31 Analyse de Texte Sur L'entendement de Leibniz
31 Analyse de Texte Sur L'entendement de Leibniz
31 Analyse de Texte Sur L'entendement de Leibniz
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Leçon 31
D’où proviennent nos connaissances, et sur quel(s) fondement(s) — si tant est qu’il
en existe — viennent-elles s’assurer ? Quel rôle y joue l’expérience sensible ? Est-
ce une partie, est-ce l’ensemble des notions et des doctrines dont nous disposons
qui en provient ? Est-ce vers elle et vers elle seulement que l’on peut et que l’on doit
se tourner lorsqu’il s’agit de vérifier les connaissances ?
Dire qu’il y a un rapport entre connaissances et expérience, ce serait dire trop et
trop peu :
► trop, car sauf à supposer d’emblée le problème résolu, il n’est pas évident que nos
connaissances aient nécessairement un rapport avec cela que nous expérimen-
tons en nous et en dehors de nous. Il pourrait y avoir d’autres objets à connaître
que ceux dont nous faisons l’expérience, et d’autres moyens de connaissance
que ceux offerts par l’expérience. Par l’expérience sensible nous sommes mis en
présence d’un certain nombre d’objets : mais cela permet-il, cela suffit-il pour
une quelconque connaissance ? Parlera-t-on de connaissances là où l’on n’est
pas en mesure, précisément, d’identifier ce qui se présente, si l’on n’est pas en
mesure d’en proposer une explication, c’est-à-dire d’en rendre raison ?
► trop peu, car le terme de rapport est équivoque et prête à des interprétations
multiples. Quelle est exactement la contribution de l’expérience à la connais-
sance : est-elle d’une manière quelconque son origine ? n’est-elle pas plutôt et
seulement une occasion ? Permet-elle d’établir des connaissances, ou vient-elle
seulement les confirmer ? Il faudrait alors chercher ailleurs — mais où ? — l’ori-
gine et les fondements de la connaissance.
1. Les « sens » sont les diverses fonctions de la sensibilité (la vue, l’ouïe, l’odorat, etc.).
2. Les « connaissances actuelles » sont les connaissances «en acte», c’est-à-dire en tant que nous y sommes présents avec
attention, en tant que nous avons présent à l’esprit le rapport des idées dont elles sont composées. Cela s’oppose aux connais-
sances qui ne sont plus que mémorisées, et quelquefois impeccablement, comme les connaissances que je peux réciter «par
cœur».
3. « Il ne suit point » : cela n’a pas pour conséquence. Ce qui se passe ici ou aujourd’hui, ne se passe pas nécessairement ailleurs
et ne se passera pas nécessairement demain.
4. « Mathématiques pures » : renvoient à une connaissance qui ne procède en effet que par démonstration, c’est-à-dire par
déduction à partir de principes.
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Leibniz dans ce texte cherche à définir précisément le rapport de l’expérience à la
connaissance, en se gardant de deux excès : négliger l’utilité, voire même la néces-
sité de l’expérience, et ne pas lui faire droit ; lui accorder trop, en prenant la partie
pour le tout, la condition pour la cause.
Mais c’est aussi du sujet du savoir dont il est ici question : par l’expérience, c’est
l’objet et ses multiples qualités qui viennent occuper le devant de la scène. Penser
vrai, ce serait penser en faisant attention et en cherchant l’adéquation aux objets
qui se présentent. Est-ce nécessaire, est-ce suffisant ? Concevoir ce qui ne se laisse
pas voir, anticiper sur ce qu’on n’a pas encore vu, n’est-ce pas cela aussi que peut
le sujet, dans la mesure où il n’est pas seulement sensible, mais aussi raisonnant ?
Le sujet n’est-il rien d’autre que ce que l’expérience fait de lui, le formant au fil des
rencontres et des notions qui en résultent ? A-t-il une part propre, indicatrice d’un
mode d’être irréductible à l’extériorité objective ?
