Instruments Territorialisation

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In Economies et Sociétés, série « Socio-Economie du travail »,

AB, n° 35, 5/2013, p.759-785

La confrontation de deux instruments d’action publique :

territorialiser la formation professionnelle

Jules Simha1

Dans le contexte de décentralisation amorcé au début des années 80, le territoire est amené à prendre
une place prépondérante dans la conception des politiques publiques. Le mouvement de
territorialisation qui en découle a développé ses propres instruments, porteurs de changement dans
l’action publique. En s’appuyant sur l’évaluation d’un programme territorialisé de formation
professionnelle, cet article vise à étudier la confrontation d’un tel instrument avec celui qui le
précède. Il s’agit, plus précisément de mettre en lumière l’articulation entre les jeux d’acteurs et les
instruments qui les gouvernent.

Confronting two public action instruments: when vocational training focuses on territories

The French decentralization movement initiated during the 1980’s has been focusing even more on
territories since the early 2000’s. This particular tendency favored the emergence of new public action
instruments, regularly presented as innovations. This article studies the confrontation that occurs
when such an instrument is being faced with the one it was designed to replace. More precisely, it
focuses on the partners who get involved in their implementation.

INTRODUCTION

Les réflexions relatives à l’action et aux politiques publiques se sont affranchies depuis
maintenant plusieurs années d’un certain nombre de postulats. Il est ainsi désormais
généralisé ce constat selon lequel l’espace public ne peut plus s’appréhender au regard de la
seule figure de l’Etat. Les analyses qui font la part belle aux processus de coordination et de
gouvernance se sont multipliées : l’État n’est plus le seul régulateur. Le principe même de
régulation ne fait-il d’ailleurs pas référence à l’idée « d’un monde socialement et
politiquement différencié au sein duquel évoluent des acteurs autonomes qui ne partagent le
plus souvent ni les mêmes valeurs, ni les mêmes principes d’action, ni les mêmes
intérêts » [Duran (2010)] ? Il en va ainsi de la formation professionnelle qui a été
décentralisée de manière continue depuis 1982 ; aujourd’hui, les conseils régionaux sont
compétents en la matière et font intervenir un ensemble d’acteurs très diversifiés parmi
lesquels les organismes de formation, les organisations syndicales et patronales, les acteurs

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Doctorant en Sociologie à l’Université de Paris Ouest Nanterre-La Défense, et chargé de mission au Centre
d’Études de l’Emploi. [email protected]

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locaux de l’emploi et de la formation, le service public de l’emploi, jouent un rôle de premier


choix.
De nouveaux objets et catégories ont ainsi été conceptualisés afin de rendre compte de ces
transformations. Le mouvement de décentralisation entamé dans les années 1980, qui a
consisté en plusieurs transferts de compétences de l’État vers les collectivités territoriales
(communes ou regroupement de Communes, Départements et Régions2), a contribué à
l’émergence d’une réflexion plus approfondie en termes de territoires. Lieux d’interactions de
nombreux acteurs, d’interventions de nouveaux instruments, les territoires sont
progressivement devenus une nouvelle catégorie de l’action publique. Pourtant, la notion
même de territoire peut être classée à l’instar de tous ces concepts flous qui sont de plus en
plus utilisés, mais ne font que rarement l’objet de définition. Si l’on s’en tient à une approche
strictement géographique, le territoire ne serait que l’assise, le cadre dans lequel interviennent
un ensemble de politiques. Il se définirait alors par ses limites ou frontières. On parlerait de
territoire de projection pour mettre l’accent sur ce cadre géographique dans lequel sont mises
en œuvre des politiques conçues à l’échelon supérieur [Jobert, Guarriello & Heidling (2009)].
C’est ainsi que certaines Régions françaises appréhendent la question de la formation
professionnelle continue : conçue à l’échelle régionale, elle est ensuite appliquée
uniformément sur l’ensemble des territoires infrarégionaux (départements, communes ou
intercommunalités). Une autre conception fait appel à la notion de projet. Le territoire est
analysé non plus au regard des seules limites géographico-administratives ; il est étudié sous
l’angle des rapports de force, des jeux d’acteurs qui lui donnent forme et ne répondent plus à
une pyramide hiérarchique classique. Le projet devient alors fédérateur et permet l’émergence
de formes de « gouvernance territoriale » [Pasquier, Simoulin & Weisbein (2007)]. À
l’échelle régionale, des politiques se sont ainsi développées qui fonctionnent selon une
logique ascendante où le territoire est à la fois leur niveau de conception et d’application.
Le glissement de la première à la deuxième conception est un processus long et difficile
qui fait appel à de nouveaux cadres aussi bien techniques que cognitifs. Ainsi, lorsqu’une
Région prend le parti de redéfinir son engagement territorial, elle doit s’équiper de nouveaux
outils. Le passage d’une logique de projection à une logique de projet suppose, en effet,
l’intervention d’instruments qui portent le nouveau message au sein des structures locales
concernées, mais aussi auprès des acteurs régionaux. L’instrument se veut donc l’incarnation
d’une nouvelle stratégie politique affichée par la Région, et se trouve porteur de nombreux
enjeux.
Ce papier se propose d’étudier la confrontation, au niveau régional, entre deux instruments.
Le premier est en place depuis de nombreuses années et défend une politique régionale de
formation professionnelle continue qui correspond à la première conception, celle de la
projection. Le deuxième, très récent, a été présenté comme une innovation et a pour objectif
d’inverser cette logique jusque là prédominante ; il se veut outil de territorialisation. Le
nouvel instrument se trouve ainsi confronté aux pratiques et méthodes de travail développées
par l’ancien. L’opposition entre les deux instruments se joue alors autour des jeux d’acteurs
qui interviennent directement dans leur mise en œuvre. Nous verrons ainsi de quelle manière

2
Dans la suite de l’article, nous faisons la distinction entre la Région, le Département, la Commune, collectivités
territoriales administratives, et la région, le département, la commune, leurs projections géographiques.

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la logique de l’instrumentation a conduit les acteurs à détourner l’instrument de la réforme en


instrument de la continuité. Dans cette perspective, nous nous appuyons sur l’évaluation
menée pendant trois ans d’un dispositif régional de territorialisation de la formation
professionnelle continue à destination des demandeurs d’emploi, le programme de formation
territorialisé (PFT). Cette recherche repose sur une observation participante de l’ensemble des
réunions de suivi et des comités de pilotage du dispositif, une trentaine d’entretiens semi-
directifs avec les acteurs régionaux et locaux de la formation professionnelle et de l’emploi, et
sur une analyse documentaire des diverses sources d’informations mises à disposition par le
Conseil régional et ses partenaires.
Après un retour sur le concept d’action publique et les possibilités de l’appréhender, nous
nous proposons de déconstruire ce nouvel instrument, le programme de formation
territorialisé, et de procéder à l’analyse détaillée de sa mise en œuvre : il s’agit tout d’abord
d’identifier et de caractériser les deux instruments mis à disposition du Conseil régional dans
le cadre de sa politique de formation professionnelle, pour ensuite questionner leur
articulation mais aussi leur influence sur l’action publique régionale.

I. L’ACTION PUBLIQUE : UNE NOTION EN DEBAT

Le concept même d’action publique contient l’idée d’une approche multi-niveaux : pour
reprendre la typologie de Hassenteufel [2008], l’État n’est plus régalien sur l’ensemble du
champ politique, il est devenu régulateur, voire simple animateur [Baron (2003)]. En d’autres
termes, la notion d’action publique s’émancipe d’une vision qui, jusque là, pouvait être
considérée comme excessivement centrée sur la figure étatique. Thoenig [1998] défendait, en
effet, le remplacement du vocable de politique publique, qui renvoyait aux notions d’État et
de programme d’action [Hassenteufel (2008)] par celui d’action publique. C’était ainsi une
manière d’affirmer une nouvelle conception en sociologie politique : l’action publique se veut
construction collective et non pas simple production étatique. L’État n’en reste pas moins un
acteur primordial ; il ne peut simplement plus prétendre édicter seul les règles du jeu. Aucun
acteur non plus d’ailleurs.

