Fenton-Guenon Et Le Judaism

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248 PHILIPPE FAURE

PAULB.FENTON
Quant à son recours aux textes, le mode de citation est pratiquement ,
toujours le même: l'allusion à un épisode, à une formule, à une parabole, (
extraite de son contexte et prise pour illustration du propos général, i
d'ordre métaphysique, cosmologique ou anthropologique. On ne peut •,
s'empêcher de penser, bien souvent, à propos de ce mode de citation, de 't
mobilisation, à la manière dont le prédicateur médiéval nourrissait ses )
1, RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME
sermons, ou encore au mode coranique de renvoi à des personnages ou
épisodes bibliques, sans souci de narrativité.
Qu'il s'agisse de l'exégèse des symboles ou de l'utilisation des textes, i
,
on peut en tout cas légitimement parler de la mise en œuvre d'une « pé- GUÉNON ET LA TRADITION HÉBRAÏQUE
dagogie spirituelle », audacieuse et non-conformiste, qui bouscule les
discours établis, les crispations identitaires et les fondamentalismes, pré- 1 En parcourant l'œuvre de René Guénon, on ne peut que s'étonner de-
sents et à venir. Cette démarche prend sa source dans une perspective (
métaphysique indissociable d'une connaissance illuminative, non pas vant la part relativement mince réservée à la religion juive et le peu de
seulement rationnelle, mais «intellectuelle» au sens spirituel du terme.
Que ce soit par le prisme des symboles, des paroles ou des expressions
i références à sa doctrine, en dépit de l'intérêt immense que ce métaphysi-
cien portait au fait religieux dans de nombreuses traditions. Ceci, no-
écrites, la convergence des traditions se vérifie essentiellement, selon nobstant sa conception que «Judaïsme, Christianisme et Islamisme se
l'auteur, au niveau de tout ce qui exprime le centre spirituel de l'Être - au présentent comme les trois éléments d'un même ensemble en dehors
plan macrocosmique ou au plan microcosmique - et sa capacité à croître duquel il est le plus souvent difficile d'appliquer proprement le terme
et à se manifester. Dans ces conditions, il n'est pas si surprenant que Î, même de "religion" ». Nous disons bien la religion juive pour la dis-
[
Guénon ait pu conduire ou ramener certains de ses lecteurs à la foi catho- tinguer de la tradition hébraïque car, comme nous le verrons plus loin,
lique', En tout cas, l'un de ses objectifs majeurs aura été de suggérer, par ! Guénon lui-même effectue constamment cette distinction. En traitant du
petites touches répétées et insistantes, une vision renouvelée de la tradi- judaïsme, il n'a pas à l'esprit tout à fait la même chose que lorsqu'il
tion chrétienne, capable de conduire à une prise de conscience spirituelle. évoque la tradition hébraïque. Tout compte fait, ses références à cette
dernière ainsi qu'à la Kabbale demeurent relativement mineures.
) Du reste, un examen de sa bibliothèque révèle une très modeste pré-
• sence de livres se rapportant au judaïsme et même à la Kabbale; elle ne
contenait qu'onze ouvrages en langue hébraïque, dont des Bibles et des
, rituels de prières'. Il a beau avoir déclaré que l'hébreu est la seule langue
1
l'
,
1 1. R. GUÉNON,IGEDH, p. 61.
\ 2. X. ACCART, J-P. LAURANT et P. MOLLIER, « La bibliothèque "ésotérique" de
! René Guénon », Renaissance traditionnelle, n" 123-124. Paris, 2000, p. 287-316, en

l~
particulier p. 301-302. On retiendra néanmoins l'ouvrage kabbalistique de D.
ROSENBERG (1793 - après 1844 J. Aperçu de l'Origine des rites et du culte des
1. Y. MILLET, «Guénon a-t-il "fait" des catholiques? », Cahiers de /'homme- Hébreux, Paris, 1841. Voir G. SCHOLEM, Bibliographia Kabbolistica, Leipzig, 1927,
esprit, 3, 1973, p. 35-54 ; P. et J.-L. GRISON, «Deux aspects de l'œuvre de René ! n" 1292, p.224. Sur ce franc-maçon juif d'origine hongroise, voir J-P. BRACH,
Guénon », René Guénon. Sa vie et son œuvre, Paris, France-Asie, janvier 1953, rééd. «Franc-Maçonnerie et Kabbale. Les planches maçonniques du frère David
1994, p. 65-102 (p. 77); X. ACCART, Guénon ou le Renversement des clartés, Rosenberg », Renaissance traditionnelle, nO 143-144 (2005). Par voie de
p. 1085-1086.
comparaison, il possédait 179 livres sur la franc-maçonnerie.
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sacrée de l'Occident', son savoir hébreu s'avère fort réduit. Même tir de quelques documents et d'études parfois banales" l'intuition du
compte tenu des coquilles typographiques, sa transcription des mots hé- métaphysicien s'est montrée fort pénétrante'.
braïques est parfois erronée et parfois même arabisée", De surcroît, à aucun moment Guénon ne met à contribution la très
Pour la tradition juive, il s'en tient généralement à la Bible, ou plus riche littérature rabbinique connue sous le nom des midrashim, souvent
précisément aux livres du Pentateuque, la Genèse et l'Exode, dont les employée par les kabbalistes-. Il n'évoque ni le rituel juif ni ses prescrip-
symboles sont décryptés invariablement, à la lumière de l'exégèse kab- tions religieuses. A vrai dire, il est plus loquace sur les rites de la franc-
balistique. En matière de Kabbale, il ne fait pas non plus preuve d'un maçon~erie que sur ceux de cette grande tradition régulière', pour la-
savoir étendu, la plupart de ses références étant de seconde main, em- quelle il n'a composé aucun exposé doctrinal, comme il l'a fait par
pruntées, en l'occurence, à Paul Vulliaud (1875-1950)3. Cet érudit et exemple, pour la tradition hindoue'. Force est de constater que le grand
peintre, ancien admirateur de Sâr Josephin Péladan (1859-1918), a signé ésotériste fit preuve de peu d'engouement pour le judaïsme'.
une des compilations les plus fouillées sur la tradition ésotérique du ju- Il est vrai que selon sa conception cyclique, la tradition hébraïque ne
daïsme, La Kabbale juive, qui connut une grande fortune en milieu oc- représentait qu'une phase intermédiaire et partant, secondaire et incom-
cultiste'. Guénon n'avait visiblement pas de connaissances détaillées de plète de la tradition, une sorte de parenthèse entre le début du cycle dont
la Kabbale lourianique qui est celle des écoles contemporaines, et il s'est l'hindouisme reste le refiet le plus authentique, et sa fin, annoncée par
mépris sur le sens de quelques termes fondamentaux tel qu'Adam qad- l'islam. En effet, l'auteur d'Or/elll et Occident considérait que la «tradi-
môn'. Néanmoins on peut reconnaître avec Frédérick Tristan qu'« à par- tion primordiale » était par définition, antérieure au développement spé-
cifique des civilisations telles que la juive, dont elle fut la Source
principielle. Si toutes les doctrines métaphysiquement complètes étaient
1. « Nous avons fait remarquer incidemment, il y a quelques temps que le monde équivalentes et identiques quant au fond, Guénon privilégiait la doctrine
occidental n'avait à sa disposition aucune langue sacrée autre que l'hébreu »,
R. GUÉNON. AEC, p. 3 : «Les racines des plantes », ET. septembre 1946, repris dans
SFSS, p. 375. Guénon fit cette remarque à proposde noms d'anges dans les formules
magiques, mais la même observation vaut pour de nombreux termes dans la cabale
chrétienne et les rites franc-maçons. l'homonymie de 1'insân al-kâmil et de l'Adam Qadmôn de « termes coïncidents
2. R. GUÉNON, RQST, p. 252: satan et non shatan; SFSS, p. 16: hamor et non sans qu'il y ait aucune parenté réelle entre leurs processus de formation respectifs»:
hemor ; ibid., p. 264: heykhal el non hikal; ibid., p. 376: mal'akh et non maleak: ; Dans sa note 5, Massignon met en garde contre l'hypothèse fondée sur cette
d'après A5PT, «bénédiction» se dit berakhâh et non baraka en hébreu. Du reste. homonymie de l'unité d'origine initiatique de tous les mysticismes religieux d'Asie
ses transcriptions des phrases arabes correspondent plus à la langue vulgaire qu'à la antérieure « déjà émise par certains historiens ésotéristes de la franc-maçonnerie au
langue classique. S'agît-il d'une démarche intentionnelle afin de se distancier des début du XIXe siècle », Voir aussi A. BADAWI, al-insân al-kâmil fll-islâm (2e éd.,
Orientalistes, ou cela montre-t-il que Guénon ne maîtrisait pas l'arabe littéraire '! Koweït, 1976, p. 1 t3), qui démarque Massignon, et D. COHEN, «Adam Qadmon »,
3. Sur Vulliaud, voir Jean-Pierre BRACH, «Paul Vulliaud (1875-1950) and Jcwish La Règle d'Abraham, n" 8 (décembre 1999), p. 26-41.
Kabbalah » dans B. Huss et alla, Kabbalah and Modemity, Leyde - Boston, 2010, 1. F. TRISTAN, «Réflexions sur René Guénon », P.-M. SlGAUD (éd.), René Guénon
p. 129-149. Dans les années '30, Vulliaud participait avec Guénon au Voile d'Isis. Dossier H, Lausanne, L'Âge d'Homme, 1984, p. 212. '
4. P. VULLlAUD, La Kabbale juive. Histoire et doctrine, 2 vol., Paris. 1923. Guénon 2. Guénon a manqué de faire le rapprochement entre ce mot hébraïque 'et la racine
cn fit dans la revue italienne Lgnis, en 1925, un compte rendu qui parut en traduction hindoue drish « voir » qu'il évoque souvent. Voir HDV, p. 15.
française dans le recueil FTCC, p. 80-104. L'importance du livre, qui s'appuie sur 3. En même temps, il est vrai qu'avant sa conversion à l'islam, ses références à cette
une documentation d'une remarquable érudition, est encore confirmée par sa réédi- religion ne sont pas légion. Même après sa conversion, il ne lui a pas consacré un
tion, saluée toutefois avec réserve par le monde universitaire. Voir le compte rendu exposé doctrinal détaillé, comme il l'a fait pourl'hindouisme.
de G. V AJDA dans REJ, n" 136 (1977), p. 243. 4. On pourr~it obje~ter que c'est le cas également pour le christianisme, sauf que
5. Voir R. GUÉNON, FTCC, p. 64, n. 1, où il dit que « l'''homme parfait" (al-insân pource dernier on dispose des études qui forment le recueil posthume AEC.
al-kâmil) est exactement l'Adam Qadmôn hébraïque ». Or, rien n'est moins vrai, vu 5. Michel Le Bris l'avait bien vu quand il dit: « son peu d'enthousiasme pour la
que ce terme désigne le plérome divin transcendant et indéterminé, antérieur au "religion de l'Autre" par excellence qu'est le judaïsme transparaît bien souvent à
« bris des réceptacles» qui n'assume pas encore une quelconque configuration commencer par ses injures - reprocher à un interlocuteur de pousser des "cris de
discernable pouvant servir d'analogie à la plus haute image de l'homme. Louis synagogue" et de n'être pas "fils de rabbin pour rien", cela, dois-je préciser, me
Massignon est beaucoup plus prudent. Dans son Essai sur les origines du lexique glace quelque peu ». Voir son article « Pour en finir avec les guerres de religion »,
technique de la mystique musulmane, Paris, Geuthner, 1954, p.57, il qualifie P.-M. SIGAUD (éd.), René Guénon, Dossier H, p. 234.
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hindoue qui présentait à ses yeux un grand nombre d'avantages pour nord et au pôle, le dépôt spirituel de l'époque primordiale serait passé à
l'exposition des vérités traditionnelles 1. la tradition atlantéenne, disparue à son tour dans le déluge évoqué par la
Il Y a lieu de se demander dans quelle mesure ce parti pris fut détermi- Bible. Au terme du cycle atlantéen, ce dépôt fut transmis à la tradition
né par l'idée de l'erreur métaphysique des religions à forme sentimentale hébraïque mais non sans subir des «adaptations ».
prônée par Matgioï, collaborateur rencontré dès 1908, pour qui l'accès à Même si la Tradition primordiale est hyperboréenne, el si par conséquent
la tradition primordiale et à la connaissance absolue se situait par-delà la toutes les formes traditionnelles sans exception se rattachent finalement à
révélation judéo-chrétienne qualifiée d'anthropomorphique'. cette origine, il est des cas, comme celui de la tradition hébraïque, où ce ne
Dans L 'Homme et son devenir selon le Vêdânta, Guénon statue que les peut être que fort indirectement et à travers une plus ou moins longue série
d'intermédiaires, qu'il serait d'ailleurs bien difficile de prétendre reconstituer
Upanishads représentent la tradition primordiale et fondamentale en étant
exactement 1.
l'expression de la métaphysique pure'. Par conséquent, la tradition hin-
doue «est de toutes les formes traditionnelles présentement vivantes, Guénon est constamment soucieux de mettre en consonance les tradi-
celle qui dérive le plus directement de la Tradition primordiale» et tions hébraïque et islamique avec la tradition hindoue. Défiant cc qu'il
qu'elle en« donne une description plus complète que toutes celles qu'on surnomme 1'« exclusivisme judaïque », il multiplie les rapprochements
pourrait trouver ailleurs et qu'ainsi, elle participe à un plus haut degré que entre le sanscrit et l'hébreu', d'une part, et le sanscrit et l'arabe, de
toutes les autres à sa perpétuité" ». Ce qu'il affirme dans la suite de la l'autre', et de même, entre la langue hébraïque et la langue arabe' :
primauté de l'hindouisme est également significatif pour notre propos: Nous savons bien que l'exclusivisme habituel des conceptions judaïques ne
En outre, il est intéressant de remarquer que la tradition hindoue et la tradi- se trouve pas à l'aise avec de tels rapprochements [avec l'hindouisme], mais
tion islamique sont les seules qui affirment explicitement la validité de toutes ils n'en sont pas moins réels ct, pour nous, qui n'avons pas l'habitude de nous
les autres traditions orthodoxes; et, s'il en est ainsi, c'est parce que, étant la laisser influencer par certains préjugés. leur constatation présente un très
première et la dernière en date au cours du Manvantara, elles doivent intégrer grand intérêt, parce que c'est là une confirmation de l'unité doctrinale essen-
également, quoique sous des modes différents, toutes ces formes diverses qui tielle qui se dissimule sous l'apparente diversité des formes extérieures".
se sont produites dans l'intervalle, afin de rendre possible le « retour aux ori-
Dans sa recension du livre A Message from the Sphinx (Londres,
gines » par lequel la fin du cycle devrarejoindre son cornmencementê.
1936), dont l'auteur Thierry Enel (1883-1963, de son vrai nom Michel
La tradition hébraïque est donc une forme religieuse dérivée et incom- Vladimirovitch Skariatine), cherchait à réconcilier la sagesse des anciens
plète. S'il est vrai que selon son point de vue, toutes les traditions ne sont Égyptiens avec la Kabbale, Guénon précise que
que des formes dérivées, la tradition hébraïque est particulièrement im-
la tradition hébraïque est essentiellement « abrahamique» donc d'origine
parfaite. Après la fin de la tradition hyperboréenne que Guénon situe au
chaldéenne; la « réadaptation » opérée par Moïse a sans doute pu, par suite
des circonstances de lieu, s'aider accessoirement d'éléments égyptiens, sur-
1. R. GUÉNON, DED, p. 206-208. tout en ce qui concerne certaines sciences traditionnelles plus ou moins se-
2. Sur Matgioï (Albert de Pouvourville, 1862-1939), voir M.-F. JAMES, Esotérisme, condaires ; mais elle ne saurait en aucune façon avoir eu pour effet de faire
occultisme,jranc-maçonnerie et christianisme aux xtx: et xr siècles, Paris, Fernand
Lanore, 2008, vol. 2, p. 79-81,219-222.
3. R. GUÉNON, HDV, p. 19. 1. R. GUÉNON, « Kabbale et science des nombres », FTCC, p. 75, n. 2.
4. R. GUÉNON, EH, p. 114. 2. Tout spécialement sa tentative de mettre en concordance les chakras du
5. Voir supra. Sans doute aurait-il adhéré à la position de Fr. Schuonexprimée dans Kundalini-yoga et les sefirot de la Kabbale dans EH, p. 41-42. Rappelons au passage
Castes et Races, Lyon, Derain, 1957, p. 24: « Cc que l'Islam entend restaurer est que dans son « Panthéisme oriental et le monothéisme hébreu », Nouvelles Études
plus précisément la religion d'Abraham, forme primordiale du courant sémitique et orientales, Paris, 1896, p. 367-387, Adolphe Franck avait été le premier à faire des
par là même l'image de la tradition primordiale au sens absolu, celle de l"'âge rapprochements entre la doctrine vedantine et la Kabbale.
d'or" ». Également, dans son Ésotérisme comme principe et comme voie, Paris, 3. Remarquons aussi que dès 1922 Louis Massignon réserva dans son Essai sur les
Dervy, 1978, p. 9, Schuon justifie son recours aux terminologies sanscrite ct arabe origines dit lexique technique de la mystique musulmane (2eéd., Paris, 1954, p. 81-
car: « l'Inde représente, avec les Upanishads, la doctrine métaphysique la plus 98) un chapitre sur l'hindouisme et la mystique de l'Islam (ct la kabbale, p. 57).
ancienne de l'humanité... tandis quel'Islamest la dernière Révélation de l'humanité 4. Notamment dans «Qabbalah », FTCC, p. 60-66.
et ferme ainsile cycle des grands jaillissements légiférants et salvateurs ». 5. Dans son compte rendu de la Kabbalejuive de Vulliaud dans FTCC, p. 102-103.
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sortir cette tradition de sa lignée propre, pour la transporter dans une autre li- Il faut signaler aussi J'importance au point de vue religieux spécialement,
gnée, étrangère au peuple auquel elle était expressément destinée et dans la de J'influence judaïque, que nous retrouvons d'ailleurs également dans une
langue duquel elle devait être formulée.'. certaine partie de l'Orient; il y a là un élément extra-européen dans son ori-
gine, mais qui n'en est pas moins, pour une part, constitutif de la mentalité
Les réadaptations subies par la tradition primordiale à travers les occidentale actuelle 1•
formes intermédiaires s'accompagnent d'un processus d'obscuration
graduelle qui marque forcément une dégénérescence spirituelle: De sur- Il est vrai que Guénon ne connut finalement que des Juifs assimilés, y
croît, selon Guénon, l'Orient était devenu Ic dépositaire exclusif du lien compris parmi ceux d'origine orientale vivant à Paris. Même en Algérie
avec la tradition primordiale dès avant la consolidation du judaïsme', - où, semble-t-il, il eut des rapports médiocres avec les Juifs de Sétif'-
d'où la prééminence actuelle des doctrines orientales et le caractère in- et plus tard en égypte, il ne rencontra que des Juifs très occidentalisés. Il
complet des traditions occidentales qui, à son gré, n'ont jamais connu la ignorait totalement la tradition vivante des écoles kabbalistiques en
métaphysique totale. Orient avec leur piété intense et leur immense production littéraire.
C'est en vertu du principe du raccordement des phases finales d'un Enfin, à l'encontre de la doctrine catholique officielle, Guénon ne
cycle avec leur commencement, que Guénon recourt aux enseign.ements conçoit point le christianisme comme une manifestation terminale et
de la tradition hébraïque pour la lumière qu'elle jette sur la doctnne pn- sommitale de la vérité, et nie même ses possibilités d'accéder à la réali-
mordiale. Si ses emprunts à cette source sont moins nombreux par rap- sation spirituelle et à la tradition primordiale par le biais des rites prati-
port à d'autres traditions, ils constituent néanmoins, des éléments clefs qués à son époque. Si tel est le cas pour le christianisme, censé être
de sa construction initiatique. Ceci est particulièrement vrai dans le re- l'accomplissement et le couronnement du judaïsme, qu'en sera-t-il pour
cueil Le Roi du Monde, dont le titre même est rapproché par son auteur ce dernier! Mais, inversement, on peut se demander si sa conception
de Metatron, «prince du monde' ». Puis, l'investiture spirituelle négative vis-à-vis du judaïsme n'est pas à l'origine de sa disqualification
d'Abraham aux mains de Melki-Tsedeq y est saisie comme le point de du christianisme en raison, précisément de leur continuité.
jonction entre la tradition primordiale et la tradition hébraïque et en
même temps, ouvre un axe de continuité entre judaïsme et christianisme,
surtout dans leurs dimensions ésotériques, grâce à la conception d'une LESJüNJSME
transmission cyclique de la tradition'. De ce point de vue, l'auteur pour-
suit en cela la doctrine du cabalisme chrétien de la Renaissance. Mais,
Tout d'abord, il convient de dissocier doctrinalement ce que dit
ailleurs dans son œuvre, le judaïsme est curieusement perçu comme un
Guénon au sujet du sionisme de ce qu'il dit au sujet de Sion comme
phénomène occidental par opposition à la tradition orientale .de
l'hindouisme et, secondairement, de l'islam'. De plus, cette perception symbole appartenant à la science sacrée. Il n'en demeure pas moins que
est conditionnée par une étonnante étroitesse: «dans l'Occident, nous la relativisation de la centralité de Jérusalem découlant de la perspective
comprenons aussi le judaïsme, qui n'a jamais exercé d'infl~enc~ que de
ce côté" », On peut même lire dans sa caractérisation des traits distinctifs 1. R. GUÉNON,IGEDH, J, chap. l, p. 11.
de la mentalité européenne que les Juifs d'Orient ne sont en réalité que 2. Dans sa lettre à Mme Noële Maurice-Denis écrite le 3 aoûtl918 de Sétif, où il
des Occidentaux: exerçait au lycée la fonction de professeur de philosophie de septembre 1917 à
octobre 1918, il déclare: « Beaucoup de Juifs ici; ce n'est pas la partie la plus
1. R. GUÉNON, FIee, p. J 53-154. intéressante de la population. » Or, il n'avait pas de la pensée juive non plus une
2. Ibid .. p. 36-37. haute opinion. Dans une autre lettre écrite vers la même époque, il soulignait, à
3. R. GëÉNON, RM, p. 28. propos de la différence entre union mystique et réalisation métaphysique,
4. Ibid., p. 50. . . l'Insuffisance de cette dernière, la partie la plus intéressante venant de connaissances
5. Rappelons que Saint-Yves D'ALVEYDRE, Mission des Juifs,J, p. 105, c~nsldéraJl acquises ailleurs. Spinozaétait allé plus loin que Descartes « grâce à la connaissance
les Hébreux comme appartenant à la race blanche et partant, comme «ct antiques qu'il avait de la philosophie judaïque médiévale, en particulier de Maïrnonide, mais
Européens devenus des créoles et des sang-mêlés, tour à tour asiatiques ou il resterait à déterminer jusqu'à quel point il a compris celui-ci, qui semble lui être
africains ». bien supérieur, encore que les Juifs n'aientjamais été très métaphysiciens ». Nous
6. R. GUÉNON, DED, p. III. devons la communication de ces textes à l'amabilité de J.-P. Laurant.
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traditionaliste, malgré la situation clairement « méditerranéenne » de la bliques. On ne peut que conclure qu'ils furent aussi inféodés, l'un comme
ville sainte d'Israël sur le plan géographique, ne pouvait manquer l'autre, plus ou moins inconsciemment, à leur éducation catholique'.
d'affecter l'opinion de Guénon vis-à-vis du sionisme: Il est d'ailleurs fort regrettable que celle même cécité à l'égard de la
dimension métaphysique des aspirations sionistes ait frappé les guéno-
Pour les Hébreux. ce centre spirituel est la colline sainte de Sion, à laquelle
nicns et massignoniens inconditionnels, demeurés impassibles devant le
ils donnent l'appellation de «cœur du monde» [... ], mais quand on sort du
point de vue proprement judaïque, ceci devient surtout symbolique et ne cons- phénomènc prodigieux de la renaissance spirituelle du peuple juif de
titue plus une localisation au sens strict de ce mot. Tous les centres spirituels retour sur sa terre ancestrale. Cet anti-judaïsme, aveuglé par une hon-
secondaires, constitués en vue des différentes adaptations de la tradition pri- teuse méconnaissance des réalités historiques ou plutôt métahistoriqucs",
mordiale à des conditions déterminées, sont des images du centre suprême; continue malheureusement à sévir dans certaines élucubrations pseudo-
Sion ne peut être en réalité qu'un de ces centres secondaires, et il peut malgré mystiques contemporaines'.
cela s'identifier symboliquement au centre suprême en vertu de cette analogie,
et ce que nous avons dit ailleurs à propos de la «Terre Sainte », qui n'est pas
seulement la Terred'Israël, permettra de le comprendre plus facilement'.
L'« ANTI-JUDAÏSME MYSTICISANT »
Dans sa conception de l'histoire sacrée, le passage du type nomade au
type sédentaire marque une étape dans le processus de la < solidification
du monde » liée à la marche descendante du cycle cosmique. Or, il res- Mais le positionnement « parcnthétique » du judaïsme par rapport à la
sort de l'interdiction biblique de certaines modalités propres à l'art de la Tradition n'explique pas entièrement le peu d'enthousiasme ressenti par
construction ou de la métallurgie', que la tradition juive s'inscrit, selon Guénon eu égard au phénomène judaïque; il y a autre chose. Il s'agit
lui, dans la typologie des peuples nomades. C'est à l'aune de cette d'une dimension décevante de la part d'un métaphysicien de son éléva-
échelle dégressive que Guénon envisage le mouvement sioniste. Comme tion. Une lecture attentive des citations précédentes révélera que la quali-
un des derniers degrés de ce processus de fixation, il cite «comme fication «judaïque » ne laisse pas de renvoyer, sous la plume de Guénon
exemples particulièrement significatifs les projets "sionistes" en ce qui une note péjorative, empreinte des relents d'un antisémitisme diffus,
concerne les Juifs' ». courant à son époque. Nous voulons parler du rôle attribué par Guénon
Comment ce grand métaphysicien tant attentif aux cycles cosmiques aux Juifs dans la contre-tradition et la subversion moderne. Comme on
est-il demeuré insensible au retour du peuple juif à sa source initiale et à l'a vu, les Juifs constituent au gré de Guénon un peuple nomade. Or, le
son centre initiatique; comment ce lecteur des textes sacrés s'est-il mon- nomadisme dévié génère un côté maléfique et dissolvant, lequel prédo-
tré imperméable aux implications eschatologiques qui en découlent pour mine inévitablement chez les Juifs déjudaïsés, Le discours guénonien est
le redressement spirituel sur le double plan particulier et universel! Le allé très loin dans ce sens, et nous sommes ici en présence de ce que l'on
« rassemblement des dispersés » de la quasi-totalité des pays, signe exté-
rieur de cette universalité, annoncé dès le début du cycle abrahamique
l . Seul l'orientalisme d'Henry Corbin, d'origineprotestante, n'a pas fait écran à UDe
(Gn 15, 16), n'opère-t-il pas une extraordinaire jonction entre Orient et
perception positive du « mystère d'Israël ». Voir notre étude «Henry Corbin et la
Occident concrétisée par la double dimension séfarade et ashkénaze du mystique juive », M. Amir MOEZZI et alli (éd.), Henry Corbin. Philosophies et
peuple juif? Il ne s'est jamais demandé, semble-t-il - pas plus que sagesses des religions du Livre, Paris, Brepols, 2005, 151-164.
Massignon qui prônait un retour à la pratique spirituelle des langues sémi- 2. Savent-ils seulement que les nouveaux quartiers juifs établis en dehors de la hâra
tiques -, pourquoi ce mou vement portait précisément le nom hébreu de (ghetto) de Jérusalem où l'islam les avait confinés ont été tracés et dénommés avec
son lieu initiatique et donnait à ses nouvelles constructions des noms bi- des appellations mystiques par les disciples du Ga'ôn de Vilnius, d'authentiques
kabbalistcs qui furent également parmi les fondateurs des premiers villages
agricoles sionistes au XIXe siècle?
3. Voir Abd AL-RAZZÂQ YAHYA (C.-A. GILlS), La Profanation d'Israël selon le
1. R. GUÉNON, FTCC, p. 103 -104. droit sacré, Paris, Le Turban noir, 2008; 1. ROBIN, René Guénon. La dernière
2. Voir Dt 27,5-6 où il est question de l'interdiction de la taille des pierres à l'aide chance de l'Occident, Paris, Éd. de la Maisnie, 1983, chap. VI: «La Nouvelle
d'outils métalliques. Jérusalem », p. 161-179, n'est guère mieux. Pour Massignon, voir P. LAUDE,
3. R. GUÉNON, RQST, p. 196, n. 1. Massignon intérieur, Lausanne, L'Âge d'Homme, 2001, p. 42-55.
258 PAUL B. FENTON RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 259

