Comment Je Vois Le Monde - Albert Einstein PDF

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ALBERT EINSTEIN

COMMENT
JE VOIS LE MONDE
Traduit de l’allemand par
Régis Hanrion

FLAMMARION
COMMENT JE VOIS LE MONDE

CHAPITRE PREMIER

COMMENT JE VOIS LE MONDE

COMMENT JE VOIS LE MONDE

Ma condition humaine me fascine. Je sais mon existence


limitée et j’ignore pourquoi je suis sur cette terre mais
parfois je le pressens. Par l’expérience quotidienne, concrète
et intuitive, je me découvre vivant pour certains autres,
parce que leur sourire et leur bonheur me conditionnent
entièrement, mais aussi pour d’autres hommes dont, par
hasard, j’ai découvert les émotions semblables aux miennes.
Et chaque jour, mille fois, je ressens ma vie, corps et âme,
intégralement tributaire du travail des vivants et des morts.
Je voudrais donner autant que je reçois et je ne cesse de
recevoir. Puis j’éprouve le sentiment satisfait de ma solitude
et j’ai presque mauvaise conscience à exiger d’autrui encore
quelque chose. Je vois les hommes se différencier par les
classes sociales et, je le sais, rien ne les justifie si ce n’est la
violence. J’imagine accessible et souhaitable pour tous, en
leur corps et en leur esprit, une vie simple et naturelle.

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COMMENT JE VOIS LE MONDE

Je me refuse à croire en la liberté et en ce concept


philosophique. Je ne suis pas libre, mais tantôt contraint par
des pressions étrangères à moi ou tantôt par des convictions
intimes. Jeune, j’ai été frappé par la maxime de
Schopenhauer : « L’homme peut certes faire ce qu’il veut
mais il ne peut pas vouloir ce qu’il veut » ; et aujourd’hui
face au terrifiant spectacle des injustices humaines, cette
morale m’apaise et m’éduque. J’apprends à tolérer ce qui me
fait souffrir. Je supporte alors mieux mon sentiment de
responsabilité. Je n’en suis plus écrasé et je cesse de me
prendre moi ou les autres trop au sérieux. Alors je vois le
monde avec humour. Je ne puis me préoccuper du sens ou
du but de ma propre existence ou de celle des autres, parce
que, d’un point de vue strictement objectif, c’est absurde. Et
pourtant, en tant qu’homme, certains idéaux dirigent mes
actions et orientent mes jugements. Car je n’ai jamais
considéré le plaisir et le bonheur comme une fin en soi et
j’abandonne ce type de jouissance aux individus réduits à
des instincts de groupe.
En revanche, des idéaux ont suscité mes efforts et m’ont
permis de vivre. Ils s’appellent le bien, le beau, le vrai. Si je
ne me ressens pas en sympathie avec d’autres sensibilités
semblables à la mienne, et si je ne m’obstine pas
inlassablement à poursuivre cet idéal éternellement
inaccessible en art et en science, la vie n’a aucun sens pour
moi. Or l’humanité se passionne pour des buts dérisoires. Ils
s’appellent la richesse, la gloire, le luxe. Déjà jeune je les
méprisais.
J’ai un amour fort pour la justice, pour l’engagement
social. Mais je m’intègre très difficilement aux hommes et à
leurs communautés. Je n’en éprouve pas le besoin parce que
je suis profondément un solitaire. Je me sens lié réellement
à l’Etat, à la patrie, à mes amis, à ma famille au sens complet
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

du terme. Mais mon cœur ressent face à ces liens un curieux


sentiment d’étrangeté, d’éloignement et l’âge accentue
encore cette distance. Je connais lucidement et sans arrière-
pensée les frontières de la communication et de l’harmonie
entre moi et les autres hommes. J’ai perdu ainsi de la naïveté
ou de l’innocence mais j’ai gagné mon indépendance. Je ne
fonde plus une opinion, une habitude ou un jugement sur
autrui. J’ai expérimenté l’homme. Il est inconsistant.
La vertu républicaine correspond à mon idéal politique.
Chaque vie incarne la dignité de la personne humaine, et
aucun destin ne justifierait une quelconque exaltation de
quiconque. Or le hasard s’amuse de moi. Car les hommes me
témoignent une invraisemblable et excessive admiration et
vénération. Je ne veux ni ne mérite rien. J’imagine la cause
profonde mais chimérique de leur passion. Ils veulent
comprendre les quelques idées que j’ai découvertes. Mais j’y
ai consacré ma vie, toute une vie d’un effort ininterrompu.
Faire, créer, inventer exige une unité de conception, de
direction et de responsabilité. Je reconnais cette évidence.
Mais les citoyens exécutants ne devront jamais être
contraints et pourront toujours choisir leur chef.
Or, très vite et inexorablement, un système autocratique de
domination s’installe et l’idéal républicain dégénère. La
violence fascine les êtres moralement plus faibles. Un tyran
l’emporte par son génie mais son successeur sera toujours
une franche canaille. Pour cette raison, je me bats toujours
passionnément contre les systèmes de cette nature, contre
l’Italie fasciste d’aujourd’hui et contre la Russie soviétique
d’aujourd’hui. La démocratie actuelle en Europe sombre et
nous imputons ce naufrage à la disparition de l’idéologie
républicaine. J’y vois deux raisons terriblement graves. Les
chefs de gouvernement n’incarnent pas la stabilité et le
mode de scrutin se révèle impersonnel. Or je crois que les
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

Etats-Unis d’Amérique ont trouvé la solution de ce


problème. Ils élisent un président responsable élu pour
quatre ans. Il gouverne effectivement et affirme réellement
son engagement. En revanche le système politique européen
se soucie davantage du citoyen, du malade et du nécessiteux.
Dans les rouages universels, le rouage Etat ne s’impose pas
comme le plus indispensable. Mais c’est la personne
humaine, libre, créatrice et sensible qui façonne le beau et
qui exalte le sublime, alors que les masses restent entraînées
dans une ronde infernale d’imbécillité et d’abrutissement.
La pire des institutions grégaires se prénomme l’armée. Je
la hais. Si un homme peut éprouver quelque plaisir à défiler
en rang aux sons d’une musique, je méprise cet homme... Il
ne mérite pas un cerveau humain puisqu’une moelle
épinière le satisfait. Nous devrions faire disparaître le plus
rapidement possible ce tancer de la civilisation. Je hais
violemment l’héroïsme sur ordre, la violence gratuite et le
nationalisme débile. La guerre est la chose la plus
méprisable. Je préférerais me laisser assassiner que de
participer à cette ignominie.
Et pourtant je crois profondément en l’humanité. Je sais
que ce cancer aurait dû depuis longtemps être guéri. Mais le
bon sens des hommes est systématiquement corrompu. Et
les coupables se nomment : école, presse, monde des
affaires, monde politique.
J’éprouve l’émotion la plus forte devant le mystère de la
vie. Ce sentiment fonde le beau et le vrai, il suscite l’art et la
science. Si quelqu’un ne connaît pas cette sensation ou ne
peut plus ressentir étonnement ou surprise, il est un mort
vivant et ses yeux sont désormais aveugles. Auréolée de
crainte, cette réalité secrète du mystère constitue aussi la
religion. Des hommes reconnaissent alors quelque chose
d’impénétrable à leur intelligence mais connaissent les
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

manifestations de cet ordre suprême et de cette Beauté


inaltérable. Des hommes s’avouent limités dans leur esprit
pour appréhender cette perfection. Et cette connaissance et
cet aveu prennent le nom de religion. Ainsi, mais seulement
ainsi, je suis profondément religieux, tout comme ces
hommes. Je ne peux pas imaginer un Dieu qui récompense
et punit l’objet de sa création. Je ne peux pas me figurer un
Dieu qui réglerait sa volonté sur l’expérience de la mienne.
Je ne veux pas et je ne peux pas concevoir un être qui
survivrait à la mort de son corps. Si de pareilles idées se
développent en un esprit, je le juge faible, craintif et
stupidement égoïste.
Je ne me lasse pas de contempler le mystère de l’éternité
de la vie. Et j’ai l’intuition de la construction extraordinaire
de l’être. Même si l’effort pour le comprendre reste
disproportionné, je vois la Raison se manifester dans la vie.

QUEL SENS A LA VIE ?

Ma vie a-t-elle un sens ? La vie d’un homme a-t-elle un


sens ? Je peux répondre à ces questions si j’ai l’esprit
religieux. Mais à « poser ces questions a-t-il un sens ? » je
réponds : « Celui qui ressent sa propre vie et celle des autres
comme dénuées de sens est fondamentalement malheureux,
puisqu’il n’a aucune raison de vivre. »

COMMENT JUGER UN HOMME ?

Je détermine l’authentique valeur d’un homme d’après une


seule règle : à quel degré et dans quel but l’homme s’est
libéré de son Moi ?
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

A QUOI BON LES RICHESSES ?

Toutes les richesses du monde, fussent-elles entre les


mains d’un homme totalement acquis à l’idée de progrès, ne
permettront jamais le moindre développement moral de
l’humanité. Seuls, des êtres humains exceptionnels et
irréprochables suscitent des idées généreuses et des actions
sublimes. Mais l’argent pollue toute chose et dégrade
inexorablement la personne humaine. Je ne peux comparer
la générosité d’un Moïse, d’un Jésus ou d’un Gandhi et la
générosité d’une quelconque fondation Carnegie.

COMMUNAUTÉ ET PERSONNALITÉ

Quand je réfléchis à mon existence et à ma vie sociale, Je


découvre clairement mon étroite dépendance intellectuelle
et pratique. Je dépends intégralement de l’existence et de la
vie des autres. Et je découvre ma nature semblable en tous
points à la nature de l’animal vivant en groupe. Je mange un
aliment produit par l’homme, je porte un vêtement fabriqué
par l’homme, j’habite une maison construite par lui. Ce que
je sais et ce que je pense, je le dois à l’homme. Et pour les
communiquer j’utilise le langage créé par l’homme. Mais que
suis-je réellement si ma faculté de penser ignore le langage ?
Sans doute je suis un animal supérieur mais sans la parole la
condition humaine se découvre pitoyable.
Je reconnais donc mon avantage sur l’animal dans cette vie
de communauté humaine. Et si un individu se voyait
abandonné à sa naissance, il serait irrémédiablement un

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COMMENT JE VOIS LE MONDE

animal en son corps et en ses réflexes. Je peux le concevoir


mais je ne puis l’imaginer.
Moi, en tant qu’homme, je n’existe pas seulement en tant
que créature individuelle, mais je me découvre membre
d’une grande communauté humaine. Elle me dirige corps et
âme depuis ma naissance jusqu’à ma mort.
Ma valeur consiste à le reconnaître. Je suis réellement un
homme quand mes sentiments, mes pensées et mes actes
n'ont qu’une finalité : celle de la communauté et de son
progrès. Mon attitude sociale déterminera donc le jugement
qu’on porte sur moi, bon ou mauvais.
Mais cette constatation primordiale ne suffit pas. Je dois
reconnaître dans les dons matériels, intellectuels et moraux
de la société, le rôle exceptionnel, perpétué par
d’innombrables générations, de certains hommes créateurs
de génie. Oui, un jour, un homme utilise le feu pour la
première fois, oui, un jour il cultive des plantes alimentaires,
oui, il invente la machine à vapeur.
L’homme solitaire pense seul et crée des nouvelles valeurs
pour la communauté. Il invente ainsi de nouvelles règles
morales et modifie la vie sociale. La personnalité créatrice
doit penser et juger par elle-même car le progrès moral de la
société dépend exclusivement de son indépendance. Sinon la
société est inexorablement vouée à l’échec, comme l’être
humain privé de la possibilité de communiquer.
Je définis une société saine par cette double liaison. Elle
n’existe que par des êtres indépendants mais profondément
unis au groupe. Ainsi quand nous analysons les civilisations
anciennes et que nous découvrons l’épanouissement de la
culture européenne au moment de la Renaissance italienne,
nous reconnaissons le Moyen Age mort et dépassé, parce que
les esclaves s’affranchissent et que les grands esprits arrivent
à exister.
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

Aujourd'hui que dirai-je de l’époque, de l'état, de la société


et de la personne humaine? Notre planète connaît une
population prodigieusement accrue, si je la compare aux
chiffres du passé. Ainsi l’Europe accueille trois fois plus
d'habitants qu’il y a un siècle. Mais le nombre de
personnalités créatrices a décru. Et la communauté ne
découvre plus ces êtres dont elle a essentiellement besoin.
L’organisation mécanique s’est substituée partiellement à
l’homme novateur. Celte transformation s’opère
évidemment dans le monde technologique mais déjà dans
une proportion inquiétante dans le monde scientifique.
I.'absence de personnes de génie se remarque
tragiquement dans le monde esthétique. Peinture et
musique dégénèrent et les humains sont moins sensibles.
Les chefs politiques n’existent pas et les citoyens négligent
leur indépendance intellectuelle et la nécessité d’un droit
moral. Les organisations communautaires démocratiques et
parlementaires privées de ces fondements île valeur sont
décadentes en de nombreux pays. Alors paraissent les
dictatures, Et elles sont tolérées parce que le respect de la
personne et le sens social sont moribonds ou déjà morts.
N’importe où, en quinze jours, une campagne de presse
peut exciter une population incapable de jugement a un tel
degré de folie que les hommes sont prêts à s’habiller en
soldats pour tuer et se faire tuer. Et des êtres malfaisants
accomplissent ainsi leurs buts méprisables. La dignité de la
personne humaine est irrémédiablement avilie par
l’obligation du service militaire et notre humanité civilisée
souffre aujourd'hui de ce cancer. Ainsi les prophètes
commentant ce fléau ne cessent d’annoncer la chute
imminente de notre civilisation. Je n’appartiens pas à ces
futurologues d’Apocalypse. Car je crois en un avenir meilleur
et je vais justifier mon espérance.
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

La décadence actuelle révèle à travers les foudroyants


progrès de l’économie et de la technique, l’ampleur du
combat des hommes pour leur existence. L’humanité y a
perdu le développement libre de la personne humaine. Mais
ce prix du progrès correspond aussi à une diminution de
travail. L’homme satisfait plus vite les besoins de la
communauté. Et la répartition scientifique du travail
devenue impérative, sécurisera l’individu. Donc la
communauté va renaître. J’imagine les historiens de demain
interprétant notre époque. Ils diagnostiqueront les
symptômes de maladie sociale comme la preuve douloureuse
d’une genèse accélérée par les brusques mutations du
progrès. Mais ils reconnaîtront une humanité en marche.

L’ÉTAT FACE A LA CAUSE INDIVIDUELLE

Je me pose une très vieille question. Que dois-je faire


quand l’Etat exige de moi un acte inadmissible et que la
société attend de moi une attitude que ma conscience morale
rejette ? Claire est ma réponse. Je suis totalement dépendant
de la société où je vis. Donc je devrai me soumettre à ses
prescriptions. Et je ne suis jamais responsable d’actes si je
les accomplis sous une contrainte irrépressible. Belle
réponse ! j’observe que cette pensée dément violemment le
sentiment inné de la justice. Evidemment, la contrainte peut
atténuer partiellement la responsabilité. Mais elle ne la
supprime jamais. Et à l’occasion du procès de Nuremberg,
cette morale a été pressentie comme allant de soi.
Or nos institutions, nos lois, nos mœurs, toutes nos
valeurs, se fondent sur les sentiments innés de justice. Ils
existent et se manifestent en tous les hommes. Mais les
organisations humaines demeurent impuissantes si ces
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

sentiments ne s’appuient et ne s’équilibrent sur la


responsabilité des communautés. Je dois réveiller et
soutenir ce sentiment de responsabilité morale, c’est un
devoir face à la société.
Actuellement les scientifiques et les techniciens sont
investis d’une responsabilité morale particulièrement
lourde, parce que le progrès des armes d’extermination
massive incombe à leur compétence. Aussi, je juge
indispensable la création d’une « société pour la
responsabilité sociale dans la Science ». Elle éclaircit les
problèmes parce qu’elle les discute et l’homme apprend à se
forger un jugement indépendant pour les choix qui se
présentent à lui. Elle offre aussi un secours à ceux qui en ont
impérieusement besoin. Car les scientifiques, parce qu’ils
suivent la voie de leur conscience, risquent de connaître des
moments cruels.

LE BIEN ET LE MAL

Théoriquement je crois devoir témoigner la plus vive


affection à certains êtres, parce qu’ils ont amélioré l’homme
et la vie humaine. Mais je m’interroge sur la nature exacte de
ces êtres et je vacille. Quand j’analyse très attentivement les
maîtres en politique et en religion, je doute violemment sur
le sens profond de leur activité. Etait-ce le bien ? Etait-ce le
mal ? En revanche je n’éprouve aucune hésitation devant
certains esprits. Ils ne recherchent que les actes nobles et
sublimes. Ils passionnent donc les hommes et les exaltent,
sans qu’ils s’en rendent compte. Je découvre cette loi
pratique dans les grands artistes et ensuite dans les grands
savants. Les résultats de la recherche n’exaltent ni ne
passionnent. Mais l’effort tenace pour comprendre et le
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

travail intellectuel pour recevoir et pour traduire


transforment l’homme.
Qui oserait évaluer le Talmud en terme de quotient
intellectuel ?

RELIGION ET SCIENCE

Toutes les actions et toutes les imaginations humaines


cherchent à apaiser les besoins des hommes et à calmer leurs
douleurs. Refuser cette évidence, c’est s’interdire de
comprendre la vie de l’esprit et son progrès. Car éprouver et
désirer constituent les impulsions premières de l’être, avant
même de considérer la majestueuse création proposée. Quels
sont alors les sentiments et les contraintes qui ont amené les
hommes à des pensées religieuses et les ont incités à croire
au sens le plus fort du terme ? J’observe assez rapidement
que les racines de l’idée et de l’expérience religieuse se
découvrent multiples. Chez le primitif par exemple, la
crainte suscite des représentations religieuses pour pallier
l’angoisse de la faim, la peur des animaux sauvages, des
maladies et de la mort. A ce moment de l’histoire de la vie,
l’intelligence des relations causales s’avère limitée et l’esprit
humain doit s’inventer des êtres plus ou moins à son image.
Il reporte à leur volonté et à leur puissance les expériences
douloureuses et tragiques de son destin. Il pense même se
concilier les sentiments de ces êtres par l’exécution de rites
ou de sacrifices. Car la mémoire des générations lui fait
croire en la puissance propitiatoire du rite pour se concilier
ces êtres qu’il a lui-même créés.
La religion se vit d’abord comme angoisse. Elle n’est pas
inventée mais essentiellement structurée par la caste
sacerdotale organisant le rôle d’intermédiaire entre ces êtres
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

redoutables et le peuple, fondant ainsi son hégémonie.


Souvent le chef, le monarque, ou une classe privilégiée, selon
les éléments de leur puissance et pour sauvegarder leur
souveraineté temporelle, s’associent les fonctions
sacerdotales. Ou bien, entre la caste politique dominante et
la caste sacerdotale, s’établit une communauté d’intérêts.
Les sentiments sociaux constituent la deuxième cause des
fantasmes religieux. Car le père, la mère ou le chef
d’immenses groupes humains, tous enfin sont faillibles et
mortels. Alors la passion du pouvoir, de l’amour et de la
forme incite à imaginer un concept moral ou social de Dieu.
Dieu-Providence, il préside au destin, il secourt, récompense
et punit. Selon l’imaginaire humain, ce Dieu-Providence
aime et favorise la tribu, l’humanité, la vie, il console de
l’adversité et de l’échec, il protège les âmes des morts. Voilà
le sens de la religion vécue selon le concept social ou moral
de Dieu. Dans les Saintes Ecritures du peuple juif se
manifeste clairement ce passage d’une religion-angoisse à
une religion-morale. Les religions de tous les peuples
civilisés, particulièrement des peuples orientaux, se
découvrent fondamentalement morales. Le progrès d’un
degré à l’autre constitue la vie des peuples. Aussi défions-
nous du préjugé définissant les religions primitives comme
religions d’angoisse et les religions des peuples civilisés
comme morales. Toutes les symbioses existent mais la
religion-morale prédomine là où la vie sociale atteint un
niveau supérieur. Ces deux types de religion traduisent une
idée de Dieu par l’imaginaire de l’homme. Seuls des
individus particulièrement riches, des communautés
particulièrement sublimes s’exercent à dépasser cette
expérimentation religieuse. Tous, cependant, peuvent
atteindre la religion d’un ultime degré, rarement accessible
en sa pureté totale. J’appelle cela religiosité cosmique et je
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

ne peux en parler facilement puisqu’il s’agit d’une notion


très nouvelle et qu’aucun concept d’un Dieu anthropo-
morphe n’y correspond.
L’être éprouve le néant des souhaits et volontés humaines,
découvre l’ordre et la perfection là où le monde de la nature
correspond au monde de la pensée. L’être ressent alors son
existence individuelle comme une sorte de prison et désire
éprouver la totalité de l’Etant comme un tout parfaitement
intelligible. Des exemples de cette religion cosmique se
remarquent aux premiers moments de l’évolution dans
certains psaumes de David ou chez quelques prophètes. A un
degré infiniment plus élevé, le bouddhisme organise les
données du cosmos que les merveilleux textes de
Schopenhauer nous ont appris à déchiffrer. Or les génies-
religieux de tous les temps se sont distingués par cette
religiosité face au cosmos. Elle ne connaît ni dogme ni Dieu
conçus à l’image de l’homme et donc aucune Eglise
n’enseigne la religion cosmique. Nous imaginons aussi que
les hérétiques de tous les temps de l’histoire humaine se
nourrissaient de cette forme supérieure de la religion.
Pourtant, leurs contemporains les suspectaient souvent
d’athéisme mais parfois, aussi, de sainteté. Considérés ainsi,
des hommes comme Démocrite, François d’Assise, Spinoza
se ressemblent profondément.
Comment cette religiosité peut-elle se communiquer
d’homme à homme puisqu’elle ne peut aboutir à aucun
concept déterminé de Dieu, à aucune théologie ? Pour moi,
le rôle le plus important de l’art et de la science consiste à
éveiller et à maintenir éveillé ce sentiment dans ceux qui lui
sont réceptifs. Nous commençons à concevoir la relation
entre la science et la religion totalement différente de la
conception classique. L’interprétation historique présente
comme adversaires irréconciliables science et religion et
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

pour une raison facile à percevoir. Celui qui est convaincu


par la loi causale régissant tout événement ne peut
absolument pas envisager l’idée d’un être intervenant dans
le processus cosmique, pour qu’il raisonne sérieusement sur
l’hypothèse de la causalité. Il ne peut trouver un lieu pour un
Dieu-angoisse, ni même pour une religion sociale ou morale
: il ne peut absolument pas concevoir un Dieu qui
récompense et punit puisque l’homme agit selon des lois
rigoureuses internes et externes, s’interdisant de rejeter la
responsabilité par l’hypothèse-Dieu, tout autant qu’un objet
inanimé est irresponsable de ses propres mouvements. Pour
cette raison, la science a été accusée de nuire à la morale.
Mais c’est absolument injustifié. Et comme le comportement
moral de l’homme se fonde efficacement sur la sympathie et
les engagements sociaux, il n’implique nullement une base
religieuse. La condition des hommes s’avérerait pitoyable
s’ils devaient être domptés par la peur d’un châtiment ou par
l’espoir d’une récompense après la mort.
Il est donc compréhensible que les Eglises aient, de tous
temps, combattu la Science et persécuté ses adeptes. Mais je
soutiens vigoureusement que la religion cosmique est le
mobile le plus puissant et le plus généreux de la recherche
scientifique. Seul, celui qui peut évaluer les gigantesques
efforts et, avant tout, la passion sans lesquels les créations
intellectuelles scientifiques novatrices n’existeraient pas,
peut évaluer la force du sentiment qui seul a créé un travail
absolument détaché de la vie pratique. Quelle confiance
profonde en l’intelligibilité de l’architecture du monde et
quelle volonté de comprendre, ne serait-ce qu’une parcelle
minuscule de l’intelligence se dévoilant dans le monde,
devait animer Kepler et Newton pour qu’ils aient pu éclairer
les rouages de la mécanique céleste dans un travail solitaire
de nombreuses années. Celui qui ne connaît la recherche
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

scientifique que par ses effets pratiques conçoit trop vite et


incomplètement la mentalité des hommes qui, entourés de
contemporains sceptiques, ont montré les routes aux
individus qui pensaient comme eux. Or ils se trouvaient
dispersés dans le temps et l’espace. Seul, celui qui a voué sa
vie à des buts identiques, possède une imagination
compréhensive de ces hommes, de ce qui les anime, de ce
qui leur insuffle la force de conserver leur idéal, malgré
d’innombrables échecs. La religiosité cosmique prodigue de
telles forces. Un contemporain déclarait, non sans justice,
qu’à notre époque installée dans le matérialisme, se
reconnaissent, dans les savants scrupuleusement honnêtes
les seuls esprits profondément religieux.

LA RELIGIOSITÉ DE LA RECHERCHE

L’esprit scientifique, puissamment armé en sa méthode,


n’existe pas sans la religiosité cosmique. Elle se distingue de
la croyance des foules naïves qui envisagent Dieu comme un
Etre dont on espère la mansuétude et dont on redoute la
punition — une espèce de sentiment exalté de même nature
que les liens du fils avec le père —, comme un être aussi avec
qui on établit des rapports personnels, si respectueux soient-
ils.
Mais le savant, lui, convaincu de la loi de causalité de tout
événement, déchiffre l’avenir et le passé soumis aux mêmes
règles de nécessité et de déterminisme. La morale ne lui pose
pas un problème avec les dieux, mais simplement avec les
hommes. Sa religiosité consiste à s’étonner, à s’extasier
devant l’harmonie des lois de la nature dévoilant une
intelligence si supérieure que toutes les pensées humaines et
toute leur ingéniosité ne peuvent révéler, face à elle, que leur
16
COMMENT JE VOIS LE MONDE

néant dérisoire. Ce sentiment développe la règle dominante


de sa vie, de son courage, dans la mesure où il surmonte la
servitude des désirs égoïstes. Indubitablement, ce sentiment
se compare à celui qui anima les esprits créateurs religieux
dans tous les temps.

LE PARADIS PERDU

Encore au XVIIè siècle, les scientifiques et les artistes de


toute l’Europe se montrent liés par un idéal si étroitement
commun que leur coopération était à peine influencée par
les événements politiques. L’usage universel de la langue
latine consolidait encore cette communauté. Nous songeons
aujourd’hui à cette époque comme au paradis perdu. Depuis
les passions nationales ont ravagé la communauté des
esprits, et ce lien unitaire du langage a disparu. Les
scientifiques, installés, responsables des traditions
nationales les plus exaltées, ont même assassiné la
communauté.
Aujourd’hui, nous sommes concernés par une évidence
catastrophique : les politiques, ces hommes des résultats
pratiques, se présentent en champions de la pensée
internationale. Ils ont créé la Société des Nations !

LA NÉCESSITÉ DE LA CULTURE MORALE

J’éprouve le besoin d’adresser à votre « Société pour la


culture morale », à l’occasion de son jubilé, des vœux de
prospérité et de succès. Ce n’est pas vraiment l’occasion de
se rappeler, avec satisfaction, ce qu’un effort honnête a
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

obtenu dans le domaine moral, sur une durée de soixante-


quinze ans. Car on ne peut prétendre que la formation
morale de la vie humaine soit plus parfaite aujourd’hui qu’en
1876.
Alors, prédominait l’opinion qu’on pouvait tout espérer de
l’explication des faits scientifiques véritables et de la lutte
contre les préjugés et la superstition. Oui, cela justifiait
pleinement la vie et le combat des meilleurs. En ce sens,
beaucoup fut acquis en ces soixante-quinze ans, et beaucoup
fut propagé grâce à la littérature et au théâtre.
Mais faire disparaître les obstacles ne conduit pas
automatiquement au progrès moral de l’existence sociale et
individuelle. Cette action négative exige en plus une volonté
positive pour une organisation morale de la vie collective.
Cette double action, d’une importance extrême : arracher les
mauvaises racines et implanter une nouvelle morale,
constituera la vie sociale de l’humanité. Ici la Science ne peut
nous libérer. Je crois même que l’exagération de l’attitude
férocement intellectuelle, sévèrement orientée sur le concret
et le réel, fruit de notre éducation, représente un danger
pour les valeurs morales. Je ne pense pas aux risques
inhérents aux progrès de la technologie humaine, mais à la
prolifération des échanges intellectuels platement
matérialistes, comme un gel paralysant les relations
humaines.
Le perfectionnement moral et esthétique, l’art plus que la
science, peut le vouloir et peut s’efforcer de l’atteindre. La
compréhension d’autrui ne progressera qu’avec le partage
des joies et des souffrances. L’activité morale implique
l’éducation de ces pulsions profondes et la religion se trouve
ainsi purifiée de ses superstitions. L’effrayant dilemme de la
situation politique s’explique par ce péché d’omission de

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COMMENT JE VOIS LE MONDE

notre civilisation. Sans culture morale, aucune chance pour


les hommes.

FASCISME ET SCIENCE

Lettre au ministre Rocco, à Rome

« Monsieur et très honoré collègue,

Deux hommes, des plus remarquables et des plus


réputés parmi les scientifiques italiens, s’adressent à moi
dans leur détresse morale et me prient de vous écrire pour
éviter la cruelle iniquité menaçant les savants italiens. En
effet, ils devraient prêter un serment dans lequel la fidélité
au système fasciste doit être exaltée. Je vous prie donc de
conseiller à Monsieur Mussolini d’éviter cette humiliation à
l’élite de l’intelligence italienne.
Malgré les différences de nos convictions politiques, un
point fondamental, je le sais, nous réunit : tous deux nous
connaissons et nous aimons, dans les chefs-d’œuvre du
développement intellectuel européen, des valeurs suprêmes.
Elles exigent liberté d’opinion et liberté d’enseignement
parce que la lutte pour la vérité doit précéder toutes les
autres luttes. Sur ce fondement essentiel, notre civilisation a
pu naître en Grèce et célébrer sa résurrection au temps de la
Renaissance en Italie. Ce souverain Bien a été payé par le
sang des martyrs, ces hommes intègres et généreux. L’Italie
aujourd’hui est aimée et honorée, grâce à eux.
Je n’ai pas l’intention de discuter avec vous des atteintes à
la liberté humaine et des possibilités de justification par la
raison d’Etat. Mais le combat pour la vérité scientifique,
éloigné des problèmes concrets de la vie quotidienne, devrait
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COMMENT JE VOIS LE MONDE

être estimé inaccessible au pouvoir politique. N’est-ce pas


une sagesse supérieure que laisser vaquer en paix les
serviteurs sincères de la vérité ! N’est-ce pas aussi l’intérêt de
l’Etat italien et de sa réputation dans le monde !

DE LA LIBERTÉ DE L'ENSEIGNEMENT... A PROPOS DU


CAS GUMBEL

Il y a beaucoup de chaires d’enseignement, mais il y a peu


de professeurs sages et généreux. Il y a beaucoup de grands
amphithéâtres mais il y a peu de jeunes gens sincèrement
désireux de vérité et de justice. La nature fournit beaucoup
de produits médiocres et rarement des produits plus affinés.
Nous le savons, à quoi bon s’en plaindre? Il en fut toujours
ainsi et il en sera toujours de même. C’est un fait qu’il faut
accepter la nature telle qu’elle est. Mais en même temps,
chaque époque et chaque génération élaborent leur manière
de penser, elles la transmettent et constituent ainsi les
empreintes caractéristiques d’une communauté. Aussi
chacun doit participer à l’élaboration de l’esprit de son
temps.
Comparons l’esprit de la jeunesse universitaire allemande,
il y a cent ans et aujourd’hui. Alors on croyait en
l’amélioration de la société humaine, alors on estimait toute
opinion de bonne foi, et on pratiquait cette tolérance, vécue
dans les conflits racontés par nos auteurs classiques. Alors
on ambitionnait une plus grande unité politique, elle
s’appelait l’Allemagne. Alors la jeunesse universitaire et les
maîtres à penser vivaient ces idéaux.
Aujourd’hui également on tend vers le progrès social, on
croit à la tolérance et à la liberté, on cherche une plus grande
unité politique, l’Europe. Mais aujourd’hui la jeunesse
20
COMMENT JE VOIS LE MONDE

universitaire ne remplit ni les espoirs et les idéaux du


peuple, ni ceux des maîtres à penser. Tout observateur de
notre époque, sans passion ni parti pris, se doit de le
reconnaître ainsi.
Aujourd’hui, nous nous sommes réunis pour nous
interroger sur nous-mêmes. Le motif de cette rencontre
s’appelle le cas Gumbel. Car cet homme, animé de l’esprit de
justice, avec un zèle inaltérable, avec un grand courage et
une objectivité exemplaire, a écrit sur un crime politique
inexpié. Il rend ainsi par ses ouvrages un immense service à
la communauté. Mais aujourd’hui, nous savons que cet
homme est attaqué par les étudiants et en partie par le corps
professoral de son université.
On essaie même de l’exclure. La passion politique se
déchaîne. Or je me porte garant : quiconque lit les ouvrages
de H. Gumbel avec un esprit droit, ressentira les mêmes
impressions que moi-même. Nous avons besoin de
personnalités comme la sienne si nous voulons constituer
une communauté politique saine.
Que chacun raisonne en son âme et conscience, qu’il se
fasse une idée fondée sur ses propres lectures et non d’après
les racontars des autres.
Qu’on agisse ainsi et le cas Gumbel, après un début peu
glorieux, servira quand même à la bonne cause.

MÉTHODES D’INQUISITION MODERNES

Le problème auquel les intellectuels de ce pays sont


confrontés apparaît très grave. Les politiciens réactionnaires
ont réussi, en agitant le spectre d’un danger extérieur, à
sensibiliser l’opinion publique contre toutes les activités des
intellectuels. Grâce à ce premier succès, ils essaient
21
COMMENT JE VOIS LE MONDE

maintenant d’interdire la liberté de l’enseignement et de


chasser, de leur poste, les récalcitrants. Cela s’appelle
réduire quelqu’un par la faim.
Que doit faire la minorité intellectuelle contre ce mal ? Je
ne vois qu’une voie possible : celle, révolutionnaire, de la
désobéissance, celle du refus de collaborer, celle de Gandhi.
Chaque intellectuel, cité devant un comité, devrait refuser de
répondre. Ceci équivaut à être prêt à se laisser emprisonner,
à se laisser ruiner financièrement, en bref à sacrifier ses
intérêts personnels pour les intérêts culturels du pays.
Le refus ne devrait pas se fonder sur l’artifice bien connu
du non-engagement. Mais un citoyen irréprochable
n’accepte pas de se soumettre à une telle inquisition,
totalement en infraction avec l’esprit de la constitution. Et si
quelques intellectuels se manifestent, assez courageux pour
choisir cette vie héroïque, ils triompheront. Sinon les
intellectuels de ce pays ne méritent pas mieux que
l’esclavage qui leur est promis.

ÉDUCATION POUR UNE PENSÉE LIBRE

Il ne suffit pas d’apprendre à l’homme une spécialité. Car il


devient ainsi une machine utilisable mais non une
personnalité. Il importe qu’il acquière un sentiment, un sens
pratique de ce qui vaut la peine d’être entrepris, de ce qui est
beau, de ce qui est moralement droit. Sinon il ressemble
davantage, avec ses connaissances professionnelles, à un
chien savant qu’à une créature harmonieusement
développée. Il doit apprendre à comprendre les motivations
des hommes, leurs chimères et leurs angoisses pour
déterminer son rôle exact vis-à-vis des proches et de la
communauté.
22
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Ces réflexions essentielles livrées à la jeune génération,


grâce aux contacts vivants avec les professeurs, ne s’écrivent
absolument pas dans les manuels. Ainsi s’exprime et se
forme d’abord toute culture. Quand je conseille ardemment
« Les Humanités » c’est cette culture vivante que je
recommande, et non pas un savoir desséché, surtout en
histoire et en philosophie.
Les excès du système de compétition et de spécialisation
prématurée sous le fallacieux prétexte d’efficacité,
assassinent l’esprit, interdisent toute vie culturelle et
suppriment même les progrès dans les sciences d’avenir. Il
importe enfin, pour la réalisation d’une parfaite éducation,
de développer l’esprit critique dans l’intelligence du jeune
homme. Or la surcharge de l’esprit, par le système de notes,
entrave et transforme nécessairement la recherche en
superficialité et absence de culture. L’enseignement devrait
être ainsi : celui qui le reçoit le recueille comme un don
inestimable mais jamais comme une contrainte pénible.

ÉDUCATION / ÉDUCATEUR

Très chère mademoiselle,

J’ai lu environ seize pages de votre manuscrit et j’y ai


pris plaisir. Tout cela, intelligent, bien vu, très juste, en un
certain sens indépendant mais aussi tellement féminin,
c’est-à-dire dépendant et nourri de ressentiments. J’ai, moi
aussi, été traité ainsi par mes professeurs qui n’appréciaient
pas mon indépendance et m’oubliaient quand ils avaient
besoin d’assistants. (J’avoue même qu’étudiant, j’étais plus
négligent que vous.) Mais ce ne serait pas utile d’écrire quoi
que ce soit sur cette période de ma vie et je n’aurais pas aimé
23
COMMENT JE VOIS LE MONDE

assumer la responsabilité d’inciter quelqu’un à l’imprimer


ou à le lire. On joue un mauvais rôle quand on se plaint
d’autrui alors qu’à côté de nous il envisage la vie d’une autre
manière.
Oubliez de régler vos comptes avec un passé désagréable et
gardez votre manuscrit pour vos enfants. Ils s’en réjouiront
et se moqueront de ce que diront ou penseront leurs
professeurs.
Enfin, je ne suis à Princeton que pour la recherche
scientifique et non pour la pédagogie. On en traite trop,
surtout dans les écoles américaines. Or il n’existe pas d’autre
éducation intelligente que d’être soi-même un exemple,
même si l’on ne pouvait empêcher que ce fût un monstre !

AUX ÉCOLIERS JAPONAIS

Je vous adresse mes salutations à vous, écoliers japonais,


car j’ai des raisons particulières pour le faire. En effet, j’ai
visité moi-même votre beau pays, ses villes, ses maisons, ses
montagnes et forêts et j’y ai vu les enfants japonais y
découvrir l’amour de la patrie. J’ai toujours sur ma table un
gros livre rempli de dessins coloriés par vous.
Quand vous recevrez cette lointaine lettre, méditez
simplement cette idée. Notre époque permet à des hommes
de différents pays la collaboration dans un esprit fraternel et
compréhensif. Jadis les peuples vivaient dans une
incompréhension réciproque, ils se redoutaient, ou même se
haïssaient. Que ce sentiment de compréhension fraternelle
prenne de plus en plus racine dans les peuples. Moi l’ancien,
et de très loin, je salue les écoliers japonais : puisse votre
génération nous faire un jour honte !

24
COMMENT JE VOIS LE MONDE

MAÎTRES ET ÉLÈVES

Une allocution à des enfants.

C’est le rôle essentiel du professeur d’éveiller la joie de


travailler et de connaître. Chers enfants je me réjouis de
vous voir aujourd’hui devant moi, jeunesse joyeuse d’un
pays ensoleillé et béni.
Songez que toutes les merveilles, objets de vos études,
expriment l’œuvre de plusieurs générations, une œuvre
collective exigeant de tous un effort enthousiaste et une
peine certaine. Tout cela, dans vos mains, devient un
héritage. Vous le recevez, vous le respectez, vous l’accroissez
et plus tard, vous le transmettez fidèlement à votre
descendance. Nous sommes ainsi des mortels immortels
parce que nous créons ensemble des œuvres qui nous
survivent.
Si vous y réfléchissez sérieusement, vous trouverez alors un
sens à la vie et à son progrès. Et votre jugement sur les
autres hommes et les autres époques s’affirmera plus vrai.

LES COURS DE HAUT ENSEIGNEMENT DE DAVOS

Senatores boni viri, senatus autem bestia. Un professeur


suisse de mes amis écrivait un jour, de cette plaisante façon,
à une faculté universitaire qui l’avait irrité. Les
communautés se soucient moins des problèmes de
responsabilité et de conscience que les individus. Or les
événements de la vie, les guerres, les répressions de toute
25
COMMENT JE VOIS LE MONDE

sorte traumatisent l’humanité souffrante, gémissante,


exaspérée.
Et pourtant, seule une coopération au-delà des sentiments
pourrait établir quelque chose de valable. La plus grande joie
pour un ami des hommes réside là : au prix de terribles
sacrifices, une entreprise collective s’organise avec pour
unique objectif le développement de la vie et de la
civilisation.
Cette joie extrême m’a été offerte quand j’ai entendu parler
des cours de haut enseignement de Davos, de cette œuvre de
sauvetage, intelligemment conçue et habilement maîtrisée,
correspondant à une grave nécessité qu’on ne percevait pas
immédiatement. En effet beaucoup de jeunes gens viennent
ici, dans cette vallée merveilleusement ensoleillée pour y
retrouver la santé. Mais retiré du travail et de sa discipline
fortifiante, abandonné aux morosités dépressives, le malade
perd progressivement son dynamisme mental, et le
sentiment de sa fonction essentielle dans la lutte pour la vie.
Il devient, d’une certaine manière, une plante de serre
chaude et même après la guérison du corps, retrouve
souvent difficilement la voie de la normalité. Tel est le cas de
la jeunesse étudiante. La rupture de l’entraînement
intellectuel dans les années déterminantes pour la formation
provoque un retard, difficilement rattrapable plus tard.
Cependant, en général, un travail intellectuel modéré ne
nuit pas à la santé. Il rend même indirectement service, en
quelque sorte comme un exercice physique raisonnable. Ces
cours de haut enseignement ont donc été créés en cet esprit.
Selon cette conviction ils ambitionnent pour vous une
formation professionnelle préparatoire mais aussi une
nouvelle stimulation d’activité. Ce programme intellectuel
propose du travail, de la méthode et des règles de vie.

26
COMMENT JE VOIS LE MONDE

N’oubliez pas que cette institution, dans une mesure très


appréciable, contribue à établir des relations entre des
hommes de nations différentes, pour renforcer le sentiment
d’appartenance à une même communauté. L’efficacité de
cette nouvelle institution dans cette voie pourrait être
d’autant plus avantageuse que les circonstances de sa
création soulignent assez le refus de toute position politique.
On sert d’autant mieux la cause de la compréhension
internationale qu’on participe à une œuvre pour promouvoir
la vie.
Je me réjouis de réfléchir à ce programme. Car l’énergie et
l’intelligence ont présidé à la création des Cours de Haut
Enseignement de Davos et l’entreprise a déjà franchi le cap
des difficultés inhérentes à toute fondation. Puisse-t-elle
prospérer, offrir à beaucoup un enrichissement intérieur, et
supprimer aussi l’austérité de la vie au sanatorium.

ALLOCUTION PRONONCÉE SUR LA TOMBE DE H. A.


