Abdelfattah Kilito

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Les essais d’Abdelfattah Kilito : une politique de l’écriture

La qualité d’intellectuel, et plus précisément d’intellectuel marocain, ne saurait être déniée à


Abdelfattah Kilito.
Plusieurs ouvrages récents en attestent. Tel celui de Fadma Aït Mous et Driss Ksikes, très
simplement et joliment intitulé Le Métier d’intellectuel, et sous-titré Dialogues avec quinze
penseurs du Maroc1. Kilito figure parmi les personnalités interrogées parce qu’elles jouent,
chacune à sa façon, un rôle d’aiguillon aidant à l’acquisition d’une autonomie de la pensée.
Dans l’introduction de l’ouvrage, un détail est précisé qui attire mon attention : ces quinze
intellectuels sont tous, au minimum, bilingues.
Je voudrais suivre ce fil révélateur de la pluralité linguistique. Il permet de dégager le lien
qu’Abdelfattah Kilito entretient avec ces penseurs largement ouverts, non seulement sur leur
monde marocain environnant déjà travaillé par la diversité, mais plus largement encore sur le
« tout-monde » si l’on veut user d’une expression glissantienne suggestive. Il permet aussi, ce
fil linguistique, de montrer la singularité d’A. Kilito et l’art dont il fait montre, de par sa pratique
d’écriture, pour faire bouger les espaces de parole, pour introduire du jeu (tant au sens ludique
qu’au sens spatial).

I- Abdelfattah Kilito écrit aussi bien en français qu’en arabe littéral, et impose, par la
constance de cette double pratique, l’idée d’une valeur symbolique équivalente des deux
langues. Elles sont en effet d’égale façon pour lui des langues de l’écrit : liées à la littérature,
et au commentaire sur la littérature. (Une autre place est réservée dans sa représentation des
langues du Maroc à la darija : cantonné à la communication orale, l’arabe dialectal lui apparaît,
dans les quelques tentatives de passages à l’écrit qu’il a eu l’occasion de lire, comme devenant
quasiment langue étrangère, difficile à déchiffrer2.)
La plupart des autres intellectuels de sa génération (entendue de façon extensive), également
pour le moins bilingues, ont spécialisé les usages des deux langues. Abdelkébir Khatibi a écrit
aussi bien ses essais critiques que ses récits exclusivement en français ; Abdellatif Laâbi, s’il
traduit des poètes arabophones en français, n’écrit son œuvre personnelle que dans cette
dernière langue ; plus parlant encore : Abdallah Laroui écrit ses essais historiques en français
et ses récits personnels en arabe, distribuant ainsi de façon clivée les performances linguistiques
selon que l’objet du discours relève du conceptuel ou de l’affectif (on retrouve dans une telle
configuration un écho des distinguos entre rationalité et sensibilité qu’effectuait déjà par
exemple Senghor). C’est dire que ces bilingues, s’ils établissent des ponts entre des usages
linguistiques qui ont partie liée avec des modes de pensée et des univers culturels différents,
maintiennent peu ou prou une forme de bipolarité reflétant une représentation fixe de ces
différents espaces3.
Pour A. Kilito en revanche, pas de spécialisation impérieuse, donc de fixité dans la convocation
des langues, pas de fétichisme linguistique. Son essai sur La Langue d’Adam4 se fonde sur la
lecture tout à la fois savante et ironique de nombre de textes anciens affirmant qu’au paradis

1
Presses de l’Université citoyenne, HEM, Maroc, 2014.
Il faudrait citer aussi par exemple Kilito en questions, entretiens menés et publiés par Amina Achour, éditions La
Croisée des chemins, Casablanca, 2015 ; ou encore les actes d’un colloque qui a été entièrement consacré à son
œuvre : Abdelfattah Kilito. Dédales de l’écriture, Khadija Mouhsine (dir.), éditions Toubkal, Casablanca, 2013.
2
Cf. Je parle toutes les langues, mais en arabe, Sindbad-Actes Sud, 2013, p. 16.
3
Je gauchis un peu la position de Khatibi, plus ambiguë que ce que mon assertion ne laisse entendre ; cependant,
malgré le concept intéressant de « bilangue » qu’il développe dans Amour bilingue (Fata Morgana, Montpellier,
1983) le doute qui l’envahit – et que glose A. Kilito (Je parle toutes les langues, mais en arabe, p. 102) – lorsqu’il
a la révélation de s’être symboliquement « trompé de langue » est révélateur de la résistance d’un sentiment
d’interrogation sur les langues qui ne travaille pas de la même façon Kilito.
4
La Langue d’Adam et autres essais, Toubkal, Casablanca, 1995.

