Instruments Territorialisation
Instruments Territorialisation
Instruments Territorialisation
Jules Simha1
Dans le contexte de décentralisation amorcé au début des années 80, le territoire est amené à prendre
une place prépondérante dans la conception des politiques publiques. Le mouvement de
territorialisation qui en découle a développé ses propres instruments, porteurs de changement dans
l’action publique. En s’appuyant sur l’évaluation d’un programme territorialisé de formation
professionnelle, cet article vise à étudier la confrontation d’un tel instrument avec celui qui le
précède. Il s’agit, plus précisément de mettre en lumière l’articulation entre les jeux d’acteurs et les
instruments qui les gouvernent.
Confronting two public action instruments: when vocational training focuses on territories
The French decentralization movement initiated during the 1980’s has been focusing even more on
territories since the early 2000’s. This particular tendency favored the emergence of new public action
instruments, regularly presented as innovations. This article studies the confrontation that occurs
when such an instrument is being faced with the one it was designed to replace. More precisely, it
focuses on the partners who get involved in their implementation.
INTRODUCTION
Les réflexions relatives à l’action et aux politiques publiques se sont affranchies depuis
maintenant plusieurs années d’un certain nombre de postulats. Il est ainsi désormais
généralisé ce constat selon lequel l’espace public ne peut plus s’appréhender au regard de la
seule figure de l’Etat. Les analyses qui font la part belle aux processus de coordination et de
gouvernance se sont multipliées : l’État n’est plus le seul régulateur. Le principe même de
régulation ne fait-il d’ailleurs pas référence à l’idée « d’un monde socialement et
politiquement différencié au sein duquel évoluent des acteurs autonomes qui ne partagent le
plus souvent ni les mêmes valeurs, ni les mêmes principes d’action, ni les mêmes
intérêts » [Duran (2010)] ? Il en va ainsi de la formation professionnelle qui a été
décentralisée de manière continue depuis 1982 ; aujourd’hui, les conseils régionaux sont
compétents en la matière et font intervenir un ensemble d’acteurs très diversifiés parmi
lesquels les organismes de formation, les organisations syndicales et patronales, les acteurs
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Doctorant en Sociologie à l’Université de Paris Ouest Nanterre-La Défense, et chargé de mission au Centre
d’Études de l’Emploi. [email protected]
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Dans la suite de l’article, nous faisons la distinction entre la Région, le Département, la Commune, collectivités
territoriales administratives, et la région, le département, la commune, leurs projections géographiques.
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Le concept même d’action publique contient l’idée d’une approche multi-niveaux : pour
reprendre la typologie de Hassenteufel [2008], l’État n’est plus régalien sur l’ensemble du
champ politique, il est devenu régulateur, voire simple animateur [Baron (2003)]. En d’autres
termes, la notion d’action publique s’émancipe d’une vision qui, jusque là, pouvait être
considérée comme excessivement centrée sur la figure étatique. Thoenig [1998] défendait, en
effet, le remplacement du vocable de politique publique, qui renvoyait aux notions d’État et
de programme d’action [Hassenteufel (2008)] par celui d’action publique. C’était ainsi une
manière d’affirmer une nouvelle conception en sociologie politique : l’action publique se veut
construction collective et non pas simple production étatique. L’État n’en reste pas moins un
acteur primordial ; il ne peut simplement plus prétendre édicter seul les règles du jeu. Aucun
acteur non plus d’ailleurs.
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mains de l’État – et la formation professionnelle, n’a, pour autant, pas manqué de venir
interpeller ce principe de répartition des compétences3.
Mais, à côté de ces collectivités territoriales investies de nouvelles responsabilités par les
pouvoirs publics, d’autres parties prenantes, empruntant à la sphère privée et à la société
civile, sont apparues qui ne bénéficiaient pas de la même forme de légitimité. Frigoli [2004]
souligne à ce propos certaines inquiétudes au sein de la sphère politico-administratives
relatives à la « montée en puissance [du] monde associatif » : d’aucuns redoutent une
instrumentalisation de l’action publique par des associations qui ont su tirer parti du
« système » et qui viendraient remplacer les services publics.
Dans cette perspective, l’État a pu tenter de se ressaisir de certaines questions afin
d’exercer un contrôle sur les initiatives de cette catégorie d’agents… et donc de restreindre
leurs marges de manœuvre [Baron (2003)].
