Cours D'esthetique

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Licence 2

E.C. : Esthétique
Enseignant : Dr. Yves AKOA BASSONG
Titre : Le Beau selon Kant.
Objectifs : L’un des objectifs de ce cours est de dégager la dynamique de rupture qui permet à
Kant de poser les fondements de l’esthétique moderne.
Le Socle Minimum de Connaissance à acquérir par l’étudiant : L’esthétique formaliste de
Kant est une réflexion critique sur le sujet esthétique, lequel éprouve un sentiment de plaisir,
né de la seule représentation de l’objet. Comment donc comprendre cette réflexion critique sur
le sujet esthétique ? Telle est la question centrale de cet enseignement qui vise à montrer
comment Kant fait du Beau non plus une réalité objective spirituelle, mais un sentiment
considéré comme le principe de détermination du jugement de goût.
Le Socle Minimum de Compétence à acquérir par l’étudiant : Capacité à reconnaître la
révolution que Kant opère dans le domaine de l’esthétique.
Les Mots clés du Cours : beau, goût, jugement réfléchissant, jugement déterminant, libre jeu.
Texte de base : La critique de la faculté de juger.
Plan du cours :
Introduction générale
I-La Révolution esthétique de Kant
1-Aperçu général sur la théorie du Beau idéal
2-Du goût en esthétique
II-L’analytique du beau ou l’éveil du formalisme
1-Le goût et les fonctions logiques du jugement
2-Le sentiment du beau selon le moment de la qualité
3-Le sentiment du beau selon le moment de la quantité
4-Le sentiment du beau selon le moment de la relation
5-Le sentiment du beau selon le moment de la modalité
III-De l’influence de la morale du devoir dans l’esthétique formaliste de Kant
1-La morale du devoir
2-Le beau comme symbole du bien
Conclusion générale
Texte de base : Critique de la faculté de juger
Bibliographie :
René Descartes, Les Méditations métaphysiques, commentaire avec notices biographique et
bibliographique, notes et glossaire par Jean-Louis Poirier, Paris, Bordas, 1987.
Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain
Hume, Essai sur la règle du goût
Baumgarten, Alexander, Esthétique, précédée de Méditations philosophiques sur quelques sujets se
rapportant à l’essence du poème et de la métaphysique, Paris, l’Herne, 1988.
Hegel, Esthétique, 2vol., traduction de Charles Bénard, revue et complétée par Benoît
Timmermans et Paolo Zaccaria, commentaires et notes par Benoît Timmermans et Paolo
Zaccaria, Paris, Librairie Générale Française, 1997.
Kant, Critique de la faculté de juger, traduction, présentation, notes, bibliographie mise à jour
(2015) et chronologie par Alain Renaut, Paris, GF-Flammarion, 2015.
Critique de la Raison pratique, trad. franç. François Picavet, introduction de Ferdinand Alquié,
Paris, P.U.F., 1976.
Critique de la Raison pure, index analytique établi par Patrick Savidan, traduction, présentation et
notes par Alain Renaut, Paris, GF-Flammarion, 2001.

1
J.-M. Schaeffer, L'Art de l'âge moderne, Gallimard, Paris, 1992.
Thèmes des T.D. : - Le beau naturel chez Hegel
- Le génie artistique selon Schopenhauer
- Hegel et l’art beau
- Le goût selon David Hume
- Le goût et le génie artistique chez Kant
- Philosophie de l’art et Esthétique chez Platon
- Le sublime chez Kant
- Philosophie de l’art et Esthétique selon Hegel
- Le beau selon Kant et selon Hegel
Thèmes des travaux Personnels de l’Etudiant (T.P.E.) : Jugement de goût et jugement de
connaissance ; Le beau est-il un sentiment ?

