La Philosophie Devenue Folle Le
La Philosophie Devenue Folle Le
La Philosophie Devenue Folle Le
Michel Houellebecq décrit lui aussi une humanité épuisée qui n’aspire à
rien d’autre qu’à sa propre fin. L’humanité – sans doute vaudrait-il mieux
dire l’humanité occidentale – est désormais « au bout du rouleau ». Selon
Houellebecq, le posthumanisme n’a pas du tout pour but de créer une
nouvelle humanité, un surhomme, il vise à tirer un trait définitif sur la
vieille aventure humaine. L’homme sera ainsi « la première espèce
animale de l’univers connu à organiser elle-même les conditions de son
propre remplacement5 ». L’épilogue des Particules élémentaires , supposé
écrit vers 2080, apprécie que cette « extinction de l’humanité » se soit bien
passée, « dans le calme » : on est « même surpris de voir avec quelle
douceur, quelle résignation, et peut-être quel secret soulagement les
humains ont consenti à leur propre disparition6 ». Mais cette aspiration de
l’humanité à sa fin est dès à présent perceptible. Toujours dans Les
Particules élémentaires , le personnage du scientifique, Bruno, est frappé
par la justesse « hallucinante » des prédictions du Meilleur des mondes de
Huxley, écrit en 1932. Cet avenir est en voie de se réaliser et Bruno s’en
réjouit : « Brave new world est pour nous un paradis7 . » La dystopie de
Huxley est en effet notre présent, entre procréation artificielle, sexualité
hygiénique, anxiolytiques et euthanasie :
Contrôle de plus en plus précis de la procréation, qui finira bien un jour ou l’autre par
aboutir à sa dissociation totale d’avec le sexe, et à la reproduction de l’espèce humaine en
laboratoire dans des conditions de sécurité et de fiabilité génétique totales. Disparition par
conséquent des rapports familiaux, de la notion de paternité et de filiation. […]. Quand il
n’est plus possible de lutter contre le vieillissement, on disparaît par euthanasie librement
consentie ; très discrètement, très vite, sans drames. […] La liberté sexuelle y est totale,
plus rien n’y fait obstacle à l’épanouissement et au plaisir. Il demeure de petits moments
de dépression, de tristesse et de doute ; mais ils sont facilement traités par voie
médicamenteuse, la chimie des antidépresseurs et des anxiolytiques a fait des progrès
considérables. « Avec un centicube, guéris dix sentiments8 . »
Il est curieux de noter que c’était aussi dans ces termes que le
Zarathoustra de Nietzsche décrivait le « dernier homme » dont il annonçait
la venue. Obsession de la santé, demande d’euthanasie, risque de retour à
l’animalité, refus de tout dépassement de soi. Le dernier homme
nietzschéen se flatte d’avoir inventé le « bonheur » qui n’est en fait rien
d’autre que la santé : « On a son petit plaisir pour le jour et son petit
plaisir pour la nuit : mais on respecte la santé9 . » Nietzsche résume très
bien par avance la combinaison qui est la nôtre, entre anxiolytiques
quotidiens et cocktail lytique terminal pour mettre fin à une vie sans
aspérités, qui n’affronte pas le négatif et le tragique de la mort : « Un peu
de poison de temps en temps : cela donne des rêves agréables. Et beaucoup
de poison pour finir, cela donne une mort agréable10 . » Il prévoit aussi
l’effacement de la limite entre l’homme et l’animal puisque, si l’homme
ne fait pas l’effort de s’élever vers le surhomme, il risque fort de terminer
sa chute dans l’abîme, parmi les animaux : « L’homme est une corde
tendue entre la bête et le Surhomme – une corde sur l’abîme11 . » Plus de
volonté de se surpasser enfin : « Malheur ! Le temps viendra où l’homme
ne lancera plus de flèche de son désir par-dessus l’homme et où la corde
de son arc ne saura plus vibrer ! […] Malheur ! Le temps viendra où
l’homme n’enfantera plus d’étoile12 . » Tout idéal, tout ce qui permettait à
l’homme de se surpasser, tout ce qui a donné sens à la vie de ses ancêtres
lui est indifférent.
Zarathoustra croyait avoir décrit avec ce dernier homme « ce qu’il y a
de plus méprisable ». Il n’en est que plus surpris par la réaction de la foule
à qui il s’adresse : « “Donne-nous ce dernier homme, ô Zarathoustra,
criaient-ils, rends-nous semblables à ces derniers hommes ! Nous te ferons
cadeau du Surhomme !” Et tout le peuple jubilait et claquait de la langue13
. » Élimination de la différence sexuelle, animalisation de l’homme,
effacement de la mort, refus de l’idéal : c’est précisément dans ce monde
informe, sans limites ni frontières, si bien décrit par Nietzsche, Muray ou
Houellebecq que nous refusons de vivre.
Notes
1 . Sondage Ifop pour la Fondation 30 Millions d’Amis, Les Français et le droit de l’animal ,
5 novembre 2013.
2 . Sondage Ifop pour l’ADMD, Le regard des Français sur la fin de vie à l’approche de la
présidentielle , 21 mars 2017.
3 . Sondage BVA – iTélé, Les Français et les ABCD de l’égalité , 1 er février 2014.
4 . P. Muray, Exorcismes spirituels , t. III, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 174.
5 . M. Houellebecq, Les Particules élémentaires , Paris, Michel Houellebecq et Flammarion,
1998, p. 393.
6 . Ibid .
7 . Ibid ., p. 196.
8 . Ibid ., p. 195.
9 . F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra , Paris, UGE 10/18, 1972, p. 17.
10 . Ibid ., p. 16.
11 . Ibid ., p. 14.
12 . Ibid ., p. 16.
13 . Ibid ., p. 17.
LE GENRE
ET LA NÉGATION DU CORPS
JOHN MONEY,
UN INVENTEUR ENCOMBRANT
De l’hermaphrodisme au genre
Cette notion de genre sera popularisée en 1972 par Money dans son
livre le plus célèbre, écrit avec la psychologue et sexologue Anke
Ehrhardt, Un homme et une femme. Un garçon et une fille . Il y explique au
grand public ce qu’est le genre, à l’intérieur duquel il distingue l’identité
de genre et le rôle de genre. L’identité de genre est « l’identité, l’unité et la
persistance de l’individualité de chacun comme mâle, femelle, ou
ambivalent, à un degré plus ou moins grand, en particulier en tant qu’il en
est fait l’expérience dans la conscience et le comportement ; l’identité de
genre est l’expérience privée du rôle de genre, et le rôle de genre est
l’expression publique de l’identité de genre17 ». Le livre connut un
énorme succès, d’abord sans doute du fait de son engagement en faveur de
la libération sexuelle, peut-être aussi à cause de ses nombreuses
photographies « gore » d’hermaphrodites avant et après leur opération. Un
article du New York Times de l’époque estime même qu’il s’agit du livre de
sciences sociales « le plus important depuis le Rapport Kinsey ». Ce qu’en
retient le journal est que la culture l’emporte sur la nature, ce qui est
résumé dans la formule : « si vous dites à un garçon qu’il est une fille et
que vous l’éduquez comme une femme, il voudra se comporter comme
une femme18 ». Anne Fausto-Sterling souligne le rôle que joua ce livre
dans la popularisation du genre : en 1972, Money et Ehrhardt ont démontré
que « le sexe et le genre sont deux catégories distinctes. Le sexe désigne
selon eux des attributs physiques […]. Le genre en revanche est une
transformation psychologique du soi19 ». Ce que l’on retiendra de l’œuvre
de Money, c’est qu’il a complètement séparé la sexualité biologique et le
sentiment d’appartenir à tel ou tel genre, le « rôle de genre ». Et que ce qui
est déterminant dans l’identité sexuelle n’est pas le sexe biologique mais
le « genre » qui est construit par l’éducation, par la culture.
Au-delà d’arguments tirés de l’anthropologie culturelle, le livre est pour
une part essentielle fondé sur le « cas John/Joan » qui semble justifier le
raisonnement de Money, mais causera aussi sa perte. En 1966, Money est
consulté par des parents, les Reimer, parents de jumeaux dont l’un, David,
que Money appellera « John » dans ses comptes rendus, a été mal opéré
d’un phimosis du fait d’un mauvais réglage de scie électrique : son pénis a
été quasi entièrement détruit. Les Reimer ont entendu à la télévision cet
éminent spécialiste de l’hermaphrodisme et du transsexualisme à Johns
Hopkins, qui explique que l’on peut transformer un garçon en fille et vice
versa. Ils vont donc le voir pour lui demander ce qu’il peut faire pour
David. Money leur explique qu’il faut opérer David, enlever ce qui reste
de ses organes génitaux masculins et l’élever comme une fille : il
deviendra alors une fille. Si on lui donne des vêtements, une coiffure, des
jeux de fille, si on le traite comme une fille, John deviendra une fille et ne
sera plus handicapé par son sexe sectionné. Les parents hésitent et
demandent du temps pour réfléchir mais Money leur explique qu’il faut
faire vite car l’identité de genre se fixe tôt, à deux ans et demi ou trois ans.
Il ne reste plus longtemps car John a déjà dix-neuf mois.
Money est évidemment enthousiasmé par ce cas qui sera par la suite au
cœur de ses recherches et deviendra LA preuve de la validité de ses
théories et un grand classique de la littérature sur le transsexualisme. Si la
réassignation de sexe fonctionne et permet à John de devenir une fille, ce
qu’il n’était pas du point de vue biologique, alors la théorie de Money sera
validée. À la différence des hermaphrodites sur lesquels Money a jusqu’à
présent travaillé, David est sans conteste biologiquement un garçon. Si on
arrive à l’élever en fille, ce sera une preuve vraiment indiscutable de la
supériorité de la culture sur la nature. Money est d’autant plus intéressé
par ce cas que David a un frère jumeau, Brian, qui pourra servir de témoin,
de point de comparaison : bon nombre de débats sur les rôles respectifs de
l’inné et de l’acquis ont ainsi tenté de se fonder sur l’exemple de vrais
jumeaux. Money tient son « expérience cruciale » qui va démontrer la
vérité de ses thèses culturalistes. Comme le note Money, « le caractère très
inusuel de ce cas de réassignement sexuel dans l’enfance tient au fait que
l’enfant était un garçon normal à la naissance et avait un jumeau, sans
malformations génitales ou ambiguïté sexuelle20 ».
Les parents finissent par accepter l’opération et en 1967 les restes du
sexe masculin de David sont enlevés chirurgicalement. David/John est
transformé en une fille que Money choisira de nommer « Joan ». Un
traitement hormonal lui est ensuite donné pour faire à l’avenir coïncider
son sexe avec le genre que l’éducation aura « imprimé » en lui. Cette
transformation semble d’abord réussie. Dans Man & Boy , Money et
Ehrhardt expliquent que le garçon John est devenu une « petite fille
modèle » au comportement très différent de celui de son frère jumeau :
« la petite fille voulait et recevait pour Noël des poupées, une maison de
poupée et un landau, clairement en rapport avec l’aspect maternel du rôle
féminin adulte, alors que le garçon voulait et recevait un garage avec des
voitures, des pompes à essence et des outils, ce qui fait partie de la
répétition du rôle masculin. Son père, comme beaucoup d’hommes, était
intéressé par les voitures et les activités mécaniques21 ». La réussite de
l’éducation de David en tant que fille offrait la preuve convaincante que la
porte de l’identité de genre est ouverte à la naissance aussi bien pour un
enfant normal que pour un enfant né avec des organes sexuels incomplets
ou pour un enfant qui a été avant la naissance exposé à un sur- ou à un
sous-dosage d’androgènes, et que cette porte reste ouverte au moins pour
quelque chose comme plus d’une année après la naissance. Les « modèles
(patterns ) d’éducation dimorphique ont une influence extraordinaire sur
la création de la différenciation sexuelle chez l’enfant et sur le résultat
final d’une identité femelle ou mâle22 ». Le ton de Money est
véritablement triomphaliste puisqu’il écrit : « pour se servir de l’allégorie
de Pygmalion, on peut commencer avec la même argile à façonner un dieu
ou une déesse23 ».
L’invention du « genre » a donc permis à Money d’affirmer qu’il faut
distinguer radicalement le « sexe », qui est une donnée biologique, et le
« genre », qui est un acquis culturel. Le genre serait largement
indépendant des données du sexe biologique. Les deux ne coïncident pas
nécessairement et, dans le cas d’une divergence, ce sera l’aspect culturel,
le genre, qui sera le plus important. Telle est, sous une forme très résumée,
la thèse de John Money. Avec cette thèse « culturaliste » Money semble
donner une sorte de preuve expérimentale de la formule de Simone de
Beauvoir dans Le Deuxième Sexe , qui allait devenir le mantra féministe :
« on ne naît pas femme, on le devient ». Money est d’ailleurs tout à fait
heureux que sa « démonstration » de la supériorité de la culture sur la
nature puisse être reprise par « les partisans du Mouvement de libération
des femmes24 ». Éric Fassin, introducteur des études de genre en France,
reconnaît que Money est le véritable inventeur du concept de genre parce
qu’il a ouvert la voie à une entreprise de « dénaturalisation » du sexe et de
la sexualité : « pour John Money, qui participe d’une vision progressiste de
la science instituée après la Seconde Guerre mondiale en réaction contre
les dérives biologiques, c’est bien l’éducation qui fait l’homme ou la
femme25 ». Mais Money n’allait pas en rester là…
De l’intersexualité au transsexualisme
Le nom de John Money a refait surface en France, lors des débats sur le
« mariage pour tous » et le genre, mais sous la plume d’auteurs très
critiques alors que les partisans de la théorie du genre ont fait semblant de
ne plus le connaître. C’est ainsi que Michel Onfray a évoqué le cas
John/Joan et a rappelé, ce qui était assez largement ignoré en France, que
l’histoire de John/Joan ne s’est pas du tout terminée comme Money
l’aurait voulu. Ce cas fut en fait un échec complet, qui s’est terminé
tragiquement. Money avait dissimulé ce dénouement, qui ne fut découvert
que grâce à un psychiatre, adversaire de longue date de Money, puis
surtout grâce à un reportage de la BBC en 1980 et à un article dans le
journal Rolling Stone en 1997, dont l’auteur, John Colapinto, a ensuite tiré
un livre passionnant, paru en 2000, fondé sur de nombreux entretiens avec
David Reimer et les différents protagonistes de l’affaire, mais aussi sur de
riches archives. Le livre au titre explicite, Ainsi que la nature l’a fait. Le
garçon qui a été élevé comme une fille , connaîtra un très vif succès. Il
semble que le pouvoir institutionnel de Money était tel que personne, à
l’intérieur du milieu médical, n’avait jusque-là osé le critiquer : un
psychiatre sceptique qui avait suivi John/Joan explique que Money lui
« flanquait la trouille » et qu’il craignait des conséquences pour sa
carrière36 . Les médecins qui ont suivi David après Money n’osaient pas
s’opposer au traitement préconisé par le grand spécialiste, alors même
qu’ils voyaient bien que ce traitement ne fonctionnait pas.
En fait, on se rend compte en lisant le livre de Colapinto – que ni
Money ni ses partisans n’ont jamais contredit – que le jeune David Reimer
a continué à jouer à des jeux de garçon, à se comporter comme un garçon,
à se sentir un garçon. À l’adolescence, il sera attiré par les filles. Il
n’accepte pas toutes les tentatives de ses parents de le faire se comporter
comme une fille. C’est avec de plus en plus de réticence qu’il se rend aux
visites médicales annuelles qu’il doit faire à Baltimore dans le service de
Money. Il faut dire que celles-ci sont souvent consacrées à présenter aux
jumeaux des photos pornographiques ou à leur faire mimer des scènes
d’accouplement hétérosexuel, de manière à vérifier s’ils ont bien compris
quel était leur sexe respectif. L’obsession de Money est d’établir,
notamment par des références ethnologiques plus ou moins vérifiables,
que les enfants se préparent à l’accouplement hétérosexuel en « répétant »
les gestes qu’ils ont dû voir pratiquer par leurs parents. Au cas où ils
n’auraient pas pu assister à leurs ébats, Money préconise de projeter des
films pornographiques aux enfants. David n’est pas non plus très
enthousiaste lorsque Money, pour le convaincre d’accepter de devenir une
fille, lui montre des photos de femmes en train d’accoucher. Money ne
rencontre pas un plus grand succès lorsqu’il fait rencontrer à David des
transsexuelles « male to female » afin de le convaincre de changer
définitivement de sexe. David prend alors la fuite, terrorisé par l’avenir
qui lui est promis. Il refusait déjà depuis quelque temps de prendre le
traitement hormonal qui lui était imposé, quand il avait compris qu’il
s’agissait de le faire changer de sexe : il a le sentiment d’être un garçon et
la rencontre du transsexuel n’arrangera rien. Lorsque son âge avance et
que la menace d’une opération définitive de création d’un sexe féminin se
fait plus proche, à l’âge de treize ans, David refuse carrément de retourner
consulter Money, menaçant ses parents de se suicider si on l’y contraint. Il
obtient alors d’arrêter son traitement, suit un nouveau traitement à base de
testostérone, se fait enlever les seins qui s’étaient développés à la suite de
son traitement hormonal et fait procéder à une phalloplastie. À l’âge de
quatorze ans, il décide de s’appeler à nouveau David.
Informé de toutes ces difficultés, conscient des résistances de David au
traitement qui lui était imposé, Money ne révisa pas pour autant ses
hypothèses et continua de faire pression sur l’enfant pour essayer de le
faire céder. Même après les révélations de Colapinto, Money n’a ainsi
jamais reconnu que le cas sur lequel il fondait ses théories était un échec.
Outre la faute morale terrible qui consiste à ne pas entendre la souffrance
de David, qui refuse absolument d’être transformé en femme alors qu’il
sent bien « qu’il est un garçon », Money commet une faute scientifique
tout aussi grave : ne jamais avoir reconnu que les données de son cas
emblématique, et unique, étaient truquées. Lorsqu’il publie Man & Boy en
1972, Money savait déjà que les choses ne se passaient absolument pas
comme il l’espérait avec David37 . Quand les critiques se firent plus
nombreuses, à la suite des reportages consacrés à David, Money ne voulut
voir dans ces critiques qu’une conspiration de l’extrême droite et des
mouvements antiféministes. La fin de l’histoire est encore plus triste car
David choisit de se suicider en 2004. Son frère était lui-même devenu
alcoolique, sans doute détruit en partie par la négligence de ses parents à
son égard, qui étaient uniquement préoccupés d’essayer de sauver David.