LORENTZ (1853-1928)

Représentant les savants du pays d’expression allemande,


plus spécialement de l’Académie des Sciences de Prusse,
mais surtout disciple et admirateur passionné, me voici
devant la tombe du plus exceptionnel et du plus généreux de
nos contemporains. Son esprit lumineux a éclairé le tracé
entre la théorie de Maxwell et les créations de la physique
actuelle, à laquelle il a contribué par d’importants travaux où
il a imposé des résultats, mais surtout ses méthodes.
Il a accompli sa vie avec une perfection minutieuse comme
un chef-d’œuvre de très grand prix. Inlassablement sa bonté,
sa magnanimité et son sens de la justice, associés à une
intuition fulgurante sur les hommes et les situations ont fait
27
COMMENT JE VOIS LE MONDE

de lui, partout où il travaillait, le Maître. Tous l’écoutaient


avec joie parce qu’ils comprenaient qu’il ne cherchait pas à
s’imposer mais à servir. Son œuvre, son exemple
continueront à agir pour éclairer et guider les générations.

L’ACTIVITÉ DE H. A. LORENTZ AU SERVICE DE LA


COOPÉRATION INTERNATIONALE

Avec l’énorme spécialisation engendrée par la recherche


scientifique et imposée par le XIXe siècle, des individualités
de premier rang dans leur domaine propre ont rarement la
possibilité et le courage de rendre d’éminents services à la
communauté au niveau des instances politiques
internationales. Car cela implique une grande puissance de
travail, une vive intelligence et une réputation fondée sur des
travaux d’envergure. Cela exige aussi une indépendance de
préjugés nationaux bien rare de nos jours et, enfin, un
dévouement aux buts communs à tous. Je n’ai jamais connu
quelqu’un qui unisse toutes ces qualités et de façon si
exemplaire comme H. A. Lorentz. Mais l’étonnant de son
activité découvre encore un autre mérite : les personnalités
indépendantes et d’un caractère tranché, on les rencontre
souvent parmi les savants et elles ne s’inclinent pas
volontiers devant une autorité étrangère et ne se laissent pas
diriger aisément. Mais quand Lorentz remplit les fonctions
de président, alors s’établit une atmosphère de joyeuse
coopération, même si les hommes rassemblés se séparent
quant aux intentions et aux manières de penser. Le secret de
cette réussite ne s’explique pas uniquement par la
compréhension immédiate des êtres et des faits ou par une
maîtrise absolue de l’expression ; mais avant tout, on perçoit
que H. A. Lorentz se livre entièrement au service en question
28
COMMENT JE VOIS LE MONDE

et qu’il n’est pénétré que de cette nécessité. Rien ne désarme


autant les intraitables qu’agir ainsi.
Avant la guerre, l’activité de H. A. Lorentz au service des
relations internationales se limitait aux présidences des
congrès de physique. Rappelons les deux congrès Solvay,
tenus à Bruxelles (1909-1911). Puis ce fut la guerre
européenne, le coup le plus terrible à concevoir pour tous
ceux qui se préoccupaient des progrès des relations
humaines. Déjà pendant la guerre, et bien plus encore après
sa conclusion, Lorentz œuvra pour la réconciliation
internationale. Ses efforts visaient particulièrement le
rétablissement des coopérations profitables et amicales de
savants et de sociétés scientifiques. Qui n’a connu une telle
entreprise ne peut imaginer sa difficulté. Les rancœurs, nées
de la guerre, se perpétuent, et bien des hommes influents
persistent dans les positions irréconciliables où ils se sont
laissés entraîner sous la pression des événements. L’effort de
Lorentz ressemble à celui d’un médecin : il doit soigner un
patient intraitable qui refuse de prendre les médicaments
attentivement préparés pour sa guérison.
Mais H. A. Lorentz ne se laisse pas décourager quand il a
reconnu l’exactitude d’une attitude. Immédiatement après la
guerre il participe à la direction du « Conseil de Recherche »
fondé par les savants des puissances victorieuses, à
l’exclusion des savants et des corps scientifiques des
puissances centrales. Par cette démarche, critiquée par les
savants des puissances centrales, il poursuivait le but
d’influer sur cette institution pour quelle devienne, en
s’élargissant, réellement et efficacement internationale.
Après des efforts répétés, il réussit, avec d’autres savants
acquis à la même politique, à faire supprimer des statuts du
Conseil ce tristement célèbre paragraphe d’exclusion des
savants des pays vaincus. Mais son but, le rétablissement
29
COMMENT JE VOIS LE MONDE

d’une coopération normale et fructueuse des savants et des


sociétés scientifiques, n’a pas encore été atteint parce que les
savants des puissances centrales, aigris d’avoir été dix ans
durant éliminés de toutes les organisations scientifiques
internationales, ont pris l’habitude d’une prudente réserve.
Il reste pourtant un espoir vivace : les efforts de Lorentz,
volonté de conciliation mais aussi compréhension de
l’intérêt supérieur, réussiront à dissiper les malentendus.
H. A. Lorentz utilise enfin ses forces d’une autre manière
pour le service des objectifs intellectuels internationaux. Il
accepte d’être élu à la commission de coopération
intellectuelle internationale de la S.D.N. créée, il y a cinq
ans, sous la présidence de Bergson. Depuis un an, H. A.
Lorentz la préside et, avec l’appui efficace de l’Institut de
Paris toujours sous sa direction, il oriente une action de
médiation des divers centres culturels dans le domaine
intellectuel et artistique. Là encore, l’influence efficace de sa
personnalité intelligente, accueillante et simple permettra de
maintenir le bon cap. Sa devise, sans discours mais en actes,
s’écrit « ne pas dominer, mais servir » !
Que son exemple contribue à faire régner ce climat
intellectuel !

H A. LORENTZ, CRÉATEUR ET PERSONNALITÉ

Au tournant du siècle, H. A. Lorentz a été considéré par les


théoriciens physiciens de tous les pays comme un maître et à
juste titre. Les physiciens des jeunes générations ne réalisent
pas exactement le rôle décisif joué par H. A. Lorentz dans
l’élaboration des idées fondamentales pour la théorie
physique. Situation incompréhensible mais authentique !
Insensiblement, les idées fondamentales de Lorentz nous
30
COMMENT JE VOIS LE MONDE

sont devenues si familières que nous oublions leur rôle


novateur et la simplification des théories élémentaires
rendue possible grâce à elles.
Quand H. A. Lorentz débuta, la théorie de l’électro-
magnétisme de Maxwell commençait à s’imposer. Mais cette
théorie présentait une curieuse complexité des éléments de
base, au point de masquer les traits essentiels. La notion de
champ avait remplacé la notion d’action à distance, et les
champs électrique et magnétique n’étaient pas encore
considérés comme des réalités primitives mais plutôt comme
des moments de la matière pondérale qu’on traite comme
des continus. Le champ électrique paraissait, par
conséquent, être décomposé en vecteur de la force du champ
électrique et vecteur du déplacement diélectrique. Ces deux
champs étaient, dans l’hypothèse la plus simple, reliés par la
constante diélectrique, mais furent en principe considérés et
traités comme des réalités indépendantes. Il en était de
même pour le champ magnétique. D’après cette conception
fondamentale, on traitait l’espace vide comme un cas spécial
de la matière pondérale où le rapport entre force de champ
et déplacement se découvrait particulièrement simple. D’où
la conséquence que le champ électrique et le champ
magnétique ne pouvaient pas être considérés indépendants
de l’état de mouvement de la matière, considérée comme
porteur du champ.
Après avoir étudié la recherche de H. Hertz sur
l’électrodynamique des corps en mouvement, on saisira alors
beaucoup mieux et synthétiquement la conception de
l’électrodynamique de Maxwell alors prévalente.
C’est là que l’intelligence de H. A. Lorentz s’exerce
efficacement. Il nous aide à progresser et à nous dépasser.
Avec une logique très serrée, il appuie son raisonnement sur
les hypothèses suivantes : le siège du champ
31
COMMENT JE VOIS LE MONDE

électromagnétique, c’est l’espace vide. Dans cet espace il n’y


a qu’un vecteur du champ électrique, et qu’un vecteur du
champ magnétique. Ce champ est produit par les charges
électriques atomiques sur lesquelles le champ exerce à son
tour les forces pondéro-motrices. Une liaison du champ
électromoteur avec la matière pondérale se produit
uniquement parce que les charges élémentaires électriques
sont rigidement liées aux particules atomiques de la matière.
Mais pour la matière, la loi du mouvement de Newton reste
valable.
Sur cette base ainsi simplifiée, Lorentz fonde une théorie
complète de tous les phénomènes électromagnétiques alors
connus, ainsi que ceux de l’électrodynamique des corps en
mouvement. C’est une œuvre d’une extrême logique, très
claire et très belle. De tels résultats, dans une science
expérimentale, sont rarement atteints. Le seul phénomène,
non explicable par la théorie, c’est-à-dire sans hypothèses
supplémentaires, s’appelle alors la célèbre expérience
Michelson-Morley. Or sans la localisation du champ
électromagnétique dans l’espace vide, cette expérience ne
peut conduire à la théorie de la relativité restreinte. Le
progrès décisif consiste à appliquer les équations de Maxwell
à l’espace vide ou, comme on disait alors, à l’éther.
H. A. Lorentz a même trouvé la transformation qui porte
son nom, « transformation de Lorentz » sans y observer des
caractères de groupe. Pour lui, les équations de Maxwell
pour l’espace vide n’étaient applicables que pour un système
de coordonnées déterminé, celui qui paraissait se distinguer
par son repos relativement à tous les autres systèmes de
coordonnées. Ceci présentait une situation vraiment
paradoxale parce que la théorie paraissait restreindre le
système d’inertie plus étroitement que la mécanique
classique. Cette circonstance inexplicable d’un point de vue
32
COMMENT JE VOIS LE MONDE

empirique devait conduire à la théorie de la relativité


restreinte.
Grâce à l’amicale invitation de l’Université de Leyde, j’ai
souvent séjourné dans cette ville et, chaque fois, je logeais
chez mon cher et inoubliable ami Paul Ehren-fest. J’ai ainsi
eu l’occasion d’assister aux conférences de Lorentz pour un
petit cercle de jeunes collègues, alors qu’il s’était déjà retiré
de l’enseignement général. Tout ce qui venait de cet esprit
supérieur était clair et beau comme une œuvre d’art et on
avait l’impression que sa pensée s’exprimait facilement et
aisément. Je n’ai jamais revécu une telle expérience. Si nous
les jeunes, n’avions connu H. A. Lorentz que comme un
esprit particulièrement lucide, notre admiration et notre
estime auraient déjà été uniques. Mais ce que je ressens,
quand je pense à Lorentz, est totalement différent de cela. Il
était pour moi personnellement plus que tous les autres que
j’ai rencontrés dans ma vie.
Il maîtrisait la Physique et la Mathématique et, de la même
manière, il se maîtrisait lui-même sans difficulté et avec une
sérénité constante. Son absence extraordinaire de faiblesse
humaine ne déprimait jamais ses semblables. Chacun
ressentait sa supériorité mais nul n’en était accablé. Bien
qu’il devinât les hommes et les situations, il gardait une
extrême courtoisie. Il n’agissait jamais par contrainte mais
par esprit de service et d’entraide. Extrêmement
consciencieux, il accordait à chaque chose l’importance
requise, mais sans plus. Un humour très enjoué le
protégeait. Ses yeux et son sourire s’amusaient. Bien qu’il fût
totalement dévoué à la connaissance scientifique, il restait
convaincu que notre compréhension ne peut aller très loin
dans l’essence des choses. Cette attitude, mi-sceptique mi-
humble, je ne l’ai vraiment comprise qu’à mon âge plus
avancé.
33
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Le langage, ou du moins le mien, ne peut pas répondre


correctement aux exigences de cet essai de réflexion à
propos de H. A. Lorentz. Je voudrais alors essayer de
rappeler deux courtes sentences de Lorentz. Elles m’ont
profondément influencé : « Je suis heureux d’appartenir à
une nation trop petite pour commettre de grandes folies. »
Dans une conversation, pendant la première guerre
mondiale, à un homme qui tentait de le persuader que les
destins se forgent par la force et la violence, il répondit : «
Vous avez peut-être raison, mais je ne voudrais pas vivre
dans un tel univers. »

JOSEPH POPPER LYNKAEUS

Il était plus qu’un ingénieur et qu’un écrivain. Il faisait


partie de ces quelques personnalités marquantes, âme et
conscience d’une génération. Il nous a persuadés que la
société est responsable du destin de chaque individu et il
nous a indiqué comment concrétiser cette obligation morale.
La communauté ou l’Etat n’incarnent pas de vrais symboles
car un droit se fonde ainsi : si l’Etat exige une abnégation de
l’individu, s’il en a le droit, en revanche il doit fournir à
l’individu la possibilité d’un développement harmonieux.

SOIXANTE-DIXIÈME ANNIVERSAIRE D’ARNOLD


BERLINER

J’aimerais dire ici à mon ami Arnold Berliner et aux


lecteurs de sa revue « Les Sciences de la Nature » pourquoi
je l’apprécie, lui et son œuvre, si violemment. Il faut
d’ailleurs que je le dise ici, sinon je n’en aurai plus l’occasion.
34
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Notre éducation objective a rendu « tabou » tout ce qui est


personnel et un humain ne peut qu’à certaines occasions
exceptionnelles, comme celle-ci, transgresser cette règle.
Après m’être justifié comme maintenant, je reviens sur
terre dans le monde objectif. Le domaine des faits
scientifiquement analysés s’est prodigieusement étendu et la
connaissance théorique s’est approfondie au-delà du
prévisible. Mais la capacité humaine de compréhension est
et reste liée à des limites étroites. Il s’avère donc inéluctable
que l’activité d’un seul chercheur se réduise à un secteur de
plus en plus restreint par rapport à l’ensemble des
connaissances. En conséquence, toute spécialisation
interdirait une simple intelligence générale de l’ensemble de
la Science, indispensable cependant à la vigueur de l’esprit
de recherche et, en conséquence, elle éloignerait
inexorablement des autres développements de l’évolution.
Se constituerait ainsi une situation analogue à celle décrite
dans la Bible, de façon symbolique, avec l’histoire de la tour
de Babel. Tout chercheur sérieux éprouve un jour cette
évidence douloureuse de la limitation. Malgré lui, il voit le
cercle de son savoir se rétrécir de plus en plus. Il perd alors
le sens des grandes architectures et se transforme en ouvrier
aveugle dans un immense ensemble.
Nous avons tous été accablés par cette servitude; mais que
faire pour nous en libérer ! Arnold Berliner, lui, invente pour
les pays de langue allemande, un outil d’une utilité
exemplaire. Il réalise que les publications populaires
existantes suffisaient pour la vulgarisation et la stimulation
des esprits profanes. Mais il comprend qu’un journal,
systématiquement dirigé avec le plus grand soin, s’impose
pour les connaissances scientifiques des savants. Ceux-ci
veulent connaître et comprendre l’évolution des problèmes,
les méthodes et les résultats pour pouvoir se former eux-
35
COMMENT JE VOIS LE MONDE

mêmes un jugement. Il poursuit ce but durant de longues


années, intelligemment et inlassablement, et il nous a
comblés, nous et la Science. Nous ne saurons jamais lui être
assez reconnaissants de ce service.
Il devait obtenir la collaboration d’auteurs scientifiques à
succès mais aussi les contraindre à exposer leur sujet sous la
forme la plus accessible possible même pour un non-initié. Il
m’a souvent parlé des problèmes à surmonter pour arriver à
son but et, un jour, il m’a défini son type de difficulté par
cette devinette : qu’est-ce qu’un auteur scientifique ?
Réponse : « un croisement entre un mimosa et un porc-épic
». L’œuvre de Berliner existe. Car il avait la passion des vues
claires dans les domaines les plus vastes possible. Ce désir
l’anima toute sa vie. Et cette volonté passionnée le
contraignit à composer très assidûment, pendant très
longtemps, un traité de physique dont un étudiant en
médecine me disait très récemment : « Sans ce livre, je ne
sais comment j’aurais pu comprendre les principes de la
physique nouvelle, vu le temps dont je disposais. »
La lutte de Berliner pour des synthèses claires nous a
singulièrement permis de comprendre de façon vivante les
problèmes actuels, les méthodes et les résultats des sciences.
Son journal reste indispensable à la vie scientifique de nos
contemporains. Rendre vivante, maintenir vivante cette
connaissance est plus important que résoudre un cas
particulier.

SALUTATIONS A G. B. SHAW

Rares sont les esprits assez maîtres d’eux-mêmes pour voir


les faiblesses et les folies de leurs contemporains sans
tomber dans les mêmes pièges. Mais ces solitaires perdent
36
COMMENT JE VOIS LE MONDE

rapidement courage et l’espérance d’une amélioration


morale parce qu’ils ont appris à connaître l’endurcissement
des hommes. 11 n’est donné qu’à un très petit nombre, par
leur humour délicat, par leur état de grâce, de fasciner leur
génération et de présenter la vérité sous l’aspect
impersonnel de la forme artistique. Je salue aujourd’hui,
avec ma plus vive sympathie, le plus grand maître en ce
genre. Il nous a tous ravis et instruits.

B. RUSSELL ET LA PENSÉE PHILOSOPHIQUE

Quand la rédaction m’invita à écrire quelque chose sur


Bertrand Russell, mon admiration et mon estime pour lui
m’incitèrent à accepter tout de suite. Je dois à la lecture de
ses œuvres d’innombrables moments de bonheur ce que —
abstraction faite de Thorstein Veblen — je ne puis m’avouer
d’aucun autre écrivain scientifique contemporain. Mais j’ai
réalisé vite qu’il était plus facile de promettre que de tenir.
Or j’ai promis d’écrire quelques idées sur Russell philosophe
et théoricien de la connaissance. Et quand j’ai commencé à
rédiger, plein de confiance, j’ai vite découvert sur quel
terrain glissant je m’étais engagé. Car je suis un écrivain
inexpérimenté ne m’aventurant jusqu’ici prudemment qu’en
physique. Pour l’initié, donc, la plus grande partie de mon
article risque de paraître puérile, je le reconnais par avance.
Mais je me réconforte par cette pensée. Qui a fait
l’expérience de penser dans un autre domaine l’emporte
toujours sur celui qui ne pense pas du tout ou très peu.
Dans l'histoire de l’évolution de la pensée philosophique à
travers les siècles, cette question tient la place essentielle :
quelles connaissances la pensée pure, indépendamment des
impressions sensorielles, peut-elle offrir? Est-ce que de telles
37
COMMENT JE VOIS LE MONDE

connaissances existent? Sinon, quel rapport s’établit entre


notre connaissance et la matière brute, origine de nos
impressions sensibles. A ces questions et à quelques autres
étroitement liées correspond un désordre d’opinions
philosophiques, absolument inimaginables. Or dans cette
progression d’efforts méritants mais relativement
inefficaces, une ligne ineffaçable se trace et se reconnaît : un
scepticisme croissant se manifeste devant toute tentative de
chercher à expliquer par la pensée pure « le monde objectif
», le monde des « objets » opposé au monde simplifié des «
représentations et des pensées ». Précisons ici que, comme
pour un philosophe classique, les guillemets (« ») sont
employés pour introduire un concept fictif que le lecteur,
momentanément, accepte, bien que réfuté par la critique
philosophique.
La croyance élémentaire de la philosophie en sa genèse
assigne à la pensée pure la possibilité de découvrir toute
connaissance nécessaire. C’était une illusion, chacun peut
aisément le comprendre, s’il oublie provisoirement les
acquis ultérieurs de la philosophie et de la science physique.
Pourquoi s’en étonner quand Platon accorde à l’ « Idée » une
réalité supérieure à celle des objets empiriquement
expérimentés. Spinoza, Hegel s’inspirent du même
sentiment et raisonnent fondamentalement de même. On
pourrait presque se poser la question : sans cette illusion est-
il possible dans la pensée philosophique d’inventer quelque
chose de grand ? Mais oublions cette interrogation.
Face à cette illusion, assez aristocratique, de la puissance
de perception illimitée de la pensée, existe une autre illusion
assez plébéienne, le réalisme simplet, selon lequel les objets
« sont » la pure vraisemblance de nos sens. Cette illusion
occupe l’activité quotidienne des hommes et des animaux. A

38
COMMENT JE VOIS LE MONDE

l’origine, les sciences s’interrogent ainsi, surtout les sciences


physiques.
Les victoires sur ces deux illusions ne se séparent point.
Eliminer le réalisme simplet reste relativement facile.
Russell définit très caractéristiquement ce moment de la
pensée dans l’introduction de son livre « An inquiry into
Meaning and Truth ».
« Nous commençons tous avec le réalisme naïf, c’est-à-dire
avec la doctrine que les objets sont tels qu’ils paraissent.
Nous admettons que l’herbe est verte, que la neige est froide
et que les pierres sont dures. Mais la physique nous assure
que le vert des herbes, le froid de la neige et la dureté des
pierres ne sont pas le même vert, le même froid et la même
dureté que nous connaissons par notre expérience, mais
quelque chose de totalement différent. L’observateur qui
prétend observer une pierre observe, en réalité, si nous
voulons ajouter foi à la physique, les impressions des pierres
sur lui-même. C’est pourquoi la science paraît être en
contradiction avec elle-même ; quand elle se considère
comme étant extrêmement objective, elle plonge contre sa
volonté dans la subjectivité. Le réalisme naïf conduit à la
physique, et la physique montre, de son côté, que ce réalisme
naïf, dans la mesure où il reste conséquent, est faux.
Logiquement faux, donc faux. »
Mise à part leur parfaite formulation, ces lignes expriment
quelque chose à laquelle je n’avais jamais songé. Pour un
regard superficiel, la pensée de Berkeley et de Hume
apparaît l’opposé même de la pensée scientifique. Mais la
pensée précédente de Russell dévoile un rapport. Berkeley
insiste sur le fait que nous ne saisissons pas directement les
« objets » du monde extérieur par nos sens, mais que les
organes de nos sens sont affectés par des phénomènes liés
causalement à la présence des « objets ». Or cette réflexion
39
COMMENT JE VOIS LE MONDE

entraîne la conviction en raisonnant déjà comme la science


physique. Si l’on suspecte la manière de penser physique
même en ses grandes lignes, il n’y a aucune raison d’imposer
quelque chose entre l’objet et l’acte de voir qui isole le sujet
de l’objet et rend problématique « l’existence des objets ».
La même technique de réflexion en science physique et les
résultats ainsi obtenus ont bouleversé la traditionnelle
possibilité de comprendre les objets et leurs rapports par le
biais unique de la pensée spéculative. Peu à peu, la
conviction s’établissait que toute connaissance sur les objets
était inexorablement une transformation de la matière brute
offerte par les sens. Sous cette présentation générale
(explicitée intentionnellement en termes vagues), cette
proposition est communément acceptée. Cette conviction
repose ainsi sur une double preuve : l’impossibilité
d’acquérir des connaissances réelles par la pure pensée
spéculative mais surtout la découverte des progrès des
connaissances par la voie empirique. D’abord Galilée et
Hume ont justifié ce principe avec une perspicacité et une
détermination totales.
Hume comprenait bien que des concepts, jugés essentiels
par nous-mêmes, — par exemple la relation causale —, ne
peuvent pas être obtenus à partir de la matière fournie par
les sens. Cette intelligence le conduit à un scepticisme
intellectuel vis-à-vis de toute connaissance. Quand on lit ses
ouvrages, on s’étonne qu'après lui tant de philosophes, en
général bien considérés, aient pu rédiger tant de pages si
confuses tout en trouvant des lecteurs reconnaissants. Hume
a cependant marqué de son influence les meilleurs de ses
successeurs. Et on le retrouve dans la lecture des analyses
philosophiques de Russell : ce style précis et cette expression
simple sont celles mêmes de Hume.

40
COMMENT JE VOIS LE MONDE

L’homme aspire profondément à une connaissance


certaine. Et, pour cette raison, le sens de l’œuvre de Hume
nous bouleverse. La matière brute sensible, l’unique source
de notre connaissance nous modifie, nous fait croire,
espérer. Mais elle ne peut pas nous conduire au savoir et à
l’intelligence de relations dévoilant des lois. Kant propose
alors une pensée. Sous la forme présentée elle est
indéfendable mais elle marque un progrès net pour résoudre
le dilemme de Hume. « L’empirique, dans la connaissance,
n’est jamais certain » (Hume). Si nous voulons des
connaissances certaines, nous devons les fonder en raison.
Tel est le cas de la géométrie, tel est celui du principe de
causalité. Ces connaissances plus quelques autres forment
une partie de notre instrument-pensée. Elles ne doivent pas,
par conséquent, être obtenues par les sens. Ce sont les
connaissances a priori.
Aujourd’hui chacun sait, bien évidemment, que les
fameuses connaissances n’ont rien de certain, rien
d’intimement nécessaire, comme le croyait Kant. Mais Kant
a placé le problème sous l’angle de cette constatation. Nous
utilisons un certain droit pour penser de tels concepts que la
matière expérimentale sensible ne peut nous donner, si nous
restons sur le plan logique face au monde de l’objet.
Je pense qu’il faut encore dépasser cette position. Les
concepts apparaissant dans notre pensée et dans nos
expressions de langage sont — d’un point de vue logique —
pures créations de l’esprit et ne peuvent pas provenir
inductivement des expériences sensibles. Ceci n’est pas si
simple à admettre parce que nous unissons concepts certains
et liaisons conceptuelles (propositions) aux expériences
sensibles si profondément habituelles que nous perdons
conscience de l’abîme logiquement insurmontable entre le

41
COMMENT JE VOIS LE MONDE

monde du sensible et celui du conceptuel et de


l’hypothétique.
Ainsi, incontestablement, la série des nombres entiers
marque une invention de l’esprit humain, un instrument
créé par lui pour faciliter et ordonner certaines expériences
sensibles. Il n’existe aucune possibilité de dégager ce concept
de l’expérience sensible elle-même. Je choisis exprès la
notion du nombre parce qu’elle appartient à la pensée
préscientifique et que son caractère opératoire reste ici
facilement identifiable. Mais plus nous nous approchons des
concepts élémentaires dans la vie quotidienne, plus la masse
des habitudes enracinées nous embarrasse pour reconnaître
le concept comme création originale de l’esprit. Ainsi s’est
élaborée une conception fatalement et gravement erronée
pour l’intelligence des rapports réels et immédiats : les
concepts se constitueraient à partir de l’expérience puis de
l’abstraction mais c’est ainsi qu’ils perdent une partie de leur
contenu. Je voudrais démontrer pourquoi cette conception
m’apparaît si erronée.
Si l’on accepte la critique de Hume, on formule vite l’idée
que tout concept ou toute hypothèse doivent être rejetés de
l’esprit comme « métaphysique », puisque non extraits de la
matière brute sensible. Car toute pensée ne reçoit son
contenu matériel qu’à travers sa relation au monde sensible.
Cette idée, je la trouve parfaitement exacte, en revanche une
construction systématisant ainsi la pensée me paraît fausse.
Car cette prétention logique et poussée à l’extrême exclurait
inévitablement toute pensée comme métaphysique.
Pour que la pensée ne dégénère pas en métaphysique,
c’est-à-dire en verbiage, il faut qu’un nombre suffisant de
propositions d’un système conceptuel soit relié de façon
certaine aux expériences sensibles et que le système
conceptuel, en sa fonction essentielle d’ordonner et de
42
COMMENT JE VOIS LE MONDE

synthétiser le vécu sensible, révèle la plus grande unité, la


plus grande économie possible. Après tout, le « système »
exprime un libre jeu (logique) de symboles au moyen de
règles (logiques) arbitrairement données. De la même
manière, tout cela se manifeste valable pour traduire le
quotidien ; et même pour penser les Sciences, sous une
forme plus consciente et plus systématique.
Ce que je vais dire alors devient plus clair : Hume, par sa
lucide critique, permet un progrès décisif de la philosophie.
Mais il cause, sans responsabilité de sa part, un réel danger,
parce que cette critique suscite une « peur de la
métaphysique » erronée, soulignant un vice de la
philosophie empirique contemporaine. Ce vice correspond à
l’autre extrême de la philosophie nuageuse de l’antiquité
quand elle croyait pouvoir se passer de données sensibles,
voire même les mépriser.
Malgré mon admiration pour l’analyse perspicace offerte
par Russell dans « Meaning and Truth », je crains que, là
aussi, le spectre de la peur métaphysique n’ait causé quelque
dégât. Cette angoisse m’explique, par exemple, le rôle de la
raison pour concevoir la « chose » comme un « faisceau de
qualités », qualités devant être empruntées à la matière pure
sensible. Ce fait (deux choses doivent être évaluées comme
une seule et même chose si elles correspondent
respectivement en leurs qualités) nous contraint à évaluer
les relations géométriques des objets comme des qualités.
(Autrement on serait obligé, d’après Russell, de déclarer « la
même chose » la Tour Eiffel à Paris et la tour de New York.)
Face à cela, je ne vois pas de danger « métaphysique » à
accueillir l’objet (objet au sens de la physique) comme un
concept indépendant dans le système lié à la structure
spatio-temporelle lui appartenant.

43
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Tenant compte de ces efforts, je suis heureux en plus de


découvrir au dernier chapitre qu’on ne peut se passer de «
Métaphysique ». Mon unique critique éclaire cette mauvaise
conscience intellectuelle, qu’on ressent à travers les lignes.

LES INTERVIEWERS

Si, publiquement, on vous demande une justification pour


tout ce que vous avez déclaré, même en plaisantant, dans un
moment d’humeur capricieuse ou de dépit momentané,
c’est, en général, désagréable, mais après tout normal. Mais
si, publiquement, on vous demande une justification pour ce
que d’autres ont déclaré en votre propre nom, sans que l’on
puisse l’interdire, alors votre situation se découvre pitoyable.
« Qui serait donc tant à plaindre ? » interrogez-vous. En fait,
tout homme dont la popularité suffit à justifier la visite des
interviewers ! Vous restez sceptiques ! J’ai tellement
d’expérience à ce sujet que je n’hésite pas à vous la livrer.
Imaginez, un matin, un reporter vous rend visite et vous
prie aimablement de donner votre opinion sur votre ami N.
Vous vous sentez d’abord comme irrité devant une telle
prétention. Mais vous réalisez vite qu’il n’existe aucune
échappatoire. Car si vous refusez une réponse, cela donnera
ceci : « J’ai interrogé l’homme qui passe pour le meilleur ami
de N. mais il s’est prudemment récusé. » De cette attitude, le
lecteur tirera d’inévitables conclusions. Alors, puisqu’il
n’existe aucune échappatoire, vous déclarez :
« N. a un caractère gai, franc, aimé de tous ses amis. Il sait
voir le bon côté de chaque situation. Il peut prendre des
responsabilités et arrive à les réaliser sans restriction de
temps. Son métier le passionne, mais il aime sa famille et
donne à sa femme tout ce qu’il a... » Cela donnera : « N. ne
44
COMMENT JE VOIS LE MONDE

prend rien trop au sérieux. Il possède le rare talent de se


faire aimer par tous, et il s’y ingénie par un comportement
exubérant et flatteur. Mais il est tellement esclave de son
métier qu’il ne peut réfléchir à des sujets personnels ou
s’intéresser à des questions étrangères à sa recherche. Il gâte
sa femme outre mesure, esclave aboulique de ses désirs... »
Un véritable professionnel du reportage dirait même tout
cela dans un style encore plus percutant. Mais pour vous et
votre ami N. c’est hélas suffisant. Car le lendemain, dans le
journal, N. lit cela et d’autres phrases du même genre et sa
colère contre vous éclate illimitée, malgré son caractère gai
et franc. L’offense qu’on lui a faite vous bouleverse
profondément, car vous aimez réellement votre ami.
Eh bien, mon ami, que faites-vous dans cette situation? Si
vous découvrez une méthode, je vous en supplie,
communiquez-la moi pour que je puisse l’appliquer
immédiatement.

FÉLICITATIONS A UN CRITIQUE

Voir avec ses propres yeux, sentir et juger sans succomber


à la fascination de la mode du jour, pouvoir dire ce qu’on a
vu, ce qu’on a ressenti, dans un style succinct ou dans une
expression artistement ciselée, quelle merveille. Faut-il en
plus vous féliciter ?

MES PREMIÈRES IMPRESSIONS DE L’AMÉRIQUE DU


NORD

Je dois tenir ma promesse de livrer en quelques mots mes


impressions sur l’Amérique du Nord. Ce n’est pas si simple.
45
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Car il n’est jamais simple de juger en observateur impartial


quand on a été accueilli avec autant d’affection et d’estime
exagérée que moi en Amérique.
Aussi, une précision préalable :
Le culte de la personnalité reste à mes yeux toujours
injustifié. Certes, la nature répartit ses dons de façon très
diverse entre ses enfants. Mais, Dieu merci, il existe un
grand nombre d’enfants généreusement doués et la plupart
mènent une vie paisible et sans histoire. Cela me semble
donc injuste et même de mauvais goût, de voir un petit
nombre de gens encensés sans mesure, et gratifiés en plus de
forces surhumaines d’intelligence et de caractère. Telle est
ma destinée ! Or, il existe un contraste grotesque entre les
capacités et les pouvoirs que les hommes me reconnaissent
et ce que je suis et ce que je peux. La conscience de cet état
de choses fallacieux serait insupportable si une superbe
contrepartie ne me consolait. Car c’est un signe
encourageant pour notre époque, jugée si matérialiste,
qu’elle transforme des hommes en héros, alors que les buts
de ces héros s’annoncent exclusivement du domaine
intellectuel et moral. Ceci prouve que la connaissance et la
justice sont estimées par une grande partie de l’humanité,
supérieures à la fortune et à la puissance. Mes expériences
m’ont même montré la prédominance de cette structure
idéologique à un degré élevé dans cette Amérique accusée
d’être si matérialiste. Après cette digression, je vais traiter
mon sujet, mais, je vous en prie, n’accordez pas à mes
modestes remarques plus qu’elles ne valent.
Ce qui provoque la première et la plus vive admiration chez
un visiteur, c’est l’effarante supériorité technique et
rationnelle de ce pays. Même les objets d’usage courant sont
plus résistants et plus solides qu’en Europe, et les maisons
tellement plus fonctionnelles! Tout y est calculé pour
46
COMMENT JE VOIS LE MONDE

économiser le travail humain. Car le prix du travail humain


est élevé puisque le pays est peu peuplé, par rapport aux
ressources naturelles. Mais ce prix élevé de la main-d’œuvre
humaine stimule et développe fabuleusement les moyens
techniques et les méthodes de travail. Par contraste on songe
à l’Inde, ou à la Chine surpeuplées où le prix, dérisoire de la
main-d’œuvre humaine a empêché le développement des
moyens techniques. L’Europe occupe une position
intermédiaire. Quand le machinisme se développe
suffisamment, il se rentabilise et coûte moins que la main-
d’œuvre humaine. En Europe, les fascistes devraient y
réfléchir ! Car pour des raisons de politique à court terme, ils
agissent pour accroître la densité de la population dans leur
patrie respective. En revanche, les Etats-Unis, plus réservés,
se referment sur eux-mêmes par un système de droit
prohibitif frappant les marchandises étrangères. Peut-on
exiger d’un visiteur inoffensif qu’il se rompe la tête ? Peut-on
réellement s’assurer que chaque question comporte une
réponse intelligente ?
Deuxième surprise pour le visiteur, il observe cette attitude
américaine heureuse et positive face à la vie. Sur les
photographies, on remarque ce sourire des êtres, symbole
d’une des principales forces des Américains. Il s’annonce
aimable, conscient de sa valeur, optimiste et sans envie alors
que l’Européen estime les contacts avec les Américains
innocents et agréables.
En revanche, l’Européen montre de l’esprit critique, une
conscience forte de lui, une absence de générosité et
d’entraide, il exige beaucoup de ses divertissements et de ses
lectures, par rapport aux Américains. Mais au bout du
compte, il se révèle assez pessimiste.

47
COMMENT JE VOIS LE MONDE

L’agrément de la vie, le confort, tiennent une place


importante aux Etats-Unis. On leur sacrifie de la fatigue, du
souci et de la tranquillité. L’Américain vit davantage pour un
but précis et pour l’avenir que l’Européen. La vie pour lui se
présente comme un devenir, non comme un état. En ce sens,
il est radicalement dissemblable du Russe et de l’Asiatique
plus encore que de l’Européen.
Mais il existe un autre domaine où l’Américain ressemble
plus à l’Asiatique que l’Européen. Il se reconnaît moins
strictement égotiste que l’Européen, envisagé
psychologiquement et non économiquement.
On déclare plus « nous » que « je ». Bien sûr, il en résulte
que l’usage et la convention occupent une place essentielle,
que l’idéal de vie des individus et leur attitude morale et
esthétique apparaissent plus conformistes qu’en Europe. Ce
fait explique, en grande partie, la supériorité économique
américaine sur l’Europe. En effet, plus rapidement, plus
aisément qu’en Europe, s’organisent le travail, sa répartition,
son efficacité à l’usine, à l’université ou même dans un
institut privé de bienfaisance. Cette attitude sociale provient
peut-être partiellement de l’influence anglaise.
Violent contraste enfin avec les comportements européens
; la zone d’influence de l’Etat reste relativement faible.
L’Européen admire que le télégraphe, le téléphone, le
chemin de fer, l’école appartiennent en majorité à des
sociétés privées. Nous l’avons expliqué plus haut. Cette
attitude plus sociale de l’individu le permet. De plus, la
répartition fondamentalement inégale des biens ne
provoque pas des inégalités insupportables toujours pour la
même raison. Le sentiment de responsabilité sociale des
riches se dévoile plus vivace ici qu’en Europe. Ils considèrent
fort naturel de consacrer une grande partie de leur fortune,
et même de leur activité, au service de la communauté.
48
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Impérieusement l’opinion publique (puissante !) l’exige


d’eux. Il arrive ainsi que les fonctions culturelles les plus
importantes puissent être confiées à l’initiative privée et que
le rôle de l’Etat, en ce pays, soit relativement très réduit.
Cependant le prestige de l’autorité de l’Etat a
singulièrement diminué à cause de la loi sur la prohibition.
Rien n’est aussi préjudiciable, pour le prestige de la loi et de
l’Etat, que de promulguer des lois dont on ne puisse assurer
le respect. C’est une évidence reconnue que le taux croissant
de criminalité en cet Etat dépend étroitement de cette loi.
Sous un autre aspect, la prohibition contribue, selon moi,
au dépérissement de l’Etat. Le bistrot offrait un endroit où
les hommes ont l’occasion d’échanger leurs idées et leurs
opinions sur les affaires publiques. Une telle opportunité
disparaît ici, en ce pays, à mon avis, au point que la presse,
contrôlée en grande partie par des groupes intéressés, exerce
une influence déterminante et sans réplique sur l’opinion
publique.
L’indéniable valeur de l’argent en ce pays s’exprime encore
plus fortement qu’en Europe, mais elle me semble décroître.
Se substitue, peu à peu, l’idée qu’une grande fortune n’est
plus indispensable pour une vie heureuse et prospère.
Sur le plan artistique, j’éprouve la plus vive admiration
pour le goût se manifestant dans les constructions modernes
et dans les objets de la vie quotidienne. En revanche, par
rapport à l’Europe, je trouve le peuple américain moins
réceptif aux arts plastiques et à la musique.
J’admire profondément les résultats des instituts de
recherche scientifique. Chez nous, bien injustement, on
interprète la supériorité croissante de la recherche
américaine, exclusivement comme le fruit de la puissance de
l’argent. Or, dévouement, tolérance, esprit d’équipe, sens de
la coopération contribuent singulièrement à leur succès.
49
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Pour finir, une remarque ! Les Etats-Unis, aujourd’hui,


représentent la force mondiale techniquement la plus
avancée. Leur influence, sur l’organisation des relations
internationales, n’est même plus mesurable. Mais la grande
Amérique et ses habitants n’ont pas encore manifesté
jusqu’à présent un profond intérêt pour les grands
problèmes internationaux et surtout pour celui, terriblement
actuel, du désarmement. Ceci doit changer, dans l’intérêt
même des Américains. La dernière guerre a prouvé qu’il n’y
a plus de continents isolés mais que les destins de tous les
peuples sont aujourd’hui étroitement imbriqués. Ainsi donc,
il faudrait que ce peuple se persuade que chacun de ses
habitants porte une grande responsabilité dans le domaine
de la politique internationale. Ce pays ne doit pas se résigner
à la fonction d’observateur inactif, ce rôle à la longue
apparaîtrait néfaste pour tous.

RÉPONSE AUX FEMMES AMÉRICAINES

Une ligue de femmes américaines a cru devoir protester


contre l’entrée d’Einstein dans leur patrie. Elle a reçu la
réponse suivante :
« Jamais je n’ai trouvé, de la part du beau sexe, réaction
aussi énergique contre une tentative d’approche. Si par
hasard ce fut le cas, jamais, en une seule fois, tant de
femmes ne m’ont repoussé. »
N’ont-elles pas raison, ces citoyennes vigilantes? Doit-on
accueillir un homme qui dévore les capitalistes endurcis avec
le même appétit et la même volupté que, jadis, le Minotaure
crétois dévorait les délicates vierges grecques et qui, de plus,
se révèle si balourd qu’il récuse toute guerre, à l’exception de
l’inévitable conflit avec sa propre épouse? Ecoutez donc vos
50
COMMENT JE VOIS LE MONDE

femmes avisées et patriotes ; rappelez-vous aussi que le


Capitole de la puissante Rome, jadis, a été sauvé par le
caquetage de ses oies fidèles.

51
COMMENT JE VOIS LE MONDE

CHAPITRE II

POLITIQUE ET PACIFISME

SENS ACTUEL DU MOT PAIX

Les génies les plus remarquables des civilisations anciennes


ont toujours préconisé la paix entre les nations. Ils en
comprenaient le rôle. Mais aujourd’hui, leur position morale
est bousculée par les progrès techniques. Et notre humanité
civilisée découvre le nouveau sens du mot paix : il s’appelle
survie. Aussi serait-il concevable qu’un homme, en son âme
et conscience, puisse éluder sa réelle responsabilité face au
problème de la paix ?
Dans tous les pays du monde, des groupes industriels
puissants fabriquent des armes ou participent à leur
fabrication ; et dans tous les pays du monde, ils s'opposent
au règlement pacifique du moindre litige international. Mais
contre eux les gouvernants atteindront cet objectif essentiel
de la paix quand la majorité des électeurs les appuiera
énergiquement. Car nous vivons en régime démocratique et
notre destin et celui de notre peuple dépendent entièrement
de nous.

52
COMMENT JE VOIS LE MONDE

La volonté collective s’inspirera de cette intime conviction


personnelle.

COMMENT SUPPRIMER LA GUERRE

Ma responsabilité dans la question de la bombe atomique


se traduit par une seule intervention : j’ai écrit une lettre au
Président Roosevelt. Je savais nécessaire et urgente
l’organisation d’expériences de grande envergure pour
l’étude et la réalisation de la bombe atomique. Je l’ai dit. Je
savais aussi le risque universel causé par la découverte de la
bombe. Mais les savants allemands s’acharnaient sur le
même problème et avaient toutes les chances de le résoudre.
J’ai donc pris mes responsabilités. Et pourtant je suis
passionnément un pacifiste et je ne vois pas d’un œil
différent la tuerie en temps de guerre et le crime en temps de
paix. Puisque les nations ne se résolvent pas à supprimer la
guerre par une action commune, puisqu’elles ne surmontent
pas les conflits par un arbitrage pacifique et puisqu’elles ne
fondent pas leur droit sur la loi, elles se contraignent
inexorablement à préparer la guerre. Participant alors à la
course générale aux armements et ne voulant pas perdre,
elles conçoivent et exécutent les plans les plus détestables.
Elles se précipitent vers la guerre. Mais aujourd’hui la guerre
s’appelle l’anéantissement de l’humanité.
Alors protester aujourd’hui contre les armements ne
signifie rien et ne change rien. Seule la suppression
définitive du risque universel de la guerre donne un sens et
une chance à la survie du monde. Voilà désormais notre
labeur quotidien et notre inébranlable décision : lutter
contre la racine du mal et non contre les effets. L’homme

53
COMMENT JE VOIS LE MONDE

accepte lucidement cette exigence. Qu’importe qu’on le taxe


d’asocial ou d’utopique ?