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LE BEAU SELON KANT
Dans la Critique de la faculté de juger, parue en 1790 après la publication de la Critique
de la raison pure en 1781 et la Critique de la raison pratique en 1788, Kant se propose de
poser les fondements de l’esthétique moderne. Sa réflexion sur le sentiment du beau et le
sentiment du sublime lui permet de se démarquer de ses prédécesseurs et d’inscrire son
esthétique dans le mouvement général de sa philosophie transcendantale. En se posant la
question principale de savoir comment sont possibles les jugements de goût dans sa troisième
Critique, Kant oriente sa réflexion vers le sujet esthétique. Il s’agit en effet pour lui de
déplacer notre attention sur l’objet vers un sujet capable d’y porter un jugement
d’appréciation, enraciné dans les structures essentielles de sa subjectivité. Le jugement de
goût est un jugement esthétique parce qu’il met l’accent sur ce qu’éprouve le sujet à
l’occasion de la rencontre de l’objet qu’il soumet à une appréciation personnelle. Si l’accent
n’est plus mis sur l’objet, c’est que le sujet est identifié à une présence ne pouvant s’effacer
devant une réalité objective qui l’absorberait au point de la réduire au silence. Ainsi le beau
n’est ni une qualité de l’objet ni une idée ou réalité transcendante placée hors du sujet, lequel
l’appréhende, s’il en a les moyens, par une intuition intellectuelle qui en détermine par là
même les caractéristiques. Il s’agit plutôt d’un sentiment du sujet en tant que celui-ci réagit de
façon émotionnelle à l’objet. Si le beau est un sentiment du sujet, cela suppose dans la sphère
esthétique l’intervention d’une faculté spéciale, opérant différemment de la faculté de
connaître et de la faculté de désirer. Mais comment comprendre que Kant qui réduit le beau à
un sentiment de plaisir en fait une analyse selon les fonctions logiques du jugement ? Ne
court-il pas le risque de faire de l’esthétique une science ? Ne fait-il pas fonctionner son
esthétique comme des prolégomènes à sa morale du devoir ? C’est à répondre à ces questions
que s’attache notre cours dont les différents moments sont la révolution esthétique de Kant,
l’Analytique du beau (ou l’éveil du Formalisme).

I- La Révolution esthétique de Kant

Il n’est plus nécessaire aujourd’hui de rappeler que la philosophie critique de Kant s’est
développée dans l’esprit du siècle des Lumières, période pendant laquelle la raison avait été
considérablement développée par les philosophes occidentaux. En restant fidèle à cet esprit,
Kant va faire la promotion d’une raison capable de légiférer par elle-même dans des domaines
qui sont les siens propres. Aussi va-t-il délimiter son champ d’action afin de lui assurer une
réussite en des domaines aussi divers que variés. La révolution copernicienne qu’il introduit

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en métaphysique par le biais de la raison spéculative va s’étendre dans le registre pratique où
le sujet moral, par certains côtés, s’avère être un sujet théorique. Ce double statut du sujet est
davantage renforcé par la réflexion que Kant va mener sur l’esthétique considérée dès lors
comme différente de la philosophie de l’art.

1- Aperçu général sur la théorie du Beau idéal

En fondant sa légitimité sur les Idées qu’elle tient alors pour des réalités en soi, la
philosophie de Platon n’y va pas de main morte contre les poètes et les peintres. A ces
derniers, elle reproche leur incapacité de se détacher des images, lesquelles sont une copie de
copie, une apparence de l’apparence. Sans consistance ontologique ni fondement
épistémologique, ces images au service desquelles se mettent les artistes, les rendent sourds à
la voix de la raison et aveugles à la vérité. Elles les font ainsi tomber dans le défaut de
connaissance authentique qu’ils tentent en vain de combler par une connaissance sensible de
type illusoire. Les conséquences d’un tel intérêt pour les phantasmes sont le mensonge et la
déloyauté des artistes à l’égard des dieux et des héros de la cité d’une part, et l’excitation de la
partie irascible de notre âme d’autre part. De là, le rapport antagoniste que Platon établit entre
la philosophie, qui est une science dialectique au service des Idées et partant de la vérité, et
l’art, qui est une mimèsis en quête de légitimité au milieu des ombres. Cette dévalorisation de
l’art par Platon ne l’empêche tout de même pas de reconnaître que l’art en général n’a pas
partie liée avec le Beau.

