Paul Claudel Dans Ses Plus Beaux Textes

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Le MESSAGE FRANCAIS de NOE CLAUDEL ee a) ae eee cae reared LECTURES POPULAIRES ‘ CHa COLLECTION Preece 7 BS} C238 :Waane 6:0 GN) NOTE BIOGRAPHIQUE SUR PAUL CLAUDEL © Claudel, Paul-Louis-Charles-Marie, né le 6 aoit 1868 & Villeneuve-sur-Pére-en-Tardenois, petit village de 300 habi- tants du département de I’Aisne, dont son grand-oncle fut curé. Fils d'un Conservateur des hypothéques, passe son enfance 2 travers une série de petites villes: Bar-le-Luc, Nogent-sur-Seine, Wassy, Rambouillet, Compiégne. Sa famille se transporte en 1882 4 Paris, ob sa seur Camille étudie la sculpture avec Rodin comme professeur. Etudes & Louis-le- Grand (Burdeau professeur de philosophie), puis 4 I’Ecole de Droit et 2 I'Ecole des Sciences politiques. Conversion en 1886. En 1890, admission au concours des affaires étrangéres. Amitié avec Marcel Schwob, Jules Renard, Pottecher, Léon Daudet. Fréquentation de Stéphane Mallarmé. Départ pour les Etats-Unis (1893). Consul suppléant 2 New-York, Gérant du Consulat de Boston (1894). Retour en France et départ pour la Chine (1895). Shangai puis Foutchéou (signature du contrat de I'Arsenal), puis Hankéou (le chemin de fer), puis de nouveau Foutchéou. Retour en France par la Syrie et la Palestine (1900). Séjour chez les Bénédictins 4 Ligugé. Second départ pour la Chine (1901). Foutchéou, voyages au Japon et en Indo-Chine. Retour en France. Mariage avec Reine Sainte-Marie Perrin, fille de Varchitecte Fourviéres. Troisiéme départ pour la Chine (1906). Pékin et Tientsin. Retour en France par le Transsibérien (1909). Prague, Consul général A Francfort (1911), & Hambourg (1913). Expulsion par les Allemands au moment de la guerre. Retour en France par la Suéde, Ia Norvége et I’Angleterre. Les Allemands envahissent le département de I’Aisne. Bordeaux, puis Paris. Mission économique en Italie (projet de chemin de fer du 45e paralléle). Ministre plénipotentiaire 4 Rio-de-Janeiro (avec Darius Milhaud comme secrétaire, 1917). Signature du Con- venio pour Vachat de 30 bateaux allemands et d'importantes quantités de café et marchandises diverses. Retour en France en 1919, par les Antilles et New-York. Ministre plénipoten- tiaire & Copenhague (1920). Membre de la Commission du Slesvig. Ambassadeur au Japon (1921-1925), aux Etats- Unis (1927), 4 Bruxelles (1933-1935). Cing enfants. COLLECTION LE MESSAGE FRANCAIS sous la direction de Roger Varin PAUL CLAUDEL dans ses plus beaux textes LECTURES POPULAIRES Case postale 158, Station R, Montréal DIVISIONS DE L’OUVRAGE Le nombre restreint des pages de cette édition nous oblige a ne pas indiquer aussi bien que nous le désirons, au cours du volume, les par- ties du présent ouvrage. Voici donc les divisions d'aprés lesquelles furent classés les textes: 1 Considération du réel (de la page 8 a la page 38) Il Le surnaturel aux prises avec le réel (de la page 39 a la page 83) Il Visions de VAbsolu (de la page 84 a la page 92) Publication autorisée par M. Gaston Gallimard, édi- teur de la Nouvelle Revue Francaise. Tous droits de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays, y compris la Russie. Copyright by Librairie Gallimard La chanson francaise Mon collégue et bien cher ami Brugére me dit que les Canadiens n’ont pas tout & fait perdu le souvenir du vieil ambassadeur qui, autrefois, est venu & deux reprises leur porter le salut de la France ancienne, et contempler les assises de cet- te France nouvelle qui s’édifie, solidement fondée sur la langue et la religion, sur les deux rives du Saint-Laurent. Depuis, ma pensée se reporte bien souvent a cette terre puissante ou les vertus anti- ques ont pris de nouvelles racines et ov la famille, sans desserrer les liens consolidés par V’épreuve, sest élargie aux dimensions d’une patrie dont la charte est un sacrement. Par les échos qui, de temps en temps, m’en arrivent, par ceux en parti- culier que me portait, il y a quelque temps, votre vénéré cardinal Villeneuve, je sais que V’on aime & écouter ld-bas la voix d’un poéte qui a puisé son inspiration non pas dans les traités de rhétorique, dans la prosodie des auteurs paiens et dans ces manuels d’une galanterie surannée que nous ont légués les siécles périmés, mais dans le chant des psaumes autour du lutrin de son village, dans la véhémence du prédicateur chrétien, dans la com- plainte du laboureur qui au travers d’une terre consacrée renouvelle le sillon de Vespérance, et dans le conseil de V'alouette. Aussi, appelé de nou- veau par la bienveillance d’un ami & me rappro- cher de mes fréres du Canada et & m’asseoir a leur foyer, c’est de la chanson frangaise, de cette chanson qui comme un vin généreux a si souvent réchauffé le coeur de leurs pionniers et doré, si je peux dire, de sa naive douceur les lévres des fiancés, c’est de cette chanson, patrimoine des simples et des braves, que je voudrais dire quel- ques mots, Je sais que souvent oubliée dans le 4 LE MESSAGE FRANGAIS DE vacarme des grandes villes, elle a gardé au Ca- nada le prestige et la sainteté d’un trésor natio- nal. Le XVIle et le XVIIIe siécles qui ont vu Vim- plantation et le développement de la Nation Fran- gaise au Canada n'ont pas été pour notre poésie des siécles pleinement heureux. Certainement, nous devons @ Racine, & Chénier et surtout &d La Fontaine, les accents purs et modulés d’une lan- gue parvenue a la supréme fleur de la délicatesse et de la politesse. Mais déja quelques-uns de nos auteurs les plus illustres sentaient que la poésie west pas uniquement faite pour donner expres- sion aux détonations et aux fusées de Vesprit, aux artifices du langage, aux démarches enveloppées de la politique, de la courtoisie et de la satire. Dé- ja du temps de Moliére le coeur réclamait ses droits, quelque chose, si je peux dire, a pleins poumons, quelque chose qui engage et fasse reten- tir et entendre Vhomme tout entier, et non pas fait seulement pour étre curieusement débité dans un salon par des lévres disertes, mais pour sonner vaillamment sur le front des armées et sous le dé- me du ciel bleu, pour faire pleurer les femmes et sourire les enfants. Au ridicule sonnet d’Oronte, le Misanthrope n’hésite pas a préférer la vieille chanson du roi Henri et jose dire que je suis en- tiérement de son gotit. L’histoire littéraire rédigée par des gens d’es- prit étroit et & parti pris comporte d’étonnantes lacunes et de monstrueuses injustices qui la défi- gurent. C’est ainsi qu’elle a fait une place ridicu- lement exagérée & des oeuvres dépourvues de tou- te valeur comme les romans de Stendhal et qu’elle nen réserve aucune au puissant mouvement de fiction et dinvention qui d’Auguste Maquet a Erckmann-Chatrian en passant par Eugéne Sue, Paul Féval, et Jules Verne, est un des phénomé- nes les plus intéressants du XIXe siécle, et auquel PAUL CLAUDEL s on ne trouve d’analogue que la floraison des Chansons de Geste au Moyen Age. De méme au XVIIle siécle, sous la rubrique Poésie, on trouve des noms comme celui de Voltaire ou de Jean-Jac- ques Rousseau (Grand Dieu! j’allais oublier Cor- neille!) qui sont la négation méme de toute sen- sibilité et de toute imagination, et lon ne s’aper- goit pas que cette époque a donné a la France le bouquet merveilleux et incomparable des chan- sons populaires. Il a été de bon ton de s’extasier sur les lieder allemands et sur les ballades écos- saises, et les traités professoraux ne contiennent pas une ligne sur ces trésors de fraicheur, de gaieté, de réve et de sentiment, sans parler de cet excellent langage imprégné de la séve méme de notre terroir, que sont ces chansons dont le ryth- me et la mélodie a cette seule évocation, chers fré- res lointains, bourdonne dans votre mémoire et mouille vos yeux d’une larme attendrie, Le coeur des enfants, comme celui des hommes et des fem- mes, est .obstinément sourd & tant de déclama- tions alambiquées, @ tant de tirades pseudo-hé- roiques, & tant de préciosités et d’artifices, dont on a essayé de leur bourrer l’estomac. Mais qu’ils entendent des refrains comme Au pont du Nord ou Auprés de ma blonde ou le Chevalier du Guet, aussitét Vame s’émeut, Voeil s’éclaire et les divi- nes portes du réve, de la fantaisie et de ce que Dante appelait “le bel amour” s’ouvrent devant nous. A Vécho de ces chantres anonymes, nous de- venons des hommes en redevenant des enfants. La voix de nos peres et celle des petits garcons et des petites filles qui grimpent avidement sur nos ge- noux pour nous écouter se mélent & la nétre. Le passé se ranime, la musique imprégne d’elle-méme ces paroles qui ne doivent rien & la convention et qui sortent directement du coeur, nous nous met- tons presque sans nous en apercevoir &@ chanter; oui, c’est comme cela, nous-autres Frangais, que cela plaise ow non aux Anglais ou aux Tures, que 6 LE MESSAGE FRANCAIS DE nous aimons, que nous révons, que nous parlons tout seuls & Dieu, & la nature, @ cette jeune fille au doux visage dont nous allons saisir la main. La-bas, c’est le clocher de Senlis, c’est la forét dArdenne, c'est le donjon de Normandie et de Bretagne, c’est le chemin par o& passent saint Lowis et Jeanne d’Arc, tandis que Villon et Ver- laine grimpent sur le talus pour les regarder: et cest aussi la rude forét illimitée, le fleuve im- mense que remontent, la pagaie en mains et le mousquet en bandouillére, les héroiques compa- gnons de Cavelier de la Salle et du Pére Marquet- te. Ce n’est pas seulement la croix et Vépée que nous avons apportées au désert américain, c’est le rossignol intérieur, c’est un certain ton de la voix, une certaine nuance de la couleur musicale, pa- reille aux fonds de nos vieilles tapisseries, qui res- te mélée comme un timbre indélébile & notre par- lure francaise. Réservez, conserves ce trésor, fre- res Canadiens! Le jour ot la musique mécanique, ou le dur jazz américain vous aura fait oublier la parole vivante de vos péres, ce jour sera un triste jour pour la Nowvelle-France entre Montréal et VAcadie, et j’espére de tout mon coeur qu’il ne viendra "jamais. Car, quoi que les pédants en disent, non, la chanson francaise n’est pas morte. Sous la tyran- nie sanglante de la Révolution et de ’Empereur Corse, on n’a pas réussi & V’étouffer, elle a produit des chefs-d’oeuvre comme Cadet Roussel et Mon- sieur Dumollet, comme les chansons des réfrac- taires : sous la Restauration, c’est le Roi Da- gobert et J’ai du bon tabac. C’est le recueil des chansons de Béranger, ou Von trouve tant de belles choses mélées aux inspirations d’un anti- cléricalisme imbécile. Ce sont les refrains de Pierre Dupont, si justement admirés par Baude- laire. Plus tard, Vamusant Gustave Nadaud et tous les joyeux flonflons de Vopérette. Et de PAUL CLAUDEL 7 nos jours méme, c’est au rythme de la Madelon mélé & celui de la Marseillaise, que les paysans et les bourgeois de France ont refoulé Venva- hisseur, Comprenez, amis Canadiens, que la poésie et la musique, pas plus que le dessin, ne doivent étre Vapanage des lettrés et de ces gens désoeuvrés de l’écritoire que Rimbaud appelle les Assis. Tout le monde a le droit et le devoir de chanter. Toute action, tout sentiment, doivent avoir sur nos lévres un écho. Il ne s’agit pas de faire quelque chose de beau, Vidée de la beauté et du succés doit étre aussi absente de votre coeur quelle V'a toujours été de celui des artistes naifs vraiment grands. Il s’agit de faire plaisir a cet habitant intérieur que nous logeons en nous. Ah, vous n’avez qu’a essayer, vous verrez quil n’est pas difficile & mettre en branle, il s’agit d’un tout petit air de flageolet! J’ai souvent retrouvé dans nos vieux chateaux de France ces albums oi nos grand’méres, d’un crayon consciencieux, mala- droit et fervent, avaient retracé les spectacles familiers et les figures chéries. Et j’y ai toujours trouvé une qualité d’émotion et de charme que la triste photographie est impuissante & fournir. Et mélées @ ces albums, j’y ai trouvé aussi des chansons oi la sensibilité et la bonne humeur de nos aieux célébraient les événements de la famille et les rendez-vous de Vamitié. Conservez, chers amis, cette tradition. C’est V’Eglise méme, par la voix des apétres, qui nous invite & chanter non seulement dans les temples ox résonnent tant de beaux cantiques latins et francais, mais dans ces petits sanctuaires que sont vos belles familles. Dés qu’il y a un rayon de soleil, Val- louette monte au ciel en chantant. Que ne doivent pas faire nos coeurs catholiques, continuellement éclairés par le soleil de la vérité? PAUL CLAUDEL, (28 mai 1937, reproduit de Contacts et circonstances, édité chez Gallimard, en 1940, pp. 150-155.) Verlaine, l’Irréductible Tl fut ce matelot laissé 4 terre et qui fait de la peine a la gendarmerie, Avec ses deux sous de tabac, son casier judiciaire belge et sa feuille de route jusqu’a Paris. Marin dorénavant sans la mer, vagabond d’une route sans kilométres, Domicile inconnu, profession, pas..., “Verlaine Paul, homme de lettres”, Le malheureux fait des vers en effet pour lesquels Anatole France n’est pas tendre: Quand on écrit en francais, c’est pour se faire comprendre. L’homme tout de méme est si dréle avec sa jambe raide qu’il l’a mis dans un roman. On lui paye parfois une “blanche”, il est célébre chez les étudiants, Mais ce qu’il écrit, c’est des choses qu’on ne peut lire sans indignation. Car elles ont treize pieds quelquefois et aucune signification. Le prix Archon-Despérousses n’est pas pour lui, ni le regard de M. de Montyon qui est au ciel. Il est l’'amateur dérisoire au milieu des profes- sionnels. Chacun lui donne de bons conseils: s’il meurt de faim, c’est sa faute. On ne se la laisse pas faire par ce mystificateur & Ja cote. L’argent, on n’en a pas de trop pour Messieurs les Professeurs, Qui plus tard feront des cours sur lui et qui se- ront tous décorés de la Légion d’honneur. Nous ne connaissons pas cet homme et nous ne savons qui il est. Le vieux Socrate chauve grommelle dans sa barbe emmélée; PAUL CLAUDEL 9 Car une absinthe cofite cinquante centimes et il en faut au moins quatre pour étre saoil: Mais il aime mieux étre ivre que semblable & au- cun de nous. Car son coeur est comme empoisonné, depuis que le pervertit Cette voix de femme ou d’enfant — ou d’un ange qui lui parlait dans le paradis ! Que Catulle Mendés garde la gloire et Sully Pru- d’homme ce grand poéte, Il refuse de recevoir sa patente en cuivre avec une belle casquette. Que d’autres gardent le plaisir avec la vertu, les femmes, l’honneur et :es cigares! Tl couche tout nu dans un garni avec une indiffé- rence tartare. Il connait les marchands de vin par leur petit nom, il est a l’hépital comme chez lui; Mais i] vaut mieux étre mort que d’étre comme les gens d'ici. Donc célébrons tous d’une seule voix Verlaine, maintenant qu’on nous dit qu’il est mort. C’est la seule chose qui lui manquait et ce qu’il y a de plus fort. C’est que nous comprenons, tous, ses vers mainte- nant que nos demoiselles nous les chantent, en musique Que de grands compositeurs y ont mis et toutes sortes d’accompagnements séraphiques. Le vieil homme & la céte est parti; il a rejoint le bateau qui I’a débarqué Et qui l’attendait en ce port noir, mais nous n’avons rien remarqué. Rien que Ja détonation de la grande voile qui se gonfle et le bruit d’une puissante étrave dans Vécume, Rien qu’une voix comme une voix de femme ou d’enfant, ou d’un ange qui appelait: Verlaine, dans la brume. (Feuilles de saints, pages 12 2 15) Le soulier de satin TROISIEME JOURNEE SCENE II DON FERNAND, DON LEOPOLD AUGUSTE En mer, 10 lat. N. X 30 Long. O. Le fond de la scéne est formé par une carte bleue et quadril- lée de lignes indiquant tes longitudes et les latitudes, DON FERNAND, DON LEOPOLD AUGUSTE. Tous les deux en vétements noirs, petits mante- lets, petites fraises et grands chapeaux pointus. Ils sont accoudés & la rambarde et regardent la mer. DON FERNAND. — La mer est toute parse- mée de petites fles dont chacune est décorée d’un plumet blanc. DON LEOPOLD AUGUSTE. — Nous sommes tombés, parait-il, au milieu d’une migration de baleines. Baleines, m’a dit le commandant, est le terme vulgaire dont on désigne ces animaux, — cetus magna. Leur téte qui est comme une montagne creuse toute remplie de sperme liquide montre dans le coin de la machoire un petit oeil pas plus gros qu’un bouton de gilet et le pertuis de l’oreille est si étroit qu’on n’y fourrerait pas un crayon. Vous trouvez ca convenable? C’est simplement révoltant! j’appelle ga de la bouffonnerie! Et pen- ser que la nature est toute remplie de ces choses absurdes, révoltantes, exagérées ! Nul bon sens! nul sentiment de la proportion, de la mesure et de l’honnéteté! On ne sait ott met- tre les yeux. DON FERNAND. — Et tenez! en voici une qui s’est mise tout debout comme une tour et qui PAUL CLAUDEL Ir d’un tour de queue pivote pour embrasser l’hori- zon. Ce n’est pas plus difficile que ¢a ! Les jardins de Thétis sont tout remplis de clo- ches, bouillons, fontaines jaillissantes et fantaisie hydraulique. Comme ceux d’Aranjuez pendant les quinze jours par an ou la pluie permet 4 l’imagination de lVarchitecte de fonctionner! Dieu me pardonne! je vois un de ces monstres qui s’est mis sur le flanc et un