Les Villages Socialistes en Algérie

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LES VILLAGES SOCIALISTES EN ALGÉRIE

Après avoir travaillé au renforcement de l'Etat et au démarrage d'une


industrie moderne, le pouvoir révolutionnaire algérien va concentrer ses
efforts à partir de 1971 sur le secteur agricole par le lancement de la Révo-
lution Agraire. En plus d'actions sur les structures foncières et sur l'orga-
nisation de la production, la Révolution agraire inscrit aussi à son programme
une action directe sur l'habitat rural
La politique mise en œuvre dans ce but consiste dans la création de
mille villages ruraux avant 1980. Les grandes orientations concernant ces
«villages de la Révolution Agraire» sont données en juillet 1972. Très vite,
l'opération dépasse le cadre proprement dit de la Révolution Agraire et
affirme son caractère politique global en prenant le nom de «villages socia-
listes ». Ce thème occupe désormais une place prépondérante dans la vie
du pays. Les mass-média en parlent presque quotidiennement et rares
sont les discours officiels qui n'y font pas allusion.
A la lumière des objectifs poursuivis et de la mise en œuvre des
villages socialistes agricoles nous essayerons de dégager ce qu'ils représentent
dans le processus de développement de l'Algérie et dans sa lutte pour
l'édification socialiste.
Les villages socialistes s'intègrent dans la stratégie globale de la Révo-
lution Agraire dont ils sont les éléments constituants. Ils poursuivent donc
les mêmes objectifs.
La Révolution Agraire doit assurer la transformation radicale du monde
rural algérien par l'engagement de celui-ci dans le processus. général de
type socialiste.
- Elle vise l'élévation de la productivité de l'agriculture par une
meilleure répartition des terres et par la modernisation des conditions
d'exploitation dans le cadre d'unités de production viables (fondées sur le
regroupement en coopératives).
- Elle doit assurer la promotion sociale et culturelle des masses rurales
par l'amélioration de leurs conditions de vie et leur insertion dans le progrès
économique et social.
- Elle vise l'instauration de nouveaux rapports sociaux de type socia-
liste par la suppression des rapports d'exploitation et par la mise en place
d'une gestion collective et démocratique des moyens de production dans le
cadre coopératif.

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La nécessité de cette transformation s'explique par les caractères SpeCI-


fiques de l'agriculture algérienne: à côté d'un secteur dit «moderne:l> compo-
sé du secteur autogéré et des grandes propriétés privées, subsiste après
l'indépendance un secteur dit «traditionnel» qui intéresse environ 60 %
de la surface agricole utile et 80 % de la population rurale. Ce secteur est
composé de petites exploitations où l'utilisation des techniques modernes
est quasi-inexistante et où l'auto-consommation tient la plus grande place.
La productivité y est donc très faible et les liens avec le marché pratiquement
nuls.
Cette situation économique a pour corollaire des conditions de vie
difficiles se traduisant par un habitat précaire et dispersé et un taux d'équi-
pement extrêmement faible.
Cette situation est aggravée par le taux de surpopulation important qui
fait de ce secteur le réservoir de l'exode rural et de l'émigration. Cet état
de fait est en contradiction avec les options politiques sociales du pays et
représente un frein à la poursuite d'un développement économique auto-
centré et devant profiter à toutes les couches de la population. Une action
sur ce secteur traditionnel s'impose. C'est à cette nécessité que répond la
Révolution Agraire. On mesure l'importance et la difficulté de la tâche.
La redistribution des terres et l'organisation de la production en coopé-
ratives assurent la transformation de la base économique. Mais pour que
cette dernière soit efficace, il s'agit de mettre en place les conditions
nécessaires à son fonctionnement et à son renforcement.
La politique d'habitat rural engagée est conçue comme un moyen privi-
ligié de répondre à cette exigence. C'est en effet dans ce sens que les
premières instructions (1) relatives aux objectifs et au contenu de cette
politique sont rédigées: l'action sur l'habitat y est envisagée «comme com-
plément aux actions de transformation des structures agraires et comme
condition de leur succès ».
La finalité recherchée est double; elle réside d'une part dans la restruc-
turation de l'espace rural afin de l'adapter au nouvel espace productif et
d'autre part dans la transformation des conditions de vie des masses rurales
afin de les insérer dans le nouveau système productif.
L'action' des villages de la Révolution Agraire sur l'espace doit inter-
venir à deux niveaux:
- Au niveau global, les villages sont présentés comme un outil privilégié
d'aménagement du territoire. Leur implantation judicieuse doit permettre le
remodelage de l'espace rural hérité de la colonisation, qui ne correspond pas
aux objectifs de l'Algérie indépendante. Les villages visent à une utilisation
rationnelle de l'espace en redistribuant la population selon les possibilités
économiques de chaque région.
Ils doivent assurer la satisfaction des besoins sociaux de ces populations
en dessinant dans l'espace un réseau hiérarchisé et structuré d'équipements.

