Ali Et Le Coran Aspects de Limamologie
Ali Et Le Coran Aspects de Limamologie
Ali Et Le Coran Aspects de Limamologie
98 (2014) 669-704
ʿALĪ ET LE CORAN
(ASPECTS DE L’IMAMOLOGIE DUODÉCIMAINE XIV) *
À Carmela Baffioni,
En hommage amical
I. Introduction
II. ʿAlī, maître de l’herméneutique
III. Les allusions coraniques à ʿAlī
IV. Les mentions explicites de ʿAlī dans le Coran
V. La double nature de ʿAlī et sa sacralité
VI. Racines, prolongements et interrogations sur les origines :
ʿAlī et le Christ
I. INTRODUCTION
Au-delà des prises de position et des polémiques séculaires, en
particulier entre Sunnites et Shi’ites, il est indéniable que la figure de ʿAlī
b. Abī Ṭālib, gendre et cousin du prophète Muḥammad, quatrième calife
des Musulmans et premier imam des Shi’ites, a une importance
particulière dans l’histoire et la spiritualité de l’islam. Je dis bien
« figure » de ʿAlī et non son personnage historique sur lequel presque
rien de certain n’est connu, si ce n’est quelques événements majeurs dans
leurs grands contours. Dans un article, paru il y a une vingtaine d’années
et resté célèbre, Jacqueline Chabbi avait souligné l’impossibilité d’établir
une biographie historique de Muḥammad tant les sources sur lui sont
tardives, contradictoires, pleines d’approximations et d’erreurs,
théologiquement et politiquement orientées, car appartenant à des
temps différents de l’époque du Prophète et à des mouvements
religieux divergents 1. De son côté, Harald Motzki, savant que l’on peut
difficilement qualifier d’hypercritique à l’égard des sources musulmanes,
souligne le dilemme des historiens qui veulent écrire sur la vie de
Muḥammad : « On the one hand, it is not possible to write a historical
biography of the Prophet without being accused of using the sources
uncritically, while on the other hand, when using the sources critically, it
is simply not possible to write such a biography » 2.
Le personnage de ʿAlī est sans doute aussi problématique, voire
davantage, que celui du Prophète. Il constitue en effet le centre de gravité
de trois événements historiques indissociables, dans leur genèse comme
dans leurs développements ultérieurs, événements majeurs qui ont
façonné les débuts de l’islam et conditionné son destin jusqu’à nos jours :
le problème de la succession du Prophète, les conflits et guerres civiles
entre les Musulmans qui ont duré plusieurs siècles et enfin l’élaboration
6. Voir aussi H. LAMMENS, Études sur le règne du Calife Omaiyade Moʿâwia Ier, Paris,
1908 ; L. CAETANI, Annali dell’Islam, Milan, 1905-1926 (les deux derniers volumes – IXe et
Xe datant de 1926 – sont consacrés à ʿAlī et son califat) ; E. PETERSON, ʿAlī and Muʿāwīya
in Early Arabic Tradition, Copenhague, 1964. Il est intéressant de noter que ces études
devenues « classiques », richement documentées, ne disent presque rien sur la figure
religieuse de ʿAlī ni sur la dimension religieuse des conflits le concernant. La remarque
semble également valable pour d’autres études moins monographiques. Les ouvrages du
signataire de ces lignes et de W. Madelung signalés ci-dessus (notes 3 et 4) cherchent,
entre autres, à combler cette lacune ; voir à ce sujet, J. VAN REETH, « Le Coran silencieux
et le Coran parlant : nouvelles perspectives sur les origines de l’islam », Revue de
l’Histoire des Religions 230/3 (juillet-septembre 2013), p. 385-402 ; M. TERRIER, « Violences
politiques, écritures canoniques et évolutions doctrinales en islam », Jerusalem Studies in
Arabic and Islam 40 (2013), p. 401-427.
7. Gh. Ḥ. ṢADĪQĪ, Jonbesh hā-ye dīnī-ye īrānī dar qarn hā-ye dovvom va sevvom-e
hejrī (version complétée et mise à jour par l’auteur de sa thèse de doctorat :
G. H. SADIGHI, Les mouvements religieux iraniens aux IIe et IIIe siècles de l’hégire, Paris,
1938), Téhéran, 1372 solaire/1993, p. 225 sqq ; E. KOHLBERG, « Some Imāmī Shīʿī Views on
the ṣaḥāba », Jerusalem Studies in Arabic and Islam 5 (1984), p. 143-175, surtout
p. 145 sqq (maintenant dans ID., Belief and Law in Imāmī Shīʿism, Aldershot, 1991, article
n° 9) ; M. A. AMIR-MOEZZI, « Considérations sur l’expression dīn ʿAlī. Aux origines de la
foi shiite », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 150/1 (2000), p. 29-
68 (repris dans ID., La Religion discrète. Croyances et pratiques spirituelles dans l'islam
shi’ite, Paris, 2006, chapitre 1). L. Veccia Vaglieri pense que cette « auréole semi-divine »
est due à l’esprit profondément religieux de ʿAlī et à ses réformes sociales et économiques
pendant son califat où il partagea, jusqu’à leur épuisement, les biens du bayt al-māl (EI2,
p. 393b et 397a). Au regard de l’image de ʿAlī telle qu’elle se dégage à travers le corpus
que nous allons examiner, l’argument paraît léger.
ʿALĪ ET LE CORAN 673
delà. À travers l’imamologie et la métaphysique shi’ites, aussi bien dans
les courants principaux « modérés », comme l’imamisme duodécimain
(principale branche du shi’isme) et l’ismaélisme septimain (autre branche
importante de l’islam shi’ite), que dans les sectes dites « extrémistes »
(ghulāt), ʿAlī devient la figure théophanique par excellence,
manifestation des Noms de Dieu, ou celle du ʿAlī céleste, symbole
suprême de la divinité, et ce jusqu’à nos jours 8 . On trouve un grand
nombre de ces qualificatifs caractérisant la figure de ʿAlī dans le
soufisme, shi’ite évidemment, mais également sunnite, ou encore dans le
grand mouvement « chevaleresque » panislamique des guildes et des
corporations de métiers, appelé dès le Moyen Âge la futuwwa. Au sein de
ce mouvement, notre personnage est considéré comme le sayyid al-fityān
(« le Seigneur des compagnons-chevaliers ») et la devise spécifique de la
futuwwa est la sentence censée avoir été prononcée par la voix divine
lors de la bataille de Uḥud : lā fatā illā ʿAlī lā sayfa illā dhū l-faqār (« Pas
de chevalier hormis ʿAlī, pas de sabre hormis Dhū l-faqār) 9. Enfin, il faut
souligner la place centrale de ʿAlī dans le shi’isme dit « populaire » où il
est l’objet d’une véritable dévotion en tant qu’homme divin par
excellence, le maître de tous les miracles, le héros des batailles contre les
mécréants et contre toutes sortes de démons, le champion de nombreux
8. Voir E. KOHLBERG, art. « ʿAlī b. Abī Ṭāleb, ii. ʿAlī as seen by the community,
‟Among extremist Shiʿites” », Encyclopaedia Iranica, vol. 1, p. 845-846 ; voir aussi par ex.
H. HALM, Die islamische Gnosis. Die Extreme Schia und die ʿAlawiten, Zürich-Münich,
1982 ; M. A. AMIR-MOEZZI, « Aspects de l’imamologie duodécimaine I : remarques sur la
divinité de l’Imam », Studia Iranica 25/2 (1996), p. 193-216 (= La Religion discrète,
chapitre 3) ; M. M. BAR-ASHER and A. KOFSKY, The Nuṣayrī-ʿAlawī Religion : An Enquiry
into its Theology and Liturgy, Leiden, 2002 ; D. De SMET, Les Épîtres sacrées des Druzes :
Rasā’il al-Ḥikma, Louvain, 2007, introduction.
9. E. KOHLBERG, art. « ʿAlī b. Abī Ṭāleb, ii. ʿAlī as seen by the community, ‟Among
Sufis” », op. cit., p. 846-847 ; voir aussi R. GRAMLICH, Die schiitischen Derwischorden
Persiens, Wiesbaden, 1965-1981, surtout vol. 1, p. 13-26 ; K. M. AL-SHAYBĪ, Al-ṣila bayn al-
taṣawwuf wa l-tashayyuʿ, Bagdad, 1966 ; H. CORBIN, En islam iranien. Aspects spirituels
et philosophiques, Paris, 1971-1972, surtout vol. 3 (sous-titre : Les fidèles d’amour.
Shî’isme et soufisme) ; sur la futuwwa voir surtout F. TAESCHNER, Zünfte und
Bruderschaften im Islam : Texte zur Geschichte der Futuwwa, Zürich-Münich, 1979
(l’opus magnum de l’auteur qui reprend et complète ses très nombreux travaux
antérieurs sur la futuwwa) ; A. MĪRʿĀBEDĪNĪ et M. AFSHĀRĪ, Āyīn-e qalandarī, Téhéran,
1374/1995, index. s.n. ʿAlī b. Abī Ṭālib ; L. LEWISOHN, « ʿAlī b. Abī Ṭālib’s ethics of mercy
in the mirror of the Persian Sufi tradition », dans M. Ali LAKHANI (éd.), The sacred
foundations of justice in Islam : the Teachings of ʿAli ibn Abi Talib, Bloomington, 2006,
p. 109-146 ; R. SHAH-KAZEMI, Justice and Remembrance. Introducing the Spirituality of
Imam Ali, Londres, 2006 ; L. RIDGEON, Jawānmardī : A Sufi Code of Honour, Edinbourg,
2011 ; la livraison 40-1 (2013) de la revue British Journal of Middle Eastern Studies est
principalement consacrée à la futuwwa.
674 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
10. E. KOHLBERG, art. « ʿAlī b. Abī Ṭāleb, ii. ʿAlī as seen by the community, ‟In
popular thought” », op. cit., p. 843-844 ; voir aussi M. R. SHAFĪʿĪ KADKANĪ, « Ḥemāse-yī
shīʿī az qarn-e panjom », Majalle-ye Dāneshkade-ye Adabiyyāt va ʿOlūm-e Ensānī-ye
Mashhad 33e année, n° 3-4 (automne-hiver 1379/2000), p. 425-491 ; l’introduction de
Ḥ. ESMĀʿĪLĪ à son édition de Abū Muslim Nāmeh, Téhéran, 2001 ; l’introduction de
R. BAYĀT à Rabīʿ (sic), ʿAlī Nāmeh, éd. R. BAYĀT et A. GHULĀMĪ, Téhéran, 2010 ; E. ROSSI
et A. BOMBACI, Elenco di drami religiosi persiani (fondo mss. Vaticani Cerulli), Vatican,
1961, index s.n. ʿAlī b. Abī Ṭālib.
11. ʿAlī maʿa l-Qur’ān wa l-Qur’ān maʿa ʿAlī… (littéralement : « ʿAlī est avec le
Coran et le Coran est avec ʿAlī ») ; AL-ṬABARĀNĪ, SULAYMĀN B. AḤMAD, al-Jāmiʿ al-ṣaghīr,
vol. 1, éd. ʿA. Muḥammad, Médine, 1388/1968, p. 255 ; AL-ḤĀKIM AL-NĪSĀBŪRĪ, al-
Mustadrak ʿalā l-ṣaḥīḥayn, vol. 3, Haydarabad (réimpression Riyad), s. d., p. 124.