peut nommer un « anti-judaïsme mysticisant » qui a malheureusement Hennetic arder of the Golden Dawn (Ordre hermétique de l'Aube do-
été récupéré par des doctrines fort douteuses. rée) qui pratiquait, entre autres, la magie énochienne.
Hanté par les préjugés de l'éducation catholique de son temps, Guénon Guénon attribue un rôle subversif à plusieurs Juifs, qui incarnent à ses
considère les Juifs comme les suppôts de la ténébreuse action anti- yeux les forces de la «contre-initiation» et qui sont curieusement
traditionnelle qui travaille à la dissolution et la destruction des institu- presque tous, selon lui, des ex-rabbins ou des fils de rabbins. Comme
tions traditionnelles et à la déviation des courants mentaux « manipulés « l'ex-rabbin Paul Rosen, alias Moïse Lid-Nazereth : il y a tout lieu de le
par certaines centrales d'énergie psychique relevant directement de la considérer comme ayant été, dans l'affaire Taxil, un des agents les plus
juridiction contre-initiatique ». Dans une note infra-paginale de son étude directs de la "contre-initiation" ». Léo Taxil est le pseudonyme de
« Les méfaits de la psychanalyse », Guénon se demande Marie Joseph Antoine Gabriel Jorgand-Pagès (1854-1907)2 qui, tout en
adoptant une interprétation «diabolisatrice » de la Maçonnerie, s'élevait
pourquoi les principaux représentants des tendances nouvelles, comme
contre le mythe de la «pieuvre judéo-maconnique ». À la différence de
Einstein en physique, Bergson en philosophie, Freud en psychologie et bien
ses contemporains ouvertement antijudaïques, il prit ses distances avec
d'autres encore de moindre importance, sont-ils à peu près tous d'origine
l'antisémitisme.
juive, sinon parce qu'il y a là quelque chose qui corresponde exactement au
côté «maléfique» et dissolvant du nomadisme dévié lequel prédomine inévi- Il fut secondé par Samuel Paul Rosen (1840-1907), juif natif de
tablement chez les Juifs détachés de leur tradition' [... ]. Varsovie, qui vécut un temps à Constantinople où il devint franc-maçon.
Après s'être rendu en France, il se convertit au catholicisme et écrivit en
li est à remarquer que dans sa diatribe contre 1'« erreur psychanaly-
1885 Satan & Cie qui eut «un prodigieux succès ». Il y accusa la
tique », Guénon est bien plus tendre à l'égard de Jung qu'il ne le fut à
Maçonnerie de posséder une direction suprême à Berlin dont le but était
l'égard de Freud qui incarne à ses yeux Je «satanisme inconscient ». de fomenter l'anarchie sociale et de détruire le catholicisme.
Dans le domaine de la philosophie contemporaine, Guénon se livre à
Au gré de Guénon, l'aventurier hongrois !gnaz (Isaac) Trebitsch-
plusieurs reprises à une critique du rationalisme moderne l'accusant
Lincoln (1875-1943) est aussi un agent de la contre-initiation'. Né en
d'avoir limité l'intelligence à la raison et d'avoir exclu l'intellect, ins-
Hongrie en 1875, issu d'une famille de rabbins, il passa au protestan-
trument de la connaissance supra-rationnelle, démarche qui relève selon
tisme en Allemagne. Ayant fait des études de théologie et résolu à con-
lui de l'action anti-traditionnelle. Il oppose l'intuition intellectuelle à
vertir les Israélites au protestantisme, il devint missionnaire luthérien au
l'intuition sensible de « certains philosophes contemporains » expression Canada. Abandonnant l'Église, il se retrouve ponctuellement en Europe
qui vise manifestement Henri Bergson. En effet, il réserve tout un cha-
et en Asie, où il se convertit au bouddhisme et espionne en faveur des
pitre de son Règne de la quantité à une dénonciation de l'intuitionnisme,
Japonais.
qui, à son sens, accuse des affinités avec le c néospiritualisme » et dé-
Dans sa correspondance, Guénon déplore la subversion des doctrines
coule de la solidification rationaliste", li se livre à une critique des Deux
hindoues par l'influence intellectuelle exercée dans l'entourage de Sri
sources de la morale et de la religion, où Bergson, dans son chapitre sur
Aurobindo par Mirra Alfassa (1878-1973), la Mère de l'Ashram de
la « religion dynamique », avait traité du mysticisme oriental et des pro-
Pondichéry" Or, Alfassa, d'origine juive, avait été formée à l'occultisme
phètes d'Israël. Guénon lui fait le reproche d'avoir perçu dans le « mys-
pratique à Tlemcen par l'énigmatique Max Théon (1848 ?-1927). Ce
ticisme» certains enseignements d'inspiration occultiste et théosophiste
et censure ses préjugés vis-à-vis de la magie opératoire. Il en profite pour
1. R. GUÉNON, EFMC, l. l, p. 263.
ajouter avec sarcasme: «II est bien regrettable que Bergson ait été en 2. Sur lui ct l'affaire « Taxil », voir Fry LESLIE (pseudonyme de Paquita Chich-
mauvais termes avec sa sœur Mme Mac-Gregor [... ] qui aurait pu rnnrev), Léa Taxi! et let Franc-Maçonnerie. Lettres inédites publiées par les amis de
l'instruire quelque peu à cet égard ». On sait que Mina Bergson (1865- Mgr Jouin, Chatou. British-Arnerican Press, 1934; Eugen WEBER, Satan franc-
1928) était une des protagonistes de la société occultiste anglaise du maçon. La mystification de Léo Taxil. Patis, Julliard, 1964; et ATHIRSATA, L "Affaire
Diana Vaughan-Ua Taxi! au scanner, Paris, Sources retrouvées, 2002.
1. R. GUÉNON, RQST, ehap. XXXIV, p. 222, n. 1. Plus loin, p. 224, il met également 3. Voir J. ROBIN, René Guénon, témoin de la Tradition, Patis, 1978, p. 275 et X.
ACCART, Guénon ou le Renversement des clartés. Influence d'un métaphysicien sur
au pilori le psychologue anglais, également d'origine juive, Charles Samuel Myers
(1873-1946), auteur d'An Introduction to Experimental Psychology, Londres, 1911. la vie littéraire et intellectuelle française, 1920-1970, Milan, Archè, 2005, p. 474.
2. R. GUÉNON, RQST, chap. XXXlIl, p. 215-221. 4. J.-P. LAURANT, René Guénon, les enjeux d'une lecture, Patis, 2006, p. 99 et 261.
RENÉ GUÉNON ET LE JUDAïSME 261
260 PAUL B. FENTON

