La Philosophie Devenue Folle Le

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À Corinne, Antoine et Hélène

À ma mère, qui ne peut plus lire ce livre


INTRODUCTION

DES BONS SENTIMENTS


À L’ABJECTION

Des débats sociétaux qui n’en sont pas

Les questions du genre, du droit des animaux et de l’euthanasie ont


traversé l’Atlantique et sont devenues des débats sociétaux , censés nous
passionner. L’identité de genre est-elle distincte de l’identité sexuelle ?
Les animaux sont-ils des êtres sensibles ? Ont-ils des droits ? Doit-on
légaliser l’euthanasie ?
Il ne s’agit pourtant pas vraiment de débats puisque les réponses à ces
questions, à en croire les sondages, seraient étonnamment unanimes. À
propos des droits de l’animal, 89 % des Français se sont déclarés
« favorables à la modification du statut juridique de l’animal dans le Code
civil afin de reconnaître sa nature d’être “vivant et sensible”, par exemple
à travers la création d’une catégorie pour les “animaux”, à côté de la
catégorie des “personnes” et de la catégorie des “biens”1 ». S’agissant de
l’euthanasie, sa légalisation provoquerait carrément l’enthousiasme. À la
question : « la loi française devrait-elle autoriser les médecins à mettre
fin, sans souffrance, à la vie des personnes atteintes de maladies
insupportables et incurables si elles le demandent ? », 95 % des sondés
répondaient favorablement, sans tenir compte cependant des mourants,
que l’on a, semble-t-il, oublié de consulter2 . Seule la question du genre
semble recevoir un accueil plus réservé. L’enseignement des « ABCD de
l’égalité », visant naguère à transmettre dès l’école maternelle la « culture
de l’égalité et du respect entre les filles et les garçons » en luttant contre
les « préjugés » et les stéréotypes de genre, n’avait été jugée positive que
par une majorité de 53 % des sondés. Il restait encore une forte minorité à
convaincre : 37 % des sondés estimaient que c’était un moyen de diffuser
la « théorie du genre » et 33 % jugeaient qu’un tel enseignement est
« dangereux3 ».
Beaucoup pensent que ces chiffres impressionnants suffisent et que le
législateur devrait se contenter d’entériner ces sondages, comme si le fait
– des sondages plus ou moins fiables – devait déterminer le droit. Les
organisations favorables aux droits de l’animal, à la légalisation de
l’euthanasie ou à l’enseignement du genre ne cessent donc de revenir à la
charge et demandent d’aller plus loin et plus vite, dans une atmosphère
d’exaltation fervente. De telles avancées seraient censées aller « dans le
bon sens », celui d’une humanité en marche vers un avenir radieux, apaisé
et fraternel. Comment ne pas s’indigner des conditions affreuses qui sont
faites aux animaux d’élevage ? Comment ne pas souhaiter que soit
procurée aux malades en phase terminale une mort « apaisée » ? Qui n’est
pas choqué par les discriminations contre les transgenres ou les
transsexuels ?

Le politiquement correct devenu fou : amputomanie, zoophilie,


eugénisme

Il serait pourtant possible de se poser d’autres questions, plus


originales, un peu plus dérangeantes aussi. Si le genre n’a rien à voir avec
le sexe, pourquoi ne pas en changer tous les matins ? Si le corps est à la
disposition de notre conscience, pourquoi ne pas le modifier à l’infini ?
Pourquoi par exemple ne pas se faire amputer de membres sains qui ne
correspondent pas à l’image que nous avons de notre propre corps ? S’il
n’y a plus de différence entre animaux et humains, pourquoi ne pas avoir
avec eux de relations sexuelles « mutuellement satisfaisantes » ? Pourquoi
ne pas faire des expériences médicales sur des humains dans le coma
plutôt que sur des animaux en pleine santé ? Si l’on choisit d’interrompre
des vies « indignes d’être vécues », pourquoi ne pas tuer aussi les enfants
« défectueux » ou non désirés ? Et pourquoi aussi ne pas changer le critère
de la mort et nationaliser les cadavres, afin de pouvoir prélever sur les
quasi-morts un plus grand nombre d’organes, en meilleur état, au profit de
vivants plus prometteurs ?
Amputomanie, zoophilie, eugénisme, ce n’est là qu’un petit échantillon
des questions qui se posent lorsque sont changées radicalement les
définitions du sexe et du corps, lorsqu’est effacée la frontière entre
homme et animal, lorsqu’on admet que toutes les vies n’ont pas la même
valeur. Ces questions sont si choquantes qu’elles pourraient sembler avoir
été inventées pour l’occasion. Ce n’est absolument pas le cas. Ce sont là
des thèmes ultra-classiques de la réflexion « morale » anglo-saxonne
contemporaine. Il faut savoir que les réponses qui y sont apportées par les
universitaires américains les plus réputés sont en général les plus absurdes
et les plus choquantes que l’on puisse imaginer. Le fondateur de la théorie
du genre, John Money, envisage que l’on puisse se faire amputer de tel ou
tel membre dont nous ne sommes pas satisfaits. La célèbre théoricienne
des cyborgs Donna Haraway décrit avec émotion les « baisers profonds »
qu’elle échange avec sa chienne, de manière à effacer les « barrières
d’espèce ». Le très influent théoricien de la libération animale Peter
Singer ne voit pas pourquoi nous ne pourrions pas avoir des relations
sexuelles « mutuellement satisfaisantes » avec les animaux, si nous ne les
brutalisons pas. Le même Peter Singer prône régulièrement l’infanticide
comme corollaire de son engagement en faveur de l’euthanasie. Quant au
combat pour une « mort digne », il conduit le fondateur de la bioéthique,
Hugo Tristram Engelhardt, à suggérer de faire des expérimentations
médicales sur des malades au cerveau lésé plutôt que sur des « animaux
non humains ». Leurs disciples sur le Vieux Continent leur emboîtent
désormais le pas.
On dira peut-être que nous exagérons, que ce n’est pas tout à fait ce que
ces auteurs veulent dire, qu’il faut nuancer. On aimerait même supposer
qu’ils visent simplement à provoquer, ou qu’ils veulent plaisanter. Il n’en
est rien. Tous sont extrêmement sérieux : le manque total de sens de
l’humour est même l’une de leurs principales caractéristiques. Des
propositions qui nous semblent délirantes sont longuement et pesamment
développées par des auteurs qui ne sont absolument pas des marginaux :
ils sont parmi les philosophes les plus réputés du moment, fondateurs de
ces trois nouvelles disciplines à succès que sont les « études de genre »,
l’« éthique animale » ou la « bioéthique ». Ils sont, ou ont été, professeurs
dans les universités américaines les plus prestigieuses : Judith Butler à
Berkeley, John Money à Johns Hopkins, Peter Singer à Princeton, Donna
Haraway à l’Université de Californie à Santa Cruz, Hugo Tristram
Engelhardt à Rice University à Houston…

« Expériences de pensée »… et conséquences

On pourrait penser qu’il n’y a là rien de grave, qu’il s’agit uniquement


de curieuses et audacieuses « expériences de pensée », sans conséquences.
Il nous semble que ce n’est pas le cas, qu’il s’agit bien d’une « révolution
anthropologique » dont les effets commencent à se faire sentir dans le
monde réel, en contribuant à changer nos mentalités et nos vies. Sous
l’apparence de réformes modernes et de bon sens, nous verrons qu’il est
question de changements de très grande ampleur qui modifient la
définition même que l’on se donne de l’humanité. On s’en est en partie
aperçu autour de la question du genre, qui est celle qui suscite le plus de
résistances. Mais c’est également le cas des deux autres sujets, celui de
l’animal et celui de l’euthanasie, apparemment plus consensuels. Là aussi
des projets apparemment généreux conduisent à des conséquences
absurdes voire choquantes. C’est ce passage des bons sentiments à
l’abjection que nous voulons décrire, à partir de la lecture des fondateurs
de ces disciplines politiquement correctes que sont les « gender studies »,
les « animal studies » et la bioéthique.
Le monde a commencé à changer à la suite de ces expériences de
pensée. Des pédiatres américains dénoncent aujourd’hui les conséquences
destructrices de la mode « transgendériste » sur les élèves des collèges et
des lycées. Des « animalitaires » mènent des attaques contre les
laboratoires scientifiques utilisant des animaux et suggèrent
d’expérimenter plutôt sur des malades dans le coma. Quant aux effets de
la vogue euthanasique ou des nouvelles définitions de la mort, qui visent à
la « productiviser », ils sont désormais patents, qu’il s’agisse d’avancer
sans cesse l’heure de la mort ou de tenter de préempter les cadavres au
profit d’humains dont la vie est « digne d’être vécue ».
Ces questions méritent donc que l’on s’y arrête quelque peu. D’autant
que, lorsqu’on examine en détail les controverses suscitées par les théories
gendériste, animalitaire ou bioéthique, on se rend compte que les moins
enthousiastes sont ceux qui connaissent le mieux le sujet et qui sont les
plus directement concernés par les conséquences de ces innovations.
Psychiatres ou psychanalystes ne sont, pour la plupart, pas de fervents
adeptes de la théorie du genre, les juristes favorables au droit des animaux
sont une infime minorité, très rares sont les médecins qui soutiennent sans
nuances la légalisation de l’euthanasie. Tous constatent déjà les effets très
négatifs que produit une modification radicale de la définition de ce qu’est
l’homme. De telles innovations, quelquefois ridicules, souvent
choquantes, sont de fait explicitement en contradiction avec les principes
mêmes de ces disciplines éprouvées que sont la psychanalyse et la
psychiatrie, le droit ou la médecine.

L’humanité fatiguée et le « dernier homme »

Ceux qui ont le mieux pressenti la violence des changements


anthropologiques en cours sont plus souvent des écrivains que des
philosophes, parce qu’ils sont, pour les plus grands, à l’écoute du monde
qu’ils s’emploient à décrire. Pour ne citer que des auteurs français il suffit
d’évoquer Philippe Muray et Michel Houellebecq. Il y a quelques années
déjà, Muray avait parfaitement su décrire celui qu’il appelle l’« homo
festivus ». Cet homo festivus qui refuse de se dépasser et d’affronter la
mort, qui choisit toujours le parti de l’indistinction, qui veut en finir avec
la sexualité et n’aspire qu’à une seule chose, retourner à l’animalité. C’est
une « humanité réanimalisée » que voit poindre Muray :
Pourquoi faire l’ange quand on peut refaire la bête ? […] On peut très bien envisager
l’émergence d’une humanité techniquement réformée, réanimalisée, déshominisée, où le
désir ne sera plus, comme chez les bêtes, que périodique et utilitaire, et où n’entrera plus
que minimalement, dans les luttes sexuelles, la question du prestige – liée aux temps
historiques. Ainsi sera résolue toute cette affaire. Fin du corps sexué. Fin de l’histoire. Fin
des contradictions. Fin des conflits. Fin de la distinction entre animal et humain. Retour de
la culture au bercail de la nature4 .

Michel Houellebecq décrit lui aussi une humanité épuisée qui n’aspire à
rien d’autre qu’à sa propre fin. L’humanité – sans doute vaudrait-il mieux
dire l’humanité occidentale – est désormais « au bout du rouleau ». Selon
Houellebecq, le posthumanisme n’a pas du tout pour but de créer une
nouvelle humanité, un surhomme, il vise à tirer un trait définitif sur la
vieille aventure humaine. L’homme sera ainsi « la première espèce
animale de l’univers connu à organiser elle-même les conditions de son
propre remplacement5 ». L’épilogue des Particules élémentaires , supposé
écrit vers 2080, apprécie que cette « extinction de l’humanité » se soit bien
passée, « dans le calme » : on est « même surpris de voir avec quelle
douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les
humains ont consenti à leur propre disparition6 ». Mais cette aspiration de
l’humanité à sa fin est dès à présent perceptible. Toujours dans Les
Particules élémentaires , le personnage du scientifique, Bruno, est frappé
par la justesse « hallucinante » des prédictions du Meilleur des mondes de
Huxley, écrit en 1932. Cet avenir est en voie de se réaliser et Bruno s’en
réjouit : « Brave new world est pour nous un paradis7 . » La dystopie de
Huxley est en effet notre présent, entre procréation artificielle, sexualité
hygiénique, anxiolytiques et euthanasie :
Contrôle de plus en plus précis de la procréation, qui finira bien un jour ou l’autre par
aboutir à sa dissociation totale d’avec le sexe, et à la reproduction de l’espèce humaine en
laboratoire dans des conditions de sécurité et de fiabilité génétique totales. Disparition par
conséquent des rapports familiaux, de la notion de paternité et de filiation. […]. Quand il
n’est plus possible de lutter contre le vieillissement, on disparaît par euthanasie librement
consentie ; très discrètement, très vite, sans drames. […] La liberté sexuelle y est totale,
plus rien n’y fait obstacle à l’épanouissement et au plaisir. Il demeure de petits moments
de dépression, de tristesse et de doute ; mais ils sont facilement traités par voie
médicamenteuse, la chimie des antidépresseurs et des anxiolytiques a fait des progrès
considérables. « Avec un centicube, guéris dix sentiments8 . »

Il est curieux de noter que c’était aussi dans ces termes que le
Zarathoustra de Nietzsche décrivait le « dernier homme » dont il annonçait
la venue. Obsession de la santé, demande d’euthanasie, risque de retour à
l’animalité, refus de tout dépassement de soi. Le dernier homme
nietzschéen se flatte d’avoir inventé le « bonheur » qui n’est en fait rien
d’autre que la santé : « On a son petit plaisir pour le jour et son petit
plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé9 . » Nietzsche résume très
bien par avance la combinaison qui est la nôtre, entre anxiolytiques
quotidiens et cocktail lytique terminal pour mettre fin à une vie sans
aspérités, qui n’affronte pas le négatif et le tragique de la mort : « Un peu
de poison de temps en temps : cela donne des rêves agréables. Et beaucoup
de poison pour finir, cela donne une mort agréable10 . » Il prévoit aussi
l’effacement de la limite entre l’homme et l’animal puisque, si l’homme
ne fait pas l’effort de s’élever vers le surhomme, il risque fort de terminer
sa chute dans l’abîme, parmi les animaux : « L’homme est une corde
tendue entre la bête et le Surhomme – une corde sur l’abîme11 . » Plus de
volonté de se surpasser enfin : « Malheur ! Le temps viendra où l’homme
ne lancera plus de flèche de son désir par-dessus l’homme et où la corde
de son arc ne saura plus vibrer ! […] Malheur ! Le temps viendra où
l’homme n’enfantera plus d’étoile12 . » Tout idéal, tout ce qui permettait à
l’homme de se surpasser, tout ce qui a donné sens à la vie de ses ancêtres
lui est indifférent.
Zarathoustra croyait avoir décrit avec ce dernier homme « ce qu’il y a
de plus méprisable ». Il n’en est que plus surpris par la réaction de la foule
à qui il s’adresse : « “Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra,
criaient-ils, rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te ferons
cadeau du Surhomme !” Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue13
. » Élimination de la différence sexuelle, animalisation de l’homme,
effacement de la mort, refus de l’idéal : c’est précisément dans ce monde
informe, sans limites ni frontières, si bien décrit par Nietzsche, Muray ou
Houellebecq que nous refusons de vivre.
Notes
1 . Sondage Ifop pour la Fondation 30 Millions d’Amis, Les Français et le droit de l’animal ,
5 novembre 2013.
2 . Sondage Ifop pour l’ADMD, Le regard des Français sur la fin de vie à l’approche de la
présidentielle , 21 mars 2017.
3 . Sondage BVA – iTélé, Les Français et les ABCD de l’égalité , 1 er février 2014.
4 . P. Muray, Exorcismes spirituels , t. III, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 174.
5 . M. Houellebecq, Les Particules élémentaires , Paris, Michel Houellebecq et Flammarion,
1998, p. 393.
6 . Ibid .
7 . Ibid ., p. 196.
8 . Ibid ., p. 195.
9 . F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra , Paris, UGE 10/18, 1972, p. 17.
10 . Ibid ., p. 16.
11 . Ibid ., p. 14.
12 . Ibid ., p. 16.
13 . Ibid ., p. 17.
LE GENRE
ET LA NÉGATION DU CORPS

« Un Parlement peut tout faire, mais


pas d’un homme une femme et d’une
femme un homme. »
Henry Herbert, deuxième comte de
Pembroke
C’est à l’occasion de l’enseignement des « ABCD de l’égalité » dans les
écoles primaires que la théorie du genre a été véritablement découverte en
France. L’idée que l’Éducation nationale puisse se mêler de questions
aussi personnelles et complexes que celle de l’identité sexuelle fut
évidemment mal reçue dans un pays où l’école avait encore, jusqu’à il y a
peu, pour mission d’instruire, c’est-à-dire d’apprendre le français, le
calcul, l’histoire et non de se mêler de formater, ou à l’inverse de
déconstruire, l’identité sexuelle des élèves. Cette théorie n’ayant, c’est le
moins qu’on puisse dire, pas été très bien accueillie par une bonne partie
de la population, la réponse des politiques fut tout simplement de nier
qu’une telle théorie existe. Najat Vallaud-Belkacem donna le ton : « La
théorie du genre, cela n’existe pas1 . » C’était sans doute pour le moins
maladroit puisque la même Najat Vallaud-Belkacem avait expliqué deux
ans plus tôt que « la théorie du genre, qui explique “l’identité sexuelle”
des individus autant par le contexte socio-culturel que par la biologie, a
pour vertu d’aborder la question des inadmissibles inégalités persistantes
entre les hommes et les femmes ou encore de l’homosexualité, et de faire
œuvre de pédagogie sur ces sujets2 ». Pour ceux qui savaient bien que les
recherches sur le genre existent depuis bon nombre d’années dans le
monde anglo-saxon, le mot d’ordre officiel fut : la « théorie du genre »
n’existe pas, c’est une invention de néo-réactionnaires, seules existent les
« études sur le genre » ou, mieux, en novlangue, les « études genre », ce
qui serait la traduction littérale des « gender studies ». Il est cependant
difficile de voir comment on pourrait faire des études sur quelque objet
que ce soit sans faire référence à la moindre théorie, si l’on admet que
toute étude scientifique suppose nécessairement une théorie d’ensemble,
qui fournit des hypothèses explicatives à vérifier.
Les choses ont commencé à se gâter lorsqu’a été mieux connue en France
l’histoire de l’invention de la théorie du genre, et les mésaventures de son
fondateur, John Money, qui conduisirent au suicide de son patient le plus
emblématique, le jeune David Reimer. Le débat fut enflammé et Michel
Onfray, l’un des premiers à évoquer ce fait, fut accusé de toutes les
vilenies par ses contradicteurs3 . Ainsi Beatriz Preciado le prendra de haut,
l’accusant « d’erreurs et de contresens » et bien sûr d’« homophobie » : il
aurait eu le tort d’assimiler Judith Butler à John Money, puisque l’idole
des postféministes aurait été au contraire l’une des premières à avoir
critiqué la vision « normativiste » de Money. C’est là encore oublier un
peu vite les éloges que tous les théoriciens du genre, dont Preciado elle-
même, avaient faits de l’œuvre de Money.
S’il peut être utile de revenir plus en détail sur l’histoire de l’invention du
concept de « genre », ce n’est pas tant pour disqualifier d’emblée John
Money que pour mieux comprendre ce qu’il cherchait à prouver et à
quelles fins. La personnalité très particulière de Money illustre certes
parfaitement ce qu’ont pu être les seventies de la libération sexuelle, dans
leurs aspects les plus délirants : on a quelquefois fait de Money une sorte
de Docteur Frankenstein, il vaudrait sans doute mieux parler à son propos
de Professeur Foldingue, du film de Jerry Lewis. Au-delà de
l’idiosyncrasie de Money, son histoire est riche d’enseignements sur les
tendances profondes qui sont au cœur de l’invention de la notion de genre.
Certains aspects totalement ignorés de son œuvre sont très représentatifs
des attitudes contemporaines non seulement à l’égard du sexe mais aussi
du corps en général. L’histoire des lectures de l’œuvre de Money,
notamment par Anne Fausto-Sterling puis par Judith Butler, illustre bien
les principales étapes de l’évolution qui va des « gender studies » aux
« queer studies ». L’œuvre de Money, sa réception et ses critiques
pourraient ainsi servir de fil rouge pour une introduction, certes
légèrement irrespectueuse, aux « études de genre4 ».
Notes
1 . Entretien sur « Télématin », 2 septembre 2014.
2 . Entretien dans 20 Minutes , 31 août 2011.
3 . Michel Onfray a été l’un des premiers à avoir fait connaître au grand public le cas de
David Reimer dans Le Point du 6 mars 2014, après un article d’Émilie Lanez dans le même
journal en janvier 2014. La découverte de cette histoire invraisemblable avait été l’objet d’une
enquête passionnante de John Colapinto, qui a donné lieu à un article dans Rolling Stone , puis
à un livre : As Nature Made Him. The Boy Who Was Raised as a Girl , New York,
HarperCollins, 2000, trad. française : Bruce, Brenda et David. L’histoire du garçon que l’on
transforma en fille , Paris, Denoël, 2014.
4 . Cf. les deux livres récemment parus sur l’œuvre de Money, par des auteurs qui lui sont
favorables : T. Goldie, The Man Who Invented Gender. Engaging the Ideas of John Money ,
Vancouver, UBC Press, 2014, et L. Downing, I. Morland, N. Sullivan, Fuckology. Critical
Essays on John Money’s Diagnostic Concepts , Chicago, University of Chicago Press, 2015.
I

JOHN MONEY,
UN INVENTEUR ENCOMBRANT

Il existe bien un concept de « genre » et ce concept est apparu très


précisément en 1955 sous la plume d’un psychologue et sexologue de la
prestigieuse université américaine Johns Hopkins, John Money. Ce fut
longtemps un héros de la pensée féministe et postféministe. Beatriz
Preciado elle-même, quelques années avant de reprocher à Michel Onfray
d’évoquer l’œuvre de Money, lui accordait une place tout à fait éminente
dans son livre Testo Junkie . Elle voyait en lui celui qui avait su opposer à
la « rigidité du sexe » la « plasticité technologique du genre », en donnant
« la possibilité de modifier, par des moyens hormonaux ou chirurgicaux,
le sexe des bébés nés avec des organes génitaux et/ou des chromosomes
que la médecine, avec ses critères visuels et discursifs, ne peut classifier
comme strictement féminins ou masculins1 ». Money était ainsi crédité
d’être l’auteur d’un changement radical et positif qui ouvre une nouvelle
ère et donne sens aux tentatives de transformations de soi par la
testostérone, qui sont celles d’une Beatriz Preciado « en transition » vers
un Paul B. Preciado : « Si, dans le système disciplinaire du XIX e siècle, le
sexe était naturel, définitif, immuable et transcendantal, le genre apparaît
désormais comme synthétique, malléable, variable, susceptible d’être
transféré, imité, produit et reproduit techniquement2 . » Preciado va
jusqu’à comparer avec lyrisme l’inventeur du concept de genre à rien de
moins que des révolutionnaires de l’envergure de Hegel ou Einstein : « Si
le concept de genre introduit une rupture, c’est précisément qu’il constitue
le premier moment réflexif de cette économie de construction de la
différence sexuelle. À partir de là plus de retour en arrière. Money est à
l’histoire de la sexualité ce que Hegel est à l’histoire de la philosophie et
Einstein à la conception de l’espace-temps. Le début de la fin, l’explosion
du sexe-nature, de la nature-histoire, du temps et de l’espace comme
linéarité et extension3 . »
Quant à Money lui-même, il n’aura de cesse de faire reconnaître sa
paternité sur l’invention du terme de genre. En 1995 encore il s’emporte
contre l’Oxford English Dictionary qui attribue cette invention à un autre
auteur et fait remonter l’invention du terme à une date plus tardive. Money
ne manque pas de préciser : « le mot a fait sa première apparition en
anglais » dans mon article de 1955 « comme un attribut humain, mais il
n’était pas simplement synonyme de sexe ». Ce terme indiquait, précise
Money, « le degré global de masculinité qui est intimement ressenti et
publiquement manifesté chez le nourrisson, l’enfant et l’adulte, et qui,
usuellement, quoique pas nécessairement, est corrélé avec l’anatomie des
organes de la procréation4 ».

De l’hermaphrodisme au genre

John Money est issu d’une famille appartenant à la confrérie chrétienne


fondamentaliste et ultra-puritaine des Brethren en Nouvelle-Zélande.
Après des études de psychologie à l’Université de Wellington, il part finir
ses études à Harvard où il soutient en 1952 une thèse sur la question de
l’hermaphrodisme : Hermaphrodisme. Recherche sur la nature d’un
paradoxe humain . Selon son autobiographie, s’il s’est intéressé à ce sujet,
c’est après avoir assisté à Harvard à la présentation du cas d’un enfant qui
avait été élevé comme un garçon, « bien qu’il soit né en ayant, au lieu d’un
pénis, un organe de la taille et de la forme d’un clitoris. Bien qu’on ne
puisse pas faire grand-chose du point de vue chirurgical et des traitements
hormonaux, il lui fut permis de continuer à vivre comme un garçon. Il
s’est depuis marié, est devenu père par adoption et a obtenu une
reconnaissance dans le monde de la médecine où il exerçait sa profession5
». Ce garçon s’était féminisé à l’âge de la puberté, mais, malgré ces
changements, « psychologiquement il était un garçon et ne pouvait pas
envisager l’idée d’être réassigné sexuellement comme une fille6 ». Le
sexe dans lequel il avait été éduqué prévalait donc sur son sexe de
naissance : c’est cette observation qui a orienté toute la recherche de
Money.
Comme l’indique son titre, la thèse de Money vise à élucider une
question philosophique, celle des rapports entre nature et culture. Il ne
s’agit donc pas de clinique mais plutôt de philosophie, il s’agit d’éclairer
« un paradoxe humain ». Il ne faut pas oublier que Money est psychologue
et non pas médecin : bien plus qu’à apporter des soins à des patients
hermaphrodites, il vise à tirer de l’hermaphrodisme des conclusions très
générales sur les rôles respectifs de la nature et de la culture dans la
construction de l’identité sexuelle. « L’étude psychologique des
hermaphrodites jette une lumière intéressante sur la vénérable controverse
des déterminants héréditaires ou au contraire, environnementaux, de la
sexualité dans un sens psychologique7 . » Il s’agissait en outre pour Money
de refuser la morale conservatrice de l’époque et de proposer un projet
libertaire dans le domaine des mœurs. Money n’accepte à aucun prix que
soient critiqués ceux qui s’éloignent de la morale dominante, ce qui
explique sa volonté de remplacer partout le terme de « perversion », aux
consonances négatives, par celui plus neutre de « paraphilie » (en grec,
« amour à côté ») pour désigner les pratiques sexuelles hors normes.
C’est à cette question de l’« hermaphrodisme humain » que Money va
consacrer ses recherches dans les années suivantes. Il publie une série
d’articles sur ce sujet, souvent en collaboration avec un couple de
médecins, Joan et John Hampson. Sa réflexion sur la sexualité se fonde
donc sur ce cas très particulier qu’est l’hermaphrodisme, que l’on appelle
aujourd’hui l’intersexualité, et Money ouvre ainsi un champ d’études
encore en expansion aujourd’hui. C’est dans ce cadre que va être inventé
le concept de genre. Comme le note son biographe, Money « a créé notre
tendance contemporaine à voir l’intersexualité comme une source pour
comprendre tous les aspects du genre et de la sexualité8 ». Le fait que
Money surévalue très largement les naissances intersexuelles (4 % selon
lui) va dans le même sens9 . Le choix de ce sujet suppose que, pour Money,
la séparation entre masculin et féminin n’est pas si claire que ça : son
leitmotiv est qu’il n’y a pas de distinction tranchée entre les deux sexes et
qu’il faut en finir avec les distinctions binaires.
D’ailleurs, en toutes choses Money est hostile au binarisme : ainsi, du
point de vue des pratiques sexuelles, il n’y a pas d’un côté la perversion et
de l’autre la normalité. C’est ce que Money nomme sa « théorie du
continuum ». La sexualité humaine n’est pas « une glace à deux boules » :
« La sexualité humaine n’est pas distribuée de façon bimodale, comme
deux boules de glace, vanille et chocolat, un bon et un mauvais côté, un
côté normal et l’autre anormal. Elle est au contraire distribuée sur une
série de continuums, comme des rayons formant l’axe d’une roue, allant
chacun du récréatif au pathologique, avec de multiples gradations entre les
deux10 . » Il est impossible de distinguer en elle ce qui est normal et ce qui
est pathologique, il n’y a pas d’un côté le bien et de l’autre le mal. Comme
le note l’une de ses exégètes, « durant toute sa carrière, [Money] s’éleva
contre les fausses dichotomies », en particulier contre les oppositions
entre masculin et féminin, entre nature et culture ou entre corps et esprit11
. Ce thème de la lutte contre les dualismes se retrouvera chez tous les
théoriciens ultérieurs du genre, comme la biologiste Anne Fausto-Sterling,
qui intitule un chapitre de son principal livre « Duel contre les dualismes »
et apprécie chez Judith Butler qu’elle pense le corps d’une manière non
dualiste. Les biographes de Money notent d’ailleurs que ce choix
correspond assez bien à la vie sexuelle de Money lui-même, qui évolue
entre hétérosexualité, homosexualité, bisexualité et sexualité plurielle, ce
qui ne fut sans doute pas tout à fait au goût de sa famille puritaine.

L’indistinction à la naissance et la lutte contre


les « dualismes »

C’est à l’occasion de ces recherches sur l’hermaphrodisme que Money


va élaborer le concept de genre. La renommée du centre de Johns Hopkins
amène de nombreux parents d’enfants hermaphrodites à consulter :
comme le notait un psychiatre français spécialiste de ces questions, Léon
Kreisler, « on entre alors dans une nouvelle période de l’étude
psychologique des ambigus. Elle fut surtout marquée par les travaux de J.
Money, J.-G. et J.-L. Hampson, psychiatres de l’équipe de Wilkins dont les
publications paraissent à partir de 1955. À vrai dire, des études antérieures
avaient déjà démontré un fait essentiel, à savoir l’absence possible de
parallélisme entre le sexe somatique et le sexe psychologique. Mais ils
s’avèrent décisifs par l’abondance du matériel personnellement étudié (76
cas), par la rigueur scientifique, par une approche plus précise de la
psychosexualité et par des conclusions pratiques quant aux choix de
l’assignation sexuelle de l’ambigu12 ».
Money et les Hampson peuvent ainsi, dans un article de 1957, s’appuyer
sur l’étude de 105 cas de « patients hermaphrodites ». Ils y établissent que,
dans le cas des nourrissons intersexes présentant une ambiguïté sexuelle,
ce qui prime dans le développement de l’identité sexuée est le « sexe de
socialisation » ou « sexe d’élevage » (rearing ). Ils concluent ainsi leur
article : « à de rares exceptions près, il a été établi que la psychologie
sexuelle de ces patients – leur rôle de genre et leur orientation –
correspond à leur sexe d’assignation et d’élevage même quand ce dernier
contredit le sexe chromosomique, le sexe gonadique, le sexe hormonal, les
structures des organes reproducteurs internes prédominantes ou la
morphologie génitale externe13 ». Pour arriver à cette conclusion, Money
a constitué des « paires » d’hermaphrodites, censément identiques d’un
point de vue biologique, mais dont l’un a été élevé comme un garçon,
l’autre comme une fille : son étude montrerait que les facteurs liés à
l’éducation sont les plus prégnants. Selon Money, les hermaphrodites
s’accommodent en général fort bien du sexe auquel ils ont été assignés et
ce d’autant plus que l’éducation qui leur a été donnée a été plus précoce et
moins hésitante. Dans son premier article sur le sujet, en 1955, il évoque
l’« identité de genre » pour expliquer qu’elle est plus connectée aux
premières « expériences de vie » qu’au sexe chromosomique ou aux
gonades. Il va même jusqu’à dire que l’orientation sexuelle semble
« psychologiquement indifférenciée à la naissance » : « le comportement
et l’orientation sexuelles mâle ou femelle n’ont pas de base innée,
instinctuelle14 ».
C’est pour cette raison qu’en cas d’indétermination sexuelle à la
naissance, il faut faire en sorte que l’enfant soit éduqué sans que les
parents aient le temps de s’interroger sur son sexe et donc ne pas hésiter à
intervenir sur les organes sexuels pour « réparer » le sexe et arriver à
« stabiliser » l’enfant dans l’un ou l’autre sexe. Lorsque l’apparence
physique n’est pas claire, il faut donc intervenir chirurgicalement pour
fabriquer des organes génitaux non ambigus. En effet, selon Money et les
Hampson, si les parties génitales ne sont pas « normales », les parents ne
seront pas capables de tenir efficacement leur rôle d’éducateurs : « si les
parents regardent les organes génitaux de leur petite fille et voient un
grand clitoris qui a plutôt l’air d’un pénis, cela va introduire une confusion
qui les conduira à traiter leur enfant plus comme un garçon que comme la
fille qu’elle est supposée être15 ». Pour qu’une éducation sexuelle soit
réussie, il faut que les parents et l’entourage éduquent « sans ambiguïté »
leurs enfants dans l’un ou l’autre « rôle de genre ». On a parlé à cette
époque-là d’un véritable consensus des cliniciens autour du « paradigme
de Money », qui établissait les règles et les protocoles de prise en charge
des hermaphrodites à la naissance. On verra que pour procéder à des
opérations chirurgicales de réassignement sexuel plus tard dans la vie,
donc dans des cas de transsexualisme, Money recommande également de
ne pas s’en tenir à un bilan scientifique et médical (gonades, hormones ou
chromosomes), mais aussi de tenir compte de ce que Money appelle le
« rôle de genre », la manière dont le sujet s’éprouve plutôt comme homme
ou plutôt comme femme.
C’est dans un article de 1955 sur l’hermaphrodisme qu’il utilisait pour
la première fois le concept de « genre » et l’expression de « rôle de
genre ». Il y définit le « rôle de genre » comme suit :
Par le terme de rôle de genre nous entendons tout ce qu’une personne dit ou fait pour se
manifester lui-même ou elle-même comme ayant respectivement le statut d’un garçon ou
d’un homme, d’une fille ou d’une femme. Cela inclut, mais cela ne se réduit pas à, la
sexualité au sens de l’érotisme. Un rôle de genre n’est pas établi à la naissance, mais est
construit cumulativement à travers des expériences rencontrées et vécues16 .

Le genre est ainsi pour la première fois distingué du sexe biologique :


les deux coïncident le plus souvent mais ce n’est pas toujours le cas.
D’une certaine manière, le rôle de genre s’apprend comme la langue
maternelle, dans les premiers mois de la vie, et, comme cette langue
maternelle, à partir d’un certain âge il ne peut plus être complètement
éradiqué. Money s’inspire ici du point de vue de la psychologie
behavioriste, dominante dans les années 1950, qui insiste sur la toute-
puissance de l’éducation au détriment des facteurs innés. Il note que cet
apprentissage du rôle de genre se rigidifie assez rapidement : selon lui le
rôle de genre est « complètement verrouillé » (locked tight ) à l’âge de
deux ans et demi environ et il n’est ensuite quasiment plus possible de
changer cette « empreinte », pas plus que l’on ne peut changer de langue
maternelle.

La culture prévaut sur la nature :


le cas John/Joan

Cette notion de genre sera popularisée en 1972 par Money dans son
livre le plus célèbre, écrit avec la psychologue et sexologue Anke
Ehrhardt, Un homme et une femme. Un garçon et une fille . Il y explique au
grand public ce qu’est le genre, à l’intérieur duquel il distingue l’identité
de genre et le rôle de genre. L’identité de genre est « l’identité, l’unité et la
persistance de l’individualité de chacun comme mâle, femelle, ou
ambivalent, à un degré plus ou moins grand, en particulier en tant qu’il en
est fait l’expérience dans la conscience et le comportement ; l’identité de
genre est l’expérience privée du rôle de genre, et le rôle de genre est
l’expression publique de l’identité de genre17 ». Le livre connut un
énorme succès, d’abord sans doute du fait de son engagement en faveur de
la libération sexuelle, peut-être aussi à cause de ses nombreuses
photographies « gore » d’hermaphrodites avant et après leur opération. Un
article du New York Times de l’époque estime même qu’il s’agit du livre de
sciences sociales « le plus important depuis le Rapport Kinsey ». Ce qu’en
retient le journal est que la culture l’emporte sur la nature, ce qui est
résumé dans la formule : « si vous dites à un garçon qu’il est une fille et
que vous l’éduquez comme une femme, il voudra se comporter comme
une femme18 ». Anne Fausto-Sterling souligne le rôle que joua ce livre
dans la popularisation du genre : en 1972, Money et Ehrhardt ont démontré
que « le sexe et le genre sont deux catégories distinctes. Le sexe désigne
selon eux des attributs physiques […]. Le genre en revanche est une
transformation psychologique du soi19 ». Ce que l’on retiendra de l’œuvre
de Money, c’est qu’il a complètement séparé la sexualité biologique et le
sentiment d’appartenir à tel ou tel genre, le « rôle de genre ». Et que ce qui
est déterminant dans l’identité sexuelle n’est pas le sexe biologique mais
le « genre » qui est construit par l’éducation, par la culture.
Au-delà d’arguments tirés de l’anthropologie culturelle, le livre est pour
une part essentielle fondé sur le « cas John/Joan » qui semble justifier le
raisonnement de Money, mais causera aussi sa perte. En 1966, Money est
consulté par des parents, les Reimer, parents de jumeaux dont l’un, David,
que Money appellera « John » dans ses comptes rendus, a été mal opéré
d’un phimosis du fait d’un mauvais réglage de scie électrique : son pénis a
été quasi entièrement détruit. Les Reimer ont entendu à la télévision cet
éminent spécialiste de l’hermaphrodisme et du transsexualisme à Johns
Hopkins, qui explique que l’on peut transformer un garçon en fille et vice
versa. Ils vont donc le voir pour lui demander ce qu’il peut faire pour
David. Money leur explique qu’il faut opérer David, enlever ce qui reste
de ses organes génitaux masculins et l’élever comme une fille : il
deviendra alors une fille. Si on lui donne des vêtements, une coiffure, des
jeux de fille, si on le traite comme une fille, John deviendra une fille et ne
sera plus handicapé par son sexe sectionné. Les parents hésitent et
demandent du temps pour réfléchir mais Money leur explique qu’il faut
faire vite car l’identité de genre se fixe tôt, à deux ans et demi ou trois ans.
Il ne reste plus longtemps car John a déjà dix-neuf mois.
Money est évidemment enthousiasmé par ce cas qui sera par la suite au
cœur de ses recherches et deviendra LA preuve de la validité de ses
théories et un grand classique de la littérature sur le transsexualisme. Si la
réassignation de sexe fonctionne et permet à John de devenir une fille, ce
qu’il n’était pas du point de vue biologique, alors la théorie de Money sera
validée. À la différence des hermaphrodites sur lesquels Money a jusqu’à
présent travaillé, David est sans conteste biologiquement un garçon. Si on
arrive à l’élever en fille, ce sera une preuve vraiment indiscutable de la
supériorité de la culture sur la nature. Money est d’autant plus intéressé
par ce cas que David a un frère jumeau, Brian, qui pourra servir de témoin,
de point de comparaison : bon nombre de débats sur les rôles respectifs de
l’inné et de l’acquis ont ainsi tenté de se fonder sur l’exemple de vrais
jumeaux. Money tient son « expérience cruciale » qui va démontrer la
vérité de ses thèses culturalistes. Comme le note Money, « le caractère très
inusuel de ce cas de réassignement sexuel dans l’enfance tient au fait que
l’enfant était un garçon normal à la naissance et avait un jumeau, sans
malformations génitales ou ambiguïté sexuelle20 ».
Les parents finissent par accepter l’opération et en 1967 les restes du
sexe masculin de David sont enlevés chirurgicalement. David/John est
transformé en une fille que Money choisira de nommer « Joan ». Un
traitement hormonal lui est ensuite donné pour faire à l’avenir coïncider
son sexe avec le genre que l’éducation aura « imprimé » en lui. Cette
transformation semble d’abord réussie. Dans Man & Boy , Money et
Ehrhardt expliquent que le garçon John est devenu une « petite fille
modèle » au comportement très différent de celui de son frère jumeau :
« la petite fille voulait et recevait pour Noël des poupées, une maison de
poupée et un landau, clairement en rapport avec l’aspect maternel du rôle
féminin adulte, alors que le garçon voulait et recevait un garage avec des
voitures, des pompes à essence et des outils, ce qui fait partie de la
répétition du rôle masculin. Son père, comme beaucoup d’hommes, était
intéressé par les voitures et les activités mécaniques21 ». La réussite de
l’éducation de David en tant que fille offrait la preuve convaincante que la
porte de l’identité de genre est ouverte à la naissance aussi bien pour un
enfant normal que pour un enfant né avec des organes sexuels incomplets
ou pour un enfant qui a été avant la naissance exposé à un sur- ou à un
sous-dosage d’androgènes, et que cette porte reste ouverte au moins pour
quelque chose comme plus d’une année après la naissance. Les « modèles
(patterns ) d’éducation dimorphique ont une influence extraordinaire sur
la création de la différenciation sexuelle chez l’enfant et sur le résultat
final d’une identité femelle ou mâle22 ». Le ton de Money est
véritablement triomphaliste puisqu’il écrit : « pour se servir de l’allégorie
de Pygmalion, on peut commencer avec la même argile à façonner un dieu
ou une déesse23 ».
L’invention du « genre » a donc permis à Money d’affirmer qu’il faut
distinguer radicalement le « sexe », qui est une donnée biologique, et le
« genre », qui est un acquis culturel. Le genre serait largement
indépendant des données du sexe biologique. Les deux ne coïncident pas
nécessairement et, dans le cas d’une divergence, ce sera l’aspect culturel,
le genre, qui sera le plus important. Telle est, sous une forme très résumée,
la thèse de John Money. Avec cette thèse « culturaliste » Money semble
donner une sorte de preuve expérimentale de la formule de Simone de
Beauvoir dans Le Deuxième Sexe , qui allait devenir le mantra féministe :
« on ne naît pas femme, on le devient ». Money est d’ailleurs tout à fait
heureux que sa « démonstration » de la supériorité de la culture sur la
nature puisse être reprise par « les partisans du Mouvement de libération
des femmes24 ». Éric Fassin, introducteur des études de genre en France,
reconnaît que Money est le véritable inventeur du concept de genre parce
qu’il a ouvert la voie à une entreprise de « dénaturalisation » du sexe et de
la sexualité : « pour John Money, qui participe d’une vision progressiste de
la science instituée après la Seconde Guerre mondiale en réaction contre
les dérives biologiques, c’est bien l’éducation qui fait l’homme ou la
femme25 ». Mais Money n’allait pas en rester là…

De l’intersexualité au transsexualisme

À partir de 1965, Money, désormais réputé pour ses recherches sur


l’hermaphrodisme, va fonder une « clinique d’identité de genre pour le
transsexualisme » (Gender Identity Clinic for Transsexualism ), toujours à
Johns Hopkins à Baltimore. Il s’agit de la suite logique de ses travaux sur
les hermaphrodites. Cette « Gender Identity Clinic » sera le modèle de
bien d’autres institutions analogues aux États-Unis. L’équipe de Johns
Hopkins réunit chirurgiens, urologues, endocrinologues, psychiatres qui
travaillent en commun sur les cas qui se présentent. Money occupe
désormais un poste de professeur de « psychologie médicale et de
pédiatrie », sans pourtant avoir eu de véritable formation médicale. La
question posée est de savoir comment répondre à la demande de patients
qui ne se sentent pas bien dans leur sexe et qui voudraient « passer » d’un
sexe à l’autre. Plutôt que de mettre en question les croyances de ces
patients et d’essayer de les adapter à leur corps, Money et les siens vont
faire l’hypothèse inverse, à savoir qu’il est plus aisé de transformer le
corps de manière à ce qu’il corresponde à l’identité. Puisque l’identité de
genre est fixée dès l’âge de deux ans, il est plus simple de changer le
corps : en d’autres termes, la conscience compte plus que le corps. Selon
Janice Raymond, militante féministe et critique acerbe de ce qu’elle
appelle « l’empire transsexuel », cet accès à la caution prestigieuse de
Johns Hopkins va contribuer à « catapulter le transsexualisme au rang des
problèmes d’ordre médical aux yeux des spécialistes et du grand public »
et donner naissance à une sorte d’épidémie de « transsexualisme26 ».
Alors que les cas d’ambiguïté sexuelle forte à la naissance sont
rarissimes (1 sur 100 000 tout au plus), le caractère fascinant des
« intersexes » est à l’origine d’un nombre invraisemblable d’observations
et de publications, pas seulement spécialisées mais aussi très « grand
public ». On verra que la même curiosité accompagne aujourd’hui le
phénomène analogue, mais non identique, des transgenres. On va ainsi
passer, dans ces années-là, de la transsexualité comme entité pathologique
particulière au « phénomène transsexuel » comme manifestation sociale.
Le « choix du sexe » va désormais être considéré comme un véritable
« droit de l’homme » et les transsexuels deviendront l’objet d’une
curiosité, souvent malsaine, pas seulement dans le milieu médical et
chirurgical, mais aussi dans la culture et la société en général. Dans son
livre de 1979, Janice Raymond s’en prend directement à Money et à sa
Gender Identity Clinic, qui est au cœur de ce système médical,
psychologique, juridique et médiatique qui a rendu le transsexualisme
populaire. L’œuvre de Money serait dans ce domaine « une sorte de
Bible » qui a « reçu un accueil extrêmement favorable tant dans les
milieux universitaires que chez les profanes27 ».
Pour la féministe qu’est Janice Raymond, le transsexualisme manifeste
une « expansion de l’empire médical et donc du pouvoir patriarcal28 ».
Derrière ces opérations chirurgicales qui prétendent viser à la « bonne
santé », il y a la volonté du « système médical » de « forcer les
transsexuels à se réinsérer dans un système social dont les normes (et les
valeurs) fondamentalement sexistes ne sont pas remises en cause29 ». La
chirurgie du transsexualisme est « une science qui s’est mise au service de
l’idéologie patriarcale de conformité aux rôles sexuels, tout comme la
reproduction planifiée en vue d’obtenir une race à cheveux blonds et yeux
bleus devient une prétendue science au service de la conformité aux
normes raciales nordiques30 ». Selon Raymond, la chirurgie du
transsexualisme s’inscrit ainsi dans la continuité de la clitoridectomie ou
de la lobotomie, catastrophes bien connues : « toutes ces entreprises
chirurgicales ont en commun de tirer leur légitimité thérapeutique d’un
modèle médical qui associe les problèmes de comportement à certains
organes. Dès lors la chirurgie intervient sur eux, les extirpe, et, dans le cas
du transsexualisme, en ajoute d’autres31 ». Et rien n’est dit de
l’« immense douleur physique » causée par ces interventions32 .
Pour dénoncer la tendance de la médecine à contrôler et normaliser,
Raymond cite le psychiatre libertaire Thomas Szasz, dont les livres
avaient inspiré Michel Foucault : « les activités des médecins nazis […]
n’étaient pas les aberrations d’une profession vouée à la guérison [...] mais
l’expression caractéristique, quoique poussée à l’extrême, des fonctions
traditionnelles d’instrument de contrôle social qui sont celles de la
profession médicale33 ».
En outre, de son point de vue féministe, Raymond critique la vision
stéréotypée de l’homme et de la femme que véhicule l’« empire
transsexuel » : pour avoir droit à des opérations de changement de sexe, il
faut être conforme à une caricature du sexe, le plus souvent féminin, que
l’on souhaite acquérir. En fait de transsexualisme, il s’agit en effet
surtout de « passer » d’homme à femme : « Les transsexuelles femmes-
devenues-hommes-fabriqués ne sont qu’un “alibi” qui permet d’établir
l’idée fallacieuse que le transsexualisme est un problème humain , et non
pas uniquement un problème masculin34 ». La féministe qu’est Raymond
estime que le transsexualisme en arrive ainsi à empiéter sur l’existence
des femmes, en particulier dans le cas de ces transsexuels devenus femmes
qui se présentent comme des « lesbiennes féministes ». Le
transsexualisme « colonise le corps féminin et s’approprie de surcroît une
âme féministe35 ».

La faute du professeur Money :


la vraie histoire de David Reimer

Le nom de John Money a refait surface en France, lors des débats sur le
« mariage pour tous » et le genre, mais sous la plume d’auteurs très
critiques alors que les partisans de la théorie du genre ont fait semblant de
ne plus le connaître. C’est ainsi que Michel Onfray a évoqué le cas
John/Joan et a rappelé, ce qui était assez largement ignoré en France, que
l’histoire de John/Joan ne s’est pas du tout terminée comme Money
l’aurait voulu. Ce cas fut en fait un échec complet, qui s’est terminé
tragiquement. Money avait dissimulé ce dénouement, qui ne fut découvert
que grâce à un psychiatre, adversaire de longue date de Money, puis
surtout grâce à un reportage de la BBC en 1980 et à un article dans le
journal Rolling Stone en 1997, dont l’auteur, John Colapinto, a ensuite tiré
un livre passionnant, paru en 2000, fondé sur de nombreux entretiens avec
David Reimer et les différents protagonistes de l’affaire, mais aussi sur de
riches archives. Le livre au titre explicite, Ainsi que la nature l’a fait. Le
garçon qui a été élevé comme une fille , connaîtra un très vif succès. Il
semble que le pouvoir institutionnel de Money était tel que personne, à
l’intérieur du milieu médical, n’avait jusque-là osé le critiquer : un
psychiatre sceptique qui avait suivi John/Joan explique que Money lui
« flanquait la trouille » et qu’il craignait des conséquences pour sa
carrière36 . Les médecins qui ont suivi David après Money n’osaient pas
s’opposer au traitement préconisé par le grand spécialiste, alors même
qu’ils voyaient bien que ce traitement ne fonctionnait pas.
En fait, on se rend compte en lisant le livre de Colapinto – que ni
Money ni ses partisans n’ont jamais contredit – que le jeune David Reimer
a continué à jouer à des jeux de garçon, à se comporter comme un garçon,
à se sentir un garçon. À l’adolescence, il sera attiré par les filles. Il
n’accepte pas toutes les tentatives de ses parents de le faire se comporter
comme une fille. C’est avec de plus en plus de réticence qu’il se rend aux
visites médicales annuelles qu’il doit faire à Baltimore dans le service de
Money. Il faut dire que celles-ci sont souvent consacrées à présenter aux
jumeaux des photos pornographiques ou à leur faire mimer des scènes
d’accouplement hétérosexuel, de manière à vérifier s’ils ont bien compris
quel était leur sexe respectif. L’obsession de Money est d’établir,
notamment par des références ethnologiques plus ou moins vérifiables,
que les enfants se préparent à l’accouplement hétérosexuel en « répétant »
les gestes qu’ils ont dû voir pratiquer par leurs parents. Au cas où ils
n’auraient pas pu assister à leurs ébats, Money préconise de projeter des
films pornographiques aux enfants. David n’est pas non plus très
enthousiaste lorsque Money, pour le convaincre d’accepter de devenir une
fille, lui montre des photos de femmes en train d’accoucher. Money ne
rencontre pas un plus grand succès lorsqu’il fait rencontrer à David des
transsexuelles « male to female » afin de le convaincre de changer
définitivement de sexe. David prend alors la fuite, terrorisé par l’avenir
qui lui est promis. Il refusait déjà depuis quelque temps de prendre le
traitement hormonal qui lui était imposé, quand il avait compris qu’il
s’agissait de le faire changer de sexe : il a le sentiment d’être un garçon et
la rencontre du transsexuel n’arrangera rien. Lorsque son âge avance et
que la menace d’une opération définitive de création d’un sexe féminin se
fait plus proche, à l’âge de treize ans, David refuse carrément de retourner
consulter Money, menaçant ses parents de se suicider si on l’y contraint. Il
obtient alors d’arrêter son traitement, suit un nouveau traitement à base de
testostérone, se fait enlever les seins qui s’étaient développés à la suite de
son traitement hormonal et fait procéder à une phalloplastie. À l’âge de
quatorze ans, il décide de s’appeler à nouveau David.
Informé de toutes ces difficultés, conscient des résistances de David au
traitement qui lui était imposé, Money ne révisa pas pour autant ses
hypothèses et continua de faire pression sur l’enfant pour essayer de le
faire céder. Même après les révélations de Colapinto, Money n’a ainsi
jamais reconnu que le cas sur lequel il fondait ses théories était un échec.
Outre la faute morale terrible qui consiste à ne pas entendre la souffrance
de David, qui refuse absolument d’être transformé en femme alors qu’il
sent bien « qu’il est un garçon », Money commet une faute scientifique
tout aussi grave : ne jamais avoir reconnu que les données de son cas
emblématique, et unique, étaient truquées. Lorsqu’il publie Man & Boy en
1972, Money savait déjà que les choses ne se passaient absolument pas
comme il l’espérait avec David37 . Quand les critiques se firent plus
nombreuses, à la suite des reportages consacrés à David, Money ne voulut
voir dans ces critiques qu’une conspiration de l’extrême droite et des
mouvements antiféministes. La fin de l’histoire est encore plus triste car
David choisit de se suicider en 2004. Son frère était lui-même devenu
alcoolique, sans doute détruit en partie par la négligence de ses parents à
son égard, qui étaient uniquement préoccupés d’essayer de sauver David.
Un seul médecin, dès le début, s’était interrogé sur les thèses de Money.
C’était un psychiatre, Milton Diamond, qui avait toujours été convaincu
que l’identité sexuelle est innée et invariable et ne peut être changée par
l’éducation. Se fondant sur des études expérimentales sur les rongeurs,
Diamond avance que ce sont les hormones et elles seules qui, dès l’état
embryonnaire, sont responsables des caractères sexuels masculin ou
féminin. Il avait tout de suite noté que le cas David, où l’on aurait vu
l’éducation l’emporter sur la biologie, était absolument unique dans toute
la littérature scientifique. Diamond était extrêmement sceptique quant à la
réalité de ce cas. Lorsqu’il vit le documentaire de la BBC, Diamond
reconnut le cas présenté lors du reportage télévisé comme étant celui
présenté par Money et il passa une annonce dans la presse médicale pour
retrouver les psychiatres, autres que Money, qui s’étaient occupés de
David. L’un d’entre eux, Keith Sigmundson, lui répondit et lui expliqua
comment David avait finalement renoncé à son traitement et avait subi
une opération pour redevenir le garçon qu’il n’avait en fait jamais cessé
d’être. Diamond publia en 1982 un article définitif qui réduisit à néant les
arguments de Money38 . Le livre de Colapinto, où les détails sordides sur
le comportement de Money abondent, signa son arrêt de mort auprès du
grand public. Il conduisit sans doute aussi à la fermeture de la Gender
Identity Clinic de Johns Hopkins, même si l’on peut penser que les
déclarations provocatrices de Money « dans les domaines de la
pornographie infantile et de l’inceste » jouèrent aussi un rôle dans cette
fermeture39 . L’heure de la libération sexuelle tous azimuts était désormais
finie, sauf pour Money et ses disciples, qui continuaient
imperturbablement leurs sex parties en clôture des réunions de la Société
pour l’étude scientifique du sexe.

MONEY, LE « DUC DE LA DYSFONCTION »

C’est John Waters, réalisateur de films cultes et trash comme Pink


Flamingos ou Female Trouble , mettant en scène le travesti Divine, « la
personne vivante la plus immonde », comme il aimait à s’appeler, qui a
sans doute trouvé le meilleur qualificatif pour présenter son ami John
Money. En quatrième de couverture du livre le plus grand public de John
Money, Lovemaps , Waters le qualifie de « duc de la dysfonction » : « Le
Dr John Money est le duc de la dysfonction, un homme qui écrit sur des
problèmes sexuels humains indicibles avec une telle dignité et une telle
attention que ses études de cas me font me sentir presque normal40 . » Pour
qui connaît l’œuvre très largement aberrante de John Waters, ce n’est pas
un mince éloge. Il faut dire que dans Lovemaps , Money, comme Waters
dans ses films, ne lésine pas sur les perversions sexuelles, qu’il accumule
avec une jubilation évidente, plus encore que ne le faisaient les grands
sexologues du siècle précédent, tel Krafft-Ebing : sadomasochisme,
coprophilie, autostrangulation, nécrophilie, mais aussi bien d’autres
perversions, souvent cocasses, que Money se flatte d’avoir découvertes et
nommées comme la « scatophilie par téléphone »,
l’« autoassassinophilie » ou l’« hybristophilie », qui est le souhait d’avoir
des relations sexuelles avec un criminel41 .
La thèse générale de Money se résume dans ce qu’il appelle la « théorie
du continuum ». Il n’y a rien qui soit vraiment normal ou vraiment
pathologique dans le sexe. Toutes les normes sont « culturelles » et
d’autres normes que les normes habituelles sont toujours envisageables.
De ce point de vue c’est l’« attitude antisexuelle » de nos sociétés qui est à
l’origine de la plupart des troubles sexuels, alors qu’une attitude
permissive aurait pour conséquence de les annuler puisqu’il n’y aurait plus
de refoulement. Pour désigner ces pratiques sexuelles hors normes, Money
préfère utiliser le terme ancien de « paraphilie » plutôt que celui de
« perversion », afin d’enlever toute dimension d’opprobre à des pratiques
sexuelles originales, y compris les plus choquantes : Money cite parmi ces
paraphilies la nécrophilie ou l’apotemnophilie (la volonté d’être amputé,
sur laquelle nous reviendrons) mais aussi la pédophilie ou l’inceste, parmi
bien d’autres paraphilies plutôt sévères, de l’avis général.
Il faut dire que dans sa vie privée Money a su faire preuve d’un certain
détachement à l’égard des normes habituelles : marié un temps, il aura
ensuite des relations surtout homosexuelles mais aussi hétérosexuelles. À
un tribunal qui l’interrogeait en tant qu’expert et qui lui demandait s’il
était homosexuel, il avait répondu que non, expliquant ensuite à l’un de
ses proches que, ce faisant, il n’avait pas parjuré puisque, en toute rigueur,
il était « bisexuel ». Par ailleurs Money, comme le note un de ses
collaborateurs dans la nécrologie très « personnelle » qu’il lui consacre,
était un « enthousiaste de la sexualité de groupe » : « Les congrès de la
Société pour l’étude scientifique du sexe (SSSS, Society for the Scientific
Study of Sex) étaient marqués par les “orgies du soir” organisées par John
et auxquelles participaient certaines des sommités de la sexologie. Il était
un participant particulièrement doué42 . » Tous les congrès scientifiques ne
se terminent malheureusement pas ainsi… Ce type de comportements était
tout à fait dans l’esprit de la libération sexuelle des années 60 et 70. On ne
s’étonnera donc pas que bon nombre des articles de Money soient d’abord
parus dans des revues porno soft comme Playboy , notamment, en 1990,
une interview intitulée, en référence au film d’Ennio Morricone : « Sexe :
le bon, la brute et le coquin » (Sex : The Good, the Bad and the Kinky ).
Jusque-là rien de bien répréhensible.
Mais ses déclarations très provocatrices dans les domaines de la
pédophilie et de l’inceste ont été moins aisément acceptées. Money a
toujours affirmé que c’est uniquement la société, la culture qui établit que
certains comportements sexuels sont normaux et que d’autres ne le sont
pas. Cela vaut aussi pour la pédophilie et l’inceste. Là aussi, comme à
propos du genre, tout n’est que culture. Money n’hésite pas à s’attaquer à
ces deux « tabous » majeurs de nos sociétés. À propos de la sexualité de
l’enfant, Money revient sans cesse sur l’intérêt qu’il y aurait à observer ce
qu’il appelle les « jeux de répétition érotique infantile », les jeux sexuels
par lesquels les enfants mimeraient les relations sexuelles adultes : on sait
que Money imposa de tels jeux à David Reimer et son frère après leur
avoir fait visionner des films pornographiques. Ces jeux seraient selon lui
fréquents, et essentiels, dans des sociétés traditionnelles comme celle des
Yolngu, des aborigènes d’Australie qu’il prétend avoir observés. Money se
désole que nos sociétés ne soient pas prêtes pour de telles études
scientifiques de la sexualité de l’enfant : le nombre d’études à ce sujet
« est exactement et précisément de zéro, parce que quiconque essaierait de
conduire une telle étude risquerait la prison pour avoir contribué à la
délinquance des mineurs, ou pour obscénité. Imaginez seulement les
grands titres et le destin d’une demande de fonds de recherches pour
observer des enfants jouant à des jeux sexuels43 ». Pourtant c’est selon lui
à la répression de ces jeux dans nos sociétés qu’il faudrait attribuer
l’origine de la plupart des troubles sexuels à l’âge adulte. Les singes à qui
on les interdit n’ont pas une sexualité adulte normale. L’interdiction de ces
recherches semble surtout regrettée par l’observateur passionné de ces
jeux que semblait être Money, selon le témoignage de David Reimer.
Quant à la pédophilie, il faut souligner que Money préfère ne pas
employer ce terme. Il l’englobe dans la catégorie plus générale des
« chronophilies » qui désigne toutes les relations amoureuses dans des
« couples d’âge désaccordé ». Mais il note aussitôt qu’alors qu’on
« tolérait » auparavant la « sagesse de l’ordre des choses » qui voulait que
de tels comportements permettent l’éclosion de « génies » comme Lewis
Carroll ou James Barrie, le créateur de Peter Pan , cela n’est plus toléré
aujourd’hui, où « l’attachement pédophile est devenu un crime44 ». Money
explique d’ailleurs qu’une telle relation est plus traumatisante par
l’opprobre qui l’entoure et les représailles qu’elle entraîne, que par l’acte
pédophile, qui, en lui-même, n’a rien de traumatisant : « Le secret et le
poids des représailles si la nature de la relation est découverte sont un
dilemme souvent plus traumatisant que l’activité sexuelle pédophilique
par elle-même45 . » Dans un entretien accordé au journal pédophile
hollandais Paidika , Money explique : « Si nous voyons le cas d’un garçon
âgé de dix ou douze ans qui est intensément attiré d’un point de vue
érotique par un homme d’une vingtaine ou une trentaine d’années, si la
relation est vraiment totalement réciproque […] alors je ne qualifierais
cette relation de pathologique en aucune manière46 . » Il faut en effet
distinguer entre une « pédophilie sadique », forcée, et une
« pédophilie affective », mutuellement satisfaisante. Dans un manuscrit
non publié sur les « relations pédophiles et éphébophiles », il explique que
chez certains de ses patients qui ont eu des relations avec des partenaires
plus âgés, ces relations « ont été réciproques et complémentaires. Le
partenaire plus jeune se conforme bien sûr à l’imagerie de l’excitation du
partenaire adulte. Ce qui n’est pas toujours évident, pour une observation
superficielle, c’est que cette relation peut avoir comme effet positif la
création d’un lien de couple, généralement économique et récréatif, ainsi
qu’affectif et érotique pour le partenaire plus jeune. Chez le partenaire
plus jeune, l’histoire peut être celle d’une carence parentale ou d’une
négligence envers enfant, intentionnelle ou non47 ».
Money rédigera d’ailleurs en 1987 une introduction très élogieuse pour
le livre du militant pédophile hollandais Theo Sandfort, au titre explicite
Les Garçons et leurs contacts avec les hommes : une étude sur des amitiés
qui s’expriment sexuellement . Money y explique que la pédophilie est un
comportement comme un autre, comme être gaucher ou daltonien, et ne
doit en aucun cas être traitée comme une maladie. Il faut vivre avec : « la
pédophilie et l’éphébophilie ne sont pas plus une affaire de choix
volontaire que le fait d’être gaucher ou le daltonisme. Il n’y a pas de
méthode connue de traitement par laquelle on pourrait les changer de
manière permanente, les supprimer ou les remplacer. La punition est
inutile. Il n’y a pas d’hypothèse satisfaisante, évolutionniste ou autre, qui
explique la raison pour laquelle ces comportements existent dans le
schéma d’ensemble de la nature. On doit simplement accepter le fait
qu’elles existent et ensuite, sachant cela, formuler une politique sur ce
qu’il convient de faire à ce sujet48 ». Dans le manuscrit non publié d’un
article sur le sujet, Money va plus loin : « La relation entre un partenaire
âgé et un garçon pré-pubère ou juste pubère peut être 1. Complémentaire
et réciproque 2. Affectueuse et formant un couple 3. Exclusive de toute
agression, préjudice ou blessure 4. Limitée dans le temps et 5.
Phénoménologiquement une suite de carences, de négligences ou d’abus
dans l’enfance. Dans une telle relation, les problèmes éthiques et légaux
des droits sexuels de l’enfance et de l’adolescence doivent être réexaminés
et redéfinis49 . »
Il en est de même pour l’inceste. Il faut d’abord, là aussi, faire une
différence entre l’inceste violent et traumatique et l’inceste « doux ». Il y
aurait une grande différence entre les caresses d’un gentil grand-père et
l’agression par un oncle libidineux : « Quand un grand-père caresse son
propre petit-fils adoré quand il dort avec lui dans le même lit, l’acte n’est
pas incestueux de la même manière que quand un oncle en visite force sa
nièce à peine pubère, qui crie et qui est terrifiée, à copuler avec lui50 . »
Comme dans la pédophilie ce n’est pas l’inceste en lui-même qui est
dommageable, mais la réprobation qui l’entoure. « S’il n’y a pas de
réprobation, en particulier lorsque l’inceste n’est pas connu à l’extérieur
de la famille, c’est alors plutôt l’interruption de l’inceste qui est un
traumatisme. Quand un vrai lien amoureux et érotique s’est noué entre les
deux partenaires de l’inceste, c’est alors la découverte et la dissolution de
ce partenariat et non le partenariat en lui-même qui peut être une source de
traumatisme51 ». Et Money conseille ainsi : « Il est très important,
lorsqu’une relation a été établie sur de telles bases, qu’elle ne soit pas
rompue précipitamment52 . »
Qu’il s’agisse de la pédophilie ou de l’inceste, ces comportements sont
entièrement dépendants de la culture, comme l’est, selon Money,
l’orientation de genre. Commettre un inceste c’est être un déviant sexuel,
mais seulement en un sens très particulier, au sens que peut avoir le fait
d’être « un déviant religieux dans une société qui ne supporte qu’une
religion53 ». La conclusion qu’il faut donc en tirer est qu’il conviendrait
de faire preuve de la même tolérance à l’égard de la pédophilie et de
l’inceste que celle que les sociétés ont su avoir à l’égard de religions ou
d’opinions, dont le seul tort était d’être minoritaires54 . Que ces interdits
universels et fondateurs soient les conditions mêmes de l’existence de
sociétés humaines élargies, comme l’a démontré Lévi-Strauss, ne traverse
pas un instant l’esprit de John Money.
Notes
1 . B. Preciado, Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitique, Paris, Grasset, 2008, p. 93-94.
2 . Ibid ., p. 94.
3 . 94Ibid ., p. 107-108.
4 . J. Money, Gendermaps. Social Constructionism, Feminism and Sexosophical History ,
New York, Continuum, 1995, p. 19.
5 . J. Money, « Prologue. Professional Biography », in J. Money, Venuses Penuses.
Sexology, Sexosophy and Exigence Theory , Amherst NY, Prometheus Books, 1986, p. 6. Ce
livre réunit les principaux articles de Money. Money explique qu’il a choisi ce titre dénué de
sens et purement poétique parce que son éditeur lui avait déconseillé le titre d’abord choisi :
Venus’s Penises (préface p. XIX-XX).
6 . Ibid ., p. 6.
7 . J. Money, J.-G. Hampson, J.-L. Hampson, « Imprinting and the Establishment of Gender
Role », AMA Archives of Neurology and Psychiatry , n o 77, 1957, p. 333, repris dans Venuses
Penuses , p. 186.
8 . T. Goldie, The Man Who Invented Gender , UBC Press, 2015, p. 319.
9 . Alice Domurat-Dreger, auteur du livre de référence sur le sujet, note que l’estimation par
Money est « l’estimation contemporaine la plus élevée » : « les catégories de Money tendent à
être exceptionnellement larges et mal définies et pas représentatives de ce que la plupart des
experts médicaux considéreraient aujourd’hui comme intersexualité » (Hermaphrodites and
the Medical Invention of Sex , Harvard University Press (1998), 2003, p. 211, note 79).
10 . J. Money, Au cœur de nos rêveries érotiques. Cartes affectives, fantasmes sexuels et
perversions (The Lovemap Guidebook ), New York, Paris, Payot, 2004, p. 14.
11 . L. Downing, « A Disavowed Inheritance : Nineteenth-Century Perversion Theory and
John Money’s “Paraphilia” », in L. Downing, I. Morland, J. Sullivan, Fuckology. Critical
Essays on John Money’s Diagnostic Concepts , op. cit. , p. 42.
12 . L. Kreisler, « Les intersexuels avec ambiguïté génitale », La Psychiatrie de l’enfant , 13,
1, 1970, p. 20.
13 . J. Money, J.-G. Hampson, J.-L. Hampson, « Imprinting and the Establishment of
Gender Role », op. cit. , repris dans Venuses Penuses , p. 189-190.
14 . J. Money, « An Examination of Some Basic Sexual Concepts : the Evidence of Human
Hermaphroditism », Bulletin of the Johns Hopkins Hospital , 97, 4, repris dans Venuses
Penuses , p. 160.
15 . E. Reis, Bodies in Doubt. An American History of Intersex , Baltimore, Johns Hopkins
University Press, 2009, p. 138.
16 . J. Money, « Hermaproditism, Gender and Precocity in Hyperadrenocorticisim :
Psychologic Findings », Bulletin of the Johns Hopkins Hospital , 96, 1955, p. 254.
17 . J. Money, A. Erhardt, Man & Woman. Boy & Girl : Gender Identity from Conception to
Maturity . The Differentiation and Dimorphism of Gender Identity from Conception to Maturity
, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1972, p. 4.
18 . J. L. Collier, « Man and Woman Boy and Girl », The New York Times, 25 février 1973.
19 . A. Fausto-Sterling, Corps en tous genres , La Découverte, 2012, p. 19-20.
20 . J. Money, A. Ehrhardt, Man & Woman, Boy & Girl , op. cit. , p. 118.
21 . Ibid ., p. 122.
22 . Ibid ., p. 144-145.
23 . Ibid ., p. 152.
24 . Ibid ., p. XI.
25 . E. Fassin, « L’empire du genre. L’histoire politique ambiguë d’un outil conceptuel »,
L’Homme , 2008, 3, n os 187-188, p. 375. Fassin reprend les conclusions de l’historienne Ilana
Löwy (« Intersexe et transsexualités : les technologies de la médecine et la séparation du sexe
biologique et social », Cahiers du Genre , 2003/1, n o 34).
26 . J. Raymond, L’Empire transsexuel , Paris, Seuil, 1981, p. 51-52.
27 . Ibid ., p. 75.
28 . Ibid ., p. 20.
29 . Ibid ., p. 155.
30 . Ibid ., p. 183-184.
31 . Ibid ., p. 165.
32 . Ibid ., p. 177.
33 . Ibid ., p. 183. En retour, Szasz fera un compte rendu élogieux et subtil du livre de
Raymond sur lequel nous reviendrons.
34 . Ibid ., p. 21.
35 . Ibid ., p. 20.
36 . J. Colapinto, Bruce, Brenda et David. L’histoire du garçon que l’on transforma en fille ,
op. cit. , p. 231.
37 . I. Löwy, pourtant favorable à la théorie du genre, note que « le comportement de
Money fut très ambigu d’un point de vue éthique » (I. Löwy, « Intersexe et transsexualités : les
technologies de la médecine et la séparation du sexe biologique du sexe social », Cahiers du
Genre , 2003/1, n o 34, p. 91).
38 . Cf. M. Diamond, « Sexual identity, monozygotic twins reared in discordant sex roles
and a BBC follow-up », Archives of Sexual Behavior , 11(2), 1982, p. 181-186.
39 . Ce point de vue est celui de Janice Raymond qui estime que n’est pas étranger à cette
fermeture le fait que Money se soit « diversifié dans les domaines de la pornographie infantile
et de l’inceste », en expliquant notamment qu’il faut distinguer entre « inceste traumatique » et
« inceste non traumatique » (Préface à l’édition de 1994 de The Transsexual Empire , Teachers
College Press, New York, p. XII). Il convient de noter que Paul McHugh, chef du département
de psychiatrie de Johns Hopkins, qui avait mis fin aux opérations de Money, a été récemment
critiqué par les associations militantes pro-transgenres : les opérations de changement de sexe
ont repris en 2016 à Johns Hopkins sous leur pression (Cf. R. T. Anderson, When Harry
Became Sally. Responding to the Transgender Moment , New York-Londres, Encounter Books,
2018, p. 15-21).
40 . Appréciation en quatrième de couverture du livre de Money, Lovemaps , citée par L.
Downing, I. Morland, N. Sullivan, Fuckology …, op. cit. , p. 1.
41 . Une liste assez réjouissante, d’« acrotomophilie » à « zoophilie », est donnée dans le
glossaire de Venuses Penuses , 1986, p. 477 sq.
42 . R. Green, « John Money Ph. D. (July 8, 1921 – July 7, 2006) A Personal Obituary »,
Archives of Sexual Behavior, 35 (2006), p. 630. Il semble cependant que la vie affective de
Money ait plutôt mal commencé. Dans son autobiographie, il explique avoir souffert dans son
enfance de la cruauté de son père. Dans un chapitre intitulé « Explorations du comportement
humain », il note : « les interrogatoires abusifs et les coups de fouet que mon père me donnait
quand j’avais quatre ans eurent l’effet paradoxal de me conduire pour toute ma vie à rejeter le
type de tenue d’ouvrier qu’il portait ce jour-là, en même temps que cela me démontrait la
brutalité de la virilité et la satisfaction de soi de l’autorité. […] Mon père est mort sans que j’aie
pu oublier ou pardonner cette cruauté injustifiée » (J. Money, « Explorations in Human
Behavior », in C. E. Walker (ed.), The History of Clinical Psychology in Autobiography , vol.
II, Pacific Grove, CA, Brooks-Cole, 1991, p. 238).
43 . J. Money, Love and Love Sickness. The Science of Sex, Gender Difference and Pair-
bonding , Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1981, p. 53.
44 . J. Money, « Pedophilia : A Specific Instance of New Phylism Theory as Applied to
Paraphilic Lovemaps », in R. Feierman (ed.), Pedophilia. Biosocial Dimensions , New York,
Springer, 1990, p. 453.
45 . J. Money, Au cœur de nos rêveries érotiques , op. cit. , p. 232.
46 . Interview dans Paidika : the Journal of Paedophilia , vol. 2, n o 3, printemps 1991, p. 5.
Money a également été témoin de la défense au procès de l’éditeur de la revue Body Politic ,
qui avait publié un essai en faveur de la pédophilie.
47 . Cité par T. Goldie, The Man Who Invented Gender , op. cit. , p. 168.
48 . Préface à T. Sandfort, Boys on Their Contacts with Men : A Study of Sexually Expressed
Friendship , Elmhurst, NY, Global Academic Publisher, 1987. Consultable sur
https://www.ipce.info/host/sandfort_87/intro1.htm
49 . Cité par T. Goldie, The Man Who Invented Gender , op. cit. , p. 169.
50 . J. Money, « Paraphilias », in J. Money, H. Musaph (ed.) Handbook of Sexology ,
Amsterdam, Excerpta Medica, 1977, p. 1922.
51 . J. Money, G. J. Williams, Traumatic Abuse and Neglect of Children at Home
(Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1980), p. 412. C’est aussi le point de vue de
Judith Butler : « je pense effectivement que certaines formes d’inceste ne sont pas
nécessairement traumatiques ou qu’elles prennent un caractère traumatique de par la
conscience de la honte sociale qu’elles produisent » (J. Butler, Défaire le genre, Paris, Éditions
Amsterdam, 2006, p.162).
52 . Ibid .
53 . J. Money, G. J. Williams, Traumatic Abuse and Neglect of Children at Home , op. cit. ,
p. 412.
54 . Les proches du célèbre sexologue Kinsey vont dans le même sens. Ainsi Wardell
Pomeroy, principal disciple de Kinsey, expliquait qu’« il est temps d’admettre que l’inceste ne
doit pas être considéré comme une perversion ou un symptôme de maladie mentale ».
L’inceste entre enfants et adultes peut « quelquefois être bénéfique ». Cité dans « Attacking the
Last Taboo », Time magazine , 115, 15, 14 avril 1980.
II

FAUSTO-STERLING
ET LA FIN DE LA DISTINCTION
HOMME/FEMME

Une fois qu’il fut établi par Money qu’il existe un genre distinct du
sexe, une étape ultérieure consistera à montrer que le genre se suffit en
quelque sorte à lui-même et que le sexe n’existe pas indépendamment du
genre. Ce que les auteurs postféministes vont d’ailleurs reprocher à Money
c’est d’admettre qu’il existe quand même des sexes distincts, un sexe
biologique déterminé pour chaque enfant à la naissance, même si Money
estimait que celui-ci n’était pas essentiel dans l’identité de genre. Il va
désormais falloir démontrer que c’est le genre qui détermine le sexe. Mon
sexe sera la conséquence du genre. Mon identité sexuelle dépendra de ma
volonté.
Cette seconde étape est d’abord franchie par Anne Fausto-Sterling, qui
illustre la « biologie postféministe », puis par son amie Judith Butler.
Celle-ci ne s’en tiendra d’ailleurs pas à affirmer que le sexe n’a pas
d’existence objective, puisqu’elle ira jusqu’à conclure que les corps eux-
mêmes, dans leur ensemble, n’existent pas indépendamment des
« discours » qui sont tenus sur eux. De la même manière, lorsque fut
découverte en France la réputation sulfureuse de Money, les défenseurs de
la théorie du genre, qui n’existe pas mais qui existe quand même, ont
voulu faire croire qu’ils avaient été les premiers critiques de Money :
Preciado explique ainsi que Butler aurait été une des premières à refuser le
« normativisme » de Money. Mais en fait leurs critiques consistent à
pousser jusqu’à l’extrême, et jusqu’à l’absurde, les raisonnements de
Money. Elles vont bien plus loin que lui dans le sens d’une déconstruction
radicale des sexes et des corps.

