Le Monde Comme Problème Phénoménologique

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Le monde comme problème

phénoménologique
C'est une constance en phénoménologie de faire surgir le monde comme problème philosophique. Cf la
première citation (Patocka) : « Le problème de la philosophie c'est le monde comme totalité ».
Tension entre subjectivisme (voire solipsisme) et prétention à faire une philosophie du monde. Cette tension
s'explique par le double problème de la phénoménologie :
⁃ monde de la vie ou monde naturel d'un côté
⁃ subjectivité transcendantale d'un autre côté
On ne sait jamais très bien si on parle du monde naturel ou de la subjectivité transcendantale. Dès qu'on se place
dans le cadre de la corrélation (qui est mise en évidence par l'étude husserlienne de l'intention), la question est
de savoir où se situe le monde, si il est du côté de l'objet (une sorte de grand objet) ou bien du côté du
sujet, ou encore s'il est un troisième terme transversal.

I. Le monde comme problème : Husserl


II. La spécificité du sens du monde en phénoménologie : quelle cosmologie la phénoménologie rend-elle
possible ? En quoi la phénoénologie peut-elle se faire cosmologie (le monde produit des choses et les
fait se manifester)

I. Le monde comme problème phénoménologique : le


renversement subjectiviste opéré par Husserl par rapport au
monde. Le monde et la corrélation phénoménologique
I.1. Le monde comme thèse générale ou monde naturel dans les Ideen I

Husserl procède à la fois à une reprise et à une critique de la démarche cartésienne. On peut caractérier
le doute cartésien comme une négation méthodique du monde, et la reprise husserlienne de ce geste est de
passer de la négation cartésienne du monde à son dévoilement via sa mise en suspension. La formule
cartésienne de « doute universel » (plutôt que particulier) est déjà une façon de se rapporter au monde. Ce doute
universel cartésien sert de modèle et de repoussoir pour Husserl : douter du monde c'est encore rester dans
l'attitude naturelle. « Qui tente de douter tente de douter de n'importe quel être » : le doute est une activité
prédicative. Le doute cartésien, selon Husserl, ne remet pas en question « l'espèce de l'être ». Descartes met en
question des choses, et même l'ensemble de toutes choses. Mais Descartes ne met pas enquestion le monde
comme croyance en l'être : c'est ce que Husserl entend faire : mettre en suspens le monde comme sol de
toute activité de prédication (mon corps existe ou non, les choses existent ou non...). Toute prédication
suppose en effet qu'il y a un sens à poser la question de l'existence ou de la non existence, et cela n'est possible
que grâce à la thèse du monde. Le doute cartésien reste « ontique » est n'est ni « ontologique » ni
« cosmologique » : il interroge ce qui est ou non, mais non l'être lui-même. Husserl montre que le doute se
procède en deux temps : je tente de douter de quelque chose, il faut que 1) je commence par invalider la thèse
d'existence (les choses ne sont pas), et 2) qu'ensuite je le remplace par une autre thèse (le monde n'existe pas).
Du coup, le doute suppose deux consciences, car je ne eux pas affirmer et nier deux objets en même temps dans

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une même conscience. L'épochè phénoménologique entend mettre en évidence le lieu du basculement et
cherche à s'y maintenir. Ce qui est suspendu, c'est la croyance d'être en général ou la croyance en l'existence
du monde. Le monde est donc à la fois ce qui est suspendu et dévoilé dans l'épochè dans le monde est la
croyance en général à la réalité.

→ point général sur le vocabulaire :


Le monde c'est l'envers de la « mise en suspens », c'est l'ancrage dans la réalité. Être au monde c'est
être ancré dans une forme de gravité. C'est la suspension qui met fin à cette gravité et la révèle.
L'épochè (thème sceptique du suspension du jugement) : met en jeu le refue de l'activité judicative
(refuser de juger au sens sceptique). La suspension de l'activité de thèse tout en conservant les thèses permet de
dévoiler le monde comme fondement de toute activité thétique. Le monde est ce que Husserl appelle la « thèse
générale ». La thèse particulière a toujours la thèse du monde comme sol çàd le monde est la thèse sous-jacente
à toute thèse. À l'inverse on peut dire qu'il n'y a pas de thèse du monde sans thèses particulières.
La mise entre parenthèse : l'épochè ne nie pas le monde mais le conserve : ce qui est entre parentèhse
est conservé. Le sens de la métaphore de la mise entre parenthèses est que monde est l'espace, auparavant
invisible, où on va mettre des parenthèses : mais avant de mettre entre parenthèses, on ne voyait pas le monde.
Le londe est le lieu invisible ou la thèse peut être dessinée
La mise hors jeu ou hors circuit. A le sens que le monde est ce qui fonctionne, opère. Dans l'épochè,
le monde cesse de fonctionner. D'où le titre du livre de Fink, Le jeu comme symbole du monde.

Le sens du monde comme monde naturel : thèse, horizon des horizons, contingence
1. Le monde est thèse générale, et c'est un phénomène (ou ensemble des phénomènes). Il apparaît comme tel
dans l'épochè : grâce à l'épochè, le monde n'est plus une thèse supposée (une croyance) mais on le fait se
manifester comme tel. Du coup, cela permet de révéler que l'attitude nautrelle consiste à accueillir (croire)
les choses comme existant et à les considérer comme existant. Toute connaissance (la science) suppose
l'attitude naturelle càd l'existence des choses. La seule activité qui fait exception à la supposition de la thèse
du monde, c'est la phénoménologie (idée critiquée par les successeurs de Husserl). Patocka parle du monde
naturel comme « monde auquel on croit ».

2. Mais il y a une deuxième modification du sens du monde : le monde est redéfini comme horizon des
horizons (§27 des Ideen) : la phénoménologie ne parle plus du monde comme réalité mais comme horizon
phénoménal ; c'est l'horizon de toute apparition. On peut aussi parler du monde comme « horizon de toute
confiance phénoménale » (si on l'articule avec la thèse de l'atttiude naturelle). L'horizon des horizons signifie
que le monde est le présupposé de la structure d'horizon de l'intentionnalité elle-même. Le monde n'est pas un
horizon simple mais l'horizon des horizons : il est ce qui rend possible l'anticipation et la continuation
unifiée des esquisses.
En effet, la perception de la réalité a pour caractéristique de se donner par esquisses. Quand je dis «  je vois une
chaise », je vois en fait une série de vécus séparés qui se confirment les uns les autres. Il y a une série
d'esquisses qui se confirment et qui font que je peux dire « je vois une chaise ». Le premier sens de l'horizon,
c'est l'horizon de ma perception : dans toute perception il y a un premier plan et un arrière plan. Chaque
esquisse se détache sur fond de l'arrière plan. Le monde, ce n'est pas l'horizon de ma perception actuelle,
mais c'est la confiance que mes esquisses vont pouvoir s'ordonner, que ma perception a du sens et qu'elle va
pouvoir se confirmer.
Autrement dit, on peut se poser la question pourquoi on parle de monde et pourquoi on y croit. Husserl y
répondrait : parce que les esquisses sont concordantes. Les esquisses justifient qu'on accorde au monde une
confiance progressive au fur et à mesure de notre auto-constitution. Le monde signifie que j'ai confiance. Et
la variation éidétique permet d'imaginer qu'il n'y ait pas de monde (je peux continuer à vivre mais rien
ne s'ordonne). Quand je parle de monde, j'ai confiance que les esquisses vont recouvrir des vécus que j'ai déjà
eus par avant. La déception particulière serait que la synthèse perceptive (recouvrement?) ne s'opère pas, et la
déception générale c'est que le monde soit un chaos. Dans les Méditations cartésiennes, Husserl prend l'exemple
suivant : je peux imaginer un être humain sur la plage au loin, et puis quand je m'approche je m'aperçois que
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c'était un bout de bois : je rectifie le cours de mes vécus pour donner du sens à ce que j'aperçois : en l'occurence
on a une déception particulière. Mais je ne suis pas déçu pour autant du monde pcq je peux reconnaître autre
chose (le bout de bois) : il n'y a pas de chaos général en l'occurence. En ce sens, le monde c'est l'horizon
absolu : la conviction que tous les horizons pourront s'organiser. On a donc une version phénoménologique du
concept de monde comme ordre : un ordonnancement des esquisses.