12. Voir maintenant le recueil de toutes les sources de ce hadith dans l’ouvrage
collectif anonyme : Kitāb allāh wa ahl al-bayt fī ḥadīth al-thaqalayn, Qumm,
réimpression 1388/2009 ; voir aussi M. M. BAR-ASHER, Scripture and Exegesis in Early
Imāmī Shiism, Leiden, 1999, p. 93-98 ; ID., « Shi’ism and the Qur’ān », dans
J. D. MACAULIFFE (éd.), Encyclopaedia of the Qur’ān, s.v. ; M. A. AMIR-MOEZZI, Le Coran
silencieux et le Coran parlant, op. cit., p. 101 sqq.
ʿALĪ ET LE CORAN 675
l’Envoyé), āl al-nabī (Famille du Prophète)… Même les Omeyyades, issus
des Banū ʿAbd Shams, c’est-à-dire les ennemis héréditaires des Banū
Hāshim auxquels appartenait Muḥammad, revendiquèrent un moment
ce titre, mais cette prétention disparut très vite après leur chute. Pour
certains parmi les premiers Sunnites, selon différentes interprétations, la
formule désignait soit les épouses du Prophète, soit l’ensemble des
croyants, c’est-à-dire toute la communauté islamique (cette dernière
signification va contre la lettre et l’esprit de la version majoritaire du
hadith selon laquelle les Deux Objets sont destinés à la communauté et
donc distincts d’elle). Finalement, la raison élémentaire aidant, la plupart
des Sunnites finirent eux-mêmes par accepter que la Famille de
Muḥammad signifie, soit d’une façon globale l’ensemble des Banū
Hāshim – ce que soutenaient l’ensemble des descendants de ce clan, en
particulier les Abbassides –, soit, de façon plus restreinte, la famille
immédiate de Muḥammad, à savoir sa fille Fāṭima, son gendre et cousin
germain ʿAlī et les deux fils de ces deux derniers al-Ḥasan et al-Ḥusayn –
ce que soutenaient depuis toujours les Alides proto-Shi’ites et plus tard
les Shi’ites, toutes tendances confondues 13.
Dans cette équation concernant le Livre saint et la Famille
prophétique, ʿAlī occupe la place centrale. À travers les traditions reliant
le premier imam au Coran, on peut distinguer trois « moments »
distincts et en même temps inséparables : ʿAlī comme exégète inspiré du
Livre, les allusions du Coran à ʿAlī et les mentions explicites de ce
dernier dans le Coran.
13 . Pour les discussions sur les différents sens donnés à la formule « Famille
prophétique » au début de l’islam voir M. SHARON, « Ahl al-bayt – People of the House »,
Jerusalem Studies in Arabic and Islam 8 (1986), p. 169-184 ; ID., « The Umayyads as ahl
al-bayt », Jerusalem Studies in Arabic and Islam 14 (1991), p. 115-152 ; W. MADELUNG,
Succession to Muḥammad, op. cit., introduction ; M. A. AMIR-MOEZZI, « Considérations
sur l’expression dīn ʿAlī », art. cité, p. 39-51 (= La Religion discrète, p. 28-37).
14 . L. VECCIA VAGLIERI, « ʿAlī b. Abī Ṭālib », EI2, vol. 1, p. 393a et 396b ;
I. K. POONAWALA, « ʿAlī b. Abī Ṭālib, i. life », Encyclopaedia Iranica, vol. 1, p. 843a et
E. KOHLBERG, « ʿAlī b. Abī Ṭālib, ii. ʿAlī as seen by the community », art. cité, p. 843b ;
A. S. ASANI, « ʿAlī b. Abī Ṭālib », Encyclopaedia of the Qur’ān, vol. 1, p. 63.
676 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
15. Le terme de walī et celui qui désigne le statut de ce dernier à savoir walāya,
grosso modo équivalents de l’imam et de l’imamat, sont d’une centralité capitale dans
l’islam shi’ite. Le sens doctrinal de la notion est complexe : très rapidement dit, la walāya
désigne d’abord l’alliance ou la proximité de l’imam à l’égard de Dieu et de là son statut
et sa fonction ; ensuite l’alliance ou l’amour du fidèle shi’ite à l’égard de son imam et/ou
ses coreligionnaires ; enfin la nature théologique de la figure de l’imam en tant que lieu
de manifestation des Noms de Dieu ; voir à ce sujet M. A. AMIR-MOEZZI, « Notes à propos
de la walāya imamite (Aspects de l’imamologie duodécimaine X) », Journal of the
American Oriental Society 122/4 (2002), p. 722-741 (= La Religion discrète, chapitre 7) ;
M. MASSI DAKAKE, The Charismatic Community : Shiʿite Identity in Early Islam, Albany,
2007, passim. N. HAIDER, The Origins of the Shīʿa : Identity, Ritual and Sacred Space in
Eighth-Century Kūfa, Cambridge, 2011, index, s.v.
16. Kitāb Sulaym b. Qays, tradition n° 31, vol. 2 (3 vols), éd. M. B. AL-ANṣĀRĪ AL-
ZANJĀNĪ AL-KHŪ’ĪNĪ, Qumm, 1426/1995, p. 802 ; voir aussi AL-ṬŪSĪ, Amālī, vol. 2, Qumm,
1993, p. 136 ; AL-MAJLISĪ, Biḥār al-anwār, vol. 40 (110 vols), Téhéran-Qumm, 1376-
1392/1956-1972, p. 186. En ce qui concerne le couple tanzīl/ta’wīl, la révélation de
l’Écriture et la recherche de son sens caché, Daniel Gimaret les traduit par « la lettre » et
« l’esprit » du Coran, en utilisant le célèbre couple paulinien (voir SHAHRASTĀNĪ, Livre
des religions et des sectes, vol. 1, traduit par D. GIMARET et G. MONNOT, Louvain-Paris,
1986, p. 543). Dans la suite de cette étude, j’aurai recours à cette traduction qui me paraît
des plus pertinentes. Par ailleurs, à l’époque ancienne, des termes comme ta’wīl, tafsīr,
taʿbīr… semblent équivalents (sauf lorsque le texte le précise explicitement) et on pourrait
les traduire indifféremment par « herméneutique », « commentaire », « interprétation »,
« exégèse », « explication », etc.
17. ʿALĪ B. ABĪ ṬĀLIB (attribué à), Nahj al-balāgha (compilé par AL-SHARĪF AL-RAḌĪ),
sermon n° 157, éd. ʿA. N. Fayḍ al-Islām, Téhéran, 4e éd., 1351/1972, p. 499. Ce genre de
traditions est à la base du couple doctrinal shi’ite qui appelle le Coran « le guide
silencieux » et l’imam « le Coran parlant ». J’y reviendrai.
ʿALĪ ET LE CORAN 677
La nature herméneutique du shi’isme, véhiculée par l’enseignement
des imams, est également fortement illustrée par le célèbre et important
hadith du « Combattant du ta’wīl ». Il s’agit d’une tradition prophétique
où Muḥammad est dit avoir proclamé :
Il y a parmi vous [i. e. mes adeptes] quelqu’un qui combat pour
l’interprétation spirituelle du Coran comme moi-même j’ai combattu
pour la lettre de sa révélation, et cette personne c’est ‘Alī b. Abī Ṭālib 18.
Une sentence similaire est mise dans la bouche de ʿAmmār b. Yāsir,
fidèle Compagnon du Prophète et de ʿAlī, censée avoir été prononcée lors
de la bataille de Ṣiffīn qui opposa les troupes de ce dernier à celles de
Muʿāwiya :
Par Celui qui tient ma vie dans Sa Main, tout comme jadis nous avons
combattu nos ennemis pour [la lettre de] la Révélation, nous les
combattons aujourd’hui pour son esprit 19.
Il est intéressant de noter que, selon cette sentence, corroborée par
d’autres, le vrai enjeu de la bataille de Ṣiffīn était la sauvegarde de
l’esprit du Coran par ʿAlī et ses fidèles devant la menace de son
annihilation par les partisans de la littéralité exclusive, c’est-à-dire
Muʿāwiya et ses partisans. Pour les Alides, rompre le lien organique
entre le Livre et son herméneutique par l’imam et réduire ainsi la Parole
de Dieu à sa lettre est une amputation de la religion de ce qu’elle a de
18. AL-ʿAYYĀSHĪ, Tafsīr, vol. 1, éd. H. Rasūlī Maḥallātī, Qumm, 1360/1960, p. 15 ; AL-
KHAZZĀZ AL-RĀZĪ, Kifāyat al-athar, éd. A. Kūhkamare’ī, Qumm, 1401/1980, p. 76, 88, 117,
135 (à la p. 66 de cet ouvrage, dans une tradition attribuée au Prophète, c’est le qā’im, le
sauveur eschatologique, qui est présenté comme « le combattant de l’herméneutique
spirituelle ») ; AL-MAJLISĪ, Biḥār al-anwār, vol. 19, p. 25-26 ; AL-BAḤRĀNĪ, HĀSHIM
B. SULAYMĀN, al-Burhān fī tafsīr al-Qur’ān, vol. 1 (5 vols), Téhéran, s. d., p. 17. Voir aussi
M. M. BAR-ASHER, Scripture and Exegesis, op. cit., p. 88, note 1. Il est intéressant de noter
qu’un grand nombre de sources sunnites rapportent, elles aussi, cette tradition et qu’en
plus, à la première déclaration du Prophète, Abū Bakr et ʿUmar lui demandent l’un après
l’autre s’ils sont, eux, ce « combattant du ta’wīl » ; ce à quoi Muḥammad répond qu’il
s’agit de ʿAlī ; voir par ex. IBN ḤANBAL, Musnad, vol. 3, Le Caire, 1313/1896, p. 31, 33, 82 ;
IBN ABĪ SHAYBA, al-Muṣannaf, vol. 8 (9 vols), éd. S. M. al-Laḥḥām, Beyrouth, 1409/1989,
p. 64 ; AL-NASĀ’Ī, Khaṣā’iṣ amīr al-mu’minīn ʿAlī b. Abī Ṭālib, n° 156, éd. al-Dānī b.
Munīr Āl Zahwī, Ṣaydā-Beyrouth, 1424/2004, p. 116-117 ; AL-ḤĀKIM AL-NĪSĀBŪRĪ, al-
Mustadrak ʿalā l-ṣaḥīḥayn (ci-dessus note 11), vol. 3, p. 122 ; ABŪ NUʿAYM AL-IṣFAHĀNĪ,
Ḥilyat al-awliyā’, vol. 1, Le Caire, 1351/1932-1933, p. 67.
19. Voir AL-MASʿŪDĪ, Murūj al-dhahab, § 1676, éd. C. Pellat, Beyrouth, 1965-1979,
(trad. C. PELLAT, Les Prairies d’or, vol. 3, Paris, 1962-1997, p. 655 : « Par Celui qui tient ma
vie dans sa main, tout comme nous les avons combattus (naguère) au nom de la
révélation (du Coran), nous les combattons certes aujourd’hui pour son interprétation »).
