Francis Ponge - Le Mollusque
Francis Ponge - Le Mollusque
Francis Ponge - Le Mollusque
LE
MOLLUSQUE
Le
mollusque
est
un
être
–
presque
une
–
qualité.
Il
n’a
pas
besoin
de
charpente
mais
seulement
d’un
rempart,
quelque
chose
comme
la
couleur
dans
le
tube.
La
nature
renonce
ici
à
la
présentation
du
plasma
en
forme.
Elle
montre
seulement
qu’elle
y
tient
en
l’abritant
soigneusement,
dans
un
écrin
dont
la
face
intérieure
est
la
plus
belle.
Ce
n’est
donc
pas
un
simple
crachat,
mais
une
réalité
des
plus
précieuses.
Le
mollusque
est
doué
d’une
énergie
puissante
à
se
renfermer.
Ce
n’est
à
vrai
dire
qu’un
muscle,
un
gond,
un
blount
et
sa
porte.
Le
blount
ayant
sécrété
la
porte.
Deux
portes
légèrement
concaves
constituent
sa
demeure
entière.
Première
et
dernière
demeure.
Il
y
loge
jusqu’après
sa
mort.
Rien
à
faire
pour
l’en
tirer
vivant.
La
moindre
cellule
du
corps
de
l’homme
tient
ainsi,
et
avec
cette
force,
à
la
parole,
-‐
et
réciproquement.
Mais
parfois
un
autre
être
vient
violer
ce
tombeau,
lorsqu’il
est
bien
fait,
et
s’y
fixer
à
la
place
du
constructeur
défunt.
C’est
le
cas
du
pagure.
LRDM
-‐
Le
mollusque
(Francis
Ponge)
6
août
2011
-‐
1
-‐
Entre
1928
et
1932,
voici
Francis
Ponge
face
à
un
être
mou
;
lui
qui
déteste
la
mollesse
va
–
entre
autres
travaux,
bien
sûr
-‐
consacrer
un
texte
au
mollusque
qui
figurera
dans
le
Parti
pris
des
choses.
On
verra
que
derrière
ce
Mollusque
vont
se
profiler
des
réflexions
sur
le
texte
lui-‐même
et
sur
son
élaboration,
sur
l’art
d’écrire,
sur
les
rapports
qu’entretiennent
auteur,
texte
et
lecteur,
comme
il
est
habituel
avec
Ponge.
Mais
si,
comme
on
va
le
voir
aussi,
le
mollusque
n’est
pas
«
un
simple
crachat
»,
ce
n’est
pas
non
plus
un
simple
prétexte
:
il
s’agit
bien,
pour
Ponge,
d’évoquer
cet
être
et
d’en
donner
une
image
exacte.
La
disposition
typographique
n’est
pas
laissée
au
hasard
:
les
textes
de
Ponge
ne
sont
pas
des
calligrammes,
certes,
mais
ils
sont
souvent
présentés
sur
la
page
d’une
façon
significative.
On
voit
ainsi
que
Le
Mollusque
est
fait
d’une
succession,
d’une
accumulation
de
courts
paragraphes
de
longueur
inégale
dont
certains
ne
comportent
qu’une
phrase
:
on
a
l’impression
qu’il
s’agit
d’approches
successives
assez
lentes,
ce
qui
est
normal
dans
le
cas
du
mollusque
;
on
pourrait
aussi
comparer
ces
courts
paragraphes
qui,
peu
à
peu,
définissent
l’être
de
l’animal
à
ce
qu’on
appelle
les
stries
d’accroissement
de
la
coquille,
lentement
secrétée
par
le
mollusque.
On
constate
aussi
que
dans
ce
texte
le
registre
de
vocabulaire
est
très
marqué
par
le
lexique
du
bâtiment
;
sans
en
faire
un
relevé
exhaustif,
on
peut
noter,
bien
sûr,
charpente,
rempart
;
on
aura
ensuite,
parfois
répétés,
les
mots
porte,
gond,
blount,
loge,
demeure,
cellule,
constructeur.