(1) Circulaire CNRA n° 15230 du 25 juillet 1972.


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La transformation de l'espace rural vise, au niveau national, à un meilleur


équilibre entre espace rural et urbain en assurant aux masses paysannes
des conditions de vie et un niveau de revenus semblables à celui des villes.
- Au niveau ponctuel, le village doit permettre de résoudre la contra-
diction entre les formes d'habitat caractérisées par la dispersion et une orga-
nisation productive basée sur le regroupement. Cette contradiction s'exprime
dans le problème de la distance Habitat/Travail. En effet, les coopératives sont
formées d'individus dont les lieux d'habitat sont souvent différents et situés
à plus ou moins grande distance des terres qui leur sont affectées. Le village,
en rassemblant les attributaires dans un même lieu et à proximité immé-
diate des terres, va permettre un meilleur fonctionnement des unités de pro-
duction dans la mesure où, en plus d'un gain de temps et d'énergie, il amé-
liorera les conditions de travail et surtout rendra possible une meilleure
organisation collective du travail.
Le village doit permettre également d'offrir l'infrastructure spatiale
nécessaire à l'exploitation des terres en assurant des équipements et services
liés à la production : hangars, étables, moniteurs agricoles, etc.
La seconde finalité recherchée réside dans une action sur les conditions
de vie. Cette action vise non seulement à l'amélioration des conditions de
vie des populations mais à la transformation totale des mentalités.
En offrant un nouveau cadre de vie, les villages socialistes doivent favo-
riser chez leurs habitants l'émergence d'attitudes et de comportements qui
n'entravent pas la nouvelle organisation économique, mais qui en plus la
renforcent.
Par le choix d'un habitat groupé, on crée un sentiment communautaire
et une conscience de groupe économique, ce qui doit stimuler l'organisation
collective de la vie sociale et ainsi l'adapter à l'organisation collective de
la production.
Les conditions de vie offertes par les villages autant sur le plan des
logements que des équipements doivent permettre l'insertion des habitants
dans le modernisme et donc leur pleine participation au développement
économique du pays.
Selon le Président Boumediène, il s'agit à travers les villages «d'éli-
miner le gourbi et surtout l'esprit de gourbi avec tout ce qu'il comporte
de pauvreté et d'esprit individualiste ». Il s'agit donc d'offrir des structures
qui permettent de lutter contre l'analphabétisme, l'isolement culturel, la
faiblesse du niveau technique et politique, etc.
Afin d'approfondir la réflexion sur le contenu et la mise en place des
villages, une rencontre est organisée à Alger en mars 1973 dans le cadre
d'un séminaire sur l'habitat rural.
C'est à cette occasion que l'opération «Village» va prendre sa véritable
dimension, et affirmer son caractère politique par l'intermédiaire du prési-
dent Boumediène qui dans son discours d'ouverture utilise le terme de
Villages Socialistes. Par là, il indique le sens dans lequel les villages doivent
transformer la société rurale et le rôle important qu'ils sont destinés à jouer
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dans la concrétisation des options politiques du pays. Les villages socialistes