Gandhi incarne le plus grand génie politique de notre


civilisation. Il a défini le sens concret d’une politique et sut
dégager en tout homme un inépuisable héroïsme quand il
découvre un but et une valeur à son action. L’Inde,
aujourd’hui libre, prouve la justesse de son témoignage. Or
la puissance matérielle en apparence invincible de l’Empire
britannique a été submergée par une volonté inspirée par
des idées simples et claires.

QUEL EST LE PROBLÈME DU PACIFISME ?

Mesdames, Messieurs,

Je vous remercie puisque vous me permettez


d’exprimer mes idées sur ce problème.
Je me réjouis que vous m’offriez l’occasion d’exposer
brièvement le problème du pacifisme. L’évolution des
dernières années a de nouveau souligné combien nous avons
peu de raisons de confier aux gouvernements la
responsabilité dans la lutte contre les armements et les
comportements belliqueux. Mais aussi la formation de
grandes organisations même avec de nombreux membres ne
peut pas, par elle seule, nous rapprocher du but. Je soutiens
que le moyen violent du refus du service militaire reste le
meilleur moyen. Il est préconisé par des organisations qui,
dans divers pays, aident moralement et matériellement les
courageux objecteurs de conscience.
54
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Par ce biais, nous pouvons mobiliser les hommes sur le


problème du pacifisme. Car cette question posée ainsi
directement et concrètement interroge les natures droites
sur ce type de combat. Car il s’agit, en effet, d’un combat
illégal, mais d’un combat pour le droit réel des hommes
contre leurs gouvernements puisque ceux-ci exigent de leurs
citoyens des actes criminels.

Beaucoup de bons pacifistes ne voudraient pas pratiquer le


pacifisme de cette façon, en invoquant les raisons
patriotiques. Mais aux moments critiques on ne pourra
compter sur eux. La guerre mondiale l’a amplement prouvé.
Je vous remercie sincèrement de m’avoir offert l’occasion
de vous exprimer de vive voix mon opinion.

ALLOCUTION A LA RÉUNION DES ÉTUDIANTS POUR LE


DÉSARMEMENT

Les dernières générations, grâce aux découvertes de la


science et à la technique, nous ont offert un magnifique
présent de valeur : nous pourrons nous libérer et embellir
notre vie comme jamais avant d’autres générations ne le
purent. Mais ce présent apporte par lui-même des dangers
pour notre vie, comme jamais auparavant.
Aujourd’hui, le destin de l’humanité civilisée repose sur les
valeurs morales qu’elle peut susciter en elle-même. C’est
pourquoi la tâche de notre époque n’est en rien moins aisée
que les tâches accomplies par les dernières générations.
Le besoin des hommes en nourriture et en biens d’usage
courant peut être satisfait au bout d’un nombre d’heures de
travail infiniment plus réduit. En revanche, le problème de
la répartition du travail et des produits fabriqués s’avère de
55
COMMENT JE VOIS LE MONDE

plus en plus difficile. Nous réalisons tous que le libre jeu des
forces économiques, l’effort désordonné et sans frein des
individus pour acquérir et dominer, ne conduisent plus,
automatiquement, à une solution supportable de ce
problème. Il faut un ordre planifié pour la production des
biens, l’emploi de la main-d’œuvre et la répartition des
marchandises fabriquées ; car il s’agit d’éviter la disparition
menaçante de ressources productives importantes,
l’appauvrisse-ment et le retour à l’état sauvage d’une grande
partie de la population.
Mais si dans la vie économique l’égoïsme « monstre sacré »
entraîne des conséquences néfastes, dans la vie politique
internationale il cause des ravages plus atroces. Maintenant
les progrès de la technique militaire permettent
l’extermination de toute vie humaine, à moins que les
hommes ne découvrent, et très vite, les moyens de se
protéger contre la guerre. Cet idéal est capital et les efforts
déployés jusqu’aujourd’hui pour l’atteindre restent encore
dérisoirement insuffisants.
On cherche à pallier le danger par une diminution des
armements et par des règles limitatives dans l’exercice du
droit de la guerre. Mais la guerre n’est pas un jeu de société
où des partenaires respecteraient les règles scrupuleuse-
ment. Quand il s’agit d’être ou de ne pas être, règles et
engagements ne valent rien. Le rejet inconditionnel de la
guerre, seul, peut nous sauver. Car la création d’une cour
internationale d’arbitrage ne suffit absolument pas en cette
circonstance. Il faudrait que les traités fournissent aussi
l’assurance que les décisions de cette cour seront appliquées
collectivement par toutes les nations. Enlevez cette certitude,
les nations ne prendront jamais le risque de désarmer
réellement.

56
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Imaginons! Les gouvernements américain, anglais,


allemand, français exigent du gouvernement japonais la
cessation immédiate des hostilités contre la Chine, sous
peine d’un boycott strict de toutes les marchandises « made
in Japan ». Croyez-vous qu’un gouvernement japonais
assumerait pour son pays un risque aussi dangereux ? Or
contre toute évidence cela ne se produit pas. Pourquoi ?
Chaque personne, chaque nation tremble réellement de peur
pour son existence. Pourquoi ? Parce que chacun n’envisage
que son profit, immédiat et méprisable, et ne veut pas
considérer d’abord le bien et le profit de la communauté.
C’est pourquoi, au début, je vous déclarais que le destin de
l’humanité repose essentiellement et plus que jamais sur les
forces morales de l’homme. Si nous voulons une vie libre et
heureuse, il y faudra nécessairement renoncement et
restriction.
Où puiser les forces pour une telle modification? Certains
dès leur jeunesse, ont eu la possibilité d’affermir leur esprit
par l’étude et de garder un jugement clair. Ce sont les
anciens, ils vous regardent et ils attendent de vous que vous
luttiez de toutes vos énergies pour obtenir enfin ce qui nous
a été refusé.

SUR LE SERVICE MILITAIRE

Extrait d’une lettre.

Au lieu d’autoriser le service militaire en Allemagne, on


devrait l’interdire dans tous les pays et n’admettre d’autre
armée que celle des mercenaires sur l’importance et
57
COMMENT JE VOIS LE MONDE

l’armement desquels on pourrait discuter. La France se


rassurerait par cette mesure, alors qu’elle se satisfait de la
compensation faite à l’Allemagne. Et ainsi, on interdirait le
désastre psychologique provoqué par l’éducation militaire
du peuple et on empêcherait la mort des droits de l’individu
inhérente à cette pédagogie.
Quel évident avantage pour deux Etats, en plein accord,
que de régler leurs conflits inévitables par l’arbitrage, et quel
progrès que d’unifier leur organisation militaire de
professionnels en un seul corps de cadres mixtes! Quelle
économie financière et quel accroissement de sécurité pour
ces deux pays ! Un tel arrangement pourrait inciter à des
unions de plus en plus étroites et même aboutir à une police
internationale, qui se réduirait au fur et à mesure que la
sécurité internationale croîtrait.
Voulez-vous discuter de cette proposition-suggestion avec
nos amis? Je ne cherche pas à la défendre particulièrement.
Mais je crois indispensable de nous présenter avec des
programmes concrets. Car rester sur la défensive ne présente
aucun intérêt stratégique.

A SIGMUND FREUD

Très cher Monsieur Freud,

J’ai toujours admiré chez vous la passion de découvrir


la vérité. Elle l’emporte sur tout. Vous expliquez avec une
clarté irrésistible combien dans l'âme humaine les instincts
de lutte et d’anéantissement sont étroitement imbriqués
avec les instincts d’amour et d’affirmation de la vie. Vos
exposés rigoureux révèlent en même temps ce désir profond
et ce noble idéal de l’homme voulant se libérer
58
COMMENT JE VOIS LE MONDE

complètement de la guerre. A cette profonde passion se


reconnaissent tous ceux qui, au-delà de leur temps, au-delà
de leur nation, ont été jugés des maîtres, spirituels ou
moraux. Nous découvrons le même idéal chez Jésus-Christ,
chez Goethe ou Kant ! N’est-ce pas très significatif de voir
que ces hommes ont été universellement reconnus comme
des maîtres alors que leur volonté de structurer les relations
humaines aboutit à l’échec ?
Je suis persuadé que les hommes exceptionnels jouant le
rôle de maîtres grâce à leurs travaux (même dans un cercle
très restreint) participent à ce même noble idéal. Ils
n’influencent pas énormément le monde politique. En
revanche, le sort des nations dépend, semble-t-il,
inévitablement d’hommes politiques, sans aucun scrupule et
sans aucun sens de la responsabilité.
Ces chefs et ces gouvernements politiques obtiennent leur
place soit par la violence, soit par des élections populaires.
Ils ne peuvent pas apparaître comme une représentation de
la partie intellectuellement et moralement supérieure des
nations. Quant à l’élite intellectuelle, elle n’exerce aucune
influence sur le destin des peuples. Trop dispersée elle ne
peut ni œuvrer, ni collaborer, quand il s’agit de résoudre un
problème urgent. Alors n’estimez-vous pas qu’une libre
association de personnalités — leurs actions et leurs
créations antérieures garantissant leurs capacités et la
sincérité de leur volonté — pourrait réellement proposer un
programme nouveau ? Cette communauté de structure
internationale, dans laquelle les membres s’imposeraient de
rester en contact par un échange permanent de leurs
opinions, pourrait prendre position dans la presse, mais
toujours sous la responsabilité ponctuelle des signataires,
pourrait exercer dans la résolution d’un problème politique
une influence signifiante et moralement saine. Evidemment,
59
COMMENT JE VOIS LE MONDE

une telle communauté connaîtrait les mêmes inconvénients


qui, dans les académies savantes, provoquent si souvent de
lourds échecs. Ce sont les risques inhérents
indissolublement liés à la faiblesse de la nature humaine.
Malgré tout, ne faut-il pas tenter une telle association ? Moi
j’estime une telle entreprise un devoir impératif.
Si une telle association intellectuelle arrivait à se créer, elle
devrait essayer systématiquement de dresser les
organisations religieuses pour se battre contre la guerre. Elle
donnerait une force morale à beaucoup de personnalités
dont la bonne volonté est stérilisée par une résignation
pénible. Je crois enfin qu’une association comprenant de tels
membres, inspirant un immense respect justifié par leurs
œuvres intellectuelles offrirait un appui moral précieux à ces
forces de la Société des Nations qui consacrent réellement
leurs activités au noble idéal de cette institution.
Je vous soumets ces idées, à vous plus volontiers qu’à un
autre, parce que vous êtes moins que quiconque vulnérable
aux chimères et que votre esprit critique se fonde sur un
sentiment très approfondi de la responsabilité.

LES FEMMES ET LA GUERRE

A mon avis, lors de la prochaine guerre, on devrait envoyer


au front les femmes patriotes de préférence aux hommes.
Cela constituerait pour la première fois une nouveauté dans
ce monde désespérant de l’horreur infinie et puis, pourquoi
les sentiments héroïques du beau sexe ne seraient-ils pas
utilisés d’une façon plus pittoresque qu’à attaquer un civil
sans défense ?

60
COMMENT JE VOIS LE MONDE

TROIS LETTRES A DES AMIS DE LA PAIX

1. J’apprends que sous l’inspiration de vos nobles


sentiments et animé par votre amour des hommes et de leur
destin vous accomplissez presque secrètement des
merveilles. Rare est le nombre de ceux qui regardent avec
leurs propres yeux et qui éprouvent avec leur propre
sensibilité. Seuls, ils pourraient éviter que les hommes ne
s’enfoncent à nouveau dans ce climat de morosité
aujourd’hui proposé comme inéluctable à une masse
désorientée.
Puissent les peuples ouvrir les yeux, comprendre le prix du
renoncement national indispensable pour éviter la tuerie de
tous contre tous ! Le pouvoir de la conscience et de l’esprit
international reste encore trop timoré. A l’heure actuelle il se
dévoile plus faible encore puisqu’il tolère un pacte avec les
pires ennemis de la civilisation. A ce degré, cette diplomatie
de la conciliation se nomme un crime contre l’humanité,
même si on la défend au nom de la sagesse politique.
Nous ne pouvons pas désespérer des hommes, puisque
nous sommes nous-mêmes des hommes. Et c’est un
réconfort de penser qu’il existe des personnalités comme
vous, vivantes et loyales.
2. Je dois avouer qu’une déclaration de ce type, comme
celle ci-jointe, ne représente à mon avis aucune valeur pour
un peuple qui, en temps de paix, se soumet au service
militaire. Votre combat doit se proposer comme résultat la
libération de toute obligation militaire. Le peuple français a
payé terriblement cher sa victoire de 1918 ! Et pourtant,
malgré le poids de cette expérience, le service militaire
maintient la France dans la plus ignoble de toutes les
espèces de servitude.

61
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Soyez donc infatigable dans cette lutte ! Vous avez même


des alliés objectifs parmi les réactionnaires et militaristes
allemands. Car si la France s’accroche à son idée de service
militaire obligatoire, il ne lui sera pas possible à la longue
d’interdire l’introduction de ce service en Allemagne. Alors
inéluctablement on accédera à la revendication allemande
pour l’égalité des droits. Pour chaque esclave militaire
français, il y aura deux esclaves militaires allemands. Cela
concorderait-il avec les intérêts français ? Seule la
suppression radicale du service militaire obligatoire autorise
d’imaginer l’éducation de la jeunesse dans l’esprit de
réconciliation, dans l’affirmation des forces de la vie et dans
le respect de toutes les formes de vivant.
Je crois que le refus du service militaire, par l’objection de
conscience, s’il était simultanément affirmé par cinquante
mille appelés au service aurait une puissance irrésistible.
Car, un individu seul ne peut pas obtenir grand-chose et on
ne peut souhaiter que les êtres de la plus grande valeur
soient livrés à l’anéantissement par l’abominable monstre à
trois têtes : stupidité, peur, cupidité.
3. Vous avez analysé dans votre lettre un point absolument
essentiel. L’industrie des armements représente
concrètement le plus terrible péril pour l’humanité. Elle se
masque, puissante force maligne, derrière le nationalisme,
qui s’étend partout.
La nationalisation étatique pourrait sans doute offrir
quelque utilité. Mais la délimitation des industries
concernées paraît bien compliquée. Y mettra-t-on l’industrie
aéronautique ? Et dans quelles proportions y inclura-t-on
l’industrie métallurgique, l’industrie chimique ?
Pour l’industrie des munitions et pour le commerce du
matériel de guerre, la Société des Nations, depuis des années
déjà, s’efforce d’exercer un contrôle sur ce trafic abominable.
62
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Mais qui ignore l’échec de cette politique? L’année dernière


j’ai demandé à un diplomate américain notoire, pourquoi,
par un boycott commercial, on n’empêchait pas le Japon de
persévérer dans sa politique de coups de force ? Réponse : «
nos intérêts économiques sont trop impliqués ». Comment
aider des individus aveuglés par de telles réponses ? Et vous
croyez qu’une parole de moi suffirait pour obtenir un
résultat en ce domaine ! Quelle erreur ! Tant que je ne les
dérange pas, les hommes me flattent. Mais si j’essaie de
défendre une politique gênante à leurs yeux, ils m’insultent
et me calomnient pour protéger leurs intérêts. Quant aux
indifférents ils se réfugient la plupart du temps dans une
attitude de lâcheté. Mettez à l’épreuve le courage civique de
vos concitoyens ! La devise tacitement en valeur se dévoile :
« sujet tabou... pas un mot ! Soyez convaincus, je mettrai
toutes mes forces pour exécuter ce que je peux, dans le sens
que vous m’indiquez. Mais par la voie directe, comme vous
le suggérez, il n’y a rien à tenter ».

PACIFISME ACTIF

Je m’estime très heureux d’assister à cette grande


manifestation pacifiste, organisée par le peuple flamand.
Personnellement, j’éprouve le besoin de m’exprimer devant
vous tous qui y participez, au nom de ceux qui pensent
comme vous et qui ont les mêmes angoisses devant l’avenir :
« Nous nous ressentons très profondément liés à vous en ces
moments de recueillement et de prise de conscience. »
Nous n’avons pas le droit de nous mentir. Une
amélioration des conditions humaines contraignantes et
désespérantes actuelles ne peut être imaginée possible sans
63
COMMENT JE VOIS LE MONDE

de terribles conflits. Car le petit nombre de gens décidés à


des moyens radicaux pèse peu devant la masse des indécis et
des récupérés. Et la puissance des gens directement
intéressés au maintien de cette machinerie de la guerre reste
considérable. Ils ne reculeront devant aucun procédé pour
contraindre l’opinion publique à se plier à leurs exigences
criminelles.
Selon toutes apparences, les hommes d’Etat actuellement
au pouvoir poursuivraient le but d’établir durablement une
paix solide. Mais l’accroissement incessant des armements
prouve clairement que ces hommes d’Etat ne font pas le
poids devant ces puissances criminelles ne cherchant qu’à
préparer la guerre. Je reste inébranlable sur ce point : la
solution est dans le peuple, dans le peuple seul. Si les
peuples veulent échapper à l’esclavage abject du service
militaire, ils doivent se prononcer catégoriquement pour le
désarmement général. Aussi longtemps que les armées
existeront, chaque conflit un peu délicat risque d’aboutir à la
guerre. Un pacifisme ne s’attaquant pas aux politiques
d’armement des Etats, est impuissant et reste impuissant.
Que les peuples le comprennent ! Que leur conscience se
manifeste ! Ainsi nous franchirons une nouvelle étape dans
le progrès des peuples entre eux et nous nous rappellerons
combien la guerre fut l’incompréhensible folie de nos
ancêtres !

64
COMMENT JE VOIS LE MONDE

UNE DÉMISSION

Au secrétaire allemand de la Société des Nations.

Cher Monsieur Dufour-Feronce,

Je ne veux pas laisser votre aimable lettre sans


réponse car vous pourriez considérer mon point de vue de
manière erronée. Ma décision de ne plus aller à Genève se
fonde sur cette évidence acquise par une douloureuse
expérience : la commission en général ne manifeste pas dans
ses sessions la ferme volonté de réaliser les progrès
indispensables aux relations internationales. Bien au
contraire, elle ressemble à une parodie de l’adage « ut
aliquid fieri videatur ». Vue ainsi, cette commission me
semble même pire que la Société des Nations en son
ensemble.
Parce que j’ai voulu me battre de toutes mes forces pour la
création d’une Cour Internationale d’Arbitrage et de
réglementation placée au-dessus des Etats, et parce que cet
idéal me tient à cœur, je crois devoir quitter cette
Commission.
La Commission a approuvé la répression des minorités
culturelles dans les différents pays parce que, dans ces
mêmes pays, elle a constitué une « Commission Nationale »
unique lieu théorique entre les intellectuels de l’Etat et la
Commission. Cette politique délibérée l’éloigne de sa
fonction propre : être un soutien moral pour les minorités
nationales contre toute oppression culturelle.
La Commission, en outre, a manifesté une attitude
tellement hypocrite face au problème de la lutte contre les
tendances chauvinistes et militaristes de l’enseignement
65
COMMENT JE VOIS LE MONDE

dans les différents pays qu’on ne peut espérer d’elle une


attitude décisive dans ce domaine essentiel, fondamental.
La Commission constamment s’est dispensée d’être l’appui
de personnalités ou d’organisations qui, de façon
irrécusable, se sont engagées pour un ordre juridique
international et contre le système militaire.
La Commission n’a jamais essayé d’empêcher l’intégration
des membres dont elle savait qu’ils étaient des représentants
de courants d’idée fondamentalement différents de ceux
qu’elle se devait de représenter.
Je ne veux plus énumérer mes autres griefs, puisque ces
quelques objections font suffisamment comprendre ma
décision. Je ne veux cependant pas me poser en accusateur.
Mais je vous devais d’expliquer mon attitude. Si j’avais eu un
espoir, même infime, j’aurais agi différemment, croyez-le
bien.

SUR LA QUESTION DU DÉSARMEMENT

La réalisation d’un plan de désarmement s’est d’autant


plus compliquée qu’on n’envisageait pas clairement en
général l’énorme complexité du problème. En général la
plupart des objectifs s’obtiennent par paliers successifs.
Rappelons-nous par exemple la transformation de la
monarchie absolue en démocratie ! Mais ici l’objectif ne
souffre aucun palier.
En effet, tant que la possibilité de la guerre n’est pas
radicalement supprimée, les nations ne se laisseront pas
déposséder de leur droit de s’organiser militairement le
mieux possible pour écraser l’ennemi d’une future guerre.
On ne pourra pas éviter que la jeunesse ne soit élevée dans
les traditions guerrières, ni que la dérisoire fierté nationale
66
COMMENT JE VOIS LE MONDE

ne soit exaltée parallèlement à la mythologie héroïque du


guerrier, aussi longtemps qu’il faudra faire vibrer chez les
citoyens cette idéologie pour une résolution armée des
conflits. S’armer signifie exactement cela : non pas
approuver et organiser la paix, mais dire oui à la guerre et la
préparer. Alors donc il ne faut pas désarmer par étapes mais
en une seule fois ou jamais.
La réalisation dans la vie des nations d’une structure si
profondément différente implique une force morale nouvelle
et un refus conscient de traditions profondément enracinées.
Celui qui n’est pas prêt à remettre, en cas de conflit, et sans
conditions, le destin de son pays aux décisions d’une Cour
internationale d’arbitrage et qui n’est pas prêt à s’y engager,
solennellement, sans réserve, par un traité, n’est pas
réellement décidé à éliminer les guerres. La solution est
claire : tout ou rien.
Jusqu’à présent les efforts entrepris pour assurer la paix
ont échoué, parce qu’ils n’ambitionnent que des résultats
partiels insuffisants.
Désarmement et sécurité ne se conquièrent qu’en-semble.
La sécurité n’est réelle que si toutes les nations prennent
l’engagement d’exécuter parfaitement les décisions
internationales.
Nous sommes donc à la croisée des chemins. Ou bien nous
prendrons la route de la paix ou bien la route déjà
fréquentée de la force aveugle indigne de notre civilisation.
Voilà notre choix et nous en sommes responsables ! D’un
côté liberté des individus et sécurité des communautés nous
attendent. De l’autre, servitude des individus et
anéantissement des civilisations nous menacent. Notre
destin sera comme nous le voudrons.

67
COMMENT JE VOIS LE MONDE

A PROPOS DE LA CONFÉRENCE DU DÉSARMEMENT EN


1932

1. Puis-je commencer par une profession de foi oolitique ?


La voici. L’Etat est créé pour les hommes, et non l’inverse.
On peut tenir le même raisonnement pour la Science que
pour l’Etat. Vieilles maximes façonnées par des êtres situant
la personne humaine au sommet de la hiérarchie des valeurs
! J’aurais honte de les répéter si elles n’étaient pas toujours
menacées de sombrer dans l’oubli, surtout en notre époque
d’organisation et de routine. Or la tâche essentielle de l’Etat
consiste bien en ceci : protéger l’individu, lui offrir la
possibilité de se réaliser en tant que personne humaine
créatrice.
L’Etat doit être notre serviteur, et nous n’avons pas à en
être les esclaves. Cette loi fondamentale est bafouée par
l’Etat quand il nous contraint par la force au service militaire
et à la guerre. Notre fonction d’esclave s’exerce alors pour
anéantir les hommes d’autres pays ou pour nuire à la liberté
de leur progrès. Nous n’avons le devoir de consentir certains
sacrifices à l’Etat que s’ils contribuent au progrès humain
des individus. Ces propositions peut-être paraissent
évidentes pour un Américain mais pas pour un Européen.
Pour cette raison nous espérons que le combat contre la
guerre éveillera un écho puissant chez les Américains.
Parlons maintenant de cette conférence du désarmement !
Quand on y réfléchit, faut-il sourire, pleurer ou espérer?
Représentez-vous une ville habitée par des citoyens
irascibles, malhonnêtes et querelleurs. On y éprouverait sans
cesse le risque de mourir et, donc sans cesse, cette terrible
angoisse neutralisant toute évolution normale. L’autorité de
la ville veut alors supprimer ces conditions épouvantables...
68
COMMENT JE VOIS LE MONDE

mais chacun des magistrats et des concitoyens n’accepte pas,


sous aucune condition, qu’on lui interdise de porter un
poignard à la ceinture ! Après de très longues années de
préparation l’autorité de la ville se décide à débattre le
problème publiquement et propose ce thème de discussion :
longueur et affûtage du poignard individuel autorisé à la
ceinture pendant les promenades ?
Tant que les citoyens conscients ne prendront pas les
devants grâce à la loi, à la justice et à la police pour interdire
les coups de couteau, la situation reste inchangée. La
détermination de la longueur et de l’affûtage des poignards
autorisés ne favorisera que les violents et les belliqueux et
leur soumettra les plus faibles. Vous comprenez tous le sens
de cette comparaison. Nous avons en effet une Société des
Nations et une Cour d’Arbitrage. Mais la Société des Nations
ressemble davantage à une salle de réunion qu’à une
assemblée et la Cour n’a pas les moyens de faire respecter
ses verdicts. En cas d’agression contre lui, aucun Etat ne
trouve de sécurité auprès de la Société des Nations.
N’oubliez donc pas cette évidence quand vous apprécierez la
position de la France, et son refus de désarmer sans sécurité.
Vous jugerez alors moins sévèrement qu’on ne le fait
d’habitude.
Chaque peuple doit comprendre et vouloir les limitations
nécessaires de son droit de souveraineté, chaque peuple doit
intervenir et s’associer aux autres peuples contre tout
contrevenant aux décisions de la Cour, officiellement ou
secrètement. Sinon nous maintiendrons ce climat général
d’anarchie, de menace. La souveraineté illimitée des
différents Etats et la sécurité en cas d’agression sont des
propositions inconciliables, malgré tous les sophismes.
Aura-t-on besoin encore de nouvelles catastrophes pour
inciter les Etats à s’engager à exécuter toute décision de la
69
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Cour Internationale de Justice ? Sur les bases de sa récente


évolution, notre espérance dans le proche avenir reste
réduite. Mais chaque ami de la civilisation et de la Justice
doit se battre pour convaincre ses semblables de l’inéluctable
nécessité de cette obligation internationale entre les Etats.
On objectera à juste titre que cette conception valorise trop
le système juridique mais néglige les psychologies nationales
et les valeurs morales. On souligne que le désarmement
moral devrait précéder le désarmement matériel. On affirme
aussi, avec vérité, que le plus grand obstacle à l’ordre
international consiste dans ce nationalisme exacerbé,
dénommé illusoirement et sympathiquement patriotisme.
En effet, dans les cent cinquante dernières années, cette
divinité a acquis une puissance criminelle angoissante et
extraordinaire.
Pour surmonter cette objection, il faut réaliser et se
convaincre que les facteurs rationnels et humains se
conditionnent réciproquement. Les systèmes dépendent
étroitement de conceptions traditionnelles sentimentales, y
puisent leurs raisons d’exister et de se protéger. Mais les
systèmes élaborés, à leur tour, influencent puissamment les
conceptions traditionnelles sentimentales.
Le nationalisme, actuellement partout développé de
manière si dangereuse, se déploie parfaitement à partir de la
création du service militaire obligatoire, ou, bel
euphémisme, de l’armée nationale. L’Etat exigeant de ses
citoyens le service militaire, se voit obligé d’exalter en eux le
sentiment nationaliste, base psychologique des
conditionnements militaires. A côté de la religion, l’Etat doit
glorifier dans ses écoles, aux yeux de sa jeunesse, son
instrument de force brutale.
L’introduction du service militaire obligatoire, voilà la
principale cause, à mon sens, de la décadence morale de la
70
COMMENT JE VOIS LE MONDE

race blanche. Ainsi se pose déjà la question de la survie de


notre civilisation et même de notre vie ! Ainsi le puissant
courant de la révolution française apporte d’innombrables
avantages sociaux mais aussi cette malédiction qui, en si peu
de temps, a frappé tous les autres peuples.
Celui qui veut développer le sentiment international et
combattre le chauvinisme national, doit donc combattre le
service militaire obligatoire. Les violentes persécutions
auxquelles sont en butte ceux qui, pour des raisons morales,
refusent d’accomplir le service militaire, sont-elles moins
ignominieuses pour l’humanité que les persécutions
auxquelles étaient exposés dans les termes passés les
martyrs de la religion? Ose-t-on hypocritement proclamer la
guerre hors la loi, comme le fait le pacte Kellog, alors qu’on
livre des individus sans défense à la machine meurtrière de
la guerre dans n’importe quel pays ?
Si, dans l’esprit de la conférence du désarmement, nous ne
voulons pas nous limiter à l’aspect du système juridique
mais si nous désirons aussi y inclure loyalement et
pratiquement l’aspect psychologique, il faut chercher à
offrir, à tout individu, par le biais international une
possibilité légale de dire non au service militaire. Une telle
initiative juridique susciterait indubitablement un puissant
mouvement moral. Résumons-nous. De simples conventions
sur les réductions d’armement ne procurent nullement la
sécurité. La Cour d’Arbitrage obligatoire doit disposer d’un
exécutif garanti par tous les Etats participants. Il
interviendrait par sanction économique et militaire contre
l’Etat briseur de paix. Le service militaire obligatoire doit
être combattu puisqu’il constitue le foyer principal d’un
nationalisme morbide. Les objecteurs de conscience doivent
donc tout particulièrement être protégés internationale-
ment.
71
COMMENT JE VOIS LE MONDE

2. Ce que l’ingéniosité des hommes nous a offert dans ces


cent dernières années, aurait pu faciliter une vie libre et
heureuse, si le progrès entre les humains s’effectuait en
même temps que les progrès sur les choses. Or le résultat
laborieux ressemble pour ceux de notre génération à ce que
serait un rasoir pour un enfant de trois ans. La conquête de
fabuleux moyens de production n’a pas apporté la liberté,
mais les angoisses et la faim.
Pire encore, les progrès techniques fournissent les moyens
d’anéantir la vie humaine et tout ce qui a été durement créé
par l’homme. Nous, les anciens, avons vécu cette
abomination pendant la guerre mondiale. Mais plus ignoble
que cet anéantissement, nous avons vécu l’esclavage
ignominieux, où l’homme se voit entraîné par la guerre !
N’est-il pas épouvantable d’être contraint par la
communauté d’accomplir des actes que chacun, face à sa
conscience, juge criminels. Or peu d’êtres ont révélé une telle
grandeur d’âme qu’ils ont refusé de les commettre. A mes
yeux pourtant ils sont les vrais héros de la guerre mondiale.
Il y a une lueur d’espoir. J’ai l’impression aujourd’hui que
les chefs responsables des peuples ont sincèrement
l’intention et la volonté d’abolir la guerre. La résistance à ce
progrès absolument nécessaire s’échafaude sur les traditions
malsaines des peuples : elles se transmettent de génération
en génération, à travers le système d’éducation, comme un
chancre héréditaire. Le principal défenseur de ces traditions,
c’est l’instruction militaire et sa glorification, et toute cette
fraction de la presse liée aux industries lourdes ou
d’armement. Sans désarmement, pas de paix durable.
Inversement, les armements militaires ininterrompus, dans
les normes actuelles, conduisent inéluctablement à de
nouvelles catastrophes.

72
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Aussi la conférence sur le désarmement de 1932 sera


décisive pour cette génération et la suivante. Les conférences
précédentes ont abouti à des résultats, avouons-le,
désastreux. Donc il s’impose à tous les hommes perspicaces
et responsables de conjuguer toutes leurs énergies pour
cristalliser de plus en plus l’opinion publique sur le rôle
essentiel de la conférence de 1932. Si dans leur pays les chefs
d’Etat incarnent la volonté pacifique d’une majorité résolue,
alors et seulement ils pourront réaliser cet idéal. Chacun, par
ses actions et par ses paroles peut aider à la formation de
cette opinion publique.
L’échec de la conférence serait assuré si les délégués s’y
présentaient avec des instructions définitives, dont
l’acceptation se transformerait en affaire de prestige. Cette
politique paraît être déjouée. Car les réunions de diplomates,
délégation par délégation, réunions fréquentes ces derniers
temps, ont été consacrées à préparer solidement la
conférence par des discussions sur le désarmement. Cette
procédure me semble très heureuse. En effet deux hommes
ou deux groupes peuvent travailler dans un esprit judicieux,
sincère et dépassionné, si n’intervient pas un troisième
groupe dont il faut tenir compte dans le débat. Et si la
conférence est préparée selon cette procédure, si les coups
de théâtre en sont exclus et si une véritable bonne volonté
instaure un climat de confiance, alors seulement nous
pouvons espérer une issue favorable.
Dans ce genre de conférence, le succès ne dépend pas de
l’intelligence ou de l’adresse mais de l’honnêteté et de la
confiance. La valeur morale ne peut pas être remplacée par
la valeur intelligence et j’ajouterai : Dieu merci !
L’être humain ne peut se contenter d’attendre et de
critiquer. II doit se battre pour cette cause, autant qu’il le

73
COMMENT JE VOIS LE MONDE

peut. Le destin de l’humanité sera tel que nous le prépare-


rons.

L’AMÉRIQUE ET LA CONFÉRENCE DU DÉSARMEMENT


EN 1932

Les Américains aujourd’hui sont tracassés par la situation


économique de leur pays et ses conséquences. Les dirigeants
conscients de leurs responsabilités s’appliquent
essentiellement à résoudre la crise affreuse du chômage en
leur propre pays. Le sentiment d’être lié au destin du reste
du monde et particulièrement à celui du reste de l’Europe, la
mère patrie, se retrouve moins vivace qu’en temps normal.
Mais l’économie libérale ne résoudra pas automatiquement
par elle-même ses propres crises. Il faut un ensemble de
mesures harmonieuses issues de la communauté, pour
réaliser parmi les hommes une juste répartition du travail et
des produits de consommation. Sans cela la population du
pays le plus riche s’asphyxie. Comme le travail nécessaire
aux besoins de tous est diminué grâce aux
perfectionnements de la technologie, le libre jeu des forces
économiques ne peut à lui seul maintenir un équilibre
permettant le plein emploi des forces de travail. Une
réglementation planifiée et réaliste s’impose pour utiliser les
progrès de la technologie dans l’intérêt commun.
Si désormais l’économie ne peut plus subsister sans une
rigoureuse planification, elle s’impose plus encore pour les
problèmes économiques internationaux. Aujourd’hui peu
d’individus pensent réellement que les techniques de guerre
représentent un système avantageux, applicable à
74
COMMENT JE VOIS LE MONDE

l’humanité pour résoudre les conflits humains. Mais les


autres hommes manquent de logique et de courage pour
dénoncer le système et pour imposer des mesures qui
rendraient impossible la guerre, ce vestige sauvage et
intolérable des temps anciens. Il faut encore une réflexion
approfondie pour dévoiler le système puis un courage à toute
épreuve, pour briser les chaînes de cet esclavage : ceci exige
une décision irrévocable et une intelligence dépoussiérée.
Celui qui veut vraiment abolir la guerre, doit intervenir
avec énergie pour que l’Etat dont il est citoyen renonce à une
partie de sa souveraineté au profit des instances
internationales. Il doit se préparer, au cas d’un quelconque
conflit de son pays, à le soumettre à l’arbitrage de la cour
internationale de justice. Il doit se battre avec la plus grande
force pour le désarmement général des Etats, prévu même
par le pitoyable traité de Versailles. Si l’on ne supprime pas
l’éducation du peuple par les militaires et par les patriotes
belliqueux, l’humanité ne pourra progresser.
Aucun événement des dernières années n’était aussi
humiliant pour les Etats civilisés que cette succession
d’échecs de toutes les précédentes conférences sur le
désarmement. Les politiciens ambitieux et sans scrupules
par leurs intrigues en sont responsables, mais partout aussi
dans tous les pays l’indifférence et la lâcheté. Si nous ne
changeons pas, nous porterons la responsabilité de
l’anéantissement du superbe héritage de nos ancêtres.
Le peuple américain, je le crains, n’assume pas sa
responsabilité dans cette crise. Car on pense ainsi aux Etats-
Unis : « l’Europe va se perdre si elle se laisse conduire par
les sentiments de haine et de vengeance de ses habitants. Le
Président Wilson avait semé le bon grain. Mais ce sol stérile
européen a fait lever l’ivraie. Quant à nous, nous sommes les

75
COMMENT JE VOIS LE MONDE

plus forts, les moins vulnérables, et nous ne recommen-


cerons pas de sitôt à nous mêler des affaires d’autrui ».
Celui qui pense ainsi est un médiocre qui ne voit pas plus
loin que le bout de son nez. L’Amérique ne peut pas se laver
les mains de la misère européenne. Par le remboursement
brutal de ses créances, l’Amérique accélère la chute
économique de l’Europe et donc ainsi sa décadence morale.
Elle est responsable de la balkanisation européenne et
partage aussi la responsabilité de cette crise morale en
politique, entretenant ainsi l’esprit de revanche déjà
alimenté par le désespoir. Cette nouvelle mentalité ne sera
pas endiguée par les frontières américaines. Je devrais vous
en avertir : vos frontières ont déjà été franchies. Regardez
autour de vous, prenez garde !
Mais assez de longs discours! La conférence du
désarmement signifie pour nous, et pour vous, la dernière
chance de sauver l’héritage du passé. Vous êtes les plus
puissants, et les moins touchés par la crise, c’est donc vous
que le monde regarde et dont on attend l’espoir.

AU SUJET DE LA COUR D'ARBITRAGE

Un désarmement planifié et rapide n’est possible que lié à


la garantie de sécurité de toutes les nations ayant signé
chacune séparément, sous la dépendance d’une Cour
d’Arbitrage permanente rigoureusement indépendante des
gouvernements.
Engagement inconditionnel des Etats membres : accepter
les verdicts de la Cour et les mettre à exécution.
Trois cours séparées : Europe-Afrique, Amérique et Asie.
L’Australie rattachée à l’une des trois. Une Cour d’Arbitrage
identique pour les conflits non résolus dans les trois.
76
COMMENT JE VOIS LE MONDE

L’INTERNATIONALE DE LA SCIENCE

Pendant la guerre, alors que la folie nationale et politique


atteignait son paroxysme, Emile Fisher à une séance de
l’Académie s’écria vivement : « Vous n’y pouvez rien,
Messieurs, mais la Science est, et reste, internationale. » Les
meilleurs savants l’ont toujours su et vécu passionnément,
même si dans les époques de crise politique, ils sont noyés
au milieu de leurs confrères de plus petite envergure. Quant
à la foule des individus, malgré son droit de vote, elle a,
durant la dernière guerre et dans les deux camps, trahi le
dépôt sacré qui lui avait été confié ! L’Association
internationale des Académies a été dissoute. Des congrès se
sont tenus et se tiennent encore en maintenant l’exclusion
des collègues des pays jadis ennemis. Des motifs politiques
graves présentés avec un cérémonial hypocrite empêchent le
point de vue objectif, nécessaire à la réussite de ce noble
idéal, de prédominer.
Que peuvent réaliser les gens honnêtes, non secoués par les
remous passionnels de l’immédiat, pour récupérer ce qui a
déjà été perdu ? Et même à l’heure actuelle, des congrès
internationaux de grande envergure ne peuvent même plus
être organisés à cause de l’extrême agitation de la majorité
des intellectuels. Et les blocages psychologiques contre le
rétablissement des associations scientifiques internationales
se ressentent durement, au point qu’une minorité animée de
sentiments et d’idées plus élevés ne peut les surmonter.
Cette minorité cependant coopère à ce but suprême de
rétablir les instances internationales, en maintenant
d’étroites relations avec les savants de même générosité
morale, et en intervenant constamment dans leur propre
77
COMMENT JE VOIS LE MONDE

sphère d’action pour préconiser des mesures internationales.


Mais le succès, le succès décisif peut se faire attendre. Il
s’impose absolument. Je profite de l’occasion et j’aimerais
féliciter un nombre important de mes collègues anglais. Car,
pendant toutes ces longues années d’échecs, ils ont gardé
vivante la volonté de sauvegarder la communauté
intellectuelle.
Partout les déclarations officielles sont plus sinistres que
les pensées des individus. Les gens honnêtes doivent ouvrir
les yeux, ne pas se laisser manœuvrer, duper : « senatores
boni viri, senatus autem bestia ».
Je suis fondamentalement optimiste pour les progrès de
l’organisation internationale générale, non que je me fonde
sur l’intelligence ou la noblesse des sentiments mais je
mesure la contrainte impitoyable du progrès économique. Or
il dépend, à un degré très élevé de la puissance de travail des
savants, même des savants rétrogrades! Ainsi même ces
derniers, malgré eux, aideront à créer l’organisation
internationale.

AU SUJET DES MINORITÉS

Cela devient hélas un lieu commun : les minorités, en


particulier celles dont les traits physiques sont
reconnaissables, sont considérées par les majorités au milieu
desquelles elles vivent, absolument comme des classes
inférieures de l’humanité. Ce destin tragique se perçoit ainsi
dans le drame naturellement vécu par ces minorités, sur le
plan économique et social, mais surtout dans ce fait : les
victimes d’une telle horreur s’imprègnent à leur tour elles-
mêmes, à cause de l’influence perverse de la majorité, de ce
préjugé de race et elles se mettent à considérer d’autres
78
COMMENT JE VOIS LE MONDE

semblables comme des inférieurs. Ce second aspect, plus


épouvantable et plus morbide, doit être supprimé par une
plus grande cohésion et par une éducation plus intelligente
de la minorité.
L’énergie consciente des noirs américains tendant à ce but,
comprenons-la, pratiquons-la.

ALLEMAGNE ET FRANCE

Une collaboration confiante entre l’Allemagne et la France


ne peut s’installer que si la revendication française d’une
garantie certaine en cas d’agression militaire est satisfaite.
Mais si la France prétend à de telles exigences, cette position
sera inévitablement mal ressentie en Allemagne.
Je crois qu’il faut agir autrement ainsi je crois même que
c’est possible. Le gouvernement allemand propose,
spontanément au gouvernement français de soumettre d’un
commun accord à la Société des Nations une motion
recommandant à tous les Etats participants de s’engager sur
les deux points suivants :
1) Chaque pays se soumet à toute décision de la Cour
Internationale d’Arbitrage.
2) Chaque pays, en accord avec tous les autres Etats
membres de la Société des Nations et au prix de toutes leurs
ressources économiques et militaires, intervient contre tout
Etat qui briserait la paix ou qui rejetterait une décision
internationale dictée par l’intérêt de la paix mondiale.