Un seul médecin, dès le début, s’était interrogé sur les thèses de Money.
C’était un psychiatre, Milton Diamond, qui avait toujours été convaincu
que l’identité sexuelle est innée et invariable et ne peut être changée par
l’éducation. Se fondant sur des études expérimentales sur les rongeurs,
Diamond avance que ce sont les hormones et elles seules qui, dès l’état
embryonnaire, sont responsables des caractères sexuels masculin ou
féminin. Il avait tout de suite noté que le cas David, où l’on aurait vu
l’éducation l’emporter sur la biologie, était absolument unique dans toute
la littérature scientifique. Diamond était extrêmement sceptique quant à la
réalité de ce cas. Lorsqu’il vit le documentaire de la BBC, Diamond
reconnut le cas présenté lors du reportage télévisé comme étant celui
présenté par Money et il passa une annonce dans la presse médicale pour
retrouver les psychiatres, autres que Money, qui s’étaient occupés de
David. L’un d’entre eux, Keith Sigmundson, lui répondit et lui expliqua
comment David avait finalement renoncé à son traitement et avait subi
une opération pour redevenir le garçon qu’il n’avait en fait jamais cessé
d’être. Diamond publia en 1982 un article définitif qui réduisit à néant les
arguments de Money38 . Le livre de Colapinto, où les détails sordides sur
le comportement de Money abondent, signa son arrêt de mort auprès du
grand public. Il conduisit sans doute aussi à la fermeture de la Gender
Identity Clinic de Johns Hopkins, même si l’on peut penser que les
déclarations provocatrices de Money « dans les domaines de la
pornographie infantile et de l’inceste » jouèrent aussi un rôle dans cette
fermeture39 . L’heure de la libération sexuelle tous azimuts était désormais
finie, sauf pour Money et ses disciples, qui continuaient
imperturbablement leurs sex parties en clôture des réunions de la Société
pour l’étude scientifique du sexe.
FAUSTO-STERLING
ET LA FIN DE LA DISTINCTION
HOMME/FEMME
Une fois qu’il fut établi par Money qu’il existe un genre distinct du
sexe, une étape ultérieure consistera à montrer que le genre se suffit en
quelque sorte à lui-même et que le sexe n’existe pas indépendamment du
genre. Ce que les auteurs postféministes vont d’ailleurs reprocher à Money
c’est d’admettre qu’il existe quand même des sexes distincts, un sexe
biologique déterminé pour chaque enfant à la naissance, même si Money
estimait que celui-ci n’était pas essentiel dans l’identité de genre. Il va
désormais falloir démontrer que c’est le genre qui détermine le sexe. Mon
sexe sera la conséquence du genre. Mon identité sexuelle dépendra de ma
volonté.
Cette seconde étape est d’abord franchie par Anne Fausto-Sterling, qui
illustre la « biologie postféministe », puis par son amie Judith Butler.
Celle-ci ne s’en tiendra d’ailleurs pas à affirmer que le sexe n’a pas
d’existence objective, puisqu’elle ira jusqu’à conclure que les corps eux-
mêmes, dans leur ensemble, n’existent pas indépendamment des
« discours » qui sont tenus sur eux. De la même manière, lorsque fut
découverte en France la réputation sulfureuse de Money, les défenseurs de
la théorie du genre, qui n’existe pas mais qui existe quand même, ont
voulu faire croire qu’ils avaient été les premiers critiques de Money :
Preciado explique ainsi que Butler aurait été une des premières à refuser le
« normativisme » de Money. Mais en fait leurs critiques consistent à
pousser jusqu’à l’extrême, et jusqu’à l’absurde, les raisonnements de
Money. Elles vont bien plus loin que lui dans le sens d’une déconstruction
radicale des sexes et des corps.
Selon Butler, Money ne va pas assez loin. Il a compris que la culture est
plus importante que la nature mais il commet l’erreur d’accorder encore
une certaine importance à la nature, au corps, au lieu de ne plus du tout en
tenir compte. Pour Butler il va de soi qu’il n’y a pas de « priorité » du sexe
biologique par rapport au genre. Le genre ne doit pas être considéré
comme la « forme » d’une « matière » préexistante qui serait le sexe :
« On ne peut pas dire que les corps ont une existence signifiante avant la
marque du genre6 ». Si l’on admettait que les sexes et les corps ont une
existence objective, c’en serait en effet fini des théories de Butler. C’est en
fait le genre qui constituerait le sexe : « les faits prétendument naturels du
sexe » que prétend nous imposer la biologie sont en fait au service
d’intérêts « politiques et sociaux7 ».
Les corps, la différence sexuelle n’existent pas en eux-mêmes, seuls
comptent les « actes » pour définir le masculin et le féminin. « Ce qui
définit le masculin et le féminin aujourd’hui, c’est que l’un “pénètre” et
que l’autre “est pénétré”, rien de plus8 . » Si c’était le masculin qui était
« pénétré », le sens des termes masculin et féminin devrait changer. Sans
commentaire… Les rares fois où Butler se laisse aller, comme par
inadvertance, à dire que le sexe existe, c’est pour en nier aussitôt
l’importance en le faisant dépendre des discours que l’on tient sur lui :
C’est vrai, le sexe biologique existe. Il n’est ni une fiction, ni un mensonge, ni une
illusion. Simplement sa définition nécessite un langage et un cadre de pensée – autant de
choses qui par principe peuvent être contestées et qui le sont. Nous n’avons jamais une
relation simple, transparente, indéniable au sexe biologique. Nous devons passer par un
cadre discursif et c’est ce processus qui intéresse la théorie du genre9 .
La question ne se pose d’ailleurs pas que pour le sexe, elle vaut aussi
pour le corps dans son ensemble, qui n’existerait pas indépendamment des
discours que l’on tient sur lui et qui le constituent. Pour Fausto-Sterling
déjà le corps n’était que le résultat de la culture, il n’offre aucune
« objectivité » antérieure à l’empreinte de la culture : c’est la culture qui
fabrique le corps. Et elle ne s’imprime pas seulement sur la surface du
corps mais « en profondeur, depuis la structure osseuse et les circuits du
cerveau jusqu’à l’activité des gènes eux-mêmes17 ». Les actuelles
opérations chirurgicales, pour changer de sexe ou transformer
radicalement son corps, sembleraient devoir prouver qu’il n’y a pas de
naturalité du corps puisque celui-ci serait susceptible d’être transformé à
volonté en fonction des désirs du sujet.
Pour Butler aussi, « le schéma des corps » est le résultat d’« une
certaine conjonction historiquement contingente de pouvoirs et de
discours18 ». « Discours » et « pouvoirs », Butler se réfère ainsi à
Foucault. De la pensée de Foucault sur le corps, qui est complexe et
contradictoire, Butler ne retient que l’idée que les corps n’existeraient
qu’en tant qu’ils seraient pris dans des « discours » et dans des
« pouvoirs » : d’après elle, « pour Foucault, le corps n’est “sexué” en
aucun sens précis du terme avant d’être pris dans un discours qui donne
corps à une certaine “idée” de sexe naturel ou essentiel. Le corps ne prend
sens dans le discours qu’en situation de pouvoir19 ». Le meilleur exemple
de cette vision foucaldienne serait la « matérialité » du corps du prisonnier
dans Surveiller et punir , qui serait « l’effet dissimulé du pouvoir20 ».
Butler s’inspire aussi de Foucault pour critiquer l’idée d’une « libération »
du corps qui ferait signe vers un prétendu « corps naturel » à libérer des
normes sexuelles courantes. Il faut « revenir de l’illusion d’un corps vrai
au-delà de la loi21 ». Fausto-Sterling et Butler sont ici d’accord, le corps
n’existe pas en tant que tel, comme un donné brut. Selon Fausto-Sterling,
qui cite Butler, « toute tentative pourtant de revenir au corps tel qu’il
aurait existé avant la socialisation, avant le discours sur l’homme et la
femme, amène à découvrir que “la matière elle-même est entièrement
sédimentée par des discours sur le sexe et la sexualité qui préfigurent et
limitent les usages auxquels on peut soumettre ce terme”22 ».
Loin de retourner à une nature du corps qu’il conviendrait de libérer,
Butler propose au contraire de complexifier les normes sexuelles pour
pouvoir mieux jouer sur elles. Consciente que Foucault est beaucoup
moins radical qu’elle, elle l’accuse de tiédeur dans sa répudiation du corps
« matériel » : elle s’étonne que, pour Foucault, « le corps ait une
matérialité ontologiquement distincte des relations de pouvoir23 ». Quelle
horreur ! Butler aurait pourtant dû se souvenir que Foucault avait
commencé ses travaux par un fameux livre d’histoire de la médecine, la
Naissance de la clinique , dans lequel il prenait en compte la facticité et
l’objectivité du corps, et soulignait même son impénétrabilité et son
altérité radicale en parlant de la « pierre noire du corps24 ».
Cette incapacité à reconnaître l’existence du corps n’apparaît nulle part
mieux que dans le livre même que Butler a consacré à la « matérialité »
des corps. Lorsqu’on a accusé Butler de nier la réalité des corps, après la
publication de Troubles dans le genre , sa réponse et celle de ses sectateurs
a consisté en général à renvoyer à un autre de ses livres, Bodies That
Matter 25 . Le sous-titre du livre semble explicite : « De la matérialité et
des limites discursives du sexe ». En fait c’est tout le contraire : le livre
manifeste l’incapacité radicale et étonnante de Butler à prendre en compte
le caractère matériel du corps. Le début est très significatif de l’état
d’esprit de Butler, qui « n’arrive pas à se fixer » sur la matérialité des
corps :
J’ai commencé à écrire ce livre en essayant d’examiner la matérialité du corps, mais je
me suis bientôt aperçue que la pensée de la matérialité me déportait invariablement vers
d’autres domaines. Malgré tous mes efforts de discipline, je ne parvenais pas à rester sur
ce sujet ; je ne pouvais pas saisir les corps comme des objets de pensée simple26 .
Butler avait d’ailleurs choisi pour épigraphe de son livre une citation de
la théoricienne postcoloniale Gayatri Spivak, qui semblait de mauvais
augure : en effet, selon Spivak, « si l’on pense vraiment au corps en tant
que tel, il n’est pas possible d’en tracer les contours27 ». Pour Spivak
comme pour Butler, le corps ne peut être pensé dans sa facticité, le corps
est entièrement construit. Butler reconnaît qu’on a pu de ce fait
« suspecter le constructiviste d’une certaine somatophobie », d’une
certaine haine du corps28 . Mais, dans un passage étonnant, elle va plus
loin encore et récuse la question même de la matérialité comme une
question à laquelle elle n’a pas à répondre. La manière dont cette question
lui est posée l’infantiliserait, donc elle refuse d’y répondre :
La question qui m’a été formulée de façon récurrente ces dernières années est : « et la
matérialité du corps, Judy ? » Ce « Judy » sonnait pour moi comme un effort pour me
déloger du plus formel « Judith », et pour me rappeler à une vie corporelle qui ne pouvait
être dissoute par la théorie. Il était prononcé avec une certaine exaspération, une certaine
condescendance, de sorte qu’il me (re)constituait comme une enfant indocile, qui méritait
d’être réprimandée29 .
« Défaire le genre »
Butler a bien souligné que le genre, dès lors qu’il n’est plus lié à une
hypothétique nature, à une « essence », est essentiellement « flottant » :
« lorsqu’on théorise le genre comme une construction qui n’a rien à voir
avec le sexe, le genre devient lui-même un artefact affranchi du
biologique6 ». Les termes homme et femme peuvent alors désigner aussi
bien un corps féminin qu’un corps masculin. Comment mieux dire qu’une
fois qu’elle est dégagée de tout lien à un corps l’identité n’est plus assurée
de rien et peut voguer au gré des identifications du moment. Le projet de
Butler n’est en fait pas seulement celui de nier l’existence du sexe et du
corps, il vise aussi à faire vaciller le genre. Les titres de ses principaux
ouvrages sont d’ailleurs très explicites : le classique Trouble dans le genre
puis le non moins réputé Défaire le genre . Pas plus que le sexe, le genre
n’est pour Butler stable, fixe, nécessaire. Il n’est pas même non plus à
proprement parler le résultat d’une décision : « Il ne faudrait pas
concevoir le genre comme une identité stable ou un lieu de la capacité
d’agir à l’origine des différents actes7 . » Le genre doit être considéré
comme essentiellement flottant, « fluide » selon la terminologie à la
mode. Dans son langage inimitable, Butler « explique », si l’on peut dire,
ce qu’est le genre :
Le genre consiste davantage en une identité tissée avec le temps par des fils ténus, posés
dans un espace extérieur par une répétition stylisée d’actes . L’effet du genre est produit
par la stylisation du corps et doit donc être compris comme la façon banale dont toutes
sortes de gestes, de mouvements et de styles corporels donnent l’illusion d’un soi genré
durable8 .
Il est certes possible d’arriver à faire valider par n’importe qui dans la
rue une identité purement déclarative, même si cela va contre toute
évidence : le poids du politiquement correct y pourvoira. Une série de
vidéos hilarantes a été réalisée sur des campus américains où un
intervieweur se définit comme étant une femme chinoise ou un enfant de
sept ans, alors qu’il n’est évidemment rien de tout cela : ses interlocuteurs,
d’abord interloqués, en arrivent très rapidement à acquiescer à ses
déclarations totalement absurdes, de peur de sembler discriminer leur
interlocuteur devant une caméra et d’être catalogués comme ceci-phobe ou
cela-phobe48 .
Mais cela ne suffit désormais plus et ce ne sont pas seulement les
usagers des toilettes publiques mais l’État lui-même qui est sommé de
respecter ces identités putatives. Il faudrait ainsi que cessent les
« discriminations liées au genre » sur l’état civil. Cela avait d’abord été
une revendication des transsexuels que de pouvoir modifier la mention de
leur sexe à l’état civil, après avoir subi une intervention chirurgicale de
changement de sexe. Cela fut, en France au moins, assez facilement
accordé. La Cour de cassation dans un arrêt de 1992 avait autorisé les
personnes présentant un syndrome transsexuel et ayant changé
médicalement de sexe à faire rectifier la mention de leur sexe à l’état
civil. La jurisprudence est ensuite allée dans le même sens, mais en
demandant toujours qu’un certificat médical atteste du changement de
sexe et de la preuve d’un traitement hormonal correspondant au sexe
revendiqué. Cette demande a été considérée par la Cour européenne des
droits de l’homme comme une procédure inquisitoriale et cette Cour a
condamné en avril 2017 la France pour avoir demandé de telles preuves de
ce changement de sexe : le fait de « conditionner la reconnaissance de
l’identité sexuelle des personnes transgenres à la réalisation d’une
opération ou d’un traitement stérilisant […] qu’elles ne souhaitent pas
subir » serait une violation du droit au respect de la vie privée49 . Mais la
France avait entre-temps suivi cette voie puisque la « loi de modernisation
de la justice du XXI e siècle » de 2016 prévoit que « le fait de ne pas avoir
subi des traitements médicaux, une opération chirurgicale ou une
stérilisation ne peut motiver le refus de faire droit à la demande » de
changement de sexe à l’état civil. Un magistrat ne pourra refuser la
rectification de la mention du sexe en se basant sur un « motif médical ».
La procédure de changement de sexe doit désormais être totalement
« démédicalisée » et il suffira de déclarer que l’on appartient à un autre
sexe pour voir sa demande validée. Le droit de changer de sexe à l’état
civil sera ainsi accordé à quiconque en fait la demande.
Cela n’est cependant pas encore assez et il faudrait que soit reconnue la
mention d’un « sexe neutre » à l’état civil, ce qui a été fait dans plusieurs
pays. L’idéal serait même que l’état civil ne comporte plus aucune
mention de sexe ou de genre : ce serait en effet une violence faite aux
personnes que de vouloir classer un enfant à la naissance dans l’un ou
l’autre sexe, dans l’un ou l’autre genre. Pourtant la Cour de cassation,
saisie par un plaignant transgenre, a repoussé cette demande en mai 2017.
Mais le plaignant s’est alors tourné vers la Cour européenne des droits de
l’homme et il est probable que cette demande sera bientôt satisfaite,
comme l’espère l’infatigable pétitionnaire Daniel Borillo. Selon lui, « le
vieux et le résiduel, c’est de considérer le sexe comme une donnée
objective qui s’impose aux individus […]. Le nouveau, c’est de traiter
juridiquement le sexe comme une identité personnelle et intime relevant
de la subjectivité et de la liberté individuelles50 ». Toujours selon Borillo,
« rien ne doit entraver la liberté absolue que chacun doit avoir de choisir
son identité comme le propose, entre autres, la résolution 2048 (2015) du
Conseil de l’Europe51 ».
La liberté individuelle doit emporter tout sur son passage, y compris les
fondements juridiques de l’identité personnelle. Lorsque le changement
d’état civil fut accordé aux transsexuels « réels », un psychanalyste notait
déjà que ce droit de modifier l’état civil consacrait « le primat d’une
autoaffirmation personnelle sur le corps propre, délaissant le processus
psychologique d’appropriation du corps52 ». Aujourd’hui, les choses vont
beaucoup plus loin et le corps propre n’est même plus pris en
considération, il n’existe plus, c’est une « vieille » histoire, « résiduelle »
comme dit Borillo.