dernier, de son vrai nom Louis Maximilien Bimstein, fut un Juif polonais monde! ». Cette critique vaut à Guénon « une lettre de huit grande pages
et propagateur de la société occulte Hermetic Brotherhood of Luxor. dactylographiées, qui n'est d'un bout à l'autre qu'un tissu d'injures
Celle-ci, considérée comme suspecte par Guénon, joua un rôle essentiel d'une inconcevable grossièreté », Guénon rétorque longuement avec une
dans le développement de l'occultisme en Europe'. réplique féroce dans les pages des Études Traditionnelles où il déclare,
notamment:
L'accusation de contre-initiation que fait peser Guénon sur Albert
Frank-Dusquesnc (1896-1955) est fort intéressante en raison du profil à part la grossièreté du langage qui lui est bicn personnelle, les propos de ce
emblématique de ce personnage" Fils d'un Juif converti au catholicisme soi-disant apôtre de la « charité chrétienne », qu'il affecte de vanter à tout ins-
en 1864, il descendait par sa lignée paternelle de l'apostat Jacob Frank tant, rappellent à la fois les disputes hurlantes de la synagogue (il n'est pas
(1726-1791), le mystique anti-talrnudique du XVlII e siècle et, par sa fils de rabbin pour rien) et les querelles venimeuses des prêcheurs de « frater-
nité uni verse lle » qu'on rencontre dans les milieux néo-spiritualistes".
grand-mère maternelle, d'Henri Heine. Doté d'un modeste savoir juif, il
fut le disciple et l'ami du maître-hébraïsant Paul Vulliaud-. Après avoir C'est surtout dans ses comptes rendus, pour le moins complaisants, de
appartenu à diverses chapelles occultistes, il rejoignit l'Église en 1940 certains livres d'un antisémitisme de la pire espèce qu'effleure chez
mais continua à être tourmenté par la question juive. Dans un article paru Guénon une tendance anti-judaïque. C'est notamment le cas de ses re-
dans Les Cahiers du symbolisme chrétien (juin-juillet 1948), Frank- censions des ouvrages de l'essayiste polonais Emmanuel Malynski (m.
Duquesne accuse Guénon d'avoir une attitude « aux antipodes de l'esprit 1938) et de son ami le journaliste catholique Léon de Poncins (1897-
chrétien ». De son côté, Guénon riposte dans les Études Traditionnelles 1976). Ce dernier, pamphlétaire antisémite et antimaçonnique notoire,
avec un compte rendu caustique de l'article du premier intitulé connut un certain succès dans les années 1930 en raison de ses théories
< Réflexions sur Satan en marge de la tradition judéo-chrétienne" », au conspirationnistes qui expliqueraient la plupart des grands bouleverse-
cours duquel il fait une mise au point à propos d'une interprétation jugée ments politiques et révolutionnaires par un complot judéo-maçonnique'.
« tendancieuse » de la notion kabbalistique du sar ha- 'ôlâm «Prince du lis signèrent conjointement le tristement célèbre La Guerre occulte.
Juifs et franc-maçons à la COll quête du monde (1936) qui dès sa parution,
fut traduit en italien par Julius Evola, dont il sera question plus loin. Si
dans le compte rendu qu'il en fait, Guénon cherche à nuancer le rôle
1. Voir, sur Théon, Christian CHANEL, «Max Théon et la philosophie cosmique », exagéré attribué aux Juifs dans la domination du monde, il n'est pas en
Fr. LAPLANTINE (éd.), Le Défi magique. Ésotérisme. occultisme, spiritisme, Lyon,
désaccord avec les auteurs sur l'analyse du fond:
Presses universitaires de Lyon, 1994, p. 97-106. Théon avait nombre de disciples
juifs dont les Thémanlys et Maurice Benharoche. Voir aussi J.-P. LAURANT, René les auteurs, qui dénoncent avec raison des erreurs communes comme celle qui
Guénon. Les enjeux d'une lecture, p. 98-99, 261. consiste à croire que les révolutions sont des e mouvements spontanés », sont
2. Sur Frank-Duquesne voir J. ROBIN, René Guénon, témoin de la Tradition, p. 283- de ceux qui pensent que la déviation moderne, dont ils étudient plus spécia-
284, et M.-F. JAMES. Ésotérisme et christianisme, Paris, Nouvelles éditions latines, lement les étapes au cours du XIX e siècle, doit nécessairement répondre à un
1981, p. 123-127. SurVulliaud, voirM.-F. JAMES, p. 261-263. «plan » bien arrêté, et conscient tout au moins chez ceux qui dirigent cette
3. Dans une lettre en allemand à Gershom Scholem, datée du 15 avril 1952, et con- «guerre occulte» contre tout ce qui présente un caractère traditionnel, intel-
servée à la Bibliotbèque nationale d'Israël, Jérusalem, Arc. 4°1599, Frank- lectuellement ou socialement. Seulement quand il s'agit de rechercher des
Dusquesne confesse: « Ma grand-mère, Caroline Heine, était la fille d'un des oncles
«responsabiliies », nous avons bien des réserves à faire; la chose n'est
du poète [Heinrich Heine]. À présent, en cc qui concerne Jakob Frank, la Gestapo a
volé tous mes papiers familiaux en 1941. Les descendants de mon oncle furent as-
sassinés en Hollande pendant la guerre. Je suis le dernier survivant. Autant que je
me souvienne, le plus jeune ms de Yankel Leibowitz est allé s'installer en 1. Voir R. GUÉNON, ET (janvier-février 1949), repris dans CR, p. 195-198, où on
Westphalie. Son fils aîné, revenu au judaïsme, devait quitter le pays et revint au peut lire, en guise d'introduction, celte phrase sinistre: «Une chose qui nous a
nord-est de la Hollande. Ce petit-fils de Jacob Frank était mon propre grand-pèreet, étonné, c'est que, au sujet de l'action de Satan dans le monde actuel, on n'ait guère
autant que je sache - selon la description de mon père (j'avais alors entre six et huit trouvé à parler que d'Hitler el du national-socialisme; il y aurait cu pourtant fort à
ans) -, Salomon Frank appartenait au hassidisme. C'est mon père qui se fit baptiser dire sur l'influence de la contre-initiation ct de ses agents directs ou indirects ».
en 1864. » 2. R. GUÉNON, CR, p. 212-213.
4. Études CarméJitaines, 1948, numéro spécial consacré à Satan, réédité en 2007 par 3. Notamment dans son Les Juifs maîtres du monde, Paris, 1932. Il fut un farouche
les Éditionsde Sombreval. opposant des positions conciliatrices exprimées en 1964 par Vatican II.
RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 263
262 PAUL B. FENTON

d'ailleurs pas si simple ni si facile, il faut bien le reconnaître, puisque, par dé- des valeurs de la sacralité et de la spiritualité aboutit à une volonté de ren-
finition même, ce dont il s'agit ne se montre pas au dehors, et que les pseudo- versement de toutes les valeurs! ». Dans sa recension de l'article en ques-
dirigeants apparents n'en sont que des instruments plus ou moins incons- tion', Guénon approuve la théorie du prétendu rôle insidieux des Juifs dans
cients. En tout cas, il y a ici une tendance à exagérer considérablement le rôle la «contre-initiation» avancée par son collègue traditionaliste italien.
attribué aux Juifs, jusqu'à supposer que ce sont eux seuls qui en définitive Au sujet du mouvement anti-traditionnclle métaphysicien français es-
mènent le monde, et sans faire à leur sujet certaines distinctions nécessaires; time que
comment ne s'aperçoit-on pas, par exemple. que ceux qui prennent une part
active à certains événements ne sont que des Juifs entièrement détachés de dans l'Occident, nous comprenons aussi le judaïsme, qui n'a jamais exercé
leur propre tradition, et qui, comme il arrive toujours en pareil cas, n'ont d'influence que de ce côté, et dont l'action n'a même peut-être pas été tout à
guère gardé que les défauts de leur race et les mauvais côtés de sa mentalité fait étrangère à la formation de la mentalité moderne en général; et, précisé-
particulière J ? ment, le rôlc prépondérant joué dans lc bolchévisme par les éléments israé-
lites est pour les Orientaux, et surtout pour les Musulmans, un grave motif de
La même position sous-tend sa recension de La Mystérieuse se méfier ct de se tenir à l'écart; nous nc parlons pas de quelques agitateurs
Internationale juive (1936) de Léon de Poncins, dans laquelle Guénon du type « jeune-turc », qui sont foncièrement antimusulmans, souvent aussi
écrit: israélites d'origine, et qui n'ont pas la moindre autoritë'.

il ya assurément beaucoup de vrai dans ce qui y est exposé au sujet de deux Faisons remarquer que cette diffamation des Juifs orientaux est aux
«Internationales », l'une révolutionnaire et l'autre financière, qui sont sans antipodes de la position de son maître Saint-Yves d'Alveydre qui voyait
doute beaucoup moins opposées réellement que ne pourrait le croire en eux les porteurs de la civilisation. Voici quelques lignes de l'éloge
l'observateur superficiel [... J. 11 Y aurait du reste, pensons-nous, une étude débordant qu'il fit du rôle médiateur des savants juifs dans la transmis-
bien curieuse à faire sur les raisons pour lesquelles le Juif, quand il est infi-
sion de la science orientale vers l'Europe chrétienne:
dèle à sa tradition, devient plus facilement qu'un autre l'instrument des « in-
fluences » qui président à la déviation moderne; ce serait là, en quelque sorte, Ce furent en effet les Universités arabes de Bagdad, de Bassorah, de
l'envers de la « mission des Juifs », et cela pourrait être mené assez loin" Samarcande, de Damas, du Caire, de Kaïrouan, de Fez, de Grenade, de
Cordoue, qui stimulèrent les lettrés juifs de l'Irak à l'Espagne [... ]. Du XI' au
Non seulement Guénon cautionne ce livre dans cette recension, mais, XIVe siècle, l'Europe reçut d'eux cc premier ébranlement intellectuel par
pis encore, il le cite plus d'une fois comme une référence lorsqu'il traite l'intermédiaire des savants juifs, Ibn Gebirol, Maïmonide, Lévi ben Gerson
du péril de la conspiration révolutionnaire mondiale des Juifs'. de Bagnols, Moïse ben Josué de Narbonne et mille autres.
Parmi les proches collaborateurs de Guénon figure Julius Evola (1898- Après l'Espagne, ce sera la France méridionale, puis l'Italie, l'Allemagne,
1974), considéré par d'aucuns comme le co-fondateur du traditionalisme l'Angleterre, la Hollande qui recevront, par l'intermédiaire des lettrés et des
mais aussi un des théoriciens du racisme fasciste", Sur les questions que savants juifs, les traductions et les commentaires des livres arabes ou rabbi-
nous venons de soulever, ils sont sur la même longueur d'onde
puisqu'Evola traduit en italien le livre de Malynski et de Poncins, La 1. «Sui rapporti fra ebraismo e massoneria », La Vita Italiana, n'' 25 (1937)
Guerre occulte, dès sa parution. En outre, dans une étude consacrée aux reproduit dans J. EVOLA, Écrits sur la Franc-Maçonnerie, Paris, Pardès, 1987, p. 41-
rapports entre le judaïsme et la maçonnerie publiée sous le pseudonyme de 50.
2. Parue initialcment dans ET (sept 1937) et reprise dans EFMC, J, p. 276. Voir sur
Gherardo Maffei, Evola affirme que «l'échec des Juifs dans la réalisation cc sujet Jean-Paul LIpPI, p. 147-150 et 164; 1. ROB1N, «La contre-initiation selon
Guénon et Evola », Métaphysique et politique. René Guénon, Julius Eva/a, Po/itica
Hermetica. n" 1 (1987), p. 81-87 ; et G. MONASTRA, « Anthropologie aristocratique
1. Publié initialement dans Voile d'Isis, juillet 1936 et reproduit dans Études sur la
et racisme: J'itinéraire de Julius Evola en terre maudite », Polhica Hermetica, n'' 2
Franc-Maçonnerie, p. 109.
(1988), p. 80. Sur la dimension antisémite de la pensée d'Evola, voir maintenant Fr.
2. Dans Voile d'Isis (octobre 1936), repris dans EFMC, l. 1, p. 111. La référence à la
GERMINARlO, Razza de/ sangue, razza della spirito. Julius Eva/a, l'antisemitisme e
«Mission des Juifs » fait allusion ici à l'ouvrage célèbre de Saint-Yves d'Alveydre.
il nazionalsociallsmo /930-1943, Turin, 2001 : J. EVOLA, «Ebraismo cd occulti-
3. R. GUÉNON, EFMC, l. 1, p. 181 et 223.
smo », La Vita italiana, n'' 28 (1940). Voir aussi la faible apologie d'A. LEFRANC,
4. Voir sur lui lean-Paul LIPPI, Julius Eva/a, métaphysicien et penseur politique.
Essai d'analyse structurale, Lausanne, L'Âge d'Homme, Paris, 1998, p. 164, el
«Julius Evola contre René Guénon", La Règle d'Abraham, n" 21 (juin 2006),
p. 35-99,en particulier p. 73-75.
M. SEDGWICK, Contre le monde moderne. Le tradittonnalisme et l'histoire secrète
du xx: siècle, Paris, Dervy, 2008, chap. 5 ct 9, p. t21, 152et 233-244.
3. R. GUÉNON, DED, 1, chap. IV, p. 111.
264 PAUL B. FENTON RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 265

niques. [H'] De même, la propagation de la découverte de l'imprimerie sera Juifs) .qui ont v~inement cherché par tous les moyens à se procurer des photo-
faite par des Juifs, en Portugal et en Italie: les Gerson, les Soneini, les graphies de rnoi : que voulaient-ils bien en faire! ?
Bamberg, Ics Abraham, Usqué, etc., etc.'
Il est regrettable que ces préjugés désuets qui devraient appartenir à
une époque révolue continuent à nourrir la verve antisémite de nombreux
La même livraison des Études Traditionnelles de janvier 1938 contient blogs « guénolâtres » qui se réclament du Maître.
son compte rendu dithyrambique de la récente réédition italienne des
Protocoles des Sages de Sion préfacée par Julius Evola2 qui affirme que
«l'action subversive des Juifs se ressent dans les courants intellectuels, GUÉNON ET LES JUIFS
idéologiques et artistiques modernes ». Guénon félicite le théoricien
italien d'avoir essayé: «de mettre un peu d'ordre dans les interminables
discussions auxquelles ce « texte » a donné et donne encore lieu, en dis- ~eureu~em.e~t" le rapport de Guénon aux Juifs n'est pas toujours enta-
tinguant deux questions différentes et qui ne sont pas nécessaires et soli- che de neganvite. Sa courbe biographique est ponctuée de rencontres
daires, celle de 1'« authenticité» et celle de la «Véridicité », dont la avec des individus de confession juive avec lesquels il eut, au contraire,
seconde serait selon lui (i.e. Evola), la plus importante en réalité ». Or, des échanges fructueux. Comme nous le constaterons, ces individus fu-
selon l'analyse d'Evola, «ce qui constitue l'élément de «Véridicité », rent po,u: la plupart largement laïcisés et il est peu probable qu'ils aient
c'est l'affirmation que toute l'orientation du monde moderne répond à un apport~ a ?uénon un quelconque éclairage «judaïque» mais, bien au
«plan» établi et imposé par quelque organisation mystérieuse », à quoi c?ntr~~re, 1ont pro~ablement conforté dans sa conviction que la religion
notre critique ajoute sur un ton approbateur: «À vrai dire, il n'était au- d Israel était irrémédiablement plongée dans la déliquescence spirituelle,
cunement nécessaire d'être prophète pour s'apercevoir de ces choses à Néanm~ms, ces interférences étant en elles-mêmes significatives, il nous
l'époque où les Protocoles furent rédigées, probablement en 1901 [... ]. semble intéressant d'en évoquer ici quelques-unes.
Alors déjà, bien qu'elles fussent moins apparentes qu'aujourd'hui, une En 1912, Guénon s'inscrit à la Faculté des Lettres à Paris pour entre-
observation quelque peu efficace y suffisait' ». prendre un diplôme d'études supérieures de philosophie des sciences. En
Enfin, l'appréhension à l'égard des Juifs frise parfois chez Guénon la 1915, pour préparer l'agrégation de philosophie, il suit les cours du ma-
paranoïa, comme en témoigne cette confidence faite à son ami brésilien thématicien, philosophe et historien des sciences Gaston Milhaud (1866-
F. G. Galvao : 1918), auquel 11 présente un mémoire intitulé «Examen des idées de
Leibnitz, (sic) sur la signification du calcul infinitésimal », noyau de son
À propos de portraits. il y a autre chose encore: je veux parler ct 'un véri- f~tu~ Principes du calcul infinitésimal. Issu d'une famille juive proven-
table danger aucas où ils viendraient à tomber entre les mains de gens mal in- çale , Milhaud, qUI entreltent une correspondance avec Henri Bergson,
tentionnés ; ici même, il y a je ne sais combiende gens (des Européens et des
développe une réflexion sur les parts respectives de l'esprit et du réel
dans la formation des concepts scientifiques. Pour lui, l'intuition est à
leur origine et ce n'est que par le retour aux principes mathématiques
I. SAINT-YvES o'ALVEYORE, Mission des Juifs, vol. 2, p. 625-627. Or, ce sont les fondamentaux que l'on atteint la conscience absolue. Il rejette
Juifs qui ont également propagé l'imprimerie au Maroc, en Égypte, dans l'Empire
l'empirisme comme le positivisme, les deux doctrines scientistes à
ottoman ct en Terre sainte dès le XVIe siècle.
2. J. EVOLA. «Introduction» dans Giovanni Preziosi, 1 « Protocolli» dei «Savi l'honneur dans la France de la Belle Époque. Son spiritualisme fait de lui
Amlani ~ di Sion, Rome, 1938, texte repris par C. MUITI, Ebraicita ed Ebraismo. 1 un des pionniers du conventionalisme.
Pratacalli dei Savi di Sion, Ed. di Ar, Padoue, 1976, p. 55-56, et cité par François
Maistre dans sa Présentation d'Evoi.x, Essais politiques. Idée impériale et nouvel
ordre européen, Puiseaux, Pardès, 1988, p. 27.
3. R. GUÉNON, ET, 1938, p.39. Voir aussi M. OLENOER, «La chasse aux 1. Lettre datée du Caire le 14 novembre 1946, publiée dans P. M. StGAUD (éd.),
"évidences" », P. CHARLES, s.j., «Face aux Protocoles des Sages de Sion », René GUél~on, p. 290. Voiraussi J.-P. LAURANT, René Guénon, p. 189-190.
M.OLENDER (éd.), Le Racisme. Mythe et sciences. Hommage à Léon Poliakov, ~. Anastasius ~RENNER et Annie PET.IT (éd.), Une page d'histoire de la pensée scien-
Bruxelles, 1989, p. 235, repris dans La Chasse aux évidences, Paris, Galaade, 2005, 'if!que. La naissance d'un champ disciplinaire sous la Troisième République et le
p.39-40. raie de Gaston Milhaud, Paris, Vuibert, 2009.
266 PAUL B. FENTON RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 267