3. Troisième conséquence de la modification du sens du monde : le monde devient transcendantalement


contingent. C'est une conséquence du renversement subjectiviste de la phénoménologie husserlienne. Le monde
relève de la description phénoménologique naïve : de fait les esquisses s'ordonnent en un monde. Il y a une
« unité de style » (Merleau-Ponty) du monde : je peux me reconnaître dans les choses que je perçois. Mais cette
unité de style n'est que contigente. Imaginer un autre monde serait imaginer un autre style. Autrement dit, la
cohérence de la phéoménalité qui fait le monde n'est que de fait. L'ordre est certes le résultat une constitution de
la subjectivité, mais il y a une « hylé » qui se laisse ordonner.
La contingence du monde repose sur la scission entre l'être de la conscience et l'être du monde. L'hypotèhse de
l'anéantissement du monde, dans les Ideen, permet de gagner la conscience transcendantale au détriment du
monde (qui devient transcendantalement contingent). Au §49 des Ideen : la différence ontologique entre l'être
de la conscience et l'être du monde est le résultat de l'hypothèse de l'anéantissement du monde. Si on affirme
que la conscience est une sphère absolue, c'est parce qu'elle résisterait même à l'hypothèse de
l'anéantissement du monde. cf. citation 6. L'anéantissement du monde c'est le passage à la limite de la
possibilité des choses de ne pas s'accorder. Le flux de vécu serait modifié seulement et non pas anéanti, si
plus rien ne se confirmait et si donc le monde était anéanti. D'où la conséquence au §50 : « la conscience
demeure, bien que l'on ait mis hors circuit le monde tout entier, avec toutes les choses, les êtres vivants, les
hommes, y compris nous-mêmes ». L'hypothèse d'un chaos (anéantissement du monde) c'est qu'il y aurait
toujours qqch qui apparaîtrait, mais qu'on ne pourrait jamais recouper. [remarque de Delphine : on peut le
critiquer : la temporalité de la conscience, et donc son maintient, est-il possible indépendamment de la
transcendance qui s'organise en monde ? Il y a-t-il encore une conscience si son corrélat est totalement
erratique ? Pour Husserl oui : l'immanence de la conscience peut être liée (on a bien qqch comme une
conscience) sans que la transcendance le soit (pas de lien de la transcendance, pas de temporalité
« objective »)].

En quel sens, alors, un monde entièrement superflu est-il encore un monde ? Un monde qui pourraît ne pas être
est-il encore un monde au sens fort ? Le monde n'est plus que le corrélat contingent d'une conscience. Le monde
se trouve reconduit à la vie transcendante dont il est le monde. Mais on peut reconquérir un concept de monde
plus solide à partir du concept de monde de la vie (Lebenswelt) : le monde est le monde d'une vie.

I.2. Le monde comme problème

De thèse, le monde devient un problème dans la tradition phénoménologique. Dans les années 1910-1920, le
geste de Husserl est la réduction du monde à la conscience transcendantale constituante. Ce qui apparaît ensuite,
à partir des années 1930, c'est l'enjeu d'une ontologie du monde de la vie pour lui-même. Il s'agit de décrire le
monde de la vie qui fonctionne, en réponse à la crise des sciences européennes. Contre l'objectivation du monde
(réduction à l'objectivité de la res extensa) Husserl entend défendre que le vécu n'est pas exploitable, n'est pas
quantifiable.
On peut distinguer les enjeux de la thématisation du monde naturel et de la conscience transcendantale d'une
part (dans les Ideen) et de la thématisation du monde de la vie dans la Krisis :
1)étude de la structure transcendantale de la phénoménalité → le monde naturel comme ce dont la conscience
se détache (phénoménologie statique, qui réfléchit au vécu absolu maintenant) //
2)2) ontologie du monde → le monde de la vie (phénoménologie de l'histoire : comment au-delà du sujet le
sens s'est-il constitué dans une spiritualité intersubjective large ?)

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La confiance en l'unité naturelle du monde a été ébranlée par la modernité scientifique. Le monde contemporain
est un monde divisé et n'est donc plus un monde. Ce qui est caractéristique de la modernité, c'est que le sens du
monde ne forme plus une unité. Cf citation 8 de Patocka : le problème de Husserl est d'abord celui de la
subjectivité transcendantale, puis il devient celui du monde de la vie. cf. Fink (citation 9) : « nous avons pour la
première fois là atteint la dimension à partir de laquelle le monde lui-même dans la totalité de ses domaines
d'être peut devenir un problème ». Le monde comme problème est une conquête progressive.

À l'époque contemporaine, le monde naturel n'est plus naturel. Le monde a disparu, il est absent, divisé. À cet
égard Husserl relit l'histoire de la philosophie en la reliant au problème du monde. La naissance de la
philosophie correspond au surgissement du problème du monde, et à la disparition historique. Mais le monde
ressugit comme problème au XX° siècle. C'est Fink qui repense, à la suite de Heidegger, l'histoire de la
métaphysique occidentale comme oubli du monde (et non oubli de l'être). Le monde naturel est d'emblée
problématique. Idée hussurlienne d'une « substruction » : on substitue au monde vécu un autre monde (la
res extensa) qu'on fait passer pour originaire : or pour Husserl le monde originaire ne eut être que le
monde de la vie : la science a certes raison de changer le monde (c'est ainsi qu'elle connaît), mais elle ne peut
pas faire passer le monde de la res extensa pour originaire : il y a une substitution illégitime.

Le sens du concept de « monde » pour la tradition phénoménologique et son évolution  : du monde comme
totalité à la « totalité intotalisable » (Patocka)

L'idée de totalité est inséparable du sens du monde (Kant). Mais dans un tournant cosmologique de la
phénoménologie, il apparaît que le monde est une totalité intotalisable. Le monde est la seule totalité que le
sujet ne peut pas totaliser. Le sujet et le monde ne sont seulement pas deux pôles de la corrélation, mais ils sont
des concurrents au titre de totalité.

II.1. L'oscillation subjectiviste ; la monade ou le monde

monade : expression utilisée dans les Méditations cartésiennes pour définir le sujet transcendantal qui
contient toute chose. Dire que le sujet est une monade, c'est lui conférer une vertu totalisatrice concurrente de
la totalité du monde.
La conrurrence entre subjectivité et monde se traduit par une indistinction entre monde et subjectivité, chez
Husserl et dans le premier Heidegger. Dans Être et temps on ne sait pas si on a basculé de façon subjective ou
objective : est-ce l'homme ou le monde qui est du Dasein. Pareil chez Patocka : « le transcendantal, celtte
subjectivité antérieure à l'existant, c'est le monde » : le sujet traanscendantal est le monde ! Citations 11, 12 et
13, 14 sur la concurrence sujet/monde. Selon le point de vue on parle du sujet ou du monde, mais on a
l'impression de parler de la même chose.

La semaine dernière, nous nous étions concentrés sur la façon dont le monde était, en phénoménologie, conçu
comme une thèse puis ressaisi comme un problème grâce à l’épochê. Dire que le monde est un problème n’est
pas une simple expression : on peut le définir comme le problème de tous les problèmes, la source même de
l’étonnement philosophique.
Aujourd'hui, nous verrons comment on passe de la définition husserlienne du monde comme horizon à une
véritable cosmologie phénoménologique, où le monde est conçu comme une puissance d’individuation. Ce
n’est plus seulement l’horizon de la manifestation, mais il devient chez les héritiers de Husserl une puissance
d’individuation (Fink et Patočka)

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I. De la phénoménologie comme idéalisme transcendantal
(Husserl) à la cosmologie phénoménologique (Fink et
Patočka)
Idéalisme désigne ici en particulier la position des IDEEN. Le monde est réduit à la conscience
phénoménologique. Il s’agira de repartir de l’idée fondamentale de l’intentionnalité : toute conscience est
conscience de quelque chose. On parle aussi de corrélation à cet égard. Réciproquement, toute chose est pour
une conscience. Autrement dit, tout est phénomène avant d’être réalité. Tout apparaît à une conscience. Cela
signifie que les choses du monde deviennent phénomènes, deviennent pour une conscience. Le problème étant
de savoir, pour le monde lui-même, si le monde, dans ce schéma :
• devient une structure de la phénoménalité (c'est-à-dire un transcendantal, au sens de ce qui rend
possible l’apparition des objets) ;
•ou lui-même un phénomène, ce qui apparaît lui-même.
S’il est un phénomène, on peut alors le concevoir :
• soit comme un grand objet
• soit comme un phénomène limite qui se donne dans une sorte de fuite, ou comme l’envers de ce qui
apparaît, comme le négatif de l’objet.
Dans ce schéma phénoménologique général husserlien de la corrélation, il n’y a plus de sujet en lui-même ou de
chose en soi, mais corrélation (être-au-monde dans la terminologie heideggérienne.) Il n’y a plus un sujet et un
monde, mais un sujet ouvert au monde, ou un être-au-monde. Si bien que ce qui devient problématique est le
problème de la totalité, ou du « monde comme totalité » (Patočka), dans la mesure où le monde comme
totalité fat concurrence avec la totalité comme vie subjective transcendantale. Il est clair que, chez Husserl, la
véritable totalité, la totalité originaire, est le sujet transcendantal, ou la vie transcendantale, et non plus le
monde. Quand on parle de corrélation ou d’être-au-monde, on se trouve dans une relation de l’immanence vers
la transcendance, où l’on ne sait plus très bien si tout est dedans ou tout est dehors.
HUSSERL, INTENTIONNALITÉ ET ÊTRE-AU- MONDE, HUA. XV, P. 549-556 (§ 8), TR. FR. IN D. JANICAUD (ÉD.),
L’INTENTIONNALITÉ EN QUESTION ENTRE PHÉNOMÉNOLOGIE ET RECHERCHES COGNITIVES, VRIN, P. 145 :
« Le dedans intentionnel (das intentionnale Innen) est en même temps le dehors (Aussen) »

