Derrida, Responsabilite Et Hospitalite

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RESPONSABILITE ET HOSPITALITE

Jacques Derrida

Le titre proposé pour cette séance comporte non seule-


ment le terme d'hospitalité mais aussi celui de respon-
sabilité.
Le mot « responsabilité » comporte celui de « répon-
se » : il s'agit de pouvoir répondre à un appel ou de
répondre de soi. Mais le mot répondre est lourd de sens : il
ne s'agit pas seulement d'échange, de reconnaissance ou
de respect de l'autre. L'injonction à répondre, ne l'oublions
pas, peut être un acte de violence extrême. C'est bien ce
que montrait le texte lu ce matin par Mohammed Seffahi
où chaque ligne et chaque mot donnaient un ordre de
répondre de soi, ainsi et pas autrement. Ce système d'in-
jonction peut prétendre s'installer dans une éthique de la
responsabilité : tu dois répondre de toi, de ton identité. Par
conséquent, l'appel à la responsabilité peut aussi bien être
le commencement de l'éthique que celui de la police et de
l'autorité étatique. Il faut donc être sans cesse attentif à ces
risques de perversion de la loi de responsabilité.

Du point de vue de l'éthique pure, il n'est pas deman-


dé à l'arrivant, au visiteur inattendu, de répondre de lui.
L'idée même d'une « carte d'identité » est une manière
d'interpréter la responsabilité. Un hôte purement respon-

lll
sable de son hospitalité doit s'interdire d'en appeler à la Si je veux, par hypothèse, me montrer hospitalier à
réponse déterminée et. à la responsabilité de l'autre. l'égard d'un invité ou d'un visiteur inattendu, d'un hôte en
général, il faut, et c'est, la condition de toute responsabilité
Pour répondre à mon tour à l'invitation qui m'a été éthique ou juridique, que mon comportement ne soit
faite et. aux exposés de ce matin, je voudrais, tout en sui- dicté, programmé ou norme par rien qui lui serve de règle
vant ce fil conducteur de la réponse, ajouter quelques pro- appliquée mécaniquement. Sinon, je peux paraître hospi-
positions. talier mais je n'en prends pas la décision.

Dans les exposés d'Abdellatif Chaouite et de Patrick La décision de l'hospitalité me demande d'inventer ma
Laupin, le mot « rien » a été récurrent. La femme disait : propre règle. Dans ce sens, le langage de l'hospitalité doit
« Ici, il n'y a rien... » Le désert. Patrick Laupin a évoqué être poétique : il faut que je parle ou que j'écoute l'autre là
ce rien qui est aussi la condition de la naissance du poé- où, d'une certaine manière, le langage se réinvente. Et
tique. pourtant je donnerai les signes de l'accueil (à la frontière
ou sur le seuil de ma maison) dans une langue donnée, par
L'expérience de la pure hospitalité, si elle existe (ce exemple le français. Je n'invente pas la langue. Mais
dont je ne suis pas sûr, mais elle est un pôle de référence encore faut-il que chaque fois que je dis à l'autre : « viens,
indispensable), doit partir de rien. On ne doit rien présup- entre, fais comme chez toi », que mon acte d'accueil soit
poser de connu, de déterminable ; aucun contrat n'est comme le premier dans l'histoire, soit absolument singu-
imposé pour que l'événement pur de l'accueil de l'autre lier. Je dis « viens » non à une catégorie d'immigrés, de tra-
soit possible. Donc le rien n'est pas nécessairement, une vailleurs, etc., mais à toi. Il faut donc que j'invente l'énon-
limite. Et pourtant il est une expérience souvent ressentie cé dans lequel je le dis alors que je ne peux pas parler une
comme négative, comme pauvreté, dénuement, et elle langue absolument nouvelle.
l'est souvent, en effet.