se présentent comme l'instrument privilégié du socialisme au niveau agricole
comme l'est la gestion socialiste des entreprises au niveau industriel.
Les villages ne sont donc plus liés exclusivement au secteur de la Révo-
lution Agraire mais doivent toucher toute la population rurale afin d'assurer
la transformation complète de cette société en société socialiste.
Les travaux du séminaire sur l'Habitat Rural s'attachent à fournir des
orientations et des recommandations afin de traduire au mieux ces objectifs
dans la réalité.
Les textes insistent sur la nécessité absolue de tenir compte de la variété
des situations locales : «selon les régions, les types de production et l'état
actuel de l'habitat, la politique d'habitat consiste soit en construction de
maisons neuves, soit en amélioration des maisons existantes et en création
d'infrastructures et de services, soit en redensification des noyaux d'habitat
existants, soit en structuration de l'espace par la création de centres de ser-
vices sans déplacement immédiat des habitations dispersées, mais suscep-
tibles de provoquer ultérieurement leur groupement spontané» (2).
La localisation et le «dimensionnement» des villages doit se faire de
façon judicieuse sur la base d'études régionales approfondies afin de répondre
aux objectifs de viabilité économique et de structuration de l'espace: «La
politique (d'habitat) à adopter doit se garder rigoureusement d'imposer aux
campagnes des formes d'habitat qui auraient été conçues en dehors d'elles
et qui constitueraient ainsi une nouvelle forme de domination économique
et culturelle» (3). Pour cela la participation des bénéficiaires doit être effec-
tive à tous les niveaux : localisation, type de logement, équipements, réali-
sation, gestion, etc. «Plus qu'un droit à la consultation il s'agit d'un pouvoir
de décision» qui doit aboutir à «la prise en charge par les populations de
leurs conditions de vie» (4).
Cette politique doit également «assurer le passage sans heurt de l'habi-
tation la plus sommaire à l'habitation améliorée par une transition réaliste ».
La conception de cet habitat doit répondre aux objectifs d'amélioration
des conditions de vie, mais en tenant compte de la réalité psychosociale et
des besoins spécifiques du monde rural.
L'espace du logement doit permettre la possibilité de revenus complé-
mentaires afin d'assurer pour l'immédiat «le maintien du niveau de revenu
antérieur ».
Les plans doivent permettre une large flexibilité afin de permettre aux
bénéficiaires d'adapter le logement à leurs besoins (familles importantes, etc.).
Le village doit intégrer l'option socialiste sur le plan organisationnel :
«c'est la communauté villageoise qui assure la gestion de l'habitat et qui
prend les décisions relatives au fonctionnement et à l'avenir du village.» (5).

(2) Rapport de la commission 1 page 3.


(3) Rapport de la commission 1 page 2.
(4) Rapport de la commission 2 page 1.
(5) Rapport de la commission 2 page 2.
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La réalisation concrète de ce programme se fait sur la base de directives


