jamais le premier
n’aboutissait pas quand, soudain, la sonnerie du salon
retentit. Ibironkè et son époux échangèrent des regards
surpris. Bouse qui était affairée à la cuisine, sortit et
alla ouvrir la porte. C’était Ayouba le gardien. Il n’avait
pas l’air d’être dans son assiette, il était paniqué, son
souffle était devenu court. Dans ses yeux, paraissait
luire un éclat sombre.
— Patron, dit-il, dès qu’il s’approcha de Délé, il y
a des policiers dehors qui vous demandent.
— Des policiers ici, à cette heure-ci ? Que veu-
lent-ils ?
— J’en sais rien, mais ils sont venus avec Laraba.
Mamie, Ibironkè et Délé se levèrent d’un seul
geste. Des yeux, Délé leur demanda de s’asseoir et,
sans même rejoindre sa place assise, se tourna vers
le gardien.
— Fais-les entrer !
Quelques secondes plus tard, la porte s’ouvrit sur
trois policiers que suivait Laraba. La jeune fille serrait
sur son flanc un gros sac de polyéthylène, la tête basse,
résolument fixée sur son orteil. Le premier policier,

31
Abdel Hakim A. LALEYE

un homme sec aux yeux intelligents, s’approcha de


Délé.
— Bonsoir, Monsieur ! Je suis l’inspecteur Oré.
Désolé de venir vous importuner à cette heure de la nuit,
mais la fille ici présente dit qu’elle habite chez vous.
— Merci, inspecteur, répondit Délé en tendant la
main au policier. En effet, cette fille habite avec nous,
c’est la protégée de ma mère. Il y a un problème ?
— Vous savez, ce n’est pas prudent de laisser
une jeune fille sans défense sortir seule à des heures
tardives. Elle a failli se faire violer par les délinquants
de la gare routière.
Le sang de Mamie ne fit qu’un tour. Elle se leva
d’un seul élan. Comme elle l’avait toujours fait dans
sa jeunesse, la vieille femme se mit à nouer son pagne
à hauteur des hanches pour bien la fixer avant d’ad-
ministrer à la fugueuse une bonne correction. Mais
Délé se tourna vers elle et lui demanda de se calmer.
L’inspecteur poursuivit :
— Elle dit qu’elle attendait à la gare routière un
homme avec qui elle devrait se rendre au Ghana. Nous
supposons que le monsieur lui a posé un lapin et elle
est tombée dans les mains des loubards. Dieu merci,
nous sommes vite arrivés sur les lieux.

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Délé chercha à croiser le regard de celle qui avait


manqué de justesse d’être la cible des voyous de la
gare routière, mais elle avait toujours la tête baissée.
Le jeune homme finit par dire au policier :
— Merci, Chef. Nous vous sommes vraiment
reconnaissants !
— Nous ne faisons que notre devoir, Monsieur !
Mais, j’espère que vous n’avez aucun problème avec
elle.
— Non ! Elle a juste disparu de la maison. Je
pensais d’ailleurs venir au commissariat signaler sa
disparition.
— Vous n’avez plus besoin de vous inquiéter. Elle
est maintenant de retour à la maison saine et sauve.
L’inspecteur et ses deux accompagnateurs se
retournèrent brusquement et gagnèrent la porte. Délé
les remercia encore une fois et revint sur ses pas.
Mamie, elle, n’avait pas décoléré. Elle avait enlevé ses
chaussures, en avait pris une dans la main, l’ajustait
pour frapper Laraba.
— Non, Mamie ! S’il te plaît, ne la frappe pas.
— Très bien, fils, mais dis à cette voleuse de me
donner l’argent qu’elle m’a pris. Où sont mes sous ?

33
Abdel Hakim A. LALEYE

Laraba ne put rien dire. Elle aurait tout donné


pour ne pas se retrouver dans cette situation. Et ce
silence, au lieu de calmer la vieille femme, décupla
son écœurement. Alors, n’y tenant plus, elle se jeta
sur l’adolescente. Ou plutôt, sur le gros sac qu’elle
tenait. Déjà très fragile, le sac se déchira sur une partie,
libérant son contenu par terre. Ibironkè fut surprise
de voir certains des effets de la maison. En plus des
jouets de la nouvelle née. Délé en était pétrifié.
— Tu n’as pas entendu la question de Mamie, où
as-tu caché son argent ?
La jeune fille soupira, puis au bout d’une longue
hésitation, fit :
— Je… je l’ai donné à Afiz.
— Qui est Afiz ? réagit Mamie, et pourquoi tu lui
as remis mes sous ?
— Afiz est sans doute le garçon qui l’a enceintée,
anticipa Ibironkè, maintenant, il l’a escroquée de qua-
rante mille francs. N’est-ce pas, Laraba ?
Laraba ne pouvait pas longtemps éluder la ques-
tion. Elle émit un long soupir et lâcha avec une petite
voix de chienne battue :
— Oui !

34
4

A insi allaient les choses dans la maison du jeune


couple, de la jeune famille ainsi constituée.
Segi, entre les sorties fréquentes de son père et la pré-
sence permanente à la maison de sa mère, grandissait
de manière sereine. Mais Délé ne refusait jamais de
passer du bon temps aux côtés de sa petite chérie. Que
ce soit à la maison, dans les parcs d’attraction, chez
des amis, Délé l’emmenait partout.
Ce soir-là, au retour du bureau, le jeune entre-
preneur avait retrouvé sa petite princesse en train de
ramper au salon. Le sourire rafraichissant du bébé
lui réchauffa tellement le cœur que sans même s’en
rendre compte, il jeta son attaché-case dans le canapé
et la souleva.
Ibironkè était à l’étage. Dès qu’elle entendit le rire
de l’enfant, elle comprit que c’est Délé qui venait d’ar-
river. La jeune maman descendit et vint rejoindre son

35
Abdel Hakim A. LALEYE

mari au salon. Bouse avait déjà fini de faire les pâtes


telles que la maîtresse de maison l’avait demandé. Sans
attendre, le couple se mit à table. Délé avait à peine
pris deux bouchées que déjà la petite commença à
somnoler. Les deux époux se regardèrent, puis le papa
décida d’aller la coucher dans son berceau, à l’étage,
dans la pièce qui lui avait été réservée.
Mais Segi refusa de s’endormir. Aussitôt que son
père la déposa dans le berceau, elle ouvrit les yeux et
se mit à crier. Délé la reprit dans les bras et entreprit
de la bercer pour lui faire retrouver le sommeil.
Il y avait un grand lit dans la chambre. Toujours
dressé, il n’accueillait personne, sauf, quelquefois,
Délé ou Ibironkè qui, lorsqu’ils voulaient rester auprès
de Segi, s’étendaient là pour lui tenir compagnie. Mais
cette fois-ci, il ne s’agissait pas de lui tenir compagnie,
il était question de la faire dormir. Délé se coucha sur
le lit, déposa le bébé sur sa poitrine et se mit à lui cares-
ser la tête et le dos. Une chanson de son enfance lui
vint à l’esprit et il commença à la fredonner. Bientôt,
Segi battit des paupières et se mit à somnoler.
Mais le nouveau père ne descendit pas son nour-
risson tout de suite, il attendit que son sommeil fût
suffisamment profond. Mais en y pensant, il avait

36
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

oublié que lui-même ressentait une grande fatigue et


qu’avec autant d’émotions ressenties dans la journée,
il pouvait s’assoupir. Il s’endormit alors d’un trait.
— Délé ! Hé, Délé, tu m’entends ?
Il sursauta. C’était Ibironkè qui était penchée sur
lui et le regardait de ses grands yeux noirs.
— Délé ! Réveille-toi, s’il te plaît !
Le jeune entrepreneur se redressa. Sur l’horloge
murale, les aiguilles indiquaient une heure du matin.
Il regarda son épouse, surpris.
— Oui, ça fait trois heures que tu dors avec ta fille,
lui fit Ibironkè. Il est temps de la rendre à son berceau.
Et puis, tu n’as même pas mangé !
— Non, Ibi, je n’ai plus envie de manger.
— Dans ce cas…
Délicatement, la jeune femme récupéra le bébé
et le déposa dans son berceau, dans une position
fœtale, celle dans laquelle il aimait s’offrir un sommeil
profond. Le bébé, en effet, ne semblait pas avoir été
perturbé. Il continuait tranquillement de dormir.
— Maintenant, tu peux venir avec moi dans notre
chambre, fit Ibironkè à son époux.
— Et si elle se réveillait de nouveau ?

37
Abdel Hakim A. LALEYE

— Non, elle est à présent profondément endor-


mie. Elle ne se réveillera pas avant demain matin.
— Tu peux aller, je veux rester encore un peu
avec elle.
— Vraiment ?
La jeune femme sourit. Au lieu de s’en aller, elle
monta sur le lit et posa sa tête sur le corps de son
mari.
— Dans ce cas, tous les deux, nous allons rester
ici avec elle.
— Ce lit est trop petit pour nous deux.
— On peut se débrouiller !
Délé en sourit. De ses mains, il parcourut ses che-
veux tressés à la yorouba. Ibironkè en éprouva une
certaine sensation. Certes, ils avaient toujours leur
intimité, mais de tels gestes, elle en avait un souvenir
si lointain qu’elle avait l’impression qu’ils n’avaient
jamais existé entre eux. Elle se sentit dans l’ambiance
des confidences et se tourna vers lui pour le regarder
dans le profond des yeux.
— Délé, lui proposa-t-elle, auras-tu le temps de
nous accompagner à l’hôpital demain ?
— Mais que veux-tu aller faire à l’hôpital ? s’alarma
aussitôt l’autre.

38
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Nous n’avons pas encore fait le test d’ADN.


Délé se redressa d’un seul réflexe.
— Quel test d’ADN ?
— Oh, tu as déjà oublié ce que tu m’avais dit quand
j’étais venue t’informer que j’étais enceinte ?
— Ne sois pas ridicule, Ibironkè ! Je n’étais pas
sérieux !
— Si, tu étais très sérieux.
Délé garda le silence pendant un moment comme
s’il réfléchissait aux paroles de sa femme, puis jeta un
œil sur le bébé qui, maintenant, suçotait son pouce.
— Je n’ai plus besoin d’un test ADN pour savoir
que ma fille est de moi.
— Alors, pourquoi en avais-tu fait la suggestion ?
— Tu sais, quand tes marchandises avaient été
saisies par la douane et que tu m’as dit qu’elles avaient
été libérées sans que soit payé un centime, cela m’avait
paru très suspect.
— Tu pensais que j’avais peut-être couché avec
le douanier.
— Oui !
— Ça ne s’est pas passé ainsi.
— Raconte alors ce qui s’est passé.

39
Abdel Hakim A. LALEYE

Ibironkè se plongea dans un grand silence. Lente-


ment, elle se tourna de l’autre côté du lit, cala un oreiller
sous le flanc. La paume soutenant la tempe, elle ferma
les yeux. Les souvenirs remontèrent aussitôt dans sa
mémoire, déroulant aussitôt, cliché après cliché, le
film des événements. Elle se mit à raconter :
« Ce jour-là, mon amie Viviane et moi, avions ren-
dez-vous avec un jeune douanier qui devrait nous
emmener chez un de ses chefs afin qu’il nous aide à
récupérer les marchandises saisies. Ce jeunot, nouvel-
lement recruté, un peu voûté avec des yeux qui vous
scrutent de partout, nous conduisit dans un restau-
rant, sur recommandation de son fameux chef.
L’établissement, un endroit bien connu dans le
quartier commercial, accueillait les cadres de l’admi-
nistration douanière. Il était animé et on sentait que
la patronne, une dame à la peau cruellement décapée,
était aimée de tous et le rendait bien aux gens. Le jeune
douanier nous emmena à une table située tout au fond
du restaurant. Mais avant même d’atteindre l’endroit,
je vis, attablé à quelques mètres, un colonel, lunettes
cerclées d’or sur le nez, en train de me regarder en
souriant.
— Usman ! avais-je crié.

40
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Ibironkè ! s’était-il exclamé, que fais-tu ici ?


Automatiquement, je me retournai vers le jeune
douanier qui se mit au garde-à-vous pour saluer son
chef et lui faire comprendre que nous étions sous sa
protection.
— A vos ordres, Chef !
— Est-ce toi qu’elle est venue voir ? demanda
Usman.
— Non, Chef, ce sont les invitées de Bala !
— Ce vaurien-là ! Où est-il en ce moment ?
— Il est au bureau, Chef !
— Allez, venez vous joindre à moi, mes sœurs,
vous êtes mes invitées. Ce Bala vous fera inutilement
attendre.
Sans même consulter du regard Viviane, je m’avan-
çai vers le haut gradé qui se leva, dégagea trois chaises
autour de la table et nous invita à nous asseoir. Car, il
venait d’inclure aussi le jeune douanier.
— Voici Viviane, dis-je à Usman, une fois que
nous nous étions mises à l’aise. Elle est mon amie et
nous sommes également associées en affaires.
— Enchanté, Viviane.
Une serveuse se précipita vers nous et, papier et
stylo en main, vint prendre nos commandes.

41
Abdel Hakim A. LALEYE

— Alors, commença notre interlocuteur, Ibironkè,


quelle affaire te lie à Bala ?
— Ses agents ont saisi nos marchandises à l’aé-
roport et nous sommes venues le voir, expliquai-je
aussitôt.
— Vous faites de la contrebande ?
— Non, Usman, nous faisons du commerce
légal.
— Et pourquoi les douaniers ont-ils saisi vos
marchandises ?
Ce fut à ce moment-là que le jeune douanier inter-
vint.
— Excusez-moi, chef, nous n’avons pas encore
confirmé leurs déclarations, mais les marchandises
font partie de…
— Va dire à Bala sur-le-champ que moi, Colonel
Zanfou, j’ordonne qu’on leur remette leurs biens. Je
veux que tu y ailles immédiatement. J’appellerai Bala
après pour confirmation.
Le jeune douanier se leva immédiatement, se mit
au garde-à-vous et disparut. Nous étions stupéfaites
par la rapidité avec laquelle les choses s’étaient passées.
Alors que nous étions venues, presque convaincues
que ce Bala allait nous estoquer des fonds contre la

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

relaxe de nos marchandises, nous voilà sur le point


de récupérer nos biens. Mais Usman avait un souci
particulier, du moins, une requête à me faire.
— Et ton amie, Sarata ? m’avait-il brusquement
demandé.
Sarata, c’était une amie d’enfance. C’était une
femme du monde, une commerçante qui s’était
enrichie dans la vente de bijoux au niveau de l’admi-
nistration publique et qui avait pour clients les cadres
de la douane. Avec elle, Usman avait eu une histoire
d’amour, mais qui s’était mal terminée. Le Colonel ne
l’avait pas oubliée, bien au contraire. Malgré la douleur
qui avait marqué cette relation, il avait gardé d’elle des
souvenirs nostalgiques.
— Où est-elle maintenant ? m’avait-il demandé.
— Elle est toujours ici à Cotonou ! avais-je
répondu.
— Vrai ? Je pensais qu’elle s’était exilée. Elle m’avait
toujours parlé du Gabon, de Malabo ! J’espère qu’elle
ne s’est pas encore mariée ?
— Non !
— Je t’en prie, donne-moi son numéro, il faut
absolument que je la revoie ! »

43
Abdel Hakim A. LALEYE

L’explication avait duré un peu moins d’une heure.


Dans la chambre déjà baignée par l’intimité et la confi-
dence, les sens étaient à la réconciliation. Délé revit
dans sa tête ces moments délicats où son couple avait
été un peu à la dérive et où il ne manquait rien pour
que chacun prenne son chemin. Il soupira profondé-
ment, glissa sa main pour caresser les cheveux de son
épouse. Celle-ci se redressa lentement et, soutenant
son regard, lui prit le bras :
— Maintenant, j’ai besoin de toi dans notre cham-
bre. Viens !

Sèwa était concentrée sur le laptop de son patron


quand Délé ouvrit la porte de son bureau et y entra.
Assise sur le canapé du petit salon de la pièce, la jeune
femme leva un regard plein de complicité vers lui.
— Bonjour, Monsieur !
Nullement surpris de la voir dans son bureau, Délé
lui renvoya son sourire et s’approcha d’elle.
— Bonjour, Sèwa ! On dirait que tu es de très
bonne humeur ce matin !
— Oui, Monsieur !

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Quel en est le secret ?


Sèwa prit une enveloppe qui était sur le guéridon,
l’ouvrit et en retira une lettre.
— Voilà le secret !
Délé regarda fixement la lettre qu’on lui tendait, la
prit et la déplia. Le jeune homme n’eut aucune peine
à la parcourir. Son sourire contagieux en dit long sur
sa satisfaction.
— C’est une lettre de notification d’admission.
— Sèwa, félicitations !
— Merci, Monsieur! fit la collaboratrice.
Délédé posa son attaché-case et s’installa à côté
d’elle sur le canapé. Il regarda fixement l’écran de
l’ordinateur pendant un moment, juste pour voir à
quoi la jeune femme travaillait. Mais Sèwa avait les
yeux fixés sur lui.
— Je suis vraiment reconnaissante, Monsieur !…
Merci infiniment de votre soutien.
Tout en ayant les yeux fixés sur l’écran de l’ordi-
nateur, Délé lui demanda :
— Quand est-ce que tu pars ?
— La rentrée scolaire est en octobre. Alors, je reste
avec vous jusqu’à fin septembre.

45
Abdel Hakim A. LALEYE

Le jeune homme se retourna soudain. Les yeux de


sa collaboratrice semblaient le pénétrer dans tous les
rayons de l’âme. Pour ne pas en être troublé, il joua
au patron occupé et se leva. Mais Sèwa, au même
moment, se mit debout.
— Vous me manquerez moi aussi, fit-elle, mais si
vous m’appelez quand vous venez à Parakou pour vos
affaires, je viendrai vous voir.
— Merci d’avance, Sèwa.
Délé se pencha sur le guéridon, ouvrit sa mallette
et en retira une somme d’argent. Sans même regarder
son interlocutrice, il déposa la liasse en face d’elle.
— Ceci est pour préparer la rentrée. Tu peux
avoir besoin de t’acheter de nouvelles tenues ainsi
que des livres.
La surprise était totale dans les yeux de la jeune
femme. Elle regarda les billets, se tourna vers son
patron et, subtilement, se colla à lui et, de ses deux
bras, l’enlaça, par la ceinture. Ses lèvres s’allongèrent
et lui crevèrent la joue d’une bise sonore.
— Je ne sais comment vous remercier, Monsieur.
Vraiment, vous êtes le meilleur des patrons.

46
5

T rois ans s’étaient écoulés.


Trois ans sans histoire, trois ans de ménage
heureux, Délé savourait le bonheur aux côtés des deux
êtres qui assuraient désormais l’équilibre de sa vie.
Ibironkè avait chassé les démons qui l’avaient hantée
pendant des mois et même pendant des années. Elle
tenait pour lointains et ensevelis dans les oubliettes ses
problèmes avec son époux, ses histoires sans queue
ni tête. Les trois avaient ouvert une nouvelle page de
leur vie.
Ce soir-là, le couple était en train de diner à table
quand la sonnerie du portail retentit. Segi était assis
dans un coin du séjour, sur une chaise pour enfant, en
train de feuilleter un livre de jeunesse en compagnie
de Bouse. La sonnerie se fit alors insistante.
— Tu attends quelqu’un ? demanda Délé à son
épouse.

47
Abdel Hakim A. LALEYE

— Non!
La sonnerie retentit de nouveau. Bouse interrom-
pit ce qu’elle faisait avec Segi et sortit de la pièce. De la
salle à manger, seulement séparée du séjour par deux
escaliers, Délé et Ibironkè avaient une vue sur la porte
d’entrée. Ils guettaient le visiteur annoncé qu’eux n’at-
tendaient pas. Soudain, Bouse revint.
— C’est Tata Sèwa !
Délé accusa la nouvelle avec un air gêné, même
troublé. Mais en bon comédien, il ne voulut pas mani-
fester publiquement ses sentiments et fit mine d’être
absorbé par son diner. C’était d’ailleurs la fin. Il ne lui
restait qu’à boire le vin rouge que sa femme lui avait
servi. Sèwa ? Pourquoi venait-elle, ici, à la maison ?
Pourquoi s’était-elle mis en tête de le perturber jusque
dans son intimité ?
Sèwa pénétra alors le salon, le sourire aux lèvres.
Elle paraissait plus enveloppée dans ses formes, mais
ses traits avaient mûri, la rendant du coup plus épa-
nouie. Elle portait un tee-shirt noir sur un pantalon
serré qui épousait ses formes et affichait ses belles
rondeurs. Ibironkè avec qui elle avait toujours des
rapports sains et presque amicaux, se leva et alla à
sa rencontre. Les deux femmes échangèrent des poi-

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

gnées de main vigoureuses puis s’embrassèrent. Segi


qui n’était pas loin, vint s’accrocher au pantalon de la
jeune femme en s’écriant :
— Tata Sèwa !... Tata Sèwa !
— Ah, la mignonne Segi !
Sèwa souleva la petite fille, l’envoya en l’air et la
cueillit dans ses bras. Segi en était heureuse, elle avait
la gencive en récréation, riait de tout son saoul. Après
l’avoir complimentée sur ses beaux cheveux, la nou-
velle venue la déposa en l’embrassant sur le front. La
petite regagna sa table et reprit à nouveau son livre.
— Bienvenue chez nous, commença Ibironkè,
j’espère que tu viens nous annoncer une bonne nou-
velle, ma grande.
— Pas grand-chose, tata, fit la jeune femme, j’ai
fini mes examens.
— Alors, tu as quitté le campus, tu as rendu les
clés de ton studio ?
— Oui… j’ai rejoint la maison familiale.
Sèwa en profita pour se tourner vers son ancien
patron. Celui-ci demeura assis dans sa chaise et fai-
sait semblant de ne pas suivre les mouvements de la
visiteuse. Celle-ci finit par lui lancer :
— Bonsoir, Monsieur !