baleineau qui s’est accroché & son pis, Comme une ile qui se consacrerait 4 l’explora- tion d’une montagne ! DON LEOPOLD AUGUSTE, — Révoltant ! dégoiitant ! scandaleux ! La, 1a, sous mes yeux un poisson qui tette ! DON FERNAND. — C’est un grand mérite 4 Votre Magnificence que de vous exposer 4 toutes ces rencontres incongrues, Quittant cette chaire sublime 4 Salamanque dou vous faisiez la loi & tout un peuple d’étu- diants. DON LEOPOLD AUGUSTE. — C'est ]’amour de la grammaire, Monsieur, qui m’a comme ravi et transporté ! Mais peut-on aimer trop la grammaire ? dit Quintilien. DON FERNAND. — Quintilien dit ca? DON LEOPOLD AUGUSTE, — Chére gram- maire, belle grammaire, délicieuse grammaire, fil- le, épouse, mére, maitresse et gagne-pain des pro- fesseurs ! Tous les jours je te trouve des charmes nou- veaux ! Il n’y a rien dont je ne sois capable pour toi! La volonté de tous les écolatres d’Espagne m’a porté ! Le scandale était trop grand ! Je me suis jeté aux pieds du Roi. Qu’est-ce qui se passe la-bas? qu’est-ce qui ar- rive au Castillan? Tous ces soldats 4 la brigande 12 LE MESSAGE FRANCAIS DE lachés tout nus dans ce détestable Nouveau- Monde, Est-ce qu’ils vont nous faire une langue & leur usage et commodité sans l’aveu de ceux qui ont recu patente et privilége de fournir & tout jamais les moyens d’expression ? Une langue sans professeurs, c’est comme une justice sans juges, comme un contrat sans notai- re! Une licence épouvantable! On m’a donné 8 lire leurs copies, je veux dire leurs mémoires, dépéches, relations comme ils di- sent. Je n’arrétais pas de marquer des fautes! Les plus nobles mots de notre idiome employés & des usages autant nouveaux que grossiers! Ces vocables qu’on ne trouve dans aucun lexi- que, est-ce du toupi? de l’aztéque? de I’argot de banquier ou de militaire? Et qui s’exhibent partout sans pudeur comme des Caraibes emplumés au milieu de notre jury d’agrégation ! Et cette maniére de joindre les idées ! la syn- taxe pour les réunir a combiné maint noble dé- tour qui leur permet peu 4 peu de se rapprocher et de faire connaissance. Mais ces méchants poussent tout droit devant eux et quand ils ne peuvent plus passer, ils sau- tent ! Vous trouvez que c’est permis ? Le noble jardin de notre langage est en train de devenir un pare a brebis, un champ de foire, on le piétine dans tous les sens. Ils disent que c’est plus commode. Commode ! Commode ! ils n’ont que ce mot-la a la bouche, ils verront le zéro que je vais leur flanquer pour leur commode ! DON FERNAND. — Voila ce que c’est pour un pays que de sortir de ses traditions! DON LEOPOLD AUGUSTE. — La tradition, vous avez dit le mot. Comme on voit que vous avez fréquenté les li- PAUL CLAUDEL 13 vres de notre solide Pedro, comme nous |’appe- lons, le rempart de Salamanque, le professeur Pe- dro de las Vegas, plus compact que le mortier ! La tradition, tout est 1a ! dit ce sage Galicien. Nous vivons sur un héritage. Quelque chose dure avec nous que nous devons continuer. Or quelle est la tradition de l’Espagne, je vous prie ? Elle se résume en deux noms, le Cid Cam- peador et Saint Isidore le Laboureur, la guerre et agriculture. Dehors les infidéles et dedans notre petit champ de pois secs. Qu’est-ce que nous allions faire sur la mer ? qu’est-ce que nous sommes allés trafiquer sur ces terres aux noms épouvantables que les anciens n’ont pas connus et ol nos hidalgos n’ont fait que gagner les sobriquets de racleurs de cuir et de macheurs de cachous ? Est-ce un bon et authentique Castillan qui nous a ainsi pris par Ja main pour nous mener au dela de la mer vers notre Couchant ? C’est un Génois, un météque, un aventurier, un fou, un romantique, un illuminé plein de prophé- tes, un menteur, un intrigant, un spéculateur, un ignorant qui ne savait pas regarder une carte, ba- tard d’un Ture et d’une Juive ! Et cet autre, qui non content de découvrir une autre terre s’est mis en téte de nous apporter un autre Océan, comme si un seul déja ne suffi- sait pas & nos pauvres mariniers, Quel est son nom, je vous prie? Magalianhi- che ! Magellanus quidam. Un Portugais renégat, sans nul doute, pour nous égarer, soudoyé par le souverain de ce peuple perfide, Tout cela pour dter le respect de ses supérieurs au vulgaire grossier en ne laissant ignorer 4 per- sonne que la terre est ronde et que moi, 14 LE MESSAGE FRANCAIS DE Le Roi d’Espagne, les dames, les professeurs de Salamanque, nous cheminons la téte en bas comme mouches au plafond ! DON FERNAND. — Encore si I’'audace de ces malfaiteurs s’arrétait 14 ! Mais n’avez-vous pas oui parler récemment des idées de ce prestolet es- clavon ou tartare, un certain Bernique ou Bor- nique, chanoine de Thorn... DON LEOPOLD AUGUSTE. — Arrétez. Ne serait-ce pas plutét Tours en France ou Turoni- bus dont saint Martin fut évéque et ot la maison Mame fabrique des paroissiens ? DON FERNAND. — Non, il s’agit de Thorn en Suisse ou les gens parlent polonais. DON LEOPOLD AUGUSTE, — C’est la méme chose pour moi. Ce sont toujours ces régions bar- bares d’Outre-Pyrénées dont un bon Espagnol rougirait de savoir méme le nom. La France, Allemagne, la Pologne, ce sont toujours ces brumes d’outre-monts qui de temps en temps viennent offusquer notre clair génie espagnol. Que dit Borniche ? Parlez sans peur, gentil- homme, je suis prét tout. Allez, je vous donne audience. DON FERNAND. — II dit — j’ose 4 peine ré- péter une idée si ridicule, — La Terre, — il dit que ce n’est pas le soleil qui tourne autour de la Terre, mais la Terre... (Il rit modestement derriére son gant.) DON LEOPOLD AUGUSTE. — Achevez, la Terre qui tourne autour du Soleil. Il n’y a qu’a prendre le contrepied de ce que pensent tous les braves gens, ce n vest pas plus difficile que ¢a ! C’est ainsi qu’on s’acquiert pas cher un triste renom d’originalité. Heureusement que de temps en temps on pousse la farce trop loin. Pour voir que c’est bien le soleil | qui tourne autour de la terre, il suffit tout de méme d’ouvrir les yeux. II n’y a pas besoin de calculs, il suffit de notre gros bon sens espagnol ! PAUL CLAUDEL 15 DON FERNAND. — Je hais ces fabricateurs de théories. Ce sont des choses qu’on n’aurait pas permises autrefois. DON LEOPOLD AUGUSTE. — Vous I’avez dit, cavalier ! Il devrait y avoir des lois pour pro- téger les connaissances acquises. Prenez un de nos bons éléves par exemple, mo- deste, diligent, qui dés ses classes de grammaire a commencé 4 tenir son petit cahier d’expressions, Qui pendant vingt années suspendu aux lé- vres de ses professeurs a fini par se composer une espéce de petit pécule intellectuel: est-ce qu’il ne lui appartient pas comme si c’était une maison ou de l’argent ? Et au moment qu’il se prépare 4 jouir en paix des fruits de son travail, ou il va monter en chaire 4 son tour. Voila un Borniche ou un Christouffe quelcon- que, un amateur, un ignorant, un tisserand qui fait le marin, un chanoine frotté de mathéma- tiques, qui vient foutre tout en I’air, Et qui vous dit que la terre est ronde, que ce qui ne bouge pas bouge et que ce qui bouge est ce qui ne bouge pas, que votre science n’est que pail- le et que vous n’avez qu’A retourner 4 J’école ! Et alors toutes les années que j’ai passées & ap- prendre le systeme de Ptolémée, 4 quoi est-ce qu’elles m’ont servi, s’il vous plait? Je dis que ces gens sont des malfaiteurs, des brigands des ennemis de l'état, de véritables vo- leurs! DON FERNAND. — Peut-étre des fous sim- plement. DON LEOPOLD AUGUSTE. — Siils sont fous, qu’on les enferme! s’ils sont sincéres, qu’on les fusille! Voila mon opinion. DON FERNAND. — J’ai toujours entendu mon feu pére me recommander de craindre les nouveautés, 16 LE MESSAGE FRANCAIS DE “Et d’abord”, ajoutait-il aussitét, “il n’y a rien de nouveau, qu’est-ce qu’il peut y avoir de nou- veau?”” Je serais encore plus fort de cet avis si je n’y sentais je ne sais quoi de malpropre et qui ne s’a- juste pas. DON LEOPOLD AUGUSTE. — C’est que vous allez trop loin et que vous n’avez pas bien lu le solide Pedro. Non, non, que diable, on ne peut pas rester éternellement confit dans la méme confiture ! “J’aime les choses nouvelles”, dit le vertueux Pedro. “Je ne suis pas un pédant. Je ne suis pas un rétrograde. Qu’on me donne du nouveau. Je l’aime. Je le réclame. I] me faut du nouveau & tout prix.” DON FERNAND. — Vous me faites peur! DON LEOPOLD AUGUSTE. — “Mais quel nouveau?” ajoute-t-il. “Du nouveau, mais qui soit la suite légitime de notre passé. Du nouveau et non pas de )’étranger. Du nouveau qui soit le développement de notre site naturel. Du nouveau encore un coup, mais qui soit ex- actement semblable & l’ancien !”” DON FERNAND. — O sublime Guipuzcoan !6 parole vraiment dorée! je veux l’inscrire sur mes tablettes. Heureuse opposition de termes qui se contre- pésent ! Condiment de notre sagesse castillane ! Fruit d’un sol profondément pénétré de la cultu- re classique ! Grappe de nos petits coteaux modé- rés ! DON LEOPOLD AUGUSTE. — Voila ce que e’est qu’un esprit imprégné des moelleuses disci- plines de notre Université ! Je veux des hommes comme lui, résolument ar- rétés & ses frontiéres naturelles, aux frontiéres de notre Espagne dieudonnée ! Vous dirai-je toute ma pensée ? l’Espagne se suffit 4 elle-méme, I’Espagne n’a rien 4 attendre du dehors, PAUL CLAUDEL 17 Qu’ajouter 4 nos vertus espagnoles ? a notre pur génie espagnol ? a la beauté de nos femmes, aux productions de notre sol, au charme de notre commerce ? Hélas ! si nos compatriotes seulement se con- naissaient, s’ils se faisaient justice, s’ils se ren- daient compte des bienfaits qu’ils ont recus du ciel ! t Mais ils ont un grand, un impardonnable dé- ‘aut, Ce damnable penchant 4 toujours se rabaisser et & dire du mal d’eux-mémes ! DON FERNAND. — Que de fois n’ai-je pas gémi de ce funeste don de la critique! Elle n’é- pargne méme pas mon illustre parent, le Vice- Roi des Indes, que je vais présentement rejoindre. DON LEOPOLD AUGUSTE, — Je ne savais pas que Don Rodrigue fit votre parent. DON FERNAND. -- II n’est pas, si vous vou- lez, mon parent, mais mon allié plutot, Un allié, si je peux dire, par le sang, (Il rit mo- destement.) Nul n’ignore qu’en effet il fit jadis au fiancé de ma soeur, un cavalier plein de promesses, Don Luis, trou, Je veux dire l’honneur d’un excellent coup de pointe, au cours d’une bagarre obscure qui lui- méme au Styx faillit le faire boire beaucoup. Plus tard Dona Isabel épousa Don Ramire que la faveur du Vice-Roi promptement éleva aux premiéres places, A tel point que d’en faire son autre, si je peux dire, Ego. DON LEOPOLD AUGUSTE, — Ce n’est pas un moyen sir de lui succéder. DON FERNAND. — II ne pense pas & lui suc- céder. Nous ne pensons pas encore 4 lui succéder. Mais il peut lui faire entendre de sages con- seils. I] a le devoir de s’affirmer. 18 LE MESSAGE FRANCAIS DE J’apporte l’air de Madrid. Le Vice-Roi n’est pas aimé 4 Madrid. Il y a si longtemps qu’il est parti. Il est devenu cet homme d’outre-monde dont personne n’a entendu la voix ni regardé Ja figure. DON LEOPOLD AUGUSTE. — Cette idée de relier les deux mers par un canal, je vous pric, qu’en disent les ingénieurs et les financiers ? DON FERNAND. — Ce n’est pas tout a fait aussi ridicule. Il s’agit seulement, si j’ai compris, d’une espéce de chemin Par lequel au moyen de cAbles et de je ne sais quelles manigances hydrauliques On ferait passer les navires, assujettis sur des espéces de chars, d’un hémisphére 4 |’autre. DON LEOPOLD AUGUSTE. — Et voila ot va Yargent de Espagne dont nous aurions tant be- soin pour |’Enseignement supérieur ! Des navires ou des chars cavaleadant par-des- sus les montagnes, fort bien ! C’est dans l’ordre ! c’est dans l’ordre ! Quand un tisserand fait le marin, un Vice-Roi peut bien faire l’ingénieur. DON FERNAND, — Comme vous dites, c’est autant d’argent de moins pour Madrid. Les remi- ses des Indes ont failli. Et les plaintes de rapine et de violence que nous recevons de tous les coins de l’Amérique ! Ces ex- actions épouvantables ! Tous ces peuples qu’on ramasse 4 la maniére de Pharaon pour les jeter dans la tranchée de la Culebra ! DON LEOPOLD AUGUSTE. — Cela fait fré- mir. DON FERNAND, — Tout cela au lieu de mar- cher dans la voie sire de ses prédécesseurs. Un enfant comprendrait qu’on ne peut rien faire de nouveau sans mettre contre soi ce qui existe. DON LEOPOLD AUGUSTE, avec emphase. — Nemo impune contra orbem ! PAUL CLAUDEL 19 DON FERNAND. — Toutefois il a pour lui le Roi qui l’aime et qui ne le renverra jamais. Une erreur trop longue ne peut plus s’avouer. DON LEOPOLD AUGUSTE. — Je sens que vous voulez ajouter quelque chose. DON FERNAND. — Que diriez-vous si notre Vice-Roi se donnait 4 lui-méme congé ? DON LEOPOLD AUGUSTE. — Lui-méme & tui-méme ? DON FERNAND. — Lui-méme de lui-méme & lui-méme. (Jl sort un papier de sa poche.) DON LEOPOLD AUGUSTE, — Qu’est-ce que c’est que ce papier ? DON FERNAND. — N’avez-vous jamais oui parler de la fameuse lettre @ Rodrigue ? DON LEOPOLD AUGUSTE. — Si fait. Mais j’ai toujours cru que c’était une espéce de pro- verbe ou paradigme pour les écoliers. Comme |l’épée de Damoclés et la Maison que Pierre a batie. DON FERNAND. — La voici. Vous pouvez lire l’adresse. DON LEOPOLD AUGUSTE. — Mais elle est cachetée, DON FERNAND. — Si on l’ouvrait, elle per- drait toute sa puissance. DON LEOPOLD AUGUSTE, — Qui vous l’a procurée ? DON FERNAND. — Un moine qui la tenait d’un client le matin pendu. Son_ histoire est singuliére depuis le jour qu’& Mogador la personne que vous savez L’a remise @ certain galérien fugitif qui un mois plus tard 4 Palos Ayant perdu jusqu’& sa chemise, eut lidée de la fournir comme enjeu, Pour, l’argent de toute la compagnie raflé, pé- rir deux heures aprés d’un coup de couteau. Et depuis dix ans la lettre passe ainsi de main a l’autre, 20 LE MESSAGE FRANCAIS De Barcelone 4 Macao, d’Anvers 4 Naples, Apportant 4 celui qui comme ressource dernié- re l’abat sur table, Le succés, du trépas incontinent suivi. Il n’est que temps de la faire enfin parvenir a son destinataire. DON LEOPOLD AUGUSTE, — Mais que sa- vez-vous de l’effet qu’elle fera ? DON FERNAND. — Eh bien ! je risque ma chance, DON LEOPOLD AUGUSTE. — Cette lettre qui peut décider de son départ, Croyez-vous que le Vice-Roi la recevra de vos mains sans soupgon ? DON FERNAND. — Eh, c’est 14 ce qui me gratte un peu ! DON LEOPOLD AUGUSTE. — Donnez-la moi. Si le Vice-Roi part, tant mieux. S’il reste, ce sera pour moi une bonne introduc- tion dans l’esprit de Son Altesse. DON FERNAND. — II fera de vous son direc- teur de l’enseignement. L’ancien vient juste de erever. DON LEOPOLD AUGUSTE. — Je sens en moi l’étoffe d’un véritable Empereur de |’Instruc- tion publique. DON FERNAND. — Vous pouvez compter sur moi pour vous soutenir. En ce qui me concerne, —Vous savez que j’ai composé quelques petits ouvrages dont je me suis permis de porter dans votre chambre la pile, — Quand il y aura une place & ]’Académie, puis-je espérer d’y occuper un pupitre a l’ombre de Vo- tre Magnificence ? DON LEOPOLD AUGUSTE. — Parlons de Don Ramire. (« Le soulier de satin », deuxiéme volume, pages 22 4 35) Le pore Je peindrai ici image du Porc. C’est une béte solide et tout d’une piéce; sans jointure et sans cou, ¢a fonce en avant comme un soc. Cahotant sur ses quatre jambons trapus, c’est une trompe en marche qui quéte, et toute odeur qu’il sent, y appliquant son corps de pom- pe, il l’ingurgite. Que s’il a trouvé le trou qu'il faut, il s’y vautre avec énormité. Ce n’est point le frétillement du canard qui entre 4 l’eau, ce n’est point l’allégresse sociale du chien; c’est une jouissance profonde, solitaire, consciente, inté- grale. Il renifle, il sirotte, il déguste et l’on ne sait s'il boit ou s’il mange; tout rond, avec un petit tressaillement, il s’avance et s’enfonce au gras sein de la boue fraiche; il grogne, il jouit jusque dans le recés de sa triperie, il cligne de l’oeil, A- mateur profond, bien que |’appareil toujours en action de son odorat ne laisse rien perdre, ses goiits ne vont point aux parfums passagers des fleurs ou de fruits frivoles; en tout il cherche la nourriture: il aime riche, puissante, marie, et son instinct l’attache 4 ces deux choses, fonda- mental: la terre, l’ordure. Gourmand, paillard, si je vous présente ce mo- déle, avouez-le: quelque chose manque a votre satisfaction. Ni le corps ne se suffit 4 lui-méme, ni la doctrine qu’il nous enseigne n’est vaine. “N’applique point 4 la vérité l’oeil seul, mais tout cela sans réserve qui est toi-méme.” Le bonheur est notre devoir et notre patrimoine. Une certaine possession parfaite est donnée, — Mais telle que celle qui fournit 4 Enée des présages, la rencontre d’une truie me parait tou- 22 LE MESSAGE FRANCAIS jours augurale, un embléme politique. Son flanc est plus obscur que les collines qu’on voit au tra- vers de Ja pluie, et quand elle se couche, donnant 4 boire au bataillon de marcassins qui lui marche entre les jambes, elle me parait image méme de ces monts que traient les grappes de villages at- tachés 4 leurs torrents, non moins massive et non moins difforme. Je n’omets pas que le sang de cochon sert a fixer I’or. (« Connaissance de VEst », pages 95 d 97) Le cocotier Tout arbre chez nous se tient debout comme un homme, mais