À l'École pratique des hautes études, le jeune étudiant suit les cours de 1975), dont l'épouse Raïssa était d'origine juive. Sous leur influence, il
langue et littératnre sanskrite de Sylvain Lévi (1863-1935), «grand pon- orienta sa quête du côté de l'Église jusqu'en 1928 1
tife de l'orientalisme officiel» mais aussi membre engagé de la commu-
nauté juive en France comme à l'étranger'. En effet, la présidence de ce
dernier à la tête de l'Alliance israélite universelle ne l'empêche pas de LES JUIFS ET GUÉNON
participer activement à la commission sioniste de Hayyim Weizmann.
Après avoir accepté en 1921 d'inscrire la thèse de Guénon, l'Introduction
générale à l'étude des doctrines hindoues, il refusa son manuscrit pour En dépit du parti pris de Guénon envers le judaïsme et les Juifs, ces
raisons de manque de rigueur scientifique'. Selon le rapport qu'il envoya derniers ne lui ont pas tenu rigueur. Soit ils ignoraient celte composante
au doyen Brunot', Lévi affirma notamment que le jeune thésard de sa personnalité intellectuelle, soit ils choisirent d'en faire abstraction
dans la mesure où ils trouvèrent également chez lui de quoi nourrir leur
entend exclure tous les éléments qui ne correspondent pas à sa conception réflexion spirituelle. C'est ainsi qu'il cul de nombreux lecteurs juifs.
[... ] ; tout est dans le Vêdânta [... ], il rait bon marché dc l'histoire et de la Parmi ces derniers, l'on peut citer des «guénoniens» convaincus qui,
critique historique [ ... ], il est tout prêt à croire à une transmission mystique
pour la plupart déconnectés de leurs racines religieuses, ont perçu dans
d'une vérité première apparue au génie humain dès les premiers âges ou
monde".
l'œuvre ct le cheminement du métaphysicien l'unique modèle d'un re-
tour à la spiritualité véritable. Ils l'ont suivi fidèlement, pour certains
L'amertume de ce refus devait focaliser son rejet de l'institution acadé- d'entre eux jusque dans la conversion à l'islam. Par contraste, d'autres
mique et décida Guénon à faire sa carrière en dehors de l'Université dont furent « guénonisants » conditionnels; la lecture de Guénon les a, soit
la méthode fut viciée, selon lui, par des travers intellectuels de l'Occident. stimulés à un retour au judaïsme, soit à une quête spirituelle vers d'autres
Enfin, mentionnons qu'à Paris Guénon avait fréquenté un moment le «sa- horizons. Le nombre de cas dans la première catégorie permet d'établir
lon littéraire du quai de l'Horloge» de Daniel Halevy (1872-1962), histo- même une certaine typologie. Il s'agit pour la majorité d'entre eux
rien et essayiste français d'origine juive, ami de Marcel Proust. Halevy d'individus déjudaïsés ou dont l'identité juive avait été dévalorisée par
avait étudié à l'École des Langues orientales et fut collaborateur aux les meurtrissures de la Seconde Guerre mondiaJe, et qui s'étaient mis en
Cahiers de la Quinzaine de Charles Péguy. Plus tard, en 1949, il sera élu quête d'une alternative spirituelle.
membre de l'Académie des sciences morales et politiques. Dans son essai, Parmi les disciples juifs qui ont eu un contact direct avec le Maître, il
Pour l'étude de la Troisième République, il s'interroge sur les accoin- convient de citer en premier lieu le mystérieux Hillel, avec lequel il a
tances maçonniques du régime républicain, affirmant que les agissements entretenu une correspondance qui s'étale sur plusieurs années mais dont
occultes, par définition non documentés, passent outre l'analyse de on sait finalement peu de cbose-. Il s'agit en fait d'Emmanuel Éléazar
l'historien'. À cette époque aussi, Noëlle Maurice Denis-Boulet, fille du Hillel, né à Londres en 1871, au sein d'une famille de banquiers juifs
peintre Nabi Maurice Denis, lui fit connaître Jacques Maritain (1882- originaires de Constantinople dont certains membres étaient établis à
Londres et à Paris. Curieusement, cette famille comptait aussi parmi ses
1. Voir J. ROB1N, René Guénon, témoin de la Tradition, p. 275, 286. Sur Sylvain membres l'auteur du mystérieux ouvrage Voyages en kaléidoscope, Irène
Lévi, voir p. 235. Hillel-Erlanger (1878-1920). Elle fut l'épouse du compositeur Camille
2. Voir M.-F. JAMES, Ésotérisme et christianisme, p. 75. Erlanger, directeur musical de la synagogue parisienne des Tournelles.
3. En 1896, Lévi avait introduit à l'étude du sanscrit John Gustaf Ageli. Celui-ci
Franc-maçon, Emmanuel Hillel avait atteint le 33' grade de l'Écossisme
avait également étudié le livre La Lumière du livre révélé et les secrets de l'exégèse
d'Abdallah ibn Umar sous la direction de l'orientaliste juif Hartwig Dérenbourg el était membre de plusieurs loges dont 1'« Alliance» et «Ernest Re-
(1844-1908). Sur John Gustaf Ageli, voir 'ABDUL-HÂD! (John Gustav Agelii. dit
Ivan Aguéli), Écrits pour la Gnose, Archè, Milan, 1988, p. XVI et M.-F. JAMES,
Ésotérisme et christianisme, p. 84-87. 1. Guénon avait également collaboré avec l'hermétiste juif Oscar de Lubicz-Milosz
4. Extrait du rapport de Silvain Lévi au doyen Brunot cité parJ.-P. LAURANT, René dans le cadre du périodique Regnabit. Voir M.-F. JAMES, Ésotérisme et
Guénon. Les enjeux d'une lecture, p. 109. christianisme, p. 166.
5. Voir sur lui ct Guénon, Sébastien LAURENT, Daniel Halevy. Du libéralisme au 2. Quelques extraits ont été publiés dans J.-P. LAURANT (éd.), René Guénon, Cahier
traditionalisme, Paris, Grasset, 2001, p. 315-320. de l'Herne, Paris, 1985, p. 455-456.
268 PAUL B. FENTON RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 269

nan du Grand Orient» qu'il fréquentait jusqu'en 1941. Décrit comme trouve des rapprochements entre des vocables hébreux et arabes. Hillel
publiciste, il prononçait des conférences culturelles et, quoique résident s'interroge sur le sens du mot hanif, qui désigne, dans le Coran la reli-
dans le 16' arrondissement au 59, avenue Mozart, il exerçait les fonc- gion d'Abraham. Par ailleurs, il veut voir dans les Esséniens une 'préfïgu-
tions de maire adjoint dans le 18". Alors que plusieurs membres de sa ratl~n des soufis', Dans une lettre datée du 6 janvier 1934, il consulte
famille furent déportés pendant la Seconde Guerre, il semble avoir sur- Guenon sur le personnage de Jéthro, que le judaïsme tient pour un des
vécu à la tourmente nazie. Hillel était également en rapport avec le sym- transmetteurs de la tradition primordiale; il tente d'établir des parallèles
boliste chrétien Louis Charbonneau-Lassay (1871-1946), auteur du entre ce que dit la Genèse des descendants de Seth et la légende hindoue
Bestiaire du Christ'. sur les origines des Kshatriyas. Une réponse de Guénon en date du
Sa correspondance avec Guénon s'échelonne de 1916 à 1935. Nombre 17 mars 1935 fournit des éclaircissements sur la hiérarchie psychologique
de lettres originales sont conservées au Caire au sein de la famille'. tandis et les quatre mondes de la cosmologie kabbalistique.
qu'une trentaine de réponses, qui lui furent envoyées par Guénon, trans- La correspondance soulève également l'importante question de
crites par René Allar, furent conservées jadis au siège de la première za- l'existence de l'initiation au sein du judaïsme. Dans sa réponse du
wiya guénonienne à Amiens" Quelques-unes parmi celles-ci furent 5 décembre 1933, Guénon semble envisager sa survie continue dans la
publiées par Marie-France James dans son ouvrage Ésotérisme et tradition hébraïque, transmise par voie kabbalistique mais il ignore si les
Christianisme autour de René Guénon, tandis que d'autres parurent dans HaSSIdIm sont des Kabbalistes ou non. Très probablement, là encore il
le Cahier de l 'Herne consacré à René Guénon'. D'un ton à la fois familier est tributaire de Paul Vul1iaud. Nous en donnons un extrait intéressant ~
et respectueux'', à contenu essentiellement maçonnique ou gnostique, la Pour les Hassidim, je ne suis jamais arrivé à être fixé très exactement: il
correspondance traite du déclin de l'Occident, de certains aspects du n'y a pas, dans le Judaïsme, d'initiation autre que celle de la Kabbale' mais
symbolisme et même de la magie égyptienne. Cependant quelques lettres, jusqu'à quel point sont-ils kabbalistes ? Il semble, par ailleurs, qu'il y ait chez
qui abordent des questions relatives à la tradition hébraïque', révèlent ~u.x un c~té qua;~-mystique: dans la mesure où on peut parler de mysticisme
certes chez Hillel une grande curiosité pour la science sacrée, mais non de JAulf (ce n est qu a propos. d eux, en tout cas, qu'une telle expression pourrait
grandes connaissances juives" Ce qui est intéressant, c'est que l'on y et:e emplo.yée sans constituer un contresens par trop grossier). Il pourrait se
faire aussi que Baal Shem Tob ait été réellement initié, mais que le
~assidisme n'ait représenté pour lui qu'une sorte d'expression exotérique";
1. Nous avons trouvé ces renseignements dans le « fichier allemand» conservé à la J~ pense q~~ les ~abbalistes n'ont jamais transmis leur initiation qu'à des dis-
bibliothèque de la Grande Loge d'Orient à Paris 9'. Il Yest d'ailleurs dénoncé pour ciplcs ChOISIS un a un, et restent toujours très peu nombreux.
ses activités antinazies.
J~hn Levy (1910-1976), qui a laissé sa propre biographie spirituelle', fit
2. Voir sur lui P. ZOCCATELLI, Le Lièvre qui rumine. Autour de René Guénon, Louis-
Charbonneau Lassay et la Fraternité du Paraclet, Milan, Archè, 1999.
partie également des disciples directs de Guénon. Comme Hillel, il est né
3. Certaines nous ont été communiquées par le fils de René Guénon. Abdel Wahed
Yahya, que nous remercions ici.
4. J.~P. LAURANT, René Guénon. Les enjeux d'une lecture. p. 111. C~nstantine, que rai étudiés d'assez près, le muphti ct le muezzin de la Mosquée ont
fait avec les rabbins courageusement leur devoir (les autorités mal). »
5. Voir M.-F. JAMES. Ésotérisme et Christianisme autour de René Guénon, p.93,
165, 329-330, 342, 360, 362, 390,458 (1916- t939), et « Extraits de lettres à Hillel », 1. Curieusement, nous avons, nous-mêmes, songé à la possibilité d'une lointaine
J.-P. LAURANT (éd.), René Guénon. Les enjeux d'une lecture, 1985, p. 112-114, et filiation entre les Esséniens et les judéo-soufis d'Égypte. Voir Deux Traités de
455-456. Les lettres lui sontadressées de Frauce et du Caireentre 1929 et 1933. mystique juive, Paris, Lagrasse, 1987, p. 109.
6. La lettredu 27 avril 1935, dans laquelle Hillelle félicite pourson mariage, débute 2. ~ette phrase montre claircmentla méconnaissance du sujet chez Guénon. à moins
par «Respectable Maître et très cher frère Guénon », tandis que celle du 23 mai qU'II essaye de dire que les hassidim forment une sorte de tariqa e mystique » dont
1935 commence par « Bien cher frère Guénon », ~o~~ l~s membres ne sont pas forcément initiés. L'opposition entre mysticisme et
7. Voir l'annexe du présent article, p. 294-297. Nous devons la communication de irnuaüon est une constante chez lui.
ces documents provenant des copies faites par René Allar à l'amabilité de J.-P. 3. ,Publiée d'abord dans le Hibbert Journal (janvier 1954) et reprise en guise de
Laurant à qui nous renouvelons nos remerciements. preface à son livre La Nature de l'homme selon le Vêdânta, Paris, Denoël, 1960,
8. Nous signalons un passage intéressant de sa lettre du 11 mars 1935 qui fait p. 7-27. L'ouvrage fut traduit de l'anglais par le guénonien René Allar(1902-1983).
allusion aux émeutes antijuives en Algérie: « Je vais vous écrire, étant trop pressé Sur John Levy, voir Hans HElMER, « John Levy - Musicologist and Teacher of
aujourd'hui, pour vous demander quelque chose au sujet des massacres [de Juifs] à Vedanta », The Mountain Path, Deepam, 2004, p.29-42 et Andrew RAWLINSON,
270 PAUL B. FENTON RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 271

au sein d'une riche famille sépharade londonienne. Au prestigieux collège guerre. Levy forma de nombreux disciples dont Hans Heimer comme
d'Eton, il reçut une éducation libérale et agnostique. Venu à Paris faire des lui, ~'origine juive. M~s,icien accompli, Levy s'intéressa à la 'musique
études d'architecture avec Auguste Perret, il y découvrit les écrits de sacree d~ plusieurs traditions tout comme son condisciple judéo-tchèque
Guénon en approfondissant le sens des symboles architecturaux. Il est Jean Klein, qUI avait aussi été influencé par Guénon et Schuon,
intéressant de noter que la lecture du maître de Blois lui inspira d'abord un . Tout en reconnaissant sa dette métaphysique envers Guénon, Levy ab-
retour au judaïsme orthodoxe et l'étude de la Kabbale. «Je dois à Guénon, Jura les vues de l'auteur de L 'homme et son devenir selon le Vêdânta
dit-il, la soudaine compréhension que moi-même et le principe de (1925) dans un essai critique intitulé « Vêdânta and Liberation and the
l'univers Sommes un et que cette unité essentielle peut être réalisée effec- Works of René Guénon» joint à son livre sur la doctrine hindouiste'.
tivement.» Enrôlé à l'école rabbinique Judith Lady Montefiore de Puis en 1959, il publia en anglais La Nature de l'homme selon le
Ramsgate, il s'initia à la tradition kabbalistique sous la direction de son Vêdânta, ouvrage au titre très proche de celui de Guénon, dans lequel il
principal, le rabbin Shemtob Gagin (1885-1951), descendant d'une longue cherchait à corriger les erreurs qu'il avait perçues dans l'interprétation
lignée de Kabbalistes issus de l'école de Shalom Sharabi de Jérusalem. guénonienne. La désaffection de Levy, le premier traditionaliste à avoir
Entré en contact avec le cercle des traditionalistes, il fut amené à con- abandonné l'islam, provoqua une profonde amertume au sein des guéno-
sidérer que «le soufisme est par rapport à l'islam ce que la cabale est niens? et la publication de son livre incita Schuon à rédiger une lettre à
pour le judaïsme ». Sous la direction d'un cheikh rnevlevi, Levy se con- l'inlention de Krishna Menon dans laquelle il remit en question
vertit à l'islam soufi, endossant même le costume d'un derviche. En l'adéquation de son enseignement aux Occidentaux'. Néanmoins, au
1937, il avança à l'éditeur londonien Luzac les frais de publication de la début des années 1950, quelques disciples de Guénon et de Schuon dont
traduction anglaise par Martin Lings de La Crise du monde moderne le Dr Salomon Katz, René AlIar" et l'Égyptien Maître Mu'în al-'kab,
(l927) de Guénon. coluteur des enfants de Guénon, se rapprocheront à leur tour de ce même
En août 1939, il proposa à son condisciple guénonien Fritjhof Schuon gour~u. En 1976, un accident fatal de motocyclette laissa Levy paralysé,
de l'accompagner en Inde. Ils firent d'abord étape en Égypte où ils restè- entraînant peu après sa mort. Les guénoniens y virent un signe punitif
rent longtemps auprès du Maître du Caire. C'est alors que la maison pour avoir rompu avec le Maître".
qu'il louait rue Nawal dans le quartier de Douqqi, baptisée «Villa
Fatima », fut offerte en cadeau à Guénon par Levy qui subvint désormais 1. Immediate Knowledge and Happiness. Non-Duaiistic Yedonta, Ils Doctrine
Practice,. and some General Applications, Abingdan, John Lloyd, 1951, p. 98-115:
à tous ses besoins. Le chapitre traduit par René Allar parut Sous le titre: «Le Vêdânta et René
À peine arriva-l-il en Inde que la Seconde Guerre mondiale éclata, et Guénon », Synthèses, n" 142 (1958),235-257.
Levy fut incorporé dans l'Army Educational Corps. En 1943, il fit la 2. W. PERRY, « Aperçus », Connaissance des religions, Frithjof Schuon hors-série
rencontre dans la région de Kerala de Shri Krishna Menon (1883-1959) Paris, 1999, p. 99: «Nous étions à Lausanne quand arrivèrent des lc~trcs de ce~
qui, initié au yoga bhakti et raja, ainsi qu'à la jnana par Swami deux hommes, à la fois euphoriques et injurieuses, indiquant que quelque chose dans
leur évolution intérieure était allé radicalement de travers dans le sens d'un
Yogananda, avait pris le nom de Sri Atmananda, aveuglement sur eux-mêmes. »
N'ayant pas trouvé dans le soufisme une réponse à sa quête non dua- 3. Le texte de cette lettre constitue le noyau du chapitre « Self-Knowledge and the
liste, John Levy abandonna le froc du derviche et embrassa la doctrine de Western Seeker » de son ouvrage The Language ofthe Self, Madras, Ganesh, 1959.
ï'udvaita enseignée par ce gourou. Pourtant Guénon était très méfiant 4. D'abord proche de Guénon, René Allar reçut son initiation des mains de Schuon
envers ce maître qu'il visa directement dans son article « Vrais et faux et fut l'un des membres fondateurs du groupe d'Amiens, succursale de la zâwiya de
instructeurs spirituels» (mars 1948). Levy effectua plusieurs séjours Bâ,le. Après avoir rejoint la tarîqa de Vâlsan à Paris, il devint un adepte de Sri
Knshna !'1enon et sc distancia des milieux islamisés. Sur cc dernier, voir M.-F.
auprès de lui à Trivandrum et c'est son livre The Nature of Mail JAMES, Ésotérisme, occultisme, franc-maçonnerie et christianisme aux xo: et xx:
According 10 the Vêdânta qui fil connaître la pensée d' Atmananda en siècles, Paris, Nouvelles Éditions latines, 1981, p. 12.
Europe. Il y reformula en termes occidentaux son enseignement tout en 5. J.~B. AVMARD, «Frithjof Schuon. Connaissance et voie d'intériorité»
respectant l'approche unique du gourou, dont il devint l'apôtre après la Conllaissan~~ des religions, Frithjof Sc/JUan, hors-série, Paris, 1999, p. 27:
Croyance ridicule puisqu'un quart de siècle s'était écoulé entre la rupture avec
The Book of Enlightened Masters. Western Teachers in Eastern Traditions, Chicago, Schuon et "accident, période pendant laquelle de nombreuses tragédies sont
Open Court, 1997, p. 394-396, qui parle aussi de Schuan, ibid., p. 517-524. advenues au sein même du groupe, passées sous silence par les schuoniens.
RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 273
272 PAUL B. FENTON

1956)1, Avec Jean Moscatelli, Robert Blum (Barret, né à Tunis en 1903)