S’il faut évidemment tempérer ce type d’accusations, elles ont en tout cas le mérite de
témoigner des changements intervenus dans l’action publique qui incitent les acteurs à les
considérer et à réagir. Afin de rendre compte de ces profondes transformations, certains
auteurs en sont venus à réinterroger jusqu’à la notion de gouvernement. Celle-ci ne suffisant
plus à rendre compte des nouvelles réalités politiques, ils se sont un temps focalisés sur la
recherche de nouveaux vocables. Nombre d’entre eux, toutes disciplines confondues, ont fait
appel au concept de gouvernementalité développé par Foucault [Baron (2003) ; Crowley
(2003) ; Lascoumes & Le Galès (2004)]. Il n’était souvent qu’une étape dans leur entreprise
de redéfinition et, l’opportunité de (re)clarifier les termes du débat. Arguant de la distinction
proposée entre domination et pouvoir, les auteurs insistent sur les modifications que souligne
l’idée de gouvernementalité : ce sont tout à la fois de nouvelles modalités de pilotage, des
« jeux stratégiques », un exercice du pouvoir qui passe par l’utilisation de divers instruments
de production, d’organisation, de statistique qui sont pointés. Le concept de
gouvernementalité leur permet alors d’amener celui de gouvernance. Alors que le premier
renvoie à l’ensemble des situations où s’exprime une forme de pouvoir (famille, entreprise
etc.), le deuxième est plus recentré sur les problématiques relatives à l’action publique.
Généralement opposé au gouvernement – en tant que processus, et non institution – la
gouvernance « désigne fondamentalement l’ensemble des situations de coopération qui ne
peuvent plus être ordonnées par la hiérarchie » [Pasquier, Simoulin & Weisbein (2007)]. De
même, la gouvernance se différencie du gouvernement par la participation d’acteurs qui ne
sont généralement pas associés et qui prennent le pas sur les acteurs dits traditionnels [Méhaut
& Verdier (2009)]. En France, ce concept a été très utilisé pour traiter des conséquences de la
décentralisation en termes de coordination, de multiplication des acteurs, et de recherche de
consensus. D’aucuns considèrent, en effet, que la gouvernance trouve tout son intérêt dans
l’analyse de situations dites « locales » ; c’est à cette occasion qu’ils font intervenir les
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Pour un état des lieux relatif à la répartition des compétences entre collectivités territoriales, le lecteur intéressé
pourra notamment se reporter aux rapports de la Cour des comptes [2009] et du Sénat [Hervé (2011) ; Seillier
(2007)]. Ces derniers, ainsi que les travaux de Lamanthe [2004] ou encore Mallet [2006], soulignent en outre les
nombreuses disparités qui persistent entre les principes énoncés dans les textes législatifs et la réalité du terrain :
difficultés de coordination entre les collectivités territoriales, nombreux chevauchements entre ces dernières et
l’État (en particulier du fait de ses services déconcentrés et des jeux d’échelle qu’ils permettent), ou encore
incomplétude de la décentralisation des compétences ainsi que des responsabilités et moyens afférents.
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Polity, politics et policy : « Le premier terme renvoie au politique au sens large […] Dans les sociétés
occidentales contemporaines, le politique est incarné par l’ensemble des institutions et des acteurs formant l’État.
Le deuxième terme renvoie à la lutte entre des acteurs individuels ou collectifs pour la détention du pouvoir
politique […]. Le troisième terme renvoie à l’idée d’un ensemble d’actions motivées, sur la base d’un jugement
rationnel. On désigne ainsi un programme d’actions poursuivi de manière cohérente par un acteur collectif ou
individuel. » [Hassenteufel (2008)]
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l’action ». Ils ont également souligné la nécessité de questionner l’influence des dispositifs –
Lascoumes et Le Galès diraient « des instruments » – sur l’action elle-même, qu’ils disent
« située », c’est-à-dire « peuplé[e] d’institutions déjà là qui sont à la fois des ressources et des
cadres » (Chatel & Kirat, 2005). Ces auteurs défendent donc l’idée que les instruments de
l’action publique sont à remettre au cœur de l’analyse dans le but de révéler les logiques
jusque là dissimulées (Lascoumes & Le Galès (2004).