Fausto-Sterling critique de Money

Anne Fausto-Sterling fut une des premières à critiquer Money de ce


point de vue, en 1985, dans son livre Les Mythes de genre : théories
biologiques sur les hommes et les femmes. Elle y reviendra plus
longuement dans son livre le plus connu : Corps en tous genres. La dualité
des sexes à l’épreuve de la science . Fausto-Sterling avait d’abord apprécié
Money et elle reconnaît que le livre Man & Woman de Money et Ehrhardt
l’avait passionnée : « Ils ont appliqué l’idée de genre à la psychologie
individuelle et j’ai dévoré ce livre à sa parution1 . » Elle félicite Money et
ses collègues d’avoir réussi à établir que ce qui détermine le genre est
l’éducation et non le sexe biologique : ce ne sont pas les gonades, les
hormones ou les chromosomes qui déterminent le genre. Fausto-Sterling
cite alors avec approbation la formule de Money : « De la somme de
preuves tirées d’hermaphrodites, nous concluons que le comportement
sexuel et l’orientation masculine ou féminine n’ont pas de fondement inné
ou instinctif2 . » Jusque-là, tout va bien. Mais l’erreur de Money et de ses
collaborateurs est de s’en être arrêtés là. Ils en sont restés au principe
binaire selon lequel la biologie établirait qu’il y a seulement deux sexes.
Fausto-Sterling regrette qu’ils n’aient jamais mis en question « le
présupposé fondamental selon lequel il n’existe que deux sexes ». Selon
eux, « leurs patients requéraient un traitement médical parce qu’ils
auraient dû devenir un garçon ou une fille3 ».
Ces scientifiques étudièrent les hermaphrodites pour démontrer que la nature comptait
peu. Mais ils ne remirent jamais en question le présupposé fondamental selon lequel il
n’existe que deux sexes, leur objectif en étudiant les intersexes étant d’en apprendre
davantage sur le développement « normal ». L’intersexualité, pour Money, résultait de
processus fondamentalement anormaux. Les patients requéraient un traitement médical
parce qu’ils auraient dû devenir un garçon ou une fille4 .

En fait les choses seraient beaucoup plus complexes, comme le


montrerait la diversité des cas d’intersexes existants. Fausto-Sterling
prétend s’appuyer sur sa formation de biologiste pour affirmer qu’il n’y a
pas dans la nature deux sexes, mais qu’il y en a au moins cinq, voire même
une infinité. Ce qu’elle expose dans un texte au titre alléchant : Les cinq
sexes. Pourquoi mâle et femelle ne suffisent pas , essai qu’elle résume par
la suite ainsi :
Dans cet article, j’affirmais que le système bicatégorisé de notre société ne permettait
pas d’englober le spectre complet de la sexualité humaine. Je suggérais donc de lui
substituer un système à cinq sexes. Aux mâles et femelles, j’ajoutais les « herms » (les
hermaphrodites « véritables », nés avec un testicule et un ovaire) ; les « merms » (les
pseudo-hermaphrodites masculins, nés avec des testicules et certains aspects de l’appareil
génital femelle) ; et les « ferms » (les pseudo-hermaphrodites féminins, possédant des
ovaires ainsi que certains aspects de l’appareil génital mâle5 ).

Il y aurait ainsi dans la nature toute une série de gradations,


physiologiques, hormonales ou chromosomiques, qui établiraient un
continuum entre tous les êtres naturels et donc toute une série
d’intermédiaires possibles entre les deux sexes. Selon Fausto-Sterling,
l’existence de ceux qu’elle préfère appeler intersexes plutôt
qu’hermaphrodites manifeste la continuité qui existe entre les différents
sexes et les diverses formes de sexualité. Il ne serait donc désormais
absolument plus possible de distinguer biologiquement le masculin et le
féminin. Selon Fausto-Sterling, établir le sexe d’un enfant à la naissance
serait une décision essentiellement culturelle et arbitraire, produit d’un
mode de pensée massivement binaire. On imagine sans mal les sages-
femmes dubitatives à chaque nouvelle naissance… Pour tenter de prouver
que cet arbitraire est plus fréquent qu’on ne le croit, Fausto-Sterling
réévalue à la hausse le nombre d’enfants intersexuels à la naissance : selon
elle ils représenteraient environ 1,7 % des naissances. C’est peu mais en
fait déjà énorme par rapport aux chiffres donnés par la plupart des
biologistes : pour y arriver Fausto-Sterling inclut dans ce chiffre tous les
enfants porteurs de toutes les variétés possibles de troubles de la sexualité
(syndrome de Turner, syndrome de Klinefelter, hyperplasie, etc.). En fait,
les cas d’« hermaphrodisme vrai » ne sont que des exceptions rarissimes
sur lesquelles il est impossible de fonder une argumentation et a fortiori
encore moins une nouvelle éthique sexuelle ou une radicale réorganisation
de la société6 . Le biais introduit par Money, qui se fondait sur ces cas
d’hermaphrodites pour élaborer toute une théorie de la différence, ou
plutôt de l’absence de différence sexuelle, a encore été aggravé par
Fausto-Sterling.
La « démonstration » assez rapide de Fausto-Sterling semble avoir
convaincu la plupart des théoriciens du genre, comme Judith Butler :
« Même si la morphologie et la constitution des corps paraissent
confirmer l’existence de deux et seulement deux sexes (ce qu’on viendra à
questionner plus tard), rien ne nous autorise à penser que les genres
devraient s’en tenir au nombre de deux7 . » Oui, pourquoi pas, comme
ironiserait Hegel : « On peut se représenter cela aussi bien que l’on peut
se représenter la vache volante caressée par l’écrevisse qui saute sur l’âne
et ensuite, etc.8 » Les catégories biologiques traditionnelles n’auraient
aucune valeur : puisque la nature est continue, il n’est pas possible d’en
proposer des classifications. Le théoricien du genre Éric Fassin
s’enthousiasme pour cette formule des « cinq sexes » : « La formulation,
quelque peu ironique, ne doit pas masquer le raisonnement : il s’agit en
fait d’un continuum biologique9 . »

En finir avec la biologie « viriliste »

Pour les postféministes, le livre de Fausto-Sterling Corps en tous genres


présente l’immense avantage d’offrir une critique de la biologie qui est
stigmatisée comme une science « genrée » et « viriliste », dans la mesure
où cette science établit qu’il y a deux sexes et que la reproduction, dans
l’espèce humaine, est inévitablement sexuée. De ce point de vue, la
biologie doit être critiquée radicalement et les féministes sont heureuses
de trouver une biologiste, Anne Fausto-Sterling, pour s’y employer. En
effet, comme le remarque avec ironie une féministe non politiquement
correcte, Camille Paglia, Butler n’est pas vraiment une référence en
matière de biologie : « Elle a commencé une carrière en philosophie, l’a
abandonnée, et a été prise pour une sorte de grande philosophe par les gens
qui font de la critique littéraire. Mais a-t-elle jamais exploré la science ?
Pour pouvoir rejeter la biologie, et dire que le genre est entièrement
socialement construit – où sont ses lectures, ses études ? Ce n’est qu’un
jeu, un jeu sur les mots, et son travail est totalement pernicieux, une
impasse totale10 . »
Pour Fausto-Sterling, le point de vue binaire de la biologie de la
sexualité est tout simplement le résultat des conceptions sociales et
culturelles d’une époque, selon le titre d’un de ses articles : « La société
écrit la biologie/La biologie construit le genre11 ». La biologie n’est pas
« neutre », elle est, comme toute science, un « savoir situé », dépendant de
ses conditions sociales et culturelles d’exercice. Elle n’est rien d’autre que
« la politique poursuivie par d’autres moyens12 ». Les militants du genre
considèrent en général la biologie comme un adversaire, dans la mesure où
ce serait une discipline « essentialiste13 ». Il est courant dans les « études
de genre » de s’en prendre au « privilège épistémique » de la biologie qui
prétend qu’il existe rait dans la nature deux sexes, masculin et féminin :
« La biologie nous biaise. Patriarcale elle s’est vautrée dans
l’androcentrisme et l’hétérosexisme, deux maladies dont il faut la guérir,
faute de quoi elle se condamne à clocher quand elle parle des femmes. On
fera plus bas le parallèle avec la question des races14 . » Seule serait alors
acceptable une biologie ouvertement « située », c’est-à-dire féministe,
contre la biologie faussement objective, qui n’est que l’expression de
préjugés virilistes voire racistes. Nous voici revenus à la bonne vieille
distinction stalinienne entre les deux sciences, la « science prolétarienne »
contre la « science bourgeoise », remplacées ici par la science
« gynocentrique, matriarcale ou homosexiste » contre la science
« patriarcale15 ».

Vers l’indistinction finale

L’autre critique importante que Fausto-Sterling adresse à Money n’est


pas théorique mais pratique. Elle porte sur les opérations de réassignation
sexuelle qu’ont pratiquées Money et à sa suite la plupart des centres
prenant en charge les intersexuels. En les opérant, Money aurait condamné
des personnes dont l’identité de genre n’était pas encore fixée à être
enfermées dans une identité qui n’est pas nécessairement la leur. Fausto-
Sterling se félicite du fait que Money ait de ce point de vue déjà perdu la
partie : « La révélation de ces nombreux cas de réattributions “ratées” et
l’émergence de l’activisme intersexe ont poussé de plus en plus
d’endocrinologues pédiatriques, d’urologues et de psychologues à remettre
en question les idées véhiculées par les premières chirurgies génitales16 . »
Ainsi, dans le cas de David, ce qu’aurait dû faire Money aurait été de
l’opérer le plus tard possible, si celui-ci le demandait. On ne pourrait sur
ce point qu’être d’accord avec cette critique de Fausto-Sterling, qui était
aussi celle de Janice Raymond.
Pourtant les choses se compliquent car Fausto-Sterling va plus loin :
elle estime qu’il aurait mieux valu en fait ne jamais réopérer David, car
l’avenir est, selon elle, à la fin de toutes les distinctions binaires,
notamment de sexe et de genre. Selon Fausto-Sterling, l’intersexualité
n’est pas simplement un état de fait sans valeur particulière, voire doté
d’une valeur négative, elle est éminemment valorisée : les intersexes
préfigurent l’avenir radieux d’une humanité indistincte et la réflexion sur
la pluralité des sexes se poursuit alors par une sorte de rêverie sur ce que
pourrait être un « monde idéal », utopique, sans identités sexuelles figées.
L’éventail des choix ne serait pas limité à « mâle » ou « femelle » : les
sexes « se seraient multipliés à l’extrême, sans limites à l’imagination » :
« Ce serait un monde de pouvoirs partagés. Patient et médecin, parent et
enfant, mâle et femelle, hétérosexuel et homosexuel : toutes ces
oppositions, et bien d’autres encore, devraient être dissoutes car sources
de division17 . »
On pourrait alors passer sans cesse d’une identité sexuelle à l’autre,
d’une position sociale à l’autre, sans aucune limite. On se croirait là aussi
revenu à une vieille utopie marxiste, celle de la fin de la division du
travail dans le communisme : selon Marx, « dans la société communiste »,
il y aura « la possibilité de faire aujourd’hui telle chose, demain telle
autre, de chasser le matin, de pêcher l’après midi, de pratiquer l’élevage le
soir, de faire de la critique après le repas, selon mon bon plaisir, sans
jamais devenir chasseur, pêcheur ou critique18 ». Mais Marx n’était pas
allé jusqu’à imaginer que l’on pourrait être homme le matin et femme le
soir… Il faut dire que les rares articles scientifiques de Fausto-Sterling
portent essentiellement sur les vers plats, notamment les planaires, qui
sont hermaphrodites et possèdent des organes reproducteurs mâle et
femelle. Ces vers peuvent en effet se reproduire soit par une reproduction
croisée où chaque individu s’autoféconde en emmagasinant le sperme de
l’autre, soit, plus étonnamment encore, de manière asexuée par
scissiparité. C’est assez original et sans doute est-ce l’avenir radieux que
nous souhaite Fausto-Sterling. Malheureusement, ou heureusement, depuis
ces êtres primitifs nous avons légèrement évolué et nous n’arrivons pas
très bien à entrevoir comment nous pourrions redevenir des vers plats…
Cette héroïsation de l’intersexe et d’un « avenir radieux »
d’indistinction sexuelle se heurte par ailleurs à quelques difficultés
mineures, dysfonctionnement des surrénales, cancers et autres hernies, que
Fausto-Sterling est quand même contrainte d’évoquer, comme en passant :
« dans mon utopie, les soucis médicaux majeurs d’un intersexe seront les
pathologies potentiellement létales qui accompagnent parfois le
développement intersexe19 ». Il faudra pour cela « imaginer une nouvelle
éthique du traitement médical permettant à l’ambiguïté de prospérer,
ancrée dans une culture qui aura dépassé les hiérarchies de genre20 ». Rien
de bien grave finalement si c’est à ce prix que l’humanité peut en finir
avec les différences…
Notes
1 . A. Fausto-Sterling, P. Touraille, « Autour des critiques du concept de sexe. Entretien avec
Anne Fausto-Sterling », Genre, sexualité et société , 12, automne 2014. Consultable sur
http://journals.openedition.org/gss/3290
2 . J. Money, cité par A. Fausto-Sterling, Corps en tous genres , op. cit. , p. 68.
3 . Ibid .
4 . Ibid .
5 . A. Fausto-Sterling, Les cinq sexes. Pourquoi mâle et femelle ne suffisent pas , Paris,
Éditions Payot & Rivages, Petite Bibliothèque Payot, trad. Anne-Emmanuelle Boterf, 2013,
p. 72.
6 . Ces cas d’individus possédant à la fois un tissu testiculaire et un tissu ovarien
représenteraient selon certains 0,018 % des naissances (L. Sax, « How Common Is Intersex ?
A Response to Anne Fausto-Sterling », The Journal of Sex Research , vol. 39, n o 3, août 2002,
p. 177). Pour la France, un livre récent estime qu’il naît « une dizaine de vrais
hermaphrodites » par an sur 800 000 naissances, soit 0,0013 % (cf. J. Picquart, Ni homme ni
femme. Enquête sur l’intersexuation , Paris, La Musardine, 2009, p. 136).
7 . J. Butler, Trouble dans le genre (Gender Trouble). Le féminisme et la subversion de
l’identité , Paris, La découverte, 2006, p. 67.
8 . G. W. F. Hegel, La Phénoménologie de l’esprit , Paris, Aubier-Montaigne, 1977, p. 278.
9 . E. Fassin, V. Magron, Homme, femme, quelle différence ? , Paris, Salvator, 2016, p. 33-
34.
10 . D. Nester, « An Interview with Camille Paglia », Bookslut , avril 2005. Consultable sur
www.bookslut.com .
11 . A. Fausto-Sterling, « Society Writes Biology/Biology Constructs Gender », Daedalus ,
vol. 116, n o 4, automne 1987.
12 . A. Fausto-Sterling, Corps en tous genres , op. cit. , p. 286.
13 . Il est piquant de rappeler que c’est Luc Chatel, ministre de l’Éducation nationale de
Nicolas Sarkozy, qui avait introduit l’étude du genre dans les programmes de biologie de
terminale, plutôt que dans les programmes de philosophie, accédant ainsi aux demandes des
militants du genre les plus radicaux. On comprend que cette initiative n’ait pas suscité
l’enthousiasme des professeurs de biologie, qui ont la faiblesse de penser que la discipline
qu’ils enseignent est une science.
14 . T. Hoquet, Des sexes innombrables. Le genre à l’épreuve de la biologie , Paris, Seuil,
2016, p. 62.
15 . Ibid ., p. 63.
16 . A. Fausto-Sterling, Les cinq sexes , op. cit. , p. 81.
17 . Ibid ., p. 62.
18 . Marx, L’Idéologie allemande , t. I, Paris, Éditions sociales, 1968, p. 63.
19 . A. Fausto-Sterling, Corps en tous genres , op. cit. , p. 121.
20 . Ibid .
III

BUTLER ET LA GNOSE CONTEMPORAINE

Ce que n’accepte pas Fausto-Sterling, c’est que le sexe biologique


existe indépendamment de la « culture » et de l’histoire. Pour elle, la
binarité sexuelle n’est pas un fait mais le résultat d’une construction : le
sexe est le produit du genre et donc « la sexualité est un fait somatique
créé par un effet culturel1 ». L’erreur des « féministes de la première
génération » est de n’avoir pas « remis en question le domaine du sexe
physique », la prétendue naturalité du corps et du sexe. Elles ont fait
l’erreur de croire qu’il existe un « donné » matériel, qui aurait pour nom le
sexe ou le corps.
Cette idée est aussi au cœur des thèses de Butler qui l’exprime, d’une
manière certes plus contournée, plus « philosophique », au mauvais sens
du terme, mais plus radicale encore. Pour Butler, non seulement le sexe
n’existe pas, mais le corps n’existe pas non plus. Sa critique de Money va
dans ce sens2 . Après la publication du livre à succès de Colapinto, elle a
été contrainte de revenir sur le sujet puisque celui-ci faisait des travaux de
Money « les fondements théoriques » du « féminisme moderne », visant
notamment Butler3 . L’article de Butler est curieusement intitulé, dans sa
version originale : « Rendre justice à quelqu’un. Le réassignement de sexe
et les allégories de la transsexualité4 ». « Quelqu’un », le moins que l’on
puisse dire est que Butler ne manifeste guère d’empathie à l’égard du
malheureux David. David est utilisé par elle, comme il le fut par Money,
au service d’une théorie générale des normes, qui devraient, selon Butler,
être totalement labiles. Après le suicide de David, elle ajoutera pour toute
épitaphe : « Les normes qui définissent ce qu’est une vie humaine valable,
viable et clairement reconnaissable, n’ont pas permis le maintien de son
existence de façon continue et solide. La vie, pour lui, était toujours un
pari et un risque, un accomplissement courageux et fragile5 . »
Selon Butler, Money n’est pas allé assez loin, en essayant de « fixer »
David dans un sexe donné, féminin en l’occurrence. Son erreur est d’être
resté attaché à une pensée binaire des sexes et des « stéréotypes de genre »
et d’avoir voulu « imposer des morphologies idéales » aux intersexuels
afin de « maintenir à tout prix la différence sexuelle entre les genres ». Cet
« hétéronormativiste » a commis la faute de « penser qu’il ne peut y avoir
que deux sexes (et deux genres) », masculin et féminin, qui se fixeraient
assez rapidement, dans les premiers mois de la vie de l’enfant, en fonction
de l’éducation reçue. Pour Butler il n’y a pas plus de genres que de sexes
radicalement distincts : les sexes ne sont en aucun cas antérieurs et en
partie indépendants du genre. Money aurait dû laisser David dériver d’un
genre à l’autre. Butler veut faire croire que c’était là son désir. C’est en
tout cas ainsi qu’elle interprète la déclaration où David dit, envisageant un
possible échec de son opération de retour à la masculinité, que sa
personnalité ne se réduit de toute façon pas à un « morceau de chair »
entre les jambes : il se serait rendu compte, selon Butler, que le genre n’a
rien à voir avec le sexe. Elle n’entend évidemment pas qu’en disant cela
David essaie simplement de se rassurer, de se dire que sa vie ne serait pas
entièrement perdue au cas où son opération échouerait. En fait, ce que veut
David, c’est justement redevenir le garçon qu’il n’a cessé d’être : il a
justement besoin de récupérer ce « morceau de chair » entre les jambes,
pour lequel il prend le risque d’une opération gravissime, absolument pas
assurée de réussir. Car pour David être un garçon suppose un « sexe qui va
avec ». L’échec de cette opération sera l’une des raisons de son suicide,
que Butler passe bien vite par pertes et profits. David tenait en fait plus
que tout à ce « bout de chair » entre les jambes qui était une partie
constitutive de son identité.
On voit que Butler a tenté de faire de l’histoire de David un argument en
faveur de ses élucubrations : il aurait dû s’habituer à son ambiguïté et
passer de l’un à l’autre genre avec aisance et « fluidité ». Il aurait fallu
idéalement qu’il puisse changer de genre et de sexe dans tous les sens sans
jamais se trouver lié à une identité corporelle, quelle qu’elle soit. Facile à
dire pour la très flottante Professeure Butler, qui est radicalement sourde à
la souffrance et à l’humanité de David. De toute façon, pour Butler il n’est
jamais question de s’intéresser au cas de David. Ce ne sont que rêveries
totalement évanescentes sur l’effacement du sexe et la « variabilité du
genre » qui seront au cœur de l’humanité à venir. Butler, comme Fausto-
Sterling, espère de la médecine future qu’elle complexifie les ambiguïtés
au lieu de les simplifier.

Le sexe n’existe pas

Selon Butler, Money ne va pas assez loin. Il a compris que la culture est
plus importante que la nature mais il commet l’erreur d’accorder encore
une certaine importance à la nature, au corps, au lieu de ne plus du tout en
tenir compte. Pour Butler il va de soi qu’il n’y a pas de « priorité » du sexe
biologique par rapport au genre. Le genre ne doit pas être considéré
comme la « forme » d’une « matière » préexistante qui serait le sexe :
« On ne peut pas dire que les corps ont une existence signifiante avant la
marque du genre6 ». Si l’on admettait que les sexes et les corps ont une
existence objective, c’en serait en effet fini des théories de Butler. C’est en
fait le genre qui constituerait le sexe : « les faits prétendument naturels du
sexe » que prétend nous imposer la biologie sont en fait au service
d’intérêts « politiques et sociaux7 ».
Les corps, la différence sexuelle n’existent pas en eux-mêmes, seuls
comptent les « actes » pour définir le masculin et le féminin. « Ce qui
définit le masculin et le féminin aujourd’hui, c’est que l’un “pénètre” et
que l’autre “est pénétré”, rien de plus8 . » Si c’était le masculin qui était
« pénétré », le sens des termes masculin et féminin devrait changer. Sans
commentaire… Les rares fois où Butler se laisse aller, comme par
inadvertance, à dire que le sexe existe, c’est pour en nier aussitôt
l’importance en le faisant dépendre des discours que l’on tient sur lui :
C’est vrai, le sexe biologique existe. Il n’est ni une fiction, ni un mensonge, ni une
illusion. Simplement sa définition nécessite un langage et un cadre de pensée – autant de
choses qui par principe peuvent être contestées et qui le sont. Nous n’avons jamais une
relation simple, transparente, indéniable au sexe biologique. Nous devons passer par un
cadre discursif et c’est ce processus qui intéresse la théorie du genre9 .

Le sexe n’est pas un fait anatomique mais un « fait » créé par le


discours. Comme le note, avec un étonnement sincère, Sylviane
Agacinski : pour Butler « tout devient alors effet de discours, y compris les
corps eux-mêmes […]. Comme si la parole pouvait envelopper notre vie
et, d’une certaine façon, la devancer10 ». Butler se réclame sur ces
différents points de Monique Wittig, écrivain et militante lesbienne, selon
qui la catégorie de sexe est une pure abstraction. Elle cite un article
célèbre de Monique Wittig, « On ne naît pas femme », où celle-ci dénonce
le « mythe de la femme ». « Ce que nous croyons être une perception
directe et physique n’est qu’une construction mythique et sophistiquée,
une “formation imaginaire” qui réinterprète des faits physiques11 . » Il n’y
a pas, pour Wittig et Butler, de « traits physiques » en deçà du langage :
« le terme de “sexe” impose une unité artificielle sur un ensemble
d’attributs discontinus12 ». Le sexe n’est en fait rien d’autre que le genre :
« Ce que l’on appelle sexe est une construction culturelle au même titre
que le genre ; en réalité, peut-être le sexe est-il toujours déjà du genre et,
par conséquent, il n’y aurait plus vraiment de distinction entre les deux13
. » Cette construction a en fait une seule fonction, pour Wittig comme
pour Butler, celle d’opprimer femmes, gays et lesbiennes14 . Le sexe conçu
comme indépendant est toujours un instrument de domination, il « est
toujours produit comme la réitération de normes hégémoniques15 ». C’est
ce que soutient aussi le toujours bien-pensant Éric Fassin : la nature est
par elle-même oppressive. « S’il importe de dénaturaliser la différence des
sexes, c’est que sa naturalisation comporte une part de violence. Imposer
la norme au nom de la nature, c’est renvoyer tous ceux qui ne veulent ou
ne peuvent s’y reconnaître non seulement dans l’anormalité mais aussi
dans l’enfer des vies “contre nature”16 . »

Le corps n’existe pas non plus

La question ne se pose d’ailleurs pas que pour le sexe, elle vaut aussi
pour le corps dans son ensemble, qui n’existerait pas indépendamment des
discours que l’on tient sur lui et qui le constituent. Pour Fausto-Sterling
déjà le corps n’était que le résultat de la culture, il n’offre aucune
« objectivité » antérieure à l’empreinte de la culture : c’est la culture qui
fabrique le corps. Et elle ne s’imprime pas seulement sur la surface du
corps mais « en profondeur, depuis la structure osseuse et les circuits du
cerveau jusqu’à l’activité des gènes eux-mêmes17 ». Les actuelles
opérations chirurgicales, pour changer de sexe ou transformer
radicalement son corps, sembleraient devoir prouver qu’il n’y a pas de
naturalité du corps puisque celui-ci serait susceptible d’être transformé à
volonté en fonction des désirs du sujet.
Pour Butler aussi, « le schéma des corps » est le résultat d’« une
certaine conjonction historiquement contingente de pouvoirs et de
discours18 ». « Discours » et « pouvoirs », Butler se réfère ainsi à
Foucault. De la pensée de Foucault sur le corps, qui est complexe et
contradictoire, Butler ne retient que l’idée que les corps n’existeraient
qu’en tant qu’ils seraient pris dans des « discours » et dans des
« pouvoirs » : d’après elle, « pour Foucault, le corps n’est “sexué” en
aucun sens précis du terme avant d’être pris dans un discours qui donne
corps à une certaine “idée” de sexe naturel ou essentiel. Le corps ne prend
sens dans le discours qu’en situation de pouvoir19 ». Le meilleur exemple
de cette vision foucaldienne serait la « matérialité » du corps du prisonnier
dans Surveiller et punir , qui serait « l’effet dissimulé du pouvoir20 ».
Butler s’inspire aussi de Foucault pour critiquer l’idée d’une « libération »
du corps qui ferait signe vers un prétendu « corps naturel » à libérer des
normes sexuelles courantes. Il faut « revenir de l’illusion d’un corps vrai
au-delà de la loi21 ». Fausto-Sterling et Butler sont ici d’accord, le corps
n’existe pas en tant que tel, comme un donné brut. Selon Fausto-Sterling,
qui cite Butler, « toute tentative pourtant de revenir au corps tel qu’il
aurait existé avant la socialisation, avant le discours sur l’homme et la
femme, amène à découvrir que “la matière elle-même est entièrement
sédimentée par des discours sur le sexe et la sexualité qui préfigurent et
limitent les usages auxquels on peut soumettre ce terme”22 ».
Loin de retourner à une nature du corps qu’il conviendrait de libérer,
Butler propose au contraire de complexifier les normes sexuelles pour
pouvoir mieux jouer sur elles. Consciente que Foucault est beaucoup
moins radical qu’elle, elle l’accuse de tiédeur dans sa répudiation du corps
« matériel » : elle s’étonne que, pour Foucault, « le corps ait une
matérialité ontologiquement distincte des relations de pouvoir23 ». Quelle
horreur ! Butler aurait pourtant dû se souvenir que Foucault avait
commencé ses travaux par un fameux livre d’histoire de la médecine, la
Naissance de la clinique , dans lequel il prenait en compte la facticité et
l’objectivité du corps, et soulignait même son impénétrabilité et son
altérité radicale en parlant de la « pierre noire du corps24 ».
Cette incapacité à reconnaître l’existence du corps n’apparaît nulle part
mieux que dans le livre même que Butler a consacré à la « matérialité »
des corps. Lorsqu’on a accusé Butler de nier la réalité des corps, après la
publication de Troubles dans le genre , sa réponse et celle de ses sectateurs
a consisté en général à renvoyer à un autre de ses livres, Bodies That
Matter 25 . Le sous-titre du livre semble explicite : « De la matérialité et
des limites discursives du sexe ». En fait c’est tout le contraire : le livre
manifeste l’incapacité radicale et étonnante de Butler à prendre en compte
le caractère matériel du corps. Le début est très significatif de l’état
d’esprit de Butler, qui « n’arrive pas à se fixer » sur la matérialité des
corps :
J’ai commencé à écrire ce livre en essayant d’examiner la matérialité du corps, mais je
me suis bientôt aperçue que la pensée de la matérialité me déportait invariablement vers
d’autres domaines. Malgré tous mes efforts de discipline, je ne parvenais pas à rester sur
ce sujet ; je ne pouvais pas saisir les corps comme des objets de pensée simple26 .

Butler avait d’ailleurs choisi pour épigraphe de son livre une citation de
la théoricienne postcoloniale Gayatri Spivak, qui semblait de mauvais
augure : en effet, selon Spivak, « si l’on pense vraiment au corps en tant
que tel, il n’est pas possible d’en tracer les contours27 ». Pour Spivak
comme pour Butler, le corps ne peut être pensé dans sa facticité, le corps
est entièrement construit. Butler reconnaît qu’on a pu de ce fait
« suspecter le constructiviste d’une certaine somatophobie », d’une
certaine haine du corps28 . Mais, dans un passage étonnant, elle va plus
loin encore et récuse la question même de la matérialité comme une
question à laquelle elle n’a pas à répondre. La manière dont cette question
lui est posée l’infantiliserait, donc elle refuse d’y répondre :
La question qui m’a été formulée de façon récurrente ces dernières années est : « et la
matérialité du corps, Judy ? » Ce « Judy » sonnait pour moi comme un effort pour me
déloger du plus formel « Judith », et pour me rappeler à une vie corporelle qui ne pouvait
être dissoute par la théorie. Il était prononcé avec une certaine exaspération, une certaine
condescendance, de sorte qu’il me (re)constituait comme une enfant indocile, qui méritait
d’être réprimandée29 .

C’est à cette question, pourtant centrale, que cette « enfant indocile »


refuse tout simplement de répondre car elle la trouve « condescendante » !
On peut se demander si le véritable caprice puéril ne consiste pas plutôt à
tenter d’éviter de répondre aux questions gênantes. Les « ruines du logos »
ont bon dos lorsqu’il s’agit de refuser d’argumenter…
Butler essaie de s’en sortir en proposant tout simplement de changer la
définition de la matérialité. Comme d’habitude chez elle, le langage est
« à disposition » et la répétition des mêmes formules finira bien par faire
exister ce qui à l’évidence n’existe pas. Désormais la matérialité sera non
pas ce qui est donné mais ce qui est construit : « être matériel signifie se
matérialiser30 ». De toute façon l’« ancienne » notion de matière serait
simplement liée à des préjugés de genre, comme le montrerait
l’étymologie du terme : « matière » vient des termes mater ou matrix
(l’utérus), « qui l’associent donc à la problématique de la reproduction31
». En fait il faudrait comprendre que la matière est, comme dans le latin
materia , « la substance à partir de laquelle les choses sont faites » et
comporterait donc « un certain pouvoir de création et une rationalité dont
sont dépourvus les usages empiriques plus modernes du corps32 ». Butler
veut ici se référer à un hypothétique Aristote complété par Foucault alors
que, s’il est un auteur qui affirme que la matière est dépourvue de toute
capacité à créer indépendamment d’une forme, effectivement masculine,
c’est bien Aristote…
Au-delà de ces pitoyables arguties, le projet de Butler, tout à fait avoué,
consiste à nier radicalement l’existence du corps. Seules existent des
consciences et non des corps, les corps sont le résultat des desiderata des
consciences. Butler prétend s’inspirer de Hegel, philosophe auquel elle a
consacré ses premiers travaux. Selon elle, dans la Phénoménologie de
l’esprit hégélienne, l’esprit « soit n’a pas de corps (et se trouve ainsi
désincarné dès le début), soit tente de renoncer à son corps au fil de son
parcours (et le délègue ainsi aux autres sujets ou même aux autres objets33
) ». Chez Hegel il n’y aurait que des consciences et des formes. Le corps
serait définitivement en dehors de nous : « Si la vie implique un
attachement au corps propre, à “son” corps, où trouver le corps chez
Hegel ? N’est-il pas précisément ce qui doit être évacué, trouvé, localisé
ailleurs, pour pouvoir justement être compris comme ce qui nous est
“propre”34 ? » Cette interprétation peut pour le moins se discuter. Certes
l’esprit ne se ramène pas au corps et Hegel s’oppose à la phrénologie qui
ramène la pensée aux bosses du crâne : « il n’est rien de plus faux que la
proposition : l’être de l’esprit est un os35 ». Mais en même temps il ne nie
pas que l’esprit fasse aussi partie de la nature. L’homme a selon Hegel une
« nature double », il est à la fois un esprit et une chose : « Les choses de la
nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que
l’homme, parce qu’il est esprit, a une double existence ; il existe, d’une
part, au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part, il existe
aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est
esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi36 . » Il ne
viendrait pas à l’esprit de Hegel de nier la réalité matérielle de l’homme.

La gnose contemporaine : le mépris du corps

Plus que de Hegel, il semble que Butler devrait en fait se réclamer de la


gnose. Toute son œuvre manifeste en effet une hostilité radicale à l’égard
du corps. Ce qu’elle ne semble pas accepter c’est que notre corps soit déjà
là, dans sa contingence, avec ses caractéristiques propres et ses
imperfections. Ce corps est là, dans sa matérialité, homme ou femme,
blond ou brun, grand ou petit, gros ou maigre, sain ou malade, dans sa
simple contingence et dans sa finitude. Butler ne l’accepte pas et on peut
penser qu’elle souscrirait volontiers à l’image qu’employait le jeune
Aristote, encore très platonicien, pour désigner le rapport de l’âme au
corps : celle de ce supplice tyrrhénien où un prisonnier était lié à un
cadavre. Le corps est pour Butler aussi ce cadavre répugnant, avec qui l’on
ne supporte plus de devoir vivre.
Ce dégoût du corps n’est d’ailleurs pas le seul fait de Butler : c’est une
tendance tout à fait massive du monde contemporain, qu’expriment aussi,
chacun à leur manière, certains textes de Foucault ou des penseurs
transhumanistes. Dans une conférence radiophonique de 1966, aussi
incongrue et personnelle que les textes de Butler, Foucault fait part des
sentiments que lui inspire son corps. Un sentiment d’enfermement
d’abord : « C’est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette cage
que je n’aime pas qu’il va falloir me montrer et me promener ; à travers
cette grille qu’il faudra parler, regarder, être regardé ; sous cette peau
croupir. Mon corps c’est le lieu sans retour auquel je suis condamné37 » .
Foucault retrouve tout naturellement la vieille image platonicienne du
corps comme prison de l’âme. Un sentiment de dégoût ensuite. Cette
prison, dans laquelle il est enfermé, ne le révolte même pas, elle lui
répugne : « mais tous les matins, même présence, même blessure ; sous
mes yeux se dessine l’inévitable image qu’impose le miroir : visage
maigre, épaules voûtées, regard myope, plus de cheveux, vraiment pas
beau38 ». Il faudrait pouvoir échapper à ce corps et c’est précisément cet
espoir qui ferait le « prestige » de l’utopie. L’utopie, « un lieu hors de tous
les lieux, mais un lieu où j’aurai un corps sans corps , un corps qui sera
beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance,
infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré39 ».
C’est cette utopie d’un corps incorporel qui est sans doute « la plus
indéracinable dans le cœur des hommes ». Foucault évoque ensuite une
autre utopie qui permettrait « d’effacer les corps », celle du « pays des
morts », notamment dans la civilisation égyptienne : que sont les momies,
ou aussi les masques mycéniens, sinon « l’utopie du corps nié et
transfiguré40 » ? Enfin l’utopie « la plus obstinée et la plus puissante »
permettant d’oublier le corps est celle de l’âme, « le grand mythe de
l’âme ». L’utopie de l’âme donne une image de ce que pourrait être un
corps enfin « glorieux », un nouveau corps remplaçant ce corps dans
lequel nous sommes emprisonnés : « elle est belle mon âme, elle est pure,
elle est blanche […]. Elle durera longtemps mon âme, et plus que
longtemps, quand mon vieux corps ira pourrir ». Et Foucault de conclure
« Vive mon âme ! C’est mon corps lumineux, purifié, vertueux, agile,
mobile, tiède, frais ; c’est mon corps lisse, châtré, arrondi comme une
bulle de savon41 ». Lisse, châtré, arrondi, prêt à s’effacer comme une bulle
de savon, tel est le corps idéal selon Foucault. C’est également ainsi que
Butler et les autres théoriciens du genre se représentent nos corps : des
bulles de savon qui sont en train de disparaître…
Les transhumanistes contemporains partagent ce mépris pour le corps,
notre misérable corps. Notre corps est selon eux une machine imparfaite,
très peu perfectionnée, dont nous devrions avoir honte. Günther Anders
avait déjà pressenti cette tendance, lorsqu’il évoquait la « honte
prométhéenne » que l’homme éprouve devant les machines si parfaites
qu’il a fabriquées. Face à ces machines, l’homme semble si mal conçu, si
fragile. Il a honte de son origine naturelle, contingente et imparfaite. Dans
L’Obsolescence de l’homme , Anders note que, dans une exposition de
machines, le visiteur humain « a honte d’être devenu plutôt que d’avoir été
fabriqué . Il a honte de devoir son existence – à la différence des produits
qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les
moindres détails – au processus aveugle, non calculé et ancestral de la
procréation et de la naissance. Le déshonneur de l’homme tient donc au
fait d’“être né”, d’une manière contingente ». Et l’homme a également
« honte du résultat imparfait et inévitable de cette origine, en l’occurrence
lui-même42 ».
Les prophètes de l’intelligence artificielle sont frappés par les
défectuosités de notre corps lorsqu’ils le comparent à la perfection des
puces en silicium de l’ordinateur. Notre corps, c’est ce que William
Gibson, auteur de Neuromancien et inventeur du cyberpunk, appelle avec
mépris le monde de la « viande » : « le corps, c’était de la viande43 ». Le
héros de Gibson s’efforce de résister à cet appel de la viande lorsqu’il
l’entend encore : « la viande, lui disait une partie de lui-même, c’est la
viande qui parle, ignore-la44 ». Marvin Minsky ou Hans Morawec
éprouvent le même dégoût pour cette « viande », qu’ils remplaceraient
volontiers par des microprocesseurs : « une personne, ce n’est pas une tête,
des bras et des jambes. C’est trivial. Une personne est un gigantesque
multiprocesseur composé de millions de millions de petits composants qui
sont agencés comme des milliers de calculateurs […]. La chose la plus
importante à propos de chaque personne ce sont les données, et les
programmes parmi ces données, qui sont dans le cerveau. Un jour vous
serez capable de rassembler toutes ces données, de les mettre sur un petit
disque, et de les stocker pour des milliers d’années, en branchant tout ça à
nouveau vous serez vivant dans le quatrième ou le cinquième millénaire45
». Voilà l’avenir radieux qu’ils nous annoncent, le downloading de la
conscience.
Les théoriciens du genre comme les transhumanistes se retrouvent dans
ce mépris du corps. Pour eux, seules comptent la volonté, la conscience :
le corps n’a qu’à suivre. Slavoj Žižek a bien vu que ce mépris de la
sexualité, de la chair et du corps pouvait être rattaché à l’antique courant
gnostique. Pour Žižek, ce qu’il nomme la « cybergnose » comporte comme
conséquence l’idée d’un détachement du sexe, qu’il résume ainsi : « no
sex, please, we’re post-human 46 ». Effectivement les gnostiques du II e
siècle assimilaient le corps « à un vêtement, à un cadavre, à un tombeau, à
une prison, à une chaîne, à un lien […] à un compagnon mal intentionné et
indésirable, à un intrus, à un “brigand”, à un adversaire dont l’inimitié, la
jalousie, la rébellion excitent et entretiennent en nous contradictions,
luttes, révoltes, guerre intestine, parfois aussi (et les deux images vont
souvent de pair) à un dragon dévorant et à une mer dont les houles
tumultueuses ou les tempêtes menacent de nous engloutir47 ». Il convenait
donc pour le gnostique de se débarrasser de ce corps encombrant, soit par
l’ascèse, en se détournant de toute activité corporelle, soit, à l’inverse, par
la débauche, en épuisant les puissances maléfiques du corps : alors le
gnostique « use et abuse, sans limite ni scrupule, de la chair, du corps, de
tout ce qui appartient au monde matériel, se plongeant même, pour tout
épuiser, tout bafouer, tout nier, dans l’abject et l’immonde, qui ne
sauraient ni le souiller ni l’asservir48 ». On pourra ainsi s’élever d’un
niveau inférieur, purement matériel, celui des « hyliques », jusqu’au
niveau des « pneumatiques », êtres entièrement spirituels, totalement
libérés de la corporéité.
Le philosophe canadien Ian Hacking a également souligné cette
prépondérance de la volonté dans la pensée contemporaine sur le corps.
Selon lui, cette pensée se caractérise par une séparation de plus en plus
radicale entre l’âme et le corps. Les technologies, qui nous permettent
d’agir quasiment à volonté sur notre corps, nous conduisent à séparer
l’âme du corps, qui apparaît comme un objet extérieur, étranger à nous, en
morceaux et à notre disposition : comme le dit Hacking, nous avons des
« corps néo-cartésiens en morceaux49 ». Les greffes d’organes, le marché
des organes vivants, les changements de sexe à volonté, l’amputomanie, la
nouvelle définition de la mort comme mort cérébrale, les possibilités
eugéniques semblent faire de notre corps un objet malléable à l’infini. Si
je désire être une femme plutôt qu’un homme ou l’inverse, un jeune plutôt
qu’un vieux, un amputé plutôt qu’un non-amputé, un immortel plutôt
qu’un mortel, ou quoi que ce soit d’autre, cela doit être possible, la
médecine doit y pourvoir. Peu importe ce dont témoigne notre corps
matériel, avec ses imperfections, sa contingence et son inéluctable
finitude.
Le comble de la gnose :
l’amputomanie, et encore John Money…

Le transsexualisme est évidemment une des manifestations les plus


visibles de cette idée que les corps doivent se plier aux volontés, à la
conscience d’être tel ou tel. Mais cette affirmation de la toute-puissance
de la volonté a pour contrepartie de ne pas vouloir connaître de limites et
de laisser insatisfaits ceux qui veulent aller toujours plus loin dans les
modifications corporelles. Comme l’a noté l’une des meilleures
spécialistes françaises du transsexualisme, en ces matières il est vraiment
question d’un « refus de la finitude ». Au cœur de la demande grandissante
de « changement de sexe » réside une « revendication de liberté et de
toute-puissance » qui n’accepte pas les « inéluctables » que sont la
« finitude ontologique », la « finitude sexuée » ou la « finitude
temporelle » : on n’accepte pas le fait d’avoir été créé par un couple
humain, on n’accepte pas de n’être qu’homme ou que femme, ou si même
l’on parvient à être intersexué on désespère de ne pas être capable de
s’autoféconder. On n’accepte pas non plus la finitude temporelle, le simple
fait d’être mortel50 . Selon Colette Chiland, là est toute la difficulté de la
cure du transsexualisme : « On ne peut pas imposer à un autre
l’acceptation de ses conditions, en l’occurrence l’acceptation de sa
finitude sexuée. L’acceptation de la finitude est une condition de la
sérénité, elle ne peut résulter que d’un cheminement individuel et
volontaire. On pourrait travailler avec celui qui le demande à élucider
pourquoi son sexe lui est inacceptable et à lever cette impossibilité de
consentir à l’acceptation d’une réalité qu’on ne peut pas changer51 . »
C’est ce déni de la finitude corporelle qui rend toutes les opérations sur
le corps insatisfaisantes et conduit à une escalade dans les modifications
corporelles. En effet, au-delà du genre, bien des pratiques contemporaines
manifestent cette volonté de donner un sens à un corps qui n’en a pas. On
connaît bien sûr l’engouement pour une chirurgie esthétique extrémiste
qui vise à transformer radicalement des corps. Le corps serait une chair
susceptible d’être transformée et sculptée à volonté, comme tente de le
démontrer l’art contemporain, avec le développement du « body art ».
Orlan s’est efforcée de démontrer que son corps est transformable à
volonté, à l’aide d’opérations de chirurgie esthétique qu’elle met en scène.
Son opération emblématique est celle par laquelle elle s’est fait installer
des implants de silicone au-dessus des sourcils pour faire en sorte qu’elle
ait deux bosses au-dessus des yeux. Pourtant les corps ne sont pas si
malléables que cela. Près de trente ans après l’opération d’Orlan, ses
bosses se sont atténuées et ont été recouvertes par la peau du visage, à tel
point qu’elle a désormais besoin de recourir à un maquillage à base de
paillettes brillantes pour tenter de faire ressortir des implants que le corps
vivant a absorbés au fil des années. On ne peut que constater aussi la
vogue actuelle du tatouage, sur laquelle on s’interroge cependant beaucoup
moins. Il s’agit sans doute, en écrivant sur le corps, en le couvrant de
signes et de symboles, de tenter désespérément de donner du sens à un
corps qui semble ne plus en avoir, dès lors que toutes les religions qui
justifiaient ce corps, ou en attendaient la résurrection comme « corps
glorieux », sont oubliées.
Celui qui illustre peut-être le mieux cette tendance contemporaine est
encore une fois cette sorte de « Professeur Foldingue » qu’est John Money.
Il est très curieux que personne n’ait prêté attention au fait que l’inventeur
du concept de genre est aussi le « découvreur » – ou plutôt sans doute
l’« inventeur » – d’une très étrange « paraphilie », qui pousse à l’extrême
cette idée d’un triomphe de la volonté sur le corps. Cette paraphilie est
l’« apotemnophilie », trouble très étonnant qu’éprouveraient ceux qui
estiment que tel ou tel de leur membre ne leur appartient pas vraiment,
qu’il est « en trop », et qui souhaitent donc, pour aller mieux, se faire
amputer de ce ou de ces membres pourtant parfaitement sains. Il pourra
s’agir d’un ou de plusieurs doigts, d’un ou de plusieurs bras ou jambes. Il
semble à ces malades qu’une partie de leur corps leur est étrangère et qu’il
leur faut absolument s’en débarrasser pour être enfin eux-mêmes. Money
est le premier à observer un tel comportement qui n’avait donc pas de nom
dans les nomenclatures médicales. Il propose de le nommer, d’après le
grec, « apotemnophilie », ce qui permet de désigner l’amour (philie ) de
l’amputation (apotemnein ). D’autres préféreront parler par la suite
d’amputomanie ou d’amputisme.
Cependant, comme toujours avec Money, il faut être extrêmement
prudent quant au sérieux de ses observations. John Money décrit cette
paraphilie dans un article de 1977 qui sera considéré comme fondateur des
recherches en ce domaine52 . La prévalence de ce trouble semble pourtant
très limitée puisque, dans l’article en question, Money se base sur deux
cas seulement d’hommes s’étant adressés à lui, dans son service de Johns
Hopkins, pour une telle demande d’amputation volontaire d’un membre
sain. Le moins que l’on puisse dire est que l’échantillon est plus que
réduit, et d’autant moins fiable que ces patients n’ont été connus que « par
téléphone et par courrier53 ». Il se fonde aussi sur des courriers publiés sur
ce sujet dans la revue pornographique Penthouse , qui auraient été
« authentifiés » par « un étudiant, lui-même affecté de cette paraphilie de
l’amputation volontaire54 ». Plus étonnant encore d’un point de vue
déontologique, l’un des coauteurs de l’article avec Money est Gregg Furth,
un psychanalyste qui avouera par la suite qu’il désirait dès son plus jeune
âge se faire amputer de la jambe droite. On peut d’ailleurs se demander si
l’un des deux cas évoqués dans l’article n’est pas celui de Furth. Ce même
Furth tentera de se faire amputer au Mexique avant de trouver un médecin
écossais, le docteur Smith, qui accepte de l’amputer. Ledit Smith avait
déjà amputé deux patients à leur demande. Malheureusement pour Furth,
les autorités sanitaires écossaises interdirent entre-temps ce type
d’« opération ». Il devra se contenter ensuite d’écrire avec Smith le
premier livre consacré à l’apotemnophilie55 .
Money n’est pas quant à lui tout à fait sûr du traitement à proposer, non
pas en considération du bien du patient, mais surtout en raison des risques
que pourrait comporter une telle intervention pour le médecin qui
pratiquerait de telles amputations : « Le statut actuel du consentement
éclairé en médecine en ce qui concerne les procédures de recherche et le
risque d’être accusé de faute professionnelle rend improbable une réponse
rapide à la question de savoir si l’amputation volontaire est ou non une
forme efficace de traitement de l’apotemnophilie ou pas. La réponse devra
provenir de patients qui auront organisé eux-mêmes leur amputation et
seront ensuite assez généreux pour se porter volontaires pour une étude
post-chirurgicale56 . »
Tout cela pourrait paraître d’une certaine manière anecdotique. On sait
que Money est un amateur de « curiosités » médico-sexuelles et
l’amputomanie pourrait n’être que l’un des nombreux cas de
« paraphilies » qu’il « collectionnait » à travers ses ouvrages, aux côtés de
bien d’autres. Mais le problème est que l’amputomanie, une fois
« lancée », a commencé à se répandre de manière quasi épidémique,
comme bien d’autres « maladies mentales transitoires ». Et le
développement d’Internet a évidemment facilité cette épidémie : en 2000
il y avait 1 400 inscrits sur une liste de discussion consacrée à ces
questions. Comme l’a noté Ian Hacking, l’amputomanie est sans doute la
première maladie liée à l’Internet. En effet, « dans la vie réelle », il y a
fort peu de chances pour que deux personnes estimant urgent de se faire
couper une jambe en parfait état se rencontrent et s’échauffent à l’idée de
cette amputation. Il n’y a que sur le « réseau » qu’il est possible à des
personnes souffrant de ce trouble de se reconnaître et d’entrer en relation,
parmi des milliards de connectés. Il est même possible à des personnes se
sentant « mal dans leur peau » d’arriver sur une page faisant l’éloge de
l’apotemnophilie et de se dire : « tiens, je ne vais pas bien, je ne sais pas
ce qui m’arrive, mon corps ne me convient pas, mais voilà, maintenant je
sais, l’apotemnophilile est ma maladie ! » On entrera alors en contact avec
d’autres amputomanes, avec des chirurgiens prêts à les opérer et des
psychiatres prêts à créer un nouveau syndrome à insérer dans le DSM, la
classification des maladies mentales, voire même à engager, après un peu
de lobbying, les systèmes de sécurité sociale à prendre en charge de telles
opérations. Des sous-catégories vont alors émerger : les « wanabees »
pour désigner ceux qui veulent se faire couper un membre, les « devotees
» pour ceux qui sont sexuellement attirés par les amputés et les
« pretenders » pour ceux qui ne sont pas handicapés mais utilisent en
public des chaises roulantes, des béquilles, des appareils orthopédiques
pour avoir l’air d’être handicapés. Pour peu que l’on soit déjà versé dans
l’expérience des modifications corporelles diverses : tatouages sévères,
infibulations, scarifications, etc., la voie est encore plus facile à suivre et
l’amputomanie se présentera comme la suite naturelle de ces expériences
de modification corporelle. Des documentaires télévisés ont été réalisés
sur l’amputomanie, comme sur la BBC en 1998 ou sur Sundance Channel
en 2003, car les freaks ont toujours passionné les médias de masse, et
pendant un temps la « demande » s’est développée comme elle l’a fait
pour le transsexualisme. Lorsque les sciences humaines créent de
nouvelles catégories, de nouvelles cases, elles « fabriquent aussi des
gens » (make up people , dit Hacking) qui seront prêts à s’inscrire dans ces
cases. Ainsi lorsque la psychiatrie de la fin du XIX e siècle a inventé la
« dromomanie », la folie ambulatoire, elle a suscité des « fous
voyageurs », espèce qui a aujourd’hui complètement disparu. De la même
manière, au milieu du XX e siècle, les « troubles de la personnalité » ont
fabriqué, aux États-Unis plus qu’ailleurs, des « personnalités multiples ».
Pourquoi l’« apotemnophilie » ne fabriquerait-elle pas des « amputés par
choix57 » ? On aura alors une nouvelle maladie pour laquelle la solution
proposée sera l’amputation. La folie peut toujours être pensée sous de
nouvelles catégories et l’apotemnophilie pourrait représenter, selon la
formule d’un philosophe wittgensteinien, « une nouvelle manière d’être
fou58 ».
Il serait bien sûr possible de caractériser cette nouvelle « maladie »
comme une simple curiosité érotique de plus, issue de l’esprit plutôt
dérangé de John Money. Pourtant, au-delà du caractère farfelu des
« démonstrations » de Money (deux cas, un coauteur lui-même militant,
quelques références à des revues pornographiques comme sources
scientifiques), il faut reconnaître que l’amputomanie soulève des
questions essentielles. D’une part parce que la ressemblance avec les
questions médicales et déontologiques posées par le transsexualisme est
tout à fait claire. Money le note lui-même à propos de ses deux premiers
cas : ils « percevaient une relation entre l’amputation et le transsexualisme
dans la mesure où les deux impliquent une demande personnelle
d’altération chirurgicale du corps. Le transsexualisme a été connu pour
être associé avec l’automutilation et l’autocastration59 ». Le psychiatre
Michael First, qui inventa la notion de « trouble identitaire de l’intégrité
corporelle », fait le même rapprochement. Il lui semble étonnant que l’on
soit choqué aujourd’hui par l’amputomanie et pas par le transsexualisme :
« quand les premières réassignations de sexe ont été faites dans les années
1950 cela a engendré le même type d’horreur ». Les chirurgiens se
demandaient alors : « comment puis-je faire cette chose à quelqu’un qui
est normal ? Le dilemme des chirurgiens à qui l’on demande d’amputer un
membre en bonne santé est similaire60 ». First reconnaît quand même que
la situation est un peu plus compliquée car lorsqu’on veut aller d’un sexe à
l’autre, ce sont, au départ et à l’arrivée, des états normaux. « Vouloir
passer d’une personne avec quatre membres à un amputé semble plus
problématique. Cette personne a quatre membres et veut être handicapée61
? » Mais selon First il s’agit, dans un cas comme dans l’autre, de troubles
de l’identité corporelle, rien de plus. À ces troubles il propose une réponse
apparemment simple, c’est-à-dire chirurgicale.
On rencontre donc bien les mêmes questions à propos de l’amputomanie
et du transsexualisme. Même sentiment de malaise diffus autour de la
question de l’identité qu’est censée exprimer la notion de « trouble de
l’identité corporelle », actuellement fort en vogue. Même proposition
d’une solution chirurgicale radicale et irréversible, dont l’évaluation, au
moins psychologique, est fort limitée. Même mise en avant de quelques
cas fortement médiatisés qui jouent un rôle d’entraînement. Pour l’instant,
l’amputomanie a certes eu moins de succès que le transsexualisme et on
peut espérer que ce succès restera limité : moins on en parlera, plus on
aura de chance qu’elle disparaisse, l’effet de mode étant terminé. La
question qui se pose tient évidemment à la puissance d’entraînement que
comportent de telles « inventions » médicales, qu’il s’agisse
d’amputomanie, de transsexualisme ou d’identité de genre. Face à un
sentiment de malaise, la médecine, qui est devenue un équivalent moderne
de la religion, propose une réponse apparemment assurée dans les
modifications de l’apparence corporelle. Si la médecine procure telle ou
telle solution, par exemple chirurgicale, il faudrait bien sûr y avoir
recours.
En outre, cette maladie nouvelle nous semble importante par la vision
qu’elle propose du corps comme étant quantité négligeable par rapport à la
conscience que l’on a du corps. Ce qui compte est ce que l’on croit être, et
non ce que l’on est. En disant que le genre est l’essentiel et que le sexe
biologique n’est rien d’autre qu’un détail, ce sont des médecins ou des
psychologues comme Money qui ont créé un espace pour le
transsexualisme. L’amputomanie illustre ainsi à merveille les tendances
gnostiques propres à la théorie du genre. Il est intéressant à ce sujet de
noter la réaction du célèbre psychiatre Thomas Szasz, quand il vit se lever
la vague transsexualiste. Faisant en 1979 le compte rendu du livre de
Janice Raymond, il remarquait avec humour :
Dans les temps anciens, quand j’étais étudiant en médecine, si un homme voulait être
amputé de son pénis, mes professeurs de psychologie disaient qu’il souffrait de
schizophrénie, l’enfermaient dans un asile et jetaient la clé par la fenêtre. Maintenant que
je suis professeur, mes collègues de psychiatrie disent qu’il est un « transsexuel », mes
collègues urologues transforment son pénis en une cavité périnéale qu’ils appellent vagin,
et le magazine Time met cet homme en couverture et l’appelle « elle ». Quiconque doute
qu’il s’agit là d’un progrès est considéré comme ignorant les découvertes de la sexologie
psychiatrique moderne, est qualifié de réactionnaire, d’homophobe ou de quelque chose
d’également peu flatteur62 .
Si l’on n’est pas content de son sexe il suffit d’en changer, la médecine
y pourvoira. Szasz dénonce ici une extension effrayante de l’empire de la
médecine sur nos vies. Cela n’a pas de sens de donner une réponse
médicale au désir d’être un autre et Szasz prévoit très bien les
conséquences d’une telle attitude. Si la clinique du transsexualisme
autorise des transformations chirurgicales du corps humain, « que se
passerait-il si un homme allait voir un chirurgien orthopédique, lui disait
qu’il se sent comme un gaucher emprisonné dans un corps ambidextre et
demandait au médecin de lui couper son bras droit pourtant en parfaite
santé63 » ? C’est effectivement ce qui allait se passer quelques années plus
tard. Pour Szasz au contraire, le désir de changer de sexe n’est bien sûr pas
une maladie, c’est tout simplement un désir, une aspiration, qui n’est pas
susceptible d’être satisfaite autrement qu’au niveau imaginaire, et qui ne
relève en tout cas pas d’un traitement chirurgical : « si un tel désir est
changé en maladie et si l’on transforme ainsi la personne qui a ce désir en
transsexuel, alors la vieille personne qui veut redevenir jeune est un
“transchronologique”, le pauvre qui veut devenir riche est un
“transéconomique” et ainsi de suite64 ». Il est bien sûr de l’intérêt de
certains médecins de prétendre proposer des solutions à tous nos désirs
inassouvis, mais il s’agit là d’une grave menace pour l’équilibre mental
des individus. Selon Szasz la médecine, en créant de nouvelles
pathologies, développe son pouvoir sur la société et transforme des gens
qui étaient jusque-là simplement « mal dans leur peau » en nouvelles
catégories de malades, depuis le désormais relativement courant
transsexuel jusqu’au très improbable amputomane. La démocratie est alors
tuée par la médecine et remplacée par ce que Szasz appelle la
« pharmacratie65 ».
Notes
1 . Ibid ., p. 40.
2 . Selon Preciado, Butler aurait critiqué aussi bien « l’usage d’une théorie constructiviste du
genre qui permet à Money de décider qu’un enfant sans pénis doit être éduqué comme une
fille, que les théories naturalistes de la différence sexuelle défendues par Diamond, selon
lesquels l’anatomie et la génétique doivent définir le genre » (« Onfray en pleine confusion de
genre », Libération du 14 mars 2014).
3 . J. Colapinto, Bruce, Brenda et David. L’histoire du garçon que l’on transforma en fille ,
op. cit. , p. 104.
4 . Le titre français de l’article est plus empathique : « rendre justice à David ».
5 . J. Butler, Défaire le genre , op. cit ., p. 93.
6 . J. Butler, Trouble dans le genre , op. cit. , p. 71-72.
7 . Ibid ., p. 68-69. Cf. passim chez Butler, par exemple : « Nous pourrions suggérer que les
corps n’apparaissent, ne durent et ne vivent qu’au sein des contraintes productives de certains
schémas régulateurs déterminés au plus haut degré par le genre » (J. Butler, Ces corps qui
comptent , Paris, Éditions Amsterdam, 2009, p. 64).
8 . J. Butler, Ces corps qui comptent , op. cit ., p. 64.
9 . « Mais qu’est-ce que la théorie du genre ? » Entretien avec Judith Butler, Le Nouvel
Observateur , 5 décembre 2013, p. 124.
10 . S. Agacinski, Femmes entre sexe et genre , Paris, Seuil, 2012, p. 152.
11 . M. Wittig, « On ne naît pas femme », Questions féministes , nº 8, mai 1980, p. 77.
12 . Ibid.
13 . Ibid ., p. 69.
14 . Ibid ., p. 226.
15 . J. Butler, Ces corps qui comptent , op. cit. , p. 117.
16 . E. Fassin, V. Magron, Homme, femme, quelle différence ? , op. cit. , p. 42.
17 . A. Fausto-Sterling, Corps en tous genres , op. cit. , p. 15.
18 . J. Butler, Ces corps qui comptent , op. cit. , p. 45.
19 . J. Butler, Trouble dans le genre , op. cit. , p. 196.
20 . J. Butler, Ces corps qui comptent , op. cit. , p. 47 n.
21 . J. Butler, Trouble dans le genre , op. cit. , p. 198.
22 . A. Fausto-Sterling, Corps en tous genres , op. cit. , p. 41. La citation de Judith Butler est
tirée de Ces corps qui comptent , op. cit. , p. 41.
23 . J. Butler, Ces corps qui comptent , op. cit. , p. 45.
24 . M. Foucault, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical (1963),
Paris, PUF, 1975, p. 118.
25 . La traduction Ces corps qui comptent ne fait malheureusement pas apparaître dans le
titre français la référence à la matière.
26 . J. Butler, Ces corps qui comptent , op. cit. , p. 11.
27 . G. Spivak, citée par J. Butler, ibid ., p. 15.
28 . Ibid ., p. 25.
29 . Ibid ., p. 11-12.
30 . Ibid ., p. 44.
31 . Ibid ., p. 43.
32 . Ibid ., p. 44.
33 . J. Butler, C. Malabou, Sois mon corps. Une lecture contemporaine de la domination et
de la servitude chez Hegel , Paris, Bayard, 2010, p. 7.
34 . Ibid ., p. 58.
35 . G.W.F.Hegel, Phénoménologie de l’esprit , op. cit. , p. 284.
36 . G.W.F.Hegel, Esthétique , t. 1, Paris, Aubier, 1945, p. 55.
37 . M. Foucault, Le Corps utopique suivi de Les Hétérotopies , Paris, Lignes, 2009, p. 10.
38 . Ibid .
39 . Ibid .
40 . Ibid ., p. 11.
41 . Ibid ., p. 12. Cette bulle de savon rappelle la vision qui était celle du psychologue
Fechner dans son Anatomie comparée des anges , au début du XIX e siècle : Fechner décrivait
les anges comme des corps « dépouillés de leurs inégalités » et donc « réduits à une simple
sphère ». Ces corps subtils des anges étaient pour lui des « sorte d’yeux devenus libres et
semblables à des bulles de savon » (G. Fechner, Anatomie comparée des anges , Paris,
Éditions de l’éclat, 1992, p. 22).
42 . G. Anders, L’Obsolescence de l’homme (1956), Paris, Encyclopédie des nuisances-
Ivrea, 2001, p. 38.
43 . W. Gibson, Neuromancien , Paris, La Découverte, 1985, p. 9.
44 . Ibid. , p. 181.
45 . M. Minsky, « How Computer Science Will Change Our Lives », Nara Conference on
Artificial Life (1996), in N. K. Hayles, How We Became Posthuman , Chicago, University of
Chicago Press, 1999, p. 244-245.
46 . S. Žižek, « No Sex, Please, We’re Post-Human ! », Lacan.com, 8 novembre 2001.
Consultable sur http://www.lacan.com/nosex.htm
47 . Cf. le plus grand spécialiste de cette hérésie chrétienne du II e siècle, H. C. Puech, En
quête de la Gnose. Tome I. La Gnose et le temps , Paris, Gallimard, 1978, p. 196.
48 . Ibid ., p. 106.
49 . Cf. I. Hacking, « Our Neo-Cartesian Bodies in Parts », Critical Inquiry , vol. 34, n o 1,
automne 2007, p. 78-105. Ce « néo-cartésianisme » semble même bien plus radical que le
cartésianisme originel qui était loin de mépriser le corps et de s’en désintéresser, comme le
manifeste le traité cartésien De l’homme , qui est en fait un véritable « traité du corps humain ».
50 . C. Chiland, Changer de sexe , Paris, Odile Jacob, 1997, p. 237-238.
51 . Ibid. , p. 247.
52 . J. Money, R. Jobaris, G. Furth, « Apotemnophilia : Two Cases of Self-Demand
Amputation as a Paraphilia », Journal of Sex Research , vol. 13, n o 2, mai 1977, p. 115-125.
53 . Ibid ., p. 116.
54 . Ibid ., p. 115.
55 . G.M. Furth, R. Smith, Amputee Identity Disorder : Information, Questions, Answers,
and Recommendation About Self-Demand Amputation , Bloomington, 1st Books 2000. Le
psychiatre de Columbia Michael First qualifiera par la suite l’apotemnophilie de « Body
Integrity Identity Disorder », l’intégrant de fait aux très nombreux et très récents « troubles de
l’identité corporelle ».
56 . J. Money, R. Jobaris, G. Furth, « Apotemnophilia : Two Cases of Self-Demand
Amputation as a Paraphilia », article précité, p. 125.
57 . Sur ces questions, cf. I. Hacking, L’Âme réécrite. Étude sur la personnalité multiple et
la science de la mémoire , Le Plessis-Robinson, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998 ; Les
Fous voyageurs , Le Plessis-Robinson, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.
58 . Cf. le chapitre « Amputee by Choice » du livre de C. Elliott, Better Than Well. American
Medicine Meets the American Dream , New York, Nuton, 2003.
59 . J. Money, R. Jobaris, G. Furth, « Apotemnophilia : Two Cases of Self-Demand
Amputation as a Paraphilia », p. 124.
60 . M. First, cité par R. Marantz Henig, « At War With Their Bodies, They Seek to Severe
Limbs », New York Times , 22 mars 2005.
61 . Ibid .
62 . T. Szasz, « Male and Female Created He Them », New York Times , 10 juin 1979.
63 . Ibid .
64 . Ibid . Szasz ne croyait pas si bien dire puisqu’apparaîtront à la suite des transsexuels et
des transgenres, des transéconomiques ou transclasses, mais aussi des transraces.
65 . Cf. T. Szasz, Pharmacratie. Médecine et politique. L’État thérapeutique , Paris, Les 3
Génies, 2010.
IV

ET LE GENRE EST FLUIDE…

Après Money, des auteurs comme Butler ou Fausto-Sterling ont en


partie réussi à convaincre certains que non seulement le sexe biologique
ne compte pas mais aussi qu’il n’y a pas d’altérité sexuelle, de
« binarité sexuelle » comme ils disent. Les corps eux-mêmes ne seraient
pas matériels, ils ne seraient que le résultat de « discours » et de
« pouvoirs ». Seules existeraient désormais des consciences qui vont
décider de s’identifier à un genre ou à l’autre, ou à une infinité de
« nuances de genre » puisqu’il n’existe pas plus deux genres qu’il n’existe
deux sexes. Pourquoi seulement deux genres, se demande Butler ? « Rien
ne nous autorise à penser que les genres devraient aussi s’en tenir au
nombre de deux1 . » Il y a une infinité de genres sur lesquels il est possible
de surfer, en toute « fluidité ». Le nouvel idéal sera celui de la « fluidité »
des genres, la genderfluidity .
C’en est alors fini du transsexualisme qui visait assez naïvement à
passer tout simplement d’un sexe à l’autre : on préférera dorénavant parler
de « transgenderisme ». La notion de transsexualisme faisait évidemment
référence à une définition anatomique du sexe : il était coûteux, laborieux
et plutôt désagréable de subir ainsi une intervention chirurgicale
irréversible. Le transsexualisme était en un sens tout à fait archaïque, bien
trop « matérialiste ». Il faut désormais affirmer que le genre doit être
totalement découplé de l’anatomie : le terme de « transgenre » vise à
marquer ce changement. Ce qui compte ce n’est plus le sexe, c’est le
genre, le sentiment que chacun peut avoir d’être masculin ou féminin ou
n’importe quoi d’autre entre les deux ou au-delà des deux. Je peux très
bien me considérer comme un homme puis comme une femme dans la
même journée, suivant l’inspiration du moment. Je peux aussi récuser
dans la même journée cette stupide vision binaire et être « en même
temps » l’un et l’autre. Les corps ne comptent plus, seules comptent les
consciences, le sentiment que nous avons d’être ceci ou cela. Notre
« âme » est désormais totalement déliée du corps dans lequel elle se
trouve être tombée mais auquel elle n’est aucunement attachée. Pour
Butler et pour les autres penseurs « queer », les identités sont si multiples
que les corps n’ont plus véritablement d’existence, ils ne sont plus que des
supports pour des plaisirs liés à des « performances » qui fabriquent des
situations ou des relations entre des « moi » divers. Cette vision d’un
genre, ou d’une identité, radicalement détachée de quelque corps que ce
soit, a pour conséquence, plus ou moins voulue selon les cas, de faire
radicalement « flotter » les identités. Jusque-là, pourquoi pas ? Des poètes
ont déjà avancé que « je est un autre », pourquoi ne pourrait-on pas dire
« je suis l’un et l’autre à la fois » ?
Le problème tient à ce que, une fois récusée l’idée que l’identité est liée
à un corps, cette identité devient tout à fait flottante, indéterminée. On
peut certes faire l’économie d’une opération lourde et irréversible et
changer tout simplement de genre plutôt que de sexe. Mais la principale
difficulté, lorsqu’on disjoint son identité de tout substrat corporel, c’est
que cette identité devient purement « déclarative » et dépend de
l’acceptation et de la reconnaissance par autrui du choix que l’on fait.
Comment savoir quelle identité est la nôtre dès lors qu’il n’y a plus aucun
indice matériel qui nous indique ce vers quoi nous tendons ? La réponse
réside alors évidemment dans le regard de l’autre, d’où la folle tendance
des trans- de toutes sortes à vouloir que ces autres leur garantissent la
nouvelle identité qu’ils prétendent avoir acquise. Le regard des autres est
absolument nécessaire, celui des divers « phobes » notamment, le plus
souvent d’ailleurs imaginaires, qui donnent enfin au transgenre le
sentiment d’avoir une existence objective et assurée. La solidarité à
l’intérieur de collectivités identitaires est également essentielle, même si
ces identités LGBTQI etc. tendent nécessairement à se fragmenter à
l’infini. Mais il faudra aussi requérir la garantie de la langue qui est priée
de valider ces inventions transgenres2 , et même celle de l’État qui est
sommé de donner un « statut » aux plus improbables identités, soit, très
sérieusement, à travers la demande de modifications de l’état civil, soit, de
manière plus ridicule, à travers des revendications comme celles qui sont à
l’origine des trop fameuses « bathroom wars », la « guerre des toilettes »
américaine.
Après avoir nié l’existence des corps il s’agit désormais, avec le
transgendérisme, de déconstruire la notion d’identité sexuelle elle-même.
Comme l’a noté une psychanalyste, « le mouvement dit transgenre milite
désormais pour une totale déconstruction de la notion d’identité sexuée.
Chacun choisirait selon l’humeur du jour un rôle d’homme ou de femme,
une sexualité avec un partenaire du même sexe ou de l’autre sexe, voire
sans plus se demander de qui il s’agit puisque tout est affaire de nuances et
de passage continu d’un pôle à l’autre de l’identification3 ». Žižek a lui
aussi bien noté que les conséquences du transgendérisme dépassent
largement celles du transsexualisme. Parler de transgenres ce n’est pas
simplement faire allusion à « des hommes qui se sentent et se conduisent
comme des femmes et inversement4 », c’est faire référence à des
positions « genderqueer » qui se placent en dehors de l’opposition binaire
entre masculin et féminin. On peut ainsi être bigender , trigender ,
pangender , genderfluid ou même agender . La conséquence d’une telle
fluidité du genre est de conduire à la fin de la définition traditionnelle de
la sexualité : « l’universelle fluidification des identités sexuelles trouve
inévitablement son apogée dans l’abolition du sexe en tant que tel5 ».
Cette fluidification serait censée ouvrir à de nouvelles expériences
émotionnelles et mettrait sur la voie d’une émancipation humaine totale.
Ou d’un effondrement humain terminal.