Trans- à l’encan :
transraces, transclasses, et autres otherkins…
La vision de Szasz s’est ainsi réalisée sur quasiment tous les points. Il
est évident que, si l’on s’engage sur ce chemin, il n’y a aucune raison de
s’arrêter là. Il fallait supposer qu’arriveraient des « trans-espèces », qui
estiment être des animaux coincés dans des corps d’humains. Ce seront les
« otherkins » (« autres lignées ») ou therians (du latin thérion , bête
sauvage) qui s’identifient soit à des animaux imaginaires (elfes et autres
licornes), soit à des animaux véritables, voire, mieux encore, à des
éléments : l’un d’entre eux estime être un nuage bloqué dans un corps
d’humain. C’est évidemment grâce à – ou à cause de – l’Internet
qu’apparaissent de telles « identités », à l’intérieur de groupes de
discussion réunissant quelques jeunes, ou moins jeunes, fascinés par ces
possibilités quand même assez théoriques. Comme on l’a vu à propos de
l’amputomanie, si les troubles de l’identité corporelle fleurissent
aujourd’hui, c’est pour une bonne part du fait d’Internet : quelles sont les
chances dans une vie normale, « in the real life », de rencontrer quelqu’un
qui pense être un nuage emprisonné dans un corps d’homme ? A priori
aucune. Sur Internet, il y a des cercles de discussion qui réunissent
quelques dizaines d’amateurs et qui sont lus par des centaines de milliers
d’adolescents mal dans leur peau. Les casteurs de la télé-réalité ont déjà
commencé à faire leur marché parmi ces quelques « freaks » pour ébaubir
le chaland. Là aussi les réactions des transgenres à ce mouvement otherkin
sont plutôt mitigées car ceux d’entre eux qui ont un minimum de sens de
l’humour semblent se rendre compte que de telles « revendications »
risquent plus de ridiculiser la cause des transgenres que de lui être
favorable.
CONCHITA WURST
OU « L’OCÉAN DU GRAND MÉLANGE »
Il y a déjà quelque temps que les jeux sur la sexualité et le genre se sont
invités au sein du concours Eurovision de la chanson. En 1998, la
transsexuelle israélienne Dana International, né Yaron et devenue Sharon
Cohen, avait été couronnée pour son titre Diva , sans que cela devienne un
événement politique et « sociétal » d’ampleur comme le succès de
Conchita Wurst en 2015.
La victoire de Conchita Wurst, homme barbu travesti en femme, fut
saluée dans toute l’Union européenne comme une victoire de la tolérance,
du président autrichien à l’évêque de Vienne Christoph Schoenborn en
passant par le Parlement européen. Conchita Wurst représenterait
l’identité européenne et serait la « Queen of Europe ». La vice-présidente
du Parlement européen, la députée verte et militante lesbienne Astrid
Lunacek, s’émerveille : « Conchita Wurst porte un message politique
d’une très grande importance […] en lien avec les valeurs de l’Union
européenne : l’égalité des droits, les droits fondamentaux, ou encore le
droit de vivre pleinement sa vie sans crainte, que ce soit pour le groupe
des LGBTI ou les autres minorités. » Russie et pays d’Europe de l’Est sont
quant à eux loin de partager cet enthousiasme.
On peut s’interroger sur les causes de cette frénésie. Il semble que
Conchita Wurst démontrerait que la détermination du sexe est « au
choix ». Il (car c’est un homme) affirme son refus de choisir un genre
plutôt que l’autre. Il est un homme mais aussi une femme, selon les
moments de la journée ou son humeur. C’est ce que dit le nom qu’il s’est
choisi : « Conchita » est le diminutif de « concha », coquillage, terme qui
renvoie en espagnol au sexe féminin. « Wurst » c’est la saucisse, et donc,
en allemand, le sexe masculin. Conchita Wurst, c’est à la fois la vulve et
le phallus, le sexe féminin et le sexe masculin. Ce nom souligne en outre
le caractère indifférent de tout cela puisqu’en allemand « das ist mir
Wurst » signifie : « je m’en fiche », ça m’indiffère. Le mélange
d’espagnol et d’allemand ajoute une petite touche européenne.
À la différence de Dana International qui avait pris la décision de
changer de sexe et se conformait aux stéréotypes du nouveau genre qu’elle
s’était choisi, Conchita Wurst choisit de rester « entre les genres » : une
belle voix de femme, des habits très féminins, de longs cheveux mais aussi
une barbe et une identité masculine clairement affirmée. Ce qui
enthousiasme les eurocrates est que l’identité de Conchita soit réellement
indéterminée, aussi floue sans doute que l’identité européenne. Ce qui
plaît aussi, c’est le côté militant de sa chanson « Rise Like a Phoenix ».
Wurst insiste sur le fait que son personnage a réussi à surmonter toutes les
avanies qui lui étaient faites alors qu’il était un jeune homosexuel de la
province autrichienne. Ce progrès ne souffre aucune discussion, comme en
témoigne le slogan de Conchita Wurst : « we are unstoppable ». Il est
interdit de s’interroger sur l’opportunité de présenter comme modèle à des
adolescents, dont la sexualité n’est pas encore fixée, une personne qui ne
veut pas choisir son identité sexuelle : ce serait être « queerphobe ».
Alain Finkielkraut note très justement que, loin d’être le « triomphe de
la différence », cet épisode Conchita Wurst sonne plutôt « le glas de la
différence » : « Hier matin encore l’homme était en ce sens différent de la
femme et la femme de l’homme. Voici venu le temps où chacun est à
même de devenir ce qu’il veut : l’homme une femme ; la femme un
homme et pourquoi pas les deux ? Ce n’est pas une victoire de la
différence. C’est une victoire sur la différence55 . » Finkielkraut y voit le
symbole du « grand mélange » qui risque d’être notre avenir : « Il n’y aura
bientôt plus de réalité distincte, seulement des changements, des passages,
des hybridations, d’incessantes métamorphoses. Nulle altérité ne résistera
à l’arraisonnement, c’est-à-dire à la consommation. Nulle extériorité ne
subsistera, rien n’échappera à la prise, tout deviendra fongible,
commissible et disponible. Si la culture cède la place, ce n’est ni à ceci ni
à cela mais à la dissolution de ceci et de cela dans l’océan du grand
mélange56 . »
LGBTQI ETC.
SINGER ET
LA « LIBÉRATION ANIMALE »
Donaldson et Kymlicka ne sont pas les seuls à faire face, sans grand
sens du ridicule, aux improbables dilemmes que soulève le droit des
animaux. Une objection classique contre le fait d’accorder des droits aux
animaux est que les animaux sont les premiers à ne pas respecter de tels
droits, et notamment le droit à la vie de leurs congénères. Comment
expliquer aux lions qu’ils ne doivent pas manger des gazelles ou aux loups
qu’ils doivent épargner les moutons ? Peter Singer rappelle qu’il s’agit
d’une vieille objection : Lord Chesterfield, au XVIII e siècle, « se servit du
fait que des animaux en mangent d’autres pour soutenir que cela fait partie
de l’“ordre général de la nature”23 ». Singer reconnaît qu’il y a ici un
problème : que faire des animaux carnivores qui menacent l’existence
d’autres espèces animales ? Ne faudrait-il pas alors les éliminer ? Selon
Singer, il existe une « réponse courte et simple » à cette question : « une
fois que nous aurons abandonné notre prétention à la “domination” sur les
autres espèces, nous devrions cesser complètement de nous immiscer dans
leur vie24 ». Certes. Mais cette réponse ne lui suffit en fait pas, car les
êtres humains en savent plus que les autres animaux sur ce que peut
réserver l’avenir et c’est donc à eux de venir à l’aide des animaux « dans
une situation où il serait cruel de ne pas intervenir25 ». Expertise toujours,
paternalisme toujours, et surtout ne jamais prêter attention à ce que les
animaux font et savent mieux que les universitaires à chienchien des
campus américains.
Dans son livre récent Les Frontières de la justice , la très renommée
philosophe américaine Martha Nussbaum fait preuve de la même
perplexité lorsqu’elle veut étendre sa théorie des « capabilités » aux
animaux. Selon elle, il faut donner à chaque espèce les moyens de
développer au maximum ce dont elle est « capable ». Ainsi certains chiens
spécialement doués, comme le border collie, devraient avoir un véritable
« droit à une éducation convenable26 ». À l’autre extrême de l’échelle
animale, Nussbaum estime que cette doctrine des capabilités pourrait
s’étendre « aux plantes et au reste de la nature », à qui il faudrait donner
les meilleures conditions d’épanouissement, mais en excluant sans doute
les cellules qui ne sont pas dotées de « capacité de locomotion, au sens
aristotélicien ». On pourra s’étonner d’une telle discrimination envers les
cellules27 …
C’est alors qu’apparaît la principale difficulté : comment concilier
l’« aspiration à la plénitude » du tigre et celle de la gazelle alors que, dans
la forêt, l’un aspire surtout à manger l’autre. La brutalité des
comportements des animaux sauvages choque notre philosophe WASP
bien élevée : « les cultures animales sont pleines d’humiliations des
faibles par les forts » et en particulier les cas de maltraitance des vieux y
sont très nombreux28 . On ne saurait mieux dire… Elle se demande alors si
l’on peut en rester à un stade de « non-intervention » entre la gazelle et le
tigre29 ? Si nous, animaux humains, qui savons mieux que tout le monde
ce qui va se passer, nous ne faisons rien pour protéger les plus faibles de
ces animaux, ne commettons-nous pas un délit de non-assistance à
personne, ou plutôt à « être sensible » en danger ? Il conviendrait ainsi de
préserver les espèces les plus menacées par d’autres animaux. Mais en
même temps, si nous capturons, voire même tuons, les animaux
prédateurs, ne nions-nous pas leur nature propre et ne manifestons-nous
pas ainsi le fait que nous sommes nous-mêmes « le pire de tous les
prédateurs » ? Comment « protéger la gazelle mais en même temps les
besoins du tigre30 » ? Cette question épineuse met Nussbaum mal à l’aise.
Elle propose alors de s’inspirer d’une série de solutions qu’elle estime
raisonnables. Ainsi d’une « découverte » faite au zoo du Bronx dans
lequel, « pour satisfaire les besoins de chasse du tigre, on lui fait passer
une grande balle au bout d’une corde, qui a un poids similaire à celui
d’une gazelle. Cela satisfait les besoins du tigre qui n’est pas frustré et
cela évite aussi à la gazelle de souffrir31 ». Selon Nussbaum, on pourrait
ainsi faire avec les tigres ce qu’on fait avec un chat ou un chien
domestique, leur donner une baballe pour jouer. On reste cependant
sceptique sur la capacité du tigre à se satisfaire d’une grande balle à la
place d’une gazelle : c’est quand même moins goûteux…
Une autre solution est envisagée par Nussbaum : plutôt que de tuer des
prédateurs qui risquent fort de ne pas changer et de ne pas comprendre que
ce qu’ils font est mal, il vaudrait mieux les castrer afin qu’ils ne se
reproduisent pas et ne perpétuent pas cette violence au sein du monde
animal. Cette solution serait au surplus plus facile à adopter pour les
animaux que pour les humains car « la stérilisation forcée des êtres
humains va à l’encontre d’un certain nombre de droits » auxquels les
humains sont attachés32 . Il faut traiter les animaux comme on devrait
traiter les enfants et les handicapés mentaux. « Un paternalisme intelligent
et respectueux encourage l’euthanasie pour les animaux âgés (et plus
jeunes) qui souffrent de manière irréversible33 . » Et là aussi il est plus aisé
d’euthanasier des animaux âgés que des vieillards humains, qui ne se
laissent pas toujours faire. On croyait pourtant que les animaux devaient
bénéficier de droits égaux à ceux des humains ? Il semblerait en fait que
ce soit plutôt les humains fragiles qui seront traités à l’imitation des
animaux, par des experts autoproclamés, décidant de qui doit vivre et qui
doit mourir.
Nussbaum n’exclut cependant pas la nécessité d’intervenir en certains
cas directement avec des opérations analogues aux interventions
d’« ingérence humanitaire », lorsqu’une espèce est directement menacée
par une autre, comme dans le cas de guerres ethniques entre humains. Et
s’il faut faire des économies pour financer ces interventions, ce n’est pas
bien compliqué : il suffirait « que les gens arrêtent de rouler en 4x434 ».
On est abasourdi par la pauvreté de l’argumentaire d’une philosophe
considérée comme l’une des plus influentes d’aujourd’hui… Traiter les
animaux comme des handicapés mentaux ou comme des ethnies en guerre,
est-ce vraiment les respecter ? N’est-ce pas plutôt n’avoir rien compris à
ce qui fait la beauté du règne animal et son extraordinaire altérité ? Les
pauvres Nussbaum et Kymlicka/Donaldson n’ont tout simplement plus
aucune idée de ce que peut être un animal en liberté. Ils sont enfermés
dans leur propre humanité à un point qui est tout à fait surprenant. C’en est
presque pathétique lorsqu’on voit Martha Nussbaum raconter par le menu
les soins que Cass Sunstein, son ex-mari, donnait à son berger allemand
« très intelligent et très aimant », Bear :
« Quand Bear a commencé à vieillir, ses hanches ont commencé à se
détériorer. Il n’avait pas mal, mais il ne pouvait plus se déplacer comme il
le faisait avant […]. Parce qu’il n’avait pas mal l’individualisme moral
n’aurait sans doute pas recommandé de traitement particulier pour Bear.
Mais sa famille en a décidé autrement, lui fournissant un nouveau modèle
de chaise roulante pour chien qui supportait son arrière-train et lui donnait
la possibilité de se déplacer en marchant avec ses jambes de devant […]
La mobilité est une partie essentielle de leur accomplissement pour les
chiens, ce qu’elle n’est pas pour les éponges. Avoir accès au mouvement
est une part essentielle d’une vie digne pour Bear35 . »
LE « CRI DE LA CAROTTE »
OU LE DÉPLACEMENT DE LA FRONTIÈRE
Il existe un argument qui n’a pas son pareil pour faire perdre leur sang-
froid aux défenseurs des droits des animaux, celui du « cri de la carotte42
». Cet argument consiste à dire qu’il est absurde de s’interdire de manger
de la viande, au motif que l’on tuerait ainsi des êtres sensibles, qui ont
souffert durant leur élevage et lors de leur mise à mort, alors que l’on
continue pourtant à manger des végétaux. Qu’est-ce qui nous assure que
les végétaux, qui sont eux aussi des êtres vivants, ne souffrent pas
lorsqu’ils sont cueillis, découpés et mangés ? Le philosophe new age Alan
Watts relevait cette difficulté lorsqu’il rapportait l’argument d’un
bouddhiste lui expliquant qu’il était végétarien simplement parce que « les
légumes, lorsque nous les tuons, hurlent moins fort43 ». Il ne prétendait
pas être parfait et mangeait quant à lui ce qui lui semblait le moins
susceptible de souffrir : un respect radical du vivant supposerait en effet
de ne plus rien manger qui soit organique de quelque manière que ce soit.
Et donc pas non plus de végétaux, qui sont des vivants comme les autres.
Il ne resterait plus donc qu’à devenir géophages.
Ce « cri de la carotte », qui irrite au plus haut point les végétariens, est
en fait une vieille histoire et, au lieu de s’indigner, les végétariens feraient
bien de s’interroger sur les raisons de son succès persistant. On retrouvait
en effet la même idée dans une comédie à succès de Champfleury et
Monnier, La Reine des carottes , jouée à Paris en 1848. Elle mettait en
scène un jardinier qui faisait un rêve où la reine des carottes lui reprochait
son métier d’assassin. Mais il persiste à préparer le repas : au moment où
il « ratissait » la première carotte, « il entendit un faible gémissement, tout
d’abord il ne s’inquiéta pas ; ce ne fut qu’à un second cri qu’il pensa à un
chat enfermé dans une armoire ». C’était le cri des carottes : un juge leur
commanda alors de « se laisser couper dorénavant sans souffler mot.
Jugement inique ! On peut condamner quelqu’un à mort, mais jamais on
ne lui a retiré l’usage de la parole dans ses derniers moments44 ».
L’argument du « cri de la carotte » est en général utilisé aujourd’hui par
les carnivores impénitents. Pourquoi refuserions-nous de manger les
vivants les plus proches de nous alors que nous faisons beaucoup moins de
difficultés pour manger des plantes ou même des animaux plus éloignés de
nous ? Où tracer la limite entre les vivants qui sont susceptibles d’être
mangés et les autres ? Est-ce la présence ou l’absence d’un système
nerveux qui ferait que l’on pourrait manger des mollusques, moules ou
huîtres, qui en sont dépourvues, et pas des céphalopodes, comme les
poulpes ou les calmars, qui sont dotés d’un système nerveux et semblent
donc devoir souffrir ?
Pour Singer, s’il faut protéger les animaux de la douleur c’est parce
qu’ils sont des êtres « sensibles », capables de ressentir plaisir et douleur.
Mais tous les animaux sont-ils dans ce cas ? Singer est loin de le penser :
« Nous connaissons assez le système nerveux des mammifères et des
oiseaux, leur comportement, leurs origines et leur évolution pour avoir la
certitude qu’ils sont capables d’une expérience de la douleur. Le degré de
certitude diminue à mesure que l’on s’éloigne de l’être humain et qu’on
arrive en bas de l’arbre phylogénétique. Les vertébrés sentent la douleur,
mais les moustiques45 ? » Là-dessus, les choses ne sont pas très claires et
lorsqu’un journaliste lui demande s’il est possible de manger des huîtres,
Singer fait part de son embarras sur ce sujet qui le préoccupe : « Ce sujet
m’a encore et toujours taraudé ces dernières années. Il y a peut-être un
tout petit peu plus de doute sur la manière dont les huîtres pourraient
ressentir de la douleur qu’il n’y en a pour les plantes, mais c’est pour moi
hautement improbable. Et même si vous pouvez leur accorder le bénéfice
du doute, vous pouvez aussi dire que tant qu’on n’aura pas plus de preuve
sur cette capacité sensible, le doute est si infime qu’il n’y a aucune raison
de ne pas manger d’huîtres élevées dans des parcs durables46 . » Il adopte
donc une réponse assez laxiste qui scandalisera les vegans les plus
rigoureux.