Encore faut-il savoir précisément ce que le terme instrument recouvre. Pour ces auteurs, il
est un « dispositif technique à vocation générique porteur d’une conception concrète du
rapport politique/société et soutenu par une conception de la régulation ». Ils le considèrent en
tant qu’institution dans la mesure où il « constitue un ensemble plus ou moins coordonné de
règles et de procédures qui gouverne les interactions et les comportements des acteurs et des
organisations ». On voit bien dans cette définition l’angle d’approche adopté : ce sont les
instruments qui « gouvernent », qui dirigent l’action publique et ses acteurs : les instruments
« déterminent en partie la manière dont les acteurs se comportent, créent des incertitudes sur
les effets des rapports de force, conduisent à privilégier certains acteurs et intérêts et à en
écarter d‘autres, contraignent les acteurs et leurs offrent des ressources, et véhiculent une
représentation spécifique des problèmes ». Ces effets propres aux instruments sont
indépendants de ceux que leurs concepteurs auraient pu leur prêter initialement. À l’origine,
en effet, les instruments sont souvent élaborés à des fins « fonctionnalistes » de résolutions
des problèmes. Ils sont, à ce titre, considérés comme des vecteurs du changement [Berthet &
Conter (2011)]. Mais, en raison des effets qu’ils induisent, ils doivent également être abordés
en tant que « traceurs du changement » que peuvent rendre visible l’invalidation d’anciens
instruments, ou l’introduction de nouveaux [Lascoumes & Le Galès (2004)]. À l’inverse, ils
sont tout autant mobilisables pour révéler l’existence d’une continuité dissimulée : « Tout
changer pour que rien ne change. »
Les instruments, en tant qu’apport théorique à la sociologie de l’action publique, sont donc
tout à fait pertinents pour appréhender le thème du changement politique. Ils peuvent être
utilisés au regard de la différenciation opérée par Palier et Bonoli [1999] qui, dans leur
critique du concept de « dépendance au sentier » distinguent « les réformes innovatrices
(innovative or path-shifting change) des réformes qui ne font que dépendre et renforcer des
configurations institutionnelles existantes (path dependent change) ». Ils appellent, alors, à
dépasser la classification de Hall [1993] qui définit trois grands types de changement
politique. Le premier renvoie aux modifications des seuls niveaux de fixation des instruments
sans avoir de répercussions sur les objectifs ; le deuxième correspond à une transformation de
ces niveaux de fixation et des instruments eux-mêmes ; le dernier concerne les changements
qui interviennent pour ces trois dimensions. Alors que dans les deux premiers cas, les
modifications ne sont pas sensibles, et s’inscrivent dans une continuité, le troisième type se
caractérise, au contraire, par un changement de paradigme. Il est intéressant de souligner ici
que la distinction de Lascoumes et Le Galès [2004] entre l’instrument, la technique et l’outil
n’est pas sans rappeler les trois catégories de changement de Hall : l’instrument – en tant
qu’institution – pourrait correspondre à l’objectif général, au paradigme dans la mesure où il
est porteur d’une certaine conception de la régulation et qu’il influence les acteurs ; la
technique, « dispositif concret opérationnalisant l’instrument », renvoie plutôt à l’instrument
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tel qu’il est défini par Hall ; enfin l’outil, « micro dispositif au sein d’une technique » pourrait
être apparenté au niveau de fixation de l’instrument, à l’un de ses paramètres.
Quoi qu’il en soit, Palier et Bonoli [1999] proposent une vision moins stricte du
changement politique. Ils défendent la thèse que des transformations apparemment mineures
sont susceptibles de conduire à des modifications fondamentales… « pour autant qu’ils
ouvrent de nouveaux chemins de dépendance ». Ils avancent ainsi une nouvelle catégorie de
changement à cheval entre les types identifiés par Hall.
Dans notre cas d’espèce, il est relativement aisé de reconnaître la territorialisation comme
l’instrument d’action publique – celle de la formation professionnelle –, et le Programme de
Formation Territorialisé (PFT) comme son dispositif concret. La territorialisation, pour
reprendre les termes de Lascoumes et Le Galès, suppose une conception spécifique de la
régulation : celle de la gouvernance territoriale et de ses formes de coordination. Néanmoins,
afin de ne pas apporter de confusion dans notre analyse, nous restreindrons, ici, l’exposé au
programme opérationnel que nous considérerons en tant qu’instrument d’action publique.