Ce
qui
intéresse
ici
Ponge,
c’est
la
façon
dont
le
mollusque
construit
sa
coquille
;
il
va
s’en
inspirer,
par
une
sorte
mimésis
créatrice,
pour
construire
une
coquille
de
paroles
;
parlant
de
son
admiration
pour
Bach,
Rameau,
Malherbe,
Horace,
Mallarmé,
Ponge
dit,
dans
un
autre
texte
du
Parti
pris
des
choses
intitulé
justement
Notes
pour
un
coquillage,
que
sa
prédilection
va
aux
écrivains
«
parce
que
leur
monument
est
fait
de
la
véritable
sécrétion
commune
du
mollusque
homme,
de
la
chose
la
plus
proportionnée
et
conditionnée
à
son
corps,
et
cependant
la
plus
différente
de
sa
forme
que
l’on
puisse
concevoir
:
je
veux
dire
la
PAROLE
».
On
peut
aussi
se
référer
au
texte
Escargots,
dans
le
même
recueil.
Il
est
donc
difficile
de
définir
le
mollusque,
cet
être
qui
n’a
d’autre
forme
que
celle
que
lui
donne
la
coquille
qu’il
sécrète.
Le
texte
commence
pourtant
sur
un
ton
très
assuré,
presque
didactique
:
«
Le
mollusque
est
»
;
nous
attendons
une
définition
de
type
encyclopédique,
et
nous
tombons
sur
une
tautologie
:
«
Le
mollusque
est
un
être
»
-‐
un
peu
(
et
toute
proportion
gardée
!)
comme
Dieu
dit
«
Sum
qui
sum
»,
«
je
suis
celui
qui
est
».
On
attend
un
adjectif
qui
ne
vient
pas
:
«
Le
mollusque
est
un
être-‐presque
une-‐qualité
»
:
du
point
de
vue
aristotélicien,
c’est
une
sorte
de
monstre,
dont
l’être
se
confond
avec
sa
seule
qualité,
le
fait
d’être
mou.
Ponge
s’amuse
probablement
aussi
à
parodier
ici
certaines
définitions
philosophiques
du
type
des
définitions
heideggériennes
en
mettant
en
italique,
avec
des
traits
d’union,
le
«
être-‐presque
une-‐qualité
»,
comme
on
dit,
dans
les
traductions
françaises
en
tout
cas,
«
l’homme
est
un
être-‐pour-‐la-‐mort
».
Ponge
ne
ménage
généralement
pas
les
philosophes
:
«
Je
préfère
La
Fontaine
–
la
moindre
fable
–
à
Schopenhauer
ou
Hegel
»,
déclare-‐t-‐il
dans
Pages
bis,
V.
Du
point
de
vue
rythmique,
on
constate
un
net
ralentissement
de
la
phrase
;
après
le
ton
décidé
et
doctoral
du
début,
l’énergie
retombe
avec
la
reprise
de
la
gutturale
sourde
[k]
dans
presque
et
dans
qualité
:
«
presque
une
qualité
»,
gutturale
sourde
déjà
présente
dans
mollusque.
«
Il
n’a
pas
besoin
de
charpente,
mais
seulement
d’un
rempart
».
Ponge
est
très
attentif
à
la
structure
même
des
mots
;
or
les
mots
charpente
et
rempart
s’opposent
non
seulement
par
leur
sens
–
la
charpente
est
interne
alors
que
le
rempart
est
évidemment
extérieur
à
ce
qu’il
délimite
–
,
mais
LRDM
-‐
Le
mollusque
(Francis
Ponge)
6
août
2011
-‐
2
-‐
aussi
par
leur
constitution
:
la
transcription
en
Alphabet
Phonétique
International
(API)
fait
apparaître
une
inversion
des
phonèmes
:
∫arpα̃t
rα̃par
Le
mot
rempart,
enfermé
entre
ses
deux
«
r
»,
évoque
en
outre,
par
homophonie,
le
verbe
ramper
;
«
rampart
»
(comme
on
dit
de
quelqu’un
qui
traîne
que
c’est
un
traînard),
mot
aussi
péjoratif
qu’imaginaire,
dit
bien
ce
mépris,
voire
ce
dégoût
qu’on
éprouve
généralement
à
l’égard
du
mollusque,
dégoût
qu’on
retrouve
un
peu
plus
loin
avec
l’évocation
du
crachat.