Mais c'est bien dans la seule mesure où l'on part de rien


que l'événement inventif ou poétique de l'hospitalité a La responsabilité, un compromis unique
quelque chance de se produire. Il y a là un compromis, une transaction, entre la néces-
sité de s'adresser singulièrement à quelqu'un dans un lan-
Alors, comment inscrire cela sous la catégorie de la gage poétique, pour un événement sans précédent, et l'ins-
responsabilité ? cription de cette poétique dans une politique, c'est-à-dire

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dans des conditions d'existence, de lois, de structures d'ac- La réponse aux responsabilités que vous avez à
cueil, etc. prendre, dans ce champ d'expérience, ne peut pas relever
simplement de votre génie individuel; de votre don pour
La responsabilité dans ce cadre ne consiste ni à inven- inventer poétiquement, devant tel enfant débile profond
ter un cri imprévisible et sans précédent, ni à répéter des ou léger, une chance de lui donner le pouvoir d'écrire.
règles où appliquer la loi, mais à trouver à chaque fois un Vous avez aussi des responsabilités typiques et. générales
qui ne passent pas par le seul face à face mais par des lieux
compromis unique entre ces deux pôles : citoyen français,
collectifs, par des médias.
il me faut trouver un lien entre, d'une part, ce système de
normes constitué par la langue, la Constitution française,
les lois et les mœurs, la culture française et, d'autre part, Quant au croisement des langues qui transforme à la
l'accueil de l'étranger avec sa langue, sa culture, son habi- fois l'idiome de celui qui reçoit et de celui qui arrive, il
tus, etc. Il me faut trouver un lieu de rencontre, et la passe par des œuvres collectives. Il existe une musique et
responsabilité consiste à inventer ce lieu de rencontre une chanson où se sont croisées les traditions et les langues
comme un événement unique. arabe et française : c'est un exemple de transaction poé-
tique entre plusieurs traditions de musique et de chanson.
Leur croisement laisse des traces culturelles et non seule-
Naturellement la responsabilité politique ne consiste
ment individuelles.
pas à le faire une seule fois (ce qui relèverait de la grâce et
non de la politique) mais à créer des situations juridiques
Face à cette transformation, se pose la question de
relativement contrôlables, normées, stables pour que ces
politique générale et de responsabilité sociale dans l'ac-
inventions soient plus faciles, que le croisement des diffé-
cueil fait à ce type d'invention. Certains ne la supportent
rences trouve une chance plus favorable.
pas et d'autres prennent la responsabilité de l'accepter et
d'ajuster une pédagogie, un discours politique et éventuel-
Il ne s'agit pas simplement - môme s'il peut s'agir lement des lois à ce devenir. C'est là que les responsabili-
aussi - d'invention individuelle concernant la grâce d'un tés sont les plus difficiles.
jour, d'un repas, mais il s'agit d'accepter la transformation,
qui peut être profonde et durable, de cette langue, de cette Un paradigme de ces difficultés en France apparaît
culture, de ce style, de ces lois... avec le moins de violen- dans la question religieuse. Les discours apparemment les
ce possible. plus tolérants se mesurent au principe de laïcité. L'islam est