Pour d’autres auteurs comme Regan, la ligne de démarcation doit être
tracée entre les animaux qui sont « sujets d’une vie » et les autres. Regan
est cependant conscient de la difficulté de son projet : « Tracer une ligne
de démarcation représente un défi pour ceux qui croient que tous les
animaux ne sont pas sujets d’une vie. Les amibes et les paramécies, par
exemple, sont dans le monde, mais elles ne sont pas conscientes du
monde. Où les sujets-d’une-vie apparaissent-ils exactement sur l’échelle
phylogénétique ? » Mais il poursuit et répond, « d’une manière
conservatrice », sans trop d’arguments : « Je trace la ligne à partir des
“mammifères normaux mentalement âgés d’un an ou plus”47 . » Cela laisse
de quoi se nourrir…
Quant à Martha Nussbaum elle explique, autre version du « cri de la
carotte », qu’il est plus grave de tuer « une vache qu’une crevette » car
celle-ci « ressent beaucoup plus de dommages à sa mort que la crevette :
privation d’un réseau social, des plaisirs variés du mouvement et de la
nourriture, privation de la mobilité. Une crevette ne ressent probablement
même pas de douleur : elle a certainement un nombre restreint de
fonctions et peu de conscience de ces fonctions48 ». Avec Singer et
Nussbaum, les amateurs de fruits de mer ont encore de beaux jours devant
eux…
En fait, il faut bien se rendre compte que lorsqu’on dit qu’il faut effacer
les frontières entre humain et animal, on annonce simplement qu’on va les
déplacer. On va donc tracer cette frontière ailleurs à l’intérieur du monde
animal. On abandonnera sans doute à leur triste sort les moustiques, fruits
de mer et autres microbes et a fortiori les fruits et légumes, qui sont
pourtant des vivants comme les autres. C’est ce que remarquent certains
juristes face à la définition récente des « animaux » dans le Code civil
comme des « êtres vivants doués de sensibilité ». Philippe Malinvaud note
ainsi :
Qu’est donc l’animal au sens de l’article 515-14 ? Faute de précision, on serait tenté de
dire que c’est tout animal, quel qu’il soit. La liste est alors sans fin, on peut recenser
plusieurs millions d’espèces ! Du plus simple au plus complexe, Wikipédia cite : l’éponge,
les anémones de mer, les coraux et méduses, les vers – les coquillages, les mollusques
(escargots, limaces, moules, huîtres, seiches), les crabes et écrevisses… – les poissons –
les myriades d’insectes (arachnides, araignées, scorpions et acariens, mais aussi
libellules), hexapodes (blattes, mantes, termites et acariens), orthoptères (sauterelles,
grillons), hémiptères (punaises, cigales), coléoptères (hannetons, coccinelles),
hyménoptères (abeilles, guêpes, fourmis), diptères (mouches) – les tétrapodes (reptiles,
serpents, crocodiles, tortues), parmi lesquels figurent également les oiseaux et les
mammifères49 .
L’ARGUMENT
DES « CAS MARGINAUX »
LA BARQUE DE REGAN
L’argument des cas non paradigmatiques est repris, sous une forme à
peu près similaire, par Tom Regan, dans son livre classique sur Les Droits
des animaux . S’interrogeant sur les « valeurs » respectives des vies
humaines et animales, Regan conclut qu’il n’y a pas de raison intrinsèque
qui nous permette de privilégier les humains « déficients » par rapport aux
animaux, comme le prouvent là aussi les « cas marginaux » dans l’espèce
humaine.
Quelle peut être la base qui fasse que nous ayons une plus grande valeur inhérente que
les animaux ? Leur manque de raison, ou d’autonomie, ou d’intellect ? Seulement si […]
nous sommes prêts à avoir le même jugement dans le cas des humains qui sont déficients
de la même manière28 .
LA ZOOPHILIE ÉTHIQUE
DE PETER SINGER
En même temps, un tel comportement n’est sans doute pas si grave que
cela, si on compare cette conduite à la pratique de l’élevage industriel, qui
est tout aussi scandaleuse, voire plus :
Mais est-ce pire pour la poule que de vivre un an ou plus, entassée avec quatre ou cinq
congénères dans une triste cage métallique, si petite qu’elle ne peuvent pas étendre leurs
ailes, d’être ensuite fourrée avec d’autres dans des caisses pour être conduite à l’abattoir,
puis suspendue tête en bas sur une bande transporteuse, et enfin tuée ? Si la réponse est
non, alors ce n’est pas pire que ce que les producteurs d’œufs infligent en permanence à
leurs poules22 .
Regan explique que les thèses de Singer tiennent à son point de vue
utilitariste qui ne reconnaît pas de droits aux animaux et considère que le
bien et le mal dépendent de la « quantité de satisfaction » qui résulte de
nos actions. Regan argue pour sa part que si l’on accepte de telles relations
avec les animaux, il n’y a pas de raisons de ne pas justifier d’avoir des
relations sexuelles avec les enfants :
Considérons le sexe avec les enfants. Aucun défenseur des droits de l’animal ne dit que,
lorsqu’elles ont lieu « en privé », il n’y a rien de mal à des « relations [sexuelles]
mutuellement satisfaisantes » impliquant des adultes et des enfants. Au contraire nous
disons tout de suite qu’il y a quelque chose de mal à s’engager dans de telles activités. Un
bébé ne peut pas donner un consentement informé. Un bébé ne peut pas dire « oui ». Un
bébé ne peut pas dire « non ». Dans ce cas, avoir des activités sexuelles avec des enfants
doit être nécessairement contraint, doit manifester un manque de respect, et donc être mal.
La bestialité n’est pas différente25 .
Le problème est que ce n’est pas un bon argument contre Singer puisque
pour celui-ci la pédophilie n’est pas nécessairement un « mal ». Un
journaliste avait justement demandé à Singer, à propos de cet article, si
cette levée du tabou sur la bestialité ne conduirait pas à une levée du tabou
sur la pédophilie, par exemple avec un enfant de dix ans. Singer répondit
sans sourciller : « cela dépend si cela fait du mal à l’enfant de dix ans26 ».
À l’intervieweur interloqué qui revenait à la charge et lui demandait s’il
pensait au moins que la pédophilie est « juste mal », Singer répondit : « je
suis un conséquentialiste, je n’ai pas de tabous moraux intrinsèques. Mon
point de vue est juste que rien n’est “juste mal”, cela dépend des
conséquences. Les attitudes à l’égard de la pédophile ou de la zoophilie ne
sont en rien différentes des attitudes anciennes à l’égard de
l’homosexualité qui ont heureusement évolué27 ». Tout cela dépend de la
question de savoir si l’enfant comme l’animal peuvent consentir.
Un autre défenseur de la cause des animaux, Gary Francione, demanda à
Singer de démissionner de son poste de président du « Projet Grands
Singes », car le soutien qu’il apporte à la zoophilie risque de justifier les
cruautés exercées à l’égard des animaux par les humains. « C’est une
honte que le désir de Singer d’être sous les projecteurs soit si intense qu’il
est prêt à encourager la sexualité avec les animaux – une position qui ne
mérite rien de moins qu’une condamnation franche et absolue28 . » Lui
aussi critique la zoophilie non pas en tant que telle mais en voulant
montrer la faiblesse de l’argument du consentement présumé des animaux.
Leur consentement, s’agissant des animaux domestiques, sortes
d’esclaves, est en général contraint :
Si la sexualité inter-espèces devait être moralement justifiée, alors il faudrait (au
minimum) que les animaux puissent donner un consentement éclairé au contact sexuel.
Bien que les animaux soient capables de pensée abstraite […] ils ne peuvent pas
davantage donner un consentement éclairé à un tel contact que ne le peuvent les enfants
ou les handicapés mentaux. Même si les animaux peuvent désirer avoir un contact sexuel
avec des humains, cela ne signifie pas davantage qu’ils « consentent » à ce contact que le
fait qu’un enfant puisse avoir des désirs sexuels (ou même initier le contact sexuel) ne
signifie qu’il consente à une relation sexuelle. De plus, Peter Singer ignore complètement
que la bestialité est un phénomène qui survient largement dans le cadre non naturel de la
domestication ; un animal domestique ne peut pas davantage consentir aux rapports
sexuels que ne le pourrait un esclave humain. Par conséquent, puisque la condition
cruciale – le consentement éclairé – ne peut pas être remplie, le contact sexuel avec un
animal ne peut pas être moralement justifié. Discuter de savoir si ce contact constitue ou
non un acte de « cruauté », c’est être vraiment à côté de la question 29 .
Face à ces réactions venues de son propre camp, Singer fera mine de
s’étonner que l’on puisse s’indigner que l’on ait des relations sexuelles
avec les animaux alors qu’on trouve normal de les tuer de manière
industrielle pour les manger, ce qui procure beaucoup plus de souffrance.
Si l’on admet que les animaux et les humains font partie de la même
espèce et ne doivent donc en aucun cas être distingués, il n’est pas plus
acceptable de manger de la viande que de s’accoupler avec un animal. Ou,
formulé autrement : il est moins scandaleux de faire l’amour avec des
animaux que de les manger. Singer explique que, dans son article, il n’a
fait que « poser la question de savoir pourquoi il faudrait proscrire toute
forme de rapport sexuel entre les humains et les animaux, y compris
lorsque aucune contrainte n’est exercée sur l’animal ». Il n’y a en fait
aucune raison et il maintient que, « si de tels actes sont proscrits, c’est
uniquement parce que l’on imagine que les animaux sont séparés des
hommes par un vaste gouffre que toute forme de relation sexuelle risque
de combler partiellement30 ».
Il convient cependant de noter que les réactions hostiles à Singer, à
l’intérieur du camp animaliste, ne se fondent pas sur le scandale que
constitue pour l’homme le fait de s’accoupler avec un animal,
mais considèrent seulement le point de vue supposé de l’animal. La
question est tout simplement de savoir si les animaux sont consentants.
Selon Regan, « il y a d’emblée quelque chose de mal dans le fait de
s’engager dans de telles activités. Un animal ne peut pas donner son
consentement éclairé. Un animal ne peut pas dire “oui” ou “non”31 ». Et si
donc un animal donnait son consentement de manière explicite, on
imagine qu’il n’y aurait pas de problème.
De ce point de vue, on peut penser que Singer est plus cohérent. Et pour
certains défenseurs de la zoophilie, disciples de Singer, la réponse est
claire : étant donné la physiologie des animaux, au moins des
mammifères, ceux-ci ont la possibilité de manifester clairement leur
consentement ou leur refus de consentir donc il n’y a aucune raison de
bannir les relations sexuelles avec eux. L’universitaire polonaise Monika
Bakke note ainsi :
Beaucoup de zoo [zoophiles] notent l’absurdité qu’il y a à dénier aux animaux la
capacité de consentir à une relation sexuelle avec leur langage corporel, dans la mesure
où ils ont des griffes, des dents et des sabots pour montrer leur désapprobation 32 .
Si ce gouffre n’existe plus, alors la zoophilie est l’avenir de l’homme. À
condition bien sûr que ces relations sexuelles entre humains et animaux
soient « mutuellement satisfaisantes ». C’est le point de vue de la même
Monika Bakke qui met en avant l’importance de la « zoosexualité ». La
« science occidentale » aurait trop négligé la « libido des animaux non
humains ». Plus encore, « l’anthropocentrisme occidental » vise, à travers
l’interdiction des relations sexuelles avec les animaux, à « construire et
maintenir la frontière humain/non-humain33 ». Il n’y a pourtant aucune
raison à ce bannissement : « nos corps sont similaires à ceux des autres
animaux, comme le sont nos désirs […]. Nous sommes des animaux parmi
les animaux, dont certains sont humains, et cela devient particulièrement
apparent quand nos corps ressentent un orgasme34 ». Cette universitaire
cite à l’appui de son projet de mélange universel le phénoménologue
américain, à tendances mystico-cosmiques, Alphonso Lingis :
Nous nous sentons félines et louves, renardes et chiennes ; des ronronnements de
chatons se font entendre dans nos caresses orgasmiques, nos doigts courent comme des
écureuils de haut en bas de notre tronc et de nos membres, notre vagin de palourde
s’ouvre, notre pénis debout à tête de cobra serpente le long de son chemin. Nos corps
musclés et vertébrés se transmuent en vase, en boue, en sueur suintante et visqueuse de
mammifères, et les sécrétions reptiliennes en minuscules têtards qui libèrent un souffle
chaud et humide nourrissant les microorganismes flottant dans l’air de la nuit35 .
LA ZOOPHILIE COSMIQUE
DE DONNA HARAWAY
Une autre universitaire américaine, très renommée pour ses travaux sur
les cyborgs et le post-féminisme, Donna Haraway, soutient également des
thèses qui peuvent être qualifiées de zoophiles. Mais, dans ses œuvres, elle
accorde une place beaucoup plus centrale à cette question. Alors que chez
Singer la question de la zoophilie n’est abordée que comme une question
d’« éthique pratique » (« est-il éthique, et à quelles conditions, d’avoir des
relations sexuelles avec les animaux ? »), Haraway envisage la zoophilie
d’un point de vue très différent. D’abord parce qu’il s’agit pour elle d’une
question personnelle, puisqu’elle fait longuement le récit de ses relations
amoureuses avec sa chienne. Ensuite parce que, à la différence de Singer,
elle n’est pas une éthicienne aux semelles de plomb : elle traite de cette
question avec légèreté, voire même avec un certain humour. Enfin parce
que son éloge de la zoophilie s’inscrit dans un projet beaucoup plus vaste
d’« effacement » ou de « brouillage » des frontières entre espèces, et de
promotion d’êtres « hybrides », comme le célèbre cyborg de son Manifeste
cyborg . Pour cette proche de Judith Butler, il s’agit, en rapprochant
l’homme de l’animal, de contribuer à brouiller encore plus les frontières
entre tous les « dualismes » : entre les sexes, entre l’homme et la machine,
entre l’homme et l’animal, entre la nature et la culture, etc. Il n’y a plus ni
humain ni animal dans le mélangisme cosmique de Haraway. Il s’agit pour
elle de se perdre, et de nous perdre, dans un « maelström de
naturecultures ».
Après avoir effacé la limite entre l’homme et le robot, avec son utopie
du cyborg, dont le succès fut considérable, celle qui se présente désormais
comme une universitaire et militante féministe « déjà sur le retour », s’est
appliquée, dans ses œuvres récentes, à effacer une autre distinction, celle
qui sépare l’humain de l’animal. L’objectif est donc moins futuriste et
Haraway craint, à juste titre, de moins enthousiasmer ses lecteurs. C’est
simplement son histoire qu’elle raconte, une histoire d’amour entre elle et
sa chienne « dans la fleur de l’âge », qu’elle nomme « Mlle Cayenne
Pepper ». Dans son Manifeste des espèces de compagnie elle décrit, parmi
d’autres « histoires d’amour » entre hommes et chiens, sa propre histoire,
entre la « professeure » – ne jamais oublier les titres universitaires –, la
« femme “blanche”, “vigoureuse mais déjà sur le retour” et la “chienne”,
animal domestique, “dans la fleur de l’âge”, “au summum de ses capacités
physiques flamboyantes1 ” ». Dans le passage provocateur qui ouvre son
Manifeste des espèces de compagnie , elle se confesse :
Mlle Cayenne Pepper n’en finit pas de coloniser toutes mes cellules. […] Sa salive doit
contenir les vecteurs viraux. Mais comment aurais-je pu résister à ses baisers mouillés ?
[…] Sa langue souple et agile de berger australien rouge merle a nettoyé les tissus de mes
amygdales et tous leurs avides récepteurs immunitaires. Qui sait jusqu’où mes récepteurs
chimiques ont transporté ses messages, ou ce qu’elle-même a emprunté à mon système
cellulaire pour distinguer le soi et l’autre et joindre le dehors au dedans ? Nous avons tenu
des conversations illicites ; nous avons entretenu des rapports oraux. […] Nous sommes,
constitutivement, des espèces de compagnie. Nous nous construisons mutuellement dans
la chair. Partenaires réciproques, dans nos différences spécifiques, nous sommes
l’incarnation d’une vilaine infection développementale qui s’appelle l’amour. Cet amour
tient autant de l’aberration historique que de l’héritage natureculturel2 .
DÉFENSE
DES « EXCEPTIONNALISMES », HUMAIN
ET ANIMAL
On est obligé de noter que les points de vue les plus sensés sur l’animal
ne sont pas aujourd’hui le fait de philosophes, et a fortiori pas des
philosophes les plus couramment cités sur le sujet. Le mot d’ordre
aujourd’hui, pour tous les philosophes qui se veulent « sérieux », est à la
fin de l’« exceptionnalisme humain1 ». La question des rapports entre
« l’homme » et « l’animal » en général aurait été réglée par Darwin et il ne
resterait désormais plus qu’à en tirer les conséquences dans tous les
domaines. L’homme serait un animal comme les autres et le fameux
argument génétique des 98 % de nos gènes communs avec les grands
singes suffirait à tirer un trait sur toutes les controverses traditionnelles
sur ce qui différencie l’homme de l’animal. Un auteur anglais, médecin de
formation, Raymond Tallis, a bien décrit, avec humour, ce courant de
pensée dans son livre Aping Mankind , Singer l’homme , ou plus
exactement Transformer l’homme en singe . Il évoque à propos de ces
usages courants, et erronés, de Darwin, une véritable épidémie de
« darwinite », dont il constate qu’elle est souvent accompagnée d’atteinte
de « neuromanie », la maladie de ceux qui croient pouvoir tout expliquer
par le cerveau. Les comportements humains les plus élevés, l’amour, la
morale, la religion, la musique, la philosophie pourraient s’expliquer en
termes darwiniens. Et ce serait dans le cerveau que se trouveraient les clés
de la culture humaine dans tous ces domaines. Tallis a raison de se moquer
et de remarquer qu’il est très paradoxal que ce soient deux des plus
géniales découvertes de l’intelligence humaine, la théorie darwinienne de
l’évolution et les neurosciences, qui sont paradoxalement utilisées pour
démontrer que l’homme n’est rien d’autre qu’une bête2 . En France, le
biologiste Alain Prochiantz a lui aussi souvent ironisé sur les prétendues
« cultures » animales ou sur les « politiques du singe » qu’évoque Frans de
Waal : ce n’est pas parce que nous partageons avec le chimpanzé 99 % de
notre patrimoine génétique qu’il n’y a pas une différence essentielle qui
réside justement dans ce 1 %. Tout darwinien qu’il soit, comme tout
biologiste contemporain, Prochiantz rappelle que nous sommes certes des
animaux comme les autres, mais que nous sommes aussi des animaux qui
ont la capacité d’établir des règles, celle notamment de ne pas être soumis
à la seule « loi de la jungle ». Notre sollicitude constante à l’égard des
animaux et l’indignation que soulèvent les cas de brutalisation des
animaux, en sont justement la preuve : « certes nous avons une part
d’animalité et il est important de la reconnaître, quand ce ne serait que
pour la maîtriser. Mais si nous prenons ces décisions de protéger les
animaux, c’est parce que nous sommes aussi des êtres de raison qui,
justement, échappent en partie à ce qu’on appelle abusivement les lois de
la nature3 ».