79
COMMENT JE VOIS LE MONDE

L’INSTITUT POUR LA COOPÉRATION INTELLECTUELLE

Cette année, les hommes politiques européens compétents,


pour la première fois, ont tiré les conséquences de leur
expérience. Ils comprennent enfin que notre continent ne
peut surmonter ses problèmes qu’en dépassant ces
traditionnels conflits de système politiques. L’organisation
politique européenne se renforcerait, et la suppression des
barrières douanières embarrassantes s’intensifierait. Cet
objectif supérieur ne dépend pas de simples conventions
étatiques. Il y faut d’abord et avant tout, une propédeutique
des esprits. Eveillons donc, il le faut, dans les hommes, un
sentiment de solidarité qui ne s’arrête pas aux frontières
comme jusqu’ici c’est toujours le cas. S’inspirant de cet idéal,
la Société des Nations a créé la Commission de coopération
intellectuelle. Cette commission doit être un organisme
absolument international, éloigné de toute politique,
préoccupé exclusivement dans tous les domaines de la vie
intellectuelle de mettre en communication les centres
culturels nationaux, isolés depuis la guerre. Tâche bien
lourde ! Car, ayons le courage de l’avouer — tout au moins
dans les pays que je connais le mieux — les savants et les
artistes se laissent plus facilement inspirer par les tendances
nationalistes complaisantes, que les hommes doués pour des
idéaux plus généreux.
Jusqu’à présent cette commission siégeait deux fois par an.
Pour obtenir des résultats plus efficaces, le gouvernement
français a décidé de créer et de maintenir permanent un
institut de coopération intellectuelle. Il vient de s’ouvrir ces
jours-ci. Cet acte généreux du gouvernement français mérite
la reconnaissance de tous.

80
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Tâche aisée et magiquement efficace que de s’exalter en


décernant des louanges ou en suggérant le grand silence sur
le regrettable ou le critiquable ! Mais le progrès de nos
travaux ne progresse que par la droiture. Aussi je ne crains
pas d’exprimer mon appréhension en même temps que ma
joie pour cette création.
Chaque jour je vérifie que le plus redoutable ennemi de
notre commission se situe dans cette absence de conviction
en son objectif politique. On devrait tout entreprendre pour
affermir cette confiance et s’interdire tout ce qui y porterait
atteinte.
Quand le gouvernement français installe et entretient à
Paris, grâce aux finances publiques, un institut organe
permanent de la Commission, avec un citoyen français
comme directeur, on donne l’impression à ceux qui en sont
éloignés que l’influence française dans cette Commission est
prépondérante. Cette impression se renforce d’elle-même,
puisque jusqu’à présent le Président de la Commission lui-
même était un Français. Même si les hommes en question
sont estimés de tous et partout, même s’ils bénéficient de la
plus haute sympathie, cette impression se maintient. « Dixi
et salvavi animam meam. » J’espère de tout cœur que ce
nouvel institut réussira en parfaite et constante harmonie
avec la Commission, à mieux s’approcher des buts communs
et à gagner la confiance et la reconnaissance des travailleurs
intellectuels de tous les pays.

CIVILISATION ET BIEN ÊTRE

Si l’on veut évaluer le désastre que la grande catastrophe


politique a provoqué dans l’évolution de la civilisation, il
faut se souvenir qu’une culture plus affinée ressemble à une
81
COMMENT JE VOIS LE MONDE

plante fragile tributaire d’éléments complexes et ne se


développe qu’en un petit nombre de lieux. Sa croissance
exige un conditionnement délicat. Car une partie de la
population d’un pays travaille sur des questions non
directement indispensables à la conservation de la vie. Cela
suppose une vivace tradition morale valorisant les biens et
les produits de la civilisation. La possibilité de vivre est
donnée à ceux qui y travaillent par ceux qui ne s’exercent
qu’aux nécessités immédiates de la vie.
L’Allemagne appartenait dans les cent dernières années à
ces cultures bénéficiant de ces deux conditions. Le niveau de
vie restait sans doute limité, mais suffisant ; mais la
tradition des valeurs, elle s’avérait prépondérante et sur
cette structure le peuple inventait des richesses culturelles
indispensables au développement moderne. Aujourd’hui la
tradition se maintient dans son ensemble, mais la qualité de
la vie est modifiée. On a enlevé en grande partie à l’industrie
du pays les sources de matière première sur lesquelles vivait
la partie industrieuse de la population. Le surplus nécessaire
aux travailleurs créateurs de valeurs intellectuelles s’est mis
soudain à manquer. Alors un tel mode de vie entraîne la
chute des valeurs de la tradition et une des plantations les
plus riches de la civilisation se transforme en un désert.
Puisqu’elle accorde tant de prix aux valeurs intellectuelles,
l’humanité doit se préserver contre le cancer en ce domaine.
Elle remédiera donc de toutes ses forces à la crise
momentanée et réveillera une idéologie commune
supérieure, reléguée à l’arrière-plan par l’égoïsme national :
le prix des valeurs humaines se situe au-delà de toute
politique et de toutes les barrières de frontières. Elle
accordera à chaque peuple les conditions de travail qui
permettent réellement de vivre et donc de créer ces valeurs
de civilisation.
82
COMMENT JE VOIS LE MONDE

SYMPTÔMES D’UNE MALADIE DE LA VIE CULTURELLE

L’échange inconditionnel des idées et des découvertes


s’impose pour un progrès harmonieux de la science et de la
vie culturelle. A mon avis, indubitablement l’intervention
des puissances politiques de ce pays a provoqué un désastre
déjà apparent dans cette communication libre des
connaissances entre individus. Il se manifeste d’abord dans
le travail scientifique proprement dit. Puis dans un
deuxième temps, il se manifeste dans toutes les disciplines
de la production. Les contrôles des instances politiques dans
la vie scientifique de la nation se répercutent très
profondément par le refus de voyager à l’étranger imposé
aux savants d’ici et par le refus d’accueillir des savants
étrangers ici, aux Etats-Unis. Une conduite aussi pitoyable
pour un pays aussi puissant n’est que le symptôme apparent
d’une maladie profondément cachée.
Mais aussi les interventions dans la liberté de
communiquer les résultats scientifiques oralement ou par
écrit, mais aussi le comportement soupçonneux de la
communauté, encadrée par une organisation policière
gigantesque mettant en question l’opinion politique de
chacun, mais aussi l’angoisse pour chaque individu d’éviter
ce qui le rendrait probablement suspect et qui
compromettrait alors son existence économique, tout cela
constitue pour l’instant, simplement des symptômes. Mais
ils révèlent des caractères inquiétants, les symptômes du
mal.
Ce mal véritable s’élabore dans la psychose engendrée par
la guerre puis proliférant partout : en temps de paix, nous
83
COMMENT JE VOIS LE MONDE

devons organiser tout notre conditionnement de vie, en


particulier notre travail, pour être assurés de la victoire, en
cas de guerre.
Cette proposition en provoque une autre : notre liberté et
notre existence sont menacées par de puissants ennemis.
Cette psychose explique les abominations décrites comme
symptômes. Elle doit — sauf si guérison — inéluctablement
entraîner à la guerre et donc à l’anéantissement général. Elle
s’exprime parfaitement dans le budget des Etats-Unis.
Quand nous aurons triomphé de cette obsession, nous
pourrons aborder de façon intelligente le véritable problème
politique : comment assurer sur une terre désormais trop
petite l’existence et les relations humaines ? Pourquoi tout
cela ? Parce que nous ne pourrons pas nous libérer des
symptômes connus et des autres si nous n’attaquons pas la
maladie en ses racines.

RÉFLEXIONS SUR LA CRISE ÉCONOMIQUE MONDIALE

Si quelque raison peut pousser un profane en questions


économiques à donner courageusement son opinion sur le
caractère des difficultés économiques angoissantes de notre
époque, c’est assurément la confusion désespérante des
diagnostics établis par les spécialistes. Ma réflexion n’est pas
originale et ne représente que la conviction d’un homme
indépendant et honnête — sans préjugés nationalistes et
sans réflexes de classe — qui désire ardemment et
exclusivement, le bien de l’humanité et dans une
organisation plus harmonieuse de l’existence humaine.
J’écris comme si j’étais assuré de la vérité de mes
84
COMMENT JE VOIS LE MONDE

propositions mais je l’écris simplement pour la forme la plus


commode de l’expression et non comme témoignage d’une
excessive confiance en moi-même ou comme conviction de
l’infaillibilité de mes simples conceptions, sur des problèmes
en fait affreusement complexes.
Je crois que cette crise est singulièrement différente des
crises précédentes parce qu’elle dépend de circonstances
radicalement nouvelles conditionnées par le fulgurant
progrès des méthodes de production. Pour la production de
la totalité des biens de consommation nécessaires à la vie,
seule une fraction de la main-d’œuvre disponible devient
indispensable. Or dans ce type d’économie libérale cette
évidence détermine forcément un chômage.
Pour des raisons que je n’analyse pas ici, la majorité des
hommes se voit contrainte dans ce type d’économie libérale
de travailler pour un salaire journalier assurant son vital.
Supposons deux fabricants de la même catégorie de
marchandises, à conditions égales d’ailleurs ; l’un produit à
meilleur marché s’il emploie moins d’ouvriers, s’il fait
travailler plus longtemps et avec le rendement le plus proche
des possibilités physiques de l’homme. Il en résulte
nécessairement que dans les conditions actuelles des
méthodes de travail, seule une partie de la force de travail
peut être utilisée. Et tandis que cette fraction est occupée
déraisonnablement, le reste inéluctablement se voit exclu du
cycle de production. Donc l’écoulement des marchandises et
la rentabilité des produits diminuent. Les entreprises
tombent en faillite financière. Le chômage s’accroît et la
confiance dans les entreprises diminue, ainsi que la
participation du public vis-à-vis des banques d’affaires. Les
banques vont alors se trouver obligées de cesser leurs
paiements parce que le public retire ses dépôts et que
l’économie tout entière se bloque.
85
COMMENT JE VOIS LE MONDE

On peut tenter d’expliquer la crise par d’autres raisons. Je


vais les analyser.
Surproductions : distinguons deux choses, la surproduction
réelle et la surproduction apparente. Par surproduction
réelle, je veux souligner l’excès par rapport aux besoins :
même s’il subsiste un doute c’est probablement le cas
aujourd’hui de la production de voitures automobiles et de
blé aux Etats-Unis. Souvent on comprend par surproduction
l’état dans lequel la production d’une catégorie de
marchandises se montre supérieure à ce qui peut en être
vendu dans les conditions présentes du marché alors que les
produits manquent aux consommateurs. Cela c’est la
surproduction apparente. Dans ce cas, ce n’est pas le besoin
qui fait défaut, mais le pouvoir d’achat des consommateurs.
Cette surproduction apparente n’est qu’un autre aspect de la
crise et ne peut donc pas servir comme explication générale.
On raisonne donc de façon spécieuse si on rend responsable
de la crise actuelle la surproduction. Réparations : les
obligations de fournir les paiements des différentes
réparations pèsent sur les pays débiteurs et sur leur
économie. Elles contraignent ces pays à pratiquer une
politique de « dumping » et par conséquent elles nuisent
ainsi aux pays créanciers. Cette loi est incontestable. Mais
l’apparition de la crise aux Etats-Unis, pays protégé par une
barrière douanière, prouve que la cause principale de la crise
mondiale n’est pas là. A cause du paiement des réparations,
la raréfaction de l’or dans les pays débiteurs peut servir
d’argument, tout au plus pour invoquer un motif de
supprimer ces paiements, mais jamais pour expliquer la
crise mondiale.
L’ETABLISSEMENT DE NOMBREUSES BARRIERES
DOUANIERES NOUVELLES, L’ACCROISSEMENT DES
CHARGES IMPRODUCTIVES DUES AUX ARMEMENTS,
86
COMMENT JE VOIS LE MONDE

L’INSECURITE POLITIQUE PARCE QUE LE DANGER DE


GUERRE EST CONSTANT, toutes ces raisons expliquent la
dégradation considérable de la situation de l’Europe, sans
atteindre profondément et réellement l’Amérique.
L’apparition de la crise en Amérique permet de voir que les
causes invoquées ne sont pas les causes fondamentales de la
crise.
ABSENCE DES GRANDES PUISSANCES CHINE ET
RUSSIE, cette dégradation de l’économie mondiale ne peut
pas se faire sentir beaucoup en Amérique, et ne peut donc
pas être la cause principale de la crise.
PROGRESSION ECONOMIQUE DES CLASSES
INFERIEURES DEPUIS LA GUERRE : au cas où ce serait
vrai, produirait la rareté des marchandises et non excès
d’offres.
Je ne veux pas exaspérer le lecteur par l’énumération
d’autres arguments qui, à mon avis, n’atteignent pas le cœur
du problème. Un point subsiste clair. Ce même progrès
technique qui pourrait libérer les hommes d’une grande
partie du travail nécessaire à leur vie, est le responsable de la
catastrophe actuelle. D’où certains analystes qui ont voulu le
plus sérieusement du monde refuser l’introduction des
techniques modernes ! C’est le parfait non-sens ! Mais
comment, de façon plus intelligente, sortir de cette impasse ?
Si par un quelconque moyen, on réussissait à obtenir que
le pouvoir d’achat des masses s’établisse au-dessous d’un
niveau jugé minimal (évalué en coût de marchandises), les
dérèglements des circuits économiques, ceux que nous
vivons actuellement, seraient rendus impossibles.
En logique, la méthode la plus simple, mais aussi la plus
audacieuse pour empêcher une crise, c’est la planification
économique dans la production et la distribution des biens
de consommation à travers toute la communauté.
87
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Essentiellement c’est l’expérience tentée aujourd’hui en


Russie. Bien des choses dépendront des résultats de cette
expérience violente. Mais dans cette conjonction vouloir
prophétiser serait téméraire. Dans un système de ce type,
peut-on obtenir la même production économique que dans
un système accordant à l’initiative de l’individu plus
d’indépendance? Ce système peut-il se maintenir sans la
terreur exercée jusqu’aujourd’hui, terreur à laquelle aucun
de nous, marqué par les valeurs « occidentales »
n’accepterait de se soumettre. Est-ce que ce système
économique figé et centralisé ne risque-t-il pas de s’interdire
toute innovation avantageuse et de devenir une économie
protégée ? Il faut terriblement éviter de laisser nos pensées
se changer en préjugés, interdisant aussi la formation d’un
jugement objectif.
Personnellement j’estime qu’il faut en général privilégier
les méthodes qui s’intègrent aux traditions et aux coutumes,
lorsqu’elles s’accordent au but envisagé. J’estime aussi que le
changement brutal de la direction de la production au profit
de la communauté n’est pas avantageux. L’initiative privée
doit garder son terrain d’action si, sous la forme de cartel,
elle n’a pas été supprimée par le système lui-même.
De toutes les façons, l’économie libre doit s’imposer des
limites sur deux points. Le travail hebdomadaire dans les
unités de production sera réduit par des dispositions légales
pour systématiquement enrayer le chômage. La fixation des
salaires minima sera établie pour faire correspondre le
pouvoir d’achat du salarié avec la production.
De plus, dans les productions qui, par l’organisation des
producteurs, jouissent de l’avantage monopolitique, l’Etat
fixera et contrôlera les prix, afin de contenir l’expansion du
capitalisme dans des limites raisonnables, et d’empêcher

88
COMMENT JE VOIS LE MONDE

une asphyxie provoquée soit par la production soit par la


consommation.
Ainsi il serait peut-être possible de rééquilibrer la
production et la consommation sans limiter lourdement
l’initiative privée et en même temps il serait peut-être
possible de supprimer, au sens le plus strict du mot,
l’intolérable pouvoir du capitaliste avec ses moyens de
production (terrains, machines) sur les salariés.

LA PRODUCTION ET LE POUVOIR D'ACHAT

Je ne pense pas que la connaissance des capacités de


production et de consommation soit la panacée pour
résoudre la crise actuelle, parce que cette connaissance, en
général, ne s’élabore que plus tard. En Allemagne, le mal ne
consiste pas dans l’hypertrophie des moyens de production,
mais dans la faiblesse du pouvoir d’achat de la plus grande
partie de la population chassée du circuit de la production
par la rationalisation.
L’étalon-or a le défaut majeur que la pénurie d’encaisse-or
entraîne automatiquement pénurie du volume de crédit et
des moyens de paiement en circulation. Les prix et les
salaires ne peuvent pas s’adapter suffisamment rapidement
à cette pénurie.
Pour supprimer ces inconvénients, il faut, selon moi :
1. Diminution légale et graduée, selon les professions, du
temps de travail pour supprimer le chômage ; parallèlement
fixation d’un salaire minimum Dour garantir le pouvoir
d’achat des masses en fonction des marchandises produites.

89
COMMENT JE VOIS LE MONDE

2. Régulation des stocks de monnaie en circulation et du


volume des crédits, en maintenant constant le prix moyen
des marchandises et en supprimant toute garantie
particulière.
3. Limitation légale du prix des marchandises qui, à
cause des monopoles ou des cartels institués, se dérobent de
fait aux lois de la libre concurrence.

PRODUCTION ET TRAVAIL

Cher Monsieur Cederstroem,

Je vois un vice capital dans la liberté presque illimitée


du marché du travail parallèlement aux progrès fantastiques
des méthodes de production. Pour correspondre
effectivement aux besoins actuels, toute la main-d’œuvre
actuellement disponible est largement inutile. D’où le
chômage et la concurrence malsaine entre les salariés et,
s’ajoutant à ces deux causes, la diminution du pouvoir
d’achat et une asphyxie intolérable de tout le circuit vital de
l’économie.
Je sais que les économistes libéraux affirment qu’un
accroissement des besoins compense toute diminution de
main-d’œuvre. Sincèrement je ne le crois pas. Et même si
c'était vrai, ces facteurs aboutiraient à ce qu’une grande
partie de l’humanité voie anormalement diminuer son train
de vie.
Avec vous aussi je crois qu’il faut absolument veiller à ce
que les jeunes puissent prendre part au processus de la
production. Il le faut. Les vieux doivent être exclus de
certains travaux — je nomme cela le travail sans
90
COMMENT JE VOIS LE MONDE

qualification — et recevoir en compensation une certaine


rente, puisque jadis, ils ont fourni, assez longtemps, un
travail productif reconnu par la société.
Moi aussi je suis pour la suppression des grandes villes.
Mais je me refuse à voir établir une catégorie particulière de
gens, par exemple les vieux, dans des villes particulières. Je
déclare que cette pensée me paraît abominable.
Il faut empêcher les fluctuations de la valeur de la
monnaie, et, dans cette intention, remplacer l'étalon-or par
une parité à base de quantités déterminées de marchandises,
calquées sur les besoins vitaux, comme, si je ne me trompe,
Keynes l’a depuis longtemps déjà proposé. Par la mise en
place de ce système, on pourrait concéder un certain taux
d’inflation à la valeur de l’argent pourvu qu’on estime l’Etat
capable de faire un emploi intelligent de ce qui représente
pour lui un véritable cadeau.
Les faiblesses de votre projet se manifestent à mon avis
dans l’absence d’importance accordée aux motifs
psychologiques. Le capitalisme a suscité les progrès de la
production mais aussi ceux de la connaissance, et ce n’est
pas un hasard. L’égoïsme et la concurrence restent hélas plus
puissants que l’intérêt général ou que le sens du devoir. En
Russie on ne peut même pas obtenir un bon morceau de
pain. Sans doute suis-je trop pessimiste sur les entreprises
étatiques ou communautés similaires mais je n’y crois guère.
La bureaucratie réalise la mort de toute action. J’ai vu et
vécu trop de choses décourageantes même en Suisse,
pourtant relativement un bon exemple.
J’incline à penser que l’Etat peut être réellement efficace,
en cadrant les limites et en harmonisant les mouvements du
monde du travail. Il doit veiller, à cantonner la concurrence
des forces de travail dans les bornes humaines, à assurer à
tous les enfants une éducation solide, à garantir un salaire
91
COMMENT JE VOIS LE MONDE

assez élevé pour que les biens produits soient achetés. Par
son statut de contrôle et de réglementation, l’Etat peut
réellement intervenir, si ses décisions sont préparées par des
hommes compétents et indépendants, en toute objectivité.

REMARQUES SUR LA SITUATION ACTUELLE DE


L’EUROPE

La situation politique actuelle du monde et particulièrem-


ent de l’Europe me semble caractérisée par un décalage
brutal : l’évolution politique, dans les faits et dans les idées,
a pris un énorme retard sur le monde économique
radicalement modifié en un temps extrêmement court. Les
intérêts des états individuels doivent se subordonner aux
intérêts d’une communauté singulièrement élargie. Le
combat pour cette nouvelle conception de la pensée et du
sentiment politique se heurte aux traditions séculaires. Mais
à sa victoire bénéfique se rattache la possibilité pour
l’Europe d’exister. C’est ma conviction que la solution du
problème réel ne souffrira pas longtemps dès que ces
problèmes psychologiques auront été surmontés. Pour
établir une atmosphère propice, il faut avant tout unifier les
efforts personnels de ceux qui poursuivent le même idéal.
Puissent ces efforts combinés aboutir à créer un pont de
confiance réciproque entre les peuples !

92
COMMENT JE VOIS LE MONDE

AU SUJET DE LA COHABITATION PACIFIQUE DES


NATIONS

Une contribution au programme de télévision de Madame


Roosevelt

Je vous suis infiniment reconnaissant, Madame Roosevelt,


de m’offrir l’occasion d’exprimer ma conviction sur cette
question politique capitale.
La conviction d’acquérir la sécurité par l’armement
national n’est qu’une sinistre illusion si l’on réfléchit à l’état
actuel de la technique militaire. Aux Etats-Unis cette illusion
a été particulièrement renforcée par une autre illusion, celle
d’avoir été le premier pays capable de fabriquer une bombe
atomique. On aimerait se persuader qu’on avait trouvé les
moyens d’atteindre la supériorité militaire définitive. Car on
pensait que par ce biais on pourrait dissuader tout
adversaire potentiel et ainsi se sauver soi-même et en même
temps toute l’humanité ; ceci correspondait au vœu de
sécurité exigé par tous. La maxime, conviction absolue de
ces cinq dernières années se résumait : la sécurité avant tout
quelle que soit la dureté de la contrainte, quel qu’en soit le
prix.
Voilà la conséquence inévitable de cette attitude
mécanique, technico-militaire et psychologique. Toute
question de politique extérieure n’est plus envisagée que
sous un seul angle. « Comment agir pour qu’en cas de guerre
nous puissions l’emporter sur notre adversaire ? »
Etablissement de bases militaires sur tous les points du
93
COMMENT JE VOIS LE MONDE

globe, vulnérables et stratégiquement essentiels ; armement


et renforcement de la puissance économique d’alliés
potentiels. A l’intérieur des Etats-Unis, concentration d’une
puissance financière fabuleuse aux mains des militaires,
militarisation de la jeunesse, surveillance de l’esprit civique
loyal des citoyens et particulièrement des fonctionnaires par
une police de jour en jour plus puissante, intimidation des
gens pensant différemment en politique, influence sur la
mentalité des populations par radio, presse, école; censure
de domaines croissants dans la communication, sous le
prétexte invoqué du secret militaire.
Autres conséquences : la course aux armements entre
Etats-Unis et Russie, d’abord estimée nécessaire comme
préventive, prend maintenant un aspect hystérique. Dans les
deux camps la fabrication des armes de destruction massive
se poursuit avec une hâte fébrile et dans le plus grand
mystère.
La bombe H apparaît à l’horizon comme un objectif
vraisemblablement possible. Sa fabrication accélérée est
solennellement annoncée par le Président. Si cette bombe
est réalisée, elle entraînera la contamination radio-active de
l’atmosphère et ainsi l’anéantissement de toute vie sur la
terre aussi loin que la technique le rendra possible. L’horreur
dans cette escalade consiste en son apparente inéluctabilité.
Chaque progrès semble la conséquence inévitable du progrès
précédent. L’anéantissement général représente de plus en
plus la conséquence inéluctable.
Dans les circonstances actuelles, peut-on penser un moyen
de se sauver alors que nous créons nous-mêmes les
conditions de notre mort? Tous, et en particulier ceux qui
sont responsables de la politique des Etats-Unis et de
l’U.R.S.S., doivent apprendre à comprendre qu’ils ont certes
vaincu un ennemi extérieur mais qu’ils ne sont pas capables
94
COMMENT JE VOIS LE MONDE

de se libérer de cette psychose engendrée par la guerre. On


ne peut pas arriver à une véritable paix si on détermine sa
politique exclusivement sur l’éventualité d’un futur conflit
surtout quand il est devenu évident qu’un tel conflit
signifierait anéantissement définitif. La ligne directrice de
toute politique devrait être : que pouvons-nous faire pour
inciter les nations à vivre en commun pacifiquement et aussi
bien que possible ? L’élimination de la peur et de la défense
réciproque, voilà le premier problème. Le solennel refus
d’utiliser la force, les uns contre les autres (et pas seulement
le renoncement à l’utilisation des moyens de destruction
massive), s’impose absolument. Un tel refus n’a d’efficacité
qu’en se référant à l’établissement d’une autorité
internationale judiciaire et exécutive, à laquelle serait
déléguée la résolution de tout problème concernant
directement la sécurité des nations. La proclamation des
nations de participer loyalement à l’installation d’un
gouvernement mondial restreint diminuerait déjà
singulièrement le risque de guerre.
La coexistence pacifique des hommes se fonde d’abord sur
la confiance mutuelle, et après seulement sur des
institutions comme la justice ou la police. Cette règle
s’applique aux nations comme aux individus. La confiance
implique la relation sincère du « give and take », c’est-à-dire
du donner et du prendre.
Que penser du contrôle international ? Il peut rendre
service accessoirement dans sa fonction policière. Mais
surtout ne surestimons pas son efficacité. Une comparaison
avec le temps de la « prohibition » laisse songeur !

95
COMMENT JE VOIS LE MONDE

POUR LA PROTECTION DU GENRE HUMAIN

La découverte des réactions atomiques en chaîne ne


constitue pas pour l’humanité un danger plus grand que
l’invention des allumettes. Mais nous devons tout
entreprendre pour supprimer le mauvais usage du moyen.
Dans l’état actuel de la technologie, seule une organisation
supra-nationale peut nous protéger, si elle dispose d’un
pouvoir exécutif suffisant. Quand nous aurons reconnu cette
évidence, nous trouverons alors la force d’accomplir les
sacrifices nécessaires pour la sauvegarde du genre humain.
Chacun de nous serait coupable si l’objectif n’était pas
atteint à temps. Le danger consiste en ce que chacun, sans
rien faire, attende qu’on agisse pour lui. Tout individu, avec
des connaissances limitées ou même avec des connaissances
superficielles fondées sur l’environnement technique, se sent
tenu d’éprouver du respect pour les progrès scientifiques
réalisés pendant notre siècle. On ne risque pas de trop
exalter les réalisations scientifiques contemporaines, si on
garde présents à l’esprit les problèmes fondamentaux de la
science. Même chose que pendant un voyage en chemin de
fer! Observe-t-on le proche paysage, le train nous semble
s’envoler. Mais observe-t-on les grands espaces et les
grandes cimes, le paysage ne change que lentement. Il en est
de même quand on réfléchit aux grands problèmes de la
science.
Il est sans intérêt à mon sens de discuter sur « our way of
life » ou sur celle des Russes. Dans les deux cas un ensemble
de traditions et de coutumes ne constitue pas un ensemble
très structuré. Il est beaucoup plus intelligent de s’interroger
pour connaître les institutions et les traditions utiles ou
96
COMMENT JE VOIS LE MONDE

nuisibles aux hommes, bénéfiques ou maléfiques pour leur


destin. Il faut alors tenter d’utiliser ainsi le meilleur
désormais reconnu, sans se préoccuper de savoir si on le
réalise actuellement chez nous ou ailleurs.

NOUS LES HÉRITIERS

Les précédentes générations ont pu estimer que les progrès


intellectuels et sociaux ne représentaient que les fruits du
travail de leurs ancêtres, fournissant ainsi une vie plus facile,
plus belle. Les épreuves cruelles de notre temps prouvent
qu’il s’agit là d’une illusion lourde de conséquences.
Nous comprenons mieux maintenant que les efforts les
plus considérables doivent être entrepris pour que l’héritage
devienne pour l’humanité non une catastrophe, mais une
chance. Si jadis un homme incarnait une valeur aux yeux de
la société quand il dépassait d’une certaine mesure son
égoïsme personnel, on doit exiger de lui aujourd’hui qu’il
dépasse l’égoïsme de son pays et de sa classe. Seulement
alors, arrivé à cette maîtrise, il pourra améliorer le destin de
la communauté humaine.
Face à cette redoutable exigence de notre époque, les
habitants de petits états occupent une position relativement
plus favorable que les citoyens des grands états exposés aux
démonstrations de la force brutale politique et économique.
La convention entre Hollande et Belgique qui ces derniers
temps éclaire seule d’une petite flamme les progrès de
l’Europe, permet d’espérer que les petites nations détiennent
un rôle essentiel : leur façon de lutter et leur refus d’une
autodétermination illimitée pour un petit état isolé

97
COMMENT JE VOIS LE MONDE

aboutiront à une libération de l’esclavage dégradant du


militarisme.

98
COMMENT JE VOIS LE MONDE

CHAPITRE III

LUTTE CONTRE LE NATIONAL-SOCIALISME


PROFESSION DE FOI

Mars 1933.

Je refuse de séjourner dans un pays où la liberté politique,


la tolérance et l’égalité ne seront pas garanties par la loi. Je
maintiendrai cette attitude aussi longtemps que nécessaire.
Par liberté politique je comprends la liberté d’exprimer
publiquement ou par écrit mon opinion politique et par
tolérance, j’entends le respect de toute conviction
individuelle.

Or l’Allemagne actuelle ne correspond pas à ces conditions.


Les hommes les plus dévoués à la cause internationale, et
certains grands artistes, y sont persécutés.

Comme tout individu, tout organisme social peut tomber


malade psychologiquement, surtout aux époques de crise.
99
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Les nations ont à cœur généralement de surmonter de telles


maladies. J’espère donc que des relations saines se
rétabliront en Allemagne et qu’à l’avenir des génies comme
Kant et Goethe n’offriront pas l’occasion rituelle d’une fête
culturelle, mais que les principes essentiels de leur œuvre
s’imposeront concrètement dans la vie publique et la
conscience de tous.

CORRESPONDANCE AVEC L’ACADÉMIE DES SCIENCES


DE PRUSSE

Déclaration de VAcadémie du 1er avril 1933.

Avec indignation l’Académie des Sciences de Prusse a pris


connaissance par les articles des journaux de la participation
d’Albert Einstein à l’abominable campagne de presse menée
en France et en Amérique. Elle a donc immédiatement exigé
de lui des explications. Entre-temps Einstein a donné sa
démission de l’Académie, invoquant comme prétexte qu’il ne
pouvait plus se considérer citoyen prussien sous un tel
régime. Et puisqu’il fut citoyen suisse il semble ainsi se
proposer de renoncer à la nationalité prussienne acquise en
1913, quand il fut admis à l’Académie comme membre
ordinaire.
L’Académie des Sciences de Prusse ressent ce
comportement contestataire d’A. Einstein à l’étranger avec
d’autant plus de tristesse qu’elle et ses membres, depuis de
longues années, se sentent profondément attachés à l’Etat de
Prusse et que malgré les réserves qu’ils s’imposent
strictement dans le domaine politique, ils ont toujours
100
COMMENT JE VOIS LE MONDE

défendu et exalté l’idée de la Nation. Aussi pour cette raison,


l’Académie ne se découvre aucun motif pour regretter le
départ d’Einstein. Pour l’Académie des Sciences de Prusse,

Prof. Docteur Ernst Heymann,


Secrétaire perpétuel.

RÉPONSE DE A. EINSTEIN A L’ACADÉMIE DES


SCIENCES DE PRUSSE

Le Coq près Ostende, 5 avril 1933.

J’ai appris d’une source absolument certaine que


l’Académie des Sciences a parlé dans une déclaration
officielle de « participation d’Albert Einstein à l’abominable
campagne de presse menée en France et en Amérique ».
Je déclare que je n’ai jamais participé à une campagne et je
dois ajouter que je n’ai jamais assisté à quelque chose de ce
genre. En revanche, en tout et pour tout, dans certaines
réunions on s’est contenté d’évoquer et de commenter les
ordonnances et manifestations officielles des personnalités
responsables du gouvernement allemand, ainsi que le
programme concernant l’anéantissement des juifs allemands
dans le domaine économique.
Les déclarations que j’ai remises à la presse concernent ma
démission de l’Académie et ma renonciation à la citoyenneté
prussienne. J’ai fondé ma décision sur cet argument : je ne
vivrai jamais où les citoyens subissent l’inégalité des droits

101
COMMENT JE VOIS LE MONDE

devant la loi et où les idées et l’enseignement dépendent


d’un contrôle de l’Etat.
J’ai déjà expliqué précisément mon point de vue sur
l’Allemagne actuelle, avec ces masses rendues malades
psychiquement et j’ai aussi expliqué mon opinion sur les
causes de cette maladie.
Dans un écrit que j’ai remis, à des fins de diffusion, à la
Ligue Internationale pour la Lutte contre l’Antisémitisme —
texte non directement destiné à la presse —, je demandais à
tous les hommes sensés et restés fidèles aux idéaux d’une
civilisation menacée d’unir tous leurs efforts pour que cette
psychose des masses se manifestant en Allemagne d’une
façon si hideuse ne s’étende pas davantage.
Il aurait été facile pour l’Académie de se procurer le texte
exact de mes déclarations avant de se prononcer sur moi de
cette façon, et comme elle l’a fait. La presse allemande a
reproduit mes déclarations de façon tendancieuse, comme
on peut s’y attendre d’une presse bâillonnée comme celle
d’aujourd’hui. Je me déclare responsable de tout mot publié
par moi. Et j’attends, puisqu’elle s’est associée à cette
diffamation, qu’elle porte cette déclaration à la connaissance
de ses membres, ainsi que du public allemand devant lequel
j’ai été calomnié.

102
COMMENT JE VOIS LE MONDE

DEUX LETTRES DE L’ACADÉMIE DE PRUSSE

Berlin, le 7 avril 1933.

Très honoré M. le Professeur,

Comme secrétaire actuellement en service de


l’Académie de Prusse, j’accuse réception de votre
communication datée du 28 mars, par laquelle vous
démissionnez de cette Académie. Dans la séance pleinière du
30 mars, l’Académie a pris connaissance de votre départ.
Si l’Académie regrette profondément cette issue, ce regret
se fonde essentiellement sur ce fait qu’un homme de la plus
haute valeur scientifique, que l’activité poursuivie pendant
de longues années parmi les Allemands et l’appartenance à
notre Académie auraient dû intégrer à la manière d’être et de
penser allemande, se soit adapté, actuellement et à l’étranger
à un milieu qui — certainement et partiellement par
méconnaissance des circonstances et des événements réels
— s’évertue à diffuser des jugements erronés et des soupçons
injustifiés pour nuire au peuple allemand. D’un homme, qui
a si longtemps appartenu à notre Académie, nous aurions
espéré avec certitude que, sans égards pour sa position
politique personnelle, il se soit rangé du côté de ceux qui, à
notre époque, défendent notre peuple contre une campagne
de calomnies. En ces jours de soupçons en partie
scandaleux, en partie ridicules, combien puissant à
l’étranger se serait imposé votre témoignage en faveur du
peuple allemand. Qu’à l’inverse, votre témoignage ait pu être
103
COMMENT JE VOIS LE MONDE

récupéré par ceux qui, dépassant le stade de désapprobation


du gouvernement actuel, se considèrent en droit de récuser
et de combattre le peuple allemand, cela nous a causé une
sévère et amère désillusion, qui nous aurait contraint à une
séparation, même si votre lettre de démission ne nous était
parvenue.

Avec nos profonds respects,


von Ficker.

Le 11 avril 1933.

L’Académie des Sciences communique à ce sujet, que sa


déclaration du 1er avril 1933 ne se fonde pas exclusivement
sur les comptes rendus de presse allemande mais surtout sur
les journaux étrangers, particulièrement belges et français,
que M. Einstein n’a pas récusés ! De plus, elle a pris
connaissance, entre autres choses, de sa déclaration à la
Ligue contre l’Antisémitisme, déclaration largement diffusée
sous sa forme littérale dans laquelle il dirige ses attaques
contre le retour allemand à la barbarie de temps révolus
depuis longtemps. L’Académie constate d’ailleurs que M.
Einstein qui, selon sa propre déclaration, n’a participé à
aucune campagne, n’a absolument rien fait pour contester
les calomnies et les diffamations alors que l’Académie
estimait qu’un de ses membres depuis de si longues années
se devait d’y faire face. Bien au contraire M. Einstein a fait
des déclarations à l’étranger et, en tant que témoignage d’un
homme de réputation internationale, elles ont été récupérées
104
COMMENT JE VOIS LE MONDE

et déformées par ces milieux qui désapprouvent l’actuel


gouvernement allemand et contestent et condamnent la
totalité du peuple allemand.

Pour l’Académie des Sciences de Prusse,


H. von Ficker, E. Heymann,
secrétaires perpétuels.

RÉPONSE D’ALBERT EINSTEIN

Le Coq/Mer, Belgique, le 12 avril 1933.

Je reçois votre lettre du 7 avril et je déplore énormément


l’état d’esprit qu’elle révèle.
Quant aux faits, voilà ma réponse.
Votre affirmation sur mon attitude reprend sous une autre
forme votre déclaration antérieure ; vous m’accusez d’avoir
participé à une campagne contre le peuple allemand. Je
répète ma précédente lettre : votre affirmation est une
calomnie.
Vous faites en outre observer qu’un « témoignage » de ma
part en faveur du « peuple allemand » aurait eu une
immense répercussion à l’étranger. A cela je réponds. Un tel
témoignage, comme vous l’imaginez, signifierait pour moi la
négation de toutes les conceptions de justice et de liberté
pour lesquelles j’ai combattu toute ma vie. Un tel
témoignage, comme vous dites, n’aurait pas servi l’honneur
du peuple allemand, dégradé et avili. Il n’aurait pas la place
d’honneur que le peuple allemand s’est acquise dans la
105
COMMENT JE VOIS LE MONDE

civilisation mondiale. Par un tel témoignage dans les


circonstances actuelles et même de façon indirecte, j’aurais
permis le terrorisme des mœurs et l’annihilation de toutes
les valeurs.
Justement pour ces raisons je me suis senti moralement
obligé de quitter l’Académie. Votre lettre me confirme
combien j’ai raison de le faire.

UNE LETTRE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES DE


BAVIÈRE

Munich, le 8 avril.

Monsieur,

Dans votre lettre à l’Académie des Sciences de Prusse


vous avez motivé votre démission par l’état de fait régnant
en Allemagne. L’Académie des Sciences de Bavière qui vous
a élu il y a quelques années comme membre correspondant,
est également une Académie allemande, en totale solidarité
avec l’Académie de Prusse et les autres. Donc votre rupture
avec l’Académie des Sciences de Prusse ne peut rester sans
influence sur vos relations avec notre Académie.
Nous devons donc vous demander comment, après ce qui
s’est passé entre vous et l’Académie de Prusse, vous
envisagez vos relations avec nous ?

La Présidence de l’Académie des Sciences


de Bavière.

106
COMMENT JE VOIS LE MONDE

RÉPONSE D’ALBERT EINSTEIN

Le Coq/Mer, le 21 avril 1933.

J’ai fondé ma démission de l’Académie des Sciences de


Prusse sur cette évidence : dans la situation présente, je ne
puis être ni citoyen allemand ni me trouver de quelque façon
que ce soit, sous la tutelle du Ministère de l’Instruction
publique de Prusse. Cette raison en elle-même, ne me
contraindrait pas à une rupture avec l’Académie de Bavière.
Si pourtant ¡e désire que mon nom soit rayé de la liste des
membres correspondants, j’ai une autre raison. Les
Académies se reconnaissent essentiellement comme
responsabilité la promotion et la sauvegarde de la vie
scientifique d’un pays. Or les communautés culturelles
allemandes ont, pour autant que je puisse le savoir, accepté
sans protester qu’une partie non négligeable de savants et
étudiants allemands, ainsi que de travailleurs dépendant de
l’instruction académique, soit privée de sa possibilité de
travail et même de vivre en Allemagne ! A une Académie qui
tolère une telle ségrégation, même sous la contrainte
extérieure, je ne pourrai jamais collaborer !

RÉPONSE A L’INVITATION DE PARTICIPER A UNE


MANIFESTATION

Ces lignes sont la réponse à l’invitation adressée à Einstein


de participer à une manifestation française contre l’antisém-
itisme allemand.
107
COMMENT JE VOIS LE MONDE

J’ai analysé soigneusement, à tous les points de vue, votre


demande si importante. Car elle me concerne intimement.
Je refuse de participer à votre manifestation, malgré son
extrême importance, pour deux raisons :
D’abord je suis encore citoyen allemand et deuxièmement
je suis juif. Je n’oublie pas que j’ai travaillé dans des
institutions allemandes et que j’ai été considéré en
Allemagne comme une personne de confiance. Même si je
souffre et je déplore que des faits aussi inquiétants se
produisent en Allemagne, même si je dois condamner les
aberrations terrifiantes se réalisant avec la complicité active
du gouvernement, je ne puis pas collaborer personnellement
à une organisation émanant de personnalités officielles d’un
gouvernement étranger. Pour apprécier ce point de vue
correctement, je vous prie d’imaginer un citoyen français,
placé dans une situation identique, c’est-à-dire organisant
avec d’éminents hommes politiques allemands une
manifestation contre les décisions du gouvernement
français. Même si vous estimiez parfaitement fondée cette
attitude, vous ressentiriez vraisemblablement la
participation de votre concitoyen comme un acte de trahison
! Si Zola, au moment de l'affaire Dreyfus, s’était vu contraint
de quitter la France, il n’aurait certainement pas participé à
une manifestation de personnalités allemandes, même s’il
eût, en fait, totalement approuvé. Il se serait cantonné à
rougir de honte pour ses compatriotes.
Je suis juif. Aussi une protestation contre les injustices et
les actes de violence acquiert une valeur incomparablement
plus signifiante si elle provient de personnalités dont la
participation se fonde exclusivement sur des sentiments
d’humanité et d’amour de la justice. Mais moi, en tant que
juif, je considère les autres juifs comme mes frères et je
ressens l’injustice faite à un juif comme une injustice
108
COMMENT JE VOIS LE MONDE

personnelle. Je pense que je ne puis prendre parti. Mais


j’attends la prise de position de personnes non directement
concernées.
Voilà mes raisons. Je n’oublie pas que j’ai toujours admiré
et respecté le développement élevé du sentiment de la
justice. Il constitue un des aspects les plus nobles de la
tradition du peuple français.

109
COMMENT JE VOIS LE MONDE

CHAPITRE IV

PROBLÈMES JUIFS

LES IDÉAUX JUIFS

La passion de la connaissance pour elle-même, la passion de


la justice jusqu’au fanatisme et la passion de l’indépendance
personnelle expriment les traditions du peuple juif et je
considère mon appartenance à cette communauté comme un
don du destin.

Ceux qui se déchaînent aujourd’hui contre les idéaux de


raison et de liberté individuelle et qui, avec les moyens du
terrorisme, veulent réduire les hommes en esclaves
imbéciles de l’Etat nous estiment équitablement leurs
adversaires irréconciliables. L’Histoire nous a déjà imposé
un terrible combat. Mais aussi longtemps que nous
défendons cet idéal de vérité, de justice et de liberté, nous
110
COMMENT JE VOIS LE MONDE

continuons à exister comme un des plus anciens peuples


civilisés, mais surtout nous accomplis–sons dans l’esprit de
la tradition un travail créateur pour une amélioration de
l’humanité.

Y A-T-IL UNE CONCEPTION JUIVE DU MONDE ?