C’est l’expression de ce paradoxe chez Husserl lui-même. Dans ce cadre, on a une équivalence du sujet et du
monde. Le sujet et le monde sont la même chose, mais pas sous le même point de vue :
• Le sujet est la totalité considérée du point de vue noétique, c'est-à-dire du point de vue de l’acte
subjectif de visée ;
• alors que le monde est la même totalité ou le même ensemble, considéré du point de vue noématique,
du point de vue de ce qui est visé.
Il n’y a pas un dedans et un dehors, mais c’est la même chose considéré d’un côté ou de l’autre de la corrélation.
C’est ce qu’exprime très bien Francis Wolff, qui parle de la conscience et du langage comme des objets-monde.
F. WOLFF, DIRE LE MONDE, P.11-12 : « tout est dedans parce que, pour pouvoir penser quoi que ce soit, il faut
« pouvoir en avoir conscience », il faut pouvoir le dire, et nous sommes enfermés dans le langage ou dans une
conscience sans pouvoir en sortir. En ce sens ils n’ont pas d’extérieur. Mais en un autre sens, ils sont tout
entiers tournés vers l’extérieur, ils sont la fenêtre même du monde : car avoir conscience, c’est toujours avoir
conscience de quelque chose, parler c’est nécessairement parler de quelque chose. Avoir conscience de l’arbre,
c’est avoir conscience de l’arbre lui-même et non d’une idée de l’arbre [allusion à Sartre], parler de l’arbre, ce
n’est pas dire un mot mais parler de la chose. Si bien qu’ils ne renferment le monde en eux que parce que, à
l’inverse, ils sont tout entiers en lui. »
L’enfermement dans la conscience, ou dans le langage, fait monde, et remplace le monde. On a
l’impression qu’il y a une forme d’indécidabilité dans cette concurrence entre la conscience et le monde, pour
constituer la totalité.

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SARTRE, UNE IDÉE FONDAMENTALE DE HUSSERL : L’INTENTIONNALITÉ  : « Tout est dehors, tout jusqu’à nous-
mêmes : dehors, dans le monde, parmi les autres. Ce n’est pas dans je ne sais quelle retraite que nous nous
découvrirons : c’est sur la route, dans la ville, au milieu de la foule, chose parmi les choses, homme parmi les
hommes »
Il s’agit maintenant de tâcher de sortir de ce paradoxe, ce à quoi s’attellent les héritiers de Husserl, pour
retrouver le monde au sens fort, et non plus le monde comme corrélat du sujet.
1. La critique de Kant et Husserl : critique du monde comme horizon dernier
C’est une critique développée en particulier par Fink, qui développe une cosmologie phénoménologique et
qui critique la conception subjectiviste du monde. Il reconnaît à Kant et Husserl le mérite de ne pas avoir
conçu le monde positivement comme un grand objet. Ils échappent ainsi au mode grossier de ce que Fink
appelle l’ontologie chosique, la « Ding ontologie », qui consiste à tout comprendre sur le mode d’une chose.
Le monde n’est pas une chose, ce que Kant et Husserl ont bien saisi.
Mais l’idée husserlienne d’horizon, de même que l’idée kantienne de monde, relèvent encore pour Fink de
l’ontologie chosique sous une forme négative, c'est-à-dire plus raffinée, dans la mesure où chez Kant et
Husserl, le monde apparaît comme un passage à la limite à partir de l’objet, ou un passage à l’infini à partir du
fini. C’est comme si le monde était conçu comme un néant d’objet. Cela rejoint la critique du néant par
Bergson, qui critique la question « y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ».Le rien n’est obtenu que par
négation de l’objet, car ce à quoi nous avons affaire est toujours quelque chose. Chez Kant, comme chez
Husserl, Fink dénonce, de même, le fait que l’on parvienne à l’infinité du monde par un passage à la limite
selon lequel le monde serait plus que les choses.
Ce passage à la limite est assumé par Kant et Husserl, et en particulier par Kant, car c’est le premier à montrer
que le propre du raisonnement sur le monde est une antinomie, précisément parce que le monde n’est pas
une réalité mais un passage à la limite, une idée dont le propre est de donner lieu à des antinomies. Les
antinomies kantiennes sont celles qui proviennent précisément du raisonnement sur le monde. Le monde, en
effet, est chez Kant l’idée d’une série infinie dans le sens d’une indéfinition. C’est la tentative d’employer les
catégories qui sont faites pour penser les objets, pour les déterminer, et de les appliquer à l’infini. Et le monde
est le passage à la limite, à l’infini, des catégories elles-mêmes.
La critique porte aussi sur ce qui se passe chez Husserl. Kant laisse tomber le monde au sens fort. La critique
kantienne de la connaissance de l’objet-monde reste valable, mais la critique de Fink consiste à dire que le
monde n’est pas que l’objet-monde. Husserl, quant à lui, critique le fait que le monde serait un objet, pour le
définir comme « horizon des horizons » (IDEEN, §47 [à vérifier]). L’horizon des horizons signifie que les
choses sont données dans des esquisses, et que donc le monde n’est jamais perçu, mais qu’il est l’envers de la
synthèse de toutes les esquisses, et ce qui en constitue l’horizon.
• Le premier sens de l’horizon est donc l’horizon de ma perception, par lequel ce qui m’est donné n’est
jamais donné de manière complète, se donne toujours avec un arrière plan ; et par lequel le monde est ce
qui m’est toujours donné de manière négative, comme le fond possible de ce qui peut m’apparaître, de
ce qui m’est apparu, horizon de mes perceptions passées, présentes et à venir. C’est le monde propre.
• Ce thème du monde comme horizon est ensuite approfondi chez Husserl dans la théorie de
l’intersubjectivité. Le terme d’horizon signifie en second lieu que l’on ne peut parler de monde objectif,
et de monde au sens propre, qu’à partir de la synthèse du monde pour moi et du monde pour autrui. On
ne peut parler du monde au sens propre que pour mon monde, le monde d’autrui, et même le monde des
autrui d’autrui. Ce qui fait que le monde objectif est le résultat synthétique de l’ensemble du
croisement de toutes les perspectives. Croisement de mon horizon, passé actuel et futur avec les
horizons des autres sujets, passés, présent et future. Le monde est donc le croisement des horizons à la
fois spatiaux et temporels.
Pour comprendre cela, il faut rappeler que la théorie husserlienne de l’intersubjectivité fonctionne à partir de
l’appareillement des corps. Si je réduis ma perception à ce que je perçois actuellement, la majorité des
significations de ce que je perçois dépend de significations culturelles, que j’emprunte à autrui. L’une des
questions husserlienne est de savoir comment se constitue l’intégralité du sens phénoménal. Dans la CINQUIÈME
MÉDIATION CARTÉSIENNE, il effectue une réduction à la sphère du propre. Il ne parle plus alors de monde
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mais de sphère. Il essaye alors de mettre entre parenthèses tout ce qui vient de l’étranger ou d’autrui, tous les
objets de la culture et tout le sens qui dépend d’autrui. Cette réduction a pour but de retrouver comment un sens
transcendant peut se constituer pour moi. Comment, à partir de l’hypothèse que tout m’est propre, puis-je
concevoir un monde que j’ai en commun avec autrui ?
Cela se fait par un appariement, une « Paarung » entre ma chair, mon corps ; et le corps d’autrui. A partir
de ma sphère propre, je suis le centre de mes horizons. Ma chair est l’ici absolu, le centre du monde. Et
percevoir autrui, c’est percevoir le surgissement dans la sphère du propre d’un objet qui n’est pas
comme les autres, qui se couple automatiquement avec ma chair en tant que chair, et auquel je vais
naturellement attribuer le même pouvoir charnel qu’à moi – c'est-à-dire auquel je vais aussi attribuer
naturellement une centralité. Ce qui se passe dans l’intersubjectivité est le dédoublement de ma centralité.
Je peux m’imaginer là-bas comme si j’étais ici ; et l’autre là-bas se comporte comme s’il était ici à ma place.
C’est ce que Husserl appelle un « transfert », transfert de ma propre centralité à un endroit où je ne suis pas,
c'est-à-dire dans un corps auquel je vais attribuer la signification d’autrui, car il va se comporter comme si
j’étais à sa place.
J’ai donc les horizons perceptifs de là où je suis. Je sais qu’il y a quelque chose derrière mon dos, ou au-dessus
de moi. Mais ce qui est derrière moi est aussi ce que je vois par l’intermédiaire qui est en face de moi. Il y a
alors un croisement des horizons, une mise en commun, un transfert des horizons, ou en tout cas une
démultiplication des horizons. Autrui démultiplie immédiatement mes propres horizons. Si l’on s’imagine seul
au monde, là où il n’y a pas de sujet charnel, on n’aura pas ce transfert de perspectives. Mais dès qu’il y a
autrui :
• il y a transfert et démultiplication des horizons à un premier degré ;
• et dans un second degré, avec autrui, on a immédiatement des tiers, qui sont les autrui d’autrui. Si je
suis capable de me décentrer vers autrui, en me décentrant, je transfert également la capacité de
décentrement. En me décentrant, j’attribue cette puissance de décentrement à autrui, et ce à l’infini. Par
où le transfert intersujectif se fait potentiellement à l’infini ; et c’est la synthèse d’une infinité de
l’horizon possible que Husserl appelle « monde objectif ».
HUSSERL, MÉDITATIONS CARTÉSIENNES, V, P.173 : « Il est donc tout à fait légitime de nommer la perception
de ce qui est étranger, et, par suite, la perception du monde objectif, une perception telle que l’autre la regarde
en direction de la même chose que moi »
Le monde objectif est donc un croisement de perspectives. Donc, le monde comme totalité infinie ou indéfinie
se constitue chez Husserl dans l’intersubjectivité, par l’imagination. Ce qui donne le monde, ce n’est pas la
perception, mais l’imagination : imagination de la perception d’autrui, et du croisement de toutes les
perspectives. Il y a donc une évidence du monde, qu’on ne peut pas nier, mais ce n’est pas de l’ordre de la
présence perceptive, mais de la présence comme fuite de l’imagination.
Il y a aussi chez Husserl un second niveau de conception du monde, qui est la mise en commun de tous les
mondes culturels, de tous les mondes natals. Synthèse, donc, de mon « monde natal » avec les « mondes
étrangers ». Le transfert fonctionne non seulement de personne à personne, mais d’humanité en humanité.
Remarque 1: Husserl ne développe nulle idée de conflit civilisationnel ou de relativisme, car il a en vue l’idée
d’une strate universelle d’objectivité.
Remarque 2 : Quid de la question de l’existence des objets ? L’épochê ne s’occupe pas de cela. [« Sous épochê
vous ne réfl.. Heu, vous réfléchissez en suspendant la question de l’existence ».]
C’est l’ensemble des points de fuite qui constituent le monde. Le monde est constitué de la possibilité infinie
de fuite, de surprises, de brèches dans ce qui m’apparaît. C’est en vertu de cette brèche dans mon horizon
qu’autrui est parfois qualifié d’« anomalie » (dans le cas des aveugles et des sourds notamment), sans
connotation péjorative, au même titre d’ailleurs que les animaux. On n’a pas besoin d’autrui, mais autrui
m’apparaît. La question est alors de savoir comment ils m’apparaissent. C’est ce que reprend Sartre en se
demandant, dans L’ÊTRE ET LE NÉANT ce qui se passe si un homme entre dans le jardin où j’étais seule. Il se
produit alors une hémorragie par laquelle je suis soudain décentrée.
La critique de Patočka est la même que celle de Fink : il critique le fait de partir de l’objet pour passer à la
limite. Le concept d’horizon renvoie toujours à la constitution ou à la synthèse, c'est-à-dire à une activité
subjective. Un monde qui est toujours renvoyé à une activité synthétique subjective n’est pas un monde au
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sens fort, ne rend pas compte de la mondanéité du monde. Le monde ne peut pas être un simple passage à
l’infini, un simple « toujours plus ultra », selon l’expression de Patočka (dans « FORME-DU-MONDE DE
L’EXPÉRIENCE ET EXPÉRIENCE DU MONDE  »). Dans l’idée de ce « toujours plus ultra », on a toujours le renvoi
à un passage à l’infini.
2. Du monde « pour nous » au monde tout court : le passage à la cosmologie phénoménologique

