Le Grand Nocturne Les Cercles de

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Jean Ray

Le Grand Nocturne

Les Cercles
de l’Épouvante

Préface de Jean-Pierre Bours


Lecture de Jacques Carion

Éditions Labor – Bruxelles


Tous droits réservés pour tous pays
© Éditions Labor, Bruxelles, 1984

Toute reproduction d’un extrait quelconque de ce livre par quelque


procédé que ce soit, et notamment par photocopie et microfilm, est
interdite sans autorisation écrite de l’éditeur

Illustration : Jean-Manuel Duvivier

Reproductions photographiques : N. Hellyn, A.M.L Bruxelles.

Photos : R. Ceuppens, A. Resnais.

Publié avec l’aide de la Communauté française de Belgique.

Imprimé en Belgique

D/1986/258/64
ISBN 2-8040-0180-6
L 902314
PRÉFACE

« J’ai horreur des préfaces et des préambules.


Vivent les histoires dans lesquelles on rentre comme un couteau
dans la chair.
J’ai toujours aimé les petites bicoques qui, dès la porte poussée,
vous accueillent avec le sourire de leur feu, les regards de leurs
habitants et les parfums de leurs casseroles.
Les longs corridors qui sonnent faux comme un rire de femme,
m’ôtent toute envie de voir les fumoirs ou les vérandas qu’on a
greffés au bout de leur pylore. »
Ainsi commence la Danse de Salomé dans les Derniers contes de
Canterbury. Si Jean Ray n’aimait pas les introductions, pourquoi
l’embarrasser d’une préface ? À quoi bon tracer un corridor, si bref
soit-il, devant ces deux pièces habitées par la nuit que sont Les
Cercles de l’Épouvante et Le Grand Nocturne ? Il est des univers
hantés où l’on accède de plain-pied : que ferait donc la peur d’un
vestibule ?
C’est vrai que ce fantastique-là – celui qui va vous être asséné
dans les pages qui suivent – frappe d’abord par son naturel. Jean
Ray se meut avec autant d’aisance dans le fantastique que d’autres
dans la grisaille quotidienne. Pour lui, ces deux univers sont
consubstantiels. Sans doute, l’inconcevable vous attend-il au sortir
d’un coude du fleuve Flinders, ou quelque part sur la trajectoire du
Psautier de Mayence vers le Groenland ; mais il est aussi
embusqué, de manière très précise, entre la boutique de Klingbom
et celle du grainetier dans la Mohlenstrasse à Hambourg (La Ruelle
ténébreuse), ou dans cette « rue sans joie » qu’est le Ham où
Raymond de Kremer alias Jean Ray habitait à Gand (La Main de
Goetz von Berlichingen). Il est là, autour de vous, immanent et
préhensible, et les héros de Jean Ray ne sont pas de ceux qui le
fuient : au contraire l’abordent-ils, l’affrontent-ils, le retiennent-ils
à pleines mains, car se colleter à lui vous grise : ainsi fera le
détective Harry Dickson, dans ces aventures qu’imaginait Ray au
départ d’une illustration sur une couverture. Alors pas de
présentation s’il vous plaît, car voici l’innommable. Et il faut le
saisir à bras le corps, ou c’est la raison qui chancelle. Un
fantastique de vitalité.
L’essor que connaît le genre aujourd’hui laisse à la fois rêveur et
enchanté. Le genre, – avec ses ramifications : le merveilleux et la
terreur, la science-fiction et le gothique, entre Le Magicien d’Oz et
La Nuit des Morts-vivants. Désuètes, les subtiles dissections
psychologiques du début du siècle : qui parle encore de Bourget,
combien lisent Mauriac ? De nos jours, Tournier façonne de
nouvelles mythologies, Garcia Marquez campe un univers lézardé
par la mort, et le vieux Borgès, aveugle comme Homère, dérive et
s’emmure lentement dans le plus beau des mythes qu’il ait jamais
décrits. Il faut relire Kafka, Vian, Chesterton. Après de nombreuses
années-Lumière, le cinéma retourne à Méliès (qu’il n’aurait jamais
dû quitter), et les metteurs en scène américains, de Spielberg à
Lucas, décrivent d’éblouissantes géographies où les effets spéciaux
sont à la mise en scène ce que la métaphore est au langage. Il n’est
pas un chanteur à la mode qui ne tente d’accroître son public à
coups de vidéoclips bourrés d’images baroques. Question : si vous
devez choisir entre Thérèse Desqueyroux et E.T., qui préférerez-
vous ? La réalité quotidienne pèse, il faut qu’on s’évade. Si vous êtes
déçus par le cannabis ou les sectes, par le body-building ou le yoga,
par la psychothérapie ou le Glenfiddish, venez goûter au
fantastique. La réalité quotidienne a ses fenêtres, il faut les ouvrir –
dussent-elles livrer passage aux monstres.
Dans ce grand concert halluciné qui se joue aujourd’hui, Jean
Ray, pourtant mort il y a vingt ans, vient apporter sa note de
manière opportune. Elle est à la fois profonde et juste. C’est que
dans ses récits on ne trouve aucun trucage. Pas d’« effets spéciaux »
chez ce narrateur-là. S’il n’aimait pas les préambules, c’est qu’il était
de plain-pied dans l’univers qu’il décrit. Il doit y avoir au monde
peu d’exemples d’écrivains qui aient vécu dans le fantastique de
façon si naturelle, si quotidienne et si intime. On ne voit guère que
Lovecraft à lui être comparable sur ce point, mais Lovecraft était
un torturé. Le fantastique de Ray doit au contraire sa coloration à
un goût profond de la vie, des agapes et de la mangeaille, des rues
de Gand ou Londres sous la pluie, des termes rares et pleins de
saveur. (Vous savez ce que c’est, vous, un « pylore » ?) Un
fantastique de gothique flamand, qui aime les mots et les mets, et ce
n’est pas sans raison qu’une chaleureuse amitié liait Ray à
Ghelderode. Il est peu d’écrivains, par contre, si l’on excepte un goût
commun pour la nourriture, qui soient aussi éloignés que lui de
Simenon. Harry Dickson et Maigret : aux antipodes.
Donc c’est promis, pas de préface, puisqu’il paraît que Jean Ray
ne les aimait pas. Il en a pourtant écrit plusieurs. Et il serait faux
de prétendre que ses textes n’étaient pas « composés », qu’il les
livrait à l’état brut, sans souci d’écriture ni apprêt. Il est surprenant
de voir au contraire combien ses meilleurs romans et nouvelles
sont « travaillés ». Saint-Judas-de-la-Nuit est gratifié d’une
Dédicace, d’un Avertissement, d’une Mise en place sur l’échiquier,
les autres chapitres sont séparés par des Interférences. Malpertuis
a aussi sa préface, le récit est coupé d’extraits de mémoires, la
narration progressive et fragmentée, un chapitre est qualifié
d’« intercalaire ». Dans le présent recueil, un texte liminaire
introduit aux Cercles de l’Épouvante, tandis qu’après une brève
introduction, La Ruelle ténébreuse livre deux manuscrits
mystérieusement complémentaires. Il a fait bien mieux encore : il a
écrit la plus frustrante de toutes les nouvelles – vous la trouverez
dans cet ouvrage, elle s’intitule Les Sept Châteaux du Roi de la Mer
– qui constitue la prouesse inverse de ce dont rêvait l’auteur de la
Danse de Salomé : loin d’être une nouvelle sans préface, elle est
comme la préface d’une nouvelle non écrite, de surcroît riche en
promesses. Une nouvelle en forme de vestibule, et qui se termine en
impasse.
Tout cela, bien sûr, est un peu à l’image de l’homme. On s’est
penché en vain sur sa biographie, nul ne saura jamais s’il fut un
aventurier vivant d’expédients, comme il aimait à le faire croire, ou
un modeste fonctionnaire hantant bibliothèques et librairies,
comme d’aucuns l’ont prétendu. A-t-il traversé les océans, trafiqué
armes et alcools, ou son itinéraire ne fut-il autre chose
qu’imaginaire ? « Avec Jean Ray on ne sait jamais », disait-il lui-
même. On ne sait jamais… Quelle est la part du faux et celle du
vrai ? Et ce qui compte n’est-il pas que cette prodigieuse
imagination ait été mise au service d’une œuvre où le fantastique
doit sa puissance de persuasion au fait que son auteur y croyait ?
Dans ce monde-là, de simples souvenirs d’enfance deviennent les
superbes passages oniriques du Grand Nocturne, des thèmes aussi
rebattus que celui de la sirène ou de la mort personnifiée donnent
des récits à la fois puissants, elliptiques et totalement neufs
(L’homme qui osa, Le Dernier Voyageur), et puis apparaît un thème
qui lui était cher, celui des « univers intercalaires ». Comme le
rêveur peut basculer à tout moment dans l’éveil, chacun d’entre
nous, à chaque instant, peut passer de ce monde à l’autre, celui des
mystères irrévélés, des forces obscures dont on devine qu’elles
appuient dans l’ombre. L’inconcevable entretient avec nous des
relations de voisinage. Pour Jean Ray, cet homme-paradoxe, qui
aimait le monde et affirmait détester les vestibules, l’univers où
nous vivons n’est que l’antichambre d’un autre : celui du Grand
Nocturne.
Je vous invite à l’explorer sans plus attendre.

Jean-Pierre Bours
LE GRAND NOCTURNE
LE GRAND NOCTURNE

Un carillon versa sa pluie de fer et de bronze parmi la grosse pluie


d’ouest qui, depuis l’aube flagellait sans merci la ville et sa banlieue.
M. Théodule Notte pouvait suivre, du fond de la rue brumeuse,
d’étoile naissante en étoile naissante, la marche d’un invisible
allumeur de réverbères. Il remonta la double scie d’une lampe
Carcel posée sur le coin du comptoir encombré de coupons d’étoffes
ternes et de calicots livides.
La flamme ronde éclaira une boutique vieillotte, aux casiers de
bois brun bourrés de grisailles.
Pour le mercier, cette heure de premières clartés vespérales était
celle d’une halte traditionnelle dans le temps.
Il entrouvrit doucement la porte pour empêcher la sonnette de se
faire trop bruyante et, planté sur le seuil, il huma avec plaisir l’air
humide de la rue.
L’enseigne, une énorme bobine en tôle peinte, le protégeait d’un
jet d’eau continu fusant de la gouttière trouée.
Il alluma sa pipe de terre rouge – car, par prudence, il ne fumait
jamais dans sa boutique – et, tournant le dos au labeur de la
journée, il guetta les passants qui rentraient chez eux.
— Voilà M. Desmet qui dépasse le coin de la rue du Canal,
murmura-t-il. L’homme du beffroi pourrait régler l’horloge de la
ville sur le passage de M. Desmet ; c’est un homme bien respectable.
Mlle Bulus est en retard. Ordinairement ils se croisent devant le Café
de la Trompette, où M. Desmet n’entre que le dimanche après la
messe de onze heures. Ah ! la voici… Ils ne se salueront que devant
la maison du professeur Del-tombe. Si la pluie ne tombait pas, ils
s’arrêteraient une minute pour parler du temps et de leur santé. Et
le chien du professeur se mettrait à aboyer…
Le boutiquier soupira. Ce manquement à la norme des choses le
choquait. Le soir d’octobre s’appesantissait sur les toits du Ham et
le brasillement de la pipe piquait une rose au menton de M. Notte.
Un fiacre aux roues jaunes tournait le coin du pont.
« M. Pinkers remise… Ma pipe va bientôt s’éteindre. »
C’était une pipe à fourneau minuscule qui ne contenait que deux
pincées de gros tabac des Flandres. Un rond de fumée s’épanouit
dans l’air et monta en tournoyant dans le soir.
— Oh ! Comme il est réussi ! S’émerveilla le fumeur. Et je l’ai fait
sans intention ; j’en parlerai à M. Hippolyte.
Ainsi s’achevait la journée de travail de Théodule Notte et
débutaient les heures de repos qu’il consacrait à l’amitié et au
plaisir.
Toc, toc, toc !
Une canne ferrée heurtait le pavé dans le lointain ombreux de la
rue et M. Hippolyte Baes parut.
Il était petit, bas sur pattes, vêtu d’une confortable redingote
Véronèse et coiffé d’un chapeau montant absolument irréprochable.
Depuis trente ans qu’il venait jouer chaque soir sa partie de dames à
la Bobine de Fer, sa correcte apparition provoquait l’admiration de
Théodule. Ils échangèrent des propos de bienvenue sur le seuil,
épièrent un instant la marche des nuages surgis de l’Ouest, pour en
tirer des prévisions météorologiques, puis entrèrent.
— Je ferme les volets…
— Frappe qui veut, que nous importe ! déclara M. Baes.
— Et j’emporte la lampe.
— Le luminaire, dit M. Hippolyte.
— Aujourd’hui, mardi, nous souperons ensemble avant que je
vous batte au jeu de dames, minauda Théodule.
— Nenni, mon ami, je compte bien remporter la victoire en ce
jour…
Ces paroles sempiternelles, échangées depuis tant d’années sur
un même ton, accompagnées des mêmes gestes, éveillant
d’identiques réactions de joie et de malice, donnaient aux deux
vieillards une réconfortante sensation d’immuabilité.
Les hommes qui asservissent le temps en ne permettant pas aux
veilles d’être différentes des lendemains sont plus forts que la mort.
Ni Théodule Notte ni Hippolyte Baes ne le disaient, mais ils le
sentaient comme une vérité profonde, contre laquelle rien ne
prévalait.
La salle à manger, que la lampe Carcel éclairait à présent, était
petite et très haute.
Un jour M. Notte l’avait comparée à un tube et il s’était effrayé
lui-même de l’exactitude de l’image. Mais, telle qu’elle était, avec
son plafond noyé d’ombre et de mystère, troué par la lune
minuscule du rond de lampe, elle plaisait beaucoup aux deux amis.
— Il y a exactement quatre-vingt-dix-neuf ans que ma mère est
née dans cette pièce, disait Théodule. Car, en ces temps, l’étage était
sous-loué au capitaine Soudan. Oui, cent ans moins une année. J’ai
cinquante-neuf ans et, ma mère s’étant mariée à un âge fort
raisonnable, Dieu lui accorda son fils en sa quarantième année.
M. Hippolyte compta sur ses petits doigts boudinés.
— J’ai soixante-deux ans. J’ai connu votre mère, une sainte
femme, et votre père qui fit poser l’enseigne de la Bobine de Fer. Il
avait une belle barbe et aimait le bon vin. J’ai connu les demoiselles
Beer, Marie et Sophie, qui fréquentaient la maison.
— Marie était ma marraine… Comme je l’ai aimée ! Soupira
Théodule.
— … et, continua M. Hippolyte Baes, j’ai connu le capitaine
Soudan. Un homme affreux !
Le soupir de Théodule Notte se fit plus profond.
— Certes, un homme terrible ! À sa mort, il laissa tous ses
meubles à mes parents, qui ne changèrent rien à la disposition des
chambres qu’il habita.
— Comme vous-même, ami, vous n’y changeâtes rien…
— Oh ! Non, je… vous le savez bien, je ne l’oserais pas.
— Vous avez agi sagement, mon ami, répondit gravement le petit
vieillard en retirant le couvercle d’un plat. Hé, Hé ! Voilà du veau
froid dans son jus, et je parie que cette terrine brune contient un
pâté de poulet de chez Cerneau.
Baes aurait certes gagné son pari, car l’ordonnance des menus du
mardi soir changeait rarement.
Ils mangèrent lentement, grignotant de fines tartines beurrées
que M. Hippolyte trempait sournoisement dans le jus.
— Vous êtes un fameux cuisinier, Théodule !
Ce compliment, non plus, ne variait jamais.
Théodule Notte vivait seul ; gourmand, il passait les longs loisirs
que lui laissait sa boutique peu achalandée à confectionner des
petits plats.
Le gros ouvrage de la maison était confié à une vieille femme
sourde qui y consacrait chaque jour un couple d’heures, arrivait, se
mouvait et disparaissait comme une ombre.
— Aux pipes, aux verres et aux dames ! clama Hippolyte quand ils
eurent savouré, en guise de dessert, un ample flan aux coings.
Les pions noirs et ocreux se mirent à voyager sur le carrelage du
damier.
Il en était ainsi tous les soirs, excepté le mercredi et le vendredi,
jours auxquels M. Hippolyte Baes ne partageait pas le souper de son
ami, et le dimanche où il ne venait pas.
Quand dix heures sonnaient à la pendule d’albâtre, on se séparait
et Notte accompagnait son ami jusqu’au pas de la porte,
brandissant, haut comme un flambeau, une petite veilleuse en gros
verre bleu. Ensuite, il gagnait son lit dans la chambre du second
étage qui avait été celle de ses parents.
Il passait rapidement sur le palier du premier, devant les portes
closes des chambres du capitaine Soudan, des portes étroites et
hautes, si noires qu’elles trouaient de ténèbres les murs sombres de
crasse et de nuit. Il ne les regardait jamais et, jamais, il ne lui venait
à l’idée de les pousser et de laisser la lueur de la veilleuse bleue
rôder dans les chambres que ces portes gardaient.
Le dimanche seulement, il y entrait.

*
**

L’appartement de feu le capitaine Soudan n’avait pourtant rien de


mystérieux.
La chambre à coucher était quelconque avec son épais lit à
baldaquin, sa table de nuit cylindrique, ses deux armoires de noyer
luisant et sa table ronde au vernis brûlé par la pipe et le cigare et
marqué par les rondes épures d’anciens verres et de bouteilles. Mais
le capitaine semblait avoir voulu compenser, par le confort et la
valeur du salon, la médiocrité de la chambre à coucher.
Un bahut énorme, splendide, envahissait complètement un des
murs ; deux fauteuils Voltaire en velours d’Utrecht, des chaises
massives gonflées de cuir de Cordoue piqué de cuivre doré, un foyer
à chenets pesants, une table sculptée, deux guéridons de Boule, une
haute glace de cheminée à l’eau profonde et verdie et, enfin, une
bibliothèque poussant ses livres jusqu’au ras du plafond, bourraient
la pièce, y rendant, par leur encombrement voulu, les mouvements
malaisés.
À M. Théodule Notte, qui ne quittait sa maison que pour rendre
de brèves visites à des fournisseurs proches, le salon du capitaine
Soudan offrait de silencieuses mais incomparables fêtes
dominicales.
Il achevait de dîner sur le coup de deux heures, endossait une
belle vareuse au col piqué, chaussait des pantoufles brodées, posait
une calotte de soie noire sur son crâne qui se dénudait, et poussait
la porte du salon. L’air y était lourd, sentait le vieux cuir et la
poussière, mais Théodule Notte y détectait des effluves lointains,
mystérieux et combien merveilleux.
Du vieux Soudan, il n’avait gardé que l’image confuse d’un
immense vieillard, vêtu d’une houppelande rougeâtre, fumant de
minces cigares noirs ; mais les visages de son père, à la grosse barbe
noire, de sa mère maigre et silencieuse, des belles et claires
demoiselles Beer, ne lui semblaient disparus que depuis la veille.
Pourtant, il y avait plus de trente ans que la mort les avait enlevés
en bien peu d’années. Il se souvenait que cinq ans à peine avaient
suffi pour éteindre à jamais ces quatre existences qui faisaient si
largement partie de la sienne propre.
On se réunissait dans la minuscule salle à manger du rez-de-
chaussée, pour des agapes dont ces quatre fines bouches lui avaient
laissé le goût. Mais, le dimanche, à l’heure où les vieilles du Ham,
gonflées dans leurs gros capuchons de soie noire, se rendaient aux
vêpres de Saint-Jacques, on s’installait au salon de l’étage.
M. Théodule se souvenait…
D’une main hésitante, papa Notte retirait un ou deux livres de la
bibliothèque, sous le regard légèrement désapprobateur de sa
femme.
— Voyons, Jean-Baptiste, laisse donc… On n’apprend rien de bon
dans les livres.
Le doux barbu protestait faiblement.
— Stéphanie, je ne pense pas faire mal en…
— Mais si, mais si… Il suffit d’un livre de messe et d’un livre
d’heures pour faire la lecture. Et puis, on donne le mauvais exemple
à l’enfant…
Jean-Baptiste Notte obéissait, l’air un peu malheureux.
— Mademoiselle Sophie va nous chanter quelque chose.
Sophie Beer déposait l’ouvrage de tapisserie multicolore, qu’elle
apportait dans un gros cabas de peluche grenat, et s’approchait du
bahut. Ce geste était à l’orée d’un éternel émerveillement pour le
jeune Théodule. Le dessous du bahut cachait un clavecin court et
bas, qu’une pesée exercée sur un levier latéral faisait avancer dans
la pièce et qu’une manœuvre opposée renvoyait se blottir dans
l’immense armoire. Les touches de l’instrument étaient jaunes
comme des tranches de potiron et émettaient au toucher de hautes
notes grêles.
Mademoiselle Sophie chantait d’une voix agréable et légèrement
chevrotante :
D’où viens-tu, beau nuage, emporté par le vent ?… ou bien une
chanson où il était question d’une haute tour, d’une hirondelle et de
beaucoup de larmes.
Ces larmes d’harmonie en provoquaient de très réelles chez
maman Notte et faisaient trembler les doigts de papa Notte,
agrippés à sa belle barbe noire.
Seule Mlle Marie ne semblait guère émue. Elle prenait Théodule
sur ses genoux et le serrait contre sa poitrine gainée de surah bleu.
— Nous irons au jardin des trois mille fleurs… fleurs… fleurs…
fleurs, chantonnait-elle tout bas.
— Où est-il ce jardin ? demandait Théodule, tout bas lui aussi.
— Je ne te le dirai jamais. Il faut le trouver.
— Mademoiselle Marie, murmurait le petit, quand je serai grand,
je serai ton mari et nous irons ensemble…
— Ta, ta, disait-elle en riant, et elle l’embrassait sur la bouche.
Un fin parfum de fleurs et de fruits montait de son corsage bleu,
et Théodule se disait que rien n’était plus beau et plus doux au
monde que cette dame aux belles joues roses, aux yeux de poupée et
aux robes de soie bruissante.
Quand, par une journée torride de juillet, il jeta une pelletée de
sable sec sur son cercueil, Théodule Notte sentit qu’il avait
profondément aimé cette femme qui était de quarante ans son
aînée, car Mlle Marie Beer était l’amie d’enfance de sa mère ; elles ne
différaient guère d’âge.
Un jour, oh ! bien des années après sa mort, par un dimanche à
jamais honni, il avait découvert, dans un tiroir secret d’une des
tables de Boule, des lettres qui prouvaient que le vieux capitaine
Soudan et Mlle Marie…
M. Théodule Notte n’avait osé transformer en mots l’affreuse
image qui assassinait le seul souvenir amoureux de sa vie. Il avait
profondément souffert dans son être et dans sa mémoire ; huit
jours d’affilée, il perdit au jeu de dames et, à la profonde
stupéfaction de M. Hippolyte Baes, il rata un filet à la purée de
noisettes dont sa mère lui avait légué la prestigieuse recette.
C’était, d’ailleurs, l’unique événement qui eût marqué ses jours
depuis qu’il occupait seul la maison centenaire du Ham, jusqu’au
dimanche de mars, noir de pluie, de vent et de giboulées où, par on
ne sait quel cataclysme secret, le livre tomba du rayon supérieur de
la bibliothèque du capitaine Soudan.