Nous verrons, malgré tout, qu’il n’est pas le seul instrument aux mains du Conseil régional
dans son entreprise de territorialisation de la formation professionnelle continue. En nous
inscrivant dans la grille d’analyse des instruments d’action publique, nous décidons de
considérer le programme de formation territorialisé comme un élément stratégique de la
politique – au sens politics – régionale. Il ne se résume donc pas à une simple mesure
technique, et recouvre de nombreuses réalités concrètes. En se saisissant des effets propres
des instruments d’action publique, nous mettons en lumière un jeu d’influence entre
l’instrument que nous appelons traditionnel, l’instrument de réforme et les acteurs qui en ont
la charge. Alors que les nombreuses recherches sur les instruments ont tendance à renvoyer à
l’échelle nationale et au long cours5, nous nous intéressons à une problématique régionale
inscrite dans le temps court. Si l’analyse des instruments d’action publique peut se révéler
éclairante pour celle de l’action publique « nationale », nous essayons de la tester au niveau
infranational.
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Par exemple : Réformes des systèmes de protection sociale [Bonoli & Palier (1999)], rationalisation salariale
dans l’administration française [Bezes (2004)], restructuration de l’État en Grande-Bretagne [Le Galès (2004)].
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Nous avons déjà souligné les disparités entre la théorie et le terrain. Nous ne revenons donc pas sur ce point et
nous contentons d’une présentation d’ordre général.
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À partir du 1er juin 2011, il a été remplacé par le CPRDFP (Contrat de plan…) qui fait l’objet d’une co-
signature avec l’État. À ce titre, il faut noter la réaction de L’Association des Régions de France qui a pu y voir
une tentative « recentralisation » de l’Etat sur les politiques régionales de formation professionnelle. (Dépêche
AEF n°138189, Midi-Pyrénées : la négociation du CPRDF sera « un exercice délicat ».)
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« [l]a construction sur le [PFR] et le [PFT], c’est totalement l’inverse. Dans le [PFR], on est sur
une commande régionale avec une analyse régionale de la Région qui définit ses priorités de
formation.[…] C’était une logique totalement inverse dans le [PFT] où normalement, c’était aux
acteurs locaux de définir leurs besoins13 ».
La procédure intégrale du PFR, de la première analyse des statistiques à la mise en œuvre
des actions, nécessite a minima un an et demi de travail. C’est en partie pour cette raison que
le PFR ne renouvelle son catalogue qu’à une fréquence relativement faible. Il cherche alors,
dans de nouvelles approches de formation professionnelle, les moyens de desserrer cette
contrainte.
Le programme de formation territorialisé qui offre l’opportunité d’un nouveau processus
de commande de formation et expérimente, grâce à l’entrée territoriale, la dimension
transversale, participe de cette volonté. La logique à l’œuvre n’est d’ailleurs pas sans rappeler
la « démarche contractuelle » chère à Gaudin [2001]. Elle portait en effet deux ambitions :
celle de décloisonner les politiques, et celle de « donner place à une logique de pouvoir
montante ». Or, en ce qui concerne la procédure engendrée par le PFT, plusieurs éléments ont
été mis en avant qui tranchent avec le mode de conception traditionnel du PFR. Le principe de
la territorialisation, en effet, répond à une logique ascendante alors que précédemment, la
formation régionale était conçue de manière descendante. Par l’intermédiaire du PFT, le
Conseil régional propose une co-construction de l’offre de formation professionnelle : la
première étape du dispositif est un diagnostic partagé réalisé au niveau local – avec une aide
régionale si nécessaire. C’est sur cette base qu’acteurs locaux et régionaux s’entendent sur
l’élaboration d’une stratégie territoriale et sur la mise en œuvre d’actions de formation
spécifiques aux besoins du territoire. Le renversement de perspective annoncé par le Conseil
régional renvoie ainsi à la place accordée aux acteurs locaux. Alors qu’ils ne jouaient
précédemment qu’un rôle consultatif, ils sont replacés, dans le cadre du PFT, au cœur du
processus d’élaboration. En outre, dans le cadre du programme de territorialisation, les acteurs
locaux impliqués ne sont pas tout à fait les mêmes que ceux qui interviennent dans la formule
descendante. Ce sont ainsi les agents de l’emploi et de la formation des Communes,
Communautés d’agglomération et Départements, les personnels des antennes Pôle Emploi,
des missions locales, des plans locaux pour l’insertion et l’emploi (PLIE), ou encore des
associations locales qui prennent part à l’identification des besoins et à la construction d’une
réponse spécifique. En revanche, ces derniers sont absents des consultations régionales mises
en œuvre dans le cadre du programme de formation régional – l’instrument traditionnel – qui
se focalisent sur l’échelle sectorielle et associent plutôt des acteurs tels que les partenaires
sociaux, les organismes collecteurs paritaires agréés (OPCA), et les représentants des secteurs
concernés.