49
Abdel Hakim A. LALEYE

— Bonsoir Sèwa. Comment ça va ?


— Ça va, Monsieur.
Elle en profita pour s’approcher de lui afin de
lui serrer la main. Ce fut en ce moment que Délé se
leva de son siège, se nettoya les mains à l’aide d’une
serviette de table :
— Je dois aller me faire coiffer, s’excusa-t-il. Mon
coiffeur serait en train de m’attendre.
— A cette heure-ci ? s’enquit Ibironkè un peu
surprise. Ça ne peut pas attendre demain ?
— Non, je n’en aurai pas le temps.
Les clés de sa voiture étaient dans un coin de la
commode. Délé les prit. Il n’eut pas besoin d’aller se
changer en chambre. Avec une chemise légère, une
culotte qui lui arrivait aux genoux et des chaussures à
moitié ouvertes, il prit la direction de la sortie du salon.
Mais avant d’atteindre le seuil, il se retourna, les yeux
tournés vers Sèwa.
— J’espère que tu n’es pas venue me voir.
— Non, Monsieur !
— Tu es sûre ?
— Mais oui, patron !
Délé n’attendit plus. Il lui fit un signe d’au revoir et
sortit de la pièce. Quelques instants après, on enten-

50
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

dit le ronflement clair et régulier d’une voiture. En


quelques secondes, le véhicule sortit et s’éloigna. Le
visage de Sèwa en parut, sur le moment, décomposé,
mais elle fit un effort sur elle-même et chaussa sa mine
d’un masque de bonhomie et de sérénité. Ibironkè
ne le remarqua même pas, préoccupée qu’elle était de
recevoir la visiteuse. Elle l’invita à s’asseoir dans l’un
des fauteuils du séjour.
— Alors, lui demanda-t-elle, c’est pour quand ta
soutenance ?
— J’attends la décision du conseil scientifique,
répondit l’étudiante, c’est lui qui programme les sou-
tenances, mais j’espère qu’il le fera bientôt.
— J’imagine que tu séduiras le jury. Peut-être qu’à
ce moment-là, tu nous ferais rencontrer ton fiancé.
— Fiancé ? s’écria-t-elle soudain… Voyons, tata,
je n’ai pas de temps à consacrer aux hommes en ce
moment. Ce qui me préoccupe le plus, c’est trouver
un boulot.
— Discutes-en avec mon époux. Il pourrait te
trouver de nouveau un poste dans son entreprise.
— Merci, Tata. Je vais lui en parler. Mais je ne vais
pas abuser de votre hospitalité. C’était juste une visite

51
Abdel Hakim A. LALEYE

de courtoisie. Je reviendrai passer du temps avec vous


demain.
Elle se leva soudain. La petite Segi, de nouveau,
vint s’accrocher à elle. Elle l’embrassa, la prit dans ses
bras et l’emmena jusqu’au seuil de la porte. Ibironkè
la récupéra de ses mains et lui dit :
— C’était un réel plaisir de t’avoir revue, ma
chère.
— Le plaisir est partagé, répondit la jeune femme
en fermant la porte. Bonne nuit, Tata !

Délé semblait nerveux. Les bras posés sur le toit


de son véhicule, il ne tenait pas en place, les yeux
furetant partout, dans les rues avoisinantes. Il avait
fait stationner son véhicule dans une rue, loin du
lampadaire qui éclairait sur près de cinquante mètres
le pâté de maisons qui se trouvaient dans le rayon.
Visiblement, il attendait quelqu’un. Aussitôt, le son de
son portable crépita dans sa poche. Il retira l’appareil.
C’était un texto, il s’empressa de le lire, puis satisfait,
émit un long soulagement. Il ouvrit la portière de la
voiture, s’installa à bord et attendit.

52
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Quelques secondes après, Sèwa déboucha de l’an-


gle et le rejoignit. Ils n’échangèrent aucun mot. La
jeune femme ouvrit la portière côté non-chauffeur
et se hissa à bord. Délé n’attendit pas, il fit ronfler
le moteur du véhicule, engagea le levier de vitesse et
démarra.
Le trajet ne dura pas longtemps. Le jeune entrepre-
neur prit la voie principale, le Boulevard du Canada,
longea, sur cinq cents mètres, le bitume de Cadjèhoun,
et se retrouva dans les rayons de la Place du Souvenir.
Sous l’ombre épaisse de deux arbres, à côté du mur
de clôture des tours administratives, il s’arrêta. On le
sentait contrarié. Lentement, il se tourna vers la jeune
femme et lui dit :
— Sèwa, combien de fois faut-il te dire de ne pas
venir à la maison ? Tu veux que mon épouse se rende
compte de ce qu’il y a entre nous ? Si tu entends ébrui-
ter nos relations au monde entier, c’est la meilleure
manière de le faire.
Sèwa parut plongée dans une espèce de rêverie ;
mais elle ne rêvait pas. C’était parce qu’elle venait
d’accuser le coup de colère de son interlocuteur et
elle chercha à lui répondre. De sa voix douce, elle lui
dit :

53
Abdel Hakim A. LALEYE

— Je suis désolée, Délé, vraiment désolée. C’est


juste parce qu’il faut que je te voie urgemment. J’ai
tenté plusieurs fois de t’appeler, mais tu ne décrochais
pas.
Délé soupira, la fixa un instant, puis détourna le
regard vers la rue. Mais il ne voyait rien de particulier.
— Tu ne m’avais pas dit que tu revenais
aujourd’hui.
— Tu as raison, répondit presque en suppliant
l’étudiante, mais c’est qu’il y a quelque chose de très
important dont je dois discuter avec toi.
— Maintenant, je t’écoute. De quoi s’agit-il ?
— Je suis enceinte!
Un silence pesa lourdement sur la voiture. Malgré
le bruit sourd que produisait un camion titan qui
passait, Délé n’entendit, dans sa tête, que le choc que
cette petite phrase venait de produire en lui.
— Pourquoi, Sèwa ? cracha-t-il avec, à la fois, un
ton de reproche et de colère, pourquoi dois-tu tomber
enceinte ?
— Pourquoi ne dois-je pas tomber enceinte? répli-
qua la jeune femme, nous étions tous les deux conscients
des conséquences lorsque nous avions commencé à
avoir des rapports sexuels non protégés.

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Je ne me suis jamais fait à l’idée que tu puisses


aussi facilement tomber enceinte. Je pensais que tu
étais plus sage et expérimentée.
— Plus sage et expérimentée comment ?
Délé avait l’impression que son interlocutrice pre-
nait de l’assurance, au fur et à mesure qu’avançait la
conversation. Il lui semblait qu’elle n’avait plus peur
de lui et qu’elle tentait de peser sur leurs échanges avec
un abord plus sûr et même plus osé.
— Ecoute, fit Sèwa, la question n’est plus à la dis-
sertation, ce qui importe c’est : qu’allons-nous faire?
— Qu’allons-nous faire, me demandes-tu ? releva
l’autre, comme s’il y avait deux solutions. Il faut que
tu t’en débarrasses, c’est tout !
— Tu parles comme si c’était un crime que j’ai
commis.
— Mais moi je ne peux pas faire autrement. Je suis
marié, tu le sais très bien.
Un autre silence, cette fois-ci, s’abattit sur eux.
Sèwa fit courir nerveusement ses doigts sur le dessus
de la boîte à gants pendant quelques secondes, puis
elle haussa les épaules.
— Très bien, si c’est ce que tu veux, je vais m’en
débarrasser.

55
Abdel Hakim A. LALEYE

Délé ne montra pas tout de suite son soulagement.


Il plongea la main dans sa poche, sortit une épaisse
liasse de billets qu’il compta et la lui remit. La jeune
femme ne manqua pas de grommeler.
— C’est la dernière fois que j’accepte ce compro-
mis. Ça ne peut plus se passer comme ça.
— Tu as raison, Sèwa, ça ne va plus se reproduire,
je te le promets.
L’étudiante se tourna vers lui, mais l’autre avait le
visage ailleurs, comme s’il ne voulait plus la sentir.
— Tu veux dire quoi par là ?…Tu vas maintenant
me fuir ?
— Pourquoi te fuir ?
— Je ne sais pas, mais c’est comme si je te rendais
la vie impossible, alors que…
Il y avait déjà des larmes dans sa voix. Délé la sentit
défaillir. Sans lui dire quoi que ce soit pour la calmer,
il remit en marche le moteur et démarra la voiture.
Les bosselures sur la voie imprimèrent au véhicule
quelques secousses et contorsions désagréables. Mais
c’était sans effet, puisque le jeune homme décala le
levier de vitesse et, avec la première, fit bondir la voi-
ture. Bientôt, ils gagnèrent la voie bitumée.

56
6

Q uand il rentra, Délé vit Ibironkè couchée,


presque endormie sur le grand lit. Le jeune
homme se rendit à la salle de bains d’où il ressortit
quelques minutes plus tard, rincé, soulagé et parfumé.
Il n’avait pas besoin de porter son pyjama. La chaleur
était telle que même la climatisation avait du mal à
rafraîchir convenablement la chambre. Il resterait en
sous-vêtement.
Lentement, il se glissa dans le lit, près d’Ibironkè et
la prit par les reins. La jeune femme protesta timide-
ment et se retourna vers lui, un sourire un peu amer
sur les lèvres. Elle avait les yeux de quelqu’un qui ne
dormait pas.
— Chérie, fit observer Délé, je croyais que tu
dormais.
— En fait, je n’arrivais pas à retrouver le sommeil,
répondit la jeune femme. Délé, je pense qu’il faut que
nous allions voir le médecin demain matin.

57
Abdel Hakim A. LALEYE

La surprise de Délé se manifesta aussitôt :


— Pourquoi ?
— Je sens toujours des douleurs dans le ventre.
— Encore ? Ça devient vraiment sérieux !
— C’est pourquoi il faudrait que je voie le médecin.
Dis, tu m’accompagneras ?
— Avec plaisir, ma chérie.
Ils gardèrent le silence pendant un moment. Puis,
Ibironkè se redressa sur le lit, prit son souffle et lui
dit.
— Délé, tu m’avais dit que tu allais chez le coiffeur
pour te faire couper les cheveux. Pourquoi tu ne l’as
plus fait ?
Le jeune homme n’y avait peut-être pas pensé.
Absorbé par ses ennuis avec Sèwa, il avait oublié
d’aller chez le coiffeur. Silencieux pendant quelques
secondes, il prit le front de son épouse et écrasa là-
dessus un grand baiser.
— Le coiffeur n’était pas là et m’a confié à l’un
de ses apprentis. Et j’ai jugé nécessaire de ne pas me
faire scalper par ce jeune.
Ibironkè en sourit. Elle savait que son homme lui
mentait, mais avait décidé de n’en rien dire. Elle l’em-
brassa, se retourna dans le lit et chercha le sommeil.

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Le lendemain, très tôt, le couple se rendit à la cli-


nique. Le médecin traitant, celui qui avait suivi pas à
pas la grossesse d’Ibironkè, examina la jeune femme.
Délé, comme d’habitude, n’assista pas à la séance.
Mais au bout de la consultation, alors qu’il faisait le
pied de grue dans la salle d’attente, il fut contacté par
l’infirmière qui lui transmit le désir du docteur de
discuter avec lui.
Le jeune homme d’affaires avait peur en entrant
dans le cabinet. Quand on fait appel généralement
au mari, c’est qu’il y a quelque chose de grave qui
pointe à l’horizon. D’ailleurs, lorsqu’il pénétra dans
le bureau, Délé avait le visage congestionné, un nœud
dans la gorge, attendant qu’on lui annonce la mauvaise
nouvelle.
— Je viens à peine d’examiner minutieusement
votre épouse, commença le gynécologue, après l’avoir
fait asseoir, et j’ai découvert qu’elle est enceinte.
— Enceinte, dites-vous, docteur ?
Le jeune homme faillit se lever et se jeter dans
ses bras, mais le médecin, d’un ton un peu cassant,
ajouta :
— Malheureusement, la grossesse a une petite
complication.

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Abdel Hakim A. LALEYE

— Quoi ?
— Vous savez ce qu’on appelle « grossesse extra-
utérine » ?
— Ne dites pas que c’est le cas ?
— Hélas, oui, Délé, au lieu de se développer dans
l’utérus, la grossesse se développe dans la trompe.
Dans un tel cas, nous n’avons d’autre choix que d’in-
terrompre le processus.
Délé regarda fixement le médecin en silence pen-
dant un moment. Puis, il soupira profondément en se
prenant la tête entre les mains.
— Qu’est-ce que mon épouse risque ? demanda-
t-il.
— Rien, fit le docteur presque avec une pointe
d’amertume, on lui fait ce que nous appelons un avor-
tement thérapeutique mais à partir de cet instant, il
faut éviter qu’elle tombe désormais enceinte.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est très dangereux !
— Je ne comprends pas, docteur.
Le médecin enleva les lunettes qui lui chaussaient
le nez, fit tourner le fauteuil pivotant dans lequel il
était assis, puis émit un long soupir. C’était maintenant

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

le professeur qui voulait expliquer les choses, non le


docteur.
— Ecoutez-moi bien, argumenta-t-il, votre
épouse est désormais exposée à un autre cas de gros-
sesse extra-utérine. Le seul moyen d’éviter une telle
situation qui risque, si cela arrive, de provoquer des
grands dégâts, c’est faire en sorte qu’elle ne tombe
plus enceinte. Je sais que ce que je dis est difficile à
accepter, mais c’est la vérité.
Délé soupira longuement. Il se leva, se rassit, puis
se prit la tête entre les mains. Pendant quelques secon-
des, il avait l’impression que le ciel lui tombait sur la
tête.
— J’ai peur de comprendre ce que vous me dites
là, docteur. Mon épouse et moi, nous ne pouvons plus
avoir d’enfant, c’est ça ?
— Hélas, oui. Vous avez Segiola. Dieu vous a déjà
accordé cette chance d’être parents.

Pendant ce temps, Sèwa s’était rendue dans un


cabinet privé pour se faire avorter. Certes, c’était
un cabinet officiel, mais en plus des consultations,

61
Abdel Hakim A. LALEYE

opérations classiques et autres traitements en obstétri-


co-gynécologie, on y pratiquait des avortements.
Sèwa n’avait pas un rendez-vous spécial avec le
médecin, mais elle comptait sur les liens qu’elle avait su
entretenir avec lui pour espérer être écoutée et obtenir
de lui un rendez-vous pour l’opération. A moins qu’il
ne décide sur-le-champ de la lui faire subir.
Elle entra dans la salle d’attente. Des patientes,
avant elle, étaient assises et même affalées sur des
bancs. Deux ou trois femmes à la grossesse proémi-
nente semblaient implorer le ciel pour être délivrées.
Elles ne souffraient pas, mais le poids de leur gros-
sesse les mettait à mal.
Au comptoir, une infirmière accueillit Sèwa et lui
demanda de contenir son impatience dans l’un des
fauteuils libres. Au bout de quelques minutes, on lui
donna une fiche qu’elle remplit, en détaillant l’objet
de sa visite. Et pendant que l’infirmière vint chercher
l’imprimé, la jeune femme se laissa complètement
enivrer par le confort du fauteuil. La tension, la fati-
gue, l’émotion, tout finit par la faire fondre dans le
sommeil. Ou plutôt, dans la rêverie. Ses pensées som-
brèrent dans le passé.

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Elle se revit ce jour-là, à l’Hôtel de ville. Elle venait


à peine de descendre du taxi qui l’y avait emmenée
quand elle avait été accueillie, sans le vouloir, par l’am-
biance festive dans laquelle baignait la mairie. Des
groupes d’animation étaient en train de chanter et de
battre le tam-tam. La fanfare bruissait de mille notes
de clarinettes, saxophones, trombones accompagnées
de roulements de tambour. Sèwa avait porté ce qu’elle
avait de meilleur dans sa garde-robe, mais elle ne savait
pas où mettre son sac de voyage. Le bagage au flanc,
elle s’était approchée de la grande salle de fêtes et
s’était faufilée dans la foule pour parvenir aux pre-
miers rangs. Elle était arrivée à temps, car, la minute
d’après, la musique, les animations avaient cessé.
Tout au bout de la salle, il y avait Daré et Aliyah,
les deux fiancés prétendant au mariage, qui se tenaient
debout, l’un à côté de l’autre. Devant eux, le célébrant,
avec à sa gauche deux agents des services municipaux.
C’était un élu, portant les responsabilités de ce genre
de cérémonie. Après avoir demandé à un de ses col-
laborateurs de lire des extraits du code de la famille
concernant l’acte de mariage, il avait rappelé à chaque
partie les obligations et les devoirs de l’une envers
l’autre, puis, avait demandé aux deux d’échanger leurs

63
Abdel Hakim A. LALEYE

vœux. Puis ce fut le moment historique : la mise à


l’annulaire des alliances.
L’assistante s’était lancée alors dans des applau-
dissements à tout rompre. Des youyous avaient fusé
de tout part et de façon spontanée. Le célébrant avait
suggéré aux époux de s’embrasser. Sans attendre, les
deux avaient uni leurs lèvres pendant près de quinze
secondes. C’était à cette occasion que Sèwa s’était mis à
crier et à applaudir à tout rompre. Des mots lui avaient
alors échappé, elle avait crié « Vive les mariés ! ». Sa
voix avait été si forte que l’un des témoins du marié
s’était tourné vers elle. C’était Délé. Le jeune homme
qui jouait le garçon d’honneur en même temps que le
témoin était surpris de la voir là. C’était là le début de
son aventure avec Craig Délé.
Car, au cours de la réception, Délé avait tout fait
pour la retrouver. La jeune femme avait donné sa
démission depuis trois bonnes années et avait rejoint
le campus de Parakou où elle devrait suivre ses cours.
Certes, elle mettait un point d’honneur à donner de
ses nouvelles à son ancien patron, mais c’était de façon
épisodique. Ils ne s’étaient jamais revus et peu à peu,
l’affection que l’un avait nourrie pour l’autre avait
commencé à entrer dans le domaine du fantasme,

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

c’est-à-dire des choses rêvées dont on n’en voit jamais


la réalisation. Mais ce jour-là, Délé avait eu l’impres-
sion qu’il ne s’était jamais séparé d’elle et que ses
sentiments, à son égard, n’avaient jamais faibli.
— Alors, tu n’espérais plus me revoir, n’est-ce
pas ? lui avait lancé la jeune femme.
— Oui, je le reconnais ! avait acquiescé Délé.
Sèwa avait fait semblant d’être fâchée et s’était éloi-
gnée de lui. Mais l’homme d’affaires l’avait rattrapée.
— Tu sais, lui avait dit Sèwa en affectant un air de
lassitude, Parakou est très loin d’ici et c’est depuis huit
heures ce matin que je me suis mise en route, alors,
j’espère qu’à ton tour, tu ne vas pas me fatiguer.
— Si j’avais su que tu serais là, je me serais trans-
formé en hélicoptère pour te ramener sur les ailes du
vent.
Cette blague inattendue avait fait sourire la jeune
femme. C’était la fissure qu’il cherchait, ou plutôt, la
brèche. Une brèche dans laquelle le jeune homme
allait s’engouffrer. Pour vivre pleinement cet amour
qui lui avait, semble-t-il, échappé quand il avait été
son chef.
Cette nuit-là après la réception, les mariés comme
certains de leurs proches, les témoins, les filles et les

65
Abdel Hakim A. LALEYE

garçons d’honneur, avaient la possibilité de passer la


nuit à l’hôtel. Des chambres leur avaient été réservées
et Délé qui avait projeté de rester, avait changé de
décision. Surtout lorsqu’il avait vu Sèwa demander
à son amie Aliyah s’il n’y avait plus de place libre à
l’hôtel. Délé lui avait alors proposé de lui offrir sa
chambre à lui.
— Et toi, comment ferais-tu ? lui avait demandé
la jeune femme.
Délé avait haussé les épaules et avait jeté la tête
ailleurs, comme pour minimiser la situation.
— Non, ce n’est pas grave, je retournerai à la
maison.
— Pas question, lui avait fait l’autre. On passera
la nuit dans la même chambre. Mais ça ne veut rien
dire.
— C’est vrai, avait renchéri Délé, ça ne veut rien
dire.
Quand Délé amena Sèwa à l’hôtel avec ses bagages,
il se rendit compte que la fatigue l’avait essoré. Il se
dit qu’il n’aurait plus la force de conduire. A moins
de dormir ne serait-ce que pendant un quart d’heure
pour se requinquer. Dieu merci, il y avait deux lits, l’un

66
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

à deux places, l’autre à une place. Sans attendre, il était


allé s’affaler dans le deuxième, le nez dans l’oreiller.
— Délé, avait appelé l’étudiante, Délé !
Le jeune homme s’était retourné. Devant lui, la
jeune femme nue, entièrement nue qui le regardait de
ses yeux pleins d’invite.
— Dis-moi, où se trouvent les serviettes de
rechange ? avait-elle demandé.
Délé n’avait pu répondre, subjugué par le nu de
cette femme déjà belle en habits, mais alors époustou-
flante de forme et de régularité dans sa plastique.
— Je t’ai posé une question, avait-elle insisté. Où
sont les serviettes de rechange ?
— Là, dans… dans l’armoire. Mais pourquoi tu
te mets nue ainsi ?
— Je veux aller prendre une douche. J’ai voyagé
tout au long de la journée et je me sens sale.
Sans attendre, elle s’était retournée et s’était dirigée
vers la douche. Quelques minutes après, Délé avait
entendu le bruit de l’eau dans la baignoire. C’était fini,
il ne pouvait plus dormir. La nudité de cette femme
l’avait plus que réveillé. Il s’était dressé, son corps
s’était dressé en lignes nerveuses et une excitation
peu commune, celle qu’il avait connue au temps de

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Abdel Hakim A. LALEYE

ses premières amours avec Ibironkè, s’était emparée


de lui. Hardiment, il s’était levé, avait enlevé ses habits
et s’était dirigé vers la douche. Il avait su, dès lors,
qu’il avait franchi le seuil de la salle d’eau, que sa vie
amoureuse avait pris un autre tournant.