Le propos de Leibniz s’organise en plusieurs moments :
► c’est d’abord une thèse qui est posée : les sens sont nécessaires pour l’élabora-
tion des connaissances, mais ils ne jouent qu’un rôle partiel, ils ne suffisent pas
« à les donner toutes ».
► on travaille ensuite à justifier cette thèse : d’un côté reconnaître l’apport des
sens — ce qu’ « ils donnent » — ; d’un autre côté, manifester leur insuffisance
— on n’établit jamais par des exemples la « nécessité universelle d’une vérité
générale ».
► cette remarque négative appelle un complément : à quoi revient alors l’établis-
sement d’une telle nécessité ? Il faut des « principes dont la preuve ne dépend
point du témoignage des sens ». Les mathématiques illustrent ce travail réussi
d’une preuve indépendante des sens.
► on est en mesure finalement de déterminer avec précision le rôle des sens et de
leur « témoignage » : être une occasion pour des vérités que seul le raisonne-
ment permet d’établir.
Le terme de connaissance n’est pas défini dans ce texte. Mais il est clair que les
notions de connaissance et de vérité sont ici solidaires : ce qui est connu, ce sont
soit des vérités particulières (ou individuelles), soit des vérités générales.
Entre ces différentes vérités la différence semble être d’abord d’extension : on
connaît un exemple (un cas particulier) ou l’on connaît la propriété commune à un
ensemble, qu’on énonce dans une proposition générale. Le texte — c’est important
— ne conclut pas de cette seule différence d’extension à une différence de nature
entre ce qui constituerait deux genres de connaissance.
Par contre une détermination capitale est introduite au moment où l’on s’inter-
roge sur la portée, c’est-à-dire aussi sur le fondement des vérités générales : ex-
priment-elles une nécessité universelle, ou le simple constat que les choses se
passent ainsi « la plupart du temps » ? Et de quelle preuve disposons-nous pour
affirmer le bien-fondé d’une telle généralisation ?
C’est ici que les sens révèlent à la fois leur fonction et leur insuffisance :
► ils fournissent des exemples qui confirment les énoncés, qu’il s’agisse des par-
ticuliers ou des généraux : quelque chose nous est présenté qui correspond à
ce qu’on dit. Ils soutiennent aussi l’induction : ce mouvement de la pensée qui
s’élève petit à petit, par abstraction progressive, de la représentation particulière
à l’énoncé général. On se réjouira qu’une multitude d’exemples soient dispo-
nibles pour illustrer un tel énoncé.
► mais rien ne nous est prouvé par là de l’universalité de ce qu’on affirme. Une
proposition universelle, c’est une proposition qui vaut pour la totalité de l’en-
semble que l’on considère. À s’en tenir aux exemples et au seul mouvement de
l’induction, et même en supposant qu’ils soient en très grand nombre, on ne sera
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jamais assuré de l’universalité de nos énoncés. Il suffirait d’un exemple supplé-
mentaire en effet, qui infirme ce qu’on croyait établi, pour que l’universalisation
soit impossible.
► seule la mise en évidence de la nécessité de la vérité qu’on énonce pourrait en
établir véritablement l’universalité. La nécessité s’entend comme la modalité
propre de ce qui ne peut pas ne pas être. Les exemples, même multipliés, ne sont
jamais autre chose que des faits : ils nous indiquent ce qui est, ils restent muets
quant à la modalité de ce qui est. A-t-on affaire à une réalité contingente ou à
une réalité nécessaire ? À ne se confier qu’à l’expérience sensible, on risque de
commettre des erreurs, en prenant pour universel ce qui n’est pas autre chose
qu’une particularité très étendue.
De deux choses l’une alors : soit la nécessité et l’universalité sont choses indéci-
dables, relevant tout au plus d’une conjecture, mais jamais d’une véritable assu-
rance ; soit nous avons la connaissance assurée de vérités universelles et néces-
saires : mais ce ne peut être alors que sur la base d’une preuve indépendante de
l’expérience sensible.