Par conséquent, l’acteur régional se trouve aux prises avec deux instruments d’action
publique. Le premier, l’instrument traditionnel, véhicule une vision descendante de la
politique de formation, quand le deuxième, l’instrument de réforme propose une vision
ascendante. La territorialisation est donc présentée et considérée par le Conseil régional
comme annonciatrice d’un vent de changement. Elle interpelle la construction du
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Les extraits retranscrits sont issus d’entretiens semi-directifs réalisés avec diverses personnes de la direction à
la formation professionnelle du Conseil régional.
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« catalogue » de formation au niveau régional, mais réinterroge également le rôle que les
divers acteurs locaux de la formation peuvent y jouer. Le programme de formation
territorialisé qui la rend opérationnelle n’est pour autant pas le seul instrument à sa
disposition.
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du PFR. De même, alors que le PFR finance plus de 11 000 places de stagiaires par an, le PFT
ne monte qu’à hauteur d’environ 400 places14.
Dans ce contexte, l’expérimentation peut être considérée comme un instrument de la
territorialisation de la formation professionnelle en région. En effet, grâce au statut
expérimental attaché au nouveau dispositif, les personnels en charge au niveau régional ont pu
bénéficier d’un appui technique réalisé par un cabinet extérieur, et d’une évaluation. Cette
dernière prend la forme d’une « recherche-action » : l’évaluation a débuté alors que le
dispositif était encore loin d’être opérationnel. De ce fait, elle a un rôle non négligeable
puisqu’elle fait intervenir un regard extérieur qui influence directement la suite du projet.
C’est selon cette logique qu’une définition précise et la terminologie même du dispositif ont
été fixées. Mais pour la Région, le principe d’une évaluation effectuée par une équipe de
chercheurs extérieure constitue surtout une forme de caution scientifique. Pour l’un des agents
chargés de la mise en place du nouveau programme, l’évaluation est d’ailleurs l’un des
éléments qui a conditionné le lancement du dispositif : « [C]’est en fait par rapport au fait que
vous [l’équipe d’évaluation] avez [a] été pris[e] qu’on a ensuite créé un dispositif qui puisse
apporter une réponse territoriale. » Même si cette chronologie n’est pas certaine, ce discours
de corrélation est très significatif de l’importance donné à l’évaluation. Au sein du Conseil
régional, la direction à la formation professionnelle qui met en œuvre le dispositif pourra, en
effet, utiliser les résultats de l’évaluation, quels qu’ils soient, pour alimenter la discussion
avec les élus régionaux sur le bien fondé d’une territorialisation de sa politique. Il est d’ores et
déjà possible de remarquer à quel point l’évaluation a pu conditionner le comportement des
certains acteurs de l’action publique régionale. Nous retrouvons ici la terminologie propre aux
instruments d’action publique.
Le cadre expérimental dans lequel est venu s’insérer le programme de formation
territorialisé a donc constitué une réelle opportunité pour la direction à la formation
professionnelle. Il lui a fourni tout à la fois un prétexte pour le limiter à l’état de projet, le
doter d’un appui technique sans lequel les personnels en charge auraient été débordés, et le
présenter comme un dispositif porteur d’innovation. En ce sens, l’expérimentation a bel et
bien constitué un « vecteur du changement » (Berthet & Conter, 2011). Reste désormais à
caractériser ce changement. Au regard de l’objectif d’« inversion de logique », de la nouvelle
échelle d’intervention de la politique de formation professionnelle continue (celle du
territoire), et des modifications du quotidien professionnel des personnels régionaux, il
semblerait que l’innovation annoncée relève du changement de paradigme de Hall (1993).