68
7

— Mademoiselle, hé, tantie !


Sèwa sursauta. Elle ouvrit les yeux et vit devant elle
l’infirmière, qui la regardait d’un œil bizarre. Les autres
patientes la dévisagèrent de la même façon.
— Excusez-moi, fit la jeune femme à l’adresse de
l’infirmière, j’étais distraite.
— C’est votre tour ! Le docteur vous attend !
L’étudiante se leva, elle avait l’impression que ses
jambes avaient doublé de volume tant elle les sentit
lourdes, emprisonnées par des fourmis. Elle fit quel-
ques pas sur le carreau, secoua ses jambes et suivit
l’infirmière. Son cœur se mit à battre. C’était la pre-
mière fois qu’elle voulait ainsi se faire avorter, du
moins, la première fois qu’elle envisageait une telle
situation.
En elle, lui revinrent les propos de Délé. Il ne vou-
lait pas entendre parler d’enfant. Bien qu’elle comprît

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Abdel Hakim A. LALEYE

la posture de cet homme, elle se demandait si, de son


côté, ce choix était vraiment le sien. L’aimait-elle pour
envisager de lui faire un enfant ? L’aimait-elle au point
de faire de lui père à nouveau ? Ou serait-elle ce jouet
dont il se contentait d’utiliser les artifices dès qu’elle
était de passage à Cotonou ?
Certes, la jeune femme avait des amoureux à
Parakou, des gens qui seraient prêts à mourir pour elle,
mais aucun d’eux ne lui faisait autant d’effet que Délé.
Elle avait l’impression qu’un monde les séparait de son
ancien patron. Si celui-ci avait décidé qu’elle ne garde
pas l’enfant, pourquoi alors faire le contraire ? D’un pas
mesuré, elle entra dans le bureau du docteur.
Pendant ce temps, Délé était au volant de sa voi-
ture. Le médecin avait dressé une liste de produits
pharmaceutiques pour préparer et accompagner son
intervention. Le jeune homme avait décidé d’aller les
acheter lui-même. Mais en réalité, il voulait en profi-
ter pour contacter Sèwa et lui demander de renoncer
à l’avortement. Quoi qu’il fît, il lui était impossible
de joindre la jeune femme où que ce soit. Son télé-
phone avait été mis hors tension. C’était maintenant
clair pour lui : il n’allait pas perdre deux enfants au
même moment. Dieu ne pouvait pas lui offrir une

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

nouvelle chance à travers cette étudiante pour qu’il


la sacrifie ainsi. Non, non, non, il fallait qu’il inverse
la tendance.
Elle ne lui avait pas communiqué l’adresse de la
clinique ou du cabinet dans lequel elle comptait faire
l’opération. Elle ne lui avait pas non plus dit si c’était le
matin ou le soir. Il ne savait même pas si elle était réel-
lement enceinte. Lui aurait-elle menti ? Sèwa ferait-elle
partie de cette race de filles qui inventent des bobards
à leurs amants juste pour leur soutirer de l’argent ?
Encore que l’argent qu’il lui avait remis ne représen-
tait pas grand-chose… Délé tournait et retournait la
question dans tous les sens. A force, il commença à
ressentir les maux de tête. Jamais, dans sa vie senti-
mentale, il n’avait été confronté à une situation aussi
confuse, aussi difficile.
Brusquement, une idée lui traversa l’esprit. La
maison de Sèwa. Mais pourquoi n’y avait-il pas pensé
plus tôt ? La jeune femme, en vacances, en congés,
revenait chez ses parents où elle occupait toujours sa
chambre à l’intérieur du bâtiment central.
Délé mit le cap sur le quartier. Gbégamey, à cette
heure de la journée, bruissait de mille notes. La voi-
ture s’engouffra dans une des nombreuses ruelles qui

71
Abdel Hakim A. LALEYE

couraient dans le quartier, longea les rails et s’immo-


bilisa devant une vieille maison sommairement peinte
en ocre. A peine le moteur s’éteignit-il que le jeune
homme débarqua, traversa le parterre de sable de la
devanture et poussa le portail en bois.
Dans la cour de la maison, il y avait Ella, la grande
sœur de Sèwa, en tee-shirt et culotte courte en train
d’étendre du linge sur l’un des fils à sécher qui bar-
raient la moitié de la maison. Depuis le décès des
parents, c’était elle qui jouait le rôle de la gardienne
du temple.
— Salut, Ella ! fit Délé.
— Ah, bonjour, Monsieur Craig. Comment allez-
vous ?
Tout le monde – les frères et sœurs Sèwa – dans
la maison, connaissait Délé Craig, ancien patron de
leur sœur. Toujours correct, il n’avait jamais subi l’af-
front, ni l’insolence d’aucun membre de la famille.
D’ailleurs, depuis que Sèwa ne travaillait plus dans sa
société, personne ne trouva inconvenant qu’il puisse,
de temps à autre, lui rendre visite lorsqu’elle rentrait
de Parakou, surtout lors des congés et vacances uni-
versitaires. Mais aujourd’hui, Délé n’avait pas l’air très
serein. Cela, du moins, n’avait pas échappé à Ella.

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— S’il te plaît, demanda l’homme d’affaires, Sèwa


est là ?
— Non, fit aussitôt la jeune femme, elle a quitté la
maison depuis le matin et n’est pas encore de retour.
— Elle n’a pas dit quand elle sera là ?
— Non !
Le visage de Délé parut se décomposer. Ella en
était presque alarmée et s’enquit :
— J’espère qu’il n’y aucun problème, Monsieur.
— Non, Ella, il n’y a aucun problème.
— Vous voulez que je lui transmette un mes-
sage ?
— Non, ça ira, mais dis-lui que je veux absolument
la voir.
La jeune femme l’accompagna jusqu’au portail.
Délé s’installa au volant et, sans attendre, démarra.
Quelques secondes et il avait tourné le coin du pre-
mier carrefour. Ella resta là, à la fois stupéfaite et
interrogative.
Après avoir effectué les courses à la pharmacie
et déposé au médecin les produits demandés, Délé
rentra à la maison. Il voulait prendre le nécessaire
pour aller assister son épouse à l’hôpital. Des heures

73
Abdel Hakim A. LALEYE

difficiles l’attendaient et il avait besoin de s’équiper


pour être à la hauteur de ce qui s’annonçait.
A la maison, il vit Bouse qui s’empressa à en endroit.
Mais à peine fit-il attention à elle. La seule chose qui
le préoccupait à ce moment précis dans la maison,
c’était de savoir si sa fille Segiola était bien à l’aise, si
on s’occupait d’elle. Bouse lui répondit qu’elle venait
de prendre son bain et qu’elle dormait.
— Puis-je vous apprêter votre repas ? demanda-
t-elle.
Délé voulut répondre quand soudain, son télé-
phone portable retentit. Il plongea aussitôt la main
dans sa poche et le sortit. Sur l’écran de l’appareil,
s’affichait le nom de Sèwa.
— Allô! décrocha-t-il.
Il prit une grande et longue inspiration et
enchaîna :
— J’essayais de te joindre depuis un bon moment.
Qu’est-ce qui s’est passé? Tu es à la maison en ce
moment ?… S’il te plaît, attends-moi à la devanture,
je viens te chercher tout de suite.

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Le restaurant n’était pas plein à craquer, mais plus


des trois quarts des tables étaient occupés et les gens
continuaient d’arriver. C’était un lieu où les jeunes
cadres des banques et les fonctionnaires de l’admi-
nistration publique se retrouvaient les midis pour
déjeuner et papoter.
Assis en face l’un et l’autre, Délé et Sèwa avaient
commandé des plats africains et attendaient le serveur.
Le jeune homme avait demandé aussi du vin, du bor-
deaux qui leur fut servi. Mais quoique les deux verres
fussent remplis, personne ne songea à les entamer.
Délé n’était pas dans son assiette. Il voulait savoir si
elle s’était fait opérer. Malgré les questions qui tour-
naient autour du sujet, Sèwa n’était pas pressée de
lui répondre. Elle avait l’air d’entretenir du mystère
autour.
— Sèwa, je t’en prie, repartit Délé encore une fois,
qu’est-ce qui s’est passé ? Dis-moi si oui ou non, tu
l’as fait.
La jeune femme soupira, prit le verre de vin et en
but une gorgée. Elle prenait tout son temps pour lui
répondre. Au bout du suspense, elle se mit à raconter :

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Abdel Hakim A. LALEYE

« Lorsque je suis entrée dans son bureau, le méde-


cin m’avait accueilli avec un grand sourire et m’avait
demandé de me mettre à l’aise en face de lui. Je le
connais, cet homme, puisqu’il avait fait la faculté avec
un de mes oncles qui, lui, était parti faire sa spécialité
en pédiatrie. Après les salutations d’usage, je lui expli-
quai ce que je voulais obtenir de lui. Nous avions à
peine commencé à en discuter que la porte du bureau
a été violemment ouverte. Une grosse dame, habillée
de boubou, les yeux rouges de colère, se précipita
vers le docteur. Les infirmières, derrière, tentaient de
la retenir.
— « Maudit assassin, fulmina-t-il, tu as tué ma
fille ! 
— Votre fille ? s’écria le médecin.
— Vous avez tué ma fille sous prétexte de vouloir
la faire avorter. Je vais vous tuer aujourd’hui ! ».
Timides au début, les deux infirmières finirent par
la retenir, l’empêchant d’agresser le médecin. Et tandis
que la dame se lançait dans une longue explication de
ce qu’elle prétendait être le « crime », je me levai et
discrètement, sortis du bureau. Tu ne peux pas savoir,
Délé, ce que cette scène avait provoqué en moi. Mon
envie de sauter cette grossesse a disparu »…

76
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Sèwa se tut, regarda son interlocuteur en face. Délé


avait brusquement quitté cet air lourd et constipé qu’il
arborait depuis que les deux étaient entrés dans le res-
taurant. Il paraissait soulagé. La jeune femme avait du
mal à comprendre sa réaction. Hier, il ne voulait pas
entendre parler de grossesse, aujourd’hui, il semblait
plutôt se réjouir qu’elle n’ait pas avorté. Mais Sèwa
tenait à préciser les choses.
— Oui !… Je suis désolée, j’ai eu peur, je ne peux
plus prendre le risque de cet avortement. Demain,
peut-être que l’envie me reprendrait.
— Je prie que cette envie s’estompe à jamais, lança
le jeune homme d’affaires.
— Qu’est-ce que tu dis, Délé ?
Il prit à son tour sa coupe, la vida d’un trait et se
resservit de nouveau.
— Je veux que tu gardes cette grossesse parce que
j’ai changé d’avis.
— Tu as changé d’avis, comme ça, du jour au
lendemain ? Et par quelle magie ? Hier, tu me disais
que tu étais un homme marié et que tu ne savais pas
comment Ibi allait réagir à la grossesse. Maintenant
tu veux avoir ton bébé. Qu’est-ce qui a changé entre-
temps ?

77
Abdel Hakim A. LALEYE

Délé parut embarrassé, mais comme un élève ayant


appris sa leçon, il prit la main de son interlocutrice,
puis avec un grand sourire, lui souffla :
— J’ai réfléchi, longuement réfléchi toute la nuit,
ma chérie. Et je me suis rendu compte que je t’aime
vraiment et qu’il ne servirait à rien de gâcher cette
belle relation par un avortement. Non, Sèwa, je tiens
à toi et je ne veux pas que le fruit de nos amours soit
sacrifié sur l’autel de mon égoïsme.
La jeune étudiante parut désarmée. Elle ne s’atten-
dait pas à cette volte-face. Elle avait intégré depuis hier
cette décision, évacué toute possibilité d’une gros-
sesse qui arriverait à terme. Maintenant, les choses
allaient devoir prendre une nouvelle tournure. Elle
émit un long soupir, puis expliqua :
— J’ai peur de toi, Délé, j’ai peur de ce qui va
se passer. Comment puis-je vivre sous le même toit
avec la maman de Segi ? Que diront les gens? Qu’une
famille m’a offert à boire et que j’en ai profité pour
arracher la main qui m’a donné cette eau ?
— Tu ne vas pas vivre avec nous à la maison, Sèwa.
J’ai un appartement dans lequel je vais t’installer.
— Et quel statut j’aurai en ce moment-là ?

78
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Tu vas me faire un enfant, tu vas habiter mon


appart, si tu n’es pas mon épouse, tu seras alors quoi
pour moi ? Non, chérie, on a beau dire qu’un homme
ne peut aimer deux femmes à la fois, je ne peux me
passer ni de toi, ni de mon épouse.
Elle ne répondit pas. Son regard erra un moment
sur les autres tables comme si elle avait le sentiment
que les gens suivaient leur conversation, mais ce n’était
qu’une simple impression. Lentement, elle revint vers
son interlocuteur.
— Tu veux que je devienne ta femme, dis-tu ? Tu
es vraiment sérieux ?
— Je suis on ne peut plus sérieux, fit le jeune
homme.
— Et si ton épouse t’intentait un procès pour
polygamie ?
— Elle ne pourrait pas d’autant que ce ne sera pas
un acte de mariage devant le maire. Tu sais, la polyga-
mie n’est pas interdite chez nous, elle est tolérée.
— Non, Délé, je refuse de me prêter à ce jeu-là.
— S’il te plaît, ma chérie, accepte, accepte et tu
ferais de moi l’époux idéal !
— Je ne peux pas.

79
Abdel Hakim A. LALEYE

Les plats commandés étaient maintenant là. Le ser-


veur les déposa devant chacun. Délé ne put s’empêcher
d’aspirer l’odeur appétissante de la sauce légume qui
reposait dans son plat. Le garçon se pencha sur eux,
leur demanda s’il y avait autre chose à leur apporter,
puis, devant leurs remerciements, s’inclina en leur
souhaitant bon appétit.
— Tu as dit « je ne peux pas », redémarra Délé, à
quoi s’applique cette phrase ? Tu ne peux pas garder
la grossesse ou bien tu ne peux pas devenir mon
épouse ?
— Je ne peux pas t’épouser.
— Ah !
— Par contre, je veux avoir le bébé.
Une plage de silence s’imposa entre eux. Délé
baissa la tête, prit le couvert, la fourchette et piqua le
morceau de viande qui se trouvait dans la sauce.
— D’accord, je comprends ! fit-il en lui servant
un petit sourire.
— Très bien, admit la jeune femme, mais nous
allons faire les choses à ma manière. Je veux dire,
pour ce qui est de la grossesse, tu m’accorderas tout
le soutien nécessaire. Compris ?
— Compris, Madame.

80
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Aussitôt après ce dîner, Délé se rendit chez sa


mère, à Akpakpa, de l’autre côté du lac Nokoué.
Mamie habitait aux abords du grand caniveau qui
divisait le quartier Sègbèya, dans une rue très courue.
La maison, une vieille villa que feu son mari lui avait
léguée, avait une terrasse carrelée, souvent balayée par
la brise venue du lac.
Assise dans son fauteuil, les oreilles accrochées à
son transistor, Mamie suivait les actualités du midi, les
pieds posés sur une sellette. C’était sa façon à elle de
se relaxer sur la terrasse de sa maison.
En bonne belle-mère, elle avait assisté sa bru au
moment où celle-ci avait fait son bébé. Généralement,
dans la tradition, c’est la mère ou la tante qui vient
à la maison pour aider sa fille ou sa nièce à baigner
le bébé. Mais en l’absence des parents d’Ibironkè,
c’était Mamie qui avait accompli ce rite. Depuis la
maternité jusqu’aux trois premiers mois du bébé, elle
était restée à son chevet en compagnie de Laraba, sa
propre petite bonne. Depuis, la vieille s’était retirée
chez elle, n’ayant des nouvelles de sa petite-fille que
par l’intermédiaire de Délé.

81
Abdel Hakim A. LALEYE

Soudain, Mamie sursauta. Des klaxons de voiture


venaient de l’arracher à son transistor. Laraba sortit
de l’arrière-cour, se dépêcha d’aller ouvrir le portail.
Quelques instants après, Délé entrait dans la maison
et immobilisait sa voiture au milieu de cour. Mamie se
leva et alla à la rencontre de son fils. Celui-ci s’inclina
devant elle.
— Bonjour, Bamidélé, l’accueillit la vieille femme,
comment se portent Ibironkè et ma Segiola ?
— Elles se portent très bien, maman! lui répondit
Délé.
— Tu ne m’as même pas appelée pour me dire
que tu venais.
— Maman ! Ai-je besoin de te prévenir avant de
te rendre visite ?
— Non, mais je t’aurais au moins préparé quelque
chose à manger.
— Je ne peux même pas manger maintenant. Je
suis venu discuter de quelque chose de très important
avec toi.
Mamie indiqua spontanément à son fils le chemin
de la terrasse. Les deux s’assirent et la vieille femme
éteignit le poste de radio qui continuait à diffuser
des informations en langue nationale. Mais Laraba,

82
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

entre-temps, avait apporté de l’eau à l’enfant prodige.


Délé se servit, but une longue gorgée avant de com-
mencer.
— Maman, fit-il, Ibi, mon épouse, est admise à
l’hôpital.
— Qu’est-ce qui lui est arrivé ?
— Elle était enceinte.
— Etait ? Ça veut dire quoi ?
Le jeune homme s’accouda au fauteuil, puis fixant
sa mère, lui expliqua par le menu la situation. Au terme
de son exposé, la vieille femme parut désarçonnée.
— Ça veut dire, déduisit-elle, que Segiola sera mon
unique petite-fille.
— Non, Mamie!
— Comment ça ? A moins que je n’aie rien com-
pris de ce que tu m’as dit.
— Tu as parfaitement compris, maman ; mais c’est
moi qui n’ai pas ajouté ceci : il y a une autre fille qui
est enceinte de moi.
— Quoi ?
— Et je lui ai dit de garder le bébé !
Mamie soupira. Elle était partagée. Elle eût voulu
tancer son fils, lui dire que ce n’était pas sérieux de
commettre un tel acte alors qu’il avait pris un enga-

83
Abdel Hakim A. LALEYE

gement avec son épouse, elle eût aimé lui faire les
remontrances classiques, mais elle s’en garda bien :
ce qui est fait est fait, se consola-t-elle, et après tout,
elle avait bien besoin que son fils donnât naissance
à d’autres enfants. Elle avait toujours rêvé d’avoir sa
cour pleine des cris de ses petits-enfants !