1
originaire le premier homme ne pouvait parler que la langue de la révélation, à savoir l’arabe.
Or, « [t]oute interrogation sur la langue d’Adam vise bien sûr à déterminer l’origine, à identifier
la langue une et unique de l’origine, mais elle révèle aussi la situation de celui qui s’interroge :
pourquoi ma langue diffère-t-elle de celle des autres ? Comment expliquer la pluralité des
langues ? Quand cela a-t-il commencé ? », prévient la quatrième de couverture de l’ouvrage.
Certes, ses récits personnels (La Querelle des images ; En quête ; Le Cheval de Nietzsche ;
Dites-moi le songe) sont écrits, en tout cas publiés en français5, même s’il suggère que dans son
cas, comme dans celui de tous les écrivains marocains qu’il aime évoquer comme des sortes de
« doubles », ou avec lesquels il établit en tout cas des affinités (Ahmed Séfrioui ; Edmond
Amran El Maleh…), on décèle toujours une appropriation marocanisée du français6. On connaît
aussi sa boutade éloquente, reprise et adaptée du Journal de Kafka : « Je parle toutes les
langues, mais en arabe », devenue l’annonce même du titre d’un de ses derniers essais… La
langue maternelle hanterait toujours explicitement ou secrètement la pratique de l’autre langue
de communication.
Mais ses essais sont écrits tantôt en arabe tantôt en français, sans que lui-même puisse toujours
déterminer quelle en a été la langue première (passages initiaux écrits en français puis
glissement vers l’arabe ou inversement) et ce qui a influé sur le choix final7. D’où certaines
équivoques. Par exemple, à sa parution, Dites-moi le songe a été signalé par erreur comme
traduit de l’arabe, alors, affirme-t-il, qu’il l’avait écrit en la circonstance précisément en
français8.
D’où probablement aussi, entre autres raisons, les traductions rapides et systématiques en arabe
de ses textes publiés en français 9 . Sans qu’il y ait le plus souvent d’auto-traduction. Il a
beaucoup réfléchi sur la pratique et l’impact des traductions, et sait qu’entre le traducteur et
l’auteur originel c’est toujours un « jeu d’échecs »10 qui s’engage. Ce n’est pas tellement qu’il
y ait de l’intraduisible dans un essai ; c’est qu’il existe une poétique générique propre à chaque
langue conduisant le traducteur à transposer ou même à réécrire… C’est un point qui pourrait
être développé, mais dans un autre cadre.
Je retiens de cette pratique linguistique dédoublée deux premières conclusions partielles.
a) A. Kilito n’est pas un écrivain qui se situe seulement dans une alternance, une oscillation
d’un espace linguistique à un autre mais plutôt dans un « tiers-espace »11 ou dans un entre-deux,

5
La Querelle des images, Eddif, Casablanca, 1995 ; En quête, Fata Morgana, Montpellier, 1999 ; Le Cheval de
Nietzsche, Le Fennec, Casablanca, 2007 ; Dites-moi le songe, Sindbad-Actes Sud, Arles, 2010.
On peut voir une explication de ce choix du français dans son commentaire de l’option prise par A. Laroui (dans
Je parle toutes les langues, p. 50). « Cela nous amène à poser une autre question : qu’aurait été le destin des romans
de Laroui, s’il les avait écrits en français ? La réponse me semble évidente : ils auraient attiré l’attention davantage,
aussi bien dans le monde arabe qu’ailleurs. Ils auraient par exemple été immédiatement traduits en arabe, alors
qu’il a fallu attendre plusieurs décennies pour voir paraître une traduction française d’Al-Ghurba (L’Exil). »
6
Il y aurait beaucoup à dire sur la perception de cette marque marocaine (fonctionnant comme un shibboleth) dans
le français de l’écriture narrative de Kilito. Cela sort du cadre de cette communication, même si ce que je développe
dans le troisième point de mon exposé esquisse quelques éléments du développement possible.
7
« […] beaucoup de mes textes écrits en arabe ont d’abord été rédigés en français sous une forme plus ou moins
aboutie, et inversement. Les textes qui composent Les Arabes et l’art du récit se trouvent pour la plupart dans Al-
adab wal-irtiyab (Littérature et suspicion). Il y a un tel va et vient linguistique entre les deux livres que je ne sais
plus lequel a été écrit le premier. », in Kilito en questions, op. cit., p. 106-107.
8
Ibid., p. 136-137.
9 Cela se vérifie moins dans le sens arabe-français : Tu ne parleras pas ma langue est le seul essai traduit de

l’arabe ; L’Absent est en cours de publication ; Ma’arri, bien que traduit, n’a toujours pas de calendrier de
publication.
10
Voici ce que dit Kilito de la traduction : « […] entre le traducteur et l’auteur se loge une vague méfiance, tous
deux sont assurés de perdre au jeu, un jeu d’échecs, dans tous les sens du terme. », in Kilito en questions, op. cit.,
p. 129.
11
Notion développée par un des théoriciens les plus reconnus de la postcolonialité, Homi K. Bhabha, dans Les
Lieux de la culture. Une théorie postcoloniale, traduit de l’anglais par Françoise Bouillot, Payot, 2007. « Ce qui

2
à condition de donner à cette notion la signification éclairante qu’a définie Daniel Sibony, autre
penseur d’origine marocaine : non celle d’une position de malaise ou d’instabilité identitaire,
mais au contraire celle d’une position s’inscrivant dans une élaboration identitaire dynamique
et originale, négociant de façon constructive avec le fantasme de l’origine et le frottement à
l’altérité12. Tout en pratiquant de façon scrupuleuse et même érudite l’une et l’autre langue,
Abdelfattah Kilito travaille dans un processus de navigation sereine entre les langues de sorte
que les deux idiomes qu’il écrit – et les éléments conceptuels et culturels qu’ils drainent –
interagissent l’un sur l’autre sans se confondre le moins du monde.
b) De cette position équilibrée de bilinguisme mis en pratique se dégage déjà une posture
politique (au sens premier du terme : œuvrant au vivre ensemble) qui consiste en un refus de se
choisir des destinataires exclusifs. Il est lu et reconnu tant au Maghreb qu’en Occident (dans le
monde francophone, ça va de soi, mais aussi au-delà, car il y a des traductions dans les grandes
langues européennes de plusieurs de ses essais ; et les invitations qui lui ont été faites dans des
institutions prestigieuses en France ou aux USA par exemple en témoignent aussi). Pas
d’acculturation ni de tentation d’exil culturel chez lui. Résolument ancré dans le Maroc, il lutte
à sa façon contre les étanchéités linguistiques conflictuelles, contre les monolinguismes
exclusifs. Tous ses écrits concourent par différentes voies à ce but, qu’il explicite clairement
dans un de ses derniers ouvrages lorsqu’il déplore : « C’est peut-être dans cet accord sournois
que réside le problème essentiel du bilinguisme au Maroc, dans cet acquiescement à la rupture
entre deux mondes, dans cette collusion négative qui empêche une reconnaissance mutuelle. »13
Réussit-il à faire bouger les lignes et les frontières idéologiques intérieures ? Oui, puisque les
éditons Toubkal viennent de publier en cinq volumes la version en arabe de l’ensemble de ses
œuvres (les œuvres écrites directement dans cette langue et celles qui avaient été publiées
initialement en français, grâce à la collaboration de trois traducteurs). Il apporte donc la preuve
qu’il n’y a pas de domaine d’intérêt réservé aux arabophones d’un côté et de façon distincte
aux francophones de l’autre, mais que les mêmes objets d’étude et de curiosité peuvent être
proposés aux uns comme aux autres. Cela dit, la véritable réussite de la visée de
décloisonnement aurait peut-être dû aboutir à une édition bilingue.