L’argument principal des « antiexceptionnalistes » consiste à montrer
que chaque fois que l’on érige une barrière entre l’homme et l’animal,
cette barrière tombe assez rapidement. C’est ce qu’avance ironiquement
Jean-Marie Schaeffer : après l’âme, la liberté, la raison, le langage, le
langage adapté, la perfectibilité, la culture, la morale, l’histoire, etc. Ce
serait la preuve qu’aucune ne tient et que l’humanité est obligée d’inventer
de nouveaux tests à faire passer à l’animal pour le maintenir à distance
d’elle. C’est une constatation assez triviale mais il faudrait s’interroger
plus avant sur le fait que de nouvelles différences apparaissent sans cesse.
Comme l’a très finement remarqué Étienne Bimbenet, il faudrait réfléchir
plus sérieusement au foisonnement continu de ces différences : cette
« série infinie » des différences : langage, culture, inceste, histoire, etc.,
« plutôt que de prêter à un “fou rire”, devrait nous alerter : si l’on peut
mettre beaucoup, dans le désordre et sans compter, dans une telle liste,
c’est précisément que nous avons affaire à une différence radicale4 ».
Certes nous avons été des animaux, mais maintenant c’est fini, nous n’en
sommes plus ou en tout cas ce n’est plus l’essentiel de ce que nous
sommes. Il n’y a qu’à, pour vérifier cela, considérer le vertige qui nous
saisit à l’idée de nous unir à des animaux d’autres espèces. Il faut être
Sade ou Singer pour envisager de telles unions en toute quiétude. Le titre
du livre de Bimbenet, L’Animal que je ne suis plus , est une réponse au
titre d’un recueil d’articles de Derrida, L’Animal que donc je suis , dans
lequel Derrida faisait lui aussi mine de s’étonner de tous les « propres » de
l’homme qui ont été successivement inventés. Il remettait en question la
catégorie même d’animal en général, réunie bien trop abstraitement autour
de ce mot « animal », « l’animot », qui vise à permettre à l’homme de
s’exclure de ce monde animal. Derrida n’est pourtant pas non plus très
sensible à la diversité et à l’altérité radicale des animaux. Il raconte que
l’expérience qui est à l’origine de ses réflexions sur la place de l’animal
dans la pensée occidentale est ce moment où, gêné de se retrouver nu
devant son chat qui le « regarde » nu, il s’interroge sur cette honte : « rien
ne m’aura jamais tant donné à penser cette altérité absolue du voisin ou du
prochain que dans les moments où je me vois vu nu sous le regard d’un
chat5 ». Mais c’est justement là que Derrida n’arrive pas à se rendre
compte que le chat est totalement indifférent à sa nudité, qu’il le voit sans
doute mais évidemment ne le regarde pas au sens habituel du terme.
L’exemple est sans doute particulièrement mal choisi, car, plus qu’aucun
autre animal, le chat est largement indifférent à la présence humaine.
Chateaubriand était sans doute meilleur observateur lorsqu’il constatait
que le chat est totalement inattentif à la conduite de ceux qui occupent
l’espace en même temps que lui. C’est d’ailleurs justement pour cela qu’il
disait aimer cet animal : « J’aime dans le chat ce caractère indépendant et
presque ingrat qui le fait ne s’attacher à personne, et cette indifférence
avec laquelle il passe des salons à ses gouttières natales […]. On le
caresse, il fait gros dos ; mais c’est un plaisir physique qu’il éprouve et
non comme le chien une niaise satisfaction d’aimer et d’être fidèle à son
maître, qui l’en remercie à coups de pied. Le chat vit seul, il n’a nul besoin
de société, il n’obéit que quand il veut, fait l’endormi pour mieux voir et
griffe tout ce qu’il peut griffer6 . »
Il est certain que l’engouement pour « l’animal » en général est très
exactement contemporain de la perte du contact direct avec le monde
animal dans un Occident qui devient de plus en plus urbain. Les seuls
animaux avec lesquels nos philosophes universitaires peuvent entrer en
contact sont leurs animaux de compagnie ou ceux dont ils mangent – ou
plutôt ne mangent plus – la viande, qu’ils ne connaissent évidemment pas.
Il n’y a plus aucune vie commune avec les animaux ni aucune
connaissance de leurs mœurs, alors que celle-ci était le lot commun de
tout paysan il n’y a pas si longtemps encore. Comme l’a noté
l’anthropologue Jean-Pierre Digard, « les sensibilités animalitaires sont
d’autant plus visibles aujourd’hui qu’elles se propagent dans un tissu
social et culturel majoritairement urbain, désormais coupé de ses racines
rurales et de la culture animalière correspondante7 ». Ce n’est que parce
qu’on ne connaît plus les animaux qu’il est possible de parler d’un
« animal » abstrait qui n’existe évidemment pas. Les exemples choisis par
nos philosophes animalitaires sont très parlants : le vieux chien de Martha
Nussbaum, le chat dans la salle de bains de Derrida, le chien lubrique de
Singer sont des pitoyables figures si on les compare aux animaux
souverains que décrivait encore Buffon dans son Histoire naturelle .
De fait, aujourd’hui les rares qui se risquent à critiquer les doctrines
animalitaires sont le plus souvent des éthologistes, observateurs attentifs
des animaux dans leurs milieux naturels, ou des anthropologues qui ont
travaillé avec des animaux ou se sont souciés de ceux qui les élèvent, et
aussi les tuent. Anthropologue et ancienne éleveuse de chèvres, auteur
d’un livre intitulé Vivre avec les animaux consacré au lien fort qui se crée
entre le personnel des abattoirs et les bêtes qu’ils abattent, Jocelyne
Porcher s’est ainsi prononcée contre la « libération animale » dans un
article au titre explicite : « Ne libérez pas les animaux ! Plaidoyer contre
un conformisme “analphabête”8 ». C’est parce que l’on n’est plus attentif
à l’infinie variété des comportements animaux qu’il nous est possible de
les penser simplement comme des êtres semblables à « nous », seulement
accessibles à la douleur, alors que ce sont des êtres qui occupent la même
terre que nous mais de bien d’autres manières. Ces croisements aléatoires
et fulgurants entre leurs existences et les nôtres, la plupart des philosophes
ne s’y intéressent plus.
Pourtant, au XVIII e siècle encore, certains philosophes, qui étaient aussi
des chasseurs, écrivaient sur leurs rencontres avec les animaux. Les
chasseurs avaient acquis une familiarité et une vraie connaissance des
animaux qu’ils traquaient. Ce n’est pas par hasard que l’un des meilleurs
livres d’« éthologie », avant l’invention de cette discipline, ait été les
Lettres sur les animaux de Georges Leroy, « lieutenant des chasses de
Versailles » sous Louis XV. Comme le notait l’éditeur de ce livre un siècle
plus tard : « il faut, en effet, vivre avec les bêtes, pour les observer et les
comprendre ; c’est pourquoi les praticiens, les paysans surtout, jugent
mieux des animaux et même de l’homme, que ne le fait la spéculation
métaphysique, qui s’exerce sur des types imaginés9 ». Selon Leroy en
effet, « il n’appartient qu’aux chasseurs d’apprécier l’intelligence des
bêtes. Pour les bien connaître, il faut avoir vécu en société avec elles ; et la
plupart des philosophes n’y entendent rien10 ». Leroy décrit ainsi en détail
les mœurs des loups, renards, cerfs ou castors. C’est pour cette raison que
le livre a été réédité par un disciple d’Auguste Comte un siècle plus tard.
Il devait faire partie de la « Bibliothèque du prolétaire » proposée par
Comte à ses disciples. Pour le philosophe qui a mis l’Humanité au centre
de la religion positiviste, la moindre des choses était de connaître les
animaux dans leurs infinies différences avec nous les humains.
Ce qui devrait justement nous intéresser dans les animaux, c’est qu’ils
ne sont pas « comme nous » mais qu’ils évoluent dans des mondes
radicalement différents du nôtre, qu’ils ne croisent que par hasard et dans
l’étrangeté de face-à-face qui ne sont pas, à proprement parler, des
rencontres. C’est ce que ne parviennent pas à voir les animalitaires
contemporains dont l’incuriosité pour les mondes animaux est la première
caractéristique. Les exemples donnés par Nussbaum ou Kymlicka et
Donaldson, qui se veulent émouvants, sont le plus souvent ridicules et
démontrent qu’ils n’ont aucune curiosité pour ce que peuvent être les vies
des animaux dans leur altérité radicale : considérer un tigre comme une
sorte de gros chat qu’on peut amuser avec une baballe, penser qu’un
fauteuil pour handicapé convient à un chien, considérer Lou et Bill comme
des « membres de la communauté universitaire » ou les pigeons comme
des immigrants, c’est juste manifester que l’on n’arrive absolument plus à
sortir du « tout petit monde » de l’université américaine et de son langage
politiquement correct. Les philosophes « animalitaires » ont perdu ce qui
faisait la principale qualité du philosophe, la curiosité pour le divers et
l’inattendu. Tout le contraire d’un Aristote qui, dans son Histoire des
animaux , donnait l’« enquête » – le sens du mot grec historia – sur les
animaux la plus complète possible pour l’époque, en se passionnant pour
les caractéristiques propres à chaque espèce animale. Il est d’ailleurs
remarquable que les animalitaires se battent pour interdire tout ce qui
préservait le souvenir de la beauté du monde animal et le respect que l’on
avait pour lui. Plus de zoos pour faire rêver enfants et adultes à ces êtres si
majestueux qui nous ont précédés, plus de chasse pour nous familiariser
avec leurs habitudes et les mondes qu’ils habitent, plus de corridas pour
marquer le caractère sacré de notre confrontation avec eux.
Il ne restera alors plus rien des animaux et de leur beauté. Seuls
subsisteront les bons sentiments qui nous empêchent d’être attentifs à ce
qui est autre que l’humain, à ce qui n’a justement rien à voir avec
l’humain. La folie animalitaire actuelle est en fait celle d’un humanisme
envahissant qui veut plaquer les valeurs humaines sur l’ensemble de la
nature. Les animaux, les plantes, les rochers seraient des humains comme
les autres à qui il faudrait accorder des droits et qui devraient se
conformer aux règles qui sont les nôtres. Les apories ridicules dans
lesquelles s’enferment les Nussbaum et autres Kymlicka face aux
comportements « non éthiques » des animaux montrent bien qu’ils ont
perdu tout sens de l’altérité, qu’ils n’envisagent toutes les autres vies
animales que sur le modèle de notre propre vie humaine. Or ce n’est bien
sûr pas cela qu’il conviendrait de faire avec les animaux : il faudrait au
contraire tenter de les voir comme des autres radicaux, de se placer à leur
écoute, tout en sachant que l’on n’y parviendra jamais
complètement. C’est en faisant cela que l’on se conduirait « bien » avec
les animaux, c’est ainsi qu’on les respecterait vraiment. Comme le dit
Étienne Bimbenet, « le vrai respect » devrait venir « d’une connaissance
avertie, et avertie sur les différences réelles, plutôt que d’une volonté de
débusquer à tout prix des comportements similaires aux nôtres chez
l’animal11 ». L’anthropomorphisme, qui atteint aujourd’hui des
proportions incroyables, devrait laisser place à un peu plus d’attention à
l’égard de ces êtres absolument différents que sont les animaux. Il faudrait
en finir avec cette extension poisseuse de l’humanité et de
l’humanitarisme. Ce n’est pas tant l’exceptionnalisme humain qu’il s’agit
ainsi de défendre que les exceptionnalismes animaux : l’idée absurde
d’araser toutes les originalités et de faire du rat un homme ou une plante
ou une pierre est un insupportable manque de respect à l’égard de la
diversité et de la beauté du monde. Cette incapacité à penser la différence
est du même ordre que celle qui ne veut pas voir qu’il existe naturellement
des hommes et des femmes, qui sont en général différents.
Ce sont plutôt des artistes ou des écrivains qui ont conservé le souvenir
de ce que sont les animaux. Ainsi on redécouvre les photographies de
George Shiras qui, dès la fin du XIX e siècle, avait saisi la nuit, au flash, la
vie nocturne des animaux sauvages d’Amérique du Nord12 . Avocat et
homme politique, d’abord chasseur, Shiras s’est ensuite consacré à
l’observation et à la photographie de la vie sauvage (wildlife ) mais aussi à
la préservation du monde animal puisqu’il fut l’un des pionniers de
l’environnementalisme américain. En installant des pièges
photographiques déclenchés par l’animal qui s’inspiraient des pratiques de
chasse indiennes, Shiras a su obtenir des images étonnantes, sublimes,
d’animaux surpris et immobilisés par la lumière du flash, au cœur de cette
nuit qui est leur monde à eux. Les « trois cerfs de Virginie » qui traversent
le champ dans tous les sens, avec une grâce infinie, n’ont pas besoin qu’on
leur accorde des droits pour manifester leur beauté. Le lynx majestueux au
bord du lac Loon, immobile, se reflétant dans l’eau, n’est en rien
comparable à un enfant handicapé et il n’a nul besoin de notre sollicitude
pour exister pleinement.
Des écrivains aussi sont sensibles à cette étrangeté animale, comme
Jean-Christophe Bailly, qui a beaucoup écrit ces dernières années sur le
« versant animal », sur l’intrication entre nos vies et les vies animales
mais aussi sur la manière dont elles divergent. Bailly décrit, en ouverture
de son livre, l’apparition d’un chevreuil surgi du monde inconnu de la
nuit, au détour d’une route de montagne, pris dans les phares :
Ce qui m’est arrivé cette nuit-là et qui sur l’instant m’a ému jusqu’aux larmes, c’était à
la fois comme une pensée et comme une preuve, c’était la pensée qu’il n’y a pas de règne,
ni de l’homme ni de la bête, mais seulement des passages, des souverainetés furtives, des
occasions, des fuites, des rencontres. Le chevreuil était dans sa nuit et moi dans la mienne
et nous y étions seuls l’un et l’autre. Mais dans l’intervalle de cette poursuite ce que
j’avais touché, justement, j’en suis sûr, c’était cette autre nuit, cette nuit sienne venue à
moi non pas versée mais accordée un instant, cet instant qui donnait sur un autre monde13
.
« L’animal » n’est pas « là », présent tout simplement à côté de
« nous », « l’homme ». Comme le dit Bailly, les animaux sont avec nous
dans un tissu croisé d’entrelacements et d’évitements, de similitudes et de
différences radicales : « le côtoiement de l’homme et des animaux
sauvages, c’est avant tout ce système complexe d’évitements et de
tensions dans l’espace, une immense pelote de réseaux inquiets qui se
dissimulent et où il nous est parfois donné de tirer un fil. Ce n’est pas
seulement que les animaux, comme la Nature selon Héraclite, “aiment à se
cacher”, c’est aussi qu’ils le doivent et qu’ils ont depuis la nuit des temps,
par-delà leurs propres conflits, identifié en l’homme non seulement un
prédateur mais aussi un être étrange, imprévisible, déréglé14 ». Plutôt que
de plaquer sur tous ces animaux si divers des « droits de l’homme » si
pauvres et si prévisibles, ce qui devrait plutôt nous saisir est le sentiment
de leur étrangeté irréductible, voire même une sorte d’émotion sacrée à
l’égard de ces êtres que nous sommes venus un moment déranger,
transformer, domestiquer ou aimer et qui ne manqueront pas de nous
survivre. C’est ce que note là aussi Bailly : « cette précédence, cet air
d’ancienneté, cet air d’avoir été là avant, ils l’ont tous et c’est ce qu’on
voit en les voyant nous regarder comme en les voyant simplement être
entre eux, dans leurs domaines15 ». Savoir les écouter, les préserver dans
leur radicale étrangeté, ce devrait être là notre devoir. Ce n’est pas par
hasard que Bailly a préfacé un livre réunissant bon nombre des peintures
d’animaux dans des zoos de Gilles Aillaud. Ces animaux apparemment
tristes et déplacés dans le cadre mécanique de leurs cages ou de leurs
enclos semblent totalement indifférents aux visiteurs, qu’ils fascinent
mais qui semblent pour eux absents. Aillaud a aussi réalisé une grande
série de lithographies qu’il a intitulée Encyclopédie de tous les animaux y
compris les minéraux , où il représente, souvent avec un
certain détachement amusé, voire même comique, ces animaux sauvages
qui nous sont tout aussi étrangers que ces minéraux qui font eux aussi
partie de cette grande « encyclopédie de la nature ». Quant à leurs
« droits », faisons leur l’honneur de leur épargner le ridicule d’une
comparution devant un tribunal où ils seraient représentés par Stéphanie
de Monaco, Peter Singer, ou Martha Nussbaum. Ils méritent mieux.
Notes
1 . Pour reprendre le titre d’un livre de Jean-Marie Schaeffer, La Fin de l’exception humaine
, Paris, Gallimard, 2007.
2 . Cf. R. Tallis, Aping Mankind : Neuromania, Darwinitis and the Misrepresentation of
Humanity , Londres, Routledge, 2014.
3 . Cf. A. Prochiantz, « Mon frère n’est pas ce singe », Critique , 2009/8, n os 747-748.
4 . E. Bimbenet, L’Animal que je ne suis plus , Paris, Gallimard, 2011, p. 44.
5 . J. Derrida, L’Animal que donc je suis , Paris, Galilée, 2006, p. 28.
6 . Cité dans Comte de Marcellus, Chateaubriand et son temps , Michel Lévy Frères, Paris,
1859, p. 129.
7 . J.-P. Digard, « Raisons et déraisons. Des revendications animalitaires. Essai de lecture
anthropologique et politique », Pouvoirs , 2009/4, n o 131, p. 101.
8 . Cf. J. Porcher, « Ne libérez pas les animaux ! Plaidoyer contre un conformisme
“analphabête” », Revue du MAUSS, 2007/1, n o 29.
9 . E. Robinet, « Introduction », in G. Leroy, Lettres sur les animaux , 4 e éd., Poulet-
Malassis, 1862, p. XLIV.
10 . G. Leroy, Lettres sur les animaux , op. cit. , p. 4.
11 . E. Bimbenet, L’Animal que je ne suis plus , op. cit. , p. 25.
12 . Une superbe exposition de ses photos a été présentée au musée de la Chasse en 2016.
Elles sont reproduites dans son livre L’Intérieur de la nuit , Paris, Xavier Barral, 2015.
13 . J.-C. Bailly, Le Versant animal , Paris, Bayard Éditions, 2007, p. 12.
