Apprends Moi Le Desir
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Liz
Un pas après l’autre, je m’enfonce dans l’enfer que je pensais être mon
paradis.
Mais aujourd’hui je sais qu’il n’est qu’un humain, un simple humain qui
s’est pris pour un Dieu tout-puissant ; complètement fou et mégalomane. Et
je dois l’arrêter.
Je me rends compte encore une fois que la moitié de ma vie n’a été fondée
que sur de la manipulation, une absence totale d’amour et que ma raison ne
tient qu’à un fil. Mais je comprends également que ce fil ne cassera jamais
car il est le lien qui me relie à mon sauveur, celui qui m’a ramenée dans une
réalité difficile, celui qui m’a rattrapée avant que je ne chute dans un abîme
sans retour possible.
Annaelizy’AH
Je me ratatine sous les douze paires d’yeux furieux braqués sur moi. Mon
essence frémit et, si j’étais capable de la ressentir, la peur me ferait regretter
d’avoir une nouvelle fois cédé à ma curiosité.
Les onze autres qui se tiennent à ses côtés le couvent d’un regard empli
d’adoration. Micha’EL est le plus ancien encore parmi nous et je suis
consciente qu’il est un être bon et ne cherche que le bien de tous ; le
problème vient clairement de moi.
Il continue gravement :
Quoi ? Non !
Tandis qu’il tend les mains dans ma direction pour mettre à exécution sa
sentence, je perçois les murmures choqués et les encouragements des autres
Anges. Nous savons que mes chances de retour son minces, voire
inexistantes. Ceux qui ont connu l’exil terrestre n’en sont jamais revenus…
Quelque chose pique mon essence puis une lumière aveuglante m’entoure
brusquement, chaude et moelleuse, presque agréable. Et très vite, c’est la
chute ; inexorable et vertigineuse. Je ne cherche pas à lutter et me contente
d’accepter ma punition.
Après tout, je suis forte, je m’en sortirai ! Qu’est-ce qu’une année dans la
vie d’un être éternel ?
2
Jeremy
6 h 59
Je soulève les paupières puis essuie une goutte de sueur qui perle sur mes
cils. Mon cœur bat fort mais pas plus vite qu’à chacun de mes levers.
7 h 00
7 h 10
Je m’assois sur mes draps tiédis par la chaleur de mon corps, encore
humides de mon sommeil agité, puis fais craquer ma nuque trois fois ; pas
une de plus. Je ramène mes pieds, ferme les yeux et respire profondément en
comptant les secondes ; quatre secondes d’inspiration, sept de retenue et
enfin huit d’expiration. Je visualise simultanément le chemin de l’air depuis
mes narines jusqu’à chacune de mes alvéoles, en gonflant ma cage thoracique
à fond. Petit exercice journalier que je nomme 4/7/8. Je le réitère à dix
reprises et, à chacune d’elles, les tentacules nocifs de mes cauchemars se
rétractent doucement. Ils reviendront ce soir, comme toujours, mais au moins
ils me foutront un minimum la paix dans les heures à venir. À présent, mon
cœur a retrouvé une allure normale et je peux passer à l’étape suivante de
mon rituel matinal. Tout doit être exécuté dans l’ordre, sans imprévu, sans
réflexion.
7 h 15
J’effectue quatre pas jusqu’à la fenêtre que j’ouvre en grand puis prends
une minute pour analyser la météo et déterminer ma tenue. Les nuages se
bousculent dans le ciel mais ils sont hauts ; il ne pleuvra pas. La température
est fraîche, le vent faible. Les dernières feuilles orangées qui s’accrochent
encore aux branches frémissent à peine. Un maillot à manches longues
suffira.
Je pivote, les sourcils froncés. Mon cœur accélère.
Non, ça ne va pas !
Meline…
Je relâche avec précaution chaque muscle de mon corps tendu puis jette un
œil à la montre que je porte à mon poignet.
7 h 20
Un, deux, trois… vingt pas jusqu’à la salle de bains. Encore deux pour
rejoindre les toilettes et me soulager. En grognant, je constate encore une fois
que je ne maîtrise pas tout et que ça ne sera jamais le cas. Cette fichue
érection matinale, je m’en passerais bien. Il paraît que c’est naturel et que
tous les hommes de cette planète subissent ça. Mon cœur et mon cerveau ont
bien enregistré que j’ai renoncé à tout échange physique mais apparemment
pas ma queue. Je pisse tant bien que mal, retire mon caleçon et le jette dans le
panier de linge sale. Deux pas jusqu’à la baignoire. Je remets en place un
coin du tapis de sol qui a eu la mauvaise idée de se replier. Je connais la
fautive ! Meline sait pourtant très bien que je ne supporte pas ce genre de
choses.
J’en suis conscient mais je dois vivre avec et l’ai accepté depuis
longtemps.
L’odeur de café vient enfin chatouiller mes narines. Je renifle avec délice
et me détends encore un peu plus. Je vérifie l’alignement des gels douche et
shampoings puis ouvre le robinet. L’eau brûlante finit de nettoyer les restes
de mes terreurs nocturnes et, tandis que le jet glisse sur mon corps, je frotte
avec minutie chaque parcelle de peau qui me compose. Geste nécessaire pour
éliminer les dernières images qui hantent mes nuits.
7 h 35
7 h 45
Je finis de boutonner mon jean du vendredi puis lisse mon maillot. Après
avoir fait mon lit avec soin, méticuleusement inspecté le rangement de mes
vêtements et vérifié que ma commode soit verrouillée, je me dirige vers le
couloir, ferme chacune des portes puis descends les dix-huit marches du vieil
escalier en chêne. Ma paume glisse sur la rampe impeccablement lustrée et ce
petit geste finit de me rassurer.
7 h 58
J’observe avec attention la grande pièce de vie pour m’assurer que tout est
normal puis vérifie que le feu brûle dans la cheminée de la verrière. Quand je
reviens, mes pieds se posent un instant sur le tapis duveteux de la table
basse ; parfaitement propre et à plat, sans aucune trace de poussière.
Parfait…
8 h 00
Je m’assois sur le haut tabouret face à mon trésor aux nattes orangées et
savoure quelques instants la douceur de son regard vert pétillant, ses joues
encore rondes d’enfant, ses petits doigts qui jouent avec sa cuillère.
Elle lui ressemble tant… Et de plus en plus à chaque jour qui passe.
Un jour…
8 h 20
Nous sommes sur le pas de la porte de la maison, pile dans les temps. Je
replace sa frange, ferme le dernier bouton de sa doudoune d’hiver puis
resserre une sangle de son cartable pour mieux l’équilibrer. Je hais l’école de
forcer mon bébé à porter sur son dos des kilos de savoir. Mais bon… si je
veux conserver sa garde, je dois l’accepter.
Après mon inspection, nous nous redressons face à face pour notre rituel
d’avant départ. Elle est le feu, je suis la glace ; opposés mais
complémentaires. Elle appuie son index et son majeur sur sa petite bouche
rosée puis me souffle un baiser. Je fais de même et elle fait mine de l’attraper
et de le poser sur sa joue.
– Je t’aime, papa.
– Je t’aime, Meline.
– Moi, encore plus fort.
– Et moi, plus que l’infini.
Sans attendre, elle me fait un dernier sourire ravi puis s’élance à
l’extérieur. L’air froid mêlé à l’humidité des montagnes me frappe de plein
fouet. Sans que je ne puisse rien y faire, mes tripes se serrent
douloureusement. En m’efforçant de réguler mon rythme cardiaque, je
l’observe sautiller jusqu’au bout de notre allée, perdue au milieu des arbres.
Le moteur du car scolaire ronronne déjà au loin. Je ne referme pas le battant
tant que je ne suis pas sûr qu’elle soit bien installée sur son habituel siège
juste derrière le conducteur et que le véhicule jaune soit reparti.
Annaelizy’AH
Et là, tout de suite, je ne suis entourée que de noir. Je ne discerne plus rien.
Je comprends que mon effroyable chute a enfin cessé et que mes vertiges ont
disparu. Mais j’ignore où je suis et je crois que bientôt je ne saurai même plus
qui je suis. Mon esprit vacille et j’use de toute ma volonté pour conserver ma
mémoire.
Annaelizy’AH. Tu es Annaelizy’AH.
Je me répète en boucle mon nom, en espérant ainsi ne pas tout perdre dans
le nuage qui m’entoure peu à peu. Tout est ma faute. J’aime les humains et je
n’arrive pas à contenir cette force qui me pousse à les étudier, les observer et
même… à tenter de les aider.
Oui, tu n’as pas été maline, cette fois encore, cette curiosité te perdra…
J’ai mal.
Ça y est, mon voyage se termine, je suis de retour sur cette planète faite de
matière et d’apesanteur. Des flashs éclatent de partout et je sens une surface
dure sous moi.
Sentir ?
Ce que je touche sous mes doigts hésitants à l’instant précis n’est pas
agréable. C’est glacial. Un froid mordant m’envahit et contracte violemment
mes muscles.
Je souffre et des billes d’eau se forment aux coins de mes yeux et coulent
en ruisseaux brûlants sur mes joues.
Où suis-je ?
Des hanches étroites, des cuisses fines et lisses et une chevelure très
longue. Bien. À présent, je vais devoir m’habituer à tous ces changements
brutaux.
Je prends entre mes doigts mon médaillon puis formule une prière
silencieuse, un pardon, un espoir ultime de rédemption, de retour en arrière.
Je fais un second essai et ouvre les yeux avec précaution. Je discerne des
formes sombres autour de moi, j’entends le vent et de multiples gouttes de
pluie s’écrasent un peu partout maintenant. Le jour se lève à peine, je suis
faible et perdue. Ma gorge se serre davantage et mon ventre se tord. Je ne sais
pas ce qu’il m’arrive mais, ajouté à ma douleur, c’est très désagréable.
Cette sensation qui pousse les vivants dans leurs retranchements et les
force à utiliser leurs plus bas instincts pour survivre. La peur de mourir, de
souffrir, de vieillir…
Désolée, Anna…
Encore une fois, cette voix me crie des ordres incompréhensibles. Encore
une fois, l’image d’une paire d’iris noirs terrorisés s’impose avec une telle
violence que je frappe ma tête à deux mains pour la faire cesser.
Quand les flashs s’arrêtent enfin, je pose avec précaution mes pieds au sol
et me relève en battant des bras. Des piques de souffrance s’éveillent un peu
partout dans mon corps mais je suppose que c’est normal.
Immonde !
Je finis par dénicher une paire de bottes en plastique et une vieille cotte de
jardinier doublée de polaire à peu près sèche. Elles sentent mauvais mais ça
sera toujours mieux que de mourir d’hypothermie. J’enfile le tout et constate
avec dépit que la fermeture du vêtement ne remonte qu’à moitié. Tant pis, de
toute manière, je trouverai bientôt une bonne âme qui volera à mon secours.
J’en suis persuadée.
Un peu moins frigorifiée, c’est d’un pas plus sûr que je m’engage dans
l’allée totalement vide. Ignorant ma peur et ma souffrance, je me concentre
sur mon objectif ; rejoindre la lumière que je vois au loin.
Tout est toujours une question de Lumière… Tout ira bien, j’en suis
persuadée.
4
Jeremy
À présent, je dois subir les visites régulières d’une femme des services de
l’enfance qui vient juger mes aptitudes à être père et supporter les divers
compromis auxquels j’ai dû dire oui pour la récupérer. Ils ne me foutront
jamais la paix… j’ai trop déconné…
Fort heureusement, j’ai une petite fille en or, tellement plus intelligente et
mature que son papa. Elle gère bien mieux la situation que moi et se révèle
un peu plus extraordinaire chaque jour. Forte, joyeuse, réfléchie mais aussi
têtue comme une bourrique, elle est ma bulle, mon oxygène, la seule raison
qui me pousse à demeurer en vie. Elle est mon pilier, je crains de lui nuire et
qu’elle passe à côté de ses années d’innocence. Je vais devoir m’améliorer
encore mais, pour le moment, un pas après l’autre.
Suite à mon rituel matinal, je suis capable de mener ma journée à peu près
correctement et, si aucun emmerdeur ne se met en travers de mon chemin,
tout se déroulera bien, à la limite du normal. Mes troubles du comportement
se sont développés après le décès de Louise et me pourrissent la vie mais,
quand j’essaye de lutter contre eux, ma raison se fait la malle. Alors, je me
suis résigné, et bien que j’aie honte d’être soumis à ces rituels, ils me sont
nécessaires ; surtout ceux du matin.
Dès que mes pneus touchent le bitume, je lâche les chevaux de ma bécane
et m’enivre de la sensation grisante de vitesse. Les routes montagneuses sont
tortueuses et dangereuses mais je les connais par cœur, elles sont toujours
désertes à cette heure matinale.
En dépit de mes efforts pour me fondre dans la masse, les gens des
alentours me trouvent étrange et me fuient comme la peste. Ils n’ont aucune
envie de côtoyer l’espèce de bûcheron cinglé qui vit au fond des bois. Du
haut de mon un mètre quatre-vingt-douze et de mes plus de cent kilos de
muscle, j’impressionne tout le monde et ça me va tout à fait. Je ne cherche
pas tant que ça à améliorer ma réputation et n’ai aucune envie de me faire des
amis. J’ai même laissé pousser ma barbe, et bien que je la taille
soigneusement, elle me donne un air patibulaire et éloigne davantage les
gens. Ils sont tous au courant du cauchemar que nous avons vécu, l’affaire a
fait les gros titres, mais, comme pour tout événement, même les plus
tragiques, le temps file et l’humain oublie. L’indulgence et la pitié passées, il
ne reste plus que les regards noirs emplis de jugement ou, au mieux,
d’indifférence.
Il n’y a jamais personne sur cette putain de route, encore moins de piéton
isolé !
Ma jambe droite est coincée sous l’engin et une douleur lancinante tape
dans mon mollet. Je coupe le moteur puis, en concentrant toutes mes forces,
réussis à soulever assez la Ducati pour me sortir de là. Apparemment, je n’ai
pas trop de bobos ; une chance incroyable !
Annaelizy’AH
Il braque son regard noisette dans le mien puis lance en pointant un index
furieux :
– Vous vous foutez de moi ! Je n’ai pas le temps pour ces conneries ! Vous
fichiez quoi au milieu de la route ?
Cette fois, je me ratatine sous son regard assassin. Je crois que, s’il le
pouvait, il me foudroierait sur place !
– J’ignore qui vous êtes et je ne veux pas le savoir mais j’espère bien que
jamais vous ne recroiserez mon chemin !
– Dégagez de ma route.
– Vous allez me laisser là ? m’exclamé-je avec dépit. Emmenez-moi au
moins au prochain village.
– Non, j’ai pas envie de m’emmerder la vie avec une greluche.
Il attrape mon bras d’une poigne de fer et me pousse dans l’herbe du talus
sans précaution. Avec une moue boudeuse, je lui lance avec autant
d’assurance que je le peux :
Après un dernier coup d’œil pour s’assurer que la route soit vide, il
s’élance sur le bitume en faisant ronfler son moteur.
Non seulement c’est un ours mais, en plus, un ours mal élevé ! Et puis…
c’est quoi, une greluche ?
Pleine d’un nouvel espoir, je repars sur la route qui slalome entre les hauts
pins de la forêt. Mes pieds me font mal dans ces bottes bien trop grandes et
j’ai vraiment froid avec cet habit de jardinier. Ce premier jour n’est
franchement pas encourageant…
Pense positif !
Oui, je ne dois pas me laisser entraîner dans des idées noires au risque de
perdre toute motivation. C’est un des points faibles des humains et je n’y
céderai jamais ! Je me fais la promesse de toujours voir les choses du bon
côté.
Les souvenirs de ma vie d’avant ma chute sont perdus dans une brume
opaque et, plus le temps passe, moins les images sont claires. Ça m’effraye
un peu d’ainsi tout oublier, parfois l’espace de quelques secondes, je ne sais
plus d’où je viens, et ces flashs horribles refont surface. Mais je suppose que
c’est le jeu, que le passage d’un monde à l’autre m’a pas mal ébranlée et que
bientôt tout ira mieux.
L’humidité glisse sur mes cheveux et s’immisce par le col de ma cotte trop
large. Ma peau se couvre de chair de poule et je me mets à grelotter, les dents
serrées. Je continue d’avancer en priant pour qu’un véhicule passe ou que des
maisons apparaissent et, fort heureusement, mon vœu se réalise rapidement.
Je n’ai pas eu besoin de marcher bien longtemps et ce bougre d’ours le savait.
Il aurait pu au moins me le dire pour me rassurer…
Jeremy
Gonflée, la nana !
De dépravée, ouais !
Je rejette cette idée malvenue avec force, peu enclin à m’attarder plus
longtemps sur le cas de cette inconnue aux yeux noirs. Jamais je n’ai croisé
d’iris aussi étonnants. Ils vont bien avec le personnage : complètement
incongrus et originaux.
Irréels ?
Le charme de la gent féminine n’a plus d’impact sur moi depuis la mort de
Louise ; au mieux, elle m’indiffère, au pire, elle m’insupporte. Et avant… je
ne voyais qu’ELLE ; mon épouse, l’unique femme de ma vie. Il faut donc
remonter à mes années ados, époque où une paire de nichons pouvait encore
me perturber.
Bref, je dois arrêter de penser à elle et me centrer sur mon rendez-vous.
J’ai créé JLM Wood il y a trois ans et je suis à une période clé où j’oscille
entre déposer le bilan ou stabiliser mes finances. Je pourrais si facilement
résoudre ces problèmes avec mes millions bien planqués au chaud sur un
compte à l’étranger… mais l’idée d’utiliser l’argent gagné avec Louise m’est
insupportable. Nous avions œuvré jour et nuit, main dans la main, depuis la
fin de nos études, afin de mener à bien nos projets professionnels, à savoir
briller dans le trading. J’avais même réussi l’exploit d’entrer à Wall Street.
Avant la descente aux Enfers, on nous surnommait les Golden Lovers… Les
amants d’or… ou, en réalité, les amants maudits.
– Monsieur Lancaster ?
Je n’en pense pas un mot… Rien à foutre de ce type, seul son contrat
m’intéresse.
Elle lève un sourcil réprobateur puis repart les lèvres pincées. La nervosité
compresse un peu plus ma poitrine mais je régule mon humeur en
m’efforçant de garder ce fichu masque de sérénité en place. Il le faut.
– Très bien, laissez-moi vous parler des services que nous proposons.
– Inutile, j’ai eu toutes les infos que je désirais sur votre site Internet.
– Je… OK, c’est parfait alors.
Ce site Internet, c’est l’idée de Meline. Du haut de ses neuf ans, ma fille
est bien plus connectée que moi au monde moderne et a rapidement compris
l’importance d’une présence sur la toile. Et bien que j’aie été réticent au
départ, je suis aujourd’hui convaincu du bien-fondé de cette opération. Ça
m’évite de voir trop de monde, de démarcher en face-à-face et, rien que pour
ça, j’en suis ravi.
Mon cœur fait un bond périlleux dans sa cage et un poids s’enlève de mes
épaules. J’ai un peu moins envie de lui coller mon poing dans la tronche.
L’homme se penche avec un air satisfait gravé sur le visage et fouille dans
sa valisette de cuir noir. Il en sort une liasse de papiers qu’il dépose devant
moi ainsi qu’un stylo.
Oh, putain…
Elle est toujours vêtue de cette cotte à moitié ouverte et son décolleté
vertigineux provoque quelques exclamations. Mon interlocuteur émet un rire
aux intonations perverses.
Elle se décolle de la vitrine puis cogne trois fois dessus comme pour tester
la solidité. Les lèvres serrées par la concentration, elle observe alors les
voitures du parking, caresse l’une d’elles avec un air admiratif puis fait un
tour complet sur elle-même, la tête levée vers le ciel.
Dans le bar, les conversations vont bon train, tout comme les vannes
cochonnes et autres moqueries. Je soupire de dépit. Qu’est-ce que cette nana
fait au pays des ploucs ? Mais surtout que diable fait-elle dans cette tenue !
Un des habitués, Jo, alcoolique notoire bien connu du village, se lève d’un
pas incertain et se dirige vers la porte. Une fois sur le trottoir, il offre une
courbette désordonnée à l’inconnue qui avance sans hésiter vers lui. Il l’invite
à entrer puis referme derrière eux. Son regard glisse le long de son dos
cambré et s’attarde sur son cul rebondi. Une envie soudaine de casser la
gueule de Jo m’envahit et je pose brutalement mon stylo sur la table de bois.
C’est peut-être une greluche mais mérite-t-elle de tomber entre les mains
de Jo ?
Annaelizy’AH
– Tu veux boire quelque chose, miss ? C’est moi qui offre, lance alors
l’homme qui m’a accueillie à l’instant.
Pat pose soudain bruyamment un verre plein de liquide ambré sur le bar et
s’exclame :
Quand ses doigts se posent sur mes reins sans aucune gêne, je me crispe et
me redresse pour tenter de mettre fin à ce contact qui me révulse.
– T’es bien mimi, toi, si je peux t’aider en quoi que ce soit… n’hésite pas.
Je me contiens pour ne pas me faire mal voir dès mon premier jour. Peut-
être est-ce une coutume humaine toute cette proximité.
Coincée entre les deux hommes et leur odeur désagréable, je ne sais pas du
tout quoi faire pour me sortir de cette situation. Pat, au lieu d’intervenir,
s’esclaffe d’un rire gras et idiot et les autres clients ne semblent plus guère
intéressés par mon cas.
– C’est généreux de votre part mais je pense que je vais décliner votre…
invitation !
– Bof, joue pas les mijaurées.
Je remue mon bras pour qu’il relâche son étreinte puis décide d’être plus
claire :
– Non, ce n’est pas le cas et il serait très gentil de votre part de me lâcher !
Et de suite, s’il vous plaît !
– Eh, n’aie pas peur, je veux juste te filer un coup de main. Je vais te
donner des vêtements secs et te concocter un repas. Puis après, on fera un bon
dodo ensemble.
– Dodo ? Non voyons, je ne vais pas dormir avec vous, nous ne sommes
pas intimes ! Cela serait inconvenant.
– Oh allez, ne fais pas la difficile et arrête de parler comme une bourge.
J’ai compris ce que t’es. J’paye bien.
Cette fois, je suis bouché bée. Me prendrait-il pour une fille de joie ?
Celles qui se font rémunérer pour… pour faire des choses sexuelles !
– Lâchez-moi, s’il vous plaît ! Vous vous trompez et, je n’y connais rien,
vous seriez très déçu de mes performances dans ce domaine.
Il me ramène contre son torse et plante ses yeux noirs dans les miens.
Son air n’est toujours pas avenant et il me repousse sans attendre pour
aller s’occuper de Tom qui le charge en grondant de fureur. Bien que très
grand, le blond ne fait pas le poids face au ronchon à la stature de géant. Son
attaque est stoppée immédiatement. Le motard coince le poing vengeur de
Tom dans sa paume puis le fait reculer jusqu’à un mur de briques où il le
retient par la gorge. D’une seule main, il l’empêche de bouger et Tom,
impuissant, commence à suffoquer.
– S’il vous plaît. Je crois qu’il a trop bu et a compris qu’il a mal agi.
Les yeux écarquillés, Tom cherche son souffle avec difficulté, ses lèvres
bleuissent sous l’effet du manque d’oxygène. Le motard décide alors de
relâcher son emprise et le blond s’écroule au sol en toussant.
Une assemblée s’est formée sur le trottoir et une dizaine de badauds nous
observent en silence avec des mines intéressées.
– Ça va aller ?
Avec surprise, je constate que le motard n’est plus là. Je n’ai pas eu le
temps de le remercier… Je ne connais même pas son prénom.
Je fouille des yeux les alentours encore une fois dans l’espoir d’apercevoir
mon sauveur mais je dois me rendre à l’évidence : il a disparu.
8
Jeremy
Cette fille est une véritable plaie. Après mon petit acte héroïque, je suis
rapidement retourné auprès de mon client, planté sans aucune explication
pour voler au secours de la greluche en détresse. Et là… bam… le ciel m’est
tombé sur le coin de la tronche. Il s’est tout simplement barré sans un mot.
Mon cri de rage, suivi d’un coup de pied dans la chaise en bois où était
assis Godrich moins de cinq minutes avant, me vaut les regards hostiles de
Pat, la proprio, et des clients encore à l’intérieur du bar. Mary accourt avec
son habituelle sollicitude, inquiète pour moi à cause de la bagarre et de mon
attitude. Je la remercie fermement, ou plutôt l’envoie chier d’un grognement
sec.
Reprends-toi, Lancaster.
Sans réfléchir, je balance mon poing dans le miroir qui éclate en plusieurs
morceaux puis recule de trois pas. Je regrette immédiatement mon geste à la
vue des dégâts et de mes doigts en sang.
– Fais chier…
– Jeremy ! Tu vas bien ?
La serveuse s’inquiète encore… Elle est gentille mais a surtout très envie
que je la saute. Mais ça n’arrivera pas. C’est une très jolie nana mais je ne
ressens aucun besoin de ce genre ; ni amour, ni sexe, ni même le moindre
sentiment. Je me suis transformé en machine, sauf bien sûr avec Meline.
Je grimace en voyant les filets rouges disparaître dans les égouts. J’ai
énormément de mal à supporter l’hémoglobine… J’en ai beaucoup trop vu
lors du drame. Mon pouls s’emballe, ma vision se trouble et mes jambes me
donnent soudainement la sensation de ne plus pouvoir me porter.
RESPIRE !
Journée de merde !
J’enfile ma veste pour dissimuler les taches puis jette un dernier coup
d’œil à mon reflet.
Tête de con !
La fille aux yeux noirs n’est plus là. Bon débarras, je n’avais pas envie de
la recroiser sur ma route. Assez de soucis comme ça ! On n’est clairement pas
compatibles, nos deux rencontres se sont très mal passées. J’espère tout de
même au fond de moi qu’elle n’est pas tombée entre de sales pattes. Ce ne
sont pas celles de Tom, je l’ai aperçu au fond du bar en train de picoler, elle a
donc échappé au pire…
Oh et puis, de toute façon, je me suis assez mêlé de ce qui ne me regarde
pas, elle est grande et n’a qu’à se démerder !
J’arrive sans encombre au domaine et, à peine ai-je posé pied à terre,
j’aperçois au loin mon collègue approcher en courant. Je jette un œil à mon
mobile et constate que c’est lui qui a tenté de me joindre.
Ça pue !
Je lève une paume pour le faire taire et ferme les paupières. Il me connaît
parfaitement et n’insiste pas.
– OK, je te fiche la paix aujourd’hui mais ne crois pas que je vais te laisser
t’enterrer. Pense à Meline. Je reviens rapidement et on trouvera une solution.
Allume un bon feu de cheminée, réfléchis au calme mais surtout repose-toi.
Allez, gamin, ça ira.
Avec un grognement bourru, il me met une tape amicale sur l’épaule puis
enfile un bonnet noir tiré de sa poche. L’année dernière, il était tombé par
hasard sur un des relevés de mon second compte bien garni et je lui avais
brièvement expliqué les raisons de mon choix. Il avait été d’une grande
gentillesse. Je culpabilise de lui faire subir mon caractère merdique.
Mon bijou, mon trésor, la seule qui sache réchauffer mon cœur.
9
Annaelizy’AH
Un trou plus gros que les autres me réveille en sursaut. Je soulève avec
difficulté mes paupières qui semblent peser une tonne et constate que nous
venons de nous garer dans la cour d’une vieille ferme. Les sourcils levés de
surprise, j’observe les antiques pierres beiges empilées dans un équilibre
hasardeux. Elles soutiennent par je ne sais quel miracle un toit brinquebalant
aux tuiles orangées recouvertes de mousse.
Je ne souhaite pas vexer mon nouvel ami mais la question a fusé sans que
je ne puisse la retenir. Fort heureusement, il ne semble pas se formaliser de
ma demande et m’envoie un grand sourire satisfait en désignant la bâtisse
avec fierté :
– C’est une maison de famille ! Dix générations de Williams ont vécu ici !
Encore une fois, il ne prend pas mal mon intervention et me donne même
la clé. Lorsque je réussis finalement à ouvrir le battant, une odeur infecte me
saute au visage ; mélange de renfermé, moisi et… de choses indéfinissables
dont je préfère ignorer la provenance. Le nez plissé de dégoût, j’avance de
quelques pas dans ce qui semble être la pièce de vie. Un canapé troué trône
au centre face à ce que je sais être une antique télévision.
Presque…
Contrairement à lui, Jo est plutôt petit et râblé. Il est cependant plus grand
que moi et bien plus large. Titubant encore sous l’effet de l’alcool ingéré un
peu plus tôt, il époussette maladroitement un des coussins miteux du canapé.
– Tu veux boire quelque chose ? Manger un truc ? Ou… non j’suis bête,
viens à la douche, j’suis sûr que ça te fera du bien. Je vais t’aider.
Mon cri indigné le fige dans son action et ses yeux brillants se plissent
quelques secondes avec suspicion. Celui que je pensais amical perd soudain
de sa bonhomie.
– J’vais pas te faire de mal, miss.
– Euh… oui, très bien. Cependant…
Une moue agacée se dessine sur son visage et, avec un grognement, il
referme la porte dans son dos sans quitter la pièce. La peur s’abat sur moi et
revient planter ses griffes dans mon ventre.
Je resserre instinctivement mon vêtement sur mon décolleté puis, d’un ton
léger, tente un détournement :
– Tu vois, tu te détends.
– Vous êtes très gentil de me proposer votre aide.
– Je déteste abandonner des dames en détresse, surtout quand elles sont si
jolies.
– Et… j’ai soif aussi. Vous auriez peut-être un verre d’eau dans la
cuisine ?
– Oui, oui, sois pas si pressée. D’abord, la douche.
– T’vas pas me refuser ce que tu voulais offrir à mon pote Tom ! Oh,
allez…
Ses cris finissent par s’éteindre mais je continue ma course folle au milieu
des bois, totalement aveuglée par ma panique.
La réponse est simple : une journée sur Terre m’a déjà presque détruite et,
à présent, je vais mourir au milieu de cette forêt hostile, seule et désespérée.