II- Ce bilinguisme en acte est aussi très évidemment lié à une aptitude à la mise en
Relation14. Le titre du dernier chapitre de l’essai Je parle toutes les langues, mais en arabe nous
est proposé sous la forme suggestive de « Dia-logos » qui relie de façon appuyée la dualité
linguistique scripturale au dialogue.

est innovant sur le plan théorique et crucial sur le plan politique, c’est ce besoin de dépasser les narrations de
subjectivités originaires et initiales pour se concentrer sur les moments ou les processus produits dans l’articulation
des différences culturelles. Ces espaces ‘interstitiels’ offrent un terrain à l’élaboration de ces stratégies du soi –
singulier et commun – qui initient de nouveaux signes d’identité, et des sites innovants de collaboration et de
contestation dans l’acte même de définir l’idée de société. », p. 30.
12
Daniel Sibony a défini, en psychanalyste, cette notion, en particulier dans un ouvrage intitulé Entre-deux.
L’Origine en partage, Le Seuil, La couleur des idées, 1991. On devrait revenir à cette définition éclairante de
l’entre-deux au lieu de la galvauder et de la restreindre, de façon erronée, à une situation d’instabilité : « Entre
deux langues, deux cultures […] de telles entités ne viennent pas se recoller ou s’opposer le long d’un trait, d’une
frontière, d’un bord où deux traces viennent s’aligner pour s’accoupler le long d’un trait qui les sépare. Au
contraire, il s’agit d’un vaste espace où recollements et intégrations doivent être souples, mobiles, riches de jeux
différentiels. L’idée de frontière ou de trait, avec un dedans et un dehors, un ici et un ailleurs, paraît insuffisante.
C’est l’espace d’entre-deux qui s’impose comme lieu d’accueil des différences qui se rejouent. Dans l’entre-deux
langues, l’impossible langue d’origine s’actualise dans le passage d’une langue à l’autre. Ce n’est pas réservé aux
exilés. C’est une métaphore vécue par tous. », p. 13.
13
Je parle toutes les langues, mais en arabe, op. cit., p. 22.
14
Ce concept est à entendre dans le sens que lui donne Édouard Glissant, par exemple dans Poétique de la Relation,
Paris, Gallimard, 1990.

3
Celui-ci s’établit d’abord par la lecture. Avant d’être essayiste et écrivain, A. Kilito s’avère être
un insatiable lecteur : il lit tant les écrivains arabes que les écrivains occidentaux (approchés
dans la langue originale : allemand, anglais, espagnol, ou traduits dans ses deux grandes langues
de compétence). Il revendique cet éclectisme non seulement par l’affichage (cf. les nombreuses
épigraphes ou les citations explicites dont il émaille ses textes : Cioran, Borges, Kafka, etc.)
mais aussi dans le cœur même de sa pratique d’essayiste, là encore originale, pour ne pas dire
un peu déroutante (je choisis à dessein cette métaphore spatiale en essayant d’en remotiver le
sens).
Il est, on le sait, professeur de littérature française ; on s’attendrait donc à ce qu’il travaille
d’abord en critique littéraire sur cette littérature. S’il a emprunté cette voie académique et
attendue chez un intellectuel spécialisé (« spécifique » si l’on veut reprendre une catégorie
proposée naguère par Michel Foucault) aux tout débuts de sa carrière de chercheur en rédigeant
en 1971 un mémoire de DES sur François Mauriac (choix de circonstance : il venait de lire Le
Nœud de vipères, et il avait comme directeur de mémoire Jacques Noiray, qui allait devenir un
éminent spécialiste de la littérature française naturaliste, et était alors jeune assistant à la faculté
de Rabat), il s’est ensuite résolument cantonné à la littérature arabe. Dans ce qu’on pourrait
qualifier de processus de réorientation.
Donc à l’opposé de la tentation d’un Khatibi, cité par Kilito lui-même15 : « L’Orient – ah oui ! –
est ma patrie, alors que je me désoriente vers d’autres continents ». Se réinventer autre, se
libérer de tout assujettissement (on se rappelle que La Mémoire tatouée. Autobiographie d’un
décolonisé s’ouvre quasiment sur la traduction de son prénom, déclic pour l’écriture de soi
fonctionnant symboliquement comme une sorte d’auto-engendrement) n’a de toute façon été
qu’une étape provisoire pour Khatibi se réinscrivant ensuite complètement dans l’espace
intellectuel et culturel marocain et y jouant un rôle actif d’incitation à la création et à la
recherche.
Kilito, quant à lui, retiendra la remarque éclairante d’un professeur de son jury de soutenance
de mémoire quant au fait qu’il n’y avait aucune trace de son arabité dans ce travail universitaire,
qui aurait pu tout aussi bien être présenté par un étudiant français16.
Il ne choisira pas pour autant la solution d’un Abdeljalil Lahjomri qui, avant d’écrire des
Chroniques inutiles17, a aussi soutenu un travail de recherche, en l’occurrence une thèse sur
L’Image du Maroc dans la littérature française, de Loti à Montherlant18. Ce type de recherche,
tout à fait respectable, permet d’emblée, on le comprend, d’aborder de façon polémique en
quelque sorte la littérature étrangère pour en débusquer l’idéologie colonialiste. Chacun est
renvoyé à son espace discursif antagonique : l’écrivain occidental traitant d’un sujet exotique /
le critique qui, en connaisseur interne averti du monde décrit, décrypte et souligne les errements
de ce type d’écrivain.
Travailler en arabe aussi bien qu’en français sur la littérature arabe relève pour Kilito d’une
autre stratégie. Il ne s’agit pas en effet seulement pour lui de circonscrire cette littérature à sa
sphère linguistique spécifique, à une audience de stricts spécialistes. Il en est passé par cette
étape, là encore en suivant les voies toutes tracées de la recherche universitaire, c’est-à-dire en