élaborées au niveau central à partir des recommandations du séminaire sur
l'Habitat Rural et des constatations faites sur les 15 Villages Pilotes lancés
en 1972 à titre expérimental. Le «portrait type» du village socialiste est
contenu dans la circulaire interministérielle du 9 juillet 1973.
Le village socialiste est avant tout «une création nouvelle» d'au moins
100 logements dotés d'équipements et de toutes les infrastructures nécessaires.
Les équipements varient selon la taille et la population éparse à desservir
mais doivent se composer d'au moins une unité scolaire, une salle polyva-
lente, une salle de soins, une antenne administrative, une agence postale,
un centre commercial, un hammam, une mosquée, une aire de jeux, un
hangar de stockage, auxquels viendront s'ajouter un centre artisanal, une
bergerie et/ ou une étable collective (6).
Les logements doivent se composer d'au moins deux pièces, d'un bloc
technique et d'une cour fermée offrant une possibilité d'extension. Les infra-
structures concernent l'alimentation en eau potable, l'évacuation des eaux
usées, les voiries, les voies d'accès, l'électrification et le téléphone.
La conception doit être confiée aux DIE ou architectes nationaux. La
réalisation doit se faire si possible au moyen de régies intercommunales ou
de wilayas, ou par des entreprises nationales. Le financement est assuré par
une dotation plafonnée de l'Etat calculée pour couvrir les besoins énoncés
précédemment.
La wilaya est chargée du choix et de l'élaboration des projets ainsi que
de leur réalisation. C'est à elle que revient également de mettre en place,
avec les instances locales, les modalités de participation des populations et
l'attribution des logements.
L'application pratique de ces directives se traduit par 162 villages en
cours de réalisation (7) au 31-12-75, dont une trentaine sont en fonctionne-
ment. L'échantillon est trop faible pour en apprécier les résultats. Mais il
est d'ores et déjà possible de réfléchir sur les tendances et les problèmes du
programme:
Au niveau de l'implantation, le programme est trop peu avancé pour
apprécier l'impact des villages dans la structuration de l'espace rural. On
peut simplement constater que la plupart de ces créations nouvelles sont
implantées en site vierge. A peine un quart fait l'objet d'opérations greffées
à des centres existants. Si ce choix peut s'expliquer dans des zones sous-
équipées et à habitat épars, il est moins évident dans des régions déjà
structurées spatialement, comme le Mitidja par exemple, où ils risquent de
former un réseau parallèle et superposé au réseau existant. De plus, ce
choix comporte un plus grand risque d'erreur dans la mesure où sa viabilité
ne peut être déterminée entièrement a priori alors qu'on peut juger de la
valeur d'un site existant.
Au niveau de la conception, les villages socialistes se caractérisent par

(6) Circulaire MTPC nO 1723 du 10 juin 1974.


(7) Sources SEP.
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la qualité de l'habitat proposé. Des moyens financiers importants sont consa-


crés à l'édification de logements neufs, en dur, et jouissant de toutes les
commodités de la vie moderne. Les équipements collectifs nécessaires sont
réalisés en même temps que les logements et représentent un niveau de
satisfaction que beaucoup de chefs-lieux de communes ne connaissent pas.
De plus, une grande attention est apportée à leur bon fonctionnement, en
matière d'affectation de personnel par exemple.
La qualité se retrouve au niveau des infrastructures, l'exemple le plus
net étant la création d'une route, quelle que soit la distance.
Cette qualité se traduit au niveau des formes proposées par une concep-
tion qui dans certains de ces aspects, se rapproche plus d'un modèle urbain
que de l'habitat rural traditionnel. Les logements sont petits, les cuisines
trop étroites pour y vivre, ils ne comprennent pas les éléments qui accom-
pagnent habituellement l'habitat rural tel que jardin, dépendance pour les
bêtes, les outils, etc. Il est évidemment difficile d'inventer des logements qui
tout en respectant ces structures sociales existantes ne bloquent pas leur
évolution mais on peut se demander si la transformation des conditions de
vie rurale doit passer obligatoirement par une conception urbaine.
En ce qui concerne la conception de l'ensemble, les formes urbaines se
retrouvent dans des voiries intérieures souvent démesurées, des voies d'accès
qui ressemblent à des autoroutes (Aïn Meriem, Maamora, etc.) et l'aména-
gement de parkings, etc. Cela se traduit aussi par le fait que rien dans la
première approche visuelle du programme n'indique l'activité économique
de ces habitants.
Au niveau des formes architecturales, ces ensembles font l'objet d'une
certaine recherche architecturale et esthétique qui s'exprime surtout dans
les équipements, l'aménagement d'espaces verts, dans la composition d'un
ensemble agréable à l'œil, etc.
D'ailleurs, une grande importance est attachée à ce côté esthétique. Ce
souci s'exprime dans les plans d'équipements proposés par le Ministère des
Travaux Publics et de la Construction dans des directives récentes deman-
dant que la partie réservée à l'extension du logement soit couverte afin
que les initiatives diverses des paysans ne détruisent pas l'harmonie de
l'ensemble (8).
Le discours des responsables comme le discours de la presse fait souvent
référence à cet aspect en parlant de «beaux villages », de «villas coquettes ».
Une autre caractéristique de la conception d'ensemble réside dans la
production d'un espace totalement achevé, où tout est prévu et réalisé, où
chaque élément est indissociable de l'ensemble. Ces caractéristiques se retrou-
vent dans tous les villages en cours de réalisation, ce qui leur donne un
certain caractère d'uniformité.
En ce qui concerne la mise en œuvre de ce programme, la principale
idée qui se dégage est la volonté d'agir le plus rapidement possible.