Dans la philosophie de Platon, le beau se présente sous l’aspect d’une Idée pour autant
qu’il se pose comme la cause productrice de toutes les beautés sensibles, lesquelles ne
diminuent en rien les caractéristiques qui la déterminent. Se situant en dehors du monde
sensible où résident cependant les objets auxquels elle communique une part d’elle-même, la
beauté en soi est une Forme pure soustraite au changement. Elle se définit par un certain
nombre de propriétés qui la rendent alors impropre au mouvement. C’est l’ensemble de ces
caractéristiques qui ont conduit Aristote à faire du Beau un Idéal à partir duquel l’artiste
construit son objet afin d’éviter de paraître un illusionniste attaché à une réalité dont il n’a pas
la maîtrise technique. Dans la philosophie d’Aristote, l’idéalité du beau dont s’inspire l’artiste
fait alors de l’art non plus une pseudo-connaissance au service du mensonge, mais plutôt une
science de l’imitation dotée de règles et d’une méthode appropriée. Cela suppose chez l’artiste
l’intervention de la raison dans la production des œuvres artistiques : celles-ci sont donc la
résultante d’une opération scientifique en conformité avec les lois de la raison. La raison dicte
ses règles à l’artiste afin de lui assurer une meilleure production.

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De ce qui précède, l’on retient donc que dans la philosophie de l’art de Platon et dans
celle d’Aristote, le beau est une forme idéale, un modèle intelligible accessible à une intuition
intellectuelle. Le lit intelligible que le peintre s’efforce d’atteindre par la médiation du lit
sensible dans La république de Platon, est de l’ordre de la connaissance noétique, laquelle en
détermine les caractéristiques. Celles-ci sont constitutives de l’essence du beau qui est, avons-
nous dit, « un idéal de perfection par comparaison duquel toute œuvre effective n’a de valeur
qu’approchée.» (Jacques Darriulat, De l’Idée du beau à l’esthétique, in Introduction à la
philosophie esthétique) Dans la philosophie de l’art, le beau est une Idée faisant l’objet d’une
théorie de l’entendement qui fixe les modalités de sa construction. Voilà pourquoi ses
caractéristiques essentielles relèvent d’un entendement qui définit l’objectivité de l’idée tout
en portant son attention sur les proportions de l’objet. Nous pouvons alors citer entre autres
critères de l’idée du beau l’harmonie ou summetria (proportion des parties entre elles ou
proportion des parties dans le tout), l’eurythmie (conservation de l’harmonie dans le
mouvement) et la grâce (rayonnement de l’esprit vivant qui transfigure la chair). En partant de
ces quelques critères, nous constatons que l’idée du beau est susceptible d’une définition
objective et quantitative. Mais en quoi la démarche de Kant est-elle différente de celle des
adeptes de la philosophie de l’art ?

2- Du goût en esthétique

Dans la philosophie de l’art, le beau est une affaire de l’entendement en raison de sa


nature métaphysique qui fait de lui une forme parfaite dont s’inspire l’artiste en vue de la
production d’une œuvre d’art. Cette caractérisation du beau comme modèle intelligible est
écartée de l’esthétique de Kant qui en appelle plutôt au goût comme faculté de juger et
d’apprécier le beau. Ainsi à l’idée du beau, Kant substitue-t-il le sentiment du beau. Dans la
première section du premier livre consacré à l’analytique du beau, Kant écrit dans la Critique
du jugement les lignes suivantes : « Pour décider si une chose est belle ou ne l’est pas, nous
n’en rapportons pas la représentation à son objet au moyen de l’entendement et en vue d’une
connaissance, mais au sujet et au sentiment du plaisir ou de la peine, au moyen de
l’imagination (peut-être jointe à l’entendement). » Cette déclaration de Kant est un indicateur
de changement dans la manière de concevoir le beau. Le beau n’est plus une qualité de
l’objet, mais un sentiment du sujet. Il appartient au sujet en tant qu’il est un sentiment éprouvé
par lui à l’occasion de la rencontre de l’objet. Cette identification du beau au sentiment du
sujet permet à Kant de fonder une esthétique du sentiment qui insiste sur ce que vit

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intérieurement le sujet esthétique. Si la réflexion à mener sur le beau est déplacée de l’objet
vers le sujet, cela implique un changement de faculté dans la sphère esthétique.