Il
ne
s’agit
donc
pas
d’écrire
un
texte
charpenté
sur
le
mollusque,
ce
serait
trahir,
en
quelque
sorte,
l’invertébré
dont
on
parle
et
qui,
pas
plus
que
le
texte
qui
lui
est
consacré,
n’a
besoin
de
charpente
:
le
texte
lui-‐même
va
donc
constituer
un
rempart,
Ponge
tente
de
circonscrire
son
Mollusque
à
l’intérieur
d’un
certain
nombre
de
phrases
qui
sont
au
concept
ce
que
la
coquille
est
à
l’animal.
C’est
bien
pourquoi
le
second
paragraphe
commence
par
«
La
nature
renonce
ici
à
la
présentation
du
plasma
en
forme
»
:
non
pas
aveu
d’impuissance
mais
intention
délibérée.
Car
aucune
présentation
en
forme,
c’est-‐à-‐dire
selon
les
règles
de
la
rhétorique,
ne
conviendrait
ici
:
«
une
rhétorique
par
objet
»
est
un
principe
pongien.
L’auteur,
en
outre,
se
substitue
plaisamment
à
la
nature
créatrice,
à
la
natura
naturans,
mais
aussi
à
la
nature
maternelle,
pleine
de
bienveillance
pour
un
de
ses
enfants
disgraciés
:
«
Elle
montre
seulement
qu’elle
y
tient
en
l’abritant
soigneusement
».
Mais
revenons
un
instant
à
la
fin
du
premier
paragraphe,
à
la
formule
«
quelque
chose
comme
la
couleur
dans
le
tube
».
Le
«
quelque
chose
»
renvoie
à
une
sorte
de
caractère
indéfinissable
du
mollusque
:
c’est
«
une
certaine
chose
»,
on
ne
peut
en
dire
plus
;
notons
d’ailleurs
qu’être,
plasma,
réalité,
qui
sont
censés
désigner
le
mollusque,
ne
sont
guère
plus
précis
–
plasma
moins
que
les
autres,
malgré
son
allure
scientifique,
puisqu’il
ne
désigne
étymologiquement
qu’une
pâte
qu’on
façonne,
une
sorte
de
gelée.
Mais
«
quelque
chose
comme
»,
en
français
courant,
sert
aussi
à
introduire
une
comparaison
qu’on
sait
approximative
:
le
mollusque
est
«
un
peu
comme
»
la
couleur
dans
le
tube
;
il
s’agit,
bien
sûr,
de
la
pâte
colorée
qu’utilise
le
peintre,
gouache
ou
huile,
qui
n’a
d’autre
forme
que
celle
que
lui
donne
le
tube
qui
la
contient
et
dont,
notons-‐le,
l’être
se
réduit
presque
à
une
seule
qualité
:
le
rouge
est
rouge,
qu’en
dire
d’autre
?
Mais
Ponge
sait
aussi,
car
son
goût
pour
les
sciences
naturelles
est
connu,
que
certains
mollusques
habitent
des
tubes
qu’ils
sécrètent
et
sont
nommés,
pour
cette
raison,
tubicoles.
Son
texte
évoque
d’ailleurs,
outre
les
tubicoles,
les
mollusques
monovalves
(«
la
porte
»)
et
bivalves
(«
deux
portes
»)
:
souci
de
vérité,
souhait
d’exhaustivité.
Revenons
à
la
nature
;
elle
tient
donc
au
mollusque
en
un
double
sens
de
tenir
à
:
elle
le
considère
comme
précieux
et
elle
y
adhère
fortement.