(8) Circulaire MTPC nO 247 du 30 janvier 1976.


VILLAGES SOCIALISTES ALGÉRIENS 191

Cette volonté s'exprime dans la procédure administrative mise en place.


Les crédits sont affectés au fur et à mesure des demandes après des délais
relativement brefs comparés aux autres opérations. De plus ces crédits
font l'objet d'une seule opération administrative alors que normalement les
éléments qu'ils recouvrent relèvent d'une multitude de services différents.
On retrouve la même idée dans certaines directives (comme le texte
de 1975), qui demandent aux walis d'accélérer le rythme de réalisation et
qui, à cette fin, leur permet de faire appel à des concepteurs étrangers et
des réalisateurs privés (9). Ce souci de rapidité s'observe dans la brièveté
des délais accordés la plupart du temps aux concepteurs pour les études
préalables et par une application assez rigide des directives, autant dans
l'élaboration du projet que dans les conditions de son approbation. Cela a
pour conséquence l'utilisation d~ mêmes plans pour différents villages (Tiaret)
ainsi que de villages composés dans la plupart des cas de cellules parfaite-
ment identiques et possédant surtout la même liste d'équipements, quel que
soit le lieu où est implanté le village.
Les choix des modes de réalisation s'inscrivent dans cet esprit. L'im-
portance des chantiers et leur urgence entraînent l'intervention d'entreprises
aux moyens techniques importants. C'est également pour répondre à cette
exigence qu'on tente actuellement l'utilisation de procédés industriels de
réalisation tels que la préfabrication lourde.
Toutes ces caractéristiques entraînent plusieurs conséquences par rapport
aux objectifs poursuivis.
Au niveau spatial, les problèmes résident dans une difficile prise en
compte des spécificités de chaque cas et dans le risque d'aboutir à une
discrimination spatiale et donc sociale par la production d'espaces très pri-
vilégiés.
De tels villages réalisent un passage rapide entre deux situations pro-
fondément différentes. Le bouleversement réside dans un éclatement rapide
de la structure familiale élargie dans la mesure où les logements sont conçus
pour des familles nucléaires. Il réside également dans la création de nouveaux
besoins qui exigent pour leur satisfaction des revenus supérieurs. Or, l'éléva-
tion du niveau de vie qui doit découler de la Révolution Agraire ne pro-
gresse pas au rythme des villages socialistes. Ce décalage est encore aggravé
par un agencement des logements relevant d'un modèle urbain qui rend diffi-
cile la possibilité d'autoconsommation et de revenus annexes tels que jardin,
petit élevage, basse-cour, etc. Ce problème est crucial pour les petits paysans
privés.
Mais la conséquence la plus importante et qui est déterminante est une
faible participation des futurs habitants à la production de leur espace. Ce
fait est inhérent aux choix de mise en œuvre sauf en ce qui concerne le
choix de l'implantation qui doit se faire en présence d'un représentant de
l'Union Nationale des Paysans Algériens.

(9) Circulaires MTPC nO 1525 du 29 mai 1975 et nO 259 du 5 février 1975.


192 RlPAULT-MEGERAND

Les directives ne proposent pas de modalités preCIses de participation.