L’action publique, une construction collective


L’un des éléments par lesquels il est possible d’appréhender l’action publique relève ainsi
des acteurs impliqués. À ce titre, les processus de décentralisation qui se sont affirmés depuis
les lois Defferre de 1982, sont un terrain propice à l’analyse des transformations de l’action
publique. Contrairement à une logique strictement étatique, la puissance publique travaille en
coordination ou délègue ses prérogatives à d’autres acteurs considérés comme plus pertinents.
C’est ainsi, par exemple, que les Régions sont devenues compétentes en matière de formation
professionnelle, et que d’autres collectivités territoriales (départements, communes) se sont vu
attribuer des blocs de compétences (sanitaire et social, développement économique).
L’articulation de ces politiques, notamment entre l’emploi – pour une large part demeuré aux

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mains de l’État – et la formation professionnelle, n’a, pour autant, pas manqué de venir
interpeller ce principe de répartition des compétences3.
Mais, à côté de ces collectivités territoriales investies de nouvelles responsabilités par les
pouvoirs publics, d’autres parties prenantes, empruntant à la sphère privée et à la société
civile, sont apparues qui ne bénéficiaient pas de la même forme de légitimité. Frigoli [2004]
souligne à ce propos certaines inquiétudes au sein de la sphère politico-administratives
relatives à la « montée en puissance [du] monde associatif » : d’aucuns redoutent une
instrumentalisation de l’action publique par des associations qui ont su tirer parti du
« système » et qui viendraient remplacer les services publics.
Dans cette perspective, l’État a pu tenter de se ressaisir de certaines questions afin
d’exercer un contrôle sur les initiatives de cette catégorie d’agents… et donc de restreindre
leurs marges de manœuvre [Baron (2003)].
S’il faut évidemment tempérer ce type d’accusations, elles ont en tout cas le mérite de
témoigner des changements intervenus dans l’action publique qui incitent les acteurs à les
considérer et à réagir. Afin de rendre compte de ces profondes transformations, certains
auteurs en sont venus à réinterroger jusqu’à la notion de gouvernement. Celle-ci ne suffisant
plus à rendre compte des nouvelles réalités politiques, ils se sont un temps focalisés sur la
recherche de nouveaux vocables. Nombre d’entre eux, toutes disciplines confondues, ont fait
appel au concept de gouvernementalité développé par Foucault [Baron (2003) ; Crowley
(2003) ; Lascoumes & Le Galès (2004)]. Il n’était souvent qu’une étape dans leur entreprise
de redéfinition et, l’opportunité de (re)clarifier les termes du débat. Arguant de la distinction
proposée entre domination et pouvoir, les auteurs insistent sur les modifications que souligne
l’idée de gouvernementalité : ce sont tout à la fois de nouvelles modalités de pilotage, des
« jeux stratégiques », un exercice du pouvoir qui passe par l’utilisation de divers instruments
de production, d’organisation, de statistique qui sont pointés. Le concept de
gouvernementalité leur permet alors d’amener celui de gouvernance. Alors que le premier
renvoie à l’ensemble des situations où s’exprime une forme de pouvoir (famille, entreprise
etc.), le deuxième est plus recentré sur les problématiques relatives à l’action publique.
Généralement opposé au gouvernement – en tant que processus, et non institution – la
gouvernance « désigne fondamentalement l’ensemble des situations de coopération qui ne
peuvent plus être ordonnées par la hiérarchie » [Pasquier, Simoulin & Weisbein (2007)]. De
même, la gouvernance se différencie du gouvernement par la participation d’acteurs qui ne
sont généralement pas associés et qui prennent le pas sur les acteurs dits traditionnels [Méhaut
& Verdier (2009)]. En France, ce concept a été très utilisé pour traiter des conséquences de la
décentralisation en termes de coordination, de multiplication des acteurs, et de recherche de
consensus. D’aucuns considèrent, en effet, que la gouvernance trouve tout son intérêt dans
l’analyse de situations dites « locales » ; c’est à cette occasion qu’ils font intervenir les
3
Pour un état des lieux relatif à la répartition des compétences entre collectivités territoriales, le lecteur intéressé
pourra notamment se reporter aux rapports de la Cour des comptes [2009] et du Sénat [Hervé (2011) ; Seillier
(2007)]. Ces derniers, ainsi que les travaux de Lamanthe [2004] ou encore Mallet [2006], soulignent en outre les
nombreuses disparités qui persistent entre les principes énoncés dans les textes législatifs et la réalité du terrain :
difficultés de coordination entre les collectivités territoriales, nombreux chevauchements entre ces dernières et
l’État (en particulier du fait de ses services déconcentrés et des jeux d’échelle qu’ils permettent), ou encore
incomplétude de la décentralisation des compétences ainsi que des responsabilités et moyens afférents.

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expressions de gouvernance locale, territoriale ou encore urbaine [Catlla (2007)]. La


gouvernance territoriale s’institue alors du fait de la participation d’acteurs relevant de
différents espaces (public/privé/associatif) et secteurs, et s’inscrivant dans un cadre territorial
précis [Pasquier, Simoulin & Weisbein (2007)]. Il est important de souligner que ce dernier ne
se résume pas à sa seule définition géographico-administrative ; le territoire se définit et se
délimite en fonction des projets qui fédèrent les acteurs intéressés [Didry & Jobert (2009)]. En
d’autres termes, nous pourrions dire, avec Simoulin [2007] que « la gouvernance correspond à
un effacement des frontières entre public et privé, comme entre les divers niveaux
territoriaux ».
Le concept de gouvernance se veut donc novateur dans la mesure où il est l’expression de
nouveaux acteurs qui traitent de nouveaux objets et interviennent sur de nouvelles scènes
(qu’elles soient locale, régionale, nationale, supranationale, mondiale ou multi-
niveaux/transversale). En l’occurrence, ces nouveaux acteurs, nous le verrons, sont tous les
partenaires locaux associés à la démarche de territorialisation de la formation, qui se trouve
être l’objet traité, tandis que le territoire infrarégional se présente comme leur scène
d’intervention. Ces trois dimensions seraient alors à opposer, dans notre cas, au
« gouvernement régional ». Si le concept de gouvernance offre l’opportunité de rendre
compte de nouvelles réalités que l’idée de gouvernement ne suffisait plus à saisir, il ne s’agit
aucunement de venir remplacer cette dernière dans toutes ses occurrences. D’ailleurs, l’action
publique renvoie aussi bien à la gouvernance qu’au gouvernement, en tant que processus.
Chatel et Salais [2005] insistent, en effet, sur sa dimension plurielle. Si elle correspond
inéluctablement à l’« action » – en son sens premier – et donc à ses dispositifs, à leurs mises
en œuvres, à leurs fonctionnement, les auteurs soulignent qu’elle ne se « réduit ni à la
formulation de préférences collectives, ni à la prise de décisions […], ni à l’application
mécanique de ses énoncés ». Par action publique, il faut comprendre l’intégralité du
processus, du travail législatif à la conception et à l’évaluation.