II

Il serait inexact de dire que M. Théodule n’avait jamais vu le livre,


mais cela datait de si loin que d’autres aussi en auraient
certainement perdu la souvenance.
Or, cette journée du 8 octobre, enfouie dans le temps depuis près
d’un demi-siècle, était restée étonnamment vivante dans sa
mémoire.
D’ailleurs, son rôle dans la vie ne semblait-il être précisément de
se souvenir et de se souvenir encore ?
L’invraisemblable, l’étrange, tout ce qui vous met des nausées
d’angoisse dans la bouche, lui avait sauté à la figure comme un chat,
en cette journée, à quatre heures de l’après-midi, en revenant de
l’école.
Quatre heures est une heure neutre, elle sent bon le café frais et
le pain chaud ; elle ne fait de mal à personne.
Les servantes abandonnent les trottoirs luisant d’eau ensoleillée
et les vieilles femmes, qui ont vidé leur sac à malice, quittent leurs
observatoires de tulle, pour les arrière-cuisines obscurcies par les
vapeurs du coquemar.
Théodule tournait le dos à l’école, avec toute la lassitude de sa
jeunesse paresseuse et ignorante : un odieux problème
d’arithmétique lui avait raboté le cerveau.
— À quoi me servira cet affreux problème où il est question
d’hommes qui ne se rattrapent jamais ? Papa et maman gagnent
assez d’argent et me laisseront une boutique où j’en gagnerai à mon
tour…
— Les pigeons du bourrelier courent sur la petite place. Je vais
leur jeter des pierres, car je voudrais tuer le bleu, répondit
quelqu’un.
Théodule n’attendait aucune réponse, car il parlait pour lui. Alors
seulement qu’il faisait route avec un garçon roulant sur de grosses
petites jambes arquées, il remarqua celui qui occupait un des
derniers bancs de la classe.
— Tiens, dit-il, je ne te savais pas là… Il me semblait que, depuis
la sortie de l’école, Jérôme Meyer m’accompagnait, et voici que c’est
toi, Hippolyte Baes.
— Tu n’as donc pas vu que Meyer s’est réfugié dans l’égout ?
demanda le jeune Baes.
Théodule rit du bout des lèvres, pour lui plaire. Il le connaissait à
peine, car Hippolyte passait pour un très mauvais élève, peu aimé
des maîtres d’école et qu’il était de bon ton de ne pas fréquenter.
Néanmoins, en ce jour, il se sentait attiré vers lui.
Les rues étaient vides, mais gonflées de soleil jaune et de chaleur
d’arrière-saison ; les pigeons s’étaient enfuis et s’affairaient sur un
pignon lointain. Hippolyte laissa tomber les pierres qu’il leur
destinait. Les garçons étaient arrivés à la hauteur d’une triste et
sombre boulangerie.
— Regarde, Baes, dit Théodule, il n’y a plus qu’un pain à
l’étalage…
En effet, les claies d’osier étaient vides, les boîtes et les bocaux ne
contenaient que de ternes grumeaux. Il n’y avait que cet unique
pain grisâtre et argileux, posé sur le marbre de l’étalage, comme un
îlot dans la solitude océane.
— Hippolyte, dit le petit Notte, il y a quelque chose dans tout ceci
qui ne me plaît pas.
— Tu ne parviendras jamais à résoudre le problème des courriers,
répliqua son compagnon.
Théodule baissa la tête. Il lui semblait que le pire malheur qui se
pût envisager était de ne pas trouver cette solution.
— Si l’on ouvrait ce pain, continua Baes, on verrait qu’il est plein
de choses vivantes. Le boulanger et sa famille en ont très peur.
Aussi se sont-ils réfugiés dans le fournil, après s’être munis de
couteaux.
— Les demoiselles Beer leur ont porté des pains à saucisses à
cuire. C’est très bon, Hippolyte. Si je parviens à en chiper un, je te
l’apporterai…
— Ce n’est pas la peine. Toute la boulangerie doit brûler cette
nuit, et tous vont griller là-dedans, ainsi que les choses qui vivent
dans ce pain.
Théodule ne trouva rien à redire, si ce n’est que c’était fort
dommage pour les pains à saucisses qui ne seraient pas cuits.
— Tu n’en aurais pas mangé en tout cas, acheva Baes.
Et, une fois de plus, le petit Notte se trouva à court de répliques.
Il ne pouvait exprimer comment, à ce moment-là, tout détail, tout
fragment de pensée, toute chose entrevue lui étaient pénibles.
— Hippolyte, dit-il, mes yeux ont mal de voir. Tu me parles avec
un peigne de fer. Il est heureux que le vent ne m’apporte pas l’odeur
des écuries, car elle me ferait hurler et, si une mouche devait se
poser sur ma tête, elle aurait six pattes d’acier et elle les enfoncerait
dans mon crâne.
La réponse fut comme un bourdonnement qu’il saisit mal.
— Tu as changé de plan et tes sens sont en révolte.
— Hippolyte, implora-t-il, comment se fait-il que je voie le vieux
Soudan auprès de sa bibliothèque et qu’il se batte avec un livre !
— Bien, bien, dit le jeune Baes, tout cela est parfaitement vrai.
Mais entre voir et voir dans le temps, comme tu le fais à présent…
Théodule ne comprenait rien à ces propos ; un mal de tête fou lui
taraudait le crâne. La présence de son compagnon lui était odieuse,
alors qu’en même temps, la solitude de la rue le remplissait de
terreur.
— Il doit y avoir bien longtemps que nous avons quitté l’école,
dit-il.
Hippolyte secoua la tête.
— Mais non. Les ombres ont-elles changé de place ?
En effet, la petite place n’avait pas fait tourner ses ombres, ni
celle de sa haute et ridicule pompe, ni celle de la carriole du
boulanger implorant le ciel du maigre appel de ses brancards.
— Ah ! Voici enfin quelqu’un ! s’écria le petit Notte.
La place qu’ils traversaient avec lenteur était celle du Gros
Sablon ; elle était triangulaire et chacun de ses angles se terminait
par une rue longue et triste comme un tuyau d’écoulement.
C’était au fond de la rue du Cèdre que se mouvait la silhouette
humaine.
Théodule ne la reconnut pas ; c’était une dame au long visage
terne, éclairé d’un regard pâle ; elle était vêtue d’une robe sombre
piquée d’un peu de jais ; une capote de tulle était plantée sur ses
cheveux grisonnants.
— Je ne la reconnais pas, murmura-t-il ; mais elle me rappelle la
petite Pauline Bulus qui habite près de chez nous, dans la rue des
Bateaux ; elle est bien tranquille et ne joue avec personne.
Tout à coup, il poussa un cri sourd et saisit le bras de Baes.
— Regarde… mais regarde donc ! Elle ne porte plus de robe noire,
mais un peignoir avec des fleurs. Et puis… elle crie ! Je ne l’entends
pas, mais elle crie. Elle tombe… tout est rouge autour d’elle.
— Il n’y a rien, dit Baes.
Théodule soupira.
— En effet, il n’y a rien, il n’y a plus rien.
— Tout cela se trouve quelque part dans le temps, dit Baes avec
un geste vague et insouciant. Viens, je t’offre une limonade rose.
Maintenant, les ombres de la place avaient tourné réellement ;
une bande de soleil se réfugiait contre les façades ; les deux écoliers
parcoururent une partie de la rue du Cèdre.
— Nous allons boire une citronnade, dit Baes. Bien qu’elle soit
colorée de rose, ce n’en est pas moins une citronnade. Entrons…
Théodule vit une drôle de petite maison en casque à mèche,
blanche et comme neuve, toute en fenêtres tourmentées et
céramiques irisées.
— C’est joli, dit-il. Et dire que je n’ai jamais vu cela ! L’hôtel du
baron Pisacker touche pourtant à celui de M. Minus, et voici que
cette gentille bâtisse est située entre les deux. Hé !… Il me semble
que la maison du baron est raccourcie de quelques fenêtres.
Baes haussa des épaules lasses et poussa une porte, précieuse
comme une énorme dinanderie, où l’on pouvait lire, en lettres
claires sur un fond givreux : Taverne de l’Alpha.
Ils pénétrèrent dans un coin de paradis métallique et bizarrement
lumineux, comme au cœur d’un cristal rare.
Les murs étaient tout en vitraux, sans dessins définis, mais
derrière les vitraux palpitait une lumière animée ; bas contre le sol,
feutré de tapis sombres, se suivaient des divans drapés de tissus
lamés aux couleurs de laque flambée.
Une petite idole, au regard singulièrement torve, se mirait dans
une glace d’une eau brumeuse ; son ombilic monstrueux, en forme
de brûle-parfums, était creusé dans une pierre veinée ; une cendre
parfumée y rougeoyait encore.
Personne ne venait.
À travers les vitres dépolies, on voyait le jour de la rue
s’assombrir. La lumière zodiacale, derrière les vitraux muraux,
courait, affolée, avec de brusques mouvements d’insecte
pourchassé.
Un bruit frais d’eau courante venait des étages.
Alors, sans qu’on la vit venir, une femme fut là, contre la lumière
du vitrail, soudainement immobilisée.
— Elle s’appelle Roméone, dit Baes.
Et, tout aussi brusquement, Théodule ne la vit plus. Mais son
cœur était bien lourd. Quelque chose chavira devant ses yeux et il en
éprouva un réel malaise.
— On est sorti, dit Baes.
— Dieu merci, s’écria Théodule, voici enfin quelqu’un que je
connais, c’est Jérôme Meyer !
Ce dernier était assis, en effet, sur la plus haute marche de la
maison du marchand en grains Gryspeerd.
— Tu es bête, souffla Baes, quand le petit Notte voulut
s’approcher. Tu vas te faire mordre. Tu ne distingues donc pas un
homme d’un vulgaire rat d’égout ?
Il vit alors avec une douleur inexprimable que ce qu’il avait pris
pour Jérôme bâfrait d’une façon des plus comiques des poignées de
graines rondes et, horreur, qu’une affreuse corde rosâtre et
graisseuse fouettait ses jambes.
— Je te l’avais bien dit ; il s’était réfugié dans l’égout !
Enfin le Ham parut, tel un havre. Les demoiselles Beer
attendaient sur le seuil de la boutique paternelle, et la tête décrépite
du capitaine Soudan se penchait à la fenêtre du premier étage. Sa
main, qui dépassait le rebord de pierre bleue, tenait un livre d’un
rouge sale.
— Mon Dieu ! s’écria Mlle Marie, ce petit brûle de fièvre.
— Il est malade, dit Hippolyte Baes. J’ai eu bien de la peine à le
ramener. Il a déliré tout au long du chemin.
— Je n’ai rien compris à ce problème, gémit Théodule.
— Cette vilaine école… s’éplora Mlle Sophie.
— Chut, chut ! fit Mme Notte. On va le mettre au lit sans tarder.
On le coucha dans la chambre de ses parents, qui lui parut
singulièrement peu connue et houleuse.
— Mademoiselle Marie, soupira Théodule, voyez-vous ce tableau
en face de moi ?
— Mais oui, mon petit garçon, c’est sainte Pulchérie, une bien
digne élue du Seigneur… Elle te protégera et te fera guérir.
— Non, gémit-il, elle se nomme Bulus… Elle se nomme
Roméone… Elle se nomme Jérôme Meyer et c’est un vilain rat
d’égout.
— Miséricorde ! Pleura la maman Notte. Il délire ! Il faut appeler
le docteur.
On le laissa seul, un moment, rien qu’un moment.
Soudain, d’étranges petits coups résonnèrent contre le mur. Le
jeune malade vit la toile du tableau se boursoufler sous de fébriles
pichenettes.
Il aurait voulu crier, mais c’était très difficile. Il lui semblait que
sa voix retentissait ailleurs que dans la chambre.
Et voilà qu’un bruit d’argent ruissela par toute la maison ; une
volée de pierres inonda la façade, défonçant les vitres, rebondissant
dans la chambre.
Alors, les rideaux de la fenêtre se gonflèrent et, avec un
grondement de fureur, une grande flamme les dévora.

*
**

Ce fut le début de la grande maladie de Théodule, qui réunit


autour de son lit les meilleurs médecins de la ville, et qui le
dispensa, à sa guérison, de retourner à l’école.
De cette journée data sa grande amitié pour Hippolyte Baes qui
mit à charge du délire toutes les incohérentes souvenances de la
journée du 8 octobre.
— Roméone… la Taverne de l’Alpha… la transformation de
Jérôme Meyer… billevesées mon petit !
— Et le tableau de sainte Pulchérie, la pluie de pierres et les
rideaux en feu ?
Mlle Marie en assuma la responsabilité : elle avait allumé un
réchaud à alcool pour chauffer du thé. Quant à la chute des pierres,
il fallut admettre qu’à ce moment une partie du haut fronton de la
façade s’était écroulée par le sournois travail des pluies d’automne.
Il y avait là de méchantes coïncidences.
On oublia. Seul, Théodule continua à se souvenir, mais c’était, il
faut bien en convenir, son rôle dans la vie.
III

Le livre donc tomba sur le parquet du salon sans que rien ne pût
expliquer sa chute. Il est vrai que, dans les derniers jours, de lourds
camions transportant des marchandises du port avaient passé par le
Ham, et toutes les maisons en avaient tremblé sur leur base, comme
aux sombres frissons d’un tremblement de terre.
M. Théodule avait immédiatement reconnu le livre à sa
couverture d’un rouge terni par la poussière et les souillures. Il
resta tout un temps à le contempler, tachant la laine bleue du tapis,
puis il s’en fut le cueillir d’une main hésitante.
Tout d’abord, son incompréhension fut grande : il ignorait que de
semblables ouvrages existassent.
C’était un traité très ordinaire du Grand Albert, suivi d’un
succinct exposé de la Clavicule de Salomon et du résumé des
travaux d’un certain Samuel Podgers sur la Kabbale, la Nécromancie
et la Magie Noire, selon les grimoires d’anciens maîtres de la
Grande Science Hermétique.
M. Notte le feuilleta sans grand intérêt et l’aurait remis en place,
si des feuilles intercalaires et manuscrites n’avaient retenu
davantage son attention.
Leur papier était d’un grain très fin et précieux, et l’écriture à
l’encre rouge ternie était d’une très belle mais minuscule
calligraphie.
Au fond, après en avoir achevé la lecture, M. Théodule ne se
sentit guère plus savant et même, à relire ces pages, il se sentit peu
attiré par leur mystère.
Elles traitaient de l’évocation des forces obscures, dites
infernales, et du commerce que des humains pouvaient entretenir
avec ces entités redoutables. De fait, elles constituaient une critique
des anciennes méthodes révélées dans le livre, les rejetant comme
inefficaces et même ridicules.
Les hommes, disait le commentateur inconnu, ne peuvent
atteindre le plan où se meuvent les anges déchus et il est évident
que, pour ces derniers, ils présentent si peu d’intérêt qu’ils ne se
soucient pas de quitter leur séjour pour se mêler directement à
notre vie.
Le mot « directement » était inscrit en grands caractères.
Mais on doit admettre qu’il existe un plan intermédiaire qui est
celui du Grand Nocturne.
Ceci était inscrit à un bas de page et M. Théodule s’aperçut, en
tournant le feuillet, que la suite, qui devait comporter plusieurs
pages manuscrites, manquait.
Les suivantes revenaient aux critiques antérieures et M. Notte,
qui avait été très frappé par ce nom de Grand Nocturne, y chercha
une plus ample explication. Il n’en trouva que de très confuses. Sans
doute l’auteur estimait-il en avoir assez dit dans les feuillets perdus.
Il est évident que le Grand Nocturne craint de se voir découvrir,
que sa connaissance constitue, pour les humains qui l’auront
découvert, une défense contre lui et un affaiblissement de sa propre
puissance.
M. Théodule s’en fit alors une image assez simple qui lui plut :
cette créature, si créature elle était, serait une sorte de valet des
Grandes Puissances des Ténèbres, délégué, pour d’obscures et
coupables besognes, parmi les hommes.
Il replaça le livre sans grande émotion. Seul le souvenir d’avoir
entrevu le livre rouge parmi les images houleuses d’un cauchemar
d’enfance le troubla. Il attendit quelque temps avant de raconter
tout cela à Hippolyte Baes qui, à son tour, feuilleta le tome et le
rendit en disant que, pour six sous, il se chargeait de trouver le
pareil chez les regrattiers du livre ; quant au manuscrit, il le
parcourut à peine.
— Tout cela nous fait perdre un temps précieux pour le jeu de
dames, conclut-il.
Ce soir-là, on mangea un gros quartier de dinde rôtie et
M. Théodule mit sur le compte d’une digestion pénible la nuit de
cauchemar qui suivit.
*
**

Il est vrai qu’elle débuta, non par un songe, mais par une réalité.
M. Théodule reconduisit son ami et, portant la veilleuse de verre
bleu, monta se coucher. Alors qu’il atteignait le palier du premier, la
porte du salon du capitaine Soudan s’ouvrit et Notte sentit une
pénétrante odeur de cigare. Il s’arrêta, passablement effrayé, et en
toute autre soirée, il aurait descendu les marches quatre à quatre et
même gagné la rue.
Mais il avait bu trois verres d’un whisky fameux, acheté à un
marinier du port.
La liqueur prodigieuse avait versé un courage inaccoutumé dans
sa petite âme et il entra bravement dans la pièce obscure. Tout y
était en place, et ce fut à peine s’il y respira encore l’odeur du cigare.
Il lui sembla même qu’une autre senteur, plus douce, en
triomphait : celle de fleurs et de fruits.
Il se retira après avoir inspecté les deux chambres, et il en ferma
soigneusement les portes avant de gagner sa propre chambre.
Une fois au lit, un léger vertige le saisit, mais il surmonta le
malaise et s’endormit.
D’où viens-tu, beau nuage…
Il était éveillé et se tenait dressé sur son séant ; le goût du whisky
stagnait dans sa bouche, amer et poisseux, mais son esprit lui
semblait clair et dépouillé de fumées.
Le clavecin sonnait très doux, très net, dans le silence de la nuit.
« C’est Mlle Sophie », se dit-il. Et son cœur battit fort, mais sans
effroi.
Il entendit distinctement une porte claquer, puis un pas monter
l’escalier. C’était le pas lourd et lent d’une personne immensément
lasse.
« C’est Mlle Marie ! Oui, oui, je sens bien que c’est elle. Mais
comme elle est lasse d’avoir porté pendant tant d’années ce sable
qui pesait sur elle ! Ce sable qui faisait floc, floc, quand il tombait. »
La veilleuse brûlait d’une flamme minuscule, mais éclairait
suffisamment la porte, que M. Théodule vit s’ouvrir avec lenteur.
Il n’y avait que de l’ombre dans l’entrebâillement et un fin rayon
de lune tombant d’une haute fenêtre de l’arrière-façade.
Quelqu’un marchait à présent dans la chambre, mais Théodule ne
le voyait pas, bien qu’il fit assez clair.
L’autre extrémité du lit gémit et il comprit qu’un grand poids s’y
posait.
« C’est Mlle Marie, se dit-il encore. Cela ne peut être qu’elle. »
Le poids se déplaçait et Théodule tendit la main vers l’endroit où
il voyait l’édredon de soie rouge se creuser.
Brusquement, tout son être plongea dans l’horreur.
Sa main fut saisie, attirée, griffée par quelque chose d’abominable
et une fureur invisible se jeta sur lui.
— Mademoiselle Marie, supplia-t-il.
La chose se recula vers l’extrême bout du lit et y creusa un puits
énorme dans les couvertures et les coussins. Théodule vit
parfaitement la place de deux mains géantes appuyées de part et
d’autre d’un tronc invraisemblable qui se reposait.
Il n’entendait rien, mais eut la sensation d’une respiration
monstrueuse à ses côtés.
En bas, le clavecin reprit sa chanson en une suite de sons
horriblement aigus, puis se tut brusquement.
— Mademoiselle Marie… recommença-t-il.
Il ne put en dire plus long ; la chose se rua sur lui et l’enfonça
dans les coussins.
Tout à coup, il se prit à lutter avec cette innommable entité qui
l’avait assailli et, d’un mouvement qui lui coûta ses dernières forces,
il la jeta hors du lit.
Il n’entendit aucun bruit de heurt, mais eut la sensation que
l’ennemi ténébreux avait subi une défaite et souffrait.
Ce fut grâce au clair de lune qui glissait par la porte qu’il put
enfin voir quelque chose.
C’était informe et très noir, mais il sentit parfaitement que c’était
lle
M Marie qui s’agitait dans ce sombre tourbillon, en une souffrance
inouïe.
La chose allait pourtant reprendre des forces et, cela aussi, il le
sentait. Mais il savait également que, cette fois-ci, il allait être
hideusement vaincu dans cette lutte dont la finale serait pour lui
pire que la mort. Soudain, il entendit un bruit étrange, merveilleux
et à la fois terrible ; une autre présence était là, redoutable au-
dessus de toute compréhension.
Le clavecin chanta sur un mode plaintif et très doux, puis la
masse noire fondit en une fumée qui suivit le rayon de lune avant
de disparaître. Une douceur infinie glissa au cœur de Théodule, le
sommeil lui revint immédiatement et le recueillit comme une onde
salvatrice.
Mais avant d’y plonger dans la béatitude de l’oubli, il vit une
grande ombre s’interposer entre lui et la clarté de la veilleuse.
Il distingua une immense figurine tournée vers lui, si grande que
le plafond fut soulevé par elle et que son front s’entoura d’une
parure d’étoiles. Elle était plus ténébreuse que la nuit même et
empreinte d’une tristesse si grande et si grave que tout l’être de
Notte frémit de douleur.
Il sut alors, par une révélation mystérieuse éclose au plus
profond de son âme, qu’il venait de se trouver face à face avec le
Grand Nocturne.

*
**

M. Théodule ne cachait rien à son ami Hippolyte et lui raconta


tout par le menu.
— Un mauvais rêve, n’est-il pas vrai ? Un bien singulier rêve, dit-
il.
M. Baes garda le silence.
Pour la première fois de sa vie, M. Notte vit son vieux camarade
faire un geste qui n’appartenait pas à la norme courante des jours.
Le petit vieillard monta à l’étage, ferma la porte du salon du
capitaine Soudan et en mit la clef dans Sa poche.
— Je te défends de jamais y rentrer ! fit-il.
M. Théodule mit trois semaines à fabriquer une fausse clef qui lui
ouvrit de nouveau la porte interdite.