678 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
plus précieux. C’est donc toute la destinée spirituelle de l’islam qui est ici
en jeu, d’où la nécessité du jihād que mène ʿAlī contre Muʿāwiya 20.
Selon la conception véhiculée par ces traditions, ‘Alī, premier imam et
« père » de tous les autres imams, symbole suprême du shi’isme, vient
parachever la mission de Muḥammad, en dévoilant, par son
enseignement herméneutique, l’esprit caché sous la lettre de la
Révélation. La même idée est transmise par une autre tradition
prophétique rapportée par le penseur ismaélien Ḥamīd al-Dīn al-Kirmānī
(m. peu après 427/1036) : « Je suis le maître de la lettre révélée [du
Coran] et ‘Alī est le maître de son herméneutique spirituelle » 21.
D’autres traditions, rapportées également par des sources non shi’ites
notamment les écrits mystiques sunnites, soulignent le rôle de ‘Alī
comme initié aux arcanes du Coran et aux conditions de sa révélation,
traditions que ne cessent de citer évidemment les ouvrages shi’ites :
Chaque verset révélé sans exception, aurait dit ‘Alī lui-même, le Prophète
me l’a récité, me l’a dicté afin que je l’écrive de ma propre main, m’en a
enseigné les commentaires ésotérique et exotérique (ta’wīl/tafsīr),
l’abrogeant et l’abrogé (nāsikh/mansūkh), le clair et l’ambigu
(muḥkam/mutashābih). En même temps, l’envoyé de Dieu implorait
Dieu afin qu’Il m’en inculque la compréhension et l’apprentissage par
coeur ; effectivement je n’en ai pas oublié un seul mot 22.
Le Coran a été révélé selon sept Thèmes (?) (sab‘at aḥruf) 23 et chacun de
ces Thèmes comporte un niveau apparent (ẓahr) et un niveau caché
20. Jihād (conventionnellement traduit par « guerre sainte ») est le nom d’action du
participe actif mujāhid, terme que l’on trouve (à côté du terme muqātil) dans le titre du
hadith du « Combattant du ta’wīl ». Cette conception herméneutique des batailles de ʿAlī
est admirablement défendue, plusieurs siècles plus tard, par le grand philosophe Mollā
Ṣadrā (m. 1050/1640) dans sa poésie, ce qui montre la grande longévité de la doctrine ;
voir M. A. AMIR-MOEZZI, « Le combattant du ta’wīl : un poème de Mollā Ṣadrā sur ʿAlī
(Aspects de l’imamologie duodécimaine IX) », Journal Asiatique 292/1-2 (2004), p. 331-
359 (La Religion discrète, chapitre 9. Paru aussi dans T. LAWSON (éd.), Reason and
Inspiration in Islam : Theology, Philosophy and Mysticism in Muslim Thought. Essays in
Honour of Hermann Landolt, Londres-New York, 2005, article n° 31).
21. AL-KIRMĀNĪ, Majmūʿat al-rasā’il, éd. M. Ghālib, Beyrouth, 1983, p. 156.
22 . AL-ḤĀKIM AL-ḤASKĀNĪ, Shawāhid al-tanzīl, vol. 1, éd. M. B. al-Maḥmūdī,
Beyrouth, 1393/1974, p. 35. L’appartenance doctrinale d’al-Ḥaskānī n’est pas certaine. Il
semble avoir été un sunnite ḥanafite avec de fortes sympathies shi’ites et mystiques ou
encore plus probablement un crypto-shi’ite pratiquant la taqiyya (le devoir de la garde du
secret) ; voir E. KOHLBERG, A Medieval Muslim Scholar at Work : Ibn Ṭāwūs and his
Library, Leiden, 1992, p. 150-151.
23. Sur la complexité du terme ḥarf, pl. ḥurūf, aḥruf, (lettre, lecture, expression,
thème…) dans le cadre des sciences coraniques voir C. GILLIOT, « Les sept ‟Lectures”.
Corps social et Écriture révélée », Studia Islamica 61 (1985), p. 5-25 et 63 (1986), p. 49-62 ;
ID., Exégèse, langue et théologie en Islam : l’exégèse coranique de Tabari (m. 311/923),
chapitre V, 1re partie, Paris, 1990, p. 112-126 ; K. VERSTEEGH, Arabic Grammar and
Qur’ānic Exegesis in Early Islam, Leiden, 1993, index s.v. ; V. COMERRO, Les traditions sur
ʿALĪ ET LE CORAN 679
(baṭn). ‘Alī b. Abī Ṭālib est celui qui possède la connaissance de
l’exotérique (ẓāhir) et de l’ésotérique (bāṭin) [du Coran] 24.
Interrogez-moi ! aurait dit ʿAlī. Par Dieu, je ne laisserai sans réponse
aucune de vos questions. Interrogez-moi au sujet du Livre de Dieu. Pas
un seul verset n’a été révélé sans que je sache [quand] il a été révélé,
pendant la nuit ou pendant le jour, [et où il a été révélé], en plaine ou en
montagne 25.
ʿAlī aurait encore déclaré :
Pas un seul verset n’a été révélé sans que je sache la raison et le lieu de sa
révélation. Mon Seigneur m’a donné un cœur doué d’une intelligence
pénétrante et une langue répondant à toutes questions (qalban ʿaqūlan
wa lisānan sa’ūlan) 26.
Il n’y a, hormis le Prophète, personne plus savant que ‘Alī pour la
connaissance de ce qui se trouve entre les deux couvertures du Livre de
Dieu 27.
Selon de nombreuses attestations textuelles anciennes, ʿAlī possédait
sa propre recension coranique, son codex (muṣḥaf ʿAlī) 28 . D’après la
version shi’ite des faits, après la mort du Prophète, ʿAlī avait la certitude
que les ennemis de ce dernier, maintenant au pouvoir, allaient falsifier le
Livre de Dieu lequel, dans sa version intégrale originelle, contenait
explicitement les noms de ces ennemis ainsi que ceux des amis de
Muḥammad, désormais écartés du pouvoir. C’est ce qui arriva
la constitution du muṣḥaf de ʿUthmān, Beyrouth, 2012, p. 119 sqq (« Le thème des sept
aḥruf »).
24 . ABŪ NU‘AYM AL-IṣFAHĀNĪ, Ḥilyat al-awliyā’, vol. 1, Le Caire, 1351/1932,
p. 65 (tradition attribuée à Ibn Masʿūd) ; AL-QUNDŪZĪ, Yanābī‘ al-mawadda, Najaf, s. d.,
p. 448 (tradition attribuée à Ibn ʿAbbās).
25 . AL-KHAṬĪB AL-BAGHDĀDĪ, al-Faqīh wa l-mutafaqqih, vol. 2, éd. I. al-Anṣārī,
Beyrouth, 1395/1975, p. 167 ; AL-ḤĀKIM AL-ḤASKĀNĪ, Shawāhid al-tanzīl, vol. 1, p. 30-31 ;
IBN ʿABD AL-BARR, al-Istīʿāb, vol. 2, Beyrouth (fac-similé de l’édition litho. du Caire de
1328/1910), s. d., p. 509 ; ID., Jāmiʿ bayān al-ʿilm wa faḍlihi, vol. 1, Le Caire, s. d., p. 114 ;
IBN ḤAJAR AL-ʿASQALĀNĪ, Tahdhīb al-tahdhīb, vol. 7, Haydarabad, 1325/1907, p. 7, n° 338.
26. IBN SAʿD, al-Ṭabaqāt al-kubrā, Beyrouth, 1376/1956, vol. 2, p. 338 ; AL-ḤĀKIM AL-
ḤASKĀNĪ, Shawāhid al-tanzīl, vol. 1, p. 33 ; ABŪ NUʿAYM AL-IṢFAHĀNĪ, Ḥilyat al-awliyā’,
vol. 1, p. 68 ; AL-KHAWĀRIZMĪ, al-Manāqib (= Manāqib Amīr al-mu’minīn), Najaf,
1385/1965, p. 46.
27. AL-ḤĀKIM AL-ḤASKĀNĪ, Shawāhid al-tanzīl, vol. 1, p. 36 (tradition attribuée à
ʿĀmir al-Shaʿbī) ; voir aussi AL-SHARĪF AL-RAḌĪ, Khaṣā’iṣ amīr al-mu’minīn ʿAlī b. Abī
Ṭālib, Beyrouth, 1406/1986, p. 41.
28. I. K. POONAWALA, «ʿAlī b. Abī Ṭāleb ; i. Life », Encyclopaedia Iranica, vol. 1,
p. 839b ; maintenant E. KOHLBERG et M. A. AMIR-MOEZZI, Revelation and Falsification.
The Kitāb al-Qirā’āt of Aḥmad b. Muḥammad al-Sayyārī, Leiden, 2009, introduction,
passim. L’hypothèse selon laquelle le codex de ʿAlī aurait été très différent du Coran que
l’on connaît est plausible et la thèse de T. Nöldeke, rejetant l’existence même d’un tel
codex élaboré par ʿAlī, n’est plus soutenable (T. NÖLDEKE et al., Geschichte des Qorāns,
vol. 2 (3 vols), Leipzig, 1909-1938, p. 8-11).
680 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
29. Voir notamment E. KOHLBERG, « Some Notes on the Imamite Attitude to the
Qur’ān », dans S. M. STERN et al. (éd.), Islamic Philosophy and the Classical tradition.
Essays Presented by his friends and pupils to Richard Walzer on his seventieth birthday,
Oxford, 1972, p. 209-224 ; M. A. AMIR-MOEZZI, Le Guide divin dans le shîʿisme originel.
Aux sources de l’ésotérisme en islam, Paris, 1992 (20072), p. 200-227 ; ID., Le Coran
silencieux et le Coran parlant, op. cit., chapitres 1 et 2 ; E. KOHLBERG et M. A. AMIR-
MOEZZI, Revelation and Falsification, Introduction, op. cit., p. 24 sqq (avec la mention de
toutes les études sur le sujet : notes 116 à 119).
30. AL-SHAYKH AL-MUFĪD, Awā’il al-maqālāt, éd. ʿA. Waǧdī Wā‘iẓ Čarandābī, avec
l’introduction et les commentaires de F. Zanjānī, 2e éd., Tabriz, 1371/1952, p. 54-56 ; aussi
dans Silsilat mu’allafāt al-Shaykh al-Mufīd, vol. 4, éd. I. AL-ANṢĀRĪ AL-ZANJĀNĪ AL-
KHŪ’ĪNĪ avec les commentaires de l’éditeur et ceux de Faḍlallāh Zanjānī (rééd. de l’éd. de
Tabriz), 1993, p. 80-82 ; voir aussi D. SOURDEL, L’Imamisme vu par le Cheikh al-Mufīd,
Paris, 1974, p. 73-75 ; E. KOHLBERG, « Some Notes on the Imamite Attitude to the
Qur’ān », art. cité, p. 215-216 ; M. J. MACDERMOTT, The Theology of al-Shaikh al-Mufīd
(m. 413/1022), Beyrouth, 1978, p. 96-98 ; M. A. AMIR-MOEZZI, « al-Šayḫ al-Mufīd
(m. 413/1022) et la question de la falsification du Coran », dans D. DE SMET et
M. A. AMIR-MOEZZI (éd.), Controverses sur les écritures canoniques de l’islam, Paris, 2014,
la partie consacrée au premier passage des Awā’il al-maqālāt, p. 210-213. Après al-Mufīd,
beaucoup d’autres auteurs shi’ites ont soutenu la même doctrine.