Le
même
jeu
sur
l’expression
se
retrouve
un
peu
plus
loin
:
«
La
moindre
cellule
du
corps
de
l’homme
tient
ainsi,
et
avec
cette
force,
à
la
parole
»
;
LRDM
-‐
Le
mollusque
(Francis
Ponge)
6
août
2011
-‐
3
-‐
de
la
même
façon,
le
mollusque
tient
à
sa
coquille
:
«
Rien
à
faire
pour
l’en
tirer
vivant
».
Ainsi
l’artiste,
nous
le
verrons,
tient-‐il
à
son
œuvre.
La
sollicitude
de
la
nature
à
l’égard
du
mollusque
l’a
conduite
à
doter
celui-‐ci
d’un
écrin
paradoxal,
dont
«
la
face
intérieure
est
la
plus
belle
»
:
écrin
appelle
nacre
(mêmes
consonnes,
deux
voyelles
dont
l’une
est
commune
aux
deux
mots)
;
la
nacre
orne
aussi,
bien
souvent,
des
écrins,
et
c’est
une
sécrétion
du
mollusque
(«
sous
un
firmament
de
nacre
»,
écrit
Ponge
dans
L’Huître).
Mais
cet
écrin
dont
la
face
intérieure
est
la
plus
belle
renvoie
aussi
à
l’idée
d’un
être
tout
d’intériorité
(l’artiste
lui-‐même
?)
et,
à
coup
sûr,
à
celle
d’un
texte
dont
l’aspect
d’abord
peu
engageant
recèle,
si
on
l’examine
de
l’intérieur,
«
une
réalité
des
plus
précieuses
»,
comme
ces
sapates
dont
parle
Ponge.
Un
sapate,
dit
Littré
(la
bible
de
Ponge,
comme
on
sait),
est
un
«
présent
considérable
donné
sous
la
forme
d’un
autre
qui
l’est
beaucoup
moins,
un
citron,
par
exemple,
et
il
y
a
dedans
(sic)
un
gros
diamant
;
cela
ce
pratique
en
Espagne
et
en
Italie
».
«
Ce
n’est
donc
pas
un
simple
crachat
»
:
Ponge
se
fait
l’avocat
du
mollusque
et
du
texte
qu’il
lui
consacre
en
opposant
vivement
l’image
commune
du
mollusque
(un
simple
crachat)
à
ce
qu’il
voit
en
lui
(une
réalité
des
plus
précieuses).
Précieux
renvoie,
bien
sûr,
à
l’image
de
l’écrin
qui
abrite
des
bijoux
mais
aussi
à
la
préciosité,
au
sens
littéraire,
qu’on
lui
a
parfois
reprochée,
et
dont
l’usage
subtil
qu’il
fait
dans
ce
texte
du
langage
pourrait
être
un
exemple
;
préciosité
qu’il
a
finalement
revendiquée
(voir
ce
qu’il
dit
dans
l’entretien
qu’il
a
eu
avec
Philippe
Sollers).
Notons
que
la
mention
du
crachat
inspire
une
répugnance
encore
plus
grande
si
l’on
sait,
comme
Ponge
le
sait,
qu’on
le
nomme,
en
argot,
mollard…
«
Le
mollusque
est
doué
d’une
énergie
puissante
à
se
renfermer
».
Doter
le
mollusque
d’une
énergie
est
pour
le
moins
paradoxal
(traiter
quelqu’un
de
mollusque,
c’est
précisément
lui
dénier
toute
énergie…)
;
mais
cette
énergie
ne
permet
au
mollusque
que
de
se
renfermer,
et
non
de
se
refermer
–
verbe
attendu
auquel
Ponge
substitue
un
autre
qui
désigne
une
attitude
psychologique
et
morale,
celle
qui
consiste
à
ne
pas
extérioriser
ses
sentiments,
à
se
replier
sur
soi-‐même,
à
préférer
la
«
face
intérieure
»
évoquée
précédemment.
C’est
peut-‐être
l’attitude
de
l’artiste
;
c’est
sûrement
une
caractéristique
du
texte
Le
Mollusque
qui,
comme
L’Huître,
constitue
«
un
monde
opiniâtrement
clos
»,
qui
se
renferme
ou
du
moins
se
referme
sitôt
qu’on
veut
l’
«
ouvrir
».