immobile; enfoncant ses racines dans la terre, il demeure les bras étendus. Ici, le sacré banyan ne s’exhausse point unique: des fils en pendent par ow il retourne chercher le sein de la terre, semblable 4 un temple qui s’engendre lui-méme. Mais c’est du cocotier seulement que je veux parler. Il n’a point de branches; au sommet de sa tige, il érige une touffe de palmes. La palme est V'insigne du triomphe, elle qui, aérienne, amplificative de la cime, s’élancant, s’é- largissant dans la lumiére ou elle joue, succombe au poids de sa liberté. Par le jour chaud et le long midi, le cocotier ouvre, écarte ses palmes dans une extase heureuse, et au point oii elles se séparent et divergent, comme des cranes d’enfants s’appli- quent les tétes grosses et vertes des cocos. C’est ainsi que le cocotier fait le geste de montrer son coeur, Car les palmes inférieures, tandis qu’il s’ouvre jusqu’au fond, se tiennent affaissées et pendantes et celles du milieu s’écartent de chaque cété tant qu’elles peuvent, et celles du haut, rele- vées, comme quelqu’un qui ne sait que faire de ses mains ou comme un homme qui montre qu’il s’est rendu, font lentement un signe. La hampe n’est point faite d’un bois inflexible, mais annelée, et, comme une herbe, souple et longue, elle est docile au réve de la terre, soit qu’elle se porte vers le soleil, soit que, sur les fleuves rapides et terreux ou au-dessus de la mer et du ciel, elle incline sa touffe énorme. La nuit, revenant le long de la plage battue avec une écume formidable par la masse toni- truante de ce léonin Océan Indien que la mousson 24 LE MESSAGE FRANGAIS du sud-ouest pousse en avant, comme je suivais cette rive jonchée de palmes pareilles 4 des sque- lettes de barques et d’animaux, je voyais 4 ma gauche, marchant par cette forét vide sous un opaque plafond, comme d’énormes araignées grimper obliquement contre le ciel crépusculaire. Vénus, telle qu’une lune toute trempée de plus purs rayons, faisait un grand reflet sur les eaux. Et un cocotier, se penchant sur la mer et l’étoile, comme un étre accablé d’amour, faisait le geste d’approcher son coeur du feu céleste. Je me sou- viendrai de cette nuit, alors que, m’en allant, je me retournai. Je voyais pendre de grandes cheve- lures, et, 4 travers le haut péristyle de la forét, le ciel oi ’orage posant ses pieds sur la mer s’éle- vait comme une montagne, et au ras de Ja terre la couleur pale de l’Océan. Je me souviendrai de toi, Ceylan ! de tes feuil- lages et de tes fruits, et de tes gens aux yeux doux qui s’en vont nus par tes chemins couleur de chair de mangue, et de ces longues fleurs roses que VYhomme qui me trainait mit enfin sur mes ge- noux quand, les larmes aux yeux, accablé d’un mal, je roulais sous ton ciel pluvieux, machant une feuille de cinnamome. (& Morceaux choisis », pages 22 d 24) Voyez ce que les yeux d’une femme.... Voyez ce que les yeux d’une femme obtiennent ou rien que cette voix qui chante ! Mon Dieu, vous m’avez donné ce pouvoir que tous ceux qui me regardent aient envie de chan- ter; c’est comme si je leur communiquais la me- sure tout bas. Je lour donne rendez-vous sur un lac d’or ! Quand on ne peut faire un pas sans trouver de toutes parts des barriéres et des coupures, quand on ne peut plus se servir de la parole que pour se disputer, alors pourquoi ne pas s’apercevoir qu’aé travers le chaos il y a une mer invisible 4 notre disposition ? Celui qui ne sait plus parler, qu’il chante! Tl suffit qu’une petite Ame ait la simplicité de commencer et voici que toutes sans qu’elles le veuillent se mettent a ]’écouter et répondent, elles sont d’accord. Par-dessus les frontiéres nous établirons cette république enchantée ou les 4mes se rendent vi- site sur ces nacelles qu’une seule larme suffit a lester. Ce n’est pas nous qui faisons la musique, elle est 14, rien n’y échappe, il n’y a qu’a s’adapter, il n’y a qu’a nous y enfoncer par-dessus les oreilles. Plutét que de nous opposer aux choses il n’y a qu’é nous embarquer adroitement sur leur mou- vement bienheureux ! (« Le soulier de satin », deuxiéme volume, pages 15-16) Réves —Et je me revois 4 la plus haute fourche du vieil arbre dans le vent, enfant balancé parmi les pommes. De 14 comme un dieu sur sa tige, spec- tateur du théatre du monde, dans une profonde considération, j’étudie le relief et la conformation de la terre, la disposition des pentes et des plans, Yoeil fixe comme un corbeau, je dévisage la cam- pagne déployée sous mon perchoir, je suis du re- gard cette route qui, paraissant deux fois succes- sivement a la créte des collines, se perd enfin dans. la forét, Rien n’est perdu pour moi, la direction des fumées, la qualité de l’ombre et de la lumiére, l’avancement des travaux agricoles, cette voiture qui bouge sur le chemin, les coups de feu des chasseurs. Point n’est besoin de journal ou je ne lis que le passé; je n’ai qu’a monter 4 cette bran- che, et, dépassant le mur, je vois devant moi tout le présent. La lune se léve; je tourne la face vers elle, baigné dans cette maison de fruits. Je de- meure immobile, et de temps en temps une pom- me de l’arbre choit comme une pensée lourde et mire. (« Connaissance de TEst », page 117) Lettre a Jacques Riviére Tien-Tsin, le 3 mars 1907. Mon cher enfant, J’avais commencé & vous écrire une grande lettre théologique, et puis j’ai eu mépris de faire ainsi le maitre et le pédant avec vous. C’est entre nous une affaire d’homme 4 homme, et je me tourne simplement vers vous et je vous ouvre mes bras et je vous dis: Oui, je le veux. Soyez mon frére, soyez avec moi! Venez 4 Dieu qui vous appelle. Je le sais, c’est un moment de terrible angoisse, mais il le faut. C’est la question qui fait le théme d’un des derniers quatuors de Beethoven. Muss es sein? Et cette grande 4me répond sur des notes altérées: Es muss sein! Es muss sein! Toute conversion est un petit juge- ment, dit Pascal. Il y a bien des choses qui vous paraissent infiniment douces ou terriblement dé- sirables, auxquelles vous avez a renoncer. Et d’autre part dans Ja religion catholique il y a tant de choses dures @ croire, tant de choses humiliantes 4 pratiquer, un abaissement si impi- toyable de nos petites idées et de notre petite personne! Mais ne craignez point, il le faut. Ne croyez point ceux qui vous diront que Ja jeunesse est faite pour s’amuser: la jeunesse n’est point faite pour le plaisir, elle est faite pour l’héroisme. C’est vrai, il faut de l’héroisme 4 un jeune homme pour résister aux tentations qui l’entourent, pour croire tout seul 4 une doctrine méprisée, pour oser faire face sans reculer d’un pouce 4 l’argu- ment, au blasphéme, 4 la raillerie qui remplissent les livres, les rues et les journaux, pour résister A sa famille et & ses amis, pour étre seul contre tous, pour étre fidéle contre tous. Mais “prenez 28 LE MESSAGE FRANCAIS DE courage, j’ai vaincu le monde”. Ne croyez pas que vous serez diminué, vous serez au contraire merveilleusement augmenté. C’est par la vertu que I’on est un homme. La chasteté vous rendra vigoureux, prompt, alerte, pénétrant, clair comme un coup de trompette et tout splendide comme le soleil du matin, La vie vous paraitra pleine de saveur et de sérieux, le monde de sens et de beauté. A mesure que vous avancerez, les choses vous paraitront plus faciles, les obstacles qui étaient formidables vous feront maintenant sou- rire. Tous ces grands noms, tous ces poétes, ces écrivains, ces philosophes dont ’ombre a couvert notre jeunesse, vous en verrez tout & coup la mince figure grotesque, — et non point la pau- vreté mais le pur néant de la pensée antichré- tienne. Car il n’y a science que par l’unité, il n’y a dialectique que par le Oui ou le Non, et qui retire le Verbe détruit la parole. Et puis vous n’étes pas seul, songez A l’immense foule des pauvres, des misérables. dont des livres terribles comme le Bubu de Philippe ou la Maternelle de Frapié vous décrivent V’enfer, et qui vivent et meurent dans les ténébres et J’infection. Vous avez le loisir, vous avez l’intelligence, vous avez Vinstruction, vous étes le délégué 4 la lumiére de tous ces abimés. Que leur répondrez-vous devant Dieu quand ils vous accuseront et vous demande- ront: “Qu’avez-vous fait de tous ces dons?” Mal- heur 4 vous si vous n’en avez usé que pour épaissir encore ce Tartare par un accroissement de la nuit et de la corruption. Non, Jacques, ne croyez pas les livres. Croyez-en la droiture natu- relle de votre conscience et |’élan de votre virilité. La lumiére n’est pas refusée 4 celui qui Ja cherche avec un coeur sincére. C’est la Sagesse qui attend a votre porte, Bienheureux celui qui la fera entrer dans sa maison ainsi qu’une mére honorée. Il y a un passage de votre lettre qui m’a fait rire. C’est celui oi vous me dites que vous PAUL CLAUDEL 29 eraignez de trouver dans la religion la fin de ja recherche et de la lutte. Ah! cher ami, le jour oll vous aurez recu Dieu en vous, vous aurez Yhéte qui ne vous laissera point de repos. “Je ne suis point venu apporter la paix mais le glaive.” Ce sera le grand ferment qui fait éclater tous les vases, ce sera la lutte, la lutte contre les passions, la lutte contre les ténébres de |’esprit, non point celle ot V’on est vaincu, mais celle ot I’on est vainqueur. Allons, cher enfant, prenez courage. Soyez avec nous, soyez un frére pour moi, pour ce bon et grand F... Mangeons ensemble tous les trois cette Céne que le Christ a désiré d’un grand désir prendre avec nous et cette grande chére qu’il nous fait de son corps et de son sang. Loin de vous, presque aussi loin que les étoiles, et tout prés de votre coeur, il y a un homme que votre lettre a rempli de joie. Je l’ai lue prés du berceau de mon enfant nouveau-né, avec quel trouble, avec quel amer retour sur moi-méme, avec quelle terreur presque de se sentir l’instrument par lequel Dieu a adressé 4 l'un des siens convocation. Quelle est alors la joie, et quelle est aussi l’humi- liation du serviteur qui léve les mains vers le maitre et s’écrie sans oser le regarder dans un profond sentiment de son indignité: Unde hoc mihi? P. C. Je vous donne rendez-vous 4 la Sainte-Table pour la Pentecdte. I] faut vous enfourner au confessional, Pauvre garcon! C’est dur, mais en- fin pas plus pour vous que pour les autres. Les camarades y ont passé. Pas de respect humain, Jacques Riviére! Le soulier de satin DEUXIEME JOURNEE SCENE V LE VICE-ROI, SEIGNEURS, L’ARCHEO- LOGUE, LE CHAPELAIN La Campagne romaine, Sur la Voie Appienne. Un groupe de gentilshommes parmi lesquels le VICE-ROI DE NAPLES. Ils sont assis sur les débris dispersés d’un temple dont seules restent debout quelques colonnes, On distingue parmi Uherbe haute des bas-reliefs et des inscriptions. C’est le coucher du soleil, tout Vair est rempli dune lumiére dorée. Dans le lointain on voit la basilique de Saint-Pierre qui est en construc- tion, toute entourée d’échafaudages. Chevaua et bagages ¢a et la entre les mains des valets. PREMIER SEIGNEUR. — Cependant Mon- sieur Je Chancelier de France avec sa troupe s’en revient tout petitpatapant le long de la Voie Nomentane. DEUXIEME SEIGNEUR.—...Ayant fait juste vers le Nord la longueur du chemin que nous- mémes avons mesurée vers le Sud. LE VICE-ROI. — Je lui ai dit de penser 4 nous la derniére fois qu’il verrait Saint-Pierre, nos regards y rejoindront les siens. PREMIER SEIGNEUR. — II n’a pas besoin de Saint-Pierre pour se souvenir toujours de votre Altesse. LE VICE-ROI, — Pensez-vous que j’aie eu le meilleur sur lui! Bah! c’est un de ces petits traités qui laissent les deux parties chaudes et mécontentes, Comme il faut en refaire un tous les quarante- six mois parmi les ferraillements de nos gendar- meries, PAUL CLAUDEL 30 Afin de remettre un peu d’ordre au travers de nos héritages entremélés, PREMIER SEIGNEUR, — L’héritage du Té- meéraire! DEUXIEME SEIGNEUR. — N’y avons-nous pas ajouté quelques petits morceaux? LE VICE-ROI. — Les tailleurs qui nous les ont arrangés se disputent. J’ai de mauvaises nouvelles des Indes. PREMIER SEIGNEUR. — Hélas! Que ne pouvait-on envoyer l4-bas Votre Altesse? au lieu de cet insaisissable Rodrigue que le Roi s’obstine & pourchasser. LE VICE-ROI. — Ma place est ici, au pied de cette colonne dans la mer qui soutient toute l’Eu- rope et qui est le milieu de tout. Ni l’Islam ne réussira @ !’ébranler, ni le mou- vement des peuples furieux du Nord 4 s’arracher cette Italie of toutes les routes 4 travers la cou- ronne des Alpes aboutissent et qui réunit en un seul manche tous les fils et toutes les fibres. Celui-la qui est le plus fort en Europe, c’est lui qui a le plus besoin de |’Italie et de qui l’Italie a besoin. DEUXIEME SEIGNEUR. — Une fois de plus, grace & Votre Altesse, la paix va revenir 4 Rome, Le Frangais en grondant a retiré son opposi- tion, et pendant que sur les marches du Vatican, les ambassadeurs fourrés de la Russie se croisent avec ceux des Indes et du Japon, Les légats du nouveau Pontife s’apprétent a partir pour Trente. PREMIER SEIGNEUR. — Et bientét le déme nouveau de Saint-Pierre comme une grande meule de blé trénera au-dessus de l’Europe in- divisible. : L’ARCHEOLOGUE. — Rome est bien oi elle est. Quant 4 moi je suis heureux de revoir Naples Et ce peuple sonore qu’Apollon et Neptune ne cessent de brasser et de remuer comme un richard qui fouille 4 deux mains dans un sac de pistoles. 32 LE MESSAGE FRANCAIS DE DEUXIEME SEIGNEUR. — Mais votre af- faire, Monsieur le Savant, n’est-elle pas plus avec les morts qu’avec ceux qui vivent? L’ARCHEOLOGUE. — Appelez-vous morts ces vivants de marbre et de métal que j’ai fait sortir des laves, plus que vivants, immortels! Nos titres & l'image de Dieu confiés depuis des siécles aux archives d’un volcan, ces superbes Idées dont nous ne sommes que la spongieuse traduction! Ah! ce sont ces morts-la qui m’ont appris a regarder les vivants marcher! LE VICE-ROI. — II est vrai, Dans cette érup- tion humaine de Naples aussi notre ami a su découvrir quelques statues. L’ARCHEOLOGUE. — La plus belle, ah! quel regret pour moi, Monseigneur, que vous n’ayez voulu la garder pour vous! LE CHAPELAIN. — Je me boucherai les oreilles! LE VICE-ROI. — Une splendide femelle, je ne puis le nier. L’ARCHEOLOGUE. — Fille de pécheur, direz- vous? Moi, je l’appelle une fille de la mer, digne d@’un_dieu et d’un roi! LE VICE-ROI. — C’est pourquoi j’en ai fait cadeau & mon ami Pierre-Paul Rubens. DEUXIEME SEIGNEUR, — C’est elle que nous avons vu partir sur ce bateau chargé de statues, de tableaux et de curiosités de toutes sortes que vous envoyiez au Duc d’Albe? LE VICE-ROI. — Précisément. Accompagnée de sa mére, comme une plante avec ses racines. DEUXIEME SEIGNEUR. — Tant de belles choses pour le Nord! Autant verser du vin dans de la biére! Ce que j’aime, moi, je voudrais tout garder, LE VICE-ROI. — Et qu’aurais-je tiré de cette belle jeune fille? Un peu de plaisir égoiste, une petite joie d’amateur. La beauté est faite pour autre chose que le plaisir. PAUL CLAUDEL 33 DEUXIEME SEIGNEUR. — Pierre-Paul Ru- bens n’a d’yeux que pour ses grosses blondes nacrées, LE VICE-ROI. — Messieurs, me prenez-vous pour un sot? Notre ami Rubens est trop fier. Ce n’est pas comme un modéle que je lui envoie cette fille du soleil, c’est comme un défi! Il y a autre chose a faire d’une belle oeuvre que de la copier, c’est de rivaliser avec elle. Ce n’est pas ses résultats qu’elle nous enseigne, ce sont ses moyens. Elle nous verse la joie, l’attendrissement et la colére! Elle met au coeur de l’artiste une fureur sacrée! Ainsi je ne veux pas laisser ce prince des peintres tranquille au milieu de ses lys et de ses roses. Voici cette Italie vivante entre ses soeurs de marbre que je lui envoie pour le terrasser. PREMIER SEIGNEUR. — J’aimerais mieux envoyer de la poudre et des canons au Duc d’Albe. Ce n’est pas Rubens qui conservera la Flandre au Roi d’Espagne. LE VICE-ROI, — C’est Rubens qui conservera la Flandre a la chrétienté contre l’hérésie! Ce qui est beau réunit, ce qui est beau vient de Dieu. je ne puis l’appeler autrement que catholique. N’est-ce point 14 de bonne théologie, Monsieur le Chapelain? LE CHAPELAIN. — Monseigneur, vous étes théologien comme ce gentilhomme & barbe grise, qui nous parlait tout 4 l’heure, Est un archéologue parmi les filles de Naples. LE VICE-ROI. — Qu’ont voulu ces tristes ré- formateurs sinon faire la part de Dieu, réduisant la chimie du salut entre Dieu et "homme 4 ce mouvement de foi... LE CHAPELAIN. — Dites plutét conscience ou illusion de la foi. LE VICE-ROI. — ...4 cette transaction person- nelle et clandestine dans un étroit cabinet, Blasphémant que les oeuvres ne servent pas, ‘CLAUDEL — 2 44 LE MESSAGE FRANCAIS DE celles de Dieu sans doute plus que celles de VYhomme, Séparant le croyant de son corps sécularisé, Séparant du ciel la terre désormais mercenaire, laicisée, asservie, limitée 4 la fabrication de utile! Et lEglise ne se défend pas seulement par ses docteurs, par ses saints, par ses martyrs, par le glorieux Ignace, par ]’épée de ses enfants fidéles, fille en appelle & l’univers! Attaquée par les brigands dans un coin, |’Eglise catholique se défend avec univers! Ce monde est devenu trop court pour elle. Elle en a fait sortir un autre du sein des Eaux. D’un bout 4 Vautre de la création, tout