84
8

L e lendemain, dans un quartier populaire de la


ville.
Le taxi évita un zem qui venait en sens inverse,
côtoya une énorme flaque d’eau parsemée de déchets,
puis monta deux dunettes avant de s’immobiliser,
vingt mètres plus loin, devant une maison de trois
étages. Celle-ci était construite selon une architecture-
design avec des tourelles dans chaque angle comme
un château du pays otamari, les tatas somba.
Alex descendit du véhicule et jeta un regard plein
de gaîté sur la maison avant de se tourner vers le
chauffeur.
— Attendez-moi, je vais chercher des gens pour
m’aider à transporter les bagages.
Effectivement, le jeune homme avait des effets
dans le coffre arrière de la voiture. Le chauffeur des-
cendit, contourna par la gauche et ouvrit la malle en

85
Abdel Hakim A. LALEYE

question. Presque aussitôt, le gardien, alerté par le


nouveau venu, sortit de la maison. C’était un vieil
homme à la barbe poudreuse, torse nu, un tricot posé
sur les épaules. Il le regarda de bas en haut, puis, sou-
dain, s’écria :
— Alex ! C’est bien toi ?
— Baba Kébé, c’est bien moi, cria le nouveau
venu, c’est bien Alex !
— Ce n’est pas vrai, tu as vraiment changé !
Les deux se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.
Le gardien était dans cette maison depuis bien long-
temps et, avec les ans, il était devenu un membre à part
entière de la famille. Et c’était normal de le voir stu-
péfait par la transformation d’Alex, parti en Europe
avec la fougue de la jeunesse et qui revenait sous les
traits d’un homme mûr.
— Comment s’est passé ton séjour à l’étranger ?
lui demanda Baba Kébé.
— Très bien, Baba Kébé !
— Cela se voit dans ton apparence !
— Merci, Baba ! J’espère que tout va bien ici ?
— Tu arrives juste au meilleur moment.
— Est-ce que ma sœur est là ?
— Oui, tu l’as prévenue de ton arrivée ?

86
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Non, je veux la surprendre.


Soudain, le chauffeur de taxi appuya trois fois sur
le klaxon pour manifester son impatience et inviter le
jeune homme à aller retirer ses bagages. Alex s’excusa
et demanda au vieux gardien de lui donner un coup
de main.
Quelques minutes plus tard, le nouveau venu était
à l’intérieur de la maison, dans le séjour du grand
bâtiment qui surplombait le quartier. La dernière fois
qu’il partait, le jeune homme avait jugé cet intérieur
trop bourgeois, maintenant, il avait l’impression que
tout s’était détérioré. Seuls étaient restés les bibelots,
les sculptures et les tableaux de grands artistes qui
décoraient meubles et murs.
Une jeune femme en tablier sortit de la cuisine
toute proche et vint vers lui avec un verre d’eau dans
un plateau.
— Bonjour, monsieur, voici un verre d’eau pour
vous.
— Merci, Mademoiselle, lui répondit Alex, ce sera
pour plus tard. Comment t’appelles-tu ?
— Maria !
— La maîtresse de maison est là ?
— Oui, monsieur, elle est à l’étage.

87
Abdel Hakim A. LALEYE

— Pourrais-tu lui dire qu’il y a un étranger qui


l’attend en bas ?
— Avec plaisir, Monsieur.

***

Ibironkè était toute seule dans la chambre de la


clinique. Etendue, l’air épuisée, le bras raide, relié à
un bocal suspendu au-dessus de la cage d’une mous-
tiquaire. Elle venait de la salle de réanimation après
l’opération pour laquelle elle avait été hospitalisée
durant trois jours. Une opération qui avait duré une
heure et dont elle était sortie apaisée.
Certes, son mari lui avait souligné, en présence
du médecin, les conséquences qu’un tel acte allait
entraîner sur elle et sur leur avenir commun. Mais
en philosophe, la jeune femme avait accepté la situa-
tion avec beaucoup de maturité. De toute façon, elle
n’avait guère le choix.
Délé ouvrit lentement la porte de la chambre et s’y
glissa. Ibironkè lui adressa un sourire de circonstance
dès qu’il s’approcha d’elle et lui prit la main.
— Comment vas-tu, mon amour ?
— Ça va, Délé, dit-elle, je crois que ça ira.

88
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Le médecin m’a dit que très bientôt, tu te por-


teras beaucoup mieux.
— Espérons-le.
Justement, le médecin entrait dans la chambre.
Derrière lui et presque sur ses talons, il y avait Kikè,
la grande sœur, la confidente de toujours. Le docteur
se pencha sur la malade, vérifia le perfuseur, s’assura
que l’écoulement du sérum était régulier, puis chercha
les yeux de la jeune femme.
— Ça va, ma chérie ? lui demanda-t-il.
La malade hocha la tête et se retourna, cherchant
une position plus confortable. Elle se coucha sur le
ventre.
— Alors, intervint Kikè, est-ce qu’elle va rentrer
avec nous aujourd’hui ?
— Non, réagit le docteur.
— Pourquoi ?
— Elle va encore passer deux jours ici.
— Deux jours ? s’indigna presque Délé. Pourtant,
il me semble qu’elle est sortie d’affaire.
Le docteur sourit et se tourna vers le mari.
— Même si apparemment elle se porte bien, nous
devons la mettre en observation pendant quarante-
huit heures avant de nous assurer qu’elle est en forme.

89
Abdel Hakim A. LALEYE

Mais une chose, monsieur Craig, j’ai besoin de vous


voir seul.
— Moi, docteur ?
Le gynécologue sentit une pointe d’inquiétude
dans la réponse de l’homme d’affaires. Il sourit et, en
lui tapotant l’épaule, lui dit :
— Non, monsieur Craig, il n’y a rien d’alarmant.
J’ai seulement besoin de discuter avec vous.
Délé ne se fit pas prier. Tandis que le médecin
l’entraînait au-dehors, Kikè prit une chaise, l’approcha
du chevet de sa sœur et s’assit.
Quelques minutes après, les deux hommes se
retrouvèrent dans le bureau du praticien. Quoi que
fit le gynécologue pour mettre Délé à l’aise, le jeune
homme se sentit presque en sursis comme si la nou-
velle que son interlocuteur allait lui annoncer allait
affecter son moral. Ce fut d’ailleurs lui qui se risqua
le premier :
— Merci docteur pour la réussite de l’opération. Je
ne sais comment vous l’exprimer.
— Rendons grâce à Dieu, renchérit le médecin, car
c’est Lui et Lui Seul qui guérit. Cependant, il y a quel-
que chose de très important que je dois vous dire.
— Je vous écoute.

90
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Comme vous le savez, nous avons opéré votre


épouse. Etant donné les risques qu’une deuxième
grossesse extra-utérine survienne, j’ai été obligé de
procéder à l’ablation de l’utérus.
— Quoi ?
— Votre épouse a été césarisée à deux reprises et
elle ne doit absolument pas s’exposer à ce risque une
troisième fois.
Cette dernière déclaration fit sursauter Délé qui,
s’appuyant sur le rebord du bureau, s’approcha de lui :
— Je ne me retrouve pas, docteur, mon épouse a
été césarisée une seule fois et c’était lors de l’accou-
chement de Segiola.
— Moi aussi, j’étais persuadé qu’elle a été opérée
une seule fois par la césarienne. Mais les séquelles ont
montré qu’elle a subi deux fois cette intervention.
— Ce n’est pas possible, Docteur! Segiola est notre
unique enfant.
— C’est sûr et certain que Segi est votre enfant
commun, mais je n’ai aucun doute qu’elle a été césa-
risée deux fois. Si vous voulez en savoir davantage, il
n’existe qu’un seul moyen.
— Lequel ?
— Le dialogue. Faut discuter avec votre épouse !

91
9

L a dame était belle, vraiment belle. Malgré


ses quarante-six ans, elle déployait son corps
dans un boubou arabe d’une élégante coupe, avec des
broderies de fantaisie. D’un pas régulier et presque
dansant, elle dévala les marches de l’escalier qui des-
cendait vers le grand séjour du bas. Alex n’avait pas
fini d’admirer les tableaux qui se succédaient au mur.
Les mains dans le dos, il était concentré sur une toile
figurative dont il essayait de décrypter le sens.
La dame, en approchant, clignait des yeux, tout
en se demandant si sa vision était trouble ou si celui
qu’elle voyait était un sosie de celui auquel elle pensait.
Soudain, Alex entendit ses pas et se retourna. La dame
s’écria aussitôt :
— Alex !
Le jeune homme lui sourit, puis, s’approcha
d’elle.

92
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Mariam !
Mais la dame ne manifesta pas de la joie, l’ex-
plosion à laquelle on aurait pu s’attendre. Malgré sa
surprise, elle finit de descendre les marches et darda
sur son frère son regard brûlant. Celui-ci encaissa le
coup, mais n’avait pas quitté cet air presque guilleret
qu’il promenait sur son visage. Alex s’inclina du genou
devant elle tandis que la dame ouvrait ses bras. Les
deux s’étreignirent sans aucune effusion.
— Comment ça se fait que tu sois venu sans pré-
venir personne ? lui reprocha Mariam dès que les
embrassades furent achevées.
— Je voulais te faire une surprise, grande sœur,
répondit le jeune homme.
— Une surprise ?
— Et apparemment, ça n’a pas l’air de te réjouir.
La dame émit un long soupir et lui indiqua un siège
non loin d’elle. Elle-même se cassa en deux dans un
fauteuil rembourré situé à deux pas.
— Que veux-tu qu’on te serve ?
— Rien, ma sœur, Maria, la servante m’a proposé
tout à l’heure un verre d’eau, je l’ai remerciée de sa
prévenance.

93
Abdel Hakim A. LALEYE

Un silence plana dans la pièce. La dame vit les


bagages du nouveau venu empilés les uns sur les autres
dans un coin du séjour. Elle appela Mariam et Baba
Kébé et leur demanda de les récupérer afin de les
installer dans une des nombreuses chambres de la
maison.
— Sœur, on dirait que tu n’es pas contente de me
voir, fit Alex au bout de quelques minutes de silence.
— Qu’est-ce que tu espères que je fasse ? réagit
Mariam, organiser une fête ?
— Pas du tout, mais en tant que grande sœur,
tu…
Le jeune homme n’eut pas le temps de finir sa
phrase, la dame se jeta presque sur lui.
— Ecoute Alex, pour moi tu es comme un inconnu.
Tu es parti depuis bientôt dix ans sans aucune nou-
velle et tu veux qu’on t’accueille à bras ouverts comme
si de rien n’était ?
— Je t’ai écrit plusieurs fois, ma sœur.
— Je n’ai rien reçu de toi.
— Je ne vois pas pourquoi je te mentirais : je t’ai
envoyé au moins une dizaine de lettres ainsi qu’à ton
mari.

94
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Même si je les avais reçues, je te jure que je


n’aurais jamais jeté un œil là-dessus.
Alex n’était pas désarçonné ; il savait que sa sœur
était entière, sévère et profondément teigneuse, mais
il était loin d’imaginer qu’elle se comporte de façon
aussi cassante. Mais ce n’était que le début de ses
attaques. La dame avait des yeux de feu, elle embraya
de nouveau :
— Tu dois savoir pourquoi je suis comme ça.
Tu nous as déçus dans cette maison. Tu as trahi la
confiance que nous avons placée en toi et tu nous as
déshonorés devant les parents de mon mari.
Alex se leva aussitôt de son fauteuil et, lentement,
fit fléchir ses genoux en lui faisant face.
— Je suis vraiment désolé de ce qui s’est passé, fit-il.
J’étais désespéré au moment où je devrais partir. J’avais
obtenu un visa depuis plus de deux mois et personne
n’était prêt à m’aider. Alors, avant la date d’expiration
du visa, j’avais été obligé de faire ce coup.
— Un coup ? s’énerva Mariam, un grand vol, oui !
Comment peux-tu voler le mari de ta propre sœur ?
Comment peux-tu trafiquer ses cartes de crédit pour
vider son compte ?

95
Abdel Hakim A. LALEYE

— Tu as parfaitement raison de t’énerver contre


moi, ma sœur, mais je n’avais pas le choix !
— Le plus insupportable, c’est qu’à la mort de ta
victime, tu n’as même pas daigné me contacter pour
t’excuser et me présenter tes condoléances. De quoi
ton cœur est-il fait ?
— Je ne pouvais pas t’appeler sur le coup, ma sœur
car, à ce moment-là, j’avais de grosses difficultés.
— Quelles difficultés  ? s’enragea la dame en se
saisissant de ses accoudoirs comme pour contenir
son courroux.
— J’étais… je purgeais une peine de prison.
Mariam fut brusquement scotchée dans son fau-
teuil. La phrase qu’elle s’apprêtait à lui lancer se coinça
dans sa gorge.
— Tu… tu as été en prison ? demanda-t-elle à
mi-voix.
— Oui, grande sœur, soupira Alex.
— Comment se fait-il que personne n’ait été au
courant ?
— Ce n’était pas quelque chose dont j’étais fier. Je
n’en ai parlé à personne.
— Et pourquoi on t’a mis en prison ? Qu’est-ce
qui s’est passé ?

96
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Je te l’expliquerai plus tard, mais sache que je


n’ai rien fait là-bas qui puisse porter ombrage et dés-
honneur à la famille. Rendrons grâce à Dieu que cette
page soit à présent tournée.
Mariam se leva et, le prenant par la main, l’obligea à
se lever à son tour et à regagner son fauteuil. Le visage
de la grande sœur parut maintenant plus serein.
— Après ma libération, après que j’ai été innocenté,
j’ai travaillé dur, grande sœur, j’ai travaillé comme un
forcené. Et aujourd’hui, je suis revenu au pays avec
une petite fortune.
— Une petite fortune ?
— Grande sœur, ton jeune frère est riche !
— Ah bon ?
— Et je compte investir cet argent ici.
Mariam n’était pas convaincue de ce que lui disait
son frère. Elle le regarda avec des yeux sceptiques et
haussa les épaules.

Prison civile de Cotonou.


La route qui menait à l’établissement pénitencier
le plus vieux du Bénin était sévèrement défoncée.

97
Abdel Hakim A. LALEYE

Du goudron à l’entrée, il n’y avait qu’une rue de cinq


cents mètres, mais le tronçon était en terre molle,
raviné par les eaux de pluie et les fréquents passages
de camions gros porteurs qui se rendaient tout près,
dans un garage riverain.
Bosun dut jouer avec tous ces obstacles tant sa
voiture, une japonaise d’occasion récemment achetée
au port, était basse et presque à ras du sol. Le véhicule
bascula alors à gauche où la chaussée paraissait plus
régulière avant d’arriver devant le pénitencier. Moins
d’une minute lui suffit pour se garer. Il sortit de la
voiture avec son attaché-case, se rendit tout droit à la
guérite et se fit annoncer.
— Je suis Bosun, avocat à la cour, se présenta-t-il,
j’ai un rendez-vous avec Alero, ma cliente.
Quelques instants plus tard, après mille et une
formalités, l’homme fut introduit dans un couloir
débouchant sur une pièce communiquant avec une
cellule où avaient été entassés des prisonniers de tout
poil. C’était le parloir. Bosun entra dans cet espace,
précédé d’un policier armé. Deux chaises étaient calées
de part et d’autre d’une haie de protection en acier,
une pour le gardien affecté aux visiteurs et l’autre

98
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

pour celui des prisonniers. Bosun s’assit, sortit de son


attaché-case un document et attendit sa cliente.
Bientôt, Alero arriva. Un policier était derrière
elle, il poussa la porte et la fit entrer. Lentement, la
jeune femme avança jusqu’à la chaise et s’assit. Les
deux gardiens se tenaient à distance de l’avocat et de
la détenue.
— Bonjour, Alero, commença l’avocat, je suis
Bosun. Je viens de la part de votre amie.
— Je sais, répondit Alero, vous voulez parler de
Jumai ?
L’avocat acquiesça de la tête et lui demanda :
— Tout va bien ?
— Non, fit catégoriquement la prisonnière.
Bosun, sans aucun commentaire, poursuivit :
— Votre amie m’a demandé de vous présenter ses
excuses. Depuis que vous êtes ici, elle n’a pas pu venir
vous rendre visite.
— Dites-lui que je la comprends.
Alero était amère. Elle n’avait pas quitté cet air
depuis qu’elle avait été enfermée dans ce trou.
Qu’il te souvienne, ami lecteur : dans le premier
épisode, cette jeune femme, à l’occasion d’un voyage
à l’aéroport de Cotonou, avait été arrêtée en flagrant

99
Abdel Hakim A. LALEYE

délit pour trafic de stupéfiants. En compagnie de son


amie Jumai, elle avait alors accusé Délé d’avoir été le
commanditaire de ce trafic. Le jeune homme d’affai-
res avait été appréhendé à son tour, puis jeté en prison.
Il avait fallu la persuasion de son avocat, les démarches
laborieuses de ses connaissances pour qu’il fût inno-
centé et relâché. La coupable était alors revenue sur
ses propos, affirmant qu’elle avait voulu mettre en dif-
ficulté Délé pour lui avoir refusé un prêt de quelques
millions. Jumai, certes, n’avait pas été inquiétée. Même
si elles étaient ensemble lors du constat de flagrant
délit, aucune charge n’avait été retenue contre elle.
Trois ans plus tard, Alero avait accusé un coup de
vieux. Le crâne rasé, privée de produits de beauté,
minée par les soucis, amaigrie, elle n’avait que ses bou-
cles d’oreille pour indiquer sa féminité. Longuement,
elle fixa de ses yeux ternes l’avocat et lui dit :
— Pourquoi Jumai vous a-t-il envoyé ? Je suis
tranquille dans mon coin et elle vous envoie m’em-
merder !
— Madame, je sais que vous lui en voulez, répliqua
le jeune avocat, mais il n’est jamais trop tard pour bien
faire. Elle veut que j’assume votre défense dans cette
affaire.

100
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Je n’ai pas besoin de son aide. Je me débrouille


déjà assez bien pour obtenir ma libération.
— Comment ?
— Ecoutez, si elle veut vraiment m’aider, dites-lui
de me trouver sept millions de francs.
— Sept millions ? Pour quoi faire ?
— Il y a des gens qu’il faut intéresser à mon sort.
Vous voyez, ça fait trois ans que je pourris dans ce
merdier. Volontairement, j’ai été oubliée, on ne m’a
pas jugée. Alors, pour accélérer la procédure, j’ai
besoin qu’on irrigue certains rouages qui paraissent
rouillés.
— Je sais ce dont vous parlez, Madame, mais où
pensez-vous que votre amie puisse trouver une telle
somme d’argent ?
— Vous avez dit, si je comprends bien, qu’elle veut
m’aider ? Elle n’a qu’à se débrouiller pour me trouver
cet argent.
— Je vais lui transmettre votre commission. Mais
il n’y a pas que l’argent qui permette de se tirer d’af-
faire.
— Exact, Maître, je n’ai aucun espoir de remporter
le procès, mais j’espère juste bénéficier d’un sursis.

101
10

E nfermé dans son bureau, Délé vivait dans sa


tête un réel drame. Il se demandait ce qui a
bien pu se passer, comment se faisait-il que sa femme
ait subi une césarienne sans qu’il ne soit informé,
comment avait-elle vécu cette situation sans qu’à
aucun moment, elle ne le lui ait confessé. Pourquoi
les choses, avec elles, paraissaient-elles toujours aussi
compliquées ? Quelques jours auparavant, il remer-
ciait le ciel d’avoir enfin retrouvé le sommeil et la
paix du cœur avec elle et leur fille. Il pensait que les
problèmes et les disputes inutiles, celles qui avaient
toujours empoisonné leur couple, appartenaient au
passé. Mais là, avec la révélation du médecin, une
grande partie de ses démons intérieurs avait ressurgi.
Que faire ? Lui parler ? Et si elle niait, enfin, si elle
réfutait la chose ? De quelles armes disposait-il lui-
même pour débusquer et connaître la vérité ?

102
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Il avait beau aller et venir dans le bureau, il avait


beau s’asseoir, se lever, aucune posture ne lui paraissait
commode pour réfléchir à son infortune. A la fin, il
se jeta dans le canapé du mini-salon. Peu à peu, des
images du passé tressèrent un film continu sous ses
yeux.
Il se revit dans leur maison, quelques mois après
leur mariage. Il était sorti plus tôt et avait envie de
se reposer. Il y avait eu des négociants ivoiriens avec
lesquels il avait déjeuné et avait rejoint le bercail le
temps de dormir et de retrouver la forme.
L’atmosphère, dans la maison, ce jour-là, lui sem-
blait particulière. En entrant, il avait senti la présence
d’une personne qui lui était familière, mais il ne savait
pas qui. Ce qui l’avait frappé, c’était un sentiment d’in-
sécurité, comme si la personne diffusait dans chaque
pièce, chaque centimètre carré, des ondes négatives.
A peine avait-il ouvert la porte du séjour qu’il avait
découvert Mansour. Il l’avait reconnu de dos, avec
sa silhouette fluette, sa tête oblongue servie par une
tonsure nue. Mansour était drapé dans un agbada trop
grand pour lui.
Ibironkè était devant lui, debout, presque intimi-
dée. Les deux ne l’avaient pas tout de suite vu, et

103
Abdel Hakim A. LALEYE

lui, avait pu capter les deux dernières phrases qu’ils


s’étaient échangées.
— Je veux te voir, avait dit Mansour.
— Tu veux me voir, avait riposté Ibironkè, et tu
violes ainsi mon intimité. Tu viens jusqu’à mon domi-
cile conjugal. D’ailleurs, je t’ai déjà dit que je ne veux
plus rien à avoir avec toi.
C’était au même moment que Délé avait manifesté
sa présence dans le séjour en toussotant. Puis, en toute
décontraction, il s’était approché de Mansour, à la fois
surpris et gêné.
— Mais que fais-tu ici, toi ?
Le bonhomme était loin de s’imaginer que Délé
pouvait être là ; il avait, semble-t-il, calculé son affaire,
persuadé que le jeune homme ne serait pas là avant
le soir. Mais gardant un certain aplomb, il avait mar-
monné :
— Je suis venu la voir, avait-il fait, j’ai une affaire
à discuter avec elle.
— Quel genre d’affaire ? avait aussitôt fait Délé à
l’endroit de sa femme.
— De toutes les façons, j’en avais fini avec lui, avait
répondu la jeune femme ; il n’a plus rien à faire ici.