En effet, dans la philosophie de l’art (ou théorie de l’idée du beau) qui est une
connaissance, il était courant de faire appel à une faculté de connaître comme mode
d’appréhension du beau, jugé dès lors comme une réalité intelligible placée hors du sujet. Les
éléments qui participaient du beau étaient fixés par un entendement qui s’exerçait au calcul
des proportions de l’objet. Or, pour Kant, une telle conception du beau laissait dans l’ombre le
sujet. De là, le changement qu’il opère à partir du substantif esthétique introduit en
philosophie au milieu du XVIIIe siècle par Baumgarten, lequel en avait fait une science
fondée sur des principes rationnels. Si Kant adopte dans sa philosophie le nom d’esthétique
sans qu’il en fasse une science, il reconnaît tout de même qu’elle est une critique du goût.
L’esthétique (ou théorie de la sensation) est donc une pathétique où le goût intervient comme
une faculté de sentir, et non de connaître. Le goût est, en effet, un savoir en même temps
qu’une saveur. D’où l’étymologie grecque sophia (sagesse), dérivé de soph qui a donné en
latin le substantif sapientia (sagesse) dont la racine est sapio (sapere : avoir du goût), lequel a
donné à son tour en français les termes suivants sapide, insipide, saveur, qui sont de la même
grande famille que savant, savoir, sagesse.

La critique du goût est ainsi une objection contre la science du beau, en ce sens qu’elle se
rapporte aux principes subjectifs a priori sur lesquels repose le jugement de goût (Critique du
jugement, §12). Par goût, il faut entendre avec Kant la faculté de juger esthétique1, c’est-à-
dire « la capacité du sujet d’attribuer une valeur esthétique à des objets singuliers
appréhendés par la sensibilité », ainsi que le dit Roux Cécile dans La généalogie allemande
de l’esthétique musicale de Nietzsche. Le goût n’est donc pas un jugement de connaissance ni
un jugement logique : il est un jugement esthétique dont le principe est simplement subjectif
(Ibid., p.66). Les jugements de connaissance sont en effet des jugements déterminants en
lesquels l’entendement détermine les données sensibles grâce à ses catégories. L’entendement
y joue un rôle fort prépondérant en tant qu’il détermine et produit la réalité objective selon les
moments de la qualité, de la quantité, de la relation et de la modalité. Par contre, les
jugements esthétiques sont une espèce de jugements réfléchissants en lesquels la nature se
donne d’elle-même comme conforme aux lois de l’entendement. Il s’agit de remonter du
particulier au général en considérant l’objet beau comme le reflet du jeu des facultés qui

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Au paragraphe XL de la Critique du jugement, Kant définit le goût de la manière suivante : « On pourrait
même définir le goût la faculté de juger de ce qui rend propre à être universellement partagé le sentiment lié,
sans le secours d’aucun concept, à une représentation donnée. »

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animent l’esprit du contemplateur. Dans cette espèce de jugements, l’entendement ne se
maintient pas dans un rapport de hiérarchie avec la sensibilité. Entre les deux facultés, il
existe plutôt un libre accord indéterminé.

II- L’analytique du beau ou l’éveil du formalisme

Dans les lignes précédentes, nous avons établi avec Kant que le jugement de goût est un
jugement esthétique de type réfléchissant. Dans cette espèce de jugement, Kant fait intervenir
deux facultés bien distinctes selon qu’on a affaire au beau ou au sublime. Ainsi pour le beau
et le sublime fait-il respectivement ressortir comme facultés majeures l’entendement et
l’imagination d’une part, et la raison et l’imagination d’autre part. Mais comme l’indique le
sous-titre de notre cours, nous allons essentiellement nous intéresser à l’analytique du beau en
cherchant à comprendre comment procède le jugement dans la catégorie esthétique du beau.