ce qu’il y a d’enfants de Dieu, elle les a cités en témoignage; toutes les races et tous les temps! Elle a fait sortir du sol les antiques pierres, et sur les Sept Collines, sur le soubassement des Cinq Empires, voici qu’elle éléve pour toujours le dome de la foi nouvelle. LE CHAPELAIN. — Je n’aurais jamais cru que Rubens fut un prédicateur de |’Evangile. LE VICE-ROI. — Et qui done mieux que Rubens a glorifié la Chair et le Sang, cette chair et ce sang mémes qu’un Dieu a désiré revétir et qui sont l’instrument de notre rédemption? © On dit que les pierres méme crieront! Est-ce au corps humain seulement que vous refuserez son langage? . C’est Rubens qui change l’eau insipide et fuyante en un vin éternel et généreux. Est-ce que toute cette beauté sera inutile? venue de Dieu est-ce qu’elle n’est pas faite pour y revenir? Il faut le poéte et le peintre pour |’offrir a Dieu, pour réunir un mot 4 I’autre mot et de tout ensemble faire action de graces et reconnais- sance et priére soustraite au temps. Comme le sens a besoin de mots, ainsi les mots ont besoin de notre voix. PAUL CLAUDEL 35 C’est avec son oeuvre tout entiére que nous prierons Dieu! rien de ce qu’il a fait n’est vain, rien qui soit étranger 4 notre salut. C’est elle, sans en oublier aucune part, que nous éléverons dans nos mains connaissantes et humbles, Car le protestant prie seul, mais le catholique prie dans la communion de l’Eglise. (Cloches de Rome au loin.) PREMIER SEIGNEUR, au chapelain. — Es-tu convaincu, hérétique? LE CHAPELAIN, — J’entends les cloches de Rome qui m’empéchent de répondre, et parmi elles celles de mon couvent de Sainte-Sabine qui me dit Adieu et Alleluia! LE VICE-ROI, au Deuxiéme Seigneur. — Et toi, Lucio, me crois-tu? DEUXIEME SEIGNEUR, le regardant avec tendresse. — Tout ce que vous dites est vrai. TROISIEME SEIGNEUR. — Nous sommes fiers de notre Capitaine. LE VICE-! ROL. — Ce n’est pas parce que vous m/’aimez que j’ai raison. PREMIER SEIGNEUR. — C’est parce que vous dites la vérité que nous vous aimons. Et c’est en vous aimant que nous avons appris & nous apercevoir les uns des autres. DEUXIEME SEIGNEUR. — Et a former cette bande de petits fréres 4 vos cétés. LE VICE-ROI. — Comment voulez-vous que je prenne femme, ayant autour de moi de tels amis UARCHEOLOGUE. — Pour toutes choses vous n’avez que des louanges, mais cela me fache de voir que vous n’usez d’aucune et vous passez de tout si facilement. LE VICE-ROI. — Si j’en usais, je serais forcé de la détruire et alors vous et moi serions bien avancés! Je ne suis pas fait pour détruire; tout ce que je touche, je voudrais le rendre immortel! un trésor inépuisable! 36 LE MESSAGE FRANCAIS DE Mais venez! je n’ai besoin que de vous! la joie de ces yeux d’hommes qui me disent qu’ils sont contents que j’existe! A cheval! Il nous faut faire l’étape avant Ja nuit. SCENE VI SAINT JACQUES La nuit. La scéne est occupée dans toute sa hauteur par une figure gigantesque et toute parsemée de feux de SAINT JACQUES (San- tiago), avec les coquilles de pélerin et le baton diagonal. (On sait que le nom de Saint Jacques a été parfois donné & la constellation d’Orion qui visite tour & tour Vun et Vautre hémi- sphére.) SAINT JACQUES. — Pélerin de !’Occident, longtemps la mer plus profonde que mon baton m’a arrété sur ce donjon 4 quatre pans de terre massive. Sur cette rose Atlantique qui 4 l’extrémité du continent primitif ferme le vase intérieur de YEurope et chaque soir, supréme vestale, se baigne dans le sang du soleil immolé, Et c’est 1a, sur ce méle 4 demi englouti, que j’ai dormi quatorze siécles avec le Christ, Jusqu’au jour ot je me suis remis en marche au devant de la caravelle de Colomb. C’est moi qui le tirais avec un fil de lumiére pendant qu’un vent mystérieux soufflait jour et nuit dans ses voiles, Jusqu’a ce que dans le flot noir il vit les longues tresses rubigineuses de ces nymphes cachées que le matelot appelle raisin-des-tropiques. PAUL CLAUDEL 7 Et maintenant au ciel, sans jamais sortir de Espagne, je monte ma garde circulaire, Soit que le patre sur le plateau de Castille me vérifie dans la Bible de la Nuit entre la Vierge et le Dragon, Soit que la vigie me retrouve derriére Ténérife déja enfoncé dans la mer jusqu’aux épaules. Moi, phare entre les deux mondes, ceux que Yabime sépare n’ont qu’Aa me regarder pour se trouver ensemble, Je tiens trop de place dans le ciel pour qu’aucun cil puisse se méprendre, Et cependant aussi nulle que le coeur qui bat, que la pensée dans les ténébres qui reparait et disparait. Au sein de la Grande Eau 4 mes pieds ol se reflétent mes coquilles et dont le sommei!l sans heures se sent heurter 4 la fois & l’Afrique et a Amérique, Je vois les sillons que font deux dmes qui se fuient 4 la fois et se poursuivent: L’un des bateaux file en droite ligne vers le Maroc; L’autre au rebours de courants inconnus et de remous adverses ne réussit qu’avec peine & main- tenir sa direction. Un homme, une femme, tous deux me regardent et pleurent. Je ne vous ferai point défaut. Les heureux et les assouvis ne me regardent. pas, C’est la douleur qui fait dans le monde ce grand trou au travers duquel est planté mon sémaphore. Quand la terre ne sert qu’4 vous séparer, c’est. au ciel que vous retrouverez vos racines. Tous les murs qui séparent vos coeurs n’em- péchent pas que vous existiez en un méme temps. 38 LE MESSAGE FRANCAIS Vous me retrouvez comme un point de repére. En moi vos deux mouvements s’unissent au mien qui est éternel. Quand je disparaitrai 4 vos yeux, c’est pour aller de l’autre cété du monde pour vous en rap- porter les nouvelles, et bientdt je suis de nouveau avec vous pour tout I’hiver. Car bien que j’aie l’air immobile, je n’échappe pas un moment 4 cette extase circulaire en quoi je suis abimé. Levez vers moi les yeux, mes enfants, vers moi, le Grand Apétre du Firmament, qui existe dans cet état de transport. (« Le Soulier de Satin », rer volume, pages 145 4 155) La confession Le prétre, en qui le caractére sacré obscurcit le visage humain, Inquiéte par sa seule présence ce qu’il y a en nous de blotti et de souterrain. Le sol tremble sous le pied de Jésus-Christ, on a mis le furet dans la garenne, Il y a un frisson qui passe d’un bout a I’autre de la Géraséne. L’homme noir ne peut au seuil de notre 4me apparaitre sans que nous soyons sensibles 4 son émanation. C’est le possédé qu’on dérange jusque dans les racines de sa possession, Et qui, plein de terreur et de fureur, ressent les symptémes significatifs De ce mal de coeur essentiel et de ce péché avec énormité tout & coup que l’on a mis dehors dans un hoquet convulsif. C’est en vain que l’on voudrait retenir quelque chose, c’est en vain que l’on voudrait garder pour soi cela au moins, C’est en vain que l’on voudrait rentrer ga et et le renfoncer de force dans quelque coin. Il n’y a plus moyen de priver de notre aveu mot par mot et de ce grand cri enfin : Je suis coupable! Cette oreille comme le trou de la Justice 4 nos lévres et cette attention inexorable. Tl n’y a pas plus moyen de le retenir que Venfant qui veut naitre, ce péché qui depuis tant d’années mirit au fond de sa retraite ténébreuse! 40 LE MESSAGE FRANCAIS DE Le prétre est 14, le moment est venu que ca sorte enfin et montre sa face monstrueuse! Lazare ne donne plus signe de vie et ce que Yon peut espérer de mieux, c’est qu’i] dort. Seigneur, si vous aviez été 1a, mon frére ne serait pas mort! Ce n’est pas d’hier qu’il était malade, ot done est-ce que Vous Vous étiez caché? Comment est-ce qu’il faut s’y prendre quand on a besoin de Vous et ott c’est qu’il y a moyen de Vous trouver? O Vous qui pour nous appeler, comme d’autres la voix, avez pour organe le silence, Faut-il croire que la chose que Vous aviez a faire de votre créature est telle que pour un temps elle impliquait Votre absence? Marie pleure, son frére est mort, mais quel- qu’un derriére elle arrive sur la pointe du pied. Et ces mots sans aucun son l’ont remplie: Magister adest et vocat te, Le Seigneur a besoin de toi pour que tu Lui expliques ce qui s’est passé, Tu es citée 4 comparaitre, Madeleine, et le Créateur Pour savoir ce qu’il y a & faire a besoin de ce texte qui pleure! Que I’on Me méne & cette place ou il est, c’est Moi qui ferai tout le chemin jusqu’a lui, Moi, la seconde Personne de la Trinité, et le Pere sur ses deux pieds en la personne de son ils. Que l’on m’éte cette pierre énorme et que sur le visage en plein je ressente le souffle de cette caverne! C’est 14 que dans une sépulture soignée, car Lazare était un homme comme on dit @ son aise, on a étendu l’homme moderne. PAUL CLAUDEL 4r La science avec la raison, les belles choses qu’on lit dans le journal et celles que l’on ap- prend au lycée, L’impureté, l’injustice, la paresse, l’habitude, et l’orgueil sur tout cela comme un couvercle vissé La confiance en ces seules choses que l’on touche comme un vétement étroit. Tout cela a fait de nous quelqu’un de tellement libre qu’il n’y a plus moyen de remuer un seul doigt, Les longues phrases des philosophes et les souples paroles des courtisanes autour de nous se sont emberlificotées. Ce n’est plus un homme vivant la-dedans, mais une espéce de grande poupée sur le dos, informe, ridicule et ligotée. Et... je ne sais si je me trompe, qu’en dites- vous? mais il me semble que déja il flotte je ne sais quelle odeur, ainsi que de la chair qui est faite: Aprés tout il y a déja quatre jours qu’il est 1a et quelqu’un d’une voix tremblante murmure prés de moi: Jam foetet. Lazare notre frére est couché 1a bien tranquille et sa mére ne le reconnaitrait plus. Jésus se tient au bord de la tombe et frémit, Jesus autem infremuit spiritu. La ou les Trois Personnes de la Trinité s’unis- sent dans le lien supréme, Le froid de la mort a pénétré et |’Evangile nous dit qu’Il Se troubla Lui-méme. Thomas touche Pierre du doigt et lui dit de regarder le Seigneur. Eh quoi, cette Face auguste..., mais non, il n’y a pas moyen de s’y tromper, et c’est bien tout 4 fait comme nous quand nous avons tant de cha- grin, Il pleure! 42 LE MESSAGE FRANCAIS Et les Pharisiens eux-mémes qui le surveillent se disent sourdement l’un 4 l'autre: Comme II Vaimait! Mort, du fond de l’abime, préte l’oreille, en- tends de nouveau ce commandement qui t’a fait! La tombe n’est pas un refuge contre le pére qui a besoin de son enfant! La mort n’est pas une défense contre l’appel du Dieu vivant! Debout, sombre paralytique! debout, cadavre pourri! debout, larve! debout, crime! debout, grimace! Sors dehors! léve-toi, monstre! léve-toi, frére! léve-toi, mon fils! Lazare, veni foras! (Ecoute, ma fille, pages 70 4 73) Dissolution Et je suis de nouveau reporté sur la mer indif- férente et liquide, Quand je serai mort, on ne me fera plus souffrir. Quand je serai enterré entre mon pére et ma mére, on ne me fera plus souffrir. On ne se rira plus de ce coeur trop aimant. Dans Yintérieur de la terre se dissoudra le sacrement de mon corps, mais mon 4me, pareille au cri le plus percant, reposera dans le sein d’Abraham. Maintenant tout est dissous, et d’un oeil appe- santi je cherche en vain autour de moi et le pays habituel 4 la route ferme sous mon pas et ce visage cruel. Le ciel n’est plus que de la brume et l’espace de l’eau. Tu le vois, tout est dissous et je chercherais en vain autour de moi trait ou forme. Rien, pour horizon, que la cessation de la couleur la plus foncée. La matiére de tout est rassemblée en une seule eau,, pareille 4 celle de ces larmes que je sens qui coulent sur ma joue. Sa voix, pareille & celle du sommeil quand il souffle de ce qu’il y a de plus sourd 4 l’espoir en nous, J’aurais beau chercher, je ne trouve plus rien hors de moi, ni ce pays qui fut mon séjour, ni ce visage beaucoup aimé, (« Morceaux choisis », page 38) L’annonce faite a Marie PROLOGUE La grange de Combernon. C’est un vaste édifice aux piliers carrés, avec des charpentes en ogives qui viennent s'y appuyer. Tout est vide sauf le fond de l’aile de droite qui est encore remplie de paille; brins de paille par ter- re, le sol de terre battue. Au fond grande porte a deux battants ménagée dans le mur épais, avec un appareil compliqué de barres et de serrures, Sur les vantaux sont peintes les images barbares de Saint Pierre et de Saint Paul, l'un tenant les clefs, l'autre le glaive. Un gros cier- ge de cire jaune fixé au pilier sur une patte de fer les éclaire. ‘Tout le drame se passe A la fin d'un Moyen-Age de con- vention, tel que les poétes du Moyen-Age pouvaient se fi- gurer I’antiquité. Fin de la nuit et premiéres heures de la matinée. Entre sur un gros cheval un homme vétu d’un man- teau noir avec ume valise en croupe, PIERRE DE CRAON. Son ombre gigantesque et mouvante se dessine derriére lui sur le mur, le sol et les piliers. VIOLAINE tout a coup sort au-devant de lui de der- riére un pilier, Elle est grande et mince, les pieds nus, vétue d'une robe de grosse laine, la téte coiffée d’un linge a la fois paysan et monastique. VIOLAINE, levant en riant vers le cavalier ses deux mains avec les index croisés. — Halte, sei- gneur cavalier ! Pied 4 terre ! PIERRE DE CRAON. — Violaine! (Il descend de cheval) VIOLAINE. — Tout beau, maitre Pierre ! Est- ce ainsi qu’on décampe de la maison comme un voleur sans saluer honnétement les dames ? PIERRE DE CRAON. — Violaine, retirez- vous. I] fait nuit pleine encore et nous sommes seuls ici tous les deux. Et vous savez que je ne suis pas un homme tellement sar. VIOLAINE. — Je n’ai pas peur de vo.is, ma- gon! N’est pas un mauvais homme qui veut ! On ne vient pas & bout de moi comme on veut ! PAUL CLAUDEL 45 Pauvre Pierre ! vous n’avez méme pas réussi & me tuer. Avec votre mauvais couteau ! Rien qu’une pe- tite coupure au bras dont personne ne s’est aper- gu. PIERRE DE CRAON. — Violaine, il faut me pardonner. VIOLAINE. — C’est pour cela que je suis ici. PIERRE DE CRAON. — Vous étes la premié- re femme que j’aie touchée. Le diable m’a saisi tout d’un coup, qui profite de l’occasion. VIOLAINE. — Mais vous m’avez trouvée plus forte que lui! PIERRE DE CRAON. — Violaine, je suis ici plus dangereux qu’alors. VIOLAINE. — Allons-nous donc nous battre de nouveau ? PIERRE DE CRAON. — Ma seule présence par elle-méme est funeste. (Silence) VIOLAINE. — Je ne vous entends pas. PIERRE DE CRAON. — N’avais-je pas assez de pierres & assembler et de bois 4 joindre et de métaux 4 réduire ? Mon oeuvre & moi, pour que tout d’un coup, Je porte la main sur l’oeuvre d’un autre et convoite une ame vivante avec impiété ? VIOLAINE. — Dans la maison de mon pére et de votre héte ! Seigneur ! qu’aurait-on dit si on lavait su ? Mais je vous ai bien caché. Et chacun comme auparavant vous prend pour un homme sincére et irréprochable. PIERRE DE CRAON. — Dieu juge Je coeur sous l’apparence. VIOLAINE. — Ceci restera donc 4 nous trois. PIERRE DE CRAON. — Violaine ! VIOLAINE. — Maitre Pierre ? PIERRE DE CRAON, — Mettez-vous 14 prés de ce cierge que je vous regarde bien. 46 LE MESSAGE FRANCAIS DE (Elle se place en souriant sous le cierge. Il la regarde longuement.) VIOLAINE. — Vous m’avez bien regardée 7 PIERRE DE CRAON. — Qui étes-vous, jeune fille, et quelle est done cette part que Dieu en vous s’est réservée, Pour que la main qui vous touche avec désir et la chair méme soit ainsi Flétrie, comme si elle avait approché le mys- tére de sa résidence ? VIOLAINE. — Que vous est-il done arrivé depuis un an ? PIERRE DE CRAON. — Le lendemain méme de ce jour que vous savez... VIOLAINE, — Eh bien ? PIERRE DE CRAON. —... J’ai reconnu 4 mon flanc le mal affreux. VIOLAINE. — Le mal, dites-vous ? Quel mal ? PIERRE DE CRAON. — La lépre méme dont il est parlé au livre de Moise. VIOLAINE. — Qu’est-ce que la lépre ? PIERRE DE CRAON. — Ne vous a-t-on ja- mais parlé de cette femme autrefois qui vivait seule dans les roches du Géyn Toute voilée du haut en bas et qui avait une cliquette 4 la main ? VIOLAINE. — C’est ce mal-la, maitre Pierre? PIERRE DE CRAON. — II est de nature telle Que celui qui I’a concu dans toute sa malice Doit étre mis 4 part aussitét, Car il n’est homme vivant si peu gaté que la lépre ne puisse y prendre. VIOLAINE. — Comment donc restez-vous par- mi nous en liberté ? PIERRE DE CRAON, — L’Evéque me I’a dis- pensé, et vous voyez que je suis rare et peu fré- quent, Sauf 4 mes ouvriers pour les ordres 4 donner, et mon mal est encore couvert et masqué. PAUL CLAUDEL 47 Et qui sans moi ménerait & leurs noccs ces nais- santes églises dont Dieu m’a remis la charge ! VIOLAINE. — C’est pourquoi l’on ne vous a point vu cette fois 4 Combernon ? PIERRE DE CRAON. — Je ne pouvais m’ex- empter de revenir ici. Car mon office est d’ouvrir le flanc de Mon- sanvierge Et de fendre la paroi 4 chaque fois qu’un vol nouveau de colombes y veut entrer de |’Arche haute dont les guichets ne sont que vers le ciel seul ouverts ! Et cette fois nous amenions 4 |’autel une illus- tre hostie, un solennel encensoir, La Reine elle-méme, mére du Roi, montant en sa personne, Pour son fils défait de son royaume, Et maintenant je m’en retourne 4 Rheims. VIOLAINE. — Faiseur de portes, laissez-moi vous ouvrir celle-ci. PIERRE DE CRAON. — N’y avait-il 4 la fer- me personne autre pour me rendre ce service ? VIOLAINE. — La servante aime 4 dormir et m’a remis les