Je ne pense pas qu’il existe une telle conception du monde,


au sens philosophique du terme. Le judaïsme, presque
exclusivement, traite de la morale, c’est-à-dire il analyse une
attitude dans et pour la vie. Le judaïsme incarne davantage
les conceptions vivantes de la vie dans le peuple juif que la
somme des lois contenues dans la Thora et interprétées dans
le Talmud. Thora et Talmud représentent pour moi le
témoignage le plus important de l’idéologie juive aux temps
de son histoire ancienne.
La nature de la conception juive de la vie se traduit ainsi :
droit à la vie pour toutes les créatures. La signification de la
vie de l’individu consiste à rendre l’existence de tous plus
belle et plus digne. La vie est sacrée, elle représente la valeur
suprême à laquelle se rattachent toutes les valeurs. La
sacralisation de la vie supra-individuelle incite à respecter
tout ce qui est spirituel — aspect particulièrement significatif
de la tradition juive.
Le judaïsme n’est pas une foi. Le Dieu juif signifie un refus
de la superstition et une substitution imaginaire à cette
disparition. Mais c’est également la tentation de fonder la loi
morale sur la crainte, attitude déplorable et dérisoire. Je
crois cependant que la puissante tradition morale du peuple
juif s’est largement délivrée de cette crainte. On comprend
111
COMMENT JE VOIS LE MONDE

clairement que « servir Dieu » équivaut à « servir la vie ».


Pour ce but les meilleurs témoins du peuple juif, en
particulier les prophètes et Jésus, se sont battus
inlassablement.
Le judaïsme n’est pas une religion transcendante, Il ne
s’occupe que de la vie qu’on mène, charnelle pour ainsi dire,
et de rien d’autre. J’estime problématique qu’il puisse être
considéré comme religion au sens habituel du terme,
d’autant qu’on n’exige aucune croyance du juif mais plutôt
un respect de la vie au sens suprapersonnel.
Mais il existe enfin une autre valeur dans la tradition juive,
se découvrant magnifiquement dans de nombreux psaumes.
Une sorte de joie enivrante, un émerveillement devant la
beauté et la majesté du monde exalte l’individu même si
l’esprit n’arrive pas à concevoir l’évidence. Ce sentiment où
la véritable recherche puise son énergie spirituelle rappelle
la jubilation exprimée par le chant des oiseaux devant le
spectacle de la nature. Ici s’exprime une sorte de
ressemblance avec l’idée de Dieu, une sorte de balbutiement
de l’enfant devant la vie.
Tout ceci caractérise le judaïsme et ne se rencontre pas
ailleurs sous d’autres noms. En fait Dieu n’existe pas, pour le
judaïsme où le respect excessif de la lettre cache la pure
doctrine. Mais je considère néanmoins le judaïsme comme
un des symbolismes de l’idée de Dieu les plus purs et les plus
vivaces, surtout parce qu’il recommande ce principe du
respect de la vie.
Il est révélateur que dans les commandements de
sanctification du Sabbat, les animaux soient expressément
inclus, tellement la communauté des vivants est ressentie
comme un idéal. Plus nettement encore s’exprime la
solidarité entre les humains, et ce n’est pas un hasard si les
revendications socialistes émanent surtout des juifs.
112
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Combien vivace dans le peuple juif la conscience de la


sacralisation de la vie! Elle s’illustre fort bien même dans la
petite histoire que me racontait Walter Rathenau un jour : «
Quand un juif dit qu’il chasse pour son plaisir, il ment. » La
vie est sacrée. La tradition juive exprime cette évidence.

CHRISTIANISME ET JUDAÏSME

Si l’on sépare le judaïsme des prophètes, et le christianisme


tel qu’il fut enseigné par Jésus-Christ de tous les ajouts
ultérieurs, en particulier ceux des prêtres, il subsiste une
doctrine capable de guérir l’humanité de toutes les maladies
sociales.
L’homme de bonne volonté doit essayer courageusement et
à sa mesure dans son milieu de rendre vivante cette doctrine
d’une humanité parfaite. S’il accomplit cette expérience
loyalement, sans se laisser éliminer ou interdire par ses
contemporains, il a le droit de s’estimer heureux lui et sa
communauté.

COMMUNAUTÉ JUIVE

Discours prononcé à Londres

J’ai du mal à vaincre mon attirance pour une vie de retraite


paisible. Mais je ne peux pas me dérober à l’appel des
sociétés O.R.T. et O.Z.E.1. Il évoque l’appel de notre peuple
juif si durement persécuté. Et je lui réponds.
La situation de notre communauté juive dispersée sur la
terre indique également la température du niveau moral
113
COMMENT JE VOIS LE MONDE

dans le monde politique. Que pourrait-il exister de plus


révélateur pour apprécier la qualité de la morale politique et
du sentiment de la justice que l’attitude des nations face à
une minorité sans défense dont la singularité consiste à
vouloir maintenir une tradition culturelle?
Or cette qualité disparaît à notre époque. Notre destin le
vérifie tragiquement. Car l’attitude des hommes à notre
égard en fournit la preuve : il faut donc consolider et
maintenir cette communauté. La tradition du peuple juif
comporte une volonté de justice et de raison, profitable à
l’ensemble des peuples hier et demain. Spinoza et Karl Marx
s’imprégnaient de cette tradition.
Qui veut maintenir l’esprit, doit se préoccuper aussi du
corps qui en est l’enveloppe. La société O.Z.E. rend service
au corps de notre peuple, au sens littéral du terme. En
Europe Orientale, elle travaille inlassablement au maintien
du bon état physique de notre peuple, déjà là-bas
sévèrement opprimé dans sa survie économique, tandis que
la société O.R.T. veille à conjurer une terrible injustice
sociale et économique à laquelle le peuple juif depuis le
Moyen Age est soumis. En effet depuis qu’au Moyen Age les
professions directement productives nous ont été interdites,
nous avons été obligés de nous adonner à des professions
mercantiles. Dans les pays orientaux, aider réellement le
peuple juif consiste à lui donner libre accès à de nouveaux
domaines professionnels et pour cette raison le peuple juif se
bat dans le monde entier. La société O.R.T. travaille
efficacement à résoudre ce problème délicat.
Vous, compatriotes anglais, vous êtes conviés à cette œuvre
de grande envergure pour y participer en continuant le
travail créé par des hommes supérieurs. Ces dernières
années, et même ces derniers jours, nous ont causé une
déception qui doit vous concerner de très près. Ne déplorons
114
COMMENT JE VOIS LE MONDE

pas le sort ! Mais trouvons dans l’événement un motif


supplémentaire de vivre et de maintenir notre fidélité à la
cause de la communauté juive. Je crois très sincèrement
qu’indirectement nous sauvegardons les objectifs communs
de l’humanité. Or ils doivent toujours rester pour nous les
plus élevés.
Réfléchissons aussi que difficultés et obstacles suscitent et
provoquent la lutte, la santé et la vie de toute la
communauté. La nôtre n’aurait pas survécu, si nous n’avions
éprouvé que les plaisirs. J’en suis intimement persuadé.
Une consolation plus belle encore nous attend. Nos amis
ne forment pas un très grand nombre, mais parmi eux se
trouvent des hommes d’une intelligence et d’un sens moral
de la justice très élevés. Ils se sont donnés pour idéal de vie
de perfectionner la communauté humaine, et de libérer les
individus de toute oppression dégradante.
Nous sommes contents et heureux de compter parmi nous
aujourd’hui des hommes de cette nature. Us n’appartiennent
pas au monde juif mais ils confèrent à cette soirée
importante une solennité particulière. Je me réjouis de voir
en face de moi Bernard Shaw et H. G. Wells. Leurs
conceptions de la vie me séduisent.
Vous, Mr Shaw, vous avez réussi à gagner l’affection et
l’estime joyeuse des hommes, dans un domaine où d’autres
gagnèrent le martyre. Vous n’avez pas seulement prêché la
morale aux hommes, mais vous vous êtes moqué de ce qui
paraissait à tous le tabou inviolable. Ce que vous avez fait,
seul un artiste le pouvait. Vous avez sorti de votre boîte
magique d’innombrables figurines qui ressemblent aux
humains, et vous les créez non de chair et d’os, mais d’esprit,
de finesse et de grâce. Elles deviennent tellement plus
semblables aux hommes que nous-mêmes, que l’on arrive à
oublier que ce ne sont pas des créations de la nature, mais
115
COMMENT JE VOIS LE MONDE

votre œuvre. Vous faites évoluer ces figurines dans un petit


univers, où les grâces montent la garde et interdisent tout
ressentiment. Quiconque a observé ce microscopique
univers, découvre notre univers réel sous un éclairage
nouveau. Il aperçoit vos petites figurines se glisser dans les
hommes réels si habilement que ceux-ci prennent
subitement une autre figure, bien différente de la
précédente. Et pendant que vous nous présentez, à tous, le
miroir, vous nous apprenez à nous libérer, comme presque
aucun de nos contemporains ne le réussissait. Ainsi vous
avez débarrassé l’existence de quelque chose de sa pesanteur
terrestre. Nous vous en sommes reconnaissants du fond du
cœur et félicitons le hasard qui nous a gratifiés, au travers de
nos pénibles souffrances, d’un médecin de l’âme, d’un
libérateur. Personnellement je vous remercie pour les
paroles inoubliables adressées à mon frère mythique qui me
complique beaucoup la vie bien que dans sa grandeur figée,
honorifique, il reste au fond un camarade inoffensif.
A vous, mes frères juifs, je répète que l’existence et le
destin de notre peuple dépendent moins de facteurs
extérieurs que du fait de rester fidèles à ces traditions
morales, qui nous ont maintenus pendant des siècles en vie,
malgré les terribles orages qui se sont déchaînés sur nous. Se
sacrifier au service de la vie équivaut à une grâce.

ANTISÉMITISME ET JEUNESSE ACADÉMIQUE

Tant que nous vivions dans un ghetto, notre appartenance


au peuple juif entraînait des difficultés matérielles, parfois
même des dangers physiques, en revanche jamais de
problèmes sociaux et psychiques. Avec l’émancipation, cette
116
COMMENT JE VOIS LE MONDE

situation de fait s’est radicalement modifiée, et en particulier


pour ces juifs qui se sont orientés vers les professions
intellectuelles.
Le jeune juif à l’école et à l’université reste sous l’influence
d’une société structurée nationalement. Il la respecte,
l’admire, en reçoit son bagage intellectuel ; il se sent lui
appartenir mais en même temps il se sent traité par elle en
étranger, avec un certain dédain et même une certaine
aversion. Plus entraîné par l’influence suggestive de cette
force psychique supérieure que pour des considérations
utilitaires, il oublie son peuple et ses traditions et s’estime
définitivement intégré aux autres, alors qu’il cherche à se
masquer, à lui et aux autres, mais inutilement que cette
conversion reste unilatérale. Voilà reconstituée l’histoire du
fonctionnaire juif converti, hier comme aujourd’hui bien à
plaindre ! Les causes en sont, non l’absence de caractère ou
l’arrivisme, mais c’est plutôt, comme je vous l’ai souligné, la
force de persuasion d’un entourage plus important en
nombre et en influence. Evidemment bon nombre de fils très
doués du peuple juif ont largement contribué aux progrès de
la civilisation européenne, mais à part quelques exceptions,
leur comportement n’a-t-il pas toujours été de cette nature ?
Comme dans toutes les maladies psychiques la guérison
exige une claire explication de la nature et des causes du
mal. Nous devons parfaitement élucider notre condition
d’étranger et en déduire les conséquences. Il est stupide de
vouloir convaincre autrui par toutes sortes de raisonnements
de notre identité intellectuelle et spirituelle avec lui. Car la
base même de leur comportement n’est pas ressentie par la
même écorce cérébrale. Nous devons nous émanciper
socialement, apporter nous-mêmes une solution à nos
besoins sociaux. Nous devons constituer nos propres
sociétés d’étudiants, nous comporter vis-à-vis des non-juifs
117
COMMENT JE VOIS LE MONDE

d’une façon courtoise mais logique. Nous voulons aussi vivre


à notre manière, ne pas imiter les mœurs des bretteurs et
des buveurs. Cela ne nous concerne pas. On peu connaître la
culture de l’Europe et on peut vivre bon citoyen d’un état
sans cesser en même temps d’être un juif fidèle. Rappelons-
le-nous et agissons ainsi! Le problème de l’antisémitisme,
dans son évidence sociale, sera alors résolu.

DISCOURS SUR L’ŒUVRE DE CONSTRUCTION EN


PALESTINE

1. Voilà dix ans, j'ai eu la joie pour la première fois de vous


rencontrer. Il s’agissait de faire progresser l’idée sioniste et
tout était encore dans l’avenir. Aujourd’hui nous pouvons
envisager ces dix ans passés avec une certaine joie. Car en
ces dix ans, les forces rassemblées du peuple juif ont réalisé
en Palestine une œuvre de construction magnifique et
parfaitement efficace, bien supérieure à la plus folle de nos
espérances.
Nous avons ainsi surmonté la dure épreuve que les
événements des dernières années nous ont imposée. Un
travail incessant, soutenu par une idéologie élevée, conduit
lentement mais sûrement au succès. Les dernières
déclarations du gouvernement anglais marquent un retour à
une estimation plus correcte de notre situation. Nous le
reconnaissons avec gratitude.
Mais n’oublions jamais la leçon de cette crise.
L’établissement d’une coopération satisfaisante entre juifs et
arabes n’est pas le problème de l’Angleterre mais le nôtre.
Nous, juifs et arabes, nous devons nous entendre nous-
mêmes sur les lignes directrices d'une politique de
communauté efficace et adaptée aux besoins de nos deux
118
COMMENT JE VOIS LE MONDE

peuples. Une solution honorable, digne de nos deux


communautés, exige de nous la conviction suivante :
l’objectif capital et magnifique compte autant que la
réalisation du travail lui même. Réfléchissons à cet exemple :
la Suisse représente une évolution étatique plus progressiste
que n’importe quel état, justement à cause de la complexité
des problèmes politiques. Mais leur solution exige par
hypothèse, une constitution stable, puisqu’elle concerne une
communauté formée de plusieurs groupements nationaux.
Beaucoup reste à faire. Mais un des points les plus
ardemment désirés par Herzl est déjà acquis. Le travail pour
la Palestine a aidé le peuple juif à se découvrir une solidarité
et à se forger un moral. Car tout organisme en a besoin pour
se développer normalement. Celui qui désire réellement le
comprendre, observe cette évidence aujourd’hui.
Ce que nous réalisons pour l’œuvre commune, nous ne
l’accomplirons pas seulement pour nos frères, en Palestine,
mais pour la morale et la dignité de tout le peuple juif.
2. Nous sommes réunis aujourd’hui pour commémorer une
communauté millénaire, son destin et ses problèmes. C’est
une communauté de tradition morale qui aux moments de
l’épreuve a toujours révélé sa force et son amour de la vie. A
toutes les époques, elle a suscité des hommes qui ont incarné
la conscience du monde occidental, et qui ont défendu la
dignité de la personne humaine et de la justice.
Tant que cette communauté nous tiendra au cœur, elle se
perpétuera pour le salut de l’humanité, bien que son
organisation reste informelle. Voilà quelques décades, des
hommes intelligents, parmi lesquels l’inoubliable Herzl, ont
pensé que nous avions besoin d’un centre spirituel pour
maintenir, au moment de l’épreuve, le sentiment de la
solidarité. Ainsi s’est développée la pensée sioniste et la
colonisation en Palestine. Nous avons pu voir les succès de
119
COMMENT JE VOIS LE MONDE

ses réalisations, surtout dans ses débuts pleins de


promesses.
J’ai pu vérifier, avec satisfaction et bonheur, que cette
œuvre comptait beaucoup pour le moral du peuple juif.
Minorité à l’intérieur des nations, il connaît des problèmes
de coexistence mais surtout il est confronté à d’autres
dangers, plus intimes, inhérents à sa psychologie.
Ces dernières années, l’œuvre de construction a connu une
crise qui a pesé lourdement sur nous, et n’est pas
entièrement surmontée. Cependant les dernières nouvelles
prouvent que le monde et en particulier le gouvernement
anglais sont disposés à reconnaître les valeurs morales
élevées qui se découvrent dans notre ardeur pour la
réalisation sioniste. En ce moment précis, nous avons une
pensée reconnaissante pour notre chef Weizmann qui a
permis le succès de la bonne cause par un dévouement et
une prudence parfaits.
Les difficultés rencontrées ont provoqué d’heureuses
conséquences. Elles ont à nouveau dévoilé la puissance des
liens entre les juifs de tous les pays, surtout pour leur destin.
Mais elles ont éclairci notre manière de voir le problème
palestinien, l’ont libéré des impuretés d’une idéologie
nationaliste. Il est clairement proclamé que notre but n’est
pas la création d’une communauté politique, mais que notre
idéal fondé sur l’antique tradition du judaïsme se propose la
création d’une communauté culturelle, au sens le plus vaste
du terme.
Pour y parvenir, nous devons résoudre, noblement,
publiquement et dignement, le problème de la cohabitation
avec le peuple frère des arabes. Nous avons l’occasion de
prouver ce que nous avons appris pendant les siècles d’un
passé durement vécu. Si nous découvrons le droit chemin,
nous gagnerons et servirons d’exemple aux autres peuples.
120
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Ce que nous entreprenons pour la Palestine, nous


l’accomplissons pour la dignité et la morale de tout le peuple
juif.
3. Je me réjouis de l’occasion qui m’est offerte pour dire
quelques mots à la jeunesse de ce pays, fidèle aux objectifs
généraux du judaïsme. Ne vous laissez pas décourager par
les difficultés auxquelles nous sommes affrontés en
Palestine. Des situations de ce type constituent des
expériences indispensables pour le dynamisme de notre
communauté.
Nous avons critiqué à juste titre des mesures et des
manifestations du gouvernement anglais. Nous ne devons
pas nous en contenter mais chercher plutôt à en tirer les
conséquences.
Nous devons apporter à nos relations avec le peuple arabe
la plus extrême vigilance. Grâce à cette attitude, nous
pourrons éviter qu’à l’avenir des tensions très dangereuses
ne se manifestent, qui pourraient être récupérées pour une
provocation à des actes belliqueux. Nous pourrons aisément
atteindre notre objectif parce que notre réalisation a été et
est entreprise de façon à servir aussi les intérêts concrets de
la population arabe.
Nous réussirons alors à nous interdire cette situation aussi
catastrophique pour les juifs que pour les arabes, celle de
faire appel à la puissance mandataire comme arbitre. Dans
cet esprit, nous suivrons la voie de la sagesse, mais aussi des
traditions qui donnent à la communauté juive son sens et sa
force. Car cette communauté n’est pas politique et ne doit
pas le devenir. Elle n’existe qu’exclusivement morale. Dans
cette tradition seule, elle peut trouver de nouvelles énergies,
et dans cette tradition seule elle reconnaît sa justification
d’être.

121
COMMENT JE VOIS LE MONDE

4. Depuis deux millénaires, la valeur commune à tous les


juifs s’incarne par son passé. Pour ce peuple dispersé dans le
monde n’existait qu’un seul lien, soigneusement maintenu,
celui de la tradition. Evidemment des juifs en tant
qu’individus ont créé de grandes valeurs de civilisation. Mais
le peuple juif, en tant qu’ensemble, ne paraissait pas avoir la
force des grandes réalisations collectives.
Tout s’est transformé maintenant. L’Histoire nous a confié
une noble et importante mission sous la forme d’une
collaboration active pour construire la Palestine. Des frères
remarquables travaillent déjà de toutes leurs forces à la
réalisation de cet objectif. Nous avons la possibilité
d’installer des foyers de civilisation que tout le peuple juif
peut reconnaître comme son œuvre. Nous espérons
profondément établir en Palestine un lieu pour des familles
et pour une civilisation nationale propre, qui permettrait
d’éveiller le Proche-Orient à une vie économique et
intellectuelle.
Le but préconisé par les chefs sionistes ne se veut pas
politique, mais plutôt social et culturel. La communauté en
Palestine doit s’approcher de l’idéal social de nos ancêtres,
tel qu’il est rédigé dans la Bible, elle doit en même temps
devenir un lieu pour les rencontres intellectuelles modernes,
un centre intellectuel pour les juifs du monde entier. La
fondation d’une Université juive à Jérusalem, représente
dans cet ordre d’idées, un des buts essentiels de
l’organisation sioniste.
Ces derniers mois je suis allé en Amérique pour aider à
constituer la vie matérielle de cette Université. Le succès de
cette campagne s’est imposé de lui-même. Grâce à l’activité
inlassable, grâce à la générosité illimitée des médecins juifs,
nous avons recueilli assez de moyens pour entreprendre la
réalisation d’une faculté de médecine et nous avons
122
COMMENT JE VOIS LE MONDE

commencé immédiatement les travaux préparatoires à sa


réalisation. D’après les résultats actuels, indubitablement
nous obtiendrons les structures matérielles indispensables
aux autres facultés, et cela très vite. La faculté de médecine
doit être conçue essentiellement comme un institut de
recherche. Elle agira directement pour l’assainissement du
pays, fonction indispensable dans notre entreprise.
L’enseignement d’un plus haut niveau ne se développera
que plus tard. Comme il s’est déjà trouvé un certain nombre
de savants capables et responsables d’une chaire à
l’Université, la fondation d’une faculté de médecine, semble-
t-il, ne pose plus de problèmes. Je note cependant qu’un
fonds particulier a été prévu pour l’Université, fonds
absolument séparé des capitaux nécessaires à la construction
du pays. Pour ces fonds particuliers, ces derniers mois, grâce
à l’effort inlassable du professeur Weizmann et d’autres
chefs sionistes en
Amérique, des sommes très importantes ont été
rassemblées grâce surtout aux donations importantes de la
classe moyenne. Je termine par un vibrant appel aux juifs
allemands. Qu’ils contribuent malgré la terrible situation
économique actuelle à permettre, par toutes leurs forces, la
création d’un foyer juif en Palestine. Non, il ne s’agit pas
d’un acte de charité, mais d’une œuvre qui concerne tous les
juifs. Sa réussite sera pour tous l’occasion de la satisfaction
la plus parfaite.
5. Pour nous, juifs, la Palestine ne se présente pas par
l’aspect comme une œuvre de charité ou comme une
implantation coloniale. Il s’agit d’un problème de fond,
essentiel pour le peuple juif. Et d’abord la Palestine n’est pas
un refuge pour les juifs orientaux, mais plutôt l’incarnation
renaissante du sentiment de la communauté nationale de
tous les juifs. Est-il nécessaire, est-il opportun d’éveiller et
123
COMMENT JE VOIS LE MONDE

de renforcer ce sentiment? A cette question je ne réponds


pas guidé par un sentiment réflexe mais pour des raisons
solides.
Je dis oui sans aucune réserve. Analysons rapidement le
développement des juifs allemands dans ces cent dernières
années ! Il y a un siècle, nos ancêtres vivaient, à de rares
exceptions près, dans le ghetto. Ils étaient pauvres, sans
droits politiques, séparés des non-juifs par une muraille de
traditions religieuses, de conformisme de vie et de
juridictions limitatives. Ils étaient même cantonnés dans
leur vie intellectuelle à leur propre littérature. Ils étaient peu
et superficiellement marqués par le puissant réveil qui avait
secoué la vie intellectuelle de l’Europe depuis la
Renaissance. Mais ces hommes, de peu d’importance, et
sans grande influence, détenaient une force supérieure à la
nôtre. Chacun d’eux appartenait par toutes les fibres de son
être à une communauté dont il se sentait membre à part
entière. Il s’exprimait et vivait dans une communauté qui
n’exigeait rien de lui qui heurterait sa façon de penser
naturelle. Nos ancêtres d’alors se montraient certainement
misérables physiquement et intellectuellement, mais
socialement ils se révélaient d’un équilibre moral étonnant.
Puis ce fut l’émancipation. Elle offrit soudain à l’individu
des possibilités de progrès insoupçonnées. Les individus
séparément acquéraient rapidement des situations dans les
couches sociales et économiques les plus élevées de la
société. Ils avaient assimilé avec passion les conquêtes
essentielles que l’art et la science occidentale avaient créées.
Ils participaient avec une intense ferveur à ce mouvement,
tandis qu’eux-mêmes créaient des œuvres durables. Par
cette attitude, ils adoptèrent les formes extérieures du
monde non-juif et se détournèrent, de façon progressive, de
leurs traditions religieuses et sociales, acceptant mœurs,
124
COMMENT JE VOIS LE MONDE

coutumes, façons de penser étrangères au monde juif. On


pourrait penser qu’ils allaient s’assimiler complètement aux
peuples parmi lesquels ils vivaient, peuples
quantitativement plus nombreux et politiquement et
culturellement bien mieux coordonnés, au point que, en
quelques générations il ne subsisterait rien d’apparent du
monde juif. Une complète disparition de la communauté
juive paraissait inéluctable en Europe Centrale et
Occidentale.
Or rien ne se passa ainsi. Les instincts des nationalités
différentes, semble-t-il, interdirent une fusion complète;
l’adaptation des juifs aux peuples européens parmi lesquels
ils vivaient, à leurs langues, à leurs coutumes, et même
partiellement à leurs formes religieuses, n’a pu dissiper ce
sentiment d'être un étranger, qui se maintient entre le juif et
les communautés européennes d’accueil. En dernière
analyse ce sentiment inné d’étrangeté constitue la base de
l’antisémitisme. Ce dernier ne sera pas extirpé du monde par
des tracts fussent-ils bien intentionnés. Car les nationalités
ne veulent pas être mélangées, mais suivre leur propre
destin. Une situation pacifique ne s’instaure que dans la
compréhension et l’indulgence réciproques.
Pour cette raison, il importe que nous juifs nous
reprenions conscience de notre existence comme nationalité
et que nous regagnons à nouveau cet amour-propre
indispensable à une vie réussie. De nouveau nous devons
apprendre à nous intéresser loyalement à nos ancêtres et à
notre histoire, et nous devons, comme peuple, assumer des
missions susceptibles de renforcer notre sentiment de
communauté. Il ne suffit pas que nous participions en tant
qu’individu au progrès culturel de l’humanité, il faut
également se confronter à ce genre de problèmes qui sont du

125
COMMENT JE VOIS LE MONDE

ressort des communautés nationales. Voilà la solution pour


un judaïsme à nouveau social.
Je vous prie de considérer le mouvement sioniste dans
cette perspective. L’histoire, aujourd’hui, nous a confié une
mission, celle de participer efficacement à la reconstruction
économique et culturelle de notre patrie. Des individus
enthousiastes et remarquablement doués ont analysé la
situation et beaucoup de nos meilleurs concitoyens sont
prêts à s’y consacrer corps et âme. Que chacun d’entre vous
s’évalue réellement par rapport à l’œuvre et contribue par
toutes ses forces !

LA « PALESTINE AU TRAVAIL »

Parmi les organisations sionistes, la « Palestine au travail »


représente celle dont l’activité correspond le plus
précisément à cette catégorie la plus digne d’estime, des
hommes de là-bas, travailleurs manuels, transformant le
désert en colonies florissantes. Ces travailleurs représentent
une sélection de volontaires issus de tout le peuple juif, une
élite d’hommes courageux, conscients et désintéressés. Il ne
s’agit pas de manœuvres sans qualification, vendant leur
force de travail aux plus offrants, mais d’hommes instruits,
d’esprit vif et libres, dont la compétition pacifique avec un
sol abandonné profite à tout le peuple juif, plus ou moins
directement. Diminuer si possible la sévérité de leur destin
signifie sauver des vies humaines singulièrement précieuses.
Car la lutte des premiers colons sur un sol non encore
assaini se traduit par des efforts durs et dangereux et une
abnégation personnelle rigoureuse. Seul un témoin oculaire
peut comprendre la justesse de cette idée. Aussi celui qui

126
COMMENT JE VOIS LE MONDE

aide ces hommes en permettant l’amélioration de l’outillage


aide l’œuvre de façon bénéfique.
Et cette classe de travailleurs incarne aussi la seule
possibilité d’établir des relations saines avec le peuple arabe
: or c’est l’objectif politique le plus important du sionisme.
En effet les administrations s’implantent puis disparaissent.
En revanche les relations humaines constituent dans la vie
des peuples l’étape décisive. Aussi bien une aide à la «
Palestine au travail » signifie aussi la réalisation d’une
politique humaine et respectable en Palestine et un combat
utile contre ces vagues de fond nationalistes rétrogrades. Car
le monde politique en général et à moindre échelle le petit
univers de l’œuvre palestinienne, en souffrent encore
aujourd’hui.

RENAISSANCE JUIVE

Un appel pour « Keren Hajessod »

Les plus grands ennemis de la conscience nationale juive et


de la dignité juive s’appellent décadence des ventres pleins,
s’appellent veulerie provoquée par la richesse et la vie facile,
s’appellent forme de soumission intérieure au monde non-
juif, puisque la communauté juive s’est relâchée. Le meilleur
de l’homme ne s’épanouit qu’en se développant dans une
communauté. Terrible se présente donc le danger moral
pour le juif perdant le contact avec sa propre communauté et
se retrouvant étranger pour ceux mêmes qui l’accueillent. Le
bilan d’une telle situation se déroule souvent dans un
égoïsme méprisable et morne.

127
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Or particulièrement importante se révèle actuellement la


pression contre le peuple juif. Et ce genre de misère nous
guérit. Car il engendre un renouveau de la vie
communautaire juive que même l’avant-dernière génération
n’aurait pu imaginer. Sous l’influence de ce sentiment de
solidarité, tout nouveau, la colonisation de la Palestine, mise
en œuvre par des chefs dévoués et prudents, à travers des
difficultés paraissant vraiment incontestables, a commencé à
donner de si beaux résultats que je ne puis plus mettre en
doute le succès final. Pour les juifs du monde entier,
l’importance de cette œuvre s’avère de tout premier ordre.
La Palestine sera pour tous les juifs un lieu de culture, pour
les persécutés un lieu de refuge, pour les meilleurs d’entre
nous un champ d’action. Pour les juifs du monde entier, elle
incarnera un idéal d’unité et un moyen de renaissance
intérieure.

LETTRE A UN ARABE

15 mars 1930.

Votre lettre m’a beaucoup réjoui. Elle me prouve en effet


qu’il y a de votre côté cette clairvoyance pour une solution
raisonnable : nos deux peuples peuvent résoudre les
difficultés pendantes. Ces obstacles me paraissent de nature
plus psychologique qu’objective, et ils peuvent être
surmontés si, de part et d’autre, on agit en voulant éliminer
les problèmes !
Notre situation actuelle se présente défavorable parce que
juifs et Arabes sont dressés face à face comme deux
adversaires, par la puissance mandataire. Cet état de choses
128
COMMENT JE VOIS LE MONDE

est indigne de nos deux peuples et ne peut être transformé


que si nous découvrons entre nous un terrain où les deux
camps puissent s’exprimer et s’unir.

Je vous explique ici comment j’envisage la réalisation d’une


modification des conditions déplorables actuelles. J’ajoute
que cette opinion reste exclusivement la mienne puisque je
ne l’ai communiquée à personne.
Un « conseil privé » est constitué, auquel Juifs et Arabes
délèguent séparément chacun quatre représentants,
absolument indépendants de tout organisme politique.
Ainsi de part et d’autre seraient réunis : un médecin, élu
par le conseil de l’ordre; un juriste, élu par les instances
juridiques ; un représentant ouvrier, élu par les syndicats ;
un chef religieux, élu par ses semblables. Ces huit personnes
se réunissent une fois par semaine. Elles s’engagent par
serment à ne pas servir les intérêts de leur profession et de
leur nation mais à chercher exclusivement en toute
conscience le bonheur de toute la population. Les
discussions sont secrètes et rien n’en doit être divulgué, pas
même dans la vie privée.
Si une décision sur un problème quelconque a été prise à
laquelle trois membres au moins de chaque côté ont donné
leur assentiment, cette décision peut être rendue publique,
mais sous la responsabilité de tout le conseil. Si l’un des
membres n’accepte pas une décision, il peut quitter le
conseil mais sans jamais être délié de l’obligation du secret.
Si l’un des groupes précités responsables des élections
s’estime peu satisfait par une résolution du conseil, il peut
remplacer son représentant par un autre.
Même si le conseil secret n’a aucune compétence délimitée,
il peut permettre cependant d’aplanir progressivement les
différends et il peut faire apparaître, face à la puissance
129
COMMENT JE VOIS LE MONDE

mandataire, une représentation commune des intérêts du


pays réellement opposé à une politique à court terme.

SUR LA NÉCESSITÉ DU SIONISME — LETTRE AU


PROFESSEUR Dr HELLPACH, MINISTRE D’ÉTAT

J’ai lu votre article sur le sionisme et le congrès de Zurich.


Il faut que je vous réponde, même brièvement, comme
quelqu’un de très convaincu à cette idée du sionisme le
ferait.
Les juifs forment une communauté de sang et de tradition
dont la tradition religieuse ne représente pas l’unique point
commun. Elle se révèle d’abord par le comportement des
autres hommes face aux juifs. Quand je suis arrivé en
Allemagne, voilà quinze ans, j’ai découvert pour la première
fois que j’étais juif et cette découverte m’a été révélée
davantage par les non-juifs que par les juifs.
Le tragique de la condition juive réside en ceci : ils
représentent des individus arrivés à un stade évident
d’évolution, mais ils manquent du soutien d’une
communauté pour les unir. L’insécurité des individus, qui
peut provoquer une très grande fragilité morale, en est la
conséquence. J’ai appris par expérience que la santé morale
de ce peuple ne devenait possible que si tous les juifs du
monde se réunissaient dans une communauté vivante, à
laquelle chaque individu de plein gré s’associerait et qui lui
permettrait de supporter haine et humiliation auxquelles il
est en butte de toutes parts.
J’ai vu le mimétisme exécrable chez des juifs de grande
valeur et ce spectacle m’a fait pleurer des larmes de sang.
130
COMMENT JE VOIS LE MONDE

J’ai vu comment l’école, les pamphlets et les innombrables


puissances culturelles de la majorité non-juive avaient sapé
ce sentiment de dignité, même chez les meilleurs de nos
frères de race et j’ai ressenti que cela ne pourrait plus
continuer ainsi.
J’ai appris par expérience que, seule une création
commune, qui tienne au cœur des juifs du monde entier
pourrait guérir ce peuple malade. Ce fut l’œuvre admirable
de Th. Herzl de le comprendre et de se battre avec toute son
énergie pour la réalisation d’un foyer ou — pour parler plus
clairement encore — d’un lieu central en Palestine. Cette
œuvre exigeait toutes les énergies. Elle s’inspirait néanmoins
de la tradition du peuple juif.
Vous appelez cela du nationalisme, non sans erreur. Mais
un effort pour créer une communauté, sans laquelle nous ne
pouvons ni vivre ni mourir dans ce monde hostile pourra
toujours être désigné par ce vocable haïssable. De toute
façon il s’agira d’un nationalisme mais sans volonté de
puissance, et préoccupé de dignité et de santé morales. Si
nous n’étions pas contraints de vivre au milieu d’hommes
intolérants, mesquins et violents, je serais le premier à
rejeter tout nationalisme au profit d’une communauté
humaine universelle !
L’objection — si nous voulons, nous juifs, être une « nation
», nous ne pourrons plus être des citoyens à part entière par
exemple de l’Etat allemand — révèle une méconnaissance de
la nature de l’Etat, fondant son existence à partir de
l’intolérance de la majorité nationale. Contre cette
intolérance nous ne serons jamais protégés, que nous nous
appelions ou pas « peuple », « nation », etc.
J’ai dit tout ce que je pense, brièvement, sans fioritures et
sans concessions. Mais, d’après vos écrits, je sais que vous
appréciez plus le sens que la forme.
131
COMMENT JE VOIS LE MONDE

APHORISMES POUR LEO BÆCK

— Heureux celui qui traverse la vie, secourable, en


ignorant la peur, étranger à l’agressivité et au ressentiment !
Dans une telle nature se révèlent les témoins magnifiques
qui apportent une consolation à l’humanité, dans les
situations malheureuses qu’elle se crée elle-même.
— L’effort d’unir sagesse et pouvoir aboutit rarement et
seulement très brièvement.
— L’homme évite habituellement d’accorder de
l’intelligence à autrui, sauf quand par hasard il s’agit d’un
ennemi.
— Peu d’êtres sont capables d’exprimer posément une
opinion différente des préjugés de leur milieu. La plupart
des êtres sont même incapables d’arriver à formuler de telles
opinions.
— La majorité des imbéciles reste invincible et satisfaite en
toute circonstance. La terreur provoquée par leur tyrannie se
dissipe simplement par leur divertissement et leur
inconséquence
— Pour être un membre irréprochable parmi une
communauté de moulons, il faut avant toute chose être soi-
même un mouton.
— Les contrastes et les contradictions peuvent coexister en
permanence dans une tête, sans déclencher nul conflit. Cette
évidence bouleverse et détruit tout système politique
pessimiste ou optimiste.
— Celui qui entreprend de se singulariser dans ce monde
de la vérité et de la connaissance, celui qui se voudrait un
oracle, échoue piteusement sous l’éclat de rire des Dieux.
132
COMMENT JE VOIS LE MONDE

— La joie de contempler et de comprendre, voilà le


langage que me porte la nature.

133
COMMENT JE VOIS LE MONDE

CHAPITRE V

ÉTUDES SCIENTIFIQUES

PRINCIPES DE LA RECHERCHE

Discours prononcé à l'occasion du soixantième anniversaire


de Max Planck.

Le Temple de la Science se présente comme une


construction à mille formes. Les hommes qui le fréquentent
ainsi que les motivations morales qui y conduisent se
révèlent tous différents. L’un s’adonne à la Science dans le
sentiment de bonheur que lui procure cette puissance
intellectuelle supérieure. Pour lui la Science se découvre le
sport adéquat, la vie débordante d’énergie, la réalisation de
toutes les ambitions. Ainsi doit-elle se manifester! Mais
beaucoup d’autres se rencontrent également en ce Temple
qui, exclusivement pour une raison utilitaire, n’offrent en
contrepartie que leur substance cérébrale ! Si un ange de
134
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Dieu apparaissait et chassait du Temple tous les hommes qui


font partie de ces deux catégories, ce Temple se viderait de
façon significative mais on y trouverait encore tout de même
des hommes du passé et du présent. Parmi ceux-là nous
trouverions notre Planck. C’est pour cela que nous l’aimons.
Je sais bien que, par notre apparition, nous avons chassé
d’un cœur léger beaucoup d’hommes de valeur qui ont édifié
le Temple de la Science pour une grande, peut-être pour la
plus grande partie. Pour notre ange, la décision à prendre
serait bien difficile dans grand nombre de cas. Mais une
constatation s’impose à moi. Il n’y aurait eu que des
individus comme ceux qui ont été exclus, eh bien le Temple
ne se serait pas édifié, tout autant qu’une forêt ne peut se
développer si elle n’est constituée que de plantes
grimpantes! En réalité ces individus se contentent de
n’importe quel théâtre pour leur activité. Les circonstances
extérieures décideront de leur carrière d’ingénieur, d’officier,
de commerçant ou de scientifique. Mais regardons à
nouveau ceux qui ont trouvé grâce aux yeux de l’ange. Ils se
révèlent singuliers, peu communicatifs, solitaires et malgré
ces points communs se ressemblent moins entre eux que
ceux qui ont été expulsés. Qu’est-ce qui les a conduits au
Temple ? La réponse n’est pas facile à fournir et ne peut
assurément pas s’appliquer uniformément à tous. Mais
d’abord en premier lieu, avec Schopenhauer, je m’imagine
qu’une des motivations les plus puissantes qui incitent à une
œuvre artistique ou scientifique, consiste en une volonté
d’évasion du quotidien dans sa rigueur cruelle et sa
monotonie désespérante, en un besoin d’échapper aux
chaînes des désirs propres éternellement instables. Cela
pousse les êtres sensibles à se dégager de leur existence
personnelle pour chercher l’univers de la contemplation et
de la compréhension objectives. Cette motivation ressemble
135
COMMENT JE VOIS LE MONDE

à la nostalgie qui attire le citadin loin de son environnement


bruyant et compliqué vers les paisibles paysages de la haute
montagne, où le regard vagabonde à travers une atmosphère
calme et pure, et se perd dans les perspectives reposantes
semblant avoir été créées pour l’éternité.
A cette motivation d’ordre négatif s’en associe une autre
plus positive. L’homme cherche à se former de quelque
manière que ce soit, mais selon sa propre logique, une image
du monde simple et claire. Ainsi surmonte-t-il l’univers du
vécu parce qu’il s’efforce dans une certaine mesure de le
remplacer par cette image. Chacun à sa façon procède de
cette manière, qu’il s’agisse d’un peintre, d’un poète, d’un
philosophe spéculatif ou d’un physicien. A cette image et à sa
réalisation il consacre l’essentiel de sa vie affective pour
acquérir ainsi la paix et la force qu’il ne peut pas obtenir
dans les limites trop restreintes de l’expérience
tourbillonnante et subjective.
Parmi toutes les images possibles du monde, quelle place
accorder à celle du physicien théoricien? Elle implique les
exigences les plus grandes, pour la rigueur et l’exactitude de
la représentation des rapports, comme seule l’utilisation du
langage mathématique l’autorise. Mais en revanche, le
physicien doit, sur le plan concret, se restreindre d’autant
plus qu’il se contente de représenter les phénomènes les plus
évidents accessibles à notre expérience, alors que tous les
phénomènes plus complexes ne peuvent pas être
reconstitués par l’esprit humain avec cette précision subtile
et cet esprit de suite exigés par le physicien théoricien.
L’extrême netteté, la clarté et la certitude ne s’acquièrent
qu’au prix d’un immense sacrifice : la perte de la vue
d’ensemble. Mais alors quelle peut être la séduction de
comprendre avec précision une parcelle si restreinte de
l’univers et d’abandonner tout ce qui est plus subtil et plus
136
COMMENT JE VOIS LE MONDE

complexe, par timidité ou manque de courage ? Le résultat


d’un exercice aussi résigné oserait-il porter le nom audacieux
d’« Image du monde » ?
Je pense que ce nom est bien mérité. Car les lois générales,
bases de l’architecture intellectuelle de la physique théorique
ont l’ambition d’être valables pour tous les événements de la
nature. Et grâce à ces lois, en utilisant l’itinéraire de la pure
déduction logique, on devrait pouvoir trouver l’image, c’est-
à-dire la théorie de tous les phénomènes de la nature, y
compris de ceux de la vie, si ce processus de déduction ne
dépassait pas et de beaucoup la capacité de la pensée
humaine. Le renoncement à une image physique du monde
en sa totalité n’est pas un renoncement de principe. C’est un
choix, une méthode.
La tâche suprême du physicien consiste donc à rechercher
les lois élémentaires les plus générales à partir desquelles,
par pure déduction, on peut acquérir l’image du monde.
Aucun chemin logique ne conduit à ces lois élémentaires. Il
s’agirait plutôt exclusivement d’une intuition se développant
parallèlement à l’expérience. Dans cette incertitude de la
méthode à suivre, on pourrait croire que n’importe quel
nombre des systèmes de physique théorique de valeur
équivalente serait possible. En principe cette opinion est
certainement correcte. Mais l’évolution a montré que de
toutes les constructions concevables, une et une seule, à un
moment précis, s’est révélée absolument supérieure à toutes
les autres. Personne de ceux qui ont réellement approfondi
le sujet ne niera que le monde des perceptions ne détermine
en fait rigoureusement le système théorique, bien qu’aucun
chemin logique ne conduise des perceptions aux principes
de la théorie. C’est cela que Leibniz dénommait et signifiait
par l’expression « harmonie préétablie ». Les physiciens ont
violemment reproché à maint théoricien de la connaissance
137
COMMENT JE VOIS LE MONDE

de ne pas tenir assez compte de cette situation. Là aussi, se


trouvent, à mon avis, les racines de la polémique opposant, il
y a quelques années, Mach à Planck.
La nostalgie d’une vision de cette « harmonie préétablie »
persiste en notre esprit. Mais Planck se passionne pour les
problèmes les plus généraux de notre Science, sans se laisser
détourner par des objectifs plus lucratifs et plus aisés à
atteindre. J’ai souvent entendu dire que des confrères
voulaient expliquer son comportement par une force de
volonté et par une discipline exceptionnelles. Ils ont tort, me
semble-t-il. L’état affectif qui permet de telles performances,
ressemble davantage à l’état d’âme des religieux ou des
amants. La persévérance quotidienne ne se bâtit pas sur un
dessein ou un programme, mais se fonde sur un besoin
immédiat.
Il est là assis, notre cher Planck, et s’amuse intérieurement
sur mes manipulations enfantines de la lanterne de Diogène.
Notre sympathie pour lui n’a pas besoin de motivation
prétextée. Puisse l’amour pour la Science embellir aussi sa
vie dans l’avenir et le conduire à la résolution du problème
physique le plus important de notre époque, problème qu’il a
lui-même posé et fait considérablement progresser ! Puisse-
t-il réussir à unifier en un seul système logique la théorie des
quanta, l’électrodynamique et la mécanique !