II-1 Le goût et les fonctions logiques du jugement

Le paradoxe de la Critique du jugement tient dans le fait que son auteur consacre au
jugement esthétique une analytique où le sentiment du beau est pensé à l’aune des catégories
de l’entendement. En nous ayant conforté dans l’idée que le jugement esthétique n’est pas un
jugement logique ni par conséquent un jugement déterminant, Kant nous surprend par son
approche transcendantale du sentiment esthétique. Cette approche met le sentiment du beau en
balance avec la table des catégories qui ont exclusivement une fonction logique. C’est ce
paradoxe que Jacques Darriulat évoque, lorsqu’il écrit : « Il apparaît ainsi qu’une analytique
du sentiment esthétique est fort problématique et que l’entendement, qui ne peut penser que
dans la forme de la catégorie, fera nécessairement violence au « je ne sais quoi » (Bouhours)
du sentiment esthétique. Comment en effet conceptualiser le sentiment du beau à propos
duquel Kant s’apprête précisément à démontrer qu’il plaît nécessairement sans concept
(modalité) ? » (Jacques Darriulat, op. cit.) Le paradoxe que nous tentons de dégager de la
Critique du jugement n’en est pourtant pas un, si nous nous tenons à l’esprit de la philosophie
de Kant, lequel consiste en une subordination de l’objet à la pensée, de la nature à la liberté.
Cela veut dire malgré tout qu’en suivant le fil de la table des catégories, le jugement
esthétique ne pourra jamais se réduire à une connaissance objective et démonstrative. L’ordre
dans lequel se déclinent les catégories de l’entendement dans l’analytique kantienne du beau
atteste que le beau chez Kant est un sentiment éprouvé par le sujet suite à sa rencontre avec
l’objet. En commençant par la catégorie de la qualité, Kant formule donc le vœu pieux de
substituer l’esthétique à la philosophie de l’art. Nous en voulons pour preuve le fait que la
qualité n’est pas une unité de mesure et de calcul de la réalité sensible comme c’est le cas
7
avec la quantité. Elle est une catégorie déterminant en revanche « le degré de présence d’un
objet (affirmation, négation, limitation), qu’il soit pur ou empirique. » (Ibid.)

1- Le sentiment du beau selon le moment de la qualité

Après avoir analysé le sentiment du beau selon le moment de la qualité, Kant conclut
péremptoirement que « le goût est la faculté de juger d’un objet ou d’une représentation par
une satisfaction dégagée de tout intérêt. L’objet d’une semblable satisfaction s’appelle
beau. » (Critique du jugement, Définition du beau tirée du premier moment) Ce
désintéressement du jugement esthétique signifie une indifférence à l’égard de l’existence
empirique de l’objet mais nullement à l’égard de sa représentation. L’objet beau n’intéresse
donc pas par son appropriation ni par sa jouissance, mais seulement par sa contemplation.
Ainsi lorsque nous contemplons un bel objet, nous oublions de le posséder, de nous
l’approprier à des fins personnelles. Ce qui suscite la satisfaction dans le jugement de goût,
c’est la représentation de l’objet qui se donne comme le reflet des lois de notre entendement.
Dans ce cas, le sujet esthétique est renvoyé à lui-même, puisque le seul intérêt qui subsiste
dans son jugement esthétique est celui de la représentation de l’objet qu’il découvre en lui
sous l’aspect d’un sentiment vital « qu’on désigne sous le nom de sentiment de plaisir ou de
peine » (Critique du jugement, §I).

La qualité du sentiment du beau qui est désintéressée, permet à Kant de déterminer les
espèces de satisfaction et d’en marquer une différence. Ainsi pour l’agréable et le bien, Kant
constate que tous deux sont des satisfactions accompagnées d’intérêt. L’agréable s’attache à
l’existence de l’objet, lequel suscite le désir de le posséder et de le consommer. Quant au bien,
il reste lié à un intérêt de la faculté supérieure de désirer, c’est-à-dire de la raison pratique. De
toutes ces satisfactions, seul le beau est désintéressé. C’est cette comparaison entre l’agréable,
le bien et le beau qui conduit au paragraphe V l’auteur de la Critique du jugement à faire la
remarque suivante : « L’agréable et le bon se rapportent tous deux à la faculté de désirer et
entraînent, celui-là (par ses excitations, per stimulos) une satisfaction pathologique, celui-ci
une satisfaction pratique pure, qui n’est pas simplement déterminée par la représentation de
l’objet, mais aussi par celle du lien qui attache le sujet à l’existence même de cet objet. Ce
n’est pas seulement l’objet qui plaît, mais aussi son existence. Le jugement de goût, au
contraire, est contemplatif : c’est un jugement, qui, indifférent à l’égard de l’existence de tout
objet, ne se rapporte qu’au sentiment du plaisir ou de la peine. » De l’agréable au sentiment
du beau en passant par le bien, il n’y a aucun pas à franchir.