clefs sans peine. PIERRE DE CRAON. — N’avez-vous pas crainte et horreur du lépreux ? VIOLAINE. — Dieu est 14 qui me sait garder. PIERRE DE CRAON. — Donnez-moi done la clef. VIOLAINE. — Laissez-moi faire! Vous ne connaissez pas la maniére de ces vieilles portes. Eh bien ! me prenez-vous pour une belle de- moiselle Dont les doigts effilés ne connaissent rien de plus rude que l’éperon du nouveau cavalier, léger comme un os d’oiseau, pour lui en armer le ta- lon ? Vous allez voir ! (Elle ouvre les deux serrures qui grincent et tire les verrous) 48 LE MESSAGE FRANCAIS DE PIERRE DE CRAON. — Cette ferraille est fort rouillée. VIOLAINE. — On ne passe plus par cette porte. Mais le chemin par 1a est plus court. (Elle approche la barre avec effort) J’ai ouvert la porte ! PIERRE DE CRAON. — Qui tiendrait contre un tel assaillant ? Quelle poussiére! le vieux vantail dans toute sa hauteur craque et s’ébranle, \ Les épeires noires fuient, les vieux nids crou- lent, Et tout enfin s’ouvre par le milieu. (La porte s’ouvre. On voit par la haie la campagne couverte de prairies et de moissons dans la ‘nuit. Faible lweur au levant.) VIOLAINE. — Cette petite pluie a fait du bien & tout le monde. PIERRE DE CRAON. — La poussiére du che- min sera couchée. VIOLAINE, 4@ voix basse, affectueusement. — Paix sur vous, Pierre ! (Silence. — Et tout soudain, sonore et clair et trés haut dans le ciel, le premier coup de VAngélus, — PIERRE 6te son chapeau et tous deux font le signe de la croix) VIOLAINE, les mains jointes et la figure vers le ciel, d’une voix admirablement limpide et péné- trante. — Regina Coeli, laetare, alleluia! (Second coup) PIERRE DE CRAON, 4 voix sourde. — Quia quem meruisti portare, alleluia! (Troisiéme coup) VIOLAINE. — Resurrezit sicut dixit, alleluia ! PIERRE DE CRAON. — Ora pro nobis Deum. (Pause) PAUL CLAUDEL 49 VIOLAINE. — Gaude et laetare, Virgo Maria, alleluia ! PIERRE DE CRAON. — Quia resurrexit Dominus vere, alleluia. (Volée de l’ Angélus) PIERRE DE CRAON, trés bas. — Oremus. Deus qui per resurrectionem Filii tui Domini nos- tri Jesu Christi mundum laetificare dignatus es, praesta, quaesumus, ut per ejus Genitricem Vir- ginem Mariam perpetuae capiamus gaudia vitae. Per eumdem Dominum Nostrum Jesum Christum qui tecum vivit et regnat in unitate Spiritus Sancti Deus per omnia saecula saeculorum. VIOLAINE, — Amen. (Tous deux se signent) PIERRE DE CRAON. — Comme |’Angélus sonne de bonne heure! VIOLAINE. — On dit l4-haut Matines en plei- ne nuit comme chez les Chartreux. PIERRE DE CRAON. — Je serai ce soir 4 Rheims. VIOLAINE. — Vous savez bien le chemin? Cette haie-ci d’abord, Et puis cette maison basse dans le bosquet de sureaux sous lequel vous verrez cing ou six ru- ches. Et cent pas plus loin vous joignez la route Royale. (Pause) PIERRE DE CRAON. — Pax tibi. Comme toute la création est avec Dieu dans un mystére profond ! Ce qui était caché redevient visible avec Lui et je seng sur mon visage un souffle d’une fraicheur de rose. Loue ton Dieu, terre bénite, dans les larmes et Vobscurité ! Le fruit est pour ’homme, mais la fleur est pour Dieu et la bonne odeur de tout ce qui nait. 50 LE MESSAGE FRANCAIS DE Ainsi de la sainte ame cachée I’odeur comme de la feuille de menthe a décelé sa vertu. Violaine qui m’avez ouvert la porte, adieu ! Je ne retournerai plus vers vous. O jeune arbre de la science du Bien et du Mal, voici que je commence 4 me séparer parce que j’al porté la main sur vous, Et déja mon 4me et mon corps se divisent, com- me le vin dans la cuve mélé a la grappe meurtrie ! Qu’ importe ? je n’avais pas besoin de femme. Je n’ai point possédé de femme corruptible. L’homme qui a préféré Dieu dans son coeur, quand i] meurt, il voit cet Ange qui le gardait. Le temps viendra bientét qu’une autre porte se dissolve, Quand celui qui a plu 4 peu de gens en cette vie s’endort, ayant fini de travailler, entre les bras de l’Oiseau éternel : Quand déja au travers des murs diaphanes de tous cétés apparait le sombre Paradis, Et que les encensoirs de la nuit se mélent 4 VYodeur de la méche infecte qui s’éteint. VIOLAINE, — Pierre de Craon, je sais que vous n’attendez pas de moi des ““Pauvre homme!” et de faux soupirs, et des ““Pauvre Pierre”. Car & celui qui souffre, les consolations d’un consolateur joyeux ne sont pas de grand prix, et son mal n’est pas pour nous ce qu’il est pour lui. Souffrez avec Notre-Seigneur, Mais sachez que votre action mauvaise est effacée; En tant qu’il est de moi, et que je suis en paix avec vous, Et que je ne vous méprise et abhorre point parce que vous étes atteint et malade, Mais je vous traiterai comme un homme sain et Pierre de Craon, notre vieil ami, que je révére, aime et crains. Je vous le dis. C’est vrai. PIERRE DE CRAON. — Merci, Violaine. PAUL CLAUDEL 5r VIOLAINE. — Et maintenant j’ai 4 vous de- mander quelque chose. PIERRE DE CRAON. — Parlez. VIOLAINE. — Quelle est cette belle histoire que mon pére nous a racontée. Quelle est cette “justice” que vous construisez 4 Rheims et qui sera plus belle que Saint-Rémy et Notre-Dame ! PIERRE DE CRAON, — C’est l’église que les métiers de Rheims m’ont donnée a construire sur VYemplacement de l’ancien Parc-aux-Ouilles, La ou l’ancien Marc-de-l’Evéque a été brilé cet antan. Premiérement pour remercier Dieu de sept étés grasses dans la détresse de tout le Royaume, Les grains et le fruit 4 force, la laine bon marché et belle, Les draps et le parchemin bien vendus aux marchands de Paris et d’Allemagne. Secondement pour les libertés acquises, les pri- viléges conférés par le Roi Notre Sire, L’ancien mandat contre nous des évéques Félix {I et Abondant de Cramail Rescindé par le Pape, Le tout 4 force d’épée claire et des écus cham- penois. Car telle est la république chrétienne, non point de crainte servile, Mais que chacun ait son droit, selon qu’il est bon & l’établir en diversité merveilleuse, Afin que la charité soit remplie. VIOLAINE, — Mais de quel Roi parlez-vous et de quel Pape ? Car il y en a deux et l’on ne sait qui est le bon. PIERRE DE CRAON. — Le bon est celui qui nous fait du bien. VIOLAINE. — Vous ne parlez pas comme il faut. PIERRE DE CRAON. — Pardonnez-moi. Je ne suis qu’un ignorant. 52 LE MESSAGE FRANCAIS DE VIOLAINE. — Et d’oi vient ce nom qui est donné a la nouvelle paroisse ? PIERRE DE CRAON. — N’avez-vous jamais entendu parler de Sainte Justine qui fut marty- risée du temps de |’Empereur Julien dans un champ d’anis? (Ces graines que l’on met dans notre pain d’épices a la foire de Paques.) Essayant de détourner les eaux d’une source souterraine pour nos fondations, Nous avons retrouvé son tombeau avec ce titre sur une dalle cassée en deux: JUSTITIA ANCIL- LA DOMINI IN PACE. Le fréle petit crane était fracassé comme une noix, c’était un enfant de huit ans. Et quelques dents de lait tiennent encore a la miachoire. De quoi tout Rheims est dans 1’admiration, et maints signes et miracles suivent le corps Que nous avons placé en chapelle, attendant le terme de l’oeuvre. Mais nous avons laissé les petites dents comme une semence sous le grand bloc de base. VIOLAINE. — Quelle belle histoire! Et le pére nous disait aussi que toutes les dames de Rheims donnent leurs bijoux pour la construc- tion de la Justice? PIERRE DE CRAON. — Nous en avons un grand tas et beaucoup de Juifs autour comme mouches. (VIOLAINE tient les yeux baissés, tournant avec hésitation un gros an- neau dor quelle porte au quatriéme doigt) PIERRE DE CRAON. — Quel est cet anneau, Violaine ? VIOLAINE. — Un anneau que Jacques m’a donné, (Silence) PAUL CLAUDEL 53 PIERRE DE CRAON. — Je vous félicite. (Elle lui tend Vanneau) VIOLAINE. — Ce n’est pas décidé encore. Mon pére n’a rien dit. Eh bien ! c’est ce que je voulais vous dire. Prenez mon bel anneau qui est tout ce que j’ai et Jacques me l’a donné en secret. PIERRE DE CRAON. — Mais je ne le veux as | VIOLAINE. — Prenez-le vite, car je n’aurai plus la force de m’en détacher, (II prend Vanneau) PIERRE DE CRAON. — Que dira votre fian- cé? VIOLAINE. — Ce n’est pas mon fiancé encore tout 4 fait. L’anneau en moins ne change pas le coeur. Il me connait. I] m’en donnera un autre en argent. Celui-ci était trop beau pour moi. PIERRE DE CRAON, Vexaminant. — II est dor végétal, comme on savait les faire jadis avec un alliage de miel. Tl est facile comme la cire et rien ne peut le rompre. VIOLAINE. — Jacques I’a trouvé dans la terre en labourant, dans un endroit ot l’on ramasse parfois de vieilles épées toutes vertes et de jolis morceaux de verre. J’avais crainte 4 porter cette chose paienne qui appartient aux morts. PIERRE DE CRAON. — J’accepte cet or pur. VIOLAINE. — Et baisez pour moi ma soeur Justice. PIERRE DE CRAON, la regardant soudain et comme frappé d’une idée. — Est-ce tout ce que vous avez 4 me donner pour elle? un peu d’or re- tiré de votre doigt? VIOLAINE. — Cela ne suffit-il pas 4 payer une petite pierre? 54 LE MESSAGE FRANCAIS DE PIERRE DE CRAON. — Mais Justice est une grande pierre elle-méme, VIOLAINE, riant. — Je ne suis pas de la mé- me carriere. PIERRE DE CRAON. — Celle qu’il faut 4 la base n’est point celle qu’il faut pour le faite. VIOLAINE. — Une pierre, si j’en suis une, que ce soit cette pierre active qui moud le grain ac- couplée 4 la meule jumelle. PIERRE DE CRAON. — Et Justitia aussi n’é- tait qu'une humble petite fille prés de sa mére Jusqu’a V’instant que Dieu l’appela a la confes- sion. VIOLAINE. — Mais personne ne me veut au- cun mal! Faut-il que j’aille précher l’Evangile chez les Sarrasins? PIERRE DE CRAON. — Ce n’est point & la pierre de choisir sa place, mais au Maitre de YOeuvre qui l’a choisie. VIOLAINE. — Loué donc soit Dieu qui m’a donné Ja mienne tout de suite et je n’ai plus a la chercher. Et je ne lui en demande point d’autre. Je suis Violaine, j’ai dix-huit ans, mon pére Sappelle Anne Vercors, ma mére s’appelle Elisa- eth, Ma soeur s’appelle Mara, mon fiancé s’appelle Jacques. Voila, ¢c’est fini, il n’y a plus rien & sa- voir. Tout est parfaitement clair, tout est réglé d’a- vance et je suis trés contente. Je suis libre, je n’ai pas 4 m’inquiéter de rien, c’est un autre qui me méne, le pauvre homme, et qui sait tout ce qu’il y a a faire! Semeur de clochers, venez 4 Combernon! nous vous donnerons de Ja pierre et du bois, mais vous n’aurez pas la fille de la maison! Et d’ailleurs, n’est-ce pas ici déja maison de Dieu, terre de Dieu, service de Dieu? PAUL CLAUDEL 33 Est-ce que notre charge n’est pas du seul Mon- sanvierge que nous avons 4 nourrir et garder, fournissant le pain, le vin et la cire, Relevant de cette seule aire d’anges & demi dé- ployées? Ainsi comme les hauts Seigneurs ont leur co- lombier, nous avons le nétre aussi, reconnaissa- ble au loin. PIERRE DE CRAON. — Jadis passant dans la forét de Fisme j’ai entendu deux beaux chénes qui parlaient entre eux, Louant Dieu qui les avait faits inébranlables 4 la place ow ils étaient nés. Maintenant. a la proue d’une dréme, I’un fait la guerre aux Turcs sur la mer Océane, L’autre, coupé par mes soins, au travers de la Tour de Laon, Soutient Jehanne Ja bonne cloche dont la voix s’entend & dix lieues, Jeune fille, dans mon métier on n’a pas les yeux dans sa poche. Je reconnais la bonne pierre sous les genévriers et le bon bois comme un maitre- pivert ; Tout de méme les hommes et les femmes. VIOLAINE. — Mais pas les jeunes filles, mai- tre Pierre! Ca, c’est trop fin pour vous. Et d’abord il n’y a rien & connaitre du tout. PIERRE DE CRAON. — 4 demi-voiz. — Vous Yaimez bien, Violaine? VIOLAINE, les yeux baissés — C’est un grand mystére entre nous deux. PIERRE DE CRAON. — Bénie sois-tu dans ton chaste coeur! La sainteté n’est pas d’aller se faire lapider chez les Turcs ou de baiser un lépreux sur la bou- che, Mais de faire le commandement de Dieu aussi- tt, Qu’il soit 56 LE MESSAGE FRANCAIS DE De rester 4 notre place, ou de monter plus haut. VIOLAINE. — Ah, que ce monde est beau et que je suis heureuse! PIERRE DE CRAON, &@ demi-voix. — Ah! que ce monde est beau et que je suis malheureux! VIOLAINE, levant le doigt vers le ciel—_Hom- me de la ville, écoutez! (Pause) Entendez-vous tout la-haut cette petite Ame qui chante? PIERRE DE CRAON. — C’est l’alouette! VIOLAINE. — C’est Valouette, alleluia! L’a- louette de la terre chrétienne, alleluia, alleluia! L’entendez-vous qui crie quatre fois de suite hi! hi! hi! hi! plus haut, plus haute! La voyez-vous, les ailes étendues, la petite croix véhémente, comme les séraphins qui ne sont qu’ailes sang aucuns pieds et une voix percante devant le tréne de Dieu? PIERRE DE CRAON. — Je I’entends. Et c’est ainsi qu’une fois je ]’ai entendue a |’au- rore, le jour que nous avons dédié ma fille, Notre- Dame de la Couture, Et il lui brillait un peu d’or, 4 la pointe extré- me de cette grande chose que j’avais faite, com- me une étoile neuve? VIOLAINE. — Pierre de Craon, si vous aviez fait de moi @ votre volonté, Est-ce que vous en seriez plus joyeux, mainte- nant. ou est-ce que j’en serais plus belle? PIERRE Dk CRAON. — Non, Violaine. VIOLAINE. — Et est-ce que je serais encore cette méme Violaine que vous aimiez? PIERRE DE CRAON. — Non pas elle, mais une autre, VIOLAINE. — Et lequel vaut mieux, Pierre? Que je vous partage ma joie, ou que je partage votre douleur? PIERRE DE CRAON. — Chante au plus haut du ciel, alouette de France! PAUL CLAUDEL 57 VIOLAINE. — Pardonnez-moi parce que je suis trop heureuse! parce que celui que j’aime M’aime, et je suis sfire de lui, et je sais qu’il m’aime, et tout est égal entre nous! Et parce que Dieu m’a faite pour étre heureuse et non point pour le mal et aucune peine. PIERRE DE CRAON. — Va au ciel d’un seul trait! Quant & moi pour monter un peu, i] me faut tout l’ouvrage d’une cathédrale et ses profondes fondations. VIOLAINE., — Et dites-moi que vous pardon- nez a Jacques parce qu’il va m’épouser. PIERRE DE CRAON. — Non, je ne lui par- donne pas, VIOLAINE. — La haine ne vous fait pas de bien, Pierre, et elle me fait du chagrin. PIERRE DE CRAON. — C’est vous qui me faites parler. Pourquoi me forcer 4 montrer I’af- freuse plaie qu’on ne voit pas? Laissez-moi partir et ne m’en demandez pas davantage. Nous ne nous reverrons plus. Tout de méme j’emporte son anneau! VIOLAINE. — Laissez votre haine a la place et je vous la rendrai quand vous en aurez besoin. PIERRE DE CRAON. — Mais aussi, Violaine, je suis bien malheureux! Tl est dur d’étre un lépreux et de porter avec soi la plaie infame et de savoir que l’on ne guérira pas et que rien n’y fait, Mais que chaque jour elle gagne et pénétre, et d’étre seul et de supporter son propre poison, et de se sentir tout vivant corrompre! Et non point, la mort seulement une fois et dix fois la savourer, mais sans en rien perdre jus- qu’au bout l’affreuse alchimie de la tombe! C’est vous qui m’avez fait ce mal par votre beauté, car avant de vous voir j’étais pur et joyeux, 58 LE MESSAGE FRANCAIS DE Le coeur 4 mon seul travail et idée sous l’ordre dun autre. Et maintenant que c’est moi qui commande 4 mon tour et de qui l’on prend le dessin, Voici que vous vous tournez vers moi avec ce sourire plein de poison! VIOLAINE. — Le poison n’était pas en moi, Pierre! PIERRE DE CRAON. — Je le sais, il était en moi, et il y est toujours et cette chair malade n’a pas guéri l’me atteinte! O petite Ame, est-ce qu’il était possible que je vous visse sans que je vous aimasse? VIOLAINE. — Et certes vous avez montré que vous m’aimiez! PIERRE DE CRAON. — Est-ce ma faute si Je fruit tient 4 la branche? Et quel est celui qui aime qui ne veut avoir tout de ce qu’il aime? VIOLAINE. — Et c’est pourquoi vous avez es- sayé de me détruire? PIERRE DE CRAON. — L’homme outragé aussi a ses ténébres comme la femme. VIOLAINE. — En quoi vous ai-je manqué! PIERRE DE CRAON. — O image de la Beau- té éternelle, tu n’es pas & moi! VIOLAINE. — Je ne suis pas une image! Ce n’est pas une maniére de dire les choses! PIERRE DE CRAON. — Un autre prend en vous ce qui était 4 moi. VIOLAINE. — I] reste l'image. PIERRE DE CRAON. — Un autre me prend Violaine et me laisse cette chair atteinte et cet esprit dévoré! VIOLAINE. — Soyez un homme, Pierre! Soyez digne de la flamme qui vous consume! E s'il faut étre dévoré que ce soit sur un candé- labre d’or comme le Cierge Pascal en plein choeur pour la gloire de toute |’Eglise! PAUL CLAUDEL 39 PIERRE DE CRAON. — Tant de faites subli- mes! Ne verrai-je jamais celui de ma petite mai- son dans les arbres? Tant de clochers dont l’ombre en tournant écrit Vheure sur toute une ville! Ne ferai-je jamais le dessin d’un four et de la chambre des enfants? VIOLAINE. — I] ne fallait pas que je prisse pour moi seul ce qui est 4 tous. PIERRE DE CRAON. — Quand sera la noce, Violaine? VIOLAINE. — A la Saint-Michel, je suppose, lorsque la moisson est finie. PIERRE DE CRAON. — —Ce jour-la, quand Jes cloches de Monsanvierge se seront tues, prétez Yoreille et vous m’entendrez bien loin de Rheims répondre. VIOLAINE. — Qui prend soin de vous ]a-bas? PIERRE DE CRAON. — J’ai toujours vécu comme un ouvrier; une botte de paille me suffit entre deux pierres, un habit de cuir, un peu de lard sur du pain. VIOLAINE. — Pauvre Pierre! PIERRE DE CRAON. — Ce n’est pas de cela qu’il faut me plaindre; nous sommes 4 part. Je ne vis pas de plain-pied avec les autres hommes, toujours