10
Jeremy
– Et… J’achète avenue Foch ! J’ai les trois vertes, je vais te coller une
raclée !
– Oh, doucement votre langage, jeune fille !
Elle lève deux yeux coupables et une moue boudeuse se dessine sur son
visage enfantin. Je n’ai jamais su lui résister, quand elle prend son air de
cocker, ma façade de père autoritaire s’effrite rapidement. Comment faire
autrement ? Elle est si adorable…
– Désolée, papa.
– Mouais…
J’attrape les dés et les agite dans mon poing fermé en faisant mine de me
concentrer.
Ce soir, je ne suis pas d’humeur à perdre, je suis déjà bien trop sur les
nerfs.
Sans que je lui demande, Meline se calme très vite puis s’empresse de tout
ranger. Elle me connaît et sait que ces instants de relâche ne durent pas à
cause de mon besoin maladif d’ordre.
Est-ce que je ne lui mets pas trop de pression ? Passe-t-elle à côté de son
enfance ? Ne serait-elle pas mieux loin de moi, son cinglé de paternel ?
– Papa ? Ça va ?
Ses iris verts me fixent avec insistance et une lueur d’inquiétude y brille.
Je pousse un soupir tandis qu’elle me suit pas à pas, les bras croisés. Elle
ne lâche jamais rien… Têtue comme sa mère !
– Écoute, je n’ai pas envie de t’embêter avec mes soucis. Je veux juste
qu’on mange tranquilles comme d’hab, qu’on se mate notre série, comme
d’hab et qu’on aille au lit…
– … comme d’hab, me coupe-t-elle avec un ton empli de reproches. J’ai
plus cinq ans, papa. Tu peux me raconter tes problèmes, j’suis grande
maintenant.
Je passe mes doigts dans mes cheveux, décontenancé et attendri par
l’attention dont elle fait preuve à mon égard. Elle a le cœur sur la main et je
l’aime d’autant plus pour ça.
Je tends la paume devant moi et, avec un petit rire, elle tape avec entrain.
– DEAL !
– Je t’aime tellement, mon trésor, mais ce n’est pas ton rôle de te faire tant
de soucis pour ton pauvre père. Profite de ta jeunesse au maximum. Je vais
tout faire pour améliorer ça.
Elle clôt les paupières sous ma brève caresse, heureuse de ce contact que
je ne lui offre que rarement.
– Il y a autre chose.
– Je… non, tout va bien.
– T’es bizarre.
– Quoi ? Mais non !
– Mais si !
– Mais non…
– SI !
Greluche…
Je repense un bref instant à la fille aux yeux noirs et mon ventre se serre
légèrement.
Où peut-elle bien être à présent ? Sûrement dans les ennuis… Cette nana
pue les emmerdes à un kilomètre. De toute façon, ça ne me concerne pas, j’ai
bien d’autres choses à me soucier.
Annaelizy’AH
Je lève les yeux vers le ciel à présent étoilé et murmure avec désespoir :
Ces derniers sont flous mais j’ai l’impression qu’ils ne disparaissent plus.
Et c’est plutôt une bonne nouvelle, au moins je sais qui je suis. Enfin… à peu
près.
Un à un, je remue mes doigts puis étends mes jambes ankylosées. Dans un
gémissement, je me tourne puis reste un long moment à quatre pattes,
étourdie par un vertige. Je me remets ensuite avec difficulté sur mes pieds en
évitant de les regarder, bien trop inquiète à l’idée de les voir violacés. Je ne
sens toujours aucune douleur, juste une grande faiblesse et c’est préférable
ainsi.
Pas à pas, en m’appuyant sur les arbres, j’avance vers ce que je pense être
mon miracle : qui dit lumière, dit présence humaine, dit secours. Du moins…
je l’espère. Il manquerait plus que je tombe sur un second Jo, ou un autre
Tom !
Ce n’est pas dans mes habitudes de lâcher des jurons mais on peut dire que
j’ai des circonstances atténuantes. Je ne reconnais pas ma voix devenue
rauque à cause du froid et de ma gorge serrée. Si je ne meurs pas ici cette
nuit, je mourrai d’une pneumonie plus tard…
Après avoir fait le tour d’un pas chancelant, il s’avère qu’il n’y a aucun
signe de vie. Je ne discerne pas grand-chose dans l’obscurité d’autant plus
que ma vue est trouble. Dépourvue de tout espoir, je finis par dégoter une
lucarne entrouverte par laquelle je me faufile tant bien que mal. Je n’ai plus
qu’un désir : m’endormir afin de ne plus avoir à supporter les douleurs de
mon corps meurtri.
J’ai si mal…
Les souvenirs flous de mes erreurs passées se dessinent dans mon esprit.
Je me revois pénétrer dans les lieux interdits afin de lire des ouvrages
auxquels je n’avais pas accès et me nourrir de savoir et d’informations
diverses sur à peu près tous les sujets concernant la Terre. Hormis quelques
leçons de morale, on ne m’en avait jamais trop rien dit, jusqu’à ce jour
terrible où j’ai fureté un peu trop loin…
La voix que j’entends n’a rien de doux et bienveillant. Serais-je partie sur
le chemin de l’enfer ? Ou bien, peut-être les Limbes ?
Jeremy
La confusion règne dans mon esprit. Cette nana a besoin de soins mais je
n’ai aucun moyen de l’emmener à l’hôpital situé à cinquante kilomètres d’ici.
Les routes enneigées sont à présent impraticables et aucune ambulance ne
pourra accéder au domaine. De toute façon, il n’y a probablement plus de
réseau et je n’ai donc plus ni Internet ni téléphone pour prévenir les secours.
Ou plutôt, si… sauf que l’animal en question était une greluche qui allait
t’apporter bien plus d’ennuis qu’un chaton abandonné !
– Eh ! Vous m’entendez ?
J’atteins finalement mon but, le cœur affolé et les joues brûlantes. D’un
coup de pied, j’ouvre la porte puis me précipite dans la verrière à l’arrière de
la maison, là où un grand feu crépite dans la cheminée. J’allonge la jeune
femme sur le tapis gris aux poils soyeux installé près du foyer puis la secoue
à plusieurs reprises.
D’où peut-elle bien sortir dans cet état ? Elle est si maigre que je pourrais
compter ses côtes et que mes deux mains suffiraient à faire le tour de sa taille.
Louise…
Ce n’est pas le moment !
Suicidaire en plus…
C’est vrai que je n’ai pas été très sympa mais elle l’a mérité quand même.
Elle aurait pu provoquer un accident. Ses paupières aux longs cils
papillonnent et, l’espace d’une demi-seconde, j’aperçois ses iris noirs.
Sa bouche remue mais aucun son ne sort. Je pars chercher un sucre que
j’enduis de miel et m’agenouille à nouveau. J’ignore si ça peut aider mais,
dans tous les cas, ça ne fera pas de mal. Après avoir posé sa tête sur mes
cuisses pour la surélever, je le glisse entre ses lèvres puis effleure brièvement
sa joue du bout du pouce.
– Mi… Micha’EL ?
– Vous avez dit quoi ? demandé-je en approchant mon oreille, soulagé de
l’entendre.
– Micha’EL, répète-t-elle d’une voix plus ferme.
– Non, je… non, je suis Jeremy, vous vous souvenez, le motard que vous
avez failli tuer.
Je plonge dans ses iris incroyables et sursaute à peine quand ses doigts fins
se posent sur ma barbe. Mon bas-ventre se serre, ma gorge se crispe, ma
queue commence à faire coucou et tout cela m’énerve prodigieusement.
Mal à l’aise, je grogne puis m’éloigne vers le feu pour ajouter une bûche.
Ce prétexte me permet de reprendre contenance, de calmer la bête fauve en
moi et de réactiver mon masque de froide indifférence.
Qui est ce Michael ? Probablement son petit ami ou fiancé ! Elle a une
telle lueur dans les yeux quand elle prononce son prénom. Mais ça n’explique
pas pourquoi elle erre dans les montagnes à moitié vêtue et encore moins son
état.
J’approche puis la prends dans mes bras avec précaution pour la déposer
sur le canapé.
Ses paupières sont mi-closes. Elle est épuisée et, son teint, toujours trop
pâle. Il va falloir que je lui trouve de quoi se couvrir. J’ai des vêtements de
femme mais hors de question de les sortir du placard. Ils appartiennent à
Louise et je ne veux pas les voir porter par une autre.
– Que vous est-il arrivé ? demandé-je la gorge serrée à la vue de son corps
meurtri et chétif.
Elle plonge son regard dans le mien mais ne répond pas. Je peux y lire une
grande détresse mais aussi de la reconnaissance.
– OK. Maintenant, je vais aller vous chercher des vêtements et une boisson
chaude.
– Interdit de dormir !
Elle hoche la tête sans conviction.
– Bon, je vais vous allumer la télé, ça vous aidera. Mais je ne peux pas
mettre trop fort.
– Oh, vous aussi vous observez les humains !
– De quoi ? Je ne comprends pas.
– Pourquoi pas de son ? s’enquiert-elle alors avec curiosité.
– Ça ne vous regarde pas mais, si vous posez des questions, c’est que ça va
mieux.
Mais qu’est-ce que j’ai fait au bon Dieu pour qu’un tel fardeau me tombe
sur les bras ? J’ai vraiment dû déconner dans mes vies antérieures… Moi qui
refuse de toucher qui que ce soit, j’ai eu ma dose pour au moins deux ans, là !
Liz
– Tenez !
– Comment ça ?
– Les Anges ne vont jamais sur Terre.
– Les Anges, rien que ça ? Vous sous-entendez que VOUS êtes un Ange ?
– Il vous est arrivé quoi pour que vous vous retrouviez dans mon entrepôt
à moitié morte ?
– Non, pas la peine, cela serait inutile. J’ai juste eu peur et, dans ma
panique, je suis tombée dans les escaliers. Il est effrayant et dégoûtant mais il
n’a pas eu le temps de me toucher.
– Et toutes vos cicatrices, elles viennent d’où ?
– Ce sont les marques de mes péchés passés.
– Ouais ! Vous planez complet !
– Bon… je suis vraiment très fatiguée, murmuré-je, souhaitant mettre un
terme à cette conversation.
Il grogne en récupérant la tasse à présent vide puis pousse ensuite vers moi
des habits soigneusement pliés qui dégagent une odeur fraîche de lessive.
– Enfilez ça. Ce sont des fringues à moi, ça sera un peu grand mais c’est
plus correct que votre truc de jardinier qui pue le rat crevé. Demain, on y
verra plus clair et, avec un peu de bol, vous aurez retrouvé votre lucidité. Je
vais vous conduire à la chambre d’amis.
– Oh ! Vous me considérez donc comme une amie ?
– Une amie ? M’enfin… qu’est-ce que vous racontez ?
– Vous êtes vraiment très gentil.
– Non. Pas du tout, je ne suis pas un gentil. En fait, vous ne m’avez pas
trop laissé le choix. Et vous n’êtes pas une amie mais plutôt un problème dont
je dois rapidement me débarrasser.
– Habillez-vous, bordel !
– Ne soyez pas gêné, vous venez de me soigner et m’avez vue découverte.
La nudité n’est pas un problème.
– Ce n’est pas ça mais… sérieux ! Mettez ces putains de fringues !
– Je suis désolée. À Célestaos, ça ne pose pas de soucis. J’ai oublié que les
humains ont un rapport au sexe compliqué.
– Mais de quoi vous parlez, là ? Célestaos ? Et… quel problème ?
– Eh bien, les envies entre homme et femme. Je sais que vous ne gérez pas
du tout ça, ce sont les hormones et la chimie. Et j’avoue que vos mains me
procurent des sensations étranges mais plutôt agréables !
Cette fois, ses yeux s’écarquillent et je crois même deviner ses joues se
teinter de rouge sous sa barbe.
Il me prend par les bras, me rassoit d’autorité sur le canapé puis me jette
les vêtements.
– Une chose : demain matin, ne vous avisez pas de mettre un pied hors de
votre chambre tant que je ne suis pas venu vous chercher. Compris ?
– Pourquoi ?
– COMPRIS ?
– Oui, d’accord… Mais ne me criez pas dessus.
– Oui, je crie ! Vous allez me rendre fou !
– Papa… C’est qui la dame ?
Debout dans les marches, j’aperçois une fillette aux longs cheveux roux.
Elle se frotte les paupières puis étouffe un bâillement. Ravie de cette
mignonne apparition, je m’exclame en battant des mains :
– Retourne te coucher !
– Mais, papa…
– File !
Je resserre un peu plus le plaid sur moi tandis que le rouge me monte au
visage. Je déteste causer des ennuis et là c’est le cas. Je suis quasiment sûre
qu’il va me jeter dehors avec un coup de pied aux fesses.
Elle dévisage un instant son père de ses iris verts et n’insiste pas puis,
après m’avoir fait un signe amical, remonte se coucher. Je lui rends son geste
avec un petit rictus nerveux puis m’empresse d’enfiler les vêtements ; un
jogging et un sweat noir beaucoup trop larges mais chauds et douillets.
– Non, ce n’est pas mon intention. Je vous suis très reconnaissante pour
tout. Meline a l’air délicieuse et…
– Elle l’est ! m’interrompt-il. Et elle est aussi une grande romantique qui
pense que j’ai besoin d’amour. Ce qui n’est absolument pas le cas. Alors, je
vais être clair : évitez-la, je ne veux pas qu’elle se monte un film !
– Votre femme n’est plus auprès de vous ?
– Sujet tabou. Plus un mot à ce propos, encore moins à la petite.
Jeremy
6 h 59
Je soulève mes paupières puis m’étire avec bonheur. C’est la première nuit
depuis bien longtemps que je n’ai pas fait de cauchemars. Et ça, c’est très
agréable ; pas de sueurs, pas de muscles endoloris, pas de mâchoire bloquée
par le stress et mes draps ne sont pas humides.
– Fais chier.
7 h 00
Très beau mais surtout signe que les routes ne seront pas praticables avant
un moment.
Le ciel, sans nuages, laisse penser que la météo sera meilleure que la
veille. Mais je ne suis pas dupe, le temps ici est très variable et peu changer
rapidement.
Mes rideaux beiges ondulent doucement sous le léger courant d’air. Je suis
incapable de fermer ma fenêtre, même quand les températures sont glaciales.
Ça me donne l’impression d’étouffer et d’être pris au piège. Ce qui est encore
une fois un gros paradoxe par rapport à mon obsession maladive pour les
portes closes.
Je pose mon front sur le verre du cadre puis ferme les yeux en inspirant
profondément. Un tremblement me traverse et ma gorge se serre. Je DOIS
reprendre mon rituel, il le faut !
L’effluve de café frais me redonne un coup de fouet et, d’un pas rapide, je
me dirige dans la salle de bains pour vaquer à mes habituelles occupations.
Quand je rouvre les paupières, Meline est face à moi, les bras croisés sur
son torse et me scrute les sourcils froncés.
Elle me rattrape de son petit pas rapide pour me bloquer la route. Ses
pupilles pétillent de curiosité et son air buté m’indique qu’elle ne me fichera
pas la paix tant qu’elle n’aura pas satisfaction. Je me décide alors à résumer
la situation :
– Nan, ce n’est pas mon amoureuse ! Nan, elle ne restera pas et, nan, tu ne
feras pas amie-amie avec elle.
– Je ne suis plus une enfant, papa ! Dis-moi la vérité ! Elle était toute nue,
je l’ai vue !
– Meline… Alors déjà, SI, tu es une enfant et une enfant qui va arrêter
d’emmerder son père à une heure si matinale. Ensuite, cette nana est une
inconnue qui va repartir aussi vite qu’elle est venue. Elle s’est juste égarée à
cause de la tempête et si elle était… enfin… n’avait plus de vêtements, c’est
parce qu’ils étaient trempés et qu’elle avait très froid.
– T’as dit un gros mot.
Je lui jette un regard noir puis passe une main lasse dans mes cheveux.
– Pardon…
– Elle s’appelle comment ?
– Liz.
– Elle a quel âge ?
– J’en sais rien !
– Elle vient d’où ?
– Aucune idée !
– Elle a des enfants ?
Je lève un index pour la faire taire, l’attrape par les bras puis la décale
fermement en grondant :
– Je t’aime, Meline.
Dans un soupir, elle m’offre un petit sourire, vaincue par notre rituel, et
marmonne :
– Je t’aime, papa.
– Moi, encore plus fort.
– Et moi, plus que l’infini.
Prenant sur moi, je pose ma main sur la sienne et nos doigts s’entrelacent
brièvement. Ravie de ce contact beaucoup trop rare à son goût, elle m’envoie
alors un sourire lumineux. Nous nous regardons avec tendresse quelques
secondes puis je me résigne à détailler un peu mes aventures nocturnes :
– OK… Hier soir, après que tu t'es couchée, je suis allé faire un tour dans
l’entrepôt et j’ai trouvé Liz endormie sous la bête.
– Elle devait avoir très froid.
– Ouais et c’est pour ça que je lui ai proposé d’entrer et de se réchauffer.
Elle se perd un instant dans ce qui semble être une intense réflexion puis
déclare avec sérieux :
– Je l’aime beaucoup.
Cette idée ne me convient pas, j’aimerais éviter que ces deux-là se côtoient
de trop. Cependant, Liz va devoir se nourrir avant de repartir et je suis
d’ailleurs presque étonné de ne pas entendre de bruit à l’étage.
– Écoute, je vais déjà aller voir si elle est réveillée et on décidera ensuite.
En attendant, au boulot, jeune fille !
D’un pas lourd et sans entrain, je gravis les marches puis tape à la porte de
la chambre d’amis. Ce changement dans mes habitudes m’angoisse
profondément et, plus le temps passe, plus ma gorge se serre.
Toujours rien.
Liz
– … interdiction de mourir !
Après un réveil difficile, j’ai voulu me lever afin de me rendre aux toilettes
discrètement mais une nausée m’a tordu les entrailles et ensuite… trou noir.
Des mains fortes se glissent sous moi puis me soulèvent avec délicatesse.
Je n’ai plus le contrôle de mon corps et, telle une poupée de chiffon, je me
laisse porter jusqu’au lit. Ma tête tombe en arrière et la tension me quitte peu
à peu.
– Bon, euh… Je dois réfléchir… Là… je ne sais pas quoi faire. Toutes les
routes sont bloquées, le réseau ne fonctionne toujours pas et… merde.
– Il faut d’abord que je nettoie tout ça. Bordel, Liz, vous êtes pâle comme
la mort.
Avec douceur, il glisse ses doigts sur ma joue puis les pose sur mon front.
Il me soutient puis retire mon sweat qui dégage une odeur peu ragoûtante
de vomi. Des tremblements s’emparent de moi. J’ai terriblement froid. Il
rabat les couvertures du lit et réajuste les coussins sous ma tête.
– Voilà… ça sera mieux. Bon Dieu mais qu’est-ce qui se passe ? Je vais
chercher de quoi nettoyer le sol et votre visage. Je reviens… Bougez pas.
Il soulève mon bras et examine l’intérieur avec attention, un air sévère sur
le visage.
Elle se fige et adopte un air coupable tandis qu’il la prend par les épaules
pour la reconduire à la sortie :
– J’ai terriblement soif, peut-être que Meline pourrait juste aller chercher
un verre d’eau.
– J’y vais !
Jeremy ne dit rien mais dans ses pupilles brille une lueur glaciale.
– Ne faites pas ça !
Chacun de ses mots est prononcé avec une fureur contenue qui me fait
frémir. Toute la bienveillance qui émanait de lui quelques secondes avant a
complètement disparu. Il est redevenu le motard froid de la veille au matin.
J’entrouvre la bouche afin de me défendre et expliquer que je pensais bien
faire mais il lève un index en sifflant à voix basse :
– Ne vous immiscez pas entre elle et moi. J’ai la bienséance de vous offrir
mon toit. Ne me faites pas regretter cette décision, d’autant plus
qu’apparemment vous n’êtes qu’une camée planquée dans un déguisement
d’innocente. Vous vous êtes bien foutu de ma gueule avec vos prétendues
naïveté et gentillesse.
– Je vous promets…
– Non ! me coupe-t-il en approchant son visage du mien. Ne promettez
rien, c’est ridicule dans la bouche d’une droguée.
Je voulais juste désamorcer leur dispute, non pas m’attirer davantage les
foudres de mon hôte. Je ne suis vraiment pas douée en version humaine… Et
puis c’est quoi une droguée ? Même si j’ignore ce que ça signifie, je
comprends tout de même que c’est très négatif.
Jeremy
Chaque hiver, c’est la même chose et, j’ai beau aller gueuler auprès des
autorités locales, rien n’est entrepris pour améliorer tout ça. Il existe pourtant
un paquet de solutions : enterrer les câbles téléphoniques par exemple ! Rien
que sabler les routes plus tôt ne serait pas du luxe ! Mais les seules réponses
qu’on m’offre sont de vagues promesses et que le budget ne permet pas
d’envisager tout de suite ce genre de travaux.
Je me plante devant une fenêtre puis, les mains dans les poches, observe
de gros flocons former des tourbillons. À mon grand dépit, la neige a
recommencé de tomber et, bien qu’elle me permette de garder ma fille auprès
de moi, elle m’empêche aussi de me débarrasser de cette greluche.
– Petite pause ?
Ses sourcils se lèvent de surprise et, sans que j’y sois préparé, elle bondit
et me serre de toutes ses forces dans ses petits bras. Je me fige, incapable de
lui rendre son étreinte, bloqué par l’un de mes nombreux
dysfonctionnements.
Parfois, je me déteste.
Parfois ?
Non, tout le temps en réalité. Depuis cinq ans, j’ai perdu toute estime de
moi-même, d’autant plus quand mon quotidien, réglé comme du papier à
musique, est chamboulé par une inconnue.
Incapable de lui offrir une réponse calme et adaptée, je tourne les talons et
sors de la maison. Meline a l’habitude de mon caractère maussade et
changeant. Elle ne cherche jamais à me retenir quand elle sent que j’ai besoin
d’air et de solitude.
Dans le fond, je pense aussi que mon invitée indésirable n’est pas si
mauvaise. J’ai vu dans son regard une grande bienveillance, et même si les
drogués sont des menteurs, je suis quasiment persuadé qu’elle ne simulait
pas. Cependant, je refuse de m’attarder sur son cas. Elle perturbe ma fille.
Je rejette ma conscience qui ose mettre en avant des choses que je préfère
refouler.
Cette nana n’est qu’une victime de notre société malade ; trop fragile pour
affronter une existence rude où seuls les plus endurcis s’en sortent.
Et je me plantais.
Intérieurement, je suis brisé, j’en suis conscient. Chaque jour que Dieu
fait, je revis les ultimes instants de Louise. Je revois la lumière dans ses yeux
verts vaciller puis s’éteindre sans que je ne puisse rien y faire. Ça tourne en
boucle, sans arrêt, cette impuissance effroyable, cette culpabilité qui me
ronge… Un cauchemar éveillé qui ne prendra probablement jamais fin !
Ses derniers mots ont été pour moi : « Protège notre bébé. »
Pas de « je t’aime » ou « sois fort », non, une unique pensée, noyée dans la
douleur, pour son enfant. Et je me dois de faire en sorte que notre trésor ne
revive plus jamais une expérience aussi traumatisante.
Quel bordel ! Pourquoi j’ai choisi cette région isolée dans les hauteurs ?
En me penchant pour retirer une vis, un éclair argenté attire mon regard. À
la place exacte où se cachait Liz la veille se trouve un petit collier. Je le
ramasse puis l’observe, sourcils froncés. C’est une chaîne à laquelle est
accroché un médaillon de forme arrondie. Une paire d’ailes angéliques
surmontée d’une auréole y est finement gravée.
Sans le lâcher des yeux, je m’assois avec un soupir, désarçonné par une
vague d’émotions.
Liz
Ma mémoire n’est pas beaucoup plus reluisante, noyée dans une brume
persistante. Au moins, je n’ai plus ces horribles flashs mais jusqu’à
quand… ?
– Liz ?
– Viens, entre.
Bien que la boisson dégage une odeur délicieuse, je suis presque sûre de
ne pas pouvoir en avaler une seule gorgée sans la régurgiter aussitôt. Je suis
très touchée par son geste mais dissimuler mes tremblements me demande un
effort considérable. Je ferme les paupières puis respire à nouveau
profondément plusieurs fois. Sa petite main chaude se pose sur mon front
avec douceur.
– Je l’ignore mais j’espère que ça passera très vite. C’est sûrement à cause
de mon séjour dans le froid. Sais-tu ce qu’est… une droguée ? Ton papa m’a
appelée ainsi tout à l’heure.
Elle hausse les épaules pour m’indiquer son ignorance et dit avec
conviction :
– Moi, je suis sûre que tu es une princesse qui s’est perdue. Je le vois dans
tes yeux.
– Une princesse comme dans les livres ? Celles qui portent de très belles
robes ?
– Tu veux que j’aille chercher papa ? T’as pas l’air bien du tout.
– Non ! Je ne préfère pas, il serait en colère de savoir que tu es venue me
voir.
Elle s’assoit à mes côtés, les traits tendus par l’inquiétude, puis murmure :
– Maman aurait su quoi faire. Elle s’occupait toujours bien de moi quand
j’étais malade.
– Des fois, je ne me souviens plus comment c’était quand elle était là.
Une larme perle puis trace un sillon brillant sur sa peau. Certaines
douleurs sont incommensurables et rien ne pourra jamais totalement les
effacer. J’essuie sa joue du bout de l’index puis relève son menton :
– Tu ne dois pas culpabiliser pour ça, tu étais toute petite. L’important est
de ne pas oublier l’amour qu’elle te donnait. L’amour est tout ce qui compte
en ce monde.
– Je voudrais que tu restes avec nous !
C’est effectivement un détail qui fait que je ne peux pas laisser cet espoir
insensé à Meline. Elle me dévisage de ses yeux verts dans l’attente de ma
réaction. Je m’efforce de moduler ma respiration laborieuse tout en affichant
une expression sereine.
Contre toute attente, elle se fend d’un sourire mutin puis déclare avec
assurance :
Il tourne les talons puis disparaît à son tour. J’entends de l’eau couler puis
ses pas résonnent à nouveau dans ma direction. Cette fois, il ne reste pas dans
l’embrasure et approche. Il s’est soigneusement recoiffé et ses doigts sont
propres. À ma grande surprise, il s’assoit sur le bord du lit à une distance
respectable.
– Je… En fait, j’ai peut-être été un peu… comment dire ? Un peu trop…
– Bon voilà, j’ai balancé des trucs pas forcément… cool et je n’ai pas à
vous juger, je ne connais pas votre passé ! En fait, je voudrais… Bordel… Je
suis une brute.
Il toussote et se relève en frottant ses paumes sur son jean, toujours mal à
l’aise. Je pense qu’il n’est pas un habitué de ce genre d’exercices et ça lui
coûte énormément.
Jeremy
Quand elle glisse sa petite main dans la mienne, une onde de chaleur me
traverse. J’abhorre les contacts humains mais, avec elle, c’est étrangement
supportable. J’ai même l’impression que je les provoque, plus ou moins
inconsciemment.
Je l’aide à se mettre sur ses pieds puis pas à pas la guide jusqu’à la salle de
bains. J’ouvre le robinet d’eau chaude de la baignoire, ajoute un trait de gel
douche parfumé à la noix de coco puis lui tends un ensemble de serviettes
propres.
– C’est bon ?
– Je suis dans l’eau, oui.
– Bordel, Liz…
Je prends le gant pour lui passer dans le dos avec précaution. J’ai la
sensation qu’au moindre effleurement elle pourrait se casser. Elle soupire
puis, les yeux clos, pose son front sur ses genoux repliés.
Une chose est sûre : cette nana a connu des moments difficiles.
– Faut sécher tout ça, sinon vous allez aggraver votre état !
Je suis à deux doigts d’imaginer que Liz est une extraterrestre fraîchement
débarquée de sa soucoupe volante. Ou… qu’elle a voyagé dans le temps et
vient d’une époque lointaine, très lointaine !
– OK. Alors… faut pas avoir peur, ça fait du bruit et ça souffle du chaud.
Ne bougez pas.
Je sais qu’il va lui falloir au moins une semaine pour que ses symptômes
de manque s’apaisent et qu’elle retrouve figure humaine. Quant à son
manque mental, j’ignore combien de temps ça durera. Elle aura probablement
besoin d’un traitement et d’un suivi.
Ses cheveux sont très doux, je prends presque du plaisir à les coiffer en
une longue natte. Si la situation n’était pas si compliquée et que je n’étais pas
un cas désespéré, je trouverais ce moment agréable.
Mais le temps file, mec, tu comptes rester un bloc de glace sans émotion
toute ta vie ?
Après que Liz a passé des vêtements propres, je jette un œil à ses pieds
maltraités par le gel. Fort heureusement, ils ont retrouvé une couleur normale
et, avec une crème adaptée, tout rentrera dans l’ordre. Je vérifie sa blessure au
front qui me semble plutôt en bonne voie de guérison, tout comme celle de
son poignet. Celle-là me met particulièrement mal à l’aise me ramenant au
jour du drame. Tout comme ma femme, Liz a judicieusement découpé sa
peau. Dans le bon sens, celui qui entraîne une mort certaine en quelques
minutes. Si elle avait creusé davantage, elle n’aurait tout simplement pas
débarqué dans ma vie… Quelqu’un l’a empêchée d’atteindre son but à temps.
Louise n’a pas eu cette chance. J’éloigne les images de mon épouse
agonisante puis m’exhorte au calme.
– Ça a l’air d’aller. Vous prendrez un bain à chaque fois que vous en aurez
envie ou besoin, ça vous soulagera.
Je sais que plonger dans l’eau chaude calme temporairement les effets du
sevrage. Et effectivement ses muscles semblent un peu moins crispés et ses
tremblements ont diminué.
Une bonne odeur de nourriture flotte dans l’air et mon estomac grogne de
contentement. Meline a dressé la table et nous attend avec un sourire ravi sur
son visage.
– Bien. Puisque j’ai décidé de jouer les bons Samaritains, nous allons avoir
une discussion. Je parle, vous écoutez. Il est temps d’établir des règles !