15
Je parle toutes les langues, mais en arabe, op. cit., p. 103.
16
« On regretta quelque peu qu’il n’y eût dans mon étude aucun écho de la conception du destin dans la théologie
et la littérature arabes […] ce qui me paraissait hors sujet devenait le véritable sujet », rapporte-t-il dans Kilito en
questions, p. 41. Il semble bien, malgré l’ironie dont Kilito colore ce rappel, que ce professeur ne manifestait pas
en l’occurrence une attitude orientalisante paternaliste, mais bien un souhait stimulant de dialogue par-delà la
démonstration de la maîtrise des outils d’analyse propres à la formation littéraire française.
17
Mes chroniques inutiles (EDDIF, 2002) est le titre sous lequel A. Lahjomri a regroupé des articles littéraires
publiés initialement dans la presse.
18
Publiée une première fois en 1973, cette thèse a été rééditée en 1999 sous le titre Le Maroc des heures françaises,
Marsam, Casablanca, 1999.

4
soutenant une thèse sur les maqâmât19 (de Hamadhani, 969-1007, et Hariri, 1054-1122) sous la
direction de Mohamed Arkoun, dans le département d’études arabes de Paris III20. Mais ses
publications ultérieures se sont libérées de ces ornières académiques.
Pour lui, on ne peut parler d’une littérature sans en connaître d’autres, et parmi les hommages
de ce chapitre intitulé « Dia-logos » déjà cité, il en est un qui est révélateur de sa propre
doctrine, lorsqu’il salue l’entreprise « audacieuse et libératrice » d’Abdelwahab Meddeb, un
des premiers écrivains maghrébins, selon lui, à avoir mis en perspective la culture arabe avec
les cultures chinoise, babylonienne, sumérienne, africaine, pharaonique, japonaise…
On ne s’étonne donc pas qu’il frotte en permanence la littérature arabe aux autres littératures
de par le monde, toujours de façon érudite mais toujours aussi avec une originalité facétieuse
qui dédramatise complètement le rapport Orient / Occident. Dans L’Absent21, essai portant sur
la cinquième « séance » de Hariri, dite de Koufa, tournant autour du personnage de Abou Zayd,
l’homme aux mille expédients, est effectué un rapprochement avec l’Odyssée et son héros aux
mille ruses… (pur effet de lecture, car Harari n’avait certainement pas lu Homère). Les
mystifications littéraires comme celle de Cervantès attribuant le Quichotte à un auteur arabe,
Sidi Ahmed Benengeli, ou les discussions de prééminence entre L’Épître du pardon de Ma’arri
et la Divine Comédie (Dante serait possiblement redevable d’une partie de son inspiration à
cette œuvre du grand poète syrien à cheval entre Xe et XIe siècle), ou bien encore le rappel que
les Arabes ont longtemps joué les traducteurs et les passeurs entre la culture occidentale et le
monde oriental, à l’instar d’Averroès pour ce qui est de l’œuvre d’Aristote : des circonstances
de ce genre sont remises en mémoire au fil de ses articles et ouvrages non pour entretenir une
concurrence, mais pour montrer au contraire comment les univers culturels dont ces œuvres
procèdent ont été dans le passé souvent en contact fructueux. De même encore, s’il remet au
jour, à partir d’une citation faite par Renan, dans Averroès et l’averroïsme, la diatribe de
Pétrarque contre les Arabes22, c’est pour montrer la mauvaise foi du poète italien et les trésors
d’arguties qu’il déploie pour tenter, à l’évidence vainement, de convaincre ses pairs. Cela
témoigne surtout, indirectement mais sûrement, du retentissement, de l’aura qu’avaient dans
l’Europe du XIVe siècle les arts et les sciences développés par les Arabes. En mettant en exergue
une telle citation, il peut faire coup double : d’une part, il se concilie le public arabe qui ne peut
que se sentir flatté du rappel des pages glorieuses de son histoire culturelle (et d’ailleurs même
le public européen qui ne peut que sourire de cette piètre démonstration fonctionnant a