IV

Mlle Pauline Bulus passa une peau de chamois ambrée sur le


marbre de la cheminée, le dossier des chaises et la face de quelques
bibelots en biscuit et en faux sèvres, bien qu’il n’y eût aucun grain
de poussière pour les ternir.
Un moment, elle se demanda si elle n’aurait pas bien fait de
remplacer les sèches monnaie-du-pape par quelques menus
chrysanthèmes de la saison, mais à l’idée de remplir d’eau les hauts
et fins vases de porphyre blanc, qui flanquaient les coins de la
cheminée, elle frissonna.
Le miroir lui renvoyait, dans la douce clarté du lustre, une image
qui lui était peu familière. Elle avait fait bouffer ses cheveux plats et
s’était mis un soupçon de poudre rose sur les joues.
D’ordinaire, elle portait une longue robe d’intérieur de gros drap
brun qui ressemblait à quelque bure monacale, mais, ce soir, elle
l’avait remplacée par un léger peignoir de soie à fleurettes pourpres.
Un plateau en laque de Chine occupait le centre d’une table
couverte d’une nappe brodée à fleurons.
— Kummel… anisette… abricotine, murmura-t-elle à mi-voix en
mirant à la lumière les facettes de trois petits flacons pansus.
Après un moment d’hésitation, elle tira du buffet une boîte en
fer-blanc, dont s’envola une odeur vanillée.
— Gaufrettes… macarons… patiences… énuméra-t-elle avec des
airs de chatte gourmande.
— Il ne fait pas bien froid encore, continua-t-elle. Et, d’ailleurs, la
grosse lampe belge du lustre donne beaucoup de chaleur.
Un bruit de pas naissait dans la rue silencieuse ; d’un doigt
précautionneux, Pauline Bulus souleva la grosse tenture mordorée.
— Ce n’est pas lui… Je me demande…
À vivre seule dans sa petite maison de la rue des Blanchisseurs,
elle avait pris l’habitude de se parler à elle-même ou de s’adresser à
toutes les choses familières qui l’entouraient.
— Serait-ce un bien grand changement dans mon existence ?
Elle se tournait à présent vers une terre cuite tachant de brique le
fond jaune clair de la tapisserie murale. C’était une grosse figure
niaise et souriante que le modeleur avait nommé « Eulalie ». La
grande question ne troubla pas la sérénité du masque de pierre
brune.
— Je ne sais vraiment à qui demander conseil !
Elle se pencha vers les tentures, mais n’entendit que le vent du
port balayer, au long du trottoir, les premières feuilles sèches de la
saison.
— Il est vrai que ce n’est pas encore l’heure…
Il sembla à Mlle Pauline qu’un peu d’ironie passait sur le lourd
visage d’Eulalie.
— Il ne peut venir qu’à la nuit close ! Comprenez donc, ma
chère… Et les voisins, qu’en faites-vous ? En un tournemain, on
aurait raison de ma réputation !
Posant une main tremblante sur sa maigre poitrine, elle
murmura :
— C’est la première fois que je permets à un monsieur de me
rendre visite. Et le soir encore ! Quand bien des gens sont déjà
endormis ! Seigneur, suis-je mauvaise ?… Vais-je sombrer dans le
plus haïssable des péchés ?
Son regard se fixait sur la flamme ronde de la lampe.
— C’est un secret… Je n’aurais eu garde d’en parler à quelqu’un.
— Ah !
Elle n’avait pas entendu le bruit de pas, mais le clapet de la boîte
aux lettres avait émis un léger claquement de bec. Elle ouvrit la
porte du salon, de manière à éclairer un peu le ténébreux vestibule.
— C’est vous… murmura-t-elle en un souffle, en entrouvrant la
porte. Venez donc !
Sa fine main frémissante indiqua un fauteuil, les flacons et les
gâteaux.
— Kummel, anisette, abricotine, gaufrettes, macarons, patiences…
Il n’y eut qu’un seul coup sourd, énorme.
Une main ferme remit en place les liqueurs et la boîte aux
biscuits, puis baissa la lampe avant qu’un souffle bref ne l’éteignît.
Dans la rue noire, le vent s’était levé et s’attaquait avec frénésie aux
volets mal ajustés des vieilles maisons.
— Hé, hé !… Pas de cris… rien de rouge sur le peignoir à fleurs…
hé… hé… je me souviens pourtant… mais c’était faux, archifaux…
pas de cris… rien de rouge… Hé, hé !
Le vent emporta vers la rivière proche ces paroles chevrotantes.
C’était un mercredi soir, jour où M. Théodule Notte ne recevait
pas la visite d’Hippolyte Baes. Dans le salon du capitaine Soudan, il
se tenait tassé dans le fauteuil, près du bahut au clavecin.
Lentement, il tournait les pages du livre rouge.
— Eh bien, murmura-t-il, eh bien…
Il semblait attendre quelque chose, mais rien ne venait.
— Était-ce bien la peine ? dit-il.
Et sa bouche se plissa amèrement. Il retourna dans la salle à
manger pour fumer sa pipe et lire sous la lampe un de ses livres
favoris : Les Aventures de Télémaque.

*
**

— Deux crimes en moins de quinze jours, gémit le commissaire


de police Sanders en arpentant fiévreusement son bureau de la rue
des Ursulines.
Son secrétaire, le gros Porthals, parapha un long rapport.
— La femme à journée de Mlle Bulus affirme que rien n’a disparu
dans la maison, pas même une pelote à épingles. Elle n’avait que
des relations de voisinage et ne recevait personne. Il n’y a aucune
trace d’intrusion d’ailleurs… ni aucune autre. Je me demande s’il y a
crime !
Le commissaire lui lança un regard furieux.
— Elle se sera défoncé elle-même le crâne ! D’une simple
pichenette sans doute ?
Porthals haussa ses rondes et grasses épaules et continua :
— Quant à ce pauvre M. Meyer, on ne sait trop que penser non
plus. Son cadavre a été retiré de l’égout du Moulin à Foulons ; les
rats lui avaient vilainement abîmé le portrait.
— Vous pourriez employer une expression plus convenable,
corrigea le commissaire. Pauvre Jérôme, on ne lui connaissait que
des amis ! La gorge ouverte et comment ! Ah ! la brute qui a fait le
coup n’a pas cané à la besogne ! Pouah !
— On arrête quelqu’un ? demanda le secrétaire.
— Oui donc ? Aboya le commissaire. Consultez dans le journal la
colonne de l’état civil et faites votre choix parmi les nouveau-nés !
Il colla son visage écarlate contre la vitre et salua d’un bref signe
de tête M. Notte qui passait dans la rue.
— Tenez, mettez donc les menottes à ce brave Théodule ! s’écria-
t-il.
Porthals éclata d’un rire sonore.
M. Notte traversa la place du Gros Sablon, donna un regard
amical à la haute pompe et tourna la rue du Roitelet. Devant l’hôtel
Minus, son cœur se pinça.
Pendant une brève seconde, il avait vu une porte de cuivre rouge
et des mots brasillants : Taverne de l’Alpha. Mais, comme il
s’approchait, il ne trouva que les ternes façades de toujours.
Alors qu’il traversait la vieille rue des Peignes, il vit une porte
ouverte sur un jardinet de pauvre où une grande femme maigre
donnait à manger à des poulets étiques. Il s’attarda un moment à la
regarder et, lorsqu’elle leva les yeux, il la salua. Elle eut l’air de ne
pas le connaître et ne lui rendit pas sa politesse.
« Je me demande », pensa Théodule, « où je puis l’avoir vue, car,
enfin, je l’ai certainement déjà vue quelque part. »
En longeant le parapet de pierre du pont du Lait Tourné, il se
frappa le front :
— Sainte Pulchérie ! s’écria-t-il. Ah ! Comme elle ressemble à la
sainte du tableau !
Il avait fermé boutique ce jour-là et se dépêchait pour retrouver le
Ham familier.
— Ce soir nous mangeons le coq au vin, se dit-il, et monsieur
Hippolyte pourra emporter un ou deux pains à saucisses que j’ai fait
cuire par le boulanger Lambrechts.

*
**

Pulchérie Meire repoussa d’un air dégoûté l’assiette où


refroidissait un peu appétissant brouet à l’oignon.
— Onze heures ! grogna-t-elle. Allons voir s’il y a encore un sou à
gagner.
De onze heures à une heure du matin elle poussait la porte des
cafés tardifs pour présenter aux derniers buveurs sa falote pacotille
de galettes croquantes, d’œufs durs et de féveroles frites.
Jadis, elle avait été belle fille, fort recherchée par les hommes,
mais ces années heureuses avaient fui au loin. Elle fut bien étonnée,
en quittant l’obscure rue des Épingles, de voir une ombre s’attacher
à ses pas.
— Puis-je vous offrir… hésita une voix dans l’ombre.
Pulchérie s’arrêta et désigna les fenêtres roses d’un estaminet
proche.
— Non, non, protesta l’homme, chez vous, si vous le voulez bien.
Pulchérie se mit à rire en se disant que, selon le proverbe, tous les
chats dans la nuit sont gris.
— Si cela ne me fait pas perdre le gain de ma soirée, dit-elle. Je
« fais » parfois plus de cent sous.
Pour toute réponse l’homme fit sonner des pièces d’argent dans
son gousset.
— Bien, accepta Pulchérie, je lâche le travail pour un soir… Chez
moi, j’ai de la bière et du genièvre.
Ils firent route ensemble par la place du Marché, absolument
déserte, et Pulchérie fit tous les frais de la conversation.
— La vie est dure pour une femme seule. J’ai été mariée, mais
mon mari m’a lâchée pour une sale femelle qui fait les foires en
province. Si je reçois quelqu’un chez moi, c’est bien mon droit,
n’est-il pas vrai ?
— Très vrai ! répondit l’homme.
— Mais je ne puis vous garder jusqu’à demain… à cause des
voisins qui sont si méchants.
— Bien entendu !
Elle ouvrit la porte du petit jardinet et lui prit la main.
— Laissez-moi vous conduire. Prenez garde, il y a deux marches…
La cuisine où elle introduisit le visiteur nocturne était pauvre
mais fort propre ; le carrelage rouge brillait et, dans l’alcôve, le lit
révélait d’attrayantes blancheurs.
— Il fait propre, hein ? fit-elle avec orgueil.
Puis elle se tourna vers lui, goguenarde quand même.
— Alors, on accoste les dames dans la rue, petit méchant ?
L’homme grogna, le visage tourné vers la porte.
— De la bière ou du genièvre ?
— De la bière !
— Bon ! Mais, moi, je bois de la goutte !
Elle se dirigea vers une armoire de poupée et en retira un cruchon
de grès bleu ; dans un coin, recouvert d’un torchon humide, un baril
laissait tomber à petit bruit des gouttes de bière dans un gros bol de
faïence.
— C’est de la bière de Duyckers, annonça-t-elle. Vous devez aimer
cela !
— Heu, grommela-t-il, j’en bois quelquefois.
Ils trinquèrent.
La femme avait allumé une lampe de verre à mèche plate, qui
éclairait à peine la table et les verres.
— Vous êtes bien installée ici, dit l’homme avec politesse.
Pulchérie Meire était sensible aux attentions et à la civilité
masculines, dont elle était sevrée depuis longtemps.
— Pour être petite, ma maison n’en est pas moins une maison de
maître, dit-elle. Le vieux Minus la retrancha de sa propre demeure,
on ne sait trop pourquoi, et la mit à louer.
— Minus… répéta l’hôte de minuit.
— Hé, oui, ce vieux baron de la rue du Roitelet. Si on faisait un
trou dans ce mur, on entrerait tout de go dans ses cuisines.
Elle rit de bon cœur.
— Je parie qu’on y trouverait moins à boire et à manger qu’ici.
Vous reprenez de la bière ? Moi, je veux bien une autre goutte.
Elle retourna vers le baril et laissa couler la bière de haut pour la
faire mousser dans le verre ; en se penchant, sa grosse écharpe de
laine bleue se déroula.
Soudain, la cravate se serra, se serra…
Pulchérie Meire poussa un long soupir ; elle n’était plus très forte
et ce fut presque sans résistance qu’elle glissa à terre.
La lampe fut renversée, mais une flamme verdâtre courut le long
de l’huile de schiste répandue.
Une porte se ferma en criant sur ses gonds ; dans le jardin, une
géline, troublée dans son sommeil, s’ébroua et gloussa légèrement.
Dans l’ombre, deux matous s’affrontèrent en poussant d’affreux
cris de guerre.
L’horloge du Beffroi compta les douze coups de minuit au
moment où le veilleur Dierick sonnait le clairon d’alarme en voyant
de hautes flammes s’élancer des toitures de la vieille rue des
Peignes.

*
**

— Voici que les malheurs se suivent jusque dans notre voisinage


immédiat, pleurnicha le commissaire Sanders. Un incendie et un
cadavre ! Je me demande…
— S’il n’y a pas là double crime, acheva Porthals. C’est possible.
Toutes les choses se font en trois temps, à en croire la morale des
mariniers, mais ce qui reste de Pulchérie Meire n’est pas suffisant
pour le prouver. Inutile de nous mettre sur les bras une affaire de
plus.
— C’est bien ce que je dis, approuva Sanders d’une pauvre voix
larmoyante ; mais je vous le répète, Porthals, il y a du mauvais dans
l’air comme en temps d’épidémie.
Le veilleur Dierick, qui était de planton, passa sa tête de belette
par l’entrebâillement de la porte.
— Le docteur Santherix est là qui veut voir monsieur !
Sanders soupira.
— S’il y a quelque chose qui cloche dans l’affaire de Pulchérie
Meire, ce sera bien ce damné Santherix qui le trouvera.
En effet, le docteur avait trouvé.
— Je dépose mon rapport au Procureur du Roi, déclara-t-il. La
femme Pulchérie Meire a été étranglée.
— Bah ! protesta Porthals, il en restait à peine quelques pelletées
de cendre grasse.
— Vertèbres du cou rompues, riposta le docteur. La corde du gibet
n’aurait pas pu faire mieux !
— Et de trois ! Soupira Sanders. Que ne suis-je à la veille de ma
retraite !
D’une écriture fine et serrée, il se mit à couvrir de longues pages
de papier quadrillé qu’il passait au fur et à mesure à son adjoint. Un
agent apporta des lampes et, lorsque les fenêtres du café du Miroir
s’éclairèrent, les deux policiers continuaient toujours à noircir des
pages.
— Finie la bonne vie ! Maugréa Sanders en se frottant les mains,
que la crampe gagnait.
— Si je tenais le fils de salope qui nous a joué un tel tour, ajouta
Porthals, je serais capable de souffler la besogne au bourreau !

M. Théodule resta quelque temps aux écoutes des bruits de la


rue ; les pas de M. Baes décroissaient rapidement et, seul, le
raclement de sa canne le long de la bordure du trottoir resta encore
audible, l’espace des suivantes secondes.
Dans la chambre du capitaine Soudan, il alluma toutes les
bougies des candélabres et s’installa dans le fauteuil.
Le livre rouge était sur la table, à sa portée, et Notte y posa une
main solennelle.
— Ou j’ai mal compris votre science, ou j’ai rempli toutes les
conditions, et vous me devez ce que vous me devez ! dit-il avec
quelque emphase.
Il regarda autour de lui, attendant quelque chose.
Mais la porte ne s’ouvrit pas et les flammes des bougies étaient
bien droites, aucun déplacement d’air, aucun vent coulis, ne les
sollicitant. Théodule retira sa main et la porta à son front.
— Pour un homme qui ne comprit rien à l’école, au problème des
courriers, il m’a fallu bien de la peine pour comprendre ce que vous
pouviez pour moi, ô étrange livre rouge, et plus de peine encore
pour… agir selon votre effroyable volonté !
Des gouttes de sueur perlaient à ses tempes.
— Obéir au destin… tout est là, dirait Hippolyte. Mais cela ne
m’explique rien. Or, tout ce destin me semble être enclos dans cette
journée du 8 octobre. Ma vie s’y est arrêtée, en quelque sorte ; sa
marche y fut bloquée comme un frein ferme la marche d’un chariot.
Qui, ou quoi, va desserrer ce frein ?
Il continua plaintivement, en jetant un regard de reproche au
livre rouge.
— M’auriez-vous menti, ô livre très sage ?
Il sursauta.
Rien n’était arrivé, rien n’avait bougé dans la chambre, mais il
était debout et se dirigeait en hâte vers la porte, mû par une force
qui se révélait hors de lui-même.
— Je n’ai rien demandé, soliloqua-t-il en descendant l’escalier,
mais quelqu’un sait ce que je désire vraiment, ce qui est l’unique
but de ma vie ! Vais-je l’apprendre aujourd’hui ?
Le Ham était désert lorsqu’il le remonta vers la haute ville. Le
pont du Lait Tourné sonna le creux sous ses pas et, en traversant
l’esplanade de Saint-Jacques, il ne vit aucune lumière aux cafés.
— Il doit être fort tard, se dit-il.
Il ne ressentit aucun étonnement en voyant une large nappe de
lumière trouant les ténèbres de la rue du Roitelet.
Il respira profondément, et une fièvre soudaine s’empara de lui.
Enfin… elle est là… la Taverne de l’Alpha !
Il poussa la porte et revit les divans bas, la monstrueuse idole de
pierre et les vitraux derrière lesquels palpitait la mystérieuse clarté.
— Roméone ! s’écria-t-il.
Elle fut à ses côtés sans qu’il la vît venir.
— Vous voilà, dit-il. Maintenant je sais ce que j’ai désiré toute ma
vie.
Elle fixa un long regard sur lui, puis murmura à voix basse :
— Ah ! Comme il me serait doux de vivre à présent !
— Vivre ?
Elle se serra contre lui et il sentit un grand froid l’envahir.
— Il y a tant d’années que je suis morte, mon petit !
Théodule poussa un cri de terreur mais, en même temps, une joie
terrible l’envahit.
— Roméone… Oui, je vous reconnais très bien, et pourtant je
retrouve quelqu’un d’autre en vous.
Un bras souple et robuste l’entoura. Il se sentit attiré sur un corps
ferme mais froid.
— Mademoiselle Marie !
— Si vous voulez, dit-elle. Un jour vous vous apercevrez peut-être
que, pour être étrange et terrible, la vérité est simple : il y avait le
temps entre nous, il n’est plus… Venez !
Derrière les vitraux, la clarté s’affola soudainement. Théodule la
montra du doigt, mais Roméone écarta vivement la main.
— Non, non, faites comme si elle n’était pas là !
— Qu’y a-t-il derrière ? demanda-t-il.
La femme eut un geste d’effroi.
— Il sera toujours temps de le savoir, mon petit, quand il me
faudra y retourner et vous aussi…
Elle posa ses lèvres sur les siennes pour éviter une question.
— Il y a tant d’années que je vous ai embrassé comme cela, dit-
elle avec fièvre. Vous sentez qui je suis maintenant ?
— Oh ! Oui, Roméone… non mademoiselle Marie, je vous ai
aimée ! Maintenant, je sais ce qui était ma destinée : vous aimer !
Pour cela, j’ai obéi au livre, appelé à l’aide le… Grand Nocturne.
La femme poussa un cri affreux.
— Et vous m’avez arrachée à la tombe pour cela !
Théodule essaya de s’écarter un peu d’elle.
— Le passé… Je suis l’homme qui n’a vécu que pour lui… qui a
consacré son temps à se souvenir. Je comprends on me rend à lui !