104
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Je regrette, s’était entêté Mansour, on n’en a


pas encore fini.
Ibironkè avait longuement soupiré, puis s’était
approchée de son mari dont elle avait saisi le poignet
et l’avait entraîné vers le canapé. Délé était stupéfié
par ce qui se passait.
— On n’en a pas fini, as-tu dit ? avait relevé Ibi-
ronkè, alors, dis ce que tu veux. Si tu tiens vraiment à
ça, alors, explique-moi ça devant mon fiancé.
Mansour n’était plus en mesure de parler. Il était
comme scotché par la présence de Délé en même
temps que par l’allant pris par la jeune femme. Celle-ci
avait alors pris la main de son fiancé et expliqué.
— Délé, cet homme me fait chanter depuis qu’il
avait appris que j’allais me marier à toi.
Délé avait tressailli, mais s’était efforcé de ne pas
le laisser paraître.
— Pourquoi ?
— Parce qu’il dit savoir des choses sur mon passé
et l’utilise pour tenter de m’arracher des faveurs…
— Attends, attends, avait relevé aussitôt Délé, c’est
pour cette raison que tu ne voulais pas que je l’embau-
che comme chauffeur ?

105
Abdel Hakim A. LALEYE

— Oui, il m’accuse d’être responsable de la perte


de son emploi et a commencé à me faire des demandes
outrageantes. Et tout le temps, j’ai utilisé mon salaire
pour le faire taire. Mais, la veille de notre mariage, il
était venu avec une demande bizarre.
— Quelle demande ?
— Il a demandé à coucher avec moi.
Délé avait brusquement fermé les yeux comme s’il
revivait un cauchemar, puis avait lancé :
— C’est donc Mansour, l’homme avec qui je t’avais
vue au lit cette nuit-là ?
— Oui, mais ce soir-là, rien ne s’était passé entre
nous. Il est ici en ce moment, debout devant nous, tu
peux le lui demander.
Pris de court, Mansour ne pouvait plus réagir. Il
était resté là, à regarder le couple, les yeux brusque-
ment rougis par la colère, les lèvres tordues par l’envie
d’en découdre avec la jeune femme. Mais il ne s’était
pas senti d’aplomb pour provoquer un tel grabuge.
Aussitôt, il avait décalé d’un pas et s’était dirigé vers la
porte de sortie. Ibironkè, galvanisée, lui avait envoyé
une pique :
— Ne me dis pas que tu t’en vas, mon cher. Tu ne
tiens pas à dire ce que tu sais de moi à mon mari ?

106
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

L’homme s’était retourné et lui avait jeté des œilla-


des brûlantes.
— Mansour, avait prévenu Délé, c’est la dernière
fois que je te vois ennuyer mon épouse. A la prochaine
tentative, je te jure que tu le regretteras tout le reste
de ta vie.
Mansour n’avait pas répondu et avait ouvert la
porte ; ses pas s’étaient faits grinçants sur le carreau de
la terrasse, puis s’étaient évanouis dans le lointain.
Après son départ, un silence pesant avait assombri
l’atmosphère. Mais au bout d’un moment, Délé s’était
levé, puis, d’un ton aussi direct que sec, s’était tourné
vers son épouse.
— Maintenant, je veux savoir, je veux savoir ce
qu’il sait et qui t’empêche d’être franche avec moi.
Qu’est-ce que tu as fait de si mauvais dans le passé et
dont tu as si honte ?
Ibironkè avait avalé sa salive  et poussé un profond
soupir. Les yeux fermés, elle était restée engoncée
dans son fauteuil, puis, au bout d’une minute, avait
cherché le regard fuyant de son mari. Puis, elle s’était
mise à raconter :
« Peu après que tu m’avais quittée pour retourner
en Amérique, j’ai fait la connaissance d’un mec sympa

107
Abdel Hakim A. LALEYE

et bienveillant. Il était si amoureux de moi qu’il m’avait


demandé de l’épouser. Certes, il était marié mais il était
prêt à se séparer de sa femme pour se mettre avec moi.
Je l’aimais également. J’avais même accepté de devenir
sa deuxième épouse et j’avais commencé à pratiquer
sa religion. Il m’avait acheté un nouvel appartement,
une nouvelle voiture et subvenait à tous mes besoins.
Mais il était décédé de manière soudaine ! ».
« Il avait un chauffeur, c’était Mansour. Celui-ci, la
plupart du temps, connaissait ses petits secrets. C’était
d’ailleurs lui qui accomplissait toutes les courses qu’il
devrait effectuer pour moi. Mais cet homme d’affai-
res, c’est ton oncle Idriss. Oui, ton oncle décédé. Je
ne pouvais pas savoir que vous étiez parentés quand
j’avais fait sa connaissance. Tu étais en ce moment-là
sorti de ma vie et je ne savais pas qu’un jour on allait se
revoir. Puis, tu étais revenu. Quand j’ai su finalement
qu’il était ton oncle, c’était trop tard. Je ne pouvais
plus revenir en arrière ».

Délé ouvrit les yeux et se redressa lentement. Il lui


semblait que sa tête chauffait, que ses oreilles retentis-

108
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

saient de bruits divers. Il se leva brusquement, alla à la


salle de bains et fit couler de l’eau sur ses cheveux.
Le jet le mouilla jusqu’à hauteur du cou, il prit une
serviette et s’essuya. En revenant au bureau, il eut le
sentiment que les maux de tête s’étaient estompés.
Mais ce n’était pas le moment de lâcher prise.
Il prit sur le guéridon de son mini-salon son mobile,
composa un numéro et attendit. Quelques secondes
après, son correspondant lui fit écho. Il répondit.
— Allô, M. Badmus, vous vous souvenez de Man-
sour ? Il a été employé dans cette entreprise comme
chauffeur particulier de mon oncle. …Oui. Pouvez-
vous me retrouver son dossier ?

109
11

A la clinique, Ibironkè était toujours couchée


sur son lit, les yeux fermés. Sa sœur Kikè était
toujours assise à son chevet. Depuis qu’elle s’était
introduite dans la pièce, les deux n’avaient pas beau-
coup échangé, elles n’avaient parlé que de la santé de
la malade, de ce qu’elle ressentait après l’opération.
Pendant leurs échanges, la porte de la chambre
s’ouvrit et Viviane, une grande amie d’Ibironkè, entra.
Un large sourire se dessina sur ses lèvres, puis lente-
ment, elle s’approcha d’Ibironkè. Mais celle-ci, dans
l’intervalle, s’était déjà retournée et avait fait dos à la
porte. Néanmoins, la visiteuse se pencha vers Kikè et
lui demanda des nouvelles. Les deux femmes échangè-
rent longtemps sur l’état de santé de la malade et Kikè
parut plus pessimiste que la situation ne l’exigeait.
Au bout d’une heure, Ibironkè se réveilla. Certes, en
voyant Viviane, elle arbora un grand sourire, mais tout

110
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

de suite après, une question étrange lui chatouilla les


lèvres :
— Délé n’est-il pas ici avec vous ?
— Délé ! s’étonna Viviane, non, il n’est pas ici
avec nous.
— Ah bon, j’ai cru entendre sa voix.
— Sans doute, tu as rêvé de lui, commenta aussitôt
Kikè.
Une telle réflexion fit sourire Viviane qui renché-
rit :
— Même sur le lit d’hôpital, tu rêves de ton mari,
hé, l’amour est une chose dangereuse, ma sœur !
Au même moment, la porte, de nouveau, s’ouvrit.
Cette fois-ci, c’était Mamie, la mère de Délé. Le nez
chaussé de lunettes, elle avait sous le bras une corbeille
de fruits.
— Bonsoir, Mamie! saluèrent aussitôt les deux
premières visiteuses.
— Bonsoir, les filles, répondit la vieille femme par
un sourire… Je suis si contente que vous soyez ici.
Puis, elle se tourna vers la malade. Celle-ci avait
déjà envers elle, un regard plein de reconnaissance.
Elle voulut lui parler, mais Mamie, calmement, lui mit
l’index sur la bouche.

111
Abdel Hakim A. LALEYE

— Je suis désolée, ma chère, de ce qui t’est arrivé,


mais Dieu est grand. Je serais venue plus tôt si Délé ne
m’avait pas demandé de ne pas te perturber. Mais j’ai
quand même décidé de te rendre visite sinon quel air
aurais-je si tu rentrais avant que je ne vienne toucher
du doigt ta situation à l’hôpital ?
Ibironkè ne put s’empêcher de rire de ce commen-
taire. Elle répondit d’une voix à peine audible :
— Merci d’être venue, Mamie, merci beaucoup.
— Ne dis rien, ma fille, repose-toi seulement et
économise tes forces.
Les deux autres femmes explosèrent de rire. Mamie
s’approcha de sa bru, l’embrassa et déposa sur la
table de chevet la corbeille de fruits. Elle-même tira la
dernière chaise qui se trouvait dans la pièce et s’assit
là-dessus.

Délé ne pouvait pas reprendre le travail dans la


sérénité. Il a beau se concentrer, faire du vide dans sa
tête, il lui était impossible d’évacuer le problème qui
le hantait depuis que le docteur lui avait fait ces révé-
lations troublantes sur la césarienne de son épouse.

112
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Aussi attendait-il de manière anxieuse le dossier sur


Mansour qu’on devrait lui communiquer. Au lieu
d’une discussion franche avec Ibironkè, il a préféré se
lancer dans une enquête à l’issue plutôt incertaine.
Soudain, le poignet de sa porte bougea, puis le bat-
tant s’ouvrit de l’extérieur. Apparut sur le seuil Sèwa
qui, sans attendre, s’introduisit dans le bureau d’un pas
hardi. Le jeune homme ne manqua pas d’être surpris.
Il lui lança, avant même qu’elle soit proche de lui :
— Que fais-tu ici, Sèwa ?
— Comme tu constates, répondit-elle, je suis venue
te voir.
— A propos de quoi ?
— Pourquoi ne t’ai-je pas vu ce matin comme tu
l’avais promis ?
— Ecoute, je suis désolé. Mon épouse est malade
et je me devais d’être à son chevet.
— Je suppose que ça va maintenant pour elle.
— Oui.
Elle se dirigea vers le petit salon et s’installa dans
un des fauteuils. Délé lui-même quitta son bureau et
alla prendre siège, en face d’elle.
— Alors, pourquoi es-tu venue me voir ?

113
Abdel Hakim A. LALEYE

La jeune femme croisa les jambes, découvrant,


avec sa jupe droite, lui arrivant à quelques dizaines de
centimètres après les genoux, ses cuisses cuivrées et
charnues.
— Devine, fit-elle en s’ajustant, c’est au sujet de
la grossesse.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je pense que tu devrais venir en parler à ma sœur
avant qu’elle ne découvre la vérité.
— Non, je ne peux pas faire ça.
— Pourquoi ?
— C’est ta sœur et il t’appartient à toi de lui en
parler.
Sèwa garda le silence pendant un moment, puis,
elle secoua lentement la tête, fléchant Délé de ses yeux
ombrés par des cils longs.
— Je regrette, fit-elle, mais je ne peux pas lui en
parler. Tout simplement, parce que je ne sais pas m’y
prendre et je ne sais quelle sera sa réaction.
— Ecoute, ma chérie, releva l’homme d’affaires
avec une pointe colérique dans la voix, il ne s’agit pas
de revenir en arrière. Tu es maintenant une adulte. Il
faut que tu te décides. Parle-lui, demain, je passerai te
voir pour savoir comment ça s’est passé.

114
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Très bien, approuva la jeune femme, mais tu en


profiteras pour aborder le sujet avec elle.
— Pas maintenant, Sèwa, pas maintenant !
— Et on attendra jusqu’à quand ?
Délé se leva, visiblement mal à l’aise. Malgré les
efforts qu’il faisait pour ne pas exploser, on sentait
que, plus longue serait la conversation, plus critique
deviendrait la situation. Se tournant brusquement
vers la jeune femme, il lui dit :
— Je suis très occupé en ce moment, Sèwa, et si je
ne règle pas le problème qui me préoccupe, je ne peux
pas venir voir ta sœur.
Sèwa accusa le coup. Elle se leva à son tour. La
jeune femme n’était pas grande, mais sur les hauts
talons, elle égalait presque en hauteur Délé. Debout en
face de lui, elle le fixa de ses yeux légèrement injectés
de sang.
— Alors, dit-elle, c’est là où nous en sommes main-
tenant?
— Là, où ? réagit Délé, de quoi parles-tu ?
— Souviens-toi que je t’ai dit que nous allons faire
les choses à ma manière et tu étais d’accord, n’est-ce
pas ?

115
Abdel Hakim A. LALEYE

— Oui, mais qu’est-ce que ça change, Sèwa ? Je n’ai


pas dit que je ne parlerai pas à ta sœur, j’ai dit que le
moment ne s’y prête pas !
La jeune femme n’attendit pas. Prenant son sac
à main, elle se dirigea vers la sortie. Délé voulut la
rattraper, mais son amour-propre lui fit comprendre
que ce n’était pas la peine. Sèwa ouvrit la porte au
même moment où un des employés de l’entreprise, le
nommé Bamous, entrait dans le bureau.
— Je suis désolé, Monsieur ! expliqua-t-il un peu
confus… je vous apporte le dossier que vous aviez
demandé.

116
12

L a maison était quelconque. Du moins, ressem-


blait-elle aux maisons des bas-quartiers qui
constituaient les quatre-vingt-dix-neuf pour cent des
habitations de la ville. Avec une grande cour à l’avant
et une série de chambres qui s’étiraient tout au fond,
face au portail en fer forgé, elle était toujours ouverte
à tout venant.
Mansour occupait l’une de ces chambres avec sa
famille. C’était un deux-pièces, le séjour et la chambre
à coucher, laquelle débouchait sur une arrière-cour
séparée en deux, l’une pour la douche, l’autre pour la
cuisine. Les WC, eux, se trouvaient à l’extérieur, quatre
au total, un pour chaque ménage, à l’écart du portail,
dans un angle.
Quand Délé se présenta à l’entrée de l’appartement
de Mansour, il vit trois enfants de cinq à neuf ans,
tous des copies de leur père, en train de manger dans

117
Abdel Hakim A. LALEYE

une petite bassine placée au milieu d’un cercle. Les


deux plus âgés avalaient des beignets de talé-talé avec
la rapidité d’un éclair, ne laissant au plus petit que des
miettes. Celui-ci, une traînée de morve sous le nez, se
contentait de les regarder, impuissant, prêt à éclater
en sanglots. Pendant ce temps, dans la chambre à
coucher, s’élevaient des voix. On sentait qu’il y avait
du grabuge.
Soudain, une main écarta le semblant de rideau
qui voilait l’entrée de la chambre, puis Mansour
sortit presque en courant. Derrière, à ses trousses,
son épouse, une femme ronde au décolleté tombant,
découvrant des seins chiffonnés. L’homme voulut
s’échapper par le petit couloir de l’arrière-cour quand
ses yeux échouèrent sur Délé qui se tenait de l’autre
côté. Il s’arrêta aussitôt, se composa une mine ave-
nante tandis que son épouse, ignorant la présence du
visiteur, se jeta sur lui en le retenant par la chemise.
— Bonsoir Mansour, lui fit Délé.
— Bonsoir patron, lui répondit le maître des lieux
en lui offrant un sourire jaune servi par des dents
pourries. Excusez-nous, c’est que nous nous amusons
un peu, ma femme et moi !

118
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Menteur, s’énerva l’épouse, ce n’est pas de


l’amusement, mais une bagarre, dites-lui, monsieur,
dites-lui de me verser sur-le-champ les frais pour
l’écolage des enfants. Sinon, je fais un malheur.
— Tanwa, on ne va pas se donner en spectacle
devant les visiteurs, supplia Mansour, je t’ai dit que je
vais régler ça dès la semaine prochaine, laisse-moi un
peu de temps !
— Pas du tout, rétorqua la femme, tu avais dit la
même chose il y a trois semaines, je n’ai rien eu et les
enfants ont été chassés de l’école. Tu me l’as promis
la semaine d’après, toujours rien. Maintenant, tu me
répètes le même mensonge et tu voudrais que je te
croie ?
Les enfants n’avaient pas cessé de manger. Du
moins, les deux plus grands. Ils semblaient déjà
habitués à cette scène qui, sans doute, se répétait inlas-
sablement dans le ménage. Le plus petit, lui, avait fini
par exploser. Plus pour les beignets qu’il n’avait pas
pu avoir que pour les déchirements de ses parents. Un
tel raffut finit par exaspérer Délé :
— Madame, s’il vous plaît, laissez-moi parler à
votre mari, je verrai comment vous aider.

119
Abdel Hakim A. LALEYE

La jeune femme se détendit. Elle lâcha la chemise


de Mansour qui, tout en sueur, émit un grand sourire.
— Merci patron, fit-il en dodelinant la tête comme
un margouillat mâle fier de sa virilité.
— Monsieur Craig, releva la dame, parlez-lui,
donnez-lui des conseils, il risque de foutre en l’air la
maison.
— Je vais lui parler, rassura Délé.
Tanwa remercia Délé, prit le petit et emmena les
deux autres vers l’arrière-cour. Mansour n’était pas
mécontent que cette scène prenne fin, il prit le tricot
d’un des enfants qui traînait sur le sol, en essuya les
tâches de gras sur la table – seul meuble du salon avec
les chaises – et invita le visiteur à entrer. Mais Délé
se sentit un peu gêné. Mansour en profita alors pour
lui suggérer :
— Vous préférez qu’on se retrouve dans un endroit
plus tranquille ?
— Un endroit vraiment tranquille, renchérit aus-
sitôt Délé.
— Très bien, vous connaissez le bar « Jolly
friends » ?
— Non !

120
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Alors, c’est l’occasion de le découvrir. C’est un


endroit chic. Vous n’allez pas regretter.

L’établissement ne payait pas de mine, du moins,


vu de l’extérieur. C’était juste une enseigne tout en
lumière mise en évidence par le drapeau américain et
la photo d’Obama, mais à l’intérieur, l’ambiance y était
des plus sympathiques. Les chaises étaient d’un style
plutôt cubique et les tables, de forme ronde. Sur les
murs, des photos noir-blanc des artistes ayant presté
sur la petite scène qui se trouvait tout au fond.
Dès que Mansour entra, des mains et des doigts
se levèrent pour le saluer. On sentait qu’il était un
habitué des lieux. Il entraîna Délé au pied du seul
comptoir du bar où des escabeaux inconfortables
avaient été installés. Au passage, il caressa les fesses
d’une serveuse qu’il croisa, mais celle-ci lui allongea
une frappe au visage. Quoique sec, le coup était loin
de le perturber.
Quelques instants après, la gérante du bar, Fran-
çoise, une femme au visage abîmé et bruni par des

121
Abdel Hakim A. LALEYE

produits cosmétiques, surgit de derrière le comptoir


et s’approcha d’eux.
— Salut, Mansour, lança-t-elle au nouveau venu,
tu as emmené un ami ?
— Oui, répondit Mansour avec une certaine fierté,
je te présente Monsieur Craig Délé, mon patron…
— Enchantée, Monsieur ! Moi, je suis Françoise,
la gérante.
Délé lui tendit la main. La dame avait une paume
calleuse, on dirait qu’elle avait été un forçat dans une
autre vie.
— Donne-nous de la bière bien frappée !
— Très bien, fit la dame, mais je te rappelle que tu
nous dois beaucoup. J’espère que tu règleras ta dette
en même temps que cette note.
Délé sourit.
— Faites-moi le total, Madame, je vais tout payer.
— Merci d’avance, Monsieur !
Françoise s’éclipsa aussitôt. Mansour, peu mécon-
tent que le père Noël fasse une intervention aussi
heureuse dans sa vie, remercia encore une fois Délé
qui, le regardant fixement dans les yeux, lui dit :
— Maintenant, il faut qu’on parle, Mansour. Je
vais revenir tout à l’heure sur tes comportements

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La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

suicidaires en famille comme dans ce bar, mais pour


le moment, je veux que tu m’aides à éclaircir une
affaire.
— Patron, vous savez que je ne peux rien vous
refuser, rassura le mauvais payeur à l’endroit de son
hôte.
— Très bien, je veux que tu me parles de mon oncle
Idriss et de celle qui est mon épouse.
Mansour écarquilla les yeux de stupeur. Un silence
lourd pesa sur ses lèvres, puis il regarda son interlocu-
teur avec une espèce de suspicion.