2- Le sentiment du beau selon le moment de la quantité


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Il y a comme un lien étroit entre le moment de la qualité et celui de la quantité, en ceci
que le sentiment esthétique, dégagé de tout intérêt, prétend à une universalité. Cette
universalité de sentiment est déductible de la conviction que le sujet esthétique éprouve le
même sentiment que les autres à l’occasion de sa rencontre avec un bel objet. Il s’agit donc
d’une universalité esthétique ou subjective, distincte d’une universalité logique ou objective.
L’une se fonde sur l’état intérieur du sujet, tandis que l’autre repose sur la représentation de
l’objet par le concept. Kant établit cette différence entre ces deux universalités en ces termes :
« Remarquons ici d’abord qu’une universalité qui ne repose pas sur des concepts de l’objet
(pas même sur des concepts empiriques) n’est point logique, mais esthétique, c’est-à-dire ne
contient point de quantité objective, mais seulement une quantité subjective. » (Ibid., § VIII)
L’impossibilité chez Kant de fonder l’universalité subjective du jugement esthétique sur des
concepts de l’objet s’accompagne de la difficulté de connaître le beau sous l’aspect d’un objet
empiriquement et théoriquement démontrable. Seule l’universalité objective est susceptible
d’une démonstration en tant qu’elle est la valeur de la connaissance logique d’une réalité
objectivement vérifiable. « L’universalité d’une connaissance (universalité logique) est une
universalité objective, déterminante, une universalité de fait qui s’appuie sur les règles de
l’entendement : un raisonnement logique conforme aux règles de l’entendement sera alors
vrai pour tous. » (Cécile Roux, La généalogie allemande de l’esthétique musicale de
Nietzsche, op. cit., p.21) Dès lors qu’il est établi par Kant que l’universalité esthétique ne
repose pas sur le concept mais sur l’état de l’esprit du sujet, il se pose néanmoins la question
de savoir en quoi consiste cet état de l’esprit. L’état intérieur ressenti par le sujet esthétique
relève de l’harmonie des facultés qui animent son esprit.

En effet, dans l’esthétique formaliste déductible de l’analytique du beau, Kant laisse


transparaître comme facultés cognitives l’imagination et l’entendement. Chacune de ces
facultés a une fonction bien précise : l’imagination en sa liberté « rassemble les divers
éléments de l’intuition » et l’entendement en sa légalité « donne l’unité au concept unissant
les représentations » (Kant, Critique du Jugement, §IX). Mais cet accord de l’imagination et
de l’entendement dans le jugement de goût relatif au beau, n’entraine pas une subordination
de l’une des facultés à l’autre, autant qu’on peut l’observer dans les facultés supérieures de
connaître et de désirer. Dans ces facultés, la législation est réservée à l’entendement (pour le
concept de la nature) et à la raison (pour le concept de la liberté) seuls. (Ibid., Introduction,
§II) C’est dire que l’harmonie observée dans le jugement esthétique résulte du libre jeu de
l’imagination et de l’entendement : l’imagination en sa liberté produit des images qui excitent

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l’entendement, lequel excite à son tour l’imagination à composer de nouvelles figures. Le
sentiment du beau procède donc de ce libre jeu et son universalisation consiste en « une
universalisation de ce dynamisme interne » (Cécile Roux, op. cit., p. 22). Quand Kant conclut
ce deuxième moment en affirmant que « le beau est ce qui plaît universellement sans
concept » (Critique du Jugement, Définition du beau tirée du second moment), il évoque
simplement l’état intérieur ressenti par le sujet esthétique.