19
« Le terme de maqâmât, que l'on traduit par ‘séances’, désigne un genre littéraire arabe classique, développé au
Xe siècle.Il est composé de récits courts et indépendants en prose rimée avec des insertions de poésie. Créé par al-
Hamadhânî (968-1008), ce genre d'une virtuosité stylistique étincelante culmine avec al-Harîrî (1054-1122). »
(Extrait du site de la Bnf.)
20
Thèse soutenue en 1982 et publiée en 1983 : Les Séances, Sindbad.
21 L’essai publié sur cette séance a d’abord été rédigé en français, mais a pris sa forme définitive en arabe et c’est

dans cette version qu’il a été publié aux éditions Toubkal, Casablanca, 1987.
22
Cette citation est l’épigraphe de Tu ne parleras pas ma langue, essai traduit de l’arabe par Francis Gouin,
Sindbad-Actes Sud, 2002 :
« Je te prie de grâce, en tout ce qui me concerne, de ne tenir aucun compte de tes Arabes, pas plus que s’ils
n’existaient. Je hais toute cette race. Je sais que la Grèce a produit des hommes doctes et éloquents : philosophes,
poètes, orateurs, mathématiciens, tous sont venus de là ; là aussi sont nés les pères de la médecine. Mais les
médecins arabes !... tu dois savoir ce qu’ils sont. Pour moi, je connais leurs poètes ; on ne peut rien imaginer de
plus mou, de plus énervé, de plus obscène… À peine me fera-t-on croire que quelque chose de bon puisse venir
des Arabes. Et vous néanmoins, doctes hommes, par je ne sais quelle faiblesse, vous les comblez de louanges
imméritées ; à tel point que j’ai entendu un médecin dire, avec l’assentiment de ses collègues, que, s’il trouvait un
moderne égal à Hippocrate, il lui permettrait peut-être d’écrire, si les Arabes n’avaient pas écrit ; parole qui, je ne
dirai pas brûla mon cœur comme une ortie, mais le transperça comme un stylet, et aurait suffi pour me faire jeter
au feu tous mes livres… Quoi ! Cicéron a pu être orateur après Démosthène ; Virgile poète après Homère ; Tite-
Live et Salluste historiens après Hérodote et Thucydide ; et après les Arabes il ne serait plus permis d’écrire !...
Nous aurons souvent égalé, quelquefois surpassé les Grecs, et par conséquent toutes les nations, excepté dites-
vous, les Arabes ! O folie ! ô vertige ! ô génie de l’Italie assoupi ou éteint ! »

5
contrario, et sourire d’autant plus facilement que la distance pluriséculaire le séparant de
l’écrivain florentin le dédouane de toute implication) ; d’autre part, il peut par la suite évoquer
des situations réciproques : montrer par exemple que de grands genres littéraires arabes, après
toute une phase de rayonnement, ont connu une longue forme d’éclipse dont ils n’ont été tirés
qu’à partir des XVIIIe-XIXe siècles, grâce à l’intérêt que leur ont porté des traducteurs et lecteurs
européens23, ce qui a relancé leur lecture en Orient même. Dans Les Arabes et l’art du récit24,
il montre avec humour la fécondité des malentendus mêmes. Alors que les Arabes, explique-t-
il, se considéraient depuis toujours comme « le » peuple poète, les orientalistes, éludant leur
poésie jugée intraduisible, les ont consacrés comme maîtres dans l’art narratif. Voilà par
exemple comment l’Occident a initié un engouement pour les Mille et Une Nuits qui, selon
Antoine Galland « font voir de combien les Arabes surpassent les autres nations en cette sorte
de composition ». Après la traduction de Galland, cette œuvre emblématique de la littérature
narrative en arabe sera traduite dans toutes les grandes langues européennes. Les Arabes, ainsi
élevés à leur insu au rang de meilleurs conteurs du monde, reconsidèreront leur patrimoine et
leur vocation littéraires, et seront amenés, sans ressentir d’effet de palinodie, à adopter le roman,
la nouvelle et le théâtre, formes qui leur étaient pourtant jusqu’alors étrangères. L’analyse de
Kilito démontre que tout le monde, finalement, a trouvé son compte dans la récupération, la
réinterprétation et la revalorisation du corpus narratif ancien. La littérature arabe, régénérée
grâce à l’« épreuve de l’étranger »25, est désormais inséparable de la littérature européenne.
On ne peut se méprendre pour autant : il n’entend pas plaider pour une vision universaliste de
la littérature. Il est même possible de déceler chez lui un regret que la littérature marocaine
contemporaine n’entre que trop dans un phénomène de mondialisation : « le renoncement à la
singularité a été justement le prix à payer pour accéder à la modernité, qui n’est rien d’autre
que l’insertion dans la Weltliteratur, la littérature mondiale, nécessairement plurielle… »26 .
D’où sans doute sa préférence marquée pour les textes arabes anciens qui peuvent par certains
traits rencontrer la poétique de textes occidentaux, mais se démarquer et s’individualiser par
d’autres (ainsi il refuse qu’on assimile purement et simplement la maqâma au récit picaresque,
car si les deux genres se rejoignent du fait de la basse extraction sociale de leurs protagonistes,
à la différence du pícaro, le héros du genre arabe est, précise-t-il, un habile rhéteur et non un
simple opportuniste27).
La mise en regard reposant nécessairement sur une sélectivité, Kilito remarque qu’on s’est
appliqué le plus souvent à distinguer et à vanter les récits arabes qui offraient une possibilité de
rapprochement avec telle ou telle œuvre européenne, en négligeant ceux qui ne témoignaient
pas de cette proximité. C’est pourquoi pour sa part, il privilégie au contraire, et revivifie par sa
lecture, des textes anciens de la littérature arabe souvent oubliés, montrant en cela naturellement
une différence essentielle avec l’entreprise des orientalistes européens.
Sa position est en effet subtile et originale. Il ne se place ni dans une logique exclusive de
comparatiste, ni dans une approche d’historien de la littérature, pas plus que dans celle du strict
arabisant. S’il peut revisiter des ouvrages arabes des Xe-XIe siècles sous un éclairage nouveau,
c’est parce qu’il est cet homme de l’entre-deux qui étudie ces textes arabes à partir de sa
formation littéraire française, et des méthodes critiques qu’elle met en jeu.
Il s’agit là encore d’ouverture au dialogue, à la rencontre, et à leurs interactions fructueuses.
Les rencontres les plus fortes se sont faites par le biais des textes. Ainsi en est-il de la rencontre
avec Barthes. Même s’il a côtoyé le critique français lorsque celui-ci a enseigné un an à la