Alex était revenu certes, mais il était loin, très


loin de se réjouir de l’atmosphère un peu lourde qui
enveloppait la maison. Il connaissait, point par point,
l’ambiance qui avait jadis existé, mais il lui semblait,
même après le décès de son beau-frère, que quelque
chose avait disparu. Oui, sa sœur ne s’était pas remise
du décès de l’oncle Idriss ; oui, les gens auxquels il
était habitué avaient tous quitté et l’argent qui assurait
la réputation de la maison, semblait se raréfier. Seuls
les revenus du commerce de Mariam permettaient de

123
Abdel Hakim A. LALEYE

tenir encore la maison. Si sa sœur restait encore pudi-


que sur certaines choses, lui, estimait judicieux d’être
informé sur le fonctionnement de l’immeuble et com-
ment l’entreprise de l’oncle se défendait après le décès
de ce dernier. Et la seule personne susceptible de le
renseigner, c’était bien évidemment Baba Kébé.
Le vieil homme s’empressa alors de lui expli-
quer :
— Tu vois, Alexo, lorsque le patron est décédé,
Madame n’arrivait plus à supporter tous les pro-
blèmes, alors elle a dû remercier tout le monde afin
d’équilibrer les comptes de la maison.
— Je comprends, releva Alex, c’est même normal.
Mais l’entreprise de l’oncle, elle ne marche plus ?
— Tu sais, depuis que ce jeune Délé en a pris le
commandement, l’argent n’est plus disponible comme
par le passé.
— C’est qui Délé ?
— Le neveu du patron. Son père était chargé de la
gestion de l’entreprise avant son décès et le patron a
pris la relève.
Ils discutaient dans l’appartement qui avait été
affecté au vieil homme. C’était une boyerie aména-

124
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

gée en un trois-pièces avec toutes les commodités


requises.
— Délé, fit brusquement Alex en se levant du
fauteuil sec dans lequel il était assis, Délé, c’est le gars
qui fait souffrir inutilement ma sœur ?
— Faudrait en discuter avec elle, lui proposa Baba
Kébé, je suis certain qu’elle va tout te raconter en
détail.

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13

— J’ai appris que, quand tu étais le chauffeur par-


ticulier de mon oncle, tu connaissais par le menu
beaucoup de choses sur lui.
Les deux hommes, Mansour et Délé, étaient tou-
jours dans le bar. L’ambiance montait au fur et à
mesure que le temps passait. Certains clients par-
taient, d’autres venaient, tandis que des vendeurs à la
sauvette passaient entre les tables pour proposer aux
gens leurs produits : DVD piratés, viagras frelatés,
vaisselle, couverts et même des livres au programme
scolaire !
En écoutant son prestigieux interlocuteur, Man-
sour émit un sourire de fierté comme s’il s’agissait
d’un compliment qu’on lui adressait. Il prit son verre
rempli de bière et en avala une longue gorgée. A peine
reposa-t-il sa coupe qu’il enchaîna :

126
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Oui, patron, fit-il, partout où mon ex-patron


allait, j’étais avec lui. Au bureau, dans les affaires et
même pour se défouler.
— Ce qui veut dire, reprit Délé, que tu étais au
courant de sa liaison avec ma femme actuelle.
Mansour parut brusquement embarrassé. Son
regard se détacha de son interlocuteur et alla errer
sur les tables autour. Il vit une femme, les bras char-
gés de sachets de noix d’acajou, venir vers lui pour lui
proposer ses produits. De la main, l’ex-chauffeur des
entreprises Craig SARL lui fit non de la main. Elle
n’insista pas et fit demi-tour.
— Je sais que ce que je te demande est un peu
délicat, tenta de le rassurer Délé, mais j’ai besoin de
savoir certaines choses. Je vis une situation assez pré-
occupante et sans certaines informations que toi seul
peux me donner, je risque de péter les plombs. Tu
me suis ?
Mansour acquiesça de la tête. Il reprit le verre et
vida le reste de bière qui y était. Délé fut frappé par la
rapidité avec laquelle il avait terminé sa bouteille. Délé
n’avait entamé la sienne que pour trinquer avec lui.
— Mon patron était un homme bien, commen-
ça-t-il, la voix un peu plus posée, son décès a détruit

127
Abdel Hakim A. LALEYE

beaucoup de choses dans ma vie. S’il n’était pas mort,


je serais encore debout. Ma femme n’allait pas m’hu-
milier tous les jours devant mes enfants et nos voisins.
Et je ne serais pas débiteur.
— Et c’était pour ça que tu faisais chanter mon
épouse en lui réclamant tout le temps de l’argent ?
— Mille pardons, Monsieur. C’était une grosse
erreur.
— Devant toi, elle a dit que tu détenais des infos
graves sur elle et sur mon oncle Idriss. Est-ce vrai ?
— Ecoutez, patron, j’étais vraiment furieux contre
elle quand vous m’aviez viré. Je n’avais plus d’argent et
je m’étais retrouvé démuni du jour au lendemain.
— Excuse-moi, Mansour, il y avait plus que de
l’argent dans cette histoire : ce que tu as tenté de faire
avec elle. Tu as oublié que je vous ai surpris dans son
lit ?
Mansour poussa un soupir de regret. Il tenta de
boire les dernières gouttes de son verre, mais s’aperçut
qu’il n’y avait plus rien là-dedans. Délé dut comman-
der une autre bouteille.
— Je suis désolé pour cet acte que j’ai voulu com-
mettre, Monsieur, répondit-il, mais Dieu merci, rien
ne s’était passé entre nous.

128
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Tu es sûr ? Faut pas me faire plaisir en me


racontant des blablas !
— Au nom de Dieu, Monsieur, rien ne s’était
passé !
Il se tut. En fond sonore, on entendait la musi-
que des Frères Guèdèhounguè, musique d’inspiration
vaudou très prisée des milieux populaires. Délé dissipa
l’embarras que sa question avait provoqué chez son
interlocuteur en reprenant de nouveau la parole.
— Je te crois, Mansour. La raison pour laquelle
je suis venu te voir, c’est te demander de reprendre
service.
— Quoi ?
— Je veux te réintégrer dans l’entreprise Craig
SARL comme mon chauffeur particulier, tout comme
tu l’avais été avec mon oncle Idriss.
Malgré la foule présente dans le bar, Mansour ne
put s’empêcher de se lever hardiment de son escabeau
et de se prosterner aux pieds de son interlocuteur. Il
se confondit en excuses, jura tous les saints, invoqua la
bénédiction de Dieu sur celui qui, désormais, se révé-
lait être son bienfaiteur. Mais Délé était gêné. Surtout
que les gens autour avaient commencé à les regarder,
certains en riaient, d’autres en paraissaient choqués.

129
Abdel Hakim A. LALEYE

Le directeur des entreprises Craig, lui, s’était déjà levé


et, de la main, le remit debout.
— Excusez-moi si ça vous a choqué, patron, se
répandit Mansour, je voulais juste vous dire merci…
Vous avez volé à mon secours déjà par deux fois
aujourd’hui. Et là, vous venez de m’achever. Je ne sais
plus quoi faire pour vous exprimer ma gratitude.
— Je comprends, Mansour, lui fit Délé, la seule
façon de me remercier, c’est d’être correct désormais
dans la boîte. Je peux compter sur toi ?
— Ah, patron, jura l’ex-nouvel employé de Délé,
vous n’entendrez parler de moi qu’en termes de
loyauté et de professionnalisme… Merci pour tout.
Mais vous permettez ?
— Quoi ?
— Je peux fêter ça en commandant une nouvelle
bouteille pour vous ? C’est moi qui paie !
— Non, merci, Mansour.

Alex avait pris ses aises dans la maison. Logé dans


une des chambres de l’étage, il cherchait, ainsi que
le lui avait recommandé le vieux Kébé, à parler avec

130
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

sa sœur pour prendre la mesure de sa situation par


rapport à l’entreprise de son mari et au cas de Délé.
Il attendit le dîner pour aborder le sujet.
Dans la maison, il y avait une tradition de diner
familial. Quand son beau-frère était en vie, la plupart
des problèmes étaient discutés à table et tous y trou-
vaient solution. Ce soir-là, alors que l’entrée venait à
peine d’être entamée, Alex se jeta à l’eau.
— Grande sœur, les choses ont bien changé dans
la maison, commença-t-il, les domestiques sont partis,
les voitures de luxe ont disparu et tu vis seule, au
milieu des souvenirs de tonton. Il semble que tu es
encore dans le deuil alors que tonton est mort il y a
longtemps. Qu’est-ce qui se passe ?
Mariam ne répondit pas. Elle se contenta de lui
jeter un œil et continua de manger. Oyomidé, son
enfant de six ans, né six mois après le décès de son
mari, était aussi à table. Il ouvrait ses yeux grands et
curieux pendant qu’intervenait son oncle.
—Tu ne peux pas passer tout le temps à pleurer ton
mari, poursuivit Alex, il faut que tu vives ta vie.
— Cesse de parler comme ça, intervint brutale-
ment l’imposante dame, tu ne peux pas comprendre.

131
Abdel Hakim A. LALEYE

— Si, grande sœur ; si tu m’expliques, je vais com-


prendre.
— De toutes les façons, ce n’est pas le moment
d’en parler.
Elle se tourna vers Ayomidé auquel elle venait de
servir une soupe aux poissons frais. Le jeune garçon
aimait particulièrement ce plat. Sa cuillère en main, il
s’était littéralement jeté sur la nourriture.
— Ayomidé, fit-elle à son endroit, prends le temps
de manger. Ce n’est pas parce que tu dois aller au lit à
vingt et une heures que tu vas avaler ton plat.
L’enfant sourit à la remarque de sa mère et refréna
son élan. Mariam en profita pour servir son jeune
frère. Alex la remercia et demanda à Mariam d’ap-
porter les deux bouteilles de vin qu’il lui avait dit de
mettre au frais pour le diner. La jeune servante revint
plus tard avec les spiritueux. C’était un rosé de grand
prix qu’il avait ramené de voyage, l’une des boissons
les plus chères dans la gamme.
Mariam ne dédaigna pas sa surprise, elle partageait
avec son frère ce goût pour ce vin, mais son visage,
aussitôt, se couvrit de tristesse : elle aurait préféré que
son mari fût là, car la marque était sa préférée. Alex
s’en rendit vite compte, mais la servit quand même.

132
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Une demi-heure plus tard, le dîner prenait fin. Mais


les deux adultes ne quittèrent pas la table. Ils avaient
à échanger. Mariam demanda simultanément à Maria
de venir débarrasser et d’accompagner Ayomidé dans
sa chambre. Le petit, en effet, commençait à tomber
de sommeil.
— Maintenant que nous sommes seuls, fit Alex, tu
peux me parler, n’est-ce pas ?
La maîtresse de maison regarda son frère avec l’en-
vie de le gronder, mais calmement, elle lui dit :
— Oui, on peut parler maintenant. Mais toi aussi,
quelle idée de poser toutes ces questions embarras-
santes ?
— Excuse-moi alors !
Elle se tut, ferma les yeux comme si elle rassem-
blait tous ces souvenirs, puis lentement, s’ajusta sur
sa chaise et confia :
— Mon mari, avant son décès, entretenait une
liaison avec une jeune fille, qu’il voulait, d’après mes
enquêtes, épouser. Cela avait apporté beaucoup de
changements dans ma vie. Il disait, dans les conversa-
tions avec certains de ses amis, qu’il pouvait célébrer
plusieurs mariages vu qu’il était musulman, contraire-
ment à ses autres frères.

133
Abdel Hakim A. LALEYE

— Tu connaissais cette fille ? interrompit soudain


Alex.
— Non, mais je savais qu’il passait tout le temps
avec elle. Le jour où il est décédé, je pensais qu’ils
étaient ensemble et qu’il avait passé toute la nuit
contrairement à ce qu’il m’avait promis. Mais, très
tôt le lendemain, j’avais reçu des visiteurs étranges…
C’étaient des policiers ! Ce qu’ils voulaient ? M’an-
noncer qu’Idriss venait d’avoir un accident grave et
qu’il avait été transféré à l’hôpital, précisément au
Centre National Hospitalier et Universitaire Kou-
toukou Maga. Sans attendre, sans réfléchir, je m’étais
agrippée à eux, leur demandant de m’emmener le voir.
Quand j’y avais débarqué, je m’étais retrouvée au ser-
vice des urgences, nez à nez avec Dédé, un médecin
urgentiste. L’un des policiers m’avait présentée à lui,
lui disant que j’étais la femme de l’accidenté qui venait
de décéder. Quoi ? Mon sang n’avait fait qu’un tour, je
m’étais demandé si c’était de la plaisanterie ou si mes
oreilles avaient mal entendu. Mais le médecin avait
confirmé la mauvaise nouvelle et ajouté que le corps
d’Idriss se trouvait déjà à la morgue. Imagine, mon
frère, ma douleur et mon désespoir. Mais je n’étais pas
au bout de mes peines. Quelques semaines après l’en-

134
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

terrement, de nouveaux obstacles allaient se dresser


sur mon chemin. Les membres de sa famille étaient
venus me rendre visite. Avec un sac de problèmes.
A cette dernière phrase, Alex sursauta sur son
siège. Les yeux furieux, il prit son verre rempli de vin
et en avala la moitié comme s’il avait besoin d’alcool
pour supporter la suite du récit de sa sœur. Celle-ci,
de sa voix lente, reprit :
— Ce sont les problèmes liés à son héritage et à
son testament... Mes beaux-parents avaient décidé de
faire main basse sur tous ses biens, y compris cette
maison. Ils étaient prêts à m’envoyer à la belle étoile,
les mains vides…

135
14

E n rentrant à la maison ce soir-là, Délé constata


que son gardien, Ayouba, son plus fidèle
employé de maison, avait une attitude étrange. Le
vieil homme semblait mal à l’aise, il s’empressa de le
rejoindre et lui souffla.
— Vous avez de la visite, patron.
— De la visite ? interrogea Délé.
— Il y a une dame qui vous attend.
A peine le gardien avait-il parlé qu’une silhouette
émergea de la terrasse. Délé la reconnut tout de suite
à son teint couleur calebasse, à ses lunettes dorées, à
son pantalon serré, à ses hauts talons.
— Jumai ! cria-t-il.
La jeune femme, un peu intimidée, s’approcha de
lui et inclina le genou droit.
— Bonsoir, Monsieur !

136
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Que fais-tu ici à pareille heure de la nuit ? s’en-


quit le maître de maison.
— Je suis venue vous voir, Monsieur.
— Me voir ?… Tu veux me créer encore des ennuis ?
— Non, je suis venue vous présenter mes excuses,
je vous demande de me pardonner pour tout ce que
je vous ai fait.
Jumai s’était déjà inclinée, les genoux presqu’au sol.
Délé se tourna vers Ayouba et le pria de se retirer. Le
gardien s’inclina aussitôt, laissant les deux en tête-à-
tête. Délé, de sa main, releva la jeune femme. Celle-ci
se mura dans le silence, puis, brusquement, éclata en
sanglots.
— Je… je suis vraiment désolée de ce qui s’est
passé l’autre fois, confessa-t-elle, je ne savais pas que
c’était Alero…
— Jumai, s’il te plaît, releva Délé, oublie ça. Je
vous ai pardonnées, Alero et toi. Pourquoi revenir
là-dessus ?
— Merci, Monsieur !
— Ce sera tout ?
La jeune femme, du revers de la main, essuya les
larmes qui avaient commencé à rouler sur ses joues,
puis d’une petite voix, elle dit :

137
Abdel Hakim A. LALEYE

— Non, Monsieur, ce n’est pas seulement pour ça


que je suis venue vous voir. Nous avons besoin aussi
de votre aide.
— Comment ?
— Nous avons besoin d’argent pour sortir Alero
de prison.
Ils étaient toujours à la terrasse. Délé voulut inviter
la jeune femme à entrer au salon, mais il se ravisa, ne
comprenant pas sa demande.
— Des gens sont prêts à nous aider afin qu’Alero
puisse écoper d’une condamnation avec sursis, expli-
qua Jumai. Ils nous disent que si nous leur avancions
sept millions de francs, elle pourra bénéficier de cette
libération.
Délé parut surpris par cette demande, il ironisa :
— Alors, tu veux que je te remette sept millions
de francs ?
— Vous êtes la seule personne qui pourrait nous
sortir d’affaire, Monsieur.
Délé regarda fixement Jumai pendant qu’elle par-
lait et embraya :
— Tu veux que je paie pour qu’Alero soit libérée
afin que les gens continuent de dire qu’en réalité elle

138
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

vendait de la drogue pour moi ? Désolé, jeune fille, je


ne peux pas te donner ce montant.
Les yeux de Jumai évoquaient la pitié, tout son être
semblait tendu vers l’homme d’affaires avec une envie
de se jeter de nouveau à ses pieds pour l’implorer de
toute son âme. Mais Délé tenait à rendre les choses
claires et sans aucune ambiguïté.
— Faut pas insister, Jumai, martela-t-il, ce que je
peux faire par contre, c’est te donner ça.
Il plongea la main dans l’une des poches de son
attaché-case et sortit une enveloppe contenant de
l’argent. Il compta quelques billets et les lui remit.
— Pour ton déplacement, Jumai ! Ayouba,
Ayouba !
Le gardien  revint du portail où il était parti se
poster et se précipita vers le maître de maison.
— Me voici, patron, se montra-t-il.
— Raccompagne Madame !
Délé, sans attendre, entra dans le bâtiment cen-
tral, laissant sur place la jeune femme qui, les billets
en main, avait du mal à se remettre de l’attitude de
l’homme d’affaires. Des larmes faillirent couler sur ses
joues, mais elle se retint de justesse, ravala sa décep-
tion et suivit le gardien.

139
Abdel Hakim A. LALEYE

Sèwa était dans son fauteuil, les pieds posés sur le


guéridon, les yeux fermés. Elle était plongée dans ses
pensées, faisant et défaisant à volonté les différents
scénarios auxquels l’appelait sa situation. Sa grande
sœur Ella sortit de la cuisine, s’approcha d’elle et, dou-
cement, la toucha à l’épaule. La jeune femme ouvrit
brusquement les yeux.
— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle.
— Le repas est prêt, lui dit Ella, allons manger.
— Merci, ma sœur, mais je ne mange pas.
— Pourquoi ?
— Je ne sais pas. Je n’ai juste pas d’appétit.
Ça veut dire quoi « je n’ai pas d’appétit » ? Tu veux
te coucher le ventre vide ?
— Ce n’est rien, grande sœur, je n’ai pas faim.
Aussitôt, elle se leva, s’étira un peu, puis se diri-
gea vers le couloir donnant accès aux chambres. Ella
trouva l’attitude de sa petite sœur curieuse et fort
suspecte.
— Où vas-tu ? lui demanda-t-elle.
— Je vais au lit.
— Tu es sûre d’être bien portante ?

140
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Oui, ça ira.
Ella s’approcha d’elle et tenta de la faire rasseoir
dans le fauteuil d’où elle s’était levée. Lentement, elle
plongea ses yeux dans les siens.
— Sèwa, je suis ta sœur. Tu peux tout me dire.
— Je vais bien, grande sœur Ella, se défendit-elle,
je n’ai rien.
Mais on voyait que l’étudiante ne se sentait pas à
l’aise. Elle paraissait fébrile, son souffle semblait plus
fort que d’habitude. Aussitôt, une toux sourde et étouf-
fante la prit à la gorge. Elle cracha, râla, puis, au bout
de quelques secondes, tout disparut, elle retrouva sa
sérénité. L’inquiétude de la grande sœur ne s’estompa
pas, au contraire, elle augmenta d’un cran. Lentement,
elle plaça le revers de sa main sur son front.
— Tu es sûre, ma sœur ? repartit-elle.
— Je ne souffre de rien, répondit Sèwa. Mainte-
nant, s’il te plaît, laisse-moi aller me coucher.

