Lagarce - Juste La Fin Du Monde
Lagarce - Juste La Fin Du Monde
Lagarce - Juste La Fin Du Monde
Deuxième partie
Scène 1
1
Jouable : qui peut être tentée ; mais aussi, qui peut être représentée.
doucement, comme pour m’expliquer qu’elle me pardonne je ne sais quels crimes,
et ces crimes que je ne me connais pas, je les regrette,
j’en éprouve du remords1.
Scène 2
1
J’en éprouve du remords : je regrette d’avoir mal agi.
2
Me faire déguerpir : me faire partir, me faire fuir.
et nous t’accompagnons, on te dépose.
je disais seulement,
je voulais seulement dire
et ce n’était pas en pensant mal,
je disais seulement,
je voulais seulement dire….
et c’est sûrement plus juste (j’y pense juste à l’instant, ça me vient en tête)
parce que celui-là se laissait battre, perdait en faisant exprès et se donnait le beau rôle,
je ne sais pas,
aujourd’hui cela m’est bien égal,
mais je n’étais pas brutal, là non plus je ne l’étais pas,
je devais juste me défendre,
tout ça, c’est juste pour me défendre.
On ne peut pas m’accuser.
Ne lui dis pas de partir, il fait comme il veut c’est chez lui aussi,
il a le droit, ne lui dis rien.
Je vais bien.
Suzanne et moi,
ce n’est pas malin
(ça me fait rire, ris avec moi, ça me fait rire,
ne reste pas comme ça,
Suzanne ?
Je n’allais pas le cogner, tu n’as pas à avoir peur c’est fini)
ce n’est pas malin, Suzanne et moi, nous devrions être toujours ensemble,
on ne devrait jamais lâcher,
serrer les coudes, comment est-ce qu’on dit ?
s’épauler,
on n’est pas trop de deux contre celui-là, tu n’as pas l’air de te rendre compte,
Il faut être au moins deux contre celui-là,
je dis ça et ça me fait rire.
Toute la journée d’aujourd’hui, tu t’es mise avec lui,
tu ne le connais pas,
il n’est pas mauvais, non
ce n’est pas ce que je dis,
mais tu as tout de même tort,
car il n’est pas totalement bon, non plus, tu te trompes
et ce n’est pas malin,
voilà, c’est ça, ce n’est pas malin,
bêtement, de faire front contre moi.
LA MÈRE. – Personne n’est contre toi.
ANTOINE. – Oui. Sûrement. C’est possible.
Scène 3
SUZANNE. – Et puis encore, un peu plus tard.
LA MÈRE. – Nous ne bougeons presque plus,
nous sommes toutes les trois, comme absentes,
on les regarde, on se tait.
ANTOINE. – Tu dis qu’on ne t’aime pas,
je t’entends dire ça, toujours je t’ai entendu,
je ne garde pas l’idée, à aucun moment de ma vie, que tu n’aies pas dit ça,
à un moment ou à un autre,
aussi loin que je puisse remonter en arrière, je ne garde pas la trace que tu n’aies fini par dire
− c’est ta manière de conclure si tu es attaqué –
je ne garde pas la trace que tu n’aies fini par dire qu’on ne t’aime pas,
qu’on ne t’aimait pas,
que personne, jamais ne t’aima
et que c’est de cela que tu souffres.
Tu es enfant, je te l’entends dire
et je pense, je ne sais pas pourquoi, sans que je puisse l’expliquer,
sans que je comprenne vraiment,
je pense,
et pourtant je n’en ai pas la preuve
− ce que je veux dire et tu ne pourrais le nier si tu voulais te souvenir avec moi,
ce que je veux te dire,
tu ne manquais de rien et tu ne subissais rien de ce qu’on appelle le malheur.
Même l’injustice de la laideur ou de la disgrâce 1 et les humiliations qu’elles apportent,
Tu ne les as pas connues et tu en fus protégé –
1
1. Disgrâce : manque de charme dans l’allure, désavantage physique
je pense,
je pensais,
que peut-être, sans que je comprenne donc
(comme une chose qui me dépassait),
que peut-être, tu n’avais pas tort,
et que en effet, les autres, les parents, moi, le reste du monde,
nous n’étions pas bons avec toi
et nous te faisions du mal.
Tu me persuadais,
j’étais convaincu que tu manquais d’amour.
je te croyais et je te plaignais,
et cette peur que j’éprouvais
– c’est bien, là encore, de la peur qu’il est question –
cette peur que j’avais que personne ne t’aime jamais,
cette peur me rendait malheureux à mon tour,
comme toujours les plus jeunes frères se croient obligés de l’être par imitation et inquiétude,
malheureux à mon tour,
mais coupable encore,
coupable aussi de ne pas être assez malheureux,
de ne l’être qu’en me forçant,
coupable de n’y pas croire en silence.
Parfois, eux et moi,
et eux tous les deux, les parents, ils en parlaient et devant moi encore,
comme on ose évoquer un secret dont on devait me rendre également responsable.