Je saupoudre un peu de sel puis me fige quand je vois son regard plein de
reproches posé sur moi.
Elle observe les plats sans entrain puis désigne la viande. Un peu surpris
de son choix, je lui sers tout de même la pièce de bœuf dans son assiette.
– Autre chose ?
Elle secoue la tête puis attrape le steak avec ses doigts et croque dedans à
pleines dents. Nous l’observons, bouches bées, tandis qu’un petit filet
rougeâtre coule sur son menton. Meline s’esclaffe et je lui jette un œil noir.
Inutile d’encourager cette nana dans ses délires.
– Ceci être couteau. Ceci aider vous à manger correctement et non pas
comme un Cro-Magnon.
– Sérieux, je veux bien vous aider mais ne me poussez pas à bout avec vos
affabulations. En gros, vous vous taisez et vous ne faites que ce que je vous
autorise. Compris ?
– On va établir les règles et tout ira très bien ensuite. D’abord, la base dans
cette maison est que tout doit être rangé. Une place pour chaque chose et
chaque chose à sa place. OK ?
– Oui, des tonnes. Pas d’animaux dans la maison, ça salit. Les portes
doivent être fermées et aucune trace de poussière n’est acceptée. Pas de
vêtements qui traînent ou d’objets personnels. Il faut retirer les chaussures et
les ranger dans le placard de l’entrée et interdiction de crier ou parler trop
fort. Tout est verrouillé dès que la nuit tombe, volets compris. Il faut donc
être rentrée avant. Et… plein de petits trucs que tu apprendras vite.
Limite ? Nan, totalement ! C’est d’un psy dont t’as besoin ou… de tirer un
coup peut-être ?
Je ne peux pas nier que mon corps le réclame… mais mentalement je n’en
suis pas capable. Et je survis très bien ainsi. Et survivre est le bon terme. Ça
fait bien longtemps que je ne vis plus.
Liz
– Papa…
– Toi, n’interviens pas !
– Arrête d’être méchant ! lance-t-elle alors fébrilement en ignorant sa
remarque. Tu n’es pas comme ça ! Avant, tu étais gentil et…
Il tape des deux mains sur la table puis se lève en envoyant sa chaise buter
dans le mur. Tout comme moi, la fillette sursaute puis se recroqueville tandis
qu’il rugit :
Jeremy reste un instant figé puis relève la chaise tombée pour la remettre
en place avec soin en grommelant :
Ses iris brillent de tristesse. Émue, je glisse doucement une main sur ses
cheveux en demandant :
– Et pour toi ?
Cette idée me paraît tout à fait amusante mais j’ai peur de ne pas tenir le
coup très longtemps. Je suis faible et par moments mes tremblements me
crispent de nouveau.
C’est beau et, pour la première fois de mon existence, j’ai la curieuse
impression de voir le monde tel qu’il est. Les souvenirs de Célestaos sont
flous mais je n’ai jamais ressenti ces sensations de majestuosité et de liberté.
Malgré mes débuts difficiles, je me demande si je ne pourrais pas prendre
goût à cet endroit.
Une boule glacée atterrit dans mes cheveux, suivie de près par le rire
cristallin de Meline.
Hélas, ces pauvres créatures finissent très souvent avec les ailes brûlées et
accessoirement… mortes. Et c’est d’autant plus troublant que je n’ai jamais
eu d’émotions de ce type. Il m’intrigue et me touche. Cette idée pourrait
m’effrayer mais ce n’est pas le cas. Et même si je ne réussis pas vraiment à
mettre de mots sur mon ressenti, je n’ai pas envie que ça s’arrête.
La voix masculine qui retentit dans mon dos me serre le ventre et je pivote
précipitamment pour me retrouver face à mon hôte. Bras croisés sur le torse,
il contemple avec un air admiratif la sculpture de neige. Son manteau d’hiver
le fait paraître encore plus large et grand. Il est fier de sa fille et ça fait plaisir
à voir.
Meline comprend sans qu’il ait à dire quoi que ce soit. Elle se place entre
nous et explique :
– Elle n’avait pas d’habits chauds ! Et les tiens sont beaucoup trop grands
pour elle ! J’ai pensé qu’on pouvait lui prêter les affaires de maman… juste…
prêter. Papa, s’il te plaît…
Ses yeux plongent dans les miens et je peux y lire un intense désespoir ; si
intense que je le reçois comme un uppercut dans l’estomac.
Tu n’aurais pas dû, si tu avais une once de cervelle, tu aurais anticipé
cette erreur !
Son regard se perd à l’horizon puis, d’une voix éteinte, il murmure alors :
Jeremy
Voir cette magnifique jeune femme dans les bottes et le manteau de Louise
me bouleverse tellement que je ne réussis pas à reprendre contenance. Mon
esprit s’élève et se perd dans une avalanche de douloureux souvenirs pleins
de projets, de rires et de joie. C’est d’autant plus intense que décembre
approche et que ce mois de l’année était le plus sacré pour ma famille. Nous
adorions décorer notre appartement et nous promener en ville pour admirer
les vitrines.
Hélas, il y a cinq ans, c’est devenu le pire. Louise nous a quittés la veille
de Noël et depuis nous ne le célébrons plus.
Tandis que je m’égare dans le déluge qu’est devenu mon cerveau, deux
paumes tièdes se posent sur mes joues avec une telle douceur que je les sens à
peine ; comme si une plume m’effleurait.
Je recule d’un pas pour échapper à ses mains. Mon cœur bat comme un
cinglé et j’ai envie de lui hurler de se détendre, que c’est inutile de s’affoler !
Cette dernière m’observe les yeux emplis de larmes. Avec un petit sourire
forcé à son intention, je hoche la tête pour lui signifier que ça va et demande :
Colère contre elle, ou contre cette vie qui te fait vivre l’enfer… ?
En réalité, je n’ai pas besoin d’un psy pour comprendre que la haine qui
me brûle le bide est dirigée contre moi et que je me contente de la retourner
contre tous ceux qui m’approchent d’un peu trop près.
Meline saute de joie puis me lance un sourire ravi. Elle pose ses doigts sur
ses lèvres et me souffle un baiser. Je lui rends la pareille, le cœur serré
d’amour, puis lui propose :
– Harry Potter ?
– Génial ! Tu regardes avec moi ?
– Je voudrais parler avec Liz un petit moment mais je te rejoindrai après.
– OK, cool !
Côte à côte, nous nous dirigeons vers la maison en galérant à chaque pas.
J’aime ce temps mais il faut avouer que ça n’a pas que de bons côtés.
Heureusement, le ciel est dégagé et la météo a annoncé une amélioration pour
les jours à venir. La vie va reprendre son cours, du moins, jusqu’à la
prochaine tempête de neige.
– Papa…
– Oui ?
– Essaye d’être gentil avec Liz.
– J’vais pas la bouffer, hein…
– Essaye juste, s’il te plaît.
Je referme la porte dans notre dos puis m’agenouille vers ma fille pour
planter mon regard dans le sien.
Elle s’apprête à me prendre dans ses bras mais réprime son élan, peu
désireuse de me mettre à nouveau mal à l’aise. Je lui suis tellement
reconnaissant de prendre autant soin de moi. Elle est déjà si mature…
Trop peut-être ?
Liz est assise sur le sofa installé au centre, les genoux repliés contre elle.
Elle est perdue dans l’observation du paysage et ne m’entend pas entrer. Je
m’autorise un court instant pour la détailler. Son profil fin se découpe dans la
lumière du jour qui décline, ses longs cheveux tombent sur ses épaules en
vagues douces. Elle est terriblement pâle et semble si minuscule… si fragile.
Elle jette un œil curieux puis attrape l’une d’elles pour en humer l’effluve.
Elle me sourit et ses petites fossettes creusent ses joues blanches. Avec un
geste du menton, je désigne le café puis demande :
– Vous aimez ?
Sur ces mots, elle porte la tasse à ses lèvres et avale une petite gorgée avec
une grimace.
– Rien.
Je suis à peu près sûr de mon coup. Elle doit avoir au moins cinq ans de
moins que moi. Avec un sourire mutin qui lance une samba enflammée dans
mes entrailles, elle me rétorque alors :
– Je gagne, je suis bien plus vieille que vous en réalité. Je vous écoute,
Jeremy.
Je soupire puis baisse les armes face à son charme innocent. Je n’ai même
pas envie de demander ce qu’elle sous-entend.
Liz
Je repose mon café puis observe Jeremy qui évite soigneusement mon
regard. Sa mâchoire carrée est crispée, ses doigts serrent sa tasse avec force,
une veine bat sur sa tempe ; signes incontestables d’une grande nervosité. Je
me doute que ça doit être difficile pour lui mais ça ne peut que lui faire du
bien de s’ouvrir un peu.
Son sous-pull noir à col roulé laisse deviner ses muscles puissants. Je ne
m’étais jamais attardée sur ce genre de détails auparavant mais je dois avouer
que c’est plutôt plaisant.
J’approche la main de son torse, curieuse de savoir si c’est aussi ferme que
ça paraît.
– Rien.
– Hum… Ne faites pas des trucs louches comme ça.
– Pardon… c’était involontaire. Et sinon c’est tout ?
– De quoi, « c’est tout » ?
– Votre histoire. On a dit qu’on se parlerait franchement.
– Je viens de le faire.
– Non, vous venez de résumer votre vie en quatre phrases. Et la dernière
me semble un peu… dure.
Il pose sa tête sur les coussins, ferme les yeux puis, sans prendre en
compte ma remarque, annonce :
– Mais vous avez fini de me contrarier sans arrêt ! Je viens à peine de vous
rencontrer et vous… vous…
– Je, quoi ?
– Vous… Eh bien… vous me rendez dingue !
– C’est vous qui ne jouez pas le jeu.
– Ça n’a rien d’un jeu pour moi. Étaler mon passé n’est pas quelque chose
que je fais régulièrement. Jamais en fait.
– Vous l’avez proposé.
– Oui, pour que vous parliez de vous ! Je vous accueille chez moi tout de
même !
Quand il le pose sur moi, ses doigts frôlent les miens et son expression se
trouble. Contre toute attente, il s’agenouille en me dévisageant avec une
intensité nouvelle puis m’ordonne :
Je sens les battements de son cœur s’affoler à travers le fin tissu. Le mien
suit le même chemin et je comprends alors que mes cellules subissent un
bouleversement chimique. Je l’ai lu tellement de fois dans les livres sur les
humains ! Mais le vivre est très différent.
Jeremy met fin à notre contact puis se rassoit plus loin dans le sofa, une
expression indéfinissable gravée sur le visage. Dommage, j’aurais bien aimé
prolonger cette découverte.
Il croise ses doigts, baisse les yeux puis commence alors à parler d’une
voix éteinte.
Il étouffe un juron puis balance un coup de pied dans la table basse qui
glisse plus loin. Je reste silencieuse, comprenant sa peine et préférant me faire
toute petite.
Une larme roule sur sa joue et je me glisse vers lui, ignorant l’épuisement
qui ralentit chacun de mes mouvements. Avec douceur, j’essuie du pouce le
sillon humide. Il tressaille et s’écarte en fuyant mon regard puis continue :
– Les flics ont dit… qu’elle avait été torturée et… et d’autres choses que je
ne souhaite pas évoquer. Des salopards ont fait du mal à ma femme parce que
j’ai préféré amasser des tunes et elle a fini par mettre fin à ses jours ! Mais
pourquoi ? POURQUOI ? J’en avais pas besoin, j’avais déjà tout… Mon
bonheur était là, sous mes yeux.
J’ai très envie d’aller vers lui, de poser mes mains dans son dos pour tenter
de lui donner du réconfort grâce à mon énergie angélique mais il risque de
me rejeter, je préfère me tenir à l’écart. Et puis, vu mon état lamentable, je ne
crois pas être en mesure de lui offrir quoi que ce soit.
– Ce n’est pas ce soir que tu vas me raconter ton joli conte pour enfants.
Il pose rapidement le dos de sa main sur mon front puis fronce les sourcils.
– T’es toujours glacée… Toutes ces saloperies que t’as prises t’ont bien
bousillée… Mais crois-moi, tu n’échapperas pas à mes questions. Tu voulais
connaître mon passé, c’est chose faite, j’espère que t’es satisfaite.
– Je suis désolée.
– Je vais prendre soin de toi, Liz. C’est ma rédemption pour mes conneries
passées et, cette fois, je serai à la hauteur.
22
Jeremy
6 h 59
J’attrape mon mobile pour arrêter le réveil puis m’étire de tout mon long
avec un sourire satisfait. Je dors mieux. Beaucoup mieux ! Mes cauchemars
me foutent la paix et ça me fait un bien fou.
7 h 00
Je lisse soigneusement les draps de mon lit puis entame mon 4/7/8 avec
application.
7 h 15
Debout à ma fenêtre, comme chaque matin, je me perds dans l’immensité
des montagnes. Cela fait cinq jours que je me suis livré à Liz, et bien que ça a
été une rude épreuve, je me sens allégé d’un poids. Je ne dis pas que tout est
merveilleux mais que peut-être la vie m’est moins insupportable. Elle ne s’est
que très peu levée depuis notre tête-à-tête et semble avoir des nuits agitées. Je
l’entends parfois crier et sangloter dans son sommeil. Je prends soin d’elle
comme je le peux en la nourrissant et l’hydratant au mieux, épongeant son
corps courbaturé et en l’aidant à se plonger régulièrement dans des bains
chauds. Tout cela, je l’ai vécu avec mon frère et je suis, hélas, habitué à gérer
ce genre de tristes situations. Nous n’avons pas poursuivi notre conversation
mais je compte le faire dès qu’elle sera à même de me répondre avec lucidité.
Les cars scolaires n’ont encore pas repris le service mais je suis presque
sûr que les routes seront praticables ce matin. J’ai donc décidé de conduire
moi-même Meline à l’école et d’en profiter pour passer voir le médecin du
village avec Liz ; médecin qui s’avère être mon oncle et père de substitution.
Ça ne m’enchante pas de remettre ma fille en classe, cependant je dois me
rendre à l’évidence : elle tourne en rond et sortir un peu lui fera le plus grand
bien. Elle n’est pas comme son vieux bûcheron solitaire de paternel : elle
aime les gens, elle.
L’odeur rassurante de café flotte jusqu’à mon nez et je clos les paupières
pour inspirer profondément.
7 h 20
Je sors de ma chambre, ferme la porte dans mon dos puis me dirige vers la
salle de bains en comptant machinalement mes pas. Alors que j’étouffe un
bâillement, je rentre dans Liz qui arrive à contresens dans le couloir.
Le matin, il ne faut pas se trouver sur mon chemin et, sans aucune
délicatesse, je la réprimande comme s’il s’agissait d’une enfant :
– Les règles, Liz ! Les règles ! J’veux parler à personne avant mon
troisième café et rien ne doit déranger mes habitudes. Il faut vous ancrer ça
dans le crâne !
Je la pousse puis reprends mon chemin. Elle m’a déjà trop retardé et une
angoisse sourde pointe son nez. Quand j’ouvre la porte de la salle de bains, je
me fige en voyant le sol humide, le miroir embué et une serviette posée sur le
rebord de la baignoire.
– Liz !
Elle accourt de son pas encore hésitant puis tente de se justifier avec
fébrilité.
Je secoue la tête, peu enclin à écouter ses délires à cette heure matinale
mais surtout, SURTOUT, sans avoir plusieurs cafés dans l’estomac.
– OK. Donc, on discutera de tout ça mais pas tout de suite. Et pour info, je
fais preuve d’une immense, non, incroyablement gigantesque indulgence à
ton égard. Maintenant, dehors.
– SORS ! S’il te plaît. Oh, et je vais t’emmener voir le médecin, alors faut
qu’on te trouve une tenue correcte.
– Le guérisseur d’humain ? D’accord, c’est gentil.
– Non, pas gentil. Je… un guérisseur ?
Personne n’a réussi à me faire cet effet depuis bien longtemps. C’est à la
fois agréable et agaçant. J’ai quand même peur que toutes ces saloperies lui
aient un peu grillé le cerveau…
Elle hausse les épaules puis m’offre son adorable sourire à fossettes avant
de tourner les talons.
7 h 35
Beaucoup trop pour une seule journée ! Besoin d’un miracle ! Non,
plusieurs !
Je repose mon mobile avec nervosité. J’ai du retard dans mon rituel et ça
me stresse.
Après une douche plus rapide que d’habitude, j’essuie méticuleusement les
gouttes d’eau et range chaque chose à sa place. Je saute l’étape du miroir.
Tant pis, je survivrai à ne pas avoir vu ma tronche.
8 h 02
Après avoir revêtu ma tenue de travail, fait mon lit et vérifié que tout est
en ordre, je dévale les escaliers en bougonnant.
Voilà ! Cette nana entre dans nos vies et tout part en vrille ! Je le savais
qu’elle allait foutre le binz !
Meline la remplit à nouveau à ras bord puis retourne à son cartable pour
vérifier que tout y est dedans. Je croque rapidement dans une tranche de
brioche et reprends un troisième café.
– T’es visible ?
Quand je pose ma paume sur son épaule, elle sursaute puis me dévisage de
ses grands yeux en amande. Je me rends compte qu’elle écoute de la musique
sur un de mes anciens MP3, probablement déniché dans un des tiroirs de la
vieille commode.
– Désolée, j’ai trouvé cet objet et… je sais qu’on est pressés mais c’est très
beau cette musique, s’excuse-t-elle. Je me suis permis de l’utiliser.
Les doigts fins de Liz viennent frôler ma main et je me laisse faire quand
elle les entrelace aux miens.
8 h 20
Liz
Cependant, une chose est claire : j’ai très envie d’en découvrir plus.
Il me jette un bref coup d’œil et, au lieu de me lancer une de ses fameuses
remarques piquantes à laquelle je me prépare, il se contente de sourire.
Meline pousse un cri de joie tandis que mon regard passe de l’un à l’autre.
Je n’ai pas de références mais leur évidente complicité est tellement
attendrissante. J’aimerais redonner des couleurs à leur existence, qu’ils soient
toujours aussi apaisés et heureux…
Après un court voyage sur les routes sinueuses, nous nous garons vers une
petite maison en pierre au cœur du village aperçu lors de mon premier jour
sur Terre. Avant de descendre de voiture, Jeremy m’explique :
Je hoche la tête puis fais un signe d’au revoir à la fillette qui me sourit en
retour. Après avoir remonté le jean qu’il m’a prêté puis resserré la ceinture
qui le maintient en place, j’entre dans la maison. Un miroir est fixé contre un
des murs blancs et je sursaute en voyant mon reflet. J’ai quand même un
drôle d’air, perdue dans ces habits trois fois trop grands pour moi. Le sweat à
capuche me donne l’allure d’une adolescente et mon teint est aussi blafard
que celui d’une morte.
Je regarde ses doigts pointés dans ma direction sans trop savoir quoi faire
puis avoue :
Je me tais sans savoir quoi ajouter, peu encline à trop en dire à cette
inconnue. Mes expériences précédentes m’ont rendue un peu plus méfiante.
– Bon, pour le moment, je vais mettre l’adresse de Jeremy et on verra plus
tard pour le reste. Vous pouvez me donner votre âge, s’il vous plaît ?
– Je dois avoir entre vingt et vingt-cinq années humaines.
Elle quitte son écran lumineux du regard pour m’observer un instant avec
curiosité puis sourit :
Son ton n’est pas très chaleureux mais une lueur dans ses yeux indique
qu’il aime beaucoup cette femme. Cela ne fait aucun doute.
Jeremy
Après que Liz a disparu dans le cabinet avec mon oncle, Anny
m’interpelle en me faisant signe de la rejoindre.
– Jeremy, je vais avoir besoin de plus d’infos à son sujet. Je sais que tu
m’as dit qu’elle était particulière mais je dois quand même entrer des
données, sinon son assurance ne prendra rien en charge.
– Mets tout à mon nom, s’il te plaît. La situation de Liz est… compliquée.
– Oui, elle a eu exactement les mêmes mots.
Elle me jauge un moment les sourcils froncés puis continue avec sérieux :
– Écoute, je vois bien qu’il y a quelque chose de pas normal. Je ne t’ai pas
croisé en compagnie d’une femme depuis… enfin depuis longtemps. Elle sort
d’où cette petite ?
– Si je le savais…
– Tu as l’air de beaucoup l’aimer.
– Ce n’est pas ça mais elle a besoin d’aide et, moi, j’ai pas mal d’erreurs à
rattraper. Histoire que mon karma ne soit pas trop dégueulasse quand je
passerai dans l’autre monde.
– Ne parle pas aussi mal ! s’exclame-t-elle. Tu ne changeras donc
jamais…
– Nan, j’suis trop vieux pour changer, tatie.
– Trop vieux à trente-trois ans ! Ce qu’il ne faut pas entendre… Tu as
toute la vie devant toi ! Et je crois que cette jolie demoiselle est un bon début.
Elle me fait un clin d’œil et, en guise de réponse, je croise les bras en me
rembrunissant.
– Oh, ne commence pas à faire ta mauvaise tête, Jeremy Lancaster. Je
n’insisterai pas mais tu connais mon avis !
– Et tu connais le mien.
– Et moi, je crois qu’enfin tu es en train de voir les choses différemment.
Mais… ce n’est que MON avis.
J’acquiesce puis lui emboîte le pas jusqu’à son bureau où nous prenons
place l’un en face de l’autre.
– Je ne vais pas y aller par quatre chemins. Est-ce que c’est toi qui es
responsable de l’état de cette fille ?
Après la mort de Louise, j’avais un peu pété un câble et mené une sorte de
vendetta désordonnée. Pour moi, les flics ne faisaient pas leur taf et j’avais
préféré enquêter en solo. Cela n’avait été que de désillusion en désillusion et
en chemin j’avais fait beaucoup de conneries : violations de propriétés
privées, agressions, coups et violences.
Bref, après quelques mois de ce grand n’importe quoi, j’avais fini par
choper du sursis et perdre temporairement la garde de ma fille. Et encore…
objectivement, le juge avait été très clément, probablement à cause de notre
situation dramatique.
J’avais dû suivre une thérapie qui avait davantage détérioré mon état
mental qu’autre chose. Mes troubles du comportement étaient apparus lors de
cette période et, quand j’avais récupéré Meline, j’avais aussi hérité des visites
surprises de madame Lonewell ; la fameuse frigide envoyée par les services
de l’enfance, persuadée que je suis un mauvais père, et qui n’attend qu’une
chose : que je déconne encore.
– Jeremy. Réponds-moi.
– Non ! Bien sûr que non ! hurlé-je en tapant sur la table.
– Comprends-moi ! Avec tes dérapages passés et tes… soucis
psychologiques, c’est légitime que…
Je relève lentement la tête puis braque mon regard dans celui de Tobey qui
prend la parole avant que je ne dise quoi que ce soit :
– Je sais ce que tu penses et… j’ai pensé pareil en voyant ses blessures.
Mais ne t’emballe pas, tu ne dois pas la brusquer ! La meilleure chose à faire
est de la confier entre les mains de la police, ne recommence pas à prendre
des initiatives personnelles. Rien ne prouve que ce soit relié à l’affaire de
Louise.
– Si, Tobey… articulé-je avec difficulté. Je crois que j’en ai la preuve.
Tout cela n’est pas dû au hasard. Tout est clair à présent. Le destin m’a
envoyé Liz afin que je répare mes erreurs et, cette fois, je vais faire les choses
correctement.
25
Liz
Assise sur une des chaises de la salle d’attente, je sirote un thé à la forte
odeur de menthe que m’a gentiment offert Anny. Je lis dans son regard la
même pitié que dans celui de son mari et, plus les minutes s’écoulent, plus je
me sens mal à l’aise. J’ai juste envie de retourner à la maison dans les bois,
avec pour unique compagnie, Meline et son père.
L’ombre de la vérité…
Je ne veux pas entendre cette petite voix qui s’impose de plus en plus et
qui est en partie responsable de mes nuits agitées.
Deux mains fortes se posent sur mes épaules. Quand je relève la tête, je
vois Jeremy m’observer intensément de ses iris noisette. Le docteur demande
à l’homme assis sur une autre chaise d’entrer dans son cabinet pour
l’attendre.
– Que se passe-t-il ? T’as une tête encore pire que tout à l’heure.
– Je l’ignore, murmuré-je bouleversée.
– J’ai discuté avec Tobey et… le mieux est que je te confie à des
personnes aptes à te soutenir. Mais avant cela, on doit parler d’une chose :
d’un objet que j’ai trouvé.
– Liz, vous devez comprendre que vous avez besoin d’aide et que le mieux
pour vous…
– Mais Meline et Jeremy m’aident ! le coupé-je d’une voix aiguë.
– Je n’en doute pas mais c’est aussi mieux pour eux que vous soyez
accompagnée d’une façon plus… disons plus adéquate. C’est pour le bien de
tous.
– Mon neveu va vous mener au poste de police, vous parlerez avec eux, ils
sauront quoi faire. Vous avez besoin d’assistance et il y a sûrement des gens
qui vous cherchent, Liz, c’est la seule chose à faire.
De grosses larmes roulent sur mes joues sans que je ne puisse les retenir.
L’idée de me retrouver entourée d’inconnus me terrorise et celle d’être
éloignée de Jeremy me donne envie de vomir. Il y a quelques jours, lors de
mon arrivée, tout dans ce monde me paraissait accueillant et beau mais
aujourd’hui ma vision a bien changé et je perçois cette noirceur profonde qui
menace de m’emporter à chaque instant. Je ne désire pas quitter ce cocon
sécurisant !
Tobey lui lance un dernier regard furieux puis disparaît dans son cabinet
après avoir claqué la porte. Jeremy se fige un instant la tête basse et le souffle
court, culpabilisant probablement d’avoir contrarié son oncle.
Anny s’approche de nous puis passe son bras autour de mes épaules :
– Ne vous en faites pas. Ces deux-là aboient fort mais ne mordent pas.
Tout ira bien pour tout le monde. Et Jeremy… S’il te plaît, fais attention à toi
et Meline. D’accord ? Je te fais confiance.
– Merci, tatie, marmonne-t-il avec une pointe de reconnaissance dans la
voix.
– Je parlerai à ton oncle, ça passera. Et si tu as besoin d’aide, alors n’hésite
pas. Vraiment !
Il acquiesce et, après un dernier au revoir, nous prenons congé. C’est dans
un silence religieux que nous faisons le chemin du retour ; Jeremy perdu dans
ses pensées et moi réfléchissant intensément à ce qu’il vient de se passer.
Une chose est sûre : bien qu’il ne me croie pas, Jeremy est un allié, je peux
avoir confiance en lui. L’idée de me retrouver entre les mains de la police me
fait très peur. Pour moi, ces humains sont dressés et armés afin de préserver
la paix. Et bien que je sois une bonne personne, j’ai déclenché quelques
agitations depuis mon arrivée sur Terre, ils risquent de ne pas m’avoir à la
bonne.
Une fois le pick-up garé à l’abri d’un auvent, Jeremy coupe le moteur puis
me regarde longuement. Je m’apprête à descendre mais il me retient d’une
main douce.
– Attends. On doit parler sérieusement. Quand je suis retourné là où tu te
planquais dans l’entrepôt, j’ai trouvé quelque chose qui doit probablement
t’appartenir. Un médaillon avec des ailes gravées dessus.
– Oh, tu l’as ! m’exclamé-je, ravie. Je pensais l’avoir perdu après ma
mésaventure chez Jo !
– Oui… Désolé, j’avais zappé.
– Ce n’est rien ! J’y tiens beaucoup, merci.
– Liz… Il vient d’où ce bijou ?
– De Célestaos, c’est le signe de notre appartenance au monde angélique.
Une fois dans la maison, Jeremy prend la peine de ranger son manteau et
de frotter ses bottes pour les aligner soigneusement avec ses autres
chaussures dans le placard. Je fais de même sous son œil inquisiteur puis le
suis à l’étage, jusque dans sa chambre. Je n’y suis jamais entrée et remarque
qu’il n’y a presque aucune décoration. La fenêtre est entrouverte et un léger
courant d’air froid s’infiltre dans la pièce. Le lit est fait au carré et chaque
chose est minutieusement disposée.
D’un pas énergique, il se dirige vers une vieille commode de bois sombre
et sort une petite clé de dessous sa lampe de chevet en étain. Il déverrouille le
tiroir du bas puis le tire d’un geste sec. Il en extrait alors une pochette pleine
de papiers qu’il me tend d’une main tremblante.
Les sourcils arqués de surprise, j’attrape le dossier puis le pose sur le lit
pour regarder à l’intérieur.
– Ce sont… les comptes rendus de l’autopsie de mon épouse et tout ce qui
concerne l’enquête, m’explique-t-il d’une voix éteinte.
– Pourquoi tu fais ça ?
– Pourquoi ?
– Détaille mieux.
Mon regard glisse à nouveau sur Louise et je découvre alors la raison pour
laquelle il m’a forcée à faire ça.
Jeremy
Je pose mon index sur la photo que je refuse de regarder puis m’écrie :
– Liz. Elle est morte, c’est définitif, il n’y a rien d’angélique là-dedans !
– Non… non, ça ne se peut pas. C’est que l’enveloppe qui s’est éteinte,
elle s’est réincarnée ou est retournée à Célestaos sous une autre forme. Non,
non, tu ne comprends rien, ce n’est pas possible autrement ! Je refuse de le
croire.
J’attrape ses épaules mais elle s’écarte brusquement, les paumes en l’air, et
continue d’une voix tremblante :
– Ça, ce sont des mensonges. C’est toi qui tentes de me manipuler avec ces
horribles photos ! Je te déteste !
Sur ces paroles, elle tourne les talons et disparaît dans le couloir. Je
l’entends ensuite farfouiller dans sa chambre un moment puis ses pas légers
résonnent finalement dans l’escalier.
Mon sang ne fait qu’un tour, je bondis et la rejoins alors qu’elle s’apprête
à passer la porte d’entrée. Je la pousse, referme le battant violemment puis la
bloque en posant mes paumes de chaque côté d’elle contre le mur. Mon pouls
tape si fort que j’ai la sensation que mon crâne va exploser. Tout est flou,
plus rien n’a d’importance, hormis ces iris noirs qui me dévisagent avec rage.