Les instruments de l’action publique et la question du changement


Si le concept de gouvernance fait la part belle à ces « nouveaux acteurs politiques », ils ne
sont néanmoins pas la seule entrée pour l’analyse de l’action publique. Lascoumes et le Galès
(2004) ont en effet montré que les instruments étaient trop souvent considérés comme
« relevant de simples choix techniques » alors qu’il fallait en faire un « mode de raisonnement
qui permet de dépasser la coupure, parfois fétichisée entre politics et policies »4. Les acteurs
et leur jeu politique sont alors à confronter aux outils et instruments qu’ils mettent en œuvre.
C’est précisément, l’objectif de cet article que de faire dialoguer les jeux d’acteurs au sein du
Conseil régional avec les instruments qu’ils ont développé. Chatel et Salais (2005), eux aussi,
ont plaidé pour une analyse poussée « des processus d’interprétation, de traduction locale et
d’apprentissage » de ces dispositifs qui « équipent les protagonistes », qui « informent

4
Polity, politics et policy : « Le premier terme renvoie au politique au sens large […] Dans les sociétés
occidentales contemporaines, le politique est incarné par l’ensemble des institutions et des acteurs formant l’État.
Le deuxième terme renvoie à la lutte entre des acteurs individuels ou collectifs pour la détention du pouvoir
politique […]. Le troisième terme renvoie à l’idée d’un ensemble d’actions motivées, sur la base d’un jugement
rationnel. On désigne ainsi un programme d’actions poursuivi de manière cohérente par un acteur collectif ou
individuel. » [Hassenteufel (2008)]

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l’action ». Ils ont également souligné la nécessité de questionner l’influence des dispositifs –
Lascoumes et Le Galès diraient « des instruments » – sur l’action elle-même, qu’ils disent
« située », c’est-à-dire « peuplé[e] d’institutions déjà là qui sont à la fois des ressources et des
cadres » (Chatel & Kirat, 2005). Ces auteurs défendent donc l’idée que les instruments de
l’action publique sont à remettre au cœur de l’analyse dans le but de révéler les logiques
jusque là dissimulées (Lascoumes & Le Galès (2004).
Encore faut-il savoir précisément ce que le terme instrument recouvre. Pour ces auteurs, il
est un « dispositif technique à vocation générique porteur d’une conception concrète du
rapport politique/société et soutenu par une conception de la régulation ». Ils le considèrent en
tant qu’institution dans la mesure où il « constitue un ensemble plus ou moins coordonné de
règles et de procédures qui gouverne les interactions et les comportements des acteurs et des
organisations ». On voit bien dans cette définition l’angle d’approche adopté : ce sont les
instruments qui « gouvernent », qui dirigent l’action publique et ses acteurs : les instruments
« déterminent en partie la manière dont les acteurs se comportent, créent des incertitudes sur
les effets des rapports de force, conduisent à privilégier certains acteurs et intérêts et à en
écarter d‘autres, contraignent les acteurs et leurs offrent des ressources, et véhiculent une
représentation spécifique des problèmes ». Ces effets propres aux instruments sont
indépendants de ceux que leurs concepteurs auraient pu leur prêter initialement. À l’origine,
en effet, les instruments sont souvent élaborés à des fins « fonctionnalistes » de résolutions
des problèmes. Ils sont, à ce titre, considérés comme des vecteurs du changement [Berthet &
Conter (2011)]. Mais, en raison des effets qu’ils induisent, ils doivent également être abordés
en tant que « traceurs du changement » que peuvent rendre visible l’invalidation d’anciens
instruments, ou l’introduction de nouveaux [Lascoumes & Le Galès (2004)]. À l’inverse, ils
sont tout autant mobilisables pour révéler l’existence d’une continuité dissimulée : « Tout
changer pour que rien ne change. »
Les instruments, en tant qu’apport théorique à la sociologie de l’action publique, sont donc
tout à fait pertinents pour appréhender le thème du changement politique. Ils peuvent être
utilisés au regard de la différenciation opérée par Palier et Bonoli [1999] qui, dans leur
critique du concept de « dépendance au sentier » distinguent « les réformes innovatrices
(innovative or path-shifting change) des réformes qui ne font que dépendre et renforcer des
configurations institutionnelles existantes (path dependent change) ». Ils appellent, alors, à
dépasser la classification de Hall [1993] qui définit trois grands types de changement
politique. Le premier renvoie aux modifications des seuls niveaux de fixation des instruments
sans avoir de répercussions sur les objectifs ; le deuxième correspond à une transformation de
ces niveaux de fixation et des instruments eux-mêmes ; le dernier concerne les changements
qui interviennent pour ces trois dimensions. Alors que dans les deux premiers cas, les
modifications ne sont pas sensibles, et s’inscrivent dans une continuité, le troisième type se
caractérise, au contraire, par un changement de paradigme. Il est intéressant de souligner ici
que la distinction de Lascoumes et Le Galès [2004] entre l’instrument, la technique et l’outil
n’est pas sans rappeler les trois catégories de changement de Hall : l’instrument – en tant
qu’institution – pourrait correspondre à l’objectif général, au paradigme dans la mesure où il
est porteur d’une certaine conception de la régulation et qu’il influence les acteurs ; la
technique, « dispositif concret opérationnalisant l’instrument », renvoie plutôt à l’instrument

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tel qu’il est défini par Hall ; enfin l’outil, « micro dispositif au sein d’une technique » pourrait
être apparenté au niveau de fixation de l’instrument, à l’un de ses paramètres.
Quoi qu’il en soit, Palier et Bonoli [1999] proposent une vision moins stricte du
changement politique. Ils défendent la thèse que des transformations apparemment mineures
sont susceptibles de conduire à des modifications fondamentales… « pour autant qu’ils
ouvrent de nouveaux chemins de dépendance ». Ils avancent ainsi une nouvelle catégorie de
changement à cheval entre les types identifiés par Hall.
Dans notre cas d’espèce, il est relativement aisé de reconnaître la territorialisation comme
l’instrument d’action publique – celle de la formation professionnelle –, et le Programme de
Formation Territorialisé (PFT) comme son dispositif concret. La territorialisation, pour
reprendre les termes de Lascoumes et Le Galès, suppose une conception spécifique de la
régulation : celle de la gouvernance territoriale et de ses formes de coordination. Néanmoins,
afin de ne pas apporter de confusion dans notre analyse, nous restreindrons, ici, l’exposé au
programme opérationnel que nous considérerons en tant qu’instrument d’action publique.
Nous verrons, malgré tout, qu’il n’est pas le seul instrument aux mains du Conseil régional
dans son entreprise de territorialisation de la formation professionnelle continue. En nous
inscrivant dans la grille d’analyse des instruments d’action publique, nous décidons de
considérer le programme de formation territorialisé comme un élément stratégique de la
politique – au sens politics – régionale. Il ne se résume donc pas à une simple mesure
technique, et recouvre de nombreuses réalités concrètes. En se saisissant des effets propres
des instruments d’action publique, nous mettons en lumière un jeu d’influence entre
l’instrument que nous appelons traditionnel, l’instrument de réforme et les acteurs qui en ont
la charge. Alors que les nombreuses recherches sur les instruments ont tendance à renvoyer à
l’échelle nationale et au long cours5, nous nous intéressons à une problématique régionale
inscrite dans le temps court. Si l’analyse des instruments d’action publique peut se révéler
éclairante pour celle de l’action publique « nationale », nous essayons de la tester au niveau
infranational.

II. LA FORMATION PROFESSIONNELLE EN REGION : TRANSFORMER LES MODALITES D’APPROCHE

La territorialisation, une obligation politique régionale


La formation professionnelle est une des compétences qui ont été déléguées aux conseils
régionaux par voie de décentralisation. Cette dynamique enclenchée par les lois Defferre en
1982 s’est poursuivie jusqu’en 2004, lorsque le législateur institue les Régions en tant que
« véritables pilotes de la formation professionnelle » ; ces dernières ont en effet « l’entière
responsabilité […] de la formation professionnelle des jeunes et des adultes à la recherche
d’un emploi, dès lors que ces formations ne relèvent pas de l’entreprise ou de l’assurance
chômage »6. À ce titre, chaque Région est chargée d’élaborer sa politique de formation
professionnelle qui prend la forme d’un plan régional de développement des formations

5
Par exemple : Réformes des systèmes de protection sociale [Bonoli & Palier (1999)], rationalisation salariale
dans l’administration française [Bezes (2004)], restructuration de l’État en Grande-Bretagne [Le Galès (2004)].
6
Nous avons déjà souligné les disparités entre la théorie et le terrain. Nous ne revenons donc pas sur ce point et
nous contentons d’une présentation d’ordre général.