L'initiative est laissée aux responsables locaux. Ce type de conception et de
réalisation choisi exige l'intervention de «spécialistes» qui travaillent selon
des directives données par l'Etat. Cela rend difficile la participation.
De plus, expliquer les projets, écouter et tenir compte des critiques des
paysans, appliquer la méthode de l'autoconstruction représente une lourde
tâche et exige surtout beaucoup de temps. La volonté d'agir vite empêche
souvent les responsables locaux de s'engager dans cette voie. Bien que cer-
tains projets aient fait l'objet d'enquêtes et de réunions, de quelques journées
de volontariat de paysans, le village socialiste reste en règle générale, un
espace conçu et produit pour les paysans et non par eux.
Le caractère imposé et achevé des villages permet difficilement, en
limitant les initiatives, une réelle réappropri~tion de cet espace en fonction
des besoins. Cet état de fait ainsi que la gratuité des logements risquent
d'entraîner une situation de dépendance accrue des paysans envers l'Etat et
de favoriser l'émergence d'un comportement attentiste de leur part.

Les premiers résultats concrets des Villages Socialistes permettent de


penser que, considérés sous un angle «technique », ils jouent un rôle impor-
tant dans le fonctionnement de la nouvelle organisation productive.
Ils répondent également totalement aux objectifs d'amélioration des condi-
tions de vie. Mais si nous les considérons sous un angle socio-politique, nous
constatons un important décalage entre les principes et la réalité. Ce déca-
lage est dû essentiellement aux formes et aux moyens choisis pour leur
concrétisation. Pour comprendre les raisons de tels choix, il faut replacer
l'opération Villages Socialistes dans son contexte pratique qui est la Révo-
lution Agraire.
La spécificité de cette dernière réside dans le fait qu'elle n'est pas issue
d'un mouvement populaire en réponse à une situation de classe mais d'une
volonté de l'Etat qui en détermine le contenu et la met en œuvre.
La mise en place d'un tel projet exige l'adhésion entière des masses
rurales et le soutien du reste de la population. Pour cela, l'Etat doit le
rendre crédible. Il doit donc convaincre les masses de son bien fondé et
démontrer aux yeux de tous que c'est une réalité.
La redistribution des terres et la création de coopératives sont la pre-
mière preuve de cette volonté. Mais elle n'est pas complète puisque sa portée
est limitée. La première et la deuxième phase de la Révolution Agraire ne
touchent que 100000 paysans environ.
De plus, le bien-fondé du système coopératif n'apparaît pas évident
immédiatement, surtout pour des masses faiblement politisées.
Dans ce contexte, la politique d'habitat rural prend toute son impor-
tance. En effet, par l'habitat il est possible de convaincre rapidement les
masses puisqu'il les touche directement dans leur vécu quotidien.
L'habitat est une action qui n'est pas limitée par des contraintes spa-
tiales comme les terres agricoles. Elle peut toucher toute la population.
VILLAGES SOCIALISTES ALGÉRIENS 193