PRINCIPES DE LA PHYSIQUE THÉORIQUE

Discours de réception à l’Académie des Sciences de Prusse

Chers collègues! Daignez accepter mes remerciements les


plus profonds pour m’avoir accordé le plus grand bienfait
138
COMMENT JE VOIS LE MONDE

qu’on puisse accorder à un homme comme moi. En


m’appelant dans votre Académie, vous m’avez permis de me
libérer des agitations et des traces d’une profession pratique,
vous me permettez de me consacrer exclusivement aux
études scientifiques. Je vous prie d’être convaincus de mes
sentiments de gratitude et de l’assiduité de mes efforts,
même si les résultats de mes recherches vous apparaissent
médiocres.
Permettez-moi de faire à ce sujet quelques réflexions
générales sur la position que mon domaine de travail, la
physique théorique, occupe par rapport à la science
expérimentale. Un mathématicien de mes amis me disait
récemment, en plaisantant à moitié : « Le mathématicien
sait bien quelque chose, mais pas exactement ce qu’on lui
demande à un moment précis. » Souvent le théoricien de la
physique se trouve dans cette situation quand il est consulté
par un physicien expérimental. Quelle origine trouver à ce
manque caractéristique de capacité d’adaptation ?
La méthode du théoricien implique qu’il utilise comme
base dans toutes les hypothèses, ce qu’on appelle des
principes, à partir desquels il peut déduire des
conséquences. Son activité se divise donc essentiellement en
deux parties. Il doit rechercher d’abord ces principes et
ensuite développer les conséquences qui leur sont
inhérentes. Pour l’exécution de ce second travail, il reçoit à
l’école un outillage excellent. Si donc la première de ses
tâches est déjà accomplie dans un certain domaine ou pour
un certain ensemble de relations il ne manquera pas de
réussir par un travail et un raisonnement persévérants. Mais
la première clef de ces tâches, c’est-à-dire celle d’établir les
principes qui serviront de base à sa déduction, se présente
de manière toute différente. Car ici il n’existe pas de
méthode qu’on puisse apprendre ou systématiquement
139
COMMENT JE VOIS LE MONDE

appliquer pour atteindre un objectif. Le chercheur doit


plutôt épier si l’on peut dire, dans la nature, ces principes
généraux, pendant qu’il dégage à travers les grands
ensembles de faits expérimentaux des traits généraux et
certains, qui peuvent être explicités nettement.
Quand cette formulation a réussi, commence alors le
développement des conséquences qui révèle souvent des
relations insoupçonnées, lesquelles dépassent de beaucoup
le domaine des faits d’où les principes ont été tirés. Mais tant
que les principes, pouvant servir de base à la déduction,
n’ont pas été découverts, le théoricien n’a absolument pas
besoin des faits individuels de l’expérience. Il ne peut même
pas entreprendre quelque chose avec des lois plus générales
découvertes empiriquement. Il doit plutôt s’avouer son état
d’impuissance face aux résultats élémentaires de la
recherche empirique jusqu’à ce que des principes se
découvrent à lui, qu’il puisse utiliser comme base de
déductions logiques.
C’est dans cette situation que se situe actuellement la
théorie concernant les lois du rayonnement thermique et du
mouvement moléculaire aux basses températures. Voilà
quinze ans on ne doutait absolument pas que, sur les bases
de la mécanique Galilée'Newton appliquée aux mouvements
moléculaires, ainsi que d’après la théorie de Maxwell du
champ magnétique il ne fût possible d’acquérir une
représentation exacte des propriétés électriques, optiques et
thermiques des corps. Alors Planck montra que pour fonder
une loi du rayonnement thermique correspondant à
l’expérience, il faut utiliser une méthode de calcul dont
l’incompatibilité avec les principes de la mécanique
classique devenait toujours plus flagrante. Par cette méthode
de calcul, Planck introduisait dans la physique la célèbre
hypothèse des quanta qui fut depuis remarquablement
140
COMMENT JE VOIS LE MONDE

confirmée. Avec cette hypothèse des quanta, il a renversé la


mécanique classique dans le cas où des masses
suffisamment petites se déplacent à des vitesses
suffisamment faibles et avec des accélérations suffisamment
importantes, au point que nous ne pouvons aujourd’hui
envisager les lois du mouvement établies par Galilée et
Newton que comme des situations limites. Mais malgré les
efforts les plus persévérants des théoriciens on n’a pas
encore obtenu de remplacer les principes de la mécanique
par d’autres qui correspondent à la loi du rayonnement
thermique de Planck ou à l’hypothèse des quanta. Quand
bien même nous devrions reconnaître sans le moindre doute
possible que nous devons ramener la chaleur au mouvement
moléculaire, nous devons cependant reconnaître aujourd’hui
que nous nous trouvons devant les lois fondamentales de ce
mouvement dans la même situation que les astronomes
d’avant Newton, devant les mouvements des planètes.
J’évoque ici un ensemble de faits non réductibles à une
étude théorique, par manque de principes de base. Mais il
arrive aussi un autre cas. Des principes, logiques et bien
formulés aboutissent à des conséquences, totalement ou
presque totalement, extérieures aux limites du domaine
actuellement accessible à notre expérience. Alors, pour de
longues années, un travail empirique, à tâtons, sera
nécessaire pour établir si les principes de la théorie
pourraient décrire la réalité. Voilà la situation exacte de la
théorie de la relativité.
Une réflexion sur les concepts fondamentaux de temps et
d’espace nous a prouvé que le principe de la constance de la
vitesse de la lumière dans le vide, qui se déduit de l’optique
des corps en mouvement, ne nous contraint absolument pas
à subir la théorie d’un éther immobile. Et même il était
possible d’échafauder une théorie générale qui rappelle cette
141
COMMENT JE VOIS LE MONDE

étrangeté, que, dans les expériences réalisées sur la terre,


nous ne transcrivons jamais rien du mouvement de
translation de la terre. Alors dans cette circonstance, on
utilise l’énoncé du principe de relativité : les lois naturelles
ne se modifient pas quant à leur forme, quand on quitte un
système de coordonnées originel (expérimenté) pour un
nouveau système effectuant un mouvement de translation
uniforme par rapport au premier. Cette théorie, a reçu de
remarquables confirmations par l’expérience. Elle permet
aussi une simplification de la représentation théorique
d’ensembles de faits, déjà liés les uns aux autres.
Mais d’autre part, cette théorie reste insuffisante parce que
le principe de relativité tel que je viens de le formuler,
privilégie le mouvement uniforme. Certes, du point de vue
physique, on ne peut attribuer un sens absolu au
mouvement uniforme. Alors la question se pose : est-ce que
cette affirmation ne devrait pas s’étendre aux mouvements
non uniformes? Or, si on prend comme base le principe de la
relativité en un sens élargi, il est démontré qu’on obtient une
extension indéfinie de la théorie de la relativité. Ainsi se
trouve-t-on conduit à une théorie générale de la gravitation,
incluant la dynamique. Pour le moment cependant nous
n’avons pas trouvé les faits susceptibles de mettre à l’épreuve
la justification de l’introduction du principe servant de pivot.
Nous avons prouvé que la physique inductive questionne la
physique déductive et vice versa et que ce type de réponse
exige de notre part une tension et un effort absolus. Puisse-t-
on bientôt réussir à trouver, grâce aux efforts et aux travaux
de tous, les preuves définitives pour nos progrès en ce sens.

142
COMMENT JE VOIS LE MONDE

SUR LA MÉTHODE DE LA PHYSIQUE THÉORIQUE

Si vous voulez étudier chez l’un quelconque des physiciens


théoriciens les méthodes qu’il utilise, je vous suggère de vous
tenir à ce principe de base : n’accordez aucun crédit à ce qu’il
dit, mais jugez ce qu’il a produit ! Car le créateur a ce
caractère : les produits de son imaginaire s’imposent à lui, si
indispensables, si naturels, qu’il ne peut les considérer
comme image de l’esprit mais qu’il les connaît comme
réalités évidentes.
Ce préambule paraît vous autoriser à quitter le lieu même
de cette conférence. Car vous pourriez vous dire : celui qui
nous parle maintenant, mais c’est justement un physicien
théoricien ! Il devrait donc abandonner toute réflexion sur la
structure de la science théorique aux théoriciens de la
connaissance.
A une telle objection, je réponds en présentant mon point
de vue personnel. Car j’affirme parler ici non par vanité,
mais pour satisfaire à une invitation d’amis. Je suis dans
cette chaire parce qu’elle rappelle le souvenir d’un homme
qui a consacré toute sa vie à rechercher l’unité de la
connaissance. En plus, objectivement, mon exercice
d’aujourd’hui pourrait trouver une justification en ce sens :
ne serait-il point intéressant de connaître ce que pense de sa
science un homme qui, sa vie durant, s’est exercé de toute
son énergie à en éclaircir et à en perfectionner les éléments
de base ? Sa façon d’appréhender l’évolution ancienne et
contemporaine pourrait influencer terriblement ce qu’il
attend de l’avenir et donc ce qu’il vise comme objectif
immédiat. Mais c’est là le destin de tout individu qui se
donne passionnément au monde des idées. C’est le même
143
COMMENT JE VOIS LE MONDE

destin qui attend l’historien, organisant les faits historiques,


même de façon inconsciente, en fonction des idéaux
subjectifs que la société humaine lui suggère.
Aujourd’hui analysons le développement de la pensée
théorique de façon très générale, mais en même temps
gardons présent à l’esprit le rapport essentiel, unissant le
discours théorique à l’ensemble des faits expérimentaux. Il
s’agit bien de cette éternelle confrontation entre les deux
composantes de notre savoir en physique théorique :
empirisme et raison.
Nous admirons la Grèce antique parce qu’elle a donné
naissance à la science occidentale. Là, pour la première fois,
a été inventé ce chef-d’œuvre de la pensée humaine, un
système logique, c’est-à-dire tel que les propositions se
déduisent les unes des autres avec une telle exactitude
qu’aucune démonstration ne provoque de doute. C’est le
système de la géométrie d’Euclide. Cette composition
admirable de la raison humaine autorise l’esprit à prendre
confiance en lui-même pour toute activité nouvelle. Et si
quelqu’un, en l’éveil de son intelligence, n’a pas été capable
de s’enthousiasmer pour une telle architecture, alors jamais
il ne pourra réellement s’initier à la recherche théorique.
Mais pour atteindre une science décrivant la réalité, il
manquait encore une deuxième base fondamentale qui,
jusqu’à Kepler et Galilée, resta ignorée de l’ensemble des
philosophes. Car la pensée logique, par elle-même, ne peut
offrir aucune connaissance tirée du monde de ’expérience.
Or toute connaissance de la réalité vient de l’expérience et y
renvoie. Et par le fait, des connaissances déduites par une
voie purement logique, seraient, face à la réalité, strictement
vides. C’est ainsi que Galilée grâce à cette connaissance
empirique, et surtout parce qu’il s’est violemment battu pour

144
COMMENT JE VOIS LE MONDE

l’imposer, devient le père de la physique moderne et


probablement de toutes les sciences de la nature en général.
Si donc l’expérience inaugure, décrit et propose une
synthèse de la réalité, quelle place accorder à la raison dans
le domaine scientifique ?
Un système achevé de physique théorique comporte un
ensemble de concepts, de lois fondamentales applicables à
ces concepts, et de propositions logiques qui s’en peuvent
normalement déduire. Ces propositions où s’exerce la
déduction correspondent exactement à nos expériences
individuelles ; voilà la raison profonde pour laquelle, dans
un livre théorique, la déduction représente presque tout
l’ouvrage.
Paradoxalement, c’est exactement ce qui se passe dans la
géométrie euclidienne. Mais les principes fondamentaux
s’appellent axiomes et par conséquent les propositions à
déduire ne se fondent point sur des expériences banales. En
revanche, si l’on envisage la géométrie euclidienne comme la
théorie des possibilités de la position réciproque des corps
pratiquement rigides et si par conséquent on la comprend
comme une science physique, sans supprimer son origine
empirique, la ressemblance logique entre la géométrie et la
physique théorique s’impose flagrante.
Donc, dans le système d’une physique théorique, nous
déterminons une place pour la raison et pour l’expérience.
La raison constitue la structure du système. Les résultats
expérimentaux et leurs imbrications mutuelles peuvent
trouver leur expression, grâce aux propositions déductives.
Et c’est dans la possibilité d’une telle représentation que se
situent exclusivement le sens et la logique de tout le système,
et plus particulièrement, des concepts et des principes qui en
forment les bases. Et d’ailleurs, ces concepts et ces principes
se découvrent comme des inventions spontanées de l’esprit
145
COMMENT JE VOIS LE MONDE

humain. Elles ne peuvent se justifier a priori ni par la


structure de l’esprit humain, ni, avouons-le, par une
quelconque raison.
Ces principes fondamentaux, ces lois fondamentales,
lorsqu’on ne peut plus les réduire en stricte logique,
dévoilent la partie inévitable, rationnellement
incompréhensible de la théorie. Car le but essentiel de toute
théorie est d’obtenir ces éléments fondamentaux
irréductibles aussi évidents et aussi rares que possibles, sans
oublier la représentation adéquate de toute expérience
possible.
Cet essai de compréhension, je le schématise pour mieux
souligner combien l’aspect purement'fictif des fondements
de la théorie ne s’imposait nullement au XVIIIè et au XIXè
siècle. Mais la fiction gagnait de plus en plus, parce que la
séparation entre les concepts fondamentaux et les lois
fondamentales d’une part, les déductions à coordonner selon
nos relations expérimentales d’autre part, ne cessaient de
croître avec l’unification accrue de la construction logique.
Ainsi on peut équilibrer toute une construction théorique sur
un ensemble d’éléments conceptuels, logiquement
indépendants les uns des autres, mais en moins grand
nombre.
Newton, le premier inventeur d’un système de physique
théorique, immense et dynamique, n’hésite pas à croire que
concepts fondamentaux et lois fondamentales de son
système sont directement issus de l’expérience. Je crois qu’il
faut interpréter dans ce sens sa déclaration de principe «
hypothèses non fingo ».
En réalité, à cette époque, les notions d’espace et de temps
ne semblaient présenter aucune difficulté problématique.
Car les concepts masse, inertie, force, plus leurs relations
directement déterminées par la loi, semblaient directement
146
COMMENT JE VOIS LE MONDE

livrés par l’expérience. Cette base une fois admise,


l’expression force de gravitation par exemple semble issue
directement de l’expérience et on pouvait raisonnablement
escompter le même résultat pour les autres forces.
Evidemment, nous le devinons aisément par le vocabulaire
même, la notion d’espace absolu, impliquant celle d’inertie
absolue, gêne singulièrement Newton. Car il réalise
qu’aucune expérience ne pourra correspondre à cette
dernière notion. De même le raisonnement sur des actions à
distance l’embarrasse. Mais la pratique et le succès énorme
de la théorie l’empêchent lui et les physiciens du XVIIè et du
XIXè siècle de réaliser que le fondement de son système
repose sur une base absolument fictive.
Dans l’ensemble, les physiciens de l’époque croyaient
volontiers que les concepts fondamentaux et les lois
fondamentales de la physique ne constituent pas, au sens
logique, des créations spontanées de l'esprit humain, mais
plutôt qu’on peut les déduire des expériences par
abstraction, donc, par une voie de logique. En fait,
seulement la théorie de la relativité générale a clairement
reconnu l’erreur de cette conception. Elle a prouvé qu’il était
possible, en s’éloignant énormément du schéma newtonien,
d’expliquer le monde expérimental et les faits, de façon plus
cohérente et plus complète que le schéma newtonien ne le
permettait. Mais négligeons la question de supériorité ! Le
caractère fictif des principes devient évident simplement
pour la raison qu’on peut établir deux principes
radicalement différents et qui pourtant concordent en une
très grande partie avec l’expérience. De toutes les façons,
tout essai de déduire logiquement, à partir d'expériences
élémentaires, les concepts fondamentaux et les lois
fondamentales de la mécanique, reste condamné à l’échec.

147
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Alors, s’il est certain que le fondement axiomatique de la


physique théorique ne se déduit pas de l’expérience, mais
doit s’établir spontanément, librement, pouvons-nous
penser avoir découvert la bonne piste? Plus grave encore !
cette bonne piste n’existe-t-elle pas chimériquement
seulement en notre imaginaire? Pouvons-nous juger
l’expérience fiable alors que certaines théories, comme la
mécanique classique, rendent largement compte de
l’expérience, sans argumenter sur le fond du problème ? A
cette objection je déclare en toute certitude qu’à mon avis la
bonne piste existe et que nous pouvons la découvrir. D’après
notre recherche expérimentale jusqu’à ce jour, nous avons le
droit d’être persuadés que la nature représente ce que nous
pouvons imaginer en mathématique comme le plus simple.
Je suis convaincu que la construction exclusivement
mathématique nous permet de trouver les concepts et les
principes les reliant entre eux. Ils nous donnent la possibilité
de comprendre les phénomènes naturels. Les concepts
mathématiques utilisables peuvent être suggérés par
l’expérience, mais jamais, en aucun cas, déduits.
L’expérience s’impose, naturellement, comme unique critère
d’utilisation d’une construction mathématique pour la
physique. Mais le principe fondamentalement créateur se
trouve dans la Mathématique. Par conséquent, en un certain
sens, j’estime vrai et possible pour la pensée pure
d’appréhender la réalité, comme le révéraient les Anciens.
Pour justifier cette confiance, je suis contraint d’utiliser des
concepts mathématiques. Le monde physique est représenté
par un continuum à quatre dimensions. Si je suppose dans
ce monde une métrique de Riemann et que je me demande
quelles sont les lois les plus simples qu’un tel système peut
satisfaire, j’obtiens la théorie relativiste de la gravitation et
de l’espace vide. Si, dans cet espace, je prends un champ de
148
COMMENT JE VOIS LE MONDE

vecteurs ou le champ de tenseurs antisymétriques qui peut


en être dérivé et que je me demande quelles sont les lois les
plus simples qu’un tel système peut satisfaire, j’obtiens les
équations de l’espace vide de Maxwell.
A ce degré de raisonnement, il manque encore une théorie
pour ces ensembles de l’espace où la densité électrique ne
disparaît pas. Louis de Broglie devina l’existence d’un champ
d’ondes pouvant servir à expliquer certaines propriétés
quantiques de la matière. Dirac enfin découvre dans les «
spins » des valeurs du champ d’un genre nouveau, dont les
équations les plus simples permettent de déduire, de façon
très importante, les propriétés des électrons. Or, avec mon
collaborateur le Dr Walter Mayer, j’ai découvert que les «
spins » constituent un cas spécial d’une sorte de champ d’un
genre nouveau, lié mathématiquement au système à quatre
dimensions, que nous avons dénommé « semi-vecteurs ».
Les équations les plus simples auxquelles ces semi-vecteurs
peuvent être soumis fournissent une clef pour comprendre
l’existence de deux sortes de particules élémentaires de
masses pondérables différentes et de charges égales, mais de
signes contraires. Ces semi-vecteurs représentent, après les
vecteurs ordinaires, les éléments magnétiques du champ les
plus simples qui soient possibles dans un continuum
métrique à quatre dimensions. Ils pourraient, semble-t-il,
aisément décrire les propriétés essentielles des particules
électriques élémentaires.
Pour notre recherche, il s’avère capital que toutes ces
formes et leurs relations par des lois, s’obtiennent d’après le
principe de recherche des concepts mathématiques les plus
simples et de leurs liaisons. Si nous pouvons limiter les
genres de champ simples existant mathématiquement et les
équations simples possibles entre eux, alors le théoricien
peut espérer appréhender le réel en sa profondeur.
149
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Le point le plus délicat d’une théorie des champs de ce type


réside, actuellement, dans notre intelligence de la structure
atomique de la matière et de l’énergie. Incontestablement la
théorie ne se déclare pas atomique en son principe en tant
qu’elle opère, exclusivement avec des fonctions continues de
l’espace, contrairement à la mécanique classique, dont
l’élément de base le plus important, le point matériel,
correspond déjà à la structure atomique de la matière.
La théorie moderne des quanta, sous sa forme déterminée
par les noms de de Broglie, Schrôdinger et Dirac, montre
une opération avec des fonctions continues et surmonte
cette difficulté par une interprétation audacieuse exprimée
clairement pour la première fois par Max Born : les fonctions
d’espace qui se présentent dans les équations ne prétendent
pas être le modèle mathématique de structures atomiques.
Ces fonctions doivent déterminer uniquement, par le calcul,
les probabilités de découvrir de telles structures, au cas où
on mesurerait dans un certain endroit ou dans un certain
état de mouvement. Cette hypothèse reste logiquement
irréfutable et obtient des résultats importants. Mais elle
contraint, hélas, à utiliser un continuum, dont le nombre de
dimensions ne correspond pas à celui de l’espace envisagé
par la physique actuelle (à savoir quatre) puisqu’il croît
d’une manière illimitée avec le nombre de molécules
constituant le système considéré. Je reconnais que cette
interprétation me semble provisoire. Car je crois encore à la
possibilité d’un modèle de la réalité, c’est-à-dire d’une
théorie représentant les choses elles-mêmes, et non pas
seulement, la probabilité de leur existence.
D’autre part, dans un modèle théorique nous devons
totalement abandonner l’idée de pouvoir localiser
rigoureusement les particules. Je pense que cette conclusion
s’impose avec le résultat durable de la relation d’incertitude
150
COMMENT JE VOIS LE MONDE

de Heisenberg. Mais on pourrait très bien concevoir une


théorie atomique au sens strict (et non fondée sur une
interprétation), sans localisation de particules dans un
modèle mathématique. Par exemple, pour comprendre le
caractère atomique de l’électricité, il faut que les équations
du champ aboutissent seulement à la proposition suivante :
une portion d’espace à trois dimensions, à la limite de
laquelle la densité électrique disparaît partout, retient
toujours une charge totale électrique représentée par un
nombre entier. Dans une théorie de continuum, le caractère
atomique des expressions d’intégrales pourrait donc
s’exprimer d’une manière satisfaisante sans localisation des
éléments constituant la structure atomique.
Si une telle représentation de la structure atomique s’était
révélée exacte, j’aurais considéré l’énigme des quanta
complètement résolue.

SUR LA THÉORIE DE LA RELATIVITÉ

J’éprouve une joie singulière parce que je peux aujourd’hui


parler dans la capitale d’un pays d’où se sont transmises
pour être divulguées dans le monde entier, les idées
fondamentales les plus essentielles de la physique théorique.
Je pense d’abord à la théorie du mouvement des masses et
de la gravitation, œuvre de Newton, je pense ensuite à la
notion du champ électromagnétique grâce à laquelle
Faraday et Maxwell ont repensé les bases d’une physique
nouvelle. On a raison de dire que la théorie de la relativité a
donné une sorte de conclusion à l’architecture grandiose de
la pensée de Maxwell et de Lorentz, puisqu’elle s’efforce
151
COMMENT JE VOIS LE MONDE

d’étendre la physique du champ à tous les phénomènes,


gravitation comprise.
En traitant l’objet particulier de la théorie de la relativité,
je tiens à préciser que cette théorie n’a pas de fondement
spéculatif, mais que sa découverte se fonde entièrement sur
la volonté persévérante d’adapter, le mieux possible, la
théorie physique aux faits observés. Point n’est besoin de
parler d’acte ou d’action révolutionnaire puisqu’elle marque
l’évolution naturelle d’une ligne suivie depuis des siècles. Le
rejet de certaines conceptions sur l’espace, le temps et le
mouvement, conceptions estimées fondamentales jusqu’à ce
moment-là, non, ce n’est pas un acte arbitraire, mais tout
simplement un acte nécessité par des faits observés.
La loi de la constance de la vitesse de la lumière dans
l’espace vide, corroborée par le développement de
l’électrodynamique et de l’optique, jointe à l’égalité de droit
de tous les systèmes d’inertie (principe de la relativité
restreinte), indiscutablement dévoilée par la célèbre
expérience de Michelson, incline tout d’abord à penser que
la notion de temps doit être relative puisque chaque système
d’inertie doit avoir son temps particulier. Or la progression
et le développement de cette idée soulignent qu’avant la
théorie, le rapport entre les expériences personnelles
immédiates d’une part, et les coordonnées et le temps
d’autre part, n’avait pas été observé avec l’acuité
indispensable.
Voilà incontestablement un des aspects fondamentaux de
la théorie de la relativité : elle ambitionne d’expliciter plus
nettement les relations des concepts généraux avec les faits
de l’expérience. En outre, le principe fondamental demeure
toujours immuable, et la justification d’un concept physique
repose exclusivement sur sa relation claire et univoque avec
les faits accessibles à l’expérience. D’après la théorie de la
152
COMMENT JE VOIS LE MONDE

relativité restreinte, les coordonnées d’espace et de temps


gardent encore un caractère absolu, puisqu’ils sont
directement mesurables par des horloges et des corps
rigides. Mais ils deviennent relatifs puisqu’ils dépendent de
l’état de mouvement du système d’inertie choisi. Le
continuum à quatre dimensions, réalisé par l’union espace-
temps, conserve, d’après la théorie de la relativité restreinte,
ce caractère absolu que possédaient, d’après les théories
antérieures, l’espace et le temps, chacun envisagé à part
(Minkowsky). De l’interprétation des coordonnées et du
temps comme résultat des mesures, on aboutit à l’influence
du mouvement (relatif au système de coordonnées) sur la
forme des corps et sur la marche des horloges, et à
l’équivalence de l’énergie et de la masse inerte.
La théorie de la relativité générale se fonde essentiellement
sur la correspondance numérique vérifiable et vérifiée de la
masse inerte et de la masse pesante des corps. Or ce fait
capital, la mécanique classique n’avait jamais su l’expliquer.
On parvient à une telle découverte par l’extension du
principe de relativité aux systèmes de coordonnées
possédant une accélération relative les uns par rapport aux
autres. Ainsi l’introduction de systèmes de coordonnées
possédant une accélération relative par rapport aux systèmes
d’inertie, montre et découvre des champs de gravitation
relatifs à ces derniers. D’où il devient évident que la théorie
de la relativité générale, fondée sur l’égalité de l’inertie et de
la pesanteur, permet aussi une théorie du champ de
gravitation.
L’introduction de systèmes de coordonnées accélérés, l’un
par rapport à l’autre, comme système de coordonnées
également justifiées, comme paraît l’exiger l’identité de
l’inertie et de la pesanteur, conduit, en liaison avec les
résultats de la théorie de la relativité restreinte, à la
153
COMMENT JE VOIS LE MONDE

conséquence que les lois des mouvements des corps solides,


en présence des champs de gravitation, ne correspondent
plus aux règles de la géométrie euclidienne. Nous observons
le même résultat pour la marche des horloges. Alors une
nouvelle généralisation de la théorie de l’espace et du temps
s’imposait, nécessairement, puisque, désormais, les
interprétations directes des coordonnées de l’espace et du
temps par des mesures habituelles, apparaissent absolument
caduques. Cette généralisation d’une nouvelle manière de
mesurer, elle existait déjà dans le domaine strictement
mathématique, grâce aux travaux de Gauss et de Riemann.
Et nous découvrons qu’elle se fonde essentiellement sur le
fait que la nouvelle manière de mesurer employée pour la
théorie de la relativité restreinte, limitée à des territoires
extrêmement petits, peut s’appliquer, en toute rigueur, au
cas général.
Cette évolution scientifique, racontée comme elle fut vécue,
ôte aux coordonnées espace-temps toute réalité
indépendante. Le réel en sa nouvelle mesure n’est présenté
maintenant que par la liaison de ces coordonnées avec ces
grandeurs mathématiques qui rendent compte du champ de
gravitation.
La conception de la théorie de la relativité générale
s’applique à partir d’une autre racine. Ernst Mach avait
singulièrement fait ressortir qu’il existait dans la théorie
newtonienne un point vraiment peu expliqué. En effet on
considère le mouvement, sans référence à ses causes mais
simplement en tant que mouvement décrit. Ainsi donc, je ne
vois pas d’autre mouvement que le mouvement relatif des
choses les unes par rapport aux autres. Mais l’accélération
que nous découvrons dans les équations du mouvement de
Newton reste inconcevable en raisonnant à partir de l’idée
du mouvement relatif. Alors Newton se vit contraint
154
COMMENT JE VOIS LE MONDE

d’imaginer un espace physique par rapport auquel devrait


exister une accélération. Ce concept d’un espace absolu
introduit ad hoc s’annonce certes logiquement correct, mais
ne satisfait pas le savant. Voilà pourquoi E. Mach a cherché à
modifier les équations de la mécanique de façon que l’inertie
des corps soit expliquée par un mouvement relatif, non par
référence à l’espace absolu mais par référence à la totalité
des autres corps pondérables. Vu les connaissances
scientifiques du temps, la combinaison devait échouer.
Mais le problème de cette question tourmente toujours
notre raison. Cette induction de la pensée s’impose, quand
on pense en fonction de la théorie de la relativité générale,
avec une force d’autant plus accrue, puisque, d’après cette
théorie, les propriétés physiques de l’espace sont connues
comme influencées par la matière pondérable. Ma
conviction profonde reconnaît que la théorie de la relativité
générale ne peut surmonter cette difficulté de façon
vraiment satisfaisante qu’en pensant l’univers comme un
espace fermé. Les résultats mathématiques de la théorie
nous imposent cette conception, si l’on admet que la densité
moyenne de la matière pondérable dans l’univers possède
une valeur finie, si petite fût-elle.

QUELQUES MOTS SUR L’ORIGINE DE LA THÉORIE DE


LA RELATIVITÉ GÉNÉRALE

Je réponds, très volontiers, à l’invitation d’expliquer la


formation historique de mon propre travail scientifique.
Rassurez-vous, je ne surestime pas injustement la qualité de
ma recherche mais analyser l’histoire et la genèse du travail
155
COMMENT JE VOIS LE MONDE

des autres implique de s’absorber en leurs propres


découvertes. Et là, des personnalités spécialisées dans ce
type de recherches historiques réussiront mieux que nous.
En revanche, tenter d’éclaircir sa propre pensée antérieure
s’avère tellement plus aisé. Là je me retrouve dans une
situation infiniment supérieure à toutes les autres et je ne
puis manquer de saisir cette occasion, même si je suis taxé
d’orgueil !
En 1905 la théorie de la relativité restreinte découvre
l’équivalence de tous les systèmes dits systèmes d’inertie
pour formuler les lois. Donc se pose immédiatement la
question : n’y aurait-il pas une équivalence plus étendue des
systèmes de coordonnées ? Autrement dit, si l’on ne peut
attribuer au concept de vitesse qu’un sens relatif, faut-il
quand même considérer l’accélération comme un concept
absolu ?
Du point de vue purement cinématique, on ne pouvait pas
douter de la relativité de mouvements quelconques, mais
physiquement, une signification privilégiée paraissait devoir
être attribuée au système d’inertie. Et par le fait cette
signification exceptionnelle soulignait comme artificiel
l’emploi des systèmes de coordonnées se mouvant
autrement.
Evidemment je connaissais la conception de Mach, selon
laquelle il s’avérait possible que la résistance d’inertie ne
s’opposât pas à une accélération, en soi, mais à une
accélération à l’égard des masses des autres corps existant
dans l’univers. Cette conception exerçait sur moi une
véritable fascination sans que j’y trouve une base possible
pour une théorie nouvelle.
Pour la première fois, je fis un progrès décisif pour la
solution du problème, quand je me risquai à traiter la loi de
gravitation, dans le contexte théorique de la relativité
156
COMMENT JE VOIS LE MONDE

restreinte. Je procédai comme la plupart des savants de ce


temps-là. Je voulus établir une loi du champ pour la
gravitation, puisque évidemment l’introduction d’une action
immédiate à distance n’était plus possible. En effet je
supprimais le concept de simultanéité absolue ou en quelque
sorte je ne pouvais l’envisager d’une manière naturelle
quelconque.
Naturellement la simplicité me conseillait de maintenir le
potentiel scalaire de gravitation de Laplace et de parachever
l’équation de Poisson, par un procédé facile à comprendre,
par un terme bien spécifique et bien situé par rapport au
temps et ainsi la théorie de la relativité restreinte supportait
la difficulté. De plus il fallait adapter à cette théorie la loi du
mouvement du point matériel dans le champ de gravitation.
Pour cette recherche, la méthode se dégageait moins
clairement, parce que la masse inerte d’un corps peut
dépendre du potentiel de gravitation. C’était prévisible en
fonction du théorème de l’inertie de l’énergie.
Mais de telles recherches me conduisirent à un résultat qui
me rendit sceptique au plus haut point. Selon la mécanique
classique, l’accélération verticale d’un corps dans le champ
de pesanteur vertical, reste indépendante de la composante
horizontale de la vitesse. C’est pourquoi l’accélération
verticale d’un système mécanique, ou de son centre de
gravité, dans un tel champ de pesanteur, s’exerce
indépendamment de son énergie cinétique interne. Mais,
dans l’ébauche de ma théorie, cette indépendance de
l’accélération de chute de la vitesse horizontale ou de
l’énergie interne d’un système n’existait pas.
Cette évidence ne coïncidait pas avec la vieille expérience
m’affirmant que tous les corps subissent dans un champ de
gravitation la même accélération. Ce principe, dont la
formulation se traduit par l’égalité des masses inertes et des
157
COMMENT JE VOIS LE MONDE

masses pesantes, m’apparut alors dans sa signification


essentielle. Au sens le plus fort du terme, je le découvris et
son existence m’amena à deviner qu’il incluait probablement
la clef pour une intelligence meilleure et plus profonde de
l’inertie et de la gravitation. Je me fondai absolument sur sa
validité rigoureuse, mais j’ignorais encore les résultats des
expériences d’Eötvös que je ne connus que beaucoup plus
tard, si ma mémoire est exacte.
Je me décidai à rejeter comme illusoire cet essai que
j’exposai plus haut : je ne traiterai plus dès lors le problème
de la gravitation dans le cadre de la théorie de la relativité
restreinte. Car ce cadre ne correspond absolument pas à la
propriété fondamentale de la gravitation. Désormais le
principe de l’égalité de la masse inerte et de la masse pesante
peut s’expliciter de façon parfaite : dans un champ de
gravitation homogène, tous les mouvements s’exécutent
comme en l’absence d’un champ de gravitation, par rapport
à un système de coordonnées uniformément accéléré. Si ce
principe peut s’appliquer à n’importe quel événement (cf. «
principe d’équivalence ») j’ai une preuve que le principe de
relativité pourrait être appliqué à des systèmes de
coordonnées qui exécutent un mouvement non uniforme les
uns par rapport aux autres. Tout ceci supposait que je veuille
aboutir à une théorie naturelle du champ de gravitation. Des
réflexions de ce type m’occupèrent de 1908 à 1911 et je
m’efforçai d’aboutir à des résultats particuliers dont je ne
parlerai pas ici : pour moi j’avais acquis une base solide :
j’avais découvert que je ne parviendrais à une théorie
rationnelle de la gravitation que par une extension du
principe de relativité.
Par conséquent, je devais fonder une théorie dont les
équations garderaient leur forme dans le cas de
transformations non linéaires de coordonnées. J’ignorais, à
158
COMMENT JE VOIS LE MONDE

ce moment de ma recherche, si elle s’appliquerait à des


transformations de coordonnées tout à fait ordinaires
(continues), ou bien seulement à certaines.
Je remarquai vite qu’avec l’introduction, exigée par le
principe d’équivalence, des transformations non linéaires,
l’explication simplement physique des coordonnées devait
disparaître, c’est-à-dire que je ne pouvais plus attendre que
les différences de coordonnées expriment les résultats
immédiats des mesures réalisées avec des règles et des
horloges idéales. Cette évidence me gênait terriblement car
longtemps durant je n’arrivais pas à situer la place réelle et
nécessaire des coordonnées en physique. Je n’ai vraiment
résolu ce dilemme que vers 1912 et d’après le raisonnement
suivant.
Il faut que je trouve une nouvelle expression de la loi de
l’inertie. Car, si par hasard un réel « champ de gravitation
dans l’emploi d’un système d’inertie » faisait défaut, elle
servirait de système de coordonnées dans l’expression
galiléenne du principe d’inertie. Galilée dit : un point
matériel, sur lequel ne s’exerce aucune force, se représente
dans l’espace à quatre dimensions par une ligne droite, c’est-
à-dire par la ligne la plus courte, ou plus précisément la ligne
extrême. Ce concept suppose établi celui de la longueur d’un
élément de ligne, donc une métrique. Or dans la théorie de la
relativité restreinte, cette mesure — selon les
démonstrations de Minkowski — ressemblait à une mesure
presque euclidienne : c’est-à-dire le carré de la « longueur »
ds de l’élément de ligne est une fonction quadratique
déterminée des différentielles des coordonnées.
Si j’introduis ici d’autres coordonnées, par une
transformation non linéaire, ds2 reste une fonction
homogène des différentielles de coordonnées, mais les
coefficients de cette fonction (gμv) ne sont plus constants,
159
COMMENT JE VOIS LE MONDE

mais seulement certaines fonctions des coordonnées. En


langage mathématique, je traduis que l’espace physique à
quatre dimensions possède une métrique riemannienne. Les
lignes extrêmes de cette métrique donnent la loi du
mouvement d’un point matériel sur lequel, en dehors des
forces de gravitation, n’agit aucune force. Les coefficients
(gμv) de cette métrique décrivent en même temps, par
rapport au système de coordonnées choisi, le champ de
gravitation. Grâce à ce moyen j’ai découvert une formulation
naturelle du principe d’équivalence dont l’extension à des
champs de gravitation quelconques présentait une
hypothèse tout à fait vraisemblable.
La solution du dilemme dont je vous expose l’évolution est
donc la suivante : la signification physique n’est pas attachée
aux différentielles des coordonnées mais exclusivement à la
métrique riemannienne qui leur est associée. Par là, une
base pour la théorie de la relativité générale est découverte
et s’impose. Mais il reste encore deux problèmes à résoudre :
1. Quand une loi du champ est exprimée en langage de la
théorie de la relativité restreinte, comment peut-on la
transférer pour une métrique de Riemann ?
Quelles sont les lois différentielles qui déterminent la
métrique même (c’est-à-dire les gμv) de Riemann ?
J’ai travaillé sur ces questions de 1912 à 1914 avec mon ami
et collaborateur Marcel Grossmann. Nous avons découvert
que les méthodes mathématiques pour résoudre le problème
1 étaient déjà toutes trouvées dans le calcul différentiel
infinitésimal de Ricci et de Levi-Civita.
2. Quant au problème 2, on avait absolument besoin pour
le résoudre des formes différentielles invariantes du second
ordre des gμv. Nous découvrîmes bientôt que celles-ci
avaient déjà été analysées par Riemann (tenseur de
courbure). Deux ans avant la publication de la théorie de la
160
COMMENT JE VOIS LE MONDE

relativité générale, nous avions déjà souligné l’importance


des équations correctes du champ de gravitation, sans
arriver à en dégager l’utilité réelle en Physique. Je croyais
savoir, au contraire, qu’elles ne peuvent pas correspondre à
l’expérience. En plus je me persuadais et je pensais pouvoir
le montrer, en me fondant sur une considération générale,
qu’une loi de gravitation invariante relative à des
transformations de coordonnées quelconques n’est pas
compatible avec le principe de causalité. Ces erreurs de
jugement durèrent deux années de travail singulièrement
ardu. Je reconnus enfin que je m’étais trompé à la fin de
1915 et je découvris que je devais rattacher l’ensemble aux
faits de l’expérience astronomique après avoir repris l’espace
courbe de Riemann.
A la lumière de la connaissance déjà acquise, le résultat
obtenu semble presque normal et tout étudiant intelligent le
devine aisément. Ainsi la recherche, procède par des
moments distincts et durables, intuition, aveuglement,
exaltation et fièvre. Elle aboutit un jour à cette joie, et
connaît cette joie celui qui a vécu ces moments singuliers.

LE PROBLÈME DE L’ESPACE, DE L’ÉTHER ET DU


CHAMP PHYSIQUE

La pensée scientifique perfectionne la pensée


préscientifique. Puisque dans cette dernière le concept d
espace a déjà une fonction fondamentale, établissons et
étudions ce concept. Deux façons d’appréhender les concepts
sont, l’une et l’autre, essentielles pour en saisir les
mécanismes. La première méthode s’appelle l’analytique
161
COMMENT JE VOIS LE MONDE

logique. Elle veut résoudre le problème : comment les


concepts et les jugements dépendent-ils les uns des autres ?
Notre réponse nous place d’emblée sur un terrain
relativement assuré! Cette sécurité, nous la trouvons et la
respectons dans la mathématique. Mais cette sécurité
s’obtient au prix d’un contenant sans contenu. Car les
concepts ne correspondent à un contenu que s’ils sont liés,
même le plus indirectement aux expériences sensibles.
Cependant aucune recherche logique ne peut affirmer cette
liaison. Elle ne peut être que vécue. Et c’est justement cette
liaison qui détermine la valeur épistémologique des
systèmes de concepts.
Exemple : un archéologue d’une future civilisation
découvre un traité de géométrie d’Euclide, mais sans figures.
Par la lecture des théorèmes, il reconstituera bien l’emploi
des mots point, droite, plan. Il reconstruira aussi la chaîne
des théorèmes et même, d’après les règles connues, il pourra
en inventer de nouveaux. Mais cette élaboration de
théorèmes restera pour lui un vrai jeu avec des mots, tant
qu’il ne « pourra pas se figurer quelque chose » avec les
expressions point, droite, plan, etc. Mais s’il le peut et
seulement s’il le peut, la géométrie deviendra pour lui un
réel contenu. Le même raisonnement s’applique à la
mécanique analytique et en général à toutes les sciences
logico-déductives.
Qu’est-ce que je veux dire par « pouvoir se figurer quelque
chose avec les expressions point, droite, plan, etc. » ?
D’abord je précise qu’il faut exprimer la matière des
expériences sensibles auxquelles ces mots renvoient. Ce
problème extra-logique restera le problème clef que
l’archéologue ne pourra résoudre que par intuition, puisant
dans ses expériences pour y chercher s’il y trouverait
quelque chose d’analogue à ces expressions primitives de la
162
COMMENT JE VOIS LE MONDE

théorie et de ces axiomes bases mêmes des règles du jeu.