Elle doit comprendre ! Il le faut !
Nos souffles saccadés se mêlent tandis que j’approche mon visage du sien,
puis gronde :
J’ignore ce qu’il se passe à cet instant dans ma tête mais, quand je pose
mes lèvres un peu trop fort sur les siennes, je regrette immédiatement ce
geste. Sa bouche est douce comme un pétale de rose et son odeur sucrée
m’envahit délicieusement. C’est bon et amer à la fois, mon désir impatient se
mêle à un brusque sentiment de remords. Je n’aurais jamais dû faire ça ! Mon
attitude de mâle dominateur n’est absolument pas adaptée aux circonstances
plus que délicates et Liz se fige sans me rendre mon baiser.
Je viens de commettre une terrible erreur et il est trop tard pour faire
marche arrière.
Je la lâche puis recule de trois pas sans comprendre pourquoi j’ai agi
comme un connard de bas étage et gâché ce qui aurait pu être… dû être… un
moment merveilleux.
Tout cela pour prouver quoi ? Que je suis à la hauteur ? Que j’assure en
tant que gros bourrin sans aucune classe ni délicatesse ?
Je n’ai pas fait attention mais elle a revêtu sa tenue d’arrivée ; la vieille
cotte de jardinier et les bottes de pluie bien trop grandes.
Elle secoue la tête avec obstination et, la mort dans l’âme, je monte
chercher le bijou. J’ai l’impression de peser des tonnes, d’avoir encore une
fois tout raté. J’avais l’occasion de me rattraper et… peut-être d’avoir droit à
nouveau au bonheur mais je l’ai seulement effleuré du doigt et me suis
cramé.
Après tout, c’est sûrement mieux comme ça… Meline et moi contre le reste
du monde.
Je lui tends son médaillon puis la regarde partir sans plus essayer de l’en
empêcher.
Quel con…
Il s’arrête vers la jeune femme puis se penche vers elle. Je ne sais pas ce
qu’ils se disent mais c’est plutôt étonnant qu’Harry discute avec une
inconnue. Je la vois reculer de plusieurs pas en resserrant les bras autour
d’elle.
– Qui ?
– Anna… Anna Monjure, si mes souvenirs sont bons.
– Elle était du coin ?
– Aux dernières nouvelles, ouais. Mais c’était il y a… pfff… trente-cinq
ans ou quarante ans ! J’étais un étalon fringuant en ce temps-là.
– Tu peux m’en dire plus à son sujet ?
– Là, t’en demandes un peu trop à mon pauvre cerveau vieillissant ! Je
peux juste te dire que tous les mecs du coin lui tournaient autour, moi
compris. Des yeux pareils, ça peut rendre fou un homme !
– Si jamais quelque chose te revient, préviens-moi. C’est peut-être
important.
– Si tu veux ouais, en tout cas, elle est étrange, ta copine.
– À qui le dis-tu…
Et avoue que la folie te guette aussi… Une douce folie oubliée depuis bien
longtemps…
Je planque dans un coin cette pensée perturbante mais surtout inutile pour
le moment. Dans un premier temps, je dois ramener à la maison cette femme
qui me fait tourner la tête !
27
Liz
Dans mon crâne, c’est la tempête du siècle ! Bien que je sois à l’air libre
en plein milieu des montagnes, je me sens étouffer et ne parviens pas à
calmer ma respiration saccadée. J’ai du mal à réfléchir de façon cohérente et
le seul objectif que j’ai dans l’immédiat est de mettre de la distance entre moi
et ces deux hommes.
Anna Monjure…
Après avoir galéré sur le chemin forestier, j’arrive enfin à la route presque
entièrement dégagée de sa couche de neige. Je suis déjà épuisée alors que je
n’ai marché qu’une centaine de mètres.
L’humidité est passée par-dessus mes bottes et mes pieds sont trempés. Ma
cotte s’imprègne doucement d’eau et je grelotte si fort que mes dents
s’entrechoquent.
Je jette un œil à gauche puis à droite mais aucune de ces deux options ne
me paraît être judicieuse. D’un côté se trouve le village où je n’ai pas de bons
souvenirs et, de l’autre, le cimetière où je me suis réveillée après mon
éviction de Célestaos.
– Liz ! Attends-moi !
La voix de Jeremy dans mon dos me fait accélérer le pas. Je sais que c’est
peine perdue et que, du haut de ses presque deux mètres, il me rattrapera en
quelques enjambées mais je ne compte pas lui faciliter la tâche. Il doit
comprendre que je ne veux plus de son soutien et que je désire m’éloigner de
lui et de ses divagations.
Il passe son pouce sous mon menton pour me relever la tête puis braque
ses yeux dans les miens :
– Tu le penses sincèrement ?
– Oui. Et… je suis vraiment désolé pour tout à l’heure. Le baiser. Je
n’aurais jamais dû faire ça. C’était n’importe quoi.
– Liz, reprend-il d’une voix douce. Tu… t’as bousculé ma vie et… je crois
que j’aime ça. Laisse-moi une chance.
– Jeremy…
– Toute petite ?
– Je ne sais pas.
– Minuscule ?
Je passe le haut portail de fer puis revois avec émotion la grande poubelle
où j’ai déniché la tenue que je porte encore. Une semaine s’est écoulée depuis
mon atroce réveil et j’ai l’impression que le temps a passé au ralenti, que je
suis arrivée depuis des mois.
Mon souvenir ne m’a pas trompée. Voilà pourquoi ce nom ne m’est pas
inconnu. Mon cerveau perturbé l’avait tout simplement mis de côté. Je me
suis réveillée sur la tombe de cette femme.
Le poids du monde s’abat sur mes épaules et je m’affaisse à genoux sur les
graviers. Cette fois, ça y est, je me sens chuter dans ce précipice sans fond,
entraînée par ces tentacules nocifs qui me menaçaient depuis un moment.
Je ne veux pas, je refuse. Mon souffle se coupe, je rejette les images qui
fusent soudain en masse. Je ne peux tout simplement pas les supporter.
De toutes mes forces, je lutte pour m’accrocher à ses mots, à ce mince fil
qui m’empêche de chuter dans un puits sans fond.
Jeremy
Je dépose le corps grelottant de Liz sur le siège arrière de mon vieux pick-
up puis monte près d’elle. Quand je l’ai vue s’effondrer devant la tombe, je
me suis agenouillé à ses côtés pour la soutenir mais elle était déjà loin et
marmonnait des mots incompréhensibles, comme des sortes de mélopées de
cureton. J’ignore ce qu’il se passe dans sa tête en ce moment même mais ça a
l’air d’être sacrément le bordel.
Après avoir patienté une dizaine de minutes, j’ai finalement appelé Harry
pour qu’il vienne nous chercher. Liz est visiblement en état de choc et je me
demande s’il ne va pas falloir l’emmener aux urgences. Il est peut-être temps
que j’arrête de vouloir arranger les choses, je ne suis clairement pas doué à ce
jeu.
Je dois le faire.
– Elle est spéciale mais… ai-je le droit, Louise ? Est-ce que je peux
continuer de te porter dans mon cœur et penser à une autre.
Je frémis en sentant une caresse sur ma main et rouvre les paupières pour
découvrir une coccinelle se balader tranquillement entre mes doigts.
Cela n’a aucun sens, elle ne devrait même pas être là. L’insecte s’arrête un
instant et écarte élégamment ses ailes. Louise adorait ces bestioles… Mon
pouls s’emballe tandis qu’elle prend son envol puis vient danser autour de
moi avant de filer droit vers les nuages gris.
Le souffle court, je me relève, le regard perdu vers le ciel. La minuscule
créature a disparu et, avec elle, un poids qui encombrait mon âme. Le
pragmatique que je suis refuse de croire à un quelconque événement
surnaturel mais je ne peux m’empêcher de sourire et de murmurer :
– Merci…
L’après-midi est pas mal entamé et, la scierie, toujours pas remise en
route. Je n’ai pas la tête au taf et tout ce que j’ai envie de faire, c’est de foncer
chez les flics pour leur expliquer ce qu’il vient de se passer. Avec ces
nouveaux éléments, peut-être qu’ils rouvriraient l’enquête et peut-être que je
pourrais enfin avoir de vraies réponses… La seule chose qui m’en empêche
est l’idée de voir Liz emmenée loin de moi. Elle n’a pas de papiers, tient des
propos délirants. La jeune femme risque de se retrouver enfermée chez les
fous et, moi, accusé de l’avoir maltraitée.
Je ne sais pas comment agir pour résoudre tout ce merdier dans lequel
j’évolue depuis qu’elle est apparue dans ma vie mais je refuse de déconner
comme je l’ai fait il y a quelques années. Je refuse aussi de finir derrière les
barreaux en garde à vue ; ça signerait la fin de mes droits parentaux.
– Eh, ça va aller, OK ?
Je ne trouve rien d’autre que ces mots bidon pour tenter de la rassurer et
qu’elle se reprenne. Je mordille nerveusement un de mes ongles, totalement
désarmé face à sa détresse et à sa colère. On va devoir parler, qu’elle
m’explique ce qu’il se passe dans sa tête.
– Ne bouge pas. Je reviens te chercher, lui dis-je sans être sûr qu’elle
m’entende.
Bien décidé à faire fuir ce visiteur aussi rapidement que possible, je revêts
mon masque le plus désagréable puis me plante face à lui, bras croisés sur le
torse. Il est âgé et porte une paire de lunettes noires qui dissimulent son
regard. Sa couronne de cheveux blancs ondule au gré du vent et son luxueux
costard beige est totalement incongru en ce lieu.
C’est Liz sur le cliché, aucun doute là-dessus. Quelqu’un l’a probablement
remarquée à mes côtés lorsque nous nous sommes rendus chez Tobey et,
comme tout le monde me connaît dans le coin, il n’a pas eu de mal à obtenir
l’info… Et puis, son passage tumultueux au bar a certainement fait le tour du
village.
Je n’aime pas du tout l’attitude de cet homme et, s’il a quelque chose à
voir avec le passé de Liz, il a probablement à voir aussi avec les mauvais
traitements qu’elle a subis.
– Qui êtes-vous par rapport à elle ? demandé-je alors d’un ton suspicieux.
– Sa famille, son grand-père précisément. Elle a disparu depuis presque
dix jours et nous sommes très inquiets à son sujet. C’est une personne très
complexe et perturbée. Son état mental nécessite des soins constants.
Mike affiche une mine attristée à laquelle je ne crois qu’à moitié puis
reprend :
Si tout se révèle être aussi simple que le dit cet homme, alors Liz, ou…
Annael, s’est bien foutue de ma gueule ! Et ce qui est intolérable est que ma
fille a été impliquée dans son petit jeu malsain.
Et puis toutes ces blessures… Elle ne peut pas se les être toutes infligées
elle-même ! Ou alors elle est complètement démente !
Possibilité à ne pas totalement écarter…
Au lieu de se précipiter vers celui qui se dit son grand-père, elle recule de
quelques pas en secouant la tête avec nervosité.
– Merci pour tout, je vais prendre soin d’elle. Si vous souhaitez être
dédommagé pour les frais qu’elle aurait pu occasionner, je vous laisse ma
carte, n’hésitez pas.
Je prends le petit carton à l’écriture dorée et, d’un geste machinal, le fourre
dans ma poche arrière. Extérieurement, je ressemble à un bloc de glace mais,
intérieurement, je suis un volcan prêt à péter.
Il retire ses lunettes et braque son regard dans celui de Liz en murmurant
des paroles apaisantes. Elle le toise d’abord avec fureur puis, au fur et à
mesure qu’il déblatère ses paroles incompréhensibles, elle cesse de se
débattre puis ses épaules s’affaissent.
Elle détache enfin son regard de celui du vieux et j’y vois une telle
détresse, un tel trouble, que je ne peux tout simplement pas continuer de
m’effacer. Ma décision est prise, elle n’ira pas avec lui, pas ainsi. Encore une
fois, je m’implique dans une histoire qui me dépasse probablement et ça
risque de me coûter cher s’il est effectivement de sa famille mais je suis
incapable de la laisser partir ainsi.
C’est plus fort que moi. Quelque chose me hurle que je dois la protéger.
ÉTAPE 4
LA TRISTESSE
29
Liz
J’attrape mon crâne à deux mains puis m’accroupis dans la neige, les yeux
fermés. J’ai la sensation de perdre l’esprit, de ne plus savoir qui je suis. Si je
n’étais pas encore folle, je risque de le devenir très rapidement.
Jeremy me prend par la taille pour me relever tout en lançant avec une
fureur contenue :
Grâce à son contact à la fois ferme et doux, je reprends pied dans une
réalité dont j’ignore tout. Soudain, tout devient beaucoup plus simple et
évident. Il est le pilier dont j’ai besoin pour me relever et découvrir mon vrai
Moi.
– Fais-le partir.
Il hoche la tête puis détourne son regard à présent glacial vers celui que je
pensais être mon supérieur… mon Guide.
– Vous l’avez entendue ? Et je vais garder son passeport, après tout, c’est à
elle.
– Monsieur Lancaster, quand vous en aurez assez d’elle et que vous vous
rendrez compte qu’elle est ingérable, appelez-moi. Nous n’en resterons pas
là, vous avez une semaine. Sept jours ! Compris ? Je vous dis donc à très
bientôt.
– Vos menaces ne me font pas peur ! rugit Jeremy en resserrant son
étreinte.
– Je n’ai pas le choix, Liz. Tout cela est beaucoup trop compliqué et ce
mec tout à l’heure, ton soi-disant grand-père… j’le sens pas. La police nous
aidera et, maintenant qu’on a récupéré un papier officiel, ils ne risquent pas
de s’en prendre à toi.
– J’ai peur.
– Je sais mais ça ira. J’suis là et tu ne te débarrasseras pas de moi comme
ça. Je veux juste que tu me promettes une chose.
– Laquelle ?
Il prend mon bras puis dévoile la longue cicatrice à peine refermée de mon
poignet.
Il esquisse un sourire puis avale une gorgée de café. Ses yeux pétillent un
instant tandis qu’il me contemple par-dessus la tasse. Il la pose puis d’une
voix tendre murmure :
Mon ventre se noue et une étrange sensation s’éveille entre mes cuisses,
comme si de petites étincelles s’allumaient un peu partout. Je n’ai jamais
ressenti cela et c’est vraiment très incongru au milieu de tous mes soucis.
Son souffle balaye mon visage et ses doigts tirent légèrement sur mes
cheveux pour que j’incline ma tête en arrière. Je me laisse faire et ferme les
yeux en totale confiance. Sa main se raffermit sur ma taille puis glisse dans
mon dos en une caresse autoritaire qui déclenche une ribambelle de nouvelles
étincelles dans mon bas-ventre.
J’aime sentir sa force. Son odeur menthol-cuir m’envahit délicieusement.
Je réprime un frisson et quand ses lèvres se posent dans mon cou, mon cœur
accélère davantage. Si ça continue, je vais mourir d’une crise cardiaque.
Il étouffe la fin de ma phrase en posant enfin ses lèvres sur les miennes
avec une grande douceur. Et lorsque sa langue s’aventure, j’ai un mouvement
de surprise. Il m’empêche de reculer et me resserre davantage contre son
corps ferme. Nos regards se croisent un instant et j’avoue faiblement :
Ma tristesse est toujours là, tapie au creux de mes entrailles mais, à cet
instant, son étreinte parvient à la contenir, à la rendre supportable.
Une larme roule sur ma joue et une évidence s’impose alors à mon esprit :
entre ses bras, je suis à ma place.
30
Jeremy
Meline me lance un sourire radieux puis détourne son regard sur Liz,
assise de l’autre côté du sofa. Cette dernière est fort affairée à râler après
Jabba le Hutt qui s’éclate à martyriser la princesse Leia. Nous sommes en
plein marathon Star Wars et arrivons au bout du sixième film, Le retour du
Jedi. Je ne pensais pas qu’elle aurait la tête à rester aussi longtemps
concentrée sur cette saga mais elle m’a agréablement surpris en se prenant au
jeu.
Et je flippe grave.
Un, deux, trois, quatre, cinq… dix-huit marches d’escalier. Encore quatre
pas jusqu’à ma chambre et je referme la porte dans mon dos, aussi
discrètement que possible. Le souffle toujours court de m’être excité pour
rien, j’approche de la photo de famille, noyé dans un sentiment de culpabilité.
Ai-je le droit de désirer une autre qu’elle ? Même si le temps a passé, j’ai
une grosse part de responsabilité dans sa mort et demeurer seul pour le restant
de mes jours est la punition que je me suis infligée plus ou moins
consciemment. Je le réalise maintenant que Liz perce lentement mon bouclier
de marbre.
Une présence dans mon dos me fait sursauter et la douce voix de la jeune
femme flotte jusqu’à moi :
Ses iris sont braqués dans les miens, brillants d’espoir et de tristesse mêlés.
Un espoir que je ne suis pas certain de pouvoir lui laisser.
Cinq ans, mec ! Cinq foutues années de solitude à faire ceinture ! T’as le
droit… ouvre les yeux, accepte, laisse le passé où il doit être… TU as le
DROIT !
Ses iris plongent dans les miens et ses doigts s’immobilisent. Elle esquisse
un sourire attendri puis dit :
Je glisse mes doigts dans ses cheveux si doux puis effleure son visage.
Je pose mes paumes sur ses genoux puis remonte lentement vers ses
hanches.
– … toi et moi, ce n’est pas le hasard, tout est écrit quelque part.
Mes pouces tracent des cercles à l’intérieur de ses jambes et mes doigts
pressent la délicate courbe de ses cuisses avec plus de force. Je la sens
onduler contre mon bas-ventre qui s’éveille à nouveau avec entrain.
Liz clôt ses paupières sous mes caresses, la bouche entrouverte puis
souffle :
Je dois éclaircir une chose avant que nous ne nous précipitions têtes
baissées dans cette étrange relation. Je la décale puis me lève pour aller ouvrir
ce tiroir que je déteste tant. Celui qui contient les restes de mon ancienne vie.
J’attrape un petit livre planqué au fond puis le tends à Liz d’un geste
tremblant :
– Personne d’autre que moi ne l’a jamais lu mais je veux que tu le lises et
ensuite tu me diras vraiment ce que je suis.
31
Liz
J’attrape l’épais livret sans comprendre. L’instant d’avant, nous étions l’un
contre l’autre, apaisés et en harmonie et, là, le voilà à nouveau distant et
nerveux. Cet homme sait souffler le chaud et le froid à la perfection. Notre
connexion est rompue et, d’un mouvement du menton, il m’indique la porte.
Pas besoin de plus d’explications pour comprendre que je ne suis plus la
bienvenue.
Hello journal,
Après des mois à t’avoir gardé planqué sous mon matelas, je me décide
enfin à entamer une conversation avec toi. Quand Lindsay t’a offert pour
mon anniv’, je me suis demandé ce que j’allais bien pouvoir faire de toi.
Allume-feu ? Déco ?
Jeremy Lancaster…
Ah oui, j’ai oublié de te préciser ! J’ai un petit ami depuis presque six
mois… Julian. Beau, intello et plein aux as. Le parti idéal ! Mais je ne suis
pas amoureuse.
On s’est embrassés. Oui, je sais, c’est mal mais… ce que c’était excitant !
Je culpabilise à peine pour Julian qui est aux abonnés absents depuis un
moment et me délaisse totalement. Tant pis pour lui. No pitié !
Dix kilos de plus, cinq mois de cette grossesse imprévue et un taf de perdu.
Jeremy est absent, comme toujours. Et je ne veux pas l’embêter avec mes
soucis, sa carrière à Wall Street explose et c’est parfait pour lui.
Avec Meline dans la pièce à côté ! Quel genre de mère peut l’imaginer une
seconde ?
Adieu journal.
Elle évoque la Lumière… Ce terme qui m’a tant fait rêver à Célestaos.
Serait-ce possible qu’elle ait rencontré l’un d’entre nous ? Je frémis… J’ai
peur. Tout cela me dépasse.
Quelle horreur…
Jeremy
Liz n’a pas réapparu au repas et je n’ai pas cherché à en savoir plus. En
réalité, j’ai peur de sa réaction, peur de perdre brutalement le positif qu’elle
apporte à mon existence.
Lire le journal intime de Louise a probablement dû lui faire ouvrir les yeux
à mon sujet mais je n’ai pas le choix ; elle doit connaître la vérité et ce qui me
ronge depuis toutes ces années.
Si mon épouse est morte dans ces terribles conditions, c’est d’abord et
avant tout ma faute, parce que j’étais absent, parce que je n’ai pas senti
qu’elle allait mal, qu’elle était rongée par une terrible dépression, parce que
j’ai préféré fermer les yeux et croire qu’elle se satisfaisait de notre existence.
D’une certaine façon, c’est moi qui l’ai précipitée dans sa tombe…
Elle n’était pas heureuse dans son rôle de mère au foyer. L’arrêt de sa
carrière en pleine ascension a été le début d’une longue descente aux enfers
pour elle. Et moi… dans mon grand égoïsme, je me suis jeté à corps perdu
dans mon boulot de trader et cette chasse aux dollars, prétextant le fait
d'œuvrer pour notre futur.
Par TA faute !
Je grogne puis me tourne à nouveau sur le dos en lissant nerveusement les
plis de mes draps. Parfois, je hais ce lit. Chaque soir, je ressasse mes sombres
pensées et je sais que, lorsque je m’endormirai, mes cauchemars
m’assailliront presque à coup sûr. Ces images des derniers instants de ma
femme me hantent, et bien que depuis l’arrivée de Liz dans ma vie, elles se
soient beaucoup atténuées, je sais qu’elles reviendront en force à un moment
ou à un autre.
J’ai cru que cette nana aux yeux noirs serait le point d’entrée d’une
nouvelle route, une route plus douce, emplie d’espoir. Hélas, mon acte
délibéré et masochiste de lui confier ce journal a probablement signé la fin de
cette histoire à peine démarrée.
Tout ce qu’elle vit ces temps-ci est énorme pour ses épaules frêles et je
n’oublie pas la promesse que j’ai faite de l’aider. Même si je n’avais pas
prévu que notre relation deviendrait si ambiguë, je tiens à l’honorer.
Je me fige dans l’obscurité, soudain conscient de la puissance de mes
sentiments. Je ne voulais pas de ça, à aucun moment, je n’avais envisagé
cette possibilité pour mon avenir ! Et comprendre que je suis à nouveau
enlisé dans l’engrenage dangereux et ingérable des jeux de l’amour
m’effraye.
Un sanglot la secoue et, poussé par une force invisible, j’avance comme un
automate. Je déglutis péniblement, le souffle court. Entrer au milieu de la nuit
dans la chambre d’une femme sans son autorisation n’est pas forcément la
meilleure chose à faire mais, peu importe, le besoin de la soulager de ses
tourments m’ôte toute volonté de résister à cet appel.
Je tressaille puis ferme les yeux pour contenir le flot d’émotions qui
malmène alors mon crâne. Je me retiens pour ne pas m’enflammer et hurler
des choses que je regretterais ensuite. A-t-elle seulement lu ce fichu journal ?
A-t-elle capté la détresse de Louise et combien j’ai été absent ? Pourquoi
refuser l’évidence ? L’évidence que je suis un connard, égocentrique,
responsable du malheur de trois vies ! La mienne, celle de Louise mais aussi
et surtout celle de Meline qui devra grandir sans mère à ses côtés !
Son effluve sucré m’envahit et ses bras menus viennent s’enrouler autour
de ma taille. Je me crispe à deux doigts de l’envoyer chier violemment.
Elle relève le visage vers moi et un rayon de lune s’y reflète brièvement.
– Tu es mon pilier, l’unique point de repère que j’ai dans ma vie. Je n’ai
plus rien, je ne suis plus rien mais tu es là pour moi, tu ne m’as pas
abandonnée. Alors, toi, ouvre les yeux, tu es un homme bien. Jeremy
Lancaster, tu m’es essentiel et je ne pense pas que je pourrais supporter toute
cette folie sans toi. Donc, non, je ne te rejetterai pas, je n’entrerai pas dans
ton jeu destructeur. Je ne te déteste pas, au contraire… Et au milieu de toute
ma peine, je crois deviner la signification de ce que les humains appellent
l’amour.
– Touche-moi.
– Que je quoi ?
– Je veux que tu me fasses ressentir les choses comme une humaine ;
oublier tous mes démons pendant un moment. Rends-moi cette existence plus
supportable, je t’en prie… Rendons-nous-la plus belle, toi et moi.
Elle recule légèrement puis, d’un geste hésitant, retire le tee-shirt noir trois
fois trop large que je lui ai prêté pour les nuits. Son corps apparaît dans la
faible luminosité de la chambre, fin et gracieux. J’ai la sensation qu’elle a
repris un peu de poids et, ça, c’est une bonne nouvelle. Sa poitrine se dresse,
blanche et ronde, et une envie impérieuse de la goûter s’impose en moi.
– Laisse-moi te voir, murmure-t-elle en faisant tomber mon jogging au sol.
– Oh, Liz… bordel, ça va déraper.
– Toi et moi, juste… toi et moi, Jeremy, reprend-elle en prenant ma main
pour la poser sur sa taille. J’ai envie de savoir ce que ça fait d’être touchée
par toi. Je l’imagine depuis des jours, alors rends-le réel.
Elle s’allonge, une jambe légèrement repliée, puis clôt ses paupières, la
bouche entrouverte. Son souffle se saccade de plus en plus, tout comme le
mien. Entièrement nue et offerte à moi, elle est tout simplement splendide.
Mes doigts glissent sur son ventre puis dessinent un cercle autour de son
nombril. Sa peau est douce et tiède.
J’effleure ses cuisses du bout des doigts puis descends le long de son
mollet. Elle gémit faiblement, frémit, ondule et mon bas-ventre déjà éveillé
depuis un moment se noue davantage. J’ai la sensation d’imploser, consumé
par un désir enfoui depuis bien longtemps. En réalité, je ne suis pas sûr
d’avoir ressenti ce genre d’émotion aussi intensément un jour.
Je m’approche de ses petits pieds puis les place de chaque côté de mes
hanches en massant doucement leur plante. Mes paumes remontent sur ses
jambes, explorant ses courbes avec délicatesse. Je me penche ensuite sur son
ventre où je dépose quelques baisers épars, presque hésitants.
– Je vais te le prouver, ajouté-je alors en prenant ses doigts pour les poser
sur mon torse
Cette nana, je la veux, entièrement, rien qu’à moi, et ce, pour une durée
illimitée.
33
Liz
Et puis la fuite… Une course sans fin dans les ténèbres, terrorisée, seule,
perdue…
Mes yeux s’accrochent aux siens avec intensité. Je veux qu’il ressente
combien je le désire. Il hésite, n’ose pas, retenu par je ne sais quelle
inquiétude. Je le sens comme si ses sentiments étaient miens et ça me rend si
fébrile !
Son aveu finit d’affoler mes hormones et je réalise alors pourquoi le sexe
mène ce monde de chair et de sang. Ce désir impérieux surpasse tout.
– Tu es magnifique, Liz…
Sa voix rauque me fait frémir et, quand sa langue se pose fiévreusement au
creux de mon cou, je ne peux retenir un gémissement de plaisir. Il dessine un
sillon brûlant jusqu’à la naissance de ma poitrine puis lèche un de mes tétons
qu’il aspire ensuite doucement. Un courant électrique me traverse, suivi d’un
vertige jamais ressenti auparavant. C’est déroutant, galvanisant…
Mon index longe la ligne de ses abdominaux parfaits puis file vers son
sexe frémissant. Je le presse doucement puis caresse cette zone érogène du
corps humain que je n’avais croisée qu’en image. C’est soyeux, chaud… Son
membre frémit sous mes doigts encore hésitants. Ses mains se posent alors
sur les miennes et me guident autour de son gland humide. Ensemble, nous
descendons avec lenteur jusqu’à sa base où je presse avec précaution les
précieux testicules porteurs de son fluide. Je remonte en intensifiant ma
caresse et il bascule le front en arrière dans un râle.
Sa bouche plonge alors sur mon nombril qu’il embrasse avec ferveur et sa
paume descend entre mes cuisses puis il continue :
– Tant de vilains mots dans cette jolie bouche. Je la remplirais bien pour la
faire taire mais on verra ça un peu plus tard. Allons-y étape par étape, ma
jolie. Hum… en tout cas, très excitant cette vulgarité.
– Ne t’arrête pas ! le coupé-je, presque offusquée qu’il me tienne ainsi au
supplice.
– Tout doux… J’ai dit : à ton tour de décrire. Fais-le ou je t’abandonne
comme ça.
– Oh, non, tu ne peux pas… Continue, c’est… c’est…
– C’est ?
J’attrape ses mèches pour qu’il retourne entre mes cuisses et reprenne son
jeu infernal puis lance d’une voix balbutiante :
Il m’observe une seconde en silence puis dépose un long baiser sur mes
lèvres.
– OK, souffle-t-il. Je vais mettre une capote. C’est pas que j’en utilise
souvent mais, grâce à ce foutu besoin de contrôle, j’en garde toujours une non
périmée en stock. Juste… au cas où. Et tu es un juste au cas où absolument
bandant, ma jolie…
– Capote ?
Il esquisse un demi-sourire.
Sans que j’aie le temps de réfléchir, je me retrouve à cheval sur lui, prise
dans l’étau de ses mains puissantes.
– Tu décides du rythme…
Je sens sa verge brûlante tressaillir sous moi. Je suis très excitée, c’est
clair, mais… je dois avouer que je suis également très inquiète à l’idée que
quelque chose d’aussi large me pénètre.
Oh, par tous les Dieux, si, ça, ce n’est pas une vision du paradis !
Il grogne puis, d’un geste ferme et lent, me pénètre alors entièrement. Ses
mains se referment sur mes fesses et nos corps s’unissent en une danse lente
et lascive. Dans le silence de la nuit, seuls nos soupirs et nos gémissements
emplissent la pièce. Le rythme accélère et nos deux corps brillants de sueur se
soudent. Il replace sa main sur mon clitoris et reprend son délicieux massage
tout en s’enfonçant en moi de plus en plus puissamment. Bientôt, la
souffrance s’efface pour laisser place à une vague de plaisir qui s’intensifie
jusqu’à l’explosion. Je me perds en un spasme qui me coupe la respiration et
retombe sur le lit, les yeux grands ouverts, vidée de toute mon énergie.