14 . Ibid ., p. 18.
15 . Ibid ., p. 123.
L’EUTHANASIE
ET LA BANALISATION
DE LA MORT
L’ENTHOUSIASME
POUR L’EUTHANASIE
Après avoir noté que l’association ne semblait pas avoir porté plainte
contre lui, Jed Martin en conclut que les rumeurs sur l’enrichissement
personnel des dirigeants de Dignitas sont sans doute vraies :
Une euthanasie était facturée en moyenne cinq mille euros, alors que la dose létale de
pentobarbital de sodium revenait à vingt euros, et une incinération bas de gamme sans
doute pas bien davantage. Sur un marché en pleine expansion, où la Suisse était en
situation de quasi-monopole, ils devaient, en effet, se faire des couilles en or 10 .
Personnes et non-personnes
Cette question renvoie à une question plus large. Dans les vies
habituelles, les conditions qui rendent nos vies « indignes » d’être vécues
sont liées à la vieillesse ou à la maladie. Mais pour Singer et les autres
bioéthiciens, il existe aussi des vies qui, de toute façon, ne valent pas la
peine d’être vécues. Toutes les vies n’ont pas la même valeur. Il s’agit
selon lui de distinguer, parmi les humains, entre ceux qui sont des
« personnes » et ceux qui sont des « non-personnes ».
La définition prétendument « technique » que Singer donne d’une
personne est la suivante : « je propose d’utiliser le mot “personne” au sens
d’être rationnel et conscient de soi19 ». Ailleurs, Singer explique que pour
être une personne, ce sont « des caractéristiques telles que la rationalité,
l’autonomie et la conscience de soi qui importent20 ». Ce terme n’est pas
équivalent à celui d’« être humain » : « il pourrait se trouver des membres
de notre espèce qui ne sont pas des “personnes21 ” ». Un humain « non-
personne » est un être qui est un membre de notre espèce du point de vue
biologique et génétique mais qui est incapable des activités conscientes et
proprement humaines dont sont capables les « humains-personnes ».
Singer n’est pas le seul à faire cette distinction entre personnes et non-
personnes : il s’appuie sur toute une série d’auteurs qui l’ont précédé et
qui sont les fondateurs de cette nouvelle discipline qu’est la bioéthique.
Tous posent qu’il existe une différence fondamentale entre ce qu’ils
appellent les « personnes » et les « non-personnes » : seules les personnes
méritent de vivre, la vie des « non-personnes » dépend de notre
bienveillance. Singer cite ainsi Joseph Fletcher, un temps pasteur
épiscopalien et « patriarche de la bioéthique22 », qui a établi dans son livre
Humanité une liste de ce qu’il appelle des « indicateurs d’humanité » : « la
conscience et le contrôle de soi, le sens du futur et du passé, la capacité
d’entrer en relation avec les autres, de se préoccuper des autres, la
communication et la curiosité23 ». Selon Fletcher, ce sont seulement les
possesseurs de ces « indicateurs d’humanité » qui sont dignes de vivre et,
quand de tels indicateurs ne sont pas présents, il est possible de mettre fin
à la vie d’une de ces « non-personnes », qui n’est plus vraiment une vie
humaine. Si la capacité de se « préoccuper des autres » et la « curiosité »
sont des indicateurs nécessaires, il devrait nous être permis de nous
interroger sur ce que l’on doit faire des vies de Singer et de ses
semblables…
La principale figure de la bioéthique, le pourtant chrétien orthodoxe
Hugo Tristram Engelhardt, disait à peu près la même chose dans Les
Fondements de la bioéthique , qui est en quelque sorte la Bible de la
discipline bioéthique. Les personnes au sens strict sont « des entités
conscientes d’elles-mêmes, rationnelles, libres de leur choix et dotées du
sens de ce qui compte moralement24 ». Seules les « personnes au sens
strict », dotées de raisonnement et d’autonomie, « participent avec
d’autres personnes à la communauté (morale) pacifique 25 ». Engelhardt
explique qu’il ne faut pas confondre l’être humain et la personne : « Ce
qui met les personnes à part c’est leur capacité à être conscientes d’elles-
mêmes et rationnelles et à attacher de l’importance à ce qui les rend
dignes d’être blâmées et louées. […] Mais tous les êtres humains ne sont
pas des personnes. Tous les êtres humains ne sont pas conscients d’eux-
mêmes, rationnels et aptes à concevoir la possibilité de l’éloge et du
blâme. Les fœtus, les nouveau-nés, les arriérés profonds, les gens plongés
dans un coma irréversible : autant d’exemples de non-personnes qui sont
pourtant des êtres humains. Ces êtres sont bien des membres de l’espèce
humaine. Mais ils n’ont pas, en eux-mêmes et par eux-mêmes, de statut au
sein de la communauté morale26 . » Pour être une personne, il faut être à
même de s’engager réellement dans une « interaction sociale minimale ».
Pour mieux se faire comprendre, Engelhardt donne un exemple : « Il n’y a
que les personnes pour écrire et pour lire des livres de philosophie27 . »
Cela est sans doute censé nous rassurer. Singer prend d’ailleurs le même
exemple du professeur de philosophie, qui semble leur tenir à cœur : une
personne « sera capable d’avoir des désirs concernant son propre futur. Par
exemple, un professeur de philosophie peut espérer écrire un livre
démontrant le caractère objectif de l’éthique28 ». Tout cela n’est pas une
très bonne publicité pour les « professeurs de philosophie »…
Au contraire les embryons, les fœtus, les enfants handicapés mentaux,
les déments séniles « ne jouent pas de rôle dans la communauté morale »
puisqu’ils ne sont pas dotés de conscience et d’autonomie. À l’égard de
ces non-personnes, seul compte le principe de bienfaisance : ce sont les
« personnes au sens strict » qui « doivent décider à leur place29 ».
Engelhardt en arrive ainsi à une véritable classification hiérarchique des
êtres humains particulièrement odieuse. Il le proclame très explicitement :
« tous les êtres humains ne sont pas égaux30 ». Au sommet, la « personne
au sens strict » qui est un « véritable agent moral ». En dessous, divers
êtres humains à qui peut être accordé le statut de personne au sens social,
comme le jeune enfant. Puis le nouveau-né. Puis ceux qui ne sont plus
capables des interactions minimales (les patients atteints de la maladie
d’Alzheimer). Enfin les handicapés mentaux profonds dont la vie ne tient
qu’à la décision des personnes au sens strict. Il est possible de disposer de
la vie de ces humains non-personnes, voire même de s’en servir pour
pratiquer des expérimentations médicales. En effet, la conséquence de
cette distinction des non-personnes et des personnes est que la vie des
premiers dépend de la bienveillance des seconds, qu’elle est à leur
disposition. Selon Singer, « tuer une personne contre sa propre volonté est
bien plus mal que tuer un être qui n’est pas une personne. Si nous voulons
formuler cela dans le langage des droits, alors il est raisonnable de dire
que seule une personne a le droit à la vie31 ». Seule une personne a droit à
la vie ! Il faut donc en conclure que la vie des non-personnes peut leur être
enlevée, dans la mesure où elles-mêmes ne la valorisent pas. Ainsi en est-
il des patients dont le cerveau a été irrémédiablement endommagé au
cours d’un accident ou des personnes en état végétatif chronique, qui ne
sont « ni conscients d’eux-mêmes, ni rationnels, ni autonomes ». Singer
exprime cela avec la même froideur que le ferait un officier nazi sur la
rampe de sélection d’un camp de concentration : « Considérer leur droit à
la vie ou le respect de leur autonomie n’a pas grand sens pour eux. S’ils ne
ressentaient rien du tout et ne pouvaient plus jamais rien ressentir, ils
n’auraient aucune valeur intrinsèque. Le voyage de leur vie est arrivé à sa
fin. Ils sont biologiquement vivants, mais ne le sont plus d’un point de vue
biographique32 . » Fermez la parenthèse de leur vie. Nous sommes
évidemment revenus là à un eugénisme décidé et sans gêne. On pourrait
noter que cet eugénisme, dans la mesure où il est, en un certain sens, privé,
serait moins grave que l’ancien eugénisme d’État. Ce n’est en fait pas du
tout sûr car il est encore plus effroyable d’encourager chacun, dans
l’intimité de la cellule familiale, à se débarrasser des enfants ou vieillards
encombrants : l’inhumanité de l’eugénisme pénètre ainsi au cœur de la
cellule familiale et il n’y a même plus la possibilité de se révolter contre
une brutalité qui viendrait d’ailleurs, d’un « extérieur » barbare. Le fait
que de telles formules révoltantes soient proférées par des professeurs
d’éthique les rend encore plus dérangeantes. Qu’est devenue l’éthique
pour qu’existent de tels professeurs ? Est-ce que ce n’est pas leur vie à eux
qui ne vaut pas la peine d’être vécue ? Qu’est devenue notre société pour
se donner de tels professeurs ?
On s’étonne souvent dans les médias que les médecins ne soient pas
plus enthousiastes que cela à l’idée de donner la mort à leurs patients et on
y voit une preuve de leur inhumanité. On veut moins se souvenir que
l’idée d’euthanasie est contradictoire avec la définition même de la
profession médicale : comme le note le médecin américain Leon Kass,
« l’euthanasie met en cause l’âme même de la médecine44 ». La médecine
vise à aider le malade à lutter contre la maladie et la mort et non à se
résigner à ce que la mort l’emporte. La vie est, par définition, une lutte
contre la mort, « l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », disait
le médecin Bichat, et il est naturel que le vivant humain résiste à la mort
jusqu’au terme de ce que lui permet la médecine. Ce n’est pas par hasard
que le serment d’Hippocrate, le plus ancien de tous les codes éthiques,
comporte la formule : « Je ne remettrai à personne du poison, si on m’en
demande, ni ne prendrai l’initiative d’une pareille suggestion ;
semblablement, je ne remettrai à aucune femme un pessaire abortif45 . »
Pourquoi serait-ce d’ailleurs aux médecins de décider en dernière
analyse de qui doit mourir et qui doit vivre ? La confiance essentielle entre
les malades et les soignants serait alors radicalement rompue lorsqu’à la
première plainte – « je n’en peux plus, je suis fatigué de vivre » –, qui est
en général plutôt une demande d’aide, on devait s’attendre à l’injection
fatale. Un médecin réfléchissant sur la médecine nazie rapporte ce que lui
avait dit un médecin expérimenté alors que, jeune médecin, il s’apprêtait,
avec d’autres collègues, à mettre fin aux jours d’une de ses patientes
épuisée : « les médecins ne tuent pas les patients – ce n’est pas ce que
nous faisons46 ». Il n’a jamais oublié ces paroles. Ces simples paroles
expliquent tout simplement pourquoi il est difficile de trouver des
médecins se prononçant en faveur de l’euthanasie : pour un médecin, tout
simplement, cela ne se fait pas. Et la décision difficile de mettre fin à des
soins, qu’ils assument bien sûr en fait depuis des siècles, en accord avec la
famille ou les proches du patient et non pas de leur propre initiative, ne
relève bien sûr pas d’une loi, dont la généralité s’accorde fort mal du
contexte évidemment toujours particulier de toute décision de cet ordre.
C’est pour cette raison qu’un philosophe médecin comme Georges
Canguilhem expliquait qu’en matière d’euthanasie « une codification de la
déontologie est inconvenable » : « Tout médecin est, à un moment ou à un
autre, amené à s’interroger sur un cas tragique. Il le résout selon sa
personnalité. […] La conduite à tenir ne s’énonce pas en propositions
abstraites mais en termes de cas concrets47 . » Le médecin sait mieux que
tout autre, depuis Hippocrate, que le réel est « ondoyant et divers », qu’il
n’y a jamais deux cas semblables et que, s’agissant de la mort, rien ne peut
ni ne doit être « planifié » : le caractère sacré de la mort, indépendamment
de toute croyance religieuse, ne peut être omis que par ce « dernier
homme » qui a oublié le sens tragique de l’existence.
Pourquoi serait-ce aussi à des personnes jeunes et en bonne santé de
décider pour ces personnes vieilles et malades qu’elles vont elles-mêmes
devenir, comme le voudraient les fameuses « directives anticipées »
prévues par la loi Caillavet-Sérusclat ? N’est-il pas possible, voire même
probable, que l’on change d’avis entre le moment où, en pleine santé et en
pleine possession de soi, on se dit que l’on ne souhaiterait pas éprouver
une agonie longue et douloureuse et celui où, au bord de la mort, on
s’accroche aux plus infimes plaisirs ou même au simple fait de vivre48 .
Comme le remarquait le professeur Lucien Israël, chef d’un ser vice
d’oncologie neurologique, les malades atteints des plus graves maladies,
s’ils ne souffrent pas – et cela est aujourd’hui possible –, ne demandent
pas qu’on les fasse mourir. Dans son service, aucun malade ne se serait
plaint d’une absence de légalisation de l’euthanasie : « les patients ont
moins besoin de certitudes que d’espoirs. S’ils les ont, ils ne demandent
pas à mourir49 ». On reconnaît souvent le militant pro-euthanasie au fait
qu’il est lui-même en parfaite santé…
Il est étonnant que l’on n’ait pas davantage opposé à Singer que cette
idée qu’il y a des vies « dignes d’être vécues » et d’autres « indignes
d’être vécues » ne fait que reprendre la terminologie nazie des
« unlebenswürdige Leben » (vies indignes d’être vécues) qui a eu
beaucoup de succès en Allemagne avec la célèbre « Aktion T4 »
d’euthanasie des handicapés mentaux. Singer répond à cette objection que
ce qu’il propose n’a rien à voir avec le nazisme : « ce n’est donc pas l’idée
que certaines vies ne valent pas la peine d’être vécues qui distingue les
nazis de personnes normales qui ne commettent pas de massacres de
masse50 ». Selon lui, ce qui compte, c’est la raison pour laquelle on donne
la mort et il prétend, quant à lui, être motivé par la compassion et ne rien
vouloir imposer : « en fait les nazis n’avaient pas de programme
d’euthanasie au sens littéral du mot ; leur prétendu programme
d’euthanasie n’était pas motivé par le souci de la souffrance des personnes
tuées51 ». Ce n’est pas parce que les nazis se sont servis de l’euthanasie
qu’il faudrait la condamner, ce qu’il faut blâmer c’est le but qu’ils
poursuivaient, celui de constituer une race pure à l’aide de l’euthanasie.
Singer allait en fait beaucoup plus loin dans la première édition de son
livre puisqu’il écrivait, reprenant l’insupportable fable d’un certain bilan
positif du nazisme, la construction d’autoroutes notamment : « les nazis
ont commis des crimes horribles ; mais cela ne signifie pas que tout ce que
les nazis ont fait était horrible. Nous ne pouvons condamner l’euthanasie
juste parce que les nazis l’ont pratiquée, pas plus que nous ne pouvons
condamner la construction de nouvelles routes pour cette raison52 ». Cette
mention a opportunément été supprimée dans les éditions ultérieures.
Singer explique, contre le médecin Leo Alexander qui fit partie de
l’accusation au procès de Nuremberg, que l’euthanasie n’est pas « le
premier pas sur une pente glissante53 ». Ce serait à un simple constat que
se livrerait Singer lorsqu’il distingue entre les vies qui ont une valeur et
les autres : « il arrive qu’un tel jugement soit manifestement correct. Une
vie tout entière de souffrances physiques que ne compenserait aucune
forme de plaisir ni aucun degré minimal de conscience de soi ne vaut pas
la peine d’être vécue54 ». Sur ce point, Singer s’appuie sur des
« économistes de la santé » qui « demandent aux gens quelle valeur ils
accordent à la vie dans certains états de santé […] Ils préfèrent être morts
que de survivre dans ces conditions55 ». Il est cependant évident que peu
d’enquêtes ont été faites auprès de malades en « phase terminale », qui se
battent pour rester en vie.
La réponse de Singer au parallèle qui est fait entre lui et le nazisme
dénote pourtant une réelle ignorance historique. En effet, les premiers à
avoir proposé de se débarrasser de ces « vies inutiles » que sont celles des
handicapés ne sont pas des nazis, ce sont deux « chers collègues »
universitaires, motivés, comme Singer, par l’idée d’alléger la souffrance
des handicapés et de leurs familles. C’est un professeur de psychiatrie à
Fribourg, Alfred Hoche, et un professeur de droit à Leipzig, Karl Binding,
qui ont écrit en 1920, bien avant l’arrivée au pouvoir de Hitler, un livre qui
justifie La Libéralisation de la destruction d’une vie qui ne vaut pas d’être
vécue 56 . Pour eux il s’agit de soulager les souffrances des familles et
d’éliminer des « existences ballasts », des « coquilles humaines vides »,
des « morts mentaux » dont l’existence est un fardeau pour la société.
Hoche et Binding développent toute une argumentation visant à justifier
médicalement l’homicide des handicapés mentaux qui ressemble
beaucoup à celle de Singer : ils ne sont pas des personnes, ils sont « au-
dessous du niveau de la bête », car « ils n’ont ni la volonté de vivre ni
celle de mourir57 », ils sont déjà « mentalement morts » et sont des
« corps étrangers dans la structure de la société humaine58 ». Il est dès
lors tout à fait légitime de « libéraliser l’homicide » de ceux qui « sont
l’affreuse image inversée d’un être humain authentique » et « suscitent
l’horreur auprès de presque tous ceux qui les rencontrent59 ». Il est de
même nécessaire de mettre fin à la vie de tous les malades incurables, qui
font peser un poids trop lourd sur la société.
Leur mise à mort est « simplement un traitement de santé » et,
accessoirement, un moyen d’éviter de gaspiller de l’argent. Selon Hoche et
Binding, les malades incurables en phase terminale, les handicapés
mentaux, les « idiots incurables sans intérêt et sans valeur », ne peuvent se
prévaloir d’un droit à la vie, car ce ne sont pas des personnes. Selon
Binding, cette élimination des « gens sans valeur » devrait être légalisée.
Les concepts de « vie sans valeur », d’« êtres humains sans valeur » ou de
« vie indigne d’être vécue », utilisés ensuite par les nazis, se rencontrent
pour la première fois dans ce livre. Comme Singer plus tard, Hoche et
Binding ne visent pas à constituer une race pure, ils prétendent être
motivés par des sentiments d’humanité. La mort sera pour ces handicapés
ou malades en phase terminale une « délivrance » : « il ne fait aucun doute
qu’il existe des êtres humains vivants pour qui la mort est une délivrance,
comme elle l’est d’ailleurs pour la société et l’État, ainsi libérés d’une
charge inutile60 ».