Voilà comment, absolument, il faut poser la question de
l’existence d’une chose représentée abstraitement.
Car avec les concepts archaïques de notre pensée, nous
nous trouvons vis-à-vis de la réalité, dans le même cas que
notre archéologue vis-à-vis d’Euclide. Nous ne savons
pratiquement pas quelles images du monde de l’expérience
nous ont déterminés à la formation de nos concepts et nous
souffrons terriblement en essayant de représenter le monde
de l’expérience, au-delà des avantages de la figuration
abstraite, à laquelle nous nous sommes forcés de nous
habituer. Enfin, notre langage utilise, doit utiliser des mots
inextricablement liés aux concepts primitifs et ainsi la
difficulté pour les séparer augmente. Voilà donc les obstacles
qui nous barrent la route, quand nous cherchons à
comprendre la nature du concept d’espace préscientifique.
Avant de traiter le problème de l’espace, je voudrais faire
une observation sur les concepts en général : ils concernent
les expériences des sens mais ne peuvent jamais en être
déduits logiquement. Pour cette évidence, je n’ai jamais pu
accepter la position kantienne de l’a priori. Car, dans les
questions de réalité, il ne peut jamais s’agir que d’une chose
à savoir : rechercher les caractères des ensembles
concernant les expériences sensibles et dégager les concepts
qui s’y rapportent.
En ce qui concerne le concept d’espace, il faut le faire
précéder par celui d’objet corporel. On a souvent expliqué la
nature des complexes et des impressions des sens qui
constituent l’origine de ce concept. La correspondance de
certaines sensations du toucher et de la vue, la possibilité
d’enchaînement indéfini dans le temps et de renouvellement
des sensations (toucher, vision) à n’importe quel instant
constituent quelques-uns de ces caractères. Dès que le
163
COMMENT JE VOIS LE MONDE

concept de l’objet corporel est dégagé grâce aux expériences


indiquées — précisons bien que ce concept n’a nullement
besoin du concept d’espace ou de relation spatiale — la
volonté de comprendre par la pensée les relations
réciproques entre de tels objets corporels doit
nécessairement aboutir à des concepts qui correspondent à
leurs relations spatiales. Deux corps solides peuvent se
toucher ou être distincts. Dans ce second cas, on peut, sans
les modifier en rien, placer entre eux un troisième corps,
mais non pas dans le premier cas. Ces relations spatiales
sont manifestement réelles, exactement de la même manière
que les corps eux-mêmes. Si deux corps sont équivalents
pour remplir un intervalle de ce genre, ils se révèlent
également équivalents pour combler d’autres intervalles.
L’intervalle donc reste indépendant du choix spécial du
corps destiné à l’occuper. Cette remarque s’applique d’une
façon tout à fait générale aux relations spatiales. Il est
évident que cette indépendance, représentant une condition
préalable principale de l’utilité de la formation de concepts
purement géométriques ne se reconnaît pas a priori
nécessaire. Je crois que ce concept d’intervalle, isolé du
choix spécial du corps destiné à le combler pose
généralement le point de départ pour aboutir au concept
d’espace.
Envisagé sous l’angle de l’expérience sensible, le
développement de ce concept paraît, selon ces brèves
notations, pouvoir être représenté par le schéma suivant :
objet corporel — relations de positions d’objets corporels —
intervalle — espace. Selon cette manière de procéder,
l’espace s’impose donc comme quelque chose de réel,
exactement comme les objets corporels.
Evidemment, dans le monde des concepts
extrascientifiques, le concept d’espace a été pensé comme le
164
COMMENT JE VOIS LE MONDE

concept d’une chose réelle. Mais la mathématique


euclidienne ne définissait pas ce concept comme tel, elle
préférait utiliser exclusivement les concepts d’objet et les
relations de position entre les objets. Le point, le plan, la
droite, la distance représentent des objets corporels
idéalisés. Toutes les relations de position sont exprimées par
les relations de contact (intersections de droites, de plans,
positions de points sur les droites, etc.). Dans ce système de
concepts, l’espace en tant que continuum n’est jamais
envisagé. Descartes, le premier, introduit ce concept en
décrivant le point dans l’espace au moyen de ses
coordonnées. Ici seulement nous voyons la naissance des
formes géométriques et nous pouvons les penser en quelque
sorte, comme des parties de l’espace infini conçu comme un
continuum à trois dimensions.
La grande force de la conception cartésienne de l’espace ne
réside pas exclusivement dans le fait qu’elle place l’analyse
au service de la géométrie. Le point essentiel, je le vois ici : la
géométrie des Grecs privilégie les formes particulières
(droite, plan) dans la description géométrique. Et ainsi
d’autres formes (l’ellipse par exemple) ne lui sont réellement
intelligibles que parce qu’elle les construit ou les définit à
l’aide de formes comme le point, la droite et le plan. Dans le
système cartésien, en revanche, toutes les surfaces par
exemple sont données en principe équivalentes, sans
accorder une préférence arbitraire aux formes linéaires dans
la construction de la géométrie.
Dans la mesure où la géométrie est intelligible comme
doctrine des lois de la proposition réciproque des corps
pratiquement rigides, elle doit être jugée la partie la plus
ancienne de la physique. Elle a pu apparaître, comme on l’a
déjà souligné, sans le concept d’espace en tant que tel,
puisqu’elle pouvait utiliser avec bonheur les formes idéales
165
COMMENT JE VOIS LE MONDE

corporelles, telles le point, la droite, le plan et la distance. En


revanche la physique de Newton exige la totalité de l’espace,
au sens de Descartes. Evidemment les concepts de point
matériel, de distance entre les points matériels (variable
avec le temps) ne suffisent pas à la dynamique. Dans les
équations du mouvement de Newton, la notion
d’accélération a un rôle fondamental, non définissable par
les seules distances entre les points, variables avec le temps.
L’accélération de Newton est pensable et intelligible
seulement comme accélération par rapport à la totalité de
l’espace. A cette réalité géométrique du concept d’espace
s’associe donc une nouvelle fonction de l’espace, qui
détermine l’inertie. Quand Newton a déclaré que l’espace est
absolu, il a certainement présent à l’esprit cette signification
réelle de l’espace et il doit, en conséquence et
nécessairement, attribuer à son espace un état de
mouvement bien défini qui, avouons-le, n’est pas
complètement déterminé par les phénomènes de la
mécanique. Cet espace est encore inventé absolu à un autre
point de vue. Son efficacité de déterminer l’inertie reste
indépendante, donc non provoquée par des circonstances
physiques quelconques. Il agit sur les masses, rien n’agit sur
lui.
Et cependant, dans la conscience et l’imaginaire des
physiciens l’espace garde jusqu’à ces derniers temps l’aspect
d’un territoire passif pour tous les événements, comme
étranger lui-même aux phénomènes physiques. La
formation des concepts prend une autre tournure, seulement
avec la théorie ondulatoire de la lumière et la théorie du
champ électromagnétique de Maxwell et Faraday. Alors il
apparaît évident qu’il existe dans l’espace vide d’objets des
états se propageant par ondulation, ainsi que des champs
localisés, pouvant exercer des actions dynamiques sur des
166
COMMENT JE VOIS LE MONDE

masses électriques ou des pôles magnétiques qu’on leur


oppose. Mais les physiciens du XIXe siècle jugent totalement
absurde d’attribuer à l’espace lui-même des fonctions ou des
états physiques. Alors ils s’obligent à se construire un milieu
qui pénétrerait tout l’espace, l’éther, sur le modèle de la
matière pondérable. Et l’éther deviendrait le support des
phénomènes électromagnétiques et par conséquent aussi des
phénomènes lumineux. Tout d’abord on se représente les
états de ce milieu, qui devaient être les champs
électromagnétiques, comme mécaniques, exactement à la
façon des déformations élastiques des corps solides. Mais on
ne peut achever cette théorie mécanique de l’éther, de sorte
qu’on s’habitue lentement à renoncer à interpréter de
manière plus rigoureuse la nature des champs de l’éther.
Ainsi l’éther s’est transformé en une matière dont la seule
fonction consistait à servir de support à des champs
électriques qu’on ne savait pas analyser plus profondément.
Cela donne alors l’image suivante. L’éther remplit l’espace ;
dans l’éther nagent les corpuscules matériels ou les atomes
de la matière pondérable. Ainsi la structure atomique de la
matière devient, au tournant du siècle, un résultat
solidement acquis par la recherche.
L’action réciproque des corps s’effectuera par les champs,
donc il y aura aussi dans l’éther un champ de gravitation,
mais à l’époque la loi de ce champ ne garde aucune forme
nettement tranchée. L’éther est pensé comme le siège de
toutes les actions dynamiques se faisant expérimenter dans
l’espace. Dès qu’on reconnaît que les masses électriques en
mouvement produisent un champ magnétique, dont
l’énergie fournit un modèle pour l’inertie, celle-ci apparaît
immédiatement comme un effet du champ localisé dans
l’éther.

167
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Les propriétés de l’éther se reconnaissaient dès l’abord


bien confuses. Mais H. A. Lorentz réalise une fantastique
découverte. Tous les phénomènes d’électromagnétisme alors
repérés pouvaient s’expliquer par deux hypothèses. L’éther
reste solidement accroché dans l’espace, dont il ne peut
absolument pas se mouvoir. Ou bien l’électricité reste
solidement liée aux particules élémentaires mobiles.
Aujourd’hui on peut expliquer la place très exacte de la
découverte de H. A. Lorentz : l’espace physique et l’éther ne
sont que deux expressions différentes d’une seule et même
chose. Les champs sont des états physiques de l’espace. Si
l’on n’accorde à l’éther absolument aucun état de
mouvement particulier, il ne se présente aucune raison de le
faire figurer à côté de l’espace comme une réalité d’un genre
particulier. Cependant une telle façon de penser échappe
encore à l’esprit des physiciens. Car, selon eux, après comme
avant, l’espace garde quelque chose de rigide et d’homogène,
donc non susceptible d’aucun changement et d’aucun état.
Seul le génie de Riemann, isolé, méconnu, au milieu du
siècle dernier, déblaie le chemin pour aboutir à la conception
d’une nouvelle notion d’espace. Elle dénie à l’espace la
rigidité. L’espace peut participer aux événements physiques.
Il le reconnaît possible ! Ce tour de force de la pensée
riemannienne emporte l’admiration et précède la théorie du
champ électrique de Faraday et Maxwell. Et c’est le tour de
la théorie de la relativité restreinte. Elle reconnaît
l’équivalence physique de tous les systèmes d’inertie et la
liaison avec l’électrodynamique ou avec la loi de la
propagation de la lumière découvre logique l’inséparabilité
de l’espace et du temps. Avant on reconnaissait tacitement
que le continuum à quatre dimensions dans le monde des
phénomènes pouvait être séparé pour l’analyse d’une
manière objective en temps et en espace. Ainsi le mot «
168
COMMENT JE VOIS LE MONDE

maintenant » offre dans le monde des phénomènes un sens


absolu. La relativité de la simultanéité est ainsi reconnue et
en même temps l’espace et le temps sont vus unis en un seul
continuum, exactement comme auparavant avaient été
réunis en un seul continuum les trois dimensions de
l’espace. L’espace physique est ainsi complet. Il est espace à
quatre dimensions, puisqu’il intègre la dimension temps. Cet
espace à quatre dimensions de la théorie de la relativité
restreinte apparaît aussi structuré, aussi absolu que l’espace
de Newton.
Cette théorie de la relativité présente un excellent exemple
du caractère fondamental du développement moderne de la
théorie. Les hypothèses de départ deviennent de plus en plus
abstraites, de plus en plus éloignées de l’expérience. Mais en
revanche, on se rapproche beaucoup de l’idéal scientifique
par excellence : rassembler, par déduction logique, grâce à
un minimum d’hypothèses ou d’axiomes, un maximum
d’expériences. Ainsi, l’épistémologie procédant des axiomes
vers les expériences ou vers les conséquences vérifiables, se
révèle de plus en plus ardue et délicate, de plus en plus, le
théoricien est contraint, dans la recherche des théories, de se
laisser dominer par des points de vue formels
rigoureusement mathématiques, parce que l’expérience de
l’expérimentateur en physique ne peut plus mener vers les
régions de très haute abstraction. Les méthodes inductives,
d’usage dans la science, correspondant en réalité à la
jeunesse de la Science, sont éliminées pour une méthode
déductive précautionneuse. Une combinaison théorique de
ce genre doit présenter un haut degré de perfection pour
pouvoir déboucher sur des conséquences qui, en dernière
analyse, seront confrontées à l’expérience. Là encore, le juge
suprême, avouons-le, reste le fait expérimental ; mais la
reconnaissance par le fait expérimental évalue aussi le
169
COMMENT JE VOIS LE MONDE

travail terriblement long et complexe et souligne les ponts


établis entre les immenses conséquences vérifiables et les
axiomes qui les ont permis. Le théoricien doit exécuter ce
travail de Titan avec la claire certitude qu’il n’a d’autre
ambition que de préparer peut-être l’assassinat de sa propre
théorie. On ne doit jamais critiquer le théoricien quand il
entreprend un tel travail et le taxer de fantaisiste. Il faut
estimer cette fantaisie. Car elle représente pour lui le seul
itinéraire qui mène au but. Assurément il ne s’agit pas d’une
plaisanterie, mais d’une patiente recherche en vue des
possibilités logiquement les plus simples, et en vue de leurs
conséquences. Cette « captatio benevolen-tiae » s’impose.
Elle dispose nécessairement mieux l’auditeur ou le lecteur à
suivre avec passion le déroulement des idées que je vais
donner. Car c’est ainsi que je suis passé de la théorie de la
relativité restreinte à la théorie de la relativité générale et de
là, en son ultime prolongement, en la théorie du champ
unitaire. Je ne puis, pour exposer cette démarche, éviter
complètement l’emploi des symboles mathématiques.
Commençons par la théorie de la relativité restreinte.
Celle-ci se fonde directement sur une loi empirique, celle de
la constance de la vitesse de la lumière Soit P un point dans
le vide. P' un point infiniment proche, dont la distance de P
est d. Supposons une émission lumineuse issue de P au
moment t, atteignant P' au moment t + d. On obtient alors :

Si sont les projections orthogonales de dσ


et si on introduit la coordonnée de temps imaginaire

170
COMMENT JE VOIS LE MONDE

, la loi ci-dessus de la constance de la


propagation de la lumière s’écrit alors :

Puisque cette formule exprime un état réel on peut


attribuer à la grandeur ds une signification réelle, même
dans le cas où les points voisins du continuum à quatre
dimensions sont choisis de telle sorte que le ds
correspondant ne disparaisse pas. Ceci s’exprime à peu près
comme cela : l’espace à quatre dimensions (avec la
coordonnée imaginaire de temps) de la théorie de la
relativité restreinte possède une métrique euclidienne.
La raison d’un tel choix consiste en ceci : admettre une
telle métrique dans un continuum à trois dimensions
contraint obligatoirement à admettre les axiomes de la
géométrie euclidienne. L’équation de définition de la
métrique représente dans ce cas exactement ce que le
théorème de Pythagore représente appliqué aux
différentielles des coordonnées.
Dans la théorie de la relativité restreinte de tels
changements de coordonnées (par une transformation) sont
possibles puisque dans les nouvelles coordonnées également
la grandeur ds² (invariant fondamental) s’exprime dans les
nouvelles différentielles de coordonnées par la somme des
carrés. Les transformations de cette nature se dénomment
transformations de Lorentz.
La méthode heuristique de la théorie de la relativité
restreinte se définit ainsi par la caractéristique suivante :
pour exprimer les lois naturelles, on ne doit admettre que
des équations dont la forme ne change pas, même quand on
modifie les coordonnées au moyen d’une transformation de
171
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Lorentz (covariance des équations par rapport aux


transformations de Lorentz).
Par cette méthode je reconnais la liaison nécessaire de
l’impulsion et de l’énergie, de l’intensité du champ
magnétique et du champ électrique, des forces
électrostatiques et électrodynamiques, de la masse inerte et
de l’énergie et, automatiquement, le nombre des notions
indépendantes et des équations fondamentales de la
physique se trouve de plus en plus restreint.
Cette méthode dépasse ses propres limites. Est-il exact que
les équations exprimant les lois naturelles ne soient
covariantes que par rapport aux transformations de Lorentz
et non pas par rapport à d’autres transformations ? A vrai
dire la question ainsi posée n’a honnêtement aucun sens,
puisque tout système d’équations peut s’exprimer avec des
coordonnées générales. Demandons plutôt : les lois
naturelles ne sont-elles pas ainsi faites que le choix des
coordonnées particulières quelconques ne leur fasse pas
subir une modification essentielle ?
Je reconnais, en passant, que notre principe, fondé sur
l’expérience de l’égalité de la masse inerte et de la masse
pesante nous oblige à répondre affirmativement.
Si j’élève au rang de principe l’équivalence de tous les
systèmes de coordonnées pour formuler les lois de la nature,
j’aboutis à la théorie de la relativité générale. Mais je dois
maintenir la loi de la constance de la vitesse de la lumière ou
bien l’hypothèse de la signification objective de la métrique
euclidienne, au moins pour les parties infiniment petites de
l’espace à quatre dimensions.
Donc, pour les domaines finis de l’espace je suppose
l’existence (physiquement significative) d’une métrique
générale selon Riemann, comme la formule suivante :

172
COMMENT JE VOIS LE MONDE

où la sommation doit s’étendre à toutes les combinaisons


d’indices de 1,1 à 4,4.
La structure d’un tel espace présente un seul point
différent, absolument essentiel, de l’espace euclidien. Les
coefficients gµv sont provisoirement des fonctions
quelconques des coordonnées x1, à x4 et la structure de
l’espace ne se reconnaît vraiment déterminée que lorsque ces
fonctions gµv sont réellement connues. On peut également
affirmer que la structure d’un tel espace se présente en soi
réellement indéterminée. Elle ne le devient de façon plus
rigoureuse que lorsqu’on souligne les lois auxquelles se
rattache le champ mesurable de gµv. Pour des raisons
d’ordre physique la conviction subsistait : le champ de la
mesure est en même temps le champ de gravitation.
Puisque le champ de gravitation est déterminé par la
configuration des masses, qu’il varie avec elle, la structure
géométrique de cet espace dépend aussi de facteurs
physiques. Selon cette théorie, l’espace n’est plus absolu
(exactement le pressentiment de Riemann !) mais sa
structure dépend d’influences physiques. La géométrie
(physique) ne s’avère plus une science isolée, renfermée sur
elle-même, comme la géométrie d’Euclide.
Le problème de la gravitation est ainsi ramené à sa
dimension problématique mathématique. Il faut chercher les
équations conditionnelles les plus simples, covariantes à
l’égard de transformations quelconques de coordonnées. Ce
problème, bien délimité, au moins, je peux le résoudre.
Il ne s’agit pas de discuter ici de la question de vérifier
cette théorie par l’expérience mais de préciser

173
COMMENT JE VOIS LE MONDE

immédiatement pourquoi la théorie ne peut pas se satisfaire


de ce résultat. La gravitation est réintroduite dans la
structure de l’espace. C’est un premier point mais hors de ce
champ de gravitation existe le champ électromagnétique. Il
faut d’abord considérer théoriquement ce dernier champ
comme une réalité indépendante de la gravitation. Dans
l’équation conditionnelle pour le champ, j’ai été contraint
d’introduire des termes supplémentaires pour expliquer
l’existence de ce champ électromagnétique. Mais mon esprit
de théoricien ne peut absolument pas supporter l’hypothèse
de deux structures de l’espace, indépendantes l’une de
l’autre, l’une en gravitation métrique, l’autre en
électromagnétique. Ma conviction s’impose que ces deux
sortes de champ doivent en réalité correspondre à une
structure unitaire de l’espace.

JEAN KEPLER

A notre époque, justement en ces moments de grands


soucis et de grands tumultes, nous ne pouvons guère
éprouver de sensations heureuses à cause des hommes et à
cause de leurs politiques. Aussi nous sommes
particulièrement émus et consolés par une réflexion sur un
homme aussi remarquable et aussi impavide que Kepler. De
son temps, l’existence des lois générales pour les
phénomènes de la nature ne présentait aucune certitude.
Aussi devait-il avoir une singulière conviction en ces lois
pour qu’il puisse, des dizaines d’années durant, y consacrer
toutes ses forces par un travail obstiné et suprêmement
compliqué. En effet, il cherche empiriquement à comprendre
174
COMMENT JE VOIS LE MONDE

le mouvement des planètes et les lois mathématiques qui les


expriment. Il est seul. Nul ne le soutient ni ne le comprend.
Pour honorer sa mémoire je voudrais analyser aussi
rigoureusement que possible son problème et les étapes de
sa découverte.
Copernic initie les meilleurs chercheurs en soulignant que
le meilleur moyen de comprendre et d’expliciter les
mouvements apparents des planètes consiste à découvrir ces
mouvements comme des révolutions autour d’un point
supposé fixe, le soleil. Donc si le mouvement d’une planète
autour du soleil comme centre était uniforme et circulaire, il
devenait singulièrement facile de découvrir à partir de la
terre l’aspect de ces mouvements. Mais, en réalité, les
phénomènes sont plus complexes et le travail de
l’observateur beaucoup plus délicat. Il faut d’abord
déterminer ces mouvements empiriquement, en utilisant les
tables d’observation de Tycho Brahé. Seulement après ce
fastidieux travail il est possible d’envisager ou de rêver les
lois générales auxquelles ces mouvements se plieraient.
Mais ce travail d’observation des mouvements réels de
révolution s’avère ardu et pour en prendre conscience, il faut
méditer cette évidence. On n’observe jamais à un moment
déterminé la place réelle d’une planète. On sait seulement
dans quelle direction elle est observée de la terre qui, elle-
même, accomplit autour du soleil un mouvement d’une loi
encore non découverte. Les difficultés semblent vraiment
pratiquement insurmontables.
Kepler est forcé de trouver le moyen qui organisera le
chaos. Tout d’abord il découvre qu’il faut essayer de
déterminer le mouvement de la terre elle-même. Or ce
problème est tout simplement insoluble si n’existent que le
soleil, la terre, les étoiles fixes, à l’exclusion des autres
planètes. Car on pourrait, empiriquement, déterminer la
175
COMMENT JE VOIS LE MONDE

variation annuelle de la direction de la ligne droite soleil-


terre (mouvement apparent du soleil par rapport aux étoiles
fixes). Mais ce serait tout. On pourrait aussi découvrir que
toutes ces directions se situent dans un plan fixe par rapport
à des étoiles fixes, pour autant que la précision des
observations recueillies à l’époque permet de le formuler.
Car le télescope n’existe pas encore ! Or il faut déterminer
comment la ligne soleil-terre évolue autour du soleil. On
remarqua alors que chaque année, régulièrement, la vitesse
angulaire de ce mouvement se modifiait. Mais cette
constatation n’aida pas énormément, parce qu’on ne
connaissait pas la raison pour laquelle la distance de la terre
au soleil variait. Si seulement on avait connu les
modifications annuelles de cette distance, on aurait pu
déterminer la forme véritable de l’orbite de la terre et de la
manière dont elle est accomplie.
Kepler trouve un procédé admirable pour dénouer ce
dilemme. Tout d’abord, d’après les résultats des
observations solaires, il voit que la vitesse du parcours
apparent du soleil sur l’arrière-fond des étoiles fixes diffère
aux différentes époques de l’année. Mais il voit aussi que la
vitesse angulaire de ce mouvement reste toujours la même à
la même époque de l’année astronomique. Donc la vitesse de
rotation de la ligne terre-soleil reste toujours la même, si elle
est dirigée vers la même région des étoiles fixes. Donc il est
permis de supposer que l’orbite de la terre se referme sur
elle-même et que la terre l’accomplit tous les ans de la même
manière. Or ceci n’est pas évident a priori. Pour les adeptes
du système de Copernic, cette explication devrait,
pratiquement inexorablement, s’appliquer aussi aux orbites
des autres planètes.
Cette découverte réalise déjà un progrès. Mais comment
déterminer la véritable forme de l’orbite de la terre ?
176
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Imaginons, placée quelque part dans le plan de l’orbite, une


lanterne M qui jette une vive lumière et qui garde une
position fixe, nous l’avons vérifié. Elle constitue donc pour la
détermination de l’orbite terrestre une sorte de point fixe de
triangulation auquel les habitants de la terre peuvent se
référer à toute époque de l’année. Précisons en plus que cette
lanterne soit plus éloignée du soleil que de la terre. Grâce à
elle, on peut évaluer l’orbite terrestre de cette manière.
Or, chaque année, il existe un moment où la terre T se situe
exactement sur la ligne reliant le soleil S à la lanterne M. Si,
à ce moment, on observe de la terre T la lanterne M, cette
direction est aussi la direction SM (soleil-lanterne).
Imaginons cette dernière direction tracée dans le ciel.
Imaginons maintenant une autre position de la terre, à un
autre moment. Puisque, de la terre, on peut voir aussi bien le
soleil S que la lanterne M l’angle en T du triangle STM est
connu. Mais on connaît aussi par l’observation directe du
soleil, la direction ST par rapport aux étoiles fixes, tandis
qu’auparavant la direction de la ligne SM par rapport aux
étoiles fixes a été déterminée une fois pour toutes. On
connaît également dans le triangle STM l’angle en S. Donc,
en choisissant selon son gré une base SM on peut tracer sur
le papier, grâce à la connaissance des deux angles en T et en
S, le triangle STM. On peut donc opérer ainsi plusieurs fois
pendant l’année et à chaque fois sur le papier on dessine un
emplacement pour la terre T, avec la date correspondante et
sa position par rapport à la base SM, fixée une fois pour
toutes. Donc Kepler peut déterminer ainsi, empiriquement,
l’orbite terrestre. Il ignore simplement sa dimension
absolue, mais c’est tout.
Mais, objecterez-v ms, où donc Kepler a-t-il pris la lanterne
M ? Son génie, soutenu par l’inépuisable et bienfaisante
nature, l’a aidé à trouver. Il pouvait, par exemple, utiliser la
177
COMMENT JE VOIS LE MONDE

planète Mars. On en connaissait la révolution annuelle,


c’est-à-dire le temps pour Mars d’accomplir un tour autour
du soleil. Il peut se produire un cas où soleil, terre, Mars se
trouvent exactement dans le même prolongement. Or cette
position de Mars se répète chaque fois après une, deux, etc...
années martiennes, puisque Mars accomplit une trajectoire
fermée. A ces moments connus, SM présente toujours la
même base, tandis que la terre se situe toujours en un point
différent de son orbite. Donc, à ces moments-là, les
observations du soleil et de Mars offrent un moyen de
connaître la véritable orbite de la terre puisque la planète
Mars reproduit en cette situation-là, le rôle de la lanterne
imaginée et décrite plus haut.
Kepler découvre ainsi la forme juste de l’orbite terrestre
ainsi que la manière dont la terre l’accomplit. Nous autres,
appelés aujourd’hui européens, allemands, voire même
souabes, nous nous devons d’admirer et glorifier Kepler pour
cette intuition et sa fécondité.
L’orbite terrestre est donc empiriquement déterminée, on
connaît, à tout moment, la ligne ST dans sa position et sa
grandeur véritables. Donc, en principe, ce ne doit plus être
très difficile pour Kepler de calculer selon le même procédé
et d’après des observations, les orbites et les mouvements
des autres planètes. Mais en fait cela présente une énorme
difficulté parce que les mathématiques de son temps restent
encore primaires.
Kepler cependant occupe sa vie à une deuxième question,
complexe elle aussi. Les orbites, il les connaît
empiriquement, mais leurs lois, il faut les déduire de ces
résultats empiriques. Il va établir une supposition sur la
nature mathématique de la courbe de l’orbite. Il va la vérifier
ensuite au moyen d’énormes calculs numériques. Et si les
résultats ne coïncident pas avec la supposition,. il imaginera
178
COMMENT JE VOIS LE MONDE

une autre hypothèse et il vérifiera à nouveau. Il exécutera de


prodigieuses recherches. Et Kepler obtient un résultat
conforme à l’hypothèse quand il imagine cela : l’orbite est
une ellipse dont le soleil occupe un des foyers. Il trouve alors
la loi d’après laquelle la vitesse varie pendant une révolution,
au point que la ligne soleil-planète accomplit en des temps
identiques des surfaces identiques. Enfin Kepler découvre
que les carrés de durées de révolution sont proportionnels
aux troisièmes puissances des grands axes d’ellipses.
Nous admirons cet homme merveilleux. Mais au-delà de ce
sentiment d’admiration et de vénération, nous avons
l’impression de communiquer non plus avec un être humain
mais avec la nature, et le mystère dont nous sommes depuis
notre naissance entourés.
Déjà, dans l’antiquité, les hommes imaginèrent des
courbes pour se forger des lois les plus évidentes possibles.
Parmi elles, ils conçurent la ligne droite, le cercle, l’ellipse et
l’hyperbole. Or nous observons que ces dernières formes
sont réalisées, même avec une grande approximation, dans
les trajectoires des corps célestes.
La raison humaine, je le crois très intimement, parait
obligée d’élaborer d’abord et spontanément des formes et
ensuite elle s’exerce à en démontrer l’existence dans la
nature. L’œuvre géniale de Kepler prouve cette intuition de
manière particulièrement convaincante. Kepler témoigne
que la connaissance ne s’inspire pas uniquement de la
simple expérience, mais fondamentalement de l’analogie
entre la conception de l’homme et l’observation qu’il réalise.

179
COMMENT JE VOIS LE MONDE

LA MÉCANIQUE DE NEWTON ET SON INFLUENCE SUR


LA FORMATION DE LA PHYSIQUE THÉORIQUE

Nous fêtons, ces jours-ci, le bicentenaire de la mort de


Newton. Je voudrais évoquer l’intelligence de cet esprit
clairvoyant. Car, nul avant lui et même depuis n’a vraiment
ouvert des voies nouvelles à la pensée, à la recherche, à la
formation pratique des hommes de l’Occident. Bien
évidemment notre mémoire le considère comme l’inventeur
génial des méthodes directrices particulières. Mais aussi il
domine, lui et lui seul, toute la connaissance empirique de
son époque. Et il se révèle prodigieusement ingénieux pour
toute démonstration mathématique et physique, au niveau
même du détail. Toutes ces raisons nous le font admirer.
Cependant Newton dépasse l’image qu’il donne de lui, celle
d’un maître. Car il se situe à un moment crucial du
développement humain. Il faut absolument le comprendre et
ne jamais l’oublier. Avant Newton, il n’existe aucun système
complet de causalité physique capable d’envisager, même
d’une manière quelconque, les faits les plus évidents et les
plus répétés du monde de l’expérience.
Les grands philosophes de l’antiquité hellénique exigeaient
d’intégrer tous les phénomènes matériels en une suite
rigoureusement déterminée par la loi de mouvements
d’atomes. Jamais la volonté d’êtres humains n’aurait pu
intervenir, cause indépendante, dans cette chaîne
inéluctable. Admettons cependant que Descartes, à sa façon,
ait repris la poursuite de ce même but. Mais son entreprise
consiste en un désir plein d’audace, et en l’idéal
problématique d’une école de philosophie. Des résultats
positifs, incontestés et incontestables, éléments d’une

180
COMMENT JE VOIS LE MONDE

théorie pour une causalité physique parfaite, rien de tout


cela n’existe pratiquement avant Newton.
Mais lui veut répondre à la question précise : existe-t-il une
règle simple ? Si oui, pourrai-je calculer complètement le
mouvement des corps célestes de notre système planétaire, à
condition que l’état de mouvement de tous ces corps à un
moment donné soit connu ? Le monde connaît les lois
empiriques de Kepler sur le mouvement planétaire. Elles se
fondent sur les observations de Tycho Brahé. Elles exigent
une explication. Car aujourd’hui on réalise l’immensité de
l’effort de l’esprit puisqu’il s’agit alors de déduire des lois à
partir d’orbites empiriquement connues. Et peu de
personnes apprécient réellement la géniale aventure de
Kepler, quand il réussit en effet à déterminer les orbites
réelles d’après les directions apparentes, c’est-à-dire
observées depuis la terre. Certes ces lois fournissent une
réponse satisfaisante à la question de savoir comment les
planètes se déplacent autour du soleil : forme elliptique de
l’orbite, égalité des aires balayées dans des temps égaux,
relations entre demi-grands axes et les durées de parcours.
Mais ces règles ne répondent pas au besoin d’explication
causale. Car ce sont trois règles logiquement indépendantes
l’une de l’autre, mais absolument dépourvues de toute
connexion interne. Ainsi, la troisième loi ne peut pas,
purement et simplement, être appliquée numériquement à
un autre corps central que le soleil ! Par exemple, il n’existe
aucune relation entre la durée de parcours d’une planète
autour du soleil et celle d’un satellite autour de sa planète !
Le plus grave se dévoile là : ces lois concernent le
mouvement en tant qu’ensemble. Elles ne répondent pas à la
question : « comment de l’état de mouvement d’un système
découle le mouvement qui lui succède immédiatement dans

181
COMMENT JE VOIS LE MONDE

la durée ? ». Utilisons notre langage actuel. Nous cherchons


des intégrales, non des lois différentielles.
Or la loi différentielle constitue la seule forme qui
satisfasse complètement ce besoin d’explication causale du
physicien moderne. Et la conception parfaitement claire de
la loi différentielle reste un des plus grands exploits de
Newton. Non seulement il fallait la capacité de penser ce
problème mais il fallait dépasser ce formalisme
mathématique en son état rudimentaire. Tout devait être
traduit par une forme systématique. Or Newton, là encore,
invente cette systématisation dans le calcul différentiel et le
calcul intégral. Peu importe de discuter et de savoir si
Leibniz, indépendamment de lui, a découvert les mêmes
méthodes mathématiques ou pas ! Newton, de toute façon, à
ce moment de son raisonnement, en a nécessairement
besoin. Car ces méthodes lui sont, de toute évidence,
indispensables, pour exprimer les résultats de sa pensée
conceptuelle.
Le premier progrès significatif dans la connaissance de la
loi du mouvement a été accompli déjà auparavant par
Galilée. Il connaît la loi de l’inertie et celle de la chute libre
des corps dans le champ de gravitation de la terre : une
masse (avec plus de précision encore un point matériel) non
influencée par d’autres masses, se meut uniformément en
ligne droite. La vitesse verticale d’un corps libre croît, dans
le champ de la pesanteur, proportionnellement au temps.
Aujourd’hui nous pourrions naïvement songer que des
connaissances de Galilée à la loi du mouvement de Newton,
le progrès s’avérait très banal. Et pourtant il ne faut pas
négliger l’observation suivante : les deux énoncés, Galilée,
Newton, définissent, d’après leur forme, le mouvement dans
son ensemble. Mais déjà la loi de Newton répond à la
question précise : comment se manifeste l’état de
182
COMMENT JE VOIS LE MONDE

mouvement d’un point matériel dans un temps infiniment


petit, sous l’influence d’une force extérieure ? Car c’est
uniquement en passant à l’observation du phénomène
pendant un temps infiniment petit (loi différentielle) que
Newton arrive à dégager les formules s’appliquant à des
mouvements quelconques. Il utilise la notion de force que la
statique a déjà développée. Pour rendre possible la liaison
entre force et accélération, il introduit un nouveau concept,
celui de masse. Il présente une belle définition, mais
curieusement ce n’est qu’une apparence. Notre habitude
actuelle à fabriquer des concepts s’appliquant à des
quotients différentiels nous empêche de comprendre quelle
fantastique puissance d’abstraction s’imposait pour aboutir,
par une double dérivation, à la loi différentielle générale du
mouvement, où ce concept de masse serait encore à
inventer.
Nous n’avions pas encore compris, même avec ce progrès,
l’intelligence causale des phénomènes de mouvement. Car le
mouvement n’est déterminé par l’équation du mouvement
que lorsque la force apparaît. Newton, conditionné
probablement par les lois du mouvement des planètes, a
l’idée que la force agissant sur une masse est déterminée par
la position de toutes les masses, se situant à une distance
suffisamment petite de la masse en question. Dès que cette
relation est connue, Newton connaît l’intelligence complète
des phénomènes de mouvement. Tout le monde sait donc
comment Newton, continuant l’analyse des lois du
mouvement planétaire de Kepler, résout le dilemme par la
gravitation, découvre ainsi l’identité des forces motrices,
celles qui agissent sur les astres et celles de la pesanteur.
Voilà l’union de la loi du mouvement et de la loi de
l’attraction, voilà le chef-d’œuvre admirable de sa pensée.
Car il permet de calculer, en partant de l’état d’un système
183
COMMENT JE VOIS LE MONDE

fonctionnant à un moment donné, les états antérieurs et


postérieurs, dans la mesure évidemment où les phénomènes
se produisent sous l’action des forces de la gravitation. Le
système de concepts de Newton présente une extrême
cohérence logique puisqu’il ne découvre comme causes
d’accélération des masses d’un système que ces masses
mêmes.
Sur cette base que j’analyse en ses grandes lignes, Newton
parvient à expliquer dans les menus détails les mouvements
des planètes, des satellites, des comètes, le flux et le reflux, le
mouvement de précession de la terre, une somme de
déductions d’un génie incomparable ! L’origine de cette
théorie particulièrement admirable, mais c’est la conception
suivante : la cause des mouvements des corps célestes est
identique à la pesanteur. Maintenant, quotidiennement,
l’expérience le vérifie.
L’importance des travaux de Newton consiste
essentiellement dans la création et l’organisation d’une base
utilisable, logique et satisfaisante pour la mécanique
proprement dite. Mais ces travaux constituent jusqu’à la fin
du XIXe siècle le programme fondamental de tout chercheur
dans le domaine de la physique théorique. Tout événement
physique doit être traduit en termes de masse, et ces termes
sont réductibles aux lois du mouvement de Newton. La loi de
la force fait exception. Puis il faut élargir et adapter ce
concept au genre de faits utilisés par l’expérience. Newton
lui-même a tenté d’appliquer son programme à l’optique, en
imaginant la lumière composée de corpuscules inertes.
L’optique de la théorie ondulatoire utilisera également la loi
du mouvement de Newton, après qu’elle se soit appliquée à
des masses distribuées d’une manière continue. La théorie
cinétique de la chaleur se fonde exclusivement sur les
équations du mouvement de Newton. Or cette théorie non
184
COMMENT JE VOIS LE MONDE

seulement forme les esprits à la connaissance de la loi de la


conservation de l’énergie, mais aussi forme une théorie des
gaz, confirmée en tous ses points, ainsi qu’une conception
très élaborée de la nature selon le second principe de la
thermodynamique. La théorie de l’électricité et de
l’électromagnétisme s’est développée de la même manière
jusqu’à nos jours, entièrement sous l’influence directrice des
idées fondamentales de Newton (substance électrique et
magnétique, forces agissant à distance). Même la résolution
opérée par Faraday et Maxwell dans l’électrodynamique et
l’optique, révolution constituant le premier grand progrès
fondamental des bases de la physique théorique depuis
Newton, même cette révolution se réalise intégralement à
l’intérieur du schéma des idées newtoniennes. Maxwell,
Boltzmann, Lord Kelvin ne cesseront pas de reporter les
champs électromagnétiques et leurs actions dynamiques
réciproques à des phénomènes mécaniques de masses
hypothétiques réparties d’une manière continue. Mais, à
cause des échecs, ou du moins de l’absence de réussite de ces
efforts, on remarque, peu à peu, depuis la fin du xixe siècle
une révolution des manières de penser fondamentales.
Maintenant la physique théorique a quitté le cadre
newtonien que depuis près de deux siècles elle conservait
comme guide scientifique intellectuel et moral.
Au point de vue logique, les principes fondamentaux de
Newton apparaissaient si satisfaisants qu’une incitation à
une innovation ne pouvait être provoquée que par la
pression des faits de l’expérience. Avant de réfléchir à cette
puissance logique abstraite, je dois rappeler que Newton lui-
même connaît les côtés faibles inhérents à l’architecture de
sa pensée, et il le sait mieux encore que les générations de
savants qui lui succéderont. Ce fait me bouleverse et

185
COMMENT JE VOIS LE MONDE

provoque en moi une admiration nuancée de respect. Aussi


je vais essayer de méditer plus profondément cette évidence.

1. On remarque constamment l’effort de Newton de


présenter son système de pensées comme nécessairement
conditionné par l’expérience. On remarque aussi qu’il utilise
le moins possible de concepts non directement rattachables
aux objets de l’expérience. Et pourtant il pose les concepts :
espace absolu, temps absolu ! A notre époque, on lui en fait
souvent grief. Mais, justement, dans cette affirmation,
Newton se reconnaît particulièrement conséquent avec lui-
même. Car il a découvert expérimentalement que les
grandeurs géométriques observables (distances des points
matériels entre eux) et leur cours dans le temps ne
définissent pas complètement les mouvements au point de
vue physique. Il a démontré ce fait par la célèbre expérience
du seau. Donc il existe en dehors des masses et de leurs
distances variables dans le temps, encore quelque chose de
déterminant pour les événements. Ce « quelque chose », il
l’imagine comme le rapport à 1’ « espace absolu ». Il avoue
que l’espace doit posséder une espèce de réalité physique,
pour que ses lois du mouvement puissent avoir un sens, une
réalité de même nature que celle des points matériels et de
leurs distances.
Cette connaissance lucide de Newton souligne évidemment
sa sagesse mais aussi la faiblesse de sa théorie. Car la
construction logique de cette architecture s’imposerait
certainement beaucoup mieux sans ce concept obscur. Car
alors dans les lois nous ne trouverions que des objets (points
matériels, distances) dont les relations avec les perceptions
resteraient parfaitement transparentes.

186
COMMENT JE VOIS LE MONDE

2. Introduire des forces directes, agissant à distance et


instantanément pour représenter les effets de gravitation, ne
concorde pas avec le caractère de la plupart des phénomènes
connus par l’expérience quotidienne.
Newton répond à cette objection. Il déclare que sa loi de
l’action réciproque de la pesanteur n’ambitionne pas d’être
une explication définitive, mais plutôt une règle déduite de
l’expérience.