Notons
enfin
que
renfermé
appartient
au
lexique
de
la
maison,
comme
on
dit
d’une
pièce
qu’elle
sent
le
renfermé.
L’expression
«
puissante
à
»,
qui
semble
inusitée,
met
l’accent
sur
l’idée
que
l’énergie
du
mollusque
est
tout
entière
et
exclusivement
consacrée
à
ce
renfermement
comme
à
cette
fermeture.
«
Ce
n’est
à
vrai
dire,
qu’un
muscle,
un
gond,
un
blount
et
sa
porte
».
A
vrai
dire
n’est
pas
une
cheville
;
c’est
une
de
ces
formules
apparemment
banales
que
Ponge
prend
au
pied
de
la
lettre
:
comprenons
«
à
vrai
dire
»
comme
«
à
dire
le
vrai
»
;
Ponge
emploie
dans
L’Huître
une
autre
de
ces
formules
:
«
Sous
un
firmament
(à
proprement
parler)
de
nacre
»,
où
«
à
proprement
parler
»
invite
le
lecteur
à
chercher
pourquoi
le
mot
firmament,
écrit
en
italique,
est
le
terme
propre
:
Parti
pris
des
choses
(PPC)
et
Compte
tenu
des
mots
(contenu
des
mots
?)(CTM)
sont
les
deux
exigences
fondamentales
de
Ponge,
comme
on
sait
(«
En
somme
voici
le
point
important
:
PARTI
PRIS
DES
CHOSES
égale
COMPTE
TENU
DES
MOTS.
Certains
textes
auront
plus
de
PPC
à
l’alliage,
d’autres
plus
de
CTM…Peu
importe.
Il
faut
qu’il
y
ait
en
tout
cas
de
l’un
et
de
l’autre.
Sinon,
rien
de
fait
».
Il
est
donc
vrai
de
dire
que
le
mollusque
n’est
qu’un
muscle
;
du
point
de
vue
des
choses,
le
mollusque,
par
l’aspect
nacré
et
fibreux
de
son
corps,
par
sa
capacité
à
se
contracter
ou
à
se
LRDM
-‐
Le
mollusque
(Francis
Ponge)
6
août
2011
-‐
4
-‐
détendre,
évoque
en
effet
un
muscle
;
du
point
de
vue
des
mots,
muscle
apparaît
comme
la
forme
contractée
de
mollusque,
ce
qu’une
transcription
en
API
fait
plus
nettement
apparaître
en
éliminant
les
accidents
orthographiques
:
Molysk
Myskl
Les
lettres
qui
constituent
ces
deux
mots
sont
exactement
les
mêmes,
seul
manque
au
muscle
le
phonème
[o]
pour
devenir
un
mollusque.
Arrivent
ensuite
les
mots
gond
et
blount,
monosyllabes
sourds,
contractés
eux
aussi,
à
la
limite
de
l’onomatopée
et
qui
évoquent
le
bruit
d’une
porte
qui
se
ferme
lourdement.
Blount
fait
sourire
:
c’est
un
nom
de
marque,
de
«
marque
déposée
»,
qui
désigne
un
système
de
fermeture
automatique
des
portes,
constitué
d’un
piston
hydraulique
relié
par
deux
bras
articulés
fixés
au
chambranle
et
à
la
porte
elle-‐même.
On
voit
encore,
dans
certains
immeubles
anciens,
une
petite
plaque
émaillée
avertissant
le
visiteur
:
«
Ne
fermez
pas
la
porte,
le
Blount
s’en
chargera
»
:
la
cadence
poétique
de
cette
formule
n’a
pu
échapper
à
Ponge…
Le
blount
a
donc
«
sécrété
la
porte
»,
image
cocasse
mais
qui
correspond
tout
à
fait
au
cas
du
mollusque-‐muscle
qui
sécrète
en
effet
sa
porte
(porte
sécrétée
mais
porte
secrète,
aussi,
peut-‐être,
puisque
notre
animal
est
tout
d’intériorité
et
de
repli
sur
soi,
comme
nous
l’avons
vu).