31 . M. AYOUB, « The Speaking Qur’ān and the Silent Qur’ān : A Study of the
Principles and Development of Imāmī Tafsīr” dans A. RIPPIN (éd.), Approaches to the
History of the Interpretation of the Qur’ān, Oxford, 1988, p. 177-198 ; M. A. AMIR-MOEZZI,
Le Coran silencieux et le Coran parlant, op. cit., passim et surtout chapitre 3 ; sur la
nécessité des herméneutiques de l’imam pour une bonne compréhension du Coran voir
aussi M. M. BAR-ASHER, « The Authority to Interpret the Qur’an », dans F. DAFTARY et
G. MISKINZODA (éd.), The Study of Shiʿi Islam : History, Theology and Law, Londres, 2014,
p. 149-162. Voir aussi ci-dessus note 17 et le texte afférent.
ʿALĪ ET LE CORAN 681
III. LES ALLUSIONS CORANIQUES À ʿALĪ
Un palier est franchi avec le deuxième « moment » des doctrines
shi’ites reliant la figure du premier imam au Livre saint de l’islam. ʿAlī
n’y est plus seulement l’exégète inspiré du Coran, mais il fait partie du
contenu de celui-ci. D’innombrables textes et traditions font état de
différentes sortes d’allusions coraniques à ʿAlī b. Abī Ṭālib. Il y a d’abord
les versets spécifiquement révélés à son sujet. Le commentaire coranique
du shi’ite zaydite al-Ḥusayn b. al-Ḥakam al-Ḥibarī (m. 286/899) est sans
doute une des plus anciennes sources existantes à cet égard. Ce
commentaire, édité avec son complément, contient cent traditions dont la
quasi-totalité remonte au Compagnon Ibn ʿAbbās et concerne des
allusions présumées ou les significations cachées du Coran concernant
ʿAlī, les membres de sa famille, ses fidèles et ses adversaires 32. On peut
considérer que l’ouvrage appartient au genre des asbāb al-nuzūl
(« circonstances de la Révélation »), dans une version shi’ite qui cache
son identité sous l’autorité d’Ibn ʿAbbās, personnage hautement respecté
par les non Shi’ites et considéré comme « le père » de l’exégèse
coranique sunnite 33. De ce fait, le Tafsīr d’al-Ḥibarī constitue une des
plus anciennes sources de ce que j’ai appelé ailleurs la longue tradition
des « commentaires personnalisés » dans le shi’isme 34 . Quelques
exemples, parmi beaucoup d’autres, concernant ʿAlī :
– Coran 2 (al-Baqara) / 45 : « Faites-vous soutenir par la patience et la
prière ; ceci est vraiment pénible sauf pour les humbles ». Ibn ʿAbbās :
32. Tafsīr al-Ḥibarī, éd. M. R. al-Ḥusaynī, Beyrouth, 1408/1987. Le livre est connu
sous plusieurs titres : Tanzīl al-āyāt al-munzala fī manāqib ahl al-bayt (la Révélation des
versets concernant les vertus des Gens de la Famille prophétique), Mā nazala min al-
Qur’ān fī amīr al-mu’minīn (Ce qui a été révélé dans le Coran au sujet du Commandeur
des croyants, i. e. ʿAlī), Mā nazala min al-Qur’ān fī ahl al-bayt (Ce qui a été révélé dans
le Coran au sujet des Gens de la Famille prophétique), etc. Sur cet auteur et son ouvrage,
voir M. A. AMIR-MOEZZI, « Le Tafsīr d’al-Ḥibarī (m. 286/899). Exégèse coranique et
ésotérisme shi’ite ancien », Journal des savants, janvier-juin 2009, p. 3-23 (trad. anglaise
dans F. DAFTARY et G. MISKINZODA (éd.), The Study of Shiʿi Islam, partie II, chapitre 5).
Une version modifiée de cet article constitue le troisième chapitre de M. A. AMIR-MOEZZI,
Le Coran silencieux et le Coran parlant, op. cit., p. 101-125.
33. Sur les asbāb al-nuzūl, voir A. RIPPIN, « Occasions of Revelation », Encyclopaedia
of the Qur’ān, vol. 3, p. 569-573 ; M. YAHIA, « Circonstances de la révélation », dans
M. A. AMIR-MOEZZI (éd.), Dictionnaire du Coran, Paris, 2007, p. 168-171. Sur la figure
d’Ibn ʿAbbās, voir l’article fondamental de C. GILLIOT, « Le portrait ‟mythique” d’Ibn
ʿAbbās », Arabica 32/2 (1985), p. 127-184.
34. M. A. AMIR-MOEZZI, Le Coran silencieux et le Coran parlant, op. cit., p. 115-117.
« Le commentaire personnalisé », peut-être la forme la plus ancienne de l’exégèse
ésotérique du Coran dans le shi’isme, identifie tel ou tel personnage des premiers temps
de l’islam sous le voile des versets coraniques. Dans cette distribution, ʿAlī remporte de
loin la part du lion.
682 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
40. Le récit insinue que, dès le vivant du Prophète, ses adversaires étaient présents
parmi ses partisans et que la question de sa succession était source de tension extrême.
41. Tafsīr al-Ḥibarī, tradition n° 41, p. 285-287.
42. Ibid., tradition n° 32, p. 272.
43. Ibid., tradition n° 34, p. 274.
44. Ibid., tradition n° 42, p. 288. Sur la walāya de ʿAlī dans le Coran voir ci-après.
45. Ibid., traditions nos 50-59, p. 297-311. Cette exégèse, particulièrement prisée par les
Shi’ites, possède là encore de très nombreuses occurrences, y compris dans les sources
sunnites ; voir ibid., p. 502-533 (les notes de l’éditeur). Voir aussi ci-dessus note 13.
684 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
46. Pour les références de cet ouvrage, voir ci-dessus note 16. Sur ce livre, dont les
parties anciennes seraient parmi les plus vieilles sources islamiques, voir H. MODARRESSI,
Tradition and Survival : A Bibliographical Survey of Early Shīʿite Literature,
vol. 1, Oxford, 2003, p. 82-86 ; M. A. AMIR-MOEZZI, « Note bibliographique sur le Kitāb
Sulaym b. Qays. Le plus ancien ouvrage shi’ite existant », dans ID., M. M. BAR-ASHER et
S. HOPKINS (éd.), Le Shīʿisme imāmite quarante ans après. Hommage à Etan Kohlberg,
Turnhout, 2009, p. 33-48 (le chapitre 1 du Coran silencieux est une version amplifiée de
cet article) ; M. MASSI DAKAKE, « Writing and Resistance : The Transmission of Religious
Knowledge in Early Shiʿism », dans F. DAFTARY et G. MISKINZODA (éd.), The Study of Shiʿi
Islam, op. cit., partie III.8, p. 181-201.
47. Kitāb Sulaym b. Qays, vol. 2, p. 643-644 (tradition n° 11).
48. Ibid., vol. 2, p. 832-833 (tradition n° 41).
49. Ibid., vol. 2, p. 885-886 (tradition n° 54).
50. Ibid., vol. 2, p. 903 (tradition n° 60).
51. M. A. AMIR-MOEZZI, « Le Tafsīr d’al-Ḥibarī... », art. cité, p. 15-17 = ID., Le Coran
silencieux, op. cit., p. 116-117). Parmi les ouvrages, parvenus jusqu’à nous et publiés,
citons : AL-ḤĀKIM AL-ḤASKĀNĪ (m. après 470/1077-1078), Shawāhid al-tanzīl, éd.
M. B. Maḥmūdī (ci-dessus note 22) ; IBN AL-BIṬRĪQ AL-ḤILLĪ (m. 600/1203-1204), Khaṣā’iṣ
al-waḥy al-mubīn fī manāqib amīr al-mu’minīn, M. B. Maḥmūdī, Téhéran, 1406/1986 ;
ʿALĪ ET LE CORAN 685
Par ailleurs, de nombreux termes ou expressions coraniques sont
presque systématiquement identifiés comme étant des allusions à ʿAlī ou
au statut de l’imam/walī dont il est l’illustration la plus accomplie : al-
sabīl (« la voie »), al-ḥaqq (« la vérité », « le réel »), al-khayr (« le
bien »), al-ḥasana (« la bonne action »), al-mīzān (« la balance »), al-
niʿma (« le bienfait »), al-ṣirāṭ (« le chemin », « la voie ») ou (al-)ṣirāṭ
al-mustaqīm (« la voie droite »), et beaucoup d’autres 52 . D’où de
nombreuses traditions, abondamment exploitées par les ouvrages
doctrinaux shi’ites :
Le Coran est révélé en quatre parties, aurait dit ʿAlī lui-même : un quart
nous concerne (i. e. nous, les gens de la Famille prophétique), un autre
quart est au sujet de nos adversaires, un troisième quart au sujet du licite
et de l’illicite et un dernier quart concerne les devoirs et les préceptes. Les
parties les plus nobles du Coran nous appartiennent 53.
Personne n’égale ʿAlī dans le Livre de Dieu pour ce qui a été révélé à son
sujet 54.
Soixante-dix versets ont été révélés au sujet de ʿAlī auxquels personne
d’autre ne peut être associé 55.
AL-ḤĀFIẒ RAJAB AL-BURSI (8e/XIVe s.), al-Durr al-thamīn fī khams mi’a āya nazalat fī amīr
al-mu’minīn, éd. al-Sayyid ʿA. ʿĀshūr, Beyrouth, 1424/2003 ; HĀSHIM B. SULAYMĀN AL-
BAḤRĀNĪ (11e-12e/XVII-XVIIIe s.), al-Lawāmiʿ al-nūrāniyya fī asmā’ amīr al-mu’minīn al-
qur’āniyya, Qumm, 1394/1974-1975 ; AL-ḤUSAYN B. BĀQIR AL-BURŪJIRDĪ (13e/XIXe s.), al-
Naṣṣ al-jalī fī arbaʿīn āya fī sha’n ʿAlī, Téhéran, 1320/1902-1903 ; le savant contemporain,
S. M. HUSAYNĪ BAHĀRĀNČĪ, Āyāt al-faḍā’il yā faḍā’il-e ʿAlī dar Qur’ān, Qumm,
1380/2001. Pour les allusions du Coran à ʿAlī chez les Shi’ites ismaéliens voir D. DE SMET,
« Le Coran, son origine, sa nature et sa falsification. Positions ismaéliennes
controversées », dans ID. et M. A. AMIR-MOEZZI (éd.), Controverses sur les écritures
canoniques de l’islam (ci-dessus note 30), sous-chapitre intitulé « La présence de ʿAlī dans
le Coran », p. 258-262.
52. Voir par ex. E. KOHLBERG, « ʿAlī b. Abī Ṭālib, ii. ʿAlī as seen by the community »,
art. cité, p. 843 b.