Telle est l’origine de ce que les nazis appelèrent la Gnadentod , la
« mort de miséricorde », dont on oublie souvent qu’elle fut d’abord
présentée comme une réponse à la requête de parents désireux de se
débarrasser d’un enfant lourdement handicapé qui était un poids pour eux.
En 1938, les parents Knauer avaient mis au monde un enfant apparemment
idiot à qui il manquait une jambe et une partie d’un bras. Puisque leur
médecin refusait de l’euthanasier, ces parents en appelèrent à Hitler pour
que l’autorisation leur soit donnée : le Führer leur accorda cette « mort
miséricordieuse » pour leur enfant, qui fut euthanasié à la clinique de
Leipzig. À la suite de cette affaire, Hitler signa le 1er septembre 1939 un
décret accordant l’euthanasie aux malades sous certaines conditions et
sous la responsabilité des médecins : « Le Reichsleiter Bouhler et le
docteur en médecine Brandt sont chargés, sous leur responsabilité,
d’étendre les attributions de certains médecins à désigner nominativement.
Ceux-ci pourront accorder une mort miséricordieuse aux malades qui
auront été jugés incurables selon une appréciation aussi rigoureuse que
possible61 . » Ce fut l’origine du « programme d’extermination des
handicapés », le programme « Aktion T4 », du nom de l’adresse,
Tiergarten 4, de l’organisme chargé de cette « action », qui entraîna la
mort de centaines de milliers de handicapés ou de malades mentaux.
Les débuts de cette histoire se trouvent donc bien dans la proposition
d’alléger la souffrance d’humains non-personnes que proposaient ces
« chers collègues », précurseurs de Singer et de ses acolytes bioéthiciens.
Comme en témoignait Leo Alexander lors du procès de Nuremberg, le
programme nazi d’euthanasie a commencé « par des petits pas ». « Les
commencements ont d’abord été un simple changement subtil dans
l’attitude de base des médecins. Cela a commencé avec l’acceptation de
l’attitude de base du mouvement euthanasique, qu’il y a quelque chose
comme une vie qui ne mérite pas d’être vécue62 . »
Les étudiants allemands qui ont menacé de manifester en 1989 à la suite
de l’invitation de Singer à un colloque à Marbourg, et ont réussi à faire
annuler ce colloque, avaient bien perçu le problème. On comprend très
bien qu’ils aient voulu empêcher Singer de tenir sa conférence, surtout
dans un colloque qui devait porter sur « Bioingénierie, éthique et retard
mental », où l’on pouvait s’attendre au pire63 . À ces manifestations Singer
rétorquera, de manière particulièrement indécente, qu’il ne peut être
accusé de nazisme puisque trois de ses grands-parents, Juifs autrichiens,
ont péri dans des camps de concentration et que ses parents autrichiens ont
dû se réfugier en Australie pour fuir les persécutions : être issu d’une
famille victime de persécutions n’est pourtant pas un blanc-seing qui vous
autoriserait à devenir vous-même un bourreau.
Notes
1 . Ce sont les titres des principaux chapitres des Questions d’éthique pratique .
2 . M. Houellebecq, Les Particules élémentaires , op. cit. , p. 90.
3 . Ibid .
4 . Ibid .
5 . Ibid .
6 . Ibid ., p. 367.
7 . M. Houellebecq, La Carte et le territoire , Paris, Michel Houellebecq et Flammarion,
2010, p. 374.
8 . Ibid ., p. 375.
9 . Ibid ., p. 376.
10 . Ibid .
11 . A.-L. Boch, Médecine technique, médecine tragique. Le tragique, sens et destin de la
médecine moderne , Paris, Seli Arslan, 2009, p. 200. Anne-Laure Boch déplore que l’idéal
d’euthanasie soit partagé « par la plupart de nos contemporains, pour lesquels la bonne mort
est la mort subite, imprévue, en état d’inconscience, pendant le sommeil, foudroyant une
personne jusque-là en parfaite santé » (Ibid ., p. 199).
12 . S. Žižek, La Seconde Mort de l’opéra , Circé, 2006, p. 74.
13 . Ibid ., p. 71.
14 . Ibid ., p. 75.
15 . Ibid ., p. 71.
16 . W. Smith, Forced Exit : The Slippery Slope from Assisted Suicide to Legalized Murder ,
New York, Times Books, 1997, p. 21.
17 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 175.
18 . Ibid ., p. 199.
19 . Ibid ., p. 93.
20 . Ibid ., p. 177.
21 . Ibid ., p. 93.
22 . Selon l’expression de l’historien de la bioéthique Albert Jonsen, « O Brave New World :
Rationality in Reproduction », in D. C. Thomasma, T. Kushner (eds.), Birth to Death : Science
and Bioethics, Cambridge, Cambridge University Press, 1996, p. 50.
23 . Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 92. Ce ne sont que quelques-uns des
« indicateurs » d’humanité listés par Fletcher qui en énumère quinze nécessaires pour être
« vraiment humain » : un minimum d’intelligence, la conscience de soi, le contrôle de soi, le
sens du temps, le sens du futur, le sens du passé, la capacité de se lier aux autres, le souci des
autres, la communication, le contrôle de son existence, la curiosité, l’aptitude au changement,
l’équilibre entre rationalité et sentiment, l’individualité, l’intégrité des fonctions néo-corticales
(J. Fletcher, Humanhoood. Essays in Biomedical Ethics , Amherst NY, Prometheus Books,
1979, p. 12-16). A ses yeux, le bonheur par exemple ne peut suffire. Ce pasteur fort peu
chrétien s’en prend à une femme médecin qui s’occupe de retardés mentaux au QI à peu près
égal à zéro, dont elle dit qu’ils sont heureux : cela va selon lui contre la « vue du monde
européen judéo-chrétien, où l’on a toujours tenu que c’est la ratio , ou raison, qui établit
l’humanum » (Humanhoood , p. 21).
24 . H. T. Engelhardt, Les Fondements de la bioéthique , Paris, Les Belles Lettres, 2015,
p. 188.
25 . Ibid ., p. 189.
26 . Ibid ., p. 192.
27 . Ibid ., p. 188. Ce passage, trop ridicule sans doute, avait été omis dans une des
premières présentations du livre au public francophone (G. Hottois, Qu’est-ce que la
bioéthique ? , Paris, Vrin, 2004).
28 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 95.
29 . H. T. Engelhardt, Les Fondements de la bioéthique , op. cit. , p. 196.
30 . Ibid ., p. 187.
31 . P. Singer, Rethinking Life and Death. The Collapse of Our Traditional Ethics , New
York, St. Martin’s Griffin, 1994, p. 198.
32 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 185.
33 . Réponse à une FAQ consultable sur le site officiel de Peter Singer :
http://www.petersinger.info/faq/
34 . M. Specter, « The Dangerous Philosopher », The New Yorker , 6 septembre 1999, p. 55.
35 . Ibid .
36 . P. Singer, « Playing God », interview by Marianne Macdonald, Herald Sun , Melbourne,
29 juillet 2001, Sunday Magazine , p. 18.
37 . P. Berkowitz, « Other People’s Mothers », The New Republic , 10 janvier 2000, p. 36.
Ces remarquables articles de Specter et Berkowitz, pourtant aisément consultables sur Internet,
n’ont reçu aucun écho chez les disciples français de Singer, qui les ignorent, ou font mine de
les ignorer.
38 . Ibid .
39 . Il est dommage que ce livre ne soit pas encore traduit en français car il est sans doute
l’un des plus ridicules de Singer, dans sa présomption satisfaite de soi.
40 . Cf. H. Kuhse (ed.), Unsanctifying Human Life : Essays on Ethics , Oxford, Blackwell
Publishers, 2002.
41 . P. Singer, « The Sanctity of Life », Foreign Policy , sept.-oct. 2005.
42 . R. Reagan, cité par P. Singer, Rethinking Life and Death , op. cit. , p. 106. Le livre de
Reagan auquel Singer fait allusion a été publié en 1983, alors qu’il était encore président des
États-Unis.
43 . R. Reagan, Abortion and the Conscience of the Nation (1983), New York, New York
Publications, 2001, p. 47.
44 . W. Gaylin, L. Kass, E. Pellegrin, K. Siegler, « Doctors Must Not Kill », Journal of the
American Medical Association, 1988/259 (14), p. 2139.
45 . Hippocrate, Serment , in De l’art médical , Paris, Livre de poche, 1994, p. 83.
46 . S. Rubenfeld (ed.), Medicine After the Holocaust. From the Master Race to the Human
Genome and Beyond, New York, Palgrave-Macmillan, 2010, p. 2.
47 . G. Canguilhem, « Qualité de la vie, dignité de la mort », in C. Galpérine (éd.), Actes du
colloque mondial Biologie et devenir de l’homme , Paris, Universités de Paris, 1976, p. 530.
48 . Une étude de Harvey Max Chochinov portant sur 200 patients du cancer en phase
terminale montre que le désir de mort que certains expriment varie beaucoup dans le temps.
Seuls 8,5 % expriment un tel désir de manière véritablement déterminée, la plupart des autres
peuvent être simplement diagnostiqués comme déprimés et cette dépression peut être
traitée (H. M. Chochinov et al., « Desire for Death in the Terminally Ill », American Journal of
Psychiatry, 152 (1995), p. 1185-1191).
49 . L. Israël, Les Dangers de l’euthanasie , Paris, Éditions des Syrtes, 2002, p. 44.
50 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 203 et 204.
51 . Ibid ., p. 204.
52 . « We cannot condemn euthanasia just because the Nazis dit it, any more than we can
condemn the building of new roads for this reason », P. Singer, Practical Ethics , Cambridge,
Cambridge University Press, 1979, p. 154.
53 . P. Singer, Questions d’éthique pratique , op. cit. , p. 202.
54 . Ibid ., p. 203.
55 . Ibid .
56 . K. Binding, A. Hoche, La Libéralisation de la destruction d’une vie qui ne vaut pas
d’être vécue , in C. Schank, M. Schooyans, Euthanasie. Le dossier Binding et Hoche , Paris,
Éditions du Sarment, 2002.
57 . Ibid ., p. 86.
58 . Ibid ., p. 109.
59 . Ibid ., p. 86.
60 . Ibid ., p. 82.
61 . Cité dans E. Kogon, H. Langbein, A. Rückerl, Les Chambres à gaz, secret d’État , Paris,
Éditions de Minuit, 1984, p. 28. Sur l’histoire de l’euthanasie nazie, cf. M. Burleigh, Death and
Deliverance. Euthanasia in Germany, C. 1900-1945 , Cambridge, Cambridge University Press,
1995.
62 . L. Alexander, « Medical Science Under Dictatorship », New England Journal of
Medicine , vol. 241, n o 2, 14 juillet 1949, p. 44.
63 . Sur cette « affaire Singer », cf. B. Schöne-Seifert, K.-P. Rippe, « Silencing the Singer.
Antibioethics in Germany », Hastings Center Report , vol. 21, n o 6 (nov.-déc. 1991), p. 20-27.
Les auteurs défendent à juste titre la liberté d’expression académique, mais négligent la
légitimité qu’il y a aussi à manifester contre de telles opinions aux conséquences criminelles.
II
ÉLOGE DE L’INFANTICIDE
Les conséquences d’une telle distinction entre les vies dignes d’être
vécues et les autres, entre les personnes et les non-personnes, sont bien sûr
ravageuses, non seulement en fin de vie mais aussi en début de vie.
Curieusement, Singer et ses proches insistent plus sur le début de vie que
sur la fin de vie. Sans doute estiment-ils que l’accord est déjà assez
largement partagé sur l’euthanasie des malades en phase terminale et qu’il
vaut mieux, pour « épater le bourgeois » comme dit fort bien le grand
Thomas Szasz, authentique esprit libre, lui, s’attacher à justifier ce qui
semble le plus injustifiable, l’infanticide1 . C’est un point essentiel pour
Singer, sur lequel il revient à de très nombreuses reprises, sans jamais
accepter de céder un pouce sur ses positions extrémistes.
Cette défense de l’infanticide n’est cependant pas le propre de Singer.
Nombreux sont les auteurs, avant et après lui, qui font de ce thème leur
cheval de bataille. Singer s’inspire en particulier de l’ex-pasteur ( ?)
Joseph Fletcher qui souhaitait autoriser l’infanticide, qu’il est un des
premiers à appeler délicatement « l’avortement post-natal2 ». Les interdits
portant sur l’infanticide seraient selon lui de simples « tabous ». En bon
utilitariste, la seule question que se pose Fletcher est de savoir si tuer un
bébé augmentera la quantité des plaisirs et réduira celle des souffrances :
« cette vue attribue une valeur à la vie humaine plutôt qu’au simple fait
d’être vivant et tient qu’il vaut mieux être mort que de trop souffrir ou
d’endurer trop de déficits des fonctions humaines3 ». De même le
philosophe analytique américain Michael Tooley s’est fait une spécialité
de cette défense et illustration de l’infanticide, à laquelle il a consacré de
nombreux articles et un livre, fort appréciés de Singer. Pour Tooley, cité
par Singer, il est d’autant plus intéressant de réfléchir rationnellement sur
l’infanticide que celui-ci suscite la « même réaction que l’inceste ou le
cannibalisme, ou, autrefois, la masturbation ou le sexe oral. Dans tous ces
cas la réponse est d’abord viscérale (…). On peut donc suspecter qu’il
s’agit d’un tabou plus que d’une interdiction rationnelle4 ». Tooley dit
donc très clairement qu’il faut ne pas plus se laisser arrêter par ce tabou
que par les tabous antérieurs qu’il a énumérés. La conclusion est limpide :
l’infanticide, ce n’est pas plus grave que le sexe oral. Le célèbre
« éthicien » anglais Jonathan Glover, lui aussi « spécialisé » dans ces
questions d’euthanasie et d’infanticide, estime qu’il est légitime de tuer
des nouveau-nés puisqu’ils ne sont pas des personnes dans la mesure où,
selon lui, « être une personne est lié à un niveau minimal de conscience de
soi, une conscience de la frontière entre vous et le reste du monde et à la
conscience de vous-même comme ayant une existence continue dans le
temps5 ». Les tuer ne va pas non plus contre les « préférences » des
nouveau-nés : puisqu’ils « n’ont pas de conception de la mort », ils « ne
peuvent avoir une préférence pour la vie plutôt que pour la mort6 ». Les
nouveau-nés sont donc remplaçables : « il est mal de tuer un bébé qui a
une chance de vivre une vie digne d’être vécue mais […] ce ne serait pas
mal de le tuer si l’alternative à son existence était l’existence de quelqu’un
d’autre avec une aussi bonne chance de vivre une vie ayant au moins la
même valeur7 ».
Singer consacre pour sa part de très nombreuses pages à cette défense
de l’infanticide, en particulier dans les trois chapitres aux titres
faussement interrogatifs des Questions d’éthique pratique : « Est-il mal
de tuer ? », « Peut-on supprimer la vie de l’embryon et du fœtus ? »,
« Peut-on supprimer la vie des humains ? ». Les réponses sont
respectivement : « ça dépend », « oui, bien sûr », « oui, à certaines
conditions ». Singer consacre également un livre entier à cette question,
écrit avec Helga Kuhse, Le Bébé devrait-il vivre ? , dont le sous-titre est
explicite : Le problème des enfants handicapés 8 . Dans un passage
très souvent repris, curieusement publié d’abord dans une revue de
pédiatrie, Singer explique qu’il est plus grave, du point de vue des
« indicateurs de personnes », de tuer un chien ou un cochon qu’un enfant
handicapé : « si nous comparons un enfant humain sévèrement handicapé
et un animal non-humain, un chien ou un cochon par exemple, nous
trouvons souvent que le non-humain a des capacités supérieures, à la fois
en acte et en puissance, pour la rationalité, la conscience de soi, la
communication et toutes ces autres choses qui peuvent être plausiblement
considérées comme moralement significatives9 ». Bonne indication pour
un pédiatre…
Dans un autre passage scandaleux, fréquemment cité, Singer estime que
tuer un jeune enfant n’a pas plus de conséquence que de tuer un escargot.
Prendre les vies de personnes « sans leur consentement » n’est pas
acceptable, car ce serait « contrarier leurs désirs d’un futur ». En revanche
« tuer un escargot ou un nouveau-né ne contrecarre pas des désirs de ce
genre » car ils n’en ont pas10 . Si nous choisissons d’épargner des humains
plutôt que des animaux, c’est uniquement parce qu’ils ont plus de
préférences : « pour les utilitaristes des préférences, prendre la vie d’une
personne est normalement pire que prendre la vie d’un être d’une autre
nature, car, dans leurs préférences, les personnes sont fortement orientées
vers le futur11 ».
Lorsqu’on lui repose la question de savoir s’il assume cette déclaration,
il n’en démord pas : « cette formule qui a tellement dérangé n’est pas
seulement vraie, elle est évidemment vraie12 ». Récemment encore, Singer
affirme dans un entretien publié dans la revue Critique :
Je continue à penser que nous devons estimer la valeur d’une vie à l’aune de la qualité
des expériences dont est capable l’être qui vit cette vie, indépendamment de toute
considération d’espèce. Ce qui implique que nous puissions, dans certains cas, juger que
la vie que mène un être de notre propre espèce dont les capacités intellectuelles sont
gravement diminuées a intrinsèquement moins de valeur que la vie d’un animal non
humain. C’est clair par exemple si l’on compare la vie d’un être humain réduit à un état
végétatif durable, sans aucun espoir de jamais en sortir, et celle d’un chien 13 .
Tout au plus Singer admet-il que ce n’est pas à lui de juger de la valeur
de cette vie mais que ce sont les parents d’un tel nouveau-né handicapé,
« éventuellement en concertation avec des médecins », qui pourront
spécifier « quelle vie est satisfaisante ou non14 ». Il est fier d’y revenir sur
son site où il présente une autre question qui lui est souvent posée (FAQ) :
« Vous avez dit que tuer un enfant défectueux n’est pas moralement
équivalent à tuer une personne. Est-ce bien ce que vous avez dit ? » La
réponse de Singer est claire : « c’est exact mais cela peut être mal
interprété si l’on ne comprend pas le sens du terme de personne. J’utilise
le terme de personne pour me référer à un être qui est capable d’anticiper
le futur, d’avoir des souhaits et des désirs pour le futur […]. Je pense que
c’est un plus grand mal de tuer une telle personne que de tuer un être qui
n’a pas le sens de son existence dans le temps. Les nouveau-nés humains
n’ont pas de sens de leur existence dans le temps. Ainsi tuer un nouveau-
né n’est jamais équivalent à tuer une personne, c’est-à-dire un être qui
veut continuer à vivre15 ».