En conséquence, Fink, Patočka, comme le second Heidegger (d’après la Kehre) vont s’attacher à défendre le
monde comme tel de sa confusion avec l’infinité horizontale des actes de conscience. Il s’agira donc de
dissocier le monde de l’horizon. Cette critique de l’idée d’horizon ne signifie pas que l’idée d’horizon est
éliminée. Husserl est toujours crédité d’avoir mis en évidence cette dimension phénoménale. Mais ce qui est
critiqué est la confusion de l’horizon avec le monde.

Dans ETRE ET TEMPS, chez le premier Heidegger, on a un peu la même chose que chez Husserl : le monde
reste un existential conçu à partir de l’utilité, comme l’ensemble des choses sous la main. Il est toujours renvoyé
à l’existentialité du Dasein, et à l’ensemble des « renvois ». Voir sur ce point « Monde et mondéité chez
Heidegger », sur Wikipédia (parce qu’n va pas se taper tout Heidegger en deux mois). L’exemple que prend
alors Heidegger est celui d’un marteau. Le marteau est un ustensile qui n’a de sens que dans le renvoi à
d’autres choses. Dire qu’un marteau m’apparaît, c’est dire que le marteau ouvre un système de sens et de
renvois. Il renvoie à l’acte de marteler, au menuisier, etc., ce qui constitue une série indéfinie de renvois
inscrivant chaque chose dans un monde ambiant et environnant. Mais le second Heidegger rompt avec cette
perspective subjectiviste.

HEIDEGGER, « POUR SERVIR DE COMMENTAIRE À SÉRÉNITÉ », QUESTIONS III, TRAD. A. PRÉAU, PARIS,
GALLIMARD, 1966, P. 191 : « L’horizon et la transcendance sont ainsi appréhendés à partir des objets et de
notre activité représentative ; et ils ne se définissent que par rapport à ceux-là et à celle-ci [...]. L’horizon, dans
ce qui lui est propre, n’est donc que le côté tourné vers nous d’une ouverture qui nous environne et qui est
pleine de ces échappées sur l’aspect de ce qui apparaît comme objet à notre pensée représentative »

L’horizon et la transcendance restent toujours indexés à une activité représentative. Il faut donc dissocier
l’horizon du « monde tout court », ou du « monde au sens fort ». C’est ce que fait notamment Patočka. Il faut
hiérarchiser ces deux aspects. Le monde comme horizon a une condition de possibilité autre que le sujet lui-
même : il présuppose une totalité préalable. L’idée d’horizon présuppose une totalité préalable.

PATOČKA, « FORME-DU- MONDE DE L’EXPÉRIENCE ET EXPÉRIENCE DU MONDE », PAPIERS


PHÉNOMÉNOLOGIQUES, GRENOBLE, MILLON, 1995, TRAD. E. ABRAMS, P. 217 : « C’est cela même qu’est la
conscience d’horizon : un savoir préalable et non thématique sur l’Un englobant (…) qui, là où il est visé, se
travestit d’abord en continuation de l’expérience singulière. (…) Mais si la conscience d’horizon peut
apparaître comme une continuation de l’expérience singulière, c’est uniquement parce que celle-ci n’est rien
d’autre que la différenciation d’un tout originairement projeté. »

Le monde n’est pas seulement le fait que les perspectives puissent se synthétiser. Cette synthèse, pour Patočka,
n’est rien d‘autre que la différenciation d’un tout originairement projeté. Je ne peux imaginer l’horizon
d’autrui, je ne peux avancer dans ma perception que parce que je suis déjà, d’une certaine manière, en rapport
au tout que je déploie petit à petit. Je ne pourrais pas avancer comme cela indéfiniment dans le vide. Une totalité
m’est donnée qu’ensuite je peux déployer. Ce n’est que parce que je suis en rapport avec une totalité que je
peux me mettre en mouvement et déployer des horizons.