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accepté comme l'une des plus grandes religions de France, tage des richesses et du travail n'ont rien de naturel, elles
à la condition qu'il n'interrompe pas le principe de laïcité supposent évaluations, engagements, décisions.
selon lequel existerait une frontière nette et rigoureuse-
ment tracée entre la vie publique et la vie privée : ce dis- Rappelons-nous l'article, lu ce matin par Mohammed
cours est aussi bien défendu à droite qu'à gauche, au nom Seffahi, quant au délit d'hospitalité illégale. Nous voyons
des principes républicains. Mais que se passe-t-il lorsque là que les « lois Debré », contre lesquelles nous sommes si
l'on a affaire à une culture et à une tradition où ce princi- nombreux à nous être élevés, étaient précédées d'une très
pe de laïcité (avec sa distinction entre public et privé) vieille litanie de lois aussi répressives, dès 1938. Même
n'est pas valide comme il l'est dans la France républi- dans la tradition dont la France prétend se réclamer, et qui
caine... ? Faut-il obliger l'arrivant à se plier à la règle de se dit noblement hospitalière et exemplaire pour l'Europe,
distinction entre privé et public, héritage d'une longue ont toujours prévalu des considérations étrangères à
histoire qui ne relève aucunement d'un état de choses l'éthique, des conditions économiques et politiques. Le
naturel ? Que doit faire l'hôte recevant quand le principe scandale des lois Debré est aussi ailleurs, dans la manière
même de sa générosité hospitalière n'est pas partagé par dont il désigne un bouc émissaire.
l'arrivant ? ou lorsque l'arrivant exerce de la violence ? Je
n'ai évidemment pas de réponse toute faite à de telles
questions. 11 faudrait, me semble-t-il, évaluer les condi- L'hôte à deux visages
tions dans lesquelles ce conflit peut surgir, la manière la
Pour faire écho au souci de traductibilité de Patrick
moins répressive, la moins violente et la moins réductrice
Laupin, je voudrais, à titre d'illustration, puisque nous
de le traiter.
sommes nombreux à penser à l'Algérie, rappeler un récit
d'Albert Camus, L'hôte, recueilli dans LExil et le royaume.
Lorsque les principes qui règlent la vie de l'Etat' Le mot « hôte » est d'emblée intraduisible. L'édition
Nation peuvent être mis en question par le discours des anglaise l'a traduit par le mot guest - l'hôte invité -, alors
étrangers, les questions graves se posent. De même au qu'en français, il s'agit de l'un et de l'autre; ainsi la tra-
niveau économique, lorsque les hôtes apparemment et duction anglaise, en optant pour le mot guest, manque déjà
prétendument les plus généreux se font les plus limitatifs à l'hospitalité en perdant une ressource du texte de Camus.
(par exemple, Rocard disant que la France ne pouvait Cette perte n'affecte pas un mot seulement mais toute une
accueillir toute la misère du monde)... Quelles responsa- dimension du récit et une lecture possible. C'est un bel
bilités prendre devant cette évaluation ? Les limites de par- exemple de la façon dont une traduction peut être un phé-

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nomène d'hospitalité ou de rejet, une méconnaissance de par sa venue, ne me les donnait. Ma langue est toujours la
l'hospitalité. langue de l'autre, non seulement parce que j'en hérite mais
aussi parce que l'hôte étranger me la redonne. Il est une
Dans ce texte, Camus évoque le monde de la coloni- chance d'appropriation de mon « propre ». Ainsi les places
sation : la lecture de ce récit rassemble une sorte de méto- de l'invitant et de l'invité s'échangent-elles. C'est
nymie de ce que l'on appelait « l'Algérie française » ; on ne d'ailleurs ce qui est insupportable à ceux qui croient pou-
sait qui est l'hôte, le méta-hôte. En soulignant ce point, je voir être eux-mêmes chez eux, identiques à eux-mêmes,
voudrais marquer le fait que toute réflexion sur l'hospitali- avant et en dehors de la venue de l'étranger.
té se trouve très vite en face de deux étranges renverse-
ments.
Etre chez soi chez l'autre
Vous avez évoqué le premier, ce matin : il s'agit de la Camus ne dit pas qui est l'hôte, tel est son génie. Daru,
transformation, de la contamination de l'hospitalité par instituteur de village, fait une leçon sur les fleuves français.
l'hostilité. (Je me rappelle personnellement, pour avoir vécu en
Algérie jusqu'à l'âge de dix-neuf ans, comment on nous
Et plus radicalement, ce déplacement tient au fait que enseignait alors la géographie de la France, mais jamais
la loi de l'hospitalité (au sens où Klossowski l'a mise en celle de l'Algérie, comment nous devions nous exercer à
évidence dans Les Lois de l'hospitalité où figurent un dessiner les fleuves et affluents de la France...) Alors qu'il
homme, sa femme et l'hôte) conduit à une situation où est donc dans sa classe, en train d'enseigner la géographie
l'hôte invitant, accueillant, devient l'invité de son invité. française, voici qu'arrivent jusqu'à lui, traversant le villa-
11 se trouve en situation d'être reçu chez lui grâce à la ge, un gendarme français, au nom corse Ranucci, et un
Algérien aux mains liées. Le gendarme demande à l'insti-
médiation de celui qui arrive chez lui.
tuteur d'héberger le prisonnier pour qu'il soit livré le len-
demain au poste de police qui se trouve à quelques kilo-
La possibilité d'accueillir les étrangers n'expose pas
mètres de là. Pendant une brève scène de quelques pages,
nécessairement à une menace, un risque d'agression ou de
l'instituteur, respectueux des lois de l'hospitalité et d'une
désordre. Plus radicalement, elle constitue une chance,
certaine fraternité, refuse de livrer son hôte anonyme,
donnée à l'hôte accueillant, d'avoir accès à ce qui est son
l'Arabe. Le gendarme insiste et s'en va, laissant l'institu-
propre lieu. Je ne serais pas ce que je suis et je n'aurais pas
teur avec l'Arabe.
de maison, de nation, de ville, de langue, si l'autre, l'hôte,