« Défaire le genre »

Butler a bien souligné que le genre, dès lors qu’il n’est plus lié à une
hypothétique nature, à une « essence », est essentiellement « flottant » :
« lorsqu’on théorise le genre comme une construction qui n’a rien à voir
avec le sexe, le genre devient lui-même un artefact affranchi du
biologique6 ». Les termes homme et femme peuvent alors désigner aussi
bien un corps féminin qu’un corps masculin. Comment mieux dire qu’une
fois qu’elle est dégagée de tout lien à un corps l’identité n’est plus assurée
de rien et peut voguer au gré des identifications du moment. Le projet de
Butler n’est en fait pas seulement celui de nier l’existence du sexe et du
corps, il vise aussi à faire vaciller le genre. Les titres de ses principaux
ouvrages sont d’ailleurs très explicites : le classique Trouble dans le genre
puis le non moins réputé Défaire le genre . Pas plus que le sexe, le genre
n’est pour Butler stable, fixe, nécessaire. Il n’est pas même non plus à
proprement parler le résultat d’une décision : « Il ne faudrait pas
concevoir le genre comme une identité stable ou un lieu de la capacité
d’agir à l’origine des différents actes7 . » Le genre doit être considéré
comme essentiellement flottant, « fluide » selon la terminologie à la
mode. Dans son langage inimitable, Butler « explique », si l’on peut dire,
ce qu’est le genre :
Le genre consiste davantage en une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posés
dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes . L’effet du genre est produit
par la stylisation du corps et doit donc être compris comme la façon banale dont toutes
sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels donnent l’illusion d’un soi genré
durable8 .

Ces actes avaient d’abord été qualifiés par Butler de « performances ».


On sait la place que tient la drag queen , personnage central de
l’imaginaire butlérien, dans la première édition de Trouble dans le genre .
La drag queen, en rejouant le genre, mais d’une manière parodique,
contribue à déstabiliser le genre, à le « défaire ». Cette notion de
performance avait évidemment un caractère théâtral. Comme on l’a noté,
le genre est chez Butler « une production sociale quasi théâtrale, qui
mobilise centralement, de ce fait, un “principe” de “visibilité”9 ». Cette
métaphore suppose quelqu’un qui « performe » et donc un rôle, un acteur,
un public, une scène, un sujet derrière cet acte : c’est la raison pour
laquelle Butler y renoncera assez vite. Cette notion de performance
supposerait qu’il soit possible de choisir son genre comme on choisirait
des vêtements dans sa penderie le matin avant de sortir. C’est ce que
refuse absolument Butler : « je n’ai, pour ma part, jamais pensé que le
genre était un vêtement, ou que les vêtements faisaient la femme10 ». Et
« nous n’avons pas besoin d’un-e “acteur ou actrice caché-e derrière
l’acte”, puisque celui/celle-là se construit de toutes sortes de manières
dans et par l’acte11 ».
La solution sera, comme souvent chez Butler, purement verbale. Il
suffira de parler de « performativité » et pas de « performance ». C’est la
fameuse thèse de la « performativité du genre » qui, malgré – ou à cause
de – son obscurité, a fait la renommée de Butler. Elle la propose dans
l’introduction de 1999 à Trouble dans le genre : « l’idée que le genre est
performatif a été conçue pour montrer que ce que nous voyons dans le
genre comme une essence intérieure est fabriqué à travers une série
ininterrompue d’actes, que cette essence est posée en tant que telle dans et
par la stylisation genrée du corps12 ».
Comme elle l’affirme un peu plus loin, « le genre se révèle performatif
– c’est-à-dire qu’il constitue l’identité qu’il est censé être13 ». La
« solution » est alors toute trouvée : « le genre est toujours un faire, mais
non le fait d’un sujet qui précéderait ce faire […]. Il n’y a pas d’identité de
genre cachée derrière les expressions du genre ; cette identité
est constituée sur un mode performatif par ces expressions, celles-là
mêmes qui sont censées résulter de cette identité14 ». C’est en effet
limpide…
Même Butler et ses disciples reconnaissent que l’expression est quelque
peu énigmatique. Pour se faire comprendre, Butler use alors d’autres
formules qui se voudraient plus explicites. Avec la performativité, il s’agit
d’une « construction sans constructeur.e humain.e », sans résultat fixe.
Butler accorde que tout cela n’est pas très clair et qu’« affirmer que la
matérialité du sexe est construite à travers la répétition ritualisée de
normes n’a rien d’une évidence15 ». Mais c’est tout simplement parce que
« notre compréhension habituelle de ce qu’est une “construction” nous
empêche de le comprendre16 ». Pour Butler, « le genre est une sorte
d’imitation pour laquelle il n’y a pas d’original ; en fait, c’est une sorte
d’imitation qui produit la notion même d’original comme effet et
conséquence de l’imitation elle-même17 ». On peut estimer qu’on n’est
cependant guère plus avancé : construction sans constructeur, imitation
sans modèle, cela semble plutôt contradictoire, au moins dans la langue
courante.
La référence qui serait alors censée éclairer cette thèse de la
performativité du genre est celle que Butler fait à la théorie des « actes de
langage » (speech acts ) du philosophe J. L. Austin. Austin avait démontré
que certains discours, que l’on qualifie de performatifs, ont une
effectivité, qu’ils produisent des actes du seul fait d’être prononcés,
comme dans l’exemple classique : « je vous déclare mari et femme ».
Butler semble aller dans le même sens lorsqu’elle note que « le langage
jouit du pouvoir de créer ce qui est “socialement réel” à travers les actes
locutoires des sujets parlants18 ». Mais elle rectifie aussitôt en précisant
que, pour le genre, il ne s’agit en aucun cas d’actes de langage conscients
et uniques. Il n’y a pas non plus de sujet ni de personne ou d’institution
qui donne sens à ces paroles. Il s’agit bien plutôt de « normes », pour
l’essentiel inconscientes, qui sont réitérées. Et elle ajoute, bien entendu,
que cette répétition n’est bien sûr pas « libre » : « Il s’agit d’une sorte
d’improvisation pratiquée dans un contexte contraignant19 . » Il faut avant
toute chose éviter toute référence à un sujet conscient. Plutôt que de
« répétition », Butler parlera alors volontiers d’« itération », faisant
référence à Derrida plutôt qu’à Austin. Selon Derrida lisant Austin, les
énoncés performatifs ne sont pas compris essentiellement en fonction de
leur contexte institutionnel mais en fonction de leur capacité à être
répétés, de manière en quelque sorte contingente. Dans la mesure où un
énoncé, pour être compris, doit être répétable en toutes circonstances, il
serait en quelque sorte indépendant du contexte. Dans la mesure où les
signes écrits qui composent les énoncés sont des marques, ils ont « une
force de rupture avec le contexte20 ». Dans cette « itérabilité », Derrida
voyait un moyen d’introduire une rupture au sein de la théorie de
l’énonciation d’Austin et de faire vaciller des énoncés bien trop limpides,
dont le sens renvoie à un contexte déterminé : « Étant donné cette
structure d’itération, l’intention qui anime l’énonciation ne sera jamais de
part en part présente à elle-même et à son contenu. L’itération qui la
structure a priori y introduit une déhiscence et une brisure essentielles. Le
non sérieux, l’oratio obliqua , ne pourront plus être exclus, comme Austin
le souhaitait, du langage ordinaire21 . »
Voilà ce à quoi Butler souhaitait parvenir. L’expression de
« performativité du genre » permet de rendre le genre encore plus
« trouble ». Avec cette « définition » de la performativité, la répétition de
normes se fait hors langage, hors sujet, sans demande ni consentement, à
la différence des théories bien trop rationnelles d’Austin. C’est cette
répétition d’actes qui caractérise la performativité : « la performativité
n’est pas un acte unique mais une répétition, un rituel, qui produit ses
effets à travers un processus de naturalisation qui prend corps, un
processus qu’il faut comprendre, en partie, comme une temporalité qui se
tient dans et par la culture22 ». Comme le remarque une psychanalyste,
fort circonspecte, il s’agit d’une « répétition qui travaille le corps hors
langage dans une opération de transitivisme voire de mimétisme » et « le
performatif ici relève plutôt de l’hypnose23 ». C’est dans cet écart, cet
« abandon du sujet » que résiderait le plaisir nouveau chez Butler : « Si
tout est langage, le réel chavire et le plaisir naît de la virtualité d’une
réalité fantasmatique virtuelle24 . »
Plutôt que de « fluidité » certains préfèrent parler de « dérive » (drifting
), ce qui suppose un encore plus grand lâcher prise. Ainsi le politologue
canadien Arthur Kroker, qui se réclame à la fois de Butler et Haraway
mais aussi de la posthumaniste Katherine Hayles, explique qu’« il y a
toujours des gender drifters , qui remixent, recombinent et rapprochent les
codes des performances de genre25 ». Il ne suffit pas de « passer » une fois
d’un genre à l’autre, il faut dériver sans cesse entre les divers genres
existants et encore à inventer. Quant au corps, il semble aussi évident pour
Kroker qu’il n’existe pas en tant que tel : « rien n’est aussi imaginaire que
le corps matériel. Circulant, fluide, sans frontières, sans aucune limite ou
histoire prédéterminée, le corps n’a aujourd’hui plus de significations que
ses intermédiations26 … ». Il faut de toute façon aller encore plus loin et
suivre Donna Haraway : « Nous n’habitons plus, si jamais nous l’avons
fait, un corps solitaire de chair et d’os, mais nous sommes nous-mêmes
l’intersection d’une multiplicité de corps, avec la vie elle-même en tant
qu’intersection fluide d’humains et de plantes et d’animaux et de
minéraux27 . »
Le transsexualisme avait connu son acmé dans les années 70 et 80 mais
il est aujourd’hui largement remplacé par la vague transgenre qui fascine
notamment la télé-réalité, toujours friande de « phénomènes » à mettre en
avant. L’un des héros de l’émission de télé-réalité la plus célèbre au
monde, « L’Incroyable Famille Kardashian », est Bruce Jenner, père de
l’iconique Kim Kardashian. Jenner, ancien champion olympique de
décathlon, s’est rendu célèbre en proclamant en couverture de Vanity Fair
en juin 2015 : « Oui, au fond de moi je suis une femme ! » À la suite de
cela, il précisera qu’il est une femme lesbienne. Aujourd’hui, il n’est donc
plus nécessaire de passer sur la table d’opération pour devenir une femme,
il suffit de l’annoncer. Bruce/Caitlyn n’a eu qu’à se déclarer femme et à
s’habiller en – assez improbable – femme. Il sera aussi conseillé de se
faire rectifier le visage et poser des implants mammaires, comme Jenner
l’a fait. Mais l’opération qui le débarrassera de son sexe masculin n’aura
lieu que près de deux ans plus tard, en janvier 2017. Évidemment, tout va
encore mieux depuis cette opération28 . Ce « parcours personnel » fut
considéré, selon l’expression convenue, comme une « source
d’inspiration » pour tous les transgenres qui n’osent pas s’affirmer.

« L’idéologie du genre nuit aux enfants »

La dernière tendance en vogue est désormais celle des « enfants


transgenres ». La couverture du National Geographic de décembre 2016,
magazine dédié naguère à la géographie, a été consacrée à Avery Jackson,
un petit garçon/fille de Kansas City, « première personne transgenre a faire
la couverture » de la célèbre revue. Avery « vit comme une fille depuis
l’âge de cinq ans » et, par « son courage et sa fierté », « résume le concept
de révolution du genre », selon la présentation grandiloquente du National
Geographic . L’éditorialiste nous révèle que nous sommes entourés de
« notions qui changent sur ce que veut dire être une femme ou un homme
et ce que veut dire être transgenre, cisgenre, genre non conforme,
genderqueer , agender ou n’importe lequel des plus de cinquante termes
que Facebook offre aux usagers pour leurs profils29 ». En même temps,
une journaliste nous explique que « les scientifiques » découvriraient de
nouvelles com plexités dans la compréhension biologique du sexe :
« beaucoup d’entre nous ont appris au lycée que les chromosomes
déterminent le sexe d’un bébé : XX c’est une fille, XY c’est un garçon.
Mais à l’occasion XX et XY ne disent pas l’histoire entière30 ». Même si
on ne sait pas très bien ce qu’est l’histoire entière… La seule chose dont
l’éditorialiste soit sûre c’est que, à l’instar du petit garçon/fille qui fait la
couverture, « nous portons tous des marques qui nous sont données par les
autres31 ». Certes, mais cette journaliste oublie peut-être que nous
n’existons pas seulement dans le regard d’autrui. Le moins que l’on puisse
dire est que le National Geographic nage aujourd’hui dans le flou le plus
complet. Qu’importe, pourvu que les ventes soient au rendez-vous… De
même, le personnage de Jazz Jennings, adolescent transgenre, garçon qui a
décidé de s’assumer comme fille, fait le succès depuis 2015 d’une série
télévisée sur TLC mettant en scène sa vie de famille, « I Am Jazz ». Y sont
racontés le traitement hormonal qu’il suit pour bloquer sa puberté, les
discriminations dont il serait l’objet, l’amour et le soutien de ses parents.
En même temps, on y découvre, dans le premier épisode, une interview de
sa mère qui explique que le traitement est « un truc expérimental » et
reconnaît qu’elle « joue avec le corps de son enfant »…
Il est évident que cette galerie d’excentriques ne peut que ravir les
amateurs de curiosités. Il est même possible d’imaginer que de telles
expérimentations sur les limites du corps et sur les identités flottantes
puissent séduire dans un monde de fluidité et de « glisse » universelles.
Cette « dérive » est assez à l’unisson de toutes nos « expériences
flottantes », qu’il s’agisse de drogues ou de jeux sur les identités,
notamment sexuelles. Mais la situation se complique un peu lorsque ces
expériences sont entreprises avant même qu’une identité principale
relativement stable soit fixée.
S’agissant de la constitution des identités de l’enfant et de l’adolescent,
il est certain que la mode transgenre n’est pas sans conséquences. Un
certain nombre de pédiatres américains, qui font face à cet engouement
depuis quelques années, ont tiré la sonnette d’alarme. Le Collège des
pédiatres américains s’est récemment engagé et a expliqué très clairement
que « l’idéologie du genre blesse les enfants32 ». Il est normal à
l’adolescence d’hésiter sur son identité, de s’interroger sur ses désirs.
Mais dire que l’identité sexuelle qui nous est indiquée par notre physique
ne compte pour rien, c’est interdire tout étayage solide sur cette simple
chose qu’est notre corps. Il sera toujours temps, dans quelques cas
absolument rarissimes, d’en douter plus tard. Ces pédiatres s’inquiètent
des cas, de plus en plus nombreux aux États-Unis, où des enfants, qui ne se
sentent pas bien dans leur sexe, abreuvés de télé-réalité ou influencés par
des parents égarés, souhaitent changer de sexe : on va alors leur donner
des hormones qui bloquent la puberté. Des cas sont rapportés, comme
celui d’un garçon de huit ans amené en consultation parce qu’il prétend
être une fille car « les filles sont mieux traitées que les garçons par leurs
parents ». Ou celui d’un garçon de cinq ans qui estime avoir un « cerveau
de fille » parce qu’il aime les poupées Barbie33 . De toute façon il semble,
d’après le psychologue qui dirigea pendant trente ans la Clinique
d’identité de genre de Toronto, que jusqu’à l’âge de cinq ou sept ans « les
enfants confondent l’identité de genre avec les expressions de surface des
comportements de genre34 ». Mais si ces enfants sont conduits par des
parents submergés par la vogue transgenre médiatique chez un pédiatre
militant pro-transgenre, ils entrent alors dans un parcours de changement
de sexe dont ils auront le plus grand mal à s’extraire. S’engager dans de
tels parcours est, selon des pédiatres plus prudents, éminemment absurde
et dangereux : absurde car « d’après le DSM.V, 98 % des garçons et 88 %
des filles qui ont des troubles de l’identité de genre acceptent leur sexe
après qu’ils sont naturellement passés à travers la puberté35 ». Dangereux
car les enfants qui usent de bloqueurs de puberté suivent un traitement
hormonal qui comporte de graves risques d’hypertension, d’attaques, de
caillots sanguins ou de cancers. La puberté n’est pas une maladie qui
devrait être « bloquée ». La conclusion est sans appel : « L’American
College of Pediatricians exhorte les professionnels de la santé, les
éducateurs et les législateurs à rejeter toutes les politiques qui
conditionnent les enfants à accepter comme normale une usurpation
chimique du sexe opposé par des moyens chimiques. Les faits – non
l’idéologie – déterminent la réalité36 . » Ces traitements violent le principe
de base de la médecine qui est « d’abord ne pas nuire », « primum non
nocere ». Comme le dit encore plus directement la toujours cash Camille
Paglia, les « propagandistes transgenres » commettent un « abus sexuel sur
enfant » « quand ils propagent beaucoup de mensonges » en direction des
enfants hésitant sur leur genre et de leurs parents, les encourageant ainsi à
utiliser des hormones pour bloquer la puberté ainsi qu’à s’engager dans
des opérations chirurgicales. Selon elle, « des parents ne devraient pas
faire cela à leurs enfants37 ». Il s’agit avec ces traitements d’une
« violation criminelle des droits de l’homme38 ». Ce ne sont pas là
seulement les points de vue de réactionnaires américains ou de féministes
à l’ancienne, ce sont des vraies questions, dont témoignent bon nombre de
psychiatres et psychanalystes. Ainsi Jean-Jacques Tyszler, qui relève avec
finesse que « chez beaucoup d’intellectuels l’enthousiasme pour la notion
de genre est sans conséquence dans la vie propre et, après les déclarations
générales, la morale sexuelle civilisée reprend son cours tranquille39 ».
Mais qui ajoute que cette théorie est de beaucoup plus de poids sur « la
population la plus jeune, les adolescents et les adultes en âge de vivre leur
sexualité. Le thème de la bisexualité est largement parlé dans les
rencontres thérapeutiques, parfois culpabilisé mais le plus souvent énoncé
comme une évidence et la nécessité d’en passer par des expériences pour
connaître avant d’avoir éventuellement à choisir40 ». Là ne serait pas
encore le plus grave. La vraie question soulevée par la « vague du gender
» tient au renforcement de « l’individualisme narcissique » : « s’il y a de
l’autre, du partenaire, il n’y a pas d’Autre au lieu de ce partenaire ; rien
qui me dicte et me soumet, ni Dieu ni maître. Est-ce pour cela que la vie
fantasmatique est parfois bizarrement pauvre et inhibée chez de jeunes
patients ? N’étant esclave d’aucune identification, d’aucune érotique aux
places différenciées, ils peinent à inventer du neuf à toute force41 ».
L’idéologie du genre nuit assurément…

Les bathroom wars et la fin des identités

Ce besoin de faire désespérément reconnaître des identités évanescentes


va être au cœur de l’épisode le plus ridicule des transgender wars , celui
des bathroom wars , la guerre des toilettes, qui occupa l’essentiel de la
dernière année de la présidence Obama. Alors que le terrorisme islamiste
faisait rage, la question la plus importante qui semblait occuper les
Américains aurait été celle de savoir si on peut prévoir des WC neutres
pour les transgenres, ou, au cas où cela ne serait pas possible, autoriser les
transgenres à se rendre dans les toilettes du genre auquel ils s’identifient.
Et cela même si les apparences sont trompeuses : si un grand gaillard
barbu, habillé en bûcheron, dit qu’il est une femme, il doit pouvoir utiliser
les toilettes des femmes. De même, ce qui est beaucoup plus rare, une fille
d’apparence ultraféminine doit pouvoir utiliser les toilettes des hommes,
si simplement elle proclame qu’elle est un homme.
La « guerre » a éclaté en mars 2016 lorsque le parlement de Caroline du
Nord a voté une loi, dite loi HB2 (House Bill 2), qui interdit, dans les
écoles et bâtiments gouvernementaux, que les transgenres utilisent les
toilettes du sexe auxquels ils s’identifient : chacun doit utiliser les
toilettes correspondant au sexe indiqué sur son certificat de naissance. Ce
qui excluait en Caroline du Nord les transsexuels ne s’étant pas fait opérer
car dans cet État le seul moyen de faire modifier son état civil est d’avoir
subi une opération de réassignation sexuelle. Cette loi répondait à une
décision de la municipalité de Charlotte autorisant les transgenres à
utiliser les toilettes de leur choix sans tenir compte du sexe auquel elles
étaient réservées. Depuis quelques années s’était fait jour un mouvement
pour créer des toilettes transgenres dans les lycées et universités,
notamment à San Francisco. En avril 2015, le président Obama avait
soutenu cette mesure en installant des toilettes « genderneutral » à la
Maison Blanche. Le but de la loi de Caroline du Nord était d’éviter de
choquer les femmes qui verraient entrer dans leurs toilettes des
transgenres ayant toute l’apparence d’hommes mais déclarant qu’ils sont
des femmes. Comment éviter que des « pervers » n’en profitent pour
pénétrer dans les toilettes des femmes ? Les droits des femmes entraient
ainsi en conflit avec les droits des transgenres, les uns comme les autres
s’estimant lésés par le traitement qui leur est réservé. Les réactions contre
ces lois « transphobes » furent indignées : on parla de la loi « la plus
odieuse, homophobe, transphobe que l’on ait jamais vue42 ». Nombre
d’artistes, comme Cindy Lauper, Bruce Springsteen ou le Cirque du Soleil
décidèrent de boycotter la Caroline du Nord. Springsteen déclara même
sans rire sur son site internet qu’« il y a des choses qui sont plus
importantes qu’un concert de rock », en l’occurrence la neutralité des
toilettes. Nombre de sportifs boycottèrent également la Caroline du Nord.
La chaîne de magasins « Target » décida en réponse que toutes ses toilettes
seraient transgender-friendly 43 . Près de 80 dirigeants d’entreprises de la
Silicon Valley écrivirent au gouverneur de Caroline du Nord pour protester
contre les « dispositions discriminatoires » de cette loi. Le président
Obama se saisit du problème et le Département de la justice intenta en
mai 2016 des poursuites contre les autorités de Caroline du Nord, les
accusant de violer les droits civiques, notamment le Civil Rights Act de
1964. Le gouverneur de Caroline du Nord attaqua en retour le Département
de la justice américain pour abus de pouvoir. Les Départements de
l’éducation et de la justice américains déclarèrent solennellement : « Le
désir de s’adapter à l’inconfort des uns ne peut pas justifier une politique
qui distingue et désavantage une classe particulière d’étudiants44 . »
Nombre d’États du sud des États-Unis comme le Texas, le Mississippi et le
Tennessee se rangèrent derrière la Caroline du Nord alors que la plupart
des États du Nord choisirent de soutenir le président Obama. Depuis
l’élection de Donald Trump, les Départements de la justice et de
l’éducation ont indiqué qu’ils annuleraient les recommandations de
l’administration Obama dans ce domaine.
Il semble que personne n’ait mieux saisi le ridicule de cette affaire que
la féministe historique Camille Paglia, qui juge que c’est la gestion
pathétique de cette « guerre des toilettes » qui a sans doute fait gagner
l’élection à Trump45 . Selon Paglia, lesbienne sans complexe, il est clair
que la « transgender mania » est la marque la plus manifeste de
l’effondrement de l’Occident, qui étonne les djihadistes : « rien ne définit
mieux la décadence de l’Occident pour les djihadistes que notre tolérance
à l’égard d’une homosexualité affichée et que cette manie transgenre
actuelle46 ». Il est d’ailleurs tout à fait étonnant de constater que ces
débats sur l’identité sexuelle retrouvent quasiment mot pour mot les
débats tout aussi irréels sur le sexe des anges qui agitaient les érudits
byzantins alors que l’Islam se préparait à en finir avec cette civilisation
millénaire. Les historiens de Byzance qui se réclament des théories du
genre apprécient d’ailleurs les débats sur la nature masculine ou féminine
des eunuques comme étant d’un intérêt particulier, dans la mesure où ils
annonceraient les débats actuels sur les transgenres47 .

L’état civil neutre

Il est certes possible d’arriver à faire valider par n’importe qui dans la
rue une identité purement déclarative, même si cela va contre toute
évidence : le poids du politiquement correct y pourvoira. Une série de
vidéos hilarantes a été réalisée sur des campus américains où un
intervieweur se définit comme étant une femme chinoise ou un enfant de
sept ans, alors qu’il n’est évidemment rien de tout cela : ses interlocuteurs,
d’abord interloqués, en arrivent très rapidement à acquiescer à ses
déclarations totalement absurdes, de peur de sembler discriminer leur
interlocuteur devant une caméra et d’être catalogués comme ceci-phobe ou
cela-phobe48 .
Mais cela ne suffit désormais plus et ce ne sont pas seulement les
usagers des toilettes publiques mais l’État lui-même qui est sommé de
respecter ces identités putatives. Il faudrait ainsi que cessent les
« discriminations liées au genre » sur l’état civil. Cela avait d’abord été
une revendication des transsexuels que de pouvoir modifier la mention de
leur sexe à l’état civil, après avoir subi une intervention chirurgicale de
changement de sexe. Cela fut, en France au moins, assez facilement
accordé. La Cour de cassation dans un arrêt de 1992 avait autorisé les
personnes présentant un syndrome transsexuel et ayant changé
médicalement de sexe à faire rectifier la mention de leur sexe à l’état
civil. La jurisprudence est ensuite allée dans le même sens, mais en
demandant toujours qu’un certificat médical atteste du changement de
sexe et de la preuve d’un traitement hormonal correspondant au sexe
revendiqué. Cette demande a été considérée par la Cour européenne des
droits de l’homme comme une procédure inquisitoriale et cette Cour a
condamné en avril 2017 la France pour avoir demandé de telles preuves de
ce changement de sexe : le fait de « conditionner la reconnaissance de
l’identité sexuelle des personnes transgenres à la réalisation d’une
opération ou d’un traitement stérilisant […] qu’elles ne souhaitent pas
subir » serait une violation du droit au respect de la vie privée49 . Mais la
France avait entre-temps suivi cette voie puisque la « loi de modernisation
de la justice du XXI e siècle » de 2016 prévoit que « le fait de ne pas avoir
subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une
stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande » de
changement de sexe à l’état civil. Un magistrat ne pourra refuser la
rectification de la mention du sexe en se basant sur un « motif médical ».
La procédure de changement de sexe doit désormais être totalement
« démédicalisée » et il suffira de déclarer que l’on appartient à un autre
sexe pour voir sa demande validée. Le droit de changer de sexe à l’état
civil sera ainsi accordé à quiconque en fait la demande.
Cela n’est cependant pas encore assez et il faudrait que soit reconnue la
mention d’un « sexe neutre » à l’état civil, ce qui a été fait dans plusieurs
pays. L’idéal serait même que l’état civil ne comporte plus aucune
mention de sexe ou de genre : ce serait en effet une violence faite aux
personnes que de vouloir classer un enfant à la naissance dans l’un ou
l’autre sexe, dans l’un ou l’autre genre. Pourtant la Cour de cassation,
saisie par un plaignant transgenre, a repoussé cette demande en mai 2017.
Mais le plaignant s’est alors tourné vers la Cour européenne des droits de
l’homme et il est probable que cette demande sera bientôt satisfaite,
comme l’espère l’infatigable pétitionnaire Daniel Borillo. Selon lui, « le
vieux et le résiduel, c’est de considérer le sexe comme une donnée
objective qui s’impose aux individus […]. Le nouveau, c’est de traiter
juridiquement le sexe comme une identité personnelle et intime relevant
de la subjectivité et de la liberté individuelles50 ». Toujours selon Borillo,
« rien ne doit entraver la liberté absolue que chacun doit avoir de choisir
son identité comme le propose, entre autres, la résolution 2048 (2015) du
Conseil de l’Europe51 ».
La liberté individuelle doit emporter tout sur son passage, y compris les
fondements juridiques de l’identité personnelle. Lorsque le changement
d’état civil fut accordé aux transsexuels « réels », un psychanalyste notait
déjà que ce droit de modifier l’état civil consacrait « le primat d’une
autoaffirmation personnelle sur le corps propre, délaissant le processus
psychologique d’appropriation du corps52 ». Aujourd’hui, les choses vont
beaucoup plus loin et le corps propre n’est même plus pris en
considération, il n’existe plus, c’est une « vieille » histoire, « résiduelle »
comme dit Borillo.

Trans- à l’encan :
transraces, transclasses, et autres otherkins…

Il était dès lors assez évident que la définition purement « subjective »


du corps ne s’arrêterait pas là. L’autre question, qui est une vraie obsession
pour l’identité américaine, celle de la race, ne devait pas tarder à être
traversée par ces débats. La question des transraces fut soulevée en 2015
par le cas de Rachel Dolezal, responsable à Washington de l’Association
nationale pour la promotion des gens de couleur (NAACP), qui se
présentait comme afro-américaine. Lorsque les parents biologiques blancs
de cette jeune femme blonde révélèrent publiquement qu’elle était elle-
même blanche, le scandale éclata et elle dut démissionner de ses fonctions
à la NAACP. Mais elle prétendit néanmoins qu’elle « s’identifiait elle-
même comme noire », qu’elle était une Noire enfermée dans un corps de
blanche. Ce fut le premier cas de « transrace ». Selon Dolezal, seul compte
ce qu’elle ressent, il n’y a pas de vérité objective. De ce point de vue, il
n’y aurait pas de différence entre Rachel Dolezal et Bruce/Caitlyn Jenner.
Rachel Dolezal aurait commencé à s’identifier aux Noirs lorsque ses
parents, d’origines suédoise, tchèque et allemande, ont adopté quatre
enfants noirs et, désormais, puisqu’elle se sent noire, elle est noire.
Le débat fut moins évidemment tranché que dans le cas des transgenres
et les partisans du transgendérisme expliquèrent qu’il y avait un caractère
insultant dans une telle comparaison. Selon eux, Dolezal aurait caché son
identité alors que les transgenres sont nés comme ça, ont une vraie identité
entre les deux sexes. Il y aurait en outre longtemps que la science aurait
abandonné l’idée de différences fondées sur la race alors que celle de
différences liées au genre serait présente dans la science contemporaine.
Enfin, les transgenres seraient beaucoup plus rejetés que les « blacks » par
la culture populaire américaine contemporaine.
D’autres types de trans- peuvent également être envisagés. Le
journaliste libertarien anglais James Delingpole proclama qu’il était un
« transclasse ». Alors qu’il semble être né dans une famille de la classe
moyenne anglaise, il serait en fait un duc du XVIII e siècle, pratiquant la
chasse à courre et vivant dans un palais. Il exigea donc que l’on s’adresse
à lui en conséquence. « Imaginez l’horreur qui est celle que vous éprouvez
chaque matin quand vous vous rappelez qu’il n’y a pas de valet pour vous
faire enfiler votre frac » et que vous allez être obligé d’enfiler un jean et
une chemise. Vous êtes « coincé dans le corps d’un journaliste de la classe
moyenne, et c’est l’enfer ». Donc appelez-moi « votre grâce. Merci Rachel
Dolezal de m’avoir montré le chemin53 ». Cette parodie ne fut guère
appréciée des militants transgenres. Il serait possible d’envisager d’autres
trans- encore plus improbables. Thomas Szasz l’avait déjà envisagé, dans
son compte rendu du livre de Raymond sur le transsexualisme : si on parle
de transsexuels, pourquoi ne pas parler aussi de « transchronologiques »
ou de « transéconomiques » ? Est-ce qu’une personne âgée qui voudrait
être jeune ne souffre pas de la « maladie » d’être un
« transchronologique » ou est-ce qu’un pauvre qui veut être riche ne
souffre pas de la « maladie » d’être un « transéconomique54 » ?

La vision de Szasz s’est ainsi réalisée sur quasiment tous les points. Il
est évident que, si l’on s’engage sur ce chemin, il n’y a aucune raison de
s’arrêter là. Il fallait supposer qu’arriveraient des « trans-espèces », qui
estiment être des animaux coincés dans des corps d’humains. Ce seront les
« otherkins » (« autres lignées ») ou therians (du latin thérion , bête
sauvage) qui s’identifient soit à des animaux imaginaires (elfes et autres
licornes), soit à des animaux véritables, voire, mieux encore, à des
éléments : l’un d’entre eux estime être un nuage bloqué dans un corps
d’humain. C’est évidemment grâce à – ou à cause de – l’Internet
qu’apparaissent de telles « identités », à l’intérieur de groupes de
discussion réunissant quelques jeunes, ou moins jeunes, fascinés par ces
possibilités quand même assez théoriques. Comme on l’a vu à propos de
l’amputomanie, si les troubles de l’identité corporelle fleurissent
aujourd’hui, c’est pour une bonne part du fait d’Internet : quelles sont les
chances dans une vie normale, « in the real life », de rencontrer quelqu’un
qui pense être un nuage emprisonné dans un corps d’homme ? A priori
aucune. Sur Internet, il y a des cercles de discussion qui réunissent
quelques dizaines d’amateurs et qui sont lus par des centaines de milliers
d’adolescents mal dans leur peau. Les casteurs de la télé-réalité ont déjà
commencé à faire leur marché parmi ces quelques « freaks » pour ébaubir
le chaland. Là aussi les réactions des transgenres à ce mouvement otherkin
sont plutôt mitigées car ceux d’entre eux qui ont un minimum de sens de
l’humour semblent se rendre compte que de telles « revendications »
risquent plus de ridiculiser la cause des transgenres que de lui être
favorable.

CONCHITA WURST
OU « L’OCÉAN DU GRAND MÉLANGE »

Il y a déjà quelque temps que les jeux sur la sexualité et le genre se sont
invités au sein du concours Eurovision de la chanson. En 1998, la
transsexuelle israélienne Dana International, né Yaron et devenue Sharon
Cohen, avait été couronnée pour son titre Diva , sans que cela devienne un
événement politique et « sociétal » d’ampleur comme le succès de
Conchita Wurst en 2015.
La victoire de Conchita Wurst, homme barbu travesti en femme, fut
saluée dans toute l’Union européenne comme une victoire de la tolérance,
du président autrichien à l’évêque de Vienne Christoph Schoenborn en
passant par le Parlement européen. Conchita Wurst représenterait
l’identité européenne et serait la « Queen of Europe ». La vice-présidente
du Parlement européen, la députée verte et militante lesbienne Astrid
Lunacek, s’émerveille : « Conchita Wurst porte un message politique
d’une très grande importance […] en lien avec les valeurs de l’Union
européenne : l’égalité des droits, les droits fondamentaux, ou encore le
droit de vivre pleinement sa vie sans crainte, que ce soit pour le groupe
des LGBTI ou les autres minorités. » Russie et pays d’Europe de l’Est sont
quant à eux loin de partager cet enthousiasme.
On peut s’interroger sur les causes de cette frénésie. Il semble que
Conchita Wurst démontrerait que la détermination du sexe est « au
choix ». Il (car c’est un homme) affirme son refus de choisir un genre
plutôt que l’autre. Il est un homme mais aussi une femme, selon les
moments de la journée ou son humeur. C’est ce que dit le nom qu’il s’est
choisi : « Conchita » est le diminutif de « concha », coquillage, terme qui
renvoie en espagnol au sexe féminin. « Wurst » c’est la saucisse, et donc,
en allemand, le sexe masculin. Conchita Wurst, c’est à la fois la vulve et
le phallus, le sexe féminin et le sexe masculin. Ce nom souligne en outre
le caractère indifférent de tout cela puisqu’en allemand « das ist mir
Wurst » signifie : « je m’en fiche », ça m’indiffère. Le mélange
d’espagnol et d’allemand ajoute une petite touche européenne.
À la différence de Dana International qui avait pris la décision de
changer de sexe et se conformait aux stéréotypes du nouveau genre qu’elle
s’était choisi, Conchita Wurst choisit de rester « entre les genres » : une
belle voix de femme, des habits très féminins, de longs cheveux mais aussi
une barbe et une identité masculine clairement affirmée. Ce qui
enthousiasme les eurocrates est que l’identité de Conchita soit réellement
indéterminée, aussi floue sans doute que l’identité européenne. Ce qui
plaît aussi, c’est le côté militant de sa chanson « Rise Like a Phoenix ».
Wurst insiste sur le fait que son personnage a réussi à surmonter toutes les
avanies qui lui étaient faites alors qu’il était un jeune homosexuel de la
province autrichienne. Ce progrès ne souffre aucune discussion, comme en
témoigne le slogan de Conchita Wurst : « we are unstoppable ». Il est
interdit de s’interroger sur l’opportunité de présenter comme modèle à des
adolescents, dont la sexualité n’est pas encore fixée, une personne qui ne
veut pas choisir son identité sexuelle : ce serait être « queerphobe ».
Alain Finkielkraut note très justement que, loin d’être le « triomphe de
la différence », cet épisode Conchita Wurst sonne plutôt « le glas de la
différence » : « Hier matin encore l’homme était en ce sens différent de la
femme et la femme de l’homme. Voici venu le temps où chacun est à
même de devenir ce qu’il veut : l’homme une femme ; la femme un
homme et pourquoi pas les deux ? Ce n’est pas une victoire de la
différence. C’est une victoire sur la différence55 . » Finkielkraut y voit le
symbole du « grand mélange » qui risque d’être notre avenir : « Il n’y aura
bientôt plus de réalité distincte, seulement des changements, des passages,
des hybridations, d’incessantes métamorphoses. Nulle altérité ne résistera
à l’arraisonnement, c’est-à-dire à la consommation. Nulle extériorité ne
subsistera, rien n’échappera à la prise, tout deviendra fongible,
commissible et disponible. Si la culture cède la place, ce n’est ni à ceci ni
à cela mais à la dissolution de ceci et de cela dans l’océan du grand
mélange56 . »

LGBTQI ETC.

On pourrait faire remarquer à Astrid Lunacek, enthousiaste de Conchita


Wurst, que la cause « LGBTI » à laquelle elle est si attachée se détruit
d’elle-même, comme en témoigne la grande indécision quant à
l’appellation de ces personnes qui seraient si injustement discriminées.
« LGBT » était au départ l’acronyme choisi pour : « lesbiennes, bi, gays,
transsexuels ». Jusque-là tout est relativement clair. Mais il a fallu ajouter
le « I » d’intersexe. Puis le « Q » de « queer » pour qui refuse les identités
fixes de sexe ou de genre, mais peut aussi, selon certains, être l’initiale de
« questioning », qui se pose des questions sur son identité ». Un « A » est
en voie d’adoption, déjà adopté par certains, pour désigner soit les
« asexuels », soit, selon d’autres, les « alliés », là aussi très certainement
discriminés. Mais commence aussi à s’imposer un « P » pour
« polyamoureux » ou « pansexuels ». Mais pourquoi ne pas ajouter ensuite
un « C » pour « cisgenre », curieuse appellation (utilisée car « cis » est en
latin le contraire de « trans ») destinée à ces personnes très bizarres qui se
sentent bien dans leur sexe et ne veulent pas en changer ? On en arrive
alors, comme disent les Américains, à une véritable « soupe à l’alphabet ».
L’Université de Californie du Sud propose ainsi une « terminologie
LGBTQI », sans doute déjà périmée, qui fait une douzaine de pages en
petits caractères57 . Le ridicule n’est pas loin et Steffen Königer, député de
l’AFD au parlement de Brandebourg en Allemagne, avant de voter contre
un projet de loi favorable à « l’acceptation de la diversité des genres et des
sexes », a utilisé tout son temps de parole, plus de deux minutes, pour
s’adresser à la soixantaine de genres potentiellement présents dans
l’assemblée, provoquant ainsi les rires de l’assemblée : « chers
homosexuels, chères lesbiennes, chers androgynes, chers bi-genre, chers
female-to-males , chères male-to-females , chers genres variables, chers
genderqueers , chers intersexuels, chers genres neutres, chers asexuels » et
ainsi de suite58 .
Pour éviter cette dérive, certains militants proposent de parler de GSM
(gender and sexual minorities ) ou GSD (gender and sexual diversities )
mais le risque de soupe à l’alphabet n’est alors pas complètement écarté.
On essaie alors « Pride » ou « Communauté de la Pride », appellations
qui ne semblent pas satisfaisantes non plus. D’autres envisagent plutôt
d’utiliser le terme « queer » comme terme générique. Ce mot signifie
« bizarre », « étrange », « louche », « de travers ». Il a d’abord été utilisé
comme injure homophobe pour désigner les homosexuels avec à peu près
le sens de « tordu ». Ce sont les militants homosexuels qui, depuis les
années 1980, ont repris cette injure pour la retourner et la revendiquer de
manière militante, suivant ici une tradition bien établie de retournement
d’un terme péjoratif en terme positif. Ce terme pourrait ainsi désigner à la
fois les gays, les lesbiennes, les bisexuels et les transgenres. Ils se
distingueraient ainsi des hétérosexuels qui seront qualifiés de « straights
», les « droits ». Se revendiquer « queer » implique aussi désormais une
insistance forte sur l’idée que le genre est le résultat d’un choix toujours
susceptible d’être remis en question : pour le queer , il n’y a pas de norme
sexuelle fixe et stable, qu’elle soit hétérosexuelle ou homosexuelle. La
sexualité ne peut être réduite à un schéma binaire et les queers veulent en
finir avec cette représentation qu’ils considèrent comme simpliste.
Une question subsidiaire à propos de la « soupe à l’alphabet » est en
outre très sérieusement discutée chez les amateurs de ce genre de labels :
le problème de l’ordre des lettres, de la préséance. Quelle lettre doit être
mise en premier ? Certains proposent, dans la mesure où les bisexuels
seraient les plus nombreux, que le « B » soit mis en premier, ce qui
donnerait ainsi « BGLTIQPA ». Bien que cela ne soit pas très facile à
prononcer, c’est l’acronyme que propose l’écrivain gay américain Ron
Suresha. Mais comme celui-ci, auteur d’un livre sur L’Amour des poils ,
est l’un des hérauts de la subculture gay « bear » (ours) qui apprécie les
hommes grands, chevelus, à la masculinité robuste, pourquoi ne pas
proposer un autre « B » pour bear ? Le problème est qu’à l’intérieur de
cette communauté « bear », il y a encore des sous-catégories : les
hommes ronds (chubby ), les âgés grisonnants (daddy ), les musclés
(musclebear ), les jeunes potelés (chub ), les amateurs minces de gay bears
(admirers )… Et ainsi de suite. L’alphabet n’y suffira pas, d’où la
proposition de LGBTQI etc., qui, il faut l’avouer, est assez discriminante à
l’égard des « etc. » placés en dernier.
Le seul oubli de nos communautaristes de tout poil, c’est de ne pas se
remémorer qu’il y a autant de sexualités que d’individus ayant une vie
sexuelle et que les lugubres regroupements communautaires ne conservent
que la partie la plus stéréotypée des comportements humains : on peut être
toutes les lettres à la fois ou successivement, LGBTQI etc., mais tout le
reste aussi. Ou on peut tout simplement tenter d’être soi, ce qui présente
quelques inconvénients, mais aussi bien des avantages.
Notes
1 . J. Butler, Trouble dans le genre , op. cit. , p. 67.
2 . Un pronom neutre « ze » a été inventé récemment pour remplacer le masculin « he » et le
féminin « she » et commence à s’imposer dans bon nombre d’universités anglo-saxonnes. Les
pronoms pourraient être choisis en fonction des préférences des étudiants et devraient alors
obligatoirement être employés par les autres étudiants, les professeurs et l’administration.
3 . J.-J. Tyszler, « Quelques conséquences du refus de la différence des sexes », La Revue
lacanienne , 2007/4, n o 4, p. 36.
4 . S. Žižek, « The Sexual is Political », The Philosophical Salon , 1 er août 2016, consultable
sur : thephilosophicalsalon.com
5 . Ibid .
6 . J. Butler, Trouble dans le genre , op. cit. , p. 68.
7 . Ibid ., p. 265.
8 . Ibid .
9 . A. Berger, Le Grand Théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en
« Amérique » , Paris, Belin, 2013, p. 122.
10 . J. Butler, Ces corps qui comptent , op. cit. , p. 233.
11 . J. Butler, Trouble dans le genre , op. cit. , p. 267-268.
12 . Ibid ., p. 36.
13 . Ibid ., p. 96.
14 . Ibid .
15 . J. Butler, Ces corps qui comptent , op. cit. , p. 12.
16 . Ibid ., p. 12-13.
17 . J. Butler, « Imitation and Gender Insubordination », in J. Storey (ed.), Cultural Theory
and Popular Culture. An Introduction, Harlow, Pearson Education, 2006, p. 261.
18 . J. Butler, Trouble dans le genre , op. cit. , p. 22.
19 . J. Butler, « Faire et défaire le genre », Le Passant ordinaire , n o 50, octobre-
décembre 2004. Consultable sur http://www.passant-ordinaire.org/
20 . J. Derrida, « Signature, événement contexte », in Marges de la philosophie , Paris,
Minuit, 1972, p. 377.
21 . Ibid. , p. 389.
22 . J. Butler, Trouble dans le genre , op. cit. , p. 36.
23 . M. Jejcic, « Pour introduire à la lecture de Trouble dans le genre de Judith Butler », La
Revue lacanienne , 2007/4, n o 4, p. 30. Toute personne qui a écouté un jour une conférence de
Judith Butler ne peut qu’avoir éprouvé ce sentiment de séduction et de perte de repères, en
étant pris dans un discours fluent, dont le sens se perd au long de tours et détours
volontairement obscurs. Sur la manière dont Butler a réussi à « hypnotiser l’Université », voir
S. Prokhoris, Au bon plaisir des « docteurs graves ». À propos de Judith Butler , Paris, PUF,
2016.
24 . Ibid .
25 . A. Kroker, Body Drift. Butler, Hayes, Haraway , Minneapolis-Londres, University of
Minnesota Press, 2012, p. 3.
26 . Ibid .
27 . Ibid ., p. 15.
28 . Jenner explique son enthousiasme : « Ce n’est qu’un pénis. Cela n’a aucune utilité pour
moi si ce n’est, comme je l’ai déjà dit, la possibilité de faire pipi dans les bois. » Et il ajoute :
« J’en ai aussi marre de devoir le cacher en arrière à chaque fois. Je vais vivre de façon
authentique pour la première fois de ma vie. Je vais retrouver l’enthousiasme de la vie que je
n’ai plus connu depuis les Jeux olympiques, il y a trente-neuf ans » (C. Jenner, The Secrets of
My Life , New York, Grand Central Publishing, 2017, p. 312 et 298).
29 . National Geographic , vol. 231, n o 1, janvier 2017, p. 6.
30 . Ibid ., p. 51.
31 . Ibid ., p. 6.
32 . American College of Pediatricians, « Gender Ideology Harms Children », août 2016,
revu en mai 2017. Consultable sur http://www.acpeds.org/the-college-speaks/position-
statements/gender-ideology-harms-children. Ces pédiatres ont évidemment été immédiatement
accusés d’être transphobes et réactionnaires, sans jamais que leurs arguments soient discutés.
33 . Cf. R. T. Anderson, When Harry Became Sally. Responding to the Transgender Moment
, New York-Londres, Encounter Books, 2018, p. 136.
34 . K. Zucker et al., cité par R. T. Anderson, When Harry Became Sally. Responding to the
Transgender Moment , p. 136. Pour avoir indiqué qu’il faut être particulièrement prudent quant
au diagnostic de dysphorie de genre chez les enfants, Zucker fut violemment attaqué par les
associations militantes pro-transgenres et renvoyé de son poste en 2015.
35 . Ibid .
36 . Ibid .
37 . Interview à la radiotélévision brésilienne Roda Viva Internacional , 22 octobre 2015.
38 . « Trump, Transgenderism and Islamist Terror », entretien de C. Paglia et J. Last, The
Weekly Standard , 15 juin 2017.
39 . J.-J. Tyszler, « Quelques conséquences du refus de la différence des sexes », article
précité, p. 37.
40 . Ibid .
41 . Ibid ., p. 38.
42 . M. Signorile, « How North Carolina Just Passed a Blood-Curdling Anti-LGBT Law
Right Before Our Eyes », Huffington Post , 24 mars 2016.
43 . Le résultat fut que bon nombre de clients décidèrent de boycotter cette chaîne de
magasins.
44 . Cf. J. Hirschfeld, M. Apuzzomay, « U.S. Directs Public Schools to Allow Transgender
Access to Restrooms », New York Time s, 12 mai 2016.
45 . « Entretien entre Camille Paglia et Andy Cohen », New York Times. Times Talks ,
18 avril 2017. Consultable sur la page Facebook du New York Times .
46 . Interview à la radiotélévision brésilienne Roda Viva Internacional , 22 octobre 2015.
47 . Cf. par exemple Kathryn Ringrose, qui apprécie que « la société byzantine » n’ait pas
été « attachée à une structure de genre bipolaire rigide, telle que celle qui a longtemps été
considérée comme supposée “normale” dans les sociétés occidentales », mais qu’elle ait été à
l’aise « avec la conception alternative de catégories de genre intermédiaires » : le genre était
alors un « concept fluide » (The Perfect Servant. Eunuchs And The Social Construction Of
Gender In Byzantium , Chicago, University of Chicago Press, 2003, p. 31).
48 . Family Policy Institute, « College Kids Say the Darndest Things : On Identity »,
Consultable sur https://www.youtube.com/watch?v=xfO1veFs6Ho. Certes il s’agit d’un institut
favorable à une vision traditionnelle de la famille, mais les étudiants formatés par le
politiquement correct ne sont pas inventés. On ne saurait trop conseiller de visionner aussi
l’inénarrable émission « Arrêt sur images » du 29 juin 2018, devenue virale, où un
administrateur de l’Inter-LGBT s’offusque qu’on le considère comme un homme, au seul vu
de son apparence : « Je ne suis pas un homme, Monsieur, je ne sais pas ce qui vous fait dire
que je suis un homme. »
49 . Arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme du 6 avril 2017. Consultable sur le
site de la CEDH : http://www.echr.coe.int/
50 . D. Borillo, « Pour un sexe neutre à l’état civil », Libération , 27 juin 2017.
51 . Ibid.
52 . C. Flavigny, La Querelle du genre. Faut-il enseigner le gender au lycée ? , Paris, PUF,
2012, p. 150.
53 . J. Delingpole, « You Think Being Trans-Black is Bad, Rachel Dolezal ? Wait Till You
Hear About My Problem… », Breitbart , 12 juin 2015. Consultable sur
http://www.breitbart.com
54 . T. Szasz, « Male and Female Created He Them », article précité.
55 . A. Finkielkraut, La Seule Exactitude , Paris, Stock, 2015, p. 146.
56 . Ibid ., p. 146-147.
57 . Cette terminologie est consultable sur le site de l’USC à l’adresse :
https://lgbtrc.usc.edu/files/2015/05/LGBT-Terminology.pdf
58 . La vidéo de cette communication a connu un très grand succès et peut être consultée sur
YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=H3pntGBylho.
L’ANIMAL
ET L’OUBLI DE L’HOMME

« Les animaux sont des humains


comme les autres. »
Stéphanie de Monaco
Parmi les « réformes » sociétales qu’avait initiées le « président normal »,
il en est une qui a recueilli une quasi-unanimité, celle selon laquelle il
conviendrait d’accorder des « droits » aux animaux et qui s’est traduite par
l’« amendement Glavany » au Code civil du 28 janvier 2015 établissant
que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité ». Les
animaux deviennent des êtres sensibles alors qu’ils n’étaient jusqu’à
présent, dans ce Code, que des « biens meubles ». Cette idée, qui fait
tiquer la plupart des juristes, est en revanche désormais extrêmement
populaire alors qu’il y a quelques années encore le grand philosophe
Robert Nozick estimait qu’il faudrait être « farfelu pour croire que dans
notre monde la défense des animaux soit une priorité1 ». À la question
posée : « Seriez-vous personnellement favorable à ce que soit reconnue
dans le Code civil la “nature d’être vivant et sensible des animaux” en
créant par exemple une catégorie “pour les animaux à côté de la catégorie
des personnes et des biens ?” », les réponses favorables s’élevaient à 89 %
des sondés. D’ailleurs, à une autre question, 45 % d’entre eux répondent
qu’ils préféreraient partir en vacances avec leur animal familier plutôt
qu’avec leur compagnon humain. Ce sondage pour 30 millions d’amis
avait été précédé par une pétition fort œcuménique d’intellectuels
demandant eux aussi que le Code civil reconnaisse que les animaux sont
« des êtres vivants et sensibles ». Ces souhaits ont été entendus grâce à
l’amendement Glavany mais désormais, pour les militants animalitaires, il
faut aller « plus loin ». Jean Glavany lui-même avait déclaré qu’une fois
cet amendement voté, il faudrait le considérer comme « un pied [mis] dans
la porte de sorte qu’elle reste ouverte2 ». Une revendication chasse l’autre
et des amis des animaux demandèrent un temps un secrétariat d’État à la
condition animale, après un secrétariat d’État à la condition féminine…
Pourquoi pas un ministre d’État ?

L’empire des bons sentiments

Le sentiment « animalitaire3 » est de plus en plus développé, dans les


pays occidentaux au moins, qui considèrent avec horreur les « conditions
de vie » faites à « l’animal », sans plus de précisions. L’alimentation
carnée dégoûte de plus en plus et un livre comme celui de Jonathan Safran
Foer, Faut-il manger les animaux ? , a connu un immense succès. Aux
concours des grandes écoles ou agrégations diverses, « l’animal » est
désormais le thème le plus rebattu qui soit. Cet unanimisme est sans doute
la marque d’une sensiblerie ambiante : les innombrables propriétaires
d’animaux de compagnie sont attentifs aux arguments des « défenseurs
des droits de l’animal » qui mettent en avant les souffrances de ces « êtres
sensibles » que sont les animaux, qu’il s’agisse de leurs conditions
d’élevage ou d’abattage, ou des expérimentations médicales qui sont
menées sur eux. Tout l’Occident urbanisé communie dans ce culte de
« l’animal » en général, et ce avec d’autant plus de chaleur que le souvenir
même de ce qu’étaient les animaux de nos campagnes s’efface désormais
de plus en plus4 .
L’idée a de plus en plus cours que les animaux, dans la mesure où ils
sont des « êtres sensibles », sont « nos frères » et bien sûr aussi « nos
sœurs », parité oblige. La séparation entre l’homme et l’animal ne serait
plus qu’une catégorisation arbitraire, et périmée : certains philosophes à la
mode dénoncent alors un « essentialisme », qui consisterait à séparer en
catégories distinctes, en « essences », ce qui serait en fait un continuum,
de l’animal à l’homme. Le racisme n’est alors pas loin et c’est le coup de
génie de Peter Singer que d’avoir popularisé la notion de « spécisme »
pour désigner les discriminations à l’égard des animaux du simple fait
qu’ils ne font pas partie de notre espèce. On s’est moqué naguère de
Stéphanie de Monaco lorsqu’elle aurait énoncé posément que « les
animaux sont des humains comme les autres5 ». Mais il est aujourd’hui de
plus en plus courant, au moins dans le monde anglo-saxon, de parler
d’« animaux humains » et d’« animaux non humains », de manière à
effacer cette séparation potentiellement discriminatoire6 .
Un très bon résumé de cette idée d’une équivalence complète entre
humains et animaux a été donné par l’adage formulé par la militante
américaine Ingrid Newkirk, fondatrice et longtemps présidente de la toute-
puissante association PETA (People for the Ethical Treatment of Animals
) : « Un rat est un chien est un cochon est un enfant. » Cette équivalence
lui semble aller de soi du fait que : « Nous sommes tous des mammifères7
. » Ce qui n’est pas très sympathique pour les mollusques, par exemple :
pourquoi ne pas dire « un escargot est une huître est un poulpe est un
enfant » ? On peut même penser que c’est là faire preuve d’un très
répréhensible spécisme. Dans un autre registre, Peter Singer ouvre l’un de
ses livres par une citation, empruntée à Mary Midgley : « Nous ne
ressemblons pas juste aux animaux, nous sommes des animaux8 . »
Notes
1 . R. Nozick, « About Mammals and People », New York Times Book Review , 27 novembre
1983.
2 . Entretien avec L. Joseph-Theobald sur droitetanimaux.com.
3 . L’anthropologue Jean-Pierre Digard a retrouvé ce terme pour désigner, de manière
critique, les militants de « la compassion active envers les animaux ». Le terme avait d’abord
été utilisé par Ernest Hemingway, dans son roman à la gloire de la corrida, Mort dans l’après-
midi (1938).
4 . Ceux qui vivent encore au contact des animaux, paysans, éleveurs, chasseurs, employés
d’abattoirs ou vétérinaires sont beaucoup moins enclins à parler de « l’animal » en général : ils
savent qu’il n’existe que des animaux particuliers et divers, avec lesquels nos relations sont
fort complexes et beaucoup plus riches que de simples relations « enfantines »
d’attendrissement (cf. J. Porcher, Vivre avec les animaux. Une utopie pour le 21 e siècle , Paris,
La découverte, 2014).
5 . Citée par C. Rosset, Lettre sur les chimpanzés (1966), Paris, Gallimard, 1999, p. 14.
6 . Ces expressions sont aujourd’hui d’usage courant en langue anglaise, par exemple chez
des auteurs comme Martha Nussbaum, mais elles tendent aussi à devenir un tic dans les
« études sur l’animal » de langue française et plus généralement dans la langue politiquement
correcte désormais obligatoire.
7 . I. Newkirk, citée par K. McCabe, « Who Will Live, Who Will Die ? », Washingtonian ,
août 1986, p. 21. Un article du Huffington Post du 28 août 2013 est publié sous ce même titre
sur le site peta.org. Une autre citation, non plus seulement absurde, mais simplement odieuse
de la même Ingrid Newkirk : « Six millions de Juifs ont été tués dans des camps de
concentration, mais six milliards de poulets à griller mourront cette année dans des abattoirs »
(The Washington Post , 13 novembre 1983). Du point de vue de l’arithmétique victimaire, la
comparaison n’est sans doute pas favorable aux Juifs…
8 . Cette citation ouvre The Expanding Circle (Princeton, Princeton University Press, [1981],
2011, p 3). Nous sommes même, selon Singer, dans certains cas un peu moins que des
animaux, puisque, nous le verrons, la vie d’un humain handicapé « a moins de valeur » que
celle d’un cochon en pleine forme et que, si nécessaire, il vaut mieux faire des expériences sur
un humain handicapé, au risque même de le tuer, plutôt que sur un cochon.
I

SINGER ET
LA « LIBÉRATION ANIMALE »

Dans cette évolution de la sensibilité contemporaine à l’égard du monde


animal, un auteur a joué un rôle essentiel. Il s’agit de Peter Singer,
philosophe d’origine australienne, professeur de bioéthique à Princeton
depuis 1999, qui est quelquefois présenté, et surtout se présente volontiers
lui-même, comme « le philosophe vivant le plus influent » : il n’hésite
pas, en toute simplicité, à se mettre au même rang que Socrate1 . On a pu
noter, avec quelque amusement, qu’il enseigne dans le « Centre
universitaire pour les valeurs humaines » de Princeton (Princeton
University Center for Human Values ), ce qui ne va pas de soi quand on
sait que pour lui la distinction entre « humain » et « animal » est la
marque d’un « spécisme » tout aussi criminel que le racisme2 . L’influence
de Singer est indéniable, au moins dans les milieux universitaire et
médiatique. Elle est aussi très pernicieuse par les conséquences éthiques
qu’il tire de sa prise de parti en faveur des animaux. Les thèses de Singer
rencontrent cependant un certain nombre de résistances, dont il fait mine
de s’étonner. Son élection à Princeton fut ainsi accueillie par des
manifestations de handicapés et de leurs familles, sous le slogan « Not yet
dead », « pas encore morts », qui protestaient contre le fait qu’un partisan
de l’euthanasie des enfants déficients intellectuels soit nommé professeur
d’éthique dans l’une des plus grandes universités américaines. Ses
conférences en Allemagne furent également interrompues par des
manifestants qui gardaient un mauvais souvenir de l’euthanasie des
déficients mentaux par les nazis. Singer fit alors mine de s’indigner,
arguant du fait qu’il était issu d’une famille de Juifs ayant dû fuir
l’Allemagne à la montée du nazisme. C’était particulièrement hypocrite
dans la mesure où les manifestants récusaient précisément, et avec de bons
arguments, ce qui dans les propositions de Singer rejoint le programme T4
d’extermination des handicapés.
Le livre qui a fait connaître Singer, La Libération animale , se serait
vendu à plus de 500 000 exemplaires. Mais Singer est aussi l’auteur d’un
manuel d’éthique, traduit en français sous le titre Questions d’éthique
pratique , qui connaît une très grande diffusion dans toutes les universités
du monde anglo-saxon. Un autre de ses livres, dont le titre marque bien les
ambitions, s’intitule, en toute simplicité, Repenser la vie et la mort . Le
plaidoyer de Singer pour la « libération animale » s’appuie sur l’idée, en
apparence toute simple, qu’il s’agirait d’étendre le cercle des droits à ceux
qui en ont été injustement privés : de même qu’il y a eu une « libération »
des Noirs, puis des femmes, puis des colonisés, il serait désormais temps
de « libérer » les animaux. Ceux-ci seraient victimes de « spécisme »
comme ceux-là ont été victimes de racisme : privilégier une espèce,
l’espèce humaine, au détriment d’autres espèces, ne serait en rien différent
du fait de privilégier une race ou un sexe comme l’ont fait le racisme ou le
sexisme. Être spéciste c’est de la même manière « violer le principe
d’égalité3 ». Avec le mouvement massif de la libération des femmes on
aurait pu croire « qu’on était arrivés au bout du chemin4 ».
Mais non, ajoute Singer, nous ne sommes pas arrivés au bout du
chemin, il reste à libérer les animaux de l’oppression que fait peser sur
eux l’espèce humaine. Tous les animaux sont égaux si l’on se place du
point de vue de leur « sensibilité », c’est-à-dire de leur capacité à souffrir
ou à ressentir du plaisir, et les humains ne font pas exception à cela. C’est
cette sensibilité (sentience ) qui sera le seul critère pour évaluer nos
actions à l’égard d’autres êtres sensibles, animaux et humains confondus.
Singer critique donc radicalement l’« humanisme », qui n’est selon lui
rien d’autre qu’un racisme aux conséquences épouvantables. Puisque les
humains ont si longtemps opprimé les animaux, se sont comportés avec
eux comme des propriétaires d’esclaves, il faut conclure que
l’« humanisme » est une doctrine vide et mensongère. Singer ne fait pas
ici dans le détail, attaquant tous azimuts l’humanisme classique, du
Moyen Âge à Descartes en passant par la Renaissance. La critique contre
Descartes était prévisible, et relativement justifiée, dans la mesure où sa
doctrine des animaux-machines a souvent été utilisée pour avancer que les
animaux sont dépourvus d’âme et peuvent donc être utilisés sans égard
particulier. Mais Singer veut élargir sa critique et fait de ce point de vue
cartésien l’une des pires conséquences du christianisme, ce qui est
beaucoup plus contestable. Il s’en prend ainsi à Thomas d’Aquin qui serait
coupable d’exclure les non-humains de la sphère morale. Quant aux
humanistes de la Renaissance, ils ne trouvent pas davantage grâce à ses
yeux : puisqu’ils insistent sur l’éminente dignité des êtres humains et sur
leur place centrale dans l’univers, ils ne font automatiquement que
dévaloriser corrélativement les animaux, considérés comme inférieurs. Ce
que Singer reproche à l’humanisme de la Renaissance, c’est précisément
d’être un « humanisme » : or « le sens de ce terme n’a rien à voir avec
l’humanitarisme, la tendance à agir de manière humaine5 ».
En dénonçant le spécisme, Singer veut s’inscrire dans la tradition de
Bentham, qui, en 1789, fut l’un des premiers à se poser la question de
l’attitude que les humains doivent adopter à l’égard des animaux. Bentham
posait effectivement la question de la souffrance et de la communauté de
destin entre animaux et esclaves, dans un passage extrêmement célèbre,
qui préfigure la pensée de Singer :
Le jour viendra peut-être où le reste de la création animale pourra acquérir ces droits qui
n’auraient jamais dû lui être refusés, sinon par la main de la tyrannie. Les Français ont
déjà découvert que la noirceur de la peau n’est nullement une raison d’abandonner sans
recours un être humain au caprice d’un tourmenteur. On reconnaîtra peut-être un jour que
le nombre de jambes, la pilosité ou la terminaison de l’os sacrum sont des raisons tout
aussi insuffisantes d’abandonner un être sensible au même destin. Qu’y a-t-il d’autre qui
oblige à tracer la ligne infranchissable ? Est-ce la faculté de raisonner, ou peut-être la
faculté de discourir ? Mais un cheval ou un chien adulte est, au-delà de toute
comparaison, un animal plus raisonnable, mais aussi plus susceptible de relations sociales,
qu’un nourrisson d’un jour ou d’une semaine, ou même d’un mois. Mais supposons que
le cas ait été différent, qu’en résulterait-il ? La question n’est pas « Peuvent-ils raisonner
? », ni « Peuvent-ils parler ? », mais « Peuvent-ils souffrir 6 ? »
En montrant que la définition de l’homme par la raison ou le langage ne
convient pas, dans la mesure où l’animal adulte serait alors plus humain
que le nourrisson, Bentham fournit à Singer son argument essentiel : pour
lui aussi ce qui compte, ce n’est pas le langage ou la raison, encore moins
la liberté, seule compte la « sensibilité ». Ou, plus exactement encore,
c’est la « capacité à souffrir » qui est au fond « la caractéristique
déterminante qui donne à un être le droit à une égalité de considération7 ».
Ainsi il est possible de donner un coup de pied dans une pierre et non à
une souris, parce que celle-ci va en souffrir.