Le monde n’est pas un étant, mais ce qui règne dans tout étant positif singulier. On touche là à la théorie
heideggérienne du retrait : si je peux avancer dans l’horizon, c’est parce que quelque chose est en retrait, sur

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lequel ma perception s’adosse. Le monde n’est pas un objet, ni simplement une négation d’objet. Il est ce qui
règne dans tout objet, dans tout étant positif, et ce qui rend possible mon avancée dans l’univers objectif.
PATOČKA, PAPIERS PHÉNOMÉNOLOGIQUES, P.216 : « Le monde conditionne l’expérience, mais n’est jamais lui-
même expérimenté objectivement ; il est à l’œuvre dans l’expérience en tant qu’horizon non thématique, et
l’horizon est la promesse d’un intuitif, concret et, en ce sens, toujours singulier. Le monde n’est cependant pas
lui-même un horizon, c’est-à- dire un mode impropre de donation, mais l’omnitudo realitatis au sens éminent. »
Patočka vise ici Husserl, mais aussi Kant : le monde n’est pas l’horizon d’une donation, d’une connaissance, ni
même le mode impropre d’une donation, mais le tout (omnitudo realitatis). C’est retrouver, ré-affronter la
question de la réalité. Si le monde n’a pas le sens de tout ce qui est, alors ce n’est pas un monde.
On retrouve donc l’idée de « tout ce qui est », mais en outre, ce qui est à l’œuvre dans l’expérience. Ce n’est
plus le sujet qui synthétise, mais le sujet ne synthétise que parce que le monde est à l’œuvre dans toute
expérience.
3. La différence cosmologique
La différence ontologique :
• L’idée de différence ontologique est déjà présente chez Husserl. C’est la différence entre deux modes
d’être : l’être comme conscience et l’être comme chose qui se donne par esquisse.
• Chez Heidegger, la grosse différence est la différence ontologique au sens propre, entre l’être et
l’étant.
• Chez Fink, on passe à la différence cosmologique. De même que Heidegger conçoit l’oubli de l’être,
Fink parle de l’oubli du monde, parce que le monde est le côté invisible de ce qui nous apparaît. La
différence cosmologique est ainsi la différence entre le monde et les choses du monde – ou encore le
monde et l’intramondain.
FINK, WELT UND ENDLICHKEIT : «Le monde ne se dissimule pas de la manière (suivante), comme si il perçait
en tant que frontière impénétrable et obscure du champ visible ; au contraire, il se cache de telle sorte qu’il
libère le champ intra-mondain, qu’il laisse celui-ci en avant, il se cache à travers l’avancée de l’étant intra-
mondain. Il a le mode du retrait »
C’est la version finkéenne du retrait de l’être heideggérien. C’est phénoménologique, dans la mesure où il s’agit
toujours de comprendre ce qui apparaît, et comment cela apparaît. Pour que quelque chose apparaisse, il faut
que quelque chose se retire, c’est la découverte heideggérienne. Pour que quelque chose surgisse, il faut un
fond. Le monde est donc précisément ce qui libère l’intra-mondain en se cachant. C’est ce que des
commentateurs de Fink (Mario Ruggenini) appellent la « révolution cosmologique de la phénoménologie. »
Ce qu’il s’agit ici de comprendre est la singularité du monde par rapport à tout ce qui est intramondain.
C’est ce qui est proprement phénoménologique : il s’agit de comprendre comment les choses apparaissent et ne
peuvent apparaître que dans cette différence. On retrouve le problème de la réalité, mais sur le mode
ontique et pas ontologique. L’omnitudo realitatis, précisément, n’est pas une « res », une chose.
PATOČKA, « LE TOUT DU MONDE ET LE MONDE DE L’HOMME », MONDE NATUREL ET MOUVEMENT DE
L’EXISTENCE HUMAINE, P. 269 : [Le monde est une totalité] « qui se distingue de toutes les totalités par son
unicité – unicité de ce qui est incapable de répétition, mais qui n’est pas pour autant une individualité, car les
individualités se juxtaposent et s’opposent nettement les unes aux autres, tandis que le tout du monde n’admet
rien en dehors et “à côté” de lui »
On ne peut pas comprendre le monde comme un individu. Le monde n’est pas une chose, pas un objet, pas un
individu. Il est un, mais d’une manière qui n’est pas l’unité de l’individualité. C’est le « monde tout court »
(cf. POSTFACE AU MONDE COMME PROBLÈME PHILOSOPHIQUE, P. 179), le « monde au sens fort » (QU’EST-CE
QUE LA PHÉNOMÉNOLOGIE, P. 114).
PATOČKA, MONDE NATUREL ET MOUVEMENT DE L’EXISTENCE HUMAINE, P.204 : « Le monde que l’épochè met
entre parenthèses est le monde des êtres auxquels l’on croit. Il est mis entre parenthèses, soumis à l’épochè,
afin de parvenir à un autre monde, au monde à l’aide duquel l’on « croit », ou plutôt comprend que ces êtres
sont, comme ils sont et sur quel mode ».
On a là une formulation par Patočka de cette différence ontologique. C’est un approfondissement de la question
de ce qu’est le monde comme thèse. Ce que ne voit pas Husserl, c’est le monde à l’aide duquel on croit. La
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compréhension dont il est ici question est ce qu’Heidegger nomme la compréhension de l’être, qui est ici
repensée comme compréhension du monde, compréhension que les choses appartiennent au monde, qui ne
peut pas être mis entre parenthèses.

II. Qu’est-ce qu’une cosmologie phénoménologique ?


Il s’agit de découvrir le monde qui rend possible le monde au sens husserlien. On ne revient pas en-deçà de
Husserl, mais on s’enfonce dans un approfondissement de cette conception.

a. Le monde et la nature

Le monde n’est pas la nature, car il est conçu comme le fond de l’apparaître. Le tout du monde n’est pas
une pure nature, il n’est pas conquis par abstraction de l’homme. L’idée d’une nature est l’idée d’une totalité
d’avant l’homme, ou en tout cas indépendante de l’homme. Or, Husserl a montré que la nature est le résultat
d’une constitution subjective : il n’y a de nature que pour un sujet. Que ce soit la nature mythique ou
scientifique, elle est constituée par un sujet. La question du monde qui reste n’est pas la nature, mais la
question de savoir ce qui peut englober à la fois la nature et le sujet pour lequel il peut y avoir nature. Il
s’agit donc de sortir du paradoxe du tableau et spectateur qui le regarde : le tout du monde doit être ce qui
englobe à la fois le tableau et le spectateur, le phénomène et le sujet phénoménal.

Contre Husserl et la thèse générale :


PATOČKA, « FORME-DU- MONDE DE L’EXPÉRIENCE ET EXPÉRIENCE DU MONDE », PAPIERS
PHÉNOMÉNOLOGIQUES, P.222 : « La thèse du monde n’est pas la thèse de quelque chose qui serait distinct de
moi, que je poserais en tant qu’objet, à la manière d’une singularité. Elle est, au contraire, la thèse d’un tout
qui tout naturellement m’inclut. Je ne fais pas vis-à- vis à ce tout, c’est au contraire lui qui m’englobe, en étant
en même temps en moi »

La métaphore du tableau, Foucault, les mots et les choses :


Foucault critique Kant et de la tradition phénoménologique en général, en se référant au tableau des Ménines.
C’est la première fois, dit-il, que la représentation elle-même est ici représentée. Foucault fait de ce tableau le
surgissement du problème épistémologique interrogeant le rapport du sujet à l’objet.
FOUCAULT, LES MOTS ET LES CHOSES, « L’HOMME ET SES DOUBLES », « LA PLACE DU ROI » COLL. TEL,
GALLIMARD, 1993, PP.318-319 : « Il s’agit d’introduire au dernier instant et comme par un coup de théâtre
artificiel, un personnage qui n’avait point encore figuré dans le grand jeu classique des représentations. Ce jeu,
on aimerait en reconnaître la loi préalable dans le tableau des Ménines, où la représentation est représentée en
chacun de ses moments : peintre, palette, grande surface foncée de la toile retournée, tableaux accrochés au
mur, spectateurs qui regardent, et qui sont à leur tour encadrés par ceux qui les regardent ; enfin au centre, au
cœur de la représentation, au plus proche de ce qui est essentiel, le miroir qui montre ce qui est représenté »

Le tableau et le spectateur, suite :