sous terre avec les fondations ou dans le ciel avec le clocher. VIOLAINE. — Eh bien! Nous n’aurions pas fait ménage ensemble! Je ne puis monter au gre- nier sans que la téte me tourne. PIERRE DE CRAON. — Cette église seule se- ra ma femme qui va étre tirée de mon cété com- me une Eve de pierre, dans le sommeil de la dou- leur. Puissé-je bientét sous moi sentir s’élever mon vaste ouvrage, poser la main sur cette chose in- destructible que j’ai faite et qui tient ensemble dans toutes ses parties, cette oeuvre bien fermée que j’ai construite de pierre forte afin que le 60 LE MESSAGE FRANQAIS DE principe y commence, mon oeuvre que Dieu ha- ite! Je ne descendrai plus! C’est moi, qu’a cent pieds au-dessous, sur le pavé quadrillé, un paquet de jeunes filles enlacées désigne d’un doigt aigu! VIOLAINE. — Il faut descendre. Qui sait si je n’aurai pas besoin de vous un jour? PIERRE DE CRAON. — Adieu, Violaine, mon ame, je ne vous verrai plus! VIOLAINE. — Qui sait si vous ne me verrez plus? PIERRE DE CRAON. — Adieu, Violaine! Que de choses j’ai faites déja! Quelles choses il me reste 4 faire et suscitation de demeures! De l’ombre avec Dieu. Non point les heures de |’Office dans un livre, mais les vraies, avec une cathédrale dont le soleil guccessif fait de toutes les parties lumiére et om- re! J’emporte votre anneau. v Et de ce petit cercle je vais faire une semence ‘or! “Dieu a fait séjourner le déluge” comme il est dit au psaume du baptéme, Et moi entre les parois de la justice je contien- drai Por du matin! La lumiére profane change mais non point cel- le que je décanterai sous ces voiites, Pareille & celle de l’4me humaine pour que Vhostie réside au milieu. L’ame de Violaine, mon enfant, en qui mon coeur se complait. Tl y a des églises qui sont comme des gouffres, et d’autre qui sont comme des fournaises, Et d’autres si juste combinées, et de tel art ten- dues, qu’il semble que tout sonne sous l’ongle. Mais celle que je vais faire sera sous sa propre ombre comme de l’or condensé et comme une pyxide pleine de manne! PAUL CLAUDEL 6r VIOLAINE. — O maitre Pierre, le beau vitrail que vous avez donné aux moines de Climchy! PIERRE DE CRAON. — Le verre n’est pas de mon art, bien que j’y entends quelque chose. Mais avant le verre, l’architecte, par la dispo- sition qu’il sait, Construit l’appareil de pierre comme un filtre dans les eaux de la Lumiére de Dieu, Et donne a tout l’édifice son orient comme 4 une perle. (MARA VERCORS est entrée et les observe sans qu’ils la voient) —-Et maintenant adieu! Le soleil est levé, je devrais déja étre loin. VIOLAINE. — Adieu, Pierre! PIERRE DE CRAON. — Adieu! Violaine! VIOLAINE. — Pauvre Pierre! (Elle le regarde, les yeux pleins de larmes, hésite et lui tend la main. Il la saisit et pendant qu’il la tient dans les siennes elle se penche et le baise sur le visage. MARA fait un geste de surprise et sort. PIERRE DE CRAON et VIO- LAINE sortent, chacun de leur cété.) (L’Annonce faite 4 Marie, pages 9 4 36) Le jour des cadeaux C’est vrai que Vos Saints ont tout pris, mais il me reste mes péchés! Quand je serai sur mon lit de mort, Seigneur, fort jaune et bien mal rasé, Quand je repasserai ma vie et ferai mon exa- men général, Je suis riche! et si le bien est rare, il me reste tout le mal. Je n’ai pas mis un jour & Vous préparer, Sei- gneur, de quoi me pardonner. Ce n’est dans aucun mérite que je m’assure, mais dans mes péchés. Chaque jour a le sien, les voici, et j’en sais le compte comme un avare. S’il Vous faut des vierges, Seigneur, s’il Vous faut des braves sous Vos étendards, S’il y a des gens 4 qui, pour étre chrétiens, les paroles n’aient pas suffi, Et qui aient su que s’il est beau de Vous suivre, c’est qu’il y va de la vie, Voici Dominique et Francois, Seigneur, voici Saint Laurent et Sainte Cécile! Mais si Vous aviez besoin par hasard d’un pa- resseux et d’un imbécile, S’il Vous fallait un orgueilleux et un lache, s’il Vous fallait un ingrat et un impur, Un homme dont le coeur fit fermé et dont le visage fait dur, Et tout de méme ce n’est pas les justes que Vous étes venu sauver mais ceux-la, PAUL CLAUDEL 63 Quand Vous en manqueriez partout, il Vous restera toujours moi! —Et puis il n’est homme si vulgaire qui ne Vous ait gardé quelque chose de nouveau, Et qui n’ait fabriqué pour Vous, en dehors de ses heures de bureau, Espérant que l’idée un jour Vous viendra de le lui demander, Et que peut-étre ca Vous plaira, quelque chose d’affreux et de compliqué, Oi il a mis tout son coeur et qui ne sert 4 quoi que ce soit. Ainsi ma petite fille, le jour de ma féte, qui s’avance avec embarras, Et qui m’offre, le coeur gonflé d’orgueil et de timidité, Un magnifique petit canard, oeuvre de ses mains, pour y mettre des épingles, en laine rouge et en fil doré. (Ecoute, ma fille, pages 63-64) L’Otage ACTE DEUXIEME SCENE II MONSIEUR BADILON (C’est un homme gros et daspect rustique). — Cet homme chez vous. Que signifie cette visite? SYGNE. — Vous savez que Monsieur le Préfet m’honore de sa sympathie. MONSIEUR BADILON. — Cette visite en ce moment! SYGNE. — M. le baron Turelure Venait me demander ma main. MONSIEUR BADILON. — II a osé? SYGNE. — Quelle audace voyez-vous 14? Ba- ron, préfet, général, commandeur de je ne sais quoi, tout le vignoble de Mareuil 4 lui, trois ou quatre chateaux (tout cela grevé d’hypothéques, il est vrai), N’est-ce pas un parti raisonnable? Et pour ce qui est de s’adresser 4 moi, que vouliez-vous qu’il fit? Est-ce sa faute si je n’ai plus pére ni mére? Et j’ai assez d’Age et de sens pour traiter seule de ce genre d’affaires, comme d’autres, MONSIEUR BADILON. — Dieu ne se plait pas aux paroles améres. SYGNE. — J’ai entendu ces douces paroles par lesquelles il m’ouvrait son coeur. MONSIEUR BADILON. — Et pourquoi choi- sit-il ce moment? SYGNE, — La suite vous le fera connaitre. MONSIEUR BADILON. — Saurait-il que Georges est ici? SYGNE. — Il le MONSIEUR BADILON. — Sait-il aussi Qui est ce voyageur que vous avez regu cette nuit sous votre toit? PAUL CLAUDEL 65 SYGNE. — II est done vrai? et vous aussi me dites la méme chose... Pape... MONSIEUR BADILON. — ... Arraché de sa prison par la main de votre frére... SYGNE. — O pauvre Georges-fou! MONSIEUR BADILON, —.. . Est ici caché et remis & votre garde. SYGNE, se tournant vers le Christ. — Malheur & moi parce que Vous m’avez visitée! MONSIEUR BADILON. — Mais je l’entends qui répond: C’est toi-méme qui m’as ramené ici. GNE. — Je Vous ai tenu entre mes bras et je sais que Vous étes lourd! a MONSIEUR BADILON. — Aux forts le far- eau. SYGNE. — Je comprends maintenant Votre assistance et pourquoi j’ai refait cette maison non point pour moi! MONSIEUR BADILON. — Mais afin que le pére de tous les hommes y trouve un abri. SYGNE. — Abri précaire et d’une seule nuit! MONSIEUR BADILON. — Ne pouvez-vous faire échapper le vieillard? SYGNE. — Toussaint garde toutes les issues. MONSIEUR BADILON. — N’est-il point de salut pour le Pape? SYGNE. — Turelure me l’a remis dans la main. MONSIEUR BADILON. — Que demande-t-il en échange? SYGNE. — Cette main elle-méme. MONSIEUR BADILON. — Sygne, sauvez le Saiut-Pere! SYGNE. — Mais non point 4 ce prix! Je dis non! Je ne veux pas! Que Dieu prenne soin de cet homme sien, com- Me 4 moi mon devoir est envers les miens! CLAUDEL — 3 66 LE MESSAGE FRANCAIS DE MONSIEUR BADILON. — Livrez donc votre péere fugitif. SYGNE. — Je ne livrerai point mon corps et leur corps! Je ne livrerai point mon nom et leur nom! MONSIEUR BADILON. — Livrez votre Dieu a la place. SYGNE, vers le Christ. — Vous vous étes mo- qué de moi! MONSIEUR BADILON, — Que lui avez-vous demandé qu’il ne vous ait accordé? Qu’avez-vous recherché qui ne soit 4 vous? Le fruit de votre travail, vous l’avez. SYGNE. — Je l’ai! MONSIEUR BADILON. — La race est sauve en Georges que vous sauvez, Le conservant 4 ses enfants. SYGNE. — Grand Dieu! C’est ici que Votre main apparait! MONSIEUR BADILON. — Je ne vous entends pas. SYGNE. — Sa femme, dites-vous, ses enfants... MONSIEUR BADILON. — Eh bien? SYGNE. — Tout est mort. MONSIEUR BADILON. — Paix sur eux! Vous voici libre. SYGNE. — Georges reste. MONSIEUR BADILON, — Que lui garder qui vaille plus que la vie? SYGNE. — L’honneur. MONSIEUR BADILON. — Cet honneur dont tu honoreras tes pére et mére. SYGNE. — II est pauvre et tout seul. MONSIEUR BADILON, vers le Christ. — Un autre est plus pauvre et plus seul. SYGNE. — Apprenez donc, puisqu’il me faut tout vous dire, Pére, Ce que nous avons fait ce matin méme, lui le dernier, et moi la derniére de notre race, MONSIEUR BADILON. — Je vous écoute. PAUL CLAUDEL 67 SYGNE. — Cette nuit nous avons engagé notre foi ’un 4 V’autre. MONSIEUR BADILON. — Vous n’étes pas mariés encore. SYGNE. — Un mariage! Ah, ceci est plus que tout mariage! Il m’a donné sa main droite, comme le lige 4 son vassal. Et moi je lui ai fait un serment dans mon coeur. MONSIEUR BADILON. — Serment dans la nuit. Promesses seules et non point acte ni sacre- ment. SYGNE. — Retirerai-je ma parole? MONSIEUR BADILON. — Au-dessus de toute parole le Verbe qui a langage en Pie. NE. — Je n’épouserai point Toussaint Tu- relure! MONSIEUR BADILON. — La vie de Georges est aussi en sa puissance, SYGNE. — Qu’il meure, comme je suis préte a mourir! Sommes-nous éternels? Dieu m’a donné la vie et me voici prompte & la rendre. Mais le nom est 4 moi! mon honneur de femme est & moi seule! MONSIEUR BADILON. — II est bon d’avoir A soi quelque chose, pour le donner. SYGNE. — Georges Périrait, et il faut que ce vieillard reste vivant! MONSIEUR BADILON. — C’est lui-méme qui a été le chercher et qui l’a introduit ici. SYGNE.—Ce passager d’une minute avec nous. ce vieillard qui n’a plus que le souffle 4 rendre! MONSIEUR BADILON. — Votre héte, Sygne. SYGNE. — Que Dieu fasse son devoir de son cété, comme je fais le mien. MONSIEUR BADILON. — O mon enfant, quoi de plus faible et de plus désarmé Que Dieu, quand II ne peut rien sans nous? 68 LE MESSAGE FRANCAIS DE SYGNE. — Misérable faiblesse de femme! Que ne l’ai-je tué sans penser Avec cette arme que j’avais dans la main? Mais jai craint que cela ne servit 4 rien. MONSIEUR BADILON, — Avez-vous eu cette idée criminelle? SYGNE. — Nous périssions ensemble et je n’avais plus & faire ce choix! MONSIEUR BADILON. — II est bien facile de détruire ce qu’il a tant cofité de sauver. SYGNE. — Mais tuer cet homme est bon. MONSIEUR BADILON. — A lui aussi Dieu pense de toute éternité et il est Son trés cher enfant. SYGNE, — Ah! je suis sourde et je n’entends pas, et je suis une femme et non pas nonne toute fondue en cire et manne comme un Agnus Dei! Et si Dieu aime que je l’aime, et de quoi c’est fait, qu’il comprenne ma haine 4 son tour qui est comme je |’aime, du fond de mon coeur et le trésor de ma virginité! Mais comprenez donc que depuis que je suis née, je vis en face de cet homme et je suis occupée A le regarder et 4 me garder de lui, et 4 le faire plier, et A me faire servir de lui contre-bon-gré! Et sans cesse 4 ma gorge contre lui de peur et de détestation me monte une ressource nouvelle! Et il faut maintenant que je l’appelle mon mari, e’te béte! et que j’accepte et que je lui tende la joue! Cela, ha, je refuse! je dis non! Quand Dieu en chair l’exigerait de moi. MONSIEUR BADILON. — C’est pourquoi Il ne l’exige aucunement. SYGNE. — Que demandez-vous done en Son nom? MONSIEUR BADILON. — Je ne demande pas, et je n’exige rien, mais je vous regarde seulement et j’attends, PAUL CLAUDEL 69 Comme Moise regardait la pierre devant lui quand il l’eut frappée, GNE. — Qu’attendez-vous? MONSIEUR BADILON. — Cette chose pour laquelle il apparait que vous avez été créée et mise au_monde. SYGNE. — Dois-je sauver le Pape au prix de mon ame? MONSIEUR BADILON. — A Dieu ne plaise? Que nous recherchions aucun bien par le mal. SYGNE. — Je ne livrerai point mon 4me au diable! MONSIEUR BADILON, — Mais déja l’esprit violent la tient, Sygne, Sygne, et cette nuit vous avez regu Jésus-Christ dans la bouche. SYGNE, sourdement. — Ayez pitié de moi. MONSIEUR BADILON, avec éclat. — Grand Dieu! Ayez pitié de moi vous-méme qui ai de telles paroles 4 vous dire dont j’ai épouvante! C’est votre mére, la sainte comtesse Renée, qui m’a apercu quand je n’étais encore qu’un mauvais petit corbeau et m’a fait prétre ici pour l’éternité. Et quoi? me voici 1a qui demande 4 sa fille ces choses au prix de qui la mort est peu, qui ne suis pas digne de toucher 4 votre chaussure! Moi V’imbécile, le gros homme chargé de ma- tiére et de péchés! Me voici 4 qui Dieu a donné ministére sur les hommes et sur les anges, c’est & ces mains rouges qu’il a remis pouvoir de lier et de délier! Tout a péri, et c’est moi seul maintenant que vous appelez votre pére, pauvre paysan! Ah, du moins, rien n’a été votre pére par le sang plus que je ne suis le votre, ma fille chérie, au nom du Pére et du Fils. Priez Dieu pour que je sois pour vous un pére et non pas un sacrificateur sans entrailles, Et que je vous conseille hors de toute violence dans un esprit de mesure et de suavité. 70 LE MESSAGE FRANGAIS DE Car il ne nous demande point ce qui est au- dessus de nous, mais ce qu’il y a de plus bas, Ne se plaisant point aux sacrifices sanglants mais aux dons que Son enfant lui fait de tout son coeur. SYGNE, sourdement. — Pardonnez-moi parce que j’ai péché. (Il ouvre son manteau et on le voit en surplis, Vétole violette croisée sur la poitrine.) Eh quoi! vous avez sur vous le viatique? MONSIEUR BADILON. — Non. Je reviens de le porter au pére Vincent dans les bois. En quittant ce matin méme (A voix basse) — le Pape, J’ai appris que le pauvre homme venait d’avoir les jambes broyées (1) par un chéne. J’arrive de chez lui. Quelle tempéte! Cela m’a rappelé les bons temps de |’Indivisible, quand le sorcier Quiriace me pourchassait, Et que je passais la nuit dans le creux d’un saule, avec Notre-Seigneur sur la poitrine. SYGNE, se mettant &@ genoux, — Pardonnez- moi, mon pére, parce que j’ai péché. MONSIEUR BADILON (il est assis sur un fauteuil & cété delle). — Qu’il vous pardonne comme je vous bénis. SYGNE. — Je suis coupable de paroles violen- tes, de désir de mort, de propos de tuer. MONSIEUR BADILON. — Renoncez-vous de toute votre volonté 4 la haine d’aucun homme et au désir de lui mal faire? SYGNE. — Je céde. MONSIEUR BADILON, — Poursuivez. SYGNE, @ voiz basse. — Georges Dont je vous ai parlé tout 4 l’heure, pére, Je l’aime. MONSIEUR BADILON. — Mais il n 'y a point de mal a cela. GT crononce « broy-ées>. PAUL CLAUDEL od SYGNE. — Plus qu’il n’est di 4 aucune créa- ture. MONSIEUR BADILON. — Mais pas autant cependant que Dieu lui-méme qui I’a faite. SYGNE, — Pére, je lui ai donné mon coeur! MONSIEUR BADILON. — Ce n’est pas assez Vaimer que de l’aimer hors de Dieu. SYGNE. — Mais Dieu veut-il que je l’aban- donne et le trahisse? MONSIEUR BADILON, — Ayez patience avec moi, écoutez-moi, mon enfant bien-aimée, car je suis votre pasteur qui ne vous veut point de mal. Qu’une femme quitte son bien, comme cela arrive, son pére, sa mére, son pays, son fiancé, (Et la chose est bien dure, bien que les mots soient aisés & dire), Pour se retirer dans le désert au pied d’une croix, pour panser les malades, pour nourrir les pauvres, Pour chérir et préférer au-dessus du sens et de la raison ces gens qui ne nous sont de rien, Elle le fait dans l’abondance de son coeur et son salut n’y est pas intéressé, Et vous, que pour sauver le Pére de tous les hommes, selon que vous en avez regu vocation, Vous renonciez & votre amour et 4 votre nom et a votre cause et 4 votre honneur en ce monde, Embrassant votre bourreau et l’acceptant pour époux, comme le Christ s’est laissé manger par Judas, — La Justice ne le commande pas. SYGNE. — Ne le faisant pas, je reste sans péchés? MONSIEUR BADILON. — Aucun prétre ne vous refusera |’absolution. SYGNE. — Est-il vrai? MONSIEUR BADILON. — Et je vous dirai plus : Prenez garde et faites attention 4 ce grand sacrement qu’est le mariage, de crainte qu’il ne soit profané. 72 LE MESSAGE FRANCAIS DE Ce que Dieu a créé, il le consomme en nous. Ce que nous lui sacrifions, il le consacre. I] achéve le pain et le vin. 1 consomme V’huile. I] donne effet pour I’éter- nité 4 cette parole qu’il nous a communiquée, I fait un sacrement comme son corps méme De cet aveu par qui le pécheur se condamne & mort. Ah, comme le corps d’un prétre frémit, quand ce monstre qui est le frére de Jésus tournant vers lui sa face décomposée avoue par l’orifice de son corps pourri! Et de méme il a sanctifié tout consentement dans le mariage, que deux étres l’un a l’autre se font l’un de l’autre pour |’éternité. SYGNE. — Dieu ne veut donc pas de moi un tel consentement? MONSIEUR BADILON. — II ne l’exige pas, je vous le dis avec fermeté. —Et de méme quand le Fils de Dieu pour le salut des hommes S’est arraché du sein de son pére et qu'il a subi humiliation et la mort Et cette seconde mort de tous les jours qui est le péché mortel de ceux qu’il aime, La Justice non plus ne le contraignait pas. SYGNE. — Ah, je ne suis pas un Dieu mais une femme! MONSIEUR BADILON. — Je le sais, pauvre enfant. SYGNE. — Est-ce & moi de sauver Dieu? MONSIEUR BADILON. — C’est & vous de sauver votre héte. SYGNE. — Ce n’est pas moi qui !’ai prié sous mon toit. MONSIEUR BADILON. — C’est votre cousin qui l’a amené. SYGNE. — Je ne peux pas! O mon Dieu, je ne veux pas 4 ce prix! PAUL CLAUDEL 2 MONSIEUR BADILON, — C’est bien. Vous étes acquittée du sang de ce juste. SYGNE. — Je ne peux pas au dela de ma force. MONSIEUR BADILON.