3- Le sentiment du beau selon le moment de la relation

Si le sentiment du beau est un sentiment désintéressé, cela implique naturellement


l’absence d’une fin, entendue au sens kantien comme « l’objet d’un concept en tant que celui-
ci est considéré comme la cause de celui-là (comme le principe réel de sa possibilité) » (Ibid.,
§X). Etant donné qu’elle est déterminée par un concept, la fin se pose alors comme l’existence
d’un objet de ce concept. Or, pour Kant, il est impossible d’établir une relation causale entre
le sentiment esthétique et l’existence de l’objet, puisque ce sentiment naît du pur aspect ou de
la seule représentation de l’objet. L’exclusion d’une fin subjective selon le moment de la
qualité est secondée par celle d’une fin objective selon le moment de la quantité. En effet,
l’absence de fin objective s’explique par le fait que le jugement de goût n’est pas un jugement
de connaissance fondé sur des concepts de l’objet. Si le concept déterminait l’objet beau,
celui-ci aurait cessé d’être défini par Kant comme un sentiment du sujet. Or, pour Kant, le
beau plaît sans concept.

Le rejet des fins subjectives et des fins objectives par Kant a tout de même une incidence
dans son esthétique formaliste, en ce sens qu’il s’applique à faire la différence entre la beauté
libre (pulchritudo vaga) et la beauté adhérente (pulchtudo adhaerens). Dans la première,
l’imagination en sa liberté fait preuve d’originalité créatrice en n’obéissant qu’à elle-même.
Tel n’est pas le cas avec la seconde qui reste conditionnée par une fin non esthétique à
laquelle se soumet l’artiste. Que cette fin soit matérielle ou pratique, il n’importe. Mais
toujours est-il que la beauté adhérente est une espèce de beauté qui ne rassure que par la
présence d’un intérêt empirique ou pratique qui la détermine. « Il y a deux espèces de beauté,
dit Kant, la beauté libre (pulchritudo vaga) et la beauté simplement adhérente (pulchritudo
adhaerens). La première ne suppose point un concept de ce que doit être l’objet, mais la
seconde suppose un tel concept et la perfection de l’objet dans son rapport avec ce concept.
Celle-là est la beauté (existant par elle-même) de telle ou telle chose ; celle-ci, supposant un
concept (étant conditionnelle), est attribuée aux objets qui sont soumis au concept d’une fin
particulière. » (Ibid., §XVI). Toutefois il importe de souligner que cette liquidation kantienne

10
des deux espèces de fin n’induit pas le rejet systématique de toutes les finalités dans
l’esthétique formaliste. La preuve, c’est que Kant retient la finalité formelle2, en tant qu’elle
sert de principe a priori pour le Jugement en général. La finalité formelle est celle qui répond
au jugement de goût, puisqu’elle se fonde sur l’état intérieur du sujet. Elle ne repose donc pas
sur la représentation de l’objet par le concept comme c’est le cas avec la finalité objective, qui
établit une relation causale entre un objet et son concept. Par exemple, le concept de voiture
est la cause de la voiture dans le monde, et l’objet voiture est une fin déterminée. Mais il faut
dire ici que dans le rapport causal de l’objet avec son concept, la finalité peut être « ou bien
externe, et c’est alors l’utilité, ou interne, et c’est la perfection de l’objet. » (Ibid., §XV) La
seule finalité qui résiste à la critique kantienne du goût est bien évidemment la pure forme de
la finalité sans fin, puisque seule la représentation de l’objet esthétique est digne d’attention.
Voilà pourquoi Kant tire de ce troisième moment la définition du beau suivante : « La beauté
est la forme de la finalité d’un objet, en tant qu’elle y est perçue sans représentation de fin. »
(Ibid., Définition du beau tirée de ce troisième moment)