53 . Voir par ex. Tafsīr al-Ḥibarī, tradition n° 2, p. 233 ; FURĀT AL-KŪFĪ, Tafsīr,
éd. M. al-Kāẓim, Téhéran, 1410/1990, p. 45 sqq ; AL-ḤĀKIM AL-ḤASKĀNĪ, Shawāhid al-
tanzīl, nos 57 sqq. La tradition est également attribuée au Prophète.
54. AL-ḤĀKIM AL-ḤASKĀNĪ, op. cit., 1 : 39 sqq (tradition remontant à Ibn ʿAbbās).
55. Ibid., 1 : 43 (tradition remontant à Mujāhid).
686 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
69. AL-SAYYĀRĪ, Qirā’āt, p. 111, nos 425 et 426 (texte arabe), p. 201-202 (commentaire).
70. AL-SAYYĀRĪ, Qirā’āt, p. 134, n° 501 (texte arabe), p. 223-224 (commentaire). Pour les
auteurs ismaéliens voir MADELUNG-WALKER, op. cit. (ci-dessus note 65), p. 85 (« In the
mother of the Book wich is with us, he is ʿAlī, full of wisdom » = p. 29 du texte arabe) ;
D. DE SMET, « Le Coran, son origine... », art. cité, p. 259.
71. Voir M. A. AMIR-MOEZZI, Guide divin, p. 210-214 ; ID., « Notes à propos de la
walāya imamite », art. cité, p. 723-726 (= La Religion discrète, p. 178-183) ; M. M. BAR-
ASHER, « Variant Readings and Additions of the Imāmī-Šīʿa to the ran », Israel
Oriental Studies 13 (1993), p. 39-74. Par ailleurs, dans les commentaires du Kitāb al-
qirā’āt d’al-Sayyārī (KOHLBERG & AMIR-MOEZZI, Revelation and Falsification), de
nombreuses occurrences des traditions sont indiquées.
690 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
72. Sur ces données voir M. A. AMIR-MOEZZI, Guide divin, partie II/1 et 2 (« Les
mondes d’avant le monde. Le Guide-Lumière » et « L’humanité adamique. Le ‟voyage”
de la Lumière »), op. cit., p. 73-112 ; ID., « Cosmogony and Cosmology in Twelver
Shi’ism », Encyclopaedia Iranica, op. cit., vol. 5, p. 317-322 ; ID. La Religion discrète,
op. cit., chapitre 4 (« La pré-existence de l’Imam »), p. 109-133 ; ID. et Ch. JAMBET, Qu’est-
ce que le shi’isme ?, Paris, 2004, parties I-1, p. 27-40 ; II-2, p. 104-110 et 121-129.
73 . À part les références indiquées à la note précédente, voir ma monographie,
« Notes à propos de la walāya imamite » (aussi ci-dessus note 15 et le texte afférent) ;
deux articles fondamentaux d’U. RUBIN, « Pre-existence and light. Aspects of the concept
of Nūr Muḥammad », Israel Oriental Studies 5 (1975), p. 62-119 ; ID., « Prophets and
Progenitors in Early Shīʿa Tradition », Jerusalem Studies in Arabic and Islam 1 (1979),
p. 41-65 ; sur amr voir l’étude classique de S. PINES, « Shī’ite Terms and Conceptions in
Judah Halevi’s Kuzari », Jerusalem Studies in Arabic and Islam 2 (1980), p. 165-251 et
maintenant E. KRINIS, God’s Chosen People : Judah Halevi’s Kuzari and the Shīʿī Imām
Doctrine, Turnhout, 2014, index s.v. Order (amr).
74. D. GIMARET, Les Noms divins en Islam, Paris, 1988, index s.v. ʿalī.
ʿALĪ ET LE CORAN 691
le premier imam est l’exemplum suprême. D’où la centralité de la notion
et de la personne qui la symbolise chez les Shi’ites qui, de ce fait, se
désignent souvent eux-mêmes comme des ahl al-walāya (le Gens de la
walāya) ou encore les ʿAlawīyūn (les Fidèles de ʿAlī).
ʿAlī devient ainsi le symbole religieux, l’horizon spirituel d’un secret
initiatique, d’un itinéraire spirituel à double face : l’humanisation du
divin et la déification de l’humain. La doctrine de la walāya/waṣiyya/amr
constitue le noyau de la foi shi’ite, la dimension cachée, ésotérique
(bāṭin) enveloppée dans la religion exotérique (ẓāhir) portée par la
prophétie (nubuwwa) laquelle est symbolisée par la figure de
Muḥammad. D’où l’adage shi’ite, répété à l’envi par toutes sortes de
sources : al-walāya bātin al-nubuwwa (la walāya est l’ésotérique de la
prophétie). Le ʿAlī historique est le gardien de ce secret dont le contenu
ultime est le ʿAlī métaphysique. Ainsi l’Imam est en même temps le sujet
et l’objet de l’exégèse de l’Écriture.
Après ces lignes introductives, les traditions que nous allons examiner
deviendront plus claires :
Lorsque Dieu le Très-Haut créa les cieux et la terre, aurait dit le
Prophète, Il les appela et ils répondirent, puis il leur présenta ma
nubuwwa et la walāya de ‘Alī b. Abī Ṭālib [respectivement, aspects
exotérique et ésotérique de la religion en tant que Message divin] et ils
les acceptèrent. Puis Dieu créa les créatures et confia à nous deux
l’affaire de [leur] religion (amr al-dīn). C’est ainsi que l’heureux est
heureux par nous et le malheureux, malheureux par nous. Nous sommes
ceux qui rendons licite ce qui est licite pour eux et illicite ce qui est
illicite pour eux 75.
La walāya de ʿAlī imprègne toute l’histoire de l’humanité et en
constitue la substance spirituelle puisqu’elle se trouve au coeur de toutes
les Révélations et toutes les missions prophétiques. Al-Ṣaffār al-Qummī
(m. 290/902-3), important traditionniste du shi’isme ancien pré-
buwayhide, a consacré plusieurs chapitres de la seconde section de son
grand livre Baṣā’ir al-darajāt à ces questions 76 . Selon de nombreuses
traditions, remontant principalement aux cinquième et sixième imams,
Muḥammad al-Bāqir et Ja‘far al-Ṣādiq, le Pacte prétemporel (al-mīthāq),
conclu entre Dieu et les créatures à l’aube de la création et auquel le
Coran 7 (al-Aʿrāf) : 172 est censé faire allusion, concerne surtout la
walāya 77. D’autres hadith-s précisent que seuls les “élites” de la création
prêtèrent serment de fidélité à l’égard de la walāya de ‘Alī, à savoir : les
Rapprochés (al-muqarrabūn) parmi les anges, les Envoyés (al-mursalūn)
parmi les prophètes et les Éprouvés (al-mumtaḥanūn) parmi
les croyants 78 . Selon une tradition prophétique, dans le Monde pré-
existentiel des Ombres (‘ālam al-aẓilla), le statut des prophètes ne fut
parachevé que lorsqu’ils reconnurent la walāya 79 . De même le Pacte
accordé à Adam, dont parle le Coran 20 (Ṭāhā) : 115, concerne
la walāya 80 . Celle-ci constitue la raison essentielle de toute mission
prophétique :
Aucun prophète ni aucun envoyé n’a été missionné, si ce n’est par (ou
« pour ») notre walāya (bi-walāyatinā) 81.
Notre walāya est la walāya de Dieu. Tout prophète n’a été envoyé (par
Dieu) que pour/par elle 82.
La walāya de ‘Alī est inscrite dans tous le livres des prophètes ; tout
envoyé n’a été missionné que pour proclamer la prophétie de
Muḥammad et la walāya [ou la waṣiyya] de ‘Alī 83.
Le Coran, dans sa « version intégrale originelle », aurait mentionné
clairement le fait (comme précédemment, les passages en plus par
rapport à la version officielle du Coran sont en italique) :
Coran 42 (al-Shūrā) / 13 : « Il a établi pour vous ô Famille de
Muḥammad, en fait de religion, ce qu’Il avait prescrit à Noé, et ce que
Nous te révélons ô Muḥammad, et ce que Nous avions prescrit à
Abraham, à Moïse et à Jésus : “Etablissez la religion de la Famille de
Muḥammad (i. e. la religion de la walāya), ne vous divisez pas à son
sujet et soyez unis. Combien paraît difficile aux associationnistes,
77. Baṣā’ir, section 2, chapitres 7-12 ; voir aussi ci-dessus note 64 et le texte afférent.
78. Baṣā’ir, section 2, chapitre 6, p. 67-68 (éd. K) ; vol. 1, p. 275-278 (éd. Z). Pour le
terme technique d’Éprouvés, tiré de l’expression al-mu’min imtaḥana llāhu qalbahu li l-
īmān (le croyant – ou l’initié – dont Dieu a éprouvé le coeur pour la foi) voir M. A. AMIR-
MOEZZI, Guide divin, op. cit., index s.v. imtiḥān (al-qalb).
79. Baṣā’ir, section 2, chapitre 8. Sur « les Mondes d’avant le monde », voir Guide
divin, partie II-1, p. 75 sqq.
80. Baṣā’ir, section 2, chapitre 7, p. 70-71 (éd. K) ; vol. 1, p. 284-292 (éd. Z). Voir ci-
dessus la note 67 et le texte afférent ; aussi M. A. AMIR-MOEZZI, Guide divin, op. cit.,
p. 212 ; M. M. BAR-ASHER, « Variant Readings », art. cité, p. 64.
81. Baṣā’ir, section 2, chapitre 9, p. 74-75 (éd. K) ; vol. 1, p. 299-302 (éd. Z).
82. Baṣā’ir, ibid., n° 7, p. 75 (éd. K) ; vol. 1, p. 301 (éd. Z) ; aussi al-Uṣul al-sittat
ʿashar, Qumm, 2e éd., 1405/1984, p. 60 ; AL-MAJLISĪ, Biḥār, vol. 26, p. 281, n° 30.
83. Baṣā’ir, section 2, chapitre 8, p. 72, n° 1 (éd. K) ; vol. 1, p. 293, n° 1 (éd. Z). Voir
aussi AL-KULAYNĪ, Uṣūl, kitāb al-ḥujja, vol. 1, p. 437 ; AL-MAJLISĪ, Biḥār, vol. 26, p. 280,
n° 24 ; AL-QUNDŪZĪ, Yanābī‘ al-mawadda, p. 82 ; AL-BAḤRĀNĪ, Ghāyat al-marām, Qumm,
s. d., p. 207.
ʿALĪ ET LE CORAN 693
ceux qui associent à la walāya de ‘Alī (i.e., d’autres walāya-s) ; ce vers
quoi tu les appelles concernant la walāya de ‘Alī. Certes Dieu guide, ô
Muḥammad, vers cette religion celui qui se repent, celui qui accepte
ton appel vers la walāya de ‘Alī” (au lieu de : ‟Dieu choisit et appelle
à cette religion qui Il veut ; Il guide vers elle celui qui se repent”) » 84.
Si Adam fut chassé du paradis, c’est parce qu’il avait oublié la
walāya 85. Si le prophète Jonas fut enfermé dans le ventre de la baleine,
c’est parce que, pendant un moment, il avait refusé fidélité à la walāya 86.