3. Au fait particulièrement remarquable que le poids et


l’inertie d’un corps restent déterminés par la même grandeur
(la masse) Newton n’offre en sa théorie aucune explication ;
mais la singularité du fait ne lui échappe pas.
Aucun de ces trois points ne permet une objection logique
contre la théorie. Il s’agit plutôt de désirs insatisfaits de
l’esprit scientifique, supportant mal de ne pouvoir pénétrer
totalement et par une conception unitaire les phénomènes
de la nature.
La théorie de l’électricité de Maxwell attaque et ébranle
pour la première fois la doctrine du mouvement de Newton,
considérée comme programme de toute physique théorique.
Car on constate que les actions réciproques exercées entre
les corps par des corps électriques et magnétiques ne
dépendent pas des corps agissant à distance et
instantanément mais sont provoquées par des opérations se
propageant à travers l’espace avec une vitesse finie. D’après
la conception de Faraday, on établit qu’il existe à côté du
point matériel et de son mouvement une nouvelle espèce
d’objets physiques réels ; on l’appelle le « champ ». On
cherche immédiatement à le concevoir, en se fondant sur la
conception mécanique, comme un état (de mouvement ou de
contrainte) mécanique d’un milieu hypothétique (l’éther) qui
remplirait l’espace. Mais cette interprétation mécanique,
187
COMMENT JE VOIS LE MONDE

malgré les efforts les plus opiniâtres, n’aboutit pas. Alors on


se voit obligé, peu à peu, de concevoir le « champ
électromagnétique » comme l’élément ultime, irréductible
de la réalité physique. H. Hertz réussit à isoler le concept de
champ de tout l’arsenal puisé au fond des concepts de la
mécanique. Il en comprend le rôle, et nous lui devons ce
progrès. Enfin H. A. Lorentz réussit à isoler le champ de son
support matériel. En effet, selon H. A. Lorentz, le support du
champ ne se figure que par l’espace physique vide ou l’éther.
Mais l’éther, déjà dans la mécanique de Newton, n’a pas été
purifié de toutes fonctions physiques. Cette évolution
s’achève alors et plus personne ne croit aux actions à
distance directes et instantanées, pas même dans le domaine
de la gravitation. Et pourtant faute de faits suffisants
connus, aucune théorie du champ n’a été essayée à partir de
la gravitation de façon unilatérale ! Ainsi le développement
de la théorie du champ électromagnétique engendre
l’hypothèse suivante. Puisqu’on abandonne la théorie de
Newton des forces agissant à distance, on expliquera par
l’électromagnétisme la loi newtonienne du mouvement ou
bien on la remplacera par une loi plus exacte fondée sur la
théorie du champ. Ces tentatives n’aboutiront pas vraiment
à un résultat définitif. Mais les idées fondamentales de la
mécanique cessent désormais d’être jugées comme principes
essentiels de l’image du monde physique.
La théorie de Maxwell-Lorentz aboutit inéluctablement à la
théorie de la relativité restreinte qui, pour détruire la fiction
de simultanéité absolue, s’interdit de croire en l’existence de
forces agissant à distance. Selon cette théorie, la masse n’est
plus une grandeur immuable, mais varie selon son contenu
d’énergie, et même lui est équivalente. Selon cette théorie, la
loi du mouvement de Newton ne peut être envisagée que
comme une loi limite valable pour de petites vitesses. En
188
COMMENT JE VOIS LE MONDE

revanche, se révèle une nouvelle loi du mouvement ; elle


remplace la précédente et elle montre que la vitesse de la
lumière dans le vide existe, mais comme vitesse limite.
Le dernier progrès du développement du programme de la
théorie du champ s’appelle la théorie de la relativité
générale. Quantitativement elle modifie peu la théorie
newtonienne, mais qualitativement elle y provoque des
modifications essentielles. L’inertie, la gravitation, le
comportement mesuré des corps et des horloges, tout se
traduit dans la qualité unitaire du champ. Et ce champ lui-
même se présente comme dépendant des corps
(généralisation de la loi de Newton ou de la loi du champ lui
correspondant, comme Poisson l’avait déjà formulé). Ainsi,
espace et temps ne sont vidés de leur substance réelle ! Mais
espace et temps perdent leur caractère d’absolu causal
(influençant, mais non influencé) que Newton fut contraint
de leur attribuer pour pouvoir énoncer les lois alors connues.
La loi d’inertie généralisée remplace le rôle de la loi du
mouvement de Newton. Cette réflexion schématique veut
souligner comment les éléments de la théorie de Newton se
sont intégrés dans la théorie de la relativité générale et
comment les trois défauts analysés plus haut ont pu être
corrigés. Dans le cadre de la théorie de la relativité générale,
me semble-t-il, la loi du mouvement peut se déduire de la loi
du champ correspondant à la loi des forces de Newton.
Quand ce but est réellement atteint, et complètement, on
peut vraiment raisonner sur la pure théorie du champ.
La mécanique de Newton prépare encore la voie à la
théorie du champ en un sens plus formel. En effet
l’application de la mécanique de Newton aux masses
distribuées d’une manière continue a provoqué
inéluctablement la découverte puis l’emploi des équations
aux dérivées partielles. Ensuite elles ont fourni un langage
189
COMMENT JE VOIS LE MONDE

aux lois de la théorie du champ. Sous ce rapport formel, la


conception de Newton de la loi différentielle illustre le
premier progrès du développement ci-après.
Toute l’évolution de nos idées sur la façon dont jusqu’à
présent nous imaginons les opérations de la nature, peut se
concevoir comme un développement organique des pensées
newtoniennes. Mais pendant que l’organisation structurée
de la théorie du champ s’effectuait, les faits du rayonnement
thermique, des spectres, de la radio-activité, etc. révélaient
une limite d’utilisation de tout le système de pensées. Et
aujourd’hui encore même si nous avons obtenu des succès
prestigieux mais sporadiques, ce seuil est apparu,
pratiquement infranchissable, avec un certain nombre
d’arguments de valeur, beaucoup de physiciens soutiennent
qu’en présence de ces expériences, non seulement la loi
différentielle mais aussi la loi de causalité ont fait la preuve
de leur échec. Or la loi de causalité jusqu’à présent, se
dressait comme le dernier postulat fondamental de toute la
nature ! Mais on va plus loin encore ! On nie la possibilité
d’une construction espace-temps, parce qu’elle ne pourrait
pas être coordonnée de manière évidente aux phénomènes
physiques. Ainsi par exemple, un système mécanique est, de
manière constante, seulement capable de valeurs d’énergie
discrètes ou d’états discrets — l’expérience le prouve pour
ainsi dire directement ! — Cette évidence paraît alors et
d’abord pouvoir être rattachée difficilement à une théorie du
champ fonctionnant avec des équations différentielles. Et la
méthode de Broglie-Schrôedinger qui, d’un certaine façon
ressemble aux caractères d’une théorie du champ, déduit,
mais en se fondant sur les équations différentielles par une
espèce de réflexion de résonance, l’existence d’états discrets.
Or ceci concorde d’une façon stupéfiante avec les résultats de
l’expérience. Mais la méthode en revanche échoue pour la
190
COMMENT JE VOIS LE MONDE

localisation des particules matérielles, et pour des lois


rigoureusement causales. Aujourd’hui, qui serait assez fou
pour décider de façon définitive la solution du problème : la
loi causale et la loi différentielle, ces dernières prémisses de
la conception newtonienne de la nature doivent-elles être
rejetées à tout jamais ?

L’INFLUENCE DE MAXWELL SUR L’ÉVOLUTION DE LA


RÉA LITE PHYSIQUE

Croire en un monde extérieur indépendant du sujet qui le


perçoit constitue la base de toute science de la nature.
Cependant les perceptions des sens n’offrent que des
résultats indirects sur ce monde extérieur ou sur la « réalité
physique ». Alors seule la voie spéculative peut nous aider à
comprendre le monde. Nous devons donc reconnaître que
nos conceptions de la réalité physique n’offrent jamais que
des solutions momentanées. Et nous devons donc être
toujours prêts à transformer ces idées, c’est-à-dire le
fondement axiomatique de la physique, si, lucidement, nous
voulons voir de manière aussi parfaite que possible, les faits
perceptibles qui changent. Quand nous réfléchissons même
rapidement sur l’évolution de la physique, nous observons
bien, en effet, les profondes modifications de cette base
axiomatique.
La plus grande révolution de cette base axiomatique de la
physique ou de notre intelligence de la structure de la réalité
depuis que la physique théorique a été constituée par
Newton, a été provoquée par les recherches de Faraday et de
Maxwell sur les phénomènes électromagnétiques. Je
191
COMMENT JE VOIS LE MONDE

voudrais essayer de représenter cette rupture, avec la plus


grande exactitude possible en analysant le développement
de la pensée qui précéda et suivit ces recherches.
D’abord le système de Newton. La réalité physique se
caractérise par les concepts d’espace, de temps, de points
matériels, de force (l’équivalence de l’action réciproque entre
les points matériels). Selon Newton, les phénomènes
physiques doivent être interprétés comme des mouvements
de points matériels dans l’espace, mouvements régis par des
lois. Le point matériel, voilà le représentant exclusif de la
réalité, quelle que soit la versatilité de la nature.
Indéniablement les corps perceptibles ont donné naissance
au concept de point matériel; on se figurait le point matériel
comme analogue aux corps mobiles, en supprimant dans les
corps les attributs d’étendue, de forme, d’orientation dans
l’espace, bref toutes les caractéristiques « intrinsèques ». On
conservait l’inertie, la translation et on ajoutait le concept de
force. Les corps matériels, transformés psychologiquement
par la formation du concept « point matériel », doivent
désormais eux-mêmes être conçus comme des systèmes de
points matériels. Ainsi donc ce système théorique, dans sa
structure fondamentale, se présente comme un système
atomique et mécanique. Ainsi donc tous les phénomènes
doivent être conçus au point de vue mécanique, c’est-à-dire
simples mouvements de points matériels soumis à la loi du
mouvement de Newton.
Dans ce système théorique, laissons de côté la question
déjà débattue ces derniers temps, à propos du concept «
d’espace absolu » mais prenons la difficulté majeure : elle
réside essentiellement dans la théorie de la lumière, parce
que Newton, en plein accord avec son système la conçoit
aussi comme constituée de points matériels. Déjà à l’époque
se posait la redoutable interrogation : où sont passés les
192
COMMENT JE VOIS LE MONDE

points matériels constituant la lumière, lorsque celle-ci est


absorbée? Sérieusement l’esprit ne peut pas accorder à
l’imagination l’existence de points matériels de nature
totalement différente dont il faudrait admettre la présence
pour pouvoir représenter tantôt la matière pondérale, tantôt
la lumière. Plus tard il aurait fallu accepter les corpuscules
électriques comme troisième catégorie de points matériels,
avec évidemment des propriétés fondamentales différentes.
La théorie de base repose sur un point très faible, puisqu’il
faut admettre tout à fait arbitrairement et
hypothétiquement, les forces d’action réciproque
déterminant les événements. Pourtant cette conception du
réel a immensément servi l’humanité. Alors pourquoi et
comment s’est-on résolu à la quitter ?
Newton veut donner une forme mathématique à son
système, il s’oblige donc à découvrir la notion de dérivée et à
établir les lois du mouvement sous la forme d’équations
différentielles totales. Là, Newton a sans doute réalisé le
progrès intellectuel le plus fabuleux qu’un homme ait jamais
réussi à faire. Car dans cette aventure, les équations
différentielles partielles ne s’imposaient pas et Newton n’en
fait pas un usage systématique. Mais elles deviennent
indispensables pour formuler la mécanique des corps
déformables. La raison profonde de son choix s’appuie sur ce
fait : dans ces problèmes, la conception de corps
exclusivement formés de points matériels n’a joué
absolument aucun rôle.
Ainsi l’équation différentielle partielle entre dans la
physique théorique, un peu par la petite porte, mais peu à
peu elle s’établit en reine. Ce mouvement irréversible débute
au XIXe siècle, parce que, devant les faits observés, la
théorie ondulatoire de la lumière bouscule des barrages.
Avant on imaginait la lumière dans l’espace vide comme un
193
COMMENT JE VOIS LE MONDE

phénomène de vibration de l’éther. Mais on commence à


sérieusement s’amuser de le considérer comme un ensemble
de points matériels ! Alors, et pour la première fois,
l’équation différentielle partielle semble correspondre le
mieux à l’expression naturelle des phénomènes élémentaires
de la physique. Ainsi dans un domaine particulier de la
physique théorique, le champ continu et le point matériel
sont les représentants de la réalité physique. Mais
actuellement, et même si ce dualisme gêne
considérablement tout esprit systématique, il se maintient.
Si l’idée de la réalité physique cesse d’être purement
atomique, elle reste cependant provisoirement mécanique.
Car on essaie toujours d’interpréter tout phénomène comme
un mouvement de masses inertes et l’on n’arrive même pas à
imaginer possible une autre manière de concevoir. C’est à ce
moment-là que se produit l’immense révolution, celle qui
porte les noms de Faraday, Maxwell, Hertz. Dans cette
histoire, Maxwell se taille la part du lion. Il explique que
toutes les connaissances de l’époque à propos de la lumière
et des phénomènes électromagnétiques, reposent sur un
double système bien connu d’équations différentielles
partielles. Et le champ électrique est figuré, comme le champ
magnétique, en tant que variable dépendante. Maxwell
cherche à fonder ces équations sur des constructions
mécaniques idéales ou bien il cherche à les justifier par elles.
Mais il utilise plusieurs constructions de cette nature, pêle-
mêle, sans en prendre une réellement au sérieux. Alors
seules les équations elles-mêmes paraissent l’essentiel et les
forces du champ y figurant se retrouvent entités
élémentaires, irréductibles à toute autre chose. Quand on
change de siècle, déjà universellement la conception du
champ électromagnétique, entité irréductible, s’impose.
Alors les théoriciens sérieux cessent d’avoir confiance dans
194
COMMENT JE VOIS LE MONDE

le pouvoir ou la possibilité de Maxwell quand il élabore des


équations à partir de la mécanique. Bientôt en revanche, on
tentera d’expliquer, par la théorie du champ, les points
matériels et leur inertie, à l’aide de la théorie de Maxwell,
mais cette tentative échouera.
Maxwell a obtenu des résultats importants particuliers, par
des travaux qui ont duré toute sa vie et dans les domaines les
plus importants de la physique. Mais oublions ce bilan pour
n’étudier que la modification de Maxwell, quand il conçoit la
nature du réel physique. Avant lui je conçois le réel physique
— c’est-à-dire je me représente les phénomènes de la nature
ainsi — comme un ensemble de points matériels. Quand il y
a changement, les équations différentielles partielles
décrivent et règlent les mouvements. Après lui, je conçois le
réel physique comme représenté par des champs continus,
non explicables mécaniquement mais réglés par des
équations différentielles partielles. Cette modification de la
conception du réel représente la révolution la plus radicale
et la plus fructueuse pour la physique depuis Newton. Mais il
faut également admettre que la réalisation complète de cette
révolution n’a pas encore triomphé partout. En revanche, les
systèmes physiques, efficaces et constitués depuis Maxwell,
réalisent plutôt des compromis entre ces deux théories. Et
bien entendu ce caractère de compromis souligne assez leur
valeur provisoire et leur logique imparfaite, même si tout
savant, en particulier, a réalisé d’immenses progrès.
Ainsi la théorie des électrons de Lorentz montre
clairement, immédiatement, comment le champ et les
corpuscules électriques interviennent ensemble, comme des
éléments de même valeur pour mieux faire concevoir le réel.
Ensuite ia théorie de la relativité restreinte puis générale se
fait connaître. Elle se fonde entièrement sur les réflexions
amenées par la théorie du champ et elle ne peut pas éviter,
195
COMMENT JE VOIS LE MONDE

jusqu’à aujourd’hui, d’utiliser les points matériels et les


équations différentielles totales.
Enfin la dernière née de la physique théorique se nomme
la mécanique des quanta. Elle connaît un vif succès mais,
par principe, elle rejette dans sa structure de base les deux
programmes, ceux que nous désignons pour des raisons de
commodité sous les noms de programme de Newton et
programme de Maxwell. En effet les grandeurs représentées
dans ses lois ne prétendent pas représenter la réalité elle-
même, mais seulement les probabilités d’existence d’une
réalité physique engagée. A mon avis Dirac a exposé, le plus
admirablement possible, l’ordre logique de cette théorie. Il
observe avec raison qu’il serait presque illusoire de décrire
théoriquement un photon, puisque dans cette description
manquerait la raison suffisante autorisant d’affirmer s’il
pourra ou non passer par un polarisateur placé obliquement
sur sa trajectoire.
Au fond de moi-même je suis intimement persuadé que les
physiciens ne se contenteront pas longtemps d’une telle
description insuffisante du réel, même si de façon
logiquement acceptable l’on arrivait à formuler la théorie, en
accord avec le postulat de la relativité générale. Donc il faut
provisoirement se satisfaire de l’essai de réalisation du
programme de Maxwell. Il faut tenter de décrire la réalité
physique par des champs satisfaisant aux équations
différentielles partielles excluant rigoureusement toute
singularité.

196
COMMENT JE VOIS LE MONDE

LE BATEAU DE FLETTNER

L’histoire des découvertes scientifiques et techniques nous


révèle combien l’esprit humain manque d’idées originales et
d’imagination créatrice. Et même si les conditions
extérieures et scientifiques pour l’apparition d’une idée sont
réalisées depuis fort longtemps, il faut le plus souvent encore
une cause extérieure pour qu’elle arrive à se produire.
L’homme doit, au sens littéral du terme, se heurter au fait
pour que la solution lui apparaisse. Cette vérité bien
commune et peu exaltante pour notre orgueil se vérifie
parfaitement dans le bateau de Flettner. Et cet exemple ne
cesse d’étonner actuellement tout le monde ! Ce bateau offre
encore un attrait supplémentaire : le mode d’action des
rotors de Flettner reste ordinairement pour le profane un
mystère ! Or, en fait, il ne s’agit que d’actions purement
mécaniques, celles justement que tout homme croit
connaître naturellement. Il y a environ deux cents ans, nous
aurions pu déjà réaliser la découverte de Flettner, d’un strict
point de vue scientifique. En effet Euler et Bernoulli avaient
déjà établi des lois élémentaires des mouvements des
liquides sans aucun frottement. En revanche, depuis
quelques années seulement, c’est-à-dire depuis qu’on utilise
pratiquement des petits moteurs, on a pu exécuter
concrètement l’invention. Et cependant, même quand les
conditions furent réunies, un raisonnement nouveau ne
s’établit pas automatiquement. Il a fallu à plusieurs reprises
des échecs dans l’expérience.
Quand il fonctionne, le bateau de Flettner ressemble tout à
fait à un bateau à voiles. Car, comme le bateau à voiles, il
utilise le vent et seule la force du vent l’anime et le fait
197
COMMENT JE VOIS LE MONDE

progresser. Cependant, au lieu d’agir sur les voiles, le vent


agit sur des cylindres verticaux en tôle, maintenus en
rotation par de petits moteurs. Et ces moteurs n’ont à
combattre que le petit frottement rencontré par les cylindres
dans l’air ambiant et dans leur support. La force motrice
pour le bateau dépend exclusivement du vent, nous l’avons
déjà signalé ! Les cylindres rotatifs ressemblent visuellement
à des cheminées de bateau à vapeur, mais ont un aspect
beaucoup plus haut, beaucoup plus massif. La section
transversale opposée au vent est environ dix fois plus petite
que celle d’un gréement d’un bateau à voiles de même
puissance.
« Mais, comment donc, s’exclame le non-initié, ces
cylindres rotatifs produisent-ils une force motrice ? » Je
réponds immédiatement à la question, en essayant de le
faire sans me servir du langage mathématique.
Pour tous les mouvements de fluides (liquides, gazeux) la
proposition remarquable suivante reste vraie : en différents
points d’un courant uniforme, si le fluide est animé de
vitesses différentes, il règne aux points de plus grande
vitesse la plus petite pression et inversement. La loi
élémentaire du mouvement aide à comprendre cette loi très
aisément. Si, par exemple, un fluide en mouvement est
animé d’une vitesse orientée vers la droite, croissante de la
gauche à la droite, les particules individuelles du fluide
doivent subir une accélération, dans leur trajet de gauche à
droite. Mais pour que cette accélération se produise, il faut
bien qu’une force agisse sur les particules vers la droite.
Donc ceci exige que la pression agissant sur la limite gauche
soit plus élevée que celle s’exerçant sur la limite droite, alors
qu’inversement la vitesse reste plus grande à droite qu’à
gauche.

198
COMMENT JE VOIS LE MONDE

FIGURE I

Cette proposition de la dépendance inverse existant entre


la pression et la vitesse permet indéniablement d’évaluer les
pressions produites par le mouvement d’un liquide ou d’un
gaz, et seulement pourvu que l’on connaisse la répartition de
vitesse dans le liquide. Par un exemple simple, très connu,
celui d’un vaporisateur de parfum, je vais d’abord expliquer
comment on peut appliquer la proposition.

Nous avons un tube un peu élargi à son embouchure A. On


en chasse l’air à grande vitesse grâce à un ballon de
caoutchouc que l’on presse. Cet air expulsé se répand ensuite
sous la forme d’un jet allant en s’élargissant constamment
dans tous les sens. Et ainsi sa vitesse diminue graduellement
jusqu’à zéro. Selon notre proposition, au point A, il est
évident qu’il existe à cause de la très grande vitesse, une
pression beaucoup plus faible que celle qui se vérifie en un
point éloigné de l’ouverture du tube. Il se manifeste donc en
A une sous-pression par rapport à l’air lointain au repos.

199
COMMENT JE VOIS LE MONDE

FIGURE II

Si un tube R, ouvert à ses deux bouts, pénètre par son


extrémité supérieure dans la zone de plus grande vitesse, et
par son extrémité inférieure dans un récipient rempli de
liquide, la sous-pression se manifestant en A aspire vers le
haut le liquide du récipient, lequel, quand il sort au point A,
est réparti en fines gouttelettes et se trouve entraîné par le
courant d’air.

N’oublions pas cette comparaison et observons le


mouvement de l’air le long d’un cylindre de Flettner. Soit C
ce cylindre vu d’en haut. Supposons d’abord qu’il reste
immobile et que le vent souffle dans la direction de la flèche.

FIGURE III
200
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Il doit accomplir un certain détour autour du cylindre C et


il passe donc en A et en B avec la même vitesse. Donc en A et
B existe la même pression et le vent n’exerce aucune action
de force sur le cylindre. Mais supposons maintenant que le
cylindre tourne dans le sens de la flèche P. Alors ce courant
du vent, accomplissant son trajet le long du cylindre, se
répartit différemment des deux côtés ; car en B le
mouvement du vent est accéléré par le mouvement de
rotation du cylindre et en A il est freiné. Ainsi, sous
l’influence du mouvement rotatif du cylindre s’est créé un
mouvement qui possède en B une vitesse plus grande qu’en
A. Ainsi donc la force s’exerçant de la gauche vers la droite
est utilisée pour faire mouvoir le bateau.
On pourrait supposer qu’un cerveau imaginatif aurait pu,
de lui-même, c’est-à-dire sans problème posé par l’extérieur,
trouver cette solution. En réalité la découverte s’est réalisée
de la façon suivante. Dans le tir du canon, on a remarqué
que, même par temps calme, l’obus subit des écarts latéraux
importants et irréguliers du plan vertical, en les comparant à
la direction initiale de l’axe de l’obus. Ce phénomène curieux
était obligatoirement attribué à la rotation de l’obus : raison
de symétrie ! On ne pouvait pas trouver une autre
explication de l’asymétrie latérale de la résistance de l’air. Ce
phénomène troublait depuis longtemps les professionnels.
Mais un jour, vers 1850, le professeur de physique Magnus, à
Berlin, trouva l’explication correcte. Cette explication, celle
que nous venons de commenter, montre la force agissant sur
le cylindre placé dans le vent. Mais, à la place du cylindre C,
il y a l’obus tournant autour d’un axe vertical et à la place du
vent il y a le mouvement relatif de l’air autour de l’obus
poursuivant sa trajectoire. Magnus vérifie son explication
201
COMMENT JE VOIS LE MONDE

par des essais sur un cylindre tournant. Cela ressemblait


pratiquement au cylindre de Flettner. Un peu plus tard le
grand physicien anglais, Lord Rayleigh, nota, absolument
seul, la même observation à propos des balles de tennis. Il
donna lui aussi exactement la même explication correcte.
Ces dernières années, le célèbre professeur Prandtl exécuta
des recherches précises, théoriques et pratiques, sur le
mouvement du fluide le long des cylindres de Magnus. Il
imagina et réalisa presque toute l’expérience voulue par
Flettner. Ce dernier vit les recherches de Prandtl. Alors et
alors seulement il pensa qu’on pourrait utiliser ce système
pour remplacer la voile. Sans cette chaîne d’observations,
quelqu’un aurait-il imaginé cette découverte ?

LA CAUSE DE LA FORMATION DES MÉANDRES DANS


LES COURS DES RIVIÈRES — LOI DE BÆR

Les cours d’eau ont tendance à s'écouler en ligne sinueuse


au lieu de suivre la ligne de plus grande pente du terrain.
Voilà la loi générale. De plus les géographes vérifient que les
rivières de l’hémisphère Nord érodent de préférence leur
rive droite et que l’hémisphère Sud voit le phénomène
inverse (loi de Baer). Pour expliquer ces phénomènes, de
nombreuses explications ont été proposées. Bien entendu
pour le spécialiste, je ne suis pas certain que mon
raisonnement soit particulièrement neuf. Et d’ailleurs
certaines parties de ce raisonnement sont déjà connues.
Mais puisque je n’ai pas encore rencontré de personnes
connaissant totalement les relations causales de ce
phénomène, je juge utile d’en faire un bref exposé.
202
COMMENT JE VOIS LE MONDE

A mon avis, il semble évident que l’érosion doit être


d’autant plus forte que la vitesse du courant est plus grande,
à l’endroit où il est directement en contact avec la rive
érodée. Ou bien la chute de la vitesse du courant jusqu’à zéro
est plus rapide à l’endroit de la paroi liquide. Cette remarque
s’applique à tous les cas, puisque l’érosion est provoquée par
une action mécanique ou par des facteurs physico-chimiques
(dissolution des particules du terrain). J’ai donc voulu
réfléchir sur les faits qui pourraient influencer la rapidité de
la perte de vitesse le long de la paroi.
Dans les deux cas, l’asymétrie de la chute de vitesse oblige
à réfléchir, plus ou moins directement, sur la formation d’un
phénomène de circulation. Voilà le premier plan de notre
recherche.
Je vous propose une petite expérience que chacun peut
répéter aisément. Supposons une tasse à fond plat remplie
de thé avec quelques petites feuilles de thé au fond. Elles y
restent parce qu’elles sont plus lourdes que le liquide
qu’elles ont déplacé. J’imprime au liquide avec une cuiller
un mouvement de rotation. Aussitôt les petites feuilles de
thé se rassemblent au centre du fond de la tasse. Pourquoi?
La raison en est simple. La rotation du liquide provoque une
force centrifuge, elle agit donc sur lui. Cette force, par elle-
même, ne causerait aucune modification sur le courant du
liquide si ce dernier tournait comme un corps rigide. Mais
au voisinage de la paroi de la tasse, le liquide est freiné par le
frottement. Donc il tourne, dans cette région, à une vitesse
angulaire moindre que dans d’autres endroits situés plus à
l’intérieur. Et plus précisément la vitesse angulaire du
mouvement de rotation et donc la force centrifuge dans le
voisinage du fond de la tasse sera plus faible que dans les
endroits plus élevés.

203
COMMENT JE VOIS LE MONDE

FIGURE I

La figure I représente la circulation du liquide. Cette


circulation ira en croissant jusqu’à ce que, à cause du
frottement du fond de la tasse, elle devienne stationnaire.
Les petites feuilles de thé sont entraînées par le mouvement
de circulation vers le centre du fond de la tasse. Elles ont
servi à démontrer ce mouvement.
Le même raisonnement s’applique à un cours d’eau
comprenant une courbure (figure II). Dans toutes les
sections transversales du cours d’eau (au niveau de la
courbure) une force centrifuge agit dans le sens de
l’extérieur de la courbure (de A vers B). Mais cette force est
plus faible dans le voisinage du fond, où la vitesse du
courant d’eau est réduite par le frottement que dans les
endroits élevés au-dessus du fond. Ainsi se constitue et se
forme un mouvement circulatoire (cf. figure II).
Mais, même là où ne se trouve aucune courbure du cours
d’eau, sous l’influence de la rotation de la terre, se constitue
et se forme une circulation de même genre (cf. figure II),
mais beaucoup plus faible. Cette rotation provoque une force
de Coriolis, dirigée perpendiculairement à la direction du
courant. Sa composante horizontale, dirigée vers la droite est
égale à 2 ᵞ Ω sin φ par unité de masse liquide, v étant la
vitesse du courant, Ω la vitesse de rotation de la terre et φ la
latitude géographique. Puisque le frottement du fond
détermine une diminution de cette force à mesure qu’on s’en

204
COMMENT JE VOIS LE MONDE

rapproche, cette force produit elle aussi un mouvement


circulaire de même type que celui indiqué (figure II).

Tracé Coupe verticale

FIGURE II

Après cette expérience préliminaire, analysons maintenant


la répartition de la vitesse dans la section du cours d’eau, là
où se détermine l’érosion. Pour cette raison, nous nous
représentons d’abord comment la répartition de vitesse
(turbulence) s’établit et se maintient dans un courant. En
effet, si l’eau calme d’un courant se trouvait brusquement
mise en mouvement par l’intervention d’une impulsion
dynamique accélératrice et uniformément répartie, la
répartition de la vitesse sur la section transversale resterait
d’abord uniforme. Mais, peu à peu, sous l’action du
frottement des parois, s’établirait une répartition de vitesse.
Elle irait, en augmentant progressivement, depuis les parois
jusque vers l’intérieur de la section du courant. Une
205
COMMENT JE VOIS LE MONDE

perturbation stationnaire (en grosse moyenne) de la


répartition de la vitesse sur la section transversale ne se
produirait de nouveau que lentement, sous l’influence de la
friction du liquide.
Ainsi l’hydrodynamique représente le phénomène de
l’installation de cette répartition de vitesse. Dans une
répartition méthodique du courant (courant potentiel) tous
les filaments tourbillonnants se concentrent le long de la
paroi. Ils s’en détachent puis se déplacent lentement vers
l’intérieur de la section transversale du courant, en se
répartissant sur une couche d’épaisseur croissante. Pour
cette raison la diminution de vitesse le long de la paroi
décroît lentement. Et sous l’action du frottement intérieur
du liquide, les filaments tourbillonnant à l’intérieur de la
section transversale du liquide disparaissent lentement et
sont remplacés par d’autres qui se forment de nouveau le
long de la paroi. S’établit ainsi une répartition de vitesse
quasi stationnaire. Observons un fait essentiel : le
raccordement de l’état de répartition de vitesse à l’état de
répartition stationnaire est un phénomène lent. Ce fait
explique que des causes relativement minimes, mais
agissant constamment, peuvent influencer dans une mesure
considérable la répartition de la vitesse sur la section
transversale.
Nous pouvons progresser. Analysons quelle sorte
d’influence le mouvement circulaire (figure II), provoqué par
une courbure d’eau ou par la force de Coriolis, doit exercer
sur la répartition de la vitesse sur la section transversale du
liquide. Les particules se déplaçant le plus rapidement sont
les plus éloignées des parois, et donc se trouvent dans la
partie supérieure au-dessus du centre du fond. Les parties
liquides les plus rapides sont projetées par le mouvement
circulaire vers la paroi de droite. Inversement la paroi de
206
COMMENT JE VOIS LE MONDE

gauche reçoit de l’eau provenant de la région près du fond et


dotée d’une vitesse extrêmement faible. Pour cette raison
donc l’érosion doit être plus forte sur le côté droit que sur le
côté gauche. Cette explication, remarquons-le, souligne
considérablement le fait suivant : le mouvement circulaire
lent de l’eau exerce une énorme influence sur la répartition
de vitesse parce que le phénomène du rétablissement
d’équilibre entre les vitesses par le frottement intérieur
(donc contraire au mouvement circulaire) se révèle aussi un
phénomène lent.
Nous comprenons ainsi la cause de la formation des
méandres. Et nous pouvons aisément en déduire aussi
certaines particularités. Pat exemple l’érosion est non
seulement relativement importante sur la paroi de droite,
mais aussi sur la partie droite du fond. On pourra y observer
un profil, ainsi qu’il aura tendance à se former (figure III).

FIGURE III

De plus l’eau superficielle provient de la paroi de gauche et


se meut par conséquent surtout sur le côté gauche, moins
vite que l’eau des couches inférieures. Cette observation a été
faite expérimentalement.
Enfin le mouvement circulaire possède de l’inertie. La
circulation n’atteint son maximum qu’en arrière du point de
plus grande courbure. Par le fait aussi, s’explique l’asymétrie
207
COMMENT JE VOIS LE MONDE

de l’érosion. Pour cette raison, dans le processus de


formation de l’érosion, il se produit une accumulation des
lignes sinueuses des méandres dans le sens du courant.
Dernière observation : le mouvement circulaire disparaîtra
par le frottement d’autant plus lentement que la section
transversale de la rivière sera plus grande. Donc la ligne
sinueuse des méandres croîtra avec la section transversale
de la rivière.

SUR LA VÉRITÉ SCIENTIFIQUE

1. Le terme « vérité scientifique » ne s’explicite pas


facilement par un mot précis. La signification du mot vérité
varie tellement s’il s’agit d’une expérience personnelle, d’une
proposition mathématique ou d’une théorie de science
expérimentale. Alors je ne peux absolument pas traduire en
langage clair le terme « vérité religieuse ».

2. Parce qu’’elle éveille la pensée de la causalité et de la


synthèse, la recherche scientifique peut faire régresser la
superstition. Reconnaissons cependant à la base de tout
travail scientifique d’une certaine envergure, une conviction
bien comparable au sentiment religieux, puisqu’elle accepte
un monde fondé en raison, un monde intelligible !

3. Cette conviction, liée à un sentiment profond d’une


raison supérieure, se dévoilant dans le monde de
l’expérience, traduit pour moi l’idée de Dieu. En langage
simple, on traduirait comme Spinoza, par le terme «
panthéisme ».
208
COMMENT JE VOIS LE MONDE

4. Je ne peux pas envisager les traditions confessionnelles


autrement que par le biais de l’histoire ou de la psychologie.
Je n’ai pas d’autre relation possible avec elles.

A PROPOS DE LA DÉGRADATION DE L’HOMME


SCIENTIFIQUE

Quel but en soi devrions-nous choisir pour nos efforts ?


Serait-ce la connaissance de la vérité ou, pour parler en
termes plus modestes la compréhension du monde
expérimental grâce à la pensée logique cohérente et
constructive? Serait-ce la subordination de notre
connaissance rationnelle à quelque autre but, disons par
exemple, « pratique » ? La pensée par elle-même ne peut
résoudre ce problème. En revanche la volonté détermine son
influence sur notre pensée et notre réflexion à condition
évidemment qu’elle entraîne avec elle une inébranlable
conviction. Je vous livre cet aveu très personnel : l’effort vers
la connaissance représente un de ces buts indépendants,
sans lesquels, pour moi, une affirmation consciente de la vie
n’existe pas pour l’homme qui déclare penser.
L’effort vers la connaissance, par sa nature propre, nous
pousse en même temps à l’intelligence de l’extrême variété
de l’expérience et à la maîtrise de la simplicité économique
des hypothèses fondamentales. L’accord final de ces objectifs
représente dans le premier moment de nos recherches un
acte de foi. Sans cette foi, la conviction de la valeur
indépendante de la connaissance n’existerait pas, cohérente
et indestructible.
209
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Cette attitude profondément religieuse de l’homme


scientifique face à la vérité rejaillit sur toute sa personnalité.
En effet en deux domaines les résultats de l’expérience et les
lois de la pensée commandent par eux-mêmes. Et donc le
chercheur, en principe, ne se fonde sur aucune autorité dont
décisions ou communications pourraient prétendre à la
vérité. D’où le violent paradoxe suivant. Un homme livre
toute son énergie à des expériences objectives et il se
transforme, dès qu’on l’envisage en sa fonction sociale, en un
individualiste extrême qui, théoriquement du moins, ne se
fierait qu’à son propre jugement. On pourrait presque dire
que l’individualisme intellectuel et la recherche scientifique
naissent ensemble historiquement, et que depuis ils ne se
séparent plus.
Or, l’homme scientifique présenté ainsi, qu’est-il d’autre
qu’une simple abstraction, invisible dans le monde réel,
mais comparable à l’homo œconomicus de l’économie
classique? Or, dans la réalité, la science concrète, celle de
notre quotidien, ne se serait jamais créée et maintenue
vivace si cet homme de science n’était apparu, au moins
dans ses grandes lignes, dans un grand nombre d’individus
et pendant de longs siècles.
Evidemment je ne considère pas automatiquement comme
un homme scientifique celui qui sait se servir d’instruments
et de méthodes jugées scientifiques. Je ne pense qu’à ceux
dont l’esprit se révèle vraiment scientifique.
A l’heure actuelle, quelle situation est faite dans le corps
social de l’humanité à l’homme de science ? Dans une
certaine mesure, il peut se féliciter que le travail de ses
contemporains, même de façon très indirecte, ait
radicalement modifié la vie économique des hommes parce
qu’il a éliminé presque entièrement le travail musculaire.
Mais il est aussi découragé puisque les résultats de ses
210
COMMENT JE VOIS LE MONDE

recherches ont provoqué une terrible menace pour


l’humanité. Car les résultats de ses investigations ont été
récupérés par les représentants du pouvoir politique, ces
hommes moralement aveugles. Il réalise aussi la terrible
évidence de la phénoménale concentration économique
engendrée par les méthodes techniques issues de ses
recherches. Il découvre alors que le pouvoir politique, créé
sur ces bases, appartient à d’infimes minorités qui dirigent à
leur gré complètement une foule anonyme de plus en plus
privée de toute réaction. Plus terrible encore s’impose à lui
cette constatation. Cette concentration du pouvoir politique
et économique autour de si peu de personnes seulement
n’entraîne pas seulement la dépendance matérielle
extérieure de l’homme de science, elle menace en même
temps son existence profonde. En effet par la mise au point
de techniques raffinées pour diriger une pression
intellectuelle et morale, elle interdit l’apparition de nouvelles
générations d’êtres humains de valeur, mais indépendants.
L’homme de science aujourd’hui connaît vraiment un
destin tragique. Il veut et désire la vérité et l’indépendance
profonde. Mais par ces efforts presque surhumains il a
engendré les moyens mêmes qui le réduisent extérieurement
en esclavage et qui l’anéantiront en son moi intime. Il
devrait autoriser les représentants du pouvoir politique à lui
attacher une muselière. Et comme soldat, il se voit contraint
de sacrifier la vie d’autrui et la sienne propre et il est
convaincu de l’absurdité d’un tel sacrifice. Avec toute
l’intelligence souhaitable, il comprend que, dans un climat
historique bien conditionné, les Etats fondés sur l’idée de
Nation incarnent le pouvoir économique et politique et donc
le pouvoir militaire, et que tout ce système conduit
inexorablement à l’anéantissement universel. Il sait que,
dans les méthodes actuelles d’un pouvoir terroriste seule
211
COMMENT JE VOIS LE MONDE

l’instauration d’un ordre juridique supranational peut


encore sauver l’humanité. Mais l’évolution est telle qu’il
subit sa condamnation au statut d’esclave comme
inéluctable. Il se dégrade tellement profondément qu’il
continue, sur ordre, à perfectionner les moyens destinés à
l’anéantissement de ses semblables.
L’homme scientifique est il contraint de supporter
réellement ce cauchemar? Le Temps est il définitivement
révolu où sa liberté intime, sa pensée indépendante et ses
recherches pouvaient éclairer et enrichir la vie des humains
? Aurait-il oublié sa responsabilité et sa dignité, parce que
son effort ne s’est exercé que dans l’activité intellectuelle ? Je
réponds : oui, on peut anéantir un homme intérieurement
libre et vivant selon sa conscience mais on ne peut pas le
réduire à l’état d’esclave ou d’instrument aveugle
Si l’homme scientifique contemporain trouve le temps et le
courage de juger la situation et sa responsabilité, de façon
paisible et objective, et s’il agit en fonction de cet examen,
alors les perspectives d’une solution raisonnable et
satisfaisante pour la situation internationale d’aujourd’hui
excessivement dangereuse apparaîtront profondément et
radicalement transformées.

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COMMENT JE VOIS LE MONDE

TABLE

COMMENT JE VOIS LE MONDE

Comment je vois le monde


Quel sens a la vie ?
Comment juger un homme ?
A quoi bon les richesses ?
Communauté et personnalité
L’Etat face à la cause individuelle
Le bien et le mal
Religion et Science
La religiosité de la recherche
Le paradis perdu
La nécessité de la culture morale
Fascisme et Science
De la liberté de l’enseignement
Méthodes d’inquisition modernes
Education pour une pensée libre
Education/Educateur
Aux écoliers japonais
Maîtres et élèves
Les cours de haut enseignement de Davos
Allocution prononcée sur la tombe de H. A. Lorentz
L’activité de H. A. Lorentz au service de la coopération
internationale.
Lorentz, créateur et personnalité
Joseph Popper-Lynkaeus
Soixante-dixième anniversaire d’Arnold Berliner
213
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Salutations à G. B. Shaw
Russell et la pensée philosophique
Les interviewers
Félicitations à un critique
Mes premières impressions de l’Amérique du Nord
Réponse aux femmes américaines

CHAPITRE II

POLITIQUE ET PACIFISME

Sens actuel du mot paix.


Comment supprimer la guerre
Quel est le problème du pacifisme ?
Allocution à la réunion des étudiants pour le désarmement
Sur le service militaire
A Sigmund Freud
Les femmes et la guerre
Trois lettres à des amis de la paix
Pacifisme actif
Une démission
Sur la question du désarmement
A propos de la conférence du désarmement en 1932
L’Amérique et la conférence du désarmement en 1932
Au sujet de la Cour d’Arbitrage.
L’Internationale de la science
Au sujet des minorités
Allemagne et France
L’institut pour la coopération intellectuelle
Civilisation et bien-être
Symptômes d’une maladie de la vie culturelle
Réflexions sur la crise économique mondiale
La production et le pouvoir d’achat
Production et travail
Remarques sur la situation actuelle de l’Europe
214
COMMENT JE VOIS LE MONDE

Au sujet de la cohabitation pacifique des nations


Pour la protection du genre humain
Nous les héritiers

CHAPITRE III

LUTTE CONTRE LE NATIONAL-SOCIALISME


PROFESSION DE FOI
Correspondance avec l’Académie des sciences de Prusse
Correspondance avec l’Académie des sciences de Bavière

CHAPITRE IV

PROBLÈMES JUIFS
Les idéaux juifs
Y a-t-il une conception juive du monde ?
Christianisme et judaïsme
Communauté juive
Antisémitisme et jeunesse académique
Discours sur l’œuvre de construction en Palestine
La « Palestine au travail »
Renaissance juive
Lettre à un Arabe
Sur la nécessité du sionisme
Aphorismes pour Léo Bæck

CHAPITRE V

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COMMENT JE VOIS LE MONDE

ÉTUDES SCIENTIFIQUES

Principes de la recherche
Principes de la physique théorique
Sur la méthode de la physique théorique
Sur la théorie de la relativité
Quelques mots sur l’origine de la théorie de la relativité
générale
Le problème de l’espace, de l’éther et du champ Physique
Jean Kepler
La mécanique de Newton et son influence sur la formation
de la physique théorique
L’influence de Maxwell sur l’évolution de la réalité
physique
Le bateau de Flettner
La cause de la formation des méandres dans les cours des
rivières. Loi de baer
Sur la vérité scientifique
A propos de la dégradation de l’homme scientifique

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COMMENT JE VOIS LE MONDE

Scanne : 01 Octobre 2015


Mise en page : 02 Octobre 2015
Mise en ligne : 03 Octobre 2015
Yakim.

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