*
**

Trois jours plus tard, le commissaire Sanders commença un


nouveau rapport que son adjoint relut, retoucha et copia en triple
expédition. L’apostille qui y fut annexée portait en ronde :
Disparition du nommé Théodule Notte.
Le pauvre Sanders aurait sombré dans la plus noire des
démences, s’il avait pu voir qu’à cette minute le nommé Théodule
Notte fumait béatement sa pipe devant la haute pompe du Gros
Sablon, à trente pas du bureau de police. Deux heures plus tard, il le
croisait devant les fenêtres claires du café du Miroir et, vers minuit,
il tournait en même temps que lui le coin de la rue du Roitelet, pour
regagner la Taverne de l’Alpha.
Mais cette taverne n’existait pas pour Sanders ni pour d’autres,
car elle se situait hors du temps du bon commissaire et de ses
concitoyens, ainsi que la vie même de M. Notte.
Mais ni Sanders ni les autres n’étaient initiés aux mystères du
vieux livre Vouge, et le Grand Nocturne ne se souciait pas d’eux.
Cette vie de Théodule Notte ne ressemblait en rien à un rêve ; le
beau cadre de la taverne et le brûlant amour de Roméone, ou de
Mlle Marie, suffisaient pour la rendre tangible et bonne.
— Ne voulez-vous revoir les « autres » ? demanda un jour la
femme aimée.
Il fallut quelque temps à Théodule pour comprendre ce qu’elle
voulait dire.
C’était par un bel après-midi de dimanche, un peu froid mais clair
et agréable.
Ils quittèrent la taverne et descendirent la rue du Roitelet. La
place Saint-Jacques était pleine de monde, car un kiosque y était
dressé et un orchestre rural y faisait ronfler cuivres et grosses
caisses.
Ils passaient à travers la foule égayée, invisibles pour elle,
puisqu’ils se mouvaient hors de son temps.
Au moment où ils traversèrent le pont et où ils virent la
profondeur ensoleillée du Ham s’ouvrir devant eux, M. Notte
tressaillit.
— Nous allons… chez moi ? demanda-t-il.
— Sans aucun doute, répondit Mlle Marie en lui pressant
tendrement le bras.
— Et… s’enquit-il avec un peu d’angoisse.
Elle haussa les épaules et l’entraîna.
Lorsqu’il poussa la porte de la boutique, il entendit une grêle
chanson venir de l’étage.
D’où viens-tu, beau nuage… entraîné par le vent ?…
Il ne s’étonna guère de retrouver, dans le salon du capitaine
Soudan, Mlle Sophie, installée devant le clavecin, ni de revoir sa
mère, brodant d’affreuses pantoufles jaunes, ni de s’asseoir aux
côtés de son père fumant une longue pipe de Hollande.
Rien dans cette assemblée dominicale ne pouvait faire songer que
trente ans de sépulture avaient séparé ces êtres. Il n’y eut aucune
parole d’accueil et personne ne s’étonna de voir un Théodule vieux
de plus de cinquante ans à côté de Mlle Marie.
Théodule vit que son amie portait une épaisse robe de laine
constellée de jais, et non la fine toilette de soie lamée d’argent qui
drapait Roméone en quittant la Taverne de l’Alpha. Mais il accepta
tout cela comme appartenant à la norme des choses.
Ils soupèrent de fort bon appétit et Théodule retrouva le goût
d’une sauce au vin et à l’échalote dont sa mère avait toujours gardé
jalousement le secret.
— Voyons, Jean-Baptiste… on n’apprend rien de bon dans les
livres !
Ainsi, la maman Notte réprimandait doucement son mari, qui
avait coulé un regard d’envie vers la bibliothèque.
Ils se quittèrent à la nuit close : Théodule et Mlle Marie
retournèrent à la Taverne de l’Alpha.
— Tiens, dit-il tout à coup, nous n’avons pas revu le capitaine
Soudan.
Sa compagne sursauta.
— Ne parlez pas de lui, supplia-t-elle, pour l’amour de nous, n’en
parlez jamais !
Théodule la regarda avec curiosité.
— Hé, hé ! fit-il, soit… je veux bien.
Puis ses idées bifurquèrent.
— Il me semble, dit-il, que tout ce que papa et maman ont dit, ils
l’ont déjà dit. Que j’ai entendu le concert sur la place Saint-Jacques.
Et j’ai même souvenance d’avoir mangé…
Sa compagne l’interrompit avec quelque impatience.
— Évidemment… Ce ne sont que des images passées parmi
lesquelles tu erres.
— Alors, papa et maman Notte et Mlle Sophie sont restés…
réellement morts ?
— C’est bien cela… ou presque.
— Et toi ?
— Moi ?
Elle jeta ce mot en un cri frémissant d’horreur.
— Moi ? Tu m’as arrachée à la mort pour que je sois ta chose, ta…
Un moment, il crut voir quelque chose qui changeait en elle : il
entrevit quelque chose de noir, de monstrueux et d’affreusement
hostile, mais ce fut si bref qu’il put croire à quelque jeu d’ombres
car, en cette seconde, les fines flammes des bougies frémissaient
dans le vent du soir qui se glissait par une fenêtre entrouverte.
— Je n’ai jamais désiré que cela, dit-il avec simplicité, mais je ne
parvenais pas à fixer ce désir ni à l’exprimer.
Il ne fut plus question entre eux de cet étrange et douloureux
intermède. Ils vivaient des jours calmes et doux, ne quittant plus la
solitaire taverne, et M. Théodule ne pensa plus à retourner dans le
Ham pour s’y mouvoir parmi des images.
Une nuit, il s’éveilla et étendit la main vers l’oreiller où devait se
poser la tête de son amie.
La place était vide et glacée.
Il appela et, ne recevant nulle réponse, il quitta la chambre.
La maison lui parut singulièrement inconnue, et il lui sembla
s’enfoncer dans un monde de rêve, irréel et flou. Il gravit des
escaliers, en descendit d’autres, traversa des chambres baignant
dans des clartés pauvres et sinistres. Il retrouva pourtant la sienne
et le lit vide.
Son cœur se crispa, un sentiment nouveau et déchirant venait de
naître aux tréfonds de son être.
« Elle est partie… elle est allée le retrouver… je le sais, car j’en ai
les preuves par les lettres dans le petit secrétaire de Boule ! »
Il se jeta dans la rue comme un nageur à la mer et parcourut à
grands pas la place Saint-Jacques, passa les deux ponts et
s’engouffra dans l’ombre épaisse du Ham.
Un rayon de lune s’accrochait à la grosse bobine de fer de la
mercerie et Théodule observa quelque temps la façade ; la clarté
lunaire combattait les minces lueurs intérieures qu’il croyait voir
entre les fentes des stores.
Ah ! gronda-t-il soudain. Il est dans sa chambre, il a allumé les
bougies, il lit dans son infâme livre rouge et elle est auprès de lui !
Sa clef ouvrit la porte de la boutique, dont les verrous n’avaient
pas été poussés.
Dès qu’il eut atteint les premières marches de l’escalier, il sentit
l’odeur du cigare.
Il se dirigeait sans peine dans l’obscurité, aidé par un peu de lune
filtrant d’une lucarne des étages supérieurs. Au premier étage, une
ligne de clarté soulignait le dessous d’une porte.
Théodule bondit dans la chambre.
Six bougies brûlaient dans les hauts candélabres de cuivre et un
peu de braise rougeoyait encore dans le foyer.
— Ah ! fit-il d’une voix rauque, vous voilà tout de même !
Le vieux capitaine Soudan, assis dans le fauteuil Voltaire, leva
vers lui une tête chenue et déposa le livre.
— Où est-elle ? Gronda Théodule.
Le vieillard le regarda fixement, mais ne répondit pas.
— Vous allez me le dire… Vous n’allez plus me la prendre… J’ai
fait tout ce que votre hideux livre m’a conseillé de faire et je la veux,
m’entendez-vous ?
Dans le regard vitreux du capitaine passa une brève lueur.
— Partie ? demanda-t-il d’une atroce voix de tête. Oui… oui… il lui
suffit d’un rayon de lune pour filer. Donc elle est partie…
Il reprit le livre rouge.
— Laissez votre infâme bouquin et répondez-moi ! cria Théodule.
Je veux savoir où elle est.
— Où elle est ? Vraiment ? Voilà la question : où est-elle ?
Une grande ombre clignota sur le mur d’en face et Notte vit que
les trois bougies d’un des candélabres venaient de s’éteindre à la
fois. Par les fentes du store, le clair de lune devint visible et glissa
vers le fauteuil du capitaine.
Théodule s’avança vers lui, les mains menaçantes.
— Je vous hais, gronda-t-il. Vous l’avez prise à ma jeunesse et
vous allez me la voler encore.
Les mains étaient à la hauteur des épaules du vieillard qui se
tenait immobile, blotti dans les coussins de son siège.
Les flammes des trois autres bougies s’évanouirent, comme
brusquement soufflées, mais les rayons de lune dessinaient
nettement la forme accroupie du capitaine sur l’écran des ténèbres.
— Je vais vous tuer, Soudan ! murmura Théodule.
Il étreignit quelque chose de froid et de flasque, entendit un râle
et un rire, puis il sentit ses doigts se refermer sur le vide.
— Mort ! cria-t-il. Il ne me la prendra plus !
Tout à coup, les volets claquèrent, s’ouvrirent tout grands et une
large clarté lunaire envahit le salon.
Théodule poussa un cri d’épouvante : une masse brumeuse
s’agitait dans la pièce et roulait vers lui avec une férocité qu’il
devinait plus qu’il ne voyait.
Dans la clarté verte, il vit passer des mains fantomales et
gigantesques, tandis qu’un visage terrible se précisait.
— Mademoiselle Marie ! Sanglota-t-il en se rappelant le
cauchemar d’une nuit lointaine.
La chose innommable fut sur lui, l’étouffant, l’écrasant, lui
soufflant à la figure un effroyable relent de tombe.
Et voici que le cauchemar se déroula comme en cette même nuit :
le monstrueux brouillard recula et s’enfuit en traînées fuligineuses
au long des pinceaux lunaires.
Pendant une seconde, Théodule entrevit l’immense et grave
figure suspendue dans le ciel, parmi les étoiles, puis elle se rapetissa
et s’approcha de la fenêtre avec une vélocité incroyable. Les bougies
s’allumèrent, les volets claquèrent en se refermant, et Théodule se
revit dans le salon, les yeux fixés sur un fauteuil vide.
Mais, devant le feu qui se mourait, le regardant avec un sourire
un peu triste, se tenait M. Hippolyte Baes.
— Hippolyte ! s’écria-t-il.
Il n’avait plus revu son vieil ami depuis qu’il avait suivi la
destinée que lui avait assignée le livre rouge.
M. Baes portait toujours son habit Véronèse et sa canne ferrée
était suspendue à son bras.
Tout à coup, il la leva et, de la pointe, indiqua le fauteuil.
— Tu ne le vois plus ?
— Oui ? Le capitaine Soudan ?
Hippolyte Baes poussa un ricanement bref.
— Un sale petit démon… Là-bas, il se nommait Tegrath. Il se
flattait d’être le démon des livres et c’est le seul qui soit resté sur
terre.
— Un démon… un démon… balbutia Théodule sans comprendre.
Son compagnon le regarda avec tendresse.
— Mon pauvre petit, le temps presse et je ne pourrai plus grand-
chose pour toi. Tu as proprement supprimé tout ce qu’il lui restait
de vie terrestre en serrant le cou à cette petite saleté que l’enfer
avait laissée sur terre. Mais, ce faisant, tu es revenu sur un autre
plan du temps qui ne pourra plus t’accueillir…
Théodule serra les mains contre ses tempes.
— Qu’est-ce qui m’arrive ? Qu’ai-je donc fait ?
Hippolyte posa ses mains sur les épaules de son ami.
— Je vais te dire quelque chose qui va te faire bien de la peine,
mon pauvre petit. Le capitaine Soudan… non, Tegrath, c’était… ton
père… alors, toi…
Théodule poussa un cri d’horreur et de désespoir.
— Maman… Alors, moi… le fils d’un…
Hippolyte Baes lui ferma la bouche.
— Viens, dit-il, il est temps…
Théodule revit le Ham, les deux ponts, la place Saint-Jacques,
mais les espaces n’étaient plus si solitaires, lui semblait-il. Il voyait
partout des ombres et entendait de confuses rumeurs.
Il y avait de la lumière dans la Taverne de l’Alpha au moment où
Hippolyte en poussa la porte.
— Attention ! Aujourd’hui, elle existe pour tout le monde… fit-il.
Il prêta une oreille attentive aux bruits lointains des rues.
— Un homme naquit de Dieu, il fut le Rédempteur des hommes,
murmura-t-il. Alors… un esprit de la nuit, singeant ce geste d’amour
et de lumière, fit naître un homme…
Il regarda Théodule avec un peu d’affectueux mépris.
— Il en fit le plus triste et le plus lamentable des hommes.
— Moi, dit Théodule… triste et lamentable, oh ! oui !
Il regarda le décor chaud et familier de la taverne solitaire.
— Tout le monde m’a trahi, soupira-t-il, et… sans m’avoir aimé.
— Si !
C’était un cri sourd qui avait vibré dans l’air.
— Roméone… mademoiselle Marie ! s’écria Théodule, et une
lueur de joie parut dans ses yeux.
Mais Hippolyte Baes secoua la tête.
— Quelqu’un s’est penché sur ta grande misère, mon pauvre ami.
Il ne pouvait rien contre le sort qui devait être le tien. Mais il a
marché à tes côtés, il t’a défendu contre les atroces entités du
cauchemar. Il a tâché d’arrêter les heures et de te regarder blotti
dans le passé, toi pour qui l’avenir ne réservait que la dernière des
épouvantes…
— Hippolyte ! s’écria Notte. Comme au jour où je tombai malade,
je ne comprends rien à tout ceci… ni à vous-même.
Baes se tourna tout à coup vers la porte.
— Il y a des hommes qui marchent dans la rue, murmura-t-il.
Puis, reprenant son discours :
— Il te suivra là où tu dois aller, bien que, peut-être, il ait lui-
même trahi…
Théodule se rendit compte que son ami parlait surtout pour lui-
même.
Tout à coup, la clarté se fit en son esprit.
— Le Grand Nocturne ! s’écria-t-il.
Baes sourit et lui prit la main.
— Hé, hé ! Ricana une voix dans leur dos.
Hippolyte se tourna vers le petit bouddha.
— Tais-toi, magot ! ordonna-t-il.
— Me taire, dit la voix.
La rue se remplissait de bruits confus.
Théodule Notte tenait les yeux fixés sur les vitraux muraux,
derrière lesquels la lueur se remit à voltiger.
Il porta la main à son cœur.
— Hippolyte, je vois… Pauline Bulus est couchée sur le flanc, le
crâne brisé… Les rats d’égout rongent le pauvre visage de Jérôme
Meyer, la fille Meire brûle dans sa maison en flammes. Ah ! Il me
fallait tuer trois fois, selon la loi du livre rouge.
Soudain, les fenêtres et le carreau de verre de la porte volèrent en
éclats et une pluie de pierres s’abattit à l’intérieur de la taverne.
— La pluie de pierres ! s’écria Théodule. La destinée s’est
accomplie. Ainsi, en cette effroyable journée du 8 octobre, j’ai vécu
toute ma vie !
Une foule hagarde grouillait à présent dans le noir de la rue. Des
lanternes d’écuries et des torches éclairèrent des visages tordus par
la haine.
— À mort l’assassin !
Derrière une des vitres en éclats, le visage livide du commissaire
Sanders apparut.
— Théodule Notte, rendez-vous !
Hippolyte Baes étendit la main et un silence étrange régna :
Théodule le regarda avec stupeur.
Le vieillard venait de saisir le bouddha de pierre et le lançait dans
les vitraux qui s’évanouirent comme une baudruche crevée.
Théodule vit s’ouvrir devant lui une route ténébreuse, comme
creusée dans une fumée immobile et se terminant dans une
lointaine perspective, par un rougeoiement affolé, indescriptible.
— Il nous faut partir par là, dit doucement Hippolyte Baes.
— Oui… qui êtes-vous ? murmura Théodule.
Avec des cris de rage, la foule envahissait la Taverne de l’Alpha,
mais Théodule ne la voyait ni ne l’entendait plus, ses pieds foulaient
un velours noir très doux.
— Qui êtes-vous ? demanda-t-il encore.
Hippolyte Baes n’était plus à ses côtés, mais une forme immense
dont le front formidable s’auréolait de nuées.
— Le Grand Nocturne ! Soupira Théodule.
— Viens, dit une voix amie qui semblait descendre d’immenses
altitudes, mais que Théodule Notte reconnut être celle s’élevant
près de lui lors des petits soupers fins et des tranquilles parties de
dames.
— Viens… même là-bas, il y a des enfants prodigues ?
Le cœur de Théodule Notte était paisible, et le bruit du monde,
qu’il quittait à jamais, venait à lui comme le soupir d’un dernier
souffle de brise dans de hauts peupliers, dressés dans la paix
heureuse d’un beau soir.
LES SEPT CHÂTEAUX
DU ROI DE LA MER

Le petit bar hollandais était plein de bruit.


Deux habitués, après avoir écouté alternativement les hautes
rafales qui menaient folle vie au-dehors, puis le vacarme stupide du
cabaret, avaient déposé leurs longues pipes et montré, par leur
départ silencieux, qu’ils préféraient les terribles tourmentes du
Nord à la bêtise des hommes.
Le groupe qui entourait le comptoir se soûlait magnifiquement
au frais d’un gentleman en complet de bedford clair.
— Ainsi, vous êtes bien certains qu’avec cette chose-là, il n’y a
plus à craindre le mal de mer ?
Un des hommes, qui semblait être un chef, s’emparait de la
bouteille bariolée que brandissait le gentleman en bedford.
— Mothersill Seasick… lut-il… Hm !… C’est, en effet, tout à fait
admirable.
— C’est surtout efficace, ajouta un mécanicien en salopette,
quand c’est délayé dans du whisky à raison de deux petites gouttes
par litre. Il faudra surtout, mylord, faire provision de Black and
White.
— Non, d’Irish Whisky ! C’est autrement fameux, grommela une
autre voix. Faut-il vous en faire donner une caisse par ce brave
homme de cabaretier qui s’appelle Wittebrood ?
— On pourrait commencer par en goûter, répliqua le milord.
Remettez-en pour tout le monde, monsieur Wittebrood !
— Sans excepter la merluche, dans le coin !
La merluche était un jeune homme fort pâle qui, dans un angle
de la salle mi-terrienne mi-marine, luttait contre une houleuse
ivresse.
— Quelle fameuse idée vous avez eue, sir, de vous embarquer sur
un Castle-Liner, dit le mécanicien. Cela fait toujours plaisir d’avoir
un passager comme vous à bord d’un cargo.
— Vraiment ? fit l’autre, charmé.
— Oui, on les embête autant que l’on peut… Oh, là là !… Je vous
demande pardon ! Je commence à avoir mon plein d’essence et je
dis des sottises ! Et puis, je ne dis pas cela pour vous, un véritable
gentleman…
— Je vais, Malone, vous casser quelque chose, dit l’officier.
Monsieur sera choyé chez nous.
— Et puis, opina l’homme au complet clair, on risque bien moins
le mal de mer sur un cargo, n’est-il pas vrai ?
— Hein ?… Mais cela se pourrait bien après tout !
— Sur un paquebot, on devient malade à force de voir les autres
aux prises avec le mal de mer. L’exemple par esprit d’imitation,
quoi.
— Mon maître d’école, s’écria le mécanicien, s’appelait Horneby
et jamais il n’aurait pu mieux dire : malade par esprit d’imitation !
— Fichtre, comme c’est bien dit ! Mais n’oubliez pas le whisky…
— Tournée, Wittebrood ! Hurla une sorte de midship de la marine
commerciale. Et n’oubliez pas « l’homme dans le coin » !
La dure main du tavernier semblait, au-dessus du comptoir,
manier un prisme prolifique d’où fluaient les plus chatoyantes
couleurs des liqueurs de France et de Hollande.
— Wynand-Fockink, Half and Half, délira le mid-ship, Peach
Brandy, Juffertjes in’t Grœn, Advokaat : mayonnaise à l’alcool.
Aurores soûles de roses, de feu et de crème fraîche.
— Tournée, appuya lourdement le gentleman, qui tanguait déjà
rudement sous l’invisible tempête du whisky.
Le midship sympathisait avec « l’homme dans le coin » et,
mutuellement, ils se portaient des toasts bruyants.
— Oui est-ce ? grogna l’officier.
Le barman haussa les épaules.
— Je le vois pour la première fois. Il me coûte cher en encre et en
papier, car il n’a fait qu’écrire avant votre entrée avec le milord.
— En ce moment, il multiplie les tournées. Il a donc quelque
utilité, ricana l’officier.
Un meuglement arriva de loin, comme une plainte de grande bête
marine.
— Voilà le Greystoke qui nous appelle, cria l’officier. Finies les
blagues !
— Tournée ! Rauqua le gentleman.
— Une minute, implora le midship. « L’homme dans le coin » me
montre un truc épatant.
— Oui, dit le jeune homme, mais il faut vingt-deux verres, sinon il
n’entrera pas dans la cage.
— Milord, dit pompeusement le mécanicien, la Castle-Line, cela
signifie la ligne des Châteaux. Vous comprenez ? Vous serez dans un
château, un vrai château de la mer !
Tout à coup, « l’homme dans le coin » leva ses yeux vers lui et dit
froidement :
— Il y en a sept !
— Qu’est-ce qu’elle dit, la merluche ? hurla le mécanicien. Sept ?
Ah, misère de Dieu, il y en a seize et il a dit sept !
— Sept, répéta le jeune homme avec une étrange fermeté.
Le mécanicien blêmissait.
— Et c’est à moi qu’il dit cela, ce tuyau de papier crevé. À moi qui
ai plus de vingt ans de navigation sur la Castle-Line. Comptons un
peu : le Greystoke-Castle, le Pembroke, le Thurland, le Malcolm,
le…
— Inutile-de me dire cela, trancha l’autre, il n’y a que sept
Châteaux du Roi de la Mer !
— Ah bon ! dit simplement le mécanicien. Il est soûl, sinon il ne
dirait pas de semblables bêtises.
Mais Wittebrood, qui venait de déboucher une bouteille pour
l’ultime rasade, la laissa tomber.
*
**

— Heu, heu… Meuh ! Meuh ! Gémit la sirène.


— Quatre appels, chiens de soûlards ! Voulez-vous filer ? Tempêta
l’officier.
— Encore quatre verres, pleurnicha le midship. Je n’en ai bu que
dix-huit et il m’en faut vingt-deux avant que l’Oiseau fou des Îles
Sandwich n’entre dans la cage.
L’officier l’enleva comme une poupée de son et le jeta à la porte.
— Encore un qui était soûl ! Ricana le mécanicien.
— Quatre verres… et l’Oiseau fou des Îles Sandwich… se lamenta
une voix dans le vent.
Le cabaret était vide de buveurs, à l’exception du jeune homme
qu’un brusque sommeil venait de saisir.
Devant lui, Wittebrood, livide, le regard fou, regardait les dessins
à la craie que le dormeur avait tracés sur la table.
C’était une cage vide, grossièrement esquissée à larges coups de
craie et devant laquelle se pavanait un caricatural oiseau hérissé de
prétentieuses aigrettes.
— Je ne rêve pas, bégaya le barman. Je suis dans mon cabaret : Au
Phare Amusant, la lumière brûle et j’ai devant moi un gamin ivre
qui a dessiné l’Oiseau fou des Îles Sandwich et il a dit qu’il fallait
vingt-deux verres… Vingt-deux, c’est bien cela, et puis il a parlé des
sept Châteaux du Roi de la Mer. Que le Seigneur nous vienne en
aide !

*
**

Que fait Wittebrood ?


C’est à peine s’il prend le temps de baisser le gaz en veilleuse et
de fermer la porte d’un rapide tour de clé.
Le Phare Amusant est abandonné et le tiroir-caisse,
négligemment poussé, est plein comme une corbeille à ouvrage de
vieille dame.
Confortables guldenbons hollandais, livres sterling aux grêles
impressions d’assignats, dollars huileux, marks irisés, coupures
françaises en soie bruissante, durs billets belges, couronnes
danoises sentant le phoque ; toute cette monnaie, de se voir si
dangereusement abandonnée, a un friselis de stupeur douloureuse.
Car, dans un coin, il y a un étranger, un pauvre dont les boissons
offertes ont étanché la soif et éveillé l’ivresse.
Ce friselis des billets est à présent apparenté à celui de la feuillée
d’août qui attend l’orage.
Ce bruit, n’est-il pas celui d’une main qui rôde dans l’ombre,
tendue vers eux en une criminelle convoitise ?
Mais non, c’est le mystérieux hôte de minuit, la minuscule
bestiole des ténèbres qui fait marcher sa montre dans les vieilles
boiseries du comptoir.
L’étranger dort, la tête sur la table, ses cheveux lourds effaçant
peu à peu le bizarre dessin à la craie, tandis qu’au-dehors,
Wittebrood lutte contre le vent qui vient, de la haute mer, menacer
des pires choses les navires à l’abri dans les darses.
C’est un des plus curieux quartiers de la ville qu’il traverse à
présent : moitié docks, moitié rues.
Une venelle aboutit brusquement à un quai où dort un cargo
rouillé, à la cheminée rongée de sel, piqué de deux hublots jaunes.
Le quai longé vous jette en plein dans la porte-cage d’une épicerie-
taverne, où murmurent encore des voix tardives.
Voici une impasse plus noire que les nuages voleurs d’étoiles ; au
fond, se devine une eau immobile, à peine remuée par des proues
rares et lentes.
— Ohé, l’Arctic ! Crie l’aubergiste.
Dans le vent, il y a un grand bruit de poulies sèches qui se
plaignent ; une douleur de vergues tordues passe dans l’air.
— Ohé, l’Arctic ! Ohé, Bjorn ! Recommence Witte-brood.
Cette fois-ci, une porte de roof claque, une lueur bondit, rouge et
ronde, comme une bête, et tire de l’ombre un mât, des manœuvres
obliques, une vergue basse.
Wittebrood s’est reculé un peu ; la clarté vient de lui montrer que
l’impasse n’était qu’un moignon de rue et qu’il s’en fallait
seulement d’un pas pour être précipité entre le mur de quai et le
flanc du navire.
Une voix sort du roof.
— Wittebrood, vraiment ?
Une main, jaillie dans la clarté rouge, aide le tavernier à enjamber
des objets têtus qui le meurtrissent.
Il est à présent dans un carré chichement éclairé, où quatre
hommes, très grands et très blonds, le regardent sévèrement.
— J’espère que tu ne te déranges pas pour peu de chose,
Wittebrood, ni nous non plus d’ailleurs…
L’aubergiste lève la main d’un geste presque solennel et dit :
— Il y a au Phare Amusant un jeune homme qui parle de l’Oiseau
fou des Îles Sandwich et des sept Châteaux du Roi de la Mer.
Les hommes semblent soudain changés en statues ; un silence
énorme se fait dans la petite chambre de bord ; on n’entend que les
tic-tac enchevêtrés des montres et le souffle asthmatique de
Wittebrood.
Alors Bjorn, le plus grand des quatre, à la face glabre et austère de
prêtre, joint les mains.
— Serait-ce vrai, Seigneur ?
— Il est pauvre et il est soûl, dit le tavernier.
Bjorn fait un geste d’indifférence.
— Peut-être, continue le messager, n’est-ce qu’un ivrogne qui a
entendu…
Le visage de Bjorn se crispe et devient cruel.
— … qui a entendu des choses qu’il n’est pas bon d’entendre. Tant
pis pour lui, dans ce cas…
— Tant pis, répètent les autres.
La bonne figure de Wittebrood est un peu hagarde quand il
s’empresse d’ajouter :
— C’est ce que je dis aussi.
Bjorn a endossé une rude pelisse de marin du Nord.
— Viens, Wittebrood…
Dans le vent qui malmène les dépouilles de la rue, ils reprennent
le chemin du Phare Amusant.