Le « Projet Grands Singes » et sa critique anticipée

L’habileté de Singer a consisté cependant à ne pas commencer par


« libérer » les huîtres ou les sauterelles mais à s’intéresser d’abord à ceux
des animaux, les mammifères qui sont les plus proches de nous et qui
semblent les plus aptes à souffrir. Et à l’intérieur de ces mammifères, à
ceux qui sont les meilleurs candidats à la libération, car ils nous
ressemblent le plus, c’est-à-dire les grands singes. L’audace de Singer est
de ne pas s’être contenté de gloser sur leur similarité avec les humains
mais d’avoir tout simplement demandé que ces grands singes bénéficient
dès maintenant des mêmes « droits » que nous. C’est tout le sens du
fameux « Projet Grands Singes », destiné à encourager « un effort
international pour obtenir des droits humains fondamentaux pour les
chimpanzés, gorilles et orangs-outans8 ». Ce projet a été lancé en 1993
dans un livre portant ce titre, publié par Peter Singer et Paola Cavalieri, et
réunissant les contributions de près d’une quarantaine de philosophes,
scientifiques ou juristes aussi fameux que Richard Dawkins, Jane Goodall,
Jared Diamond ou Gary Francione. La première phrase du livre est
explicite : « nous sommes des humains, et nous sommes aussi des grands
singes9 » et donc, au titre de cette identité commune, ceux-ci doivent
bénéficier des mêmes droits que nous.
Une Déclaration des grands singes en ouverture du livre demande
« l’inclusion de tous les grands singes, hommes, chimpanzés, gorilles et
orangs-outans », dans une « communauté des égaux », « une communauté
morale et légale dont les membres sont dotés de droits à la vie, à la liberté
et à la protection contre la douleur sévère ». Et cette déclaration ajoute :
« Pour l’instant seuls les membres de l’espèce Homo sapiens sont
considérés comme membres de la communauté des égaux. L’inclusion,
pour la première fois, d’animaux non humains dans cette communauté est
un projet ambitieux10 . »
Si l’on veut donner d’abord des droits à ces grands singes, ce n’est pas
parce qu’ils sont les plus proches de nous, c’est parce qu’ils sont comme
nous, de même que nous sommes comme eux. Selon le titre d’une des
contributions au volume : « ils sont nous11 ». Comme le résument deux
autres contributeurs au volume : « étant donné que les chimpanzés, les
gorilles et les orangs-outans ont des capacités mentales et une vie
affective qui est à peu près identique à la nôtre, nous devrions ne pas
hésiter à garantir des droits égaux à la vie, à la liberté, à l’absence de
torture à tous les grands singes, indépendamment de leur race, genre ou
espèce12 ».
Cavalieri, revenant des années après sur ce livre, souligne la grande
portée de l’argumentation des différents contributeurs qui les a conduits à
souligner « les aspects entrelacés de parenté et de similarité » entre
humains et grands singes et donc à proposer « une épistémologie critique
des critères classificatoires actuels13 ». L’argument central est celui des
98,4 %, c’est-à-dire le fait que nous partageons cette proportion de notre
patrimoine génétique avec les grands singes. Pour Singer aussi, « les
chimpanzés, les bonobos, gorilles et orangs-outans sont des êtres pensants,
conscients, capables de faire des plans pour l’avenir, qui nouent des liens
sociaux persistants avec les autres et ont une riche vie sociale et
émotionnelle. Les grands singes sont ainsi un cas idéal pour démontrer
l’arbitraire des frontières d’espèces14 ». La conséquence directe de ces
réflexions serait évidemment une réflexion renouvelée « sur la notion de
personne humaine15 ».
En réponse à l’objection que l’on ne pourrait manquer de faire que ces
grands singes ne sont pas capables de réclamer leurs propres droits, il est
répondu que des « tuteurs humains doivent défendre leurs intérêts et leurs
droits de la même manière que les intérêts des membres jeunes ou
intellectuellement déficients de notre propre espèce sont sauvegardés16 ».
C’est également la position que défend le juriste américain Cass Sunstein,
professeur à Harvard et ancien conseiller d’Obama, qui se déclare
favorable à ce que les lois américaines, fédérales et nationales, permettent
à des animaux de se porter en justice. Il reconnaît que l’idée peut sembler
« bizarre » mais il estime que plusieurs cas suggèrent de donner une
réponse positive à cette demande. Certes, il ne s’agirait pas que ces
animaux portent eux-mêmes l’affaire en justice : ils sont sans doute
encore peu au fait des subtilités de la langue et du droit. Mais ils
pourraient être représentés par des conseils humains, comme c’est le cas
pour les enfants, représentés en justice par des adultes. Ce droit n’existe
pas encore mais Sunstein espère qu’avant peu le Congrès donnera une
personnalité juridique aux animaux, comme il a pu le faire pour les
personnes morales. « Supposons que le Congrès donne la possibilité
d’ester en justice aux animaux pour prévenir des actions contraires à leurs
intérêts (…) Y a-t-il quelque chose de problématique dans cette action17
? » demande Sunstein, faussement naïf. Oui, il y a un problème. Et
d’abord, au nom de quoi M. Sunstein ou son ex-épouse Martha Nussbaum
seraient-ils les interprètes des animaux ? Qui, parmi les animaux, les a
désignés eux pour les représenter, plutôt que de désigner comme
représentants des dresseurs, des chasseurs ou même des employés
d’abattoirs, qui vivent au quotidien avec eux et les connaissent infiniment
mieux que des universitaires anglo-saxons reportant leur misère affective
sur leur chienchien ? De quel droit les théoriciens de la libération animale
prétendent-ils parler au nom des animaux ? La gazelle et le tigre ne
raisonnent pas comme eux et ont sans doute, fort heureusement, des vies
plus excitantes et plus surprenantes que les leurs.
Cass Sunstein pense que sa revendication va « dans le sens de
l’histoire » et il recense les cas où ce type d’action en justice au profit de
certains animaux aurait été accepté. En fait, les tribunaux américains n’ont
pour l’instant pas accepté que des plaintes soient déposées par des
animaux, même « représentés par des associations ». Les animaux n’ont
pas la capacité de « standing », ils n’ont pas d’« intérêt à agir », à engager
une action en justice. Il faut qu’il y ait une relation très particulière et
réelle avec un animal pour qu’une personne ou une association puisse
porter plainte au nom de cet animal. Ainsi, une préoccupation générale
pour les animaux sur lesquels sont pratiquées des expérimentations
médicales n’est pas suffisante pour que n’importe quel propriétaire de
chien puisse porter plainte sous prétexte que son chien, s’il était perdu,
pourrait être donné à un laboratoire par la fourrière qui l’aurait recueilli
car « il n’a pas d’intérêt spécifique, légal et personnel » en cette affaire18 .
L’objectif du Projet Grands Singes est très explicitement d’engager un
« premier pas » qui pourra ouvrir la voie à d’autres19 . Singer et Cavalieri
militeront dans les années ultérieures pour que ce projet soit effectivement
adopté par certains gouvernements. Pour l’instant, le résultat principal
dont se félicite Cavalieri est que divers pays (Angleterre, Nouvelle-
Zélande, Hollande, Suède, Autriche, Japon, Irlande, Belgique) ont annoncé
« une interdiction ou un moratoire de l’expérimentation animale sur les
grands singes », reconnaissant ainsi que « les caractéristiques et facultés
comportementales de ces animaux impliquent qu’il n’est pas éthique de
les traiter comme des ressources pour l’expérimentation20 ».
On pourrait cependant remarquer, comme l’a fait l’anthropologue
Jonathan Marks, que ces zélotes des grands singes ne semblent pas en
connaître grand-chose : l’un d’entre eux, le psychologue et « pionnier de la
libération animale » Richard Ryder, commence son article par « les
chimpanzés font l’amour à peu près comme font les hommes21 ». Or,
comme le fait remarquer Jonathan Marks, il n’est pas du tout certain que
les chimpanzés « fassent l’amour ». Et surtout il est bien connu que
« l’accouplement moyen chez les chimpanzés dure en moyenne entre dix
et quinze secondes » et implique « une femelle dont les organes sexuels
sont gonflés et cramoisis (…) et le plus souvent une série de mâles qui ne
s’intéressent pas au sexe le reste du temps22 ». Marks remarque que « cela
ne ressemble pas le moins du monde à la manière dont les humains font
l’amour, ou au moins à la manière que la plupart d’entre nous ont eu la
chance d’expérimenter », et que cette comparaison en dit « peut-être
davantage sur l’auteur que sur les chimpanzés23 ». Marks en conclut
qu’« être à 98 % chimpanzé » ne veut en fait pas dire grand-chose : les
droits « ne s’attribuent pas dans une société moderne sur la base d’une
distance génétique24 ».
Ce « Projet Grands Singes » semble réaliser à quelques années de
distance la très prémonitoire et cocasse Lettre sur les chimpanzés que le
philosophe Clément Rosset avait publiée en 1965. Rosset y présentait une
défense ironique des chimpanzés, trop souvent victimes de racisme :
« tous les préjugés dont sont victimes les Chimpanzés sont en réalité de
vulgaires préjugés racistes, ceux-là mêmes dont nous étions, non sans mal,
parvenus à nous défaire vis-à-vis de tous nos frères hominiens25 ». En fait,
le chimpanzé a les mêmes capacités que nous : « il sait exécuter les actes
les plus complexes : s’habiller, manger et boire à table, balayer, essuyer la
vaisselle, se servir de clefs, monter à la bicyclette, fumer la pipe, etc.
Mieux que cela, il est capable d’analyse et d’abstraction : il résout
aisément des problèmes pratiques sur lesquels achopperait l’esprit de plus
d’un jeune hominien26 ». C’est exactement ce que dira quelques années
plus tard Cavalieri à propos des grands singes : « les gestes par lesquels ils
communiquent sont très semblables aux nôtres et sont employés dans des
contextes analogues avec des significations analogues ; ils sont capables
de communication sophistiquée et de manipulations sociales complexes ;
les liens entre les membres de la famille sont forts et durables ; la
transmission culturelle se fait par un véritable enseignement27 ». Clément
Rosset note que, du point de vue « spirituel », le chimpanzé fait encore
mieux : « il ressent en profondeur toutes les émotions qui accompagnent
notre vie spirituelle : joie et tristesse, plaisir et douleur, amour et haine28
». N’évoquons même pas le langage : si les chimpanzés ne parlent pas,
c’est pour des raisons morphologiques, mais ils comprennent notre langue
mieux que nous ne comprenons la leur : « dans le domaine du langage et
de la communication, les Chimpanzés ont sur nous un incontestable
avantage29 », puisqu’ils arrivent à nous « comprendre passablement »
alors que nous n’avons jamais compris « un traître mot de Chimpanzé30 ».
Cavalieri arrive à la même conclusion : « après certains échecs dus au fait
que le système vocal des bipèdes non habituels ne saurait produire de
consonnes, on a cependant réussi à apprendre un langage humain à des
grands singes non humains : l’Ameslan, c’est à-dire la langue des signes
américaine des sourds31 ». On pourrait certes objecter, ajoute Rosset, que
« le Chimpanzé n’a jamais fait de latin », mais il ne faut pas oublier que
c’est nous qui lui interdisons notre culture latine : « trop rares sont ceux
qui, conscients du problème ont entrepris de donner au Chimpanzé une
éducation semblable à celle des petits hominiens32 ».
D’un point de vue moral également les chimpanzés nous sont supérieurs
puisqu’ils sont totalement indemnes des « préjugés sociaux », comme le
montre leur attitude à l’égard des « mariages mixtes » : « le Chimpanzé
n’éprouve aucune humiliation à se croiser avec un hominien », alors que
nous humains sommes bien loin de cette tolérance : « combien de nos
jeunes filles accepteraient sans réticence de choisir leur époux parmi les
Chimpanzés33 ? ». On croirait entendre Singer ou Cavalieri lorsque Rosset
explique que nos préjugés à nous humains sont liés à une compréhension
trop limitative de l’humanisme : « comment expliquer le préjugé tenace
sous l’effet duquel les meilleurs esprits persistent à écarter le Chimpanzé
de la société des Humains ? La première raison est, me semble-t-il, dans
une certaine conception périmée de l’humanisme dans laquelle nos
contemporains sont restés comme enfermés34 ». De même, pour Paola
Cavalieri, l’humanisme repose sur une « vision du monde ancienne » car il
suppose « qu’il existe entre nous et les autres animaux un “fossé” qui
empêche tout chevauchement des règnes humain et non humain35 ».
Depuis Darwin, cette hypothèse est périmée : « nous savons aujourd’hui
que nous partageons avec les autres animaux nombre de nos gènes et une
histoire évolutive commune36 ».
À l’époque, cette géniale satire n’avait pas été comprise, comme Rosset
le note dans la préface à la réédition récente du livre. On lui avait alors
reproché de faire l’apologie du racisme et du colonialisme, sous couvert
d’une critique des droits du chimpanzé. Aujourd’hui, cet humour est
encore moins susceptible d’être entendu, comme en témoigne le peu
d’écho rencontré par cette réédition. Il faut dire que le « Projet Grands
Singes » est passé par là et qu’il soutient exactement les mêmes thèses.
Mais là il ne s’agit pas de second degré : dénonciation du racisme spéciste,
criminalisation de l’humanisme intrinsèquement discriminant à l’égard
des animaux, idée que les grands singes ont tout à fait les mêmes capacités
que nous, qu’il s’agisse du langage ou de la capacité à résoudre des
problèmes. Mieux encore, ces grands singes ont sans doute moins de
préjugés spécistes que nous, humains, n’en avons.
Nos animalitaires vont plus loin puisqu’ils ajoutent que certains
animaux possèdent des « caractéristiques jugées typiquement humaines »
et dont certains humains sont dépourvus. En effet, ce qui est également
tout à fait remarquable dans ce « Projet Grands Singes », apparemment
sympathique, est qu’il entraîne immédiatement des conséquences
beaucoup moins sympathiques. Cavalieri, dans la présentation qu’elle en
fait pour la revue Le Débat , le dit très clairement, c’est même un de ses
arguments essentiels. Comment peut-on refuser de donner des droits aux
chimpanzés alors que l’on prend soin de la vie d’êtres humains beaucoup
moins conscients que ne le sont les chimpanzés ? Il faut relever la
présence dans notre espèce, depuis toujours, « d’individus non
paradigmatiques, qui sont irrévocablement dépourvus de caractéristiques
jugées typiquement humaines : les handicapés mentaux, les demeurés et
les séniles37 ». Si on s’occupe d’eux, pourquoi ne prendrait-on pas soin de
la même manière de grands singes en pleine santé ?
Notes
1 . Cf. son article « Philosophy on Top » sur le site Project Syndicate , et
https://www.project-syndicate.org/commentary/peter-singer-explains-why-the-world-s-leading-
thinkers-are-philosophers. Revenant sur son classement comme troisième intellectuel le plus
influent dans le monde, il note que cette « influence » des philosophes n’est pas étonnante
puisque les Athéniens déjà « considéraient que Socrate était assez dérangeant pour le mettre à
mort sous le prétexte qu’il corrompait la jeunesse ». Singer n’a pour sa part guère été inquiété,
bien au contraire.
2 . Bernard Williams, qui relève ce paradoxe avec humour, note que pour Singer les valeurs
« humaines » sont en quelque sorte « l’équivalent de valeurs aryennes » (Philosophy as a
Humanistic Discipline , Princeton, Princeton University Press, 2006, p. 142).
3 . P. Singer, La Libération animale , Éditions Payot & Rivages, Petite Bibliothèque Payot,
trad. Louise Rousselle, 2012, p. 76. L’expression de « spécisme » a en fait été inventée par
Richard Ryder en 1970 mais elle sera popularisée par Peter Singer.
4 . Ibid ., p. 59.
5 . Ibid. , p. 356.
6 . J. Bentham, Principes de morale et de législation , Paris, librairie philosophique J. Vrin
(www.vrin.fr ), 2011, p. 324-325.
7 . P. Singer, La Libération animale , op. cit. , p. 74.
8 . P. Cavalieri, « The Meaning of the Great Ape Project », Politics and Animals , 1, automne
2015, p. 17.
9 . P. Cavalieri, P. Singer (ed.), The Great Ape Project. Equality Beyond Humanity (1993),
New York, St Martin’s Griffin Edition, 1996, p. 1.
10 . Ibid ., p. 4 et 5.
11 . G. Teleki, « They Are Us », in P. Cavalieri, P. Singer (ed.), ibid ., p. 296.
12 . H. Häyry, M. Häyry, « Who’s Like Us ? », ibid ., p. 182.
13 . P. Cavalieri, « The Meaning of the Great Ape Project », article précité, p. 18.
14 . P. Singer, préface à l’édition de 2002, Animal Liberation , New York, Harper Collins,
2002, p. XIII.
15 . P. Cavalieri, « The Meaning of the Great Ape Project », article précité, p. 20.
16 . P. Cavalieri, P. Singer (ed), The Great Ape Project , op. cit. , p. 5.
17 . C. Sunstein, « Can Animals Sue ? » in C. Sunstein, M. Nussbaum, Animal Rights.
Current Debates and New Directions , Oxford, Oxford University Press, 2004, p. 269.
18 . D. R. Schmahmann, L. J. Polachek, « The Case Against Animal Rights », Boston
College of Environmental Affairs Law Review , 22, 4, 1995, p. 778.
19 . P. Cavalieri, P. Singer (ed.), The Great Ape Project , op. cit. , p. 826.
20 . P. Cavalieri, « The Meaning of the Great Ape Project », article précité, p. 28.
21 . R. Ryder, « Sentientism », in P. Cavalieri, P. Singer (ed.), The Great Ape Project , op. cit.
, p. 221.
22 . J. Marks, What It Means to Be 98 % Chimpanzee. Apes, People, and Their Genes ,
Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 2002, p. 186.
23 . Ibid ., p. 186.
24 . Ibid.
25 . C. Rosset, Lettre sur les chimpanzés , op. cit. , p. 35.
26 . Ibid ., p. 35-36.
27 . P. Cavalieri, « Les droits de l’homme pour les grands singes non humains ? », Le Débat
, 2000/1, n o 108, p. 160.
28 . C. Rosset, Lettre sur les chimpanzés , op. cit. , p. 41.
29 . Ibid ., p. 37.
30 . Ibid .
31 . P. Cavalieri, « Les droits de l’homme pour les grands singes non humains ? », article
précité, p. 160.
32 . C. Rosset, Lettre sur les chimpanzés , op. cit. , p. 38.
33 . Ibid ., p. 48.
34 . Ibid ., p. 23.
35 . P. Cavalieri, « Les droits de l’homme pour les grands singes non humains », article
précité, p. 157 et 158.
36 . Ibid ., p. 158.
37 . Ibid .
II

LES DROITS DE L’ANIMAL

C’est à l’évidence le manifeste de Singer en faveur de la libération


animale qui a le mieux exprimé la tendance contemporaine à étendre la
sphère des « êtres sensibles » jusqu’aux animaux. Mais ce n’est que par la
suite qu’ont été revendiqués des « droits » en faveur des animaux, au nom
de ce changement de sensibilité, dans un processus assez semblable à celui
qui a présidé au passage de mouvements en faveur de l’enfance à la notion
de « droits de l’enfant ». On retrouve dans les deux cas la même bizarrerie
qui consiste à revendiquer des droits pour des êtres qui ne peuvent
évidemment pas ester en justice, faute de posséder la parole et quelques
autres compétences annexes. Cette approche juridique ne convient
d’ailleurs pas tout à fait à Singer, qui, en bon soixante-huitard, estime que
l’approche en termes de droits est trop « formelle » et qu’il vaut mieux
« libérer » effectivement les animaux.
Tom Regan est quant à lui l’auteur d’un livre classique, Les Droits des
animaux , qui se réclame de la tradition kantienne et non d’une tradition
utilitariste. Il fonde son approche sur la capacité qu’ont un certain nombre
de vivants – en gros les mammifères adultes – d’être « sujets de leur
propre existence », ce qu’il définit ainsi : « les individus sont sujets-d’une-
vie s’ils ont des croyances et des désirs ; une perception, une mémoire et
un sens du futur, y compris de leur propre futur ; une vie émotionnelle
ainsi que des sentiments de plaisir et de douleur ; des intérêts préférentiels
et de bien-être ; l’aptitude à initier une action à la poursuite de leurs désirs
et de leurs buts ; une identité psychophysique au cours du temps ; et un
bien-être individuel, au sens où la vie dont ils font l’expérience leur
réussit bien ou mal, indépendamment logiquement de leur utilité pour les
autres et du fait qu’ils soient l’objet des intérêts de qui que ce soit1 ».
Quant à l’autre grand représentant de ce « droit des animaux », Gary
Francione, il explique que tant que les animaux sont considérés comme
des choses, et comme notre propriété, il nous est impossible de prendre en
compte leur intérêt, comme l’intérêt des esclaves n’était pas pris en
compte par les propriétaires d’esclaves : ce serait parce qu’ils sont des
« propriétés » que les animaux n’ont pas de capacité d’ester en justice à la
différence des enfants ou des handicapés mentaux qui ont la possibilité
d’être repré sentés. Malgré les lois qui sont supposées protéger les
animaux, « leurs intérêts ne sont pas pris au sérieux par le système
juridique, qui fait tout son possible pour s’assurer, à travers la doctrine de
l’intérêt à agir, que les cas portant sur les animaux ne soient jamais portés
devant les tribunaux2 ». Il faut dès à présent « abolir » la propriété des
animaux, y compris des animaux domestiques qui sont tout aussi exploités
que les autres animaux. Il faut revendiquer des « droits égaux » pour tous
les êtres sensibles, avant d’étendre encore la sphère des droits et de
revendiquer des droits pour les plantes ou les montagnes.
Deux éminents universitaires canadiens, Will Kymlicka et sa compagne
Sue Donaldson, ont formulé la dernière théorie à la mode quant aux droits
des animaux, dans leur livre Zoopolis. A political theory of animal rights ,
paru en 2011. Will Kymlicka était déjà connu comme l’un des grands
théoriciens de la « citoyenneté multiculturelle » à la canadienne. Chaque
groupe social, qu’il s’agisse des « peuples autochtones » ou d’ethnies plus
récemment arrivées au Canada, comme les communautés d’immigrants,
doit pouvoir conserver ses coutumes, pourvu qu’elles soient l’objet d’une
« croyance sincère ». Ainsi Kymlicka se prononce en faveur du droit de
certaines de ces ethnies à porter le voile plutôt que d’être contraintes à
l’assimilation. Il faut alors accommoder les principes de la société
d’accueil pour faire place à ces groupes minoritaires, d’où la doctrine des
« accommodements raisonnables », et encourager une « discrimination
positive » en faveur de ces ethnies.
Kymlicka et Donaldson se proposent alors d’appliquer les concepts de
leur théorie politique aux droits des animaux. Il faut que ceux-ci soient
intégrés à la société politique mais d’une manière différenciée, analogue à
celle par laquelle les minorités ethniques sont intégrées. Il ne s’agit pas de
donner des « droits à l’animal » en général mais de tenir compte de la
diversité des espèces animales, parmi lesquelles Kymlicka et Donaldson
distinguent espèces domestiques, sauvages et « liminaires ». Il est selon
eux possible d’avoir des relations justes et équitables avec les animaux,
notamment les animaux domestiques : ils s’opposent donc aux militants
« abolitionnistes », comme Gary Francione, qui estiment que toute
libération animale doit commencer par la fin de la relation de
subordination insupportable que nous imposons aux animaux en général et
aux animaux domestiques en particulier. La société doit être une société
partagée sur un pied d’égalité entre humains et animaux.
Les animaux domestiques ne sont pas que des victimes, ce sont des
sujets et des « amis » qui communiquent entre eux : ils citent Alger et
Alger, deux auteurs qui « ont consacré une superbe étude à l’amitié qui
s’établit entre des chiens et des chats qui habitent une même maison. Non
seulement les chiens et les chats amis se saluent et se touchent
régulièrement l’un l’autre, mais ils s’assoient et dorment souvent lovés
l’un contre l’autre. Ils aiment se promener ensemble et se protègent
mutuellement en cas de menace […]. Mais les chiens et les chats ne sont
pas les seuls à reconnaître qu’ils forment avec les humains une
communauté coopérative. La plupart des animaux domestiques savent
comment s’y prendre pour demander de l’aide aux être humains ; ils se
saluent et se touchent fréquemment3 ». Il convient donc de leur accorder
la « citoyenneté ». Cela est tout à fait possible même s’ils ne peuvent pas
l’exercer effectivement, comme le prouve l’exemple des enfants ou des
handicapés mentaux qui bénéficient de droits sans les exercer eux-mêmes.
Mais en même temps, en échange de cette citoyenneté, il faut que les
animaux apprennent à se comporter de manière socialement acceptable,
par exemple en ne mordant pas tout le monde dans la rue, ce qui suppose
qu’ils doivent être éduqués en ce sens. On peut également leur demander
de travailler, mais dans des conditions de sécurité et de durée acceptables.
Il faut bien sûr que soit établi un « droit du travail » pour ces animaux et
qu’il soit prêté attention à ce que ce travail leur permette de s’épanouir.
S’agissant des « animaux sauvages », il faudrait leur accorder une
« souveraineté ». Ils constituent des nations « souveraines » qui
s’organisent par elles-mêmes et dont les nations humaines doivent
respecter l’autonomie. « Si un peuple “mène une existence indépendante”,
lui “accorde une valeur” et “résiste” à la domination étrangère, s’il est
possible d’“identifier ses intérêts à travers son organisation sociale”, il
doit être considéré comme un peuple souverain4 . » Ces nations
souveraines devraient être reconnues par les institutions internationales, ce
qui suppose qu’il faut faire appel à des humains pour les représenter. Il ne
faut pas envahir leur habitat, et, si on doit pénétrer sur leur territoire, on
doit le faire avec précaution : par exemple, si un automobiliste renverse un
animal qui traverse une route, il faut qu’il le soigne et prenne soin de ses
petits s’il venait à décéder. Il faut aussi accepter le mode de vie de ces
animaux sauvages, même si la prédation qui règne dans le monde animal
nous répugne. Il n’est donc pas nécessaire, contrairement à ce qu’affirme
Nussbaum, de prévoir la protection de certaines espèces contre d’autres5 .
Si nous humains faisions preuve de paternalisme excessif, nous arriverions
à une sorte de « zoo universel » où les prédateurs seraient dans une cage,
les proies dans une autre. Quant aux « interventions humanitaires », ou
plutôt « animalitaires », souhaitables dans certains cas, il faudrait vérifier
qu’elles ne camouflent pas des visées impérialistes
Reste enfin le cas des « animaux liminaires », c’est-à-dire ceux qui
vivent au voisinage des humains dans les villes sans être domestiqués,
comme les rats, les souris, les goélands, les pigeons, les chats sauvages et
autres écureuils. Dans la mesure où ils ne sont ni des animaux sauvages ni
des animaux domestiques, il est plus difficile de leur donner un statut. Ils
devraient, selon Kymlicka et Donaldson, bénéficier d’un « statut
de résident », qui « permet de les reconnaître comme des co-résidents de
nos espaces urbains, bien qu’ils ne soient ni capables ni désireux
d’intégrer notre projet de citoyenneté coopération6 », une quasi-
citoyenneté à la manière de celle qui doit être accordée à des immigrés
régulièrement installés. La possibilité d’accéder à la citoyenneté doit
pouvoir leur être offerte, mais ce ne sera jamais qu’à une minorité
d’entre eux. Pour ces animaux liminaires, il faut concevoir
un environnement urbain soucieux de leur sécurité. Il faut éviter aussi
qu’ils ne soient stigmatisés comme étant responsables de maladies ou de
pollution. La société n’a pas cependant à leur accorder un « droit à la
santé » et à l’assistance, dans la mesure où ce serait entraver leur
autonomie : comme les animaux sauvages, il faut les laisser décider eux-
mêmes de quelle manière ils veulent gérer leur vie. Mais il doit cependant
être permis aussi de limiter l’« immigration » des animaux liminaires et
de leur interdire certains lieux, par exemple avec des filets anti-pigeons.
Mais tout cela n’est pas toujours simple : « les conflits demeureront
néanmoins inévitables. Des barrières et des pratiques soigneuses de
stockage de la nourriture et des déchets pourraient maintenir les rats et les
souris à distance des maisons et des placards, mais que faire si nous
achetons une vieille bâtisse où des colonies de rongeurs sont déjà bien
installées ? ». Difficile problème, mais Kymlicka et Donaldson ont la
solution : « la seule option serait peut-être alors de capturer ces animaux
et de les reloger », même si « ce serait évidemment une expérience
stressante pour eux7 ». Voilà le genre de discussions qui passionnent les
philosophes animalistes les plus branchés…
De toute façon, la vie des animaux, comme celle des humains, sera plus
riche dans un monde « multi-espèces » qui offre plus d’opportunités
d’épanouissement. Donaldson et Kymlicka, dans un article au titre qui
essaie d’être humoristique, « Citizen Canine8 », prennent l’exemple d’une
poule ostracisée par les autres poules « dans l’ordre social du picage ». Si
elle reste dans le monde du poulailler, elle sera marginalisée et ne
s’épanouira pas, alors que si elle fait partie d’une société « humanimale »,
elle « peut choisir de se lier d’amitié avec un humain, un chien ou un
cochon de la famille9 ». La vie dans une société « multi-espèces » peut
ainsi « accroître l’agentivité des animaux en élargissant leur monde
social10 ».

QUAND LES BŒUFS FONT PARTIE


DE LA « COMMUNAUTÉ UNIVERSITAIRE »

Les thèses assez surréalistes de Kymlicka et Donaldson sont illustrées


par leur étude de « l’histoire de Bill et Lou », deux bœufs employés dans
une ferme menant des expérimentations sur l’agriculture durable qui
dépend de l’université de Green Mountain College dans le Vermont. Le
point de départ de cette histoire exemplaire : alors que les deux bœufs
travaillaient ensemble depuis dix ans, « Lou s’est blessé à la jambe, et Bill
a refusé de continuer à travailler sous le joug avec un autre bœuf11 ». En
réponse à cet incident, la présidence de l’université a délibéré et a décidé
que Bill et Lou seraient « tués, puis transformés en hamburgers destinés à
la cafétéria de l’université12 ». Face à cette décision, tollé à l’université.
Un refuge animalier propose de prendre gratuitement les deux bœufs en
pension, mais la présidence de l’université, très écologiste, refuse au
prétexte que, « s’ils demeuraient en vie, Bill et Lou nuiraient aux objectifs
du programme d’agriculture durable, puisqu’ils continueraient à
consommer des ressources et à émettre des gaz à effet de serre, mais ne le
compenseraient plus comme ils le faisaient auparavant, lorsqu’ils
remplaçaient l’usage d’un tracteur13 ». On comprend que les défenseurs
des animaux, « pour qui Bill et Lou étaient des individus singuliers, [aient]
trouvé choquant le traitement qui leur a été infligé14 ». On notera que pour
les défenseurs des animaux de tendance « abolitionniste », exploiter la
force de travail d’animaux était de toute façon inadmissible. Kymlicka et
Donaldson proposent pour ces deux bœufs une solution plus politique et
militante, conforme à leur « modèle de la citoyenneté ». S’agissant de tels
animaux domestiques, il faut comprendre que nous sommes responsables
d’avoir fait d’eux une « caste destinée à nous servir15 ». Il faut donc
réparer cela et leur accorder le statut de citoyens à part entière, comme
nous l’avons fait pour les esclaves. Il faut désormais avoir avec eux des
relations d’égalité. Mais cette citoyenneté implique une collaboration, ce
qui veut dire qu’il faut la limiter aux animaux domestiques, car comment
pourrait-on « partager le demos avec des cobras, des baleines bleues ou des
tigres du Bengale16 ? ».
Selon nos auteurs, c’est exactement ce qu’illustre le cas des deux bœufs
Lou et Bill : « ils étaient coopératifs, attentifs aux humains et travailleurs,
ils ont créé des liens avec les étudiant-e-s et les personnes qui
s’occupaient d’eux ; ils faisaient partie de la communauté universitaire17
» . Ils étaient membres d’une société alors que celle-ci ne les
reconnaissait pas comme tels. Il faut au contraire leur reconnaître un droit
de résidence, le droit d’être protégés, le droit à la santé ainsi que des droits
en tant que travailleurs comme « le droit de ne pas travailler dans un
environnement dangereux et une prise en charge en cas de maladie quand
arrive la retraite18 », mais aussi le droit de voir leurs intérêts pris en
compte dans une décision qui engage le bien commun. Enfin et surtout le
droit à une « identité individuelle » qui implique qu’on évite que les
animaux ne soient choqués par des changements répétés de propriétaires.
Il faut aussi que nous prêtions attention à la manière dont les animaux
s’expriment et à ce qu’ils souhaitent nous faire comprendre. S’agissant de
Bill et Lou, il faut s’interroger sur la manière dont ils ont vécu les dix
années passées à labourer les champs : « Aimaient-ils tirer la charrue ? Le
vivaient-ils comme une forme d’asservissement, obtenu seulement par la
coercition et par l’usage du fouet, ou appréciaient-ils ce travail et les
relations sociales qu’il créait ? Auraient-ils préféré brouter l’herbe des
pelouses pour les tondre ou tirer une charrette et porter des navets au
marché ? Quelles activités appréciaient-ils ? Qui étaient leurs amis ?
Qu’est-ce qui était important pour eux19 ? ». Questions très sérieuses que
la présidence de l’université a eu le tort de ne pas se poser. On pourrait
croire qu’il est assez difficile de se prononcer sur cela puisque cela pose
« la question de savoir si nous pourrons jamais pénétrer le mystère de
l’esprit animal20 ». Mais, selon Donaldson et Kymlicka, pour les animaux
domestiques, cela n’est en fait « pas vraiment un mystère » : quiconque en
a déjà côtoyé sait qu’« ils essaient constamment de nous indiquer leurs
préférences, et qu’ils ont souvent des avis arrêtés sur le type de relation
que nous devrions entretenir avec eux21 ». Par exemple, à propos de Bill et
Lou, il faut être attentif au fait que Bill, après la blessure de Lou, a refusé
de continuer à tirer la charrue avec d’autres bœufs. « Dans les faits, ce
qu’il a dit, c’est que : “si Lou arrête, alors je crois que je vais arrêter aussi
maintenant, comme cela nous pourrons musarder ensemble dans la prairie
[…]”. Il s’agit donc d’un de ces moments où un animal individuel exprime
clairement ses souhaits, et compte sur ses compagnons humains pour les
reconnaître, les accepter et les respecter. Bill ignorait qu’en se contentant
ainsi de manifester son souhait de prendre sa retraite, il signait son arrêt
de mort22 . » Triste fin pour une histoire émouvante.

QUELLE FORCE D’INTERPOSITION


ENTRE LES ANIMAUX SAUVAGES ?

Donaldson et Kymlicka ne sont pas les seuls à faire face, sans grand
sens du ridicule, aux improbables dilemmes que soulève le droit des
animaux. Une objection classique contre le fait d’accorder des droits aux
animaux est que les animaux sont les premiers à ne pas respecter de tels
droits, et notamment le droit à la vie de leurs congénères. Comment
expliquer aux lions qu’ils ne doivent pas manger des gazelles ou aux loups
qu’ils doivent épargner les moutons ? Peter Singer rappelle qu’il s’agit
d’une vieille objection : Lord Chesterfield, au XVIII e siècle, « se servit du
fait que des animaux en mangent d’autres pour soutenir que cela fait partie
de l’“ordre général de la nature”23 ». Singer reconnaît qu’il y a ici un
problème : que faire des animaux carnivores qui menacent l’existence
d’autres espèces animales ? Ne faudrait-il pas alors les éliminer ? Selon
Singer, il existe une « réponse courte et simple » à cette question : « une
fois que nous aurons abandonné notre prétention à la “domination” sur les
autres espèces, nous devrions cesser complètement de nous immiscer dans
leur vie24 ». Certes. Mais cette réponse ne lui suffit en fait pas, car les
êtres humains en savent plus que les autres animaux sur ce que peut
réserver l’avenir et c’est donc à eux de venir à l’aide des animaux « dans
une situation où il serait cruel de ne pas intervenir25 ». Expertise toujours,
paternalisme toujours, et surtout ne jamais prêter attention à ce que les
animaux font et savent mieux que les universitaires à chienchien des
campus américains.
Dans son livre récent Les Frontières de la justice , la très renommée
philosophe américaine Martha Nussbaum fait preuve de la même
perplexité lorsqu’elle veut étendre sa théorie des « capabilités » aux
animaux. Selon elle, il faut donner à chaque espèce les moyens de
développer au maximum ce dont elle est « capable ». Ainsi certains chiens
spécialement doués, comme le border collie, devraient avoir un véritable
« droit à une éducation convenable26 ». À l’autre extrême de l’échelle
animale, Nussbaum estime que cette doctrine des capabilités pourrait
s’étendre « aux plantes et au reste de la nature », à qui il faudrait donner
les meilleures conditions d’épanouissement, mais en excluant sans doute
les cellules qui ne sont pas dotées de « capacité de locomotion, au sens
aristotélicien ». On pourra s’étonner d’une telle discrimination envers les
cellules27 …
C’est alors qu’apparaît la principale difficulté : comment concilier
l’« aspiration à la plénitude » du tigre et celle de la gazelle alors que, dans
la forêt, l’un aspire surtout à manger l’autre. La brutalité des
comportements des animaux sauvages choque notre philosophe WASP
bien élevée : « les cultures animales sont pleines d’humiliations des
faibles par les forts » et en particulier les cas de maltraitance des vieux y
sont très nombreux28 . On ne saurait mieux dire… Elle se demande alors si
l’on peut en rester à un stade de « non-intervention » entre la gazelle et le
tigre29 ? Si nous, animaux humains, qui savons mieux que tout le monde
ce qui va se passer, nous ne faisons rien pour protéger les plus faibles de
ces animaux, ne commettons-nous pas un délit de non-assistance à
personne, ou plutôt à « être sensible » en danger ? Il conviendrait ainsi de
préserver les espèces les plus menacées par d’autres animaux. Mais en
même temps, si nous capturons, voire même tuons, les animaux
prédateurs, ne nions-nous pas leur nature propre et ne manifestons-nous
pas ainsi le fait que nous sommes nous-mêmes « le pire de tous les
prédateurs » ? Comment « protéger la gazelle mais en même temps les
besoins du tigre30 » ? Cette question épineuse met Nussbaum mal à l’aise.
Elle propose alors de s’inspirer d’une série de solutions qu’elle estime
raisonnables. Ainsi d’une « découverte » faite au zoo du Bronx dans
lequel, « pour satisfaire les besoins de chasse du tigre, on lui fait passer
une grande balle au bout d’une corde, qui a un poids similaire à celui
d’une gazelle. Cela satisfait les besoins du tigre qui n’est pas frustré et
cela évite aussi à la gazelle de souffrir31 ». Selon Nussbaum, on pourrait
ainsi faire avec les tigres ce qu’on fait avec un chat ou un chien
domestique, leur donner une baballe pour jouer. On reste cependant
sceptique sur la capacité du tigre à se satisfaire d’une grande balle à la
place d’une gazelle : c’est quand même moins goûteux…
Une autre solution est envisagée par Nussbaum : plutôt que de tuer des
prédateurs qui risquent fort de ne pas changer et de ne pas comprendre que
ce qu’ils font est mal, il vaudrait mieux les castrer afin qu’ils ne se
reproduisent pas et ne perpétuent pas cette violence au sein du monde
animal. Cette solution serait au surplus plus facile à adopter pour les
animaux que pour les humains car « la stérilisation forcée des êtres
humains va à l’encontre d’un certain nombre de droits » auxquels les
humains sont attachés32 . Il faut traiter les animaux comme on devrait
traiter les enfants et les handicapés mentaux. « Un paternalisme intelligent
et respectueux encourage l’euthanasie pour les animaux âgés (et plus
jeunes) qui souffrent de manière irréversible33 . » Et là aussi il est plus aisé
d’euthanasier des animaux âgés que des vieillards humains, qui ne se
laissent pas toujours faire. On croyait pourtant que les animaux devaient
bénéficier de droits égaux à ceux des humains ? Il semblerait en fait que
ce soit plutôt les humains fragiles qui seront traités à l’imitation des
animaux, par des experts autoproclamés, décidant de qui doit vivre et qui
doit mourir.
Nussbaum n’exclut cependant pas la nécessité d’intervenir en certains
cas directement avec des opérations analogues aux interventions
d’« ingérence humanitaire », lorsqu’une espèce est directement menacée
par une autre, comme dans le cas de guerres ethniques entre humains. Et
s’il faut faire des économies pour financer ces interventions, ce n’est pas
bien compliqué : il suffirait « que les gens arrêtent de rouler en 4x434 ».
On est abasourdi par la pauvreté de l’argumentaire d’une philosophe
considérée comme l’une des plus influentes d’aujourd’hui… Traiter les
animaux comme des handicapés mentaux ou comme des ethnies en guerre,
est-ce vraiment les respecter ? N’est-ce pas plutôt n’avoir rien compris à
ce qui fait la beauté du règne animal et son extraordinaire altérité ? Les
pauvres Nussbaum et Kymlicka/Donaldson n’ont tout simplement plus
aucune idée de ce que peut être un animal en liberté. Ils sont enfermés
dans leur propre humanité à un point qui est tout à fait surprenant. C’en est
presque pathétique lorsqu’on voit Martha Nussbaum raconter par le menu
les soins que Cass Sunstein, son ex-mari, donnait à son berger allemand
« très intelligent et très aimant », Bear :
« Quand Bear a commencé à vieillir, ses hanches ont commencé à se
détériorer. Il n’avait pas mal, mais il ne pouvait plus se déplacer comme il
le faisait avant […]. Parce qu’il n’avait pas mal l’individualisme moral
n’aurait sans doute pas recommandé de traitement particulier pour Bear.
Mais sa famille en a décidé autrement, lui fournissant un nouveau modèle
de chaise roulante pour chien qui supportait son arrière-train et lui donnait
la possibilité de se déplacer en marchant avec ses jambes de devant […]
La mobilité est une partie essentielle de leur accomplissement pour les
chiens, ce qu’elle n’est pas pour les éponges. Avoir accès au mouvement
est une part essentielle d’une vie digne pour Bear35 . »

Les juristes contre les droits de l’animal


La pression est désormais de plus en plus forte pour que les juristes
reconnaissent un « droit de l’animal ». Il conviendrait alors de réécrire
l’ensemble des codes, de manière à ce qu’ils se conforment à cette fausse
évidence que les animaux seraient des personnes comme nous, les
humains. Pour ces militants des droits de l’animal, le droit positif,
réellement existant, tiendrait « l’animal » en général pour quantité
négligeable, voire même pour une chose. Le premier pas en ce sens a été
accompli par l’« amendement Glavany » ajouté au plus symbolique de nos
codes, le Code civil, voté en 2015 par le Parlement français, qui définit les
animaux comme « des êtres vivants doués de sensibilité ». L’animal ne
doit désormais plus être rangé parmi les « biens meubles », c’est-à-dire
susceptibles d’être déplacés. Cet amendement ne serait cependant qu’un
premier pas et les députés écologistes ont déjà regretté que rien ne soit
prévu pour les animaux sauvages, dont il est traité dans le Code de
l’environnement, qui ne reconnaît pas leur sensibilité, à moins qu’ils ne
soient « détenus » dans un « zoo ou un cirque36 ». Il a été réclamé en 2016
la création d’un secrétariat d’État aux animaux, à l’instar du secrétariat
d’État aux droits des femmes. La prochaine étape sera de reconnaître aux
animaux une personnalité juridique. Un petit nombre de juristes
s’engagent en faveur de cette idée d’une « extraction » des animaux du
domaine des biens, qui n’est pas encore véritablement réalisée par cette
modification du Code civil.
Les juristes, dans leur majorité, semblent opposés à une telle
modification même s’il est évidemment difficile de résister à un tel déluge
de bons sentiments et à un lobbying bien organisé. Ceux des juristes qui
osent indiquer les innombrables difficultés et contradictions que soulèvent
de tels projets sont assez rapidement dénoncés sur la place publique,
même s’ils se contentent de noter que les animaux sont déjà assez
protégés, et de manière différenciée, par les différents codes, Code civil,
Code rural ou Code de l’environnement. C’est ce que s’est permis de
rappeler aux États-Unis quelqu’un comme Richard Epstein, professeur de
droit à Chicago, qui note que, contrairement à ce que l’on prétend, les
animaux n’ont jamais dans l’histoire été traités comme des « propriétés »,
comme des choses. Le point de vue « cartésien » sur les animaux-
machines n’a jamais entraîné quelque juridiction que ce soit. Les animaux
ont toujours été traités en tenant compte de subtiles différences : ainsi des
animaux qui s’échappent ne sont pas traités de la même manière s’ils ont
l’intention de revenir vers leur propriétaire ou de reprendre la vie sauvage.
« La règle était qu’un animal qui a quitté la maison de son propriétaire
avec l’intention de retour (ce qu’on appelait animus revertendi ) ne
pouvait pas être pris par un autre, alors que l’animal qui avait retrouvé sa
liberté à l’état sauvage pouvait être capturé37 . » De fait, les civilisations
« qui vivaient avec les animaux » et « dépendaient absolument » d’eux
« ne tombaient pas dans de grossières erreurs de classification, comme le
fait la nôtre qui n’a quasiment plus aucun contact avec les animaux38 ».
De même en France, des juristes comme Rémy Libchaber notent qu’il
existe, sur toutes ces questions, « plusieurs codes », comme il existe
« plusieurs animaux », qui sont considérés de manière différente, dans le
Code civil, le Code pénal, le Code rural ou le Code de l’environnement.
Epstein osa même ironiser et se demander, dans le New York Times : « est-
ce que les bactéries devraient, elles aussi, avoir des droits39 » ? Selon lui,
« il ne resterait rien de nos sociétés humaines si nous traitions les animaux
non comme des propriétés mais comme des détenteurs indépendants de
droits40 ». Attribuer des droits aux animaux conduirait d’ailleurs à toute
une série d’absurdités. Si l’on admet l’idée que les droits comportent
toujours des devoirs corrélatifs, quelles seront les obligations des
animaux ? Parler de « droit des animaux », c’est oublier que « la personne
physique, au sens du droit, est potentiellement apte à être titulaire de
toutes sortes de droits et débitrices de toutes sortes d’obligations41 ». Si
l’on admet dans le Code civil que les animaux sont des personnes, cela
voudra-t-il dire qu’ils vont avoir toutes les caractéristiques de la
« personne » au sens juridique, c’est-à-dire posséder des biens, fonder une
famille, etc. ? Que devra-t-on faire de la doctrine du premier occupant si
on l’applique aux animaux qui deviendraient ainsi propriétaires de la terre
entière ? Cet humanitarisme qui pourrait sembler inoffensif a des
conséquences absurdes qui répugnent aux juristes.

LE « CRI DE LA CAROTTE »
OU LE DÉPLACEMENT DE LA FRONTIÈRE

Il existe un argument qui n’a pas son pareil pour faire perdre leur sang-
froid aux défenseurs des droits des animaux, celui du « cri de la carotte42
». Cet argument consiste à dire qu’il est absurde de s’interdire de manger
de la viande, au motif que l’on tuerait ainsi des êtres sensibles, qui ont
souffert durant leur élevage et lors de leur mise à mort, alors que l’on
continue pourtant à manger des végétaux. Qu’est-ce qui nous assure que
les végétaux, qui sont eux aussi des êtres vivants, ne souffrent pas
lorsqu’ils sont cueillis, découpés et mangés ? Le philosophe new age Alan
Watts relevait cette difficulté lorsqu’il rapportait l’argument d’un
bouddhiste lui expliquant qu’il était végétarien simplement parce que « les
légumes, lorsque nous les tuons, hurlent moins fort43 ». Il ne prétendait
pas être parfait et mangeait quant à lui ce qui lui semblait le moins
susceptible de souffrir : un respect radical du vivant supposerait en effet
de ne plus rien manger qui soit organique de quelque manière que ce soit.
Et donc pas non plus de végétaux, qui sont des vivants comme les autres.
Il ne resterait plus donc qu’à devenir géophages.
Ce « cri de la carotte », qui irrite au plus haut point les végétariens, est
en fait une vieille histoire et, au lieu de s’indigner, les végétariens feraient
bien de s’interroger sur les raisons de son succès persistant. On retrouvait
en effet la même idée dans une comédie à succès de Champfleury et
Monnier, La Reine des carottes , jouée à Paris en 1848. Elle mettait en
scène un jardinier qui faisait un rêve où la reine des carottes lui reprochait
son métier d’assassin. Mais il persiste à préparer le repas : au moment où
il « ratissait » la première carotte, « il entendit un faible gémissement, tout
d’abord il ne s’inquiéta pas ; ce ne fut qu’à un second cri qu’il pensa à un
chat enfermé dans une armoire ». C’était le cri des carottes : un juge leur
commanda alors de « se laisser couper dorénavant sans souffler mot.
Jugement inique ! On peut condamner quelqu’un à mort, mais jamais on
ne lui a retiré l’usage de la parole dans ses derniers moments44 ».
L’argument du « cri de la carotte » est en général utilisé aujourd’hui par
les carnivores impénitents. Pourquoi refuserions-nous de manger les
vivants les plus proches de nous alors que nous faisons beaucoup moins de
difficultés pour manger des plantes ou même des animaux plus éloignés de
nous ? Où tracer la limite entre les vivants qui sont susceptibles d’être
mangés et les autres ? Est-ce la présence ou l’absence d’un système
nerveux qui ferait que l’on pourrait manger des mollusques, moules ou
huîtres, qui en sont dépourvues, et pas des céphalopodes, comme les
poulpes ou les calmars, qui sont dotés d’un système nerveux et semblent
donc devoir souffrir ?
Pour Singer, s’il faut protéger les animaux de la douleur c’est parce
qu’ils sont des êtres « sensibles », capables de ressentir plaisir et douleur.
Mais tous les animaux sont-ils dans ce cas ? Singer est loin de le penser :
« Nous connaissons assez le système nerveux des mammifères et des
oiseaux, leur comportement, leurs origines et leur évolution pour avoir la
certitude qu’ils sont capables d’une expérience de la douleur. Le degré de
certitude diminue à mesure que l’on s’éloigne de l’être humain et qu’on
arrive en bas de l’arbre phylogénétique. Les vertébrés sentent la douleur,
mais les moustiques45 ? » Là-dessus, les choses ne sont pas très claires et
lorsqu’un journaliste lui demande s’il est possible de manger des huîtres,
Singer fait part de son embarras sur ce sujet qui le préoccupe : « Ce sujet
m’a encore et toujours taraudé ces dernières années. Il y a peut-être un
tout petit peu plus de doute sur la manière dont les huîtres pourraient
ressentir de la douleur qu’il n’y en a pour les plantes, mais c’est pour moi
hautement improbable. Et même si vous pouvez leur accorder le bénéfice
du doute, vous pouvez aussi dire que tant qu’on n’aura pas plus de preuve
sur cette capacité sensible, le doute est si infime qu’il n’y a aucune raison
de ne pas manger d’huîtres élevées dans des parcs durables46 . » Il adopte
donc une réponse assez laxiste qui scandalisera les vegans les plus
rigoureux.
Pour d’autres auteurs comme Regan, la ligne de démarcation doit être
tracée entre les animaux qui sont « sujets d’une vie » et les autres. Regan
est cependant conscient de la difficulté de son projet : « Tracer une ligne
de démarcation représente un défi pour ceux qui croient que tous les
animaux ne sont pas sujets d’une vie. Les amibes et les paramécies, par
exemple, sont dans le monde, mais elles ne sont pas conscientes du
monde. Où les sujets-d’une-vie apparaissent-ils exactement sur l’échelle
phylogénétique ? » Mais il poursuit et répond, « d’une manière
conservatrice », sans trop d’arguments : « Je trace la ligne à partir des
“mammifères normaux mentalement âgés d’un an ou plus”47 . » Cela laisse
de quoi se nourrir…
Quant à Martha Nussbaum elle explique, autre version du « cri de la
carotte », qu’il est plus grave de tuer « une vache qu’une crevette » car
celle-ci « ressent beaucoup plus de dommages à sa mort que la crevette :
privation d’un réseau social, des plaisirs variés du mouvement et de la
nourriture, privation de la mobilité. Une crevette ne ressent probablement
même pas de douleur : elle a certainement un nombre restreint de
fonctions et peu de conscience de ces fonctions48 ». Avec Singer et
Nussbaum, les amateurs de fruits de mer ont encore de beaux jours devant
eux…
En fait, il faut bien se rendre compte que lorsqu’on dit qu’il faut effacer
les frontières entre humain et animal, on annonce simplement qu’on va les
déplacer. On va donc tracer cette frontière ailleurs à l’intérieur du monde
animal. On abandonnera sans doute à leur triste sort les moustiques, fruits
de mer et autres microbes et a fortiori les fruits et légumes, qui sont
pourtant des vivants comme les autres. C’est ce que remarquent certains
juristes face à la définition récente des « animaux » dans le Code civil
comme des « êtres vivants doués de sensibilité ». Philippe Malinvaud note
ainsi :
Qu’est donc l’animal au sens de l’article 515-14 ? Faute de précision, on serait tenté de
dire que c’est tout animal, quel qu’il soit. La liste est alors sans fin, on peut recenser
plusieurs millions d’espèces ! Du plus simple au plus complexe, Wikipédia cite : l’éponge,
les anémones de mer, les coraux et méduses, les vers – les coquillages, les mollusques
(escargots, limaces, moules, huîtres, seiches), les crabes et écrevisses… – les poissons –
les myriades d’insectes (arachnides, araignées, scorpions et acariens, mais aussi
libellules), hexapodes (blattes, mantes, termites et acariens), orthoptères (sauterelles,
grillons), hémiptères (punaises, cigales), coléoptères (hannetons, coccinelles),
hyménoptères (abeilles, guêpes, fourmis), diptères (mouches) – les tétrapodes (reptiles,
serpents, crocodiles, tortues), parmi lesquels figurent également les oiseaux et les
mammifères49 .

Et Malinvaud de conclure après cette énumération : « On est quelque


peu perplexe sur l’application de la future définition légale à ces divers
animaux. Méduses, araignées, termites, fourmis, serpents sont-ils doués de
sensibilité ? Et quid des huîtres que nous dégustons avec un filet de citron
qui les fait réagir ? » Malinvaud poursuit : édicter que « les animaux sont
des êtres vivants doués de sensibilité » est une « définition qui a sa place
naturelle dans un dictionnaire, non une règle de droit, car elle n’a aucun
effet normatif50 ». Dans le même esprit, pourquoi n’y mettrait-on pas
aussi les végétaux ? « Pourquoi réserverait-on des droits aux animaux
ayant un système nerveux analogue au nôtre au motif qu’ils seraient les
seuls capables de “souffrir” ? Cela reviendrait simplement à déplacer le
curseur alors qu’on peut très bien faire l’hypothèse que le mouvement est
déjà l’ébauche d’une sensation. Pourquoi ne pas protéger les légumes qui
sont des vivants comme les autres51 ? »
L’anthropomorphisme se donne ici libre cours et les seuls animaux qu’il
conviendrait de protéger sont ceux qui nous sont proches et dont la
souffrance évoque quelque chose pour nous. Pourquoi ne pas se soucier
non plus du stress des bactéries ou des éponges ? Comme le remarque le
juriste américain Richard Epstein : « Ne pourrait-on pas dire que
l’irritabilité est une forme de sensibilité et pourquoi les bactéries ne
seraient-elles pas protégées elles aussi52 ? » Ne pourrait-on imaginer que
les fleurs qui se rétractent, les insectes ou les mollusques éprouvent
d’autres types de sensations que les nôtres ? Le cri de la carotte toujours…
Notes
1 . T. Regan, Les Droits des animaux , Paris, Hermann (www.hermann.fr ), 2012, p. 479.
2 . G. Francione, Animals, Property and the Law , Philadelphia, Temple University Press,
1995, p. 65.
3 . S. Donaldson, W. Kymlicka, Zoopolis. Une théorie politique des droits des animaux
(1991), Paris, Alma, 2016, traduit de l’anglais par Pierre Madelin, p. 170. Il faut dire que les
auteurs sont fort attachés à leur chien bien aimé à qui le livre est dédié : « Codie est mort en
2005, mais son esprit nous a guidés tout au long de l’écriture de ce livre. » Cette dédicace a
bizarrement disparu de la récente traduction française.
4 . Ibid ., p. 244.
5 . Cette question de la prédation qui règne au sein du monde animal reste un sujet
d’interrogations infinies et involontairement cocasses pour les animalitaires. Que le monde
animal ne fonctionne pas comme le monde humain « civilisé » est pour eux un sujet
d’étonnement et de scandale.
6 . Ibid ., p. 30-31.
7 . S. Donaldson, W. Kymlicka, Zoopolis , op. cit. , p. 347.
8 . D’après Citizen Kane , le film d’Orson Welles.
9 . S. Donaldson, W. Kymlicka, « Citizen Canine : Agency for Domesticated Animals »,
texte préparé à l’occasion du colloque « Domesticity and Beyond : Living and Working with
Animals », Queen’s University, septembre 2012. Consultable sur http://christianebailey.com/
10 . Ibid ., p. 15.
11 . W. Kymlicka, S. Donaldson, « Étendre la citoyenneté aux animaux », Tracés. Revue des
sciences humaines , 15, 2015, Hors série, 2015, Traduire et introduire , p. 143.
12 . Ibid .
13 . Ibid ., p. 144.
14 . Ibid .
15 . Ibid ., p. 145.
16 . Ibid ., p. 146. Nous trouvons pour notre part cette formule très discriminante à l’égard
des cobras, des baleines et des tigres.
17 . Ibid .
18 . Ibid ., p. 147.
19 . Ibid ., p. 151.
20 . Ibid ., p. 154.
21 . Ibid .
22 . Ibid . p. 155.
23 . P. Singer, La Libération animale , op. cit. , p. 395. On aimerait rappeler à cette occasion
que Lord Chesterfield est l’auteur de merveilleuses Lettres à son fils , une sorte de traité
d’éducation qui fait preuve d’un tact et d’une sensibilité qu’un rustaud comme Singer ne
pourra jamais comprendre.
24 . Ibid ., p. 396.
25 . Ibid .
26 . M. Nussbaum, Frontiers of Justice. Disability, Nationality, Species Membership ,
Harvard, Harvard University Press, 2006, p. 397.
27 . Ibid ., p. 447, n. 24. Mais Nussbaum est coutumière de ce genre de discriminations.
Toutes les espèces animales n’ont pas les mêmes « capabilités » : il est évidemment moins
grave de « tuer sans le faire souffrir un poisson que de tuer une vache » (Frontiers of Justice ,
p. 387). On se demande bien pourquoi, si ce n’est que l’une est plus difficile à tuer, à tous
points de vue, que l’autre. Nussbaum a un moment de lucidité : il faut admettre qu’il s’agit de
questions très « glissantes » car peut-être manifestons-nous ici une préférence pour des espèces
qui sont plus proches de « notre propre forme de vie ».
28 . Ibid ., p. 399.
29 . Ibid ., p. 379.
30 . Ibid .
31 . Ibid ., p. 371.
32 . Ibid ., p. 396. Cette « solution », particulièrement hypocrite, est bien dans la ligne de la
théorie des « nudges », des coups de pouce, de l’ex-mari de Martha Nussbaum, Cass Sunstein,
qui fut « tzar de la régulation » d’Obama. On n’interdit pas directement aux humains de fumer,
de boire de l’alcool, de manger du gras ou du sucre, etc., mais on fait en sorte que ces
comportements deviennent de plus en plus difficiles à satisfaire. Les « experts » savent mieux
que nous ce qui est bon pour nous. Cependant nous sommes encore – mais pour combien de
temps ? – un peu plus difficiles à dresser que les animaux…
33 . Ibid ., p. 393.
34 . Ibid ., p. 403.
35 . Ibid ., p. 365.
36 . J.-M. Neumann, « Les animaux reconnus comme “êtres sensibles”, un pas “totalement
symbolique” », Le Monde , 16 avril 2014.
37 . R. Epstein, « The Dangerous Claims of the Animal Rights-Movement », The Responsive
Community , vol. 10, 2, printemps 2000, p. 30.
38 . Ibid . Epstein ajoute qu’après l’Holocauste il est « offensant de penser que l’on puisse
voir dans le traitement des animaux le même genre de génocide insensé et pervers, le mal et la
cruauté absolue qui ont marqué ces tragédies humaines ».
39 . R. Epstein, in W. Glaberson, « Legal Pioneers Seek to Raise Lowly Status of Animals »,
New York Times , 18 août 1999.
40 . Ibid .
41 . S. Desmoulin-Cancelier, « Quel droit pour les animaux ? Quel statut juridique pour
l’animal ? », Pouvoirs , 2009/4, 131, p. 46.
42 . Cette objection est, sur Internet, en tête du « Top 6 des phrases que les végétariens en
ont marre d’entendre ». Cf. https://www.youtube.com/watch?v=4AK-iFJzHJ0. Sur cette
question du « cri de la carotte », cf. P. Bruckner, Le Fanatisme de l’apocalypse , Paris, Grasset,
2011, p. 132-133.
43 . A. Watts, « Meurtre dans la cuisine », in Matière à réflexion , Paris, Denoël-Gonthier,
1972.
44 . Champfleury, Monnier, La Reine des carottes. Pantomime fantastique en douze
tableaux , Théâtre des pantomimes, 1848, p. 3.
45 . P. Singer, « Des droits de l’homme pour les animaux ? Entretien avec E. Aeschimann »,
Le Nouvel Observateur , 18 juillet 2013.
46 . Cité par Christopher Cox, « Manger des huîtres ne fait pas de mal (même pas aux
huîtres) », Slate , 12 avril 2010. Consultable sur http://www.slate.fr/
47 . T. Regan, Les Droits des animaux , Hermann, Paris, 2013, p. 21.
48 . M. Nussbaum, Frontiers of Justice, op. cit. , p. 386.
49 . P. Malinvaud, « L’animal va-t-il s’égarer dans le code civil ? », Recueil Dalloz , 2015,
p. 87.
50 . Ibid .
51 . Ibid .
52 . Ibid .
III

L’ARGUMENT
DES « CAS MARGINAUX »

La première conséquence que l’on peut tirer de l’assimilation radicale


entre l’homme et l’animal est qu’il faut les traiter tous deux de la même
manière. Pourquoi pas ? Cependant les choses se compliquent lorsque
Singer puis Regan usent d’un argument célèbre pour prouver qu’il n’y a
pas véritablement de différence entre les humains et les animaux. Ce
raisonnement par l’absurde est fort connu dans le milieu de l’éthique
animale sous le nom d’« argument des cas marginaux1 ». L’argumentation
est apparemment simple et vise à convaincre qu’il faut traiter de la même
manière les animaux et les humains. Ce raisonnement est en fait choquant
et les conséquences que les animalitaires en tirent sont dévastatrices. Les
bons sentiments conduisent ici aux pires horreurs.
Pour Singer et les siens, il s’agit de montrer que la différenciation que
l’on fait entre humain et animal, en se fondant sur un certain nombre de
facultés essentielles, ne tient pas. Admettons que l’on définisse l’humanité
par le langage, la conscience ou la raison. Ce serait parce qu’ils sont
dépourvus de ces facultés que les animaux sont dotés d’un statut inférieur.
C’est pour cette raison qu’il serait considéré comme normal de faire sur
eux toutes sortes d’expérimentations scientifiques au profit des humains,
qui se trouvent eux dotés d’un statut « supérieur ». Or, selon Singer, il
existe toute une série d’êtres habituellement qualifiés d’humains qui ne
jouissent pas de ces facultés, quelle que soit celle qui est choisie pour
différencier l’homme de l’animal. Ce sont ceux que Singer qualifie, dans
un étonnant euphémisme, de « cas marginaux » ou de « cas non
paradigmatiques ». En fait, il désigne ici les enfants et adultes handicapés
mentaux, les vieillards séniles ou les personnes en coma dépassé qui sont
dépourvus de conscience, de langage ou de rationalité. Mais il est
considéré comme totalement inacceptable de faire des expérimentations
sur ces humains « marginaux » alors que l’on en pratique sans aucun
problème sur des animaux qui sont, selon Singer, beaucoup plus
conscients ou intelligents que ces humains extrêmement diminués.
Comment expliquer une telle différence de comportement ? Selon Singer,
la seule explication tiendrait à un préjugé inconscient et totalement
irrationnel qui nous fait préférer notre espèce, l’espèce humaine, à toutes
les autres espèces animales :
Du point de vue de cet argument, les animaux non humains d’une part et les jeunes
enfants attardés mentaux de l’autre se trouvent dans la même catégorie ; et si nous
utilisons cet argument pour justifier une certaine expérience sur des animaux non humains
nous devons nous demander si nous sommes également prêts à autoriser cette même
expérience sur de jeunes enfants humains ou des adultes attardés mentaux ; et si nous
faisons à ce sujet une différence entre ces animaux et ces êtres humains, sur quelle base
pouvons-nous la fonder, si ce n’est sur un parti pris cynique – et moralement
indéfendable – en faveur des membres de notre propre espèce2 ?