Si certains israélites furent métamorphosés en poisson ou en lézard, c’est
qu’ils avaient négligé la walāya 87. C’est que sans la walāya, point de
religion. Sans un Dieu révélé dans un de Ses Amis ou sans l’homme
divin manifestant le Mystère ultime dans sa personne et ses
enseignements, la foi n’a pas de sens. Sans l’esprit, la lettre est morte,
n’est que coquille vide, dépouille sans vie. Il est donc tout à fait normal
que l’islam, la religion ultime du plus parfait des prophètes, soit encore
plus que d’autres centré sur la walāya ; plus, si Muḥammad est
Muḥammad, c’est qu’il a été initié, encore plus que d’autres prophètes,
en particulier pendant ses ascensions célestes, aux mystères de la walāya
de l’Imam, de l’Homme-Dieu symbolisé par le ‘Alī cosmique : « ‘Alī est
un Signe de Dieu (āya – au même titre qu’un verset du Coran) pour
Muḥammad. Celui-ci n’a fait qu’appeler (les gens) à la walāya de
‘Alī » 88.
Commentant le Coran 94 (al-Sharḥ) / 1, sur la vocation prophétique
de Muḥammad, « N’avons-Nous pas ouvert pour toi (ô Muḥammad), ta
poitrine ? », l’imam Ja‘far est dit avoir proclamé : « Dieu lui a ouvert la
poitrine à la walāya de ‘Alī » 89.
84. FURĀT AL-KŪFĪ, Tafsīr, p. 387 ; AL-KULAYNĪ, al-Rawḍa min al-Kāfī, texte et trad.
persane de H. Rasūlī Maḥallātī, Téhéran 1389/1969, vol. 2, p. 163, n° 502 ; ID., Uṣūl, kitāb
al-ḥujja, vol. 2, p. 285, n° 32 (version plus courte) ; AL-FAYḌ AL-KĀSHĀNĪ, Ṣāfī, vol. 2,
p. 509.
85 . Baṣā’ir, section 2, chapitres 7 à 12 ; aussi IBN BĀBŪYA, Ma‘ānī l-akhbār,
éd. ʿA. A. Ghaffārī, Téhéran, 1379/1959, p. 107-9 ; ID., al-Khiṣāl, Najaf, 1391/1971, p. 246 ;
IBN SHAHRĀSHŪB, Manāqib āl Abī Ṭālib, 3 vols, Najaf, 1375-76/1956, vol. 1, p. 214.
86. FURĀT AL-KŪFĪ, Tafsīr, p. 94 ; AL-MAJLISĪ, Biḥār, vol. 14, p. 401 et vol. 26, p. 333 sqq.
Voir aussi M. M. BAR-ASHER, Scripture and Exegesis, p. 200.
87. AL-‘AYYĀSHĪ, Tafsīr, vol. 2, p. 35 ; AL-MAJLISĪ, Biḥār, vol. 5, p. 345 et vol. 14, p. 55 ;
AL-BAḤRĀNĪ, Burhān, vol. 2, p. 44 ; M. M. BAR-ASHER, Scripture and Exegesis, p. 200-201.
88. AL-ṢAFFĀR AL-QUMMĪ, Baṣā’ir, section 2, chapitre 7, nos 5 et 8, p. 71-72 (éd. K) ;
p. 289 et 291 (éd. Z) ; et chapitre 10, n° 5, p. 77 (éd. K) ; p. 308-309 (éd. Z) ; FURĀT, Tafsīr,
p. 121-122 ; AL-MAJLISĪ, Biḥār, vol. 3, p. 400, n° 150, vol. 23, p. 208, n° 1 ; vol. 35, p. 369,
n° 14 ; AL-ḤUWAYZĪ, Tafsīr nūr al-thaqalayn, 4e éd., Qumm, 1412/1991, vol. 1, p. 595.
89. Baṣā’ir, section 2, chapitre 8, n° 3, p. 73 (éd. K) ; p. 294-295 (éd. Z) ; AL-MAJLISĪ,
Biḥār, vol. 36, p. 95, n° 27.
694 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
90. Baṣā’ir, ibid. n° 9, p. 74 (éd. K) ; p. 297-298 (éd. Z) ; AL-MAJLISĪ, Biḥār, vol. 39,
p. 273, n° 50.
91. Baṣā’ir, section 2, chapitre 10, n° 10, p. 79 (éd. K) ; p. 314 (éd. Z) ; IBN BĀBŪYA, al-
Khiṣāl, vol. 2, p. 600 ; AL-MAJLISĪ, Biḥār, vol. 23, p. 69, n° 4 ; AL-ḤUWAYZĪ, Tafsīr nūr al-
thaqalayn, vol. 3, p. 98.
92. AL-MAJLISĪ, Biḥār, vol. 28, p. 306, n° 13. À comparer avec IBN AL-BIṬRĪQ, Khaṣā’iṣ,
p. 98 et IBN ṬĀWŪS, al-Ṭarā’if fī ma‘rifa madhāhib al-ṭawā’if, Qumm, 1400/1979, p. 101.
93. FURĀT, Tafsīr, p. 371, n° 503.
94. Sur ces prônes, leur nature, leur nombre, leurs intitulés et les sources qui les ont
transmis, voir M. A. AMIR-MOEZZI, « Remarques sur la divinité de l’Imam » art. cité (= La
Religion discrète, chapitre 3).
ʿALĪ ET LE CORAN 695
jugements ; je suis le Parachèvement de la Religion ; je suis le Bienfait de
Dieu pour Ses créatures… 95.
Je suis l’Abeille-reine (ya‘sūb) des initiés ; je suis le Premier parmi les
Anciens ; je suis le successeur de l’Envoyé du Seigneur des mondes ; je
suis le Juge du Jardin et du Feu… 96.
Au sujet des versets « Sur quoi ils s’interrogent mutuellement ? / Sur
l’Annonce solennelle / Objet de leur différend » (Coran 78 [al-Naba’] / 1-
3), ‘Alī est dit avoir déclaré à ses adeptes :
Par Dieu, je suis l’Annonce solennelle… Dieu n’a pas d’Annonce plus
solennelle ni de Signe plus grandiose que moi 97.
Dans le prône qui suit, les Noms de Dieu mentionnés dans le Coran
sont en italique :
… Je suis le Secret des secrets… Je suis la Face de Dieu ; je suis l’Œil de
Dieu ; je suis la Main de Dieu ; je suis la Langue de Dieu… Je suis les-
Plus-Beaux-Noms par lesquels on invoque Dieu… Je suis le seigneur de la
prééternité primordiale… Je suis le maître de l’herméneutique [du
Coran] ; je suis le commentateur de l’Évangile ; je suis le savant de la
Torah… Je suis Le Premier (al-awwal) ; je suis Le Dernier (al-ākhir) ; je
suis Le Manifeste (al-ẓāhir) ; je suis Le Caché (al-bāṭin)… Je suis Le
Créateur (al-khāliq) ; je suis le Créé ; je suis Celui qui donne (al-muʿṭī) ;
je suis Celui qui prend (al-qābiḍ)… Je suis Le Compatissant (al-raḥmān) ;
je suis Le Miséricordieux (al-raḥīm)… Je suis le Lion [du clan] des Banū
Ghālib ; je suis ʿAlī b. Abī Ṭālib 98.
C’est dans ce contexte doctrinal que ʿAlī (et à sa suite, les imams de
sa descendance) est décrit, dans les ouvrages shi’ites, par des expressions
coraniques telles que « le Signe suprême » (al-āyat al-kubrā ; Coran 79
[al-Nāziʿāt] / 20), « l’Anse la plus solide » (al-ʿurwat al-wuthqā ;
Coran 2 [al-Baqara] / 256 et 31 [Luqmān] / 22), « l’auguste Symbole »
(al-mathal al-aʿlā ; Coran 16 [al-Naḥl] / 60) ou encore des titres tels que
95. FURĀT, Tafsīr, p. 178, n° 230. Sur fārūq voir aussi ci-dessous la note 113 et le texte
afférent.
96. AL-‘AYYĀSHĪ, Tafsīr, vol. 2, p. 17-18, n° 42 ; AL-MAJLISĪ, Biḥār, vol. 3, p. 389. Sur
‘Alī comme “Chef” ou “Commandeur des Abeilles” (amīr al-naḥl), voir I. GOLDZIHER,
« Schi‘itisches », Zeitschrift der Deutschen Morgenländischen Gesellschaft 44 (1910),
p. 532-33, repris dans Gesammelte Schriften, éd. Desomogyi, Hildesheim, 1967-1970,
vol. 5, p. 213-14.
97. AL-SAYYĀRĪ, Qirā’āt, p. 173, n° 630 (texte arabe), p. 260 (commentaire) ; FURĀT,
Tafsīr, p. 533-34, n° 685-86.
98. Le texte du « Prône de la Claire Déclaration » (khuṭbat al-bayān) dans la version
transmise par JAʿFAR AL-KASHFĪ, Tuḥfat al-mulūk, s.l. (Iran), s. d., (éd. litho. en 2 vols),
vol. 1, p. 20-28 ; M. A. AMIR-MOEZZI, « Remarques sur la divinité de l’Imam », art. cité,
p. 210-214 (= La Religion discrète, chapitre 3, p. 105-108).
696 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
L. MASSIGNON, « Die Ursprünge und die Bedeutung des Gnostizismus im Islam », Eranos
Jahrbuch 1937, p. 55-77 (repris dans ID., Opera minora, éd. Y. Moubarac, Beyrouth, 1963,
vol. 1, p. 499-513) ; ID., « Der gnostische Kult der Fatima im schiitischen Islam », Eranos
Jahrbuch 1938, p. 161-173 (= Opera minora, vol. 1, p. 514-522) ; H. CORBIN, « De la gnose
antique à la gnose ismaélienne » dans Oriente e Occidente nel Medioevo. Convegno di
scienze morali, storiche e filologiche, Rome, 1957, p. 105-146 (repris dans ID., Temps
cyclique et gnose ismaélienne, Paris, 1982, 3e partie) ; ID., « L’idée du Paraclet en
philosophie iranienne », dans La Persia nel Medioevo, Rome, 1971, p. 37-68 ; U. RUBIN,
« Pre-existence and Light », 1975 (voir ci-dessus note 73) ; H. HALM, Kosmologie und
Heislehre der frühen Ismāʿīliyya. Eine Studie zur islamischen Gnosis, Wiesbaden, 1978 ;
ID., « Das ‟Buch der Schatten”. Die Mufaḍḍal-Tradition der ghulāt und die Ursprünge des
Nuṣairiertums”, Der Islam 55 (1978), p. 219-265 et 58 (1981), p. 15-86 ; D. DE SMET, « Au-
delà de l’apparent : les notions de ẓāhir et bāṭin dans l’ésotérisme musulman »,
Orientalia Lovaniensia Periodica 25 (1994), p. 197-220 ; M. A. AMIR-MOEZZI, Le Coran
silencieux, op. cit., p. 157-158, 204 sqq, 215 sq.
104. Question à laquelle on n’a pas encore apporté une réponse satisfaisante ; voir à
ce sujet J. VAN REETH, « Ville céleste, ville sainte, ville idéale dans la tradition
musulmane », Acta Orientalia Belgica 24 (2011), p. 125 et surtout « « Le Coran silencieux
et le Coran parlant : nouvelles perspectives sur les origines de l’islam » (2013 ; voir ci-
dessus note 6), p. 393-394.