L'habitat en modifiant l'espace concrètement est directement perceptible


par tous.
C'est pour ces raisons que la politique d'habitat rural représente pour
l'Etat un moyen rapide et efficace de convaincre les masses.
Les villages matérialisent l'idée de Révolution Agraire et de Socialisme.
« Lorsque j'étais venu ici ... j'avais posé la question à un des frères: As-tu
compris ce que je viens de dire? Il m'avait répondu: j'ai compris une partie
et une partie m'a échappé. J'avais parlé ce jour-là de la Révolution Agraire
et du Socialisme. Aujourd'hui, vous constatez la Révolution Agraire... Ce
changement continu et cette vie nouvelle que VOUS vivez aujourd'hui c'est le
socialisme ». (10).
Les villages apportent également la preuve que l'Etat réalise ce qu'il
dit. C'est «une preuve éloquente que tout ce qui relevait du rire hier, est
devenu aujourd'hui réalité concrète» (11). «Nous avons réalisé tout ce que
nous avons promis» (12).
Ils sont aussi la preuve que la volonté de l'Etat est inébranlable «ces
villages que nous avons décidé de construire en dépit du scepticisme de
certains» (13).
Mais la simple adhésion des masses au projet de l'Etat ne suffit pas.
Les villages permettent à l'Etat de demander aux masses paysannes en
échange de ce qui est fait pour eux de se mobiliser activement pour défendre
ces acquis.
«Il faut non seulement comprendre les dimensions de la Révolution
Agraire mais aussi lutter pour la continuité de son succès car la Révolution
Agraire comme le Socialisme ont leurs ennemis» (14).
Les devoirs des paysans consistent à assumer leur responsabilité dans
le succès de la Révolution c'est-à-dire «redoubler d'efforts et augmenter
encore davantage la production» et le devoir de tous est de «la défendre
avec abnégation» (15).
C'est ce rôle symbolique et idéologique qui peut expliquer les formes
prises par les Villages Socialistes.
Entièrement neufs, beaux et nombreux les villages marquent l'espace
d'une façon violente et frappent les esprits. «Ce lieu qui était hier un
désert a vu l'édification de ce beau village ... » (16). «Il y a deux ans, cette
place était déserte. Elle se transforme aujourd'hUi en un village... » (17).

(10) Discours d'inauguration de Dayat Terfas par le président Boumediène le 25 octobre


1974.
(11) Discours pour la pose de la première pierre du village de Lakhdaria, le 17 août 1973.
Président Boumediène.
(12) Discours d'inauguration du village de Dayat Terfas par le président Boumediène,
le 25 octobre 1974.
(13) Lakhdaria op. cit.
(14) Dayat Terfas op. cit.
(15) Discours d'inauguration de Bellahcel par le président Boumediène, le 23.5.1974.
(16) Dayat Terfas, op. cit.
(17) Bellahcel, op. cit.
194 RIPAULT-MEGERAND

Ainsi, en plus des paysans qui en sont bénéficiaires, tous les citoyens
peuvent constater la réalité de la Révolution Agraire et de l'option socialiste.
Les ouvriers peuvent «voir les premiers... de ces villages qui commen-
cent à pousser telles des fleurs» (18).
La preuve est également destinée à l'étranger. Les pays voisins, grâce
aux villages frontaliers, encore plus beaux que les autres peuvent constater
tout ce que l'Algérie fait pour ses paysans.
Leur rôle symbolique est renforcé par l'attitude du Président Boume-
diène, qui répète inlassablement ce qu'ils sont, qui se déplace pour chaque
inauguration et qui suit tout particulièrement leur mise en œuvre.
Après quatre ans de cet effort, il semble que le but soit atteint. L'idée
de villages socialistes fait partie de la vie quotidienne et les responsables
locaux mettent tout en œuvre pour la concrétiser. Les résultats du vote sur
la Charte Nationale dans les villages socialistes montrent que leur impact
répond à l'attente du gouvernement.
Mais un problème important reste en suspens. En effet, les modalités
d'organisation interne des villages ne sont pas encore décidées. Or, ils sont
déterminants pour que les villages deviennent réellement le «creuset» d'où
sortira «l'homme socialiste ».
Pour répondre à cet objectif, l'avant-projet des statuts juridiques est
fondé sur l'autonomie de gestion et la démocratie directe.
Or, ce choix entre en complète contradiction avec le code communal qui
fait de la commune la cellule décisionnelle de base, ce qui explique qu'il
rencontre certaine résistance au niveau local. Les responsables locaux envi-
sagent plutôt une gestion confiée aux institutions étatiques.
La façon dont sera tranché ce débat permettra de préciser comment les
villages dépa~eront le cadre du symbole pour devenir de véritables «Cités
du Socialisme ».
Mme RIPAULT-MEGERAND.

(18) Discours du président Boumediène aux ouvriers de la SONACOME à Rouiba


le 1"' mai 1974.

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