C’est à ce préjugé qu’il convient de mettre fin. Il faut traiter les


animaux aussi bien que nous traitons les humains ou alors accepter de
traiter les « cas marginaux » aussi mal que les animaux. Dès lors, il
faudrait renoncer à tout préjugé en faveur de l’espèce humaine et
expérimenter sur des humains handicapés plutôt que sur des animaux. Il
n’y a en effet, selon Singer, aucune raison de distinguer entre les
« animaux humains » et les « animaux non humains ». Aucun des critères
habituels (langage, conscience de soi, raison) ne convient pour les
distinguer. Si des droits sont attribués à des humains dépourvus de
conscience ou de langage, alors ils devraient être également attribués à
certains animaux, notamment les mammifères dotés d’un système nerveux
central. Tous, humains et animaux, sont des êtres sensibles et il convient
d’empêcher la souffrance des uns comme des autres. Ce sont les intérêts
des êtres sensibles qu’il convient de protéger et non ceux des « animaux
humains ».
Singer précise quelquefois qu’il n’a pas dit qu’il faut traiter les humains
handicapés aussi mal que les animaux, qu’il voudrait faire tout le
contraire. Il critique ceux de ses adversaires utilisant l’argument de la
« pente glissante » qui soutiennent qu’il va arriver à cette conclusion. Les
disciples de Singer prétendent qu’il souhaite non pas que les humains
handicapés soient plus mal traités que maintenant mais que les animaux
soient mieux traités. Singer annonce que son but est « d’élever le statut
des animaux, non d’abaisser celui des humains3 ». On peut cependant en
douter lorsqu’on lit la phrase suivante : « je ne prétends pas que des
handicapés mentaux devraient être nourris de force avec des colorants
jusqu’à ce que la moitié d’entre eux périssent ». Mais il poursuit ensuite,
comme à regret : « bien que cela nous donnerait cer tainement, à propos du
caractère inoffensif ou toxique de la substance testée, des indications plus
précises que n’importe quel test effectué sur des lapins ou des chiens4 ».
Singer ne se prive pas pour aller explicitement dans ce sens et tirer les
conséquences prévisibles de cette argumentation. Ainsi, à ceux qui
s’inquiètent des effets de l’interdiction des expérimentations sur les
animaux, il répond qu’il vaudrait mieux faire des expériences sur les
humains dans le coma. Au journaliste qui lui pose une question
« précise » : « La recherche sur les chimpanzés a conduit au vaccin contre
l’hépatite B, qui a sauvé beaucoup de vies humaines. Faisons comme si
nous étions au moment où la recherche a commencé. La stopperiez-
vous ? », Singer répond : « Je ne suis pas à l’aise avec toute recherche
envahissante sur les chimpanzés. Je voudrais demander s’il n’y a pas une
autre solution ? Et je pense qu’il y a d’autres solutions. Je dirais, pourquoi
ne pas obtenir le consentement des proches de gens qui sont dans des états
végétatifs ? » Réponse du journaliste : « Ce serait une émeute ! » Singer
conclut très explicitement : « Si vous pouviez vraiment déterminer en
toute certitude que cette personne ne redeviendra plus jamais consciente,
ce serait beaucoup mieux de se servir d’elle plutôt que d’un chimpanzé5 . »
Et cette réponse n’est pas un passage isolé, un dérapage malheureux,
c’est une idée à laquelle Singer tient et sur laquelle il revient sans cesse. Il
explique ailleurs : « si nous acceptons l’argument selon lequel les animaux
non humains, les bébés et les humains retardés sont dans la même
catégorie, et que nous utilisons cet argument pour justifier
l’expérimentation sur des animaux non humains, nous devons nous
demander si nous sommes aussi prêts à autoriser des expérimentations sur
les bébés et sur les adultes retardés, et, si nous faisons une distinction
entre les animaux et ces humains, sur quelle base pouvons-nous le faire,
qui soit autre chose qu’une préférence éhontée, et moralement
indéfendable, en faveur des membres de notre propre espèce6 ». Certaines
vies d’humains profondément handicapés sont moins « dignes d’être
vécues » que celle d’animaux adultes et sensibles, voire dotés de certains
« projets de vie ». Singer, comme d’habitude, va le plus loin possible dans
la provocation placide et la stupidité contente de soi. Selon lui, tout cela
est logique : certains animaux qui semblent avoir une conscience et des
projets de vie ont plus de valeur que des êtres humains totalement
handicapés qui ne sont pas des « personnes ». Du point de vue de ce qu’il
appelle les « indicateurs de personne », il est plus grave d’expérimenter
sur un cochon que sur un enfant handicapé. C’est ce que Singer annonce
sans la moindre gêne, dans un journal de pédiatrie qui plus est ! « Si nous
comparons un enfant humain sévèrement handicapé et un animal non
humain, un chien ou un cochon, par exemple, nous trouvons souvent que le
non-humain a des capacités supérieures, à la fois en acte et en puissance,
pour la rationalité, la conscience de soi, la communication et toutes ces
autres choses qui peuvent être plausiblement considérées comme
moralement significatives. Seul le fait que l’enfant est un membre de
l’espèce Homo sapiens le conduit à être traité différemment du chien ou
du cochon7 . » Le cochon est supérieur à l’enfant qui de toute façon n’est
pas conscient et n’a pas de perception de son avenir et donc « il y a des
raisons de préférer qu’on utilise, pour les expérimentations, des enfants
humains, par exemple des orphelins, ou des personnes gravement
handicapées mentales, car les enfants ou les handicapés mentaux
n’auraient aucune idée de ce qui va leur arriver8 ». Cet argument, au
prime abord bienveillant pour les animaux, conduit en fait à des
conséquences d’une brutalité incroyable pour les humains. L’idée est sans
cesse réaffirmée par Singer. Il semble donc bien que, si l’on supprime la
limite entre humains et animaux, on doit simultanément établir des
distinctions entre plusieurs types d’humains. Selon Singer il y a, parmi
ceux que l’on appelle couramment les humains, des « humains-
personnes », dotés de conscience et dont la vie vaut la peine d’être vécue,
et des « humains-non-personnes », dont la vie a moins de valeur que celle
d’un animal adulte en bonne santé. Toutes les vies humaines ne sont pas
d’égale valeur :
Je conclus donc que le rejet du spécisme n’implique pas que toutes les vies soient
d’égale valeur. […]. Il n’est pas arbitraire de soutenir que la vie d’un être possédant la
conscience de soi, capable de penser abstraitement, d’élaborer des projets d’avenir, de
communiquer de façon complexe, et ainsi de suite, a plus de valeur que celle d’un être qui
n’a pas ces capacités9 .

Charmante conclusion ! Singer s’indignera par la suite que ses


conférences en Allemagne aient donné lieu à des manifestations
d’opposants qui rapprochaient ses doctrines du nazisme. Comment
pourtant ne pas penser ici au livre des deux universitaires allemands,
Hoche et Binding, précurseurs, en 1920, du programme nazi
d’extermination des déficients mentaux, qui proposaient de détruire les
« vies indignes d’être vécues », ces « existences-ballasts » et ces
« coquilles humaines vides », qui empêchent les sociétés d’avancer à leur
meilleur rythme et ne possèdent aucun « droit subjectif à la vie10 » ?
Cet argument des cas marginaux est également au cœur de
l’argumentaire de Paola Cavalieri et du « Projet Grands Singes ». Les
appels à « l’humanisme » pour refuser des droits aux grands singes
seraient hypocrites car « nous avons toujours eu, dans notre espèce, la
présence d’individus non paradigmatiques, qui sont irrévocablement
dépourvus de caractéristiques jugées typiquement humaines : les
handicapés mentaux, les demeurés et les séniles11 ». Cavalieri s’étonne
qu’il nous semble cruel de pratiquer sur eux des expérimentations que l’on
fait d’habitude sur des animaux, notamment dans le cadre de la recherche
médicale. Si nous ne voulons pas faire d’expérimentation sur ces humains
non paradigmatiques, il n’y a aucune raison d’en pratiquer sur les
animaux. En effet, si l’on se place d’un point de vue strictement
« scientifique », rien ne justifie une différence de traitement entre les
chimpanzés et les hommes : « nous savons aujourd’hui que nous
partageons avec les autres animaux nombre de nos gènes et une histoire
évolutive commune12 ». Dès lors, mieux traiter les humains non
paradigma tiques que les grands singes, ce serait conserver pour ceux-ci
« le statut moral de seconde classe qui est le leur aujourd’hui13 ».
Luc Ferry avait très justement objecté à Cavalieri que si les handicapés
ne sont pas traités de la même manière que les animaux, c’est qu’ils ont
été, ou seront, au moins potentiellement, des « citoyens actifs » : « les
grands singes ne pourront jamais être plus, et encore s’exprime-t-on là par
simple analogie, que des “citoyens passifs”, à la différence des enfants qui
ne le resteront pas, des handicapés mentaux sévères qui pourraient ou
auraient pu ne pas l’être et des vieillards séniles, qui ne l’ont pas
toujours été14 ». À cette critique, Cavalieri répondait, ce qui était censé
nous tranquilliser : « je ne prône pas un traitement moins égal pour les
êtres humains non paradigmatiques ». Mais elle ajoutait immédiatement,
ce qui est beaucoup moins rassurant : « sous réserve bien entendu, qu’ils
aient des intérêts conscients et soient donc inclus dans le champ
d’application des arguments de la Règle d’or », règle d’or dont
l’élargissement est l’objet du « Projet Grands Singes » et qui s’énonce
ainsi : « Traite autrui comme tu voudrais qu’il te traite15 . »

Conséquences des « cas marginaux »

On peut craindre qu’au-delà de ces expériences de pensée, cet argument


ne conduise à des conséquences sévères. Sous prétexte de protéger les
animaux, on mettra des entraves à la recherche médicale et, pourquoi pas,
on envisagera d’expérimenter sur des malades en coma dépassé16 . Le
premier à avoir prévu que la conséquence la plus plausible de cet
argument des cas marginaux ne serait pas de mieux traiter les animaux
mais de traiter plus mal les handicapés est le philosophe libertarien Robert
Nozick, qui l’avait noté dès la sortie du livre de Tom Regan :
Il me semble difficile de croire que, si la société accepte l’égalisation de Regan entre les
mammifères et les humains « affaiblis », il en résultera une reconnaissance des droits des
animaux. Notre conception du genre de traitement dû aux personnes gravement arriérées
dépend sûrement en partie du fait qu’ils sont humains, membres de l’espèce humaine.
Écarter cette considération comme étant moralement non pertinente ne peut qu’aboutir à
une société qui traite les personnes gravement arriérées comme des animaux, et non
l’inverse17 .

Cette équivalence entre animaux et handicapés est de toute façon en soi


choquante, d’abord bien sûr par l’image qu’elle donne des handicapés,
mais aussi, paradoxalement, par la vision des animaux qu’elle véhicule. Il
y a déjà une incroyable violence à parler ainsi d’humains comme de « cas
marginaux ». Cette formule semble impliquer que ces êtres humains
seraient à la marge, pas vraiment humains, alors que d’autres humains
seraient au centre, normaux, dignes de vivre et de décider de préserver ou
non ces vies de seconde zone qui sont celles de ces cas marginaux. La vie
de ces handicapés serait alors considérée comme moins digne que celle de
chimpanzés en bonne santé.
On voit la trace de ce glissement dans un débat hallucinant que rapporte
l’anthropologue Jonathan Marks dans son livre consacré à réfuter l’idée
selon laquelle nous sommes « à 98 % » des grands singes. Il rapporte
qu’un zoologiste britannique, défenseur de l’attribution de droits aux
grands singes, se vit demander sur un plateau de télévision s’il accepterait
que sa fille épouse l’un de ces grands singes et qu’il répondit : « je ne
pense pas qu’elle souhaiterait en épouser un […] Et est-ce que vous, vous
accepteriez que votre fille se marie, disons, à un individu handicapé
mental18 ? ». Pour ce militant animalitaire, il ne fait pas de doute que
chimpanzé et handicapé mental, c’est exactement la même chose. À cette
occasion, Marks fait très justement remarquer que « non seulement les
singes ne sont pas du tout l’équivalent de personnes handicapées mentales,
mais que, plus important encore, les humains mentalement handicapés ne
sont pas comme des singes . Ni les Noirs, ni les Juifs, ni les chasseurs-
cueilleurs, ni les chauffeurs de taxi de New York. Toutes les personnes
sont parfaitement humaines, et tous les singes ne sont pas du tout humains.
C’est tout simplement ça la biologie19 ».
On imagine sans peine l’effet produit sur les handicapés et les familles
d’enfants handicapés à qui l’on dit qu’il vaudrait mieux les utiliser pour
faire des expériences plutôt que de le faire sur des singes ou des cochons.
Et l’idée qu’il vaudrait mieux dans bien des cas les euthanasier n’est que
la reprise pure et simple du programme nazi. Seuls ont le droit de vivre
ceux qui mènent la vie si prévisible de l’universitaire anglo-saxon
contemporain moyen, décérébré par le politiquement correct. Avec un
certain sens de l’understatement , Élisabeth de Fontenay reconnaissait que
cet argument « manque de civilité » car il pourrait choquer les familles
d’handicapés mentaux peu soucieux de voir leurs proches comparés à des
animaux20 . C’est en effet ainsi qu’a réagi une philosophe féministe
américaine, Eva Kittay, qui se trouve être la mère d’un enfant handicapé et
qui a critiqué de manière approfondie l’argument des cas marginaux. Elle
s’étonne d’abord de l’absence de connaissance réelle de la diversité des
handicaps que manifestent ceux qui mettent tous les enfants handicapés
« dans le même sac ». Elle dénonce évidemment les conséquences
barbares que comporte la distinction entre personnes et non-personnes.
Elle appelle enfin Singer et ses disciples à faire preuve d’un peu plus
d’« éthique de la pratique philosophique ».
En prétendant ne procéder qu’à une pure argumentation, ils s’exonèrent de la nécessité
de se soumettre à la réalité empirique, en l’occurrence les vies réelles des personnes
atteintes de handicaps cognitifs graves et le fait que certaines de ces spéculations peuvent
avoir des implications désastreuses pour leurs vies – les vies de gens qui ne prennent pas
part aux discussions21 .

Eva Kittay montre bien les conséquences logiques glaçantes de


l’argument des cas marginaux, notamment chez un disciple de Singer, Jeff
McMahan, auteur d’un livre tout simplement intitulé Éthique de la mise à
mort (Ethics of Killing ). Selon cet auteur, « notre traitement des retardés
mentaux graves et notre traitement des animaux obéissent à une même
structure », et McMahan poursuit par un petit calcul, tout simplement
abject :
Quand on compare le nombre relativement faible d’êtres humains gravement retardés
qui bénéficient de notre sollicitude avec le nombre immense d’animaux souffrant entre
nos mains, il est impossible d’échapper à la conclusion selon laquelle les bons effets de
notre partialité fondée sur l’espèce sont largement compensés par de mauvais effets22 .

On aimerait quelquefois penser qu’il y a chez Singer et ses disciples une


volonté de provocation ou un certain sens de l’humour noir. Il n’en est
malheureusement rien : ce sont des raisonneurs aux semelles de plomb qui
oublient simplement, dans leur folie argumentative, ce que c’est que d’être
humain. Il va de soi que, si on leur donnait la possibilité d’appliquer leurs
théories, ils le feraient. Singer et les siens ont d’ailleurs commencé de le
faire, en étendant au maximum les indications d’euthanasie, notamment
pour les enfants, dans certains États australiens.
Les critiques les plus radicales de cette théorie des cas marginaux ont
été le fait d’auteurs d’inspiration wittgensteinienne. Cora Diamond
notamment a fait l’historique de cet argument et montré qu’il était déjà,
avant même Singer, en germe dans la trop pesamment démonstrative
Théorie de la justice de John Rawls qui « range les gens lourdement
attardés et les animaux dans une catégorie commune, celle des créatures
pour lesquelles se pose la question de savoir si la justice ou la “stricte
justice” s’appliquent à eux23 ». Mais c’est surtout depuis Singer que cette
idée, selon laquelle les gens attardés constituent une sorte de « cas
limite », eu égard à l’applicabilité de la justice à leur situation, est
« extrêmement répandue24 ».
D’une certaine manière, Singer et les siens semblent jubiler du caractère
scandaleux de leurs thèses, censé montrer que leur argumentaire est
strictement rationnel, qu’il n’y a pas de pathos dans leur démonstration en
faveur des animaux. Mais Diamond souligne très justement que ces
auteurs ne sont pas indemnes de tout parti pris : ce qui les anime n’est pas
tant l’amour des animaux que la haine des humains. Ce qu’ils veulent ce
n’est pas tant protéger les animaux d’expérimentations cruelles, c’est bien
plutôt réduire l’homme à sa part animale. Tout le monde est bien sûr
d’accord pour limiter au maximum les souffrances infligées à l’animal par
l’homme pour des motifs de recherche importants. Mais prendre comme
principal argument pour justifier cet objectif celui des cas marginaux,
c’est marquer que ce qu’ils veulent « ce n’est pas donner une défense des
animaux ; c’est attaquer ce qu’il y a d’important dans la vie humaine25 ».
Ainsi, lorsque Singer a expliqué que ce serait un préjugé spéciste que
d’expérimenter sur l’animal plutôt que sur « des êtres humains, même au
cerveau gravement endommagé (even brain damaged ones 26 ) », Diamond
s’arrête sur cette phrase et souligne que ce qui y est le plus choquant est le
mot « even » dans la formule « même au cerveau gravement endommagé27
». Comme si d’évidence ces attardés n’étaient déjà quasiment plus
humains et ne devaient logiquement pas être pris en compte par des
expérimentateurs rationnels.

LA BARQUE DE REGAN

L’argument des cas non paradigmatiques est repris, sous une forme à
peu près similaire, par Tom Regan, dans son livre classique sur Les Droits
des animaux . S’interrogeant sur les « valeurs » respectives des vies
humaines et animales, Regan conclut qu’il n’y a pas de raison intrinsèque
qui nous permette de privilégier les humains « déficients » par rapport aux
animaux, comme le prouvent là aussi les « cas marginaux » dans l’espèce
humaine.
Quelle peut être la base qui fasse que nous ayons une plus grande valeur inhérente que
les animaux ? Leur manque de raison, ou d’autonomie, ou d’intellect ? Seulement si […]
nous sommes prêts à avoir le même jugement dans le cas des humains qui sont déficients
de la même manière28 .

C’est ce point de vue qu’illustre la célèbre expérience de pensée du


« canot de sauvetage », popularisée par Regan, qui est à l’origine de toute
une tradition de « lifeboat ethics », d’éthique du canot de sauvetage29 . La
question qui est posée est de savoir qui l’on doit sauver lors d’un naufrage
lorsque le canot de sauvetage est trop petit pour qu’il y ait de la place pour
sauver tout le monde. Si on accepte trop de naufragés sur le canot, on
risque de le voir couler. Regan pose la question ainsi dans Les Droits des
animaux : si sur ce canot trop petit se trouvent quatre humains et un chien,
qui faut-il sacrifier ? Vaut-il mieux sacrifier un humain ou un chien ? Sa
réponse, qui semble raisonnable, est qu’il vaudrait mieux faire passer par-
dessus bord le chien plutôt que l’humain. Mais en répondant ainsi Regan a
choqué bon nombre d’animalitaires qui dénoncent l’incohérence de son
raisonnement et sa préférence irrationnelle en faveur de l’humain au
détriment de l’animal. Regan explique qu’en fait, s’il choisit d’épargner la
vie des humains, ce n’est pas pour des raisons morales mais parce qu’elles
sont riches de plus de potentialités d’accomplissement que celle du chien.
Selon lui « aucune personne raisonnable ne nierait que la mort de
n’importe lequel des êtres humains est une perte prima facie plus
importante, et ainsi un dommage prima facie plus important qu’elle ne le
serait dans le cas du chien30 ». La vie de ces « personnes » comporte
plus d’occasions de satisfaction que n’en comporte celle du chien et il
serait donc absurde de les sacrifier. Beaucoup n’ont pas été convaincus qui
estiment que les vies des chiens offrent tout autant d’occasions de
satisfaction.
Mais que se passerait-il en revanche si l’on avait affaire sur ce canot à
des humains « non paradigmatiques », donc pauvres en « potentialités
d’accomplissement » ? C’est une autre « variation » du cas du canot de
sauvetage : si le canot avait contenu « un chien, trois humains adultes
normaux et un humain plongé dans un coma irréversible » et que le canot
risque de couler, la réponse de Regan est claire : « puisque (selon mon
analyse) la mort ne représente aucune perte pour l’humain entré dans un
coma irréversible, et par conséquent aucun dommage pour lui ; et puisque
la mort représente une perte/un dommage plus grand que zéro aussi bien
pour n’importe lequel des trois autres êtres humains que pour le chien ;
mon analyse, considérations spéciales mises à part, soutiendrait
clairement le sacrifice de l’être humain comateux ainsi que le sauvetage
du chien et des trois adultes normaux31 ».
De même, s’agissant de la question de l’expérimentation sur l’animal,
Regan explique qu’elle doit de toute façon être proscrite, quelles qu’en
soient les conséquences pour l’homme. Comme Singer, il est même
partisan d’une sorte de « préférence animale » y compris si les humains
devaient en souffrir : « la théorie des droits abhorre l’utilisation
dommageable des animaux dans la recherche et exige son élimination
totale32 ». Pour la théorie des droits, la science n’a pas le droit de « violer
les droits des individus. Si cela signifie qu’il y a certaines choses que nous
ne pourrons pas apprendre, alors qu’il en soit ainsi33 ». Nous n’avons en
particulier pas le droit d’infliger aux animaux « les maladies naturelles
dont nous héritons34 ».
Notes
1 . Certains auteurs préfèrent aujourd’hui parler de cas « marginalisés » pour ne pas donner
l’impression que ces cas marginaux sont « en soi à l’écart de la société, alors qu’ils en sont
plutôt écartés ». C’est ce que fait J.-B. Jeangène Vilmer qui attribue le mérite de ce
changement de dénomination à F. Côté-Boudreau (L’Éthique animale , Paris, PUF, 2015,
p. 39). Il faudrait à notre sens ajouter que, s’ils sont écartés de la société, c’est surtout par ceux
qui raisonnent sur eux comme s’ils n’étaient pas des humains.
2 . P. Singer, La Libération animale , op. cit. , p. 87-88.
3 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 83.
4 . Ibid ., p. 84.
5 . J. Neymark, « Living and Dying With Peter Singer », Psychology Today , janvier-
février 1999, p. 58.
6 . P. Singer, The Animal Liberation Movement. Its Philosophy, Its Achievements, and Its
Future , Nottingham, Old Hammond Press, 1987, p. 8.
7 . P. Singer, « Sanctity of Life or Quality of Life ? », Pediatrics , 72, 1, juillet 1983, p. 129.
8 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 67.
9 . P. Singer, La Libération animale , op. cit. , p. 94.
10 . Cf. infra , p. 315.
11 . P. Cavalieri, « Les droits de l’homme pour les grands singes non humains ? », article
précité, p. 158.
12 . Ibid .
13 . P. Cavalieri, « L’humanité au-delà des humains », Le Débat , 2000/1, n o 108, p. 188
14 . L. Ferry, « Des droits de l’homme pour les grands singes ? Non », Le Débat , 2000,
108, p. 167. Son livre sur Le Nouvel Ordre écologique. L’arbre, l’animal et l’homme (Grasset,
1992) n’a rien perdu de son acuité. La situation s’est simplement aggravée depuis lors.
15 . P. Cavalieri, « L’humanité au-delà des humains », article précité, p. 188.
16 . Cf. l’« affaire d’Amiens » en 1985 où le professeur Alain Milhaud s’était livré à des
expériences sur un patient en état végétatif chronique sans le consentement de sa famille. Le
même professeur récidiva et procéda en 1988 à des expériences sur un patient en état de mort
cérébrale, là aussi sans l’accord de la famille, et fut condamné pour cela.
17 . R. Nozick, « About Mammals and People », New York Times Book Review ,
27 novembre 1983.
18 . J. Marks, What It Means to Be 98 % Chimpanzee , op. cit. , p. 190.
19 . Ibid .
20 . E. de Fontenay, Pour ne pas offenser le genre humain. Réflexions sur la cause animale ,
Paris, Albin Michel, 2008, p. 98.
21 . E. Kittay, « Une éthique de la pratique philosophique », in S. Laugier (dir.), Tous
vulnérables. Le care, les animaux et l’environnement , Paris, Payot, 2012, p. 147.
22 . Cité par E. Kittay, ibid ., p. 153.
23 . C. Diamond, L’Importance d’être humain , Paris, PUF, 2011, p. 76.
24 . Ibid .
25 . Ibid ., p. 120.
26 . P. Singer, La Libération animale , op. cit. , p. 189.
27 . C. Diamond, L’Importance d’être humain , op. cit. , p. 75. Ce type de raisonnement
suppose les mêmes « évidences » que la question « bioéthique » de savoir s’il faut que dans un
incendie le pompier sauve d’abord « sa mère femme de ménage » ou « le prix Nobel qui va
trouver le remède contre le cancer ». Là aussi l’idée sous-jacente est que, si ce n’était pas « sa
mère », le choix serait évident : plutôt le prix Nobel que la femme de ménage.
28 . T. Regan, « Animals are Entitled to Rights », in C. Mur (ed.), Animal Experimentation ,
San Diego, Greenhaven Press, 2004, p. 12.
29 . Cf. F. Leichter-Flack, Le Laboratoire des cas de conscience , Paris, Alma, 2012.
30 . T. Regan, Les Droits des animaux , op. cit. , p. 610.
31 . Mais il envisage aussi la possibilité de sacrifier des êtres humains même n’étant pas
dans le coma : « l’application du principe du pire nous aurait fait sauver le chien et sacrifier un
être humain dans d’autres circonstances (par exemple, si l’un des humains était anencéphale
ou suffisamment dépourvu des capacités humaines ordinaires pour être privé de mémoire ou
de conscience [register awareness ] des objets ordinaires) » (Ibid ., p. 50, n. 32).
32 . Ibid ., p. 730.
33 . Ibid ., p. 715.
34 . Ibid .
IV

LA ZOOPHILIE ÉTHIQUE
DE PETER SINGER

La seconde conséquence tout à fait logique de l’antispécisme, devant


laquelle un certain nombre d’animalitaires ne reculent pas, est qu’il n’y a
aucune raison de prohiber les relations non seulement affectueuses, mais
aussi amoureuses ou sexuelles entre les « animaux humains » et les
« animaux non humains ». S’il n’y a plus de barrière d’espèces, on ne voit
pas bien au nom de quoi il pourrait être prohibé qu’animaux humains et
non humains se mélangent, ce serait maintenir une discrimination digne
des « heures les plus sombres de notre histoire ». C’est une conséquence
qui met un peu mal à l’aise certains théoriciens des droits des animaux :
Tom Regan en particulier n’apprécie guère les plaidoyers de Peter Singer
en faveur de la zoophilie et s’inquiète surtout de leur côté « contre-
productif pour la cause animale ». Ce plaidoyer de Peter Singer en faveur
de la zoophilie n’a pourtant guère eu d’écho en France1 .
En effet Peter Singer, toujours soucieux de cohérence et assez
puérilement provocateur, a rédigé un article pour la revue en ligne très
branchée Nerve où il argumente sans gêne en faveur de la zoophilie. Cet
article est titré « Heavy Petting », expression qui signifie « flirt avancé »,
mais fait aussi allusion aux animaux domestiques (« pet 2 »). Il s’agit du
compte rendu d’un livre explicitement favorable à la zoophilie, celui d’un
biologiste hollandais, Midas Dekkers, Dearest Pet. Si on a la curiosité de
se reporter au livre de Dekkers, on y trouve toute une série d’arguments
que l’on peut trouver soit naïfs soit stupides, en tout cas franchement
ridicules, du niveau des livres du criminologue Lombroso à la fin du XIX e
siècle. Ainsi selon Dekkers, la plupart des religions ne seraient pas
hostiles à la zoophilie, bien au contraire. Il en veut pour preuve que le
christianisme serait une religion zoophile comme les autres : Jésus étant le
fruit d’une union entre une colombe et Marie, il serait donc « comme tous
les enfants de Leda et du cygne, en même temps le produit de la bestialité
(homme et animal) et de la théogamie (Dieu et homme)3 ». S’agissant de
questions plus concrètes, Dekkers apprécie que le chien ait « une langue
idéale pour le cunnilingus » et qu’on puisse « le lui enseigner, comme bien
d’autres pratiques », par exemple « en les masturbant en échange4 ». Des
questions plus délicates aussi : « Évidemment s’accoupler avec un cheval
n’est pas aussi facile. Un pénis de 60 cm de long est vraiment trop long
pour le vagin humain5 . » Mais on peut essayer de trouver des solutions,
que Dekkers énumère et que nous épargnerons au lecteur. Il ne s’agit pas
ici de simples fantasmes mais bien de relations sexuelles effectives avec
les animaux.
Voilà le livre que Singer trouve digne d’un compte rendu élogieux. Dans
son article, Singer prend lui aussi nettement parti en faveur de relations
sexuelles avec les animaux. Il ne voit pas à quel titre elles pourraient être
prohibées. Il expose tout d’abord un argument « évolutif » : les tabous en
matière sexuelle tombent l’un après l’autre, pourquoi pas celui de la
zoophilie, qui serait sans doute l’ultime interdit, si l’on met à part les
questions de la pédophilie et de l’inceste6 : « il n’y a pas si longtemps,
toute forme de sexualité ne conduisant pas à la procréation était
considérée au mieux comme de la lubricité gratuite, au pire comme une
perversion. L’un après l’autre les tabous sont tombés7 », et Singer cite
masturbation, sodomie, homosexualité, sexe oral. Il s’étonne que « seules
les relations sexuelles avec les animaux demeurent, elles, absolument
taboues8 ». La justification en serait, selon Singer, « notre désir de nous
distinguer des animaux » qui tient essentiellement à la « tradition judéo-
chrétienne » et aujourd’hui au « discours des droits de l’homme »,
discours des « droits que nous attribuons à tous les êtres humains mais
dénions à tous les animaux9 ». Contre le christianisme et les droits de
l’homme, il ne faut donc pas hésiter à être iconoclastes et affirmer qu’il
n’y a rien qui permette de distinguer animaux humains et non humains.
Dès lors, il est tout à fait cohérent qu’une universitaire polonaise,
enthousiaste de Singer, s’étonne qu’« aucun pays ne reconnaisse le
mariage entre les humains et les animaux » sous le prétexte, fort
discutable de son point de vue, que « ces derniers ne sont pas des sujets
reconnus par la loi10 ».
Singer utilise ensuite des arguments « de fait » qui montrent, en
s’appuyant sur le livre de Dekkers, que de telles relations ont existé
toujours et partout. Ces relations zoophiles ne seraient pas si rares que cela
et Singer cite des statistiques de Kinsey selon lesquelles 50 % des ruraux
ont eu des rapports sexuels avec les animaux11 . Ces statistiques sont
évidemment invérifiables et en tout cas fort peu respectueuses, non pas
des animaux mais des « ruraux ». Sans même aller à la campagne, il
faudrait d’après Singer tenir compte de simples observations de la vie
quotidienne : « qui, dans une conversation en société, ne s’est jamais vu
interrompre par le chien de la maison venu s’agripper à la jambe d’un
visiteur et y frotter vigoureusement son pénis ? L’hôte décourage
habituellement ce genre d’activités mais, en privé, tout le monde ne refuse
pas que son chien l’utilise de la sorte, et il se pourrait que des activités
mutuellement satisfaisantes se développent parfois12 ». Si ces « activités
mutuellement satisfaisantes » existent, alors elles sont naturelles et donc
légitimes, puisque Singer ne fait aucune différence entre le fait et le droit.
Il va alors exhumer un pamphlet totalement oublié d’un écrivain viennois
du début du XX e siècle, Otto Soyka, qui considérait la prohibition « des
formes de sexualité “contre-nature” telles que la bestialité,
l’homosexualité, le fétichisme et autres activités non procréatrices »
comme une « tentative à la fois vaine et malvenue de limiter l’inépuisable
diversité du désir sexuel humain13 ». À propos des relations possibles
entre un homme et un chien, Singer note : « Soyka aurait sans doute pensé
que cela relève de la diversité sexuelle humaine14 . » La bestialité ne
devrait être illégale, selon Singer, que « s’il y avait cruauté envers les
animaux15 ». Si l’on a pourtant la curiosité de se reporter au petit livre de
Soyka de 1906, au titre très nietzschéen, Au-delà des limites de la morale ,
on constatera qu’il n’est pas si enthousiaste que cela à propos de la
zoophilie, dont il note le caractère rarissime et essentiellement
sadomasochiste : « que dans ce cas la forme de satisfaction “normale”
(coït) se rencontre si rarement pourrait indiquer que ce type de mode de
satisfaction occupe une place subordonnée par rapport aux autres désirs
sexuels humains16 ».
Pour Singer, qui aime toujours voir les choses d’un point de vue très
factuel, il faut reconnaître que « nous sommes des grands singes » et que
nos organes sexuels et ceux des animaux sont les mêmes : « nous
copulons, comme ils le font. Ils ont des pénis et des vagins comme nous,
et le fait que le vagin d’un veau puisse être satisfaisant pour un homme
montre à quel point ces organes sont semblables17 ». L’universitaire
polonaise, lectrice de Singer, le dit à peu près de la même manière, très
« matter of fact » : « un regard plus attentif à la physiologie sexuelle des
animaux, en particulier les mammifères, fournit une conclusion évidente
mais provocante : nos corps sont similaires à ceux des autres animaux,
comme le sont aussi nos désirs […]. Nous sommes des animaux parmi
d’autres animaux, dont certains sont humains, et cela devient
particulièrement apparent quand nos corps éprouvent un orgasme18 ».
Donc pourquoi les animaux humains ne se mélangeraient-ils pas avec
d’autres animaux non humains ? Sans doute n’est-ce qu’une question
d’habitude et Singer en veut pour preuve un incident que lui a rapporté une
primatologue ayant visité à Bornéo un camp spécialisé dans la
réadaptation des orangs-outans à la vie sauvage, incident qu’il décrit d’une
manière que l’on peut trouver soit affligeante, soit hilarante, soit plus
probablement les deux à la fois :
Alors qu’elle traversait le camp avec Galdikas (la meilleure spécialiste mondiale de ces
grands singes), mon interlocutrice fut soudain agrippée par un grand orang-outan, dont le
pénis en érection indiquait clairement les intentions. Repousser un animal si puissant
n’était pas une option envisageable, mais Galdikas dit à sa compagne de ne pas
s’inquiéter, que l’orang-outan ne lui ferait aucun mal, et ajouta pour la rassurer encore
qu’« ils ont un tout petit pénis ». Effectivement, l’orang-outan se désintéressa d’elle avant
qu’il y ait eu pénétration ; mais le plus frappant pour moi dans cette histoire est qu’aux
yeux d’une personne qui a passé une grande partie de sa vie avec des orangs-outans, le
fait d’être considérée par l’un d’eux comme un objet d’intérêt sexuel, n’a pas de caractère
choquant ou horrifiant19 .

Conséquence tirée par l’impavide Singer :


La violence potentielle contenue dans la démarche d’approche de l’orang-outan a pu
jeter le trouble, mais pas le fait que l’auteur des avances soit un orang-outan. La raison en
est peut-être que Galdikas comprend très bien que nous sommes des animaux ; plus
précisément, nous sommes des grands singes. Cela ne rend pas les rapports sexuels entre
membres d’espèces différentes normaux, ou naturels, quoi que ces mots si abusivement
employés puissent signifier, mais cela implique que de tels rapports cessent de constituer
une offense envers notre statut et notre dignité d’êtres humains20 .

Tout n’est donc selon Singer qu’une question d’habitude, de telles


relations inter-espèces ne sont en rien choquantes et sont évidemment
envisageables. Les relations sexuelles avec les animaux ne sont
inacceptables que si elles sont accompagnées de cruauté. C’est pour cette
seule raison que les relations des humains avec des poules ne sont pas
vraiment conseillées :
Il arrive que des hommes utilisent des poules comme objets sexuels en insérant leur
pénis dans le cloaque (un canal à tout faire où passent à la fois les excréments et les œufs).
Cela est habituellement fatal à la poule, qui est parfois délibérément décapitée juste avant
l’éjaculation pour intensifier les contractions de son sphincter. C’est de la cruauté pure et
simple21 .

En même temps, un tel comportement n’est sans doute pas si grave que
cela, si on compare cette conduite à la pratique de l’élevage industriel, qui
est tout aussi scandaleuse, voire plus :
Mais est-ce pire pour la poule que de vivre un an ou plus, entassée avec quatre ou cinq
congénères dans une triste cage métallique, si petite qu’elle ne peuvent pas étendre leurs
ailes, d’être ensuite fourrée avec d’autres dans des caisses pour être conduite à l’abattoir,
puis suspendue tête en bas sur une bande transporteuse, et enfin tuée ? Si la réponse est
non, alors ce n’est pas pire que ce que les producteurs d’œufs infligent en permanence à
leurs poules22 .

Pour Singer et un certain nombre de militants animalitaires, il est bien


pire de maltraiter et de manger les animaux que d’avoir des relations
sexuelles avec eux. Cette opinion n’est pas la plus largement partagée et
Singer note que c’est pour cette raison que l’action des groupes de
libération animale se concentre sur une cause et pas sur l’autre. Pourtant
du point de vue de la quantité de souffrance infligée, il n’y a pas à hésiter,
selon Singer : manger les animaux cause plus de tort que d’avoir des
relations sexuelles avec eux :
À ma connaissance, aucun groupe d’activistes pro-droits des animaux ne considère que
le bannissement des relations sexuelles avec des animaux constitue une priorité de
première urgence. Rien d’étonnant à cela, dès lors que l’on compare le degré de
souffrance infligée par ce type de pratiques à l’énorme quantité de souffrance que produit
l’élevage industriel23 .

Les relations sexuelles avec les animaux ne sont inacceptables que si


elles ne sont pas consenties, ce qui pose une série de questions scabreuses
que Singer n’hésite pas à aborder.
L’article de Singer, pourtant fort logiquement argumenté, ne fit pas
l’unanimité parmi les défenseurs des animaux. Le théoricien des droits de
l’animal Tom Regan s’en prit aux thèses de Singer, dans un article au titre
explicite : « Défendre les droits des animaux contre un de ses
“défenseurs” ». Regan souligne que les conséquences de l’article de Singer
sont dévastatrices pour la cause animale :
La condamnation publique de l’opinion de Singer sur le sexe avec les animaux, allant
de « Dr. Laura » à la New Republic , des groupes de chat sur les droits des animaux aux
pages « opinion » des journaux se fait déjà entendre. Tout indique que ce chœur de
condamnations va continuer, et qu’il le doit. Pourtant on peut espérer que la vérité ne fera
pas partie des victimes. La croyance dans les droits des animaux peut être contestée de
beaucoup de façons, mais ne laissons personne dire qu’elle est mauvaise parce qu’elle
approuve la sexualité avec les animaux. Manifestement et catégoriquement ce n’est pas le
cas24 .

Regan explique que les thèses de Singer tiennent à son point de vue
utilitariste qui ne reconnaît pas de droits aux animaux et considère que le
bien et le mal dépendent de la « quantité de satisfaction » qui résulte de
nos actions. Regan argue pour sa part que si l’on accepte de telles relations
avec les animaux, il n’y a pas de raisons de ne pas justifier d’avoir des
relations sexuelles avec les enfants :
Considérons le sexe avec les enfants. Aucun défenseur des droits de l’animal ne dit que,
lorsqu’elles ont lieu « en privé », il n’y a rien de mal à des « relations [sexuelles]
mutuellement satisfaisantes » impliquant des adultes et des enfants. Au contraire nous
disons tout de suite qu’il y a quelque chose de mal à s’engager dans de telles activités. Un
bébé ne peut pas donner un consentement informé. Un bébé ne peut pas dire « oui ». Un
bébé ne peut pas dire « non ». Dans ce cas, avoir des activités sexuelles avec des enfants
doit être nécessairement contraint, doit manifester un manque de respect, et donc être mal.
La bestialité n’est pas différente25 .

Le problème est que ce n’est pas un bon argument contre Singer puisque
pour celui-ci la pédophilie n’est pas nécessairement un « mal ». Un
journaliste avait justement demandé à Singer, à propos de cet article, si
cette levée du tabou sur la bestialité ne conduirait pas à une levée du tabou
sur la pédophilie, par exemple avec un enfant de dix ans. Singer répondit
sans sourciller : « cela dépend si cela fait du mal à l’enfant de dix ans26 ».
À l’intervieweur interloqué qui revenait à la charge et lui demandait s’il
pensait au moins que la pédophilie est « juste mal », Singer répondit : « je
suis un conséquentialiste, je n’ai pas de tabous moraux intrinsèques. Mon
point de vue est juste que rien n’est “juste mal”, cela dépend des
conséquences. Les attitudes à l’égard de la pédophile ou de la zoophilie ne
sont en rien différentes des attitudes anciennes à l’égard de
l’homosexualité qui ont heureusement évolué27 ». Tout cela dépend de la
question de savoir si l’enfant comme l’animal peuvent consentir.
Un autre défenseur de la cause des animaux, Gary Francione, demanda à
Singer de démissionner de son poste de président du « Projet Grands
Singes », car le soutien qu’il apporte à la zoophilie risque de justifier les
cruautés exercées à l’égard des animaux par les humains. « C’est une
honte que le désir de Singer d’être sous les projecteurs soit si intense qu’il
est prêt à encourager la sexualité avec les animaux – une position qui ne
mérite rien de moins qu’une condamnation franche et absolue28 . » Lui
aussi critique la zoophilie non pas en tant que telle mais en voulant
montrer la faiblesse de l’argument du consentement présumé des animaux.
Leur consentement, s’agissant des animaux domestiques, sortes
d’esclaves, est en général contraint :
Si la sexualité inter-espèces devait être moralement justifiée, alors il faudrait (au
minimum) que les animaux puissent donner un consentement éclairé au contact sexuel.
Bien que les animaux soient capables de pensée abstraite […] ils ne peuvent pas
davantage donner un consentement éclairé à un tel contact que ne le peuvent les enfants
ou les handicapés mentaux. Même si les animaux peuvent désirer avoir un contact sexuel
avec des humains, cela ne signifie pas davantage qu’ils « consentent » à ce contact que le
fait qu’un enfant puisse avoir des désirs sexuels (ou même initier le contact sexuel) ne
signifie qu’il consente à une relation sexuelle. De plus, Peter Singer ignore complètement
que la bestialité est un phénomène qui survient largement dans le cadre non naturel de la
domestication ; un animal domestique ne peut pas davantage consentir aux rapports
sexuels que ne le pourrait un esclave humain. Par conséquent, puisque la condition
cruciale – le consentement éclairé – ne peut pas être remplie, le contact sexuel avec un
animal ne peut pas être moralement justifié. Discuter de savoir si ce contact constitue ou
non un acte de « cruauté », c’est être vraiment à côté de la question 29 .

Face à ces réactions venues de son propre camp, Singer fera mine de
s’étonner que l’on puisse s’indigner que l’on ait des relations sexuelles
avec les animaux alors qu’on trouve normal de les tuer de manière
industrielle pour les manger, ce qui procure beaucoup plus de souffrance.
Si l’on admet que les animaux et les humains font partie de la même
espèce et ne doivent donc en aucun cas être distingués, il n’est pas plus
acceptable de manger de la viande que de s’accoupler avec un animal. Ou,
formulé autrement : il est moins scandaleux de faire l’amour avec des
animaux que de les manger. Singer explique que, dans son article, il n’a
fait que « poser la question de savoir pourquoi il faudrait proscrire toute
forme de rapport sexuel entre les humains et les animaux, y compris
lorsque aucune contrainte n’est exercée sur l’animal ». Il n’y a en fait
aucune raison et il maintient que, « si de tels actes sont proscrits, c’est
uniquement parce que l’on imagine que les animaux sont séparés des
hommes par un vaste gouffre que toute forme de relation sexuelle risque
de combler partiellement30 ».
Il convient cependant de noter que les réactions hostiles à Singer, à
l’intérieur du camp animaliste, ne se fondent pas sur le scandale que
constitue pour l’homme le fait de s’accoupler avec un animal,
mais considèrent seulement le point de vue supposé de l’animal. La
question est tout simplement de savoir si les animaux sont consentants.
Selon Regan, « il y a d’emblée quelque chose de mal dans le fait de
s’engager dans de telles activités. Un animal ne peut pas donner son
consentement éclairé. Un animal ne peut pas dire “oui” ou “non”31 ». Et si
donc un animal donnait son consentement de manière explicite, on
imagine qu’il n’y aurait pas de problème.
De ce point de vue, on peut penser que Singer est plus cohérent. Et pour
certains défenseurs de la zoophilie, disciples de Singer, la réponse est
claire : étant donné la physiologie des animaux, au moins des
mammifères, ceux-ci ont la possibilité de manifester clairement leur
consentement ou leur refus de consentir donc il n’y a aucune raison de
bannir les relations sexuelles avec eux. L’universitaire polonaise Monika
Bakke note ainsi :
Beaucoup de zoo [zoophiles] notent l’absurdité qu’il y a à dénier aux animaux la
capacité de consentir à une relation sexuelle avec leur langage corporel, dans la mesure
où ils ont des griffes, des dents et des sabots pour montrer leur désapprobation 32 .
Si ce gouffre n’existe plus, alors la zoophilie est l’avenir de l’homme. À
condition bien sûr que ces relations sexuelles entre humains et animaux
soient « mutuellement satisfaisantes ». C’est le point de vue de la même
Monika Bakke qui met en avant l’importance de la « zoosexualité ». La
« science occidentale » aurait trop négligé la « libido des animaux non
humains ». Plus encore, « l’anthropocentrisme occidental » vise, à travers
l’interdiction des relations sexuelles avec les animaux, à « construire et
maintenir la frontière humain/non-humain33 ». Il n’y a pourtant aucune
raison à ce bannissement : « nos corps sont similaires à ceux des autres
animaux, comme le sont nos désirs […]. Nous sommes des animaux parmi
les animaux, dont certains sont humains, et cela devient particulièrement
apparent quand nos corps ressentent un orgasme34 ». Cette universitaire
cite à l’appui de son projet de mélange universel le phénoménologue
américain, à tendances mystico-cosmiques, Alphonso Lingis :
Nous nous sentons félines et louves, renardes et chiennes ; des ronronnements de
chatons se font entendre dans nos caresses orgasmiques, nos doigts courent comme des
écureuils de haut en bas de notre tronc et de nos membres, notre vagin de palourde
s’ouvre, notre pénis debout à tête de cobra serpente le long de son chemin. Nos corps
musclés et vertébrés se transmuent en vase, en boue, en sueur suintante et visqueuse de
mammifères, et les sécrétions reptiliennes en minuscules têtards qui libèrent un souffle
chaud et humide nourrissant les microorganismes flottant dans l’air de la nuit35 .

Voilà donc notre avenir. La même Monika Bakke reproduit le


Kamasutra pour la famille du futur , de l’artiste russe Oleg Kulik, célèbre
pour ses performances en tant qu’homme nu se déplaçant à quatre pattes,
comme un chien : ce Kamasutra illustre les différentes positions sexuelles
possibles entre un homme et un chien. De telles performances ne
manquent évidemment pas de sens dans la mesure où elles interrogent les
limites de l’humain. On peut aussi comprendre le fantasme dérangeant que
peut représenter ce Kamasutra de la bestialité. Le problème est que nos
universitaires bien-pensants ne semblent absolument pas voir le côté
transgressif de telles représentations : pour eux il ne s’agit que de relations
très naturelles entre des êtres de toute façon « également orgasmiques ».
Dans l’illustration de Kulik, ils ne discernent absolument pas une énorme
provocation, ils n’y voient qu’une sorte de mode d’emploi, assez terre à
terre, un guide des positions sexuelles homme-chien.
QUELLES RELATIONS SEXUELLES « MUTUELLEMENT
SATISFAISANTES »
AVEC LES ANIMAUX ?

On a vu que certains théoriciens des droits de l’animal, comme Tom


Regan, reculent devant la radicalité des positions de Singer. D’autres, des
militantes féministes notamment, s’indignent du fait que l’on accepte ces
relations entre humains et animaux dans la mesure où elles ne feraient que
reproduire la violence des relations hétérosexuelles de type « viriliste » :
« les femmes sont “bestialisées” par des rapports contraints avec les
animaux et les animaux “féminisés” par la pénétration masculine36 ». La
libération des animaux se complique alors des théories féministes ou
queer soutenues par les mêmes auteurs. L’animal, comme la femme, ne
doit plus être considéré comme un sujet passif soumis au bon vouloir
d’une hétérosexualité masculine dominatrice. Dans la zoophilie, les
hommes reproduiraient les relations de domination qu’ils ont avec les
femmes. Ces relations non consenties pourraient dès lors être
effectivement traumatisantes pour les animaux. En revanche, si ces
relations étaient consenties, on pourrait envisager une sexualité égalitaire,
qui pourrait être illustrée par la relation sexuelle entre une femme et un
animal de compagnie, qui ne serait finalement rien d’autre que le
prolongement d’une vie amoureuse commune. C’est le point de vue de
Donna Haraway qui vante les baisers profonds qu’elle échange avec sa
chienne, « Miss Cayenne Pepper », dont elle parle avec amour :
« Comment aurais-je pu résister à ses baisers mouillés37 ? ». Tout un
chapitre de son Manifeste des animaux de compagnie est consacré à relater
ses « Histoires d’amour » avec des chiens. Tout en critiquant le discours
traditionnel selon lequel le chien a une capacité à l’« amour
inconditionnel38 », elle veut montrer combien sont importantes les
histoires d’amour effectives entre chiens et humains. À ce sujet, Haraway
cite avec éloge le livre Ma chienne Tulip dont l’auteur, J. R. Ackerley,
romancier homosexuel, racontait sa relation avec une chienne alsacienne,
qui fut la « grande histoire d’amour » de sa vie39 . Le récit d’Ackerley
« abonde en détails charnels et signifiants d’un amour réciproque acquis
par expérience40 ». Ailleurs Haraway insiste sur le compagnonnage qui
exista entre les bulldogs et les lesbiennes fin de siècle : « la face affreuse
du chien, d’après les standards de beauté conventionnels, fait écho au refus
lesbien du canon mâle de la beauté41 ».
Sur le principe des relations sexuelles avec les animaux, on voit que
Singer n’a de son côté aucune objection à faire. La seule question est pour
lui de savoir si ces relations sont « mutuellement satisfaisantes ». Il faut
que ces relations ne soient pas contraintes ou douloureuses pour les
partenaires. Singer prend ainsi l’exemple du « chien qui aime lécher les
organes sexuels de son compagnon humain » et explique ne voir rien de
répréhensible dans ce comportement. Si d’autres défenseurs des animaux
insistent pour que ces relations soient punies c’est simplement parce que,
du point de vue de l’animal, ce sont des relations non consenties. Le
problème, déplore Élisabeth de Fontenay, c’est que, « comme pour l’enfant
ou l’handicapé », il n’y a pas de consentement mutuel préalable à l’acte et
donc l’être humain y « transforme en objet son partenaire animal qui est
justement tout sauf un partenaire42 ». Sans doute faudrait-il qu’il y ait des
« représentants » des animaux, comme dans toutes les théories des droits
des animaux, qui consentiraient ou non, au nom de ceux qu’ils
représentent, à tel ou tel type de relation sexuelle.
En attendant, les discussions deviennent vite assez scabreuses. Dans la
mesure où il est plutôt difficile de faire signer aux animaux un formulaire
indiquant qu’ils sont d’accord pour tel ou tel type de relation, on peut
distinguer entre les diverses pratiques sexuelles certaines semblant a
priori plus « douces » et d’autres plus « brutales ». En clair, oui aux
relations bucco-génitales, non à la sodomie, en tout cas de l’animal par
l’homme : cela semble être le point d’accord auquel parviennent bon
nombre de disciples de Haraway.
Notes
1 . Sauf chez E. Roudinesco, La Part obscure de nous-mêmes . Une histoire des pervers ,
Albin Michel, 2007, et P. Bruckner, Le Fanatisme de l’apocalypse (op. cit. ) et M. Onfray,
Cosmos. Une ontologie matérialiste, Paris, Flammarion, 2015.
2 . « Heavy Petting » est disponible en traduction française sous le titre de « Amour bestial »
sur le site des Cahiers antispécistes . Michel Onfray est l’un des rares à avoir appelé l’attention
sur cet article hallucinant, que l’on peut, au choix, trouver extrêmement choquant ou
absolument hilarant (M. Onfray, Cosmos. Une ontologie matérialiste , op. cit. , p. 287-290).
3 . M. Dekkers, Dearest Pet. On Bestiality , Londres-New York, Verso, 1994, p. 10.
4 . Ibid ., p. 64. D’autres membres de cette mouvance zoophile, comme un certain W. W.
Waine, suggèrent que « les chiens peuvent être de meilleurs amants que les hommes – ils font
l’amour plus longtemps, leurs langues sont plus grandes et plus râpeuses et ils adorent
pratiquer le sexe oral ». Cité par H. Miletski, Understanding Bestiality and Zoophilia ,
Bethesda, MD, East West Publishing, 2002, p. 45.
5 . Ibid ., p. 70.
6 . Sur ces deux points, Singer pense aussi que ces tabous sont appelés à s’effacer. Dès à
présent, la pédophilie lui semble devoir être autorisée dans la mesure où elle reste « virtuelle »
avec des « enfants virtuels » par exemple sur le jeu de rôle sur Internet Second Life (cf.
« Virtual Vices » sur Project Syndicate , 17 juillet 2007). Singer envisage aussi qu’un autre
tabou, pourtant assez extrême, celui de la nécrophilie, devrait être dépassé. Si la personne
décédée a donné son accord avant sa mort pour ce type de relations sexuelles, « il n’y a pas de
problème moral avec ça » (Cité in M. Olasky, « Blue state philosopher », World Magazine,
27 novembre 2004. Consultable sur https://world.wng.org/2004/11/blue_state_philosopher ).
7 . P. Singer, « Amour bestial », article précité.
8 . Ibid .
9 . Ibid .
10 . M. Bakke, « The Predicament of Zoopleasures : Human-Non Human Libidinal
Relations », Animal Encounters , 6, 2009, p. 227 n.
11 . On connaît aujourd’hui le peu de fiabilité des statistiques de Kinsey : largement
truquées, elles portaient de toute façon pour l’essentiel sur une population de détenus non
comparée à une population standard. Cf. J. Reisman et al., Kinsey, Sex and Fraud : The
Indoctrination of a People, Lafayette, Lochinvar, 1990.
12 . P. Singer, « Amour bestial », article précité.
13 . Ibid.
14 . Ibid .
15 . Ibid.
16 . O. Soyka, Jenseits der Sittlickhkeits-Grenze , Vienne-Leipzig, Akademischer Verlag,
1906, p. 63.
17 . P. Singer, « Amour bestial », article précité.
18 . M. Bakke, « The Predicament of Zoopleasures : Human-Non Human Libidinal
Relations », Animal Encounters , 6, 2009, p. 223.
19 . P. Singer, « Amour bestial », article précité.
20 . Ibid.
21 . Ibid .
22 . Ibid .
23 . F. Balibar, T. Hoquet, « Entretien avec Peter Singer », Critique, 2009/8, n o 747-748,
p. 659.
24 . T. Regan, « Defending Animal Rights From A “Defender” », Nerve, 3 avril 2001.
Consultable sur http://www.all-creatures.org
25 . Ibid .
26 . « William Crawley Meets Peter Singer », partie 3. Consultable en ligne sur YouTube.
27 . Ibid .
28 . G. Francione, Lettre du 28 mars 2001, citée par E. Reus, « Lyncher pour ne pas être
lynché. Réflexions sur les réactions suscitées par “Heavy Petting” de Singer » », Cahiers
antispécistes , 22.
29 . Ibid .
30 . Ibid .
31 . T. Regan, « Defending Animal Rights From A “Defender” », article précité.
32 . M. Bakke, « The Predicament of Zoopleasures : Human-Non Human Libidinal
Relations », in T. Tyler, M. Rossini, Animal Encounters , Leyde-Boston, Brill, 2009, p. 225.
33 . Ibid ., p. 222.
34 . Ibid ., p. 223.
35 . A. Lingis, cité par M. Bakke, ibid ., p. 223.
36 . T. Hoquet, « Zoophilie, ou l’amour par-delà la barrière de l’espèce », Critique , 2009/8,
os
n 747-748, p. 680.
37 . D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie , Paris, Éditions de l’éclat, 2010, p. 9.
Cf. infra , p. 241.
38 . Ibid ., p. 40.
39 . Ibid ., p. 41.
40 . Ibid ., p. 42.
41 . D. Haraway, When Species Meet , Minneapolis, University of Minnesota Press, 2008,
p. 304.
42 . E. de Fontenay, « Interspécificité », 14 mai 2013, consultable sur
https://www.franceinter.fr/info/interspecificite.
V

LA ZOOPHILIE COSMIQUE
DE DONNA HARAWAY

Une autre universitaire américaine, très renommée pour ses travaux sur
les cyborgs et le post-féminisme, Donna Haraway, soutient également des
thèses qui peuvent être qualifiées de zoophiles. Mais, dans ses œuvres, elle
accorde une place beaucoup plus centrale à cette question. Alors que chez
Singer la question de la zoophilie n’est abordée que comme une question
d’« éthique pratique » (« est-il éthique, et à quelles conditions, d’avoir des
relations sexuelles avec les animaux ? »), Haraway envisage la zoophilie
d’un point de vue très différent. D’abord parce qu’il s’agit pour elle d’une
question personnelle, puisqu’elle fait longuement le récit de ses relations
amoureuses avec sa chienne. Ensuite parce que, à la différence de Singer,
elle n’est pas une éthicienne aux semelles de plomb : elle traite de cette
question avec légèreté, voire même avec un certain humour. Enfin parce
que son éloge de la zoophilie s’inscrit dans un projet beaucoup plus vaste
d’« effacement » ou de « brouillage » des frontières entre espèces, et de
promotion d’êtres « hybrides », comme le célèbre cyborg de son Manifeste
cyborg . Pour cette proche de Judith Butler, il s’agit, en rapprochant
l’homme de l’animal, de contribuer à brouiller encore plus les frontières
entre tous les « dualismes » : entre les sexes, entre l’homme et la machine,
entre l’homme et l’animal, entre la nature et la culture, etc. Il n’y a plus ni
humain ni animal dans le mélangisme cosmique de Haraway. Il s’agit pour
elle de se perdre, et de nous perdre, dans un « maelström de
naturecultures ».

Les « baisers profonds » de Haraway et de sa chienne,


« Mlle Cayenne Pepper »

Après avoir effacé la limite entre l’homme et le robot, avec son utopie
du cyborg, dont le succès fut considérable, celle qui se présente désormais
comme une universitaire et militante féministe « déjà sur le retour », s’est
appliquée, dans ses œuvres récentes, à effacer une autre distinction, celle
qui sépare l’humain de l’animal. L’objectif est donc moins futuriste et
Haraway craint, à juste titre, de moins enthousiasmer ses lecteurs. C’est
simplement son histoire qu’elle raconte, une histoire d’amour entre elle et
sa chienne « dans la fleur de l’âge », qu’elle nomme « Mlle Cayenne
Pepper ». Dans son Manifeste des espèces de compagnie elle décrit, parmi
d’autres « histoires d’amour » entre hommes et chiens, sa propre histoire,
entre la « professeure » – ne jamais oublier les titres universitaires –, la
« femme “blanche”, “vigoureuse mais déjà sur le retour” et la “chienne”,
animal domestique, “dans la fleur de l’âge”, “au summum de ses capacités
physiques flamboyantes1 ” ». Dans le passage provocateur qui ouvre son
Manifeste des espèces de compagnie , elle se confesse :
Mlle Cayenne Pepper n’en finit pas de coloniser toutes mes cellules. […] Sa salive doit
contenir les vecteurs viraux. Mais comment aurais-je pu résister à ses baisers mouillés ?
[…] Sa langue souple et agile de berger australien rouge merle a nettoyé les tissus de mes
amygdales et tous leurs avides récepteurs immunitaires. Qui sait jusqu’où mes récepteurs
chimiques ont transporté ses messages, ou ce qu’elle-même a emprunté à mon système
cellulaire pour distinguer le soi et l’autre et joindre le dehors au dedans ? Nous avons tenu
des conversations illicites ; nous avons entretenu des rapports oraux. […] Nous sommes,
constitutivement, des espèces de compagnie. Nous nous construisons mutuellement dans
la chair. Partenaires réciproques, dans nos différences spécifiques, nous sommes
l’incarnation d’une vilaine infection développementale qui s’appelle l’amour. Cet amour
tient autant de l’aberration historique que de l’héritage natureculturel2 .

Haraway reprend ce passage, dont elle est apparemment fort satisfaite,


dans son livre Quand les espèces se rencontrent . Après avoir décrit ses
« baisers mouillés », elle poursuit alors :
Comment trier tout cela ? Le canidé, l’hominidé ; l’animal de compagnie, la
professeure ; la chienne, la femme ; l’animal, l’humain ; l’athlète, le maître. L’une de nous
a une micropuce d’identification insérée sous la peau de son cou ; l’autre a un permis de
conduire californien avec une photo d’identité. L’une a une liste établie de ses ancêtres sur
vingt générations, l’autre ne connaît pas le nom de ses arrière-grands-parents. L’une,
produit d’un vaste mélange génétique, est appelée « de pure race ». L’autre, également
produit d’un vaste mélange, est appelée « blanche ». Chacun de ces noms désigne un
discours racial différent et nous sommes toutes deux les héritières de ses conséquences
dans notre chair3 .

La relation de Haraway avec Cayenne n’est évidemment pas assimilable


à une relation sexuelle traditionnelle, telle que des relations
hétérosexuelles, imposées et brutales. Le modèle serait plutôt celui d’une
relation homosexuelle égalitaire. C’est ce que précise l’un des
commentateurs de Haraway qui préfère parler à ce propos de
« zooérastie » plutôt que de zoophilie. Dans ses relations avec Cayenne,
« la zooérastie n’apparaît plus comme le prolongement de la contrainte
hétérosexuelle masculine, opprimant des êtres féminisés, mais comme une
pratique homosexuelle librement consentie4 ».
De ce point de vue, il n’est pas sans intérêt que la sexualité soit coupée
de tout « instinct » sexuel et Haraway, dans des passages qui se veulent
sans doute hot , décrit la sexualité intense de Mlle Cayenne Pepper, qui
pourtant « s’est fait retirer les ovaires à six mois et demi5 ». (Mais ne
serait-ce pas plutôt Donna Haraway qui a décidé de cette opération ?)
Elle compare Cayenne aux femelles klingonnes en chaleur de Star Trek ,
réputées pour leur appétit sexuel. Haraway vante la sexualité intense qui
réunit Cayenne et X., « le talentueux chien gardien de paysage » à la
« grosse langue veloutée », qui appartient à la compagne de Haraway6 .
Leurs relations sexuelles de léchages et de chevauchement décrites par le
menu entre Cayenne et cet autre chien « intact » tournent « en ridicule
l’hégémonie reproductive hétérosexuelle7 ». Leur sexualité n’aurait que
faire de l’intégrité du corps de Mlle Cayenne Pepper.
Ce qui fascine Haraway dans les « baisers mouillés » qu’elle échange
avec sa chienne, ce n’est donc pas tant la relation amoureuse en elle-
même, c’est plutôt le mélange et la confusion des espèces qu’instaure
cette relation. Au-delà d’une histoire d’amour assez fleur bleue avec
Mlle Cayenne Pepper, Haraway voit plus loin et a un projet plus vaste,
celui d’effacer la barrière des espèces et de se mêler au sens propre à sa
chienne, en échangeant ses fluides avec elle. À la différence de Singer et
de certains de ses continuateurs qui s’interrogent sur les avantages et les
inconvénients qu’il y a à s’unir avec tel ou tel animal, Haraway jouit du
trouble qu’elle introduit ainsi dans des classifications qu’elle estime
arbitraires. C’est ce qu’elle visait déjà dans son Manifeste cyborg , qu’elle
présentait comme « une plaidoirie pour le plaisir à prendre dans la
confusion des frontières8 ».
Si elle s’intéresse désormais plus particulièrement au chien, c’est que
celui-ci est le meilleur exemple de ces « espèces compagnes » avec qui
l’homme vit en symbiose. L’homme et le chien sont de façon constitutive
des « espèces compagnes ». Le chien se situe, selon Haraway, à l’exact
emplacement de la frontière entre l’homme et l’animal, entre la société, la
culture et la nature. Elle s’en explique : « Je suis intéressée par les
créatures qui habitent les frontières. Les chiens habitent la frontière entre
le civilisé et la nature sauvage qui est juste derrière. Les chiens parlent de
la non-liberté. Les chiens sont des loups dégradés. Ils nous parlent de la
réalisation de la volonté de l’homme dans la nature9 . » Cette proximité de
l’homme et du chien ne doit pas selon Haraway être simplement décrite ou
pensée abstraitement, elle doit être vécue. L’animal n’est pas pour elle un
« objet de pensée », il est un compagnon de vie : « les chiens ne sont pas
un substitut à la théorie, ils ne sont pas là seulement pour donner “matière
à penser”. Ils vivent parmi nous10 ». Il ne faut pas instrumentaliser
l’animal au service de telle ou telle thèse philosophique et Haraway
critique très sévèrement l’usage que Deleuze et Guattari font de l’animal,
quand ils parlent, dans Mille plateaux , du « Devenir animal11 ». C’est
pour cette raison que Haraway a écrit un livre volumineux, Quand les
espèces se rencontrent , consacré au sport qu’elle pratique avec sa
chienne, le concours d’« agility », qui serait selon elle un exemple parfait
de la symbiose entre le chien et son maître et des « zones de contact » qui
s’établissent entre eux.
Haraway s’est également intéressée à d’autres espèces qui sont à la
lisière entre l’humanité et l’animalité, comme les primates, auxquels elle
a consacré un de ses livres, Primate Visions . Le chien et le primate sont
des exemples convenus mais l’originalité de Haraway est qu’elle veut aller
beaucoup plus loin que cela : l’humain doit se mêler au monde vivant tout
entier, plantes et microbes y compris. Haraway envisage avec
enthousiasme de se laisser emporter et de s’entremêler avec « le riz, les
abeilles, les tulipes, la flore intestinale et tout autre être organique auquel
l’existence humaine doit d’être ce qu’elle est, et réciproquement12 ». Il
s’agit d’abolir les frontières entre les espèces et entre les catégories dans
un esprit résolument « queer » : « je veux que mes écrits soient lus
comme une pratique orthopédique pour apprendre à refondre les liens de
parenté pour faire un monde meilleur et moins familier […] C’est ma
famille queer de féministes, d’antiracistes, de savants, de chercheurs, de
rongeurs de laboratoires génétiquement modifiés, de cyborgs, d’amoureux
des chiens, de vampires, de modestes témoins, d’écrivains, de molécules
et de singes à la fois vivants et empaillés qui m’apprend comment
localiser la parenté et l’espèce […] maintenant que toutes les
correspondances cosmiques […] peuvent être retracées dans des
géométries non euclidiennes pour ceux qui n’ont jamais été ni humains ni
modernes13 ».
Ce projet de fusion universelle avec tous les vivants peut prendre des
aspects très militants chez certaines disciples de Haraway. Dans un projet
intitulé « Chiennes », deux universitaires françaises se proposent
d’appréhender les « solidarités entre femelles » en comptant que les
« frontières d’espèce » ne sont que des « barrières nominalistes » issues
d’une « folie classificatoire » qui « entoure les corps, le vivant objectivé »,
et n’a jamais été aussi intense que « concernant les catégorisations
sexuelles, raciales et spécistes ». Et de s’indigner : « qui sont ces corps
que l’on subsume sous la catégorie de femelle ? ». C’est donc désormais
une tâche politique que d’être solidaire, non seulement de nos sœurs les
« chiennes, vaches, brebis, poules, truies », mais aussi bien sûr de nos
« sœurs les bactéries14 »… Chez d’autres, le projet de symbiose est moins
militant que mystique, comme chez Alphonso Lingis, déjà cité, qui
consacre un chapitre de son livre, Dangereuses Émotions , à faire l’éloge
la « bestialité ». Lingis s’exprime dans des termes emphatiques qui seront
quasiment repris à l’identique par Haraway : « nous vivons aussi en
symbiose avec le riz, le blé et les champs de blé, avec les buissons de
baies et les potagers, avec les bactéries qui fixent le nitrogène dans le sol
avec lequel les radicelles de toutes ces plantes entrent en symbiose de
manière à faire pousser et à nourrir les tiges, les feuilles, les graines ou les
fruits. Nous nous déplaçons aussi et nous nous sentons en symbiose avec
les autres mammifères, les oiseaux, les reptiles et les poissons15 ». Mais
pourquoi alors s’arrêter au monde du vivant ? Bakke, autre continuatrice
de Haraway, va au bout de cette volonté de mélange et proclame que la
« zoophilie » qu’elle prône est « une pulsion englobante, nomade, qui
passe à travers les surfaces des corps des humains, des animaux, des
plantes, et même aussi de la matière inorganique16 ».

Une biologiste contre la biologie

Outre cette volonté quasiment mystique d’effacer les barrières


d’espèces, Haraway dévoile un projet à la fois épistémologique et
ontologique. Il s’agit de mettre en question la biologie, et au-delà toute
« science objective », et plus largement encore de dénoncer toute velléité
de catégorisation et de pensée abstraite. Comme le disent deux de ses
disciples, son but n’est pas de « construire des théories au sens
traditionnel » mais de « faire éclater et diffracter le monde17 ». Ou,
comme Haraway le dit elle-même, de « queeriser ce qui passe pour
naturel18 ». Le projet explicite n’est pas seulement celui d’une fusion
mystique avec la nature, il est aussi celui de la destruction de toute pensée
objective et rationnelle.
Haraway rappelle souvent qu’elle a fait des études de biologie (en fait
un doctorat d’histoire de la biologie sur la place de l’imaginaire en
biologie). Elle n’hésite pas à jouer ici de l’argument d’autorité et se plaît à
citer quelques scientifiques au milieu de vulgarisateurs et d’auteurs de
science-fiction, dans le patchwork de citations qui constitue son
« argumentation ». Ce qu’elle retient de la biologie, c’est que celle-ci
aurait démontré qu’il n’y a pas de différence entre l’homme et l’animal :
Haraway aime à se présenter sur ce point comme une « fille dévouée de
Darwin19 ». Du fait de la théorie de l’évolution, « dans la culture
scientifique américaine de cette fin du XX e siècle, la frontière qui sépare
l’humain de l’animal est presque complètement tombée », elle n’est plus
qu’une « légère trace sans cesse re-tracée par les luttes idéologiques et les
disputes professionnelles qui opposent les sciences sociale à celles de la
vie20 ».
Jusque-là, tout va bien. Mais il reste quand même une difficulté
scientifique lorsqu’on prône le mélange des espèces. Il existe une
discipline, l’immunologie, qui a démontré que tous les vivants ne peuvent
pas se mélanger à l’envi et que non seulement les espèces mais aussi les
individus d’une même espèce ne sont pas susceptibles d’être
interchangeables. Si deux individus ne sont pas immuno-compatibles, on
ne peut greffer un organe de l’un à l’autre sans s’exposer à de puissantes
réactions immunitaires qui nécessitent de violents traitements
immunosuppresseurs. On a souvent dit que l’immunologie est une science
qui définit le « soi » et le « non-soi » et s’oppose donc directement au
projet harawayen d’effacer les frontières entre les vivants et de
promouvoir des hybrides de toutes sortes.
Qu’à cela ne tienne pour Haraway : il faut, selon elle, en finir avec
l’immunologie. La notion de « système immunitaire » ne serait qu’un
« plan destiné à rendre signifiante l’action de construction et de maintien
des frontières de ce qui doit être pris en compte au titre de soi et d’autre21
». L’immunité ne serait pas tant un sujet de recherche qu’un mythe
biopolitique, hérité de la médecine coloniale tropicale. Pour parvenir à ses
fins, Haraway met alors sur le même plan les représentations
journalistiques ou « grand public » de l’immunité et les publications
spécialisées dans le domaine. Il faudrait « imaginer » un nouveau type
d’immunité « en fonction de spécificités partagées » :
Du soi semi-perméable, capable de s’engager avec d’autres (humains et non humains,
créatures du dedans et du dehors), mais dans un engagement aux conséquences toujours
finies ; de possibilités et d’impossibilités situées quant à l’individuation et à
l’identification ; de fusions partielles et de dangers. Les multiplicités problématiques des
« soi » postmodernes, représentées et refoulées avec tant de force par les discours
grumeleux de l’immunologie, doivent être intégrées à d’autres discours occidentaux et
multiculturels, qui commencent à se faire entendre sur la santé, la maladie, l’individualité,
la mort22 .