Toutefois, l’analyse conjointe des effets des deux instruments et des discours des acteurs
donne à voir un tout autre tableau. Dans cette perspective l’instrument d’action publique se
fait « traceur » du changement (Lascoumes & Le Galès, 2004).
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Ces données sont directement tirées des résultats internes au Conseil régional pour l’année 2010. Le rapport
entre les capacités budgétaire et d’effectifs des deux programmes reste le même au cours du temps.
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Innover et résister
Si les effets d’inertie, tels que considérés par Lascoumes et Le Galès [2004] sont bien
vecteurs d’une certaine résistance au changement dans l’action publique, nous estimons qu’il
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en va de même pour les deux autres types dans la mesure où ils interagissent. Les effets
d’inertie et d’agrégation, se traduisent par la construction d’un acteur qui devient
indispensable au bon fonctionnement de la politique en question, et donc de l’instrument. De
cette manière, l’instrument constitue, lui-même, un « point de passage obligé » et contraint
l’ensemble des partenaires à réinterroger leur conceptualisation première [Lascoumes (2007)].
L’instrument entraîne ainsi une évolution des idées par rapport à la période précédente.
Conforté par la présence de cet acteur incontournable – il peut ici s’agir du Conseil régional
dans son ensemble, ou plus précisément de sa direction à la formation professionnelle –
l’instrument est porteur d’une représentation et d’une problématisation spécifique de l’enjeu
qu’il se propose de traiter. Ces effets de représentation et de problématisation sont fortement
corrélés : de la représentation que se fait un acteur à propos d’un enjeu, peut découler – même
si d’autres facteurs doivent être pris en compte – sa problématisation. Ainsi, c’est parce qu’il
se représente et définit la formation professionnelle à l’échelle de la région que le Conseil
régional lui cherche des réponses au même niveau et peut négliger l’apport des acteurs et des
scènes infrarégionales. C’est aussi en raison de la prégnance de cette logique descendante
qu’il éprouve des difficultés, et mêmes des réticences, à inverser la tendance. Dans le même
ordre d’idées, c’est également parce que la formation est considérée comme un levier pour
l’emploi qu’elle n’est appréhendée, en Région, qu’en fonction des besoins d’emploi – et non
de formation. Il est vrai que se fait de plus en plus entendre, en Région, la question de la
« demande sociale », mais dans la mesure où les acteurs du Conseil régional ne savent pas
comment l’approcher (par quels outils ?), ils continuent d’alimenter la logique déjà à l’œuvre
et travaillent avec les besoins formulés par les entreprises. Il est ainsi délicat pour les agents
du Conseil régional de renouveler leur mode d’intervention, de modifier leurs pratiques
professionnelles sans faire évoluer le modèle cognitif qui les encadre. Effets d’inertie – et
d’agrégation – de représentation et de problématisation sont donc fortement imbriqués :
l’instrument induit une résistance au changement précisément parce qu’il véhicule tout un
système explicatif ; le modifier requiert alors la construction d’une nouvelle conceptualisation
de l’enjeu et des solutions proposées.
Parmi les acteurs du Conseil régional, les agents en charge de la territorialisation sont
certainement les plus à mêmes de nous renseigner sur la confrontation entre l’instrument
traditionnel et l’instrument « innovant ». Ils sont, en effet, porteurs de la problématisation
traditionnelle et doivent, dans le même temps, intégrer la nouvelle : la territorialisation ne
vient pas se substituer à la logique antérieure, elle n’en est qu’un complément. Ainsi, ces
personnels doivent gérer tout à la fois le programme régional et le programme territorial,
c’est-à-dire deux conceptualisations inverses d’un même enjeu.