*
**

Bjorn regarda le dormeur avec une attention angoissée, qui lui


faisait des rides profondes au front et aux joues.
— Pour l’amour du Ciel, qu’il s’éveille vite ! mur-mura-t-il.
Comme pour répondre à ce souhait, le jeune homme poussa un
grand soupir et leva sa tête lourde de mauvais rêves.
— Soif, gémit-il.
Wittebrood lui tendit de l’eau gazeuse dans laquelle nageaient des
rondelles de citron fraîchement coupées.
Il but avec avidité et mâcha goulûment les aigres tranches
juteuses.
Son regard, d’abord vague et flou comme s’il craignait de se
heurter aux angles des choses, se fixa peu à peu, puis se posa sur les
dessins à demi effacés.
D’un coup de manche, il voulut achever leur disparition, quand
Bjorn intervint.
— Pardon ! dit-il un peu âprement. Nous sommes ici pour cela…
L’oiseau… Comment dites-vous ?
— Je ne dis rien, grogna le jeune homme.
— Maintenant, en effet, mais tout à l’heure vous aviez la langue
mieux pendue, et vous racontiez de bien étranges choses.
— Je racontais… des choses ? Balbutia le dessinateur.
— Des choses, oui.
— Et puis ? Sans doute que j’étais ivre comme une bête. J’ai dû
dire des sottises, car je ne sais rien.
— Bon, dans ce cas, ne dites rien, répondit Bjorn avec bonhomie.
Puis, se penchant confidentiellement vers le jeune homme :
— Vous revenez de là-bas ?
— Hein ? Là-bas ? Que voulez-vous dire ?
— Leeuwarden ?
Le jeune homme baissa la tête.
— Comment savez-vous ? demanda-t-il plaintivement.
— Et le badigeon ? Oubliez-vous que la prison vous passe le
visage au ripolin ? C’est une marque de fabrique, qui s’efface
d’ailleurs par l’air et le bon régime, dit Bjorn en riant.
L’inconnu avait fermé les yeux et, sur sa joue pâle, affreusement
pâle, de cette teinte de cellule blanchie, une larme roula.
— Pardon, répliqua Bjorn. Je ne vous ai rien dit de méchant. La
prison, voyez-vous, cela ne dit rien ; ce n’est pas même un diplôme…
Mais qu’avez-vous ?
Les yeux du jeune homme battaient étrangement, de longs
frissons le secouaient.
— Dieu me pardonne, cet enfant a faim ! s’écria Bjorn.
— Oh oui ! dit une voix faible.
Ce qui suivit alors fut un poème, un hymne, une marche
triomphale composée sur l’heure par Wittebrood.
Le buffet d’une taverne de marins hollandais se révèle souvent
d’une richesse fantastique.
C’est une forêt vierge de comestibles où l’on s’égare, où l’on se
fraye une piste difficile à travers des mottes grasses, des gelées
copieuses, des pièces odorantes.
Au sourire de Bjorn et aux regards émerveillés de l’affamé, les
tables fleurirent comme un désert enchanté.
Des petits pains poudrés de farine bise, une tourelle de beurre
jaune, de longues tranches de saumon fumé luisant d’huile rose, des
buissons de crevettes fraîches, des ailerons de raie en gelée, des
fromages largement tranchés, des régimes de saucisses, des plies
frites, tout cela apparut comme au toucher d’une baguette de fée.
— Mangez, mangez et mangez encore ! ordonna Bjorn… Cela
pousse aux confidences. Ventre rempli n’a plus de secret.
Dans l’assiette de son invité, il vida un énorme plat d’œufs
rissolés sur d’amples tranches de jambon.

*
**

— Et maintenant ? dit Bjorn quand le jeune homme laissa


retomber couteau et fourchette.
— Eh bien ! dit l’autre, comme s’il avait pris une soudaine
résolution, c’est à Leeuwarden que j’ai connu le vieux vagabond. Il
n’avait pas un sou et ne pouvait s’octroyer de suppléments à la
cantine. Je lui donnai des biscuits et du tabac. Il me dit alors qu’à
l’équinoxe d’automne, il m’aurait récompensé royalement. Je le
croyais un peu timbré, mais c’était un homme doux et sympathique
et je continuai à lui être utile. À plusieurs reprises, il répéta sa
mystérieuse promesse. Je lui demandai, non sans ironie, pourquoi il
lui fallait attendre une date encore relativement éloignée.
— Ce n’est qu’à cette époque que ma puissance me sera rendue,
me répondit-il.
Le jeune homme se tut et un peu de sueur perla à ses tempes.
— Et cette nuit-là… Mon Dieu, monsieur, je préférerais…
— Voulez-vous parler ? Gronda Bjorn. Et dites la vérité si vous ne
voulez pas qu’il vous arrive malheur !
— Mais me croirez-vous ? Pleurnicha le garçon. Cela vous paraîtra
tellement invraisemblable !
— Nous croyons à l’invraisemblable, trancha Bjorn.
— Oui, murmura l’autre. Il disait qu’il ferait alors appel au Roi de
la Mer.
Bjorn se pencha vers lui.
— Voilà un nom que vous prononcerez aussi peu que possible,
l’ami !
— Cette nuit donc, il faisait grand vent comme cette nuit-ci. La
prison dormait et le pas du veilleur, qui se dirigeait vers les
appareils de minuterie, se perdait au loin dans les couloirs. J’avais
été réveillé par un crissement aigu, et voici que le mur, en face de
moi, se fendit d’une longue ligne lumineuse, extraordinairement
brillante. Alors… Oh ! Alors…
Pan !
Ténèbres…
Un cri.
Des voix angoissées et pourtant furieuses.
Des allumettes grattées, de pauvres lueurs rousses aussitôt
éteintes que nées.
Un bruit de fuite dans l’ombre.
Une fois de plus, le Phare Amusant est désert.

*
**

Désert ? Non.
Il y a encore deux présences dans ce bar de Hollande.
L’une d’elles, hideuse et pour toujours muette, est celle de
l’ancien détenu de Leeuwarden, étendu mort, par une balle qui a fait
de petits trous ronds dans son front, dans la vitre et dans le store.
L’autre présence était celle de Rotten Bol.
Rotten Bol sortit du placard où il s’était caché au moment du
retour de Wittebrood. Il retourna vers le tiroir-caisse, qu’il avait déjà
commencé à forcer, acheva d’une simple pesée sa coupable besogne
et s’empara des billets. Puis il se glissa sous le bras les deux
meilleurs cruchons de Hulstkamp qu’il trouva sur le comptoir.

*
**
Quand Rotten Bol eut dépensé les huit cents florins que lui
rapportèrent son vol, il en commit un autre, avec moins de succès,
car il fut pris au collet par un détective du bureau des recherches
criminelles et passa par la suite devant le juge, qui l’envoya pour
deux ans à Leeuwarden. Il fut en tout point un détenu modèle et,
dans le rapport que l’aumônier annexa par la suite à celui du
directeur, on put relever cette note élogieuse :
Homme très charitable. S’occupe beaucoup des vieillards détenus
pour leur procurer des douceurs. Presque tout son argent
disponible passe à l’achat de biscuits et de tabac, qu’il leur donne
généreusement.
Au fond, Rotten Bol rage, car il aimerait bien fumer lui-même ce
tabac et dépenser le reste de son fonds de cantine à des litrons de
bière et à des harengs saurs.
Il y a beaucoup de vieux vagabonds internés dans la geôle de
Leeuwarden et, comme les deux ans de détention sont encore loin
d’être révolus, il ne désespère pas de tomber un jour sur
l’extraordinaire vieillard qui payera sa générosité par des
confidences relatives à l’Oiseau fou des Îles Sandwich et aux sept
Châteaux du Roi de la Mer.
Alors, il nous sera donné peut-être de reprendre ce récit, que nous
avons dû trancher comme au couteau, car nous connaissons bien
Rotten Bol et, pour peu qu’on lui paye à boire sans lésiner, on peut
espérer bien des choses de sa naturelle faconde.
LE FANTÔME DANS
LA CALE

— Captain, me dit le Krol, Bunny Snooks connaît une histoire


vraie et terrible. Il veut la raconter, mais il faut nous offrir un peu
de gin et, à chacun de nous, une tablette de Mayblossom.
Je revenais d’une courte croisière au large de Sheerness, coiffé
d’une casquette de marin outrageusement galonnée ; le titre de
Captain me plut autant que la proposition du Krol.
— Ça va, dis-je.
— Alors, continua le Krol, ce sera une tablette de tabac pour moi,
pour Bunny Snooks, pour Sam Tupple, pour Hans Gabel… La
mienne doit être entourée de son papier d’argent, que je conserve
pour les engelures.
— Ça va, répétai-je.
— Moi aussi, je connais une histoire vraie et affreuse, commença
Sam Tupple avec volubilité. C’était chez Peg Flower, le jour où elle
avait avalé ses ciseaux pour se suicider par amour pour un don
Reyman du Greyland Castle. Nous étions chez elle, Jéroboam
Nussepen, Manitoba, Joë l’Américain et moi.
— Le Captain ne te demande pas cela, fils de raie, dit le Krol en
abattant ses deux poings sur le crâne teigneux de Sam Tupple.
Celui-ci ne dit plus rien, parce qu’il glissa sous la table comme
une sonde en eau tranquille.
— Nous boirons son gin, dit le Krol triomphant, et nous
couperons la tablette de Mayblossom en deux, une moitié pour moi
et l’autre pour Bunny Snooks, parce que c’est lui qui raconte.
— C’est une histoire de la Rum-Row, grogna Bunny, maussade, et
je ne veux pas la sortir si ce cruchon à barbe qui est là, à la table de
droite, nous écoute.
Le Krol s’approcha aussitôt de ce gêneur et le salua poliment, car
le Krol a reçu une éducation raffinée.
— Gentleman, dit-il, nous allons raconter une histoire qui ne
vous regarde pas. Nous vous serons donc bien reconnaissants, moi,
Bunny Snooks, Hans Gabel et le Captain (je ne parle pas de Sam
Tupple qui s’amuse à se cacher sous la table comme un gamin), de
vouloir choisir une autre place. Si vous ne voulez pas, je vous
mordrai le nez, et je dirai au barman que vous venez de voler le petit
couteau neuf avec lequel il ouvre les huîtres.
Le consommateur se rendit de bonne grâce à la cordiale prière du
Krol et s’installa près de la porte.
Il nous donna de là des piètres idées de son éducation car,
pendant tout le reste de la soirée, il ne cessa de nous faire les
grimaces les plus absurdes, comme de lever le bout de son nez
rouge avec son pouce, de nous faire des cornes, et de loucher vers
nous comme un coolie chinois sur un chien crevé.
Mais, pas plus que nous, Bunny ne s’en soucia et, le regard hanté
de souvenirs, avec un frisson qui sembla lui pincer la nuque comme
un vent coulis, il se pencha vers nous.

*
**

Depuis quatre heures, je me glissais de caisse en barrique et de


ballot en crête, dans les hangars de la Fitzgibbons C°, sans rien
trouver de bon à emporter.
Les futailles, sondées sournoisement à tours de vrille, ne
pissaient que des vinaigres, des colorants sombres ; un puissant
paquet de rabbitskins puait tellement que le courage me manqua
pour en arracher quelques peaux afin de les vendre à Moïse
Scapulaire, l’usurier de Soho, que l’enfer guette depuis sa maléfique
naissance.
Il pleuvait affreusement, comme il ne pleut que sur les ports de
misère, une pluie qui sent la saumure et la carne gâtée, un avant-
goût des jours à venir pour les matelots, quand ils ne seront plus
qu’une pourriture mouvante au creux d’une houle.
Cette pluie, je l’ai connue à Londres, à Hull, à Leith, à Hambourg,
à Copenhague, à Riga, au diable, où sais-je encore ! C’est elle qui
vous chasse dans les boîtes à brandy, prêt à tous les crimes pour un
grog, une pipe, un rire de fille grasse, une heure de chaleur et de
lumière.
Au long de cette journée, j’avais fait quelques décevantes
expériences : les aiguilles des sapins de Kensington Square ne sont
pas mangeables ; l’écorce des platanes ne vaut rien non plus. Le
premier morceau de cuir d’une vieille bottine passe, le second ne
passe plus. Les pelures d’orange, bien nettoyées de leur boue,
excitent la faim au lieu de l’apaiser. Il ne faut pas mâcher des bouts
de chanvre ou d’étoupe : cela donne soif et une mauvaise haleine.
L’eau, sans un peu de whisky ou de rhum, n’est pas à boire : plutôt
mourir.
Une idée s’imposa à ma cervelle très déprimée.
— Je vais tuer un petit chien, le cuire sur les escarbilles brûlantes
des remblais de Putney Commons et vendre sa peau à Moïse
Scapulaire pour un petit verre.
La pluie arrivait maintenant en rafales brusques, poussées par un
vent hargneux ; elle frappait le visage de chiquenaudes féroces, elle
transperça mon sweater, et je la sentis sur mon ventre vide comme
une mauvaise sueur de malade.
— Je vais tuer un petit chien, dis-je, et…
Devant le hangar, un vieux cargo, rouillé et noir, alourdi par
toutes les crasses des docks du Nord, s’emplissait la cale de caisses,
à grand bruit de whinchs et de coups de sifflet.
Un instant, la courte porte de la kitchen s’entrouvrit sur une
lueur de fournaise et des vapeurs de casseroles. Un coup de vent
m’apporta l’odeur du mouton bouilli.
— Je tuerai un petit chien, dis-je machinalement tout haut, et je
le ferai cuire…
— Schwein, pig, gôchon ! dit une voix désagréable, sortie tout près
de moi d’un cube d’obscurité parmi les caisses.
Je comprends quelques mots dans toutes les langues de la terre,
entre autres…, mais cela ne fait rien à l’histoire, et puis elle y
perdrait en décence ; je lançai ma vrille dans ce coin noir, et un
horrible hurlement créa aussitôt une agréable diversion à mes
noires pensées. L’être qui sortit de l’ombre humide, avec ma vrille
plantée dans le ventre ainsi qu’une flèche dans une botte de paille,
se présenta devant moi comme un compagnon de misère tel que
j’eus grand regret de mon geste.
— Gentleman, dis-je, je ne voulais pas vous faire de mal ; j’ai cru à
la présence d’un gardien, d’un douanier, employé marqueur, ou
autres gens de vile espèce, mais non d’un gentleman comme vous.
Cette honnêteté sembla plaire à l’homme, car il répliqua avec
beaucoup d’urbanité que tout le plaisir était pour lui, et que la petite
piqûre de ma lame n’était rien à côté de l’immense joie qu’il
ressentait à faire la connaissance d’un homme aussi bien élevé que
moi.
Les quelques minutes de conversation qui suivirent furent
suffisantes pour nous découvrir des penchants similaires pour le
whisky, le tabac et la tranquillité absolue.
Il me confia qu’il était Allemand, sur quoi je lui répondis que
j’adorais une bonne choucroute fumante avec un verre de schnaps.
Cette politesse lui alla droit au cœur, et il exprima l’opinion
qu’entre gens aux idées larges et cosmopolites, comme lui et moi,
tout conflit deviendrait impossible.
Puis il me souffla à l’oreille qu’il connaissait une bonne affaire.
Comme je le regardais avec beaucoup d’intérêt, la chose qui
devait décider de ma mauvaise aventure advint. Les grandes lampes
électriques, qui inondaient les quais de lumière crue, passèrent au
rouge sombre et s’éteignirent.
Dockers, matelots, mécaniciens et officiers poussèrent un seul et
même juron qui roula comme une salve parfaite sur les eaux
assombries.
— Vite ! Vite ! Me glissa mon compagnon. Jamais le moment n’a
été plus favorable. Dieu est avec nous !
— Mais où… ? Ripostai-je faiblement.
— Vitesse et silence, souffla-t-il.
Mon Dieu, quand on en est à manger du cuir de bottine, on peut
aller à toutes les aventures, car rien de pis ne peut plus vous
arriver !
Je me laissai donc guider par mon compagnon le long d’un quai
encombré de caisses, puis sur une passerelle poisseuse comme une
peau de cabillaud, pour dégringoler enfin dans une ombre épaisse,
au fond d’un immense trou encombré d’un tas de choses.
— Où sommes-nous ? Demandai-je.
— Chut, murmura mon nouvel ami.
L’ombre commençait à se piquer de flammèches oscillantes, que
je reconnus pour des torches à pétrole.
— Usine du diable ! Hurla une voix. Je ne puis attendre après leur
sacré courant. Je dois partir, moi. Qu’on fiche dans la cale ce qu’on
veut, et qu’on boucle !
— Mais l’arrimage, capitaine ?
— M’en fous ! Et l’heure, dis ? Et le temps ?
Des whinchs grondèrent puis, avec un formidable bruit de
ferraille, la nuit se fit sur nous.
— Mais, dis-je à mon compagnon, où sommes-nous ?
— Dans la cale du Fulmar, lieber Freund, un cargo qui part pour
la Rum-Row, rempli de caisses de whisky, de gin, et de toutes les
bonnes choses de la terre.
— Et alors ?
— On va boire ! Boire, boire autant qu’on veut, boire et encore
boire…
— Et si l’on nous découvre ?
— On…
Pan… Ping… Broum !
Un choc brutal me jeta contre une masse d’obstacles qui me
meurtrirent ; quelque chose de lourd dégringola avec un bruit
méchant de cataracte lointaine.
— Hé ? Fis-je.
Silence.
— Compagnon ?
Personne ne répondit.
— Allons, voyons. Je n’aime pas la plaisanterie, surtout quand il
fait si noir.
De longs appels de sirène passèrent en plaintes.
— Schwein ! Criai-je. Que signifie cette blague ?
Autour des flancs de fer du bateau, des chaînes roulèrent. De gros
poids tombaient lourdement, mais autour de moi le silence riait
affreusement comme un masque.
— Bien, dis-je. Camarade, vous n’êtes pas un gentleman !
Alors un sanglot insensé, une plainte saccadée naquit dans les
ténèbres, monta, m’entoura comme un invisible serpentin de
vibrations douloureuses et s’éteignit parmi les ombres opaques…
Une, deux, trois, quatre caisses dégringolèrent ; j’entendis un
fracas de planches ; puis des bouteilles se brisèrent, argentines.
Et, tout à coup, j’en eus une sous la main. Puis deux, puis dix,
puis des centaines, je crois…
Ah ! La formidable caresse du whisky qu’on avale !

*
**

Combien d’heures… de jours ?…


Le mal de mer m’avait frappé dans mon sommeil, car une
suffocante odeur aigre se mêla aux nobles effluves du whisky.
Une grosse bouteille se trouva à ma portée ; d’un coup sec, son
col se brisa contre un obstacle invisible dans l’ombre, un flot
visqueux et parfumé glissa sur ma main.
Je levai la bouteille meurtrie pour goûter le baume sucré qui
fuyait.
Dieu du ciel, quel cri j’ai poussé alors !…
Un doigt vert, bizarrement lumineux, se tendait vers moi du fond
de la nuit.
Un doigt, dis-je ?… Non, cela gagna en ampleur ; des flammèches
vertes voltigèrent, puis, soudain, ce fut une main entière, une main
de feu vert qui griffait éperdument les ténèbres.
— C’est un rêve, dis-je. J’ai bu comme une bouche d’égout, et je
n’ai rien mangé depuis si longtemps que je ne sais plus ce que c’est
que d’avoir des dents. Sûrement, c’est quelque chose qui est dû au
whisky et au tas d’autres bonnes liqueurs que j’ingurgite. Je vais
fermer les yeux et, en les rouvrant, cette vilaine chose aura disparu
comme un méchant petit fanal de bâbord, ni plus, ni moins.
Mais j’eus beau fermer et ouvrir les yeux, la main se découpait
toujours dans le noir, animée d’une vie furieuse.
— Cauchemar ! Dis-je tout haut. Cauchemar tout éveillé…
Je repris une gorgée de boisson parfumée.
— Vois-tu, dis-je à l’étrange objet, tu es un cauchemar, une partie
de cauchemar plutôt (je parlais tout haut et posément pour
combattre une abominable peur qui commençait à me grignoter les
entrailles), et je te vois tout éveillé parce que j’ai bu énormément.
» Voilà, tu es une fumée, moins qu’une fumée, un rien. Tu
n’existes pas, tu es un… un quoi donc ? Oh ! Un mythe, oui, tu es un
mythe…
» Hein ? Vois-tu ? Crois-tu maintenant que je n’ai pas peur de
toi ?
Au même moment, la main se contracta si hideusement que ma
terreur se résolva en un hurlement.
— Pitié ! Criai-je.
Et, soudain, le grand râle d’agonie, au départ du cargo, me revint à
la mémoire.
Plus de doute, mon ami l’Allemand était mort et son fantôme
était là, revenu des abîmes effroyables de l’Au-delà.
— Ami, dis-je, que veux-tu ?
L’atroce patte griffait le velours de la nuit de sa fureur verte. Je
criai :
— Hans, Kurt, Fritz… Tu ne m’as pas dit ton nom… Lieber
Freund ! Ach ! Schwein, Rinvieh, Schatz, Schafskopf !… Retire ta
main verte, veux-tu ?…
La main fit un long geste bénissant dans les ténèbres.
— Je comprends, Freund, dis-je. Tu veux des prières ? C’est juste :
ton âme n’a pas le repos qu’il lui faut. Dans notre métier de pauvres
et de mauvais garçons, on mécontente parfois le Seigneur. Mais on
nous doit bien un peu d’indulgence, n’est-ce pas ? Si Dieu ne
trouvait pas d’excuses devant la faim, la misère, la tristesse et la
grande soif des pauvres diables, la vie ne vaudrait pas plus dans le
ciel que sur la terre, hein ? Faut me pardonner les vilains mots qui
doivent mal sonner à tes oreilles d’élu, car sûrement tu es à peu
près un saint maintenant, sauf quelques histoires qu’on lavera en
cinq sec dans le purgatoire.
La main de feu vert bénissait.
— Oui, oui, c’est les prières qu’il te faut ! Écoute : je dirai vingt
fois : « Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il. », en
fermant les yeux, et quand je les ouvrirai, tu auras retiré ta main
verte et tu auras fini de me faire peur.
» Entendu ?… Une, deux, trois… Je commence…
Vingt fois, je dis la sainte phrase ; j’ouvris les yeux, l’espoir dans
l’âme.
Ah ! Oui… C’était maintenant un poing fermé qui était brandi
vers moi.
— Âme chérie, m’écriai-je, est-ce ma faute si je ne te sers pas une
prière complète ? Je n’ai rien appris d’autre. Mais si tu savais
comme j’y mets toute ma foi ! Voyons, vingt fois, c’est peu, n’est-ce
pas ? Que penses-tu de trente fois, cinquante fois, cent fois… ? Cent
fois ! Hein ? Tonnerre ! Tu as dû en faire des cochonneries, alors !
Mais cela ne me regarde pas ! Nous sommes ici entre gentlemen,
hein ?
» Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Ainsi soit-il.
Après que j’eus lancé cent fois l’appel sacré, l’horrible main se
balançait toujours comme un crabe de flamme, plus verte que
jamais.
— Malhonnête ! Hurlai-je. J’ai prié, moi… Va-t’en !
Rageusement, j’empoignai dans l’ombre une bouteille dont je
brisai le goulot.
Je bus, je bus, je bus ; du feu me coula dans le ventre, du courage
me monta au cerveau, et je lançai la bouteille vide vers le fantôme,
puis une autre bouteille, puis une autre et encore une autre ; et,
comme la caisse se vidait un peu, je l’empoignai et, de toutes mes
forces, je l’envoyai vers la patte maudite.
Alors…
Oh ! Alors…
Un tonnerre roula, d’étranges petites voix aiguës clamèrent une
colère soudaine et, au lieu de la main seule… le fantôme parut…
frissonnant, papillonnant de ses infernales flammèches vertes.
Hurlant, je me réfugiai derrière un rempart de paniers et de
caisses.

*
**

Ah ! Comment ne pas voir ?


Il était là, agité d’épouvantables et mystérieux frissons ; une fois,
c’était une gigue éperdue de pendu qu’il dansait ; une autre fois,
c’étaient de longs gestes las, ou des poses grotesques et solennelles.
Autour de lui régnait une atmosphère hantée d’une multitude de
petits bruits lointains : sifflements, cris, luttes, plaintes…
Oh ! Mon Dieu ! Je comprends, c’était l’écho de l’Enfer qui venait
jusque-là ; un tentacule du Monde Eternel des Épouvantes s’était
glissé jusqu’à moi.
Seigneur !
*
**

J’ai vu les démons !


C’étaient de rapides et longues flammes vertes, piquées de deux
yeux rouges, qui passaient, repassaient et se jetaient avec une rage
abominable sur le damné. Celui-ci se tordait alors dans d’affreuses
douleurs silencieuses.
Une caisse éventrée m’offrait ses bouteilles ; c’était du whisky.