Malheureusement, les choses ne se passent pour l’instant pas comme ça


et l’immunité est une réalité incontournable. Dès lors, déçue par la science
classique, Haraway va trouver d’autres « arguments » dans de piètres
récits de science-fiction, dont elle fait un usage immodéré dans la plupart
de ses écrits. Il semblerait qu’il ne soit pas possible que les espèces se
mélangent comme elle le voudrait. Qu’à cela ne tienne : il suffira de citer
l’écrivaine noire américaine Octavia Butler qui réfléchit « avec un
optimisme posé » aux limites de l’humain et au « grand projet
multiculturel » de fusion du soi et du non-soi. Elle le fait sous la forme
d’un récit, Clay’s Ark , où l’on assiste au développement d’une maladie
extra-terrestre ramenée sur terre par des astronautes. Cette maladie touche
toutes les cellules des organismes infestés, les transforme au plus profond
d’eux-mêmes et les oblige « à élaborer un rapport transformé à “l’autre”
incrusté en eux et aux enfants nés de parents contaminés. Si la
morphologie quadrupède de ces derniers la marque définitivement du
sceau de la Bête, ils représentent aussi l’avenir du sens désormais attaché
à l’humain23 ». Les femmes et les hommes « multiraciaux » de ce roman
auront alors pour tâche de tenter d’élaborer un nouveau rapport à l’autre
extra-terrestre. Plus loin, Haraway cite un autre livre de la même Butler,
Dawn , qui porte sur la violence induite par les familles consanguines et
appelle à résister à la tendance de la procréation « à recréer l’image sacrée
du même24 ».
Ailleurs, dans le Manifeste cyborg , c’était un autre récit de science-
fiction qui servait d’argument en faveur de l’effacement des frontières et
du mélange des espèces. Haraway y fait référence à un livre
« particulièrement riche en transgressions » de Vonda McIntyre,
Superluminal , qui donnerait la clé d’un monde de « monstres dangereux et
prometteurs qui aident à redéfinir les plaisirs et la politique de
l’incarnation et de l’écriture féministe25 ». Ici, il est question d’une
plongeuse sous-marine génétiquement modifiée, Orca, qui vit dans la mer
et dialogue avec les orques, tout en rêvant d’être astronaute. Dans ce but,
elle se fait implanter par toutes sortes de moyens – depuis les virus
jusqu’aux transplantations chirurgicales – « des éléments bioniques
pouvant détruire ce qui fait d’elle un membre de la famille des plongeurs
et des cétacés26 ». Un autre personnage, Laenea, accepte de remplacer son
cœur humain par une machine bionique pour voyager plus vite que la
vitesse de la lumière. Un troisième personnage, Radu Dracul, après avoir
été atteint par une épidémie sur une planète lointaine, se retrouve doté
d’une nouvelle perception du temps et de l’espace. Selon Haraway, ces
personnages « explorent tous les limites du langage, le rêve d’une
expérience partagée et la nécessité des limites, de la partialité et de
l’intimité, même dans un monde de transformation et de connexion
protéiformes27 ».
Ces quelques références, qui font les délices de ses fans, montrent bien
par quel incroyable bric-à-brac (SF, mangas, culture hacker, care ,
militantisme cyber, etc.) Haraway veut remplacer l’immunologie.
De toute façon, pour les « science studies féministes », l’affaire est
réglée, la biologie est une science viriliste. Haraway s’est rendue célèbre
en expliquant que l’objectivité scientifique est un leurre, qu’il n’existe de
science que « située ». Avec cette notion de « savoirs situés », Haraway
veut mettre en question la « pseudo-objectivité » de la science. Le
« modeste témoin » que prétend être le scientifique n’est rien d’autre
qu’une figure misogyne. Cette objectivité, « le fait d’être invisible à soi-
même », serait « la forme spécifiquement moderne, professionnelle,
européenne, masculine, scientifique, de la modestie comme vertu28 ». De
cette misogynie témoignerait, selon Haraway, la vision des primates que
les primatologues de sexe masculin avaient répandue avant que les
femmes primatologues ne défassent cette « construction » et démontrent
que les primates femelles jouent un rôle central dans l’évolution des
espèces. Une lectrice enthousiaste de Haraway, Delphine Gardey,
expliquera à sa suite qu’il faut « introduire le “trouble” dans les valeurs
universelles de la République des sciences, en s’amusant à défaire les
fictions modernes que sont le sujet, la nature, la science et la culture29 ».
S’agissant plus précisément d’immunologie, seules trouvent grâce aux
yeux de Haraway les théories « symbiotiques » de la biologiste Lynn
Margulis et de son fils Dorion Sagan, « qui me donnent la chair et la forme
dont les espèces compagnes ont besoin pour connaître leurs commensaux30
». Margulis, partie de sa découverte, un temps controversée puis plus
largement admise, que les premières cellules eucaryotes, à noyau, seraient
apparues à partir de l’intégration d’éléments des cellules procaryotes, sans
noyau, en arrive à une théorie beaucoup plus large, et bien moins
confirmée, selon laquelle ce sont des interactions symbiotiques entre
organismes venant de différents règnes qui seraient à l’origine des
modifications génétiques. Selon Margulis et Sagan, cités par Haraway,
« l’histoire de base est simple : les formes de vie plus complexes sont le
résultat continuel d’actes d’association toujours plus intriqués et
multidirectionnels avec d’autres formes de vie. Pour essayer de subsister,
des bestioles mangent des bestioles, mais elles ne peuvent que
partiellement se digérer l’une l’autre. Beaucoup d’indigestion, sans
mentionner l’excrétion, en est le résultat, dont une partie est le véhicule de
nouvelles séries de structures complexes d’un et de multiple dans des
associations enchevêtrées31 ».
Une des figures de prédilection de cette coévolution est pour Haraway la
Mixotricha paradoxa , un parasite de l’intestin des termites d’Afrique du
Sud, déjà mis en avant par Margulis, et qui montrerait l’erreur de toute
idée d’un soi limité : « considérons le texte qui nous est donné par
l’existence, dans l’intestin postérieur d’un termite moderne de l’Australie
du Sud, de la créature emmêlée nommée Mixotricha paradoxa , une sorte
de morceau de “poil” (trichos ) embrouillé, paradoxal, microscopique.
Cette petite créature filamenteuse microscopique ridiculise la notion de
soi singulier, défendu, limité pour protéger ses investissements
génétiques32 ». Cette créature est d’autant plus signifiante, selon Haraway,
qu’elle est « produite par les relations technoscientifiques qui incluent la
machinerie du laboratoire, les voyages en avion, toute l’histoire de la
zoologie et de la taxonomie, aussi bien que la science coloniale en
Australie33 ». Avec l’aide involontaire de Margulis et de la Mixotricha
paradoxa , Haraway peut envisager une coévolution qui serait le fruit
d’« appariements interdits » et de « festins étranges ».

Vers un brouillage généralisé des frontières

Mais au-delà de la biologie, le but de Haraway est plus large encore


puisqu’il s’agit de brouiller les frontières de toutes sortes. Dès son
Manifeste cyborg , elle s’était déjà fixé comme objectif d’effacer les
frontières entre homme et machine, annonçant que l’époque était venue du
cyborg, créature post-sexuelle, mi-humain, mi-machine. Le cyborg était
présenté comme un modèle pour les « féministes socialistes » dans la
mesure où il est un « artefact », construit par l’homme à partir de
matériaux naturels, mixte de « nature » et de « culture ». Toute la réalité
est construite et il n’y a plus de distinction entre « nature » et « culture » :
c’est ce que Haraway nomme « artefactualisme ». Ce cyborg permet de
dépasser toutes les oppositions binaires : âme/corps, esprit/matière,
artificiel/naturel… « J’élabore mon mythe du cyborg pour parler des
frontières transgressées, des puissantes fusions et des dangereuses
éventualités34 . » Le cyborg rejoint les « espèces compagnes » et la
zoophilie y était déjà annoncée dans le style à visée poétique qui est celui
de Haraway : « les cyborgs annoncent des accouplements fâcheusement et
délicieusement forts. La bestialité obtient, dans ce cycle d’échange
marital, un nouveau statut35 ». Il ne doit plus y avoir de différence entre
chien et homme, pas plus qu’il n’y a de différence entre homme et cyborg,
donc, transitivité oblige, plus de différence non plus entre chien et
cyborg : « le monde cyborgien pourrait être un monde de réalités
corporelles et sociales dans lesquelles les gens n’auraient peur ni de leur
double parenté avec les animaux et les machines, ni des idées toujours
fragmentaires, des points de vue toujours contradictoires36 ». Le mythe
cyborg vise en fait à dissoudre toutes les identités imaginables : « les
cyborgs qui peuplent la science-fiction féministe rendent tout à fait
problématiques les statuts de l’homme, de la femme, de l’humain, de
l’artefact, de la race, de l’entité culturelle au-delà du corps37 ». Il n’existe
donc, et c’est un des buts de la démonstration, plus d’identité féminine :
« Être » femme n’est pas un état en soi, mais signifie appartenir à une catégorie
hautement complexe, construite à partir de discours scientifiques sur le sexe et autres
pratiques sociales tout aussi discutables38 .

C’est sans doute Haraway qui va le plus explicitement au bout de la


doctrine butlérienne de destruction des identités. Il faut « annihiler » non
seulement l’homme mais aussi l’Occident. Les « luttes des femmes noires
ou des chicanos » doivent permettre « d’annihiler la notion d’Occident et
son corollaire le plus important, la prépondérance de celui qui n’est ni
animal, ni barbare, ni femme : l’homme, auteur d’un cosmos que l’on
appelle Histoire39 ».
Au-delà de cette destruction des identités, Haraway va jusqu’à jeter la
suspicion sur toute tentative de définition, de catégorisation, de pensée
rationnelle. Elle veut ainsi détruire non seulement les identités mais aussi
toute possibilité de raisonnement argumenté. L’idée même de chercher à
définir ce qu’est telle ou telle chose lui semble suspecte. Il n’est ainsi pas
possible de définir ce qu’est un animal, ni même ce qu’est telle ou telle
espèce particulière d’animal. Si on commence par définir ce qu’est un
animal, on finit – horresco referens – par définir ce qu’est l’homme ou la
femme, créant ainsi des discriminations de toutes sortes. Pour Haraway, il
ne doit pas y avoir de catégories, de pensée abstraite : il n’existe que des
individus indistincts, monstres et hybrides, tous tant qu’ils sont. Elle en
arrive à un nominalisme radical qui s’interdit de définir quelque objet que
ce soit. Tenter de définir, ce serait retomber dans « l’essentialisme » qui
est le péché originel de la pensée rationnelle. Aucune identité, aucune
rationalité ne subsistent dans le flux universel dans lequel Haraway et ses
disciples aspirent à se perdre. Lorsque sa disciple Delphine Gardey
explique que son œuvre est une « entreprise radicale de déstabilisation des
catégories de pensée occidentales », il faut bien comprendre cela comme
un éloge40 .
Un des points d’application les plus étranges de ce « maelström de
nature/cultures » est qu’il doit permettre de dissoudre la dualité ente le
corps et l’esprit, et cela, semble-t-il, au bénéfice essentiel de l’esprit. Ici
on retrouve, poussée à ses extrêmes conséquences, la tendance gnostique
déjà présente chez Butler. Pour Haraway, l’opposition du matériel et du
spirituel n’a pas lieu d’être. Il n’y a selon elle rien qui soit seulement
matériel, et en particulier pas le corps. Le corps est toujours aussi
signification. Mon instinct, dit Haraway, est d’« insister sur le lien entre la
matérialité et la sémiose ; la chair n’est pas plus une chose que le gène ne
l’est. Mais la sémiose matérialisée de la chair inclut les tonalités de
l’intimité, du corps, du saignement, de la souffrance, de la jutosité41 ». Il
n’y a pas de corps sans histoire, pas de monde qui ne soit signifiant. Nos
corps ne sont que des « métaphores » : « comprendre le monde, c’est vivre
à l’intérieur d’histoires. Il n’y a pas de lieu où être dans le monde en
dehors d’histoires. Et ces histoires sont littéralisées dans ces objets. Ou
plutôt les objets sont des histoires gelées. Nos propres corps sont une
métaphore au sens le plus littéral du terme42 ». Ce sont les « histoires »
qui sont premières chez Haraway, comme le sont les « normes » chez
Butler : les corps viennent toujours après, si tant est qu’ils existent.
L’enchevêtrement toujours : « chair et sens, corps et mots, histoires et
mondes : tous sont enchevêtrés au sein des nature/cultures43 ». Dans le
domaine de la sexualité en particulier, le corps ne comporte aucune
nécessité. Pour Haraway comme pour Butler, les données biologiques ne
sont en rien déterminantes. « Les idéologies de la reproduction sexuée ne
peuvent plus raisonnablement se référer au sexe et aux rôles sexués
comme à des aspects organiques d’objets naturels que sont les organismes
et les familles44 . » Chez Haraway, « la réalité n’est pas indépendante des
explorations que nous en faisons45 », elle n’existe pas en soi.
Assez curieusement Haraway fait remonter cette vision « spirituelle »
des corps et du monde à son éducation « dans une famille catholique ».
Dans son enfance catholique, elle « se voyait elle-même comme partie
d’un monde peuplé d’entités symboliques qui avaient une existence très
réelle dans sa vie quotidienne46 ». À travers son « sacramentalisme », le
catholicisme serait en effet une entreprise de « symbolisation »
universelle. Haraway insiste sur ce qu’elle doit à sa « profonde formation
dans le symbolisme et le sacramentalisme catholique – les doctrines de
l’incarnation et de la transsubstantiation étaient toutes intensément
physiques. La symbolisation tenace de la vie catholique n’est pas
seulement attachée au monde physique, elle est le monde physique47 ».
Selon Haraway, le catholicisme est à la fois la parole et le monde
physique. Elle n’acceptera donc jamais de séparer le « matériel » et le
« sémiotique ». Pour cette gnostique d’un type nouveau, le monde est tout
entier spirituel. Assez exaltée, elle confesse : « mon âme portant la
marque indélébile d’une formation catholique, je perçois dans le mot
espèce la doctrine de la Présence Réelle sous deux espèces, le pain et le
vin, signes transsubstantiés de la chair. Espèce évoque l’union corporelle
du matériel et du sémiotique d’une façon jugée inacceptable par les
sensibilités protestantes sécularistes du milieu académique américain ainsi
que par la plupart des variantes de cette science humaine qu’est la
sémiotique48 ». Chesterton disait, dans une formule fameuse, que « le
monde moderne est rempli de vertus chrétiennes devenues folles ». Avec
Haraway on y est…
Il y a cependant quelque paradoxe dans cette position de Haraway. Son
but, sans cesse réaffirmé, est de « brouiller » les frontières, de les
« effacer », de les « confondre » ou de les « abolir ». Elle estime d’ailleurs
que ces frontières sont en fait déjà tombées, notamment entre l’humain et
l’animal. Or, en même temps, l’autre leitmotiv de Haraway est qu’il
convient de s’intéresser aux créatures qui « habitent aux frontières », aux
hybrides, aux queers et aux monstres divers dont elle ne cesse de faire
l’éloge49 . C’est tout l’objet de son Manifeste cyborg : « j’élabore mon
mythe du cyborg pour parler des frontières transgressées, des puissantes
fusions et des dangereuses éventualités50 ». Outre le cyborg, elle fait aussi
l’éloge du « trickster », la divinité trompeuse, « ce brouilleur des
apparences, qui vient bouleverser toutes nos représentations, sans
exception, de l’humanité – classiques, bibliques, scientifiques,
modernistes, postmodernistes et féministes », mais aussi des « mestizas »,
ces métis chicanas « parlant des langues hybrides non reconnues, vivant
aux bordures de l’histoire et de la conscience51 ». Il va poutant de soi que
ces deux propositions sont contradictoires : si l’on efface les frontières, il
n’y aura pas non plus d’« êtres de frontières » qui passent,
clandestinement ou non, ces frontières. S’il n’y a plus de frontières, il n’y
aura d’ailleurs non seulement plus d’identités mais aussi plus de jeux sur
ces identités. Si l’on veut comme Haraway, et cela peut éventuellement se
comprendre, goûter « des accouplements fâcheusement et délicieusement
forts », telle la « bestialité » de ce « cycle d’échange marital52 » que
semble promettre le cyborg, alors il faut quand même qu’il subsiste des
frontières. Sinon on revient à une indistinction primitive où il n’y a plus
rien à transgresser, à un désordre initial, à la « soupe primitive » des
scientifiques ou au « chaos » primitif d’où proviendrait l’humanité dans la
mythologie grecque. Il semble d’ailleurs que ce soit en fait à cela
qu’aspirent Haraway et Butler quand elles proposent d’effacer ou de
troubler toutes les frontières.
Ce refus de toute espèce de distinction est aussi un refus de s’inscrire
dans l’ordre symbolique, avec les découpages qu’il opère dans le réel, au
moyen essentiellement du langage et conjointement de la raison. Ces
frontières sont en effet celles qui séparent « tous les dualismes » mais
aussi celles qui séparent les êtres les uns des autres, distinguant
notamment les sexes ou les espèces animales, et enfin celles qui séparent
les concepts. Mais Haraway refuse toute définition qui est qualifiée par
elle d’« essentialiste » : s’efforcer simplement de donner une définition
d’un concept est d’ailleurs souvent aujourd’hui une attitude considérée
comme « réactionnaire », comme l’a bien noté Francis Wolff : « Notre
époque n’aime pas les définitions. Toute question “qu’est-ce que ?” lui
semble suspecte de charrier des relents “essentialistes […]. La question
même paraît” réactionnaire53 . » C’est éminemment le cas pour Haraway
selon qui rien ne peut être défini, tout est fluent et mélangé. Affirmations
évidemment contradictoires puisque Haraway ne cesse d’énoncer des
propositions définies qu’elle considère comme vraies.
Notes
1 . D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie , op. cit. , p. 9 et 10.
2 . Ibid ., p. 9 et 10.
3 . D. Haraway, When Species Meet , op. cit. , p. 15.
4 . T. Hoquet, « Zoophilie, ou l’amour par-delà la barrière de l’espèce », Critique , 2009/8,
n os 747-748, p. 682.
5 . D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie , op. cit. , p. 108.
6 . Ibid ., p. 110.
7 . Ibid.
8 . D. Haraway, Manifeste cyborg et autres essais , Paris, Exils, 2007, p. 31.
9 . J. Raskin, « Donna Haraway : Interview with a Dog Lover on a Dog Day Afternoon »,
Santa Rosa Press Democrat, 14 septembre 2003. Consultable sur monoskop.org.
10 . D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie , op. cit. , p. 13.
11 . Leur idée qu’il faudrait devenir une « meute de loups », afin de se distinguer des
animaux familiers, sentimentaux, œdipiens, régressifs, n’est pour elle rien d’autre qu’un
insupportable préjugé « viriliste ». Haraway leur règle leur compte en quelques mots : « en
dépit de l’intense compétition, je ne suis pas sûre de pouvoir trouver en philosophie plus claire
manifestation de la misogynie, de la peur de vieillir, de l’absence de curiosité à l’égard des
animaux et de l’horreur de l’ordinaire de la chair » (When Species Meet , op. cit. , p. 30). Leur
vision est purement abstraite et n’a rien à voir avec des animaux vivants particuliers, en
particulier rien à voir avec « les loups de ce monde, les loups prosaïques vivants » : s’ils
avaient prêté attention à ces animaux, ils n’auraient pas eu l’idée de s’en servir comme d’une
référence anti-œdipienne, dans la mesure où chez les loups le clan se constitue sur plusieurs
générations selon un modèle père-mère-enfant. Deleuze et Guattari en restent donc à un point
de vue philosophique très traditionnel sur l’animal qui en fait un simple objet inventé par la
philosophie, à des fins purement abstraites et démonstratives.
12 . D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie , op. cit. , p. 22.
13 . D. Haraway, « Introduction : A Kinship of Feminist Figurations », in D. Haraway, The
Haraway Reader , Londres, Routledge, 2004, p. 2 et 3.
14 . « Chiennes ». Appel à contributions par F. Arena et E. Dorlin. Consultable sur le site
https://commentsensortir.org/
15 . A. Lingis, Dangerous Emotions , Berkeley-Los Angeles, University of California Press,
2000, p. 27.
16 . M. Bakke, « The Predicament of Zoopleasures : Human-Non Human Libidinal
Relations », article précité, p. 228.
17 . M. Grebowicz, H. Merrick, Beyond the Cyborg. Adventures with Donna Haraway with
a “seed bag” by Donna Haraway , New York, Columbia University Press, 2013, p. 15
18 . D. Haraway, « A Game of Cat’s Cradle : Science Studies, Feminist Theory, Cultural
Studies », Configurations , 2/1, hiver 1994, p. 60.
19 . D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie , op. cit. , p. 22.
20 . D. Haraway, Manifeste cyborg , op. cit. , p. 33 et 34.
21 . D. Haraway, Des singes, des cyborgs et des femmes. La réinvention de la nature , Paris,
Actes Sud, 2009, p. 357.
22 . Ibid ., p. 391.
23 . Ibid ., p. 391 et 392.
24 . Ibid ., p. 392 et 393.
25 . D. Haraway, Manifeste cyborg , op. cit. , p. 78.
26 . Ibid .
27 . Ibid .
28 . D. Haraway, « Le témoin modeste : diffractions féministes dans l’étude des sciences »,
in Manifeste cyborg et autres essais , Paris, Exils, 2007, p. 310-311.
29 . D. Gardey, « Au coeur à corps avec le Manifeste Cyborg de Donna Haraway », Esprit ,
200/3, mars avril 2009, p. 209. Delphine Gardey déplore aussi les difficultés durables qu’il y a
à traduire ces « productions américaines » en français. Certes…
30 . D. Haraway, When Species Meet , op. cit. , p. 30.
31 . Ibid ., p. 31.
32 . D. Haraway, « Preface. Cyborgs and Symbionts. Living Together in the New World
Order », in 1995 in C. H. Gray, Cyborg Handbook , Londres, Routledge, 1995, p. XVII.
33 . D. Haraway, How Like a Leaf : An Interview with Thyrza Nichols Goodeve , Londres,
Routledge, 1998, p. 84.
34 . D. Haraway, Manifeste cyborg , op. cit. , p. 34.
35 . Ibid. , p. 34.
36 . Ibid. , p. 38.
37 . Ibid. , p. 76.
38 . Ibid., p. 39.
39 . Ibid ., p. 41.
40 . D. Gardey, « Donna Haraway. Poétique et politique du vivant », Cahiers du Genre ,
2013, 2, n o 55, p. 172
41 . D. Haraway, How Like a Leaf , op. cit. , p. 86.
42 . Ibid ., p. 106
43 . D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie , op. cit. , p. 28.
44 . Ibid ., p. 50.
45 . D. Haraway, « La seconde sœur d’OncoMouseTM » in É. Hache, Écologie politique.
Cosmos, communautés, milieux , Paris, Amsterdam, 2012, p. 231.
46 . J. Schneider, Donna Haraway. Live Theory , New York, Continuum, 2005, p. 6.
47 . D. Haraway, How Like a Leaf , op. cit. , p. 86.
48 . D. Haraway, Manifeste des espèces de compagnie , op. cit. , p. 23.
49 . J. Raskin, « Donna Haraway : Interview with a Dog Lover on a Dog Day Afternoon »,
article précité.
50 . D. Haraway, Manifeste cyborg , op. cit. , p. 37.
51 . Le trickster est ce personnage des sociétés autochtones amérindiennes et des cultes afro-
américains, sorte d’enfant malin, de trompeur, intermédiaire entre Dieu et l’homme, qui joue
des tours mais est craint respectueusement.
52 . D. Haraway, Manifeste cyborg , op. cit. , p. 34.
53 . F. Wolff, « La question de l’homme aujourd’hui », Le Débat , 2014/3, n o 180, p. 18.
VI

DÉFENSE
DES « EXCEPTIONNALISMES », HUMAIN
ET ANIMAL

On est obligé de noter que les points de vue les plus sensés sur l’animal
ne sont pas aujourd’hui le fait de philosophes, et a fortiori pas des
philosophes les plus couramment cités sur le sujet. Le mot d’ordre
aujourd’hui, pour tous les philosophes qui se veulent « sérieux », est à la
fin de l’« exceptionnalisme humain1 ». La question des rapports entre
« l’homme » et « l’animal » en général aurait été réglée par Darwin et il ne
resterait désormais plus qu’à en tirer les conséquences dans tous les
domaines. L’homme serait un animal comme les autres et le fameux
argument génétique des 98 % de nos gènes communs avec les grands
singes suffirait à tirer un trait sur toutes les controverses traditionnelles
sur ce qui différencie l’homme de l’animal. Un auteur anglais, médecin de
formation, Raymond Tallis, a bien décrit, avec humour, ce courant de
pensée dans son livre Aping Mankind , Singer l’homme , ou plus
exactement Transformer l’homme en singe . Il évoque à propos de ces
usages courants, et erronés, de Darwin, une véritable épidémie de
« darwinite », dont il constate qu’elle est souvent accompagnée d’atteinte
de « neuromanie », la maladie de ceux qui croient pouvoir tout expliquer
par le cerveau. Les comportements humains les plus élevés, l’amour, la
morale, la religion, la musique, la philosophie pourraient s’expliquer en
termes darwiniens. Et ce serait dans le cerveau que se trouveraient les clés
de la culture humaine dans tous ces domaines. Tallis a raison de se moquer
et de remarquer qu’il est très paradoxal que ce soient deux des plus
géniales découvertes de l’intelligence humaine, la théorie darwinienne de
l’évolution et les neurosciences, qui sont paradoxalement utilisées pour
démontrer que l’homme n’est rien d’autre qu’une bête2 . En France, le
biologiste Alain Prochiantz a lui aussi souvent ironisé sur les prétendues
« cultures » animales ou sur les « politiques du singe » qu’évoque Frans de
Waal : ce n’est pas parce que nous partageons avec le chimpanzé 99 % de
notre patrimoine génétique qu’il n’y a pas une différence essentielle qui
réside justement dans ce 1 %. Tout darwinien qu’il soit, comme tout
biologiste contemporain, Prochiantz rappelle que nous sommes certes des
animaux comme les autres, mais que nous sommes aussi des animaux qui
ont la capacité d’établir des règles, celle notamment de ne pas être soumis
à la seule « loi de la jungle ». Notre sollicitude constante à l’égard des
animaux et l’indignation que soulèvent les cas de brutalisation des
animaux, en sont justement la preuve : « certes nous avons une part
d’animalité et il est important de la reconnaître, quand ce ne serait que
pour la maîtriser. Mais si nous prenons ces décisions de protéger les
animaux, c’est parce que nous sommes aussi des êtres de raison qui,
justement, échappent en partie à ce qu’on appelle abusivement les lois de
la nature3 ».
L’argument principal des « antiexceptionnalistes » consiste à montrer
que chaque fois que l’on érige une barrière entre l’homme et l’animal,
cette barrière tombe assez rapidement. C’est ce qu’avance ironiquement
Jean-Marie Schaeffer : après l’âme, la liberté, la raison, le langage, le
langage adapté, la perfectibilité, la culture, la morale, l’histoire, etc. Ce
serait la preuve qu’aucune ne tient et que l’humanité est obligée d’inventer
de nouveaux tests à faire passer à l’animal pour le maintenir à distance
d’elle. C’est une constatation assez triviale mais il faudrait s’interroger
plus avant sur le fait que de nouvelles différences apparaissent sans cesse.
Comme l’a très finement remarqué Étienne Bimbenet, il faudrait réfléchir
plus sérieusement au foisonnement continu de ces différences : cette
« série infinie » des différences : langage, culture, inceste, histoire, etc.,
« plutôt que de prêter à un “fou rire”, devrait nous alerter : si l’on peut
mettre beaucoup, dans le désordre et sans compter, dans une telle liste,
c’est précisément que nous avons affaire à une différence radicale4 ».
Certes nous avons été des animaux, mais maintenant c’est fini, nous n’en
sommes plus ou en tout cas ce n’est plus l’essentiel de ce que nous
sommes. Il n’y a qu’à, pour vérifier cela, considérer le vertige qui nous
saisit à l’idée de nous unir à des animaux d’autres espèces. Il faut être
Sade ou Singer pour envisager de telles unions en toute quiétude. Le titre
du livre de Bimbenet, L’Animal que je ne suis plus , est une réponse au
titre d’un recueil d’articles de Derrida, L’Animal que donc je suis , dans
lequel Derrida faisait lui aussi mine de s’étonner de tous les « propres » de
l’homme qui ont été successivement inventés. Il remettait en question la
catégorie même d’animal en général, réunie bien trop abstraitement autour
de ce mot « animal », « l’animot », qui vise à permettre à l’homme de
s’exclure de ce monde animal. Derrida n’est pourtant pas non plus très
sensible à la diversité et à l’altérité radicale des animaux. Il raconte que
l’expérience qui est à l’origine de ses réflexions sur la place de l’animal
dans la pensée occidentale est ce moment où, gêné de se retrouver nu
devant son chat qui le « regarde » nu, il s’interroge sur cette honte : « rien
ne m’aura jamais tant donné à penser cette altérité absolue du voisin ou du
prochain que dans les moments où je me vois vu nu sous le regard d’un
chat5 ». Mais c’est justement là que Derrida n’arrive pas à se rendre
compte que le chat est totalement indifférent à sa nudité, qu’il le voit sans
doute mais évidemment ne le regarde pas au sens habituel du terme.
L’exemple est sans doute particulièrement mal choisi, car, plus qu’aucun
autre animal, le chat est largement indifférent à la présence humaine.
Chateaubriand était sans doute meilleur observateur lorsqu’il constatait
que le chat est totalement inattentif à la conduite de ceux qui occupent
l’espace en même temps que lui. C’est d’ailleurs justement pour cela qu’il
disait aimer cet animal : « J’aime dans le chat ce caractère indépendant et
presque ingrat qui le fait ne s’attacher à personne, et cette indifférence
avec laquelle il passe des salons à ses gouttières natales […]. On le
caresse, il fait gros dos ; mais c’est un plaisir physique qu’il éprouve et
non comme le chien une niaise satisfaction d’aimer et d’être fidèle à son
maître, qui l’en remercie à coups de pied. Le chat vit seul, il n’a nul besoin
de société, il n’obéit que quand il veut, fait l’endormi pour mieux voir et
griffe tout ce qu’il peut griffer6 . »
Il est certain que l’engouement pour « l’animal » en général est très
exactement contemporain de la perte du contact direct avec le monde
animal dans un Occident qui devient de plus en plus urbain. Les seuls
animaux avec lesquels nos philosophes universitaires peuvent entrer en
contact sont leurs animaux de compagnie ou ceux dont ils mangent – ou
plutôt ne mangent plus – la viande, qu’ils ne connaissent évidemment pas.
Il n’y a plus aucune vie commune avec les animaux ni aucune
connaissance de leurs mœurs, alors que celle-ci était le lot commun de
tout paysan il n’y a pas si longtemps encore. Comme l’a noté
l’anthropologue Jean-Pierre Digard, « les sensibilités animalitaires sont
d’autant plus visibles aujourd’hui qu’elles se propagent dans un tissu
social et culturel majoritairement urbain, désormais coupé de ses racines
rurales et de la culture animalière correspondante7 ». Ce n’est que parce
qu’on ne connaît plus les animaux qu’il est possible de parler d’un
« animal » abstrait qui n’existe évidemment pas. Les exemples choisis par
nos philosophes animalitaires sont très parlants : le vieux chien de Martha
Nussbaum, le chat dans la salle de bains de Derrida, le chien lubrique de
Singer sont des pitoyables figures si on les compare aux animaux
souverains que décrivait encore Buffon dans son Histoire naturelle .
De fait, aujourd’hui les rares qui se risquent à critiquer les doctrines
animalitaires sont le plus souvent des éthologistes, observateurs attentifs
des animaux dans leurs milieux naturels, ou des anthropologues qui ont
travaillé avec des animaux ou se sont souciés de ceux qui les élèvent, et
aussi les tuent. Anthropologue et ancienne éleveuse de chèvres, auteur
d’un livre intitulé Vivre avec les animaux consacré au lien fort qui se crée
entre le personnel des abattoirs et les bêtes qu’ils abattent, Jocelyne
Porcher s’est ainsi prononcée contre la « libération animale » dans un
article au titre explicite : « Ne libérez pas les animaux ! Plaidoyer contre
un conformisme “analphabête”8 ». C’est parce que l’on n’est plus attentif
à l’infinie variété des comportements animaux qu’il nous est possible de
les penser simplement comme des êtres semblables à « nous », seulement
accessibles à la douleur, alors que ce sont des êtres qui occupent la même
terre que nous mais de bien d’autres manières. Ces croisements aléatoires
et fulgurants entre leurs existences et les nôtres, la plupart des philosophes
ne s’y intéressent plus.
Pourtant, au XVIII e siècle encore, certains philosophes, qui étaient aussi
des chasseurs, écrivaient sur leurs rencontres avec les animaux. Les
chasseurs avaient acquis une familiarité et une vraie connaissance des
animaux qu’ils traquaient. Ce n’est pas par hasard que l’un des meilleurs
livres d’« éthologie », avant l’invention de cette discipline, ait été les
Lettres sur les animaux de Georges Leroy, « lieutenant des chasses de
Versailles » sous Louis XV. Comme le notait l’éditeur de ce livre un siècle
plus tard : « il faut, en effet, vivre avec les bêtes, pour les observer et les
comprendre ; c’est pourquoi les praticiens, les paysans surtout, jugent
mieux des animaux et même de l’homme, que ne le fait la spéculation
métaphysique, qui s’exerce sur des types imaginés9 ». Selon Leroy en
effet, « il n’appartient qu’aux chasseurs d’apprécier l’intelligence des
bêtes. Pour les bien connaître, il faut avoir vécu en société avec elles ; et la
plupart des philosophes n’y entendent rien10 ». Leroy décrit ainsi en détail
les mœurs des loups, renards, cerfs ou castors. C’est pour cette raison que
le livre a été réédité par un disciple d’Auguste Comte un siècle plus tard.
Il devait faire partie de la « Bibliothèque du prolétaire » proposée par
Comte à ses disciples. Pour le philosophe qui a mis l’Humanité au centre
de la religion positiviste, la moindre des choses était de connaître les
animaux dans leurs infinies différences avec nous les humains.
Ce qui devrait justement nous intéresser dans les animaux, c’est qu’ils
ne sont pas « comme nous » mais qu’ils évoluent dans des mondes
radicalement différents du nôtre, qu’ils ne croisent que par hasard et dans
l’étrangeté de face-à-face qui ne sont pas, à proprement parler, des
rencontres. C’est ce que ne parviennent pas à voir les animalitaires
contemporains dont l’incuriosité pour les mondes animaux est la première
caractéristique. Les exemples donnés par Nussbaum ou Kymlicka et
Donaldson, qui se veulent émouvants, sont le plus souvent ridicules et
démontrent qu’ils n’ont aucune curiosité pour ce que peuvent être les vies
des animaux dans leur altérité radicale : considérer un tigre comme une
sorte de gros chat qu’on peut amuser avec une baballe, penser qu’un
fauteuil pour handicapé convient à un chien, considérer Lou et Bill comme
des « membres de la communauté universitaire » ou les pigeons comme
des immigrants, c’est juste manifester que l’on n’arrive absolument plus à
sortir du « tout petit monde » de l’université américaine et de son langage
politiquement correct. Les philosophes « animalitaires » ont perdu ce qui
faisait la principale qualité du philosophe, la curiosité pour le divers et
l’inattendu. Tout le contraire d’un Aristote qui, dans son Histoire des
animaux , donnait l’« enquête » – le sens du mot grec historia – sur les
animaux la plus complète possible pour l’époque, en se passionnant pour
les caractéristiques propres à chaque espèce animale. Il est d’ailleurs
remarquable que les animalitaires se battent pour interdire tout ce qui
préservait le souvenir de la beauté du monde animal et le respect que l’on
avait pour lui. Plus de zoos pour faire rêver enfants et adultes à ces êtres si
majestueux qui nous ont précédés, plus de chasse pour nous familiariser
avec leurs habitudes et les mondes qu’ils habitent, plus de corridas pour
marquer le caractère sacré de notre confrontation avec eux.
Il ne restera alors plus rien des animaux et de leur beauté. Seuls
subsisteront les bons sentiments qui nous empêchent d’être attentifs à ce
qui est autre que l’humain, à ce qui n’a justement rien à voir avec
l’humain. La folie animalitaire actuelle est en fait celle d’un humanisme
envahissant qui veut plaquer les valeurs humaines sur l’ensemble de la
nature. Les animaux, les plantes, les rochers seraient des humains comme
les autres à qui il faudrait accorder des droits et qui devraient se
conformer aux règles qui sont les nôtres. Les apories ridicules dans
lesquelles s’enferment les Nussbaum et autres Kymlicka face aux
comportements « non éthiques » des animaux montrent bien qu’ils ont
perdu tout sens de l’altérité, qu’ils n’envisagent toutes les autres vies
animales que sur le modèle de notre propre vie humaine. Or ce n’est bien
sûr pas cela qu’il conviendrait de faire avec les animaux : il faudrait au
contraire tenter de les voir comme des autres radicaux, de se placer à leur
écoute, tout en sachant que l’on n’y parviendra jamais
complètement. C’est en faisant cela que l’on se conduirait « bien » avec
les animaux, c’est ainsi qu’on les respecterait vraiment. Comme le dit
Étienne Bimbenet, « le vrai respect » devrait venir « d’une connaissance
avertie, et avertie sur les différences réelles, plutôt que d’une volonté de
débusquer à tout prix des comportements similaires aux nôtres chez
l’animal11 ». L’anthropomorphisme, qui atteint aujourd’hui des
proportions incroyables, devrait laisser place à un peu plus d’attention à
l’égard de ces êtres absolument différents que sont les animaux. Il faudrait
en finir avec cette extension poisseuse de l’humanité et de
l’humanitarisme. Ce n’est pas tant l’exceptionnalisme humain qu’il s’agit
ainsi de défendre que les exceptionnalismes animaux : l’idée absurde
d’araser toutes les originalités et de faire du rat un homme ou une plante
ou une pierre est un insupportable manque de respect à l’égard de la
diversité et de la beauté du monde. Cette incapacité à penser la différence
est du même ordre que celle qui ne veut pas voir qu’il existe naturellement
des hommes et des femmes, qui sont en général différents.
Ce sont plutôt des artistes ou des écrivains qui ont conservé le souvenir
de ce que sont les animaux. Ainsi on redécouvre les photographies de
George Shiras qui, dès la fin du XIX e siècle, avait saisi la nuit, au flash, la
vie nocturne des animaux sauvages d’Amérique du Nord12 . Avocat et
homme politique, d’abord chasseur, Shiras s’est ensuite consacré à
l’observation et à la photographie de la vie sauvage (wildlife ) mais aussi à
la préservation du monde animal puisqu’il fut l’un des pionniers de
l’environnementalisme américain. En installant des pièges
photographiques déclenchés par l’animal qui s’inspiraient des pratiques de
chasse indiennes, Shiras a su obtenir des images étonnantes, sublimes,
d’animaux surpris et immobilisés par la lumière du flash, au cœur de cette
nuit qui est leur monde à eux. Les « trois cerfs de Virginie » qui traversent
le champ dans tous les sens, avec une grâce infinie, n’ont pas besoin qu’on
leur accorde des droits pour manifester leur beauté. Le lynx majestueux au
bord du lac Loon, immobile, se reflétant dans l’eau, n’est en rien
comparable à un enfant handicapé et il n’a nul besoin de notre sollicitude
pour exister pleinement.
Des écrivains aussi sont sensibles à cette étrangeté animale, comme
Jean-Christophe Bailly, qui a beaucoup écrit ces dernières années sur le
« versant animal », sur l’intrication entre nos vies et les vies animales
mais aussi sur la manière dont elles divergent. Bailly décrit, en ouverture
de son livre, l’apparition d’un chevreuil surgi du monde inconnu de la
nuit, au détour d’une route de montagne, pris dans les phares :
Ce qui m’est arrivé cette nuit-là et qui sur l’instant m’a ému jusqu’aux larmes, c’était à
la fois comme une pensée et comme une preuve, c’était la pensée qu’il n’y a pas de règne,
ni de l’homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des
occasions, des fuites, des rencontres. Le chevreuil était dans sa nuit et moi dans la mienne
et nous y étions seuls l’un et l’autre. Mais dans l’intervalle de cette poursuite ce que
j’avais touché, justement, j’en suis sûr, c’était cette autre nuit, cette nuit sienne venue à
moi non pas versée mais accordée un instant, cet instant qui donnait sur un autre monde13
.
« L’animal » n’est pas « là », présent tout simplement à côté de
« nous », « l’homme ». Comme le dit Bailly, les animaux sont avec nous
dans un tissu croisé d’entrelacements et d’évitements, de similitudes et de
différences radicales : « le côtoiement de l’homme et des animaux
sauvages, c’est avant tout ce système complexe d’évitements et de
tensions dans l’espace, une immense pelote de réseaux inquiets qui se
dissimulent et où il nous est parfois donné de tirer un fil. Ce n’est pas
seulement que les animaux, comme la Nature selon Héraclite, “aiment à se
cacher”, c’est aussi qu’ils le doivent et qu’ils ont depuis la nuit des temps,
par-delà leurs propres conflits, identifié en l’homme non seulement un
prédateur mais aussi un être étrange, imprévisible, déréglé14 ». Plutôt que
de plaquer sur tous ces animaux si divers des « droits de l’homme » si
pauvres et si prévisibles, ce qui devrait plutôt nous saisir est le sentiment
de leur étrangeté irréductible, voire même une sorte d’émotion sacrée à
l’égard de ces êtres que nous sommes venus un moment déranger,
transformer, domestiquer ou aimer et qui ne manqueront pas de nous
survivre. C’est ce que note là aussi Bailly : « cette précédence, cet air
d’ancienneté, cet air d’avoir été là avant, ils l’ont tous et c’est ce qu’on
voit en les voyant nous regarder comme en les voyant simplement être
entre eux, dans leurs domaines15 ». Savoir les écouter, les préserver dans
leur radicale étrangeté, ce devrait être là notre devoir. Ce n’est pas par
hasard que Bailly a préfacé un livre réunissant bon nombre des peintures
d’animaux dans des zoos de Gilles Aillaud. Ces animaux apparemment
tristes et déplacés dans le cadre mécanique de leurs cages ou de leurs
enclos semblent totalement indifférents aux visiteurs, qu’ils fascinent
mais qui semblent pour eux absents. Aillaud a aussi réalisé une grande
série de lithographies qu’il a intitulée Encyclopédie de tous les animaux y
compris les minéraux , où il représente, souvent avec un
certain détachement amusé, voire même comique, ces animaux sauvages
qui nous sont tout aussi étrangers que ces minéraux qui font eux aussi
partie de cette grande « encyclopédie de la nature ». Quant à leurs
« droits », faisons leur l’honneur de leur épargner le ridicule d’une
comparution devant un tribunal où ils seraient représentés par Stéphanie
de Monaco, Peter Singer, ou Martha Nussbaum. Ils méritent mieux.
Notes
1 . Pour reprendre le titre d’un livre de Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine
, Paris, Gallimard, 2007.
2 . Cf. R. Tallis, Aping Mankind : Neuromania, Darwinitis and the Misrepresentation of
Humanity , Londres, Routledge, 2014.
3 . Cf. A. Prochiantz, « Mon frère n’est pas ce singe », Critique , 2009/8, n os 747-748.
4 . E. Bimbenet, L’Animal que je ne suis plus , Paris, Gallimard, 2011, p. 44.
5 . J. Derrida, L’Animal que donc je suis , Paris, Galilée, 2006, p. 28.
6 . Cité dans Comte de Marcellus, Chateaubriand et son temps , Michel Lévy Frères, Paris,
1859, p. 129.
7 . J.-P. Digard, « Raisons et déraisons. Des revendications animalitaires. Essai de lecture
anthropologique et politique », Pouvoirs , 2009/4, n o 131, p. 101.
8 . Cf. J. Porcher, « Ne libérez pas les animaux ! Plaidoyer contre un conformisme
“analphabête” », Revue du MAUSS, 2007/1, n o 29.
9 . E. Robinet, « Introduction », in G. Leroy, Lettres sur les animaux , 4 e éd., Poulet-
Malassis, 1862, p. XLIV.
10 . G. Leroy, Lettres sur les animaux , op. cit. , p. 4.
11 . E. Bimbenet, L’Animal que je ne suis plus , op. cit. , p. 25.
12 . Une superbe exposition de ses photos a été présentée au musée de la Chasse en 2016.
Elles sont reproduites dans son livre L’Intérieur de la nuit , Paris, Xavier Barral, 2015.
13 . J.-C. Bailly, Le Versant animal , Paris, Bayard Éditions, 2007, p. 12.
14 . Ibid ., p. 18.
15 . Ibid ., p. 123.
L’EUTHANASIE
ET LA BANALISATION
DE LA MORT

« Tous les êtres humains ne sont pas


des personnes […]. Il n’y a que les
personnes pour écrire et lire des livres
de philosophie. »
Hugo Tristram Engelhardt
La réforme « sociétale » qui semble soulever le plus d’enthousiasme est
celle qui vise à favoriser la légalisation de l’euthanasie. Ici l’immense
majorité des sondés se déclarerait favorable à de telles dispositions, qui
sont illustrées à l’aide de cas dramatiques habilement choisis. Dans un
sondage, réalisé en 2013 par la fameuse et militante Association pour le
droit de mourir dans la dignité, à la question : « selon vous la loi française
devrait-elle autoriser les médecins à mettre fin, sans souffrance, à la vie
des personnes atteintes de maladies insupportables et incurables si elles le
demandent ? », 44 % des Français répondent « oui absolument » et 48 %
« oui dans certains cas », donc 92 % y seraient plutôt favorables. Face à
une question extrêmement délicate, toujours particulière, que les médecins
abordent avec la plus grande prudence depuis que la médecine existe, le
« dernier homme » s’enthousiasme, il a trouvé une solution simple :
« beaucoup de poison pour mourir agréablement » et c’en sera fini de la
mort et de la douleur. La mort se doit désormais d’être douce, apaisée et,
n’en doutons pas, « citoyenne ».
I

L’ENTHOUSIASME
POUR L’EUTHANASIE

Il y a évidemment quelque étonnement à voir une civilisation se


passionner pour les questions tournant autour de la « fin de vie », puisque
c’est ainsi que sont censés s’appeler désormais les moments précédant la
mort. Il est étonnant de voir que l’un des manuels d’éthique les plus
utilisés actuellement, celui de l’ineffable Singer, au lieu de se préoccuper
de ce que peut être une vie bonne, comme le faisaient les éthiques
anciennes, se pose surtout la question de savoir comment mourir, ou plus
exactement comment faire mourir les autres, les moins bien portants ou
les non désirés. Les titres des chapitres parlent d’eux-mêmes. L’« éthique
pratique » de Singer se pose comme questions centrales : « Est-il mal de
tuer ? », « Peut-on supprimer la vie des animaux ? » », « Peut-on
supprimer la vie de l’embryon et du fœtus ? », « Peut-on supprimer la vie
des humains1 ? » Curieuse éthique qui porte plus sur la mise à mort, sur
l’« ethics of killing », que sur la vie.
On peut penser qu’une telle obsession traduit surtout la profonde
dépression qui a gagné l’Occident, car il ne semble pas que cette question
préoccupe de la même manière des pays ou des civilisations plus jeunes.
La meilleure description de cet engouement pour l’euthanasie, sans doute
en partie explicable par la démographie vieillissante de l’Occident, a été
donnée par Michel Houellebecq, extraordinaire baromètre de notre temps.
Dans Les Particules élémentaires , il résume notre situation : « Le
vieillard, amas d’organes en état de dislocation continue, ne pouvait
réellement faire état de son droit à la survie que sous réserve d’une
coordination suffisante de ses fonctions organiques – introduction du
concept de dignité humaine2 . » Il montre également que cette approche
« matérialiste » fait suite à la même approche « matérialiste » à l’autre
extrémité de la vie : « Les problèmes éthiques ainsi posés par les âges
extrêmes de la vie (l’avortement ; puis, quelques décennies plus tard,
l’euthanasie) devaient dès lors constituer des facteurs d’opposition
indépassables entre deux visions du monde, deux anthropologies au fond
radicalement antagonistes3 . » Le héros du livre enregistre « le triomphe
hypocrite, progressif, et même légèrement sournois, de l’anthropologie
matérialiste4 ». Mais une telle désacralisation de la vie ne pouvait que
démoraliser encore plus : « Jamais ouvertement évoqués, les problèmes de
valeur de la vie humaine n’en continuèrent pas moins à faire leur chemin
dans les esprits ; on peut sans nul doute affirmer qu’ils contribuèrent pour
une part, au cours des ultimes décennies de la civilisation occidentale, à
l’établissement d’un climat général dépressif, voire masochiste5 . »
Houellebecq le note un peu plus loin dans le même livre, nous sommes
face à une « humanité fatiguée, épuisée, doutant d’elle-même et de sa
propre histoire6 . »
Cependant, dans un autre livre de Houellebecq, La Carte et le territoire
, le héros, Jed Martin, réagit plutôt brutalement contre une telle approche.
Il se rend au siège de « Dignitas (c’était le nom du groupement
d’euthanasieurs) », une florissante entreprise d’« euthanasie des
vieillards » zurichoise, qui a fait passer de vie à trépas son père, vieux
mais en bonne santé. Il demande ce qui est arrivé à son père : une
employée, étonnée qu’il s’en préoccupe, lui confirme que son père s’est
bien fait euthanasier et qu’il a ensuite été incinéré. Elle lui tend une feuille
recto verso faisant état d’une sorte d’examen médical. « D’après ce que
Jed avait pu lire dans les reportages, l’examen médical se réduisait à une
prise de tension et à quelques vagues questions, un entretien de motivation
en quelque sorte, à cette exception près que tout le monde le réussissait7
. » L’employée lui confirme qu’elle agit « en parfaite conformité avec la
loi suisse » et se lève pour ranger le dossier, estimant l’entretien terminé.
Jed se leva aussi, s’approcha d’elle et la gifla violemment. Elle émit une sorte de
gémissement très étouffé, mais n’eut pas le temps d’envisager une riposte. Il enchaîna par
un violent uppercut au menton, suivi d’une série de manchettes rapides. Alors qu’elle
vacillait sur place, tentant de reprendre sa respiration, il se recula pour prendre de l’élan et
lui donna de toutes ses forces un coup de pied au niveau du plexus solaire. Cette fois elle
s’effondra, heurtant violemment dans sa chute un angle métallique du bureau ; il y eut un
craquement net. La colonne vertébrale avait dû en prendre un coup, se dit Jed. Il se
pencha sur elle : elle était sonnée, respirait avec difficulté, mais elle respirait8 .

Jed prend alors la fuite et retourne à son hôtel :


En arrivant à l’hôtel, il se rendit compte que cette scène de violence l’avait mis en
forme. C’était la première fois de sa vie qu’il usait de violence physique à l’égard de
quelqu’un ; et ça lui avait donné faim. Il dîna avec grand appétit, d’une raclette à la
viande des Grisons et au jambon de montagne, qu’il accompagna d’un excellent vin
rouge du Valais9 .

Voilà la juste rétribution de la mise à mort d’un père en bonne santé…

Après avoir noté que l’association ne semblait pas avoir porté plainte
contre lui, Jed Martin en conclut que les rumeurs sur l’enrichissement
personnel des dirigeants de Dignitas sont sans doute vraies :
Une euthanasie était facturée en moyenne cinq mille euros, alors que la dose létale de
pentobarbital de sodium revenait à vingt euros, et une incinération bas de gamme sans
doute pas bien davantage. Sur un marché en pleine expansion, où la Suisse était en
situation de quasi-monopole, ils devaient, en effet, se faire des couilles en or 10 .

Une mort « digne » ?

L’enthousiasme contemporain pour une mort administrée par un État


omnipotent, au service duquel serait enrôlé le médecin, a tout pour
étonner. L’ultime moment de notre vie qui ne soit pas encore totalement
socialisé, il faudrait désormais qu’il soit confié aux mains d’un
quelconque Comité d’éthique, composé de philosophes inoccupés ou de
médecins retraités, chargés de décider qui de nous doit vivre ou mourir. La
mort n’a désormais plus rien de sacré, elle n’est qu’un problème technique
sur lequel pourra se prononcer un quelconque Comité d’« experts ». Avec
l’euthanasie, il s’agit d’effacer radicalement la dimension tragique de la
vie, dans un mouvement qu’une neurochirurgienne, Anne-Laure Boch,
qualifie très justement de « nihiliste » : « l’euthanasie avec tout ce que
cela comporte de lâcheté face à la vie, de complaisance pour une utopie
qui dévalorise le réel, et aussi de fantasme de toute-puissance » lui
apparaît comme « le comble du nihilisme tel que Nietzsche nous a appris à
le détester ». Et elle ajoute que ce « nihilisme militant » est encore plus
« odieux à ceux qui ont pour mission de soigner les malades, non de les
achever11 ». Ce qui explique tout simplement pourquoi les médecins ne
sont généralement pas des enthousiastes de l’euthanasie.
Cela n’a évidemment plus rien à voir avec la décision de mettre fin à sa
propre vie, qui est éminemment respectable, quelles qu’en soient les
raisons. Lorsqu’il apprit qu’il était atteint de la maladie d’Alzheimer, le
play-boy impeccable que fut Gunter Sachs est rentré chez lui, a pris son
fusil et s’est suicidé. Le problème était réglé et il a quitté la vie de la
manière qui lui semblait la plus « digne ». L’euthanasie en revanche est
présentée comme un « droit » qu’il faudrait instituer de toute urgence : ce
serait, une fois encore, à « la société » de se prononcer sur une question
qui ne concerne que chacun d’entre nous. Le seul moment de notre vie qui
échappait encore à la main toute-puissante de l’État devrait lui aussi être
socialisé : il va de soi que le cocktail lytique devrait être pris en charge par
la Sécurité sociale…
La question qui est censée se poser avec une extrême acuité et
nécessiterait de légiférer de toute urgence serait de savoir s’il faut abréger
la vie de malades gravement atteints, qui auraient auparavant exprimé le
souhait de ne pas mourir dans l’indignité mais qui ne seraient plus en état
de décider eux-mêmes de leur mort et de se suicider. « Association pour le
droit de mourir dans la dignité », prophètes de la mort socialisée,
« Docteurs la mort » comme l’illustre Jack Kevorkian aux États-Unis,
philosophes à la Peter Singer veulent absolument qu’il soit possible aux
médecins de procurer cette mort « de confort », digne et apaisée.
Seulement les choses ne sont pas si simples et il n’est pas sûr qu’il soit si
souhaitable que ça de mourir à la manière du « dernier homme ».

Les vies « dignes d’être vécues », et les autres


Le choix de l’euthanasie n’est pas simplement l’effet d’un mouvement
de compassion spontané. Il est aussi le résultat de l’argumentation
laborieuse de bon nombre de « bioéthiciens » qui s’efforcent de démontrer
pourquoi il est essentiel de dépénaliser l’euthanasie. Sur ce point, comme
à propos des animaux et des « cas marginaux », nous retrouverons le cher
professeur Singer. Non seulement celui-ci se fait l’avocat de l’euthanasie,
mais il fait également à cette occasion l’éloge de l’infanticide et
argumente en faveur du prélèvement d’organes sur des humains dont le
néocortex ne fonctionne plus, mais qui ne sont pas encore techniquement
morts. Singer s’enthousiasme pour tout ce qui permet de faire mourir le
plus grand nombre de ses congénères humains. Près de la moitié de son
influent traité d’éthique, Questions d’éthique pratique , est consacrée à la
question de savoir si « on peut tuer » les fœtus, les enfants, les
vieillards, etc. Le rôle traditionnel de l’éthique semblait jusqu’à présent
être de se poser la question de ce qu’est une vie bonne et juste, et comment
la mener, désormais l’essentiel de l’éthique tourne autour de la question
de savoir comment tuer humains handicapés, vieillards et enfants.
On pourrait se contenter de voir en Singer une sorte de savant fou, à la
John Money, et s’étonner du fait qu’un auteur qui profère des propos
auxquels souscriraient volontiers les médecins nazis soit nommé
professeur d’éthique à Princeton. Mais il est en fait utile de revenir un
moment sur son œuvre dans la mesure où Singer va, sans aucune gêne,
jusqu’au bout des raisonnements de ces disciplines nommées
« bioéthique » ou « éthique appliquée », qu’il a grandement contribuées à
fonder. Slavoj Žižek est l’un des rares à s’y être arrêté et à avoir relevé le
caractère de « révélateur » d’une œuvre qui ne doit pas simplement être
écartée comme une « exagération monstrueuse » : en fait les exagérations
de Singer « rendent directement visible la vérité de la soi-disant éthique
postmoderne », qui n’est rien d’autre qu’une très darwinienne « lutte pour
l’existence12 ». Singer « ne crée pas la controverse parce qu’il adopte des
axiomes extravagants, mais simplement parce qu’il tire les ultimes
conséquences d’axiomes communément acceptés13 ». Avec la « libération
animale » de Singer, on en arrive nécessairement à un univers où « les
droits humains fonctionnent en fin de compte comme des droits
ANIMAUX. Voici la vérité ultime de Singer : notre univers du droit de
l’homme est l’univers des droits de l’animal14 ». En ce sens, Žižek le
compare à Sade : « on trouve peut-être l’équivalent actuel de Sade chez
Peter Singer, cet Australien dont les livres se vendent par centaines de
milliers d’exemplaires et qui a besoin d’un garde du corps pour le protéger
à Harvard, où il enseigne à présent15 ». Dans la mesure où ses délires sont
plus largement entrés dans les mœurs que les fantaisies sadiennes, il nous
semblerait plus judicieux de le comparer à Hitler : on a pu à juste titre dire
que son livre Repenser la vie et la mort est « le Mein Kampf du
mouvement pro-euthanasie16 ». Pourtant les études critiques qui
remettraient en question ses « argumentaires » sont rarissimes, surtout en
France.
Le « raisonnement » de base des partisans de l’euthanasie, et en
particulier de Singer, est que certaines vies valent la peine d’être vécues,
alors que d’autres ne sont en aucun cas de « vraies vies », dignes,
heureuses et réfléchies. Une vie qui n’a plus de sens et n’apporte plus
aucune satisfaction n’est plus une vie digne d’être vécue : il doit dès lors
être légitime de mettre fin à une telle vie. Il n’est évidemment ici pas
question simplement d’accepter le suicide, ce qui ne poserait aucun
problème. La question que soulève Singer est de savoir s’il est légitime
que les médecins aident à mourir des patients qui le souhaitent mais ne
sont pas en état de se suicider : on parle en ce sens d’« euthanasie
volontaire ». Mais bon nombre de partisans de l’euthanasie proposent
aussi que l’on puisse mettre fin aux vies qui ne sont pas dignes d’être
vécues, même si les principaux intéressés ne sont plus en état de demander
à être euthanasiés. Ils parlent alors d’« euthanasie sans consentement ».
Dans ce cas, il faudrait se conformer aux instructions que ces malades
auraient pu donner auparavant, ou à défaut au point de vue des proches de
ces patients. Ou, à défaut de proches, il faudrait que des éthiciens décident
eux-mêmes si les vies de ces patients méritent d’être vécues : quand la
personne concernée « n’est pas capable de comprendre le choix à faire
entre la vie et la mort », alors on parlera d’« euthanasie non volontaire »,
qui sera bien sûr aussi autorisée dans bon nombre de cas17 .
Ce sont des « experts », réunis dans des « comités d’éthique », qui
devraient donc statuer en dernière analyse sur ce qu’est une vie « digne
d’être vécue » et une vie « indigne d’être vécue ». Mettre fin à la vie de
tels malades ne serait pas seulement légitime, ce serait même, aux dires de
Singer et de ses adeptes, un acte d’humanité. « S’il n’existe pas de
différence morale intrinsèque entre tuer et permettre de mourir, il faut
accepter également que l’euthanasie active soit, dans certaines
circonstances, elle aussi humaine et convenable18 . » C’est très exactement
l’argumentation qu’utilisaient les partisans allemands de l’euthanasie,
avant même l’arrivée au pouvoir d’Hitler, qui expliquaient que donner la
mort dans ces cas-là c’est procurer une « délivrance ».

Personnes et non-personnes

Cette question renvoie à une question plus large. Dans les vies
habituelles, les conditions qui rendent nos vies « indignes » d’être vécues
sont liées à la vieillesse ou à la maladie. Mais pour Singer et les autres
bioéthiciens, il existe aussi des vies qui, de toute façon, ne valent pas la
peine d’être vécues. Toutes les vies n’ont pas la même valeur. Il s’agit
selon lui de distinguer, parmi les humains, entre ceux qui sont des
« personnes » et ceux qui sont des « non-personnes ».
La définition prétendument « technique » que Singer donne d’une
personne est la suivante : « je propose d’utiliser le mot “personne” au sens
d’être rationnel et conscient de soi19 ». Ailleurs, Singer explique que pour
être une personne, ce sont « des caractéristiques telles que la rationalité,
l’autonomie et la conscience de soi qui importent20 ». Ce terme n’est pas
équivalent à celui d’« être humain » : « il pourrait se trouver des membres
de notre espèce qui ne sont pas des “personnes21 ” ». Un humain « non-
personne » est un être qui est un membre de notre espèce du point de vue
biologique et génétique mais qui est incapable des activités conscientes et
proprement humaines dont sont capables les « humains-personnes ».
Singer n’est pas le seul à faire cette distinction entre personnes et non-
personnes : il s’appuie sur toute une série d’auteurs qui l’ont précédé et
qui sont les fondateurs de cette nouvelle discipline qu’est la bioéthique.
Tous posent qu’il existe une différence fondamentale entre ce qu’ils
appellent les « personnes » et les « non-personnes » : seules les personnes
méritent de vivre, la vie des « non-personnes » dépend de notre
bienveillance. Singer cite ainsi Joseph Fletcher, un temps pasteur
épiscopalien et « patriarche de la bioéthique22 », qui a établi dans son livre
Humanité une liste de ce qu’il appelle des « indicateurs d’humanité » : « la
conscience et le contrôle de soi, le sens du futur et du passé, la capacité
d’entrer en relation avec les autres, de se préoccuper des autres, la
communication et la curiosité23 ». Selon Fletcher, ce sont seulement les
possesseurs de ces « indicateurs d’humanité » qui sont dignes de vivre et,
quand de tels indicateurs ne sont pas présents, il est possible de mettre fin
à la vie d’une de ces « non-personnes », qui n’est plus vraiment une vie
humaine. Si la capacité de se « préoccuper des autres » et la « curiosité »
sont des indicateurs nécessaires, il devrait nous être permis de nous
interroger sur ce que l’on doit faire des vies de Singer et de ses
semblables…
La principale figure de la bioéthique, le pourtant chrétien orthodoxe
Hugo Tristram Engelhardt, disait à peu près la même chose dans Les
Fondements de la bioéthique , qui est en quelque sorte la Bible de la
discipline bioéthique. Les personnes au sens strict sont « des entités
conscientes d’elles-mêmes, rationnelles, libres de leur choix et dotées du
sens de ce qui compte moralement24 ». Seules les « personnes au sens
strict », dotées de raisonnement et d’autonomie, « participent avec
d’autres personnes à la communauté (morale) pacifique 25 ». Engelhardt
explique qu’il ne faut pas confondre l’être humain et la personne : « Ce
qui met les personnes à part c’est leur capacité à être conscientes d’elles-
mêmes et rationnelles et à attacher de l’importance à ce qui les rend
dignes d’être blâmées et louées. […] Mais tous les êtres humains ne sont
pas des personnes. Tous les êtres humains ne sont pas conscients d’eux-
mêmes, rationnels et aptes à concevoir la possibilité de l’éloge et du
blâme. Les fœtus, les nouveau-nés, les arriérés profonds, les gens plongés
dans un coma irréversible : autant d’exemples de non-personnes qui sont
pourtant des êtres humains. Ces êtres sont bien des membres de l’espèce
humaine. Mais ils n’ont pas, en eux-mêmes et par eux-mêmes, de statut au
sein de la communauté morale26 . » Pour être une personne, il faut être à
même de s’engager réellement dans une « interaction sociale minimale ».
Pour mieux se faire comprendre, Engelhardt donne un exemple : « Il n’y a
que les personnes pour écrire et pour lire des livres de philosophie27 . »
Cela est sans doute censé nous rassurer. Singer prend d’ailleurs le même
exemple du professeur de philosophie, qui semble leur tenir à cœur : une
personne « sera capable d’avoir des désirs concernant son propre futur. Par
exemple, un professeur de philosophie peut espérer écrire un livre
démontrant le caractère objectif de l’éthique28 ». Tout cela n’est pas une
très bonne publicité pour les « professeurs de philosophie »…
Au contraire les embryons, les fœtus, les enfants handicapés mentaux,
les déments séniles « ne jouent pas de rôle dans la communauté morale »
puisqu’ils ne sont pas dotés de conscience et d’autonomie. À l’égard de
ces non-personnes, seul compte le principe de bienfaisance : ce sont les
« personnes au sens strict » qui « doivent décider à leur place29 ».
Engelhardt en arrive ainsi à une véritable classification hiérarchique des
êtres humains particulièrement odieuse. Il le proclame très explicitement :
« tous les êtres humains ne sont pas égaux30 ». Au sommet, la « personne
au sens strict » qui est un « véritable agent moral ». En dessous, divers
êtres humains à qui peut être accordé le statut de personne au sens social,
comme le jeune enfant. Puis le nouveau-né. Puis ceux qui ne sont plus
capables des interactions minimales (les patients atteints de la maladie
d’Alzheimer). Enfin les handicapés mentaux profonds dont la vie ne tient
qu’à la décision des personnes au sens strict. Il est possible de disposer de
la vie de ces humains non-personnes, voire même de s’en servir pour
pratiquer des expérimentations médicales. En effet, la conséquence de
cette distinction des non-personnes et des personnes est que la vie des
premiers dépend de la bienveillance des seconds, qu’elle est à leur
disposition. Selon Singer, « tuer une personne contre sa propre volonté est
bien plus mal que tuer un être qui n’est pas une personne. Si nous voulons
formuler cela dans le langage des droits, alors il est raisonnable de dire
que seule une personne a le droit à la vie31 ». Seule une personne a droit à
la vie ! Il faut donc en conclure que la vie des non-personnes peut leur être
enlevée, dans la mesure où elles-mêmes ne la valorisent pas. Ainsi en est-
il des patients dont le cerveau a été irrémédiablement endommagé au
cours d’un accident ou des personnes en état végétatif chronique, qui ne
sont « ni conscients d’eux-mêmes, ni rationnels, ni autonomes ». Singer
exprime cela avec la même froideur que le ferait un officier nazi sur la
rampe de sélection d’un camp de concentration : « Considérer leur droit à
la vie ou le respect de leur autonomie n’a pas grand sens pour eux. S’ils ne
ressentaient rien du tout et ne pouvaient plus jamais rien ressentir, ils
n’auraient aucune valeur intrinsèque. Le voyage de leur vie est arrivé à sa
fin. Ils sont biologiquement vivants, mais ne le sont plus d’un point de vue
biographique32 . » Fermez la parenthèse de leur vie. Nous sommes
évidemment revenus là à un eugénisme décidé et sans gêne. On pourrait
noter que cet eugénisme, dans la mesure où il est, en un certain sens, privé,
serait moins grave que l’ancien eugénisme d’État. Ce n’est en fait pas du
tout sûr car il est encore plus effroyable d’encourager chacun, dans
l’intimité de la cellule familiale, à se débarrasser des enfants ou vieillards
encombrants : l’inhumanité de l’eugénisme pénètre ainsi au cœur de la
cellule familiale et il n’y a même plus la possibilité de se révolter contre
une brutalité qui viendrait d’ailleurs, d’un « extérieur » barbare. Le fait
que de telles formules révoltantes soient proférées par des professeurs
d’éthique les rend encore plus dérangeantes. Qu’est devenue l’éthique
pour qu’existent de tels professeurs ? Est-ce que ce n’est pas leur vie à eux
qui ne vaut pas la peine d’être vécue ? Qu’est devenue notre société pour
se donner de tels professeurs ?

LE PROFESSEUR SINGER A-T-IL TUÉ SA MÈRE


ATTEINTE DE LA MALADIE D’ALZHEIMER ?