Comme nous l’avons vu précédemment, le thème de la territorialisation a donné lieu, dès
l’origine, à quelques dissensions. D’une part les élus du Conseil régional, s’appuyant sur les
revendications locales, réclamaient une territorialisation effective dans un certain nombre de
domaines, et d’autre part, les services techniques de cette même Région affirmaient que la
logique de projection était la meilleure mise en application des politiques régionales. En dépit
de cette opposition, les élus ont voté la territorialisation et l’ont imposée aux directions
techniques. À l’époque, un discours de l’innovation a été mobilisé par divers acteurs
régionaux pour venir justifier cette nouvelle démarche qui a, par exemple, fait l’objet d’une
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aller jusqu’à cet extrême, d’autres acteurs sont prêts à se retirer des scènes de négociations
propres au modèles de gouvernance territoriale pour laisser la main à qui veut :
« Si on [réussit] à faire en sorte que les territoires arrivent à faire l’animation des acteurs locaux,
la Région apportant simplement ses ressources pour financer la formation, [et que] le Conseil
général, Pôle emploi, les missions locales ou autres acteurs apportent leurs ressources pour
accompagner, etc., on aura quand même fait un grand pas. »
Dans son esprit, la direction à la formation professionnelle réussirait ainsi à « retourner une
contrainte en avantage ».
Cette mise en retrait de la Région ne correspond pas à une logique de territorialisation dans
laquelle la politique est traitée de manière partenariale. Ici, le Conseil régional se cantonne à
un rôle d’abondement financier sans participer à la mise en cohérence ou à l’analyse des
besoins. Dans cette perspective, l’acteur régional a finalement continué de conceptualiser son
enjeu de manière traditionnelle… tout en lui apportant une réponse réputée innovante. Cela a
d’ailleurs largement été souligné par un autre acteur de la direction à la formation
professionnelle qui identifie clairement l’enjeu en termes partenariaux, mais en revanche perd
totalement de vue l’intérêt de l’entrée territoriale :
« L’entrée territoriale, à mon avis, il ne faut pas la surestimer. Le vrai enjeu du PFT, c’est de
travailler en partenariat. Que l’entrée soit territoriale, par domaine, peu importe. On s’aperçoit
d’ailleurs que, dans nos histoires, c’est le prétexte, le territoire. Parce qu’autour d’une table, sauf
exception, ce sont les mêmes domaines de formation, les mêmes besoins qui reviennent tout le
temps […], mais que ce soit au niveau régional ou infrarégional, pour moi, la clé commune,
c’est le partenariat. Et je ne vois pas très bien en quoi le côté territorial change
fondamentalement les choses. Sauf que tu as des acteurs plus locaux autour de la table. Et ça
s’adresse à des demandeurs d’emploi du territoire. Mais c’est tout. »
La seule « innovation » renverrait donc à l’instauration d’une nouvelle forme de
gouvernance.
Il apparaît, en outre, que le nouvel instrument n’introduit aucune nouveauté en matière
d’action de formation puisque « ce sont les mêmes besoins qui reviennent tout le temps », des
besoins qui seraient identifiés par la Région. Aussi, pour les agents de la direction à la
formation professionnelle, le PFT permet surtout de résoudre un « déficit d’information »
dont souffrent les acteurs locaux vis-à-vis de l’offre de formation existante. C’est, une fois de
plus, une manière de renverser la problématisation avancée par les élus. L’enjeu territorial ne
relèverait pas de besoins non pourvus, mais de difficultés de communication de la part du
Conseil régional en ce qui concerne les actions qu’il finance. En d’autres termes, le
programme de formation classique est considéré et présenté comme suffisant pour répondre
aux attentes territoriales. Dans cette perspective, le PFT aurait été utilisé comme un
« laboratoire » de vérification de la légitimité du PFR. Le programme de formation
territorialisé constitue, ainsi, un instrument de renforcement des stratégies initiales. Pour les
agents techniques régionaux, le PFT est une preuve supplémentaire que le programme de
formation classique apporte des réponses suffisantes. Dans leur esprit, il vient conforter
l’analyse descendante qui, de toutes manières, disposait déjà de leur préférence : « on préfère
travailler sur des gros [programmes] ».
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CONCLUSION
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À titre d’exemple, nous pouvons citer :
- le financement, sur une Communauté d’agglomération, de trois actions sur les métiers des énergies
renouvelables, de la linguistique et du service à la personne pour un total de trente places,
- sur un autre territoire, le financement à venir d’une formation d’éco-installateur solaire pour 45 places,
- le financement d’une soixantaine de places pour une action de formation sur la fibre optique.
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