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professionnelles (PRDFP) 7. Si celui-ci évoluera sensiblement au fil du temps, il reste, dans la


lettre, un outil de programmation et d’affichage. Le PRDFP est ainsi l’un des nombreux
documents officiels que les Conseils régionaux doivent produire. Dans la même veine, ils
élaborent un Schéma Régional de Développement Economique (SRDE) dont le but est de
définir, de manière pluriannuelle, les orientations stratégiques de la Région en matière
économique. L’un comme l’autre présentent, dans un premier temps, un état des lieux de la
formation professionnelle, du développement économique ou de l’emploi sur le territoire
régional, puis avancent un certain nombre de propositions très générales afin de remédier aux
divers problèmes soulevés. Ils ne constituent, parfois, qu’une juxtaposition de principes,
orientations et axes d’intervention déterminés : ce sont avant tout des documents politiques à
visée programmatique.
Dans la région qui nous intéresse, le SRDE et le PRDFP font, chacun, le constat de
l’existence de nombreuses inégalités territoriales en termes, par exemple, de niveaux, d’accès,
de répartition de l’offre de formation. C’est en réalité lors des concertations territoriales
organisées en vue de l’adoption du SRDE qu’une « insuffisante territorialisation de l’action
économique régionale » a été signalée comme un point d’achoppement important. Les acteurs
politiques, socio-économiques et institutionnels qui ont participé à ces rencontres regrettaient,
en effet, une mauvaise lisibilité et une faible mise en cohérence de l’action régionale. Si ce
n’est pas là la première fois que la question de la territorialisation était abordée au Conseil
régional, c’est en tout cas à partir de ce moment que cette nouvelle dynamique s’y est
imposée.
En effet, la loi quinquennale de 1993 traitait déjà de la territorialisation dans la mesure où
elle rendait les Régions responsables de la coordination de l’intervention de l’ensemble des
acteurs de la formation au niveau territorial ; aux Conseils régionaux la charge de se saisir
ensuite de cette nouvelle responsabilité. Dans notre cas, la Région a fait montre d’une attitude
relativement frileuse à l’égard de la territorialisation. Si l’on a pu constater, dans les premières
années, une attache locale – au sens infra-régionale – qui s’est concrétisée par la désignation
de chargés de mission territoriaux, lesquels jouaient le rôle d’intermédiaire entre la Région et
ses territoires, ces derniers sont très vite revenus dans le giron du Conseil régional.
Ainsi, depuis 2007, précisément au moment où elle élabore son PRDFP et élève la
réduction des inégalités territoriales au rang d’objectif prioritaire, la Région se dessaisit de
l’intervention infrarégionale de ses personnels en matière de formation professionnelle. D’un
côté elle annonce sa volonté de combattre les inégalités territoriales, notamment en matière de
formation professionnelle, et de l’autre elle retire ses agents implantés sur les territoires infra.
C’est que pour les directions techniques du Conseil régional, « il n’y a pas de territoires en
Région » : la région n’est qu’un « seul et unique marché ». Aussi, jusque là, la
territorialisation de la formation professionnelle n’est pas considérée comme un objectif en
soi. Elle n’est, par conséquent, pas pratiquée.

7
À partir du 1er juin 2011, il a été remplacé par le CPRDFP (Contrat de plan…) qui fait l’objet d’une co-
signature avec l’État. À ce titre, il faut noter la réaction de L’Association des Régions de France qui a pu y voir
une tentative « recentralisation » de l’Etat sur les politiques régionales de formation professionnelle. (Dépêche
AEF n°138189, Midi-Pyrénées : la négociation du CPRDF sera « un exercice délicat ».)

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Mais 2007 marque un tournant dans la position de la Région vis-à-vis de la


territorialisation : depuis que la question était abordée au Conseil régional, les élus8, plutôt
favorables à sa cause, semblaient accepter la vision des directions techniques qui s’y
opposaient fermement. Aussi, lorsque les acteurs locaux ont fait remonter leur
mécontentement sur le sujet, les élus régionaux ont utilisé cette opportunité pour imposer la
territorialisation aux directions techniques. Ceci doit évidemment se lire à la lumière des
doubles mandats dont les élus sont très souvent porteurs9 : l’élu régional est également, et
parfois avant tout, élu local. La territorialisation est alors affichée comme l’un des éléments
clés pour la construction de l’offre régionale en matière de formation professionnelle. Elle
suppose un ensemble de transformations dans l’élaboration des actions de formation que le
Conseil régional met rapidement en avant en tant qu’innovation. Ainsi que nous l’avons vu, la
détermination des espaces et des acteurs qui les investissent apparaît bien comme un enjeu
majeur de l’action publique. Les transformations dont il est question renvoient à la
construction d’un instrument d’action publique qui est présenté, par l’acteur régional, comme
un élément de réforme.

Construire la formation professionnelle en Région


Dans le discours régional, le Programme de Formation territorialisé (PFT) constitue une
réelle innovation en matière de conception de la formation professionnelle : il prend acte de la
montée en puissance du fait territorial et incidemment, considère le territoire comme une
« catégorie d’intervention publique » [Douillet (2003)]. L’idée attenante est donc de modifier
les pratiques et les modes d’intervention de la collectivité régionale qui, en matière de
formation professionnelle, étaient principalement structurés autour du programme de
formation régional (PFR).
Le programme de formation régional, présenté comme le « paquebot formation »10 par la
direction chargé de la formation professionnelle, est conçu à l’échelle sectorielle. Dans un
premier temps, le Conseil régional croise différentes données statistiques11 afin de disposer
d’un « faisceau d’indices » sur les besoins d’emplois – non sur les besoins formation,
considérés comme trop difficiles à identifier – des secteurs concernés. Dans un deuxième
temps, il rencontre les acteurs des secteurs professionnels ainsi que les OPCA12 afin de
confronter sa première lecture à leurs propres analyses. Une fois cette procédure achevée, le
Conseil régional est en mesure de produire un document finalisé qui présente la commande
publique régionale de formation professionnelle triennale. C’est donc une logique verticale
qui prévaut : les besoins de formation sont identifiés au niveau régional, tout comme les
solutions apportées. Le PFT qui met en avant une logique horizontale de type « gouvernance
territoriale » est, à ce titre, considéré et désigné, au Conseil régional comme une innovation
sociale. Ainsi,
8
L’appellation générique des « élus » renvoie, ici, au vice président chargé des questions de formation
professionnelle continue et de développement économique, ainsi que, de manière plus générale, à l’assemblée du
Conseil régional au sein de laquelle sont prises les lignes directrices des politiques de la Région.
9
Au sein du Conseil régional, plus de la moitié des sièges sont attribués à des conseillers régionaux qui cumulent
un deuxième mandat.
10
Hors AFPA, il représente 8528 stagiaires en 2008.
11
Par exemple : celles de Pôle Emploi (BMO), de l’OREF, des observatoires de branches lorsqu’ils existent, etc.
12
Organismes Paritaires Collecteurs Agréés.