Si l’on accepte les principes de Peter Singer, il est évident qu’il


convient de mettre fin à la vie de quelqu’un qui n’est plus conscient de soi,
dont la vie comporte apparemment plus de douleurs que de plaisirs et qui
n’a plus aucune perspective devant lui. Pour un utilitariste comme Singer,
le cas d’un malade d’Alzheimer semble paradigmatique : il va de soi qu’il
faut abréger cette vie qui n’est plus dotée de sens pour celui qui en est
atteint. Peter Singer en convient tout à fait explicitement. À la question de
savoir s’il faut tuer les personnes âgées atteintes de démence sénile, il
répond : « quand un être humain a eu auparavant le sens du futur, mais l’a
maintenant perdu, nous devrions êtres guidés par ce qu’il ou elle aurait
souhaité en de telles circonstances. Si quelqu’un n’avait pas souhaité être
gardé en vie après avoir perdu la conscience de son futur, nous serions
justifié à mettre fin à sa vie ; mais s’il n’avait pas souhaité être tué en de
telles circonstances, c’est une raison importante pour ne pas le faire33 ».
Le problème est qu’en 1999 un journaliste astucieux du New Yorker ,
Michael Specter, a enquêté sur le professeur Singer et s’est rendu compte
que celui-ci entretenait à grands frais sa mère atteinte de la maladie
d’Alzheimer, alors que cet argent aurait été mieux utilisé, selon les
propres théories de Singer, à diminuer la pauvreté dans le monde. Le
journaliste note que la mère de Singer « a perdu sa capacité à raisonner, à
se souvenir et à reconnaître les autres34 ». Elle a donc cessé d’être une
personne au sens « technique » que son fils donne à ce terme et il faudrait
donc mettre fin à sa vie, d’autant plus que Singer reconnaîtra par la suite
que sa mère, lorsqu’elle était valide, s’était déclarée favorable à
l’euthanasie dans un tel cas. Cet article fut commenté par un universitaire
conservateur, Peter Berkowitz, sous le titre lumineux « Les mères des
autres », indiquant par là que selon Singer l’euthanasie est toujours bonne
pour les mères des autres, pas pour la sienne. Lorsque Singer fut
découvert, sa réponse, assez pathétique, est le trivial : « ce n’est pas moi,
c’est ma sœur ». C’est sa sœur qui l’aurait poussé à ce comportement dont
il reconnaît pourtant qu’il est « immoral » selon sa théorie. Mais il essaie
aussi d’argumenter, laborieusement, d’un point de vue utilitariste, en
expliquant que donner des soins à sa mère « procure du travail à un certain
nombre de personnes35 ». Singer va jusqu’à reconnaître qu’il a sans doute
« manqué de courage » en ne mettant pas fin à la vie de sa mère : il n’était
pas près à « risquer la prison » pour mettre ses actions en accord avec ses
théories36 . Quel courage ! Et Singer de conclure piteusement : « je pense
que cela m’a fait voir que les questions posées par ce genre de problèmes
sont vraiment difficiles. Peut-être plus difficiles que je ne le croyais avant,
parce que c’est différent quand c’est votre mère37 ». Eh oui, il est assez
difficile de tuer sa mère… Curieux, alors que Singer a toujours expliqué
que sa perspective utilitariste ne traite pas différemment les proches et les
étrangers lorsqu’il s’agit de maximiser les préférences. La réalité serait
donc beaucoup plus complexe et enchevêtrée que ne le sont les
expériences de pensée simplistes que Singer met au point. Peter Berkowitz
conclut très justement, avec une ironie ravageuse pour l’« éthique
appliquée » : « il est difficile d’imaginer une objection plus étourdissante
à la discipline académique nantie et bien installée qu’est l’éthique pratique
que sa star la plus controversée et la plus éminente, au sommet de sa
discipline, après son éducation à Oxford, après vingt-cinq ans comme
professeur d’université, et après la publication de milliers de pages
édictant des règles claires sur les question de vie et de mort, doive révéler,
et seulement sous l’aiguillon d’un reporter, face à la maladie de sa propre
vieille mère souffrante, qu’il vient de se rendre compte que la vie morale
est complexe38 ». Cette grave inconséquence, qui invalide totalement les
théories de Singer, ne l’a pourtant jamais conduit à réfléchir cinq minutes
à l’absurdité criminelle de ses théories.
« Qualité de la vie » contre « sainteté de la vie »

Cette doctrine de la distinction entre vies « dignes » et « indignes » est


au fondement d’une nouvelle conception de la morale que Singer expose
notamment dans le livre qu’il considère comme son œuvre majeure,
Repenser la vie et la mort 39 . Le livre s’ouvre sur l’annonce de ce que
Singer appelle, en toute modestie, une « révolution copernicienne » de la
morale, et se termine sur l’énoncé de commandements censés remplacer
les obsolètes « dix commandements ». Copernic et Moïse détrônés par
Singer, rien que cela. Selon Singer, il faut remplacer la vieille doctrine
chrétienne de la « sainteté de la vie » par une nouvelle théorie, celle de la
« qualité de la vie ». Singer se présente en effet toujours comme un
révolutionnaire laïc, en lutte contre l’obscurantisme religieux : pour lui le
mot « sainteté » est une sorte d’injure. Il ne cesse de se battre pour
« désanctifier la vie », selon le titre d’un recueil d’articles publié par sa
collaboratrice Helga Kuhse40 . Pour lui, aucune vie humaine ne doit être
considérée comme « sacrée ». C’est là une vision religieuse qui devrait
bientôt disparaître et Singer avance une date : « 2040 semble une date
raisonnable pour parvenir à un tel changement41 . » Patience donc, il n’y a
plus longtemps à attendre.
Selon Singer la vie humaine n’a pas de valeur « en soi ». Pour qu’elle
ait une valeur il faut qu’il y ait un intérêt à vivre chez la créature qui
dispose de cette vie, il ne suffit pas de vivre. Il faut que la vie comporte
certaines qualités, comme le plaisir ou la conscience, et poursuive certains
projets. Toutes les vies n’ont pas la même qualité et il est légitime de
mettre fin à la vie de ceux dont les vies ne sont plus de « vraies » vies,
dotées de conscience, de projet, etc. Il s’agit ainsi d’effectuer un véritable
« contrôle qualité » des produits humains. Ce devrait notamment être le
cas au moment de la naissance : dans les cas où le contrôle serait négatif,
il devrait être autorisé par la loi de tuer les enfants « défectueux ». Le
chapitre « Porter des jugements sur la qualité de la vie » du livre Repenser
la vie et la mort s’ouvre sur une citation de Ronald Reagan, l’antéchrist
pour tout universitaire libéral anglo-saxon, qui est censé compromettre les
partisans de la doctrine de la « sainteté de la vie ». En fait l’effet pourrait
être exactement inverse : lorsqu’on lit le passage de Reagan, on le trouve
évidemment bien plus humain que les délires prétendument rationnels de
Singer. Reagan écrit en effet : « chaque législateur, chaque docteur et
chaque citoyen doit reconnaître que la vraie question est de savoir s’il faut
affirmer et protéger la sainteté de toute vie humaine, ou adopter une
éthique sociale où certaines vies humaines sont considérées comme ayant
de la valeur et d’autres non. En tant que nation, nous devons choisir entre
une éthique de la sainteté de la vie et une éthique de la qualité de la vie42
». S’opposant, sans le nommer, au prix Nobel de médecine Francis Crick
qui proposait qu’un nouveau-né ne soit pas déclaré pleinement humain
avant le troisième jour, de manière à ce que les parents puissent décider de
le garder ou non au cas où il serait handicapé, Ronald Reagan expliquait
très clairement qu’il n’est pas question d’accepter un tel « “contrôle
qualité” pour voir si le nouveau-né n’est pas défectueux43 ». Pour Ronald
Reagan, les humains ne sont pas des produits manufacturés, validés par
telle ou telle norme de qualité. Qui sont d’ailleurs ces bioéthiciens pour
décider que nous satisfaisons à des « indicateurs d’humanité » ? Y a-t-il
une « expertise » en matière d’humanité ? Comment sont choisis ces
experts ? L’idée même d’expertise morale ouvre la voie aux pires
dérapages et se retrouve chez tous les partisans de l’euthanasie, qu’il
s’agisse des savants racistes du XIX e siècle, des eugénistes nazis du XX e
siècle ou des bioéthiciens contemporains.

Les médecins contre l’euthanasie

On s’étonne souvent dans les médias que les médecins ne soient pas
plus enthousiastes que cela à l’idée de donner la mort à leurs patients et on
y voit une preuve de leur inhumanité. On veut moins se souvenir que
l’idée d’euthanasie est contradictoire avec la définition même de la
profession médicale : comme le note le médecin américain Leon Kass,
« l’euthanasie met en cause l’âme même de la médecine44 ». La médecine
vise à aider le malade à lutter contre la maladie et la mort et non à se
résigner à ce que la mort l’emporte. La vie est, par définition, une lutte
contre la mort, « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », disait
le médecin Bichat, et il est naturel que le vivant humain résiste à la mort
jusqu’au terme de ce que lui permet la médecine. Ce n’est pas par hasard
que le serment d’Hippocrate, le plus ancien de tous les codes éthiques,
comporte la formule : « Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en
demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion ;
semblablement, je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif45 . »
Pourquoi serait-ce d’ailleurs aux médecins de décider en dernière
analyse de qui doit mourir et qui doit vivre ? La confiance essentielle entre
les malades et les soignants serait alors radicalement rompue lorsqu’à la
première plainte – « je n’en peux plus, je suis fatigué de vivre » –, qui est
en général plutôt une demande d’aide, on devait s’attendre à l’injection
fatale. Un médecin réfléchissant sur la médecine nazie rapporte ce que lui
avait dit un médecin expérimenté alors que, jeune médecin, il s’apprêtait,
avec d’autres collègues, à mettre fin aux jours d’une de ses patientes
épuisée : « les médecins ne tuent pas les patients – ce n’est pas ce que
nous faisons46 ». Il n’a jamais oublié ces paroles. Ces simples paroles
expliquent tout simplement pourquoi il est difficile de trouver des
médecins se prononçant en faveur de l’euthanasie : pour un médecin, tout
simplement, cela ne se fait pas. Et la décision difficile de mettre fin à des
soins, qu’ils assument bien sûr en fait depuis des siècles, en accord avec la
famille ou les proches du patient et non pas de leur propre initiative, ne
relève bien sûr pas d’une loi, dont la généralité s’accorde fort mal du
contexte évidemment toujours particulier de toute décision de cet ordre.
C’est pour cette raison qu’un philosophe médecin comme Georges
Canguilhem expliquait qu’en matière d’euthanasie « une codification de la
déontologie est inconvenable » : « Tout médecin est, à un moment ou à un
autre, amené à s’interroger sur un cas tragique. Il le résout selon sa
personnalité. […] La conduite à tenir ne s’énonce pas en propositions
abstraites mais en termes de cas concrets47 . » Le médecin sait mieux que
tout autre, depuis Hippocrate, que le réel est « ondoyant et divers », qu’il
n’y a jamais deux cas semblables et que, s’agissant de la mort, rien ne peut
ni ne doit être « planifié » : le caractère sacré de la mort, indépendamment
de toute croyance religieuse, ne peut être omis que par ce « dernier
homme » qui a oublié le sens tragique de l’existence.
Pourquoi serait-ce aussi à des personnes jeunes et en bonne santé de
décider pour ces personnes vieilles et malades qu’elles vont elles-mêmes
devenir, comme le voudraient les fameuses « directives anticipées »
prévues par la loi Caillavet-Sérusclat ? N’est-il pas possible, voire même
probable, que l’on change d’avis entre le moment où, en pleine santé et en
pleine possession de soi, on se dit que l’on ne souhaiterait pas éprouver
une agonie longue et douloureuse et celui où, au bord de la mort, on
s’accroche aux plus infimes plaisirs ou même au simple fait de vivre48 .
Comme le remarquait le professeur Lucien Israël, chef d’un ser vice
d’oncologie neurologique, les malades atteints des plus graves maladies,
s’ils ne souffrent pas – et cela est aujourd’hui possible –, ne demandent
pas qu’on les fasse mourir. Dans son service, aucun malade ne se serait
plaint d’une absence de légalisation de l’euthanasie : « les patients ont
moins besoin de certitudes que d’espoirs. S’ils les ont, ils ne demandent
pas à mourir49 ». On reconnaît souvent le militant pro-euthanasie au fait
qu’il est lui-même en parfaite santé…

DES UNIVERSITAIRES INSPIRATEURS


DE L’EUTHANASIE NAZIE

Il est étonnant que l’on n’ait pas davantage opposé à Singer que cette
idée qu’il y a des vies « dignes d’être vécues » et d’autres « indignes
d’être vécues » ne fait que reprendre la terminologie nazie des
« unlebenswürdige Leben » (vies indignes d’être vécues) qui a eu
beaucoup de succès en Allemagne avec la célèbre « Aktion T4 »
d’euthanasie des handicapés mentaux. Singer répond à cette objection que
ce qu’il propose n’a rien à voir avec le nazisme : « ce n’est donc pas l’idée
que certaines vies ne valent pas la peine d’être vécues qui distingue les
nazis de personnes normales qui ne commettent pas de massacres de
masse50 ». Selon lui, ce qui compte, c’est la raison pour laquelle on donne
la mort et il prétend, quant à lui, être motivé par la compassion et ne rien
vouloir imposer : « en fait les nazis n’avaient pas de programme
d’euthanasie au sens littéral du mot ; leur prétendu programme
d’euthanasie n’était pas motivé par le souci de la souffrance des personnes
tuées51 ». Ce n’est pas parce que les nazis se sont servis de l’euthanasie
qu’il faudrait la condamner, ce qu’il faut blâmer c’est le but qu’ils
poursuivaient, celui de constituer une race pure à l’aide de l’euthanasie.
Singer allait en fait beaucoup plus loin dans la première édition de son
livre puisqu’il écrivait, reprenant l’insupportable fable d’un certain bilan
positif du nazisme, la construction d’autoroutes notamment : « les nazis
ont commis des crimes horribles ; mais cela ne signifie pas que tout ce que
les nazis ont fait était horrible. Nous ne pouvons condamner l’euthanasie
juste parce que les nazis l’ont pratiquée, pas plus que nous ne pouvons
condamner la construction de nouvelles routes pour cette raison52 ». Cette
mention a opportunément été supprimée dans les éditions ultérieures.
Singer explique, contre le médecin Leo Alexander qui fit partie de
l’accusation au procès de Nuremberg, que l’euthanasie n’est pas « le
premier pas sur une pente glissante53 ». Ce serait à un simple constat que
se livrerait Singer lorsqu’il distingue entre les vies qui ont une valeur et
les autres : « il arrive qu’un tel jugement soit manifestement correct. Une
vie tout entière de souffrances physiques que ne compenserait aucune
forme de plaisir ni aucun degré minimal de conscience de soi ne vaut pas
la peine d’être vécue54 ». Sur ce point, Singer s’appuie sur des
« économistes de la santé » qui « demandent aux gens quelle valeur ils
accordent à la vie dans certains états de santé […] Ils préfèrent être morts
que de survivre dans ces conditions55 ». Il est cependant évident que peu
d’enquêtes ont été faites auprès de malades en « phase terminale », qui se
battent pour rester en vie.
La réponse de Singer au parallèle qui est fait entre lui et le nazisme
dénote pourtant une réelle ignorance historique. En effet, les premiers à
avoir proposé de se débarrasser de ces « vies inutiles » que sont celles des
handicapés ne sont pas des nazis, ce sont deux « chers collègues »
universitaires, motivés, comme Singer, par l’idée d’alléger la souffrance
des handicapés et de leurs familles. C’est un professeur de psychiatrie à
Fribourg, Alfred Hoche, et un professeur de droit à Leipzig, Karl Binding,
qui ont écrit en 1920, bien avant l’arrivée au pouvoir de Hitler, un livre qui
justifie La Libéralisation de la destruction d’une vie qui ne vaut pas d’être
vécue 56 . Pour eux il s’agit de soulager les souffrances des familles et
d’éliminer des « existences ballasts », des « coquilles humaines vides »,
des « morts mentaux » dont l’existence est un fardeau pour la société.
Hoche et Binding développent toute une argumentation visant à justifier
médicalement l’homicide des handicapés mentaux qui ressemble
beaucoup à celle de Singer : ils ne sont pas des personnes, ils sont « au-
dessous du niveau de la bête », car « ils n’ont ni la volonté de vivre ni
celle de mourir57 », ils sont déjà « mentalement morts » et sont des
« corps étrangers dans la structure de la société humaine58 ». Il est dès
lors tout à fait légitime de « libéraliser l’homicide » de ceux qui « sont
l’affreuse image inversée d’un être humain authentique » et « suscitent
l’horreur auprès de presque tous ceux qui les rencontrent59 ». Il est de
même nécessaire de mettre fin à la vie de tous les malades incurables, qui
font peser un poids trop lourd sur la société.
Leur mise à mort est « simplement un traitement de santé » et,
accessoirement, un moyen d’éviter de gaspiller de l’argent. Selon Hoche et
Binding, les malades incurables en phase terminale, les handicapés
mentaux, les « idiots incurables sans intérêt et sans valeur », ne peuvent se
prévaloir d’un droit à la vie, car ce ne sont pas des personnes. Selon
Binding, cette élimination des « gens sans valeur » devrait être légalisée.
Les concepts de « vie sans valeur », d’« êtres humains sans valeur » ou de
« vie indigne d’être vécue », utilisés ensuite par les nazis, se rencontrent
pour la première fois dans ce livre. Comme Singer plus tard, Hoche et
Binding ne visent pas à constituer une race pure, ils prétendent être
motivés par des sentiments d’humanité. La mort sera pour ces handicapés
ou malades en phase terminale une « délivrance » : « il ne fait aucun doute
qu’il existe des êtres humains vivants pour qui la mort est une délivrance,
comme elle l’est d’ailleurs pour la société et l’État, ainsi libérés d’une
charge inutile60 ».
Telle est l’origine de ce que les nazis appelèrent la Gnadentod , la
« mort de miséricorde », dont on oublie souvent qu’elle fut d’abord
présentée comme une réponse à la requête de parents désireux de se
débarrasser d’un enfant lourdement handicapé qui était un poids pour eux.
En 1938, les parents Knauer avaient mis au monde un enfant apparemment
idiot à qui il manquait une jambe et une partie d’un bras. Puisque leur
médecin refusait de l’euthanasier, ces parents en appelèrent à Hitler pour
que l’autorisation leur soit donnée : le Führer leur accorda cette « mort
miséricordieuse » pour leur enfant, qui fut euthanasié à la clinique de
Leipzig. À la suite de cette affaire, Hitler signa le 1er septembre 1939 un
décret accordant l’euthanasie aux malades sous certaines conditions et
sous la responsabilité des médecins : « Le Reichsleiter Bouhler et le
docteur en médecine Brandt sont chargés, sous leur responsabilité,
d’étendre les attributions de certains médecins à désigner nominativement.
Ceux-ci pourront accorder une mort miséricordieuse aux malades qui
auront été jugés incurables selon une appréciation aussi rigoureuse que
possible61 . » Ce fut l’origine du « programme d’extermination des
handicapés », le programme « Aktion T4 », du nom de l’adresse,
Tiergarten 4, de l’organisme chargé de cette « action », qui entraîna la
mort de centaines de milliers de handicapés ou de malades mentaux.
Les débuts de cette histoire se trouvent donc bien dans la proposition
d’alléger la souffrance d’humains non-personnes que proposaient ces
« chers collègues », précurseurs de Singer et de ses acolytes bioéthiciens.
Comme en témoignait Leo Alexander lors du procès de Nuremberg, le
programme nazi d’euthanasie a commencé « par des petits pas ». « Les
commencements ont d’abord été un simple changement subtil dans
l’attitude de base des médecins. Cela a commencé avec l’acceptation de
l’attitude de base du mouvement euthanasique, qu’il y a quelque chose
comme une vie qui ne mérite pas d’être vécue62 . »
Les étudiants allemands qui ont menacé de manifester en 1989 à la suite
de l’invitation de Singer à un colloque à Marbourg, et ont réussi à faire
annuler ce colloque, avaient bien perçu le problème. On comprend très
bien qu’ils aient voulu empêcher Singer de tenir sa conférence, surtout
dans un colloque qui devait porter sur « Bioingénierie, éthique et retard
mental », où l’on pouvait s’attendre au pire63 . À ces manifestations Singer
rétorquera, de manière particulièrement indécente, qu’il ne peut être
accusé de nazisme puisque trois de ses grands-parents, Juifs autrichiens,
ont péri dans des camps de concentration et que ses parents autrichiens ont
dû se réfugier en Australie pour fuir les persécutions : être issu d’une
famille victime de persécutions n’est pourtant pas un blanc-seing qui vous
autoriserait à devenir vous-même un bourreau.
Notes
1 . Ce sont les titres des principaux chapitres des Questions d’éthique pratique .
2 . M. Houellebecq, Les Particules élémentaires , op. cit. , p. 90.
3 . Ibid .
4 . Ibid .
5 . Ibid .
6 . Ibid ., p. 367.
7 . M. Houellebecq, La Carte et le territoire , Paris, Michel Houellebecq et Flammarion,
2010, p. 374.
8 . Ibid ., p. 375.
9 . Ibid ., p. 376.
10 . Ibid .
11 . A.-L. Boch, Médecine technique, médecine tragique. Le tragique, sens et destin de la
médecine moderne , Paris, Seli Arslan, 2009, p. 200. Anne-Laure Boch déplore que l’idéal
d’euthanasie soit partagé « par la plupart de nos contemporains, pour lesquels la bonne mort
est la mort subite, imprévue, en état d’inconscience, pendant le sommeil, foudroyant une
personne jusque-là en parfaite santé » (Ibid ., p. 199).
12 . S. Žižek, La Seconde Mort de l’opéra , Circé, 2006, p. 74.
13 . Ibid ., p. 71.
14 . Ibid ., p. 75.
15 . Ibid ., p. 71.
16 . W. Smith, Forced Exit : The Slippery Slope from Assisted Suicide to Legalized Murder ,
New York, Times Books, 1997, p. 21.
17 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 175.
18 . Ibid ., p. 199.
19 . Ibid ., p. 93.
20 . Ibid ., p. 177.
21 . Ibid ., p. 93.
22 . Selon l’expression de l’historien de la bioéthique Albert Jonsen, « O Brave New World :
Rationality in Reproduction », in D. C. Thomasma, T. Kushner (eds.), Birth to Death : Science
and Bioethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 50.
23 . Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 92. Ce ne sont que quelques-uns des
« indicateurs » d’humanité listés par Fletcher qui en énumère quinze nécessaires pour être
« vraiment humain » : un minimum d’intelligence, la conscience de soi, le contrôle de soi, le
sens du temps, le sens du futur, le sens du passé, la capacité de se lier aux autres, le souci des
autres, la communication, le contrôle de son existence, la curiosité, l’aptitude au changement,
l’équilibre entre rationalité et sentiment, l’individualité, l’intégrité des fonctions néo-corticales
(J. Fletcher, Humanhoood. Essays in Biomedical Ethics , Amherst NY, Prometheus Books,
1979, p. 12-16). A ses yeux, le bonheur par exemple ne peut suffire. Ce pasteur fort peu
chrétien s’en prend à une femme médecin qui s’occupe de retardés mentaux au QI à peu près
égal à zéro, dont elle dit qu’ils sont heureux : cela va selon lui contre la « vue du monde
européen judéo-chrétien, où l’on a toujours tenu que c’est la ratio , ou raison, qui établit
l’humanum » (Humanhoood , p. 21).
24 . H. T. Engelhardt, Les Fondements de la bioéthique , Paris, Les Belles Lettres, 2015,
p. 188.
25 . Ibid ., p. 189.
26 . Ibid ., p. 192.
27 . Ibid ., p. 188. Ce passage, trop ridicule sans doute, avait été omis dans une des
premières présentations du livre au public francophone (G. Hottois, Qu’est-ce que la
bioéthique ? , Paris, Vrin, 2004).
28 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 95.
29 . H. T. Engelhardt, Les Fondements de la bioéthique , op. cit. , p. 196.
30 . Ibid ., p. 187.
31 . P. Singer, Rethinking Life and Death. The Collapse of Our Traditional Ethics , New
York, St. Martin’s Griffin, 1994, p. 198.
32 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 185.
33 . Réponse à une FAQ consultable sur le site officiel de Peter Singer :
http://www.petersinger.info/faq/
34 . M. Specter, « The Dangerous Philosopher », The New Yorker , 6 septembre 1999, p. 55.
35 . Ibid .
36 . P. Singer, « Playing God », interview by Marianne Macdonald, Herald Sun , Melbourne,
29 juillet 2001, Sunday Magazine , p. 18.
37 . P. Berkowitz, « Other People’s Mothers », The New Republic , 10 janvier 2000, p. 36.
Ces remarquables articles de Specter et Berkowitz, pourtant aisément consultables sur Internet,
n’ont reçu aucun écho chez les disciples français de Singer, qui les ignorent, ou font mine de
les ignorer.
38 . Ibid .
39 . Il est dommage que ce livre ne soit pas encore traduit en français car il est sans doute
l’un des plus ridicules de Singer, dans sa présomption satisfaite de soi.
40 . Cf. H. Kuhse (ed.), Unsanctifying Human Life : Essays on Ethics , Oxford, Blackwell
Publishers, 2002.
41 . P. Singer, « The Sanctity of Life », Foreign Policy , sept.-oct. 2005.
42 . R. Reagan, cité par P. Singer, Rethinking Life and Death , op. cit. , p. 106. Le livre de
Reagan auquel Singer fait allusion a été publié en 1983, alors qu’il était encore président des
États-Unis.
43 . R. Reagan, Abortion and the Conscience of the Nation (1983), New York, New York
Publications, 2001, p. 47.
44 . W. Gaylin, L. Kass, E. Pellegrin, K. Siegler, « Doctors Must Not Kill », Journal of the
American Medical Association, 1988/259 (14), p. 2139.
45 . Hippocrate, Serment , in De l’art médical , Paris, Livre de poche, 1994, p. 83.
46 . S. Rubenfeld (ed.), Medicine After the Holocaust. From the Master Race to the Human
Genome and Beyond, New York, Palgrave-Macmillan, 2010, p. 2.
47 . G. Canguilhem, « Qualité de la vie, dignité de la mort », in C. Galpérine (éd.), Actes du
colloque mondial Biologie et devenir de l’homme , Paris, Universités de Paris, 1976, p. 530.
48 . Une étude de Harvey Max Chochinov portant sur 200 patients du cancer en phase
terminale montre que le désir de mort que certains expriment varie beaucoup dans le temps.
Seuls 8,5 % expriment un tel désir de manière véritablement déterminée, la plupart des autres
peuvent être simplement diagnostiqués comme déprimés et cette dépression peut être
traitée (H. M. Chochinov et al., « Desire for Death in the Terminally Ill », American Journal of
Psychiatry, 152 (1995), p. 1185-1191).
49 . L. Israël, Les Dangers de l’euthanasie , Paris, Éditions des Syrtes, 2002, p. 44.
50 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 203 et 204.
51 . Ibid ., p. 204.
52 . « We cannot condemn euthanasia just because the Nazis dit it, any more than we can
condemn the building of new roads for this reason », P. Singer, Practical Ethics , Cambridge,
Cambridge University Press, 1979, p. 154.
53 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 202.
54 . Ibid ., p. 203.
55 . Ibid .
56 . K. Binding, A. Hoche, La Libéralisation de la destruction d’une vie qui ne vaut pas
d’être vécue , in C. Schank, M. Schooyans, Euthanasie. Le dossier Binding et Hoche , Paris,
Éditions du Sarment, 2002.
57 . Ibid ., p. 86.
58 . Ibid ., p. 109.
59 . Ibid ., p. 86.
60 . Ibid ., p. 82.
61 . Cité dans E. Kogon, H. Langbein, A. Rückerl, Les Chambres à gaz, secret d’État , Paris,
Éditions de Minuit, 1984, p. 28. Sur l’histoire de l’euthanasie nazie, cf. M. Burleigh, Death and
Deliverance. Euthanasia in Germany, C. 1900-1945 , Cambridge, Cambridge University Press,
1995.
62 . L. Alexander, « Medical Science Under Dictatorship », New England Journal of
Medicine , vol. 241, n o 2, 14 juillet 1949, p. 44.
63 . Sur cette « affaire Singer », cf. B. Schöne-Seifert, K.-P. Rippe, « Silencing the Singer.
Antibioethics in Germany », Hastings Center Report , vol. 21, n o 6 (nov.-déc. 1991), p. 20-27.
Les auteurs défendent à juste titre la liberté d’expression académique, mais négligent la
légitimité qu’il y a aussi à manifester contre de telles opinions aux conséquences criminelles.
II

ÉLOGE DE L’INFANTICIDE

Les conséquences d’une telle distinction entre les vies dignes d’être
vécues et les autres, entre les personnes et les non-personnes, sont bien sûr
ravageuses, non seulement en fin de vie mais aussi en début de vie.
Curieusement, Singer et ses proches insistent plus sur le début de vie que
sur la fin de vie. Sans doute estiment-ils que l’accord est déjà assez
largement partagé sur l’euthanasie des malades en phase terminale et qu’il
vaut mieux, pour « épater le bourgeois » comme dit fort bien le grand
Thomas Szasz, authentique esprit libre, lui, s’attacher à justifier ce qui
semble le plus injustifiable, l’infanticide1 . C’est un point essentiel pour
Singer, sur lequel il revient à de très nombreuses reprises, sans jamais
accepter de céder un pouce sur ses positions extrémistes.
Cette défense de l’infanticide n’est cependant pas le propre de Singer.
Nombreux sont les auteurs, avant et après lui, qui font de ce thème leur
cheval de bataille. Singer s’inspire en particulier de l’ex-pasteur ( ?)
Joseph Fletcher qui souhaitait autoriser l’infanticide, qu’il est un des
premiers à appeler délicatement « l’avortement post-natal2 ». Les interdits
portant sur l’infanticide seraient selon lui de simples « tabous ». En bon
utilitariste, la seule question que se pose Fletcher est de savoir si tuer un
bébé augmentera la quantité des plaisirs et réduira celle des souffrances :
« cette vue attribue une valeur à la vie humaine plutôt qu’au simple fait
d’être vivant et tient qu’il vaut mieux être mort que de trop souffrir ou
d’endurer trop de déficits des fonctions humaines3 ». De même le
philosophe analytique américain Michael Tooley s’est fait une spécialité
de cette défense et illustration de l’infanticide, à laquelle il a consacré de
nombreux articles et un livre, fort appréciés de Singer. Pour Tooley, cité
par Singer, il est d’autant plus intéressant de réfléchir rationnellement sur
l’infanticide que celui-ci suscite la « même réaction que l’inceste ou le
cannibalisme, ou, autrefois, la masturbation ou le sexe oral. Dans tous ces
cas la réponse est d’abord viscérale (…). On peut donc suspecter qu’il
s’agit d’un tabou plus que d’une interdiction rationnelle4 ». Tooley dit
donc très clairement qu’il faut ne pas plus se laisser arrêter par ce tabou
que par les tabous antérieurs qu’il a énumérés. La conclusion est limpide :
l’infanticide, ce n’est pas plus grave que le sexe oral. Le célèbre
« éthicien » anglais Jonathan Glover, lui aussi « spécialisé » dans ces
questions d’euthanasie et d’infanticide, estime qu’il est légitime de tuer
des nouveau-nés puisqu’ils ne sont pas des personnes dans la mesure où,
selon lui, « être une personne est lié à un niveau minimal de conscience de
soi, une conscience de la frontière entre vous et le reste du monde et à la
conscience de vous-même comme ayant une existence continue dans le
temps5 ». Les tuer ne va pas non plus contre les « préférences » des
nouveau-nés : puisqu’ils « n’ont pas de conception de la mort », ils « ne
peuvent avoir une préférence pour la vie plutôt que pour la mort6 ». Les
nouveau-nés sont donc remplaçables : « il est mal de tuer un bébé qui a
une chance de vivre une vie digne d’être vécue mais […] ce ne serait pas
mal de le tuer si l’alternative à son existence était l’existence de quelqu’un
d’autre avec une aussi bonne chance de vivre une vie ayant au moins la
même valeur7 ».
Singer consacre pour sa part de très nombreuses pages à cette défense
de l’infanticide, en particulier dans les trois chapitres aux titres
faussement interrogatifs des Questions d’éthique pratique : « Est-il mal
de tuer ? », « Peut-on supprimer la vie de l’embryon et du fœtus ? »,
« Peut-on supprimer la vie des humains ? ». Les réponses sont
respectivement : « ça dépend », « oui, bien sûr », « oui, à certaines
conditions ». Singer consacre également un livre entier à cette question,
écrit avec Helga Kuhse, Le Bébé devrait-il vivre ? , dont le sous-titre est
explicite : Le problème des enfants handicapés 8 . Dans un passage
très souvent repris, curieusement publié d’abord dans une revue de
pédiatrie, Singer explique qu’il est plus grave, du point de vue des
« indicateurs de personnes », de tuer un chien ou un cochon qu’un enfant
handicapé : « si nous comparons un enfant humain sévèrement handicapé
et un animal non-humain, un chien ou un cochon par exemple, nous
trouvons souvent que le non-humain a des capacités supérieures, à la fois
en acte et en puissance, pour la rationalité, la conscience de soi, la
communication et toutes ces autres choses qui peuvent être plausiblement
considérées comme moralement significatives9 ». Bonne indication pour
un pédiatre…
Dans un autre passage scandaleux, fréquemment cité, Singer estime que
tuer un jeune enfant n’a pas plus de conséquence que de tuer un escargot.
Prendre les vies de personnes « sans leur consentement » n’est pas
acceptable, car ce serait « contrarier leurs désirs d’un futur ». En revanche
« tuer un escargot ou un nouveau-né ne contrecarre pas des désirs de ce
genre » car ils n’en ont pas10 . Si nous choisissons d’épargner des humains
plutôt que des animaux, c’est uniquement parce qu’ils ont plus de
préférences : « pour les utilitaristes des préférences, prendre la vie d’une
personne est normalement pire que prendre la vie d’un être d’une autre
nature, car, dans leurs préférences, les personnes sont fortement orientées
vers le futur11 ».
Lorsqu’on lui repose la question de savoir s’il assume cette déclaration,
il n’en démord pas : « cette formule qui a tellement dérangé n’est pas
seulement vraie, elle est évidemment vraie12 ». Récemment encore, Singer
affirme dans un entretien publié dans la revue Critique :
Je continue à penser que nous devons estimer la valeur d’une vie à l’aune de la qualité
des expériences dont est capable l’être qui vit cette vie, indépendamment de toute
considération d’espèce. Ce qui implique que nous puissions, dans certains cas, juger que
la vie que mène un être de notre propre espèce dont les capacités intellectuelles sont
gravement diminuées a intrinsèquement moins de valeur que la vie d’un animal non
humain. C’est clair par exemple si l’on compare la vie d’un être humain réduit à un état
végétatif durable, sans aucun espoir de jamais en sortir, et celle d’un chien 13 .

Tout au plus Singer admet-il que ce n’est pas à lui de juger de la valeur
de cette vie mais que ce sont les parents d’un tel nouveau-né handicapé,
« éventuellement en concertation avec des médecins », qui pourront
spécifier « quelle vie est satisfaisante ou non14 ». Il est fier d’y revenir sur
son site où il présente une autre question qui lui est souvent posée (FAQ) :
« Vous avez dit que tuer un enfant défectueux n’est pas moralement
équivalent à tuer une personne. Est-ce bien ce que vous avez dit ? » La
réponse de Singer est claire : « c’est exact mais cela peut être mal
interprété si l’on ne comprend pas le sens du terme de personne. J’utilise
le terme de personne pour me référer à un être qui est capable d’anticiper
le futur, d’avoir des souhaits et des désirs pour le futur […]. Je pense que
c’est un plus grand mal de tuer une telle personne que de tuer un être qui
n’a pas le sens de son existence dans le temps. Les nouveau-nés humains
n’ont pas de sens de leur existence dans le temps. Ainsi tuer un nouveau-
né n’est jamais équivalent à tuer une personne, c’est-à-dire un être qui
veut continuer à vivre15 ».
Sur cette question de l’infanticide, Singer veut passer pour un
iconoclaste, un esprit libre. Il s’élève contre le fait que l’infanticide soit
un tabou dans nos sociétés, ce qui nous empêche de réfléchir calmement à
ses avantages et à ses inconvénients. Ce serait en fait à cause du
christianisme que nous aurions perdu l’habitude de tuer les enfants qui
était pourtant fort répandue : il consacre tout un chapitre de Le bébé doit-il
vivre ? à faire la liste des cultures qui justifient l’infanticide. Singer
dénonce l’enseignement chrétien « totalitaire » qui aurait « inauguré un
degré d’hostilité à l’infanticide unique parmi toutes les cultures16 ». Ne
pas tuer un nourrisson mal formé ou malade était souvent considéré
comme un mal, et l’infanticide a probablement été la première forme de
contrôle des populations ; et dans certaines sociétés, c’était la seule17 ».
Pour justifier l’infanticide, Singer ironise ailleurs lourdement sur le fait
qu’on ne doit pas se laisser impressionner par l’apparence « parfois
mignonne » des bébés :
Lorsque nous réfléchissons à cette question, nous devrions mettre de côté les sentiments
qu’éveillent la petitesse, la vulnérabilité et, parfois, la mignonne apparence des
nourrissons humains. Penser que la vie des nourrissons a une valeur particulière parce
qu’ils sont petits et mignons s’accorde bien avec l’idée qu’un bébé phoque mérite, avec sa
douce fourrure blanche et ses grands yeux ronds, davantage de protection qu’un gorille à
qui ces attributs font défaut18 .

Infanticide et avortement
Le raisonnement de Singer pour justifier l’infanticide est assez simple.
Il l’expose notamment dans le chapitre « Peut-on supprimer la vie de
l’embryon et du fœtus ? » de ses Questions d’éthique pratique . Il consiste
à mettre sur le même plan infanticide et avortement. Singer reconnaît la
faiblesse de la « position libérale » qui, pour justifier l’avortement,
cherche à tracer entre l’embryon et le nouveau-né « une ligne de
démarcation qui aurait une signification morale19 ». Ces libéraux
« soutiennent en général qu’il est permis de tuer un embryon ou un fœtus
mais pas un bébé20 ». Singer n’accepte pas cette idée d’une « ligne de
démarcation » à la naissance qui lui semble totalement arbitraire. Et donc,
« si cette ligne ne marque pas un changement soudain dans le statut du
fœtus, alors il apparaît qu’il n’y a que deux possibilités : s’opposer à
l’avortement, ou autoriser l’infanticide21 ». Il n’est pas question pour lui
de s’opposer à l’avortement, dans la mesure où le fœtus, n’étant
absolument pas une personne, « n’est pas le genre d’être dont la vie doit
être protégée de la même manière que doit l’être la vie d’une personne22
». Et donc, poursuit placidement Singer, il convient d’être également
favorable à l’infanticide. Les mêmes arguments s’appliquent au nouveau-
né et au fœtus : « un bébé d’une semaine n’est pas un être rationnel
conscient de soi […]. Si le fœtus n’a pas droit à la vie comme une
personne, le nouveau-né non plus23 ». Pour Singer, l’avortement est
légitime puisque les embryons et fœtus ne sont pas des personnes. Mais
comme le nouveau-né n’est pas une personne non plus, il est tout aussi
légitime de le tuer si cela correspond aux préférences des parents ! Il ne
faut pas se laisser arrêter sur ce point par les « aspects émotionnellement
touchants […] mais sans aucune pertinence » de l’infanticide et par l’idée
« pratiquement jamais remise en cause, selon laquelle la vie d’un
nouveau-né est sacro-sainte, comme celle d’un adulte24 ». Il n’y a pas non
plus à craindre que cette pratique de l’infanticide crée de l’anxiété parmi
la population puisque, d’une part, les enfants directement visés ne sont pas
capables de comprendre cette politique, et, d’autre part, les adultes, dans
la mesure où ils sont déjà adultes, ne sont pas menacés par une telle
pratique. Extraordinaire argumentation, qui ne peut évidemment que
donner des arguments aux adversaires de l’interruption volontaire de
grossesse, dont la banalisation peut conduire à de telles folies énoncées sur
un ton docte. Comme le reconnaît Singer, cela pourrait faire croire que,
« si l’on accepte l’avortement, l’euthanasie rôde au prochain coin de rue25
».
Il est donc tout à fait loisible aux parents de se débarrasser après la
naissance d’enfants qui sont handicapés. La question est de savoir quels
sont les enfants « défectueux » qu’il devrait être possible de tuer. On
pourrait penser qu’il s’agit seulement d’enfants gravement handicapés :
dans ce cas Singer estime que tout le monde devrait bien sûr être d’accord.
La question portera seulement sur le fait de savoir s’il faut « laisser
mourir » ou « tuer » ces enfants : « presque tout le monde admet que, dans
les cas les plus graves, permettre à un enfant de mourir est la seule attitude
humaine et acceptable d’un point de vue éthique. S’il est juste de laisser
des enfants mourir, la question est de savoir pourquoi il n’est pas juste de
les tuer26 ». Singer développe longuement le cas de nouveau-nés
anencéphales ou nés avec un spina bifida , déformation qui peut être
gravissime de la colonne vertébrale, dont les formes les plus graves
connaissaient une évolution fatale, dans l’état de la médecine et de la
chirurgie à l’époque où Singer a écrit ses livres.
Mais Singer envisage aussi le cas d’enfants bien moins gravement
handicapés, dont la survie n’est pas en jeu. L’infanticide doit aussi être
envisagé pour des enfants hémophiles ou atteints d’un syndrome de Down,
c’est-à-dire d’une trisomie 21. Selon Singer, de telles vies ne valent pas la
peine d’être vécues et sont sources de plus de peines que de plaisirs. On ne
doit pas commencer une vie avec de telles perspectives : « l’expérience
d’avoir un enfant trisomique est très différente de celle d’avoir un enfant
normal […]. Nous ne voulons pas qu’un enfant commence le voyage
incertain de la vie avec ces nuages en perspective27 ». Et donc, « quand on
peut le savoir dès le début il vaut mieux prendre un nouveau départ28 ». Le
voyage de la vie doit être sans nuages…
Avec un cynisme déroutant, Singer explique qu’il vaut mieux tuer ces
enfants défectueux pour pouvoir se consacrer à produire un nouvel enfant
en bon état : ce nouvel enfant aura une vie plus heureuse que si ses parents
étaient encombrés d’un enfant handicapé dont il faudrait prendre soin.
« La perte de la vie du premier nourrisson est compensée par le gain d’une
vie plus heureuse pour le second. C’est pourquoi, selon le point de
vue utilitariste total, si tuer le nourrisson hémophile n’a pas d’effets
néfastes sur d’autres personnes, le tuer sera justifié29 ». Et de conclure,
sans aucune gêne : « pour le point de vue utilitariste total, l’enfant est
remplaçable, comme les animaux qui ne sont pas conscients d’eux-
mêmes30 ». Les enfants sont remplaçables ! Une telle absurdité et
abjection étonne de la part de quelqu’un qui assure être le père de deux
filles. Il ne semble même pas se rendre compte de l’énormité qu’il
profère.
Il faut dire que Singer n’est pas le seul à estimer que les enfants sont
« remplaçables ». Selon le fondateur de la bioéthique, Hugo Tristram
Engelhardt, il devrait aussi être possible d’« arrêter le traitement » d’un
enfant (il n’ose parler explicitement d’infanticide) pour les parents qui le
souhaitent : « tout bien considéré, il y a des situations où la chose à faire,
pour un couple, sera de laisser mourir son enfant et de chercher à en avoir
un autre, lequel deviendra une personne exempte de handicaps lourds31 ».
C’était déjà le point de vue du maître de Singer, le philosophe utilitariste
Richard Hare, qui estimait normal qu’un couple qui ne peut élever qu’un
enfant puisse choisir « d’avorter un fœtus qui va être misérablement
handicapé s’il devient adulte, par exemple si sa mère a la rubéole » et de le
remplacer par « un prochain enfant qui sera complètement normal et aussi
heureux que la plupart des gens32 ». De ce point de vue, on peut bien sûr
aller plus loin et estimer que ce ne sont pas seulement les enfants
handicapés qui devraient être remplaçables. En fait tous les enfants, dans
la mesure où ils ne sont pas conscients, sont remplaçables, comme « il est
possible de considérer les animaux non conscients d’eux-mêmes comme
interchangeables, ce qui n’est pas le cas des êtres conscients d’eux-
mêmes33 ». L’infanticide doit pouvoir s’appliquer à tous les enfants si cela
est avantageux pour les parents. Singer poursuivra par la suite sa réflexion
sur le sujet. À la question d’un journaliste qui lui demande ce qu’il pense
de parents « concevant et donnant naissance à un enfant spécialement pour
le tuer, prendre ses organes et les transplanter à leurs enfants plus âgés
malades », il répond : « il est difficile de s’enthousiasmer pour des parents
qui peuvent avoir une vue aussi détachée, mais il n’y a rien de ce qu’ils
font qui soit mal en soi ». Et à la question posée ensuite : « Y a-t-il
quelque chose de mal dans une société où les enfants sont élevés comme
pièces de rechange sur une grande échelle ? », il répond tout simplement :
« Non34 . »
Deux disciples de Singer, Alberto Giubilini et Francesca Minerva, ont
conclu logiquement, dans un article du très « sérieux » Journal of Medical
Ethics (mais peut-on ici parler d’éthique médicale ?), que l’infanticide
devrait « être permis dans tous les cas où l’avortement est permis, même
dans les cas où l’enfant n’est pas handicapé » car fœtus et nouveau-nés
« n’ont pas le même statut moral que des vraies personnes35 ».
Obligations professionnelles, choix de vie, situation familiale et autres
conditions qui peuvent justifier un avortement doivent aussi autoriser un
infanticide. En effet, le bien-être des « gens déjà existants, parents,
famille, société » peut être mis à mal par le nouvel enfant, même s’il est
en bonne santé, car « il requiert de l’énergie, de l’argent et des soins dont
la famille peut manquer36 ». Il n’est pas envisageable d’abandonner
l’enfant car « la mère peut souffrir de détresse si elle doit abandonner son
enfant37 ». Alors que bien sûr, si elle le tue, tout ira sans doute beaucoup
mieux. Giubilini et Minerva proposent d’appeler cette pratique
« avortement après-naissance » plutôt qu’infanticide pour souligner que le
statut moral du nouveau-né tué est comparable à celui d’un fœtus plutôt
qu’à celui d’un enfant. Ces déclarations ont créé un petit scandale dans le
journal d’éthique médicale où elles furent publiées, mais qui fut assez vite
oublié.

Conséquences des « débats » bioéthiques

La conclusion à en tirer n’est sans doute pas que l’interruption


volontaire de grossesse est à proscrire, mais que d’en parler comme d’un
acte anodin ouvre la porte à toutes les dérives. L’infanticide est pour
Singer indissolublement lié à l’avortement comme la zoophilie, pour le
même Singer, est une des conséquences logiques de l’idée de « libération
animale » et de la critique du spécisme. Les « argumentations » de Singer
sont évidemment pathétiques. Si on n’était une personne que lorsqu’on est
conscient de soi et de son futur, il serait alors permis de tuer toute
personne endormie. Si on estime que la vie d’une personne humaine ne
peut être protégée que lorsque cette personne est consciente et a compris
ce qu’est la vie et la mort, il est certain que Singer et ses affidés
mériteraient d’être tués sans attendre, de manière éthique bien sûr. Les
conséquences absurdes abondent. Ce serait une erreur, voire même une
faute, que de tenter de « réfuter » rationnellement de telles absurdités. Il
n’y a pas besoin d’ajouter une « caractéristique » (raison, conscience,
autonomie, etc.) au simple fait d’être humain pour que l’humanité doive
être respectée en chacun de nous. C’est ce que dit fort bien la philosophe
anglaise Anne Maclean en réponse à la question singerienne, qui se veut
iconoclaste, de savoir pourquoi il ne faut pas tuer les bébés : « nous
traitons les bébés de certaines manières et pas d’autres manières ; par
exemple nous ne faisons pas comme si leurs vies étaient à notre
disposition. Les bioéthiciens demandent pour quelle raison nous faisons
cela, mais il n’y a pas de raison – ou, si l’on veut dire la même chose
différemment, le fait qu’ils soient des bébés est la raison, la seule raison
dans le monde38 ». Il n’est pas possible de redéfinir le concept de meurtre
à volonté, a fortiori s’agissant des bébés : « Le concept de meurtre n’est
pas une propriété publique : c’est une partie intégrante de notre
vocabulaire moral et ce n’est pas aux philosophes de prescrire la manière
dont il doit ou ne doit pas être utilisé39 . » Tuer des bébés, cela ne se fait
pas, un point c’est tout, quoi qu’affirment de prétendus « experts » comme
Singer ou Harris.
La nécessaire réappropriation de l’éthique par chacun d’entre nous va de
pair avec une critique de l’idée que l’éthique puisse être confiée à des
experts. On peut même avancer que cette idée d’expertise morale est
totalement incompatible non seulement « avec les vertus de modestie et
d’humilité40 », mais aussi avec la démocratie la plus élémentaire. Les
« spécialistes » qui offrent leur service dans la réflexion bioéthique sont
pour une bonne part des philosophes : il est permis de douter qu’ils soient
les plus aptes à donner de telles consultations. Dans son livre décapant,
Anne Maclean montre que les théories bioéthiques, en particulier
utilitaristes, entraînent l’« élimination de la moralité ». Ce qu’Auguste
Comte appelait l’« abus de la logique déductive » conduit à des
conclusions, certes assez originales, mais absolument immorales. Ainsi le
recueil de textes de bioéthique dirigé par Helga Kuhse et Peter Singer
s’efforce de justifier toute une série de conclusions que la conscience
commune reconnaît sans peine comme absolument immorales :
infanticide, rejet du secret médical, fin du consentement éclairé,
euthanasie sans consentement41 . Le simple fait de tenter de réfuter de
telles horreurs est une faute, car c’est cette discussion elle-même qui est
immorale. Ce qui est le plus préoccupant est ainsi que la question de
l’infanticide soit devenu un topos classique de la discussion en
philosophie morale alors qu’elle était jusqu’à présent plutôt réservée aux
cercles d’officiers SS. À force de discuter de telles « expériences de
pensée », on peut craindre une altération de la mentalité commune, de ce
qu’Orwell nommait la « décence ordinaire ». Des étudiants qui ont étudié
la bioéthique risquent fort d’envisager que l’infanticide soit une solution
envisageable, alors que ce ne sera évidemment pas le cas pour la
population en général.
C’est ce que note très judicieusement un philosophe australien subtil et
sensible, Raimond Gaita, dont la renommée est malheureusement moindre
que celle de Singer. Gaita est extrêmement critique à l’égard de ceux qui,
comme Singer, « ont été à l’avant-garde du mouvement pour relâcher les
conditions sous lesquelles il est possible de tuer des gens et ont créé un
nouveau genre appelé “éthique pratique42 ” ». Il s’étonne que Singer et ses
disciples aient pu avancer que « l’on peut tuer un enfant de trois semaines
pour des raisons frivoles », par exemple « accepter un emploi » ou « faire
un voyage en Toscane », « sans qu’il y ait rien de mal à ça43 ». Il lui
semble pour le moins inquiétant que Singer ait franchi cette frontière sans
trop de protestations : cela indique « un glissement dans les frontières
morales qui définissent pour une part notre culture44 ». Singer a ainsi
contribué à pervertir la conscience universitaire, avant d’en faire de même
de la conscience publique. En 1991, Gaita notait déjà :
Il y a juste vingt ans il était clair que la conclusion que l’infanticide était permis suffisait
à réfuter tout argument qui y conduisait. En particulier il était admis par tous que
l’avortement serait inconcevable s’il était démontré qu’il était (moralement) la même
chose que l’infanticide. Aujourd’hui il y a des philosophes qui croient que l’infanticide est
permis sous à peu près les mêmes conditions que l’avortement ; et les étudiants en
philosophie dans le monde occidental qui suivent des cours d’éthique pratique pensent
que cela est au moins un point de vue soutenable. Parmi les philosophes on estime
parfaitement adapté d’argumenter que l’infanticide est un mal mais… Si un philosophe
disait que les étudiants sont susceptibles d’être corrompus par ceux qui les invitent à
sérieusement considérer si l’on peut tuer des bébés de six semaines pour le même type de
raison que l’on admet un avortement, alors la plupart de ses collèges jugeraient qu’il s’est
montré moins qu’un vrai philosophe, moins qu’un vrai penseur45 .

Et de la sorte « il y a maintenant une génération entière d’étudiants en


philosophie qui ont appris à croire qu’on peut discuter de la question de
savoir si l’infanticide doit être permis aux mêmes conditions que
l’avortement46 ». Les conséquences de telles lubies d’universitaires sont
terribles et n’ont pas les conséquences attendues. Loin d’ouvrir la
philosophie sur le monde, ils diffusent dans le monde l’étroitesse du mode
de pensée académique sous ses formes les plus caricaturales :
Ils n’ont pas rendu la philosophie académique moins insulaire. Bien au contraire ils ont
étendu l’arrogance et l’insularité de la pire sorte de professionnalisme universitaire à
l’extérieur même de l’Université. En général ils ne montrent pas la moindre crainte, pas
même de l’anxiété face à la responsabilité qu’ils ont assumée ; ils n’ont pas le moindre
sentiment de crainte face aux questions qu’ils ont mises en avant et ils n’ont aucun sens
de l’humilité en face de traditions qu’ils rejettent avec condescendance. Ils sont
agressivement dépourvus de tout sens du mystère et n’ont même pas le soupçon que
quelque chose puisse être trop profond pour leur étroite compétence professionnelle. Ils se
trompent en prenant ces vices pour des vertus qui seraient de penser radicalement,
courageusement, et avec une hostilité absolue à l’obscurantisme47 .

On ne saurait mieux décrire la stupidité et la brutalité des éthiciens à la


Singer.

JUSQU’À QUEL ÂGE


PEUT-ON TUER LES ENFANTS ?

L’infanticide est donc légitime pour Singer et la plupart de ses collègues


éthiciens puisque les enfants ne sont pas des « personnes ». La seule
question qui se pose alors est de savoir jusqu’à quel âge on peut tuer les
enfants. C’est une question difficile, qu’ils ont du mal à trancher : à quel
âge devient-on vraiment une personne, conforme à la définition
« technique » de ce terme, c’est-à-dire tout à la fois un « sujet mental qui
perdure dans le temps », qui a « le désir de continuer à vivre », et qui est
un « être autonome capable de faire des choix » ?
Chez les auteurs favorables à l’infanticide une référence revient
souvent, celle qu’ils font aux prix Nobel de physiologie et médecine James
Watson et Francis Crick, pour qui l’enfant ne devrait pas être protégé en
tant que tel dès la naissance. Watson, réagissant après l’affaire Roe vs
Wade en 1973, avait suggéré, citant Francis Crick, qu’un délai de « trois
jours » serait raisonnable pour que les parents puissent déterminer si
l’enfant est un « membre acceptable de la société humaine » et ainsi
choisir en connaissance de cause de le laisser vivre ou de le tuer :
Nous devons reconsidérer nos conceptions de base sur le sens de la vie. Peut-être,
comme mon ancien collègue Francis Crick le suggérait, personne ne devrait être considéré
comme vivant jusqu’à trois jours environ après la naissance. Si un enfant n’était considéré
comme légalement né que lorsqu’il a trois jours, alors tous les parents pourraient avoir un
choix que peu ont dans le système actuel. Alors les médecins pourraient permettre à
l’enfant de mourir si les parents en décidaient ainsi et éviter ainsi beaucoup de misère et
de souffrance48 .

Francis Crick avait de son côté déclaré : « aucun nouveau-né ne devrait


être déclaré humain avant d’avoir passé certains tests sur son potentiel
génétique et s’il échoue à ces tests, il perd son droit à vivre49 ». À la suite
d’un raisonnement fort pesant, le chantre de l’infanticide qu’est
l’universitaire Michael Tooley estimait pour sa part, dès 1977, avoir
démontré que « les nouveau-nés humains ne sont pas des personnes car un
organisme ne possède un sérieux droit à la vie que s’il possède le concept
d’un soi comme sujet continu d’expériences et d’autres états mentaux » et
que « s’il se pense lui-même comme étant une telle entité continue50 ».
Dans la mesure où les nouveau-nés humains ne possèdent pas de telles
capacités, ce ne sont ni des personnes ni des quasi-personnes et donc leur
destruction n’est absolument pas condamnable. Tuer des enfants n’est
inacceptable qu’à partir du moment où ceux-ci « acquièrent des “proprié
tés morale significatives51 ” ». Reste à savoir à quel âge ils acquièrent ces
capacités… Tooley parle quelquefois de trois mois, quelquefois de l’âge
où les enfants peuvent « utiliser des expressions verbales » et donc accéder
à la conscience de leur existence, ce qui semble nettement plus tardif. Pour
avoir un droit à la vie il faudrait en quelque sorte être capable d’énoncer :
j’ai un droit à la vie. De toute façon, selon Tooley, le problème ne se pose
pas vraiment car « dans la vaste majorité des cas où un infanticide est
désirable, sa désirabilité sera apparente peu de temps après la naissance ».
Dans la mesure où il est à peu près certain qu’un enfant à un tel stade de
son développement ne possède pas le concept d’un soi continu, « il y a une
excellente raison de croire que l’infanticide est moralement permis dans la
plupart des cas où il est désirable52 ». De toute façon ce n’est qu’une
question de détail, un « problème pratique » qui pourra être réglé par les
progrès de la science psychologique : « le problème moral pratique peut
être traité de manière satisfaisante en choisissant une période de temps,
comme une semaine après la naissance, comme l’intervalle durant lequel
l’infanticide sera permis. Cet intervalle pourra ensuite être précisé une
fois que les psychologues auront établi à quel moment un organisme
humain en arrive à se considérer comme un sujet continu d’expériences et
d’autres états mentaux53 ».
Quant au non moins célèbre Jonathan Glover, il consacre tout un
chapitre de son livre Causer la mort et sauver des vies à se poser la
question : « quand devient-on une personne ? ». Pour conclure à
l’impossibilité de « séparations tranchées » : tout est une question de
« degré » et « il est possible que les limites doivent varier dans le cas
d’anomalies moins immédiatement détectables54 ». Glover est conscient
qu’une fois que la « claire limite » de la naissance est effacée, il risquera
d’y avoir une pression pour étendre l’âge jusqu’où l’infanticide sera
permis, mais cela ne semble guère le gêner.
Pour Singer, la question semble plus complexe. Selon lui, il est
« évidemment difficile de dire à quel âge les enfants commencent à se
considérer eux-mêmes comme des entités distinctes existant dans le
temps55 ». « Même lorsque nous parlons avec un enfant de deux ou trois
ans », regrette Singer, « il est très difficile d’obtenir de lui une conception
cohérente concernant la mort ou la possibilité que quelqu’un – sans parler
de l’enfant lui même – puisse cesser d’exister56 ». Cela varie selon les cas,
tous les enfants ne comprenant pas ce genre de choses au même âge. Dès
lors, il semble que « le droit à la vie ne devrait prendre effet avec toute sa
force légale qu’un peu après la naissance, peut-être un mois après, et non
pas à la naissance même. Cela donnerait la marge de sécurité dont on a
parlé plus haut57 ». Ailleurs Singer avait été un peu plus précis quant au
délai acceptable pour se débarrasser d’enfants non souhaités. Dans son
livre écrit avec Helga Kuhse, Le Bébé devrait-il vivre ? , il propose
d’établir une période avant la « pleine acceptation » de l’enfant dans la
société humaine : « l’exacte limite d’âge, comme pour le droit de vote, est
dans une certaine mesure arbitraire. Nous pensons qu’une période de 28
jours après la naissance serait assez longue pour confirmer la présence de
la plupart des défauts majeurs58 ». Il n’y a pour Singer pas grande
différence entre déterminer l’âge du droit de vote et l’âge auquel l’on peut
être tué… Dans la mesure où il faut cependant tenir compte de l’étrange
« attachement parental », une limite plus courte, « peut-être aussi courte
que sept jours », pourrait être choisie, même si cela risque d’être
insuffisant pour bien connaître la condition de l’enfant. Ici il faudrait faire
confiance à la médecine et toute proposition « devrait être sujette à
révision à la lumière de l’état de l’art du diagnostic néo-natal59 ». Cela est
évidemment arbitraire et fâcheux si l’on se rend compte que l’enfant est
défectueux peu après la limite. Mais il ne faut pas désespérer : « à long
terme un changement des attitudes sur l’euthanasie en général et pas
seulement sur l’infanticide en particulier, conduirait peut-être à la
possibilité de mettre fin miséricordieusement à une vie à tout âge, soit à la
requête de la personne si elle est en état de comprendre, soit, si la
personne n’en est pas capable, sur la décision d’un groupe d’experts qui
jugeront que cette vie n’est que souffrance60 ».
Plus récemment, les deux sectateurs australiens de Singer déjà cités,
Alberto Giubilini et Francesca Minerva, se sont déclarés beaucoup plus
ouverts . Ils ne se prononcent pas sur la limite après laquelle ce qu’ils
appellent joliment « l’avortement post-natal » n’est plus admissible : « en
fait nous ne pensons pas que plus de quelques jours seraient nécessaires
pour les médecins pour détecter une anomalie de l’enfant ». Mais dans les
cas, qu’ils acceptent, où « l’avortement post-natal serait entamé pour des
raisons non-médicales, nous ne suggérons pas de seuil, dans la mesure où
cela dépend du développement neurologique des nouveau-nés, qui est
quelque chose que les neurologues et les psychologues devraient être
capables d’établir61 ». On peut supposer que cela veut dire qu’il faut
arrêter de les tuer lorsque cela les fait souffrir. Voici l’avenir radieux que
nous proposent les disciples de Singer…
Notes
1 . Thomas Szasz résume fort bien ce qu’il faut penser des productions de Singer : « un
fatras de “respect pour la vie” sentimental à la manière du docteur Schweitzer et d’eugénisme
brutal quasi nazi, d’anticapitalisme marxiste et d’étatisme thérapeutique, emballé dans une
rhétorique qui a pour seule fin d’“épater les bourgeois” » (The Medicalization of Everyday
Life, Syracuse, Syracuse University Press, 2007, p. 135).
2 . J. Fletcher, Humanhood , op. cit. , p. 144.
3 . Ibid ., p. 146.
4 . M. Tooley, « Abortion and Infanticide », Philosophy & Public Affairs , vol. 2, n o 1
(Automne 1972), p. 39.
5 . J. Glover, « Matters of Life and Death », New York Review of Books , 30 mai 1985.
6 . J. Glover, Causing Death and Saving Lives, Londres, Penguin, 1977, p. 156.
7 . Ibid ., p. 159.
8 . Les premières lignes du livre sont aussi directes : « ce livre contient des conclusions que
certains lecteurs trouveront dérangeantes. Nous pensons que certains enfants avec de sévères
handicaps devraient être tués. Cette recommandation peut être particulièrement offensante pour
des lecteurs qui sont eux-mêmes nés avec des handicaps, peut-être ceux-là mêmes dont nous
discutons » (H. Kuhse, P. Singer, Should the Baby Live ? The Problem of Handicapped Infants
, Oxford, Oxford University Press, 1985, p. V). Il ne viendrait pas à l’idée de Singer et Kuhse
que si ces handicapés sont en état de lire un livre aussi fastidieux que le leur, c’est qu’ils ne
manquent vraiment pas de tonus.
9 . P. Singer, « Sanctity of Life or Quality of Life », Pediatrics , 1983, vol. 27, p. 128 et 129.
10 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 95.
11 . Ibid. , p. 99.
12 . P. Singer, Rethinking Life and Death , op. cit. , p. 201.
13 . F. Balibar, T. Hoquet, « Entretien avec Peter Singer », Critique , 2009/8, n os 747-748,
p. 660.
14 . S. Ruphy, « Entretien avec Peter Singer. L’éthique revisitée », La Recherche , 335, oct.
2000, p. 311.
15 . Réponse consultable sur le site officiel de Peter Singer : http://www.petersinger.info/faq/
16 . H. Kuhse, P. Singer, Should the Baby Live ? , op. cit. , p. 117.
17 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 169.
18 . Ibid. , p. 167.
19 . Ibid ., p. 166.
20 . Ibid .
21 . P. Singer, Rethinking Life and Death , op. cit. , p. 210.
22 . Ibid .
23 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 166.
24 . Ibid ., p. 167.
25 . Ibid., p. 171.
26 . Ibid. , p. 196.
27 . P. Singer, Rethinking Life and Death , op. cit. , p. 213.
28 . Ibid. , p. 213 et 214.
29 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , p. 180.
30 . Ibid.
31 . H. T. Engelhardt, Les Fondements de la bioéthique , p. 371. La traduction est très
euphémisante : la version originale parle de « produire » (produce ) un enfant.
32 . R. M. Hare, « Abortion and the Golden Rule », Philosophy and Public Affairs , vol. 4,
n o 3, printemps 1975, p. 212.
33 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 133 et 134.
34 . Cité par M. Olasky, « Blue state philosopher », World Magazine, 27 novembre 2004.
Consultable sur https://world.wng.org/2004/11/blue_state_philosopher
35 . A. Giubilini, F. Minerva, « After-birth abortion : why should the baby live ? », Journal
of Medical Ethics , 2013, 39, p. 262.
36 . Ibid ., p. 264.
37 . Ibid .
38 . A. Maclean, The Elimination of Morality. Reflections on Utilitarianism and Bioethics ,
op. cit. , p. 30.
39 . Ibid ., p. 108.
40 . A. L. Caplan, « Moral Experts and Moral Expertise », in B. Hoffmaster, B. Freedman,
G. Fraser (eds.), Clinical Ethics : Theory and Practice , Clifton, 1989, p. 67.
41 . Cf. H. Kuhse, P. Singer, Bioethics. An Anthology , Oxford-Malden, Blackwell, 1999.
42 . R. Gaita, Good and Evil. An Absolute Conception, Londres, MacMillan, 1991, p. 321.
43 . R. Gaita, A Common Humanity. Thinking about Love and Truth and Justice , Londres,
Routledge, 2000, p. 182.
44 . Ibid ., p. 182.
45 . R. Gaita, Good and Evil , op. cit. , p. 315 et 316.
46 . Ibid ., p. 316.
47 . Ibid ., p. 326.
48 . J. Watson, « Children From the Laboratory. Interview with J. Watson », Prism
Magazine, vol. 1, n o 2, mai 1973 p. 13.
49 . Francis Crick, cité par P. Thuillier, « La tentation de l’eugénisme », La Recherche , n o
155, mai 1984, p. 744.
50 . M. Tooley, « Abortion and Infanticide », Philosophy & Public Affairs , vol. 2, n o 1
(Automne 1972), p. 64.
51 . Ibid .
52 . Ibid .
53 . Ibid .
54 . J. Glover, Causing Death and Saving Lives (1977), New York, Penguin, 1990, p. 168.
55 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 168.
56 . Ibid . Il est possible de penser que la conception de la mort proposée par Singer n’est
pas très « cohérente ». Faudrait-il procéder à son infanticide ?
57 . Ibid ., p. 169.
58 . H. Kuhse, P. Singer, Should the Baby Live ? The Problem of Handicapped Infants ,
op. cit. , p. 195.
59 . Ibid .
60 . Ibid ., p. 196.
61 . A. Giubilini, F. Minerva, « After-birth abortion : why should the baby live ? », article
précité, p. 163.
III

« MORTS SUSPECTES ».
LA REDÉFINITION DE LA MORT

Une nouvelle définition de la mort a émergé en Occident depuis une


cinquantaine d’années, à travers la notion de « mort cérébrale ». Cette
définition est apparue aux États-Unis puis s’est rapidement étendue à la
majeure partie du monde, sans rencontrer de grandes résistances, sauf au
Japon. Cette reformulation de la mort est directement liée, cela a été
souvent remarqué, au développement des techniques de transplantation
d’organes. Elle n’est évidemment pas sans conséquences scientifiques et
médicales, mais aussi éthiques. Au-delà de l’euthanasie, l’engouement
morbide de notre époque pour une mort « digne » ne peut mieux trouver à
s’exercer qu’autour de cette question des limites de la mort. Là aussi nous
ne serons pas déçus dans la mesure où, derrière le déluge de bons
sentiments « solidaires » et « citoyens », se profilent de bien plus
inquiétantes perspectives qui, comme dans le cas de l’euthanasie, nous
conduisent assez directement aux films d’horreur contemporains les plus
« gore ».
Une telle approche tend à considérer la mort comme un problème
technique auquel il est possible d’apporter des réponses techniques. C’est
ce que note le livre récent de Yuval Noah Harari qui entend décrire
l’avenir de l’humanité : « même les gens ordinaires qui ne sont pas
impliqués dans la recherche scientifique ont pris l’habitude de penser à la
mort comme à un problème technique » et « tout problème technique a une
solution technique1 ». Alors que la « mort traditionnelle » était la
spécialité des « prêtres et des théologiens », « ce sont maintenant les
ingénieurs qui ont pris la relève2 ». La mort pourra bientôt être vaincue,
selon certains technoprophètes transhumanistes californiens comme
Robert Freitas qui explique qu’il faut en finir avec cet « holocauste
humain » qu’est « ce que nous appelons la mort naturelle3 ». Soit
définitivement, à l’aide de manipulations génétiques ou techniques, par
exemple par divers procédés comme la restriction calorique ou la
cryogénisation. Soit, provisoirement, à l’aide des « pièces de rechange »
que sont les organes issus de la transplantation, avec lesquels il est
possible de réparer un corps vieillissant. La mort ne doit plus être
considérée comme une limite absolue, un scandale irrémédiable. Comme
le remarque le psychanalyste Charles Melman, la mort doit absolument
perdre son caractère tragique, elle est désormais « de l’ordre de l’accident4
».

LA « LOTERIE DE LA SURVIE » :
FAUT-IL TUER UN BIEN-PORTANT
POUR SAUVER DEUX MALADES ?

Un des plus célèbres raisonnements bioéthiques, peut-être le plus


paradigmatique, est celui de la « loterie de la survie ». Il a valu la célébrité
à son auteur, John Harris, qui fit ses études à Oxford en même temps que
Peter Singer. Désormais professeur de bioéthique à l’Université de
Manchester et membre de l’Académie des sciences médicales britannique,
il est devenu un véritable entrepreneur de la bioéthique5 . À la manière de
Singer, il se flatte sur son site Internet d’être « l’un des trois bioéthiciens
qui comptent le plus » au monde, et l’une des cinquante personnalités
anglaises les plus influentes.
Tout cela grâce à un article de 1975, extrêmement cité, intitulé « La
loterie de la survie », dans lequel Harris propose une expérience de pensée,
effectivement géniale dans sa simplicité, et surtout dans sa brutalité6 . Il y
suppose d’abord que les transplantations d’organes sont totalement au
point. La situation est alors celle-ci : un médecin se trouve devant deux
malades, Y et Z, sur le point de mourir car il manque à l’un un cœur et à
l’autre des poumons. Il n’y a pas d’organes disponibles. Y et Z, au lieu de
se lamenter sur leur sort, expliquent au médecin que, pour les sauver, « il
suffira de tuer une seule personne en bonne santé », que l’on nommera A,
« et de prélever sur elle les organes en question pour qu’ils soient tous
deux sauvés ». Si le médecin n’agit pas ainsi, il laisse mourir Y et Z et
donc les tue, car il n’y a pas de différence selon eux entre tuer et laisser
mourir, la conséquence étant la même. Il n’y a rien de plus grave à tuer A
pour prendre ses organes qu’à laisser mourir Y et Z faute d’organes. Au
contraire, on sauve deux vies, ou plus s’il y a plus d’organes à prélever, au
prix d’une seule vie et donc, d’un point de vue utilitariste, le résultat de
l’opération est moral puisqu’il augmente la quantité de vies sauvées, il
« maximise les vies ». Cet argument serait entièrement rationnel et
irréfutable.
Harris met ensuite au point toute une série de conditions pour enrichir
cette expérience de pensée. Pour éviter que les donneurs ne soient choisis
arbitrairement par les médecins, il conviendrait que l’État organise une
loterie : chaque citoyen aurait un numéro et lorsque ce numéro serait tiré
au sort par un ordinateur central, il serait mis à mort. Pour éviter un trop
grand stress, il serait possible de traiter ceux qui sont tirés au sort comme
des héros : au lieu de dire qu’ils ont été tués, on pourrait dire qu’« ils ont
fait don de leur vie pour les autres ».
Harris réfute ensuite un à un tous les arguments que l’on pourrait, selon
lui, élever contre cette loterie. Contre ceux qui proposeraient que l’on
donne le cœur de Y à Z ou les poumons de Z à Y et qu’on ne tue pas A, ce
qui aurait là aussi pour effet de préserver deux vies, il répond que ce serait
injuste car cela ferait des malades une classe spéciale au sein de la société.
Pour éviter que seuls les vieux soient préservés au détriment des plus
jeunes qui seraient tués pour leurs organes, l’ordinateur pourrait concevoir
un programme permettant de préserver la pyramide des âges. Quant à ceux
qui sont responsables de leur état de santé, alcooliques et fumeurs, ils
devraient être exclus du bénéfice de la transplantation. Ce système qui
semblerait entraîner l’insécurité assurerait au contraire une meilleure
espérance de vie puisqu’il y aurait, grâce à lui, plus de gens qui échappent
à la mort que de personnes tirées au sort pour mourir7 . Et ainsi de suite.
Il ne s’agit pas d’essayer de réfuter cet argument de Harris. Cette
histoire paraît tellement absurde que l’on pourrait même se demander si
son auteur est sérieux. Il semble malheureusement que oui. On pourrait
évidemment trouver un grand nombre d’objections. La plus évidente est
qu’il y a une différence entre s’attaquer sans raison à quelqu’un en bonne
santé et laisser quelqu’un mourir de maladie faute de traitement
disponible. Les très acrimonieux Y et Z sont bien agressifs à l’égard de ce
A qui ne les a pas lui-même attaqués, et on ne peut que souhaiter que la
maladie emporte rapidement ces deux mauvais coucheurs. Ne pas arriver à
guérir, « laisser mourir » comme dit Harris, n’est évidemment pas la
même chose que tuer, la maladie ne peut être comparée à un crime. Ce que
ne comprend pas Harris, comme le montre très bien la philosophe Anne
Maclean, c’est que tuer quelqu’un en bonne santé, c’est « purement et
simplement un meurtre8 ». Le langage commun, la conscience commune
comme les lois s’accordent sur ce point. Dire que tuer A n’est pas un
meurtre « n’a simplement pas de sens ».
Ce qui est inquiétant est qu’à force de discuter à l’infini sur cet
argument, les esprits commencent à le considérer comme envisageable :
est-ce qu’il n’y aurait pas un fond de vérité dans l’argumentation de
Harris ? De même, s’interroger sur la légitimité de l’infanticide finit par
éroder ce tabou constitutif de toute société civilisée. Ce qui est pire encore
est que l’on peut sans doute se dire que ce type de calcul n’est pas loin
d’être déjà mis en pratique. Le fait que Harris soit un expert reconnu par
les institutions européennes est plutôt de mauvais augure. Ces vivants
comme A que l’on tue pour récupérer leurs organes, est-ce que ce ne sont
pas déjà les « mourants » que l’on presse de mourir pour qu’ils puissent
faire « don de la vie », en faisant en sorte que tous leurs organes soient
récupérés au plus vite ? La question dérangeante que l’on peut se poser est
de savoir si l’argument de Harris n’est finalement pas devenu, plus qu’une
expérience de pensée, un idéal pour ces utopies néo-hygiénistes, où toutes
les vies sont évaluées par des experts autoproclamés, et où celles qui sont
considérées comme étant de moins bonne qualité sont sacrifiées au profit
de celles qui sont de bonne qualité. Harris quant à lui expliquera par la
suite, très clairement – et il ne s’agit plus ici d’expérience de pensée –,
que les organes des morts doivent être nationalisés : « les organes de
cadavres devraient être automatiquement disponibles » et « nous devrions
supprimer complètement l’habitude de demander le consentement du
défunt ou de ses proches9 ».