*
**

Depuis plusieurs heures, plusieurs jours, plusieurs semaines –


que sais-je ? – j’ai assisté à une épouvantable transformation du
fantôme.
Ses yeux étaient devenus d’un noir affreux ; sa bouche s’est mise
à rire d’un rire inouï, colossal ; sa main s’est allongée en griffe dans
la nuit damnée.
Un squelette !
C’est un sale squelette, qui me regarde, me menace, m’attend.

*
**

Et puis, les diables sont venus !


Toutes les caisses se sont constellées d’yeux terribles, rouges et
méchants.
Ils étaient là, pressés sur des gradins ténébreux.
J’étais le centre de ce cirque d’enfer : le spectacle promis à leur
monstrueuse et spectrale convoitise.
Des yeux s’approchèrent, des griffes aiguës fouillèrent ma chair.
Je hurlai ma dernière épouvante.
*
**

Et, soudain, ce fut la délivrance : des panneaux ouverts


brusquement sur un ciel vert d’eau où couraient d’exquises nuées.
Un immense souffle froid, une haleine de Dieu !
Des cris, des jurons, des bourrades.
J’étais sur le pont du Fulmar, avec une dizaine de visages étonnés
et furieux autour de moi.
— Crapule ! Espion ! criait le capitaine. Il s’est caché dans la
cale… On va, nom d’une barrique, l’y refoutre.
— Dans la cale, hurlai-je, il y a un fantôme… un fantôme vert, et
des diables. Je préfère mourir !
— Il nous a volés ! Rugit le capitaine. Il est ivre, il est fou. Il faut
le…
Mais un cri de terreur, sorti du fond du navire, interrompit la
furie du chef.
Un matelot remontait, blême, l’échelle de fer.
— Il dit vrai, capitaine. Il y a un squelette de feu vert dans la cale.
— Vous voyez, dis-je faiblement, en glissant – bien à propos, je
crois – dans un complet oubli des choses.

*
**

Je ne veux pas tirer l’aventure en longueur, surtout qu’elle perd


toutes ses formes fantastiques devant l’immensité bleue du ciel et
de la mer.
J’ai frémi une dernière fois d’horreur quand on m’a mis en
présence du squelette de mon camarade allemand,
consciencieusement rongé par les rats de la cale.
Tué par la chute d’une caisse mal arrimée, son corps était devenu
la juste proie des nombreux rongeurs du vieux rafiot.
Et j’avais assisté, en spectateur horrifié, à l’épouvantable repas
des petits monstres. J’avais failli leur fournir pitance moi-même, car
leur goût pour la chair humaine s’était éveillé, quand mes cris
avaient attiré l’attention du second qui rêvait sur le pont en pensant
à une Dolly lointaine.
Le capitaine expliqua les flammes vertes par un phénomène de
phosphorescence.
— Regardez donc un poisson pourri dans une cave ! disait-il. Or,
les cales du vieux Fulmar sont bien les pires caves du monde, et ce
cochon de voleur vaut bien moins qu’un poisson pourri.
On ne me remit pas aux autorités, mais on me fit travailler
comme une bête.
Le Fulmar livra sa pacotille et fit une affaire mirifique ; tout
l’équipage reçut une belle prime.
En me débarquant, de retour à Liverpool, le capitaine me
congédia avec deux formidables coups de pied.
— Pour les bouteilles volées, dit-il, et pour le temps perdu, et pour
le sac dans lequel on a cousu ton cochon d’ami allemand.
Car j’oubliais de vous dire qu’on donna à mon compagnon
inconnu la sépulture des morts de la mer, alors que le couperet bleu
gris des épaulards fendait la courte houle…
Ah ! ce bruit funèbre d’os broyés par des gueules voraces…
Épouvante, toute épouvante, vous dis-je.
En l’honneur du capitaine, j’ajouterai que, me voyant tout contrit
sur les quais de cette stupide ville de Liverpool, il me rappela, me
donna de l’argent pour aller à Londres, une chique de bon tabac, un
vieux chandail de laine, et encore un coup de pied, mais beaucoup
moins fort que les autres.

*
**
— La morale de cette histoire… dit le Krol.
Mais il n’acheva pas sa phrase, qui aurait été probablement
teintée d’une haute et sereine philosophie.
Comme il avait bu toute la bouteille de gin, pendant que Bunny
parlait, il glissa, avec un sourire angélique, sous la table, auprès de
Sam Tupple, gentleman honorable et bien connu dans Soho,
Whitechapel et Cheapside.
LA RUELLE TÉNÉBREUSE

Sur un quai de Rotterdam, les whinch péchaient hors des cales


d’un cargo, des ballots pressés de vieux papiers ; le vent les hérissait
de banderilles multicolores, quand, tout à coup, l’un d’eux éclata
comme une futaille dans la flamme.
Les dockers, en hâtifs coups de pelles, endiguèrent l’avalanche
frémissante, mais une grande partie fut abandonnée à la joie des
petits enfants juifs, qui glanent l’éternel automne des ports.
Il y avait là de belles gravures Pearsons, coupées en deux par
ordre de douane, des liasses vertes et roses d’actions et
d’obligations, derniers frissons de retentissantes banqueroutes ; de
pauvres livres dont les pages étaient restées jointes comme des
mains désespérées, et ma canne fourrageait dans cet immense
résidu de la pensée, où ne vivait plus ni honte ni espérance.
De toute cette prose anglaise et allemande, je retirai quelques
pages de France : numéros du Magasin Pittoresque, solidement
reliés et un peu roussis par le feu.
Ce fut en feuilletant la revue si adorablement illustrée et si
lugubrement écrite, que je découvris les deux cahiers, l’un rédigé en
allemand, l’autre en français. Leurs auteurs, semblait-il,
s’ignoraient, et pourtant on eût dit que le manuscrit français versait
un peu de clarté sur l’angoisse noire qui montait du premier cahier,
comme une fumée délétère.
Pour autant que la lumière puisse se faire sur cette histoire, qui
paraît hantée des pires forces hostiles !
La couverture du recueil portait un nom : Alphonse, Archipêtre,
suivi du mot Lehrer. Je traduis les pages allemandes :

Le manuscrit allemand
J’écris ceci pour Hermann quand il reviendra de la mer.
S’il ne me retrouve pas, si, avec mes pauvres amies, j’ai sombré
dans le mystère féroce qui nous entoure, je veux qu’il connaisse nos
jours d’horreur, par ce petit cahier.
Ce sera la plus douce preuve que je pourrai lui donner de mon
affection, car il faut un courage réel, à une femme, pour tenir un
journal en de telles heures de folie ; je l’écris aussi pour qu’il prie
pour moi, s’il croit mon âme en péril…
Après la mort de ma tante Hedwige, je n’ai plus voulu rester dans
notre triste demeure du Holzdamm.
Les demoiselles Rückhardt m’ont offert de venir vivre sous leur
toit dans la Deichstrasse. Elles occupent un vaste appartement dans
la spacieuse maison du conseiller Hühnebein, un vieux célibataire
qui ne quitte pas le rez-de-chaussée encombré de livres, de tableaux
et d’estampes.
Lotte, Éléonore et Méta Rückhardt sont d’adorables vieilles filles
qui s’ingénient à me rendre la vie douce. Frida, notre bonne, m’a
suivie ; elle a trouvé grâce aux yeux de l’antique Frau Pilz, la géniale
cuisinière des Rückhardt, qui, dit-on, a décliné des offres ducales
pour rester à l’humble service de ses maîtresses.
Ce soir-là…
Ce soir, qui introduisit la plus affreuse des épouvantes dans notre
chère et calme vie, nous avions dédaigné une fête au Tempelhof,
parce qu’il pleuvait à verse.
Frau Pilz, qui aime nous voir rester à la maison, nous avait fait un
souper fameux entre tous : des truites grillées au feu clair et un pâté
de pintade. Lotte avait opéré une véritable fouille dans la cave pour
en remonter une bouteille d’eau-de-vie du Cap qui y vieillissait
depuis plus de vingt ans. La table desservie, la belle liqueur sombre
fut dosée dans des verres de cristal de Bohême.
Éléonore versa le thé de Chine, du Su-Chong, que nous apporte
de ses voyages un vieux marin de Brème.
À travers les rafales de pluie, nous entendîmes le clocher de
Saint-Pierre compter huit coups. Frida, qui se tenait près du feu,
piqua du nez sur la Bible illustrée qu’elle ne sait pas lire, mais dont
elle aime regarder les gravures, et demanda l’autorisation d’aller se
coucher. Nous restâmes nous quatre à assortir des soies coloriées
pour la broderie de Méta.
En bas, le conseiller ferma sa chambre en un double tour de clef
bruyant. Frau Pilz monta vers la sienne au fond de l’étage et nous
dit bonsoir à travers la porte, en ajoutant que le mauvais temps
nous empêcherait sans doute d’avoir de la marée fraîche pour le
dîner du lendemain. De la maison voisine, la gouttière crevée
laissait tomber une petite cataracte qui battait le pavé à grand bruit.
Une forte galopade d’ouragan arriva du fond de la rue ; dispersée, la
chute d’eau se fit argentine, et une fenêtre claqua aux étages
supérieurs.
— C’est celle du galetas, dit Lotte. Elle ne ferme guère.
Puis elle souleva le rideau de velours grenat et regarda la rue :
— Jamais il ne fit si noir, dit-elle.
Au loin, une crécelle de veilleur annonça la demie.
— Je n’ai certes pas sommeil, continua Lotte, mais de toute façon,
je n’ai aucune envie d’aller au lit. Il me semble que l’obscurité de la
rue m’y suivrait, avec le vent et la pluie.
— Sotte, dit Éléonore qui n’est pas très tendre. Eh bien !
Puisqu’on ne se couche pas, faisons comme les hommes et
remplissons nos verres.
Puis le silence retomba dans la pièce.
Éléonore alla garnir un chandelier de trois de ces bougies qui font
la renommée du fondeur de cire Sieme, et qui brûlent d’une belle
flamme rose en répandant une délicieuse odeur de fleurs et
d’encens.
Je sentais qu’on voulait donner une allure de fête, un ton de joie,
à cette soirée si lugubre au-dehors, sans trop y parvenir, je ne sais
pourquoi.
Je voyais la figure énergique d’Éléonore teinte d’une ombre de
mauvaise humeur soudaine ; il me semblait aussi que Lotte
respirait difficilement ; seul le visage de Méta se penchait
placidement sur sa broderie. Pourtant je la sentais attentive, comme
si elle cherchait à détecter un bruit au fond du silence.
Au même moment, la porte s’ouvrit et Frida entra. Elle marcha en
titubant vers le fauteuil au coin du feu et s’y écroula, ses yeux
hagards fixés tour à tour sur chacune de nous.
— Frida, criai-je, qu’y a-t-il ?
Elle poussa un profond soupir, puis murmura quelques mots
indistincts.
— Elle dort encore, dit Éléonore.
Frida eut un énergique mouvement de dénégation. Elle faisait de
violents efforts pour parler. Je lui tendis mon verre d’eau-de-vie du
Cap et elle le vida d’un coup, comme font les cochers et les
portefaix.
En tout autre temps, nous aurions été plus ou moins froissées par
ce geste vulgaire, mais elle avait un air si malheureux et puis, nous
nous mouvions depuis quelques minutes dans une atmosphère si
déprimante que cela passa inaperçu.
— Mademoiselle, dit Frida, il y a…
Son regard, un moment radouci, reprit son expression hagarde.
— Je ne sais pas, murmura-t-elle.
Éléonore frappa la table de trois petits coups secs.
— Non, je ne puis pas dire cela, reprit Frida.
Éléonore poussa une exclamation d’impatience.
— Y a-t-il quelque chose ? Qu’avez-vous vu ou entendu ? Enfin,
que vous arrive-t-il, Frida ?
— Il y a, mademoiselle… – Frida parut réfléchir profondément. –
Je ne sais pas l’exprimer comme je le voudrais… mais il y a une
grande peur dans ma chambre.
— Ah ! Fîmes-nous toutes trois, rassurées et inquiètes à la fois.
— Vous avez eu un cauchemar, dit Méta. Je connais cela : quand
on s’éveille on se cache la tête sous les couvertures.
Mais Frida nia de nouveau.
— Ce n’est pas cela, mademoiselle. Je n’ai pas rêvé. Je me suis
éveillée tout simplement, et c’est alors… Oh ! Comment vous faire
comprendre… Eh bien ! Il y avait une grande peur dans ma
chambre.
— Mon Dieu, dis-je à mon tour, cela n’explique rien !
Frida secoua la tête avec désespoir :
— Je préférerais m’asseoir toute la nuit sur le seuil, dans la pluie,
que de retourner dans cette maudite chambre. Oh ! je n’irai pas !
— Et moi, j’irai voir ce qui s’y passe, grande folle, dit Éléonore, en
jetant un châle sur ses épaules.
Elle hésita une minute devant la vieille rapière du père
Rückhardt, pendue parmi des insignes universitaires, haussa les
épaules, et prenant le candélabre aux bougies roses, partit en
laissant un sillage parfumé.
— Oh ! Ne la laissez pas aller seule ! s’écria Frida, effrayée.
Avec un peu de lenteur, nous nous approchâmes de l’escalier.
Déjà la lueur du flambeau d’Éléonore se perdait, incertaine, sur le
palier des combles.
Nous restâmes seules dans la demi-obscurité des premières
marches. On entendit Éléonore pousser une porte. Il y eut une
minute de silence accablant ; je sentis la main de Frida se crisper
sur ma taille.
— Ne la laissez pas seule, gémissait-elle.
Au même moment, éclata un rire tellement horrible que je
préférerais mourir que de devoir l’entendre encore. Presque en
même temps, Méta levant la main, s’écria :
Là !… là !… Une figure… Là…
Cependant, la maison se remplissait de rumeur. Le conseiller et
Frau Pilz parurent dans l’auréole jaune des chandelles brandies.
— Mademoiselle Éléonore ! Hoqueta Frida… Mon Dieu, comment
allons-nous la retrouver ?
Effrayante question à laquelle tout de suite je répondrai :
Nous ne l’avons jamais retrouvée.
La chambre de Frida était vide. Le chandelier était placé sur le
plancher et les bougies continuaient à brûler tranquillement, de leur
tendre clarté rose.
Nous avons fouillé la maison, les armoires, les toits : jamais nous
n’avons revu Éléonore.

*
**

On comprendra vite que nous n’ayons pu compter sur l’aide de la


police. Nous avons trouvé des bureaux envahis par une foule
forcenée, des meubles renversés, des carreaux en poussière et des
fonctionnaires houspillés comme des pantins. Car, dans cette même
nuit, quatre-vingts personnes ont disparu, les unes en revenant chez
elles, les autres de leur domicile !
Du même coup, le monde des conjectures ordinaires est clos, et
seul celui des appréhensions surnaturelles nous reste.
Depuis ce drame, quelques jours ont passé. Nous vivons une vie
morne de larmes et de terreur.
Le conseiller Hühnebein a fait placer une épaisse cloison en bois
de chêne qui ferme l’étage des combles.
Hier, je cherchais Méta et nous commencions à nous lamenter en
craignant un nouveau malheur quand on la trouva accroupie devant
la cloison, les yeux secs, une expression de colère sur son visage
ordinairement si doux.
Elle tenait la rapière du père Rückhardt dans la main et semblait
mécontente d’être dérangée.
Nous avons tâché de la questionner sur la figure qu’elle avait
entrevue, mais elle nous a regardées comme si elle ne nous
comprenait pas.
Du reste, elle demeure plongée dans un mutisme absolu, et non
seulement ne répond plus, mais semble ignorer notre présence
autour d’elle.
Des milliers d’histoires, les unes plus invraisemblables que les
autres, courent la ville. On parle d’une ligue secrète et criminelle ;
on accuse la police de négligence, et pis encore ; des fonctionnaires
ont été mis à pied.
Cela n’a, naturellement, servi à rien.
Des crimes bizarres viennent d’être commis : des cadavres
déchirés avec furie sont découverts à l’aube.
Des fauves ne pourraient apporter une plus farouche ardeur au
carnage, que ne le font les mystérieux forbans.
Si quelques-unes des victimes sont dépouillées de leurs valeurs,
la plupart ne le sont pas, et cela étonne le monde.
Mais je ne veux pas m’occuper de ce qui se passe en ville ; on
trouvera assez de gens pour le raconter de vive voix. Je veux me
restreindre au cadre de notre maison et de notre vie qui, pour être
étroit, n’en enclôt pas moins beaucoup d’effroi et de désespoir.
Les jours passent. Avril est venu, plus froid, plus venteux que le
pire mois d’hiver. Nous restons blottis près du feu. Parfois, le
conseiller Hühnebein vient nous tenir compagnie et nous donner ce
qu’il appelle du courage.
Cela consiste pour lui à trembler de tous ses membres, les mains
tendues vers la flamme, à avaler d’énormes chopes de punch, à
sursauter à chaque bruit, et à s’écrier cinq ou six fois par heure :
— Avez-vous entendu ?… Avez-vous entendu ?…
Frida a déchiré sa Bible et, sur chaque porte, sur chaque rideau,
dans le moindre recoin nous en trouvons des pages collées ou
épinglées ; elle espère ainsi conjurer les esprits du mal.
Nous la laissons faire et, comme quelques jours ont passé dans la
paix, nous ne sommes pas loin de trouver l’idée bonne ; aussi la
moindre image sainte est-elle exposée maintenant au grand jour…
Hélas ! nous devions terriblement déchanter. La journée avait été
si sombre, les nuages si bas, que le soir était tombé de bonne heure.
Je sortais du salon pour poser une lampe sur le large palier – car,
depuis la nuit terrifiante, nous constellions la maison entière de
luminaires et, jusqu’à l’aurore, les vestibules et les escaliers
restaient illuminés – quand j’entendis des murmures à l’étage
supérieur.
Il ne faisait pas encore nuit noire. Je montai bravement et me
trouvai devant les figures effarées de Frida et Frau Pilz, qui me
firent signe de me taire en me désignant la cloison nouvellement
construite.
Je me rangeai à côté d’elles, adoptant leur silence et leur
attention. C’est alors que j’entendis un bruit indéfinissable derrière
le mur de bois, comme si des conques géantes faisaient alterner
leurs tumultes de foules lointaines.
— Mademoiselle Éléonore, gémit Frida.
La réponse arriva aussitôt, nous jetant hurlantes dans l’escalier :
un long cri de terreur retentit, et qui ne venait pas de la cloison au-
dessus de nous, mais d’en bas, des chambres du conseiller.
Au même instant, nous l’entendîmes appeler de toutes ses forces
au secours. Déjà Lotte et Méta se ruaient sur le palier.
— Il faut y aller, dis-je courageusement.
Nous n’avions pas fait trois pas, qu’un nouveau cri de détresse
éclata, cette fois, au-dessus de nos têtes.
— Au secours ! Au secours !
Nous étions entourées d’appels de frayeur : en bas, ceux de Herr
Hühnebein ; à l’étage d’au-dessus, ceux de Frau Pilz, car nous
reconnûmes sa voix.
— Au secours ! Entendîmes-nous plus faiblement.
Méta avait pris la lampe que j’avais déposée. À mi-chemin de
l’escalier, nous trouvâmes Frida seule. Frau Pilz avait disparu.

*
**

Ici, je dois un mot d’admiration au calme courage de Méta


Rückhardt.
— Nous ne pouvons plus rien ici, dit-elle, brisant ainsi un silence
obstiné de plusieurs jours. Allons voir en bas…
Elle tenait la rapière paternelle et cela n’était pas grotesque ; on
sentait qu’elle s’en servirait comme un homme.
Nous la suivîmes, subjuguées par sa force froide.
Le cabinet de travail du conseiller était illuminé comme pour une
kermesse foraine. Le pauvre homme n’avait laissé à l’obscurité
aucune chance d’intrusion.
Deux énormes lampes à globes de porcelaine blanche flanquaient
la cheminée de deux lunes tranquilles. Un petit lustre Louis XV en
cristal descendait du plafond, jetant les feux de ses prismes comme
des poignées de pierreries. Dans chaque coin, par terre, un
chandelier en cuivre ou en grès portait une bougie allumée. Sur la
table, une théorie de longues chandelles semblait veiller un
catafalque invisible. Nous nous arrêtâmes éblouies, mais c’est en
vain que nous cherchâmes le conseiller.
— Oh ! dit soudain Frida à voix basse, regardez donc. Il est là. Il se
cache derrière le rideau de la fenêtre.
D’un geste brusque, Lotte tira la lourde draperie. Se penchant
hors de la croisée ouverte, immobile, Herr Hühnebein était là.
Lotte s’approcha, puis se rejeta en arrière avec une exclamation
d’épouvante.
— Ne regardez pas ! Pour l’amour du ciel, ne regardez pas ! Il…
n’a… plus… de… tête !…
Je vis Frida chanceler, prête à s’évanouir et s’effondrer quand la
voix de Méta nous rappela toutes à la raison.
— Attention, il y a du danger ici !
Nous nous serrions près d’elle, nous sentant protégées par sa
présence d’esprit. Soudain, quelque chose clignota au plafond et
nous vîmes avec effroi que l’ombre avait envahi deux coins opposés
de la pièce, où les lumières venaient de s’éteindre subitement.
— Vite ! Haleta Méta, protégez les lumières !… Oh !… là… le
voilà…
À la même minute, les lunes blanches sur la cheminée éclatèrent,
crachèrent un jet de flamme fumeuse et s’évanouirent.
Méta restait immobile, mais ses regards parcouraient la pièce
avec une rage froide, que je ne lui connaissais pas.
Les bougies sur la table furent soufflées, seul le petit lustre
continuait à éparpiller de tranquilles lueurs. Je vis que Méta ne le
quittait pas des yeux. Et, soudain, sa rapière coupa l’air et, dans un
élan furieux, elle porta une botte dans le vide.
— Protégez la lumière, cria-t-elle. Je le vois, je le tiens… Ah !…
Nous vîmes alors la rapière faire de singuliers soubresauts dans
les mains de Méta, comme si une force invisible tentait de la lui
arracher.
L’inspiration bizarre et heureuse qui nous sauva ce soir-là, vint de
Frida.
Elle poussa soudain un cri farouche et, saisissant un des pesants
chandeliers de cuivre, elle sauta aux côtés de Méta et se mit à
frapper le vide de son étincelante massue. La rapière resta inerte,
quelque chose de très léger sembla frôler le plancher, puis la porte
s’ouvrit toute seule et une clameur déchirante s’éleva.
— Et d’un ! dit Méta.

*
**

On pourrait me dire : « Pourquoi vous obstinez-vous à habiter


cette maison si criminellement hantée ? »
Cent demeures et plus sont dans ce cas. On ne compte plus les
crimes, ni les disparitions. C’est à peine si on s’émeut encore. La
ville est morne. Les gens se suicident par dizaines, préférant cette
mort à celle que donnent les bourreaux fantômes. Et puis, Méta
veut se venger. C’est elle, à présent, qui guette les invisibles.
Elle est retombée dans son mutisme farouche ; elle nous a
seulement ordonné de fermer, à la nuit tombante, portes et volets.
Dès la première heure obscure, nous occupons à nous quatre le
salon transformé en dortoir et en salle à manger. Nous n’en sortons
qu’au matin. J’ai questionné Frida au sujet de sa curieuse
intervention armée ; elle n’arrive qu’à donner une réponse confuse.
— Je ne sais rien, dit-elle. Tout de même, il me semble bien avoir
vu quelque chose, une figure… – Ici elle s’arrêta embarrassée… – Je
ne trouve pas de mots pour dire ce que c’est, reprit-elle. Mais, oui,
c’est la grande peur qui, au premier soir, était tapie dans ma
chambre.
C’est tout ce que j’obtins d’elle. Mais nos cœurs devaient
connaître jusqu’à la consommation des peines.
Un soir de la mi-avril, comme Lotte et Frida s’attardaient dans la
cuisine, Méta ouvrit la porte du salon et leur cria de se dépêcher.
Je vis que l’ombre avait déjà envahi les paliers et le vestibule.
— Mais oui, nous venons, répondirent-elles à l’unisson. Nous
voilà !
Méta rentra et ferma la porte ; elle était atrocement pâle. D’en
bas, aucun bruit ne montait. J’attendis en vain celui des pas des
deux femmes : le silence pesait, comme une eau menaçante, contre
la porte.
Méta la ferma à clef.
— Que faites-vous, demandai-je. Et Lotte et Frida ?
— Inutile, dit-elle d’une voix sourde.
Ses yeux se fixèrent sur l’épée, immobiles et terribles. La nuit
arriva, sinistre.
C’est ainsi que Lotte et Frida disparurent à leur tour dans le
mystère.