105. Voir par ex., entre de nombreuses autres études plus anciennes, J. VAN REETH,
« La cosmologie de Bardayṣān », Parole de l’Orient 31 (2006), p. 133-144 ; ID., « La
typologie du prophète selon le Coran : le cas de Jésus », dans G. DYE et F. NOBILIO (éd.),
Figures bibliques en islam, Bruxelles, 2011, p. 81-105 ; ID., « Who is the ‟Other”
Paraclet ? », dans C. A. SEGOVIA & B. LOURIÉ (éd.), The Coming of the Comforter : When,
Where and to Whom ? Studies on the Rise of Islam and Various Other Topics in Memory
of John Wansbrough, Piscataway, 2012, p. 423-452. Voir aussi J. BARBEL, Christos Angelos,
Bonn, 1941 ; G. LÜLING, Die Wiederentdeckung des propheten Muhammad.
Ein Kritik am “christlichen” Abendland, Erlangen, 1981 ; B. G. BUCUR, Angelomorphic
Pneumatology : Clement of Alexandria and other early Christian witnesses, Leiden, 2009.
698 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
106. Les sources sur ces données sont innombrables. On trouvera une pertinente
synthèse dans E. KOHLBERG, art. « ʿAlī b. Abī Ṭāleb, ii. ʿAlī as seen by the community »,
Encyclopaedia Iranica, vol. 1, p. 845-847 ; sur les sources voir aussi M. A. AMIR-MOEZZI,
« Remarques sur la divinité de l’Imam », art. cité, p. 207-210 (= La Religion discrète,
p. 102-103).
107. Sur ces questions, sur les deux traditions imamites anciennes, pré- et post-
buwayhide et sur la division artificielle entre un shi’isme « modéré » et un shi’isme
« extrémiste », surtout à l’époque ancienne, voir M. A. AMIR-MOEZZI, Guide divin,
op. cit., introduction, p. 13-58 et conclusion, p. 312-317 ; ID., « al-Ṣaffâr al-Qummî
(m. 290/902-3) et son Kitâb baṣâ’ir al-darajât », Journal Asiatique 280/ 3-4 (1992), p. 221-
ʿALĪ ET LE CORAN 699
anciennes (3e-5e/IX-XIe s.) et modernes (10e-13e/XVI-XIXe s.), aux auteurs
importants allant d’Ibn Shahrāshūb (m. 588/1192) aux grands maîtres des
confréries mystiques modernes et contemporains en passant par Ḥaydar
Āmulī (m. 794/1391-1392), Rajab al-Bursī (m. 814/1411) Ibn Abī Jumhūr
al-Aḥsā’ī (m. après 901/1496) ou encore les grands philosophes iraniens
de l’ère safavide, Mullā Ṣadrā (m. 1050/1640), Mullā Muḥsin al-Fayḍ al-
Kāshānī (m. 1091/1680) et les grands théoriciens de la walāya
ontologique (al-walāya al-takwīniyya), comme Mīrzā Rafīʿā Nā’īnī
(m. 1083/1672), ʿAbd al-Razzāq Lāhījī (m. 1032/1622), Mullā Naʿīmā
Ṭāliqānī (m. après 1135/1722) ou Mullā ʿAbd al-Raḥīm Damāvandī
(m. 1160/1747) 108.
Je voudrais terminer cette étude avec quelques interrogations,
suppositions et hypothèses. Je les exposerai ici très sommairement et en
vrac, laissant leur examen détaillé pour une étude ultérieure en
préparation. Le shi’isme est la religion de l’Imam comme le christianisme
est la religion du Christ ; de même, la doctrine shi’ite de l’Imam,
l’imamologie, déterminant foncièrement la théologie et la prophétologie,
est entièrement centrée sur la figure de ʿAlī. Autrement dit, depuis un
millénaire et demi, le shi’isme est la religion de ʿAlī, homme divin et
guide suprême 109 . Cette figure et les doctrines qui s’y rapportent
possèdent donc une très grande puissance spirituelle, entraînant des pans
entiers, certes minoritaires, mais très largement représentatifs, de la
communauté des fidèles, et ce dès les tout premiers temps de l’islam
250 (version complétée et quelque peu modifiée dans Le Coran silencieux, op. cit.,
chapitre 4).
108 . Sur les grandes compilations de Hadith imamite voir E. KOHLBERG, « Shīʿī
Ḥadīth », dans A. F. L. BEESTON et al. (éd.), The Cambridge History of Arabic Literature I.
Arabic Literature to the End of Umayyad Period, Cambridge, 1983, p. 299-307 ;
M. A. AMIR-MOEZZI, Guide divin, p. 48-58 ; ID., Le Coran silencieux, op. cit., p. 116-117.
Sur les autres auteurs voir les références indiquées ci-dessus dans la note 106. Sur les
philosophes d’époque safavide et la walāya ontologique (opposée à la walāya juridique –
al-walāya al-tashrīʿiyya – revendiquée par les Docteurs de la Loi) voir l’étude importante
de S. RIZVI, « ‟Seeking the Face of God” : the Safawid Ḥikmat Tradition’s
Conceptualisation of Walāya Takwīniyya », dans F. DAFTARY & G. MISKINZODA (éd.), The
Study of Shiʿi Islam, p. 391-410.
109. ʿAlī aurait été le seul personnage historique des débuts de l’islam au nom duquel
a été associé, très probablement de son vivant même, le terme de « religion » ; sur cette
« religion de ʿAlī » (dīn ʿAlī), voir M. A. AMIR-MOEZZI, « Considérations sur l’expression
dīn ʿAlī » (ci-dessus note 7). Les expressions « religion de ʿAtīq » (dīn al-ʿAtīq, ʿAtīq est
le surnom d’Abū Bakr) ou « religion de ʿUthmān » (dīn ʿUthmān) auraient été forgées en
réaction à dīn ʿAlī ; voir M. A. AMIR-MOEZZI, The Spirituality of Shiʿi Islam (ci-dessus
note préliminaire), p. 11, note 20 (information supplémentaire par rapport à l’original
français, La Religion discrète, p. 24, note 20) ; aussi I. GOLDZIHER, Muhammedanische
Studien, vol. 2 (2 vols), Halle, 1889-1890, p. 120.
700 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
jusqu’à nos jours 110 . Or, il est difficilement envisageable qu’une telle
religion, une telle dévotion à l’égard d’une personne, soit née du néant
ou soit uniquement fondée sur une question de succession, fût-ce celle
d’un prophète.
À ce stade du raisonnement, plusieurs interrogations légitimes
surgissent si l’on prend en compte quelques prémisses. Dans de très
nombreuses traditions shi’ites (nous en avons vu quelques-unes), le
prophète Muḥammad déclare que l’objectif ultime de sa mission est la
déclaration de la sacralité de la personne de ʿAlī, c’est-à-dire appeler les
fidèles à suivre la personne et les enseignements de ce dernier. Par
ailleurs, tel qu’il apparaît dans d’innombrables passages coraniques, le
message de Muḥammad est présenté comme étant le prolongement et le
parachèvement des religions monothéistes antérieures, en l’occurrence le
judaïsme et le christianisme. Enfin, si l’on prenait au sérieux, comme elle
le mérite amplement, la vieille thèse injustement négligée de Paul
Casanova, Muḥammad serait venu annoncer la Fin des temps ; ce qui est
clairement attesté par plusieurs dizaines de courtes sourates finales du
Coran, dites à juste titre « eschatologiques », par un des titres du
Prophète attesté par quelques-unes parmi les plus anciennes sources , à
savoir nabī ou rasūl al-malḥama (« le prophète/le messager des
calamités de la Fin des temps ») et par de nombreuses traditions 111. On
110. Il faut rappeler que même si les Alides, appelés plus tard Shi’ites, avaient été
minoritaires aux débuts de l’islam, ils ont été au centre de l’histoire et des élaborations
doctrinales de cette religion pendant les trois ou quatre premiers siècles de l’hégire. C’est
en effet vers la fin du 3e/IXe siècle, après des siècles de violence et de guerres civiles, que
« l’orthodoxie » sunnite, dont de nombreuses doctrines ont été élaborées en réaction au
shi’isme désormais considéré comme « hétérodoxe », va s’imposer à la majorité des
Musulmans ; voir M. A. AMIR-MOEZZI, Le Coran silencieux, op. cit., passim et en
particulier p. 128 sqq.
111. P. CASANOVA, Mohammed et la fin du monde. Étude critique sur l’islam primitif,
Paris, 1911-1913 (2 vols + 1 vol. de notes) et 1924 (1 vol. de notes supplémentaires). Selon
Casanova, il est impossible que le Coran, livre éminemment eschatologique – au moins
dans les sourates finales de sa version connue – et prolongement des livres saints de la
tradition judéo-chrétienne, n’ait rien dit sur la figure du Sauveur. L’absence étonnante de
celle-ci dans le Coran serait due aux suppressions ultérieures de nombreux passages par
les autorités califales, car la dimension messianique du Coran lui aurait donné des allures
trop shi’ites (ibid., chapitre VI, p. 54-67 et chapitre VII, p. 68-69). Ces assertions du savant
français, professeur au Collège de France, vont dans le même sens que la doctrine shi’ite
ancienne du taḥrīf, c’est-à-dire de la suppression de larges passages du Coran par les
adversaires des Alides, doctrine shi’ite que Casanova ne semble pourtant pas connaître.
Pour un rappel de l’importance de l’ouvrage de Casanova voir maintenant F. DONNER,
Muhammad and the Believers : at the Origins of Islam, Cambridge (Mass.), 2010, p. 79-82
et surtout S. J. SHOEMAKER , The Death of a Prophet : the End of Muhammad’s Life and the
Beginnings of Islam, Philadelphia, 2012, p. 118-196. Voir aussi J. VAN REETH,
« Muḥammad : le premier qui relèvera la tête », dans A. FODOR (éd.), Proceedings of the
ʿALĪ ET LE CORAN 701
pourrait alors émettre l’hypothèse suivante : Muḥammad serait venu
pour annoncer la Fin du monde ; appartenant à la tradition religieuse
biblique, il ne pouvait pas rester silencieux sur la figure centrale de
l’eschatologie biblique à savoir le Sauveur, le Paraclet et/ou le Messie, le
Christ Oint (al-masīḥ) ; il aurait présenté ʿAlī comme étant ce Messie de
la Fin des temps. D’où les nombreuses mentions explicites, dans le Coran
originel, de ʿAlī en tant que Sauveur et la suppression de ces mentions
par les adversaires de ce dernier dans la version officielle, mais falsifiée
du Coran. C’est du moins ce qu’auraient professé les premiers Alides.
Cette hypothèse, à première vue saugrenue, paraît pourtant trouver
de nombreuses attestations textuelles dans les sources shi’ites anciennes
de toutes tendances ou dans les écrits hérésiographiques sunnites.
Il y a quelque chose en toi qui ressemble à Jésus fils de Marie, aurait dit
Muḥammad à ʿAlī ; si je ne craignais pas que certains groupes de ma
communauté ne disent ce qu’ont dit les chrétiens au sujet de Jésus, je
révélerais quelque chose à ton sujet qui aurait fait que les gens
ramasseraient la poussière de tes pas afin d’en recevoir la bénédiction 112.