Les
formules
vont
alors
se
sécréter
elles-‐mêmes,
en
un
sens,
un
peu
comme
dans
les
comptines
enfantines
où
la
syllabe
finale
d’un
mot
devient
la
syllabe
initiale
du
mot
suivant
(marabout,
bout
d’ficelle,
selle
de
ch’val…)
:
…
un
blount
et
sa
porte.
Le
Blount
ayant
sécrété
la
porte.
Deux
portes
légèrement
concaves
constituent
sa
demeure
entière.
Première
et
dernière
demeure.
La
dernière
demeure
amène
évidemment
l’idée
de
mort,
puis,
par
opposition,
celle
de
vie
:
«
Rien
à
faire
pour
l’en
tirer
vivant
»
-‐
formule
où
l’on
entend
presque
«
l’enterrer
vivant
»,
et
tous
les
enfants
qui
ont
essayé
d’enterrer
dans
le
sable
un
mollusque
ont
constaté
que
Ponge
dit
vrai
:
on
ne
peut
«
l’enterrer
vivant
»,
il
revient
à
la
surface
jusqu’à
épuisement…
Notons
au
passage
que
l’adjectif
concave
n’est
pas
seulement
descriptif
;
il
évoque
aussi
la
conque,
«
grande
coquille
concave
»,
justement
;
rappelons-‐nous
aussi
que
l’étude
scientifique
des
coquillages
s’appelle
la
conchyliologie.
LRDM
-‐
Le
mollusque
(Francis
Ponge)
6
août
2011
-‐
5
-‐
Nous
en
arrivons
maintenant
à
la
«
morale
»
de
ce
qui
peut
apparaître
comme
une
fable
–
nous
avons
rappelé
l’amour
que
Ponge
voue
à
La
Fontaine
:
«
Je
ne
suis
pas
un
grand
écrivain,
Messieurs,
vous
vous
trompez.
Eu
égard
à
La
Fontaine
(par
exemple)
je
ne
serai
jamais
qu’un
petit
garçon1
».
Cette
morale
est
ainsi
formulée
:
«
La
moindre
cellule
du
corps
de
l’homme
tient
ainsi,
et
avec
cette
force,
à
la
parole,
et
réciproquement
»
-‐
le
«
et
réciproquement
»
faisant
de
cette
sentence
la
parodie
d’une
formule
mathématique,
comme
on
dit
plaisamment
«
Tout
est
dans
tout
et
réciproquement
».
Ainsi
est
bien
à
prendre
au
sens
logique
:
(«
c’est
ainsi
que
»
annonce
une
conclusion),
mais
Ponge
rappelle
au
lecteur
qu’ainsi
peut
aussi
signifier
«
de
cette
façon-‐là
»
et
écrit
:
«
et
avec
cette
force
».
L’homme
est
d’abord
un
être
de
parole(s).
Mais
qu’adviendra-‐t-‐il
du
coquillage
une
fois
le
corps
du
mollusque
dissous,
du
texte,
une
fois
l’artiste
disparu
?
«
Mais
parfois
un
autre
être
vient
violer
ce
tombeau
»
:le
ton
mélodramatique
(on
entend
«
oh!
traître
»
dans
«
autre
être
»)
et
plaisamment
grandiloquent
(«
constructeur
défunt
»,
«
violer
ce
tombeau
»
-‐
le
mot
tombeau
pouvant
d’ailleurs
désigner
aussi
une
composition
poétique
ou
musicale
en
l’honneur
de
quelqu’un
(le
Tombeau
d’Edgar
Poe
par
Mallarmé,
le
Tombeau
de
Couperin
par
Ravel),
la
cadence
hexamétrique
(«
Mais
parfois
un
autre
être/
vient
violer
ce
tombeau
».
/
«
C’est
le
cas
du
pagure.
»),
tout
concourt
à
donner
à
ce
finale
une
sorte
de
fausse
gravité.