LES MOTS ET LES CHOSES, « L’ANALYTIQUE DE LA FINITUDE », TEL GALLIMARD 1993, P.323 : « Lorsque (…)
s’efface ce discours classique où l’être et la représentation trouvaient leur lieu commun, alors, dans le
mouvement profond d’une telle mutation archéologique, l’homme apparaît avec sa position ambiguë d’objet
pour le savoir et de sujet qui connaît ; souverain soumis, spectateur regardé, il surgit là, en cette place du Roi,
que lui assignaient par avance les Ménines, mais d’où pendant longtemps sa présence réelle fut exclue. Comme
si, en cet espace vacant vers lequel était tourné tout le tableau de Vélasquez, mais qu’il ne reflétait pourtant que
par le hasard d’un miroir et comme par effraction, toutes les figures dont on soupçonnait l’alternance,
l’exclusion réciproque, l’entrelacs et le papillotement (le modèle, le peintre, le roi, le spectateur) cessaient tout
à coup leur imperceptible danse, se figeaient en une figure pleine, et exigeaient que fut enfin rapporté à un
regard de chair tout l’espace de la représentation »
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Critique de l’idée du monde comme infini :
PATOČKA, « FORME-DU- MONDE DE L’EXPÉRIENCE ET EXPÉRIENCE DU MONDE », PAPIERS
PHÉNOMÉNOLOGIQUES, P.218-219 : « Les synthèses intramondaines sont toutes finies. Le monde lui aussi est-il
à qualifier de fini ? (…) Peut-être les concepts de fini et d’infini ne sont-ils pas applicables, notamment si
l’infinitude est conçue au sens mathématique (…). L’infini mathématique, dans toutes ses versions, est quelque
chose de purement potentiel, au lieu qu’il y a incontestablement l’univers, celui-ci est actuel, il est l’être même.
Bref, les qualifications fini – infini ne s’appliquent guère ici. (…) L’univers de la physique n’est pas le monde,
mais une représentation objective qui découle de synthèses d’expérience. Il n’est pas l’étant inconditionné qui
contient tout le possible, mais un ensemble de structures qui ne représente que l’une parmi beaucoup de
possibilités objectives. Pour qu’il offre une image du tout unique, il faudrait que le scientifique qui le projette y
soit co-projeté »

Monde ≠ Sphère :
PATOČKA, « FORME-DU-MONDE DE L’EXPÉRIENCE ET EXPÉRIENCE DU MONDE », PAPIERS
PHÉNOMÉNOLOGIQUES, P.220 : « Au fond, le fait est qu’il n’y a pas de sphère transcendantale formée par
l’apparition des choses. Le monde est tout en tout. J’appartiens, de même que les autres choses, au contenu du
monde – je suis aussi monde ».
Cette compréhension du monde équivaut à dire que le monde est une totalité intotalisable, dont je ne peux pas
m’extraire pour la totaliser comme une forme, puisque je suis aussi monde.

b. La puissance d’individuation universelle

Le monde est ressaisi, dans la cosmologie phénoménologique, comme une puissance d’individuation
universelle. C’est ce qui fait le glissement d’Heidegger à Fink et Patočka. Qu’y a-t-il de plus dans l’idée de
monde que dans l’idée d’être ? L’idée de clarté ou de phénomène n’est plus alors réservée à un phénomène
subjectif. La totalité, en dehors du monde humain, n’est plus réduite au silence comme chez Heidegger. L’être
heideggérien est un peu enclos, et c’est le logos qui le dé-clôt ; alors que parler de monde, c’est parler d’une
puissance de manifestation en amont de l’homme. C’est passer à une conception asubjective de la
manifestation, du phénomène. Dire « monde », ce n’est pas parler de quelque chose qui reste caché, c’est parler
de quelque chose qui se déploie.

PATOČKA, « LEMONDE NATUREL DANS LA MÉDITATION DE SON AUTEUR TRENTE TROIS ANS APRÈS », MONDE
NATUREL ET MOUVEMENT DE L’EXISTENCE HUMAINE, P. 100 : « Les choses dans leur être-étant, dans leur
déterminité individuelle, ne sont-elles pas toujours un être pour d’autres, ne sont-elles pas toujours, en tant
qu’individus déterminés, hors d’elles-mêmes, dans un autre milieu, ne sont-elles donc pas toujours déjà ce qui
est sorti hors de soi ? »

Patočka parle ici indépendamment de tout sujet. Il pense à ce qui advient notamment dans la nature, à tous les
mouvements qui se produisent dans le monde. Que le monde soit mouvement en dehors de l’homme signifie
que les choses sont toujours déjà hors d’elles-mêmes. Elles sont déjà dans des situations relationnelles les unes
par rapport aux autres, indépendamment de tout sujet.

C’est une manière de redéfinir le monde comme l’ajointement ou l’ordonnance du tout (Weltfug),
ajointement des choses les unes aux autres. On n’a donc pas, comme chez Heidegger, de l’être qui devient
phénomène et se manifeste : parler de différence cosmologique, c’est parler d’un monde qui produit des
étants intra-mondains, et qui donc prend la puissance fabricatrice de la nature. L’idée n’est pas d’abstraire
l’homme ; mais dans l’idée de l’homme on récupère cette puissance de production de la nature. Par le
renversement cosmologique, ce qui est dévoilé est le caractère phénoménalisant du monde. On retrouve là
quelque chose de présent chez Aristote : un monde est quelque chose qui se déploie, qui a une forme de
puissance, qui s’actualise, qui se manifeste. Un monde, ce n’est pas juste un tout, ni un tout ordonné, mais c’est
un ordonnancement qui vient au paraître, qui vient au jour.
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Cela signifie que le phénomène est requalifié comme une manifestation ou une individuation. Si l’on veut
conjoindre l’idée de phénomène et de réalité, on obtient l’individuation. Une réalité qui se phénoménalise est
une individuation.

Fink et Patočka interprètent donc la puissance propre d’ajointement du monde comme une première forme de
phénoménalité, qui est la phénoménalité de l’individuation. Une fleur qui se tranforme en fruit, qui murit et
tombe, est une sorte de proto-phénomène. C’est un phénomène, au sens ici d’une manifestation. Le privilège
accordé à la conscience dans l’apparition est ainsi débouté. Ce n’est là qu’un cas particulier de la manifestation.
C’est proche d’Aristote : la pensée est un cas particulier de l’actualisation qui définit tout phénomène. Ce n’est
pas pour autant une position réaliste : Patočka essaye de « jeter un pont » entre le mode d’être des choses et
le mode d’être de la conscience. Il s’agit de faire du spectacle du monde un cas particulier de réalité, un type
particulier de mouvement – et inversement, de faire de la réalité un cas particulier de manifestation.

Remarque : Ne faut-il pas alors assigner au monde une sorte de chair ? Si, en un sens, mais sans indexer ce
caractère charnel à notre propre chair. Il faut au contraire penser notre chair comme conditionnée par la chair
originelle du monde.

Les deux individuations :


• Manifestation primaire (première individuation, celle du monde lui-même)
• Manifestation « secondaire » 

NOTES DE TRAVAIL EN MARGE DU « TOUT DU MONDE ET LE MONDE DE L’HOMME » (1972), PAPIERS


PHÉNOMÉNOLOGIQUES, P.157 : « L’apparaître comme sortie hors du fondement obscur ; qu’il y a ici un
mouvement de l’apparaître, un proto-mouvement, c’est ce qu’atteste per analogiam l’étude de l’apparition
secondaire, de l’apparition de l’apparaissant qui présuppose une création de centres, la constitution d’une
centralité : le mouvement de transcendance crée ici un « monde propre », monde ambiant… De même, il doit y
avoir quelque chose comme un mouvement par lequel le cœur du monde constitue son contenu contingent et
dont l’espace-temps-qualité en totalité est un sédiment »

Il faut pouvoir utiliser le même terme de manifestation pour décrire les deux individuations, pour la
manifestation primaire et la manifestation secondaire.

Les trois interprétations de l’unité du monde :

CF. MARION BERNARD, PATOČKA ET L’UNITÉ POLÉMIQUE DU MONDE, PEETERS, 2016 (CHAPITRE « LA
LIBERTÉ DU TOUT DU MONDE », P.235-253.)

Il y a trois manières de comprendre l’individuation :

• la manière finaliste (Aristote) : il y aurait une intentionnalité du monde, qui le conduirait à créer des êtres
capables de le penser. Il y aurait, en somme, comme une intention du monde de produire de phénoménologues.
Patočka s’oppose à une telle conception finaliste.
PATOČKA, LE MONDE NATUREL ET LE MOUVEMENT DE L’EXISTENCE HUMAINE, P.270 : « Ce n’est pas dire que
l’homme soit le lieu où se réalise le « sens du monde ». Le monde n’a en effet aucun « sens », à moins qu’on ne
qualifie ainsi un élément du contenu mondain. Le « sens » signifie un « plus ultra », une transcendance par
rapport à tout ce qu’on peut dire « doué de sens », mais il n’y a rien qui soit au-delà du monde »
• La manière énévementiale (Barbaras) : il s’agit d’imaginer une sorte d’ « archi-événement », qui, à un
moment donné, expulse un sujet capable de le prendre comme objet. C’est un événement imprévisible qui
produit une scission ontologique. L’homme est alors un être désirant qui veut retrouver l’unité perdue.