9
In Economies et Sociétés, série « Socio-Economie du travail »,
AB, n° 35, 5/2013, p.759-785

« [l]a construction sur le [PFR] et le [PFT], c’est totalement l’inverse. Dans le [PFR], on est sur
une commande régionale avec une analyse régionale de la Région qui définit ses priorités de
formation.[…] C’était une logique totalement inverse dans le [PFT] où normalement, c’était aux
acteurs locaux de définir leurs besoins13 ».
La procédure intégrale du PFR, de la première analyse des statistiques à la mise en œuvre
des actions, nécessite a minima un an et demi de travail. C’est en partie pour cette raison que
le PFR ne renouvelle son catalogue qu’à une fréquence relativement faible. Il cherche alors,
dans de nouvelles approches de formation professionnelle, les moyens de desserrer cette
contrainte.
Le programme de formation territorialisé qui offre l’opportunité d’un nouveau processus
de commande de formation et expérimente, grâce à l’entrée territoriale, la dimension
transversale, participe de cette volonté. La logique à l’œuvre n’est d’ailleurs pas sans rappeler
la « démarche contractuelle » chère à Gaudin [2001]. Elle portait en effet deux ambitions :
celle de décloisonner les politiques, et celle de « donner place à une logique de pouvoir
montante ». Or, en ce qui concerne la procédure engendrée par le PFT, plusieurs éléments ont
été mis en avant qui tranchent avec le mode de conception traditionnel du PFR. Le principe de
la territorialisation, en effet, répond à une logique ascendante alors que précédemment, la
formation régionale était conçue de manière descendante. Par l’intermédiaire du PFT, le
Conseil régional propose une co-construction de l’offre de formation professionnelle : la
première étape du dispositif est un diagnostic partagé réalisé au niveau local – avec une aide
régionale si nécessaire. C’est sur cette base qu’acteurs locaux et régionaux s’entendent sur
l’élaboration d’une stratégie territoriale et sur la mise en œuvre d’actions de formation
spécifiques aux besoins du territoire. Le renversement de perspective annoncé par le Conseil
régional renvoie ainsi à la place accordée aux acteurs locaux. Alors qu’ils ne jouaient
précédemment qu’un rôle consultatif, ils sont replacés, dans le cadre du PFT, au cœur du
processus d’élaboration. En outre, dans le cadre du programme de territorialisation, les acteurs
locaux impliqués ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux qui interviennent dans la formule
descendante. Ce sont ainsi les agents de l’emploi et de la formation des Communes,
Communautés d’agglomération et Départements, les personnels des antennes Pôle Emploi,
des missions locales, des plans locaux pour l’insertion et l’emploi (PLIE), ou encore des
associations locales qui prennent part à l’identification des besoins et à la construction d’une
réponse spécifique. En revanche, ces derniers sont absents des consultations régionales mises
en œuvre dans le cadre du programme de formation régional – l’instrument traditionnel – qui
se focalisent sur l’échelle sectorielle et associent plutôt des acteurs tels que les partenaires
sociaux, les organismes collecteurs paritaires agréés (OPCA), et les représentants des secteurs
concernés.
Par conséquent, l’acteur régional se trouve aux prises avec deux instruments d’action
publique. Le premier, l’instrument traditionnel, véhicule une vision descendante de la
politique de formation, quand le deuxième, l’instrument de réforme propose une vision
ascendante. La territorialisation est donc présentée et considérée par le Conseil régional
comme annonciatrice d’un vent de changement. Elle interpelle la construction du

13
Les extraits retranscrits sont issus d’entretiens semi-directifs réalisés avec diverses personnes de la direction à
la formation professionnelle du Conseil régional.

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In Economies et Sociétés, série « Socio-Economie du travail »,
AB, n° 35, 5/2013, p.759-785

« catalogue » de formation au niveau régional, mais réinterroge également le rôle que les
divers acteurs locaux de la formation peuvent y jouer. Le programme de formation
territorialisé qui la rend opérationnelle n’est pour autant pas le seul instrument à sa
disposition.

Les instruments de la territorialisation, « vecteurs du changement »


Dans la région considérée, le Programme de Formation Territorialisé (PFT) a été présenté
par la direction à la formation professionnelle comme un dispositif novateur qui devait être à
l’origine d’une petite révolution. Dans l’esprit de la DFP, ce programme relève d’« une
nouvelle approche au service du territoire, complémentaire des dispositifs existants ». Il
s’agit, pour le Conseil régional d’ « améliorer la prise en compte de la dimension territoriale
au sein des programmes structurels ». Le programme de formation territorialisé intervient
donc afin de combler les insuffisances en termes de territorialisation du PFR qui a tendance
« à gommer les spécificités locales ». La nouvelle logique qu’il introduit dans la procédure
d’élaboration des actions de formation a conduit les personnels de la Région à faire évoluer
leurs pratiques professionnelles. Alors que ces derniers exerçaient une activité qui se déroulait
à un niveau régional et sectoriel, le mode de régulation spécifique que suppose le PFT les a
contraints à revoir leurs habitudes et à se déplacer directement sur les territoires
infrarégionaux. Si le PFT peut, à ce titre, être considéré comme un vecteur de changement
[Berthet & Conter (2011)], il ne faudrait pas réduire ce changement à une simple manière
d’appréhender la politique de formation professionnelle continue. Il est aussi présent à un
niveau plus pratique puisqu’il a des répercussions jusque sur l’activité professionnelle des
personnels en charge ; le PFT qui a été développé afin de rapprocher les besoins spécifiques
territoriaux de l’offre régionale, et donc de répondre au plus près à la « demande sociale »,
introduit également une forte dimension de changement au sein du Conseil régional. Ses
personnels peuvent ainsi se trouver dans une situation inconfortable dans la mesure où les
nouvelles méthodes de travail engendrées par le PFT remettent parfois en cause celles du
programme régional classique. En effet, la conception même du programme de
territorialisation fait intervenir une diversité d’acteurs aux visions parfois opposées (élus
locaux, acteurs d’autres directions régionales, agents des services locaux des Communautés
d’agglomération…) que les personnels régionaux n’ont pas l’habitude de côtoyer. Outre les
allers-retours constants qu’ils sont contraints de maîtriser entre la logique propre au PFR et
celle propre au PFT, ces personnels se voient endosser un rôle d’animation des délibérations
pour lequel ils n’ont pas été formés.
Mais le programme de formation territorialisé a été mis en place dans le cadre d’une
expérimentation. En d’autres termes, ce dispositif n’est pas encadré par les mêmes contraintes
que les autres : alors que les personnels du Conseil régional sont « attendus » sur l’élaboration
et la mise en œuvre du PFR, il n’en va pas de même pour le programme de formation
territorialisé. Celui-ci n’est pas prioritaire au regard des autres programmes de formation,
n’est pas soumis à une obligation de résultat et, du fait de son caractère expérimental, peut
connaître l’échec. La dimension expérimentale du programme s’appréhende également à
l’aune de sa capacité budgétaire qui ne représente en termes relatifs que 1 % environ de celle