Dans un ultime râle, Jeremy se tend puis s’effondre à son tour le souffle
court. Il enlace ses doigts aux miens avec force puis grommelle au bord de
l’épuisement :
Mes larmes se mettent à couler sans que je ne puisse les retenir, évacuant
les dernières onces de tristesse qui oppressaient mon cœur.
– Jamais.
ÉTAPE 5
RÉSIGNATION
34
Jeremy
Je soupire puis passe une main nerveuse dans mes cheveux. Les finances
sont au plus bas et j’ignore comment je vais pouvoir relever la barre cette
fois. La scierie est désespérément silencieuse. La bête étant en tête de la
chaîne, nous ne pouvons en aucun cas relancer la production et l’argent ne
rentre plus dans ces conditions. Je risque même de perdre des clients si nous
n’honorons pas leurs demandes en temps et en heure.
Je vais devoir taper encore une fois dans le découvert bancaire… pas le
choix. Je me résous à passer la commande et, en quelques clics, m’enfonce
davantage dans le merdier gluant qui m’étouffe un peu plus chaque jour.
J’ajoute quelques dollars supplémentaires afin d’être sûr d’être livré dans les
quarante-huit heures puis entreprends de mettre le nez dans les paperasses qui
s’amoncellent à côté de l’ordinateur.
Je clos les paupières un instant pour me remémorer cette nuit juste parfaite
auprès d’elle. J’ai eu l’impression de faire l’amour pour la première fois de
mon existence. Non pas que, avec Louise, c’était moins agréable mais
plutôt… différent.
Au sens figuré du terme, elle n’est pas si éloignée d’un ange. Elle me fait
tellement de bien.
Son regard noir ne plaisante pas, et bien que je mesure presque trente
centimètres de plus que lui, il me toise sans ciller. Je hoche la tête en
modulant l’agacement qui menace de me faire dire des mots que je
regretterais puis affiche un sourire aussi cordial que je le peux.
Je jette un œil à Harry, qui hausse les épaules avec impuissance, puis
réponds :
Le livreur croise les bras sur son impressionnante bedaine puis fronce ses
sourcils broussailleux.
– Ne me prends pas de haut. Je travaille avec toi depuis des années et j’ai
toujours été réglo.
– Harry, file-lui sa tune, s’il te plaît. Il reste quelques billets dans la caisse.
Et… désolé pour ce retard, Jordan, ça se reproduira plus. Bonne journée.
– Mouais. Sans rancune, allez, à bientôt, Jeremy…
Il me donne une tape amicale sur l’épaule puis s’éloigne avec mon
employé.
Et voilà que cette fichue voix intérieure se met à faire des rimes, elle va
peut-être bientôt déclamer des poèmes ! C’est ça de céder à l’appel des jeux
amoureux ! J’esquisse un sourire puis jette un œil à ma montre. Il est l’heure
de manger et ensuite… l’épreuve de la journée : aller au bureau du shérif du
comté afin de lui rapporter les derniers événements.
Je n’ai pas changé d’avis. Maintenant que Liz a récupéré son passeport,
elle ne risque plus rien et j’ai grand espoir que le dossier de Louise soit
rouvert. Je sais que tant que ce drame ne sera pas résolu, je n’arriverai pas à
vivre pleinement. À l’époque, faute de preuves et en dépit des blessures que
présentait Louise, les flics avaient fini par conclure à un suicide. Conclusion
qui avait déclenché ma vendetta solitaire. Du grand n’importe quoi ! Depuis
je ne les ai plus à la bonne, ces cow-boys. Et c’est réciproque…
Il faut vraiment que l’on passe dans un magasin pour lui acheter des
vêtements… mais en attendant elle est à croquer et j’ai juste envie de virer ce
pull informe.
– Hum… tu as jugé que retirer la peau des patates n’était pas une bonne
idée ?
– J’ai entendu que toutes les vitamines étaient contenues dans la peau !
Alors, je me suis dit que c’était bien ainsi.
– Très chouette initiative, miss greluche, mais… j’ai un doute quand
même.
– T’es trop mimi… ronronné-je en reniflant son odeur sucrée avec délice.
– Jeremy, je dois rester concentrée ! Si tu continues à te frotter comme ça,
tu vas réveiller mes hormones et je risque de rater ma recette !
– Trop tard…
– Comment ça ? C’est ma première tentative en cuisine, tu pourrais être
sympa !
Son petit ton offusqué finit de me faire fondre, je retire ses écouteurs puis
la retourne.
Si réceptive… si adorable…
Elle attrape mon polo et m’attire contre elle puis termine dans un souffle :
–… hâte…
– J’ai envie de toi, Liz.
Elle se colle plus fort contre mon torse, pose sa paume sur mon sexe durci
puis articule :
– Si tu n’es pas prête, on peut reporter à demain ou même plus tard dans la
semaine !
Mon ton est beaucoup trop froid et agressif mais l’idée de rester inactif et
de perdre du temps alors qu’elle est probablement la clé qui permettrait de
tout tirer au clair me rend dingue.
Elle doit le faire ! Pour moi, pour Louise… pour qu’enfin je puisse
reprendre mon existence en main.
35
Liz
De toute façon, si je veux redémarrer mon existence sur des bases saines,
je n’ai d’autres choix que de me résigner et admettre que mon passé n’a été
que mensonges et horreurs. Je vais devoir l’affronter et puiser dans chacune
de mes forces pour en ressortir entière.
– Tobey, ça va ?
– Ouais, il y a pas mal de bordel ces temps-ci. On fait aller. Et… je suis
vraiment désolé pour l’autre jour, je ne voulais pas m’énerver comme ça…
– OK. Oui, elle est toujours là, elle va bien et, non, pas de police encore.
On y va cet après-midi. Et donc, t’as trouvé quoi ?
– Nous buvions des décoctions une fois par jour après notre prière et le
chant collectif à Célestaos… Enfin… je veux dire… là où je pensais être…
– Tobey m’a dit qu’il a effectué quelques recherches sur le Net et contacté
des confrères à lui spécialisés dans les drogues et opiacés. L’herbe du diable
est une appellation pour une plante nommée Datura. Elle est très nocive et
provoque de fortes hallucinations. Tu perds toute conscience de la réalité, les
effets durent jusqu’à quarante-huit heures et ça cause aussi des amnésies
partielles, voire totales, et c’est difficilement détectable dans le sang.
D’ailleurs, tes analyses qu’il a réussi à faire réaliser n’ont rien donné de
probant mais ça ne veut rien dire, beaucoup de substances disparaissent
rapidement de l’organisme. Apparemment, ils s’en servaient pour te
maintenir dans un état second au quotidien. Ça expliquerait beaucoup de
choses ! Et… tu as eu de la chance dans ton malheur car ce truc est très
toxique. Un mauvais dosage et c’est la mort. Il va falloir raconter tout ça au
shérif et tout ce dont tu te souviens.
Il se lève et s’agenouille alors à mes côtés en prenant mes mains entre les
siennes.
Il se mord pensivement les lèvres un instant puis braque son regard dans le
mien en reprenant :
Mon cœur a un raté et je plonge plus intensément dans ses iris noisette. Je
n’y vois que de la sincérité encore une fois et ma fureur s’éteint doucement.
Nos yeux s’accrochent un long moment et, après m’avoir caressé la joue
avec tendresse, Jeremy se lève pour avaler son café.
J’en profite pour aller passer une tenue plus couverte, ce qui, en
l’occurrence, se résume à un pull nounours trop large pour Meline et le même
jogging noir de Jeremy. Par chance, je suis assez fine pour pouvoir rentrer
dans les sous-vêtements de la fillette. Enfin… « chance » est un grand mot. Il
me manque encore pas mal de kilos pour que mon corps se rapproche de la
norme acceptable. Je pose mes mains sur mes côtes saillantes puis détaille les
cicatrices qui marbrent mes cuisses et l’intérieur de mon poignet. Elle est là,
la réalité, simple et évidente. La vie ne m’a pas épargnée et je dois juste
l’accepter. Si les Dieux existent malgré tout, alors ils auront été bien cruels
avec moi.
Jeremy m’attend déjà sur le seuil de la porte d’entrée et, tandis que
j’approche de lui, je ne peux m’empêcher d’admirer encore ses larges
épaules, ses mains puissantes, sa mâchoire volontaire et carrée mais aussi ses
magnifiques yeux où brille cette flamme qui s’allume à chaque fois qu’il me
regarde, preuve irrémédiable de son désir latent pour moi.
D’un geste sûr, je lui tends le bijou auquel j’accordais tant d’importance.
Il croit plus en moi que moi-même… Je le fais parce que je n’ai pas
d’autre choix mais je suis loin d’être sereine. Je me perds un instant entre ses
bras, relâchant un peu la tension de mon corps, puis relève la tête vers lui.
– Embrasse-moi.
– Liz, mon petit miracle…
Il se penche puis dépose un baiser aussi doux qu’une plume sur mes
lèvres. Je frissonne en sentant son souffle chaud sur ma peau et sa bouche
explorer ensuite chaque parcelle de mon visage. À chaque petit centimètre
qu’il parcourt, c’est un gramme de pression en moins sur mes épaules. Si je
suis son miracle, alors il est le magicien de mon cœur.
C’est donc un peu plus apaisés que nous grimpons dans le pick-up puis
prenons la route, direction le bourg.
Main dans la main, nous pénétrons dans les locaux étroits qui font donc
office de bureau du shérif. Plusieurs tables sont installées de façon aléatoire
et un désordre monstre règne un peu partout. Une femme au visage dissimulé
derrière d’énormes lunettes à branches roses nous invite à approcher. Elle est
si large que sa chaise disparaît entièrement sous ses imposantes hanches
recouvertes d’une robe à motif floral.
– Benny, Lancaster est là, braille-t-elle après nous avoir salués brièvement.
Allez-y.
Cet accueil ne me rassure pas du tout et je me serre un peu plus fort contre
Jeremy qui passe un bras autour de mes épaules. Nous entrons dans une petite
pièce où nous attend un homme vêtu de la tenue réglementaire ; chemise
beige, pantalon noir et couvre-chef à larges bords. Son arme est posée à
portée de main près d’un cahier à spirales sur lequel il est occupé à écrire
diverses annotations. La fameuse étoile dorée brille sur son torse, symbole de
son statut d’homme de loi. Une odeur âcre de tabac intensifie davantage le
mal de ventre qui m’accompagne depuis que nous avons pris la route.
Nous prenons place puis Jeremy commence d’une voix mal assurée que je
ne lui connais pas :
Jeremy se prend la tête à deux mains, le souffle court, puis frappe soudain
le bureau en grondant :
Jeremy
Qu’il doute de moi est tout à fait légitime, je l’ai tellement fait chier à une
époque… Me retrouver face à lui dans cet office me ramène à de douloureux
moments.
Quand Louise est décédée, il a été le premier sur les lieux, et bien que
l’affaire ait rapidement été récupérée par la police d’État du Montana, Benny
a toujours été mon interlocuteur privilégié ; notamment parce qu’il prenait le
temps de m’écouter et tentait de me raisonner.
Il est aussi celui qui m’a mis les menottes quand j’avais presque tabassé à
mort un type que je croyais responsable de l’assassinat de ma femme. À
tort… Et Dieu sait que j’en ai passé à tabac des raclures de ce genre, aveuglé
par la haine et ma soif de vengeance. J’ai foutu un gros bordel et Benny m’a
évité le pire en me couvrant à plusieurs reprises.
La blague… !
Moins d’une minute plus tard, la femme apparaît avec une large pochette
cartonnée dans les bras. Je suis étonnée qu’elle s’y retrouve dans le merdier
qui règne un peu partout… Comme si elle lisait dans mes pensées, elle me
jette un regard en coin puis explique :
– On n’a pas énormément d’affaires dans ce genre. C’est plutôt calme par
ici. Et pour info, c’est un bordel organisé !
– Ouais, faudra quand même faire quelque chose, Neil, bougonne Benny
en lui faisant signe de se retirer. Laisse-moi me remémorer quelques détails,
Jeremy.
– Ça fait bientôt dix jours que Liz a débarqué au village. Elle a fait un
passage remarqué au bar et…
– Ah, c’est elle la fille qui se baladait à moitié à poil et qui est partie avec
Jo ? intervient-il avec une moue intriguée. Paraît qu’il y a eu de la bagarre.
– Ouais… Je n’y suis pas pour rien. J’ai dû calmer Tom.
– Je vais prendre des notes, on sait jamais s’il y a quelque chose à faire
avec tout ça. Continue.
– Le soir de son arrivée, je l’ai trouvée à l’entrepôt à moitié morte de froid
et je l’ai ramenée chez moi pour la soigner. Elle tenait des propos assez
délirants et avait visiblement de gros problèmes de mémoire. Je me suis aussi
rendu compte qu’elle avait subi de mauvais traitements et qu’elle était en état
de manque.
– Quel genre de mauvais traitement ? Et… de manque ? Précise.
– Le manque de celui des drogués.
– Vous vous droguez, mademoiselle ?
– Attends, Benny, laisse-moi parler. Elle avait des traces de coups, des
cicatrices plus ou moins anciennes et, à son arrivée, elle était déshydratée et
amaigrie, en plus d’être en hypothermie. Elle n’avait aucun papier sur elle et
je l’ai crue folle pendant un moment. Et puis j’ai trouvé ce médaillon qui m’a
rappelé Louise…
– Oh là ! Je t’arrête. Une question, Jeremy : pourquoi ne l’as-tu pas
conduite directement ici ?
– La tempête me bloquait chez moi.
– Elle n’a pas duré dix jours. Donc ?
– Parce que j’ai flippé. Je ne voulais pas qu’on pense que j’étais
responsable de ses blessures et… ensuite je me suis attaché à elle et je
craignais qu’elle ait des soucis comme elle n’avait aucune preuve de son
identité.
Benny croise les bras sur son torse puis demande froidement :
– Ou tu as, une nouvelle fois, voulu prendre en main des choses qui te
dépassent peut-être ?
Dans le fond, je sais qu’il a raison et que j’ai déconné… encore… mais de
là à reconnaître ma faute, non.
Les petits doigts de Liz s’entrelacent aux miens et je ferme les yeux pour
mieux m’imprégner de sa douceur.
– OK, pardon, je ne voulais pas m’énerver. Bref, de toute façon, c’est fait,
je ne peux pas revenir en arrière… Dès que j’ai pu prendre la route, je l’ai
emmenée chez Tobey pour un examen. Il pense qu’elle a été droguée
quotidiennement pendant une longue période avec de la Datura entre autres.
Cela serait à l’origine de ses troubles de mémoire et de ses hallucinations.
Mais contacte-le, il t’expliquera mieux que moi.
– Je connais cette merde qui pousse un peu partout… Je l’appellerai après
notre entretien.
Il tapote sur son clavier un moment puis reporte son attention sur Liz et,
d’une voix adoucie, demande :
Elle fouille dans la poche de son manteau tandis que Benny me lance un
regard ahuri puis en sort son passeport qu’elle lui tend.
Un sanglot l’étreint et des larmes roulent sur ses joues tandis que Benny lit
le document avec un air concentré. Je passe ma main dans son dos puis la
serre un instant contre moi en lui chuchotant quelques mots de réconfort.
– Annael Grant, née le 14 juin 1993 à Missoula, Montana. Donc, vous êtes
du coin apparemment. D’après la photo, c’est bien vous, ça ne semble pas
être une contrefaçon. Je vais lancer une recherche immédiatement dans notre
base de données. On ne sait jamais. Et de quoi vous rappelez-vous d’autre ?
De l’endroit d’où vous venez ? De ce qu’il s’est passé ? Qui vous a fait du
mal ?
– C’est très flou et les images des mauvais traitements me reviennent
surtout la nuit, dans mes cauchemars ou sous forme de flashs. Je crois que
j’ai été enfermée dans un endroit sombre et humide. Et ensuite, je revis cette
fuite dans le noir. Beaucoup de souffrance et de terreur. Et a contrario je me
souviens également de Célestaos, un endroit agréable, plein d’amour où je me
sentais en sécurité, entourée et… j’étais un Ange. Mais où est la vérité là-
dedans ? Je l’ignore.
Elle se met à trembler contre moi et, la gorge serrée par sa détresse, je
presse son petit corps recroquevillé, si fragile.
Il retire son chapeau puis passe une main dans ses cheveux grisonnants en
proie à une intense réflexion.
– Tout ça, c’est un immense bordel, Jeremy. T’aurais dû venir tout de suite
m’avertir ! T’as déconné !
– Je sais ! Mais je suis là maintenant ! Alors… fais ce que tu as à faire.
– Ouais, dans un premier temps, on va vérifier s’il y a quelque chose dans
nos fichiers. Ensuite, je pense que Liz devra être examinée par un psychiatre,
elle sera probablement interrogée. Et…
– L’affaire Monjure remonte à dix ans et, crois-moi, c’est une certitude, le
dossier va être rouvert.
Avis de recherche
Abby Monjure (compagne de Eric Grant) et ses deux enfants : Andrew
(11 ans) et Annael (16 ans).
37
Liz
Épreuve passée.
Et je ne m’en suis pas si mal sortie : ma raison ne s’est pas encore fait la
malle, Jeremy n’a pas fui et je ne suis pas derrière des barreaux ou menottée à
un lit d’hôpital. L’ensemble est plutôt positif. Le shérif nous a expliqué qu’il
allait contacter la police d’État puis tenter de retrouver des traces de ma
famille, il nous préviendrait ensuite des événements à venir.
Et donc cet homme qui n’a même pas eu le désir de savoir où était sa
famille serait mon père ?
Je lis divers textes d’un œil éteint, comme si je tournais les pages d’un
roman. J’ignore pourquoi cela me laisse autant de marbre. J’accepte le fait
que ça soit mon passé mais je ne me sens pas concernée. Je crois que je suis
bien trop épuisée et secouée par tout ça.
Je ferme les yeux et derrière mes paupières closes se dessine le film d’un
Noël passé. Les décorations et les paquets cadeaux disposés au pied d’un
grand sapin, mon frère et moi qui dévorons des sablés, planqués sous la table,
Mamya qui plaisante avec notre grand-père, un petit chien blanc qui aboie
joyeusement en sautant après un chat roux, une chanson au refrain festif et
réconfortant… Nous sommes si jeunes, Andy et moi. Jeunes et heureux.
Oui, j’ai un passé, oui, je suis quelqu’un. Mais est-ce que ça a de la valeur
quand tout cela se résume à quelques flashs poussiéreux ?
Je clique sur les croix rouges pour fermer les pages puis entre une nouvelle
recherche : Datura. Encore une fois, le nombre de résultats est
impressionnant. Je farfouille sans entrain dans la tonne d’informations plus
ou moins pertinentes que m’offre le Net. Entre les définitions des
dictionnaires, les explications des pseudo-spécialistes et les témoignages de
consommateurs, je me perds dans cette vague de savoir virtuel.
Chez les Aztèques la datura est une plante du Dieu de la Pluie. Elle donne
la capacité de sortir du corps et de voler.
Litt. : On peut parcourir dans les airs des centaines de kilomètres pour
aller voir ce qui se passe en un endroit quelconque, ou pour porter un coup
fatal à des ennemis éloignés. » (Extrait de Castaneda : L’herbe du diable et la
petite fumée.)
L’insupportable vérité !
Je passe mes mains dans mes cheveux en soupirant puis masse longuement
ma nuque, douloureuse d’être restée inclinée sur l’ordinateur depuis presque
deux heures. J’ignore encore comment assimiler tout cela.
– J’ai cru que t’étais partie, murmure-t-elle d’une toute petite voix.
Sans attendre, elle se glisse contre moi et je la prends dans mes bras avec
tendresse.
Cette petite a besoin de tendresse, chose que son père a encore du mal à lui
offrir. Mais je sais qu’il l’aime de tout son cœur et que bientôt il en sera de
nouveau capable.
Meline s’écarte un peu puis plante ses yeux dans les miens.
Elle se blottit à nouveau contre moi et, l’espace d’un instant, je m’imagine
rester auprès d’eux pour toute la vie comme elle le dit. Bien qu’improbable,
cette idée me réchauffe le cœur et donne du relief à mon futur. J’ai très envie
de me laisser aller à cet espoir fragile mais la peur que mon destin ne soit que
sombre et solitaire me taraude encore trop.
– Liz ?
– Oui ?
– Je crois que papa a besoin de câlins lui aussi, même s’il ne s’en rend pas
compte.
Oh que oui, il en a besoin… et je crois bien que, si, il s’en est rendu
compte !
38
Jeremy
Ouais… sauf que t’en as bien profité de ce fichu argent ! Mauvaise foi,
coucou !
On va dire que j’ai mis du temps à parvenir à maturité et que j’étais jeune
et con. Aujourd’hui, je suis seulement con. Et lucide.
Je lui jette un œil intrigué, surpris qu’il s’implique autant dans ma relation
avec elle. Harry ne m’a jamais tenu un discours aussi long depuis que je le
connais !
J’avais pris la peine de lui raconter brièvement toute l’histoire de Liz et il
n’avait guère été étonné qu’elle soit de la famille Monjure. En même temps…
de tels yeux, ça ne court pas les rues. Son visage fin aux lèvres rosées
traverse mon esprit et mes tripes exécutent un salto digne d’un trapéziste de
renommée internationale.
J’hésite un instant. Depuis notre nuit de passion, Liz et moi n’avons pas eu
de moments à deux. J’ai besoin d’y aller tranquille et je me demande si je ne
l’évite pas inconsciemment.
Arrête ça, mec… « De ton mieux », il a dit le monsieur ! Stop les prises de
tête inutiles !
Je lâche un rire con puis tourne les talons en voyant que sa chambre est
vide. Je vérifie la salle de bains puis redescends aussi vite que je suis monté
pour débouler dans la verrière où je la trouve enfin. Elle est assise sur le
rebord en bois d’une des larges baies, un calepin sur ses cuisses repliées, en
train de mordiller un crayon de papier. Elle porte un petit pull noir et un
simple jean bleu nuit, sa chevelure est relevée et laisse apparaître une nuque
gracile et fine. Je la trouve juste magnifique, naturelle et… diablement
excitante. Absorbée par son occupation, elle ne redresse même pas la tête
quand j’approche.
Je lui vole son calepin et le balance un peu plus loin. Sa bouche s’ouvre
sur une exclamation offusquée mais je ne lui laisse pas le temps de protester
et m’empare de ses lèvres en prenant son visage en coupe. Je veux la
posséder, l’entraîner dans une luxure dont je pensais ne plus jamais avoir
envie. Mon érection s’éveille et mon cœur se tape un sprint de dingue tandis
que ma langue se mêle à la sienne avec ferveur. À mon grand bonheur, elle
répond sans hésitation à mon baiser fiévreux.
Je passe une main dans ses cheveux pour retirer l’élastique qui les retient
en chignon. Ils s’étalent dans son dos et sa délicieuse odeur m’envahit, d’une
voix rauque, je grommelle :
– Laisse-toi faire, mon ange, j’ai envie de toi, besoin… besoin de toi.
Bordel.
– Tu as mis le temps, j’ai presque failli attendre, répond-elle sur un ton
malicieux.
Je plonge dans ses iris noirs étincelants de désir et mon sexe réagit
instantanément en se redressant davantage.
Mon sexe palpite comme un fou dans sa prison mais, il aura beau me
supplier, il ne sortira pas de sa cage.
Couché, le fauve !
J’écarte le tissu qui fait barrage puis plonge ma langue entre ses chairs
rosées pour jouer avec son clitoris. Mes doigts s’enhardissent, se baladent
d’avant en arrière jusqu’entre ses fesses satinées, s’égarant légèrement dans
ses entrées bouillantes. Tout en continuant de la goûter, je glisse mon pouce
dans son vagin puis mon index humide dans son second Éden. Tout
doucement, avec précaution, je l’explore, la titille, cherche ses points les plus
sensibles. Sous mon assaut intrépide, elle se crispe d’abord puis finit par se
laisser aller peu à peu, m’accompagnant même de son bassin. Ses
gémissements enflent, ses doigts attrapent les franges du tapis, ses hanches
dansent avec frénésie, ses parois frémissent. Je m’insère plus en profondeur
puis augmente le rythme de mes allers-retours. Ma langue suit cette infernale
montée, explorant inlassablement le velours de sa fleur.
Liz
La nuit tombe et je reprends peu à peu mes esprits. Jeremy m’a encore
emmenée très haut dans les étoiles et ça a été délicieusement bon. Je m’étire
comme un chat tandis qu’il se redresse pour ajuster ses vêtements. Il réprime
un sourire en me détaillant puis me balance mon jean.
– Eh bien… Que son papa baise comme un Dieu et que tu adores ça.
– Très classe. Tant d’humilité fait plaisir à voir.
– Mais je suis totalement objectif, non ?
Il me colle contre lui en pressant mes fesses et je sens son sexe encore dur
contre moi.
– Non, bien sûr que non, tout ce qui peut t’aider est très bien. C’est une
bonne idée.
Une lueur orangée à l’extérieur attire mon regard, suivie presque aussitôt
du hurlement d’une alarme. Tout comme moi, Jeremy l’a remarquée et
s’approche des baies vitrées, sourcils froncés.
À peine ai-je mis un pied à l’intérieur qu’une odeur âcre envahit mon nez.
L’incendie semble n’avoir atteint que le fond mais la fumée s’étend et
brouille ma vision. L’alarme me vrille les tympans. Je n’arrive pas à savoir
où il est passé et, prise de panique, le cherche un peu partout en criant son
prénom. Je l’aperçois finalement en train de s’acharner sur un extincteur
récalcitrant. Mais quand je vois la hauteur des flammes qui lui font face, je
comprends que c’est dérisoire. Je le rejoins en maintenant d’une main mon
col sur ma bouche et mon nez puis l’agrippe de toutes mes forces de l’autre.
Les dents serrées, il continue de rager après l’appareil qui finit par se
déverrouiller et envoie son ridicule jet de mousse blanc. L’atmosphère
devient irrespirable et une toux incontrôlable me plie soudain en deux. Je ne
réussis plus à reprendre mon souffle et, les poumons en feu, m’accroche
désespérément à son bras pour le tirer, refusant qu’il prenne davantage de
risques.
Je finis par m’effondrer au sol, les yeux exorbités par le manque d’air. La
chaleur est insupportable et, à chaque seconde, la température grimpe encore.
Un voile noir recouvre ma vision tandis que je lutte pour ne pas perdre
conscience.
Il me jette sur son épaule puis court en direction de la sortie pour fuir ce
cauchemar. L’air extérieur m’entoure brusquement et je peux enfin retrouver
l’oxygène dont mon corps manque. La différence de température est brutale
mais salvatrice. Jeremy me lâche sans précaution et je vacille quand mes
pieds se posent sur la terre ferme. Il se tient la tête à deux mains et balbutie
des paroles incompréhensibles. Je ne sais pas quoi faire pour le soulager un
peu de son malheur. Pour le moment, je crois que, peu importe ce que je
dirais, il ne sera pas réceptif et risque plutôt de m’envoyer bouler.
Une main ferme se pose sur mon épaule et je me retourne pensant voir
Jeremy mais c’est le visage buriné d’Harry qui apparaît dans la lumière
orangée.
– Tout ce qui part en fumée, c’est ce qui le maintenait sur les rails, alors il
va avoir besoin de toi.
Moi ? Mais qui suis-je pour prétendre l’aider ? Une fille perdue et triste,
perturbée par son passé, traumatisée…
– Je sais que t’as des emmerdes mais… ta grand-mère, Anna, était une
femme courageuse et j’suis sûr que t’es la même. Je le vois dans tes yeux.
– Vous l’avez bien connue alors ? m’exclamé-je en sursautant.
– Plutôt brièvement mais je ne l’oublierai jamais. Et j’aurais aimé avoir un
Harry qui me conseille de ne pas la laisser partir, qu’on était fait l’un pour
l’autre. Alors… petite, écoute le vieux : lâche rien.
– Va chercher Jeremy.
Je n’ai aucune envie de mettre un terme à cet instant de félicité entre eux,
hélas, il n’a pas choisi le bon moment pour passer outre ses blocages
affectifs… Il ouvre les yeux et nos regards s’accrochent. Une grande détresse
luit dans ses pupilles mais aussi quelque chose de plus ténu, de plus nouveau,
presque comme une étincelle de soulagement.
Jeremy
J’observe d’un œil morne les soldats du feu lutter contre l’incendie qui
dévore mon entrepôt aussi sûrement qu’il grignote mon moral déjà bien
fragile. Un bon tiers est parti en fumée et je n’ose pas imaginer l’état des
deux restants. Je suis quasi certain que mon contrat d’assurance n’est plus
valable et que ces enculés de bureaucrates me feront un gros fuck quand je
demanderai de l’aide pour payer les dégâts.
Une semaine ?
– Jeremy ?
– Mais c’est ça ! Pourquoi je n’ai pas capté direct !
– Eh, tu dois garder le contrôle, on va trouver une solution.
– Pour ?
– C’est quelle heure, là ?
– T’es chiant, j’comprends rien ! 18 h 40 !
– J’ai un truc à faire, gère le merdier ici, s’il te plaît !
– Jeremy, où vas-tu ?
– Jeremy !
Son cri aigu retentit dans la nuit et je me fige au milieu du tumulte
ambiant. Elle ne va pas me lâcher la grappe… Je l’entends courir dans mon
dos et pousse un soupir de dépit.
– Liz ! Bordel ! Je peux compter sur toi, oui ou merde ? Je dois aller
bouger le cul à ces flics ! Là, c’est trop ! Je refuse d’attendre davantage.
Elle hoche la tête et, sans plus d’explications, je cours démarrer ma Ducati
pour me rendre au village. Après l’avoir enfourchée et sortie de son abri, je
pose un pied à terre pour observer la scène qui se déroule en contrebas.