De ce changement de perspective sur la mort témoigne aussi


l’engouement actuel pour la crémation qui, sous des prétextes écologiques
et des motifs économiques, vise surtout à faire disparaître au plus vite des
cadavres à la matérialité encombrante, ainsi qu’à désymboliser
radicalement les cérémonies funèbres. La crémation, comme l’a bien noté
Robert Redeker, est « l’expression d’une passion triste, la haine de la
matière » car « la matière répugne à l’hygiénisme, ce fanatisme de notre
époque10 ». En ce sens, elle est bien une « révolte antichrétienne », contre
ce christianisme qui avait su réhabiliter la chair. Celui qui a le mieux
perçu l’autre aspect du problème anthropologique soulevé par la crémation
est une fois encore Michel Houellebecq. L’un des personnages de La Carte
et le territoire approuve la décision du personnage du livre nommé
« Houellebecq » qui « ne souhaitait pas être incinéré, mais très
classiquement enterré11 ». Selon ce commissaire de police « à
l’ancienne »,
L’homme ne faisait pas partie de la nature, il s’était élevé au-dessus de la nature, […] il
lui paraissait en quelque sorte anthropologiquement impie de disperser les cendres d’un
être humain dans les prairies, les rivières ou la mer […]. Un être humain était une
conscience, une conscience unique, individuelle et irremplaçable, et méritait à ce titre un
monument, une stèle, au moins une inscription, enfin quelque chose qui affirme et porte
aux siècles futurs témoignage de son existence, voilà ce que pensait Jasselin au fond de
lui-même12 .

Michel Houellebecq tient assez à ce point de vue pour y revenir lors de


plusieurs entretiens : l’incinération, « anthropologiquement, c’est un acte
grave […]. C’est un des critères de l’humanité : donner une sépulture,
garder mémoire. Les gens qui ne font plus ça ne sont plus des humains13
».
Un autre symptôme intéressant de cette volonté de désacralisation
radicale de la mort est l’incroyable succès rencontré par l’entreprise
« Körperwelten /Bodyworlds », l’exposition itinérante mise en place
depuis 1997 par l’anatomiste allemand Gunther von Hagens qui a reçu des
millions de visiteurs dans le monde entier. On connaît le projet qui
consiste à présenter des cadavres préparés, écorchés et « plastinés », figés
dans des postures de la vie courante, comme s’ils étaient encore en vie :
cavalier sur son cheval, joueur d’échecs, joueur de base-ball, etc. Le
psychanalyste Charles Melman y voit un symptôme central d’une
« nouvelle économie psychique » où la « jouissance » a remplacé la
« Loi » et le « Symbolique ». Pour la première fois dans l’Histoire, on fait
disparaître le caractère sacré de la mort en se servant de cadavres « à des
fins esthétiques, bref pour qu’on puisse en jouir14 » :
Cette exposition et son succès populaire font donc valoir combien, à notre insu peut-
être, une nouvelle limite est franchie. […] Est ici effacée la permanence d’un lieu qui est
en général un lieu de mémoire, un lieu sacré bien sûr, où le corps humain devenu cadavre
est mis à l’abri, dissimulé à la vue. […] Il s’agit vraiment de nécrophilie, d’une espèce de
nécroscopie. Le procédé technique mis au point par notre artiste autorise en toute
impunité et pour les meilleurs motifs, dans la convivialité, une jouissance scopique de la
mort. Et donc le franchissement de ce qui était hier aussi bien interdit qu’impossible15 .

Si c’en est fini avec l’altérité radicale de la mort, avec son caractère
sacré, il n’y a alors plus d’interdits, plus de limites. Le titre d’un des livres
d’entretiens de von Hagens, Pushing the Limits , indique bien cette volonté
de repousser sans cesse les limites16 . Désormais la formule de La
Rochefoucauld, « le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement »,
est oubliée et la mort, sous la forme du cadavre, est scrutée sous toutes ses
coutures. Du point de vue de l’éthique appliquée contemporaine, la mort
n’est rien d’autre qu’un objet parmi d’autres et Singer se propose de ce
point de vue de « repenser la vie et la mort », c’est-à-dire de considérer
rationnellement la mort, loin des angoisses et de la sacralité des religions
et de la culture traditionnelle.

L’invention de la mort cérébrale

La redéfinition de la mort comme mort cérébrale est fort récente et, en


bien des sens, contre-intuitive, puisque les « morts » continuent alors à
respirer, sont roses et ont conservé l’essentiel des fonctions de la vie
végétative. La date essentielle est marquée ici par le rapport de la Harvard
Medical School en 1968 qui a procuré la définition standard de la mort
cérébrale. Mais cette question des limites de la réanimation avait déjà été
posée à la fin des années 1950 par les neurologues français Pierre Mollaret
et Maurice Goulon qui avaient défini la notion de « coma dépassé », qui va
« bien au-delà du coma même le plus profond », dans un article de 1959
fondé sur l’étude de vingt-trois patients. Comme ils l’écrivent, la
« rançon » des progrès des techniques de réanimation neurorespiratoire a
été que certains malades peuvent survivre quinze jours sans récupérer leur
conscience. La circulation sanguine et la respiration sont maintenues grâce
à ces techniques, alors que non seulement la vie de relation mais
également les fonctions végétatives sont abolies. Cette quatrième forme de
coma, qui va bien au-delà du coma habituel, est définie comme un « coma
dans lequel se surajoute à l’abolition des fonctions de la vie de relation,
non des perturbations, mais une abolition également totale des fonctions
de la vie végétative17 ». La vie de ces patients est entièrement résiduelle
mais Mollaret et Goulon ne tranchent pas quant à la question de savoir
s’ils sont vivants ou morts. Ils sont conscients que cela va ouvrir de vraies
questions et « amener inéluctablement à hausser le problème jusqu’à la
discussion des ultimes frontières de la vie et, plus encore, jusqu’au
concept d’un droit à fixer l’heure de la mort légale18 ». Pour l’instant, ils
parlent encore en médecins compatissants face à leurs patients : « devant
ces malheureux, qui réalisent ces états que nous avons individualisés sous
le terme de “comas dépassés”, quand le cœur continue à battre, jour après
jour, sans que réapparaisse le moindre réveil d’une fonction, la
désespérance finit par le disputer à la pitié, et la tentation devient
lancinante du déclic libérateur19 ». Mais ils ne cèdent pas à cette tentation,
car ils ne tiennent « pas encore pour absolu aucun des critères proposés ».
À chaque argument il est possible d’opposer « le démenti d’une
exception ». Comme le note Mollaret : « Or, ici, une exception veut dire
une ultime chance ; jusqu’ici quand j’ai commencé je persévère20 . » Ce
n’est pas au médecin d’exercer un pouvoir de vie et de mort : « Que l’on
me pardonne – et tout spécialement les collaborateurs qui soutiennent
l’effort – mais je n’ai encore pu, ni voulu, consentir le geste du pollice
verso 21 », le pouce à l’envers de la mise à mort aux jeux du cirque
romain.
Le philosophe Giorgio Agamben a été l’un des premiers, hors du milieu
médical, à marquer l’importance de cette étude de Mollaret et Goulon,
dans le chapitre « Politiser la mort » d’Homo Sacer . Selon lui, elle
marque le début d’une période où ce qu’Agamben appelle la « vie nue »
est « entièrement contrôlée par l’homme et la technologie » et « peut être
ôtée sans que soit commis d’homicide ». Il souligne à juste titre que la vie
et la mort « ne sont pas proprement des concepts scientifiques, mais des
concepts politiques qui, comme tels, n’acquièrent une signification précise
qu’à travers une décision22 ». Agamben en donne une présentation
poétique et glaçante : « la salle de réanimation où errent entre la vie et la
mort le néo-mort, le comateux et le faux vivant, délimite un espace
d’exception où paraît une vie nue à l’état pur, pour la première fois
intégralement contrôlée par l’homme et sa technologie23 ». Au surplus,
selon Agamben, « les partisans de la mort cérébrale et la biopolitique
moderne », allant en un certain sens plus loin que les nazis, vont tout
naturellement réclamer une intervention de l’État pour accroître le
rendement des prélèvements d’organes. Cette interprétation d’Agamben
est certes loin d’être inexacte s’agissant de la « mort cérébrale » mais sans
doute pas s’agissant du « coma dépassé ». Il semble que Mollaret et
Goulon, médecins réanimateurs « à l’ancienne », pas directement
intéressés par les problématiques de la transplantation, ne se sont pas
engagés dans cette voie, comme le montre leur hantise du « déclic
libérateur ». Il ne sera pas possible d’en dire autant à propos des véritables
inventeurs de la « mort cérébrale ».
Le point de départ réel de la définition de la mort comme « mort
cérébrale » date en effet d’une réunion d’un « Comité Ad Hoc » de la
Harvard Medical School en 1968. Mais il ne s’agit alors plus seulement de
se poser la question des patients dans un état de coma avancé. Comme l’a
montré l’anthropologue canadienne Margaret Lock dans un livre
passionnant, la nouvelle définition de la mort s’explique pour l’essentiel
par le fait qu’à ce moment-là la médecine a eu besoin d’organes. La
chronologie et les déclarations des protagonistes sont explicites. La
nouvelle définition de la mort date de 1968 alors que la première greffe de
cœur par le chirurgien sud-africain Christiaan Barnard date de 1967.
Margaret Lock souligne que « c’est un mois après la première
transplantation cardiaque, alors que le receveur est mort juste une semaine
avant, que l’anesthésiste et spécialiste des questions d’éthique médicale
Henry Beecher prend contact avec le doyen de la Harvard Medical School
pour discuter ce qu’il estime être des situations urgentes en rapport
avec les patients inconscients sans espoir de retour24 ». Le doyen le
nomme alors président de ce comité chargé d’« examiner la définition de
la mort cérébrale ». Le rapport qui sera publié dans le prestigieux JAMA
en 1968, et qui fera désormais autorité, est effectivement explicite, dès son
premier paragraphe :
Notre principal dessein est de définir le coma irréversible comme le nouveau critère de
la mort. Deux raisons expliquent le besoin d’une telle définition.
1. Les progrès dans les techniques de réanimation et les thérapies de support ont conduit
à des efforts croissants tendant à sauver des malades qui se trouvent dans des conditions
désespérées. Parfois ces efforts n’aboutissent qu’à un succès partiel et le résultat est un
individu dont le cœur bat mais dont le cerveau est irrémédiablement lésé. Le fardeau est
lourd pour ces patients qui souffrent d’une perte permanente des fonctions cognitives
pour leurs familles, pour les hôpitaux, et pour ceux qui ont besoin de lits déjà occupés par
ces patients comateux.
2. Des critères obsolètes pour définir la mort peuvent conduire à des controverses
lorsqu’il s’agit d’obtenir des organes destinés à la transplantation 25 .

Comme le note sobrement Margaret Lock, cette deuxième raison est


« de mauvais augure26 ». N’aurait-t-on pas avancé la limite de la mort
pour se procurer des organes en bon état ? Cette définition n’ouvre-t-elle
pas la voie à la pression continue qui, arguant d’une « pénurie » d’organes,
prétend faire encore avancer le curseur de la mort ? L’une des suites
possibles, que voit se profiler Margaret Lock, serait une nouvelle
définition plus précoce de la mort avec une « mort néo-corticale » qui
affecterait simplement les centres du cerveau antérieur et non plus le tronc
cérébral. On sait qu’aujourd’hui le prélèvement d’organes « à cœur
arrêté », autorisé en France depuis 2005 et de plus en plus pratiqué, fait
encore avancer la définition de la mort, d’une manière particulièrement
choquante, où les « accidents » existent27 . Attention alors aux body
snatchers à la Singer, aux profanateurs de cadavres qui vont se fournir en
organes sur des « morts cérébraux » de moins en moins lésés, qui ne sont
morts en aucun des sens traditionnels du terme. On pourrait ajouter que la
première raison est aussi assez curieuse : on comprend que l’on parle d’un
« fardeau » pour les familles, mais comment parler d’un « fardeau lourd
pour les patients » à propos d’un malade dont on dit qu’il est inconscient
ou mort ? Quant à l’idée, de Singer et de quelques autres, selon laquelle la
« perte permanente des fonctions cognitives » est le critère d’une mort
définie comme mort du « cerveau supérieur » (higher brain death ), elle
tend aussi à donner une définition pour le moins restrictive de ce qu’est
une vie humaine.
Plus encore, dans sa très remarquable enquête de terrain, Margaret Lock
fait bien prendre conscience des contradictions qui grèvent cette pratique.
Elle montre en particulier que l’accord des médecins sur la définition de la
mort cérébrale n’est pas si unanime que cela, même si ces discussions
n’ont guère débordé dans la sphère publique. S’agissant des morts
cérébraux, Margaret Lock s’avoue particulièrement troublée par le flou
qui entoure ces cadavres qui sont, à certains égards, encore vivants. Elle
montre en particulier que le statut très ambigu de ces patients/cadavres se
reflète dans la terminologie très fluctuante employée pour les désigner,
puisque les équipes médicales utilisent à leur propos des termes
« gênants » et « crus ». On parle ainsi de « morts dans un état de survie
artificielle », de « cadavres vivants », de « préparations cœur-poumon »,
de « cadavres potentiels », de « patients en réanimation », de « cerveaux
sous respirateur », de « néo-morts », de « presque morts », de « comas
dépassés », de « morts encéphaliques », etc28 .
Lock montre aussi que les infirmières qu’elle a interrogées, même si
elles pensent que le diagnostic de mort cérébrale est fiable, continuent à
s’occuper des patients-morts comme auparavant et éventuellement à leur
parler « par habitude » ou « juste au cas où il y ait encore une âme », ou
même « parce que les âmes sont probablement encore dans la pièce »29 .
Elle montre aussi que les médecins, selon leur spécialité, sont plus ou
moins favorables à cette nouvelle définition de la mort. Les plus réticents
sont les anesthésistes alors que les transplanteurs sont évidemment les
plus convaincus. Sur le fond elle note que, « même s’ils s’accordent sur le
fait que le diagnostic de mort cérébrale est robuste, les médecins ne
pensent pas que les patients sont biologiquement morts quand ils sont
envoyés au prélèvement d’organes. Parmi les trente-deux médecins
intensivistes que j’ai interviewés, pas un ne pense que la mort cérébrale
signale la fin de la vie biologique, bien que chacun soit d’accord que la
mort cérébrale va conduire à une mort biologique complète30 ».
Ce vocabulaire traduit les hésitations de médecins eux-mêmes, qui
semblent douter de la certitude du critère choisi. Lock rapporte le propos
d’un « médecin senior » qui, tout en acceptant l’idée que « la mort
cérébrale est la fin de la vie significative », fait preuve d’une « confusion
considérable » quand il parle du prélèvement des organes : « nous ne
voulons pas que les patients meurent avant que nous puissions récolter les
organes, donc il est important de les conserver stables et vivants, et donc
nous poursuivons le même traitement après la mort cérébrale31 ». Sur ce
point, elle rapporte le propos révélateur d’un intensiviste « moins
expérimenté », n’ayant pas encore appris la « langue officielle » de la
transplantation, qui suggérait que « la vraie mort se produit quand le cœur
s’arrête. Le patient meurt deux fois32 ». Selon Lock, tous sont plus
ambivalents qu’il ne veulent bien l’admettre sur le statut de cadavre
vivant. Même s’ils sont d’accord sur le fait que la mort cérébrale est
irréversible, ils ne pensent pas que les individus en mort cérébrale sont
« vraiment » morts. C’est pour toutes ces raisons que Margaret Lock
rappelle le conseil donné par un médecin senior à un jeune urgentiste
pressé de prélever un organe : « never be in a hurry », « il ne faut jamais
se précipiter33 ». De toute façon, les critères précis de la mort cérébrale
sont variables suivant les pays et il peut donc arriver que l’on soit déclaré
mort dans tel pays alors qu’on ne le serait pas dans tel autre.
Les peurs populaires autour de ces questions ne sont pas négligeables et
le livre de Lock ne manque pas de les renforcer. Twice Dead devient alors
assez « gore » et évoque quelquefois un film de science-fiction médicale à
la manière de Cronenberg. Lock cite ainsi l’article de 1974 de Willard
Gaylin, « Harvesting the Dead », « Récolter sur les cadavres », qui a sans
doute inspiré le film de Michael Crichton en 1978, Morts suspectes (en
anglais Coma ). L’idée de Gaylin, psychiatre et ancien président du
prestigieux Hastings Center de bioéthique, serait de « cultiver » des « néo-
morts » dans des « fermes de cadavres » ou « bioemporiums » afin d’avoir
des organes facilement disponibles pour l’enseignement, pour tester des
médicaments ou pour les greffes. Ces « nouveaux cadavres » auraient le
statut légal de morts mais aucune des qualités qui sont habituellement
associées à des corps morts : « les néo-morts sont chauds, ils respirent, ont
un pouls, des fonctions d’excrétion, leurs corps ont besoin de soin, y
compris alimentaires et de toilettage […] et ils pourraient sans doute être
maintenus dans ces conditions pendant de nombreuses années » pour être
utilisés « au service de la science et de l’humanité de manière
extraordinairement utile34 ». Cela permettrait d’avoir des organes et du
sang à disposition, de tester des médicaments et des procédures
chirurgicales, de fabriquer des hormones ou d’autres anticorps. Les
étudiants pourraient s’entraîner sur ces « nouveaux cadavres » qui seraient
juridiquement morts mais en fait vivants. C’est exactement, nous le
verrons, ce que craignait le philosophe Hans Jonas dès l’annonce de cette
nouvelle définition de la mort.
Il aurait été étonnant de ne pas retrouver, rôdant autour de cette
question, notre cher professeur Singer, toujours désireux de hâter la mort
du plus grand nombre possible de ses semblables. Dans son livre Repenser
la vie et la mort , il accorde une grande importance à cette nouvelle
définition de la mort. Selon lui, la définition des limites de la vie, en ses
deux extrémités, doit être revue. De même qu’il faut en finir avec l’idée
selon laquelle la naissance constituerait un seuil notable, de même il faut
prendre conscience que la conception traditionnelle de la mort n’est plus
satisfaisante : naissance et mort sont des processus continus et la
détermination de la limite, en un sens arbitraire, est de notre
responsabilité. Singer se demande ainsi si on ne devrait pas définir le
début de la vie comme le moment où le cerveau commence son activité de
même que la mort serait celui où il cesse son activité : il propose, à la
suite d’un auteur allemand, de parler d’un critère de la « vie cérébrale »
comme on parle du critère de la « mort cérébrale35 ». Singer n’est
cependant pas entièrement satisfait par la pusillanimité des inventeurs de
la notion de « mort cérébrale » qui, comparée à la définition traditionnelle
de la mort, est « au mieux plutôt étrange36 ». Selon lui en effet, il s’agit
simplement d’un abus de langage car quand on parle de mort cérébrale les
patients ne sont en fait pas morts du tout : « On ne doit pas prétendre que
des humains qui respirent sont morts alors qu’ils ne le sont pas […]. On
peut détecter des signes d’activité cérébrale chez beaucoup d’entre eux
que nous ne pouvions pas détecter auparavant. Aussi il est de plus en plus
difficile de prétendre qu’ils sont simplement morts37 . » Il s’agit
simplement d’un euphémisme pour permettre le prélèvement d’organes et
cette manœuvre aurait particulièrement bien réussi, ce qui étonne Singer.
Mais sa propre conclusion est, comme toujours, la plus provocatrice
possible. Certes, ces malades sont vivants, mais il est tout à fait légitime
de prélever leurs organes puisqu’ils ne seront plus jamais conscients : « ils
ne sont pas morts mais cette vie-là ne vaut pas d’être vécue38 ». Il faut
simplement le dire sans détours, ce que les promoteurs de la mort
cérébrale n’ont pas eu le courage de faire. On peut cependant imaginer que
dans ce cas l’acceptation par le public aurait été moins unanime…
Sur cette question de la mort cérébrale, les réflexions de Singer
pourraient avoir le même effet sur le lecteur que celles qu’il présente sur
l’infanticide et l’avortement. Son plaidoyer pour l’infanticide peut nous
faire prendre conscience que la question de l’avortement ne doit pas être
traitée de manière désinvolte. Son plaidoyer pour la mort cérébrale nous
conduit à nous dire que cette définition de la mort est pour le moins
problématique. Bon nombre d’auteurs estiment d’ailleurs que cette
définition devrait être remise en question39 . Dans un cas comme dans
l’autre, l’idée est que la vie humaine suppose la conscience, l’autonomie,
la rationalité, etc. Les humains non-personnes, enfants ou patients en état
végétatif chronique ou autres Alzheimer, n’ont pas droit à la vie. Selon
notre bon professeur, il est clair que « toutes les vies ne sont pas dignes
d’être vécues » et on ne peut que se féliciter que son influence ne soit,
pour l’instant, quand même pas aussi grande qu’il le prétend.

POURQUOI FAUT-IL ANESTHÉSIER


LES CADAVRES ?

Un des aspects les plus troublants de la mort cérébrale et de la


« récolte » d’organes a été relevé par les deux anthropologues qui ont le
plus longuement enquêté sur le sujet, Margaret Lock et Lesley Sharp.
Ceux sur qui on prélève des organes, et qui ont donc déjà été déclarés
morts, sont anesthésiés, au moins pendant la première phase du
prélèvement. On en arrive donc, selon la formule de Sharp, à « anesthésier
les cadavres », ce qui peut sembler paradoxal. Cela peut aussi faire hésiter
les donneurs potentiels ou leurs familles, ce qui explique les réponses
embarrassées que donnent en général les médecins interrogés à ce propos.
Margaret Lock rapporte de nombreux témoignages de chirurgiens qui
semblent tirés de films d’horreur. Un transplanteur de reins américain
raconte : « je me souviens d’une fois – ces patients, vous savez, ils ont
l’air parfaitement bien, ils sont roses et tout ça, et nous étions en train de
faire un prélèvement, et soudain, j’ai senti le bras du gars derrière moi, et
c’était évidemment une sorte de réflexe neurologique, mais c’est – je veux
dire, au fond – vraiment effrayant40 ». Un autre transplanteur canadien de
foies et de reins explique : « dans certains endroits, ils ne font pas
d’anesthésie du donneur. Nous, nous le faisons, mais quand vous allez dans
un centre pour prendre un foie et qu’ils n’ont pas anesthésié le patient,
quelquefois quelqu’un dit soudain “Hé ! La jambe a bougé.” C’est parce
que nous sommes près des ganglions cœliaques que les choses deviennent
très délicates. Vous vous rappelez ce genre de choses et cela vous fait tout
réévaluer, penser des choses sur des choses41 ». Comme le note aussi
l’anthropologue Lesley Sharp, c’est pour éviter ce genre d’actes réflexes
dérangeants pour toutes les équipes de prélèvement qu’il est conseillé
d’anesthésier les cadavres, « d’une part pour relaxer le corps en atténuant
les réflexes rémanents de la moelle épinière » et aussi « pour rassurer le
personnel chirurgical au cas où il s’inquiéterait que le patient puisse
percevoir de la douleur42 ».
En Angleterre, tout un débat a eu lieu sur ces questions, d’abord au sein
de la communauté des anesthésistes. Eux qui sont au plus près de ces
pratiques, sont très favorables à l’idée d’anesthésier des patients qui ne
sont pas vraiment morts au sens classique du terme : l’anesthésie serait
donc nécessaire par précaution, pour éviter d’éventuelles douleurs. Mais
ils se heurteraient, selon les termes de deux d’entre eux, au « lobby de la
transplantation » : « le problème avec le lobby de la transplantation est
que si vous pratiquez une anesthésie sur les donneurs, ce sera perçu
comme une difficulté, car il faudra dire aux proches du donneur que le
donneur n’est pas mort mais dans un coma irréversible43 ». À la différence
des associations militant pour le don d’organes, qui n’ont jamais mis les
pieds dans une salle d’opération, ceux qui ont une expérience intime de la
réalité du « prélèvement », de la « récupération » ou de la « récolte »
d’organes, font face au caractère inconnaissable et indécidable des morts
des donneurs. Cela les conduit à se poser la question de l’éventualité d’une
douleur physique ainsi que la question du moment auquel on peut fixer la
mort ultime du patient. « Les actions de ceux qui sont spécifiquement en
charge de la gestion chirurgicale du prélèvement d’organes sont conduites
par une sorte d’approche en termes de “et si ?”, de telle sorte qu’ils
administrent une anesthésie comme moyen de dissiper des doutes
persistants et de préserver la dignité de patients dont les corps abritent des
parties convoitées par les chirurgiens transplanteurs44 . »
Dans le même esprit, on peut relever les chiffres troublants que rapporte
Margaret Lock quant au nombre des membres de ces équipes de
transplantation qui ont une carte de donneur d’organes. Sur les trente-deux
médecins de soins intensifs qu’elle a interviewés, seuls six ont une carte
de donneur d’organes ou ont donné sous une autre forme des directives par
avance, et un n’est pas sûr de l’avoir fait. « Quand j’ai insisté pour avoir
leurs raisons, aucun ne m’a donné de réponse très convaincante45 . » Sans
commentaire.

Hans Jonas, « à contre-courant »

Dans un article paru un mois à peine après la nouvelle définition de la


mort par le Ad Hoc Committee de Harvard, le philosophe Hans Jonas avait
aussitôt réagi en s’opposant très radicalement à cette définition, qu’il
qualifie de « pragmatique », dans la mesure où elle vise essentiellement à
se procurer des organes. Cette « impureté » théorique rend cette nouvelle
définition très suspecte : s’il s’agissait simplement d’arrêter la
réanimation, il n’y aurait pas de raison de changer la définition de la mort.
Ici il s’agit d’avancer l’heure de la mort pour pouvoir prélever des organes
pour la transplantation : « cette redéfinition équivaut à anticiper la mort
comme fait accompli – si on la compare aux signes conventionnels qui
peuvent encore durer46 ». Cette définition étant très incertaine, comme le
montrent les hésitations médicales et législatives, il vaudrait mieux, selon
Jonas, faire preuve de prudence plutôt que de risquer de « brutaliser » un
corps qui est encore vivant au sens traditionnel du terme. En outre Jonas
est immédiatement sensible aux dérives qui vont pouvoir se produire
autour de ce corps qui n’est ni vraiment mort ni encore tout à fait vivant :
« Si par définition le patient est mort, il n’est plus un patient mais un
corps mort, avec lequel on peut faire tout ce que permettent la loi ou
l’usage, ou le testament du défunt ou son entourage familial, et que toutes
sortes d’intérêts poussent à faire avec un corps mort47 . » Jonas songe en
particulier aux usages que pourraient en faire les médecins qui voudraient
« maximiser la valeur des organes cadavériques » à prélever sur ces morts
cérébraux qu’ils pourraient vouloir transformer en banques de sang ou
d’organes ou en usines de production d’hormones. La tentation serait
grande de tester sur eux de nouveaux médicaments ou de nouvelles
méthodes opératoires. Jonas prédit combien la pression sera alors grande
pour « productiviser » la mort : « Il serait naïf de penser qu’une ligne de
démarcation puisse être tracée quelque part concernant de tels usages
quand des intérêts suffisamment puissants les encourageront48 . »
C’est pourquoi il faut selon Jonas « résister à tout prix » à cette nouvelle
définition de la mort, sinon, sous la « pression de l’intérêt médical », on
aura tendance à aller toujours plus loin et à déclarer la mort de plus en
plus précocement : « Étant donné la pression de l’intérêt médical (très réel
et très honorable), on peut prédire que l’autorisation qu’elle implique en
théorie sera irrésistible en pratique, une fois que cette définition aura reçu
une autorité officielle49 . » La conséquence directe en sera tout aussi
nécessairement une perte de confiance des patients envers leurs médecins.
Le patient veut avoir la certitude « que son médecin traitant ne deviendra
pas son bourreau, et qu’aucune définition ne saurait l’autoriser à le
devenir50 ». Le médecin devrait « laisser les choses suivre leur cours51 »,
sans rien hâter. L’homme a « droit à sa mort », elle ne doit pas lui être
dérobée sous des prétextes fallacieux d’utilité : « Le corps du comateux,
aussi longtemps qu’il continue à respirer, à avoir des pulsations et à
fonctionner […] doit encore toujours être considéré comme la
continuation résiduelle du sujet qui a aimé et qui a été aimé, et comme tel
il a droit au respect sacro-saint qu’accordent à un tel sujet les lois de Dieu
et des hommes. Cette dignité sacrée ordonne qu’il ne peut pas être utilisé
comme un pur moyen52 . » Et si les moyens artificiels utilisés pour
maintenir la vie peuvent être à un moment arrêtés c’est « au nom de la
personne à protéger que fut autrefois le patient, elle dont le souvenir est
affaibli par la dégradation d’une telle “survie” » et non pas au nom d’une
quelconque « utilité » ultérieure de ses organes53 .
Jonas constatera pourtant par la suite qu’il a perdu son combat, dans la
mesure où les définitions de la mort comme « mort cérébrale » et du
cadavre comme moyen de remédier à la « pénurie » d’organes semblent
s’être définitivement et quasi universellement imposées. C’est ce qu’il
écrit dans le post-scriptum de 1985 à son article « À contre-courant ».
Mais, ce qui est surtout remarquable, c’est l’interprétation que Jonas
donne de ce mouvement apparemment irrésistible vers la mort cérébrale.
Une telle définition de la mort implique que la vie ne réside que dans la
pensée et traduit un incroyable mépris du corps qui semble ne compter
pour rien dans la vie humaine. Il s’agit là de ce que Jonas appelle un
« cartésianisme brutal » qui sépare radicalement la « substance pensante »,
l’âme sous la forme du cerveau, de la « substance étendue », le corps. « Le
corps est tout aussi uniquement le corps de ce cerveau-ci et d’aucun autre54
. » Et Jonas conclut avec un argument qui semble assez fort : « comment
sinon un homme pourrait-il aimer une femme et pas seulement sa
cervelle ? Comment sinon être complètement absorbés par l’aspect d’un
visage ? Être touchés par l’allure d’une silhouette55 ? » On retrouve ici le
mépris du corps que suppose aussi, pour quelqu’un comme Butler, le fait
de considérer comme totalement accessoire le sexe biologique. On sait
qu’Hans Jonas fut d’abord un grand historien de la philosophie, et en
particulier un spécialiste de la gnose : avec cette nouvelle définition de la
mort, il constate la résurgence, au-delà du cartésianisme, d’un trait
radicalement gnostique. Il déplore l’appauvrissement incroyable qu’il y a
à définir la vie humaine par la seule conscience. Le corps qui est
« nouvellement mort » n’est, selon lui, pas encore séparé de sa sacralité et
de sa participation à l’âme du défunt, contrairement à ce que voudraient
faire croire ceux qui ne voient dans le « cadavre » qu’un « sac d’organes »
à « récolter ».

NATIONALISATION DES CADAVRES


ET PRODUCTIVISATION DE LA MORT

Une tentative de réforme récente dans le domaine du don d’organes est


passée relativement inaperçue. Un amendement au projet de loi de
modernisation du système de santé a été présenté à l’Assemblée nationale
en avril 2015 pour « renforcer le principe du consentement présumé » au
don d’organes et poser que les médecins ont dans tous les cas le droit de
prélever les organes d’un défunt, sauf si celui-ci s’est inscrit auparavant
sur le « Registre national du refus » du don d’organes. La famille ou les
proches seraient désormais informés mais plus consultés. Les organes du
défunt n’appartiendraient plus à la famille mais à la collectivité et on a pu
alors parler, à juste titre, d’une volonté de « nationalisation des corps ».
Cette idée qu’une « nationalisation des corps » permettrait de faire face
au problème posé par manque d’organes pour les greffes avait été avancée
il y a quelques années par le philosophe François Dagognet, en partie avec
les mêmes arguments. Il avait noté qu’il n’est pas aisé de demander à une
famille en deuil de donner le corps d’un de ses proches. « Des milliers de
patients ne sont pas greffés parce que les gens considèrent encore le
cadavre comme réceptacle de l’individu », alors que « l’essentiel, c’est
l’âme56 ». En bonne logique, Dagognet concluait que c’est à l’État
d’assumer ses responsabilités et de sauver une vie à l’aide d’un « demi-
cadavre ». Mais il précisait aussitôt que cette proposition devait être prise
« cum grano salis 57 ». Elle renvoyait surtout à l’idée qu’en donnant ainsi
ses organes le donneur peut envisager d’accéder à une survie non plus
surnaturelle, mais réelle. Cette possibilité du don d’organes pouvait alors
être perçue comme un moyen de surmonter l’angoisse de la mort qui plane
sur la vie : la « socialisation des corps » devait permettre aux corps
« d’échapper à la disparition et au seul pourrissement58 ». Plus largement,
selon Dagognet, le corps n’est pas une « chose » qui appartient à
l’individu, il est bien plutôt un symbole, celui du caractère social et
culturel de l’humanité. Cette idée de nationalisation des corps renvoyait
donc assez clairement chez lui à la vision « un peu mystique, à la fois
éthique et religieuse » d’une communauté des corps59 .
L’auteur de l’amendement en question, Jean-Louis Touraine, député et
professeur de médecine, chirurgien transplanteur et président de
l’Association France Transplant, semblait faire preuve de moins de recul
et prendre les choses de manière plus pragmatique. Il est certain en tout
cas que, en tant que directeur de France Transplant, il était juge et partie
dans ce débat. Certes, en droit français, pour qu’un organe soit prélevé sur
un donneur il fallait auparavant un « consentement préalable du donneur ».
Dans le cas d’un défunt, la loi qui s’appliquait était la loi de bioéthique de
1994 qui demandait au médecin n’ayant pas eu directement connaissance
de la volonté du défunt de « s’efforcer de recueillir le témoignage de sa
famille60 ». Or, comme le remarque l’exposé des motifs de l’amendement
Touraine, cette consultation de la famille a eu pour effet de faire baisser le
nombre de prélèvements : « la principale cause de cette pénurie de
greffons reste, encore et toujours, l’opposition aux prélèvements et ce
malgré le fait que 79 % des personnes interrogées se déclarent favorables
au don. Actuellement, nous savons qu’au moins un prélèvement possible
sur trois est refusé. Plus inquiétant, l’augmentation de ce taux de refus, qui
est passé de 9,6 % en 1990, à 33,7 % en 201261 ». L’amendement propose
ainsi d’en revenir à la loi Caillavet du 22 décembre 1976 qui établissait
que « des prélèvements peuvent être effectués à des fins thérapeutiques ou
scientifiques sur le cadavre d’une personne n’ayant pas fait connaître de
son vivant son refus d’un tel prélèvement ». Ce serait, estime Jean-Louis
Touraine, un moyen « d’imposer le respect de la seule volonté de chaque
sujet adulte, à l’instar de la philosophie qui gouverne les droits du patient,
qui garantit à chacun le droit à disposer de son corps ou qui assure le
respect des dispositions testamentaires de chaque personne décédée. Il doit
en être de même pour le choix ou le refus de donner ses organes62 ». On
peut cependant noter qu’il est curieux de prétendre respecter une volonté
qui n’a pas eu l’occasion de s’exprimer positivement. Cette volonté est ici
présumée et l’on est bien dans la théorie des nudges , des coups de pouce à
la volonté qui permettent de l’orienter dans le sens considéré comme
souhaitable par les « experts » du domaine.
Quant aux familles et aux proches qui sont rétifs à l’idée de donner les
organes du défunt, la solution était toute simple pour ce député. Puisqu’il
y a des difficultés avec les familles, il aurait suffi de ne plus les consulter.
Ce serait même, poursuivait-il cyniquement, un moyen de les protéger et
d’éviter « une douloureuse attente de décisions, source de perturbation63
». Le cadavre deviendrait propriété de l’État. Ce serait un acte de
« solidarité » obligatoire qui allait permettre au président de France
Transplant d’augmenter la production d’organes pour la transplantation
face à une supposée « pénurie ». Curieux terme d’ailleurs qui signalait un
manque de produits et qui oubliait les morts sur qui sont prélevés ces
organes : y aurait-il également une pénurie de morts ?
L’Ordre des médecins a eu une réaction très négative. Le président de la
section éthique du Conseil de l’Ordre a estimé que cet amendement
risquait de susciter « l’incompréhension des médecins préleveurs mais
aussi celle du grand public » : « cela pourrait donner l’impression que les
médecins cherchent avant tout à “piquer” des organes, comme s’ils
allaient chercher un carburateur dans une décharge pour réparer une
voiture ». Il lui semblait « impensable qu’on en vienne à prélever sans rien
demander à personne64 ». D’autres, comme le président de la Société
française d’anesthésie et de réanimation, estimaient que cette mesure
« heurte les fondements éthiques du don » et serait de toute façon
« inapplicable en pratique ». Les associations favorables au don d’organes
et les professionnels de ce domaine ont également eu des réactions très
négatives. Une pétition des « médecins et infirmiers de coordinations
hospitalières de prélèvement d’organes et de tissus » a exprimé sa
« consternation » face à un tel amendement dont « l’application conduira
de manière inéluctable à une perte de la notion de don pour tout ce qu’il
contient d’humanité ».
Face à ces réactions négatives et suite à un débat animé à l’Assemblée,
Jean-Louis Touraine retirera son amendement, ce qui fut considéré comme
une victoire par les associations favorables au don d’organes. Le décret
d’application de la loi santé précisera seulement que si une famille veut
s’opposer au prélèvement en arguant de l’opposition du défunt, elle devra
prouver cette opposition en faisant au minimum une déclaration écrite65 .
Le « registre des refus » avait évidemment connu un certain succès face
à cette tentative d’expropriation de nos organes. Il faut pourtant en profiter
car cela semblait déjà trop pour le bon professeur Touraine qui estimait
qu’« en aucun cas il n’est légitime de parler de “nationalisation des corps
et des organes”. Au contraire, un État qui déploie autant de moyens pour
permettre à tous ceux qui s’opposent de pouvoir exprimer – et faire
respecter – leur refus, se comporte de façon très libérale66 ». Merci
Monsieur Touraine, il ne manquerait plus que, comme vous le souhaitez,
on ne nous demande plus du tout notre avis. On se croirait déjà dans le
sketch « La transplantation » du film Monty Python : Le Sens de la vie 67 :
on vient y prélever le foie d’une personne vivante, qui « s’en sert encore »,
parce qu’« il a une carte de donneur », devant une épouse placide, puisque
c’est pour « sauver des vies » et « dans l’intérêt du pays ». Ici, même plus
besoin de carte de donneur.
Mais, de toute façon, les mêmes reviennent sans cesse à la charge.
Toujours décidé sans doute à augmenter la production d’organes pour la
transplantation, le même Jean-Louis Touraine a publié en février 2018,
avec 155 autres députés, une tribune pour demander un véritable « droit à
l’euthanasie », en se basant toujours sur les mêmes sondages unanimes.
Cette tribune commence par une phrase curieuse : « on ne meurt pas bien
en France68 ». Comme si mourir pouvait « bien » se passer. Touraine
ajoute qu’il ne faut pas que la mort se fasse attendre : ce que veulent les
malades ce n’est pas « un endormissement qui va durer plusieurs
semaines », c’est « une injection qui va en quelques minutes d’abord les
endormir puis ensuite arrêter leur coeur69 ». Avec le professeur Touraine,
la France a enfin le Docteur-la-mort qui lui manquait70 …
Pour les fanatiques du prélèvement obligatoire, le corps n’est plus rien
d’autre qu’un objet, un assemblage de pièces détachées qui doivent
obligatoirement servir ensuite de pièces de rechange. Le corps mort
n’appartient plus à la famille et aux proches du défunt, le cadavre n’a plus
aucune signification humaine. Là aussi se manifeste un incroyable
mélange entre bons sentiments « solidaires » et « citoyens » et brutalité
incroyable d’une expropriation radicale de nos propres corps. Derrière les
termes usés de « Grande Cause nationale », « générosité », « solidarité »,
le totalitarisme doux est sans pitié. Le « dernier homme » a vraiment
besoin de nos organes pour prolonger sa misérable vie…
Notes
1 . Y. N. Harari, Homo Deus. Une brève histoire de l’avenir , Paris, Albin Michel, 2017,
p. 34.
2 . Ibid .
3 . R. Freitas, « Death is an Outrage », consultable sur le site : rfreitas.com
4 . C. Melman, L’Homme sans gravité. Jouir à tout prix , Paris, Denoël, 2002 (Folio, 2005,
p. 203).
5 . Sur son site, il se flatte d’avoir engrangé près de quatre millions d’euros pour participer à
des projets de recherche de l’Union européenne et des Nations unies…
6 . J. Harris, « The Survival Lottery », Philosophy , 50, 1975, p. 81-87.
7 . C’est ce que dit Harris. On peut quand même rappeler qu’« à la fin », Y et Z mourront,
tout comme A, et comme nous, et donc qu’il n’y a pas « plus » de vies sauvées grâce à la
loterie de la survie.
8 . A. Maclean, The Elimination of Morality. Reflections on Utilitarianism and Bioethics ,
op. cit. , p. 87.
9 . J. Harris, « Organ procurement : dead interests, living needs », Journal of Medical Ethics
, 29-3, juin 2003.
10 . R. Redeker, L’Éclipse de la mort , Paris, Desclée de Brouwer, 2017, p. 73.
11 . M. Houellebecq, La Carte et le territoire , op. cit. , p. 317.
12 . Ibid ., p. 320.
13 . Cf. notamment l’entretien avec Marin de Viry, Ring , 8 septembre 2010, consultable sur
le site http://www.surlering.com/
14 . C. Melman, L’Homme sans gravité , op. cit. , p. 233.
15 . Ibid ., p. 22 et 23.
16 . Collectif, Pushing the Limits. Encounters with Body Worlds Creator Gunther von
Hagens , Arts et sciences, Heidelberg, 2007. On y apprend que, ne supportant plus son nom de
famille de Liebchen, « mon petit chéri », lorsqu’une loi permit que le mari choisisse le nom de
son épouse lors du mariage, il décida de divorcer de sa femme pour se remarier avec elle
l’année suivante et prendre le nom de celle-ci, von Hagens, plus majestueux.
17 . P. Mollaret, M. Goulon, « Le coma dépassé » (Mémoire préliminaire), in Revue
neurologique , 1959, 101 (1), p. 4.
18 . Ibid .
19 . Ibid ., p. 14.
20 . Ibid ., p. 15.
21 . Ibid ., p. 14.
22 . G. Agamben, Homo Sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue , Paris, Seuil, 1997,
p. 177.
23 . Ibid ., p. 178.
24 . M. Lock, Twice Dead. Organ Transplants and the Reinvention of Death , Berkeley-
Londres-New York, University of California Press, 2002, p. 89.
25 . Ad Hoc Committee of the Harvard Medical School to Examine the Definition of Death,
« A Definition of Irreversible Coma », Journal of the American Medical Association , 205 (6),
1968, p. 85.
26 . M. Lock, « Inventing a New Death and Making it Believable », Anthropology and
Medicine , vol. 9, 2, 2002, p. 103.
27 . Cf. les critiques, particulièrement incisives et informées, de la neurologue Laura Bossi
dans son Histoire naturelle de l’âme (PUF, 2003) et dans Les Frontières de la mort (Payot,
2012). On est loin d’être certain de l’irréversibilité de l’arrêt cardiaque. En juin 2008, Le
Monde rapportait qu’un homme en arrêt cardiaque avait été conduit à La Pitié-Salpêtrière. Son
cœur n’étant pas reparti, on se prépare à prélever ses organes mais « au moment même où ils
s’apprêtent à opérer, les médecins ont la très grande surprise de découvrir que leur patient
présente des signes de respiration spontanée, une réactivité pupillaire et un début de réaction à
la simulation douloureuse » (Le Monde, 10 juin 2008). Il est tout à fait étonnant que cette
nouvelle définition de la mort ait été adoptée sans aucun débat public. Cf. sur ce point l’article
du professeur de réanimation médicale J.-M. Boles, « Les prélèvements d’organes à cœur
arrêté », Études , 2008/12, t. 409.
28 . Cf. M. Lock, Twice Dead , op. cit. , p. 94.
29 . Ibid ., p. 251.
30 . Ibid. , p. 243.
31 . Ibid ., p. 248.
32 . Ibid . Cette remarque donne son titre au livre de Margaret Lock : Twice Dead , mort
deux fois.
33 . Ibid ., p. 239.
34 . W. Gaylin, « Harvesting the Dead », Harper’s Magazine , septembre 1974, p. 26.
35 . P. Singer, Rethinking Life and Death , op. cit. , p. 103. Singer cite ici le bioéthicien
allemand Hans-Martin Sass.
36 . Ibid ., p. 20.
37 . Cf. J. Neymark, « Living And Dying With Peter Singer », Psychology Today , janvier-
février 1999, p. 59.
38 . Ibid .
39 . Cf. aussi les recherches actuelles sur le coma et les états de conscience altérés, initiées
notamment par le Belge Steven Laureys et l’Anglais Adrian Owen, qui posent des questions
passionnantes sur la conscience subsistante dans ces états, travaux dont les conséquences
cliniques et éthiques peuvent être majeures : A. M. Owen, N. D. Schiff, S. Laureys, « A new
era of coma and consciousness science », Progress in Brain Research , 2009, 177, p. 399-411.
40 . M. Lock, Twice Dead , op. cit. , p. 261.
41 . Ibid ., p. 260.
42 . L. Sharp, Strange Harvest. Organ Transplants, Denatured Bodies, and the Transformed
Self , Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 2006, p. 67.
43 . J. Wace et M. Kai, cités par L. Sharp, ibid. , p. 90.
44 . L. Sharp, ibid. , p. 91.
45 . M. Lock, Twice Dead, op. cit. , p. 249.
46 . H. Jonas, « À contre-courant. Quelques réflexions sur la définition de la mort et sa
redéfinition », in Essais philosophiques. Du credo ancien à l’homme technologique , Paris,
Vrin (www.vrin.fr ), 2013, p. 188.
47 . Ibid ., p. 187.
48 . Ibid ., p. 188.
49 . Ibid ., p. 188 et 189.
50 . H. Jonas, « Réflexions philosophiques sur l’expérimentation humaine », ibid ., p. 178.
51 . Ibid ., p. 179
52 . H. Jonas, « À contre-courant. Quelques réflexions sur la définition de la mort et sa
redéfinition », article précité, p. 189 et 190.
53 . H. Jonas, Le Droit de mourir , Paris, Rivages, 1996, p. 63.
54 . H. Jonas, « À contre-courant. Quelques réflexions sur la définition de la mort et sa
redéfinition », article précité, p. 189.
55 . Ibid.
56 . F. Dagognet, « Pour une bioéthique démocratique », Les Cahiers de Saint-Martin , hiver
1993, n o 8.
57 . F. Dagognet, Corps réfléchis , Paris, Odile Jacob, 1990, p. 85.
58 . Ibid .
59 . F. Dagognet, Pour une philosophie de la maladie, Paris, Textuel, 1996, p. 74.
60 . Loi n o 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et
produits du corps humain, art. L. 671-7, 3 e alinéa.
61 . Assemblée nationale, 13 mars 2015, Santé (No 2302), Amendement No AS1344,
présenté à l’Assemblée nationale par M. Touraine, 13 mars 2015, rapporteur et Mme Michèle
Delaunay, exposé des motifs.
62 . Ibid .
63 . Ibid .
64 . J.-M. Faroudja, « Entretien dans La Croix », 26 avril 2015.
65 . Sur ce débat, cf. V. Gateau, O. Soubrane, « Quelle place pour les familles dans le
consentement au prélèvement d’organes post mortem ? », Droit et cultures , 73-2017, 1, et
S. Agacinski, Le tiers-corps. Réflexions sur le don d’organes , Paris, Seuil, 2018, p. 178-192.
66 . J.-L. Touraine, « Il n’est point de greffe sans don d’organe », consultable sur le site de
France Transplant : http://www.francetransplant.com
67 . L’extrait est consultable sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?
v=aclS1pGHp8o
68 . « Euthanasie : allons plus loin avec une nouvelle loi », Le Monde , 28 février 2018.
69 . J.-L. Touraine, dans l’émission « Politique matin », LCP, 5 mars 2018.
70 . Jean-Louis Touraine s’était déjà fait remarquer en 2015 comme l’un des plus zélés
avocats du néo-hygiénisme contemporain, en ayant déposé, au nom de la santé et du bien, un
amendement proposant tout simplement d’interdire la consommation de tabac à toute personne
née après 2001.
CONCLUSION

L’HUMANISME,
SINON LE COMPOSTISME

Retrouver la « décence ordinaire »

Théorie du genre, droits de l’animal et enthousiasme pour l’euthanasie


puisent aux mêmes sources, d’amour, de bienveillance universelle,
d’évitement de la douleur et du tragique. Pourtant, nous l’avons vu, ces
bons sentiments conduisent aux pires aberrations. Si l’on pousse jusqu’au
bout la logique des raisonnements des éminents universitaires que nous
avons évoqués, on arrive à des conclusions qui sont non seulement
absurdes mais abjectes. Si l’on accepte l’idée que le sexe biologique n’a
pas d’importance et que le genre est « au choix », il sera difficile d’éviter
la conséquence que notre corps est tout entier à la disposition de notre
volonté et que nous pouvons décider de le transformer à l’envi. Si
l’identité est également « au choix », il doit être possible à chacun de
surfer d’un genre à l’autre. Si l’on pense que les « animaux non humains »
doivent être traités de la même manière que les « animaux humains » que
nous sommes censés être, la zoophilie et l’expérimentation sur les
humains ont un bel avenir devant eux. S’il convient de légaliser
l’euthanasie, pourquoi la limiter à tel ou tel type d’humains, mourants ou
handicapés ? Pourquoi ne pas tuer aussi des enfants qui nous semblent
« défectueux » ? Quant au déficit en organes pour les transplantations, il
suffit de changer la définition de la mort et de nationaliser les cadavres
pour que la question soit réglée. Les conséquences tirées par nos
« gendéristes », « animalitaires » et « bioéthiciens » sont imparables, si
l’on accepte leurs présupposés.
Des discours sur l’amour et la tolérance, sur les animaux maltraités ou
les mourants à soulager, auxquels chacun a immédiatement envie de
souscrire, conduisent ainsi à des conclusions absurdes et choquantes. Face
à de telles stupidités, on ne peut que se souvenir de la formule de George
Orwell : « il faut être un intellectuel pour croire une chose pareille :
quelqu’un d’ordinaire ne pourrait jamais atteindre une telle jobardise1 ».
Mais on peut aussi espérer, en suivant toujours Orwell, que de telles
propositions choquent la « décence ordinaire » de tout être humain digne
de ce nom : « mon principal motif d’espoir », ajoutait Orwell, tient au fait
que « les gens ordinaires sont toujours restés fidèles à leur code moral2 ».
Il convient donc de récuser les bases mêmes de ces raisonnements. Leur
erreur commune est de penser que les questions morales sont analogues à
des problèmes logiques ou juridiques, dans lesquels une solution et une
seule s’impose. Les fameux « cas » de l’éthique analytique sont souvent
distrayants, mais ne présentent aucun autre intérêt. La morale n’a pas
affaire à des préférences ou à des plaisirs en général qu’il faudrait
« maximiser », elle a affaire à des situations particulières et à des hommes
réels, pour lesquelles certaines choses sont admissibles et d’autres ne le
sont pas. Dans ces affaires il vaudrait mieux, en suivant Auguste Comte,
s’appuyer sur les traditions de l’humanité, sur ces « morts qui nous
gouvernent », plutôt que sur « l’abus de la logique déductive ». Il est des
choses qu’il ne doit même pas être possible d’envisager lorsqu’on est un
être humain suffisamment civilisé. Comme le dit Anne Maclean, si on ne
tue pas les bébés, c’est simplement « parce que cela ne se fait pas ».
Essayer de démontrer le contraire est déjà criminel. Si on pratique
l’infanticide, au moins pour l’instant et dans la plupart des cas, on éprouve
un certain sentiment de gêne. Singer lui-même reconnaît que tuer sa mère
atteinte d’Alzheimer n’est pas si simple que cela. La zoophilie se pratique
sans doute, même si c’est moins souvent que ne l’affirme Singer, mais on
n’a pas alors le sentiment d’avoir une relation amoureuse normale et on
présente rarement l’animal à sa famille. C’est un beau jeu de l’esprit, ou
une « performance » artistique, que de changer d’identité sexuelle à
volonté, mais demander que la société se reconstruise entièrement, de
l’éducation au droit en passant par la médecine, pour satisfaire ces jeux
sur les limites entre les sexes est une demande évidemment exorbitante.
Se couper un bras valide n’est pas non plus une très bonne idée et l’on est
choqué de voir que quelques médecins dévoyés puissent envisager de
coopérer à de telles folies.

L’effacement des frontières :


vers l’indifférenciation

Au-delà de ces ratiocinations politiquement correctes, il est certain que


de telles prises de position manifestent une volonté déterminée d’effacer,
au sens strict, toutes les frontières. Celle, fondamentale, de la dualité des
sexes. Celle, traditionnelle, qui sépare l’homme de l’animal. Celle, sacrée,
qui pour les humains trace la ligne entre vivant et mort. Pour tous les
auteurs que nous avons étudiés, il faut en finir avec le binarisme, avec ce
que Money nommait « la glace à deux boules ». Il y a une infinité de sexes
comme une infinité de genres qui promettent des jouissances elles-mêmes
illimitées. L’homme est un animal comme les autres et le darwinisme, de
théorie scientifique, devient une vulgate animaliste : il n’y aurait plus
aucune différence entre « animaux humains » et « animaux non humains ».
Quant à la mort, elle n’est plus qu’une question technique, qui n’a plus
rien de sacré, qu’il faut rationaliser, socialiser et productiviser. L’homme
deviendrait ainsi tout-puissant, non pas parce qu’il se serait battu pour
cela, mais parce que tout serait « à sa disposition », que tout lui serait
offert. Tout est aisé, tout glisse, il n’y aurait désormais plus de négatif ni
d’altérité radicale.
L’auteur qui résume le mieux cette tendance est sans conteste Donna
Haraway. Même si son influence est moins grande que celle de Judith
Butler ou Peter Singer, qui ont effectivement réussi à transformer le
monde, pour le pire, elle est la théoricienne la plus cohérente et radicale de
cette volonté de « troubler », d’« effacer », de « confondre » toutes
les frontières. Alors qu’elle voulait dans un premier temps que l’homme
s’unisse avec des machines et sorte ainsi de l’humanité « par le haut », en
inventant le mythe du cyborg, elle veut désormais que l’homme sorte de
l’humanité « par le bas », en se mêlant aux animaux. Comme elle le dit
elle-même, elle est passée du « glorieux cyborg » à l’animal de
compagnie. L’assaut « par en bas » contre l’humanité rejoint ainsi celui
qui est mené « par en haut » avec les utopies transhumanistes et
posthumanistes, souvent conjointes à des thèses postféministes. La
première attaque est menée au nom des bons sentiments, la seconde au
nom d’un prométhéisme plus exalté, ce qui explique qu’elles ne touchent
pas tout à fait le même public : mémères à chien d’un côté,
technoprophètes de l’autre.
Mais Haraway ne s’arrête pas là. Elle veut être prise dans ce qu’elle
appelle un « maelström de nature culture » et s’unir dans une sorte de
magma aux formes les plus simples de la nature vivante. Il s’agit, nous
l’avons vu, de se mêler aux vivants les plus élémentaires, « le riz, les
abeilles, les tulipes, la flore intestinale3 ». Mais l’ultime aspiration de
Haraway est cependant que l’humanité devienne du compost. Dans ses
textes les plus récents, elle se présente comme « compostiste » : « Je suis
une compost-iste, pas une post-humaniste : nous sommes tous du compost,
pas des posthumains4 » ? Ce compostisme serait validé par l’étymologie :
« humanité » ne doit pas renvoyer à la « direction homo » qui est
« la mauvaise direction », celle de « l’homme phallique », mais à la
« direction humus » qui est « la bonne direction » et permet de
« participer à la fabrication du sol et de la terre5 ». Au cas où ce ne serait
pas assez clair, Haraway propose comme « mot d’ordre » pour cet avenir
compostiste : « Make Kins, Not Babies », faites des liens, pas des bébés6 !
Ces liens, sa parenté (kinship ), elle précise que ce sont « des entités
épanouies machiniques, organiques et textuelles, avec lesquelles nous
partageons la terre et notre chair7 ». Le projet est clair : il s’agit d’en finir
avec l’humanité et de revenir à l’indistinct. On se permet de suggérer à
Haraway de prendre patience, ce travail de compostage finira par se faire,
pour elle comme pour chacun d’entre nous, mais quand nous serons morts.
L’humanité, telle qu’elle est décrite par Haraway et les autres
philosophes dont nous avons parlé, n’aspire à rien d’autre qu’à disparaître.
Fin de l’humanité, tout le monde descend ! Ces rêveries vermiculaires ou
compostistes, profondément régressives, semblent confirmer le mot de
Charles Melman retrouvant le motif freudien de la pulsion de mort : « le
vœu profond de l’humanité, c’est de mourir, de disparaître8 ». Pour notre
part, tant que nous sommes vivants, s’il nous faut choisir entre la
« direction homo » et la « direction humus », nous n’hésiterons pas.

Les frontières qui nous constituent

La mort, le retour à l’inorganique, est évidemment notre destin, mais


c’est justement contre ce destin que l’humanité s’est constituée, en
refusant de toutes ses forces la perspective de notre anéantissement.
L’erreur principale commise par nos gendéristes, animalitaires et autres
bioéthiciens, est de croire qu’il faut « effacer » les frontières de toutes
sortes. L’humanité ne se constitue que par la mise en place de limites et de
frontières. Ce sont ces frontières qui font que l’humanité existe comme
telle. S’il n’y a plus ni limites ni frontières, nous ne sommes plus dans
l’humanité, nous sommes dans la nature. Certes, du point de vue de l’étude
scientifique de la nature, toute une série de gradations existe entre
masculin et féminin, l’homme est à certains égards un animal et la vie et
la mort sont difficiles à distinguer et à définir. C’est sous ce prétexte que
certains voudraient prêcher un continuisme universel.
Mais l’humanité connaissante, dans toute son histoire, s’est justement
efforcée de distinguer radicalement les sexes, de préciser la différence
entre les hommes et les animaux, de tenir le mort à distance du vivant. Le
langage, la pensée rationnelle, dans la mesure où ils établissent définitions
et catégories, consacrent aussi des distinctions nécessaires. La raison est
par nature « essentialiste », comme on dit péjorativement aujourd’hui,
dans la mesure où elle s’efforce d’arriver à des définitions de plus en plus
exactes. Un tel « essentialisme » est critiqué comme étant au minimum
« viriliste » par les Haraway ou autres Butler, nominalistes effrénées, pour
qui toute tentative de penser rationnellement est discriminatoire et fautive.
C’est pourtant ainsi que fonctionnent la science et la pensée rationnelle, et
même ce langage qu’elles n’ont, paradoxalement, pas renoncé à utiliser.
Reconnaître l’existence de limites, penser la nécessité de frontières,
c’est d’abord bien sûr, tout simplement, reconstituer des identités, minées
de l’intérieur par les hésitations infinies instillées par nos chers
universitaires. Cette idéologie de l’effacement des limites est
particulièrement destructrice dans la mesure où elle tend à mettre en
question nos identifications avant même que celles-ci aient eu le temps de
se constituer. Comment savoir si nous sommes un homme ou une femme,
un homme ou un animal, un vivant ou un mort-vivant si tout cela est
simplement « au choix », sans tenir aucun compte de la réalité et de la
facticité de notre existence corporelle ?
Là n’est cependant pas l’essentiel. Contre les caricatures qui assimilent
identité et fermeture, il faut comprendre que ce sont justement les limites
et les frontières qui constituent des identités multiples et permettent de les
faire évoluer. S’il y a des limites c’est aussi pour qu’elles puissent être
dépassées, mises en question, subverties. Mais il ne s’agit en aucun cas de
les effacer. Une frontière permet de vivre en paix de tel ou tel côté de la
frontière, mais aussi de rêver à ce qu’il y a de l’autre côté de la frontière,
de la franchir, légalement ou non, et de devenir autre à travers ce passage.
Ce sont les frontières qui préservent cette diversité qui fait la beauté du
monde, qu’il soit humain ou animal. Au contraire, pour la pensée
politiquement correcte, la diversité est d’autant plus célébrée qu’elle est
niée dans une recherche pathétique du même qui aboutit à plaquer sur la
vie animale les exigences d’universitaires américains totalement
déconnectés de la réalité.

« Plus oultre »

Il est assez divertissant de voir que les auteurs dont nous avons parlé
veulent en général se présenter comme des auteurs « subversifs » ou
« transgressifs ». Les auteurs réellement subversifs sont en fait ceux qui
jouent sur les frontières plutôt que de tenter désespérément de les effacer.
On comprend l’embarras de Haraway, qui pressent quelquefois qu’en
abolissant les frontières elle va s’empêcher à l’avenir de s’enthousiasmer
pour ces « êtres de frontières » chers à son cœur, pour les « hybrides » et la
« promesse des monstres » qu’elle appelle de ses vœux. Elle va finir par se
rendre compte que l’on ne peut être réellement transgressif que lorsqu’il
subsiste des interdits ou des limites à transgresser. Celles qui, comme
Butler ou Haraway, se réclament d’un Foucault rendu politiquement
correct devraient se rappeler que celui-ci, dans un texte fameux, soulignait
le lien indissoluble entre limite et transgression. « La limite et la
transgression se doivent l’une à l’autre la densité de leur être : inexistence
d’une limite qui ne pourrait absolument pas être franchie ; vanité en retour
d’une transgression qui ne franchirait qu’une limite d’illusion ou d’ombre9
. » Si l’on se reporte à Georges Bataille, à qui est consacré ce texte, on
note qu’il insistait effectivement sur le courage que comporte la
transgression : « La transgression des interdits n’est pas leur ignorance :
elle demande un courage résolu. Le courage nécessaire à la transgression
est pour l’homme un accomplissement10 . » S’il n’y a plus de limites, il
n’y a plus de transgression, plus de courage.
Le tonus de l’être humain ne se mesure en effet que dans sa capacité à
affronter des limites, à les déplacer, à en jouer. C’est ainsi que se constitua
effectivement l’humanisme, dès la Renaissance, dans sa volonté de
dépassement et de conquête de nouveaux territoires. On se souvient de la
définition de la « dignité de l’homme » par Pic de la Mirandole : ce qui
fait la grandeur de l’homme est qu’il n’a pas d’essence prédéterminée. Il
se définit dans la lutte contre les limites qui lui sont imposées par la
nature, et par sa volonté tenace de faire toujours reculer l’ignorance et le
mal sans que ce combat soit jamais gagné. C’est dans cette confrontation à
l’altérité, à la négativité, que l’homme prend conscience de lui-même. Il
part à l’aventure, à la découverte de l’autre, qu’il va s’efforcer de
connaître et de séduire au travers de l’amour. Il craint d’abord les
animaux, puis les domestique et les admire, les fait servir aussi à ses
desseins. Il sait qu’il n’est pas un pur esprit, qu’il est indissolublement lié
à son corps. Maladies et mort font donc partie de la vie de l’homme, mais
il les combat sans relâche par la science et la médecine qui est, comme
disait Foucault, la « forme armée de notre finitude ». Cet homme-là est un
être qui affronte le monde pour en repousser sans cesse les limites. Là est
son bonheur, là est ce qui donne un sens à sa vie. L’homme de
l’humanisme est celui qui quitte ce monde trop étroit et fait
courageusement voile au-delà des Colonnes d’Hercule, vers l’immensité
de l’océan inconnu. Sa devise, tant qu’il existe, sera celle de Charles
Quint : « plus oultre ».
Notes
1 . G. Orwell, « Notes sur le nationalisme », in G. Orwell, Essais, articles, lettres , vol. III
(1943-1945), Paris, Ivrea-Encyclopédie des nuisances, 1998, p. 476.
2 . G. Orwell, « Lettre à Humphry House du 11 avril 1940 », in G. Orwell, Essais, articles,
lettres , vol. I (1920-1940), Paris, Ivrea-Encyclopédie des nuisances, 1995, p. 663.
3 . Les vers semblent aussi actuellement très tendance pour préfigurer notre avenir. Fausto-
Sterling s’imagine que notre sexualité pourrait ressembler à celle des vers plats, d’autres
s’efforcent aujourd’hui de développer une « ontologie politique de l’enchevêtrement » avec les
vers, qui est au cœur des très branchées « multispecies studies » (cf. J. Lorimer, « Gut
Buddies. Multispecies Studies and the Microbiome », Environmental Humanities , 8, 1,
mai 2016, p. 57-76).
4 . D. Haraway, « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene : Making
Kin », Environmental Humanities , vol. 6, 2015, p. 161.
5 . D. Haraway, Manifestly Haraway , Minneapolis, University of Minnesota Press, 2016,
p. 261.
6 . Ibid ., p. 224.
7 . D. Haraway, « Introduction. A Kinship of Feminist Figurations », in D. Haraway, The
Haraway Reader , p. 1.
8 . C. Melman, L’Homme sans gravité , op. cit. , p. 147.
9 . M. Foucault, « Préface à la transgression » (1963), in Dits et écrits , t. I, Paris, Gallimard,
1994, p. 237.
10 . G. Bataille, La Littérature et le mal , Paris, Gallimard, 1990, p. 157.
REMERCIEMENTS

À mon ami Pascal Bruckner, qui a cru en ce projet de livre dès le début
et m’a encouragé tout au long de son écriture.
À Roland Jaccard et aux amis de « la bande de chez Yushi » et
d’ailleurs, qui ont bien voulu lire le manuscrit et m’ont permis de
l’améliorer.
À mes étudiants en philosophie de la Sorbonne.
Couverture : Gilles Aillaud, Perroquets .
© Adagp 2018
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
pour tous pays.
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2018.
ISBN : 978-2-246-81194-7
Table
Couverture

Page de titre

Dédicace

INTRODUCTION

Des bons sentiments à l'abjection


Des débats sociétaux qui n'en sont pas

Le politiquement correct devenu fou :


amputomanie, zoophilie, eugénisme

« Expériences de pensée »… et conséquences

L'humanité fatiguée et le « dernier homme »

LE GENRE ET LA NÉGATION DU CORPS

I. John Money : un inventeur encombrant

De l'hermaphrodisme au genre

L'indistinction à la naissance
et la lutte contre les « dualismes »

La culture prévaut sur la nature :


le cas John/Joan

De l'intersexualité au transsexualisme

La faute du professeur Money :


la vraie histoire de David Reimer
II. Fausto-Sterling et la fin de la distinction homme/femme

En finir avec la biologie « viriliste »

Vers l'indistinction finale

III. Butler et la gnose contemporaine

Le sexe n'existe pas

Le corps n'existe pas non plus

La gnose contemporaine : le mépris du corps

Le comble de la gnose : l'amputomanie,


et encore John Money…

IV. Et le genre est fluide…

« Défaire le genre »

« L'idéologie du genre nuit aux enfants »

Les bathroom wars et la fin des identités

L'état civil neutre

Trans- à l'encan : transraces, transclasses,


et autres otherkins …

L'ANIMAL ET L'OUBLI DE L'HOMME

L'empire des bons sentiments

I. Singer et la « libération animale »

Le « Projet Grands Singes »


et sa critique anticipée
II. Les droits de l'animal

Les juristes contre les droits de l'animal

III. L'argument des « cas marginaux »

Conséquences des « cas marginaux »

IV. La zoophilie éthique de Peter Singer

V. La zoophilie cosmique
de Donna Haraway

Les « baisers profonds » de Haraway


et de sa chienne, « Mlle Cayenne Pepper »

Une biologiste contre la biologie

Vers un brouillage généralisé des frontières

VI. Défense des « exceptionnalismes »,


humain et animal

L'EUTHANASIE ET LA BANALISATION
DE LA MORT

I. L'enthousiasme pour l'euthanasie

Une mort « digne » ?

Les vies « dignes d'être vécues », et les autres

Personnes et non-personnes

« Qualité de la vie » contre


« sainteté de la vie »

Les médecins contre l'euthanasie


II. Éloge de l'infanticide

Infanticide et avortement

Conséquences des « débats » bioéthiques

III. « Morts suspectes ».


La redéfinition de la mort

L'invention de la mort cérébrale

Hans Jonas, « à contre-courant »

CONCLUSION
L'humanisme, sinon le compostisme

Retrouver la « décence ordinaire »

L'effacement des frontières :


vers l'indifférenciation…

Les frontières qui nous constituent

« Plus oultre »

Remerciements

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