GUÉNON EN ÉGYPTE
el Fernand Leprette, Finbert lança l'Association des écrivains franco-
ET LE MILIEU J UDÉO-FRANCOPHONE
phones d'Égypte, En outre, il fonda à Alexandrie avec Carlos J, Suarès
les Messages d'Orient dont il sera question plus loin. Quant à Suarès
Le milieu intellectuel francophone au Caire et à Alexandrie comptait (1892-1976), il était né à Alexandrie au sein d 'unefamille juive fortunée,
de nombreux Juifs 1. Formés dans le réseau des écoles de l'Alliance israé- 11 étudia à l'École des Beaux-Arts de Paris, et choisit la vocation de
lite universelle ou des diverses missions européennes, beaucoup étaient peintre. 11 développa plus tard une théorie ésotérique de la couleur. En
fortement imprégnés de culture française et avidement attentifs aux cou- 1923, il fit connaissance du philosophe hindou Jiddu Krishnamurti
rants intellectuels qui se faisaient jour en France'. Enracinés dans leur (1895-1986) dont il devint l'ami fidèle et le premier traducteur français,
patrimoine oriental, mais ouverts à l'Europe par leur éducation occiden- écrivant notamment Krishnamurti et L'Unité humaine, 1950. Son œuvre
tale, ils s'étaient souvent aliénés de leur judaïsme traditionnel. s'attache à la réflexion philosophique et religieuse, ainsi qu'à l'étude des
L'occupation britannique leur avait octroyé une liberté d'expression textes sacrés ct de la Kabbale'. L'influence de la pensée originale de
propice à une profonde réflexion identitaire et certains s'étaient mis en Carlos Suarès a été à peu près insignifiante sur le judaïsme français mais
quête de voies spirituelles alternatives. Une des figures actives des mi- elle s'est exercée sur divers milieux d'origine chrétienne'.
lieux littéraires fut Elian Juda Finbert (1899-1977). De son vrai nom Les deux auteurs juifs, encore en pleine quête spirituelle, se proposent
Eliyabou Yehouda Feinberg, il était né dans la colonie agricole de dans les Messages d'Orient de < se concilier toutes les mystiques et tous
Rishon le-Ziyon, de parents russes, pionniers sionistes venus en Palestine les amours ». Cet organe de l'élite intellectuelle juive alexandrine est
en 1882. Par ailleurs, il était le cousin d'Absalom Feinberg (1889-1917), riche en enseignements el mérite que l'on s'y arrête un instant, car, autant
qui, après des études en France et un séjour en Égypte, devint un des que nous sachions, c'est dans ses pages que fut évoqué le nom de René
fondateurs du réseau d'espionnage Nili, travaillant pour l'établissement Guénon pour la toute première fois en Égypte et ce, à plusieurs reprises".
d'un foyer national juif en Terre sainte. En 1896, à la mort de son père, L'étude liminaire« Orient-Occident », sous-titrée «position », est une
ingénieur chimiste, Eliyabou rejoignit son frère aîné, médecin à Minyet sorte de manifeste idéologique dans lequel les rédacteurs reprennent à
al-Gamh, village dans le delta égyptien. Il y fréquenta le kuttôb cora- leur compte le débat qui bat son plein dans l'Europe colonisatrice, autour
nique local, avant de faire des études à l'école Saint-Louis de Tanta, puis des rapports «Est-Ouest ». En effet, depuis un an, les Cahiers du mois
au collège Sainte Catherine d'Alexandrie, et enfin, à l'Université de parisiens avaient lancé une enquête sur ce thème, avec le concours de
Genève. Se démarquant du modèle culturel colonial, il se plongea dans
l'orientalisme. Son premier roman Sous le règne de la Licorne et du Lion
1. Voir, sur Finbert, Mary CHELüUCHE, « Elian-J. Finbcrt et l'héritage des Bilouyim
(Paris, 1925), dénonce l'occupation britannique de l'Égypte et lui vaut de Rishon-lc-Zion -. D. MENDELSOHN et M. ELlAL (éd.), Écrits français d'Israël de
d'être expulsé d'Égypte. Il y évoque aussi son attachement à la terre 1880 à nos jours. Paris, Lettres Modernes Minard, 1989, p. 49-52.
d'Israël, thème auquel il revient. à la fin de sa carrière de romancier ani- 2. Notamment: La Kabbale des kabbales, Paris, Adyar, 1962 (2' éd., 2009), La
malier avec sa traduction de L'Etat juif de Théodore Herzl, préfacée par Bible restituée, Genève, Mont-Blanc, 1967, Le Cantique des Cantiques, texte hébreu
David Ben Gourion (Jérusalem, 1954), et son Pionniers d'Israël (Paris, intégral lu el commenté d'après le code originel de la Cabale, Genève, Mont-Blanc,
1969, et Le Sepher yetsira. Genève, Mont-Blanc, 1968, où il se proposede retrouver
la cabale authentique.
3. On pourrait en dire autant pour l'ami et le collaborateur de Suarès, le
e kabbaliste » antisioniste Emmanuel Lévyne (1928-19139), ancien élève de Jacob
Gordin et d'Emmanuel Raïs. Il publia dans son journal Tsedek quelques textes de
1. Voir l'article de X. ACCART, c René Guénon vu par les milieux littéraires franco- René Guénon (n'117-118 [1971], p.ll: «Les étapes de l'action
antitraditionnelle» ; id.. p. 13: « La néospiritualité » ; et n'' 153 [1977] : «Textes
phones égyptiens », Politica Hermetica, n'' 14 (2000), p. 178-198. Voir aussi
L'Ermite de Duqqt. René Guénon en marge des milieux francophones égyptiens, d'E. Lévyne, C, Suarès, O. Goldberg, R. Guénon, H. Marcuse »). Il avait projeté
d'écrire un livre sur Cain et Abel, éclairé par des textes de Guénon (voir Tsedek;
Milan, Archê, 2001, où, cependant, la composante juive de ce milieu n'est pas mise
n'' 169-170 [1983]) el s'iutéressait également à l'hindouisme (voir Tsedek, n" 150
en lumière.
[1976], p. 5 : «Dieu de l'hindouisme et Dieu dela kabbale »).
2. Voir, sur le groupement intellectuel francophone en Egypte, Daniel LANÇON,
4. Voir surtout le volume l , p. 213-217, el le volume 2, p. 230.
Edmond Jabès l'Egyptien, Paris, Place Jean-Michel, 1998, p. 165-170,
274 PAUL B. FENTON RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 275

nombre d'intellectuels français dont René Guénon, qui venait de publier l'Islam... La seule différence, c'est que partout ailleurs que dans l'Inde, ces
doctrines sont réservées à une élite plus restreinte et plus fermée; c'est ce qui
son Orient et Occident (1924), et l'orientaliste Louis Massignon qui
eut lieu aussi en Occident au Moyen Âge, pour un ésotérisme assez compa-
venait de soutenir sa thèse sur Mansûr Hallâj (1922)'.
rable à celui de "Islam à bien d'égards, et aussi purement métaphysique que
Dans sa réflexion sur le paradoxe Occident -Orient, Finbert met en re- celui-ci, mais dont les modernes, pour la plupart, ne soupçonnent même plus
lief la conceptualisation ou plutôt l'intériorisation de la métaphysique l'existence.
chez l'Oriental. Quand il s'émeut de la curiosité des Occidentaux pour
Cette évocation cède la place à une sublime espérance qui résonne
l'Orient, il songe probablement à Guénon:
d'une ferveur toute prophétique! :
L'Occident s'est-il tellement vidé Je toute moelle pour ne plus trouver en
lui-même, dans ces décombres mêmes, sa résurrection, sa rénovation? [... ] Cette renaissance de l'Orient, cette synthèse de l'Europe et de l'Asie, c'est
Appels d'Orient! Est-ce un signe ou une annonciation? L'Occidental, en au Caire et c'est à Jérusalem (et c'est aussi à Santiniketan- dans un autre sens)
toute humilité, reconnaissant ses errements d'enfant prodigue, retournera-t-il qu'elles doivent s'élaborer. Pourque le Message du Monde arabe à l'Univers
à l'école de la sagesse orientale, cette sagesse qui lui fut donnée une fois moderne reçoive une signification complète, il faut d'abord que se rejoignent
d'apprendre et qu'il a méconnue et dilapidée' ? les rameaux détachés de l'arbre sémitique. Il faut que l'Enfant Prodigue ait
repris sa place abandonnée. Il faut que l'Hébreu et l'Arabe travaillent de con-
Dans l'essai suivant, intitulé «Les civilisés », c'est Suarès qui prend la cert à la restauration de leurs « humanités », qu'ils connaissent leur consan-
parole pour évoquer une «puissante Renaissance orientale » : guinité, et rien ne les séparera plus. Arabes, Hébreux. Abraham n'est-il pas
votre Père commun" ?
s'il est vrai que l'Occident a de grandes leçons à leur donner, s'il est vrai que
l'Occident a développé beaucoup de solides et belles qualités, s'il est vrai que Ce n'est pas tout! Cette synthèse est presque réalisée par la présence
l'Occident est le plus grand facteur de ce que communément on appelle le dans ce même numéro des contributions de deux personnalités mar-
progrès moderne, il n'en est pas moins vrai qu'il subit aujourd'hui une crise quantes de l'islam égyptien qui appartenaient vraisemblablement au
dont il ne pourra sortir que par l'apportdes plus pures valeurs orientales". cercle de connaissances de nos deux rédacteurs juifs: le cheikh ' Alî 'Abd
C'est dans l'article signé de François et d'André Berge, intitulé al-Râziq (1888-1966)4, réformateur et penseur politique, et son frère le
« Appels de l'Occident", qu'il est brièvement question d'« un oriental cheikh Mustafa 'Abd al-Râziq (1882-1947)'. Ce dernier, disciple de
parisien, M. René Guénon" ». Muhammad 'Abduh, sera plus tard le cheikh suprême d'al-Azhar",
Ce journal manifeste également un intérêt pour le soufisme. Le deu- Spécialiste de philosophie islamique et de soufisme, il avait suivi à Paris
xième tome, intitulé Le Cahier musulman et arabe, porte une longue les cours de Louis Massignon et d'Emile Durckheim (1858-1917). On se
étude sur ce sujet par Ahmed Galwash, traduite de l'arabe par la rédac-
tion. Dans la « position de la rédaction », intitulée « l'Esprit sémitique et t. Ibid., p. 235.
la pensée moderne' », de la plume cette fois-ci de Sambari", le métaphy- 2. Ville dont le nom signifie «demeure de la paix », fondée par le poète bengali
sicien français est cité' avec enthousiasme: Rabîndranâth Tagore en 1901 au nord-ouest de Calcutta. où on préconisait une
pédagogie naturelle et montessorienne.
C'est le mérite de René Guénon d'avoir enseigné en France que les doc- 3. Dans les pages suivantes où l'auteur se félicite de l'échange entre l'université du
trines de la métaphysique orientale ne se rencontrent pas que dans l'Inde, Caire et l'université hébraïque nouvellement fondée à Jérusalem par Weizrnan, fait
mais qu'elles se trouvent également dans certaines écoles ésotériques de appel aux Ismaélites et Israélites de se souvenir de leurcommunauté millénaire.
4. Notamment des extraits traduits de son livre très controversé « L'Islam et les
1. Les Cahiers du Mois, Les Appels de l'Orient, Paris, 9/1 0, 1925, p.277-280 principes du gouvernement », Messages de l'Orient, 2, p. 119·143.
(Guénon) ct p. 297-298 (Massignon). 5. Cheikh Mostafa ABDEL-RAZEK, « Un réformateur de l'Islam, le cheikh Mohamed
2. Messages de l'Orient, 1 (1926), p.187-202, p. 192. Abdou, 1849-1905", Messages de l'Orient, 2, p.89-108, suivi de sa traduction
3. Ibid., p. 211. française d'un article d'Abdou: «L'Islam s'est répandu avec une rapidité sans
4. ibid. p. 213-217, en particulier p. 215. pareilledans l'histoire", p. 109-117.
5. Ibid., p. 227-238. 6. Voir sur lui G. ANAWATl, « Une figure de proue: le cheikh Mostafa 'Abd el-
6. Ce nom rappelle celui de Joseph Sambari, chroniqueur du judaïsme égyptien au Râzeq », BIFAO, n'' 59 (1960), p. 81-131 et I. ABO RABi, «AI-Azhar and Islamic
xvn- siècle. Il s'agit probablement d'un pseudonyme d'E, Finbert. rationalism in modem Egypt: the philosophical contribution of Mustafa 'Abd al-
7. Messages de l'Orient, 1 (1926),2, p. 230. Râziq and' Abd al-Halîrn Mahmûd ", Islamie Studies, n" 27 (1988), p. 129-150.
276 PAUL B. FENTON RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 277

rappellera que le cheikh Mustafa' Abd al-Râziq créa avec Guénon une Maritain et Henri Massis. Pourtant sa publication suscite un très vif dé-
revue arabe éphémère - al-Ma 'rifa ['La Gnose'], consacrée à l'ésotérisme menti de la part de Guénon, qui dans sa chronique du Voile d'lsis, quali-
musulman -, et il n'est pas improbable que les deux hommes aient fait fie l'article de «récit saugrenu », et de «folkloriques" la plupart de ses
connaissance grâce à l'entremise de Suarès et Finbert. assertions'. Sans motif, il ne manque pas d'y rappeler les origines eth-
En effet, la nouvelle de la présence du cheikh frangi, fraîchement arrivé niques de son interlocuteur :
au Caire en 1930, ne tarda pas à s'ébruiter dans la capitale égyptienne. il n'est pas un seul Musulman au monde, si magzûb et si ignorant qu'on
Exilé d'Égypte par les autorités anglaises en 1928, Finbert rentra au Caire veuille le supposer, qui puisse s'imaginer reconnaître le Mahdi (lequel ne doit
à la même époque et parvint rapidement à obtenir un entretien auprès de nullement être «un nouveau Prophète ») dans la personne d'un Juif... [... F.
Guénon, qu'il sollicita au sujet de son roman Le Fou de Dieu (Paris, Si nous avions un conseil à donner à M. Finbcrt, ce serait de se consacrer à
1930). Le thème de celui-ci, qui a quelque chose d'autobiographique, écrire des romans exclusivement juifs, où il serait certes beaucoup plus à
n'est pas dépourvu d'intérêt pour notre sujet. Il relate la rencontre de l'aise, et de ne plus s'occuper de l'Islam ni de l'Orient... non plus que dc
nous-mêrnc l
Hillel Schwartz, jeune Juif alexandrin d'origine achkénaze, avec un soufi
gyrovague, le cheikh El-Badawi, vénéré comme un saint et moqué De tous les Juifs qui ont approché Guénon une mention spéciale re-
comme un fou. Le discours mystique du cheikh, qui regorge vient à Soli (Salomon) Katz (1901-1982). Roumain de naissance, il fit
d'authentiques traditions sou fies mêlées de vers mystiques d'al-Hallâj, ses études de médecine à Paris, se spécialisant en maladies pulmonaires.
bouleverse les préjugés« civilisés» du jeune Juif et l'incite à retrouver sa Aliéné de sa religion ancestrale - son épouse le décrivit comme «Juif de
judéité et à renoncer à sa position sociale. Il entreprend alors une vie Kippour» -, il s'intéresse aux formes alternatives de spiritualité'. Durant
d'exil, personnifiant ainsi la mystique juive et l'achèvement de la jonction l'Occupation, il fuit la France et, passant par le Mozambique, réussit à
entre l'Orient et l'Occident'. gagner l'Égypte en 1943 et c'est aux bords du Nil qu'il découvre les
Parmi les passages envoûtants qui parsèment le roman figure celui livres de Guénon, à côté de G. 1. Gurdjieff et de son disciple P.
(p. 33) qui attirera précisément les feux de Guénon, dans lequel le cheikh D. Ouspensky. Au Caire, il fait la connaissance de Martin Lings (1909-
soufi reconnaît généreusement la profondeur spirituelle du Juif: 2005), un jeune Anglais islamisé sous le nom de Hajj Abû Bakr Sirâj al-
C'était là l'élu qui s'ignorait, celui qui devait se mettre à la tête du monde, dîn, professeur de littérature anglaise à l'Université du Caire. Traducteur
le disciple à qui il devait ouvrir la voie. Dieu sommeillait en lui. C'était une d'Orient et Occident et de La Crise du monde moderne, Lings remplit la
source scellée. Cc Juif, car il avait bien vu qu'il était juif, était la pierre fonction de secrétaire privé de Guénon depuis 1939. Katz lui fait part de
d'attente sur laquelle la bâtisse de Dieu allait s'élever! El qu'importe s'il son désir de rencontrer l'auteur français. Cherchant à protéger Guénon,
était juif. N'était-il pas de la semence d'Abraham, le père d'Ismaël? Ah ! si Lings est d'abord réticent, mais quand le maître tombe malade, il accepte
les tribus dispersées de Beni-Israël et de Beni-Ismaël, les fils de la maîtresse de lui présenter Katz, qui devient son médecin particulier et son ami,
de la tente, Sarah, et les fils de la servante, Agar, se rejoignaient, quelle beau- dans les mois précédant sa mort.
té jaillirait dans le monde!
Sous l'influence de Guénon, Katz s'intéresse à l'hindouisme et se met
Peu après son arrivée dans la capitale égyptienne, Guénon accorde un à pratiquer la méditation hindoue. Immédiatement après la guerre, il fait
entretien à Finbert qui la relate dans les Nouvelles littéraires'. un voyage en Inde dans le but de rencontrer Swami Sivananda (1887-
L'évocation innocente qui n'y occupe que quelques lignes est noyée dans
un article dont l'essentiel est consacré aux romans de Finbert et à sa ré- 1. R. GUËNON,« Revue des revues », Le Voile d'Isis (1933), p. 434-436, repris dans
flexion sur le débat Orient-Occident, nourrie par ses lectures de Jacques AEIT, p. 148-151.
2. Finbert savait très bien, pourtant, de quoi il parlait. Il est clair, en l'occurrence, qu'il
visait le Qlltb (le pôle mystique). Or, en ésotérisme musulman, surtout dans l'école
1. Signalons le compte-rendu plutôt positif de ce roman par le guénonien Emile akbarienne dont sc réclamait Guénon, les fonctions spirituelles proches de ce degré,les
Dermenghem (1892-1971) dans Europe, n'' 127 Guillet 1933), p.456-457, qui quatre piliers (awtâd), peuvent être occupées par des non-musulmans, dont des Juifs.
conclut: « il ne faudrait d'ailleurs pas croire que les çoufis mystiques soient tous Voir M. CHOOKlEW1CZ, Le Sceau des saints, Paris, Gallimard, 1986, p. 115. li est
semblables au héros de Finbert ». intéressant d'observer en passant qu'en mystique juive un des quatre {( artisans»
2. F. LEFÈVRE, «Une heure avec Elian-J. Finbert », Les Nouvelles littéraires, n°564, annonciateurs de la findes temps est Melchisédech, bâtisseur de l'Arche de Noé.
27 mai 1933, p. 1et 8. 3. Interview avec sa veuve Suzanne Katz, le 6 septembre 2002.
RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 279
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tensions survinrent au sein du groupe entre, d'une part, des «guéno-