Les pompiers ont éteint leurs jets d’eau et sont à présent occupés à ranger
leur matériel, d’autres sont à l’intérieur de la scierie, probablement en train de
déterminer l’origine de l’incendie. Seule une légère fumée s’élève encore du
toit et une odeur de cendre humide flotte dans l’air. Je vois le responsable
discuter avec Harry au loin. C’est bien, il s’occupe de ça. Je n’ai de toute
façon pas le courage d’affronter les dégâts pour le moment. Je dois passer
mes nerfs ailleurs.
Je fais ronfler un coup le moteur puis m’élance dans l’allée forestière. Dès
que je rejoins le bitume, je lâche les chevaux et ma meilleure amie répond
immédiatement. Telle une flèche, je fends l’air, couché sur le guidon, avec
pour seul but d’arriver au village le plus rapidement possible. La colère me
rend inconscient et, à plusieurs reprises, je manque de peu de me rétamer
dans le décor.
Et BAM, une belle baffe virtuelle dans ta gueule, Lancaster. Merci, Benny.
Liz
Allongée sur le petit lit d’enfant, je chantonne à voix basse en caressant les
cheveux roux de Meline blottie contre moi. Son souffle redevenu régulier
m’indique qu’elle s’est endormie. Cette puce porte beaucoup trop de poids
sur ses épaules et ça me rend si triste.
Lui et moi, nous sommes faits pour être ensemble ; notre osmose est
évidente. La chimie de nos corps s’allie parfaitement et j’espère qu’un jour
enfin nous trouverons la paix que l’on mérite.
Mais comment pouvais-je prévoir tout cela ? Prévoir que ça irait aussi
loin ! Comment ?
Je m’allonge sur son lit et prends son coussin entre mes bras, reniflant son
effluve que je ne voudrais plus jamais quitter. J’ai un tel besoin de lui, de
l’entendre me rassurer, sentir sa chaleur et son souffle au creux de mon cou.
Les yeux fermés, je me laisse emporter dans les images sensuelles de nos
étreintes brûlantes et glisse mes paumes sur mon corps comme s’il s’agissait
des siennes.
Oh, non, je ne supporterais plus d’être loin de lui… On arrangera tout ça…
Et de toute façon, c’est plus fort que moi. Je n’ai aucune envie d’être
raisonnable.
– Oh… Jeremy…
Je continue mon petit jeu en accélérant le rythme, imaginant qu’il est là,
près de moi. Mes hanches suivent la danse en ondulant lascivement, mon
souffle se raccourcit en même temps que de multiples étincelles s’allument
sous mes paupières. Je touche au but.
Jusqu’au bout…
Sans plus me retenir, j’enfonce deux doigts en moi et réprime un petit cri.
Je halète, me cambre, perds le contrôle tandis que je m’explore sans répit, de
plus en plus vite et profondément. Le corps humain est vraiment une machine
incroyable !
– Putain !
Quand je reprends mes esprits, j’ai presque honte d’avoir fait ça sur son lit.
C’est très indécent mais extrêmement excitant… Je suis certaine que, en
d’autres circonstances, il aurait aimé y assister. Mais aussi… Je dois arrêter
d’être vulgaire lorsque je prends du plaisir.
Je me force à détailler Louise de plus près. Après l’avoir vue morte sur son
lit en métal, ce n’est pas évident de la retrouver vivante, auprès de siens.
– Liz !
– Il t’arrive quoi ?
– Je l’ignore… Quelle heure est-il ?
– 19 h 15 environ. Je viens de revenir du village, Benny est avec moi, il a
des choses à nous dire. Mais… depuis combien de temps es-tu là ? Tu te sens
bien ?
– J’ai eu une sorte d’absence, je crois. Je… désolée d’être entrée dans ta
chambre.
Des larmes roulent sur mes joues tandis que je comprends l’ampleur de ce
que je viens de vivre. Non seulement, Louise a bien fait un passage à
Célestaos mais, en plus, il est très clair que c’est là-bas que nous avons été
maltraitées. Les pièces du puzzle s’étaient déjà formées dans mon esprit mais,
à présent, elles s’imbriquent les unes dans les autres et c’est atrocement
difficile à vivre.
– Mais elle était là-bas, Jeremy ! Louise, elle y était, je l’ai vue ! Ils l’ont
frappée ! On était plusieurs femmes, y avait des silhouettes sombres et… ils
nous faisaient boire… et je suis tombée…
– OK, déclare-t-il en m’écartant. Tu vas tout lui dire, tout. Je suis sûr que
les choses vont s’améliorer, d’accord ? Mais tu dois respirer d’abord. Écoute-
moi !
– Oh, écoute-moi !
– Inspire quatre secondes, retiens sept puis souffle pendant huit secondes.
Et tu le refais jusqu’à ce que tu te sois calmée. Je ne te laisse pas parler au
shérif dans l’état où t’es. Je ne suis pas capable de gérer pour deux, là. Alors,
on le fait en même temps.
Il prend sa respiration sans me lâcher des yeux et décompte avec ses autres
doigts. Je l’imite en puisant toute la force qu’il me reste au fond de moi. Nous
faisons l’exercice ensemble à plusieurs reprises et, peu à peu, je sens mon
angoisse reculer.
Jeremy
Benny, Liz et moi sommes assis face à des tasses de café à la table de la
cuisine. Il n’est pas loin de 21 h 00, l’épuisement me guette. Depuis plus
d’une heure, j’écoute Liz parler des souvenirs qui lui sont revenus et plus elle
les étale plus d’autres apparaissent. C’est le bordel, certaines choses n’ont ni
queue ni tête. Elle est perdue entre ce qu’elle a réellement vécu et ce que la
drogue lui faisait imaginer.
Je m’empêche d’intervenir car cela ne ferait pas avancer les choses. Après
tout, je n’y étais pas là-bas et je ne veux pas interférer dans son témoignage,
aussi flou soit-il.
Je fronce les sourcils, sentant venir le malaise. Je remue sur ma chaise puis
me lève en déclarant :
– OK, reprend le shérif. On va pas y aller par quatre chemins. As-tu subi
contre ta volonté des attouchements, ou plus ?
– Sexuels, vous voulez dire ? s’enquiert Liz en déglutissant avec difficulté.
– Oui, confirme-t-il. Je sais que c’est pas facile mais c’est important pour
apporter des éléments supplémentaires et lier votre histoire à celle de Louise.
– Comment ça ?
– Non, non ! Je ne m’en souviens pas en tout cas. Je… je ne crois pas. Oh,
mon Dieu, je suis désolée de t’obliger à raconter ça, Jeremy.
– Il faut en passer par là.
– Liz, l’interpelle Benny. Fouille dans ta mémoire, certains gestes ou
certaines attitudes peuvent aider. D’après ce que tu m’as dit, vos oppresseurs
étaient uniquement des hommes et au nombre de douze. C’est bien cela ?
Je savais qu’il ne fallait pas que je reste. Je n’ai pas envie d’écouter ça !
Pas envie d’imaginer ce que ces pervers peuvent bien faire subir à leurs
victimes ! À Louise…
Je tape du plat de la main sur la table puis balance sans prendre de gants :
– Bon, on ne va pas tourner deux ans autour du pot. Liz était vierge quand
elle est arrivée chez moi.
Un grand blanc succède à mon aveu. La principale concernée me fait un
petit sourire forcé tandis que Benny me toise de derrière ses verres en demi-
lune. Après quelques secondes de silence, il demande :
– Était ?
– Oh, t’as bien compris. Certaines traces dans mes draps étaient assez
claires. Donc OUI, elle était vierge, elle l’est plus. On ne va pas s’étaler là-
dessus. Tu ne veux pas non plus un dessin ?
Liz pose sa main sur la mienne puis d’une voix douce dit :
Cette fois, il me coupe la chique et Dieu sait que ça arrive rarement. Vexé,
je croise les bras puis me renfrogne contre le dossier de la chaise.
Je pars dans un éclat de rire qui frôle l’hystérie puis contemple longuement
le visage de Benny. Mais c’est qu’il est sérieux, le bougre !
La jeune femme hoche la tête pour appuyer mes dires puis se lève
précipitamment pour quitter la pièce. Je ne cherche même pas à la retenir. Je
la comprends. Il vient juste de lui annoncer qu’il veut la replonger en enfer.
Et tout ça sur un ton léger, comme si c’était normal.
– Je me doutais que ça se passerait comme ça, c’est pour cette raison que
j’ai repoussé le moment de l’annonce. Cela dit, ça m’arrange qu’on ne soit
plus que nous deux.
Bien que je la connaisse depuis peu, je sais que ce que je ressens pour Liz
est unique et rare, et la pousser à faire cette mission périlleuse est une ineptie.
Mais je dois également comprendre qui est responsable du drame qui a brisé
ma famille il y a cinq ans, a fait de moi un veuf et, de ma fille, une enfant
sans figure maternelle.
Liz
Assise en tailleur devant la cheminée, j’écris avec fébrilité sur mon cahier
à spirales. Depuis quelques jours, je couche sur papier chacun des souvenirs
qui me reviennent mais aussi tous les instants que je traverse depuis que je
suis de retour parmi les vivants. C’est un désordre sans nom mais ça me fait
un tel bien. J’ai l’impression d’extraire le Mal qui me ronge et d’alléger ma
peine.
Nous sommes lundi, le shérif est venu jeudi après l’incendie. Je sais que
c’est aujourd’hui qu’il attend notre réponse définitive pour la mission
délirante qu’il m’a proposée. Jeremy a été très pris à la suite du feu et avec
Harry ils s’occupent de nettoyer les dégâts causés par les flammes. Je n’ai pas
eu le courage d’aller voir l’état des lieux et encore moins de discuter avec lui.
Je crois même que je l’évite. En fait, non, j’en suis sûre.
Alors, j’écris. De plus en plus. Dès que je le peux. Je me libère, aligne mes
émotions, mes peurs, les images qui traversent mon esprit. Mon ancienne vie
mais aussi et surtout la nouvelle, par peur d’oublier.
La mine de mon crayon court sur le papier à une vitesse folle, je la laisse
faire sans la retenir ni réfléchir de trop. J’expulse tout ça avec violence et
rage.
Deux paumes se posent sur mes épaules puis commencent à les masser
doucement. Pile ce dont j’ai besoin. Je ferme les yeux et bascule la tête en
arrière. L’odeur que je chéris le plus au monde m’envahit, mêlée à celle des
cendres froides. Les lèvres de Jeremy se posent sur mon front.
À peine a-t-il prononcé ces trois mots que je comprends que, lui aussi, il
me manque affreusement. Je me suis isolée dans une bulle opaque pendant
trop longtemps. Je me mets à genoux et entoure sa nuque de mes mains pour
qu’il se presse davantage contre mon dos. Sa chaleur m’enveloppe, ses
paumes passent sur ma taille et sa bouche dérive sur mon lobe d’oreille puis
dans mon cou.
– C’est mal barré pour la discussion, là, gronde-t-il avec un petit rire.
– On n’est plus à une heure près, non ?
– Carrément, ouais !
– Et tu as une promesse à tenir.
– Ah oui ? Laquelle ?
Je pivote vers lui pour lui faire face. Nos regards s’accrochent, nos
souffles déjà saccadés se mêlent, j’attrape sa ceinture pour le rapprocher de
moi.
Une lueur traverse ses iris noisette et il se mord une lèvre en haussant un
sourcil.
Mes paumes volent vers son torse puis attrapent son pull pour le faire
passer par-dessus sa tête. Il m’aide et envoie ensuite le vêtement plus loin. Il
prend mon visage en coupe puis sa bouche fond sur la mienne avec avidité.
Tout en me dévorant, il répète, encore et encore :
Je passe mes mains sur mes côtes moins saillantes puis mon ventre et
murmure :
– Et ça te plaît ?
– Tu es superbe, tu l’étais déjà et tu le seras toujours à mes yeux.
Ses paumes passent sur ma taille puis remontent sous mes seins avec
lenteur. Il les englobe puis les masse tout en mordillant ma nuque. Un frisson
me secoue, un soupir d’extase s’échappe de mes lèvres entrouvertes. Une de
ses mains s’enroule autour de mon cou pour basculer ma tête en arrière,
tandis que l’autre descend entre mes cuisses qui s’écartent presque d’elles-
mêmes pour mieux l’accueillir.
Mais monsieur prend son temps, monsieur s’amuse à faire des cercles sur
mon ventre, approche un doigt puis le retire pour le poser sur ma hanche
avant de revenir le frôler sans me toucher, monsieur tente de me rendre folle !
Je plonge mes iris dans les siens en battant des cils, totalement consciente
de leur pouvoir d’attraction, puis me mords la lèvre inférieure en adoptant
une posture provocante. Il fronce les sourcils, un peu surpris apparemment de
mon changement d’attitude.
Je défais ceinture et bouton, laisse tomber son jean sur ses chevilles puis le
pousse en arrière avec fermeté. Il s’effondre sur le sofa avec un petit rire. Je
m’agenouille alors entre ses jambes en observant la bosse de son boxer. Je
n’ai jamais fait ce que je m’apprête à tester et espère ne pas me ridiculiser.
J’abaisse le tissu et libère sa verge impressionnante de sa prison.
Mes doigts s’enroulent sur son sexe et le pressent de haut en bas. Ça, je
commence à maîtriser. Je longe sa veine, caresse ses bourses et ose poser mes
lèvres sur son gland rosé. Son grognement d’extase m’offre le petit coup de
pouce qu’il me manquait et ma langue s’aventure alors, d’abord en le frôlant,
puis en le goûtant plus franchement.
Sa main abandonne mon paradis pour venir se placer sur ma hanche dans
un claquement. Je pousse un petit cri tandis qu’il enroule mes cheveux dans
son autre main et me relève la tête.
Jeremy
Ma phrase est digne d’un mauvais film porno et je m’en tape ! Cette nana
me rend dingue et fait ressortir mes instincts les plus primaires.
J’assène une nouvelle claque sur son cul rebondi et obtiens un second cri
diablement excitant. Mes doigts toujours accrochés à sa chevelure, je titille
un peu sa seconde entrée que j’ai déjà explorée quelques jours auparavant. Je
fais glisser son humidité entre ses fesses puis enfonce légèrement mon index
en faisant de petits cercles.
Ce que j’aime, c’est qu’elle est ouverte, n’a ni peur ni gêne. Aucun tabou
ne vient ralentir nos élans et j’ai bien l’intention d’en profiter à fond. Je n’ai
jamais eu l’ambition de devenir prof mais lui enseigner l’art et la subtilité du
sexe me plaît à mort.
J’attrape ma queue battante puis la glisse entre ses cuisses. Elle est
trempée, bouillante, et je grogne en me positionnant, la soulève puis
m’enfonce entre ses chairs que je sens frémir et s’écarter sur mon passage.
Elle est si étroite…
Bordel ! Je vais tout lâcher trop vite !
J’abandonne ses cheveux pour attraper ses hanches puis me retire d’elle
lentement, profitant avec délectation de chaque centimètre de ses parois. La
voir ainsi soumise et gémissante m’offre un plaisir inédit, je maîtrise ses
sensations, décide de quand elle prendra son pied. C’est assez grisant.
Elle n’a jamais été si belle qu’à cet instant ; épuisée, satisfaite, heureuse.
Je me décale pour la laisser respirer plus librement puis appuie ma tête sur
ma paume.
Enculé.
Elle se tourne sur le dos, les yeux emplis d’extase, perdus dans le vague.
Un grand sourire béat fend son visage et elle dit d’une petite voix :
Je rigole.
– Je sais que je baise comme un Dieu, hélas, mon ange, je vais te décevoir,
je ne suis qu’un humain et tu vas devoir attendre un peu.
Elle pivote vers moi et dépose un bisou tout doux sur mes lèvres.
– Je pense que je suis en train de tomber amoureuse de vous, monsieur le
bûcheron.
– Tu crois, seulement ?
– Hum… Il va me falloir plusieurs initiations de ce genre pour en être
sûre.
Je suis pris d’un rire nerveux, cette nana est incroyable, elle va réussir à
retourner la situation et je me vois déjà à quatre pattes en train de me prendre
une fessée. J’efface cette vision traumatisante de mon esprit dominateur puis
me recentre sur mon objectif.
Elle se redresse à son tour puis m’observe avec sérieux. Ses iris se
troublent et le bonheur qui illuminait ses traits s’efface. Je détourne mon
regard, incapable de soutenir le sien, et continue :
Elle secoue la tête, les larmes aux yeux, puis se recroqueville, les genoux
entre les bras. J’envoie alors mon ultime argument :
Je me hais d’agir ainsi mais, en toute objectivité, Benny m’a ouvert les
yeux et il n’y a aucune autre solution. J’étais aveuglé par la peur, comme je
l’étais par la rage lors de ma vendetta il y a cinq ans.
Je la serre contre moi puis dépose une ribambelle de baisers sur ses
cheveux.
Les secondes passent et mon malaise augmente. J’ai plus les tripes d’en
ajouter, elle a besoin de digérer ce que je viens de lui dire. Je le comprends
très bien. Alors, je ferme les yeux et enfouis mon nez au creux de son cou
pour respirer son effluve.
Quand enfin elle relève la tête et plonge ses merveilleux iris dans les
miens, je tressaille en comprenant qu’elle a pris sa décision mais aussi qu’une
immense désillusion y brille. J’ai peur d’avoir tout gâcher entre nous…
Non… Je refuse de croire ça.
Pour la première fois depuis que je l’ai rencontrée, le ton de sa voix est
glacial, détaché, teinté d’une déception qui me retourne les tripes. À cet
instant, deux émotions me submergent : le soulagement de la voir accepter la
mission mais aussi et surtout la terreur de perdre cette nana qui a volé mon
cœur.
45
Liz
L’acceptation.
Accepter que je sois une humaine, que mon passé angélique ne soit
qu’illusion, accepter la souffrance physique et morale de ma nouvelle
condition, de cette réalité, mais aussi les horreurs que j’ai subies, accepter
d’aimer, accepter l’intensité du sexe et des sentiments vrais, accepter de
retourner à Célestaos parce qu’il n’y a aucun autre choix possible pour moi
et… accepter que Jeremy m’ait sciemment manipulée pour me convaincre de
ce que je refusais de faire.
Ce n’est pas tant son changement d’avis qui m’a déçue mais la façon qu’il
a eue d’amener tout cela. Ce manque de franchise presque vicieux. Je viens
tout juste de comprendre qu’on m’a manipulée pendant des années, je vis un
cauchemar à cause de ça ! Il n’aurait pas dû user de ce stratagème.
C’est ainsi depuis que nous avons eu notre superbe partie de sexe sur le
sofa. Probablement la dernière d’ailleurs. J’ai décidé de ne pas revenir au
domaine à la suite de cette mission. Je continuerai ma route sans eux et
tenterai de retrouver la famille qu’il doit me rester quelque part.
– Non, merci.
– Ça faisait longtemps qu’on t’avait pas vu par ici, toi, dit-elle en passant
un coup d’éponge avant de poser la boisson.
– J’ai été occupé.
– J’ai appris pour l’incendie, annonce-t-elle alors avec sollicitude.
– Hum.
C’est du grand n’importe quoi, Liz ! Elle ne t’a rien fait cette fille !
Fichues hormones !
Je suis bien une humaine, aucun doute possible là-dessus ; avec ses
faiblesses et ses contradictions.
Son visage s’illumine et j’ai très envie de la gifler. Voilà que j’ai des idées
violentes maintenant ! Je baisse la tête et décide de me détacher de la
situation. Jeremy jette un œil à sa montre et grommelle :
Je reste silencieuse.
– Annael, vous êtes inquiète, nous allons donc faire vite et simple…
– Liz, le coupé-je alors. Je préfère… Liz.
– Bien. Liz, je ne vais pas entrer dans les détails techniques et
l’organisation. Je vais me contenter de vous dire ce que vous aurez à faire.
Sachez juste qu’il y a une équipe derrière vous et qu’à aucun moment vous ne
serez en danger. Je m’y engage.
– Dans un premier temps, nous vous équiperons d’un micro GPS très
discret qui permettra d’enregistrer tout ce qui se passe autour de vous et de
vous suivre à distance. Cela nous aidera à accumuler les preuves à l’encontre
de cette organisation. Vous lui obéirez et poserez toutes les questions qui
vous traverseront l’esprit. Faites semblant de gober son histoire de famille qui
s’occupe de vous, faites-lui croire que vous avez confiance. Il se trahira
probablement de lui-même.
– Cet homme n’est pas mon grand-père, mes souvenirs sont assez clairs.
Mon grand-père était quelqu’un de bien, qui prenait soin de mon frère et de
moi. Plein de gentillesse et de générosité. Micha’EL n’est qu’un affabulateur,
manipulateur. J’ignore si je saurais lui mentir.
– Vous n’aurez pas grand-chose à faire. Laissez-vous conduire, discutez
tranquillement et dès que possible nous interviendrons.
– Je ne suis pas sûre d’être à la hauteur, et s’il comprend le stratagème ?
– Ça n’arrivera pas et on ne sera pas loin.
Il est drôle lui… C’est moi qui me jette dans la gueule du loup !
Mais après tout, c’est pour lui aussi que je dois risquer ma vie ! Il l’a
voulu ? Il l’a eu, à lui, d’assumer ses décisions !
46
Jeremy
Oh, je peux jouer les jaloux possessifs maintenant qu’un gouffre s’est
creusé entre elle et moi. J’aimerais pouvoir tendre un fil et traverser cet abîme
de froideur, hélas, j’ignore comment m’y prendre. J’ai peur de la perdre
définitivement. Depuis avant-hier, les mots que nous avons échangés se
comptent sur les doigts d’une main et je le vis très mal. Elle ne semble pas en
colère, juste distante, résignée… indifférente. Gérer sa fureur, OK, mais là…
aucune idée de ce que je peux faire pour qu’elle me redonne sa confiance.
Ses doigts fins ferment les boutons d’un chemisier ajusté aussi noir que ses
iris puis lissent nerveusement le tissu de son jean. Sa frayeur est palpable et
émane par tous les pores de sa peau. J’aimerais tellement lui apporter du
réconfort. Ça devrait être moi auprès d’elle et non ce mec aux allures d’acteur
américain super classe !
Le flic l’aide à passer un pull puis un épais manteau noir en prenant garde
à ne pas faire bouger le micro fixé avec de l’adhésif. Elle noue ensuite une
écharpe autour de son cou puis enfile une paire de gants assortie.
– Je sais. Je vais vous laisser bientôt. Liz, pas de question ? Tout est clair ?
Allons nous asseoir, je vous sens faible.
Il la prend par les épaules avec une prévenance qui crispe encore un peu
plus mes nerfs. Je dois me casser avant de devenir vraiment désagréable !
J’enfile une veste puis sors dans le froid hivernal. Le vent frappe mon
visage et je respire un grand coup avec soulagement. L’ambiance pesante à
l’intérieur me donne la sensation d’étouffer. Je dois faire redescendre la
pression absolument ou je ne serai pas capable de la laisser partir avec l’autre
vieux ! J’évite au maximum de trop ressasser mais je ne peux empêcher les
images funèbres de Louise hanter mon esprit. La mort rôde constamment
autour de nous, j’en suis conscient, mais je ne supporterais pas un second
deuil aussi violent. Cependant, au milieu de cette tempête, je me rends
compte d’une chose : je pense beaucoup moins à ma défunte épouse depuis
quelque temps. Je ne l’oublie pas, non, mais je ne me flagelle plus autant et
mes cauchemars ont presque disparu.
***
Mais tout ça, c’est matériel, et bien que ça risque d’avoir des conséquences
directes sur ma vie et celle de Meline, c’est pour le moment moins dur à gérer
que d’envoyer Liz dans son enfer.
Je passe une main gênée sur ma barbe de plus en plus longue puis avoue :
Il fronce les sourcils puis retire son bonnet. Ce geste habituel réussit à
m’arracher un demi-sourire. J’adore ce mec, sa présence me calme aussi bien
qu’un verre de sky.
– T’veux en parler ?
Je suis très tenté de tout lui balancer mais les flics ont été formels,
personne ne doit être au courant, l’opération est confidentielle.
Tandis que je le dévisage d’un air pensif, une idée germe dans mon esprit.
Harry est une personne qui a le don de se rendre invisible. Personne ne le
remarque, il est la discrétion même et sait se fondre dans le décor à la
perfection.
Je me lance ou pas ?
Si mon oncle était présent, il me hurlerait que je fais n’importe quoi, que je
suis un impulsif inconscient. Benny, lui, me jetterait immédiatement derrière
les barreaux. Mais ils ne sont pas là, ni l’un ni l’autre. Et comme on dit :
« Pas vu, pas pris. » Et puis ça ne serait pas grand-chose, juste une petite
assurance supplémentaire.
– T’irais rapidos chercher ta caisse pour les suivre sans te faire voir et
m’informer où ils sont ?
– Oh, gamin, tu me prends pour James Bond ?
– Non… non, laisse tomber, c’est une mauvaise idée.
Il remet son bonnet, me file une tape dans le dos puis s’éloigne de sa
démarche flegmatique. Il est dorénavant l’ange gardien attitré de mon adorée
et, ça, je lui en serai reconnaissant à vie !
Je ne sais pas où est planqué le bûcheron mais, pour le moment, il est aux
abonnés absents.
Je lui ai refilé ma maladie, elle est devenue le bloc de marbre que j’étais
quand on s’est rencontrés…
J’inspire son odeur, m’en enivre une dernière fois. Car, oui, j’ai bien
compris et j’en suis sûr à présent, elle n’a pas l’intention de rester après la
mission. Elle a décidé de me quitter, c’est très clair.
Liz
– Moi aussi.
Cependant, plus Jeremy est doux et attentionné, plus je sens mon bouclier
s’effriter et je ne peux pas laisser faire ça. Je m’écarte de ses bras protecteurs
et m’éloigne pour respirer à fond. Je tente sa fameuse technique du
4/7/8 mais je suis bien trop fébrile pour me concentrer dessus. Alors,
j’abandonne, pars chercher le petit sac à dos qu’il m’a donné pour emporter
mes affaires puis m’assois, droite comme un « i », sur le sofa face à l’écran
noir de télévision.
Une vision de nous devant Star Wars me traverse et je réprime un sanglot
en repensant à ces brefs moments de bonheur. Meline va me manquer, tout
comme son père, et j’ignore si je parviendrais à affronter mon futur avec
dignité.
Allez, Liz, ce n’est que l’histoire d’une petite heure dans ta vie. Tu es
forte !
Je m’écarte et balbutie :
Il a raison. Évidemment. Ce n’est pas par simple sollicitude qu’il veut être
à mes côtés. Nos regards se croisent, s’accrochent et, perdue dans la brume
de ma peur, je plonge encore une fois au creux de ses iris noisette piquetés de
doré. Ma bouche se tord, un sanglot m’étreint.
Droit devant !
Sans plus insister, il me dépasse d’un pas large et nerveux pour ouvrir la
porte.
Micha’EL apparaît.
Il tend son bras, paume ouverte vers le ciel et, tel un automate, pas après
pas, j’avance vers mon enfer. Je frôle Jeremy et inspire son odeur cuir-
menthol une fois encore. Un bref instant, ses doigts touchent discrètement les
miens, un frisson me secoue, une chaleur m’irradie de bas en haut.
– Lancaster, très bon choix. Je vois que vous avez eu quelques dégâts,
c’est triste. Je vous enverrai un chèque pour vous montrer ma reconnaissance.
Ça vous aidera à reconstruire et à relancer votre petite affaire. Je sais
remercier mes amis.
– Et moi, mes ennemis, gronde alors Jeremy.
Son regard est empli de rage et je comprends alors qu’il ne veut pas de
tout ça, qu’il est à deux doigts de bondir pour m’empêcher de suivre mon
bourreau. Je fronce les sourcils et secoue la tête, lèvres serrées.
Tu ne dois pas intervenir, Jeremy. Tu ne le peux pas. Plus. Ceci est notre
route, notre destin.
– Je t’aime.
Je ne les entends pas mais les reçois avec une intensité si forte que je
vacille. Il m’aime… Et moi ? Est-ce que je le déteste ou bien suis-je
complètement et définitivement folle amoureuse de lui ? Non… oui, je ne
sais plus ! La frontière est si mince entre ces deux sentiments
contradictoires ! Toute cette déferlante d’émotions menace de me faire perdre
l’esprit, un vertige m’assaille. Je suis partagée entre l’envie de lui renvoyer
cet amour qui m’enflamme et celle de l’ignorer mais Micha’EL tranche pour
moi en me poussant sur le siège arrière du véhicule avec un ordre simple :
– Nous allons très bien nous occuper de toi. Détends-toi, nous rentrons à la
maison et je te promets que, très bientôt, tu n’auras plus aucune peur. Fais-
moi confiance.
Jeremy se tient bras croisés sur le pas-de-porte. Son regard assassin est
fixé sur nous, empli de sombres tourments. Je serais Micha’EL, je ne me
sentirais pas rassurée à la vue de ce géant en fureur mais ce dernier ne semble
aucunement inquiété et se permet même un signe de la main à son encontre
avant de faire demi-tour pour s’enfoncer dans le chemin. Arrivé au bout de
l’allée, il tourne à droite en direction du cimetière puis lâche les chevaux du
moteur avec un petit rictus satisfait.
L’espace d’un bref instant, je suis presque tentée d’ouvrir la portière pour
sauter hors de cette voiture que je considère comme un cercueil roulant. Mais
vu la vitesse, je me tuerais à coup sûr.
Une larme roule sur ma joue, je l’essuie puis renifle discrètement. Ce n’est
pas le moment de faiblir, je dois puiser dans mes forces, rassembler mon
courage.
Micha’EL ralentit enfin puis tourne dans une allée de graviers. Nous
passons entre deux piliers monstrueux qui soutiennent un portail de fer forgé
noir. Sur chaque colonne trône un impressionnant dragon juché sur ses pattes
arrière, ailes ouvertes. Nous traversons un bois à la végétation différente de
celle que je connais. Les pins ont laissé la place aux arbres feuillus dépourvus
de leur verdure. L’ambiance est plutôt sinistre. Cette sensation est amplifiée
par des sculptures représentant diverses créatures dont j’ignore la
signification. Cet endroit me donne la chair de poule avant même que j’aie
mis un pied hors du véhicule. Je clos les paupières puis inspire profondément.