—Mon enfant, sondez votre coeur, SYGNE. — Le voici devant vous tout ouvert et déchiré, MONSIEUR BADILON, — Si les enfants de votre cousin vivaient encore, s’il s’agissait de le sauver, lui et les siens, Et le nom, et la race, si lui-méme vous le de- mandait Ce sacrifice que je vous propose, Sygne, le feriez-vous? SYGNE. — Ah, qui je suis, pauvre fille, pour me comparer au male de ma race? Oui, Je le ferais. MONSIEUR BADILON. — Je l’entends de votre bouche. SYGNE. — Mais il est mon pére et mon sang et mon frére et mon ainé, le premier et le dernier de nous tous, Mon Maitre, mon Seigneur, & qui j’ai engagé ma foi! MONSIEUR BADILON. — Dieu est tout cela pour vous avant lui. GNE. — Mais il n’a pas besoin de moi! Le Pape a ses promesses infaillibles! MONSIEUR BADILON, — Mais le monde ne les a point, pour qui le Christ n’a point prié. Epargnez a l’univers ce crime. SYGNE. — C’est vous qui m’avez instruite et ne me disiez-vous pas que le Pape prés de périr, Dieu chaque fois l’a sauvé? MONSIEUR BADILON. — Jamais sans le se- cours de quelque homme et sans sa bonne volonté. SYGNE. — Je vis toute seule ici et ne sais rien de la politique. MONSIEUR BADILON, — Mais vous voyez au moins que c’est l’heure du Prince de ce monde, ” LE MESSAGE FRANGAIS DE et Pierre lui-méme est entre les mains de Napo- éon, Qui V’empéche de fagonner un autre pape, comme ces empereurs de ténébres jadis, ou de le tirer de Rome, Comme les anciens rois de France afin de Vavoir & eux? Voici le dernier désordre! Voici le coeur dé- rangé de sa place! Ah, nous ne sommes pas seuls ici! Ame péni- tente, vierge, voyez ce peuple immense qui nous entoure, Les esprits bienheureux dans le ciel, les pé- cheurs sont sous nos pieds, Et les myriades humaines lune sur I|’autre attendent votre résolution! SYGNE. — Pére, ne me tentez pas au-dessus de ma force! MONSIEUR BADILON. — Dieu n’est pas au- dessus de nous, mais au-dessous. Et ce n’est pas selon votre force que je vous tente, mais selon votre faiblesse. SYGNE. — Ainsi done moi, Sygne, comtesse de Coiifontaine. J’épouserai de ma propre volonté Toussaint Turelure, le fils de ma servante et du sorcier Quiriace. Je l’épouserai 4 la face de Dieu en trois per- sonnes, et je lui jurerai fidélité et nous nous mettrons l’alliance au doigt. Jl sera la chair de ma chair et l’ame de mon ame, et ce que Jésus-Christ est pour |’Eglise, Toussaint Turelure le sera pour moi, indissoluble. Lui, le boucher de 93, tout couvert du sang des miens, Il me prendra dans ses bras chaque jour et il n’y aura rien de moi qui ne soit 4 Jui, Et de lui me naitront des enfants en qui nous serons unis et fondus, PAUL CLAUDEL 15 Tous ces biens que j'ai recueillis non pas pour’ moi, Ceux de mes ancétres, celui de ces saints moines, Je les lui porterai en dot. et c’est pour lui que jaurai souffert et travaillé. La foi que j’ai promise, je la trahirai. Mon cousin trahi de tous et qui n’a plus que moi seule, Et moi aussi, je lui manquerai la derniére! Cette main qu’il a prise dans la sienne le lundi de Ja Pentecdte, Sous l’oeil de nos quatre parents exposés devant nous tous ensemble sur cet autel, Je la lui retirerai. Ces deux mains qui se sont serrées passionnément tout 4 l’heure, La mienne est fausse! (Silence.) | Vous vous taisez, mon pére, et ne me dites plus rien! MONSIEUR BADILON. — Je me tais, mon enfant. et je frémis! Je vous déclare que ni moi, Ni les hommes ni Dieu méme, ne vous deman- dons un tel sacrifice. SYGNE. — Et qui donc m’y oblige? MONSIEUR BADILON. — Ame chrétienne! Enfant de Dieu! C’est 4 vous seule de le faire de votre propre gré, SYGNE. — Je ne puis pas. MONSIEUR BADILON. —Préparez-vous donc. Je m’en vais vous bénir et vous renvoyer. SYGNE. — Mon Dieu! Cependant vous voyez que je vous aime! MONSIEUR BADILON.—Mais non point jus- qu’aux crachats, 4 la couronne d’épines, a la chute sur le visage, 4 l’arrachement des habits et 4 la croix. SYGNE. — Vous voyez mon coeur! MONSIEUR BADILON. — Mais non-point 3 travers cette grande rupture 4 mon cété. 76 LE MESSAGE FRANCAIS DE SYGNE. — Jésus! mon bon ami! Qui a été tout le temps mon ami sinon vous? Il est dur maintenant de vous déplaire. MONSIEUR BADILON. — Mais il est facile de faire Votre volonté! SYGNE. — II est dur de me séparer de Vous pour la premiére fois. MONSIEUR BADILON. — Mais il est doux de mourir en Moi qui suis la Vérité et la Vie. SYGNE. — Seigneur, s’il se peut, que ce calice soit éloigné de moi! MONSIEUR BADILON. — Mais toutefois que Votre volonté soit faite et non la mienne! SYGNE. — Ah, du moins, 6 mon Dieu, si je Vous abandonne tout, Et Vous de Votre cdté, faites aussi pour moi quelque chose. Ne tardez pas et prenez ma vie misérable avec le reste! MONSIEUR BADILON — Mais toutefois 4 Vous seul il appartient de savoir le jour et l’heure. SYGNE, sourdement. — Agneau de Dieu qui effacez les péchés du monde, ayez pitié de moi! MONSIEUR BADILON. — Le voici déja avec vous, SYGNE. — Seigneur, que votre volonté soit faite et non la mienne! MONSIEUR BADILON. — Est-il vrai, mon enfant, et tout est-il consommé? SYGNE. — ...Et non la mienne. (Silence.) Seigneur, que Votre volonté soit faite et non pas la mienne! Seigneur, que Votre volonté soit faite et non pas la mienne! MONSIEUR BADILON, — Ma fille, mon en- fant bien-aimée, le voyez-vous maintenant, com- bien Dieu vous demande une chose facile? Le voici done enfin abattu, l’édifice de votre amour-propre? La voici terrassée, cette Sygne PAUL CLAUDEL ” que Dieu n’a pas faite! Le voici arraché jusqu’aux racines, Ce tenace amour de vous-méme! Voici la créa- ture avec son créateur dans I’Eden de la croix! “O mon enfant, certes la joie est grande que je réserve 4 mes saints, mais que dites-vous de mon calice?” Il est facile de mourir. Tl est facile daccepter la mort, et la honte et le coup sur le visage et Vinintelligence, et le mépris de tous les hommes. Tout est facile excepté de Vous contrister. Tout est facile, 6 mon Dieu, & celui qui Vous aime Excepté de ne pas faire Votre volonté adorable. (IL se léve.) Et moi, Votre prétre, je me léve 4 mon tour et je me tiens au-dessus de cette victime immolée, Et je Vous prie pour elle, ainsi que l’on prie sur les azymes & la messe. Pére Saint, Vous voyez cette brebis qui a fait ce qu’elle a pu. Maintenant ayez compassion d’elle et ne lui imposez pas un fardeau intolérable, Ayez pitié de moi aussi, prétre, pécheur, qui viens de Vous immoler mon enfant unique de mes propres mains. Et vous, ma fille, dites que vous me pardonnez avant que je vous pardonne, (Elle fait un geste de la main, il lui pose la sienne sur la téte.) Mon enfant, recueillez-vous, je m’en vais vous bénir et que la grace de Dieu soit avec vous! ‘Elle se laisse couler la face contre terre et demeure pros- ternée et les bras étendus. Il fait lentement le signe de la croix sur elle, cependant que les rayons rouges du soleil cou- chant entrent par les fenétres.) (L’Otage, pages 116 @ 145) Les invités & lV’attention A Mademoiselle Suzanne Fouché Mademoiselle, Vous me demandez de parler, en ce premier numéro de votre Bulletin, 4 ceux que vous appelez les Diminués de Berck, diminués, en effet, en ce qui est de l’activité matérielle, mais qui sont aussi des agrandis, des Ames agrandies et approfondies dans des corps entravés. Parmi eux, si je pouvais choisir, je m’adresse non pas 4 ceux chez qui la maladie n’est qu’un accident, une épreuve mo- mentanée, mais 4 ceux, pour employer une ex- pression qui paraitra bien cruelle, chez qui elle est une vocation, une conversion définitive de toute la nature. Je m’adresse aux acclimatés, & ces patients 4 la maniére de Pascal, qui n’at- tendent pas de guérison, mais qui, leur état une fois accepté, tournent sur cette condition étrange qui est la leur, le regard lucide 4 la fois du chré- tien et du savant, et qui sont capables de méditer cette parole substantielle : Mon espérance est du c6té de mon attention. La douleur est une présence, et elle exige la nétre. Une main nous a saisis et nous tient. Nous ne pouvons plus lui échapper, nous ne pouvons plus étre ailleurs, nous ne pouvons plus étre dis- traits, Notre oreille est continuellement tendue 4 ce travail qui se fait en nous, 4 cette note de lime et de scie, 4 cette opération sur notre corps d’une volonté qui n’est pas la nétre et d’une loi étran- gére 4 notre convenance physique. Quelque chose profite de tout ce monde organique, a |’intérieur de nous-mémes dont, bien portants, nous n’avons pas conscience et que seule nous révéle l’explora- tion, ou l’assaut, ou l’investissement, ou l’occupa- tion et le blocus, de cet ennemi ingénieux et in- time, dont les relations avec nous tiennent a la fois de la violence et de la persuasion. PAUL CLAUDEL 9 Une question continuelle est présente 4 l’esprit du malade : Pourquoi? Pourquoi moi? Pourquoi est-ce que je souffre? Les autres marchent, pourquoi est-ce que je suis immobile? Les autres rient, courent, travaillent, jouissent de ce beau et vaste monde, suivent un chemin et une carriére, produisent une oeuvre, élévent une famille, s’oc- cupent parmi leurs semblables 4 une quantité de choses utiles et délicieuses. Qu’est-ce qui m’est arrivé? Pourquoi est-ce que j’ai été mis de cété, impuissant, inutile, étendu depuis le matin jus- qu’au soir, pendant des jours et des mois et des années, sur la méme couche, en compagnie d’évé- nements minuscules et de cette matiére du temps dont les normaux ne s’apercoivent méme pas? Pourquoi est-ce que j’ai été choisi? Qu’est-ce qui m’a valu cette désignation nominale, cette élection au réle de passif, et l’épinglement au rideau de mon lit de ce programme de tortures 4 épuiser qui est mon lot, parait-il, et la chose pour quoi je suis né? A cette question terrible, la plus ancienne de ’Humanité, et & laquelle Job a donné sa forme quasi officielle et liturgique, Dieu seul, directe- ment interpellé et mis en demeure, était en état de répondre, et l’interrogatoire était si énorme que le Verbe seul pouvait le remplir en fournissant non pas une explication, mais une présence, sui- vant cette parole de |’Evangile : “Je ne suis pas venu expliquer, dissiper les doutes avec une ex- plication, mais remplir, c’est-a-dire remplacer par ma présence le besoin méme de |’explication.” Le Fils de Dieu n’est pas venu pour détruire la souf- france, mais pour souffrir avec nous. Il n’est pas venu pour détruire la croix, mais pour s’étendre dessus. De tous les priviléges spécifiques de ]'Hu- manité, c’est celui-la qu’ll a choisi pour Lui-méme, cest du cété de la mort qu’ll nous a appris qu’était le chemin de la sortie et la possibilité de la sortie et la possibilité de la transformation. 80 LE MESSAGE FRANGAIS DE Il nous a appris 4 préférer & toutes les fables des poétes et A toutes les fantaisies de l’imagination ces dures premiéres marches affreusement réelles et praticables. De la nature de !’Homme, c’est la souffrance qui Lui a paru I’essentiel, Par Lui, elle a cessé d’étre gratuite, elle paye maintenant quelque chose, et ce quelque chose, c’est le Christ qui est venu nous l’apporter. I] est venu nous montrer ce que nous sommes capables d’acquérir et de réparer en payant, d’acquérir et de réparer pour nous-mémes et pour les autres avec une monnaie dont le cours est universel et dont la dépense nous est d’ailleurs imposée, le seul choix nous étant laissé de employer ou absolument de la perdre. Ainsi Yhomme qui souffre n’est pas inutile et oisif. Il travaille et il acquiert par sa collaboration avec la main bienfaisante et cruelle qui est 4 l’oeuvre sur lui, non pas des biens péris- sables et relatifs, mais des valeurs absolues et universelles dont il a la disposition. I] est tout entier transporté dans la nécessité. Certes sa souffrance est nécessaire, en ce sens qu’il n’est pas libre de la rejeter, mais lui-méme est néces- saire & la souffrance. Quelque chose se passe A quoi son corps et son Ame, ou disons d’un seul mot, sa présence, est indispensable, et qui ne pourrait exister sans lui. Tout en lui est devenu acte par le sacrifice qui en est fait. Chose mer- veilleuse! son travail est d’étre travaillé, c’est lui- méme qui fournit la matiére de cette élaboration mystérieuse, c’est son Ame qui subit l’opération de mains aussi savantes et délicates que celles dun artiste ou d’un créateur, il y a quelqu’un @ Yoeuvre sur lui qui l’empéche de revenir a 1’état vulgaire et qui lui demande autre chose, qui lui pose patiemment, et suivant un mode mystérieu- sement apparenté 4 sa propre nature, cent fois et mille fois la méme question (dans l’antique sens juridique du mot), jusqu’é ce qu'il ait répondu la réponse essentielle qu’on veut de lui PAUL CLAUDEL 8r et ce oui qui pour la plupart se confond avec le dernier soupir. Ainsi la souffrance ressemble 4 la grace en ce qu’elle est une élection gratuite, bien qu’il ne soit pas interdit de trouver parfois entre la nature et le don de Dieu un rapport de convenance. Toute- fois, il y a cette différence que nous pouvons nous dérober 4 l'une, mais non pas 4 ]’autre qui nous prend de force. L’une va jusqu’au corps & travers Yame, l'autre s’adresse 4 l’Ame & travers le corps. L’une est comme un empoisonnement, |’autre comme une voie de fait. Mais toutes deux nous séparent du monde et nous livrent 4 quelqu’un qui est avec le monde non pas comme la partie dans le tout, mais comme la cause dans |’effet. C’est la cause qui nous a faits qui n’est pas con- tente de son ouvrage et qui le reprend et qui nous oblige 4 nous apercevoir d’elle. Le Malade et le Saint, c’est quelqu’un que Dieu ne laisse pas tranquille. Un rythme nouveau intervient dans Vengrenage automatique de nos effets et de nos causes, nous frottons, un accident intérieur s’est produit, un doigt s’est introduit qui engourdit et qui pince et qui nous oblige @ quelque chose de dif- férent comme marche et comme accommodation. Je sens trop en relisant les lignes qui précédent que l’ordre et la bonne composition y manquent. Il y a des répétitions, il y a des phrases d’ou sortent toutes espéces d’amorces interrompues qu’il faudrait rogner ou provigner, il y en a d’autres qu’il faudrait transporter 4 d’autres en- droits, il suffirait de taper dessus un petit coup pour les caler. Mais j’ai perdu le gofit du beau travail scolastique, je préfére suivre ma plume que de la diriger, (il y a d’ailleurs une certaine entente entre nous deux). Je préfére A cette ombre immobile dans un carré de papier le mou- vement de diverses idées qui se cherchent et aprés de lents essais ne se retrouvent que pour se séparer. 