Le ton de Mariam trahissait un air de lassitude en


même temps qu’une envie d’en finir avec les événe-
ments. Mais les souvenirs qu’elle égrenait, au fur et

141
Abdel Hakim A. LALEYE

à mesure qu’ils déroulaient son passé, ravivaient son


amertume, lui brûlaient encore le cœur. Elle aurait
voulu arrêter la saignée en interrompant son récit,
mais Alex avait une telle soif de connaître la vérité
qu’elle ne pouvait s’empêcher de satisfaire sa curiosité.
En réalité, cela lui pesait et elle avait envie de se libérer.
De nouveau, elle se rappela les réunions successives
auxquelles la belle-famille l’avait soumise juste après
les funérailles de son mari.
A l’une de ces réunions, elle s’était rendu compte
de la présence de Maître Wassi, le notaire de son mari.
Il s’agissait pour lui de mettre toute la famille au cou-
rant du contenu du testament produit par Idriss. Le
notaire, qui était un intime du défunt, avait révélé des
choses étonnantes.
— Mon client Idriss, avait-il dit, m’avait téléphoné
il y a deux mois. Il m’avait dit qu’il attendait un enfant
et m’avait confié, qu’en raison de cela, il voulait repren-
dre son testament.
Maître Wassi avait alors sorti une grosse enveloppe
fermée ; sur le rabat, on pouvait reconnaître facile-
ment la signature d’Idriss, son cachet personnel et son
écriture. Le notaire avait demandé à un des membres
de l’assemblée de vérifier l’authenticité des sceaux,

142
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

puis l’avait invité à ouvrir l’enveloppe. L’acte posé,


Maître Wassi avait sorti le testament et, à haute voix,
s’était mis à le lire. Au total, Idriss avait légué à son
fils à naître vingt-cinq pour cent des actions de l’en-
treprise Craig SARL ainsi que les actions qu’il détenait
dans d’autres entreprises. Il y avait aussi ajouté tous ses
biens immobiliers à l’exception de sa maison de cam-
pagne et celle dans laquelle il vivait avec son épouse.
Cependant, avait précisé le document, s’il venait à
décéder avant que l’enfant n’ait vingt et un ans, la
mère de son fils serait administratrice des actions et
des biens immobiliers.
Maître Wassi avait évoqué l’idée selon laquelle une
femme était enceinte de lui et qu’elle allait bientôt se
montrer à toute la famille. C’était à ce moment précis
que Mariam avait levé le doigt et avait dit :
« Aucune autre femme n’est enceinte de mon mari.
C’est à moi qu’il faisait allusion parce qu’il savait que
j’étais enceinte ».
La réaction de la famille avait été épidermique.
Un murmure de désapprobation s’était élevé. Mais
Mariam avait renchéri :
« Oui, je suis enceinte de trois mois ! »

143
Abdel Hakim A. LALEYE

Non seulement ils n’avaient pas cru, mais ils avaient


envisagé de soumettre l’enfant à un test d’ADN. Mais
malheureusement pour eux, dès qu’Ayomidé était né,
la procédure avait été lancée et ce test avait prouvé
que l’enfant était le fils légitime d’Idriss.
A la suite de ce récit, Mariam se tut et regarda son
frère, assis à côté de lui, avide de connaître la suite des
événements. La bouteille de vin était déjà vide, il en
ouvrit la deuxième, voulut servir sa sœur, mais celle-ci
refusa. L’ivresse, chez elle, était rapide et elle s’effor-
çait de ne pas dépasser deux verres. Néanmoins, elle
se servit de l’eau fraîche et continua son récit :
— Mon cher frère, dans cette affaire, il y a une
chose dont je suis sûre : mon mari ne savait pas que
j’étais enceinte de lui.
— Comment ça ? réagit aussitôt Alex.
— Tu sais que j’avais des difficultés à tomber
enceinte ? Mais voilà qu’un bon matin, à la suite d’une
consultation à l’hôpital pour paludisme, les analyses
avaient indiqué que j’étais enceinte. J’étais si heureuse
que, pour en avoir le cœur net, j’avais tenu secrète la
nouvelle, espérant que la grossesse soit suffisamment
consolidée pour en faire part à mon mari. Mais Idriss
était décédé.

144
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Mais alors, intervint Alex, comment comprendre


la réaction d’Idriss quand il avait changé son testament
indiquant à Maître Wassi qu’un garçon venant de lui
viendrait bientôt au monde ?
— Il avait une autre femme qui attendait un enfant
de lui, expliqua Mariam. Sa maîtresse probablement.
Mais dans la famille, personne ne la connaissait, jamais
personne n’avait su à quoi elle ressemblait.
— Tu veux dire, grande sœur, que cet enfant vit
quelque part ?
— Je n’en sais rien, Alex.
— Et si un beau jour, cette femme faisait son appa-
rition dans cette maison avec son bâtard ?
Mariam eut un sourire amer. Elle regarda dans le
vague avec des yeux teintés d’un début de colère et
de haine mêlées.
— Je crois que le diable ne l’inspirerait pas au
point de venir me provoquer, claqua-t-elle de sa voix
métallique ; de toutes les façons, je l’attends ici, de
pied ferme.
— Tu l’as dit, acquiesça Alex, aucune femme ne
peut venir ici avec son bâtard nous narguer. Je lui
réserve en tout cas le plus royal des accueils !

145
15

L e soleil avait déjà déplié ses rayons dans les


moutures de l’orient. Malgré la blancheur
matinale, les rues de Cotonou ne semblaient pas
pleines. Au contraire, on avait l’impression que les
gens avaient du mal à s’extraire de leur lit, tant une
fraîcheur inhabituelle avait enveloppé la ville suite à
l’averse de la veille.
Mais ce n’était pas le cas de Sèwa. La jeune femme
avait pris son bain avec l’eau du robinet. Sortie de la
salle d’eau, une serviette nouée autour de la taille, elle
s’essuya les pieds sur la moquette se trouvant au pied
de son lit. Sur la table de chevet, elle prit sa crème de
corps, en recueillit une lampée et se mit à en hydrater
le corps. Soudain, elle sentit la présence d’une ombre
humaine derrière elle. Elle se retourna. Ella, sa grande
sœur, se tenait debout derrière le lit et la regardait.
— Grande sœur, sursauta-t-elle, que fais-tu ici ?

146
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Tu le vois bien, je suis venue discuter avec toi.


— Mais il fallait t’annoncer au lieu de venir furti-
vement comme ça sans crier gare.
— Je suis désolée, je ne savais pas que tu étais sous
la douche.
Ella était en pagne et camisole. Elle s’assit sur le
lit, à côté d’elle, laissa passer quelques secondes de
silence et commença :
— Sèwa, depuis bientôt quelques jours, je t’ob-
serve de près et je ne me sens pas à l’aise. Que se
passe-t-il ?
— A propos de quoi ?
— Je…
— Ecoute, je ne pourrais pas rester longtemps, j’ai
un entretien d’embauche et il faut que j’y aille.
Elle venait de finir de passer sa pommade. Elle
se leva, alla à la garde-robe, prit une robe fleurie de
couleur bleue sur un cintre et l’enfila. Il y avait des
chaussures dans un coin de la pièce, elle en sélectionna
une paire, du même ton que la robe, les porta. Les
jugeant peu assorties, elle prit une paire noire avec des
points de couture qui créaient une bande diagonale de
chaque côté. Là, elle sentit les couleurs en harmonie
avec la robe. Elle fit quelques pas, s’assura d’être en

147
Abdel Hakim A. LALEYE

équilibre sur les talons. Il ne restait qu’à choisir une


eau de toilette parmi les flacons de parfum qui se suc-
cédaient sur sa table de chevet. Elle voulut en prendre
un quand elle ressentit soudain de vives douleurs dans
le ventre. Elle se plia en deux, se couvrit la bouche
en même temps qu’elle courait vers la salle de bains.
Pendant trois minutes, on l’entendit vomir dans la
cuvette des toilettes. A la fin, la jeune femme rentra
dans sa chambre.
Ella était debout et la regardait, encore plus sou-
cieuse que tout à l’heure.
— Ma sœur, tu ne peux pas continuer à faire sem-
blant, lui fit-elle avec presque un ton de supplication,
il faut qu’on se parle.
Sèwa se laissa choir sur son lit, émit un très long
soupir et confessa, les yeux fixés sur le mur en face
d’elle.
— Tu as raison, grande sœur, je suis enceinte.
C’était à l’inquiétude d’Ella qu’elle pensait : celle-ci
ne cria pas, ne tempêta pas. Elle observa quelques
secondes de silence et finit par demander :
— Ce n’est pas un malheur être enceinte, mais qui
en est l’auteur ?

148
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

L’étudiante ne répondit pas aussitôt, comme si elle


réfléchissait. Elle prit son souffle et confia :
— C’est Délé !
— Quel Délé ?
— Le même... Le papa de Segi !
— Ton ancien patron ?
— Oui !
Ella eut l’impression d’avoir été frappée à la tête
tant elle était secouée par la nouvelle. Elle s’assit à son
tour sur le lit.
— Il est au courant au moins ?
— Oui. Et il a promis de venir te voir incessam-
ment.
— Il est prêt à t’épouser ?
— Il n’a pas parlé de mariage, mais il a accepté la
grossesse.
— Comment ?
— Tenons-nous-en d’abord à la grossesse, ma
sœur.
— Non, protesta Ella avec colère. Il pense qu’il
peut profiter de toi comme ça ? Il faut qu’il me dise
de vive voix ce qu’il veut faire de toi.
Elle se leva aussitôt.

149
Abdel Hakim A. LALEYE

— Il faut qu’il sache que tu as de la famille et qu’il


ne peut pas abuser de toi impunément.
Ella se précipita vers la sortie, mais Sèwa la rattrapa
avant qu’elle n’atteigne la porte.
— Attends, grande sœur, tu ne peux aller le voir
chez lui, comme ça.
— Pourquoi pas ? Même si je dois le voir au portail,
j’attendrai jusqu’à ce qu’il mette le nez dehors.
— Non, tu ne vas rien arranger en procédant de
la sorte.
— Alors, tu veux qu’on lui sourie, qu’on lui déroule
le tapis rouge. Non, ma sœur, une femme, ça se res-
pecte !

Délé venait d’achever son petit déjeuner. Avant


d’embarquer dans sa voiture conduite par Mansour,
il demanda à Bouse, la domestique, de préparer la
maison en prévision du retour, dans la soirée, de la
maîtresse de maison, la brave Ibironkè. Bouse était
heureuse de la nouvelle et promit de rendre la maison
aussi propre que la présidence de la République.

150
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Délé prit place à l’arrière dans son véhicule et Man-


sour glissa le 4x4 dehors. La rue commençait à peine à
s’animer. Le jeune homme salua la vendeuse de tisane
postée à l’entrée de la rue et se plongea dans la lecture
d’un quotidien local.
Soudain, il eut l’impression d’être observé. Il leva
la tête et vit sur ce qui tenait lieu de trottoir le visage
d’Ella caché par de grosses lunettes. Surpris, Délé
demanda à Mansour de s’arrêter. Le véhicule serra
la droite et s’immobilisa. Ella allongea le pas et se
retrouva à côté de lui. Délé fit baisser la vitre de la
voiture.
— Bonjour, Délé ! lui dit-elle sans aucun sourire.
— Bonjour, Ella, lui répondit Délé.
— Ça fait un bout de temps que je suis dehors ici
à vous attendre.
— Il fallait entrer ou te faire annoncer. J’espère
qu’il n’y a pas de problème…
— Bien sûr qu’il y a un problème : ma petite sœur
vient de m’informer qu’elle est enceinte de vous…
Délé, sans attendre, ouvrit la portière et descendit.
Il prit la jeune femme par l’épaule et l’entraîna un peu
plus loin, hors de portée des oreilles de Mansour.

151
Abdel Hakim A. LALEYE

— Ecoute, Ella, expliqua-t-il, ce lieu n’est pas pro-


pice pour parler de la grossesse de Sèwa.
— Alors, répliqua la femme, vous voulez qu’on en
parle quand et où ?
Le jeune homme inspira profondément et pro-
posa :
— Je viendrai te voir plus tard dans la journée et
nous allons parler tranquillement de tout ça.
— Très bien, mais laissez-moi vous poser une
question : n’avez-vous pas eu froid aux yeux ?
— Froid aux yeux ? Que veux-tu dire par là ?
— A la maison, nous vous respections et avions
pour vous la plus grande estime. D’ailleurs, certains
vous appellent même « Tonton ». Mais grande est ma
déception d’apprendre que vous avez abusé de ma
sœur et que vous l’avez engrossée.
Cette dernière réflexion agaça Délé qui leva légè-
rement le ton :
— Attention à ce que tu dis, Ella. Sèwa n’est pas
une gamine. C’est une adulte, et si j’ai commis cette
erreur, c’est qu’elle est également fautive.
— Ah bon ?
— Ecoute, le plus important, c’est ce qui se passe
après cette erreur commune. J’ai accepté d’assumer

152
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

ma responsabilité et je suis prêt à prendre soin d’elle.


A ce soir donc !
Délé fit demi-tour et se dirigea vers sa voiture. Dès
la fermeture de la portière et le démarrage du véhicule,
Ella agita la tête, se demandant ce qui se passerait si
elle décidait d’imposer des exigences à la hauteur de
la déception ressentie.

153
16

M ariam, pendant ce temps, s’était réveillée,


mais n’avait guère envie de se lever et de se
regarder dans la glace, elle qui d’habitude, guettait tous
les matins la moindre ride de vieillesse sur son visage.
Elle éprouvait un fort sentiment de culpabilité.
La veille au soir, elle avait entretenu son frère de ce
qui n’allait pas à la maison, fait l’historique des événe-
ments, depuis le décès accidentel de son mari jusqu’à
la lecture du testament avec les conséquences qui
en résultaient. Malgré cela, elle se reprochait d’avoir
arrangé la situation en sa faveur plutôt que d’avoir
dit la vérité. Mais pourrait-elle révéler un jour ce qui
s’était réellement passé ? Aurait-elle le courage d’en
donner les détails ? Ne l’accablerait-on pas de tous les
maux ? Quelqu’un lui viendrait-il en aide ?
Elle se souvint de cet après-midi où elle s’était
rendue chez un médecin à l’hôpital pédiatrique, exi-

154
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

geant de lui parler en tête-à-tête. La dame, une femme


aux chignons huilés, noire, mais d’une beauté fine et
racée, Madame Agnès Leroux, lui avait posé toutes
sortes de questions liées à son statut de femme stérile.
Elle avait confessé :
— Actuellement, les membres de la famille sont
déterminés à m’arracher la maison et à me jeter dehors.
Selon eux, j’ai le tort de ne pas avoir donné un enfant
à mon mari avant son décès.
— C’est difficile, madame Craig, avait répondu le
médecin, mais ces genres de cas sont connus de la
justice. Il y a même des avocats spécialisés dans ces
affaires.
— Je sais, mais le problème se pose au niveau du
testament de mon époux. Il a légué tout son patri-
moine à son enfant non encore né.
La dame paraissait de plus en plus dépassée par les
propos de son interlocutrice, elle lui demanda :
— Expliquez-moi tout, Madame.
— Mon mari avait une maîtresse qui est enceinte
de lui. Il a changé son testament en léguant tout son
patrimoine à l’enfant.
— Que voulez-vous que je fasse pour vous main-
tenant ?

155
Abdel Hakim A. LALEYE

Le cabinet du médecin était exigu. Madame Leroux,


derrière son bureau, paraissait grande, si grande qu’on
avait l’impression que rien, autour d’elle, n’existait.
Mariam lui avait dit :
— Il me faut un bébé, et le plus tôt possible.
Pendant un long moment, Agnès avait regardé son
interlocutrice avec incrédulité. Elle était sur le point
de l’inviter à abandonner cette idée quand Mariam
avait anticipé :
— J’ai dit à ma belle-famille que je suis enceinte
et que le testament de mon mari fait allusion à l’en-
fant que je porte. Alors, ils attendent maintenant avec
impatience que j’accouche du bébé.
La pédiatre avait été prise d’une envie de rire, mais
s’était retenue, les yeux dans ceux de Mariam.
— Ecoutez, Madame, je suis désolée. Je ne sais pas
comment vous aider. Je ne suis qu’un simple médecin
et non Dieu.
— Avoir un enfant dans les six prochains mois est
la seule chose qui puisse me permettre de sauver ma
peau, avait répliqué Mariam. Vous êtes une femme
comme moi et vous devriez comprendre ce que je
suis en train de dire.

156
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Je ne suis pas sûre de comprendre mais j’ai une


suggestion à vous faire.
— Je vous écoute, docteur.
— Adoptez un bébé.
— J’y ai pensé, mais le problème c’est comment le
faire sans susciter des soupçons.
— Okay, je vais vous aider, mais je ne vous garantis
aucun succès.
Agnès avait envoyé Mariam à une de ses collègues,
une sage-femme qui, à la suite de sa retraite, s’était
retrouvée à la tête d’un hospice appelé « Les Anges
heureux ». La dame accueillait dans son centre des
orphelins, des bébés retrouvés dans les lieux publics
ou des nouveau-nés abandonnés dans les maternités.
Elle se chargeait de trouver des familles d’accueil, des
foyers où les enfants étaient adoptés, bref toutes les
formes de soutien et d’aide étaient pratiquées au béné-
fice des enfants. La dame s’appelait Madame Grâce
Delano.
Sans attendre, Mariam alla voir la dame. Elle ne
pouvait rien lui cacher. Pendant près d’une heure, elle
lui confessa le moindre de ses secrets, ses intentions
en venant la voir. La dame l’avait écoutée avec beau-
coup d’intérêt. A la fin, elle lui exprima sa compassion

157
Abdel Hakim A. LALEYE

par rapport au décès de son mari et à sa situation de


femme traquée par la belle-famille. D’ailleurs, elle lui
confia avoir été elle aussi victime du harcèlement de
ses beaux-parents à la mort de son mari.
— Dans les six prochains mois, lui avait dit Mariam,
je devrais accoucher d’un garçon.
— Oh, c’est d’un garçon que vous avez besoin ?
avait lancé la directrice de l’hospice.
— Je préfère un garçon. Dans le cas contraire, j’ac-
cepterais une fille. Cela importe peu. J’ai juste besoin
d’un enfant pour ne plus avoir ma belle-famille sur
le dos.
Au terme de leur entretien, la dame avait fini par
décider :
— Bon, on va vous aider, mais il faut que vous
compreniez que tout ce que nous allons faire doit
être légal.
Sans cette dame, reconnut Mariam, elle aurait été
renvoyée de la maison et privée de tous les biens
d’Idriss. Ayomidé n’aurait jamais existé. Pendant des
mois, Mariam s’était arrangée pour exhiber un ventre
chaque jour plus gros en arborant les signes extérieurs
d’une parturiente. A la fin, elle avait prétexté qu’elle
allait accoucher chez des parents dans un pays voisin.

158
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Deux semaines plus tard, elle était revenue chez elle


avec un beau bébé dans les bras. Un nouveau-né aban-
donné dans un jardin avait été récupéré par Madame
Delano et transféré dans les mains de Mariam. Per-
sonne, à part la directrice des « Anges heureux » n’avait
jamais su d’où provenait Ayomidé.
Aujourd’hui, Mariam était à la croisée des chemins.
Elle ne savait où elle en était. Avouer l’origine de son
enfant provoquerait sans doute sur elle une pluie de
réactions imprévisibles. Le seul bien qui lui restait de
son mari lui serait systématiquement arraché. Et le seul
trésor de son existence, Ayomidé, serait condamné à
se réinventer une nouvelle identité. Non, jamais, elle
ne pourrait prendre une décision aussi suicidaire.
Soudain, Mariam entendit frapper à la porte de
sa chambre. La veuve se leva, fit quelques pas vers la
porte et demanda :
— C’est qui ?
— C’est moi, Alex, grande sœur, fit son frère avec
une voix guillerette, j’ai quelque chose à te demander.
— Quoi ?
— Je voudrais savoir si tu es disponible ce matin
pour que nous allions rendre visite à l’entreprise Craig
SARL.