Mais là, je ne ressens que de la terreur. Elle représente pour moi la bouche
des enfers. Je la déteste.
– Allons-y.
– Mon sac ?
Voici les deux seuls mots que je réussis à prononcer alors que nous
avançons dans le vent glacial.
– Tu n’en auras pas besoin.
– Où sommes-nous ?
– À la maison.
– Je sais que vous mentez, alors maintenant que nous sommes seuls, dites-
moi la vérité, Micha’EL.
– Je m’appelle Mike et suis ton grand-père. Avance !
– Non !
– Annael…
– Je veux savoir !
– Ne m’oblige pas à sévir.
Celui que je vois dans mes flashs et mes cauchemars, celui qui me hurle de
fuir.
48
Meline
– Salut, à demain !
– À demain, Meline !
Je les frotte vite fait mais, trop tard, ils sont sales. Pas grave, je lui ferai ma
moue triste. Il ne résistera pas, râlera et se contentera de mettre mes
vêtements à laver. Mon papa, je le connais ! Il bougonne mais a un cœur tout
mou d’amour qu’il cache très fort depuis quelques années.
J’attends que le bus redémarre puis, après avoir vérifié qu’il n’y a pas de
voiture, traverse la route en courant. Je m’élance en accélérant encore dans
l’allée qui mène à la maison. Il fait presque nuit, ce chemin me fait peur en
hiver avec tous ces recoins où je crois voir des yeux jaunes m’observer.
Je sais que je suis trop grande pour croire ça mais c’est plus fort que moi !
Pour me rassurer, je chante. Ce soir, c’est la mélodie de Noël que Liz m’a
apprise que j’entame à tue-tête. J’ai un peu peur de rentrer car l’incendie m’a
effrayée et papa n’est pas bien. Je ne sais pas trop comment l’aider.
Heureusement que Liz est avec nous. Depuis qu’elle est là, il va beaucoup
mieux !
Lorsque maman était là, il était le plus tendre d’entre les deux. Elle était
douce mais très triste. Lui, je ne le voyais pas souvent, il travaillait beaucoup,
mais nos moments à trois étaient géniaux. Je ne me souviens pas de tout,
hélas.
Quand maman est montée au ciel, papa a changé. Il est devenu plus
présent à la maison mais plus éloigné en même temps. Il a presque arrêté de
rire. Nos batailles de coussins sont les seuls moments où il sourit et, rien que
pour ça, je les adore.
Non, ça ira, Liz est là, elle prend soin de nous maintenant.
– Je suis rentrée !
Papa aime être prévenu de mon retour. Il est toujours inquiet quand je suis
hors de notre cocon. Il ne le dit pas mais je sais que, comme moi, il a peur des
méchants cachés dans l’ombre. Du genre de ceux qui ont fait mal à maman. Il
ne m’a jamais menti à ce propos, et bien que je sois très triste quand j’y
pense, je préfère savoir la vérité.
Je range soigneusement mon manteau, mon bonnet et mon écharpe, place
mes bottines dans le placard puis, armée de mon cartable, file dans la cuisine
et me fige. Quelque chose n’est pas normal. De la vaisselle traîne dans l’évier
mais surtout mon goûter n’est pas prêt. Chaque jour, quand je rentre de
l’école, je le trouve posé sur la table. Il s’arrange toujours pour finir son
boulot avant mon retour.
– Papa ! Je suis là !
– Papa ! Liz !
J’ose finalement pousser la porte et jette un œil timide dans la pièce. Dos à
moi, Papa est allongé sur le lit, un oreiller entre les bras et semble dormir à
poings fermés. Il est seul et grogne dans son sommeil. Sourcils froncés,
j’approche de lui à pas de loup. Ce n’est pas normal.
Il finit par s’asseoir sur le bord du matelas, les doigts serrant toujours
l’oreiller de Liz. Ses cheveux sont ébouriffés, ses paupières gonflées et ses
joues pâles. Après avoir jeté un œil à son téléphone, il me fait signe de venir.
– Désolé, trésor.
– Où est Liz ?
– Pas là pour le moment.
– Elle est partie ?
Il me sourit sans répondre mais je vois bien qu’il se force, qu’il est mal.
Très mal. D’habitude, sa première question est de demander si ça a été à
l’école et si j’ai des devoirs. Toujours !
Liz ne serait pas partie sans me dire au revoir ? Elle ne peut pas
m’abandonner comme ça !
Je tends l’oreille.
Un bruit de verre brisé fait suite à son gros mot. Je cours alors pour le
rejoindre.
Paumes appuyées sur la table, il souffle très fort et son visage a pris une
couleur pourpre. Quand il me voit, il inspire puis lance :
Il attrape son téléphone qui, par miracle, fonctionne toujours puis passe un
appel. Des sanglots me serrent la gorge. Je refuse qu’il s’éloigne à nouveau
de moi. Pas après le câlin de l’autre jour ! C’est trop dur.
Sans réfléchir, je m’approche puis le serre dans mes bras, les yeux fermés.
Je ne sais pas quoi faire d’autre.
J’adore aller chez mon oncle et ma tante mais, là, je n’en ai aucune envie.
Je ne réponds pas et prends ma moue boudeuse. J’espère qu’il cédera.
– Arrête ça.
– Trésor…
– Je t’aime, papa.
Il sourit, sincèrement cette fois, puis m’attire entre ses bras en répondant :
– Je t’aime, Meline.
– Moi, encore plus fort.
– Et moi, plus que l’infini.
Notre petit rituel et ce câlin tant espéré me font du bien. Je passe mes
mains autour de son cou puis l’observe en reniflant. Il est beau mon papa
avec ses yeux pleins de doré et sa barbe piquante.
– Écoute, j’ai quelque chose à faire. Je dois réparer mes bêtises. Alors, tu
vas aller dormir chez tatie et, promis, je viens te chercher très vite. Toi et
moi, c’est pour toujours, OK ? Nous deux pour la vie… À l’infini, mon
trésor.
Liz
Assise sur les coussins moelleux d’un gigantesque sofa depuis un temps
indéfinissable, j’observe la pièce dans laquelle Andrew m’a conduite sans me
laisser le choix, tentant de me remémorer mon passé. Ici, tout est opulence et
renifle le luxe. Le propriétaire des lieux souhaite visiblement montrer à ses
visiteurs qu’il est riche et puissant. Plusieurs toiles trônent aux côtés de
diverses sculptures. Quatre vases colorés recouverts de volutes et de
représentations de dragons sont alignés au-dessus d’une large cheminée. Les
meubles sont anciens et sans aucun doute authentiques. Je n’y connais pas
grand-chose en art mais j’imagine bien que tout cela a énormément de valeur.
Celui que je pense être mon frère a pris place dans un fauteuil en face de
moi et ne me lâche pas des yeux. Jambes croisées, mains crispées sur les
accoudoirs, expression indéchiffrable, il me met très mal à l’aise. Je l’ai suivi
en silence, sans opposer aucune résistance. J’ose croire qu’il est de mon côté.
Je suis sûre, à présent, que c’est lui que je vois dans mes flashs.
Andy…
Lassée d’éviter son regard, je plonge dans ses iris noirs comme la nuit,
identiques aux miens, et me laisse emporter dans mes souvenirs qui affluent
par vague, abaissant les barrières de mon esprit, permettant à mon passé de
prendre sa place. Mon souffle se raccourcit. Ses articulations blanchissent
tellement il presse son fauteuil. Il n’est pas indifférent, je le sais. Notre face-
à-face silencieux le chamboule autant que moi.
Les petites mains d’Andy pressent les miennes plus fort et nous
voici à présent en train de faire une ronde en chantant. Nous sommes
un peu plus grands et jouons dans le jardin de Mamya. J’adore venir
ici, loin des colères de papa. Maman a une paupière toute bleue et
gonflée et pleure auprès de notre grand-mère qui la dispute comme
souvent. Elle la traite de lâche et d’inconsciente. Je ne comprends
pas bien pourquoi mais, peu importe, Andy et moi, nous nous amusons
bien et nous nous envolons loin de notre quotidien un peu trop
violent, un peu trop difficile.
C’est Noël, nous sommes chez Mamya. Papa et maman ne sont pas là,
encore une fois. Je suis presque adolescente et sais que le père Noël
n’existe pas. Mais peu importe, Andy y croit et j’adore décorer la
maison et ramasser les cadeaux sous le sapin avec lui. Grand-père
nous observe avec amour depuis son fauteuil tandis que Mamya cuisine.
Ça sent bon le chocolat, ça sent bon la sécurité et la tendresse. Je
suis bien. Je comprends maintenant que maman nous écarte
volontairement. Elle nous éloigne de notre papa qui a des soucis
d’alcool. Il veut guérir et elle l’y aide. Bientôt, tout rentrera
dans l’ordre. Andy et moi entamons notre chanson de Noël préférée.
Mamya nous rejoint et nous accompagne de sa voix mélodieuse en nous
prenant par les épaules. Ses iris noirs sont identiques aux nôtres.
Elle est très jolie et si tendre. Je suis heureuse et ne pense plus
aux moments difficiles.
Est-elle folle ?
Il serre maman dans ses bras en lui chuchotant des paroles que je
ne comprends pas puis me tend la main.
Annael…
Annael…
– Annael ?
Je hoche la tête puis grimace, soudain saisie d’une migraine. Ces souvenirs
qui me visitent sont d’une violence inouïe et, à chaque fois, je m’en sors avec
un terrible mal de crâne. Je reprends doucement pied et la peur replante ses
griffes dans mes entrailles.
Je finis par le prendre mais il est hors de question que j’avale une goutte
de son contenu.
Andy m’observe toujours, depuis son fauteuil, immobile, presque absent.
Où est passé l’enfant plein de vie que j’ai vu dans mes souvenirs ? Celui qui
se tient face à moi est froid et, si dans ses pupilles j’ai deviné de la détresse
en arrivant, à présent, il n’y brille plus aucune émotion.
Fais-le parler comme Rendall te l’a conseillé… Allez, Liz, tu peux le faire.
– Bien sûr. Maintenant que tu es de retour dans ta famille, tout ira bien. Tu
sais que tu nous as fait très peur quand tu t’es enfuie lors de ta dernière crise ?
– Je… je ne me souviens plus.
– Ton frère a été vraiment très attristé par ton attitude et ton absence.
N’est-ce pas Andrew ?
– Non, il n’y a plus que nous. Je n’ai pas envie de m’étaler là-dessus pour
le moment. Ce que je veux, c’est que tu boives ta tisane. Ensuite, je te
montrerai ta chambre et tu pourras te mettre à l’aise. Andrew
t’accompagnera.
– Et si je refuse d’avaler ce truc immonde, que se passera-t-il ?
Jeremy
Pendant les deux heures qui ont suivi le départ de Liz, je me suis efforcé
de contenir cette impulsion qui me hurlait d’intervenir, de ne pas laisser faire
cette folie. Je la ressentais déjà quand le vieux est arrivé dans sa bagnole de
luxe. J’ai d’ailleurs failli lui sauter à la gueule…
Mais finalement je n’ai rien fait hormis tourner en rond comme un cinglé
dans mon salon après leur départ. J’ai fini par m’effondrer sur le lit de Liz,
mon MP3 réglé en boucle sur Sinead O’Connor, « Nothing Compares 2U »,
en souvenir d’un de nos premiers rapprochements. La simple vision de cette
nana fragile et sensuelle, vêtue d’un simple pull, en train d’onduler
lascivement sur la musique, yeux fermés, hante régulièrement mes pensées
érotiques et suffit à réveiller mes ardeurs.
Cette fois, les paroles ont résonné encore plus fort en moi.
Liz m’a retiré son amour et c’est juste insupportable, douloureux. Jamais
je n’aurais pu imaginer croiser une femme telle qu’elle, si unique, généreuse,
douce… magnifique.
Après que Meline m’a trouvé dans ce lamentable état, le coussin imprégné
de l’odeur de Liz entre les bras, je me suis senti comme un débile doublé
d’un traître.
Le coup de fil de Rendall a été le petit truc de trop ; la goutte d’eau dans ce
putain d’océan de conneries ! Quand il m’a annoncé d’un ton léger que
l’opération allait se prolonger un peu faute de preuves solides, j’ai vu rouge !
Soi-disant que Liz ne craint rien, qu’il maîtrise la situation, que pour le
moment rien ne justifie l’intervention, qu’il faut patienter.
Et blablabla ! La blague !
Cette petite voix, je l’emmerde et bien profond ! Louise, c’est mon passé,
un passé que je chérirai toujours mais, à présent, le livre est terminé et je dois
le ranger au chaud dans un coin de mon esprit, avec ma culpabilité et mon
sale caractère !
Oui, Lancaster kiffe le nouveau Lancaster et, ça, c’est un petit miracle !
Alors je vais aller la sortir de là, et immédiatement, flics ou pas flics.
Qu’ils aillent au diable avec leur enquête !
– T’inquiète pas.
– Si ! Tobey et moi, nous nous inquiétons pour toi ! Et tu n’as pas ton mot
à dire pour ça ! Que se passe-t-il ?
– Anny… on se voit demain, d’accord ?
– Oh, Jeremy… Quand Louise nous a quittés, tu as fait des choses…
Elle jette un œil à Meline occupée à lacer ses chaussures puis reprend :
Je préfère couper court à cette conversation que je sais sans fin, mais
Meline intervient à son tour :
Mon ton est ferme. Je les adore mais, là, je n’ai pas le temps ! Je vérifie le
manteau de ma fille puis les pousse dehors sans plus attendre. Anny me lance
un dernier regard plein de reproches puis finit par s’éloigner en tenant Meline
par la main.
À peine la voiture a-t-elle disparu dans la nuit que je me précipite pour
enfiler ma veste de cuir et mes bottes. Avant de partir, je fouille dans ma
commode pour attraper un couteau papillon que je glisse dans une de mes
poches ; souvenir de ma période vendetta. Je préfère sortir couvert.
Mon fidèle Harry. Je sais que je peux compter sur toi… Mais non. Hors de
question de te mêler davantage à ce cirque.
Il s’esclaffe mais dans ses pupilles brille une lueur inquiète. Il n’est pas
idiot et sait que la situation n’a rien de normal. Je me jure de tout lui
expliquer dès le retour au calme. Déterminé, je claque la béquille puis
m’élance dans la nuit noire.
Le moteur gronde et vibre entre mes cuisses, mon souffle forme de la buée
à intervalles de plus en plus resserrés sur ma visière baissée. L’adrénaline
monte et explose en moi.
Oh bordel, ça m’avait manqué cette sensation !
Une petite pointe de culpabilité pique mon cœur de ne pas avoir davantage
rassuré ma tante. Tobey et elle ont pris soin de moi depuis ma plus tendre
enfance. C’est chez eux que je me réfugiais à chaque fois que ça pétait à la
maison. Et ça arrivait régulièrement. Histoire classique mais qui fait des
ravages sur un gosse trop sensible. Les disputes démarraient toujours à cause
de mon frère et de ses soucis de drogue que mes parents refusaient de
considérer comme sérieux. Il nous volait sans hésitation et devenait de plus
en plus violent sans qu’ils ne fassent quoi que ce soit, hormis une petite tape
sur les doigts et des mises en garde sans retombées. À mes seize ans, j’ai
définitivement déménagé chez mon oncle et ma tante, et mes parents, trop
préoccupés par les soucis de mon cher frère, ne s’y sont pas opposés une
seconde. Je crois que cela les a même soulagés… Depuis ce jour, je ne les ai
plus jamais revus et c’est très bien ainsi.
J’ai juste très vite compris que, dans la vie, il faut compter sur soi-même et
ne pas s’emmerder avec les obstacles que l’on peut éviter. Alors, j’élimine ou
évite tout ce qui m’embarrasse.
Liz
Il vient de m’appeler par mon nom d’Ange ! Mais à voix si basse que je ne
suis même pas persuadée que la police a pu l’entendre ! Tous mes muscles se
crispent. La situation dérape et m’échappe totalement, je le sens du plus
profond de mes entrailles.
Son regard se fixe sur moi, empli d’une lueur inquiétante. Il est si…
transparent. Inhumain. Hypnotique. Irréel… Il est le Diable incarné, j’en suis
sûre à présent. Le Mal émane de lui par chacun de ses pores ! Je perds tout
contrôle et le repousse de toutes mes forces pour me lever. Je contourne le
sofa, le cœur au bord des lèvres, puis hurle :
– Qu’est-ce qu’il a ? Pourquoi il ne réagit pas ? Vous lui avez fait quoi ?
Mes cris de détresse ne perturbent pas le vieil homme qui approche de moi
avec sa tasse remplie de sa boisson infernale.
Les pas de mes oppresseurs résonnent dans mon dos et j’abandonne donc
le lieu à regret pour reprendre ma course effrénée. Je me précipite dans la
direction opposée ; un couloir bordé de diverses portes fermées. Je débouche
finalement au haut d’un escalier recouvert de velours rouge à peine éclairé.
Le souffle court, je me fige, peu désireuse de m’enfoncer dans les sous-sols
de la bâtisse.
Des étoiles se mettent à danser devant mon champ de vision tandis que je
pousse un cri de douleur en me prenant le crâne à deux mains. Mes jambes
tremblent et menacent de me trahir. Je cherche alors avec frénésie une issue
en tirant sur le lourd tissu mais Micha’EL ne me laisse pas le temps
d’explorer davantage et me plaque contre ce qui s’avère être une porte
métallique. Appuyé de tout son poids contre moi, il me bloque sans beaucoup
d’effort.
– Chut… mon Ange, mon joli Ange, siffle-t-il à mon oreille tout en
glissant ses mains sur mes hanches.
Son souffle réchauffe mon cou et son haleine douceâtre envahit mes
narines. Je réprime un hoquet de dégoût puis hurle :
– Lâchez-moi, laissez-moi partir !
– Micha’EL, vous êtes mon Guide, celui que j’admire le plus. Je vous en
prie… Je veux que tout redevienne comme avant, je suis fatiguée de tout ça !
La police et tous ces humains ont tenté de me mettre des idées dans la tête
mais je suis plus forte qu’eux ! Je sais où est la vérité !
Tandis que ce dernier me prend par les épaules fermement, Micha’EL tape
un code sur un petit tableau numérique dissimulé derrière le rideau. Une
sonnerie retentit et un verrou claque. Le battant pivote et nous entrons alors
dans une vaste pièce de forme arrondie. Quatre larges piliers soutiennent le
plafond voûté en brique rouge et plusieurs passages mènent à des corridors
sombres. J’aperçois de nombreuses portes closes. Il fait froid et humide,
comme dans mes cauchemars… Je suis bien de retour à Célestaos, mon enfer
personnel.
Un pas après l’autre, je m’enfonce dans l’enfer que je pensais être mon
paradis.
Mais aujourd’hui je sais qu’il n’est qu’un humain, un simple humain qui
s’est pris pour un Dieu tout-puissant ; complètement fou et mégalomane. Et
je dois l’arrêter.
Je me rends compte encore une fois que la moitié de ma vie n’a été fondée
que sur de la manipulation, une absence totale d’amour et que ma raison ne
tient qu’à un fil. Mais je comprends également que ce fil ne cassera jamais
car il est le lien qui me relie à mon sauveur, celui qui m’a ramenée dans une
réalité difficile, celui qui m’a rattrapée avant que je ne chute dans un abîme
sans retour possible.
Je vais le faire pour toi, mon amour, mon bûcheron, mon ours bourru, pour
toi, pour moi… pour nous.
Nous empruntons un couloir humide aux relents de moisi et passons
devant deux cellules fermées par des barreaux en métal, meublées d’un
simple matelas à même le sol. Mon cœur rate un battement. Je me fige, les
yeux écarquillés. Les images affluent soudain.
Je suis allongée grelottante, misérable, et flotte entre mon état
angélique et la réalité. Je m’accroche avec force à mes
hallucinations et enroule mes ailes fictives autour de moi pour me
réconforter. Je chantonne et balbutie les mélopées qu’on nous a
enseignées refusant d’affronter la souffrance. Mes compatriotes sont
là, pas loin, et me réchauffent de leurs énergies bienfaitrices. Je
sais que j’ai été exclue pour une année Gaïenne mais je sais aussi
que c’est mérité. Hélas, en vérité, personne n’est présent et je suis
seule, nue et en train de mourir de froid.
Celui qui me tient n’est pas Micha’EL mais un jeune homme aux
cheveux noirs et courts. Je m’efforce de stabiliser ma vue et nos
regards se croisent. Ses iris sont noirs, de la même couleur que les
miens. Mon cœur rate un battement, le temps semble se suspendre. Les
lèvres serrées, il me prend le couteau des mains puis me lâche :
– Détends-toi.
Il me pousse et je vacille.
Jeremy
Planqué sous une des hautes fenêtres, j’écoute les conneries que balance le
vieux à Liz. Je comprends vite que a priori l’inconnu que j’ai aperçu assis
dans un des fauteuils serait son frère disparu, Andrew.
En arrivant, j’ai tenté une attaque directe en pénétrant dans la baraque par
l’énorme porte d’entrée mais elle était fermée à double tour, et même si je
suis une force de la nature, je ne peux pas lutter contre tout ce bois brut et cet
acier.
La conversation devient tendue, elle perd les pédales. Mon cœur accélère.
Ils ont fait l’erreur fatale de toucher à une personne que j’aime.
Je m’élance sur les traces de ma dulcinée puis me fige dans le hall d’entrée
pour écouter les bruits.
Pour le moment, hormis la femme que j’aime, plus rien n’a d’importance.
Je suis prêt à tuer si nécessaire.
Figé face à ce qui se déroule devant moi, j’ai du mal à interpréter tout cela.
Suis-je tombé dans un putain d’univers parallèle ?
– Reste là, toi ! grogné-je en enroulant mes doigts autour de sa gorge puis
en enfonçant légèrement ma lame dans son pif. Tu fais un mouvement et je te
dégomme le cerveau.
Contre toute attente, ce n’est pas un cri de peur, de douleur ou de rage que
j’entends sortir de la gorge de Micha’EL mais un ricanement. Et pourtant…
je n’épargne pas sa carcasse ! Ce type est complètement cinglé !
Comment ose-t-il prononcer ces paroles ? L’unique réponse est qu’il est
véritablement cinglé.
J’appuie un peu plus fort mon couteau dans sa narine. Un filet de sang en
sort puis goutte sur le dos de mon autre main. C’est chaud, j’adore ça. Ses
traits se crispent de douleur et enfin je savoure la satisfaction de le voir
souffrir.
Celui qui est maintenant une victime ne répond pas. Il ne le peut plus. Ses
lèvres sont bleues, ses yeux presque blancs semblent sortir de leurs orbites.
J’ai soudain très envie de les lui crever.
– Jeremy ! Stop !
La voix de mon adorée fait éclater ma bulle et je relève la tête. Elle est là,
paume tendue dans ma direction, une expression suppliante sur son doux
visage.
Tandis que le combat fait rage dans mon crâne, une troupe d’hommes en
uniforme déboule au pas de course, armes pointées en avant. À leur tête,
Rendall, l’œil noir, vêtu d’un gilet pare-balles.
Jeremy
– Oh la vache, les greluches ! Rien que pour vos têtes, ça vaut le coup !
J’éclate de rire face aux visages ahuris des deux femmes de ma nouvelle
vie. Leurs yeux sont grands ouverts de surprise et il y a de quoi : j’arbore
fièrement un énorme sapin fraîchement coupé. Nous sommes le 20 décembre
et une idée lumineuse m’est venue deux jours auparavant. Dans le but de
sauver mon entreprise, j’ai décidé avec Harry de tenter un changement
extrême : l’exploitation d’arbres de Noël. J’ai la matière première sur mes
centaines d’hectares et je pourrai proposer mes produits dans un esprit de
durabilité. J’ai bien assez de terres pour respecter le cycle naturel : un sapin
coupé, deux replantés. Et je sais qu’il y a de la demande et un énorme
marché. En vérité, je n’ai jamais souhaité partir dans cette direction avec JLM
Wood car la période de Noël m’est pénible mais, puisque j’ai enfin démarré
le second livre de mon existence, je me suis dit qu’il était largement temps de
me mettre un coup de pied au cul.
Et pour cela, j’ai même tapé dans mes comptes à l’étranger ; juste une
petite somme afin de tenir le coup une année. Je comprends à présent que
Louise ne m’en voudrait pas d’utiliser cet argent. Elle nous aimait de tout son
cœur et aurait adoré contribuer à notre bonheur.
Il m’aura fallu du temps mais je vois enfin les choses différemment, avec
plus d’objectivité.
Elle fronce les sourcils puis se jette sur moi avec un cri de joie.
Tandis qu’elle me serre de toutes ses forces, j’offre à Liz un large sourire,
qu’elle me renvoie aussitôt, puis ajoute :
– Harry t’attend dans le pick-up pour aller chercher les décos au magasin.
Je te laisse le choix des couleurs, t’es grande maintenant, j’ai confiance. Je
peux compter sur toi ?
Elle se redresse, hoche la tête avec assurance puis disparaît par la porte
d’entrée après avoir revêtu manteau et baskets en quatrième vitesse.
Sa chevelure est réunie en une longue natte qui retombe sur son épaule, ses
joues sont teintées de rose et ses iris ébène brillent déjà de désir. Quand elle
laisse glisser son jean au sol, l’impatience m’enflamme et je lui saute dessus
avec un grognement. Je la soulève puis la pose sur mon épaule, sourd à ses
protestations, et l’emporte jusqu’à la table de la cuisine où je l’allonge avec
empressement.
J’attrape ses cuisses et les relève en les écartant largement. Sa fleur s’offre
à moi, rose et brillante, et je plonge à sa rencontre. Ma langue s’immisce
entre ses chairs et trouve son précieux bouton. Elle étouffe un cri tandis que
ses jambes se crispent autour de moi.
Comme je m’y attendais, elle se dresse sur ses coudes avec une expression
offusquée. Je recule de deux pas en sortant un papier de ma poche.
Je m’assois sur une chaise en l’observant obtempérer à mon ordre. Elle est
magnifique et je bande comme un dingue. Je lui fais signe d’approcher puis
attrape son cul pour l’attirer à moi :
– À cheval, ma jolie.
Elle s’esclaffe puis m’enjambe sans plus attendre. Ses petites mains se
posent sur mes épaules et j’accompagne ses hanches tandis qu’elle descend
avec adresse sur mon sexe tendu, enfin libre de tout plastique. Dès que mon
gland touche sa chaleur, mon bas-ventre explose et ma tête bascule en arrière
d’extase.
D’un seul mouvement ample, elle s’empale sur moi puis ondule
lascivement. Nos bouches se trouvent presque violemment et mes doigts
claquent sur ses fesses satinées pour mieux s’y accrocher. Nos corps se
rejoignent et s’imbriquent à la perfection tandis que mon élève se lance dans
une danse enfiévrée. Je sens chaque centimètre de ses chairs autour de ma
queue et c’est jouissif !
Encore une fois, nous nous envolons dans notre monde de plaisirs, celui où
seuls nous deux avons accès, celui où ni barrières ni tabous n’existent. Cet
univers que nous façonnons ensemble, main dans la main, jour après jour.
J’explose en elle incapable de me retenir davantage et elle me suit presque
immédiatement en poussant un cri. Nos corps luisants tremblent à l’unisson
dans un long orgasme puis nous nous affaissons l’un contre l’autre, le souffle
court.
Liz s’esclaffe puis prend mon visage en coupe pour déposer un léger
baiser sur mes lèvres.
Son visage affiche de l’étonnement mais elle n’insiste pas, ramasse ses
vêtements épars puis disparaît à l’étage. Sans attendre, je prends aussi mes
fringues puis file à la salle de bains du rez-de-chaussée. J’ai peu de temps
pour faire ce que j’ai décidé. Heureusement que j’ai demandé à Harry de faire
traîner un max les achats de déco. Aujourd’hui, je veux d’un moment rien
qu’à Liz et moi. Après ce bordel sans nom de ces derniers temps, j’ai besoin
d’un changement radical.
J’attrape un rasoir et de la mousse à raser puis humidifie mon visage avec
un grand sourire.
Liz
Les jours suivant la mission ont été éprouvants pour Jeremy et moi mais
nous n’avons rien lâché et traversé la tempête ensemble. La police d’État
s’est installée plusieurs jours au bureau du shérif afin de recueillir nos
témoignages et nous préparer au futur procès. Grâce à moi, le village va avoir
de quoi s’occuper en ragots pour un long moment ! Les journalistes ont
envahi le coin et, pendant plusieurs jours, nous avons été harcelés sans
relâche.
Il s’est avéré que l’affaire se résumait juste à un cinglé plein aux as qui
avait embrigadé plusieurs autres friqués dans un délire à moitié mystique. À
moitié, parce qu’en réalité seul Micha’EL croyait vraiment à ses histoires
d’Archanges et de Lumière.
Dans tous les cas, grâce à mon témoignage et aux enregistrements, il finira
ses jours enfermé. Prison ou hôpital psy, peu importe, le principal est qu’il ne
pourra plus nuire à personne !
Dans mon malheur, j’ai eu la chance d’arriver là-bas très jeune, tout
comme Andrew. Micha’EL nous a pris sous son aile et a même fini par nous
aimer, à sa façon malsaine et déviante. Cela ne m’a pas évité les violences
mais j’ai échappé à toutes ces horreurs sexuelles. Il tenait à me garder vierge
et pure, pour ne pas devenir comme toutes les autres femmes qu’il qualifiait
de créatures du Diable.
Je souris à mon reflet puis jette un œil à l’horloge murale. Trente minutes !
Je ne perds plus une seconde, file dans le couloir, dévale les escaliers puis
cours jusque dans la verrière. Mon cœur rate un battement à la vue de Jeremy
debout près de la cheminée. Il a rasé sa barbe et ça me cause un choc. J’ai
presque du mal à le reconnaître ainsi. Il appuie sur un bouton de sa chaîne hi-
fi et une musique douce démarre. Il tend le bras dans ma direction puis
propose :
– Je n’ai jamais… je… je n’ai jamais dansé comme ça, balbutié-je en osant
glisser ma paume sur son visage. Mais pourquoi as-tu tout enlevé ? Que se
passe-t-il ?