Nous pensions,
et beaucoup de gens, je pense cela aujourd’hui, beaucoup de gens, des hommes et des
femmes,
ceux-là avec qui tu dois vivre depuis que tu nous as quittés,
beaucoup de gens doivent assurément le penser aussi,
nous pensions que tu n’avais pas tort,
que pour le répéter si souvent, pour le crier tellement comme on crie les insultes, ce devait
être juste,
Je cédais.
Je devais céder.
Toujours, j’ai dû céder.
Aujourd’hui, ce n’est rien, ce n’était rien, ce sont des choses infimes 2
et moi non plus je ne pourrais pas prétendre à mon tour,
voilà qui serait plaisant,
à un malheur insurmontable,
mais je garde cela surtout en mémoire :
je cédais, je t’abandonnais des parts entières, je devais me montrer, le mot qu’on me répète,
je devais me montrer « raisonnable ».
Je devais faire moins de bruit, te laisser la place, ne pas te contrarier
et jouir du spectacle apaisant enfin de ta survie légèrement prolongée.
1
1. Prévenances : attentions portées à autrui, actions d’aller au-devant de ses besoins
2
Infirmes : Voire note 1, p.74
Nous nous surveillions,
on se surveillait, nous nous rendions responsables de ce malheur soi-disant 1.
Parce que tout ton malheur ne fut jamais qu’un malheur soi-disant,
tu le sais comme moi je le sais,
et celles-là le savent aussi,
et tout le monde aujourd’hui voit ce jeu clairement
(ceux avec qui tu vis, les hommes, les femmes, tu ne me feras pas croire le contraire,
ont dû découvrir la supercherie 2, je suis certain de ne pas me tromper),
tout ton soi-disant malheur n’est qu’une façon que tu as, que tu as toujours eue et que tu
auras toujours,
̶ car tu le voudrais, tu ne saurais plus t’en défaire 3 , tu es pris à ce rôle ̶
que tu as et que tu s toujours eue de tricher,
de te protéger et de fuir.
1
Soi-disant : prétendu.
2
Supercherie : tromperie, duperie.
3
T’en défaire : t’en séparer, l’abandonner
moi, eux,
et peu à peu, c’était de ma faute, ce ne pouvait être que de ma faute,
On devait m’aimer trop puisque on ne t’aimait pas assez et on voulut me reprendre alors ce
qu’on ne me donnait pas,
et ne me donna plus rien,
et j’étais là, couvert de bonté sans intérêt à ne jamais devoir me plaindre,
à sourire, à jouer,
à être satisfait, comblé1,
tiens, le mot comblé,
alors que toi, toujours, inexplicablement, tu suais le malheur dont rien ni personne, malgré
tous ces efforts, n’aurait su te distraire et te sauver.
Tu es là,
tu m’accables1, on ne peut plus dire ça,
tu m’accables,
tu nous accables,
je te vois, j’ai encore plus peur pour toi que lorsque j’étais enfant,
et je me dis que je ne peux rien reprocher à ma propre existence,
qu’elle est paisible et douce
et que je suis un mauvais imbécile qui se reproche déjà d’avoir failli se lamenter,
alors que toi,
silencieux, ô tellement silencieux,
bon, plein de bonté,
tu attends, replié sur ton infinie douleur intérieure dont je ne saurais pas même imaginer le
début du début.
1
Tu m’accables : tu fais peser sur moi des accusations contre lesquelles je ne peux me défendre
Je ne suis rien,
je n’ai pas le droit,
et lorsque tu nous quitteras encore, que tu me laisseras,
je serai moins encore,
juste là à me reprocher les phrases que j’ai dites,
à chercher à les retrouver avec exactitude,
moins encore,
avec juste le ressentiment1
le ressentiment contre moi-même.
Louis ?
LOUIS. ̶ Oui ?
Épilogue
1
Ressentiment : rancœur, colère due au souvenir d’une blessure émotionnelle
Elle m’évitera les méandres1 de la route, le chemin sera plus court et je sais qu’elle passe près
de la maison où je vis.
La nuit, aucun train n’y circule, je n’y risque rien
et c’est ainsi que je me retrouverai.
À un moment, je suis à l’entrée d’un viaduc 2 immense,
il domine la vallée que je devine sous la lune,
et je marche seul dans la nuit,
à égale distance du ciel et de la terre.
Ce que je pense
(et c’est cela que je voulais dire)
c’est que je devrais pousser un grand et beau cri,
un long et joyeux cri qui résonnerait dans toute la vallée,
que c’est ce bonheur là que je devrais m’offrir,
hurler une bonne fois,
mais je ne le fais pas,
je ne l’ai pas fait.
Je me remets en route avec seul le bruit de mes pas sur le gravier.
Ce sont des oublis comme celui-là que je regretterai.
Juillet 1990,
Berlin
1
Méandres : détours, virages.
2
Viaduc : pont très haut qui franchit une vallée.