Il
s’agit
pourtant
d’un
avertissement
au
lecteur
qui
voudrait
se
glisser
dans
ce
texte
qu’il
trouve
peut-‐être
«
bien
fait
»
:
bien
fait,
certes,
mais
fait
par
un
autre
et
pour
un
autre,
ce
texte
n’est
pas
à
sa
mesure,
à
ses
mesures,
pourrait-‐on
dire.
Le
pagure,
qui
n’appartient
pas
à
la
classe
des
mollusques,
mais
à
celle
des
crustacés,
c’est
cet
être
qu’on
nomme
aussi
bernard-‐l’hermite
;
dépourvu
de
protection
et
incapable
d’en
sécréter
une,
il
se
réfugie
dans
les
coquilles
qu’il
rencontre,
et
en
change
au
fur
et
à
mesure
de
sa
croissance.
Image
malicieuse
du
lecteur-‐critique
que
celle
de
ce
lecteur-‐pagure
qui
croit
pouvoir
«
habiter
»
le
texte,
le
voir
«
de
l’intérieur
»
et
qui
finirait
par
se
prendre
pour
l’auteur
défunt
:
Ponge
le
rappelle
à
la
modestie
–
et
le
choix
du
mot
pagure,
plutôt
que
du
nom
bernard-‐l’hermite,
n’est
pas
sans
raison
:
il
y
a
dans
pagure
quelque
chose
d’un
peu
péjoratif,
qui
tient
moins
à
son
étymologie
grecque
(littéralement
:
«
qui
a
la
queue
en
forme
de
corne
»)
qu’à
la
paronomase
avec
paganus,
païen,
d’où
le
français
a
tiré
pagant
–
paysan
mal
dégrossi…),
ainsi
qu’à
la
finale
–ure
qui
rappelle
celle
de
parjure
–
le
traître
de
«
oh
!
traître
»…
Ponge
a
dit
qu’il
se
sentait
parfois
«
hérissé
à
l’idée
d’être
expliqué
»
-‐
tout
en
conviant
sans
cesse
son
lecteur
à
«
entrer
»
dans
ses
textes,
mais
à
la
condition
qu’il
ne
se
prenne
pas
pour
l’artiste.
On
songe
à
la
fable
d’Anouilh
intitulée
justement
…
Le
bernard-‐l’hermite,
où
le
crustacé
vante
sentencieusement
les
charmes
de
son
château-‐coquillage
avant
qu’un
crabe
ne
lui
crie
:
1
Grand
recueil,
Pléiade
p.535
LRDM
-‐
Le
mollusque
(Francis
Ponge)
6
août
2011
-‐
6
-‐
Mais
peut-‐être
ce
rappel
à
l’ordre
lancé
par
Ponge
au
lecteur
peut-‐il
être
interprété
autrement
:
la
fable
peut
apparaître
comme
une
incitation
à
ne
pas
«
se
fixer
»
dans
une
seule
œuvre,
à
en
changer
au
fur
et
à
mesure
de
sa
«
croissance
»,
comme
fait
le
pagure
;
ou
bien
encore
comme
une
invitation
à
sécréter
soi-‐même
une
coquille
de
paroles,
la
seule
qui
soit
vraiment
adaptée
à
notre
être.
Ponge
écrit
dans
les
Pages
bis
:
«
1°
Il
faut
parler
;
2°
il
faut
inciter
les
meilleurs
à
parler.
»
A
moins
qu’il
ne
faille
envisager
finalement,
comme
le
fait
Ponge
dans
Notes
pour
un
coquillage,
que
d’autres
êtres
que
les
hommes
n’habitent
un
jour
les
textes
:
«
Ô
Louvre
de
lecture,
qui
pourra
être
habité,
après
la
fin
de
la
race
peut-‐être
par
d’autres
hôtes,
quelques
singes
par
exemple,
ou
quelque
oiseau,
ou
quelque
être
supérieur,
comme
le
crustacé
se
substitue
au
mollusque
dans
la
tiare
bâtarde
».
[Pléiade
p.40]
LRDM
-‐
Le
mollusque
(Francis
Ponge)
6
août
2011
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7
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