1963), médecin et ascète indien. Mais, il y devient lui aussi adepte de niens » parmi lesquels on compte le Dr Katz et d'autre part ceux qui vou-
Krishna Menon et introduit également à ce gourou, Mu'în al-Arab, asso- laient donner à la pensée de Guénon une large diffusion 1. Conformément
cié égyptien de Guénon, diplomate retraité converti au bouddhisme. Katz à la volonté de la famille, les réunions cessèrent de se tenir à la « villa
produit en Inde une édition artisanale du livre doctrinal de son gourou, Fatima » et eurent lieu chez des résidents de la banlieue bourgeoise de
Atma-Darshun. - at the Ultimate', Ma'âdî, dont un bon nombre étaient des Juifs francophones, Ce milieu fut
De retour au Caire, Katz assiste aux dernières heures de Guénon et fréquenté par Donatienne Sapriel, parente de la famille Cicurcl et amie de
c'est lui qui apporte la nouvelle de son décès à Lings à son loge~ent à Soli Katz, Germaine Agami, mais aussi P, Bendetovich (mort vers 1977),
l'hôtel des Pyramides. Il fut présent avec Lings et Mme Valentine de Or, celui-ci, fils d'un Juif russe natif de Tbilissi en Géorgie, fut le secré-
Saint-Point à ses obsèques et rédigea à la fois un obituaire et un témoi- taire de la comtesse Valentine de Saint-Point (devenue Ruwhiya Nur ad-
gnage pour la presse cairote'. Il se trouve avec s~n ami le jour~aliste Din) (1875- 1953), dont il avait fait la connaissance à une réunion maçon-
Robert Blum - les familles Blum et Katz avalent 1 habitude de célébrer nique, Cette femme de lettres et artiste française, arrière-petite-nièce
la pâque juive ensemble - parmi les fondateurs de l'Association des d'AI phonse de Lamartine, était passionnée par l'étude des religions et
Amis de René Guénon. Celle-ci se donna comme but de gérer d'abord le s'était convertie à l'islam en 1918, lors d'un séjour au Maroc, Arrivée
sort de la bibliothèque de Guénon, puis d'étudier et de diffuser sa pensée, au Caire en 1924, elle rejoignit les Essayistes, groupe de jeunes auteurs,
de maintenir son souvenir et l'esprit de son œuvre, qu'ils avaient même fondé par Elian Finbert et Robert Blum, ami de Katz, En 1930, elle fit la
envisagé de traduire en arabe afin d'établir ainsi un pont entre l'Occident connaissance de Guénon qui venait de s'installer au Caire et joua le rôle
et l'Orient] En sus des chrétiens et des musulmans, le groupe, qUI se d'intermédiaire entre lui et les milieux littéraires francophones',
réunissait au départ dans la «Villa Fatima,,: comptait plusieu;s L'élément juif va se rapprocher de Guénon d'une manière encore plus
membres de confession juive" dont l'artiste Donatienne Leibovitch, nee intime. En effet, c'est à l'instigation de Valentine de Saint-Point, que
Sapriel, le Dr Azoulay, Rachel Ginsburg et Edith Aghion (1898- ?), P. Bendetovich entra dans l'islam, et sous l'influence de Martin Lings,
l'épouse juive de Ferdinand Leprette, inspecteur des écoles françaises, s'affilia à la tarîqa des darqâwîs. Or, Bendetovich, dénommé désormais
En 1954 le docteur 'Abd al-Halîm Mahmûd (1910-1978) qUI est deve- 'Abd al-Latif, épousa Widad, la fille adoptive de Guénon, qui était la
nu plus lard recteur de la célèbre Université islamique d'al-Azhar', avait nièce de son épouse Sayyida Fatima. Cette dernière, issue d'ailleurs
assisté à la dernière réunion commémorative de la mort de Guénon", Des d'une famille de chorafa, s'était occupée pendant les années 1952-1957
des enfants de son défunt frère laissés en bas âge. 'Abd al-Latif et Widâd
1. Sri Krishna Menon, Atma-Darshun- at the Ultimate. Tiruvannamalai, 1946 (ré- eurent deux enfants, Muhammad Ibrahim et Ruhiyya, qui devinrent les
impr. Austin [Texas], Advaita Publishcrs, 1989). .' . . piliers de la tarîqa maryamiyya, confrérie d'inspiration guénonienne
2. « René Guénon » dans les Nouvelles de la Colome, janvier, 1952, reproduit dans toujours active au Caire, Ils ont peu de rapports avec leur famille juive
X. ACCART, L'Ermite de Duqqi, p)45-150, et « Comment j'ai connu René Guénon. exilée en Belgique, Ce Muhammad Ibrahim, fils d'Abd al-Latif, se maria
Comment il m'a quitté », dans L'Egypte nouvelle du 8 février 1952, reproduit dans avec Nura Bahgat, elle-même petite-fille de Vera Rabinovitch (1910-
X. ACCART, L'Ermite de Duqqi, p. 175-177.
3./bid.,p.184.
4. La liste est donnée par X. ACCART. Guénon ou le Renversement des clartés, 1. Voir ibid., p. 224-227, l'article de Lilian (pseudonyme), « Chez les Amis de René
p. 990-992. . ... .,' _, Guénon »,
5. Il produisit nombre de livres sur la spiritualité soufie, ce qUi ne l a point ,empeche 2. D'abord disciple de Blavatsky, sa biographie témoigne d'un singulier itinéraire. Au
d'écriredans son livre Al-Jihad wal-Nusr (Guerre sainte et victoire), Le Caire, 1974, Caire, elle cherche à créer un Collège des élites qui travaillerait à la formation d'un
p. 148-150, que «les Juifs sont les associés de Satan» el qu'ils ont « établi un pro- esprit méditerranéen, une fusion de l'occident et de l'orient. Les membres, dont
gramme pour la destruction de l'humanité, par la subversion de la re~lgIOn et ~e..la plusieurs sont aussi Juifs, publient une revue et organisent des déba~, ~es
morale. Ils ont déjà initié ce programme grâce à leur argent, leurcontroledes médias conférences el des évènements théâtraux. Fin 1925, elle lance sa propre publication
et leurpropagande. lis ont falsifié la science, violé les ~ritères de la vérité littérale, et du Phœnix. Revue de la renaissance orientale qui porte un regard critique sur les
cherché sans scrupules à démoliret à détruire l'humamté. » . politiques occidentales au Proche et Moyen-Orient. Elle prend fait et cause pour le
6. Voir X. ACCART, L'Ermite de Duqqi, p. 62 et T. ZARCONE, «Le cheikh al-Azhar monde musulman et soutient le nationalisme arabe, contestant l'impérialisme
Abd al-Halirn Mahmud et René Guénon. Entre soufisme populaire et soufisme de européen et l'hégémonie culturelle de l'Occident. En 1928, elle visite Jérusalem.
l'élite », ibid" p. 267-286,
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2000)1, dont le père, Alexis Rabinovitch, était médecin à Helouan, quar- Bâle puis à Lausanne, ct de Michel Vâlsan (1907-1974) (cheikh Musta-
tier opulent du Caire. Fils de riches marchands de thé d'Odessa, il s'était fa), dont la zûwiya était installée à Paris. Initialement, Vâlsan était un des
battu dans la guerre russo-japonaise avant de se fixer au Caire où il disciples de la première heure de Schuon et fut nommé par ce dernier
épousa Nelly Rossi (1885-1920), fille de Théophile Rossi et de Rachel moqaddam (vicaire) pour la France. À la suite d'une divergence doctri-
Cattaui, membres de l'élite juive du Caire. Vers 1910, il s'était converti à nale entre Schuon et Guénon, sur les conseils de ce dernier, Vâlsan se
l'islam en prenant le nom d"AIi. désolidarisa du maître de Bâle et fit scission en déclarant indépendante
Ainsi constatons-nous que les Juifs du Caire n'ont pas seulement forte- sa tariqan (confrérie) d'inspiration exclusivement islamique.
ment contribué à faire connaître la pensée de René Guénon en Égypte, Nous avons déjà traité ailleurs des guénoniens juifs qui ont rejoint la
mais certains y ont également adhéré. Malgré la fin du judaïsme égyptien zâwiya de Schuon'. Rappelons brièvement le cas du plus important
ct l'exil forcé qui s'ensuivit, la connexion guénonienne des Juifs cairotes d'entre eux, Léo Schaya (Sidi 'Abd al-Qaddûs), qui avait la charge de
connut de modestes prolongements sous d'autres cieux. Soli Katz a no- guider le groupe des disciples schuoniens à Nancy. Tout en possédant
tamment fait découvrir l' œuvre de Guénon à Igor Volkoff et au pianiste une connaissance approfondie de l' œuvre de Guénon - il savait presque
Henri Barda. Celui-ci avait été au Caire élève du pianiste polonais Ignaz par cœur L 'Homme et son devenir selon le Vêdânta - Schaya n'était pas
Tiegerman ; il enseigne aujourd'hui à l'Ecole Normale de Musique à Paris. guénonien à part entière. La scolastique guénonienne lui était étrangère,
et il rejetait en particulier sa doctrine de la manifestation informelle ou
intelligible. Chez Schaya, la manifestation comporte deux mondes, cor-
porel et subtil, au-delà desquels commence le monde divin. Sa référence
GUÉNONIENS ET GUÉNONISANTS JUIFS ici fut la Kabbale dont il essaya, tout comme son condisciple schuonien
non juif Jean Canteins, de réaliser des rapprochements avec le soufisme.
< Il y eut des guénoniens juifs comme il y eut des guénoniens de toute On lui doit notamment deux études comparées majeures de l'ésotérisme
sorte », pourrait-on faire remarquer à propos de l'énumération descriptive juif de la Kabbale et de la tradition spirituelle du soufisme: La Doctrine
qui suit, d'autant plus que, pour certains personnages présentés, leur ju- soufique de l'Unité (Paris, 1981) et L 'Homme et l'Absolu selon la
daïsme était plutôt une question d'origine. Cependant, nOUS considérons Kabbale (Paris, 1988). Longtemps éditeur en chef des Études
qu'il se dégage de l'étude des cas des guénoniens juifs une certaine spéci- Traditionnelles, il fonda à Nancy un nouveau périodique consacré à
ficité marquée par une typologie, également déterminée dans le temps. l'étude des sciences traditionnelles: Connaissance des religions. S'il
Un nombre proportionnellement élevé de Juifs se sont intéressés à pratiquait pieusement les prescriptions islamiques, il dispensait ses en-
Guénon à une époque où l'accès à la connaissance de la spiritualité juive seignements les plus précieux à l'occasion d'un commentaire de
et surtout à l'initiation à sa tradition ésotérique était chose difficile, sur- l'Écriture hébraïque. Il professait une vocation mystique universelle
tout en milieu francophone. Au fur et à mesure que des cercles d'études, d'inspiration kabbalistique et tentait de la rattacher à une donnée tradi-
des publications sur le judaïsme se sont multipliées dans le dernier tiers tionnelle, celle d'Élie et de ce qu'il appelait le courant éliatique. Il aurait
du vingtième siècle, et que l'étude de la Kabbale a connu une diffusion même parlé à un des disciples israélites de Schuon de son désir de créer
plus large', le phénomène du guénonisme juif s'est peu à peu estompé. une tarïqah ysive.
Comme on le sait, les adeptes guénoniens se répartissaient en disciples Evoquons aussi la figure de cheikh 'Ali 'Abd al-Samad, né Fredy
de Frithjof Schuon (1907-1998) (cheikh 'Isâ)' dont la zâwiya se situait à Bollag (1935-2010) à Bâle, en 1935, au sein d'une famille juive libérale'.
Après avoir acquis les rudiments de la religion juive et de la langue hé-
braïque, à l'âge de 21 ans, Bollag fit un voyage en Israël à la recherche
1. Interviewée en mai 1996 au Caire où elle est restéejusqu'à la fin de ses jours. Elle
était l'épouse d'Albert Bajocchi (1908-1980), critique musical.
2. Voir notre étude « La Cabbale et l'Académie: les éludes de mystique juive en 1. « Les Judëo-soufis de Lausanne: un point de rencontre dans la mouvance guéno-
France », Pnrdès, n'' 19-20 (1994), p. 216-238. nienne », P. GISEL et L. KAENNEL (éd.), Réceptions de la cabale, Paris, L'Éclat,
3. Sur la branche européenne de la tarfqa 'alawiya, voir L. ROCHER et F. 2007,183-213.
CHERQAOUI, D'uneJoi à l'autre. Les conversions à l'islam en Occident, Paris, Ed. 2. Interview avec Fredy Bollag en février 2001 à Neve Shalom, village arabe el juif
du Seuil, 1986, chap, IX: « Une tariqa orthodoxe: la tarîqa alawiyya », p. 149-164. dont son épouse était la représentante en Suisse.
282 PAUL B. FENTON RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 283

d'un maître en Kabbale mais n'en trouva point. À cette époque, il ren- très actif à Moissac. Grâce à Lévitte, il découvre le judaïsme, Devenu
contra un adepte de la zûwiya bâloise, Sidi 'Abd al-Rahrnân Yahyâ, alias rabbin, il fonda notamment le réseau d'écoles juives orthodoxes (Or
Hans Gutman, qui avait été rattaché à la 'Alâwiyya par Schuon en 1951. Yossef), patronné par la société de gestion qu'il avait créée sous le nom
Gutman l'introduisit à la lecture de Guénon. En 1956, Bollag se rendit « Le Refu ge ».
une fois auprès de Schuon à Lausanne mais il ne le pressentit pas comme Enfin, Lévitte participa activement au renouveau du judaïsme de
maître spirituel et de son côté, Schuon ne l'accepta pas comme disciple. l'après-guerre en France où il fit connaître notamment la pensée du rabbin
De retour à Bâle, il se convertit au soufisme et devint l'adepte de Sidi hassidique Nachman de Bratzlav et du philosophe Abraham Heschel'.
'Abd al-Rahmân Yahyâ, pendant douze ans durant lesquels il approfon- Le cas de Denis Gril (né en 1949), alias Sidi Da'ûd, est particulière-
dit ses lectures de Guénon, tout en s'initiant aux doctrines hindoues. Il ment instructif car son histoire familiale correspond à la typologie évo-
est frappé par la lecture du livre sur Tierno Bokar, Le Sage de quée ci-dessus. Son grand-père, l'industriel juif Arthur Fleischer et son
Bandiagara (1957) écrit par le cheikh Amadou Hampâté Bâ (1900- épouse Paula (née Hammel), originaires de Gëppingen en Bade-
1991), maître de l'ordre des Tijâniyya, résident à Bamako au Mali. Lors Wurtemberg, s'étaient éloignés de la pratique religieuse. Ayant fui
d'un des passages annuels de ce dernier à Paris en tant que représentant l'Allemagne nazie, ils s'étaient réfugiés à Paris où ils se sont liés
de l'Afrique de l'Ouest à l'UNESCO, Bollag entra en contact avec le d'amitié avec Étienne Gril, ami du père de René Roty (1909-1995). Or,
cheikh Hampâté qui l'accepta comme disciple et lui donna l'initiation en ce dernier, petit-fils d'Oscar Roty', s'était converti à l'islam en 1936 à
1960. l'instigation de Guénon prenant le nom de Sidi Hamid ad-Dîn. Il fut plus
À la fin des années 1980, il s'approcha du cheikh Nâzim al-Qubrusî al- tard le beau-père de Michel Vâlsan,
Haqqânî, qui l'initia à la tariqa Naqshabandiyya. Parmi ses écrits, on re- À l'entrée des Allemands à Paris, les Fleischer se réfugièrent dans la
tiendra son Der Name Allah und die Zahl66 (1996), en raison des rappro- région de Midi-Pyrénées où leur fille Eva, qui fréquentait les Éclaireurs
chements qu'il y opère entre la science des lettres dans les deux traditions israélites de Robert Gamzon, put rejoindre dans un couvent du Carmel à
juive et musulmane qui s'appuient sur certains enseignements de Guénon'. Moissac le chantier dirigé par son cousin Frédéric Hammel (1907-2001),
Quant aux disciples juifs de Vâlsan, mentionnons en premier lieu dit « Chameau »3. Le père Fleischer, arrêté et déporté à Lublin, fut assas-
'Abdallah Georges Goldstein, qui habitait un petit appartement à Paris, siné en 1942, tandis que son épouse Paula et leur fille Eva, incarcérées un
rue de l'Abbé Grégoire, où les fuqarâ 'autour de M. Valsan se retrou- temps à Gurs, survécurent à la Guerre. Après la tourmente, Eva se maria
vaient dans le courant des années 1950. avec Jacques Gril, fils d'Étienne qui avait essayé d'intervenir pour sauver
Georges Lévitte (1918-1999), né à Ekaterinoslaw en Ukraine, son ami Arthur Fleischer. Après leur mariage, Jacques Gril en recherche
s'installa à Metz où il entra en contact avec des traditionalistes de Nancy. de Dieu et d'une religion alla voir le grand rabbin Ernest Gougenheim,
Intégrant le cercle de Michel Vâlsan, il se convertit à l'islam sous le nom afin de se convertir au judaïsme. Découragé par ce dernier, le couple dé-
de Sidi Yassin et se mit à étudier l'arabe à l'École des Langues orien- cida finalement en 1958 de suivre leur ami René Roty (Sidi Hamid ad-
tales. Bouleversé par les lois de Vichy, il revint au judaïsme sous Dîn) et d'entrer en Islam. Jacques prit le nom Sidi 'Abdallah et le couple
l'influence de Jacob Gordin, dont il sera question plus loin, et milita dans
les rangs des Éclaireurs israélites de France. Replié à Tance en 1943, il y 1. Il traduisit son The Sabbath (New York, 1950) sous le titre Les Bâtisseurs du
fonda 1'« École des prophètes» où il forma des chefs scouts qui avaient temps, Paris, 1957. Georges Weill (né en 1920), qui fot proche de Lévitte lorsque
comme mission de surveiller clandestinement les enfants juifs dispersés celui-ci était encore à Moissac en 1942, me confia que Lévitte possédait alors dans
en Haute-Loire et Corrèze et de leur transmettre le flambeau en leur dis- sa bibliothèque à côté des livres de Guénon, le Zohar en français ct d'autres
pensant un enseignement juif. Lévitte soulignait l'importance de la tradi- ouvrages sur la Kabbale ct l'hindouisme. Il disait: « sans religion, on ne va nulle
part ».
lion et l'étude des sources. Parmi ses disciples se trouvait Élie Rotnemer
2. Oscar Roty (1846-1911), célèbre graveurdu XIX' siècle, dont la Semeuse incarnait
(mort en 1994), au départ anarchiste de l'extrême gauche, qui avait été la Répubtique sur les pièces françaises de 1897 à 2002.
3. Cc dernier rejoignit après la guerre le mouvement sioniste religieux Mizrahi ct
1. Der Name Allah und die Zahl 66. Die Symbolik der Buchstaben und Zahlen als émigra en Israël où il sera parmi les piliers du kibboutz religieux 'Ein ha-Naziv.
Grundlage theoretischer und praktischer Gottesweisheit und Ausdruck universaler Voir Shim'ôn HAMMEL, «Souviens-toi d'Amalek ». Témoignage sur la lutte des
Einheit der Religionen, Darmstadt, Spohr, 1996. Juifs en France, 1938-1944, Paris, CLKH, 1982.
RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 285
284 PAUL B. FENTON