159
Abdel Hakim A. LALEYE

Sèwa attendait sa grande sœur au salon. Dès que la


porte s’ouvrit et qu’elle aperçut son ombre, elle se leva
du fauteuil et alla à sa rencontre. L’autre eut à peine le
temps de souffler ; elle lui demanda :
— Alors, grande sœur, comment ça a été ? Tu l’as
vu ?
— Je l’ai vu, lui répondit Ella.
— Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— La vérité !
— Quelle vérité ?
— Je lui ai dit qu’il m’avait déçue.
Sèwa fut frappée par cette phrase. C’était le genre
de répliques qui, pensait-elle, aggrave les situations
déjà fort délicates au lieu de contribuer à les apaiser.
— Grande sœur, releva l’étudiante, tu ne lui as pas
dit ça !
— Si, Sèwa, appuya Ella, je le lui ai dit !
— Tu te comportes comme si j’étais une gamine.
— Vous vous êtes passé le mot ou quoi ? Il m’a
répété la même chose. Seulement…
— Seulement…

160
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Il tient à l’enfant, peut-être qu’il tient à toi, en


tout cas, c’est l’avenir qui nous le dira.
Sèwa se tut. Ses yeux se frayèrent un chemin à
travers les rideaux qui voilaient les fenêtres et, len-
tement, échouèrent sur les portraits de leurs parents
accrochés au mur. C’étaient papa et maman le jour de
leur mariage. Photos noir-blanc montrant le bonheur
d’un couple à la mode de l’époque, perruque pour
la femme, coupe Ghana boy pour le père avec, tous
deux, de larges sourires.
— Si nos parents avaient été là, fit Ella nostalgique,
en suivant les yeux de sa sœur, je suis sûre qu’ils te
feraient la même remarque que moi.
— Moi j’ai peur, commenta Sèwa, j’ai peur de la
réaction de tata Ibironkè, j’ai peur de ce que diront
les gens.
— De toutes les façons, quand il reviendra ce soir,
nous discuterons de tout.
— Parce qu’il a promis de venir ?
— Oui !
Sèwa soupira. La pression de sa grande sœur avait
payé. Mais ce qu’elle redoutait le plus, c’est que cet
acte soit ressenti par Délé comme une manière de lui
forcer la main. Or, elle savait, de par sa petite expé-

161
Abdel Hakim A. LALEYE

rience, que les hommes détestent qu’on les accule


dans leurs derniers retranchements, car il pourrait
en résulter des conséquences graves. Par exemple,
que Délé se rétracte et renonce à ses engagements.
Et pour cela, les menaces, les intimidations n’y pour-
raient absolument rien.

162
17

— Bonjour et soyez les bienvenus à la Société


Craig SARL.
Au comptoir, dans la salle d’attente, une des secré-
taires de l’entreprise était là, en tailleur strict et droit,
des escarpins plutôt hauts, un sourire rouge aux lèvres,
accueillant Alex et Mariam parés de leurs plus beaux
atours.
— Je vous remercie, Madame, répondit Mariam,
nous sommes venus voir M. Craig.
De son même sourire étoilé, la secrétaire leur dit :
— Je suis désolée, M. Craig n’est pas encore arrivé
au bureau ce matin.
Alex parut amusé par cette réplique. Il savait, par
expérience, que la jeune femme mentait, juste parce
qu’aucun rendez-vous n’avait été conclu avec Délé ou
peut-être qu’elle les prenait pour des emmerdeurs, ces

163
Abdel Hakim A. LALEYE

gens qui investissent les bureaux à la recherche d’un


emploi. Alex regarda la secrétaire d’un air serein.
— Excusez-moi, lui demanda-t-il, êtes-vous une
nouvelle employée ici ?
— Que voulez-vous dire par là, Monsieur ?
— Vous semblez ne pas connaître les gens les plus
importants de cette entreprise : vous avez devant vous
Madame Mariam Idriss, épouse de l’ancien P-DG de
cette société. Elle fait également partie des plus grands
actionnaires.
La jeune secrétaire parut un instant clouée sur
place, elle écarquilla les yeux, ne sachant exactement
quoi dire. Au bout de quelques secondes, elle finit par
bafouiller :
— Je suis désolée, excusez-moi, je ne pouvais pas
savoir, j’ai commencé le boulot ici il y a peu. Si cela
ne vous gêne pas, vous pouvez attendre M. Craig. Je
suis sûre qu’il va arriver dans les toutes prochaines
minutes.
Au même moment, la porte d’entrée s’ouvrit et
Délé, précédé de son chauffeur Mansour, entra. A
peine fit-il deux pas qu’il vit en face de lui, la veuve
de son oncle, Mariam. Un grand sourire aux lèvres,

164
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

il se précipita dans ses bras. Les deux se donnèrent


l’accolade.
— Bonjour Tantie ! s’exclama le jeune homme, ça
fait si longtemps, comment allez-vous ?
— Merci Délé, je vais bien, lui répondit la veuve
d’Idriss, ta famille se porte bien ? Je veux parler d’Ibi-
ronkè et de Segiola !
— Tout le monde va bien. Désolé que nous n’ayons
pas pu vous rendre visite. Comme vous le savez, le
travail ici est tel que je trouve difficilement du temps
pour moi-même.
— Je comprends !
Délé se tourna vers Alex, quêtant dans la réaction
de Mariam une indication sur l’identité de son accom-
pagnateur. La veuve le présenta :
— Voici mon jeune frère, Alex. Il revient à peine
des Etats-Unis d’Amérique. Et toi Alex, voici Délé,
celui dont je t’ai parlé et que nous sommes venus
voir.
Les deux hommes se serrèrent la main, désireux
de se connaître. A la fin des présentations, Délé
proposa d’aller dans son bureau. Il le leur ouvrit lar-
gement, sortant avec joie liqueur de luxe, petits fours
et autres amuse-bouche.

165
Abdel Hakim A. LALEYE

— J’ai appris que Jumai ne travaille plus ici, avança


Alex.
— Ah, vous connaissez Jumai ? s’étonna Délé.
— Alex travaillait ici quand mon mari dirigeait
l’entreprise, précisa Mariam à Délé.
— Malheureusement, elle s’est mal conduite et a
été virée.
— Virée ? Je n’ai jamais pensé que Jumai quitterait
un jour cette entreprise. Elle était la mémoire de la
maison.
Délé avait hâte d’apprendre le but de la visite
de ses hôtes ; la conversation sur les départs ou les
arrivées éventuels des employés de l’entreprise avait
commencé à le gêner. D’un ton qu’il voulait poli, il
demanda :
— Alors, ma tante, quel bon vent vous emmène
ici ? C’est pour une visite de courtoisie ?
Mariam marqua un temps de silence avant d’avan-
cer :
— Mon frère que tu vois là est revenu des Etats-
Unis il y a à peine vingt-quatre heures, et il est à la
recherche de quelques opportunités d’affaires. Il
aimerait investir dans des domaines porteurs. Alors,
je l’ai amené ici pour qu’il discute avec toi.

166
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Délé se tourna vers Alex de nouveau et lui lança :


— Quels sont les secteurs qui vous intéressent ?
— Les affaires, fit mécaniquement Alex, tout genre
d’affaires stables. Cependant, cette entreprise m’a tou-
jours séduit et je suis prêt à y investir.
— Ah bon ?
— Oui, je suis passionné d’import-export et cet
intérêt est d’autant plus grand que quand j’étais ici, je
suivais la manière dont mon oncle dirigeait la maison
et je m’étais dit qu’un jour je suivrais ses traces. A
l’heure où je vous parle, j’ai une douzaine de voitures
dans un navire qui va accoster dans les tout prochains
jours.
— Oh, sourit Délé après cet exposé, vous voulez
créer une société de vente de voitures ?
— Oui, en même temps, je désire acheter des
actions dans cette entreprise et devenir l’un des action-
naires les plus importants.
Là-dessus, Délé changea aussitôt de posture. Son
visage ne devint pas sombre, mais se chargea d’une
expression lourde. Il regarda longuement son inter-
locuteur. Les deux mains jointes sous le menton, il
dit :
— Non, ce n’est pas possible.

167
Abdel Hakim A. LALEYE

— Pourquoi ?
— Comme votre sœur le sait, cette entreprise est
une entreprise familiale. Elle a été créée par mon feu
père avec un statut d’entreprise privée. Avant sa mort,
il avait associé ses autres frères et sœurs. Il a cédé à
son frère, mon oncle Idriss, vingt-cinq pour cent, et
à chacune de ses deux sœurs quinze pour cent des
actions. Alors, je ne vois pas comment vous pouvez
acheter des parts dans l’entreprise puisqu’aucun des
actionnaires n’est prêt à céder ses actions à une per-
sonne étrangère à la famille.
Alex s’attendait presque à cette réaction. Il se tourna
vers Mariam, voulut lui répondre, mais la grande sœur
anticipa :
— Et si c’était moi qui voudrais lui vendre les
actions de mon fils ?
— Cela dépend du testament qu’a laissé votre
époux, tante.
Alex regarda fixement Délé en silence puis se leva
hardiment. Sa main était déjà tendue vers lui, signifiant
de ce fait la fin de la visite.
— Merci beaucoup de nous avoir consacré une
partie de votre temps, M. Craig, salua-t-il, nous vous
reverrons sans doute très bientôt.

168
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Merci à vous aussi, Alex, je vous souhaite le


meilleur dans vos activités.
— Au revoir, fit à son tour Mariam en se levant.
— Bonne journée, ma tante.
Délé n’était pas serein. En les voyant partir, il était
persuadé que cette visite était loin d’être anodine et
que ce que les deux visiteurs cherchaient allait au-delà
de ce qu’ils avaient exposé. Il savait que la veuve de
son oncle n’avait pas du tout apprécié la manière dont
la famille l’avait traitée lors de la répartition des biens
de son mari. N’eût été l’existence d’Ayomidé, on lui
aurait tout arraché et on l’aurait jetée dehors. Délé était
conscient de ce tort fait aux veuves dans les familles
africaines, mais il n’était pas prêt à accepter toute
manigance qui viserait à déstabiliser la société du fait
d’une vengeance personnelle. Prenant son téléphone,
il composa un numéro et attendit nerveusement que
son correspondant, à l’autre bout, lui réponde.
En sortant du bureau de Délé, Mariam et Alex
virent Mansour dans la salle d’attente, somnolant dans
l’un des fauteuils réservés aux visiteurs. Alex, qui le
connaissait fort bien, ne put s’empêcher de crier.
— Mansour !

169
Abdel Hakim A. LALEYE

Le chauffeur se réveilla et leva ses yeux engourdis


vers le jeune homme.
— Alexo ! fit-il, surpris.
— Oui, Mansour, c’est bien moi !
Le chauffeur se frotta les yeux, un grand sourire
décrispa son visage déjà gras alors que la chaleur ne
s’était pas encore installée.
— Tu… es revenu ? s’excita-t-il, et depuis quand ?
— Il n’y a pas si longtemps, lui répondit Alex. Que
fais-tu ici ?
— Je travaille à nouveau dans la maison ! Le P-DG
m’a demandé de revenir. Ah, Alex ! Regarde-toi !
Regarde comme tu as grandi !
— Mansour, tu veux que je demeure petit ? J’aime-
rais pouvoir un jour papoter avec toi, évoquer le vieux
temps !
— Je te donne alors mon numéro de téléphone.

170
18

A ssise sur la banquette arrière de son véhicule,


Mariam était vraiment énervée. On pouvait
percevoir facilement son état à travers son visage
tendu, les rides qui lui plissaient le front, ses traits
brusquement empâtés, la peau raide de son cou.
Malgré la climatisation qui rafraichissait l’intérieur
du véhicule, des gouttes de sueur roulaient sur son
visage. Elle n’avait pas du tout apprécié l’attitude de
son frère par rapport à Mansour. Elle détestait au plus
haut point ce chauffeur qu’elle soupçonnait d’être
dans les affaires de jupons de son mari. Il avait beau
être l’employé d’Idriss, obligé de garder ses secrets les
plus corrosifs, il n’en demeurait pas moins, en tout cas
pour elle, un salaud, le complice attitré de son mari
dans ses relations avec la maîtresse d’Idriss.
Au départ, quand son époux l’avait admis à son
service et qu’il s’était révélé comme son plus fidèle

171
Abdel Hakim A. LALEYE

employé, Mariam avait tout fait pour s’en faire un


ami. Elle l’avait souvent couvert de petits cadeaux,
mis à l’aise dans la maison en lui servant à manger,
mais lorsqu’elle avait constaté que son mari avait une
relation extraconjugale, elle avait tenté de lui ôter les
vers du nez, mais Mansour était resté fidèle à son
patron. Jamais, il n’avait trahi ses secrets. Désormais,
elle l’avait inscrit dans le camp, non de ses ennemis,
mais de ceux qui ne voulaient pas son bien. Et ce
sentiment ne l’avait pas quitté, même bien des années
après la mort de son mari.
Alex était-il au courant de ce qu’elle ressentait ?
Pourquoi entretenir une relation avec cet homme ?
Mariam attendait son frère d’un pied ferme. Dès
qu’il vint la rejoindre à bord du véhicule, elle se jeta
presque sur lui :
— C’est quoi ce comportement ? Qu’est-ce que tu
as à faire avec cet individu ? Tu sais ce qu’il m’a fait ?
— Du calme, ma sœur, fit sereinement Alex, j’avais
de très bonnes relations avec Mansour. Tu le savais.
— Si c’était ton ami, à quoi t’a-t-il servi pour pré-
server mes intérêts ?
— Laissons le passé et regardons l’avenir. Il pour-
rait nous servir.

172
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

Mariam renfrogna davantage la mine, non dans un


nouvel accès de colère, mais parce qu’elle ne compre-
nait pas où son frère voulait en venir.
— Ça veut dire quoi ?
— Il travaille dans la boîte, il peut nous être utile.
— Expose ton plan, Alex.
— Je n’ai pas encore un plan en tête, mais cela ne
saurait tarder. Pour le moment, pensons aux actions
qui peuvent nous revenir.
Mariam savait son frère futé et diaboliquement
intelligent. Ce n’est pas pour rien qu’il avait réussi à
escroquer à son mari beaucoup d’argent. La veuve
voulait qu’elle lui dise comment ils pourraient acqué-
rir des parts dans l’entreprise Craig SARL. Alex la
devança.
— Nous allons voir les autres actionnaires et les
convaincre de nous vendre leurs actions, même à prix
d’or. Si nous parvenons à obtenir dix pour cent de parts
ajoutées à celles de ton fils, le compte serait bon.
Je veux bien, concéda Mariam, mais comment
allons-nous retrouver ces actionnaires ?
— Par Jumai, ma sœur chérie, nous devons retrou-
ver Jumai !

173
Abdel Hakim A. LALEYE

Depuis qu’elle avait rendu visite à Délé et qu’elle


avait été éconduite, Jumai n’avait cessé de décolérer.
Elle était allée se dénuder presque devant son ancien
patron sans résultat. Oui, elle était allée faire amende
honorable en même temps qu’elle s’était risquée à une
demande osée. Mais elle était loin de s’imaginer que
Délé allait la renvoyer comme une malpropre. Certes,
le jeune homme n’avait pas utilisé des expressions dés-
honorantes ou humiliantes, mais son comportement à
son égard était allé dans se sens. Mais est-ce qu’elle ne
méritait pas en réalité cet affront de la part de Délé ?
Est-ce qu’il ne s’agissait pas d’un retour de manivelle ?
Celui qu’elles avaient tenté, Alero et elle, d’accabler,
aurait-il pu leur pardonner au point de leur venir en
aide, surtout si cette aide servirait à libérer de prison
Alero ? Si elles avaient été à sa place, auraient-elles été
capables d’une telle grandeur d’âme ?
Assise dans son coin, la jeune femme n’arrêtait pas
de s’interroger. Elle était dans un café, le nez plongé
dans sa tasse de glace, obnubilée par sa situation et celle
de son amie. Le café Sweet Life  était un endroit relative-
ment désert dans la matinée et elle aimait bien s’offrir,

174
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

de temps en temps, un bol d’air en attendant qu’il soit


pris d’assaut en fin de matinée par les noceurs.
Soudain, Jumai sentit devant elle une ombre. D’ins-
tinct, elle leva la tête et vit un jeune homme au sourire
doux la regarder.
— Cela vous gênerait-il si je me joignais à vous ?
L’inconnu avait entre les mains un plateau conte-
nant un plat d’omelettes et une tasse de café avec les
accompagnements classiques. Jumai ne lui rendit pas
le sourire, au contraire, elle ferma le visage et, de la
tête, lui fit non.
— Je suis désolée, appuya-t-elle, je ne veux pas de
compagnie ou de compagnon.
— Je ne voudrais pas être désagréable, mademoi-
selle, insista le jeune homme, mais je prends le risque
de m’entêter !
— Eh bien, prenez tous les risques, moi je m’en
vais.
Jumai se leva aussitôt, déposa près de sa tasse un
billet et s’en alla. Le séducteur n’en croyait pas ses
yeux. Il suivit du regard la jeune femme qui sortit du
café, héla un des zémidjans postés à la devanture et
s’installa sur le siège arrière. Le taxi-moto n’attendit
pas, il démarra et se fondit dans la circulation.

175
Abdel Hakim A. LALEYE

Au même moment, une voiture, venant de la rue


opposée, s’immobilisait à la devanture du café. C’était
Délé. Le jeune homme en descendit, regarda sa montre
et poussa la porte de l’établissement. Il avait sous le
bras une chemise-dossier et l’envie pressante de rat-
traper le quart d’heure de retard sur son rendez-vous.
A peine atterrit-il dans le café qu’un doigt, au fond,
se leva en sa direction. Il repéra la personne, sourit et
se dirigea vers elle.
— Je suis désolé de vous avoir fait attendre, Mon-
sieur Amzat Koley, s’excusa-t-il dès qu’il s’approcha de
l’homme. Nous n’avons pas vite retrouvé le dossier.
L’homme, un géant élégamment habillé, la lèvre
supérieure barrée d’une moustache en forme d’accent
circonflexe, se saisit du document et se mit à le feuille-
ter. Délé tira une chaise et s’assit.
— De quoi est-il question ? lui demanda l’homme.
— Ce document contient des renseignements rela-
tifs à un jeune homme qui est venu me voir aujourd’hui
au bureau, expliqua Délé.
— Il s’appelle Alex Badejo, n’est-ce pas ?
— C’est le frère de Mariam, la veuve de mon oncle
défunt.

176
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Je lis ici qu’il a travaillé pendant trois ans dans


la section comptabilité de l’entreprise.
— Exact, quand mon oncle était à la tête de la
société, il l’avait quitté dans des circonstances floues.
— Alors, avez-vous actuellement des problèmes
avec lui ?
— Pas vraiment, il est venu me voir ce matin,
accompagné de sa sœur, me proposer d’acheter des
actions dans l’entreprise.
— Cela veut dire qu’il s’est enrichi entre-temps !
— Selon sa sœur, il revient à peine des Etats-Unis
et il semble plein aux as.
L’homme émit un sourire narquois, s’adossa davan-
tage à son siège et lui demanda :
— Comment est-il parvenu à avoir de l’argent ?
— Ça ne me regarde pas, fit Délé.
— Désolé, Monsieur Craig, ça doit vous regarder.
C’est par là qu’on peut le prendre. Un jeune qui s’est
enrichi du jour au lendemain doit avoir dans son pla-
card des squelettes. Maintenant, qu’attendez-vous de
lui ?
Délé se tourna vers le comptoir du café où se
trouvaient les serveurs. Il allait en appeler un quand il

177
Abdel Hakim A. LALEYE

sentit s’approcher de lui une jeune femme tenant du


papier et un stylo.
— Ah, Mademoiselle, je désespérais de voir
quelqu’un enfin venir prendre ma commande. Je veux
simplement un café et deux croissants.
— C’est noté, fit la serveuse qui s’en alla aussitôt.
— Alors, où en étions-nous ? fit Délé en se tour-
nant vers son interlocuteur ; oui, ce que j’attends de
ce jeunot ? Non, la question qui se pose, c’est en quoi
ce type peut être nuisible à la société et à moi-même ?
J’ai la forte conviction qu’il est en train de manigancer
et je suis venu vous demander de me tirer cette affaire
au clair.
L’homme continuait de fouiller le dossier en
silence. Il semblait arriver vers la fin. Même si c’était
une lecture en diagonale, il avait l’air suffisamment
informé grâce à son flair de détective. Lentement, il
leva la tête vers Délé et lui dit :
— Vous avez raison, M. Craig. Vous devez beau-
coup vous méfier d’un tel personnage. C’est ma ferme
conviction.
Sans attendre, il sortit son mobile de sa poche et
composa rapidement un numéro. Délé était curieux
de savoir à quoi rimait cet échange téléphonique.

178
La nuit fatale 3/Les temps des turbulences

— Qui appelez-vous, Monsieur Koley ? demanda-


t-il.
— Un ami, Monsieur Craig. Il se prénomme Robert,
c’est un officier de police qui m’a été toujours utile en
pareilles situations. J’ai besoin de me connecter à lui
pour avoir des renseignements. Le monde est petit,
n’est-ce pas ?
Délé se contenta de lui répondre par un « oui »
mécanique. Cet homme était un détective privé. Si
aucune enseigne n’informait de la nature de son
activité, il avait des compétences que ses clients lui
reconnaissaient. Il était capable de filature, d’enquête,
d’investigation sur n’importe qui, n’importe où et
n’importe quand, tant qu’on était prêt à le payer à
hauteur de son investissement. Le plus incroyable,
c’est qu’il était discret à souhait et pouvait, en un
temps record, vous apporter des résultats probants.
Délé savait à quoi s’en tenir en lui faisant appel. Il
savait surtout ce qu’il ne pouvait pas perdre quel que
fût le prix de ses services.

À SUIVRE …

179
DÉJÀ PARUS
ISBN : 978-99919-1-753-5
© LAHA Editions
01 BP 5521 Cotonou
Tél. + 229 63 16 07 07/+ 229 97 89 82 42
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Dépôt légal N° 7108 du 24 février 2014


1e trimestre
Bibliothèque Nationale
Achevé d’imprimer en avril 2014

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