23
Au XXe, c’est Vincent Mansour Monteil qui a traduit par exemple L’Épître du pardon de Ma’arri.
24
Paru aux éditions Sindbad-Actes Sud, en 2009.
25
Je reprends à dessein la belle formule dont use Antoine Berman pour parler de la traduction dans L’Épreuve de
l’étranger, Gallimard, 1984.
26
Je parle toutes les langues, mais en arabe, chapitre « Comment peut-on être monolingue ? » op. cit., p. 29.
27
Kilito en questions, op. cit., p. 63.

6
faculté des lettres de Rabat (en 1969-1970, A. Kilito y était en effet déjà assistant), c’est surtout
en le lisant et en travaillant ses essais pour et avec ses étudiants qu’il s’est familiarisé avec la
conception barthésienne de l’étude des textes. À la différence de nombre de ses collègues
d’alors, c’est le Barthes s’émancipant clairement de la doctrine structuraliste, par exemple avec
Le Plaisir du texte, publié en 1973, avec lequel il s’est senti le plus en phase. C’est aussi à
Barthes qu’il attribue le mérite de l’avoir mis sur la piste d’un article de Renan sur Les Séances
de Hariri qui a favorisé sa propre analyse du classique arabe28.
Une autre entrée en relation a été déterminante pour lui, celle engagée avec Tzvetan Todorov.
Qui est aussi au départ une rencontre de lecture. C’est après avoir pris connaissance des
« hommes-récits », chapitre consacré par Todorov à la structure narrative des Mille et Une Nuits
et inclus dans Poétique de la prose (1971), qu’il décide de travailler à son tour sur ce grand
classique de la littérature de langue arabe dont il est devenu désormais un des grands spécialistes
(cf. entre autres, l’ouvrage qu’il a publié sous le titre L’Œil et l’Aiguille29). C’est surtout une
rencontre d’hommes qui s’écoutent, s’estiment et apprennent l’un de l’autre. Todorov a fait
paraître deux articles de Kilito dans la revue Poétique. Il avait été publié auparavant, grâce à
Arkoun, dans la revue Studia Islamica – c’était déjà une belle reconnaissance, mais circonscrite
au cercle des arabisants ; la revue Poétique lui ouvre un autre type de public et élargit donc son
audience. Enfin, c’est Todorov qui l’a incité à écrire L’Auteur et ses doubles (heureux titre,
proposé conjointement par Gérard Genette et Tzvetan Todorov, tous deux très intéressés par la
conception propre à la culture arabe de la propriété sur un texte, de la notion d’auteur, etc.30).
Cet essai publié en 1985 aux éditions du Seuil assurera à A. Kilito une reconnaissance
internationale (dont attestent les traductions en arabe, en anglais, en italien).

III- Travaillant à partir de cet entre-deux culturel sur des textes arabes, A. Kilito s’adresse
donc à de multiples lectorats, disons au moins à des lectorats tant arabes qu’occidentaux, tant
arabophones que francophones. Plus intéressant, il peut, en exposant exactement la même chose
aux uns et aux autres, être lu et compris peut-être de façon différente, mais en tout cas avec
autant de profit dans tous les cas de figure. Pour les uns, il remet en mémoire tout un patrimoine
littéraire dont il incite à renouveler l’appréhension et la valeur31. Pour les autres il fait incitation
à la découverte d’une altérité littéraire qu’il rend étonnamment accessible. Pour les premiers et
les seconds, il arrive à faire bouger les lignes des représentations de la littérature, déplace les
bornes de l’altérité littéraire.
Ce tour de force tient essentiellement à la posture et à l’espace discursifs qu’il investit.
La lecture de ses essais convainc de sa grande érudition, pose sa légitimité, sans qu’il use jamais
d’un discours d’autorité qui intimiderait le lecteur, le mettrait sur ses gardes et raidirait sa
perception. Il instaure une situation de connivence alors même qu’il détient une évidente
supériorité dans le savoir. Tous ses textes se fondent sur un ethos de modestie qui inspire
confiance dans le didactisme de l’essayiste et dans la capacité du lecteur à le suivre. En effet,
au lieu d’exposer d’emblée les éléments de son savoir, d’asséner ses analyses, d’imposer ses
conclusions, il semble encore chercher, déroule patiemment le fil de la démonstration, si bien
que le lecteur a le sentiment de marcher au même rythme que lui.

28
Kilito en questions, op. cit., p. 48.
29
L’Œil et l’aiguille. Essai sur les Mille et Une Nuits, édition La Découverte, Paris, 1992. Traductions italienne,
arabe, espagnole, anglaise (cette dernière en cours).
30
Autant de questions débattues alors dans une approche occidentale, par exemple par Michel Foucault .
31
Je ne suis pas sûre que l’analyse de Abdelhaq Anoun, développée dans Abdelfattah Kilito : les origines
culturelles d’un roman maghrébin, publié aux éditions L’Harmattan en 2004, à savoir que l’écriture littéraire de
Kilito fonctionne sur un « travail d’archivage culturel », même si elle se fonde sur la prise en compte des récits
littéraires, soit pertinente : loin de lui la tendance à considérer le potentiel de la mémoire sur la seule valeur de
l’archive.