intégra la zâwiya de Vâlsan. Après sa licence d'arabe à la Sorbonne, leur livres sur le soufisme et le traditionalisme et publia notamment les textes
fils Denis Gril étudia à Médine et entama une carrière de professeur de Coornaraswamy'.
d'arabe et d'islamologie à J'université d'Aix-en-Provence. Son champ de L'intérêt qu'il suscita pour l'ésotérisme musulman est pour quelque
recherche embrasse l'ésotérisme musulman et en particulier la pensée chose dans l'établissement à Oxford de l'Ibn Arabi Society qui compte des
d'Ibn 'Arabi dont il est un spécialiste reconnu. Suivant l'impulsion don- adhérents d'origine juive, et notamment son président Stephen Hirtenstein,
née aux études akbariennes par Michel Vâlsan et Michel Chodkiewicz, et invite régulièrement à ses colloques des conférenciers traditionalistes.
Gril a grandement contribué par ses nombreuses publications à En Roumanie, signalons l'activité de Mihai Marcel Avramescu (alias
l'extension prise en France de l'étude de cette grande figure du soufisme, Mark Abrams) (1909-1984), qui, né à Bucarest au sein d'une famille juive,
Enfin, Maurice Oloton (né en 1936), alias Sidi Obeydallah, descend des appartenait à un cercle d'artistes juifs avant-gardistes avant sa conversion à
Mossé, une vieille famille juive du comtat venaissin. Son père était franc- la pensée traditionnelle suite à sa rencontre avec l'œuvre de Guénon" Il
maçon et il ne reçut aucune éducation juive. Suite à un contact avec des était en liaison avec le Roumain Vasile Lovinescu (1905-1984), qui corres-
Traditionalistes, il se convertit à l'islam dans les années 1950, rejoignant pondait avec Guénon au Caire par l'intermédiaire de la Librairie Chacor-
la zûwiya de Michel Vâlsan, Autodidacte, il s'initia à l'arabe et se consa- nac. En 1934, Avramescu entra en relation épistolaire avec Guénon, entre
cra à la traduction en français des écrits d'Ibn 'Arabi, notamment de autres, sur des questions touchant l'astrologie'. II fonda la même année
L'Interprète des désirs (Paris, Albin Michel, 1996), Le Traité de l'amour, Memra Studii de traditie ezotericâ, la première revue romaine d'études
chap. 178 des Futûhât (Paris, Albin Michel, 1986 et 1992), L'Arbre du sur l'ésotérisme traditionnel qui connut une existence éphémère et à la-
Monde, (Paris, Les Deux Océans, 1982 et 1991), et, avec Paul Fenton, La quelle participèrent Guénon, Probst-Biraben, et Mircea Eliade.
Production des cercles d'Ibn 'Arabî (Éd. de l'Éclat, Paris, 1998). Guénon lui recommanda l'adhésion à l'islam, ou du moins à sa propre
tradition mosaïque. Avramescu eut l'intention d'effectuer son attache-
ment au soufisme chez Schuon à Bâle, mais embrassa finalement le
christianisme orthodoxe, apparemment après sa découverte de la tradi-
À L'ÉTRANGER tion hésychaste. «Avramescu éprouva un intérêt particulier à découvrir
l'existence d'une petite cérémonie de bénédiction (blagoslovenie) pour
Pour l'Angleterre, il faut citer l'activité de Lester Kanefsky, Juif l'exécution de la prière du cœur, cette dernière comprenant également
d'origine polonaise né en 1916 à New York. Orphelin, il fut élevé dans des postures et des techniques de respiration qui rappellent le yoga; cela
une institution jusqu'à l'âge de 16 ans. Plus tard, lors d'un séjour à renforçait et confirmait un peu plus l'idée de certaines correspondances
Boston, il fit la connaissance d' Ananda K. Coomaraswamy dont il devint et équivalences, tant doctrinales que pratiques, entre les différentes tradi-
un admirateur. C'est probablement ce dernier qui le mit en contact avec tions dérivées de la Tradition primordiale. D'autre part, il trouvait éga-
Martin Lings lorsque Kanefsky, pendant la Seconde Guerre mondiale, lement un véritable rite initiatique (mystérique, ésotérique) sous la forme
fut stationné avec la marine américaine en Angleterre, qui devint son où il l'avait recherché, c'est-à-dire une application pratique et accessible
pays adoptif après son mariage avec une Anglaise. En 1946, il rendit de la thèse de Guénon concernant la nécessité absolue d'appartenir à une
visite à Lings au Caire où il rencontra René Guénon. 11 devint son dis- chaîne initiatique ininterrompue." »
ciple et se convertit au soufisme. Peu après, il se rendit à Lausanne où il Jusqu'en 1946, il demeura en correspondance avec Hillel qu'il avait ren-
fit la connaissance de Schuon et de Burckhardt. De retour en Angleterre, contré lors de son passage à Bucarest en 1936. En 1947, il reçut l'ordination
il fréquenta la confrérie soufie dirigée par Lings qui se rencontrait tous
les samedis soirs dans une maison résidentielle à Beckenham (Kent).
Charles Townsend, Aristide Messinesi, les Smith et William Stoddart se 1. A. K. COOMARASWAMY, Bibliography, Berwick-upon-Tweed, Prologos, e. 1988.
2. Sur lui, voir Claudio MUTII, La Grande influence de René Guénon en Roumanie,
comptaient parmi les autres adeptes. Fondant à Berwick-sur-Tweed la Saint-Genis-Laval, 2002, chap. VI, p.91, 111-142, et Mihail CONSTANTINEANU,
librairie Prologos Books, Kanefsky se spécialisa dans la diffusion de « Marcel A vramescu si împacarea contradictiilor (' M.A. ct la conciliation des con-
tradictions') », România litterara 28 (27.7. 1994).
3. M. SEDGWICK, Contre le monde moderne, chap. 5, p. 142-143.
4. C. MUlTI, op. cit., p. 120-121, qui cite Constantineanu.
RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 287
286 PAUL B. FENTON

sacerdotale sous le nom du père Mihai et en 1949 il soutint une thèse à la Aux États-Unis, relevons le cas de Jacob Needleman, né à
faculté de théologie de Bucarest, intitulée Qabbalah Gnoza traditionala a Philadelphie en 1934, qui fit carrière comme professeur de philosophie à
Legii Vechi (« Qabbalah, la gnose traditionnelle de l'Ancien Testament »). l'université de San Francisco. Essentiellement adepte de Peter
Sous son influence, un autre intellectuel juif, Nicolae Steinhardt (1912- Ouspensky (1878-1947), disciple de George Gurdjieff, il contribua au
1989) se fit baptiser en 1960 avant de devenir moine en 1980'. développement d'un courant pérennialiste dans certaines universités
américaines. Il avait rencontré les traditionalistes de la première généra-
Évoquons également Samuel Hugo Bergman (1883-1975), grande fi-
tion - Burckhardt, Lings, Schaya et Schuon et édita un recueil de leurs
gure de la philosophie juive nouvelle. Après des études de philosophie et
articles, The Sword of Gnosis (Londres, 1974).
de sciences naturelles à Prague', sa ville natale, il émigra en 1920 en
Palestine où il devint le directeur de la Bibliothèque nationale et univer- On ignore dans quelle mesure la pensée de Guénon exerça une in-
sitaire, puis, en 1928, professeur de philosophie à l'Université hébraïque fluence sur 'Abdallah Schleifer. Né Marc D. Schleifer en 1935 au sein
de Jérusalem. d'une famille juive assimilée habitant à Long Island, il fut actif dans des
cercles marxistes à l'université de Pennsylvanie. Il se convertit à J'islam
Sa pensée fut influencée à la fois par le néokantisme de Hermann Cohen
dans les années 1960 sous l'influence du soufisme, mais vira plus tard
et par des philosophes hindous et chrétiens, tels qu'Aurobindo (1872-1950)
vers une forme d'islam intégriste proche de l'Arabie Saoudite. 11 fut le
et Rudolf Steiner (1861-1925), dont il traduisit quelques écrits en hébreu.
fondateur du magazine Kulchur, soutenu par Lita Homick. Pendant de
Auteur d'une introduction à la pensée juive contemporaine', il était pas-
longues années, il fut directeur de l'Adham Center for Television
sionné par les rapports entre science et religion, et consigna ses réflexions
Journalism et enseigna à J'université américaine du Caire.
sur la religion dans un recueil d'essais en hébreu, «Penseurs et croyants ».
Celui-ci contient un essai consacré à René Guénon - le seul jusqu'ici,
croyons-nous, en langue hébraïque, Paru initialement dans le volume Gabriele Mandel, artiste et auteur, est né en 1924 à Bologne, fils de
d'hommage offert au grand spécialiste de la mystique juive, Gershom l'écrivain Jusuf Roberto Mandel (1895-1963), un franc-maçon d'origine
Scholem (1897-1982), l'essai fut republié sous une forme légèrement aug- turco-afghane, et de Carlotta, une écrivain juive. Mandel fit des études
mentée dans ce recueil". Comme Scholem et Martin Buber (1878-1965), d'archéologie et assuma par la suite la direction de l'Institut
Bergmann appartenait à la Brith Shalom, une association politique, fondée d'Archéologie orientale islamique en Jordanie. De son oncle Keki
en 1925 par un groupe d'intellectuels juifs qui prônaient le rapprochement Effendi Khan-i Hetimandel, chef des soufis en Afghanistan, il hérita un
judéo-arabe. Impressionné par le De l'unité transcendante des religions de intérêt pour la mystique islamique. Il étudia l'islamologie à Paris avant
Frithjof Schuon, Bergmann s'était même rendu à Lausanne pour discuter de devenir d'abord cheikh des Naqshibendi et ensuite kholifa (vicaire
avec lui de la possibilité de paix entre Juifs et Arabes'. général) pour J'Italie de Ja confrérie des Jerrahi Halveti. En Italie, il
fonda en 2000 le tekke de Milan et en 2005 le tekke de Gênes. On lui doit
1. Voir Nicolae STEINHARDT, Jumalul Jericirii ('Journal de la félicité'), Cluj-Napoca, de nombreuses lithographies dont plusieurs à thème juif'. Il commit de
1994. nombreuses publications en Italie et à l'étranger dédiées au soufisme et à
2. Sur Hugo Bergman, voir Writings of Shmuel Hugo Bergman. À Bibliography l'islam, dont une traduction et un commentaire du Coran et du Mathnawî
1903-1967, Baruch SHOHETMAN et Shiomo SHUNAMI (éd.), Jérusalem, Magnes - de Jalâl ad-Dîn RÛmî2 • Il est mort en 2010 à Milan.
Hebrew University. 1968: W. KLUBACK, «La foi messianique de Hugo Bergman »,
Archives de philosophie, 0[155, 1992, p. 35-48 ; SPEKTDR, «Another Zionism. Hugo
Bergrnan's Circumscription of Spiritual Terrltory ». Journal of Contemporary
Htstorv. n'' 34, 1999, p. 87-108.
3. Samuel Hugo BERGMAN, Faith and Reason. An Introduction to Modem Iewlsn
Thollght (1961), New York, Sehoeken, 1976'.
1. Par exemple J'album Batë ha-keneseth [synagogues], Paris, Arthe, 1952 el La
4. S. H. BERGMAN, «René Guénon », Tarbiz. n' 27, 1957, p.406-420, repris en
Première Page de la Megillah d'Esther, 1972.
hébreu dans Hogim u-maminim (« Penseurs el croyants »), Tel Aviv, Devir, 1959,
p. 261-286. En rapport avec la kabbale, Bergman y menlionne notamment L'Homme 2. Parmi ses traductions en français figurent L'Islam, Paris, Hazan, 2007 ; L'Écriture
arabe, Paris, Flammarion, 2001 ; L'Écriture hébraïque, Paris, Flammarion, 2001 :
et l'absolu selon la kabbale de Léo Schaya.
Mahomet, le prophète, Paris, Acropole, 2002, Les 99 noms de Dieu, Paris, Trédaniel,
5. Fr. SCHUON, De l'unité transcendante des religions, Paris, Gallimard, 1948, dont
2009.
Bergman prépara un compterendu pourla revueljjun.
288 PAUL B. FENTON RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 289

GUÉNON À L'ÉCOLE D'ORSAY ment les Principes du calcul infinitésimal de Guénon'. Il marqua profon-
dément Emmanuel Levinas (1906-1995), André Néher (1914-1988) et
Léon Askénazi, qui deviendront les principaux artisans de la renaissance
Dans la période d'après-guerre, l'œuvre de Guénon circulait largement du judaïsme français dans l'après-Seconde Guerre mondiale. En effet,
en milieu juif, comme ailleurs. Un lieu privilégié fut l'école des cadres après son décès et le départ de Castor en Israël, en 1949, la direction de
Gilbert-Bloch d'Orsay. Celle-ci, nommée d'après un ingénieur juif et l'école Gilbert-Bloch est proposée à Léon (Yehoudah) Askénazi (1922-
résistant, mort sous les balles en 1944, fut fondée par Robert Gamzon 1996), plus connu en France sous le totem de Manitou. Rabbin, kabba-
(1905-1961), alias Castor, dans le but de reconstituer la communauté liste et philosophe, il a revitalisé la pensée juive moderne", Né à Oran,
juive, et de former de nouveaux cadres, dont l'immense majorité avait fils du dernier grand rabbin de la ville, il est issu par sa mère d'une pres-
été massacrée par les nazis. Son premier directeur fut Jacob Gordin, un tigieuse lignée rabbinique de kabbalistes sépharades. Entré aux
des précurseurs du renouveau de la pensée juive en France'. Ce demier, Éclaireurs israélites de France en 1940, au moment où ce mouvement
né à Dvinsk en Russie en 1896 dans une famille bourgeoise, passa son rejoint la résistance contre l'envahisseur allemand, Léon Ashkenazi est
enfance à Saint-Pétersbourg où il étudia le Talmud, l'arabe, le syriaque mobilisé dans la Légion étrangère en 1943 en tant qu'aumônier militaire.
et la philosophie. Parti rejoindre sa famille en Crimée, il fit halte au Répondant à l'appel de Robert Gamzon, dont il a reçu une circulaire sur
cours du voyage dans plusieurs communautés hassidiques d'Ukraine, qui le front d'Alsace en 1944, il entre à l'école Bloch comme chef du scou-
l'initièrent à la Kabbale. Installé à Berlin en 1923, où il collabora à tisme juif.
l'Encycopedia judaica germanophone, il fuit l'Allemagne à l'avènement Il y suit les cours de Jacob Gordin qui lui demande de rester à l'École
de Hitler en 1933. Finalement, il s'arrêta à Paris où il enseigna au pour enseigner le judaïsme. À Paris, Askénazi étudia l'ethnologie et
Séminaire rabbinique et travailla également comme bibliothécaire à l'anthropologie sous Claude Lévi-Strauss et fit également une licence de
l'Alliance israélite universelle. En 1944, on le retrouve à Chambon où se philosophie. Plus tard, sous sa direction, l'école Bloch, 1'« École de pen-
trouvait un petit groupe de chefs d'Éclaireurs israélites formé par
Georges Lévitte, et d'autres réfugiés, dont André Chouraqui et Georges
Vajda. Avec ce dernier, il dispensa des cours de philosophie juive et de
Kabbale, d'histoire de la pensée juive, dans J'aile d'une f;rme, dénom-
mée 1'« École des Prophètes» jusqu'à la Libération. Epuisé par la
guerre, il mourut à Lisbonne en 1947. 1. Il se peut que cc fait n'ait aucune signification dans la mesure où tout le monde
Dans l'enseignement oral, il fit découvrir aux chefs scouts la possibili- lisait Guénon à l'époque. Même son contemporain Georges Vajda, illustre
universitaire, cite son Erreur spirite dans sa thèse de doctorat soutenue en Sorbonne,
té d'exprimer les principes de la tradition juive en termes de pensée oc-
Juda ben Nisim Ibn Malka, philosophe juif marocain, Paris, 1954, p. 140, dans son
cidentale. Cette démarche rappelle celle de Guénon dont il était un article « Melchisédcc dans la mythologie ismaélienne », Journal asiatique, n'' 234
lecteur. En effet, dans sa bibliothèque, léguée avec ses papiers à la bi- (1943-1945), p. 183 (Roi du Monde}, ainsi que dans son Commentaire d'Ezra de
bliothèque de l'Alliance israélite universelle à Paris, on trouve notam- Gérone sur le Cantique des cantiques, Paris, 1969, p. 162: «Les "formes saintes" ...
manifestation subtile, pour parler le langage de René Guénon». De son côté, dans
CR, p.214, Guénon rend compte des travaux de Vajda sur les origines et le
développement de la Kabbale, reprochant au grand orientaliste son « historicisme » et
son incapacité de distinguer l'ésotérisme du mysticisme « notions traditionnelles les
plus élémentaires» ! D'un autre côté, dans ses papiers inédits, Gordin fait preuve
d'une grande réticence à l'égard du projet sioniste, estimant que l'histoire avait
démontré que la concentration de Juifs en un seul lieu pouvait mener à la catastrophe.
On peut y voir, peut-être, un écho de la « solidification» guénonienne.
1. Sur Gordin, voir E. FINBERT, «Introduction à Jacob Gordin », Aspects du génie 2. Sur Askénazi, voir Michel KOJINSKI, Un hébreu d'origine juive. Hommage au
d'Israël, Paris, Cahiers du Sud, 1950, p. 105-106, et l'introduction de Marcel Ruv Yéhouda Léon Askënaii. Manitou, Paris, Orrnaya, 1998. Léon ASKÉNAZI, La
Goldman à ses Écrits. Le renouveau de la pensée juive en France, textes réunis et Parole et l'Écrit. Penser la tradition juive aujourd'hui (2 vol.), textes rassemblés par
présentés par Marcel Goldmann, avec préface de Léon Askénazi, Paris, Albin Marcel Goldman, Paris, Albin Michel, 1999, ainsi que SEDGWJCK, Contre le monde
Michel, 1995. moderne, chap. 10, p. 253-255.
290 PAUL B. FENTON RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 291

sée juive de Paris », laissa une marque durable sur le judaïsme français'. notion de « Délivrance » que Guénon définit comme le but de la vie car
Askénazi dispensa également son enseignement dans des cadres universi- il y avait là une résonance d'un thème majeur de la religion juive. Or, le
taires et communautaires et plus tard, après son installation en Israël, au pnncipe que ce but n'était réalisable qu'au prix d'un rattachement initia-
sein de l'Institut Maayanot et du Centre Yaïr à Jérusalem, lieux de res- tique dans le cadre d'une tradition régulière ou orthodoxe ramena ses
sourcement des francophones israéliens. Jouissant d'une sensibilité parti- élèves dans le giron de la Synagogue, souvent par le biais de la Kabbale.
culière envers l'islam, il participa régulièrement aux rencontres inter- Son enseignement, qui évoquait périodiquement les noms de
religieuses même s'il avait un jugement sévère sur la religion d'Ismaël'. ~,assignon et Guénon, n'était pas sans formuler quelques critiques à
Askénazi fut un lecteur attentif de Guénon dont l'enseignement lui 1 egard de ce dermer, surtout en ce qUi concerne la position du judaïsme
inspira quelques-unes de ses positions fondamentales telles que sa dé- par rapport à la tradition primordiale. Pour Askénazi c'est la tradition
fense de la tradition face à la modernité, et la valorisation de juive véhiculée par les sources bibliques et rabbiniques telles qu'elles
l'ésotérisme. Il contribua ainsi à réhabiliter la Kabbale au sein des sont interp~étées par l'exégèse kabbalistique qui est la plus proche de la
cercles d'études, d'où, longtemps considérée comme rétrograde et obscu- tradition primordiale. Ce qui fut perdu avec la destruction de l'ordre des
rantiste par le judaïsme officiel, elle avait été bannie. Toutefois, son inté- Templiers n'était pas une philosophie pérenne supra-confessionnelle
rêt pour la Kabbale ne provenait pas de Guénon, mais d'une tradition n;ais p,lutôt des éléments de vérité que les Occidentaux avaient emprun~
vivante de l'Afrique du Nord. En revanche, son enseignement se ressent tes précisément au judaïsme. Cc qui l'étonnait ce [ut l'incapacité des
de l'influence de Guénon dans, par exemple, l'importance donnée à Traditionalistes à voir ce qu'ils avaient devant le nez sans avoir besoin
l'épisode biblique de Caïn et Abel et du Buisson ardent, passés au se- d'être redécouvert: la tradition primordiale transmise sous une forme
cond plan dans l'enseignement habituel, pour ne prendre que ces deux i~tac~eAet intégrale par la tradition juive. Il fut convaincu que le manque
exemples". Dans une conférence inédite au sujet de l'opposition entre d mteret pour le Judaïsme de la part du métaphysicien de Blois résultait
Moïse et Salaam, le «prophète des nations» qui incarna la tradition d'une certaine [orme d'antisémitisme qui l'empêchait d'entrevoir cette
primordiale, Askénazi évoqua longuement cette notion chez Guénon. La ~é:ité et le poussa en direction de l'islam. À la suite du rabbin livoumais
mise en opposition de la Tradition et de la c mentalité moderne » propo- Ehe, Be~amozegh (1823-1900), aux écrits duquel il s'intéressait,
sée par Guénon ne pouvait manquer de trouver un écho enthousiaste Askénazi proposa la Kabbale comme forme de religion primordiale sus-
chez de jeunes Juifs qui venaient de vivre l'expérience horrifique de la ~e~tible de ~éu?i; Juifs et chrétiens, mais il ne souscrivit pas pour autant
guerre. Suivant les Traditionalistes dans leur analyse de la modernité, il a 1 Idée de 1 unite transcendante des religions.
aperçut cette dernière comme la dernière étape dans le cycle qui mène L'orientation de Manitou fut poursuivie essentiellement en France par
inexorablement à l'apocalypse, mais il ne souscrivit pas à la finalité Andr~ Fraenckel (1928-1989), qui lui succéda en 1968 comme directeur
qu'ils envisageaient. Selon lui, l'heure du «renversement des pôles » ~eYEcole d'Orsay suite à son émigration en Israël. Fraenckel, qui avait
avait sonné avec la renaissance d'Israël. ete inspecteur au Maroc des écoles du réseau scolaire Ozar ha-Tôrâh
S'efforçant comme Guénon de formuler la pensée traditionnelle dans avait eu des contacts avec une tradition kabbalistique vivante et, en
une terminologie occidentale, ce grand maître forma toute une génération même temps, [ut sensibilisé aux rapports entre judaïsme et islam et entre
de disciples et de dirigeants communautaires chez lesquels il suscita 1'hébreu et l'arabe. S'installant à Strasbourg où il avait accepté un poste
sélectivement un intérêt pour le Traditionalisme. Ils furent sensibles à la de professeur à l'Ecole Aquiba, il dispensa dans des cercles d'études un
enseignement auquel il incorpora plusieurs éléments guénoniens. Lecteur
1. Sur l'école d'Orsay. voir le numéro spécial de la revue Pardès, n'' 23 (1997), et L. assidu de Guénon, il appliqua des concepts guénoniens à l'étude des
G. BENGUIGUI, «L'Ecole Gilbert-Bloch. Témoignage sur un lieu de rencontre entre textes des maîtres hassidiques, notamment la notion de la tradition pri-
jeunes sépharades et ashkénazes dans la France d'après-guerre », Archives juives, mordiale comme équivalent du concept de derekh ere: she-qademali la-
n" 42 (2009), ibid., Un lieu Où reconstruire. L'école Gilbert-Bloch, 1946-1970, tôrâh (la voie universelle qui précéda la révélation sinaïtique) chez le
Paris, Elkanu (sous presse). maître mystique Nachman de Braslav'. Pour Fraenckel, lecteur égale-
2. Il disait notamment que sa tradition ésotérique, le soufisme, n'était pas J'islam.
3. Voir L. ASKÉNAZI, La Parole et L'Écrit. vol. l, «Frère, père, fils dans les
généalogies du récit biblique", p. 201-206, p. 214-216 et « La révélation du buisson 1. Il donna cette interprétation à propos de Nahman de Braslav, Liqqûtev Moharan
~78. . ,
ardent: appel à la délivrance", p. 245-257.
292 PAUL B. FENTON RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 293