*
**

Mon Dieu, qu’est cela ?


Il y a une présence dans la maison, mais une présence souffrante
et blessée, qui tâche de se faire secourir. Méta s’en doute-t-elle ?
Elle est plus taciturne que jamais, mais elle barricade portes et
fenêtres d’une façon qui me semble plutôt vouloir éviter une fuite
qu’une intrusion. Ma vie est devenue une solitude affreuse. Méta
s’apparente elle-même à une sorte de spectre ricanant.
Pendant le jour, je me heurte parfois à elle dans des couloirs
inattendus ; elle tient sa rapière dans une main, dans l’autre une
puissante lanterne à réflecteur et à lentille, qu’elle braque dans les
coins obscurs.
Une fois, lors d’une de ces rencontres, elle m’a dit assez
malhonnêtement que je ferais mieux de regagner le salon et,
comme je n’obéissais qu’à pas lents, elle me cria d’une voix
furieuse, dans le dos, de ne jamais me mettre en travers de ses
projets…
Méta connaitrait-elle mon secret ?
Ce n’est plus le visage placide qui se penchait, il y a quelques
jours à peine, sur la broderie aux soies éclatantes, mais une figure
sauvage où brûle une double flamme de haine, que parfois elle
darde sur moi. Car j’ai un secret…
Est-ce la curiosité, la perversité ou la pitié qui m’a fait agir ?
Oh ! je prie le Dieu de mon cœur que ce soit un sentiment de
charité qui m’ait animé ; de la bonté, de la pitié, et rien que cela.
Je venais de tirer de l’eau fraîche à la fontaine de la buanderie,
quand une plainte assourdie frappa mon oreille.
— Môh… Môh…
Je ne pensais qu’à nos disparues et regardai autour de moi. Il y
avait là une porte assez bien dissimulée qui conduisait à un réduit,
où l’infortuné Hühnebein entassait des toiles et des livres, parmi la
poussière et les fils d’araignées.
— Môh… Môh…
Cela venait de l’intérieur. J’entrouvris la porte et sondai du regard
la pénombre grise du lieu. Tout y était normal et tranquille : la
lamentation s’était arrêtée. Je fis quelques pas… et, tout à coup, je
me sentis saisir par ma robe. Je poussai un cri. Aussitôt la plainte se
fit toute proche de moi, douloureuse, suppliante :
— Môh… Môh… et de petits coups furent frappés sur ma cruche.
Je la déposai. J’entendis un léger clapotement comme un chien
lapant doucement, et, en effet, le liquide baissait dans ma cruche. La
Chose, l’Être, buvait !
— Môh !… Môh !…
Une caresse fut faite à mes cheveux, un affleurement plus doux
qu’une haleine.
— Môh !… Môh !…
Alors la plainte se changea en des pleurs humains, des sanglots
d’enfants, et j’eus pitié du monstre invisible qui souffrait. Mais des
pas sonnèrent dans le vestibule ; je mis mes mains sur mes lèvres et
l’Être se tut.
Sans bruit, je fermai la porte du réduit secret. Méta s’avançait
dans le couloir.
— Vous avez crié ? dit-elle.
— Mon pied a glissé…
J’étais complice des fantômes.

*
**

J’ai apporté du lait, du vin, des pommes. Rien ne s’est manifesté.


Lorsque je suis revenue, le lait avait été bu jusqu’à la dernière
goutte, mais le vin et les fruits étaient intacts. Puis une sorte de
brise m’entoura et passa longuement sur mes cheveux…
Je suis retournée, apportant toujours du lait frais.
La voix douce ne pleurait plus, mais le frôlement de la brise était
plus long, plus ardent eût-on dit.
Méta me regarde, semble-t-il, soupçonneusement ; elle rôde
autour du réduit aux livres…
J’ai choisi une retraite plus sûre pour mon énigmatique protégé.
Je le lui expliquai par signes. Comme cela paraît étrange de faire des
gestes dans le vide ! Mais il m’a comprise. Il me suivait comme un
souffle le long des couloirs, quand brusquement j’ai dû me cacher
dans une encoignure.
Une lumière blême de phosphore glissait sur les dalles. Je vis
Méta descendre un escalier en spirale, au fond d’un corridor. Elle
marchait à pas de loup, masquant à demi la lueur de son projecteur.
La rapière étincelait. Alors je sentis que l’Être, à mes côtés, avait
peur ; la brise remua autour de moi, fiévreuse, saccadée, et
j’entendis ce plaintif :
— Môh !… Môh !…
Le pas de Méta se perdit dans des résonances lointaines. Je fis un
geste rassurant et gagnai le nouvel abri : une sorte de cabinet-
placard que je crois presque ignoré, et en tout cas jamais visité.
Le souffle s’est posé pendant une minute sur ma bouche, et j’en
conçus une étrange honte…
Mai est venu.
Les vingt pieds carrés de jardinet que le pauvre et cher
Hühnebein éclaboussa de son sang, sont piqués de fleurettes
blanches.
Sous le magnifique ciel bleu, la ville bruit à peine. Seule, une
hargneuse rumeur de portes closes, de verrous glissés et de serrures
fermées répond aux cris des hirondelles.
L’Être est devenu imprudent. Il cherche à me voir ; brusquement,
je le sens autour de moi ; je ne puis décrire cela, c’est un sentiment
de grande tendresse qui m’entoure. Je tâche de lui faire comprendre
que je crains Méta, et je le sens disparaître comme une brise qui
meurt.
Je supporte mal le regard enflammé de Méta.
Mai : ce fut la fin brutale.
Nous étions dans le salon, les lampes allumées, je baissais les
volets. Tout à coup, je sentis sa présence. Je fis un signe désespéré
et, me retournant, je rencontrai le regard terrible de Méta dans le
miroir.
— Traîtresse ! cria-t-elle.
Et, rapidement, elle ferma la porte. Il était emprisonné avec nous.
— Je le savais ! Siffla Méta. Je t’avais vue partir avec des cruches
de lait, fille du diable. Tu lui as rendu des forces, alors qu’il se
mourait ici, de la blessure que je lui fis le soir de la mort
d’Hühnebein. Car il est vulnérable, ton fantôme ! Il va mourir
maintenant et je crois que mourir est, pour lui, autrement atroce
que pour nous. Puis ton tour viendra, gueuse ! Tu m’entends ?
Elle avait hurlé cela en courtes phrases hachées. Vivement, elle
démasqua son photophore.
Le pinceau de lumière blanche fusa à travers la chambre et j’y vis
évoluer comme une légère fumée grise.
Aussitôt la rapière frappa cette brume en plein.
— Môh !… Môh !… cria la voix déchirante.
Et tout à coup, malhabilement, mais avec un accent de tendresse,
mon nom fut prononcé. Je me jetai en avant et, d’un coup de poing,
je renversai la lanterne qui s’éteignit.
— Méta, suppliai-je. Écoutez-moi… Ayez pitié !…
La figure de Méta se convulsa en un masque de fureur
démoniaque.
— Mille fois traîtresse ! Rugit-elle.
La rapière dessina une lettre fulgurante devant mes yeux. Je
reçus un coup au-dessus du sein gauche et tombai à genoux.
Quelqu’un pleura violemment à côté de moi, suppliant
étrangement Méta à son tour. De nouveau, la lame se leva ; je tâchai
de trouver les mots de contrition suprême qui nous réconcilient à
jamais avec Dieu, mais je vis subitement la figure de Méta se figer et
l’épée lui tomber des mains.
Quelque chose susurra près de nous, et je vis une mince flamme
se dérouler comme un ruban et entamer voracement les tentures.
— Nous brûlons ! cria Méta. Tous ensemble… Maudits !
Alors, à cette seconde où tout allait sombrer dans la mort, la porte
s’ouvrit. Une grande, une immense vieille femme dont je ne voyais
que les terribles yeux verts luire dans une face inouïe, entra.
Une morsure de flamme traversa ma main gauche. Autant que
mes forces me le permirent je me reculai. Je vis encore Méta
debout, immobile, une bizarre grimace sur la figure, et je compris
que son âme, à elle aussi, s’était envolée. Puis les yeux sans pupilles
de la monstrueuse vieille, lentement, fouillèrent la pièce
qu’envahissait le feu et son regard tomba sur moi.

*
**

Je finis d’écrire ceci dans une étrange petite maison. Où suis-je ?


Seule… Pourtant, tout ceci est plein de tumulte ; une présence
invisible mais effrénée est partout. Il est revenu. J’ai de nouveau
entendu prononcer mon nom de cette façon malhabile et douce…
Ainsi se termine, comme coupé au couteau, le manuscrit
allemand.

Le manuscrit français

Je suis à présent édifié.


On m’a indiqué le plus ancien cocher de la ville, dans la fumeuse
Kneipe où il boit la bière d’octobre, capiteuse et parfumée.
Je lui ai offert à boire, puis du tabac safrané et un daalder de
Hollande ; il a juré que j’étais un prince.
— Un prince, certainement, criait-il. Qu’y a-t-il de plus noble
qu’un prince ? Qu’ils viennent, tous ceux qui me contredisent, je les
attacherai avec le cuir de mon fouet !
Je lui désignai sa droschke, large comme un petit salon d’attente.
— Maintenant, menez-moi impasse Sainte-Bérégonne.
Il me regarda d’un air fort ahuri, puis éclata d’un bon rire.
— Vous êtes un fin, oh ! Un fin bonhomme !
— Et pourquoi ?
— C’est me mettre à l’épreuve. Je connais toutes les rues de la
ville. Que dis-je, les rues ?… Les pavés ! Il n’y a pas de rue Sainte-
Béré… comment donc ?
— Bérégonne. Dites-moi, n’est-ce pas du côté de la
Mohlenstrasse ?
— Mais non, fit-il d’un ton définitif. Cela n’existe pas plus par ici,
que le Vésuve à Saint-Pétersbourg.
Personne ne connaissait mieux la ville dans ses plus tortueux
recoins, que ce splendide buveur de bière.
Un étudiant, qui, à une table voisine, écrivait une lettre d’amour
et qui nous entendait, ajouta :
— Il n’y a pas de sainte de ce nom-là, du reste.
Et la femme du tenancier renchérit avec un peu de colère :
— On ne fabrique pas des noms de saints comme des saucisses
juives.
Je calmai tout ce monde avec du vin et de la bière de l’année, et
une grande joie habita mon cœur.
Ce schutzmann, qui depuis les matines jusqu’à la nuit close,
arpente la Mohlenstrasse, a une tête massive de dogue anglais, mais
on voit que c’est un homme qui connaît son métier.
— Non, dit-il lentement, de retour d’un long voyage parmi ses
pensées et ses souvenirs, cela n’existe pas par ici, ni dans toute la
ville.
Or, au-dessus de son épaule, je vois l’entaille jaune de l’impasse
Sainte-Bérégonne, entre la distillerie Klingbom et un grainetier
anonyme.
Je dois me retourner avec une vélocité impolie pour ne pas
montrer mon bonheur. L’impasse Sainte-Bérégonne ? Ah ! Ah ! Elle
n’existe, ni pour le cocher, ni pour l’étudiant, ni pour l’homme de la
police locale, ni pour personne ; elle existe pour moi seul !

*
**

— Comment j’ai fait cette extravagante découverte ? Mais… par


une observation presque scientifique, comme on dirait
pompeusement dans notre corps professoral.
Mon collègue Seifert, qui enseigne les sciences naturelles en
faisant éclater au nez de ses élèves des ballons remplis de gaz
étranges, n’y trouverait rien à redire.
Lorsque je longe la Mohlenstrasse, je dois, pour passer de la
boutique de Klingbom à celle du grainetier, franchir une certaine
distance que je fais en trois pas, ce qui me prend une paire de
secondes. Par contre, j’ai remarqué que les gens qui font le même
chemin, passent immédiatement de la maison du distillateur à celle
du grainetier, sans que leurs silhouettes se projettent sur le
renfoncement de l’impasse Sainte-Bérégonne.
Puis, en questionnant habilement l’un et l’autre, je suis arrivé à
savoir que, pour tous, et sur le plan cadastral de la ville, seul un mur
mitoyen sépare la distillerie Klingbom de l’immeuble du marchand
de graines.
J’en conclus que, pour le monde entier, moi excepté, cette ruelle
existe en dehors du temps et de l’espace.
Je m’amuse fort à tracer ces mots, dont mon collègue Mitschlaf
pimente copieusement son cours de philosophie : En dehors du
temps et de l’espace.
Ah ! Ah ! s’il en savait autant que moi sur ce sujet, ce pédant à
mine de buffle ! Mais tout ce qu’il raconte de ces plans de fumée
n’est que pauvres fantaisies, qui ne peuvent qu’accrocher les rêves
fragiles de quelques ignorants.
Il y a plusieurs années que je la connais, cette rue de mystère,
mais jamais je ne m’y suis hasardé, et je crois que de plus courageux
que moi auraient hésité.
Quelles lois régissent cet espace inconnu ? Une fois happé par
son mystère, me rendra-t-il à mon monde à moi ?
Je me suis, à la fin, forgé des raisons diverses pour me convaincre
que ce monde était inhospitalier à un être humain, et ma curiosité a
capitulé devant ma peur.
Pourtant, le peu que je voyais de cette échappée sur
l’incompréhensible, était si banal, si ordinaire, si médiocre !
Je dois avouer que la vue était coupée immédiatement, à dix pas,
par un coude brusque de la ruelle. Tout ce que je pouvais donc en
voir, c’étaient deux hautes murailles mal chaulées et, sur l’une
d’elles, quelques caractères charbonneux : « Sankt-
Beregonnegasse » – puis un pavage verdâtre et usé, qui faisait
défaut un peu avant le brusque tournant et, dans un sol meuble,
laissait pousser des viornes.
Cet arbuste malingre me semblait vivre selon nos saisons, car je
lui voyais parfois un peu de vert tendre, ou quelques billes de neige
parmi ses brindilles.
J’aurais pu faire de curieuses observations quant à la
juxtaposition de cette tranche d’un cosmos étranger sur le nôtre ;
mais cela m’aurait obligé à des stations plus ou moins longues dans
la Mohlenstrasse, et Klingbom, qui me voyait souvent fixer certaine
d’entre ses fenêtres, en conçut des soupçons injurieux pour sa
femme, et me jeta de mauvais regards.
D’un autre côté, je me demande pourquoi, dans le vaste monde,
ce bizarre privilège échoit à moi seul.
Je me demande, dis-je…
Et j’en viens à penser à ma grand-mère maternelle. Cette grande
sombre femme qui parlait si peu et semblait, de ses immenses yeux
verts, suivre les péripéties d’une autre vie, sur le mur devant elle.
Son histoire était obscure. Mon grand-père, qui était marin,
l’avait arrachée aux pirates d’Alger, paraît-il.
Parfois, elle promenait ses longues mains blanches dans mes
cheveux en murmurant :
— Lui peut-être… pourquoi pas… après tout ?
Elle le répéta le soir de sa mort en ajoutant, son regard de feu
pâle errant parmi les ombres :
— Là où je n’ai pu revenir, il ira peut-être…
Une tempête noire soufflait ce jour-là ; quand ma grand-mère
mourut, et comme on allumait les cierges, un immense oiseau
d’orage brisa la fenêtre et vint agoniser, sanglant et menaçant, sur le
lit de la morte.
C’est la seule chose singulière dont je me souvienne dans ma vie ;
mais cela a-t-il le moindre rapport avec l’impasse Sainte-
Bérégonne ?
Ce fut une branche de viorne qui déclencha l’aventure.

*
**

Suis-je bien sincère en cherchant là, la chiquenaude initiale qui


met en mouvement les mondes et les événements ?
Pourquoi ne pas parler d’Anita ?
Il y a quelques années, les havres hanséatiques voyaient arriver
encore, sortant des brumes comme des bêtes penaudes, de bizarres
petits bateaux gréés à la façon latine : tartanes, sacolèves ou
spéronares.
Aussitôt, un rire colossal secouait le port jusque dans les plus
profondes caves à bière ; de rire, les patrons déchargeurs en
rendaient leur boisson et les mariniers de Hollande aux figures de
cadrans d’horloges, mâchaient en mousse blanche, leurs longues
pipes de Gouda.
— Ah ! disait-on, voilà les lougres de rêve !
Je me suis chaque fois senti l’âme navrée devant ces songes
héroïques, qui venaient mourir dans le formidable rire germanique.
On racontait que les tristes équipages de ces bateaux vivaient le
long des côtes dorées de l’Adriatique et de la mer Tyrrhénienne,
dans un rêve fou, situant dans notre Nord cruel une cocagne
fantastique, sœur de la Thulé des anciens.
Pas beaucoup plus savants que leurs aïeux de l’an mille, ils
avaient gardé en patrimoine les légendes des îles de diamant et
d’émeraude, légendes nées lorsque leurs pères avaient rencontré
l’avant-garde étincelante d’une banquise disloquée.
Le peu de progrès dont leur esprit s’était emparé au cours des
derniers siècles : la boussole marine, l’aiguille énigmatique pointant
toujours son bec de fer bleui vers le Nord, fut pour eux une dernière
preuve du mystère du Septentrion.
Un jour que le rêve marchait comme un nouveau Messie sur la
houle hachée de la Méditerranée, que les filets n’avaient amené que
des poissons empoisonnés par le corail du fond ; que la Lombardie
n’avait envoyé ni grain ni farine vers les misérables terres du Sud,
ils avaient hissé la voile dans le vent de terre.
Leur flottille avait hérissé la mer de ses ailes dures ; puis, une à
une, leurs barques s’étaient fondues parmi les tempêtes de
l’Atlantique. Le golfe de Gascogne avait grignoté la flottille pour en
passer les restes aux dents de granit de l’extrême Bretagne.
Quelques-unes de ces coques de bois gras furent vendues aux
marchands de fagots d’Allemagne et du Danemark ; une d’elle
mourut dans son rêve, tuée par un iceberg qui brûlait au soleil, au
large des Lofoten.
Mais le Nord a fleuri les tombes de ces bateaux d’un doux nom :
« Les lougres du rêve », et s’il fait rire de grossiers matelots, il
m’émeut, moi, et pour peu il m’embarquerait parmi ce rêve qui,
monté à bord, y est resté jusqu’à la grande fin.
C’est peut-être aussi parce qu’Anita est leur fille.

*
**

Elle est venue de là-bas, toute petite, dans les bras de sa mère, sur
une tartane mi-pontée. La barque a été vendue. La mère est morte ;
les petites sœurs aussi. Le père, parti sur un voilier des Amériques,
n’a plus reparu, le voilier non plus du reste. Anita est restée seule,
mais son rêve, qui a conduit la barque vers ces quais de bois moisi,
ne l’a pas quittée : elle croit à la fortune nordique, et elle la veut
âprement, je dirai presque avec haine.
Dans ce Tempelhof, aux grappes de lumières blanches, elle danse,
elle chante, elle jette des fleurs rouges qui retombent en averse de
sang sur elle, ou se grillent aux courtes flammes des quinquets.
Ensuite, elle passe parmi le public, tendant en guise de sébille
une conque de nacre rose. On y jette de l’argent, de l’or même ; et
c’est alors seulement que son regard sourit, qu’il s’attache une
seconde, comme une caresse, à l’homme généreux.
J’ai donné de l’or ; de l’or, moi humble professeur de grammaire
française au Gymnasium, pour un regard d’Anita.

*
**

Notes brèves.
— J’ai vendu mon Voltaire ; je lisais parfois à mes élèves des
extraits de sa correspondance avec le roi de Prusse : cela faisait
plaisir au principal.
— Je dois deux mois de pension à Frau Holz, ma logeuse. Elle me
dit qu’elle est pauvre…
— L’économe de l’institut, à qui j’ai demandé une nouvelle avance
sur mes appointements, m’a dit avec embarras que cela lui était
difficile, que les règlements l’interdisaient... Je ne l’ai pas écouté
davantage. Mon collègue Seifert a sèchement refusé de me prêter
quelques thalers.
J’ai posé un lourd souverain d’or dans la conque de nacre : le
regard d’Anita m’a longuement brûlé l’âme.
Alors, j’entendis rire dans les bosquets de laurier du Tempelhof,
et j’ai reconnu deux domestiques du Gymnasium qui s’enfuyaient
dans l’ombre.
C’était ma dernière pièce d’or ; je n’ai plus d’argent, plus…
En passant devant Klingbom, dans la Mohlenstrasse, une calèche
hanovrienne, à quatre chevaux, m’a frôlé.
J’ai fait deux bonds effrayés dans la Beregonnegasse ; ma main,
machinalement, a cassé une branche de viorne.
Elle est sur ma table.
Elle m’ouvre tout à coup un monde immense, comme une
baguette de magicienne.
Raisonnons, comme dirait Seifert l’avare.

*
**
D’abord, mon recul effrayé dans la mystérieuse ruelle et mon
retour, ensuite, dans la Mohlenstrasse me démontrent que cet
espace m’est aussi facile d’accès et de départ que n’importe quelle
venelle ordinaire.
Mais le rameau est un apport, voyons, philosophique immense.
Ce bout de bois est « de trop » dans notre monde. Si, dans n’importe
quelle forêt d’Amérique, je cueille une branche d’arbuste et que je
l’apporte ici, je n’ai pas changé pour cela le nombre des branches
d’arbres qui existent sur toute la terre.
Mais, en apportant de la Beregonnegasse ce rameau de viorne,
j’augmente ce nombre d’une unité intrinsèque, que toutes les
croissances tropicales n’auraient pu fournir au règne végétal
terrestre, puisque je l’emprunte à un plan d’existence qui n’est réel
que pour moi !
Je puis donc emporter hors d’elle un objet dans le monde des
hommes, où personne ne pourra m’en contester la propriété. Ah !
jamais propriété n’aura été plus absolue puisque, ne devant rien à
aucune industrie, l’objet en question augmente le patrimoine
pourtant immuable de la Terre…
Mon argumentation continue, elle coule, ample comme un fleuve
qui charrie des flottilles de mots, encercle des îlots d’appel à la
philosophie ; il se grossit d’un vaste système d’affluents de logique,
pour en arriver à me démontrer à moi-même qu’un vol dans la
Beregonnegasse n’en est plus un dans la Mohlenstrasse.
Fort de ce galimatias, je juge la cause entendue. Il me suffira
d’éviter les représailles des habitants énigmatiques de la ruelle, ou
du monde où elle conduit.
Je crois que, dans les salles de fêtes de Madrid et de Cadix, les
conquistadores en dépensant l’or des nouvelles Indes se souciaient
peu de la colère des lointains peuples spoliés.
Demain j’entre dans l’inconnu.
*
**

Klingbom m’a fait perdre du temps.