11
In Economies et Sociétés, série « Socio-Economie du travail »,
AB, n° 35, 5/2013, p.759-785

du PFR. De même, alors que le PFR finance plus de 11 000 places de stagiaires par an, le PFT
ne monte qu’à hauteur d’environ 400 places14.
Dans ce contexte, l’expérimentation peut être considérée comme un instrument de la
territorialisation de la formation professionnelle en région. En effet, grâce au statut
expérimental attaché au nouveau dispositif, les personnels en charge au niveau régional ont pu
bénéficier d’un appui technique réalisé par un cabinet extérieur, et d’une évaluation. Cette
dernière prend la forme d’une « recherche-action » : l’évaluation a débuté alors que le
dispositif était encore loin d’être opérationnel. De ce fait, elle a un rôle non négligeable
puisqu’elle fait intervenir un regard extérieur qui influence directement la suite du projet.
C’est selon cette logique qu’une définition précise et la terminologie même du dispositif ont
été fixées. Mais pour la Région, le principe d’une évaluation effectuée par une équipe de
chercheurs extérieure constitue surtout une forme de caution scientifique. Pour l’un des agents
chargés de la mise en place du nouveau programme, l’évaluation est d’ailleurs l’un des
éléments qui a conditionné le lancement du dispositif : « [C]’est en fait par rapport au fait que
vous [l’équipe d’évaluation] avez [a] été pris[e] qu’on a ensuite créé un dispositif qui puisse
apporter une réponse territoriale. » Même si cette chronologie n’est pas certaine, ce discours
de corrélation est très significatif de l’importance donné à l’évaluation. Au sein du Conseil
régional, la direction à la formation professionnelle qui met en œuvre le dispositif pourra, en
effet, utiliser les résultats de l’évaluation, quels qu’ils soient, pour alimenter la discussion
avec les élus régionaux sur le bien fondé d’une territorialisation de sa politique. Il est d’ores et
déjà possible de remarquer à quel point l’évaluation a pu conditionner le comportement des
certains acteurs de l’action publique régionale. Nous retrouvons ici la terminologie propre aux
instruments d’action publique.
Le cadre expérimental dans lequel est venu s’insérer le programme de formation
territorialisé a donc constitué une réelle opportunité pour la direction à la formation
professionnelle. Il lui a fourni tout à la fois un prétexte pour le limiter à l’état de projet, le
doter d’un appui technique sans lequel les personnels en charge auraient été débordés, et le
présenter comme un dispositif porteur d’innovation. En ce sens, l’expérimentation a bel et
bien constitué un « vecteur du changement » (Berthet & Conter, 2011). Reste désormais à
caractériser ce changement. Au regard de l’objectif d’« inversion de logique », de la nouvelle
échelle d’intervention de la politique de formation professionnelle continue (celle du
territoire), et des modifications du quotidien professionnel des personnels régionaux, il
semblerait que l’innovation annoncée relève du changement de paradigme de Hall (1993).
Toutefois, l’analyse conjointe des effets des deux instruments et des discours des acteurs
donne à voir un tout autre tableau. Dans cette perspective l’instrument d’action publique se
fait « traceur » du changement (Lascoumes & Le Galès, 2004).

III. LA CONFRONTATION DES INSTRUMENTS : INNOVATION OU RENFORCEMENT


DES STRATEGIES INITIALES ?

Les instruments d’action publique, générateurs d’effets spécifiques

14
Ces données sont directement tirées des résultats internes au Conseil régional pour l’année 2010. Le rapport
entre les capacités budgétaire et d’effectifs des deux programmes reste le même au cours du temps.

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In Economies et Sociétés, série « Socio-Economie du travail »,
AB, n° 35, 5/2013, p.759-785

Le programme de formation territorialisé, qui devait promouvoir l’avènement d’une


« inversion de logique » dans le mode de construction de la formation professionnelle
régionale s’est trouvé, dés l’origine, face à plusieurs obstacles que les élus régionaux
n’avaient pas identifiés, et que la direction à la formation professionnelle avait peut-être
mésestimés. Ces obstacles, dans la mesure où ils sont intrinsèquement liés à la nature même
des programmes de formation régionaux (PFT et PFR), peuvent être considérés comme
relevant des effets – désirés ou non – que ces instruments d’action publique peuvent
engendrer. Au cours de leurs recherches sur les instruments d’action publique, Lascoumes et
Le Galès [2004] ont relevé trois principaux effets que la « dynamique spécifique de
l’instrumentation » est susceptible de générer : les effets d’inertie, de représentation et de
problématisation. Les premiers sont ceux qui expriment une « résistance [aux] pressions
extérieures », et au changement. Le parallèle est ici fort entre ce premier type d’effet et la
théorie de la path dependence, ou encore celle développée par Palier et Bonoli [1999] qui met
l’accent sur les changements incrémentaux. Les deuxièmes renvoient plus particulièrement à
une dimension cognitive : l’instrument contribue à mettre sur pied des définitions communes
aux enjeux traités et propose des grilles de catégorisation (la statistique en est un bon
exemple). Enfin, les effets de problématisation induisent un modèle interprétatif.
Dans notre cas, le PFT est peut-être encore jeune pour permettre de déceler de tels effets
qui ont plutôt tendance à s’affirmer sur le long terme. Néanmoins, il en présente d’ores et déjà
certaines facettes relayées par les discours des différents acteurs, et interpelle le programme
de formation régional en place depuis plusieurs années. En d’autres termes, le nouvel
instrument de territorialisation de la politique régionale de formation professionnelle peut
avoir du mal à s’affirmer face à l’ancien instrument (le PFR) qui, pour une large partie des
personnels du Conseil régional, a déjà fait ses preuves. Ainsi que nous l’avons exposé le PFR
dispose, au sein du Conseil régional, d’une solide assise en termes de légitimité. En effet, les
directions techniques chargées de son élaboration, de sa mise en œuvre et de sa gestion sont
habituées à ce mode de fonctionnement et lui donnent crédit. Quant aux élus du Conseil
régional, s’ils ont imposé la territorialisation de la formation professionnelle, ils restent pour
autant convaincus de la nécessité d’une offre régionale descendante. C’est dans cet esprit que
la Région présente, de manière paradoxale, le nouvel instrument en tant que « logique
d’inversion», certes, mais également logique « complémentaire ». Elle promeut donc
l’articulation de deux instruments qui visent les mêmes objectifs mais avancent des moyens
différents et des logiques qui peuvent paraître opposées afin d’y parvenir. Dans ce cadre, il est
intéressant de regarder de quelle manière ces deux logiques s’articulent, cohabitent ou bien
s’affrontent.
Dans la perspective d’analyser des effets produits par les instruments de la formation
professionnelle régionale, il est donc pertinent de se pencher sur le programme régional
traditionnel. C’est à travers ce prisme que nous pourrons ensuite rendre compte des
modifications engendrées par le programme de territorialisation conçu en 2007.

Innover et résister
Si les effets d’inertie, tels que considérés par Lascoumes et Le Galès [2004] sont bien
vecteurs d’une certaine résistance au changement dans l’action publique, nous estimons qu’il

13
In Economies et Sociétés, série « Socio-Economie du travail »,
AB, n° 35, 5/2013, p.759-785

en va de même pour les deux autres types dans la mesure où ils interagissent. Les effets
d’inertie et d’agrégation, se traduisent par la construction d’un acteur qui devient
indispensable au bon fonctionnement de la politique en question, et donc de l’instrument. De
cette manière, l’instrument constitue, lui-même, un « point de passage obligé » et contraint
l’ensemble des partenaires à réinterroger leur conceptualisation première [Lascoumes (2007)].
L’instrument entraîne ainsi une évolution des idées par rapport à la période précédente.
Conforté par la présence de cet acteur incontournable – il peut ici s’agir du Conseil régional
dans son ensemble, ou plus précisément de sa direction à la formation professionnelle –
l’instrument est porteur d’une représentation et d’une problématisation spécifique de l’enjeu
qu’il se propose de traiter. Ces effets de représentation et de problématisation sont fortement
corrélés : de la représentation que se fait un acteur à propos d’un enjeu, peut découler – même
si d’autres facteurs doivent être pris en compte – sa problématisation. Ainsi, c’est parce qu’il
se représente et définit la formation professionnelle à l’échelle de la région que le Conseil
régional lui cherche des réponses au même niveau et peut négliger l’apport des acteurs et des
scènes infrarégionales. C’est aussi en raison de la prégnance de cette logique descendante
qu’il éprouve des difficultés, et mêmes des réticences, à inverser la tendance. Dans le même
ordre d’idées, c’est également parce que la formation est considérée comme un levier pour
l’emploi qu’elle n’est appréhendée, en Région, qu’en fonction des besoins d’emploi – et non
de formation. Il est vrai que se fait de plus en plus entendre, en Région, la question de la
« demande sociale », mais dans la mesure où les acteurs du Conseil régional ne savent pas
comment l’approcher (par quels outils ?), ils continuent d’alimenter la logique déjà à l’œuvre
et travaillent avec les besoins formulés par les entreprises. Il est ainsi délicat pour les agents
du Conseil régional de renouveler leur mode d’intervention, de modifier leurs pratiques
professionnelles sans faire évoluer le modèle cognitif qui les encadre. Effets d’inertie – et
d’agrégation – de représentation et de problématisation sont donc fortement imbriqués :
l’instrument induit une résistance au changement précisément parce qu’il véhicule tout un
système explicatif ; le modifier requiert alors la construction d’une nouvelle conceptualisation
de l’enjeu et des solutions proposées.
Parmi les acteurs du Conseil régional, les agents en charge de la territorialisation sont
certainement les plus à mêmes de nous renseigner sur la confrontation entre l’instrument
traditionnel et l’instrument « innovant ». Ils sont, en effet, porteurs de la problématisation
traditionnelle et doivent, dans le même temps, intégrer la nouvelle : la territorialisation ne
vient pas se substituer à la logique antérieure, elle n’en est qu’un complément. Ainsi, ces
personnels doivent gérer tout à la fois le programme régional et le programme territorial,
c’est-à-dire deux conceptualisations inverses d’un même enjeu.
Comme nous l’avons vu précédemment, le thème de la territorialisation a donné lieu, dès
l’origine, à quelques dissensions. D’une part les élus du Conseil régional, s’appuyant sur les
revendications locales, réclamaient une territorialisation effective dans un certain nombre de
domaines, et d’autre part, les services techniques de cette même Région affirmaient que la
logique de projection était la meilleure mise en application des politiques régionales. En dépit
de cette opposition, les élus ont voté la territorialisation et l’ont imposée aux directions
techniques. À l’époque, un discours de l’innovation a été mobilisé par divers acteurs
régionaux pour venir justifier cette nouvelle démarche qui a, par exemple, fait l’objet d’une