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L'instituteur français cohabite donc avec l'Arabe, son de. « Regarde maintenant, dit l'instituteur, et il lui mon-
hôte prisonnier, son otage, pendant une journée. Est-il trait la direction de l'est, voilà la route de Timgit, tu as
l'hôte au sens de guest ou de host ? Le colonisateur est aussi deux heures de marche. À Timgit, est. l'administration de
un hôte en Algérie et l'Arabe est chez lui, c'est lui l'au- la police qui t'attend. » Puis il lui fait faire un quart de
tochtone. « Le pays est ainsi, cruel à dire, même sans les tour, pour lui montrer l'autre voie, la voie de la liberté, un
hommes qui pourtant n'arrangeaient rien, mais Daru y chemin à peine dessiné, qu'il faut donc inventer. « L'Arabe
était né, partout ailleurs il se sentait exilé. » Le colonisa- regardait vers l'est, retenant toujours contre lui le paquet
teur français est chez lui, mais chez l'autre, chez l'Arabe, et et l'argent, Daru lui prit le bras et lui fit faire sans douceur
voilà ce qu'est l'hospitalité : être chez soi chez l'autre sans un quart de tour vers le sud, au pied de la hauteur où ils se
qu'aucune des faces soit secondaire. L'hôte est l'otage du trouvaient, on devinait un chemin à peine dessiné. Ça
prévenu qu'il tient en otage. Et Camus d'écrire : « Dans ce c'est la piste qui traverse les plateaux, à un jour de marche
désert, personne, ni lui ni son hôte, n'était rien, et pour- d'ici tu trouveras les pâturages et les premiers nomades, ils
tant hors de ce désert, ni l'un ni l'autre, Daru le savait, t'accueilleront et t'abriteront sous leur tente. »
n'aurait pu vivre autrement. » L'instituteur a pris la responsabilité de laisser l'hôte
libre de choisir. Deux solitudes : celle de l'instituteur, celle
Après vient une scène très dense où les seuls mots pro- de son hôte, de son otage : double isolement. Daru, l'hôte,
noncés, non pas échangés mais prononcés, à destination laisse l'Arabe, l'hôte de l'hôte, l'otage de l'otage, prendre
de l'hôte, sont « salut », « viens, toi », « viens », « va », seul sa décision au carrefour d'une histoire qui devrait res-
« allons », « prends » (des dattes, du pain). Daru se trouve ter la sienne. Il est seul à prendre la responsabilité de son
là esseulé par la responsabilité qu'il doit prendre : va-t-il chemin : se délivrer ou délivrer. Et une fois que l'Arabe
livrer cet Arabe, hôte et otage à la fois, à la police ? ou va- aura pris sa décision, Daru sera « seul, tout seul, après avoir
t-il le laisser partir ? Toute responsabilité se prend seul. senti sa gorge se nouer puis découvert l'Arabe qui chemi-
Qu'il y ait des normes avant moi ou que je les invente, nait lentement sur la route de la police ». « Derrière lui,
même si je me donne l'illusion de les appliquer, je dois tou- sur le tableau noir, entre les méandres des fleuves français,
jours prendre ma responsabilité seul. Daru ne sait pas ce s'étalait, tracée à la craie par une main malhabile, l'ins-
qu'il va faire ; il nourrit son hôte pendant quelque temps, cription qu'il venait de lire "tu as livré ton frère, tu paie-
l'accompagne en dehors de l'école et lui dit, le laissant ras". Daru regardait le ciel, le plateau et au-delà les terres
libre de choisir entre deux lois, celle de la police et. celle invisibles qui s'étendaient jusqu'à la mer, ce vaste pays
de l'hospitalité, fortement enracinée dans la culture noma- qu'il avait tant aimé : il était seul. »