Sur cette question de l’infanticide, Singer veut passer pour un
iconoclaste, un esprit libre. Il s’élève contre le fait que l’infanticide soit
un tabou dans nos sociétés, ce qui nous empêche de réfléchir calmement à
ses avantages et à ses inconvénients. Ce serait en fait à cause du
christianisme que nous aurions perdu l’habitude de tuer les enfants qui
était pourtant fort répandue : il consacre tout un chapitre de Le bébé doit-il
vivre ? à faire la liste des cultures qui justifient l’infanticide. Singer
dénonce l’enseignement chrétien « totalitaire » qui aurait « inauguré un
degré d’hostilité à l’infanticide unique parmi toutes les cultures16 ». Ne
pas tuer un nourrisson mal formé ou malade était souvent considéré
comme un mal, et l’infanticide a probablement été la première forme de
contrôle des populations ; et dans certaines sociétés, c’était la seule17 ».
Pour justifier l’infanticide, Singer ironise ailleurs lourdement sur le fait
qu’on ne doit pas se laisser impressionner par l’apparence « parfois
mignonne » des bébés :
Lorsque nous réfléchissons à cette question, nous devrions mettre de côté les sentiments
qu’éveillent la petitesse, la vulnérabilité et, parfois, la mignonne apparence des
nourrissons humains. Penser que la vie des nourrissons a une valeur particulière parce
qu’ils sont petits et mignons s’accorde bien avec l’idée qu’un bébé phoque mérite, avec sa
douce fourrure blanche et ses grands yeux ronds, davantage de protection qu’un gorille à
qui ces attributs font défaut18 .
Infanticide et avortement
Le raisonnement de Singer pour justifier l’infanticide est assez simple.
Il l’expose notamment dans le chapitre « Peut-on supprimer la vie de
l’embryon et du fœtus ? » de ses Questions d’éthique pratique . Il consiste
à mettre sur le même plan infanticide et avortement. Singer reconnaît la
faiblesse de la « position libérale » qui, pour justifier l’avortement,
cherche à tracer entre l’embryon et le nouveau-né « une ligne de
démarcation qui aurait une signification morale19 ». Ces libéraux
« soutiennent en général qu’il est permis de tuer un embryon ou un fœtus
mais pas un bébé20 ». Singer n’accepte pas cette idée d’une « ligne de
démarcation » à la naissance qui lui semble totalement arbitraire. Et donc,
« si cette ligne ne marque pas un changement soudain dans le statut du
fœtus, alors il apparaît qu’il n’y a que deux possibilités : s’opposer à
l’avortement, ou autoriser l’infanticide21 ». Il n’est pas question pour lui
de s’opposer à l’avortement, dans la mesure où le fœtus, n’étant
absolument pas une personne, « n’est pas le genre d’être dont la vie doit
être protégée de la même manière que doit l’être la vie d’une personne22
». Et donc, poursuit placidement Singer, il convient d’être également
favorable à l’infanticide. Les mêmes arguments s’appliquent au nouveau-
né et au fœtus : « un bébé d’une semaine n’est pas un être rationnel
conscient de soi […]. Si le fœtus n’a pas droit à la vie comme une
personne, le nouveau-né non plus23 ». Pour Singer, l’avortement est
légitime puisque les embryons et fœtus ne sont pas des personnes. Mais
comme le nouveau-né n’est pas une personne non plus, il est tout aussi
légitime de le tuer si cela correspond aux préférences des parents ! Il ne
faut pas se laisser arrêter sur ce point par les « aspects émotionnellement
touchants […] mais sans aucune pertinence » de l’infanticide et par l’idée
« pratiquement jamais remise en cause, selon laquelle la vie d’un
nouveau-né est sacro-sainte, comme celle d’un adulte24 ». Il n’y a pas non
plus à craindre que cette pratique de l’infanticide crée de l’anxiété parmi
la population puisque, d’une part, les enfants directement visés ne sont pas
capables de comprendre cette politique, et, d’autre part, les adultes, dans
la mesure où ils sont déjà adultes, ne sont pas menacés par une telle
pratique. Extraordinaire argumentation, qui ne peut évidemment que
donner des arguments aux adversaires de l’interruption volontaire de
grossesse, dont la banalisation peut conduire à de telles folies énoncées sur
un ton docte. Comme le reconnaît Singer, cela pourrait faire croire que,
« si l’on accepte l’avortement, l’euthanasie rôde au prochain coin de rue25
».
Il est donc tout à fait loisible aux parents de se débarrasser après la
naissance d’enfants qui sont handicapés. La question est de savoir quels
sont les enfants « défectueux » qu’il devrait être possible de tuer. On
pourrait penser qu’il s’agit seulement d’enfants gravement handicapés :
dans ce cas Singer estime que tout le monde devrait bien sûr être d’accord.
La question portera seulement sur le fait de savoir s’il faut « laisser
mourir » ou « tuer » ces enfants : « presque tout le monde admet que, dans
les cas les plus graves, permettre à un enfant de mourir est la seule attitude
humaine et acceptable d’un point de vue éthique. S’il est juste de laisser
des enfants mourir, la question est de savoir pourquoi il n’est pas juste de
les tuer26 ». Singer développe longuement le cas de nouveau-nés
anencéphales ou nés avec un spina bifida , déformation qui peut être
gravissime de la colonne vertébrale, dont les formes les plus graves
connaissaient une évolution fatale, dans l’état de la médecine et de la
chirurgie à l’époque où Singer a écrit ses livres.
Mais Singer envisage aussi le cas d’enfants bien moins gravement
handicapés, dont la survie n’est pas en jeu. L’infanticide doit aussi être
envisagé pour des enfants hémophiles ou atteints d’un syndrome de Down,
c’est-à-dire d’une trisomie 21. Selon Singer, de telles vies ne valent pas la
peine d’être vécues et sont sources de plus de peines que de plaisirs. On ne
doit pas commencer une vie avec de telles perspectives : « l’expérience
d’avoir un enfant trisomique est très différente de celle d’avoir un enfant
normal […]. Nous ne voulons pas qu’un enfant commence le voyage
incertain de la vie avec ces nuages en perspective27 ». Et donc, « quand on
peut le savoir dès le début il vaut mieux prendre un nouveau départ28 ». Le
voyage de la vie doit être sans nuages…
Avec un cynisme déroutant, Singer explique qu’il vaut mieux tuer ces
enfants défectueux pour pouvoir se consacrer à produire un nouvel enfant
en bon état : ce nouvel enfant aura une vie plus heureuse que si ses parents
étaient encombrés d’un enfant handicapé dont il faudrait prendre soin.
« La perte de la vie du premier nourrisson est compensée par le gain d’une
vie plus heureuse pour le second. C’est pourquoi, selon le point de
vue utilitariste total, si tuer le nourrisson hémophile n’a pas d’effets
néfastes sur d’autres personnes, le tuer sera justifié29 ». Et de conclure,
sans aucune gêne : « pour le point de vue utilitariste total, l’enfant est
remplaçable, comme les animaux qui ne sont pas conscients d’eux-
mêmes30 ». Les enfants sont remplaçables ! Une telle absurdité et
abjection étonne de la part de quelqu’un qui assure être le père de deux
filles. Il ne semble même pas se rendre compte de l’énormité qu’il
profère.
Il faut dire que Singer n’est pas le seul à estimer que les enfants sont
« remplaçables ». Selon le fondateur de la bioéthique, Hugo Tristram
Engelhardt, il devrait aussi être possible d’« arrêter le traitement » d’un
enfant (il n’ose parler explicitement d’infanticide) pour les parents qui le
souhaitent : « tout bien considéré, il y a des situations où la chose à faire,
pour un couple, sera de laisser mourir son enfant et de chercher à en avoir
un autre, lequel deviendra une personne exempte de handicaps lourds31 ».
C’était déjà le point de vue du maître de Singer, le philosophe utilitariste
Richard Hare, qui estimait normal qu’un couple qui ne peut élever qu’un
enfant puisse choisir « d’avorter un fœtus qui va être misérablement
handicapé s’il devient adulte, par exemple si sa mère a la rubéole » et de le
remplacer par « un prochain enfant qui sera complètement normal et aussi
heureux que la plupart des gens32 ». De ce point de vue, on peut bien sûr
aller plus loin et estimer que ce ne sont pas seulement les enfants
handicapés qui devraient être remplaçables. En fait tous les enfants, dans
la mesure où ils ne sont pas conscients, sont remplaçables, comme « il est
possible de considérer les animaux non conscients d’eux-mêmes comme
interchangeables, ce qui n’est pas le cas des êtres conscients d’eux-
mêmes33 ». L’infanticide doit pouvoir s’appliquer à tous les enfants si cela
est avantageux pour les parents. Singer poursuivra par la suite sa réflexion
sur le sujet. À la question d’un journaliste qui lui demande ce qu’il pense
de parents « concevant et donnant naissance à un enfant spécialement pour
le tuer, prendre ses organes et les transplanter à leurs enfants plus âgés
malades », il répond : « il est difficile de s’enthousiasmer pour des parents
qui peuvent avoir une vue aussi détachée, mais il n’y a rien de ce qu’ils
font qui soit mal en soi ». Et à la question posée ensuite : « Y a-t-il
quelque chose de mal dans une société où les enfants sont élevés comme
pièces de rechange sur une grande échelle ? », il répond tout simplement :
« Non34 . »
Deux disciples de Singer, Alberto Giubilini et Francesca Minerva, ont
conclu logiquement, dans un article du très « sérieux » Journal of Medical
Ethics (mais peut-on ici parler d’éthique médicale ?), que l’infanticide
devrait « être permis dans tous les cas où l’avortement est permis, même
dans les cas où l’enfant n’est pas handicapé » car fœtus et nouveau-nés
« n’ont pas le même statut moral que des vraies personnes35 ».
Obligations professionnelles, choix de vie, situation familiale et autres
conditions qui peuvent justifier un avortement doivent aussi autoriser un
infanticide. En effet, le bien-être des « gens déjà existants, parents,
famille, société » peut être mis à mal par le nouvel enfant, même s’il est
en bonne santé, car « il requiert de l’énergie, de l’argent et des soins dont
la famille peut manquer36 ». Il n’est pas envisageable d’abandonner
l’enfant car « la mère peut souffrir de détresse si elle doit abandonner son
enfant37 ». Alors que bien sûr, si elle le tue, tout ira sans doute beaucoup
mieux. Giubilini et Minerva proposent d’appeler cette pratique
« avortement après-naissance » plutôt qu’infanticide pour souligner que le
statut moral du nouveau-né tué est comparable à celui d’un fœtus plutôt
qu’à celui d’un enfant. Ces déclarations ont créé un petit scandale dans le
journal d’éthique médicale où elles furent publiées, mais qui fut assez vite
oublié.
« MORTS SUSPECTES ».
LA REDÉFINITION DE LA MORT
LA « LOTERIE DE LA SURVIE » :
FAUT-IL TUER UN BIEN-PORTANT
POUR SAUVER DEUX MALADES ?
Si c’en est fini avec l’altérité radicale de la mort, avec son caractère
sacré, il n’y a alors plus d’interdits, plus de limites. Le titre d’un des livres
d’entretiens de von Hagens, Pushing the Limits , indique bien cette volonté
de repousser sans cesse les limites16 . Désormais la formule de La
Rochefoucauld, « le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement »,
est oubliée et la mort, sous la forme du cadavre, est scrutée sous toutes ses
coutures. Du point de vue de l’éthique appliquée contemporaine, la mort
n’est rien d’autre qu’un objet parmi d’autres et Singer se propose de ce
point de vue de « repenser la vie et la mort », c’est-à-dire de considérer
rationnellement la mort, loin des angoisses et de la sacralité des religions
et de la culture traditionnelle.
L’HUMANISME,
SINON LE COMPOSTISME
« Plus oultre »
Il est assez divertissant de voir que les auteurs dont nous avons parlé
veulent en général se présenter comme des auteurs « subversifs » ou
« transgressifs ». Les auteurs réellement subversifs sont en fait ceux qui
jouent sur les frontières plutôt que de tenter désespérément de les effacer.
On comprend l’embarras de Haraway, qui pressent quelquefois qu’en
abolissant les frontières elle va s’empêcher à l’avenir de s’enthousiasmer
pour ces « êtres de frontières » chers à son cœur, pour les « hybrides » et la
« promesse des monstres » qu’elle appelle de ses vœux. Elle va finir par se
rendre compte que l’on ne peut être réellement transgressif que lorsqu’il
subsiste des interdits ou des limites à transgresser. Celles qui, comme
Butler ou Haraway, se réclament d’un Foucault rendu politiquement
correct devraient se rappeler que celui-ci, dans un texte fameux, soulignait
le lien indissoluble entre limite et transgression. « La limite et la
transgression se doivent l’une à l’autre la densité de leur être : inexistence
d’une limite qui ne pourrait absolument pas être franchie ; vanité en retour
d’une transgression qui ne franchirait qu’une limite d’illusion ou d’ombre9
. » Si l’on se reporte à Georges Bataille, à qui est consacré ce texte, on
note qu’il insistait effectivement sur le courage que comporte la
transgression : « La transgression des interdits n’est pas leur ignorance :
elle demande un courage résolu. Le courage nécessaire à la transgression
est pour l’homme un accomplissement10 . » S’il n’y a plus de limites, il
n’y a plus de transgression, plus de courage.
Le tonus de l’être humain ne se mesure en effet que dans sa capacité à
affronter des limites, à les déplacer, à en jouer. C’est ainsi que se constitua
effectivement l’humanisme, dès la Renaissance, dans sa volonté de
dépassement et de conquête de nouveaux territoires. On se souvient de la
définition de la « dignité de l’homme » par Pic de la Mirandole : ce qui
fait la grandeur de l’homme est qu’il n’a pas d’essence prédéterminée. Il
se définit dans la lutte contre les limites qui lui sont imposées par la
nature, et par sa volonté tenace de faire toujours reculer l’ignorance et le
mal sans que ce combat soit jamais gagné. C’est dans cette confrontation à
l’altérité, à la négativité, que l’homme prend conscience de lui-même. Il
part à l’aventure, à la découverte de l’autre, qu’il va s’efforcer de
connaître et de séduire au travers de l’amour. Il craint d’abord les
animaux, puis les domestique et les admire, les fait servir aussi à ses
desseins. Il sait qu’il n’est pas un pur esprit, qu’il est indissolublement lié
à son corps. Maladies et mort font donc partie de la vie de l’homme, mais
il les combat sans relâche par la science et la médecine qui est, comme
disait Foucault, la « forme armée de notre finitude ». Cet homme-là est un
être qui affronte le monde pour en repousser sans cesse les limites. Là est
son bonheur, là est ce qui donne un sens à sa vie. L’homme de
l’humanisme est celui qui quitte ce monde trop étroit et fait
courageusement voile au-delà des Colonnes d’Hercule, vers l’immensité
de l’océan inconnu. Sa devise, tant qu’il existe, sera celle de Charles
Quint : « plus oultre ».
Notes
1 . G. Orwell, « Notes sur le nationalisme », in G. Orwell, Essais, articles, lettres , vol. III
(1943-1945), Paris, Ivrea-Encyclopédie des nuisances, 1998, p. 476.
2 . G. Orwell, « Lettre à Humphry House du 11 avril 1940 », in G. Orwell, Essais, articles,
lettres , vol. I (1920-1940), Paris, Ivrea-Encyclopédie des nuisances, 1995, p. 663.
3 . Les vers semblent aussi actuellement très tendance pour préfigurer notre avenir. Fausto-
Sterling s’imagine que notre sexualité pourrait ressembler à celle des vers plats, d’autres
s’efforcent aujourd’hui de développer une « ontologie politique de l’enchevêtrement » avec les
vers, qui est au cœur des très branchées « multispecies studies » (cf. J. Lorimer, « Gut
Buddies. Multispecies Studies and the Microbiome », Environmental Humanities , 8, 1,
mai 2016, p. 57-76).
4 . D. Haraway, « Anthropocene, Capitalocene, Plantationocene, Chthulucene : Making
Kin », Environmental Humanities , vol. 6, 2015, p. 161.
5 . D. Haraway, Manifestly Haraway , Minneapolis, University of Minnesota Press, 2016,
p. 261.
6 . Ibid ., p. 224.
7 . D. Haraway, « Introduction. A Kinship of Feminist Figurations », in D. Haraway, The
Haraway Reader , p. 1.
8 . C. Melman, L’Homme sans gravité , op. cit. , p. 147.
9 . M. Foucault, « Préface à la transgression » (1963), in Dits et écrits , t. I, Paris, Gallimard,
1994, p. 237.
10 . G. Bataille, La Littérature et le mal , Paris, Gallimard, 1990, p. 157.
REMERCIEMENTS
À mon ami Pascal Bruckner, qui a cru en ce projet de livre dès le début
et m’a encouragé tout au long de son écriture.
À Roland Jaccard et aux amis de « la bande de chez Yushi » et
d’ailleurs, qui ont bien voulu lire le manuscrit et m’ont permis de
l’améliorer.
À mes étudiants en philosophie de la Sorbonne.
Couverture : Gilles Aillaud, Perroquets .
© Adagp 2018
Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
pour tous pays.
© Éditions Grasset & Fasquelle, 2018.
ISBN : 978-2-246-81194-7
Table
Couverture
Page de titre
Dédicace
INTRODUCTION
De l'hermaphrodisme au genre
L'indistinction à la naissance
et la lutte contre les « dualismes »
De l'intersexualité au transsexualisme
« Défaire le genre »
V. La zoophilie cosmique
de Donna Haraway
L'EUTHANASIE ET LA BANALISATION
DE LA MORT
Personnes et non-personnes
Infanticide et avortement
CONCLUSION
L'humanisme, sinon le compostisme
« Plus oultre »
Remerciements
Page de copyright