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In Economies et Sociétés, série « Socio-Economie du travail »,
AB, n° 35, 5/2013, p.759-785

déclaration de presse. La territorialisation se voulait en premier lieu un geste politique. Mais


cette dimension politique relève essentiellement des attributions des élus du Conseil régional,
alors que la charge de sa mise en œuvre relève des services techniques. Certains acteurs
régionaux affirment même au-delà « que ce sont les services qui font la politique de la
Région, et pas les élus ». La question mérite donc d’être posée. De quels moyens disposent les
services techniques pour faire entendre leur voix dans le débat qui les oppose aux élus
régionaux ?
Lorsque ces derniers décident d’introduire une politique de territorialisation, ils établissent
un constat d’échec de l’instrument précédent ; le programme de formation régional ne serait
plus suffisant pour combler l’ensemble des besoins répartis sur le territoire. Dans un rapport à
la Commission permanente, le Conseil régional estime ainsi que le PFR « gomme
inévitablement les spécificités locales » notamment parce qu’il ne « [prend] pas en compte la
dimension territoriale ». À l’inverse, la direction technique est loin de partager le même avis ;
elle prend le parti de considérer le nouvel instrument comme un testeur du programme
traditionnel : « L’intérêt pour nous [la direction à la formation professionnelle] du [PFT], c’est
justement d’être un laboratoire. »
Dans tous les cas, pour les personnels investis de cette nouvelle mission, si le programme
de territorialisation éveille une certaine curiosité parce qu’il s’accompagne d’un nouveau
regard, il est néanmoins vécu comme un élément perturbateur « parce que pour nous [la
direction à la formation professionnelle], inventer un nouveau truc, c’était un peu une
contrainte ». Cette résistance au changement ne renvoie pas tant au principe d’innovation en
tant que tel – ces acteurs sont chargés de l’analyse des besoins de formation, et de la
construction des réponses affiliées – qu’au champ d’application de cette innovation. La
difficulté réside, effectivement, dans la faculté à penser le problème différemment, afin que la
territorialisation apparaisse comme la solution première. Il ne s’agit donc pas de partir du
problème pour arriver à une solution, mais bien de l’inverse : associer un problème, ou une
problématisation particulière à une solution donnée. Ce qui est en question ici relève donc des
effets de problématisation propre aux deux instruments.

Deux conceptualisations, une posture régionale ?


Dans le cadre du programme de formation régional (PFR) la Région se pose en grand
ordonnateur de la politique de formation professionnelle des demandeurs d’emploi. C’est elle
qui fixe les règles, définit les besoins, décide des actions de formation à développer, et retient
les organismes de formation. En revanche, le programme de formation territorialisé (PFT) met
en avant une réelle dynamique de gouvernance territoriale qui passe, en l’occurrence, par
l’association de nombreux acteurs, par leur mise en réseau et la constitution de concertations
territoriales. La Région peut alors « changer de casquette » pour intervenir en tant
qu’animateur et partenaire. La manière dont le Conseil régional problématise son enjeu
contribue donc à déterminer la posture qu’il va adopter. Or, dans la pratique, il semble qu’il
n’ait pas tout à fait intégré ce changement de posture. Ainsi, un acteur du Conseil régional ne
voyait dans le programme de formation territorialisé qu’une innovation de contenant : afin de
répondre aux demandes de territorialisation, la Région réinjecterait son offre de formation
existante sous la forme d’un nouveau « packaging » qui permettrait de faire illusion. Sans

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aller jusqu’à cet extrême, d’autres acteurs sont prêts à se retirer des scènes de négociations
propres au modèles de gouvernance territoriale pour laisser la main à qui veut :
« Si on [réussit] à faire en sorte que les territoires arrivent à faire l’animation des acteurs locaux,
la Région apportant simplement ses ressources pour financer la formation, [et que] le Conseil
général, Pôle emploi, les missions locales ou autres acteurs apportent leurs ressources pour
accompagner, etc., on aura quand même fait un grand pas. »
Dans son esprit, la direction à la formation professionnelle réussirait ainsi à « retourner une
contrainte en avantage ».
Cette mise en retrait de la Région ne correspond pas à une logique de territorialisation dans
laquelle la politique est traitée de manière partenariale. Ici, le Conseil régional se cantonne à
un rôle d’abondement financier sans participer à la mise en cohérence ou à l’analyse des
besoins. Dans cette perspective, l’acteur régional a finalement continué de conceptualiser son
enjeu de manière traditionnelle… tout en lui apportant une réponse réputée innovante. Cela a
d’ailleurs largement été souligné par un autre acteur de la direction à la formation
professionnelle qui identifie clairement l’enjeu en termes partenariaux, mais en revanche perd
totalement de vue l’intérêt de l’entrée territoriale :
« L’entrée territoriale, à mon avis, il ne faut pas la surestimer. Le vrai enjeu du PFT, c’est de
travailler en partenariat. Que l’entrée soit territoriale, par domaine, peu importe. On s’aperçoit
d’ailleurs que, dans nos histoires, c’est le prétexte, le territoire. Parce qu’autour d’une table, sauf
exception, ce sont les mêmes domaines de formation, les mêmes besoins qui reviennent tout le
temps […], mais que ce soit au niveau régional ou infrarégional, pour moi, la clé commune,
c’est le partenariat. Et je ne vois pas très bien en quoi le côté territorial change
fondamentalement les choses. Sauf que tu as des acteurs plus locaux autour de la table. Et ça
s’adresse à des demandeurs d’emploi du territoire. Mais c’est tout. »
La seule « innovation » renverrait donc à l’instauration d’une nouvelle forme de
gouvernance.
Il apparaît, en outre, que le nouvel instrument n’introduit aucune nouveauté en matière
d’action de formation puisque « ce sont les mêmes besoins qui reviennent tout le temps », des
besoins qui seraient identifiés par la Région. Aussi, pour les agents de la direction à la
formation professionnelle, le PFT permet surtout de résoudre un « déficit d’information »
dont souffrent les acteurs locaux vis-à-vis de l’offre de formation existante. C’est, une fois de
plus, une manière de renverser la problématisation avancée par les élus. L’enjeu territorial ne
relèverait pas de besoins non pourvus, mais de difficultés de communication de la part du
Conseil régional en ce qui concerne les actions qu’il finance. En d’autres termes, le
programme de formation classique est considéré et présenté comme suffisant pour répondre
aux attentes territoriales. Dans cette perspective, le PFT aurait été utilisé comme un
« laboratoire » de vérification de la légitimité du PFR. Le programme de formation
territorialisé constitue, ainsi, un instrument de renforcement des stratégies initiales. Pour les
agents techniques régionaux, le PFT est une preuve supplémentaire que le programme de
formation classique apporte des réponses suffisantes. Dans leur esprit, il vient conforter
l’analyse descendante qui, de toutes manières, disposait déjà de leur préférence : « on préfère
travailler sur des gros [programmes] ».