7
Soit lorsqu’il prend le temps de ce qui semble être une digression : ainsi, tout le préambule de
Tu ne parleras pas ma langue s’appesantit sur les problèmes d’adaptation qu’il a dû résoudre
(lors d’une invitation dans le cadre d’un festival musical de Strasbourg) pour pouvoir parler à
un large public tout à fait néophyte des Séances de Hamadhânî – dont il est le meilleur
connaisseur. Il prend un malin plaisir à brouiller l’image du spécialiste sous celle de l’orateur
bien embarrassé, regrettant de s’être placé dans une situation quasi insoluble (ethos de modestie
parce que, bien entendu, et surtout au moment où il en rend compte, dans un texte écrit a
posteriori, il est avéré qu’il s’est sorti avec maestria de la situation). Chemin faisant, en
énumérant tous les écueils à surmonter (sur quelles références partagées s’appuyer ? sur quelle
mémoire littéraire compter ? de quelles associations et représentations toutes faites se défier ?
etc.), il fait prendre conscience, dans un exercice de comparatisme salutaire, de tout ce qui fait
la singularité des cultures respectives. Ces singularités sont apparemment irréductibles. Et
pourtant, au bout de la présentation qu’on suit pas à pas, il nous mène à une conclusion qui
ébranle tous les présupposés et posés initiaux : « le lecteur (remarquons qu’il ne le caractérise
pas – et qu’effectivement ce lecteur n’est pas assignable à un espace culturel plus qu’à un autre)
qui consulte un texte arabe est prompt à le relier, directement ou indirectement, à un texte
européen. Il est nécessairement comparatiste ou si, nous voulons traducteur. » (p. 24).
Conclusion déroutante, c’est à dire qui nous a dérouté du chemin initial ou plutôt du fossé initial
qui semblait séparer deux traditions littéraires.
Soit il part d’un détail anodin pour en faire progressivement le levier d’une démonstration qu’on
n’attendait pas aussi vaste. Par exemple, il rappelle les sous-vêtements européens que portait,
selon des biographes tout à fait fiables, l’écrivain égyptien Manfalûtî (1876-1924) pour en faire
une lecture parabolique : « Le sous-vêtement européen est le secret de Manfalûtî, un secret
inavouable car collé à son corps, à son moi, et qui n’apparaît pas sur la couverture des livres
[sur lesquelles il est toujours représenté en habit traditionnel], non plus que le nom des auteurs
européens » qui l’ont nourri même si cela s’est fait par différents biais et non par la lecture dans
leur langue originelle32. De l’art de désorienter, de faire perdre le sens de la bipolarisation
Orient / Occident, de contester les étanchéités et les pseudo-intégrités culturelles, tout en
amusant.
La mise en valeur du détail est toujours remarquablement éclairante (cf. l’analyse
psychanalytique depuis Freud, ou l’analyse picturale telle que la pratiquait Daniel Arasse…),
et elle entraîne le lecteur dans une sorte d’enquête lui faisant aussi jouer les apprentis détectives.
Pratiquer une poétique du détail incite au ludisme, instaure avec le lecteur un défi au
dévoilement dans lequel celui-ci est aussi appelé à exercer sa perspicacité.
Toute la démarche du travail de Kilito vise, par ce biais encore, à dédramatiser, et même à
désacraliser certains éléments institutionnels de légitimation littéraire.
En effet, avec l’ébranlement générique qu’il pratique volontiers dans le versant narratif de son
œuvre, mêlant à la fiction des échos explicites des questions débattues dans ses essais, se
déploie encore un art de piquer la curiosité du lecteur pour le faire entrer dans une activité de
décryptage du vrai et du faux, du vrai sous le faux (ou inversement) qui change les règles
habituelles et confortables de la lecture de la fiction (et, de façon rétroactive, des essais lus
auparavant). Il use d’effets de sapes parodiques dans des mises en abyme aussi cocasses que
vertigineuses en peignant par exemple, dans Dites-moi le songe, un professeur marocain,
désigné par ses seules initiales (A. K.), spécialiste réputé des Mille et Une Nuits qui, non
seulement s’avère bien désinvolte envers un de ses thésards, mais se laisse mystifier par lui33 ;

32
Tu ne parleras pas ma langue, op. cit., p. 13. Manfalûtî est essentiellement connu pour ses traductions de romans
français, alors qu’il ne connaissait pas le français.
33
C’est bien parce que Dites-moi le songe, publié aux éditions Sindbad-Actes Sud en 2010, s’appuie sur une
connaissance approfondie des Mille et Une Nuits et met en scène ce professeur d’université, présenté comme un
grand spécialiste de ce texte, que le récit a été pris quelquefois non pour ce qu’il est : un savoureux texte de fiction,