ment d'Henri Corbin, l'étude de l'aspect intérieur du judaïsme -le bâtin, Mentionnons enfin quelques aspects de la pensée guénonienne qui
comme il disait, à savoir la Kabbale -, constituait en elle-même une voie avaient particulièrement séduit des lecteurs juifs. En premier lieu, il nous
initiatique. Conscient des positions antijudaïques de Guénon, il les expli- semble que l'étude approfondie des enseignements de Guénon répondit à
quait par ce verset de l'Ecclésiaste: «Abondance de sagesse, abondance un besoin impérieux de connaissance. À travers le prisme de la symbo-
de colère » (I, 18). lique sacrée, elle redonna aux individus aliénés de leurs racines reli-
Dans le contexte strasbourgeois, il convient d'évoquer également gieuses le sens du mystère, et les clefs d'une lecture retrouvée des
Samuel Gottfarstein (1940-) professeur de mathématiques à l'École sources bibliques et juives et la redécouverte de la doctrine métaphysique
Aquiba de Strasbourg et un des piliers de la Yéchiva des étudiants dans sous-jaccnte. Pour ceux qui avaient reçu une éducation hébraïque, les
cette ville, revenu à la pratique orthodoxe grâce à la lecture de Guénon. mises au point de Guénon facilitèrent le déchiffrement de bien des no-
Il édita notamment la traduction française d'un des classiques de la tions enfermées dans des symboles scellés et donnèrent une interpréta-
Kabbale, Le Bahir', réalisée par son père Joseph Gottfarstein (1903- tion plus étendue des thèmes juifs classiques tels que les niveaux de
1980). Ce dernier, né près de Kovno (Kaunas), fut un historien et un l'âme, le salut, la délivrance, le point central (pensée kabbalistique et
érudit de la culture yiddish qui avait étudié à la célèbre école talmudique hassidique). L'accent mis chez lui sur le rattachement à une initiation
de Slobodka mais avait rompu avec l'observance juive. Il fréquentait régulière - c'est le sens même de mequbbal «kabbnliste » (au passif) -
Oskar Goldberg (1885-1953), Erich Unger (1887-1950) et Jacob Gordin contribua dans une modeste mesure au renouveau des études de
à Paris dans les années trente. De par son intérêt pour la mystique juive, l'ésotérisme juif en France.
il entra en contact avec Gershom Scholem. L'axe comparatif avec d'autres traditions n'aboutit pas seulement à la
La réticence devant l'étude d'autres traditions religieuses qui éclôt mise en lumière de l'essentiel, mais conféra à ces thèmes une portée
dans la génération suivante formée dans des Yéchivôt (écoles talmu- universelle. Si cette universalité était perçue jusque-là en filigrane à tra-
diques), entrava l'épanouissement d'un traditionalisme juif et, à quelques vers les thèmes tels que les sept lois noaehides et des personnages tels
exceptions près, l'intérêt pour Guénon fut abandonné. Néanmoins, cer- que Melchisédec, mais aussi Noé et Jéthro, le discours guénonien permit
tains disciples ayant suivi l'enseignement de Manitou incorporèrent des de dépasser le cadre parfois restrictif du référentiel juif pour appréhender
éléments guénoniens dans leur enseignement, tels que Pierre Elyakim l'universel grâce à son idée de l'unité transcendante ou principielle des
Simsovic en Israël, et Léo Guez (né en 1954), créateur avec Patrick Traditions. Cette projection hors d'un courant exotérique juif concourut à
Dobensky de l'Espace Séphria à Nice. Étudiants des sagesses tradition- sa relativisation aux yeux du lecteur de Guénon, sans pour autant lui
nelles, ces demiers « dé-couvrent » la sagesse de leur propre tradition à enlever le caractère d'Absolu qui lui revenait de droit en tant que mani-
l'âge de 30 ans grâce à l'enseignement de Léon Askénazi. Plus tard, dans festation de cet Absolu dans ses conditions particulières, et sans entraîner
leurs cercles d'études animés à Nice et à Toulon par le rabbin Daniel une quelconque infidélité par rapport à ses propres racines. Pour le Juif
Cohen (né en 1964), auteur de l'article «René Guénon et le Judaïsme? » vivant en milieu non juif, voir les différences comme des complémenta-
et membre de l'Institut Ramhal de Jérusalem fondé en 1987 par le rabbin rités apporta une solution aux antagonismes religieux d'une part, mais
Mord'khai Chriqui, l'étude de la Kabbale se fait souvent avec des réfé- aussi une réponse à beaucoup d'âmes qui aspiraient profondément à une
rences ouvertes à l'œuvre de Guénon. En effet, dans l'étude préliminaire forme de synthèse, d'autre part. Pour la génération de l'après-guerre, la
à sa traduction des Soixante-dix Arrangements de Moïse Hayyim critique de la modernité et de la société occidentale les incita au retour à
Luzzato (1707-1746), Cohen fait montre d'une influence guénonienne la Tradition. L'enseignement de Guénon relatif à la notion de langues
certaine. sacrées remit en valeur à leurs yeux l'hébreu en tant que langue litur-
gique et langue d'étude. Pour les Juifs originaires d'Afrique du Nord et
de l'Orient, les rapprochements entre l'hébreu et l'arabe touchèrent une
1. Sefer ha-Bahir ou Le Livre de la Clarté, traduit de l'hébreu et de l'araméen par J. fibre réceptive et firent entrevoir une parenté entre le judaïsme et l'islam
Gottfarstein, Lagrasse, Paris, Verdier [1983], 2000 2 de leur milieu d'origine.
2. «René Guénon el le Judaïsme », Vers la Tradition, n" 83-84 (2001), p. 96-103 ;
«Cycles cosmiques et fin du cycle actuel selon la Cabale », La Règle d'Abraham.
n' 3 (avril 1997): «Adam Qadmon », La Règle d'Abraham, n" 8 (décembre 1999),
p.26-41.
294 PAUL B. FENTON
RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 295

ployée sans constituer un contresens par trop grossier). Il pourrait sc faire aussi
CONCLUSION que Baal Shem Tob 1 ail été réellement initié, mais que le Hassidisme fi 'ait re-
présenté pour lui qu'une sorte d'expression exotérique; je pense que les
En ce qui concerne Guénon lui-même, le point de vue juif considère Kabbalistes n'ont jamais transmis leur initiation qu'à dcs disciples choisis un à
qu'il est passé à côté de quelque chose d'insoupçonné. S'i! avait appro- un, et restent toujours très peu nombreux. [H']
fondi l'étude des sources juives, Guénon y aurait certainement trouvé de II est exact que Rasûl signifie littéralement « envoyé» ; mais le mot Malak
existe aussi en arabe avec le sens d'« ange » Ge pense que, en grec, il doit y
quoi étayer davantage quelques-unes de ses thèses fondamentales. Il y
avoir une certaine différence de sens entre apostolos et angeios, bien que les
aurait puisé de multiples parallèles aux symboles de la science sacrée deux mots puissent se traduire par « envoyé ») ; ct il peut y avoir des Russul min
qu'il avait pressentis et aurait certainement enrichi ses connaissances en el-mulatkah. H'a min en-nâs, c'est-à-dire d'entre les anges et d'entre les hommes.
matière de science des lettres.
L'expression ed-din el-hanîf désigne la religion d'Abrahamé ; justement il
En France, Guénon ne connaissait que des « Français israélites » et ne était question ici, il y a quelque temps, du sens de ce mot hanîf, et on envisageait
se doutait guère qu'à son époque - hélas pas pour longtemps, encore -la différentes significations, finalement on a été d'accord pour admettre celle que
science kabbalistique était une réalité vivante au sein des savants juifs de je donnais: hanif:::: tâher, c'est-à-dire c pur ». Les hunafâ sont donc littérale-
l'Europe orientale, tout autant que chez leurs coreligionnaires en Orient ment les c purs » (comme les Cathares, cc qui est assez curieux) ; ce sont ceux
et en Afrique du Nord, où Guénon avait séjourné de 1917 à 1918. Sans d'entre les Arabes qui avaient conservé intacte la religion d'Abraham, car il yen
doute ses préjugés firent qu'Il continua à les ignorer même après son a toujours eu jusqu'à l'Islam (certains ont pu être prophètes, mais non pas tous) ;
installation en Égypte, mais il est vrai qu'il était déjà musulman et fré- et Mohammed lui même, avant sa mission, était hanif.
quentait uniquement des Juifs assimilés, en milieu francophone. Quant à une équivalence des Sufis avec les Esséniens, je ne crois pas qu'on
puisse l'envisager, d'abord parce que les Esséniens formaient une organisation
On demeure convaincu que s'il avait eu connaissance de l'existence
qui devait naturellement comporter des degrés divers, y compris les plus infé-
ininterrompue de ce dépôt initiatique en Europe centrale à 1'heure où rieurs, tandis que le mot Sufi doit être réservé à ceux qui possèdent la Sagesse
l'on pouvait encore l'appréhender, avant la catastrophe, sa recherche divine (le véritable Sufï est al-ârif billah, c'est-à-dire celui qui tire sa connais-
d'une forme traditionnelle se serait peut-être portée davantage vers la sance directement du Principe même), ensuite parce que, clans le Judaïsme,
Kabbale dont l'adéquation à l'esprit de l'Europe chrétienne et l'initiation (kabbalistique) ne semble pas avoir jamais appartenu exclusivement
l'enracinement dans son développement spirituel, à la différence de aux Esséniens (sur lesquels on ne sait d'ailleurs pas grand 'chose de bien précis),
l'ésotérisme islamique, avaient une longue tradition. Ce fut peut-être là, si bien que ceux-ci représenteraient plutôt l'équivalent d'une Tarîqah particu-
la dernière chance manquée de l'Occident! lière, tout simplement.

6 janvier 1934
* Ce que voos dites au sujet de Jéthro3 me paraît très plausible; à ce propos, je
ne sais plus où j'ai vu, il n'y a pas très longtemps, qu'on aurait fait des décou-
vertes assez curieuses au sujet des forgerons qui habitaient la presqu'île du Si-
EXTRAITS DE QUELQUES LETTRES naï, et qui seraient les Kénites, que certains disent être des Kaïnites; en tous cas,
DE RENÉ GUÉNON À HILLEL toutes ces histoires de forgerons se rattachent toujours d'une façon ou d'une
autre à Tubalcaïn4 Quant à Ur cn Kaldée 5, je serais assez embarrassé pour vous

5 décembre 1933
1. Israel Ba'al Shem Tob (1698-1760), actif en Podolie, rabbin mystique, est le
Pour les Hassidim, je ne suis jamais arrivé à être fixé très exactement: il fi 'y
fondateur du piétisme juif connu sous le nom du hassidisme.
a pas, dans le Judaïsme, d'initiation autre que celle de la Kabbale; mais jusqu'à 2. Coran 2, 129.
quel point sont-ils Kabbalistes ? Il semble, par ailleurs, qu'il y ait chez eux un 3. Le beau-père de Moïse (Ex 3, 1).
côté quasi mystique, dans la mesure où on peut parIer de mysticisme juif (ce 4. VoirGn 4, 22.
n'est qu'à propos d'eux, en tout cas, qu'une telle expression pourrait être em- 5. Le lieu de naissance d'Abraham selonGn Il,28.
296 PAUL B. FENTON RENÉ GUÉNON ET LE JUDAÏSME 297

en définir exactement la situation; je n'ai ici aucune carte à laquelle je puisse inconditionnel de René Guénon, il embrassa le soufisme sous le nom de
me reporter; mais il me semble bien qu'en tout cas cela doit être assez loin du Habibullah ct fut Maqaddam de la tariqa 'Alawiyya dans les années 20-30. Il
Caucase (lequel n'est certainement pas la montagne de Qâf' quoi qu'en prétende écrivit notamment dans Le Voile d'Isis, «Soufisme et Kabbale» (1927),
«Kabbale ct Franc-Maçonnerie» (1931), et «Ibn Gabirol fut-il l'élève des
Ahmad Zaki pacha/.
Sou lis Espagnols?» (1932).
Sur lui, voir Irène Mainguy, «Probst-Biraben (1875-1957), Franc-maçon
19 mars 1934 haut en couleurs, martiniste, théosophe et sou fi », Renaissance Traditionnelle
151-152 (2007), p. 260-285.
Cc que vous dites pour les forgerons me paraît juste ; quant à l'interprétation Probst-Biraben avait écrit dans la revue roumaine: «J'ai connu aussi bien
des béni-Elohim 3 comme désignant les descendants de Seth, elle a toujours été des Chrétiens que des Juifs d'origine, passés par conviction à l'Islam, vivant une
assez courante, mais semble bien exotérique; en tout cas, pour l'origine des vie strictement traditionnelle, el pratiquant, avec des résultats, la discipline des
Kshatriyas, je ne vois rien de semblable dans la tradition hindoue: chaque caste ordres musulmans. Ce sont des exceptions, préparées presque toujours par un
est considérée comme ayant son origine propre, par sa nature même, et non par puissant atavisme oriental. En général cependant il est plus recommandable de
4
dérivation ou mélange. Kabir et Gibôr doivent bien se rattacher primitivement diriger les Juifs vers Jes Hassidim ou les Qabbalistes, les Catholiques vers les
exercices de Saint Ignace de Loyola, et les Orthodoxes de l'Orient vers Jes mé-
à la même racine; il est vrai que, en arabe, il n'y a pas seulement Kabir, mais
thodes athonites ».
aussijabbâr, qui est évidemment identique à l'hébreu gibor ; mais d'autre part,
le jim (qui ici se prononce dur comme en hébreu) devient K dans certaines ré- La réplique de Guénon figurant dans son article « Y a-t-il encore des possibi-
gions de l'Arabie. lités initiatiques dans les formes traditionnelles occidentales? », destinée à pa-
raître dans Memra ne fut publiée finalement qu'en 1974 par M. Vâlsan dans
Etudes traditionnelles (jan-fév. 1973), p. 5 : «Pour le Judaïsme, les choses, en
17 mars 1935 tout cas, se présentent plus simplement que pour le Christianisme: il possède en
effet une doctrine ésotérique et initiatique, qui est la Qabbale, et celle-ci se
Les correspondances de Nephesh avec Psyché el de Ruah avec Pneumo ne transmet toujours de façon régulière, quoique sans doute plus rarement et plus
sont pas douteuses; mais, pour ce qui est de Neshornah; est-cc que Nous peut difficilement qu'autrefois, ce qui, d'ailleurs, nc représente certes pas un fait
vraiment être regardé comme supérieur à Pneumo ? D'autre part, si Nephesh est unique en ce genre, et ce qui se justifie assez par les caractères particuliers Je
du monde de letsirah et Ruah de celui d'Atsituth, mais alors cc serait l'Atmâ, notre époque. Seulement, pour ce qui est du "Hassidisme", s'il semble bien que
auquel le Nous ne peut certainement pas être identifié. des influences qabbalistiques se soient exercées réellement à ses origines, il n'en
est pas moins vrai qu'il ne constitue proprement qu'un groupement religieux, et
même à tendances mystiques; c'est du reste probablement le seul exemple de
Commentaire mysticisme qu'on puisse trouver dans le Judaïsme; ct, à parl celte exception, le
mysticisme est surtout quelque chose de spécifiquement chrétien. »
Guénon revint sur la question de l'initiation chez les hasidim à propos d'un
article sur le Dhikr de Jean-Henri Probst-Birabcn (J875-1957), paru dans la
revue roumaine Memra n° 2-5 (janvier-avril 1935), publiée par Marcel
Avramescu. Précisons que Jean-Henri Probst-Biraben (1875-1957), martiniste et
franc-maçon. fut instituteur à Sétif, Constantine, et à Alger, où il avait présenté
un mémoire à l'Université intitulé «Les méthodes et les résultats de
l'expérience mystique chez les soufis musulmans occidentaux ». Admirateur

I. La montagne polaire dans la tradition islamique. Voir R. GUÉNON, RM, p. 73.


2. Ahmad Zaki (867-1934), philologiste égyptien, fut longtemps secrétaire du
cabinet égyptien. Membre de l'Institut d'Égypte, il est l'auteur d'un dictionnaire
arabe; il s'est particulièrement intéressé aux équivalents arabes des noms de lieux.
3. Plus exactement beney ha- 'elohtm (Gn 6, 2).
4. La discussion se réfère probablement à Gn JO, 8-9.
Sous la direction de
PHILIPPE FAURE

RENÉ GUÉNON
L'appel de la sagesse primordiale

LES ÉDITIONS DU CERF

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