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Toutefois, sur certains territoires où il a été mis en œuvre, le programme de formation


territorialisé a permis de combler quelques demandes particulières auxquelles le PFR
n’apportait aucune réponse. Ces actions spécifiques15, même si elles ne représentent qu’un
nombre infime de places au regard de celles prises en charge dans le cadre du PFR,
constituent une validation de l’intérêt du PFT. Mais, dans la mesure où ce dernier n’intervient
sur un territoire que de manière annuelle, il ne saurait proposer de réelles solutions pérennes à
ces demandes de formation supplémentaires. C’est pourquoi la direction à la formation
professionnelle a décidé de les intégrer au programme régional classique descendant : « Tout
le travail qu’on investit sur le [PFT], si après, on peut le réinjecter dans quelque chose de plus
ambitieux [en l’occurrence le PFR], au moins, il y a un réinvestissement du temps passé. »
Ainsi, la territorialisation et toute la procédure qu’elle entraîne sont utilisées, par cette
direction technique, afin de renforcer la logique de projection initiale.
De l’opposition initiale entre les élus, porteurs du discours novateur de la territorialisation,
et les services techniques plus conservateurs et défenseurs de la logique descendante, il
semble donc que ce sont les seconds qui réussissent à affirmer leur discours. Il est, à ce
propos, très probable que la manière dont le programme de territorialisation a été conçu a
largement pesé dans la balance. En effet, s’il s’agit bien d’un dispositif qui introduit de
nouvelles modalités de construction de la formation, ses concepteurs appartiennent, en
quelque sorte, à l’école théorique opposée. En outre, il a été développé dans le cadre d’une
expérimentation, ce qui, dans l’esprit des agents chargés de sa mise en œuvre, lui donne
moins de force ; le PFT n’est pas un programme comme les autres. Les effets propres à
l’instrument traditionnel ont donc d’importantes conséquences sur la mise en œuvre du
programme de territorialisation. Bien que présenté en tant que nouveauté dans le paysage des
actions de formation professionnelle du Conseil régional, ce dernier a principalement été
utilisé afin de rendre plus visible, aux yeux des acteurs locaux, l’offre de formation déjà
existante. Les effets propres à l’instrument régional traditionnel ont ainsi eu un impact
considérable sur la définition puis la mise en œuvre du nouveau programme. Un agent de la
direction à la formation professionnelle résumait ainsi : « on est restés trop fidèles » à notre
vision.

CONCLUSION

Le programme de formation territorialisé était censé constituer l’affiche politique du


Conseil régional sur le terrain de la territorialisation. Il était, à ce titre, présenté comme une
innovation instrumentale. Pour reprendre les propos de Lascoumes et Le Galès [2004], cette
dernière s’appuie sur trois discours de légitimation. Le premier relève de la symbolique de la
rupture par rapport aux actions antérieures. Dans notre cas d’espèce, le PFT a été soutenu par
tout un discours sur la nécessité de la territorialisation, souvent considérée comme un gage de
démocratie de proximité. L’objet est alors de démontrer « la compétence des gouvernants »,

15
À titre d’exemple, nous pouvons citer :
- le financement, sur une Communauté d’agglomération, de trois actions sur les métiers des énergies
renouvelables, de la linguistique et du service à la personne pour un total de trente places,
- sur un autre territoire, le financement à venir d’une formation d’éco-installateur solaire pour 45 places,
- le financement d’une soixantaine de places pour une action de formation sur la fibre optique.

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en l’occurrence le Conseil régional. Le deuxième discours est celui de la recherche


d’efficacité au nom de l’invalidation des instruments précédents. Ici, le PFR a fait l’objet de
critiques de la part des acteurs locaux mais aussi de celle des élus régionaux. Etaient alors
dénoncés les « trous dans la raquette » d’un programme descendant qui ne prenait pas en
compte les besoins spécifiques des territoires. Dans cette perspective, le nouvel instrument
devait intervenir en remodelant l’intervention régionale ; en d’autres termes, il s’agissait
principalement de modifier le mode d’allocation des ressources. Enfin, le dernier discours de
justification renvoie, pour les auteurs, à une dimension « axiologique » : il correspond à la
mise en exergue de valeurs telles que l’ouverture démocratique et la participation, « censée[s]
renouveler ou enrichir l’action publique ». Nous retrouvons alors la question de la proximité
attachée au postulat souvent affirmé selon lequel « plus on est proche, mieux on gouverne ».
Mais dans notre cas, ces différentes tentatives de légitimation du nouvel instrument n’ont
pas suffit à faire la preuve de son utilité. D’ailleurs, « l’introduction de dispositifs
fondamentalement nouveaux est rare » [Lascoumes & Le Galès (2004)]. Sur le papier, dans
les discours, le programme de formation territorialisé contenait une réelle part d’innovation
pour cette Région. Le défi n’était pas des moindres que de vouloir réinterroger tout le
processus d’élaboration et de gestion de l’offre de formation, et de modifier la ligne
stratégique du Conseil régional. Mais force est de constater que, jusqu’à aujourd’hui, les
ambitions des élus sont encore loin d’être atteintes. De là à conclure, avec cet élu régional,
que « ce sont les services techniques qui font la politique de la Région », il n’y a qu’un pas.
Pour autant, la réelle force d’inertie, productrice de résistance au changement, est peut-être
plus la conséquence de l’instrument de formation traditionnel que le fait des personnels
chargés de sa mise en œuvre. Il est ainsi intéressant de noter comment d’un instrument
support de l’innovation, on est passé à un instrument venu renforcer les stratégies initiales.
Nous nous trouvons à ce titre dans le cas présenté par Palier & Bonoli [1998] à l’intersection
des réformes innovatrices et des réformes qui ne font que dépendre et renforcer des
configurations institutionnelles existantes.
En outre, l’histoire du programme de formation territorialisé met en exergue quelques
particularités liées à l’introduction d’un nouvel instrument au sein d’une administration. Si les
acteurs jouent bien un rôle dans la résistance au changement, nous avons vu que l’instrument
imprimait leurs pratiques et modes de conceptualisation. De même, il serait intéressant de
dégager des enseignements sur la manière dont l’instrument peut contribuer à l’introduction
puis à la perpétuation de l’innovation en matière d’action publique. D’autres Régions, par
exemple, ont adopté une démarche plus progressive pour mener leur politique de
territorialisation, le changement n’intervenant pas simultanément aux trois niveaux des
fixations, des objectifs et de l’instrument [Hall (1993)]. Dans ce cas, les acteurs mais aussi les
instruments dits traditionnels seraient peut-être en position plus favorable pour aborder le
changement. Sur ce point, une réflexion reste à mener.
Enfin, il est singulier qu’à l’heure où, pour de nombreux observateurs, la politique de
proximité, la logique du partenariat, et la contractualisation évoquée par Gaudin [2001]
semblent acquises, elles relèvent, dans notre cas, des contraintes structurelles du nouvel
instrument. Si à ce titre, elles semblent cristalliser les résistances, il est également possible d’y
déceler les éléments d’une dialectique entre politiques « ascendantes » et « descendantes ».
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Ceci invite la Région à investir un espace multi-niveaux et à développer des compétences


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