C’est ici que la référence aux mathématiques joue pleinement son rôle. L’arithmé-
tique et la géométrie sont « pures » en cela que les propriétés des nombres et des
figures y sont étudiées pour elles-mêmes, indépendamment des mesures et des
calculs dans lesquels ensuite elles sont utilisées. Mais plus que cette « pureté »
c’est le fait qu’on « trouve » en mathématiques des vérités universelles et néces-
saires qui compte ici : elles sont bien établies, c’est donc qu’il existe des principes
sur quoi les propositions reposent et une manière de preuve indépendants de l’ex-
périence sensible et des exemples qu’elle fournit.
Que sont ces principes ? Que sont ces preuves ? Le texte ne les détermine pas
précisément. L’exemple des mathématiques pourrait y aider sans doute : il y a en
mathématiques des évidences pour l’esprit (il y aurait alors à distinguer évidences
intellectuelles et évidences sensibles) ; mais il y a surtout en mathématiques une
pratique de la démonstration, et Leibniz est de ceux qui considèrent, contre Des-
cartes, qu’il faut démontrer même les évidences (les « axiomes ») en substituant
jusque dans l’intellect le raisonné au donné. La nécessité prend en mathématiques
la forme de l’identité sous le régime de la non-contradiction, en correspondance
avec ce que Leibniz nomme l’un des deux « grands principes » de nos raisonne-
ments : le principe de la contradiction, soutenant les « vérités de raisonnement »,
là où le principe de la « raison suffisante » soutient les vérités de fait.
Mais l’exemple des mathématiques est à manier avec prudence5 : n’y a-t-il qu’en
mathématiques que l’on trouve des vérités nécessaires et universelles, ou bien les
mathématiques ne sont-elles qu’un lieu parmi d’autres de cette forme de connais-
sance ? Dans notre texte, les choses restent ouvertes : les exemples qui confirment
une vérité générale ne sont pas pris parmi des phénomènes naturels (c’est vers
les mathématiques que l’on se tourne) ; mais il n’est pas exclu qu’ils le soient.
Comme il n’est pas exclu que les vérités générales qu’on énonce à leur pro-
pos correspondent elles aussi à des nécessités universelles. On peut donc envi-
sager que d’autres disciplines, au premier rang desquelles la physique, puissent
dépasser elles aussi l’accumulation des vérités particulières et les généralisations
incertaines. Si une physique est possible qui s’appuie sur des vérités nécessaires
et universelles, ses principes et ses preuves, comme celles du mathématicien, ne
dépendront pas des sens.
Il reste à bien comprendre cette notion d’ « indépendance » : « sans les sens, dit la
fin du texte, on ne se serait jamais avisé d’y penser ». Les sens donnent à la pensée
ses objets, ou plutôt ses premiers objets. Par cette fonction ils peuvent être dits né-
cessaires, et l’on aurait tort d’opposer la pureté des mathématiques à la fréquenta-
5. Il faut ici regarder la partie omise du texte, qui utilise des exemples de physique empirique : le cycle jour/nuit, et ses variations
selon la latitude.
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tion de l’expérience sensible. Indépendance ne signifie pas séparation. Le début du
texte le dit nettement : les connaissances ne sont pas toutes données par les sens
— c’est donc bien qu’une partie leur revient : la particularité de certaines vérités
(qu’on ne trouverait pas sans les sens), l’attention à certains objets, dont on prend
ensuite une connaissance raisonnée, par définition, démonstration ou explication.
La meilleure réponse à l’empirisme — si l’on entend par empirisme l’idée que la
connaissance provient uniquement, par modifications progressives, de l’expérience
sensible — est dans cette place reconnue aux sens. Pour posséder l’« actualité »
qui est la leur — c’est-à-dire l’accomplissement — nos connaissances associent la
part des sens et celle, déterminante, d’une activité rationnelle autonome. Le sujet
pensant n’est pas une table rase, en attente des empreintes des objets. Il est riche
de principes innés, qui constituent les fondements de ses connaissances futures.
Mais l’inné n’est pas l’immédiatement accompli.
Sans expérience, les principes rationnels seraient comme endormis, inaccessibles
à celui qui en resterait le porteur inconscient.