8
dans « Le balcon d’Averroès », in Le Cheval de Nietzsche, ces mêmes initiales sont attribuées
à un traducteur envahissant qui s’arroge la paternité des écrits du narrateur ; et ce narrateur,
avant d’avoir réalisé son ambition de devenir écrivain, avoue s’être formé à recopier en « singe
calligraphe » de grands classiques de la littérature dont il s’était ainsi imprégné au point de les
faire siens…
Cette stratégie de résonance intergénérique se conjugue avec un style singulièrement efficient.
Alors même que la langue est toujours on ne peut plus écrite, il se dégage de l’emploi qu’en
fait Kilito une impression de limpide oralité évitant que le texte, de quelque nature qu’il soit,
apparaisse empesé ou cérémonieux, car plaçant le lecteur-auditeur dans une proximité, pour ne
pas dire une familiarité, rassurante.
Kilito maîtrise parfaitement les codes de ses deux grandes langues de compétence, et ne
pratique jamais le métissage linguistique (usant du moins possible d’arabismes en français,
alors même qu’il traite de spécificités arabes). Quand il écrit en français, il a un vocabulaire
toujours aiguisé sans jamais être cuistre, et une syntaxe remarquablement normée. Lorsque
Driss Ksikes lui présente la suggestion que c’est à la syntaxe qu’on reconnaît sa griffe, après
avoir fait mine de l’approuver, A. Kilito effectue une pirouette montrant qu’on pourrait tout
aussi bien la rapprocher de celle de Barthes, frappant ainsi d’inanité la proposition34.
Ce qui me semble constituer sa marque personnelle, et la trace difficilement situable de l’arabité
dans la rigueur pourtant impeccable du lexique et de la syntaxe en français (et en arabe littéraire,
je suppose, à l’identique), c’est une certaine grammaire du texte – fondée sur le lent
déroulement, les apparentes digressions, le registre apparent de la simple conversation sans
cesse teintée d’humour. À quoi s’ajoute un sens singulier de la composition (au sens quasi
musical du terme) de l’œuvre entière tant cette conversation se poursuit de texte en texte, et tant
on reconnaît la petite musique personnelle et ses effets de circularité d’un essai à l’autre, d’un
essai à un texte de fiction.

Ces va-et-vient constants entre les langues, les littératures, et les genres, même s’ils instaurent
un « jeu » incessant, ne cherchent pas à déstabiliser gratuitement, mais font bouger les
perceptions des uns et des autres, de l’essayiste autant que des lecteurs, déplacent les frontières
de l’altérité et de la mêmeté (Ricœur). C’est en cela qu’il y a partage du sensible, tel que le
définit Jacques Rancière35 : « Un partage du sensible fixe donc en même temps un commun
partagé et des parts exclusives. Cette répartition des parts et des places se fonde sur un partage
des espaces, des temps, et des formes d’activités qui détermine la manière même dont un
commun se prête à participation et dont les uns et les autres ont part à ce partage. »
C’est en cela surtout qu’il y a, dans l’activité de critique de la littérature, un engagement
politique, qui ne correspond certes plus à l’engagement sartrien (à cette aune on trouverait le
positionnement de Kilito pour le moins prudent : il ne consiste certainement pas à entrer dans
la mêlée). Qui ne se réduit pas seulement non plus au choix des thématiques qu’il explore36.
C’est en s’adossant au sensible que trouve pleinement son sens ce que Jacques Rancière nomme
dans un autre de ses essais une Politique de la littérature. Dans cet ouvrage qui a pour ambition

mais pour un essai… y compris par son éditeur (qui, dans les présentations bibliographiques des ouvrages
ultérieurs le classe en effet dans cette catégorie) !
34
Le Métier d’intellectuel, op. cit., p. 122-123.
35
Le Partage du sensible. Esthétique et politique, La Fabrique éditions, Paris, 2000, p. 11.
Même si le « sensible » dont parle Rancière ne se réduit pas à l’appréhension par les affects, il n’est pas sans
rapport avec ce qu’A. Kilito nomme « émotion » lorsqu’il définit le ressort de son écriture dans la préface du
Cheval de Nietzsche : « […] Mirella Cassarino, qui m’a traduit en italien, a observé que dans les deux cas [essai
ou récit] ‘un texte jaillit du mélange de l’écriture et de la lecture’. J’ajouterai : de l’émotion ».
36
Dans un article intitulé « Une lecture politique de l’œuvre de Kilito » (Abdelfattah Kilito. Dédales de l’écriture,
op. cit., p. 197-204), Amina Achour explore cette piste en relevant tous les thèmes d’injustice sociale qui sont
abordés frontalement ou indirectement dans les écrits de l’écrivain et essayiste.

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de marquer une pause salutaire après tant de combats pour annexer la littérature à la praxis
politique ou au sociologisme, Jacques Rancière, prenant ses distances par rapport aux
procédures d’interprétation marxiste fondées sur la représentation des structures sociales,
commence par rappeler le principe aristotélicien suivant : que l’activité politique, en tant qu’elle
repose sur la parole délibérative, est ce qui nous distingue des animaux, lesquels n’ont en
partage que les cris. Ce principe en effet ne vaut pas seulement pour la cité antique, si fortement
hiérarchisée : mutatis mutandis, il s’applique aussi à nos sociétés dans lesquelles se trouvent
ravalés au bas de l’échelle sociale ceux qui n’ont ni le temps ni les capacités acquises leur
permettant de participer activement à la vie publique, ceux qui ne sont pas appelés à dialoguer.
Or cette distribution sociale des rôles et des places peut être appelée à bouger. C’est là où la
littérature a son rôle à jouer, non pas, selon lui, pour « configurer avec des mots des enjeux
collectifs nouveaux », mais plutôt pour travailler « sur les changements d’échelle et de nature
des individualités, sur la déconstruction des rapports entre états de choses et significations »37.
Aussi peut-il définir comme suit la « politique de la littérature » : « L’expression politique de
la littérature implique que la littérature fait de la politique en tant que littérature. Elle suppose
qu’il n’y a pas à se demander si les écrivains doivent faire de la politique ou se consacrer plutôt
à la pureté de leur art, mais que cette pureté même a à voir avec la politique. »38
Selon une même logique, on peut dire que la critique littéraire fait de la politique en tant que
critique littéraire, surtout lorsqu’elle émane d’un intellectuel comme Abdelfattah Kilito.

Martine Mathieu-Job
TELEM-Université Bordeaux Montaigne

37 Politique de la littérature, Galilée, Paris, 2007, p. 54.


38 Ibid., p. 12.

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