Dans plusieurs de ses prônes, ʿAlī se déclare l’Oint/le Christ, al-
masīḥ, le mahdī (le Bien-Guidé) ou le qā’im (le Résurrecteur), le Messie
de la Fin des temps identifié par beaucoup à Jésus : « … Je suis Jésus… Je
suis le mahdī de tous les instants, je suis le Jésus de ce temps… je suis le
grand fārūq… » 113 . Selon les hérésiographes, al-Ḥasan b. Mūsā al-
Nawbakhtī (m. vers 300/912-913) du côté shi’ite, ou ʿAbd al-Qāhir al-
Baghdādī (m. 429/1037) du côté sunnite – pour ne citer qu’eux – les
Alides Saba’iyya du 1er/VIIe s. refusaient de croire en la mort de ʿAlī. Ils
20th Congress of the Union Européenne des Arabisants et Islamisants, Arabist : Budapest
Studies in Arabic 26-27 (2003), p. 83-96.
112. AL-KULAYNĪ, al-Rawḍa min al-Kāfī (ci-dessus note 84), vol. 1, p. 81. Il s’agirait ici
de la nature divine de Jésus mais aussi de sa fonction messianique. Rappelons que,
pendant les premiers temps de l’islam, pour bon nombre de musulmans, Jésus était
considéré comme étant le Sauveur à venir à la Fin des temps, le mahdī ; voir
W. MADELUNG, art. « al-Mahdī », EI2, s.v. ; J. AGUADE, Messianismus zur Zeit der frühen
Abbasiden : Das Kitāb al-Fitan des Nuʿaim b. Ḥammād, Dissertation doctorale,
Université de Tübingen, 1979, index. s.n. Jesus ; D. COOK, Studies in Muslim Apocalyptic,
Princeton, 2002, index, s.n. Jesus ; et maintenant P. LORY, « Les signes de la fin des temps
dans les traditions musulmanes sunnites », dans E. AUBIN-BOLTANSKI et C. GAUTHIER,
Penser la fin du monde, Paris, 2014, p. 269-280.
113. AL-KASHFĪ, Tuḥfat al-mulūk (ci-dessus note 98), p. 27 ; voir aussi FURĀT AL-KŪFĪ,
Tafsīr, p. 178. Le titre eschatologique de fārūq que l’on pourrait traduire par « juge »
vient du pārūqā syriaque qui signifie « le Sauveur ». Il a été appliqué à d’autres
personnages de l’islam naissant, notamment à ʿUmar b. al-Khaṭṭāb, probablement parce
que considéré comme le « libérateur » de Jérusalem ; voir S. BASHEAR, « The Title
« Fārūq » and its association with ʿUmar I », Studia Islamica 72 (1990), p. 47-70. Voir
aussi ci-dessus la note 95 et le texte afférent.
702 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
prétendaient qu’à l’instar de Jésus, il était monté au ciel pour revenir sur
terre à la Fin des temps en tant que mahdī/qā’im, pour se venger de ses
ennemis et remplir la terre de sagesse et de justice 114. Dans le verset 13
(al-Raʿd) : 7, Dieu parle de deux personnages religieux importants :
« … Tu n’es qu’un Avertisseur (mundhir) et chaque peuple a un Guide
(hādin) ». L’exégèse shi’ite soutient unanimement que le premier désigne
Muḥammad et le second ʿAlī 115 . Outre le fait que « le Guide » est
supérieur à « l’Avertisseur » dans l’économie religieuse, on sait qu’al-
hādī est également un des nombreux titres d’al-Mahdī, le Sauveur (les
deux termes appartiennent évidemment à la même racine HDY). Peut-on
penser alors que, pour certains Alides des premiers temps, Muḥammad
était le Paraclet annonçant l’avènement de ʿAlī, le Messie ? Al-Ablaq, un
des chefs de la secte des Shi’ites pro-abbassides Rāwandīya vers la fin de
l’époque omeyyade et le début de l’ère abbasside, et partisan de la
doctrine de la métemphotose (tanāsukh), soutenait que l’esprit de Jésus
était installé en ʿAlī 116 . Dans une tradition rapportée par le savant
ismaélien Jaʿfar b. Manṣūr al-Yaman (m. avant 346/957), ʿAlī est dit avoir
déclaré : « Hommes ! Je suis le Christ (al-masīḥ), je guéris les aveugles et
les lépreux… Je suis lui et il est moi ; Jésus, fils de Marie, fait partie de
moi et moi, je fais partie de lui. Il est le Verbe suprême de Dieu (kalimat
allāh al-kubrā) » 117. Et les exemples de ce genre sont nombreux. Ce qui
tend à montrer que pour une bonne partie des Shi’ites (dont la plupart
seront qualifiés d’« extrémistes » plus tard), ʿAlī était considéré comme
étant le qā’im, le Sauveur eschatologique, une nouvelle manifestation de
Jésus (aussi bien dans sa dimension divine que messianique), et ce
surtout pendant les premiers temps de l’islam, mais pas uniquement.
Comme dans d’autres traditions religieuses annonçant la Fin du
monde, les problèmes surgissent lorsque cette échéance n’arrive pas ;
lorsque le prophète « avertisseur » et le Messie annoncé meurent et que
le monde n’atteint pas son terme. L’histoire est alors à récrire, la
Tradition à réinterpréter, les textes à infléchir. Si l’on se fonde sur la
supposition qui vient d’être exposée, on a l’impression que plus on
114. AL-NAWBAKHTĪ, Firaq al-shīʿa, éd. M.Ṣ. Āl Baḥr al-ʿulūm, Najaf, 1936, p. 22 ;
AL-BAGHDĀDĪ, al-Farq bayn al-firaq, éd. M. ʿAbd al-Ḥamīd, Le Caire, s. d., p. 223-24.
115. AL-SAYYĀRĪ, Qirā’āt, p. 70, n° 270 (texte arabe), et pour de très nombreuses autres
sources ibid., p. 139-140, n° 233 et p. 152, n° 270 (commentaires en anglais).
116. Voir, entre autres, AL-ṬABARĪ, Ta’rīkh al-rusul wa l-mulūk, éd. de Goeje et al.,
Leiden, 1879-1901, vol. 3/1, p. 129 sqq et 418-419 ; pour la traduction de tanāsukh
(d’habitude traduit par “métempsychose”) par « métemphotose » (littéralement : le
déplacement de la lumière) dans le shi’isme ancien, voir M. A. AMIR-MOEZZI, Guide divin,
p. 109 ; voir aussi E. KOHLBERG, « ʿAlī b. Abī Ṭāleb, ii. ʿAlī as seen by the community,
‟Among extremist Shiʿites” », Encyclopaedia Iranica, p. 845a.
117 . JAʿFAR B. MANṢŪR AL-YAMAN, Kitāb al-kashf, éd. R. Strothmann, Londres,
1952, p. 8.
ʿALĪ ET LE CORAN 703
progresse dans le temps, plus la figure de ʿAlī perd sa dimension divino-
messianique (l’assimilant à Jésus-Christ) au profit de la figure du seul
successeur légitime du Prophète aux dimensions théophanique,
initiatique et mystique transmissibles à ses descendants, les autres imams
alides. Autrement dit, si l’on prend en compte notre hypothèse,
contrairement à ce que pensent habituellement la plupart des historiens
et des islamologues, les traditions shi’ites les plus radicales sur les
natures divine, christique et messianique de ʿAlī seraient les plus
anciennes, évoluant plus tard dans le sens d’une certaine atténuation. Le
premier imam va perdre sa connexion étroite avec Jésus et sa dimension
christique messianique, mais les vestiges de cet immense poids religieux
vont nourrir son statut hautement divin qui le singularise si fortement
dans la spiritualité musulmane en général et shi’ite en particulier.
Dans le sunnisme, l’évolution de la figure de ʿAlī est totalement
différente. La période omeyyade, mises à part quelques courtes
parenthèses, semble marquée par une détestation revendiquée, illustrée
par des malédictions publiques de ʿAlī et ses descendants, sur ordre du
pouvoir. Parallèlement, certains autres « Compagnons » du Prophète
auraient été hissés au rang d’hommes divins, très probablement pour
neutraliser l’image shi’ite de ʿAlī ; cela semble particulièrement notable
dans le cas de ʿUmar b. al-Khaṭṭāb, adversaire historique de ʿAlī et
sanctifié grâce à son image de champion des conquêtes arabes 118 .
L’arrivée des Abbassides, d’abord eux-mêmes shi’ites, marqua le terme
du culte de la haine de ʿAlī mais, en se « sunnitisant » par pragmatisme
politique, le nouveau pouvoir va banaliser et récupérer ce dernier en le
plaçant au même rang que les trois autres « califes bien guidés » et
d’autres « Compagnons » désormais canonisés du Prophète 119. Comme je
l’ai dit précédemment, le sujet mérite une étude à part.
118. Voir en particulier A. HAKIM, « ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb, calife par la Grâce de Dieu »,
Arabica 54/3 (2008), p. 317-336 ; ID., « ʿUmar b. al-Ḫaṭṭāb : l’autorité religieuse et
morale », Arabica 55/1 (2008), p. 1-34.
119. Sur le comptage tardif de ʿAlī comme le quatrième et dernier des « califes bien
guidés » (al-khulafā’ al-rāshidūn), voir W. MADELUNG, Der Imam al-Qāsim ibn Ibrāhīm
und die Glaubenslehre der Zaiditen, Berlin, 1965, p. 225 sq ; J. VAN ESS, Theologie und
Gesellschaft im 2. und 3. Jahrhundert Hidschra. Eine Geschichte des religiösen Denkens
im frühen Islam, vol. 3 (6 vols), Berlin-New York, 1991-1997, p. 450 sqq. Pour l’élaboration
tardive de la doctrine sunnite de la « sainteté » des Compagnons (ṣaḥāba) du Prophète,
voir maintenant A. OSMAN, « ʿAdālat al-ṣaḥāba : The Construction of a Religious
Doctrine », Arabica 60/3-4 (2013), p. 272-305.
704 MOHAMMAD ALI AMIR-MOEZZI
ABSTRACT. — ʿAlī and the Quran (Aspects of the twelver imamology XIV).
By Mohammad Ali AMIR-MOEZZI.
ʿAlī, son of Abū Ṭālib, son in law and cousin of the prophet Muḥammad, first imam
(chief, guide, leader) of the Shi’ites and fourth caliph, is undoubtedly one of the most
prominent figures within Islam’s different forms of spirituality. However, it is
particularly within the Shi’ite spirituality, founded primarily upon the figure of the
imam, that he represents a pivotal core around which the most important religious
doctrines revolve. This article examines this role from the perspective of a singular
problematic : that of the relationship that binds Ali to the Quran. Thus, the roles of Ali,
first as actor and subject within the exegesis of the Revelation, then as its content and
ultimate object, are successively analyzed. This dual dimension seems inscribed in Ali’s
dual nature : human and divine. Hence the conluding hypothesis that some Proto-Shi’ites
might identify their first imam with Christ.
KEYWORDS : Alī b. Abī Ṭālib – shi’ism – Quran – quranic exegesis – imamology –
Jesus-Christ.