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R. BARBARAS, « L’EXPULSION ORIGINAIRE », IN L’OUVERTURE DU MONDE, PP.284-285. : « On pourrait dire
qu’en s’expulsant du monde le sujet le met à distance et qu’en le mettant à distance il le totalise. La totalisation
du monde (totalisation qu’est le monde comme condition des apparitions) est, d’une certaine façon, une auto-
totalisation par exil du sujet : c’est en habitant un « hors monde » que le sujet peut faire advenir un monde
comme tel »

R. BARBARAS, « L’EXPULSION ORIGINAIRE », IN L’OUVERTURE DU MONDE, P.292 : « Tout repose donc au fond
sur l’idée d’une double individuation : (I) par détermination et donc différenciation : c’est l’unité de chaque
étant qui y advient ; (2) par expulsion d’un autre ou d’un dehors absolu : c’est alors, à la faveur de l’exil du
sujet et de son manque à être, l’unité de tous les étants, c’est-à- dire la forme-monde qui advient. Bref, de
l’expulsion fondamentale surgit, comme son envers, une aspiration dont procède le passage d’un monde totalisé
au monde comme totalité, autrement dit le conditionnement de l’étant par l’être à un conditionnement par
éclairement, ou encore cette sorte de décrochement par lequel le monde devient forme en tant qu’il se donne à
un désir, à savoir en absence ou comme absence »

• La manière polémique (Fink et Patočka) : Fink parle surtout de « jeu » comme symbole du monde. C’est
l’interprétation qui fait du monde une sorte de jeu libre, sans raison, qui produit des variations et des
ajointements de manière infinie et indéfinie. Fink se réfère aux présocratiques, Anaximandre et Héraclite en
particulier, qui se représentent le monde comme puissance d’individuation universelle. Le monde est l’infinité
polémique des contraires, qui contient en lui l’ensemble des contraires qu’il peut produire. Le monde est en ce
sens à la fois indifférencié et puissance de différenciation (apeiron et polemos).

FINK, LE JEU COMME SYMBOLE DU MONDE, P.228-229 : « C’est précisément dans la mesure où l’homme est
déterminé essentiellement par la possibilité du jeu, qu’il est déterminé par la profondeur insondable,
l’indéterminé, l’instable, l’ouvert, le possible ondoyant du monde agissant qui se reflète en lui. (…) Dans le jeu,
l’homme se « transcende » lui-même, il dépasse les déterminations dont il s’est entouré et dans lesquelles il
s’est « réalisé », il rend pour ainsi dire révocables les décisions irrévocables de sa liberté, il saute hors de lui-
même, il plonge dans le fond vital de possibilités originelles en laissant derrière lui toute situation fixée, il peut
toujours recommencer et rejeter le fardeau de son histoire. (…) Le jeu nous dégage temporairement de
l’histoire de nos actions, nous libère de l’œuvre de la liberté, nous rend une irresponsabilité que nous vivons
avec plaisir. Nous sentons une ouverture de la vie, un illimité, une vibration dans une foison de possibilités,
nous sentons ce que nous « perdons » dans l’action qui décide, nous sentons ce qu’il y a de ludique, ce qu’il y a
d’irresponsable à l’origine de toute responsabilité. Et ainsi nous touchons en nous-mêmes à la profondeur de
l’être lié au monde en nous, nous touchons au fond qui joue de l’être de toutes les choses, de tous les étants ».

FINK, LE JEU COMME SYMBOLE DU MONDE, P.235 : « Le monde est sans raison – mais dans un sens tout à fait
particulier. La non-causalité du monde renferme la causalité générale de tous les processus et événements
intramondains. (…) Le monde est en lui-même dépourvu de toute finalité, et il n’a en lui-même aucune valeur ;
il est en dehors de toute estimation morale, « par-delà le bien et le mal ». Sans raison et sans fin, sans sens et
sans but, sans valeur et sans plan, le monde a en lui toutes les raisons de tous les étants intramondains qui ont
tous un fondement, il englobe dans son inutilité universelle les voies sur lesquelles on s’efforce d’atteindre des
fins et des buts. Ce monde, même sans valeur, embrasse l’étant qui est différencié de multiple façon selon le
degré en force d’être ; il tient ouvert les espaces et les temps pour l’être des choses, qui a une raison et une fin,
qui est plein de sens et chargé de valeur »

FINK, JEU COMME SYMBOLE DU MONDE, P.237 : [le monde comme puissance de l’individuation universelle]
« Le monde gouverne en donnant naissance à toutes les choses particulières, en les faisant apparaître brillantes
dans la clarté du ciel et en les rejetant dans la terre porteuse, en accordant à toutes les choses individuelles
aspect et contour, lieu et durée, croissance et disparition. Le monde gouverne comme puissance de
l’individuation universelle. »

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Sur la reprise phénoménologique des présocratiques : Anaximandre et Héraclite : l’apeiron et le polemos :
PATOČKA, ARISTOTE, SES DEVANCIERS, SES SUCCESSEURS, P.270 : « L’émergence de l’étant défini, c’est
l’émergence des contraires. (…) La zone individuée se divise en les différents domaines de contraires tout en
s’opposant dans son ensemble à son fondement, l’apeiron indifférencié, qui est comme un abîme de ténèbres
tout autour, enfantant et engloutissant toutes choses »

Du fait que le monde n’est plus indexé à la conscience, un monde sans centre est possible. C’est le
renversement de l’hypothèse husserlienne d’annihilation du monde. Patočka imagine au contraire qu’on
peut imaginer qu’il n’y ait pas d’humain, alors que jamais la totalité ne saurait être mise ne doute.

III. Monde, Terre, Univers


Dimension pratique (éthico-politique) du monde. Si on conçoit l’homme comme être au monde, dasein, les
droits de l’homme permettent de penser une défense du milieu ou de l’environnement humain, c'est-à-dire du
monde. Tentative de se représenter la Terre comme une entité à défendre, un écosystème (conscience de la
Terre comme un tout, comme un être) : c’est l’hypothèse Gaïa de Lovelock, qui essaie de penser la Terre
comme un grand organisme (anti-mécanisme), avec ses propres processus de régulation, de respiration
(échanges gazeux) ; ou encore au niveau éthico-politique, avec la requête d’un droit de la Terre (entité
juridique) dans la conférence mondiale des peuples contre le changement climatique en 2010. Ce qui est en jeu
n’est pas seulement un conflit sur l’essence objective de la terre (comme élément de l’univers, comme planète,
comme objet physique) mais la défense d’une pluralité de niveaux de vérité : niveau humain ≠ niveau physique.
La défense d’un droit de la Terre est la défense d’un niveau irréductible à ce que la physique peut dire de la
Terre : défense de la Terre comme habitat pour la vie, pour l’homme.

En phénoménologie : voie de la critique interne de l’univocité scientifique, qui prétendrait dire ce que c’est
que l’homme et ce qu’est le monde. La science étend son discours à tout ce qui concerne le monde humain  : or
cette extension est illégitime. Le nerf de la critique est que le monde n’est pas d’abord et avant tout un objet
de science, et la Terre n’est ni d’abord ni exclusivement une entité géologique, physique ou astronomique. La
phénoménologie a entre autres pour vocation d’aider à faire la différence entre plusieurs points de vue ou
versions sur le monde (technique, humain, transcendantal, scientifique) qui ne se recoupent pas et ne sont pas
réductibles les uns aux autres ; et à les hiérarchiser d’une nouvelle manière. L’erreur moderne pour Husserl,
c’est de croire que l’espace géométrique (ou l’univers ou les planètes) sont des objets plus originaires que le
monde de l’homme. Il renverse donc la priorité du monde physique sur le monde humain. A strictement parler
pour Husserl, le monde n’est pas un objet scientifique : la science repose sur une activité d’abstraction, de
sélection, de systématisation, de spécialisation, d’expérimentation hors du monde, en milieu reconstruit (Crise
des sciences européennes) = les activités de la science reposent sur une abstraction ; l’activité scientifique ne
se rapporte pas au monde comme tel, elle suppose la croyance au monde (participe de la thèse générale), mais
ne travaille pas sur le monde en général mais sur des objets abstraits de la réalité. La défense du monde (chez
Husserl, Heidegger, Arendt) est ainsi la défense d’un point de vue non-scientifique mais unifiant et
englobant.
a. Husserl : « la terre ne se meut pas »