Sa peau est si douce. Je plonge dans ses iris aux pigments dorés tandis
qu’il me prend par la taille avec fermeté.
– T’aimes pas ?
– Oh… En réalité, je crois que si. Tu es toujours toi mais différent.
– Quelle logique, mon amour.
– C’est étrange mais, oui, j’aime. Et ça te va superbement bien.
– « I will not give up this time. But darling. Just kiss me slow, your heart
is all I own… » 2
Il sort une petite boîte de sa poche puis me la tend d’une main tremblante
et ajoute :
– Annael Grant, Liz, mon amour, ma déesse, princesse de ma vie… et
accessoirement miss greluche…
– Papa ! Liz !
– Heureux pour vous deux, déclare-t-il alors en enfonçant son bonnet sur
son crâne dégarni. Et toi, gamin, traite-la bien ! Je veille au grain !
– J’ai choisi bleu, blanc mais aussi un peu de rouge, de vert et du doré.
Parce que le doré, ça fait trop Noël !
– OK, trésor ! Je sens que ça va être très… coloré tout ça ! Laisse-moi
regarder.
Et, par bonheur, je fais maintenant moi aussi partie de ce beau tableau.
Liz
Le médecin soupire puis gratte ses rares cheveux gris avec un air fatigué.
Je suis consciente que m’acharner sur lui ne m’amènera pas davantage de
réponses et que l’équipe médicale qui suit Andrew depuis sa sortie de
Célestaos fait de son mieux. Mon frère n’a pas eu ma chance et les
répercussions sur son mental sont graves. Bien qu’il soit maintenant sevré de
toutes les drogues que lui administrait Micha’EL, il n’a toujours aucune
réaction. Il se terre dans un mutisme profond où rien ne semble l’atteindre.
Petits, Andrew et moi étions liés et nous nous soutenions l’un et l’autre.
Notre amour était fort et indéfectible. J’ai mis le temps mais je sais une chose
aujourd’hui : mon frère cadet me manque terriblement.
S’il a trouvé la force pour le faire, alors, moi aussi, j’en suis capable !
Andrew n’est pas responsable de ses actes récents, je l’ai enfin accepté. Et
surtout il a eu assez de lucidité pour me sauver la vie il y a quelques mois en
m’aidant à fuir cet enfer. Sans lui, nous serions toujours enfermés et sous
emprise de ce gourou cinglé.
Même s’il est abîmé et fragile, je sais que mon petit frère est encore là,
bien caché quelque part dans sa bulle protectrice, où cette réalité que j’ai moi-
même eu tant de mal à accepter ne l’atteint pas.
– Je vais le faire.
– Sûre ?
– Oui.
Comme dans un rêve, la suite défile sans que je ne sois vraiment maîtresse
de mes gestes. Le médecin m’accompagne à l’accueil où une jeune infirmière
souriante m’invite à la suivre. Tel un automate, je la suis dans le parc situé à
l’arrière de l’antique bâtisse en pierre. J’entends sa voix douce chercher à me
rassurer mais je ne comprends pas ses mots. Le soleil printanier caresse ma
peau et m’offre un peu de réconfort. La légère bise fait voleter mes cheveux
en apportant des odeurs de fleurs en pleine éclosion.
J’avance, un pas après l’autre, vers ce que je sais être une étape
primordiale. Et quand de son doigt manucuré de rose, elle m’indique un banc
sur lequel est assis un jeune homme, je tressaille. Mes jambes tremblantes me
conduisent vers celui qui a été mon seul et unique ami lors de mon enfance
compliquée. Mon complice, mon protégé… Celui pour qui j’aurais pu donner
ma vie sans hésitation.
– Je suis désolée de ne pas être venue avant. Mais… ça n’a pas été facile
pour moi ces derniers mois.
Je contourne le banc et m’assois à l’opposé de lui.
Je pose ma main sur la sienne et serre ses doigts, hélas, aucune réaction ne
vient troubler son expression neutre. J’ai soudain très peur qu’il se soit perdu
dans sa bulle et qu’il ne revienne plus jamais.
Je me resserre encore un peu contre lui, son effluve envahit mon nez et me
ramène à une époque lointaine où nous étions ensemble et en paix. Celle des
Noëls chez Mamya, des sablés colorés, des paquets bigarrés. Ces moments de
répit où nous pouvions enfin être de simples enfants.
Je clos les paupières et laisse les souvenirs des jours heureux déferler en
moi. Sans que je m’en rende compte tout de suite, je commence à chantonner
la chanson qui accompagnait chacun de nos merveilleux Noëls. Andrew
tressaille contre moi et, tandis que les notes se succèdent dans ma bouche, je
le sens revenir peu à peu à la vie. Le soulagement m’inonde et, quand sa voix
grave se joint à la mienne, je comprends alors qu’il est toujours là,
certainement aussi paumé que je l’étais il y a peu, mais bien présent.
Ses iris noirs accrochent les miens et une lueur furtive les traverse. J’y
décèle une minuscule pointe d’espoir mais également de la reconnaissance. Je
pose mon front contre le sien puis embrasse sa joue pâle avec émotion.
Mon petit frère, mon complice de toujours… Je serai le fil qui t’empêchera
de tomber comme Jeremy a été le mien. Je t’en fais la promesse.
Épilogue
Jeremy
7 h 29
Je soulève les paupières puis essuie une goutte de sueur qui perle sur mes
cils. Mon cœur bat fort mais pas plus vite qu’à chacun de mes levers. Parce
que, à chacun d’eux, je m’offre une superbe séance de sexe.
Tout va bien.
7 h 30
7 h 40
Je m’assois sur mes draps tiédis par la chaleur de nos corps, encore
humides de notre étreinte passionnée. Je ramène mes pieds, ferme les yeux et
respire profondément en comptant les secondes ; quatre secondes
d’inspiration, cinq de retenue et enfin huit d’expiration. Liz m’accompagne
dans notre exercice journalier. Je visualise simultanément le chemin de l’air
depuis mes narines jusqu’à chacune de mes alvéoles, en gonflant ma cage
thoracique à fond.
7 h 55
J’effectue quatre pas jusqu’à la fenêtre que j’ouvre en grand puis prends
une minute pour analyser la météo et déterminer ma tenue.
8 h 00
J’observe avec attention la grande pièce de vie pour m’assurer que tout est
normal puis vérifie que le feu brûle dans la cheminée de la verrière. Quand je
reviens, mes pieds se posent un instant sur le tapis duveteux de la table
basse ; parfaitement propre et à plat, sans aucune trace de poussière.
Parfait…
8 h 01
Je m’assois sur le haut tabouret face à mon trésor aux nattes orangées et
savoure quelques instants la douceur de son regard vert pétillant, ses joues un
peu moins rondes et ses petits doigts qui jouent avec sa cuillère.
Depuis l’entrée de Liz dans notre vie, je suis à nouveau capable de donner
des signes d’affection.
8 h 20
Nous sommes à la porte d’entrée, pile dans les temps. Je replace sa frange
correctement, ferme le dernier bouton de sa doudoune d’hiver puis resserre
une sangle de son cartable pour mieux l’équilibrer. Le savoir pèse lourd mais
il est indispensable. Ma fille est intelligente et fera de longues études, je n’en
doute pas.
Après mon inspection, nous nous redressons face à face pour notre rituel
d’avant départ. Elle appuie son index et son majeur sur sa petite bouche rosée
puis me souffle un baiser. Je fais de même et elle fait mine de l’attraper et de
le poser sur sa joue.
– Je t’aime, papa.
– Je t’aime, Meline.
– Moi, encore plus fort.
– Et moi, plus que l’infini.
Elle me saute dans les bras et je dépose un baiser sur ses cheveux si doux.
8 h 22
– T’as pas oublié que ce soir on a mes parents à manger et que l’on doit
aller chercher Andrew dans l’après-midi ?
– Évidemment que non ! s’exclame-t-elle avec une moue offusquée. Pour
qui me prends-tu ?
– Pour mon petit poisson rouge préféré.
– Pfff… Je vais aller me mettre en cuisine d’ailleurs.
– Non. Je ne peux pas te laisser empoisonner toute la famille.
– Eh !
– Je plaisante… Mais tu as des choses importantes à finir ici. Alors, tu t’es
décidée pour ton pseudo d’écrivain ?
– Oui.
– Génial, enfin ! Et donc ?
– Tu sais, la première chose que j’ai faite quand je suis sortie de cet enfer,
c’est de retourner d’instinct auprès de la tombe de grand-père. Mes grands-
parents étaient tout pour moi, ils nous ont donné tout l’amour dont nous
manquions, Andy et moi. Mamya s’est battue longtemps pour nous retrouver
après notre disparition et je veux lui rendre hommage.
– Une très belle idée, mon cœur. Et ?
Je lui vole son crayon pour le poser plus loin puis prends son visage fin
entre mes mains. Dans ces superbes iris qui ont réussi l’exploit de faire
chavirer mon cœur, je vois à présent briller du bonheur. Un bonheur pur,
simple, lumineux, sans plus aucune trace de peur ou de doute.
Elle m’offre un sourire radieux qui fait apparaître ses mignonnes fossettes.
À cet instant, à mes yeux, elle est la plus belle chose de l’univers.
FIN
Disponible :
Dark Love
Anna est douce, innocente et inexpérimentée. Et elle a décidé que ça devait
changer ! Entraînée par son amie Iris, libérée et sulfureuse, elle découvre les
amants, la volupté et le désir. Et si, pour guérir de ses blessures, il fallait se
brûler les ailes ?
Dark Love
Découvrez Intense d'Alexane Tolley
INTENSE
Premiers chapitres du roman
ZLIE_001
« Les erreurs ne se regrettent pas, elles s’assument.
La peur ne se fuit pas, elle se surmonte.
L’amour ne se crie pas, il se prouve. »
Simone Veil
Prologue
Je réussis à me hisser sur l’assise du canapé sans penser aux divers fluides
qui sont venus au fil des années souiller ce meuble. Je n’en ai que faire à
l’instant présent. La seule chose à laquelle je pense est ma survie. La seule
question qui me hante est : « Vais-je m’en sortir ? » Recroquevillée en
position fœtale, je vois le si beau visage de mon amour, déformé par la haine,
m’invectiver :
Je ne reconnais pas la voix qui implore celui pour qui j’ai tout quitté il y a
six ans, pourtant il me semble, dans le brouillard dû au choc, que c’est la
mienne.
La première fois que Tony m’a emmenée à Paris, chez lui, il a été heureux
de me montrer où j’allais désormais travailler. Il m’a sortie de ma vie
monotone d’adolescente bordelaise et m’a offert tout ce dont je rêvais : vivre
de la danse. En tant que strip-teaseuse et gogo-danseuse dans son
établissement, Tony est fier de m’exhiber lors des soirées, de me produire
dans les cages des podiums de sa boîte, de parier sur moi pour le final de ses
revues. Ma réputation a désormais fait le tour de la capitale et le Kiff Club est
une adresse incontournable des nuits chaudes parisiennes. Des mâles en quête
de sensations fortes aux hommes esseulés, du comptable à la recherche du
grand frisson à l’homme d’affaires désabusé, on vient de tous les coins de
France pour me voir.
Mais ce soir, tout a basculé et ce bureau maudit est juste l’endroit de mon
calvaire. Mes fesses meurtries rebondissent encore et encore sur le sol. Tony
me relève lentement et met mes yeux à la hauteur des siens. Son haleine a un
relent de whisky. Mais je sais que je ne dois pas paraître écœurée. Sa réaction
serait pire. Il détache lentement les syllabes pour que j’imprime bien son
message.
– Demain, Sasha. Tu vas aller avec Luis à l’hôtel et tu seras livrée dans la
chambre de Samir à vingt heures précises. Tu feras exactement tout ce qu’il
te demande. Tu as compris ?
– Je ne peux pas, Tony, je gémis.
Je sais qu’en prononçant ces mots, je signe mon arrêt de mort mais je n’ai
pas d’autre choix. Je vois dans mon champ de vision son bras qui se lève et se
rabaisse presque instantanément. Ce que je n’ai pas vu, en revanche, c’est
qu’il n’a pas ouvert son poing. Et ce n’est pas une gifle qui s’abat sur ma
tempe, c’est son poing. Sans retenue. Lourd. Violent. Je sais que le liquide
chaud qui coule de ma lèvre est du sang. Je ne pense qu’à me protéger, moi et
mon ventre. Je me laisse tomber sur le sol.
Tu n’as rien fait de mal, Sasha. Tu es là pour danser et ce n’est pas parce
que tu fais partie du monde de la nuit que tu es une pute. Tu assumes ton
métier mais tu assumes tes valeurs également. C’est ce que tu es. C’est ce qui
fait ta force. Ne le laisse pas t’enlever ça. Refuse.
C’est plus la haine, l’aigreur et la colère que ses propos qui me choquent.
Si j’appréciais pendant toutes ces années d’être sa chose, son trophée, je
refuse d’être une marchandise. Je suis à terre, dans tous les sens du terme
alors que cette nuit aurait dû être notre nuit. Alors que cette nuit, j’aurais dû
lui annoncer que je portais son enfant.
La vision troublée par les larmes et le sang, je regarde Mac et Luis, les
deux gardes du corps de Tony. Malgré la complicité que nous avons
développée au fil des années, ils n’interviennent pas. Loyaux envers leur
boss, ils refusent de se mouiller pour moi. Ils regardent devant eux comme si
je n’étais pas là.
Il est vital qu’il m’entende dix secondes alors je parle à toute vitesse, au
péril de ma vie.
Dans l’ascenseur qui monte dans le loft que j’occupais encore ce matin, le
poids de la gêne envahit l’espace. Je regarde Luis qui semble avoir un intérêt
tout particulier pour ses chaussures. Je ne sais pas pourquoi mais cela me fait
pouffer. Luis me regarde alors.
– Ça va aller, Sasha ?
– Oui, t’inquiète. Tu me laisses prendre une douche et me changer ?
– Bien sûr, mais ne traîne pas. Tony n’appréciera pas si tu restes trop
longtemps.
– Non, je fais vite. Juste le temps de reprendre forme humaine et de faire
un sac.
– OK.
– Sasha ?
– Mmmm ?
– Ça va lui passer. Tony est tendu en ce moment mais il t’aime.
– Oui, Luis. Je sais.
– Sasha ! Tu es prête ?
– Timing parfait !
– Je suis désolé mais je dois regarder ce que tu as mis dans ton sac.
– Pas de souci, Luis, je comprends.
– Tiens, regarde. Je peux sortir ce que j’ai mis dedans si tu veux. J’ai juste
pris quelques fringues et des dessous ainsi que des affaires de toilette. Ah, et
puis mon chargeur de téléphone.
Luis jette un coup d’œil dans le sac et va pour fouiller parmi mes affaires.
Puis, après un coup d’œil dans ma direction, il secoue la tête et arrête son
geste.
– Allez, on y va.
Nous restons silencieux dans le SUV noir. Nous roulons pendant quelque
temps jusqu’à ce qu’une impulsion me fasse changer mes plans.
Une fois que je suis installée dans la chambre, Luis reste prostré devant la
porte. J’ai peur qu’il ne reste avec moi. Cela foutrait en l’air tout ce à quoi
j’aspire désormais. J’ai donné le change jusqu’alors. Je dois continuer.
Connard ! Et est-ce que lui mérite d’être mon mec ? Certainement pas,
d’après sa réaction de ce soir.
Une fois la porte fermée, je branche mon téléphone et m’étends sur le lit.
Je n’ai que quelques heures pour dormir. Sans défaire les draps, je
m’effondre et m’endors sur l’espoir ténu que demain sera un autre jour.
Je paie ensuite en espèces les vrais trajets que je vais faire aujourd’hui. Je
m’engouffre dans le RER D, direction gare de Lyon. Je rentre chez moi.
Une fois installée dans le premier TGV du matin, je passe l’appel que je ne
pensais jamais passer. Il est presque six heures du matin et l’angoisse vrille
mes entrailles car j’ai parié gros en partant sur un coup de tête. Je ne sais pas
si j’aurai la force de trouver un plan B. J’ai agi sans réfléchir, dans l’urgence.
Je vais maintenant savoir si j’ai bien fait. Je vais maintenant savoir si ceux
que j’ai abandonnés il y a six ans seront là pour moi.
– Allô ?
Putain.
– Papa ?
– Allô ?
– Coralie ?
– Oui, papa. C’est moi. Je rentre.
Il est sept heures du matin quand j’enfile mon jean. Je vérifie une dernière
fois que mon short et mon débardeur sont bien pliés au fond de mon sac de
sport. Mes guêtres sont également rangées. Je suis fin prête. Je n’ai plus qu’à
mettre ma bouteille d’eau et une pomme pour le petit creux de dix heures et
je pourrai démarrer ma journée.
Je vérifie une dernière fois mon agenda. Je vais avoir près de deux heures
pour m’échauffer et mettre au point une chorégraphie que j’enseignerai à mes
troisième année. À dix heures, j’ai mon premier groupe de filles. Puis à midi
trente, j’aurai juste le temps de faire un saut à l’épicerie du coin pour
m’acheter une salade avant d’enchaîner avec deux cours particuliers, dont
une jeune femme qui a un vrai potentiel. À seize heures, j’ai un cours
collectif et je ne devrais par terminer ma journée trop tard.
Cela fait maintenant sept ans que j’officie à Miribel, au centre culturel
L’Allegro, comme prof de pole dance. Ce n’est qu’à une vingtaine de
minutes de chez moi et, sur le trajet, il y a un lieu essentiel, l’appartement de
Christian et Christine, mes deux meilleurs amis et accessoirement parrain et
marraine de Lucas, l’amour de ma vie, mon fils.
Après deux ou trois ans à galérer, vivant chez mes parents et faisant
quelques interventions en tant que danseuse dans différents spectacles pour
des associations, j’ai eu l’opportunité d’investir ce lieu de rêve en tant
qu’artiste en résidence. Ce qui devait durer six mois dure depuis sept ans.
Mes performances ont eu tellement de succès que la directrice de l’époque et
l’élue à la culture de la ville m’ont proposé de m’installer pour un loyer très
modéré. Cette opportunité m’a permis de prendre mon envol et de devenir
indépendante.
C’est d’ailleurs mon petit homme qui me sort de la torpeur dans laquelle
m’ont plongée les souvenirs de mes débuts dans ma ville natale.
Je regarde mon fils avec une tête horrifiée. Même s’il a compris que je
plaisantais, il n’en devient pas moins blême. Sa peau mate, résultat d’un
étrange métissage entre ses origines paternelles portugaises, et les miennes,
extrême-orientales, ne rougit que rarement. Mais lorsqu’il est gêné, il blêmit.
– Je sais, Maman.
– Tu veux que je vérifie ton sac ? Tu as pris tout ce dont tu as besoin chez
le « double Chris » ?
La gêne est passée et mon fils éclate de rire. Il adore lorsque j’appelle mes
amis ainsi. C’était facile, aussi ! Quelle idée lorsqu’on s’appelle Christine de
se maquer avec un mec qui s’appelle Christian. Cela devrait être interdit et
une cause de séparation. Ce sujet récurrent de plaisanterie détend
définitivement l’atmosphère qui ne reste d’ailleurs jamais vraiment tendue
avec Lucas. Mon fils ne sait pas bouder !
– Maman, j’ai plus 5 ans. C’est bon. Je suis assez grand pour mettre mes
affaires pour demain dans mon sac. Avant que tu me demandes, j’ai pris mes
cours aussi, me dit-il avec ses yeux rieurs, en me tirant une langue toute
chocolatée.
– Et ton pyjama ? Et ta brosse à dents ?
– Tu sais bien que j’ai des affaires chez marraine !
– Et ta culotte ? Et tes…
– Arrête, Maman ! Tu as mangé un clown, ce matin ?
– Dis donc, jeune homme, on ne parle pas comme ça à sa mère !
– Et si…
– Allez, dépêche-toi de terminer ton pain au lait sinon on va être vraiment
en retard.
Pendant que Lucas va chercher son sac dans sa chambre, je pose un regard
attendri sur notre environnement. Tout, dans cet appartement, prouve qu’une
famille heureuse vit ici. Même si cette famille n’a que deux personnes !
Si Lucas n’a pas eu son mot à dire pour ma chambre qui est tout en
camaïeu de gris et violet, pour le reste, nous nous sommes partagé les
arrangements au fil des années. J’ai tenté de refréner ses délires de décorateur
en herbe dans le salon, qui reste sobre, malgré le coin jeux vidéo très très très
fourni et les coussins flashy qui sont plus souvent par terre que sur l’assise.
La cuisine est en revanche le parfait reflet de nos deux caractères.
Fonctionnelle et pratique, équipée et agencée avec rigueur afin d’optimiser
les gestes, elle explose de couleurs par ailleurs. De nombreux magnets,
résultats de plusieurs collections entamées mais jamais finies, décorent le
réfrigérateur. Les spatules, cuillères et autres ustensiles sont en silicone de
teintes improbables. La corbeille de fruits qui trône sur le plan de travail est
d’un rouge pétant alors que les sets de table représentent les animaux de la
ferme en dessins naïfs où l’orange, le jaune et le vert dominent. Oui, je peux
dire que l’appartement pétille. Ikea et Pylones sont nos magasins favoris.
Je vérifie une dernière fois avant de partir pour la journée que les fenêtres
sont correctement fermées et que je n’ai rien oublié. Tout a l’air en ordre.
Lucas arrive et nous prenons tous les deux l’ascenseur jusqu’au parking.
Même si je sais que c’est inutile, je jette un dernier coup d’œil, à son insu, sur
ce qu’il porte. Tout va bien de ce côté-là. Une fois mon Opel Corsa engagée
dans la circulation, Lucas coupe la radio et me demande :
C’est en finissant notre petit rituel que nous arrivons devant l’école de
Lucas. Avec un petit salut, il rejoint ses copains derrière le portail. Pas de
bisous, juste un signe ! Il est vrai que je ne suis que sa mère et ça craint si les
copains le voient m’embrasser !
Je ris toute seule en me disant que ce n’est que le début puisque l’an
prochain, il va entrer au collège avec un an d’avance et qu’il ne sera plus tout
à fait mon petit garçon. J’en profite pour envoyer un texto à mon amie
d’enfance.
[Réveillée, la marmotte ?]
[Oki. À toute]
Mais je verrai cela plus tard car Guillaume doit arriver vers dix-neuf
heures et je n’ai pas une minute à perdre. Je jette mes affaires dans la
corbeille de linge sale et range mon sac dans le placard de ma chambre. Une
longue douche chaude, c’est juste ce dont j’ai besoin. Ma dernière élève est
très douée mais également très demandeuse. J’ai dû faire et refaire plusieurs
figures qui, en fin de journée et a fortiori de semaine, ont un peu meurtri mes
obliques. J’ai rarement rencontré un tel niveau d’exigence chez quelqu’un.
Enfin si, chez moi… Mais c’était de la danse classique et j’avais à l’époque
une autre perspective de carrière même si je suis très satisfaite de celle que je
mène actuellement. Mon métier et mes conditions de travail me permettent
d’avoir un salaire très confortable. N’ayant pas de gros besoins et Lucas
n’étant pas très exigeant, enfin pour le moment, j’ai un petit pécule de côté
qui me rassure.
– Salut, toi !
Dès que j’ouvre la porte, Guillaume me prend dans ses bras et m’embrasse
légèrement. Je bénis le ciel de ne pas avoir eu le temps de mettre mes
escarpins car j’oublie toujours qu’il est à peine plus grand que moi. Comme
je suis pieds nus, il se penche un tout petit peu mais cela suffit pour que je me
love contre son torse.
Il est ensuite venu régulièrement et nous avons fait connaissance. Dès qu’il
a appris que j’avais un fils, il m’a apporté régulièrement des petits cadeaux
pour Lucas : un ballon de foot publicitaire, des bracelets colorés en silicone,
des jeux de cartes, des fleurs, aussi, pour moi. Guillaume est toujours très
poli, très respectueux. Il m’a ensuite invitée à boire un verre. Un soir. Puis un
autre. De fil en aiguille, je me suis mise à attendre sa venue, comme une
habitude. J’ai finalement craqué pour sa gentillesse.
Je me décide pour des sushis, nettement moins caloriques que tout ce que
l’on trouve en livraison à domicile. En attendant, je me sers un grand verre
d’eau pétillante, avec une rondelle de citron vert afin de ne pas bouder mon
plaisir, et prépare une bière pour Guillaume.
Je suis détendue et j’apprécie que la soirée débute ainsi.
Ces échanges adultes sont une réelle découverte pour moi et je me range à
son avis : s’il veut que nous nous découvrions encore un peu avant d’aller
plus loin, je respecte son choix. Mon téléphone sonne alors que nous sommes
en train de nous installer pour regarder une série sur Netflix.
Très souvent, j’ai envie de prononcer les mots fatidiques mais je n’ose pas
encore. Les « je t’aime » attendront encore un peu.
– Allô ?
– Salut, ma puce, c’est Maman.
– Oui, Maman, je sais. Ton numéro s’affiche sur mon téléphone.
– Oh. Tu m’embêtes ! Tu sais que je ne suis pas née avec toutes ces
technologies. Arrête de te moquer, rit ma mère.
– Comment vas-tu, Maman ?
– Ça va, ma puce, ça va. Je t’appelle pour voir si tu es disponible
dimanche ? Tu pourrais venir manger à la maison. Cela fait longtemps que
nous ne vous avons pas vus, Lucas et toi.
– Mmmmm. Au moins deux semaines !
– C’est long, deux semaines !
– OK, Maman. Je m’arrange et on sera là.
– Super ! Toute la famille sera réunie.
– Ah ! Gaëlle sera de la partie ?
– Oui. Elle rentre d’un déplacement en Chine et elle nous a appelés pour
passer nous voir samedi soir. Elle va rester jusqu’à dimanche. Je me suis dit
que ce serait une bonne occasion de se voir.
– Ouais. Super !
– Oh ! Coralie ! Ne réagis pas comme cela avec ta sœur. Vous êtes
différentes mais elle t’aime, tu le sais.
– Un chasseur aussi dit aimer les animaux, et pourtant, il les flingue…
– Allez, ma puce ! Cela me ferait tellement plaisir.
– D’accord, Maman. On viendra…
– Mais nous serons trois. Puisque nous réunissons la famille, autant que je
vous présente mon petit ami.
– Oh, mais avec plaisir ! Oh, ce que je suis heureuse, ma puce. On vous
attend donc tous les trois vers midi. Ou midi trente. Comme tu veux.
– Bonne soirée, Maman. Fais des bisous à Papa.
– Bonne soirée, ma puce.
Son salut a été mon père. Jeune diplômé en ethnologie, il avait choisi
comme sujet de thèse les conséquences des guerres sur les ethnies locales.
Thème prémonitoire. Il a donc effectué un périple à travers le Vietnam pour
aller à la rencontre des populations locales. C’est là qu’il a rencontré ma
mère. Mon arrière-grand-père était mort quelques années auparavant et il n’a
pas été difficile de convaincre mon arrière-grand-mère d’autoriser sa petite-
fille à partir. C’était l’objet de la honte qui disparaissait. Une sacrée aubaine.
Ma mère avait tout juste 20 ans et mon père 22. Dès lors, ma mère a tout fait
pour s’intégrer à la culture française sans pour autant renier ses origines,
qu’elle affiche avec honneur et fierté. Comme le dit souvent mon père, elle a
bouffé la vie, à cette époque. Et, pour ma part, je pense qu’elle continue à la
bouffer.
Après avoir raccroché, je relève les yeux vers Guillaume qui s’est
subitement renfrogné mais qui, toujours gentil, me demande doucement :
– Coralie ? Est-ce que tu viens de dire à ta mère que tu m’invitais à votre
dîner familial de dimanche ?
– Oups ! Je me suis un peu laissée emporter. Tu veux bien ?
– Mais, Coralie, c’est une étape importante. Nous aurions dû en parler
avant. Tu ne crois pas ?
– Oui, je sais. Mais quand Maman m’a dit qu’il y aurait ma sœur, j’ai eu
comme une impulsion. Je suis désolée, Guillaume. En même temps, cela fait
six mois que nous nous voyons, il serait peut-être temps que…
– Tu sais ce que j’en pense, ma chérie ? Nous en avons déjà parlé. Les
gens vont trop vite maintenant et tu as vu où cela mène. Il n’y a jamais eu
autant de divorces. C’est important que nous nous connaissions mieux. Que
nous nous fréquentions avant de…
– Ce serait un bon moyen pour toi de mieux me connaître. Mes parents
sont essentiels dans ma vie. Dis oui, s’il te plaît…
– Bon, d’accord. Mais je ne veux pas que cela soit trop officiel, tu
comprends ? Nous devons continuer à nous découvrir, apprendre à nous
connaître, à nous apprécier.
– Ne t’inquiète pas. Mes parents sont vraiment cool. Tu n’auras ni
discussion gênante avec mon père sur ce qu’il t’infligerait si tu faisais du mal
à sa fille, ni l’obligation de me demander en mariage lundi matin.
– Pourquoi tu me dis ça ? Ton père ne se soucie pas de toi ?
Voilà le Guillaume que je connais. Inquiet et attentif. Je pouffe.
Découvrez la suite,
dans l'intégrale du roman.
Disponible :
Intense
Coralie jongle entre son studio de pole dance, ses obligations de mère
célibataire et les dîners-sushis chez ses meilleurs amis.
Il reste peu de temps dans sa vie pour la romance, mais ce n’est pas plus mal :
la passion lui a déjà fait tout perdre une fois. Elle apprécie désormais sa vie
posée et sans surprises ! Jusqu’au jour où un ennemi invisible commence à
perturber son quotidien : Coralie reçoit des appels angoissants, des cadeaux
glaçants, son studio est ravagé… Maël, inspecteur de police, débarque alors
dans sa vie comme une tornade. Il est intense, sexy, intelligent et semble
décidé à abattre toutes les défenses de la jeune femme.
Coralie acceptera-t-elle de lui succomber ? Ou le fuira-t-elle ? Elle a tout à
perdre, mais aussi peut-être tout à gagner.
Intense
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Avril 2019
ISBN 9791025746394
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