4- Le sentiment du beau selon le moment de la modalité

Lorsque Kant conclut le quatrième moment en ces termes : « Le beau est ce qui reconnu
sans concept comme l’objet d’une satisfaction nécessaire » (Ibid., Définition du beau tirée du
quatrième moment), il ne fait pas de doute qu’il insiste particulièrement sur la nécessité du
sentiment esthétique. Cette nécessité esthétique n’a rien de commun avec la nécessité logique
et objective du jugement de connaissance qui est déterminé par des concepts, ni avec la
nécessité pratique dont relèvent les concepts d’une volonté rationnelle. Il s’agit évidemment
d’une « nécessité de l’assentiment de tous à un jugement considéré comme exemple d’une
règle générale qu’on ne peut donner. » (Ibid., §XVIII) Ce consentement universel est
nécessité par le jugement de goût, rendu possible par le libre jeu des facultés de connaître en
lequel consiste l’émotion intérieurement éprouvé par les hommes. Pour Kant, tous les
hommes disposent des mêmes facultés : ce qui est alors suffisant pour leur permettre de se
communiquer le sentiment qu’ils éprouvent à l’occasion de leur rencontre avec l’objet qu’ils
estiment beau. C’est donc cet état qui tend à se communiquer, et ce sous la supposition d’un
sens commun en lequel se précise de façon objective la nécessité subjective (Ibid., §XXII).
Ainsi lorsque nous déclarons une chose belle, nous attendons des autres qu’ils y adhèrent
entièrement à partir d’un sentiment commun à tous. Mais ce sens esthétique commun n’est
pas susceptible de démonstration logique et de vérification empirique autant que peuvent

2
Finalité formelle ou finalité subjective.

11
l’être les jugements de connaissance. C’est un sens qui juge par sentiment, et non d’après des
concepts.

III- De l’influence de la morale du devoir dans l’esthétique de Kant

L’esthétique de Kant n’est pas exempte de tout reproche, étant donné qu’on y ressent
l’influence de sa morale du devoir sous les vocables de désintéressement, d’universalité et de
nécessité. Bien que Kant se défende de fonder le jugement esthétique sur des concepts d’une
volonté rationnelle et, par conséquent, de l’identifier au jugement pratique, il tombe tout de
même dans le panneau de la difficulté d’une philosophie qui, coincée dans l’étau d’une raison
pratique, juge de tout à l’aune de la loi morale. Dans la Critique du jugement, Kant fait
fonctionner le sentiment esthétique comme ce qui nous fait confusément ressentir la loi
morale en nous. Il établit une analogie entre la beauté et la moralité à partir de leurs
caractéristiques respectives qui se révèlent au bout du compte communes au jugement
esthétique et au jugement pratique. C’est dire que son esthétique formaliste est restée voisine,
sinon complice de sa morale du devoir d’où sont issues les concepts d’universalité, de
nécessité et de désintérêt. La loi morale qu’il définit tantôt comme une nécessité pratique
universelle dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, tantôt comme un principe de
détermination immédiat dans la Critique de la raison pratique, nous fait songer à ce qu’il dit
du beau au paragraphe LVIII de la Deuxième section de la troisième Critique. Cette présence
de la loi morale dans l’esthétique formaliste de Kant est si évidente, qu’on en vient même à se
poser la question de savoir si le sentiment du beau n’est pas une de ses manifestations
sensibles. Il est possible d’y voir comme une image confuse de la loi morale, dès lors qu’on
conçoit avec Kant le Jugement comme cette faculté qui assure, par l’intermédiaire du concept
de la finalité de la nature, le passage du domaine du concept de la nature à celui du concept de
la liberté. « Le jugement, qui suppose une semblable possibilité a priori et sans égard à la
pratique, fournit le concept intermédiaire entre les concepts de la nature et celui de la liberté,
le concept de la finalité de la nature, et par là il rend possible le passage de la raison pure
théorique à la raison pure pratique, des lois de la première au but final de la seconde. »
(Critique du jugement, Introduction, §IX) L’esthétique est donc pour Kant le lieu privilégié où
se fait sentir en nous la loi morale par l’heureuse harmonie des facultés qui animent notre
esprit et où une paix intérieure nous fait songer à celle que nous promet la loi morale.

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