82 LE MESSAGE FRANCAIS DE Et puisque nous parlons d’immobilité, tout le monde bouge, n’est-il pas nécessaire qu’il y ait aussi parmi les hommes des immobiles et des amis de Dieu qu’il a choisis pour passer moins, pour étre associés de plus prés & cette durée qui est le voile de l’éternel Présent? Qu’il y ait des témoins comme il y a des acteurs? Chers amis de tous cétés gisants, privés de tout excepté de cette force essentielle et tenace qui vous retient 4 la vie, et qui peut-étre est nécessaire pour maintenir bien d’autres fils tendus qui s’accrochent 4 vous sans que vous le sachiez, vous étes ceux qu’on a fait entrer de force comme les Invités de Ja Pa- rabole. Vous étes pour toujours ou pour quelque temps les Invités @ UVattention. Tous ces gens debout et bougeants et agissants que vous enviez, étes-vous sirs qui’ls vivent autant que vous? Est- ce que la vie pour eux n’est pas un réve ow !’en- grenage de l’idée et de l’acte, de l’habitude et du geste, s’opére pour ainsi dire de lui-méme et presque sans aucune intervention de la pensée? Mais vous, Dieu vous a fait un amer loisir. Est-ce que le gotit d’une poignée de cerises, par exemple, n’est pas différent pour le convive repu qui les picore distraitement, 4 la fin d’un bon diner, ou pour le voyageur altéré et affamé qui les savoure non seulement de Ja bouche et du palais, mais du plus profond de son coeur et de son estomac? Est-ce qu’un bouquet de belles fleurs fraiches, une assiette toute remplie et débordante de grosses grappes de raisin, n’apporte pas plus de joie au chevet d’un malade que sur la table 4 thé d’une Parisienne? Dans le premier cas, il y a eu simple effleurement de l’esprit : l’esclave n’a pas le droit de s’arréter une seconde, il faut qu’il aille & sa tache. Dans le second cas, il y a com- munion et la présence solennelle 4 cété de nous de ces belles choses que Dieu a faites a quelque chose de sacramentel, L’instrument de cette com- munion est l’attention, le respect en est le besoin, PAUL CLAUDEL 83 la matiére profonde en est le consentement, com- me dans ce sacrement que saint Paul appelle par excellence le grand sacrement et qui est le Ma- riage. Par le consentement nous nous ouvrons sans réserve 4 toutes ces belles et bonnes choses qui nous sont offertes et nous leur permettons d’étre avec plénitude par rapport 4 nous tout ce que le Créateur leur a commandé d’étre. Mais ne serait-ce pas une idée, au lieu de consentir sim- plement 4 ce fruit ou 4 cette belle rose trempée de pleurs d’argent, de consentir 4 Dieu? De faire attention 4 Lui, bien que ce soit plus difficile? De consentir du plus profond de notre 4me et de notre corps 4 Lui, et de profiter de ce que nous sommes vaincus pour capituler, pour couler 4 fond, pour capituler sans articles dans une amére et silencieuse communion qui ne laisse pas un pouce de notre territoire inoccupé? Cette huma- nité qu’ll a faite, pourquoi est-ce qu’ll n’y gofite- rait pas une fois de plus? Ce calice qu’Il nous a donné a boire, pourquoi est-ce que notre souf- france ne servirait pas 4 Lui en rafraichir le goat? Ces fleurs, aprés tout, n’étaient pas des signes bons & flatter un moment notre contem- plation. Mais nous prétons loreille 4 une nomi- nation insistante et personnelle de notre nom. Nous sommes comme le mineur ou le puisatier enseveli qui entend tout ]4-bas le travail, le petit grattement de ]’ami qui est 4 l’oeuvre pour le délivrer. Il appartient 4 notre coeur de le de- vancer, de l’aider par une adroite et sainte im- mobilité au lieu de le géner par tous ces pauvres gestes éperdus. “Aujourd’hui, tu seras avee moi dans le paradis.” Ah, Seigneur, ce n’est pas demain, c’est aujourd’hui méme que Vous avez dit, oui, c’est & cet instant méme de supréme torture que cela m’est arrivé, et je ne pouvais comprendre Votre parole que sur la Croix, Brangues, septembre 1928. (Toi, qui es-tu 2, pages 111 & 117) La Vierge a Midi Il est midi. Je vois l’église ouverte. I] faut entrer. Mére de Jésus-Christ, je ne viens pas prier. Je n’ai rien 4 offrir et rien 4 demander. Je viens seulement, Mére, pour vous regarder. Vous regarder, pleurer de bonheur, savoir cela Que je suis votre fils et que vous étes 1a. Rien que pour un moment pendant que tout s’arréte. Midi! Etre avec vous, Marie, en ce lieu ot vous étes. Ne rien dire, regarder votre visage, Laisser le coeur chanter dans son propre lan- gage, Ne rien dire, mais seulement chanter parce qu’on a le coeur trop plein, Comme le merle qui suit son idée en ces espéces de couplets soudains. Parce que vous étes belle, parce que vous étes immaculée, La femme dans la Grace enfin restituée, La créature dans son bonheur premier et dans son épanouissement final, Telle qu’elle est sortie de Dieu au matin de sa splendeur originale. Intacte ineffablement parce que vous étes la Mére de Jésus-Christ, Qui est la vérité entre vos bras, et la seule es- pérance et le seul fruit. Parce que vous étes la femme, I’Eden de ]’an- cienne tendresse oubliée, Dont le regard trouve le coeur tout 4 coup et fait jaillir les larmes accumulées, PAUL CLAUDEL 85 Parce que vous m’avez sauvé, parce que vous avez sauvé la France, Parce qu’elle aussi, comme moi, pour vous fut cette chose 4 laquelle on pense, Parce qu’ l'heure ou tout craquait, c’est alors que vous étes intervenue, Parce que vous avez sauvé la France une fois de plus, Parce qu’il est midi, parce que nous sommes en ce jour d’aujourd’hui, Parce que vous étes 14 pour toujours, simple- ment parce que vous étes Marie, simplement parce que vous existez, Mere de Jésus-Christ, soyez remerciée! (Ecoute, ma fille, pages 34°35) La nuit de Péques A travers la fenétre sans rideau depuis long- temps je vois une petite étoile me luire. Je ne dors pas. Mais entre le Samedi Saint et Paques la nuit n’est pas faite pour dormir! Les montagnes et les foréts attendent, elles m’entourent dans une émanation lumineuse. La pleine lune pas & pas éléve, suspend sa face pieuse. La pleine lune sans un mouvement rayonne au milieu de 1’éternité. Heureuse nuit qui toute seule sait l’heure ot Jésus est ressuscité! Rien ne résiste & ce vainqueur: portes closes il passe de l’autre cété du mur. C’est ainsi qu’a travers le temps il passe sans qu’il en rompe la mesure. Nous ne savons qu’une chose arrive que si déja elle est arrivée. Nous apprenons tout & coup que le Seigneur est_ressuscité! Ce silence de tous les siécles avant Moi, il n’y avait pas moyen qu’il continue! Il n’y avait pas moyen de la terre interrogée que l’on dise plus longtemps : elle s’est tue! Les étoiles, ce qu’elles ont vu, l’une a l’autre en tumulte se sont mises 4 le raconter! La terre a rompu le silence, tout 4 coup elle s’est mise A dire ce qu’elle sait! Le soleil n’est pas levé encore : il y a une heure encore de cette immense solitude! Iln’y a pour garder le tombeau que ces millions d’étoiles en armes, vigilantes depuis le Péle jus- qu’au Sud! PAUL CLAUDEL 8 Et tout 4 coup dans le clair de lune les cloches en une grappe énorme dans le clocher, Les cloches au milieu de la nuit comme d’elles- mémes, les cloches se sont mises 4 sonner! On ne comprend pas ce qu’elles disent, elles parlent toutes 4 la fois! Ce qui les empéche de parler, c’est )’amour, la surprise toutes ensemble de la joie! Ce n’est pas un faible murmure, ce n’est pas cette langue au milieu de nous-mémes suspendue qui commence 4 remuer! C’est la cloche vers les quatre horizons chré- tienne qui campane 4 toute volée! Les deux plus claires par-dessus l’une sur Yautre qui montent dans un dialogue infatigable! Et les quatre plus graves 4 coups profonds par- dessous 4 leur tour qui se sont mises a table! Aprés les siécles révolus, au milieu de cette éternité 4 la fin autour de nous lumineuse et étalée, Parce que l’heure est venue, tout & coup, sur- prise que ]’on soit capable de parler! Ce n’est point une parole humaine, c’est le triomphe, la vendange énorme de toutes les étoiles dans le ciel! C’est la terre délivrée vers Dieu coup sur coup qui pousse cet aboiement solennel! C’est l’Ame & moitié déshabillée déja qui pousse cette acclamation délirante! C’est les morts de tous les cimetiéres 4 moitié vivants qui se mélent 4 ces cloches énormes et bredouillantes! C’est le chaos du monde avec le péché dans une étreinte inextricable Qui sur son visage tout 4 coup a ressenti |’im- pression de ces lévres ineffables! Vous qui dormez, ne craignez point, parce que e’est vrai que J’ai vaincu la mort! J’étais mort et Je suis ressuscité dans Mon ame et dans Mon corps. 88 LE MESSAGE FRANCAIS La loi du chaos est vaincue et le Tartare est souffleté! La terre qui dans un ouragan de clo hes de toutes parts s’ébranle vous apprend que Je suis ressuscité! Femmes, que cherchez-vous dans Ja tombe? Mais non! vous n’avez plus rien 4 faire avec ceci! Les linges sont roulés dans un coin, Jésus vit, Tl n’est plus ici! Mon 4me 4 son tour de la tombe «’arrache avec un rire éperdu! Moi aussi j’ai vaincu la mort et je crois en mon sauveur Jésus! Au centre du monastére tout seul, il médite, le haut veilleur tout seul peu 4 peu il s’apaise en frémissant. C’est le tour de toutes les églises la-bas de ré- pondre dans le soleil levant! Elles s’éveillent l’une aprés l’autre, tour a tour je les entends qui s’interrogent dans la nuit. Pour chaque étoile qui s’éteint il s’éveille une brebis. Abbaye S.-Maurice et SMaur de Clervaux Paques 1934. (Toi, qui es-tu?, pages 119 d 12a) Magnificat Soyez béni, mon Dieu, qui m’avez délivré des idoles, Et qui faites que je n’adore que Vous seul, et non point Isis et Osiris, Ou la Justice, ou le Progrés, ou la Vérité, ou la Divinité ou l’Humanité, ou les Lois de la Na- ture ou l’Art, ou la Beauté, Et qui n’avez pas permis d’exister 4 toutes ces choses qui ne sont pas, ou le Vide laissé par votre absence, Comme le sauvage qui se batit une pirogue et qui de cette planche en trop fabrique Apollon, Ainsi tous ces parleurs de paroles du surplus de leurs adjectifs se sont faits des monstres sans substance, Plus creux que Moloch, mangeurs de petits en- fants, plus cruels et plus hideux que Moloch. Tis ont un son et point de voix, un nom et il n’y a point de personne, Et Vesprit immonde est 14, qui remplit les lieux déserts et toutes les choses vacantes, Seigneur, vous m’avez délivré des livres et des Idées, des Idoles et de leurs prétres, Et vous n’avez point permis qu’Israél serve sous le joug des Efféminés. Je sais que vous n’étes point le dieu des morts, mais des vivants. Je n’honorerai point les fantémes et les poupées, ni Diane, ni le Devoir, ni la Liberté et le Boeuf Apis. Et vos “génies”, et vos “héros”, vos grands hom- mes et vos surhommes, la méme horreur de tous ces défigurés. 90 LE MESSAGE FRANCAIS DE Car je ne suis pas libre entre les morts, Et j’existe parmi les choses qui sont et je les contrains 4 m’avoir indispensable. Et je désire de n’étre supérieur 4 rien, mais un homme juste, Juste comme vous étes parfait, juste et vivant parmi les autres esprits réels. Restez avec moi, Seigneur, parce que le soir ap- proche et ne m’abandonnez pas! Ne me perdez point avec les Voltaire, et les Renan, et les Michelet, et les Hugo, et tous les autres infames! Leur ame est avec les chiens morts, leurs livres sont joints au fumier. Ils sont morts, et leur nom méme aprés leur mort est un poison et une pourriture. Parce que vous avez dispersé les orgueilleux et ils ne peuvent étre ensemble, Ni comprendre, mais seulement détruire et dissi- per, et mettre les choses ensemble, Laissez-moi voir et entendre toutes choses avec la parole Et saluer chacune par son nom méme avec la parole qui l’a fait. Vous voyez cette terre qui est votre créature in- nocente. Délivrez-la du joug de |’infidéle et de Vimpur et de l’Amorrhéen! car c’est pour Vous et non pas pour lui qu’elle est faite. Délivrez-la par ma bouche de cette louange qu’elle vous doit, et comme |’Ame paienne qui languit aprés le baptéme, qu'elle regoive de toutes parts Vautorité et l’évangile! Comme les eaux qui s’élévent de la solitude fon- dent dans un roulement de tonnerre sur les champs désaltérés, PAUL CLAUDEL or Et comme quand approche cette saison qu’an- nonce le vol criard des oiseaux, Le laboureur de tous cétés s’empresse & curer le fossé et l’arroyo, 4 relever les digues, et ouvrir son champ motte 4 motte avec le soc de la béche, Ainsi comme j’ai regu nourriture de la terre, qu’elle regoive & son tour la mienne ainsi qu’une mére de son fils, Et que l’aride boive 4 plein bord la bénédiction par toutes les ouvertures de sa bouche ainsi qu’uhe eau cramoisie, Ainsi qu’un pré profond qui boit toutes vannes levées, comme I’oasis et la hureta par la racine de son blé, et comme la femme Egypte au double flane de son Nil. Bénédiction sur la terre! bénédiction de l’eau sur les eaux! bénédiction sur les cultures! béné- diction sur les animaux selon la distinction de leur espéce! Bénédiction sur tous les hommes! accroissement et bénédiction sur l’oeuvre des bons! accroisse- ment et bénédiction sur l’oeuvre des méchants! Ce n’est pas l’Invitatoire de Matines, ni le Lau- date dans ascension du soleil et le cantique des Enfants dans la fournaise! Mais c’est ’heure ot homme s’arréte et consi- dére ce qu’il a fait luicrméme et son oeuvre conjointe a celle de la journée. Et tout le peuple en lui s’assemble pour le Ma- gnificat a l’heure des Vépres oii le soleil prend mesure de la terre, Avant que la nuit ne commence et la pluie, avant que la longue pluie dans la nuit sur la terre ensemencée ne commence! Et me voici comme un prétre couvert de l’ample manteau d’or qui se tient debout devant |’autel 92 LE MESSAGE FRANCAIS embrasé et I’on ne peut voir que son visage et ses Mains qui ont la couleur de homme. Et il regarde face & face avec tranquillité, dans la force et dans la plénitude de son coeur, Son Dieu dans la montrance, sachant parfaite- ment que vous étes 14 sous les accidents de Yazyme. Et tout 4 Vheure, il va vous prendre entre ses bras, comme Marie vous prit entre ses bras, Et mélé & ce groupe au choeur qui officie dans le soleil et dans la fumée, Vous montrer a l’obscure génération qui arrive, La lumiére pour la révélation des nations et le salut de votre peuple Israél, Selon que vous l’avez juré une seule fois 4 David, vous étant souvenu de votre miséricorde, Et selon la parole que vous avez donnée & nos péres, 4 Abraham et 4 sa semence dans tous les siécles. Ainsj soit-il! Tientsin, 1907. (Cing grandes odes) Paroles & M. le Maréchal (Dit au cours de la représentation de « L’Annonce Faite 4 Marie », nouvelle version). Monsieur le Maréchal, il est question dans cette piéce de quelqu’un qui ressuscite. Et certes ce n'est pas une petite affaire que de ressusciter! Sept fois de suite, Le prophéte bouche & bouche et tout de son long dans la Bible se couche sur le mort récaleitrant: Tout & coup le voila qui a ouvert les yeux, il regarde, et avant méme qu’il respire on a compris qu’il entend. Pour rendre d’un seul coup vivant ce qui était mort, il fout étre le Fils de Dieu! Mais c’est déja beau, comme c’est beau! ce grand soupir et cet oeil qui 8 véclaire peu & peu! Monsieur le Maréchal, voici cette France entre vos bras, lentement, qui n’a que vous et qui res- suscite a voix basse. Elle wa pas le droit de parler encore, mais pour faire comprendre qu'elle est lasse, Il y a cet immense corps @ qui le soutient si lourd et qui pése de tout son poids, Toute la France d’aujourd’hui, et celle de de- main avec elle, qui est la méme qu’autrefois! Celle d’hier aussi qui sanglote et qui a honte et qui erie que tout de méme elle a fait ce qu’elle a pu! “Crest vrai que j’ai été humiliée! dit-elle, c’est vrai que j'ai été vaincue! Il n’y a plus de rayons @ ma téte, il n’y a plus que du sang et de la boue! Il n’y a plus d’épée & ma main, ni Végide qui était pendue @ mon cou! 94 LE MESSAGE FRANGAIS DE Je suis étendue tout de mon long sur la route et il est loisible au plus lache de m’insulter. Mais tout de méme il me reste ce corps qui est pur et cette dme qui ne s’est pas déshonorée.” Monsieur le Maréchal, rappelez-vous, et c’était any a pas si longtemps, Ces foules par tous les chemins, comme um fleuve qui devient un torrent, De femmes et d’enfants et d’hommes, comme un troupeau de bétes affolées, Et ce hurlement de désespoirs qui se mélait a nos troupes décimées! France! toute VEurope avec ses digues empor- tées qui déferlait sur toi, fille de Dieu! Et qui ne voulait d’autre abri que ton toit déja qui prenait feu. “Vous me demandiez du pain, dit la France, et moi, je vous ai donné ma chair. Vous me demandiez un abri, et moi, je vous ai tout ouvert! Puisqu’on a défoncé ma frontiére, entrez tous! pénétrez jusqu’au fond de mon coeur béant! Si ma maison est devenue étroite, mon coeur est grand! Venez et serrez-vous contre moi, venez, trou- peau innombrable et frémissant, Et partagez avec moi ce pain supréme, trempé de larmes et de sang!” Monsieur le Maréchal, il y a um devoir pour les morts qui est de ressusciter, Et certes nous ressusciterons tous au jour du jugement dernier. Mais cest maintenant et aujourd’hu méme qu ‘on a besoin de nous et qu’il y a quelque chose a faire! France, écoute ce vieil homme sur toi qui se penche et qui te parle comme un pére. Fille de Saint Louis, écoute-le! et dis, en as-tu assez, maintenant, de la politique? PAUL CLAUDEL 95 Ecoute cette voix raisonnable sur toi qui pro- pose et qui explique Cette proposition comme de Vhuile et cette vé- rité comme de Vor! Ce nest pas un coup de trompette d’un seul coup qui fait revivre les morts. C'est Vexigence d@’aujourd’hui méme et Vidée poignante du devoir & faire. Ce nest pas parce que nous sommes beaux qu’il faut vivre, c’est parce que nous sommes néces- saires! Quand on a besoin de toi, comprends-tu comme il est béte d’étre mort? Léve la téte et vois dans le ciel quelque chose dimmense et de tricolore! Quelque chose & jamais dans le ciel qui ne peut pas s’empécher d’étre le plus fort, Quelque chose qui ne fait pas exprés d’étre plus fort que la nuit, et c’est VAurore! Table des matiéres La chanson frangaise. . I Verlaine, VIrréductible............00..0055 8 Le soulier de satin (troisiéme journée, scéne II)...........6+ 10 Le pore Le cocotier.... bees Voyez ce que les yeux d’une femme......... 25 Réves - 26 Letire & Jacques Riviére........ 1. 27 Le soulier de satin (scénes V et VI)........ 30 Il La confession Dissolution L’Annonce faite & Marie (prologue). Le jour des cadeaux L’Otage (Acte 2, scéne II) Les invités & Vattention il La Vierge & midi... .. cc ccc cece cece eee 84 La nuit de Paques -. 86 Magnificat ........ .. 89 CEUVRES DE PAUL CLAUDEL Aux Editions de la Nouvelle Revue Francaise © Corona Benignitatis Anni Dei. Cinq Grandes Odes. La Messe 1a-bas. Poémes de Guerre. Feuilles de Saints. La Cantate a trois Voix suivie de Sous le rempart d’Athé- nes et de Traductions diverses. L’Annonce faite 4 Marie. L’Otage. Le Pain Dur. L’Ours et la Lune. Le Pére humilié. Les Choéphores. Les Euménides. Deux Farces Lyriques (Protée — L’ours et la lune) Le Soulier de Satin (2 vol.). Morceaux Choisis. Positions et Propositions, I. Positions et Propositions, II. Loiseau noir dans le Soleil Levant. Ecoute, ma Fille. Le Livre de Christophe Colomb. La légende de Prakriti (sur vergé d’arches). Figures et Paraboles. Toi qui es-tu ? (Tu quis es ?) La collection LE MESSAGE FRANCAIS e PARU Péguy, dans ses plus beaux textes. Claudel, dans ses plus beaux textes. De Pesquidoux, dans ses plus beaux textes. e SOUS PRESSE Les plus beaux textes de: Veuillot (ler volume : polémiques), Bloy, Marie Noél. e A PARAITRE Les plus beaux textes de: Jammes, Mauriac, Bernanos, Ramuz, Giraudoux, Veuillot. (2) e distributeur LECTURES POPULAIRES Case postale 158, Station R, Montréal.

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