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Solitude terrifiante de quelqu'un qui a pris la décision Invention locale et villes-refuges
de laisser son hôte choisir son chemin ; il voit que, l'hôte Le rapport entre la scène nationale et la scène locale
ayant choisi le chemin de la loi de la police, il en était tel que l'a souligné Abdel Hammouche, s'il est très impor-
devenu d'avance coupable. Telle est l'aporie de la respon- tant, n'est toutefois qu'un indice (même si je crois en der-
sabilité. nière analyse qu'on ne peut pas les séparer) de ce qui se
cherche aujourd'hui, dans l'expérience de l'hospitalité, de
l'immigration, du rapport à l'étranger. En effet, sont en
Pour répondre à Abdel Hammouche, je suis, comme gestation des normes ne dépendant plus de l'État-Nation
lui, très sensible à cette indispensable conditionnante, à en tant que tel (celui-ci, dans sa configuration actuelle, ne
cette médiation de l'hospitalité : il ne saurait y avoir d'hos- pouvant pas régler ces problèmes). D'où l'appel à l'auto-
pitalité qui ne soit déjà conditionnée et médiatisée par un nomie, à l'invention et à l'initiative au niveau local (privé,
tiers. La succession des lois sur l'immigration, avant la loi familial, municipal, d'une ville par rapport à un État, d'un
Debré, mériterait une longue analyse : elle est lourdement Etat par rapport à l'Europe). Nous ressentons bien le fait
marquée par le déterminisme économique avec l'immigra- que le geste d'hospitalité ne doit dépendre de personne
tion des travailleurs exploitables, utilisables, intégrables. d'autre que l'hôte. Ainsi l'idée de villes-refuges proposée
On feint aujourd'hui, alors qu'il n'y a pas d'accroissement par le Parlement international des écrivains renvoie à une
du nombre d'immigrants depuis des décennies, de considé- vieille tradition biblique ou médiévale qui voulait qu'une
rer que cela constitue encore un problème, allégation qui, ville, indépendamment des nations et de l'Etat, puisse sou-
il est vrai, n'aurait pu être crédible en période de croissan- verainement prendre l'initiative d'accueillir qui elle vou-
ce et d'euphorie économique. À ce premier champ de lait sans dépendre d'une législation étatique. Dans la tra-
déterminants économiques, s'ajoute le contexte européen dition biblique, l'ordre divin permettait à une ville de
avec l'adaptation aux accords de Schengen et les modifi- servir de sanctuaire, d'asile à tout homicide involontaire
cations législatives qui en découlent. Les législations exis- poursuivi par la famille de la victime. La tradition de l'asi-
tantes sont inopérantes, impraticables, construites sur de le politique appartient à ce même esprit : on accueille chez
faux concepts qui ne s'ajustent pas à la réalité économique soi la personne qui, de l'autre côté, est persécutée.
et sociale de la France. L'inadéquation des lois et la persis-
tance des causes de crise du chômage obligent les hommes
politiques à toujours faire semblant de réinventer, de sub- Ainsi a-t-on essayé de penser ce que pourrait être
stituer une loi à une autre, toujours aussi inefficace. aujourd'hui une souveraineté locale qui accorderait l'hos-
pitalité sans en référer à l'Etat. Ne nous faisons pas d'illu-