Description du basculement, KOYRE, Du monde clos à l’univers infini, lire avant-propos et conclusion. Série
de déplacements philosophiques et métaphysique qui aboutissent à une révolution du système scientifique. La
révolution est progressive : la transformation scientifique n’est pas rapide, « la bulle du monde a commencé par
enfler et s’élargir avant d’éclater et se perdre dans l’espace… ». La révolution n’est pas le passage d’un
système géocentrique à un système héliocentrique, mais plutôt le passage d’un système aristotélicien (c'est-à-
dire hétérogène, fait de lourd, de léger, centre et périphérie, c'est-à-dire où l’espace n’est pas homogène, est

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hiérarchisé et qualitatif) à un espace/univers homogène, quantitatif, où il n’y a plus ni centre ni périphérique.
Cette révolution implique le rejet par la pensée scientifique de toute notion de valeur, de perfection, de sens, et
notamment « le divorce total entre le monde des valeurs et le monde des faits ». La science ne s’occupe plus ou
exclut le sens et l’idée de valeur du terrain de l’univers = dévalorisation complète du monde.

Husserl réfléchit à cette distinction entre monde qualitatif et monde quantitatif. C’est sur ce basculement
qu’Husserl revient. La Terre est l’arche originaire : elle ne se meut pas, mais elle est la condition de
l’ouverture de tout mouvement. Le monde n’est ni la terre ni le ciel, mais l’horizon ouvert par la terre, ou ce qui
déclos la terre. Husserl déplie la manière dont le monde s’ouvre à partir d’un même sol partagé qu’est la terre.
La terre est le sol originaire qui rend possible l’ouverture des horizons, l’ouverture d’un monde.

La terre, fondement de l’appariement charnel avec autrui, appariement de tous les corps

Quel est le sens du monde ? Le monde a le sens de l’ouverture infinie des horizons. Il désigne le fait que les
choses ne se donnent qu’à l’intérieur d’horizons qui se croisent à l’infini. Comment cette ouverture se donne-t-
elle ? (cf. Comment le sens d’autrui est donné à moi ?) Comment le sens d’une totalité ouverte du monde se
constitue-t-il ?

Ouverture des paysages familiers, dans la marche : je peux avancer dans le paysage, ma marche ouvre
l’espace. Exemple du paysage allemand. Le paysage désigne l’horizon d’où je peux aller. La frontière de mon
paysage c’est l’horizon de mes possibles dynamiques et perceptifs, de mes possibilités de déplacement.
L’horizon contient en lui-même une fuite vers d’autres focales possibles, d’autres perceptions que ma marche
peut atteindre, vers lesquels ils pourraient se tourner, une fuite vers d’autres horizons, d’autres paysages
(puisque dans mon paysage il y a d’autres sujets marchant qui ouvrent leur propre paysage, mon paysage n’est
pas le seul). Comment mon ici (mon paysage) peut-il s’accoupler à un autre paysage ? Il faut un sol partagé :
ma chair s’accouple avec la chair de l’autre, et je prête à l’autre la possibilité charnelle de ressentir et de
percevoir. Dans La Terre ne se meut pas, Husserl questionne le rapport d’empathie à d’autres vies : or la
condition de cet appariement, de cette communauté, c’est la Terre comme sol, c'est-à-dire comme base de la
présentation ou du transfert de sens minimal. La terre c’est la base du glissement de moi ici à l’imagination de
moi là-bas. La Terre est la base de tout transfert charnel, c’est le sol toutes les vies partagent. Etre en rapport à
une autre vie, c’est partager un même sol. Le monde est ce qui fuit dans la constitution horizontale, c’est le
point de fuite des horizons ; la terre, c’est le sol partagé par tous les sujets d’un paysage, c’est ce qui est
éprouvé par les sujets marchant.

Appariement charnel avec autrui = percevoir autrui, c’est prêter immédiatement à autrui un corps
animé. Comment puis-je donner ou comprendre quelqu'un
d’autre comme animé sans le ressentir intérieurement ?
Comment comprendre une intériorité alternative (que je ne
suis pas) comme intériorité ? Voir autrui, c’est voir une
intériorité qui m’apparait de l’extérieur. C’est que par
l’imagination, je prête empathiquement mon intériorité à
toutes les vies que je rencontre : voir autrui, c’est
analogiquement comprendre un autre comme si c’était moi.
Or l’animation d’autrui passe par le sol : nos deux corps ont
en commun un même sol, un même équilibre, partagent un
même genre de mouvement.

 En ce sens, la terre n’est pas un objet de représentation : elle n’est pas vue, elle n’est pas une image, elle
est d’abord éprouvée. La terre n’est pas une chose, ne se donne pas par esquisses, mais c’est le repère
fondamental de tout mouvement, elle est le fondement de l’appariement de tous les corps. Comme la chair
d’autrui, elle se donne analogiquement : c’est dans le rapport à autrui que la terre se donne. La terre se donne
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quand je marche, quand je me dirige vers autrui et que j’arrive à me transporter en imagination dans un rapport
à autrui. Je prête du sens aux autres à partir de moi-même, parce que je comprends immédiatement que nous
partageons quelque chose – la terre et le ciel.

La terre est le fond originaire de l’espace // Le ciel n’est pas quelque chose de représenté, mais l’épreuve de la
clarté, de la lumière et de la temporalité (ce qui fait les saisons, que les choses me sont données dans la lumière,
dans l’alternance du jour et de la nuit, dans les saisons). Toute expérience est donnée dans le fait que je suis
dans la journée, dans un certain rythme… La terre et le ciel sont des repères plus fondamentaux que
l’espace et le temps. Il faut faire la différence entre la terre éprouvée et la terre représentée dans notre monde
copernicien.

La transformation de la terre sol en terre corps : l’oiseau

Transformation de la révolution copernicienne : opère une analogie entre


notre sol et les étoiles, ou les autres planètes. Elle fait passer la terre de
l’arche originaire à un statut de corps célestes. Comment la terre peut-elle
devenir une planète ? Qu’est-ce que la priorité : la terre est-elle d’abord
planète ou d’abord arche ? Dans la sphère propre, la terre planète ne m’est
pas donnée dans mon expérience, phénoménologiquement. Moi-même seul
je ne peux me donner à moi-même comme un corps ; de même, je ne peux
pas avoir de rapport extérieur à la terre, au sol en lui-même. Je ne peux pas
sortir de mon expérience originaire de la terre ; mais je peux m’imaginer
ailleurs pour prendre le point de vue externe sur mon sol comme un corps.

Comment puis-je me donner la terre comme un objet ? C’est grâce à l’oiseau, en m’appareillant à l’oiseau : ce
n’est que pour un sujet volant que la terre se donne comme objet visible = s’imaginer volant. La condition de
possibilité du vol, c’est le sol : je partage avec l’oiseau le même sol, il marche et me ressemble. L’oiseau
comme moi marche sur la terre, c’est pour ça que je m’apparie à l’oiseau. Si nous n’avions rien en commun, je
ne pourrais pas m’imaginer voler comme l’oiseau. C’est encore la marche (ou la gravité) qui fonde
l’appariement au vol, l’intersubjectivité possible avec l’oiseau. Le vol, l’oiseau, l’astronaute : tous sont en appui
sur la terre. La science elle-même a pour condition de possibilité l’appartenance à la terre. Voir p. 19 et 20.

Critique du recouvrement de la terre sol

La constitution de la terre comme corps (comme planète) ne peut advenir qu’à partir de l’attachement à la terre.
La terre n’a pas de place, elle n’est en aucun lieu, elle n’est pas dans l’espace mais condition de toute
spatialisation : la terre arche est condition de possibilité de l’espace. La crise des sciences européennes n’est
pas un simple malaise, mais renvoie au fait que les sciences oublient le sol dont elles proviennent. Elle
s’interroge sur ces objets en oubliant et en recouvrant les repères du monde humain qui les rendent possibles.
Critique de la science qui oublie la terre arche, la terre comme origine et fondement, comme première
dimension de l’espace, en tant que fond qui supporte tout mouvement et toute spatialisation, au profit des
objets constitués qui sont dans l’espace. La science oublie la terre aspatiale, sol du déploiement du monde.

Distinction monde / terre ; terre arche et terre planète.

B. Arendt, la condition terrestre

Distinction monde commun terrestre / univers.

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