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sions quant à la possibilité concrète et à grande échelle LES DIFFICULTES D'UNE POLITIQUE DE
d'une telle autonomie locale. Mais dans l'Europe de L'ALTÉRITÉ
demain, en matière d'immigration, il faudra que la législa- Michel Wieviorka
tion nationale ou transnationale admette la possibilité
d'initiatives souveraines, à l'échelle locale. Tout le problè-
me, et c'est celui de tout désir d'hospitalité, est d'en trou-
ver la traduction et la formulation juridiques. Avant tout, merci de votre hospitalité. C'est pour moi un
grand plaisir de participer à cette journée.
Mais, d'un autre côté, si je ne reçois que ceux que je
suis autorisé à recevoir, ce n'est plus de l'hospitalité. La Pour faire écho à vos propos sur la pure hospitalité
responsabilité se situe à la croisée des chemins, dans cette inconditionnelle, je voudrais citer une expérience : j'avais
tension entre le principe d'anarchie de l'hospitalité et le souhaité donner des cours en prison et je me sentais très
principe politique national et transnational. bien jusqu'au jour où, au moment, d'entrer dans la salle de
cours, un des gardiens me dit en me montrant un détenu :
« c'est un pointeur » (un violeur). Dès lors, je savais à qui
j'avais affaire et je me suis senti mal à mon aise, paralysé...
bref, je n'étais plus dans le registre de l'hospitalité incon-
ditionnelle, hors de l'histoire et hors du social. En réalité,
très vite, on se trouve dans une logique de responsabilité
car, sans connaissance de l'autre, il est difficile de fonc-
tionner dans la durée.

Mon expérience de sociologue me donne à penser que


souvent, dans notre société, ce n'est pas tant le poids des
normes qui pose problème aux individus, mais plutôt leur
absence. Lorsque, dans le passé, il était très difficile d'ac-
céder au lycée et de faire des études, celui qui ne réussissait
pas pouvait imputer la responsabilité de son échec au sys-

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AUTOUR DE JACQUES DERRIDA

Manifeste pour l'hospitalité


- aux Minguettes -

avec la participation de
Michel Wieviorka

sous la direction de
Mohammed Seffahi

© ÉDITIONS PAROLES D'AUBE, 1999


Le Manoir - 38, rue Jean-Sellier
F-69520 GRIGNY
ISBN 2-84384-091-0 - ISSN 1275-6881
COLLECTION PAROLES D'AUBE
TABLE DES MATIERES L'esprit du livre
Patrick Laupin 66

Ouverture autour de Jacques Derrida et la question Entre même et autre, l'amitié


de l'Hospitalité Philippe Mesnard 72
Mohammed Seffahi - Colette Trépier 9
Le visage de l'hôte
Chapitre premier : L'espace de l'Hospitalité Mohammed Seffahi 88
Ses visages
Pascal David 19 Une hospitalité à l'infini
Jacques Derrida 97
Les cadavres ne portent pas de costards
Marc Vittu 23 Chapitre troisième : Question de responsabilité
Responsabilité et hospitalité
Rapatriés ou indigents civils en France Jacques Derrida 121
Danièle Desamais 27
Les difficultés d'une politique de Valtérité
Le Double
Jean-Luc Kouninef 30 Michel Wieviorka 125

Chapitre deuxième : De l'Hospitalité Débat : Une hospitalité sans condition 133


Altérité et État-Nation
Abdelhafid Hammouche 37 Accueil, éthique, droit et politique
Jacques Derrida et Michel Wieviorka 143
L'hospitalité prophétique et le rien Appel
Abdellatif Chaouite - Achour Ouamara 48 Thierry Renard - Mohammed Seffahi 156

Petites digressions sur l'hospitalité Présentation des auteurs et remerciements


Marius Alliod 55

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