Je crois qu’il m’attendait dans le petit hall carré, qui s’ouvre à la
fois sur sa boutique et sur son bureau.
À mon passage, au moment où je serrais les dents pour plonger
tête baissée dans l’aventure, il m’attrapa par un pan de mon
manteau.
— Ah ! Monsieur le professeur, gémit-il, comme je vous ai
méconnu ! Ce n’était pas vous ! Et moi qui vous suspectais, aveugle
que je fus ! Elle est partie, monsieur le professeur, pas avec vous.
Oh ! Non… Vous êtes un homme d’honneur. – Non, monsieur : avec
un maître de poste, un homme moitié cocher, moitié scribe. Quelle
honte pour la maison Klingbom !
Il m’avait entraîné dans une arrière-boutique ténébreuse et me
versait de l’eau-de-vie parfumée à l’orange.
— Et dire que je me méfiais de vous, monsieur le professeur ! Je
vous voyais toujours regarder les fenêtres de ma femme, mais je
sais maintenant que c’est la dame du grainetier que vous lorgniez.
Je masquai mon embarras en levant haut mon verre.
— Eh ! eh ! fit Klingbom, en me versant à nouveau un flot d’eau-
de-vie rougeâtre, je serais bien aise, monsieur le professeur, de vous
voir jouer un tour à ce méchant grainetier qui se complaît dans mon
malheur.
Avec un sourire complice, il ajouta :
— Je veux vous faire un plaisir : la dame de vos pensées est
maintenant dans son jardinet à faire et à défaire des guirlandes de
mastouches. Venez la voir…
Il m’entraîna, par un escalier en spirale, vers une fenêtre torve. Je
vis les hangars empoisonnés de la distillerie Klingbom fumer parmi
un jeu inextricable de courettes, de jardinets moroses et de
ruisseaux boueux, à peine larges d’un pas. C’était dans cette
perspective que devait s’enfoncer la ruelle singulière.
Mais là où j’aurais dû l’apercevoir du haut de mon observatoire,
on ne voyait que cette fumeuse activité des bâtisses Klingbom et le
jardin oxydé de pariétaires du grainetier voisin, où une maigre
forme se penchait vers des parterres arides.
Une dernière rasade d’eau-de-vie à l’orange me donna beaucoup
de courage et je ne fis, en quittant Klingbom, que quelques pas pour
m’enfoncer dans la Beregonnegasse.

*
**

Trois petites portes jaunes dans le mur blanc…


Au-delà du coude de la ruelle, les viornes continuaient à mettre
du vert et du noir parmi les pavés, puis les trois petites portes
parurent, se coudoyant presque et donnant, à ce qui aurait dû être
singulier et terrible, l’aspect puéril d’une rue de béguinage flamand.
Mes pas sonnaient très clairs dans le silence.
Je frappai à la première des portes ; seule la vie vaine de l’écho
s’éveilla derrière elle.
La ruelle s’allongeait de cinquante pas vers un nouveau coude.
L’inconnu ne se découvrait qu’avec parcimonie, et ma part de
découverte d’aujourd’hui n’était que deux murs pauvrement
blanchis au lait de chaux et ces trois portes. Mais toute porte close
n’est-elle pas en elle-même un mystère puissant ?
Je frappai, de coups plus forts, le triple huis. Les échos partaient à
grand bruit et bouleversaient en confuses rumeurs, les silences
tapis au fond de prodigieux corridors. Parfois, ils semblaient imiter
des pas très légers, mais ce furent les seules réponses du monde
enfermé.
Il y avait des serrures comme à toutes les portes que j’ai
l’habitude de voir. Le soir de l’avant-veille, j’avais passé une heure à
ouvrir celle de mon appartement avec un fil de fer tordu, et c’était
aisé comme un jeu.
J’avais un peu de sueur sur les tempes, un peu de honte au cœur.
Je sortis de ma poche le même crochet et le glissai dans la serrure
de la première petite porte.
Et, comme celle de ma chambre, très simplement, elle s’ouvrit.

*
**

Je suis à présent rentré chez moi, parmi mes livres ; avec un


ruban rouge tombé d’une robe d’Anita sur ma table, et trois thalers
d’argent dans ma main crispée.
Trois thalers !
Je vous dis que j’ai, de ma propre main, assassiné ma plus belle
destinée.
Ce monde nouveau ne s’ouvrait que pour moi seul. Qu’attendait-
il de moi, cet univers plus mystérieux que ceux qui gravitent au fond
de l’infini ?
Le mystère me faisait des avances, des sourires, comme une jolie
fille. Et je suis entré en larron.
J’ai été mesquin, vil, absurde.
J’ai…
Mais trois thalers !
Combien cette aventure, qui devait être prodigieuse, s’étrique !
Trois thalers que l’antiquaire Gockel m’a allongés en rechignant
pour ce plat ciselé. – Trois thalers… Mais c’est un sourire d’Anita…
Je les ai brusquement jetés dans un tiroir. On frappait à ma
porte : c’était Gockel.
Était-ce là le malveillant antiquaire qui avait déposé, avec mépris,
le plat de métal sur son comptoir encombré de colifichets barbares
et vermoulus ?
Il souriait à présent, accommodant mon nom qu’il prononce mal,
de « Herr Doktor » et « Herr Lehrer » sans nombre.
— Je crois, dit-il, que je vous ai fait tort, Herr Doktor,
grandement. Ce plat vaut certes davantage.
Il a sorti une boursette de cuir et j’ai vu soudain luire le sourire
jaune de l’or.
— Il se pourrait, continua-t-il, que vous ayez des objets de la
même provenance… Je veux dire du même genre.
La nuance ne m’avait pas échappé. Sous l’urbanité de l’antiquaire
veillait l’esprit du receleur.
— Le fait est, dis-je, qu’un de mes amis, savant collectionneur, et
dans une situation difficile, ayant besoin de régler certaines dettes,
désire faire argent de quelques pièces de sa collection. Il ne veut pas
être connu ; c’est un savant et un timide. Il est déjà assez
malheureux de devoir se défaire des trésors de ses vitrines. Je désire
lui épargner une tristesse de plus. Je rends donc service.
Gockel secoua frénétiquement la tête. Il sembla béer
d’admiration pour moi.
— C’est comme cela que j’envisage l’amitié. Ach ! Herr Doktor, je
relirai ce soir le De Amicitia de Cicéron, avec une joie double. Que
n’ai-je, moi, un ami comme votre infortuné savant en a trouvé un en
vous ! Mais je veux contribuer un peu à votre belle action, en
achetant tout ce dont votre ami veut se défaire et en le payant très
cher, très cher…
Un peu de curiosité me piqua en cette minute :
— Je n’ai pas très bien regardé ce plat, dis-je, avec hauteur ; cela
ne me regardait pas et puis, je n’y connais rien. Quel travail est-ce ?
Byzantin, je crois ?
Gockel se gratta le menton, embarrassé :
— Euh ! Euh !… Je ne saurais pas le dire avec exactitude.
Byzantin, oui… peut-être… Il faut que j’en approfondisse l’étude.
Mais, continua-t-il, rasséréné tout à coup, c’est en tout cas chose qui
trouvera amateur.
Et, d’un ton qui tranchait net toute velléité d’enquête :
— C’est ce qui nous importe le plus à nous deux… et à votre ami
aussi, cela va sans dire.
Ce soir-là, très tard, j’accompagnai Anita par les rues bleues de
lune, jusqu’au quai des Hollandais, où sa maison se blottit au fond
d’un massif de hauts lilas.
Mais je dois remonter dans mon récit, à ce plateau, vendu pour
des thalers et de l’or, et qui me valut pour un soir l’amitié de la plus
belle fille du monde.

*
**

La porte s’était ouverte sur un long corridor dallé de bleu ; une


verrière givreuse y diffusait la lumière et déchiquetait les ombres.
Ma première impression d’être dans un béguinage des Flandres
s’accentua surtout quand, au bout du vestibule, une porte ouverte
m’introduisit dans une large cuisine voûtée, aux meubles rustiques,
luisant de cire et d’encaustique.
Ce cadre bonasse était si rassurant que j’appelai à haute voix :
— Hello ! Y a-t-il quelqu’un là-haut ?
Une résonance puissante gronda, mais aucune présence ne tint à
se manifester.
Je dois avouer qu’à aucun moment ce silence et cette absence de
vie ne m’étonnèrent, comme si je m’y étais attendu.
Plus encore, dès que je m’étais aperçu de l’existence de
l’énigmatique venelle, je n’avais pas pensé une minute à des
habitants éventuels.
Pourtant, je venais d’entrer comme un voleur nocturne.
Je ne pris aucune précaution pour bouleverser des tiroirs
maigrement garnis de couverts et de linge de table. Mes pas
sonnèrent librement dans des pièces contiguës meublées en parloirs
de couvent sur un escalier en chêne magnifique qui…
Ah ! Il y eut, dans cette visite, matière à étonnement !
Cet escalier ne menait nulle part !
Il plongeait à même la muraille terne comme si, au-delà de la
barrière de pierre, il se prolongeait encore.
Tout cela baignait dans cette lueur ivoirine des vitraux dépolis qui
formaient le plafond. J’entrevis, ou crus entrevoir, sur le crépi du
mur, une forme vaguement hideuse ; mais, en la fixant
attentivement, je vis qu’elle était formée de minces craquelures et
qu’elle s’apparentait seulement aux monstres que nous distinguons
dans les nuages et dans les dentelles des rideaux ; du reste, elle ne
me troubla pas car, en m’y reprenant une seconde fois, je ne la vis
plus dans le réseau des gerçures du plâtre.
Je retournai dans la cuisine où, par une fenêtre grillée, je vis une
courette ténébreuse, formant puits entre quatre murs immenses et
moussus.
Sur un dressoir, il y avait un lourd plateau qui me parut avoir un
peu de valeur ; je le glissai sous mon manteau.
J’étais déçu au-delà de toute idée ; il me semblait avoir chipé des
sous dans une tirelire d’enfant ou dans le chétif bas de laine d’une
vieille parente.
Et j’allai trouver Gockel, l’antiquaire.

*
*.*

Les trois petites maisons sont identiques ; partout je trouve la


cuisine proprette, les meubles avares et luisants, la même lueur
irréelle et crépusculaire, la même tranquillité sereine et ce mur
insensé devant lequel s’achève l’escalier. J’ai trouvé partout le lourd
plateau et des chandeliers identiques.
Je les ai emportés et…
Et, le lendemain, je les ai retrouvés à leur place.
Je les porte chez Gockel qui les paie avec un large sourire.
C’est à devenir fou ; je me sens une âme monotone de derviche
tourneur.
Je vole éternellement, dans une même maison, dans les mêmes
circonstances, les mêmes objets. Je me demande si ce n’est pas là
une première vengeance de cet inconnu sans mystère. N’est-ce pas
une première ronde de damné que j’accomplis ?
La damnation ne serait-elle pas la répétition sempiternelle du
péché, pour l’éternité des temps ?
Un jour, je n’y allai pas ; j’avais résolu d’espacer mes lamentables
incursions. J’avais une réserve d’or ; Anita était heureuse et me
témoignait la plus belle tendresse.
Ce même soir, Gockel vint me rendre visite, me demanda si je
n’avais rien à vendre, m’offrit un peu plus cher encore, à mon
étonnement, et finit par faire la moue quand je lui fis part de ma
décision.
— Monsieur Gockel, dis-je, comme il s’en allait, vous avez sans
doute trouvé un acquéreur régulier ?
Il se retourna lentement et me planta son regard droit dans les
yeux.
— Oui, Herr Doktor. Je ne vous en dirai rien, comme vous ne me
parlez pas de… votre ami, le vendeur.
Sa voix devint grave :
— Apportez-moi chaque jour des objets ; dites-moi combien d’or
vous en voulez, je vous le donnerai sans plus marchander. Nous
sommes liés sur la même roue, Herr Doktor. Nous payerons peut-
être plus tard ; en attendant, vivons la vie telle que nous l’aimons,
vous, avec une belle fille, moi avec une fortune.
Jamais plus nous n’avons effleuré ce sujet, Gockel et moi ; mais
Anita devint soudain très exigeante, et l’or de l’antiquaire fuyait
comme une eau vive entre ses petites mains nerveuses.
Alors, il arriva que l’atmosphère de la ruelle changea, si je puis
m’exprimer de la sorte.
J’entendis les mélodies.
Du moins, il me semblait que c’était une musique merveilleuse et
éloignée. Je fis un nouvel appel à mon courage, et je formai le projet
d’explorer l’impasse au-delà du coude et de remonter vers la
chanson qui vibrait dans le lointain.
Au moment où je dépassai la troisième porte, et que je fis des pas
dans la zone que je n’avais pas encore parcourue, mon cœur se serra
hideusement. Je ne fis que trois ou quatre enjambées hésitantes.
Puis je me retournai ; je pouvais encore voir un tronçon du
premier boyau de la Beregonnegasse, mais déjà combien rétréci. Il
me semblait que je m’éloignais dangereusement de mon monde ;
néanmoins, dans un élan de témérité irraisonnée, je courus, puis,
m’agenouillant comme un gamin qui lorgne par-dessus une haie, je
risquai un coup d’œil sur le tronçon inconnu.
La déception me frappa aussitôt comme une gifle : la ruelle
continuait sa route serpentine, mais la nouvelle perspective ne
s’ouvrait de nouveau que sur trois petites portes, dans un mur blanc
et des viornes.
Je serais certainement revenu sur mes pas si, en ce moment, le
vent des cantiques n’était pas passé, lointaine marée de sons
déferlants…
Je surmontai une terreur inexplicable, pour l’écouter, l’analyser si
possible.
J’ai bien dit marée : c’était un bruit né dans un éloignement
considérable, mais énorme, comme celui de la mer.
Comme je l’écoutais, je n’y distinguai plus ces premiers souffles
d’harmonie que j’avais cru y découvrir, mais une discordance
pénible, une furieuse rumeur de plaintes et de haines.
N’avez-vous jamais remarqué que les premiers effluves d’une
senteur repoussante sont parfois doux, et même agréables ? Je me
rappelle que, sortant un jour de chez moi, une appétissante odeur de
rôti m’accueillit dans la rue.
« Voilà une fameuse et matinale cuisine », m’étais-je dit. Mais, à
cent pas plus loin, ce parfum se mua en une âcreté nauséabonde de
toile brûlée. En effet, une échoppe de drapier flambait en piquant
l’air de tisons ardents et de flammèches fumantes. Ainsi l’apparence
première de la mélodieuse rumeur me trompait peut-être.
« Si je me hasardais au-delà du nouveau tournant ? » me dis-je.
Au fond mon inertie craintive avait presque disparu ; je franchis en
quelques secondes l’espace devant moi, cette fois d’un pas
tranquille… pour trouver, pour la troisième fois, le décor laissé
derrière moi.
Alors une sorte d’amère fureur, où sombrait ma curiosité brisée,
s’empara de mon être.
Trois maisons identiques, puis encore trois maisons identiques.
Rien qu’en ouvrant la première porte, j’avais forcé le mystère
intercalaire.
Un courage morne s’était emparé de moi ; à présent, je
m’avançais dans la ruelle, et ma déception s’accrut d’une façon
hallucinante.
Une courbe, trois petites portes jaunes, un bouquet de viornes,
puis un nouveau coude, et réapparaissaient les trois petites portes
dans le mur blanc et l’ombre portée des fusains. Cela se déroulait
comme des périodes dans une série de chiffres, depuis une demi-
heure, en une formidable obsession, le long de ma marche devenue
furieuse et bruyante.
Tout à coup, au dernier coude que je contournai, cette terrible
symétrie se rompit.
Il y avait derechef trois petites portes et des viornes mais il y avait
aussi un grand portail de bois gris, suiffeux et patiné. Et de cette
porte, j’eus peur.
J’entendais à présent la rumeur gronder en proches et
menaçantes huées. Je rétrogradai vers la Mohlenstrasse ; les
périodes redéfilèrent comme des quatrains de complaintes : trois
petites portes et des viornes, trois petites portes et des viornes…
Enfin, clignotèrent les premières lampes du monde réel. Mais la
rumeur m’avait poursuivi jusqu’à la lisière de la Mohlenstrasse. Là,
elle se coupa au déclic, s’adaptant aux bruits joyeux du soir de la rue
populeuse, de sorte que la mystérieuse et terrible huée finit en une
fraîche envolée de voix enfantines chantant une ronde.

*
**

Une terreur sans nom est sur la ville.


Je n’en parlerais pas dans ces brefs mémoires qui ne s’intéressent
qu’à moi-même, si je n’avais pas trouvé un lien mystérieux entre la
ruelle ténébreuse et les crimes qui, chaque nuit, ensanglantent la
cité.
Plus de cent personnes ont disparu brutalement. Cent autres ont
été sauvagement assassinées.
Or, en dessinant, sur le plan de la ville, la ligne sinueuse qui doit
représenter la Beregonnegasse, impasse incompréhensible
chevauchant notre monde terrestre, je constate avec effarement que
tous ces crimes ont été commis le long de ce tracé.
Ainsi, le malheureux Klingbom fut un des premiers à disparaître.
Il s’est, au dire de son commis, évanoui comme une fumée au
moment de rentrer dans la chambre des alambics. La femme du
grainetier a suivi, enlevée au milieu de son triste jardin ; son mari a
été trouvé la crâne brisé dans son séchoir.
Au fur et à mesure que je suis de ma plume la ligne fatidique,
mon idée se transforme en certitude. Je ne puis expliquer la
disparition des victimes que par leur passage sur un plan inconnu ;
quant aux crimes, ce sont des coups faciles pour des invisibles.
Dans une maison de la rue de la Vieille-Bourse, les habitants ont
tous disparu. Rue de l’Église, on a trouvé deux, trois, quatre, puis six
cadavres. Rue de la Poste, il y a eu cinq disparitions et quatre morts,
et cela continue, se limitant, dirait-on à la Deichstrasse, où de
nouveau on assassine et on enlève.
Maintenant je me rends bien compte qu’en parler serait m’ouvrir
à moi-même la porte du Kirchhaus, sombre asile de fous, tombeau
qui ne connaît pas de Lazare ; ou bien donner libre jeu à une foule
superstitieuse et assez exaspérée pour me mettre en pièces comme
sorcier.
Et pourtant, depuis ma quotidienne et monotone rapine, une
colère se lève en moi et me pousse à de vagues projets de
vengeance.
« Gockel, me suis-je dit, en connaît plus long que moi. Je vais le
mettre au courant de ce que je sais ; cela le mettra sur la voie des
confidences. »
Mais ce soir-là, tandis que l’antiquaire vidait sa lourde bourse
dans mes mains, je n’ai rien dit, et Gockel est parti comme de
coutume avec des paroles polies, dépourvues de toute allusion à
l’affaire étrange qui nous a rivés à une même chaîne.
Il me semble pourtant que les événements vont se précipiter, se
ruer en torrent à travers ma vie trop tranquille.
De plus en plus je me rends compte que la Beregonnegasse et ses
petites maisons ne sont qu’un masque, derrière lequel s’abrite je ne
sais quelle horrible face.
Jusqu’ici, et sans doute pour mon plus grand bonheur, je n’y étais
allé qu’en plein jour car, pour dire vrai, sans trop savoir pourquoi,
j’y redoutais le soir et les ténèbres.
Mais voici que je m’y suis attardé, m’acharnant à bouleverser des
meubles, à retourner des tiroirs, voulant obstinément découvrir du
nouveau. Et le « nouveau » vint de lui-même, sous la forme d’un
sourd grondement, comme de lourdes portes roulant sur des galets.
Je levai la tête et je vis que la clarté d’opale s’était muée en un demi-
jour cendreux. Les verrières de la cage d’escalier étaient livides, les
courettes déjà remplies d’ombre.
J’eus le cœur serré mais, comme le roulement se répétait,
renforcé par la puissante résonance du lieu, ma curiosité fut plus
forte que ma peur et je montai l’escalier pour voir d’où venait le
bruit.
Il faisait de plus en plus sombre mais, avant de bondir comme un
fou au bas des marches et de m’enfuir, je pus voir…
Il n’y avait plus de muraille !
L’escalier finissait sur un gouffre creusé à même la nuit et d’où
montaient de vagues monstruosités.
J’atteignis la porte ; derrière moi, quelque chose fut renversé avec
fureur.
La Mohlenstrasse luisait devant moi comme un havre. Je pris ma
course. Une griffe me saisit soudain avec une sauvagerie extrême.
— Dites donc, vous tombez de la lune ?
J’étais assis sur le pavé de la Mohlenstrasse, devant un marin qui
frottait son crâne endolori et me regardait d’un air stupéfait.
Mon manteau était en pièces, mon cou saignait ; je ne perdis pas
de temps à m’excuser, mais détalai promptement, à la suprême
indignation du matelot qui criait qu’après avoir abordé quelqu’un si
brutalement, on lui offrait au moins un verre.

*
**

Anita est partie ! Anita a disparu !


Mon cœur est brisé. Je m’effondre en sanglotant sur mon or
inutile.
Pourtant, le quai des Hollandais est bien loin de la zone
dangereuse. Mon Dieu ! J’ai grandement failli par excès de prudence
et de tendresse !
N’ai-je pas, sans parler de la ruelle, montré un jour le fameux
tracé à mon amie, en lui disant que tout le danger semblait
concentré sur ce parcours sinueux ?
Les yeux d’Anita ont étrangement lui à ce moment.
J’aurais dû me douter que l’immense esprit d’aventure, qui anima
ses ancêtres, n’était pas mort en elle.
Peut-être qu’à ce même instant, par une intuition de femme, elle
a rapproché ma soudaine fortune de cette topographie criminelle…
Oh ! Comme ma vie s’effondre !
Nouveaux meurtres, nouvelles éclipses de personnes…
Et mon Anita a été emportée dans le tourbillon sanglant et
inexplicable !
Le cas de Hans Mendell m’inspire une idée folle : ces êtres
vaporeux, comme il les décrit, peut-être ne sont-ils pas
invulnérables ?
Hans Mendell n’était pas un homme distingué ; toutefois, il faut
le croire sur parole. C’était un fort mauvais garçon qui faisait métier
de bateleur et de coupe-jarret.
Quand on l’a trouvé, il avait en poche les bourses et les montres
de deux malheureux dont les cadavres ensanglantaient le sol à
quelques pas de lui.
On aurait pu croire à la culpabilité complète de Mendell, si on ne
l’avait découvert lui-même, râlant, les deux bras arrachés du corps.
Comme c’était un homme d’une constitution puissante, il put
vivre encore assez de temps pour répondre aux questions fiévreuses
des magistrats et des prêtres.
Il a avoué que, depuis quelques jours, il suivait une ombre, une
sorte de brouillard noir, qui tuait les gens que lui, Mendell,
dévalisait ensuite.
Le jour de son malheur, il vit, au clair de lune, le brouillard noir
attendre, immobile au milieu de la rue de la Poste. Il se cacha dans
la guérite d’un factionnaire absent et l’observa. Il remarqua encore
des formes vaporeuses, sombres et malhabiles, qui sautillaient
comme des balles d’enfants, puis disparaissaient.
Bientôt, il entendit des voix et vit deux jeunes gens remonter la
rue. Il ne remarqua plus le brouillard, mais vit soudain les deux
hommes se tordre sur le sol et rester immobiles.
Mendell ajouta qu’il avait déjà observé, à sept reprises
différentes, la même marche dans ces crimes nocturnes.
Il attendait chaque fois le départ de l’ombre pour dépouiller les
cadavres.
Ceci démontre chez cet homme un sang-froid formidable, digne
d’un meilleur emploi.
Comme il dépouillait les deux corps, il vit avec effroi que le
brouillard n’était pas parti, mais s’était seulement élevé, et
s’interposait entre lui et la lune.
Il vit alors qu’il avait une forme humaine, mais très grossière.
Il aurait voulu regagner la guérite, mais il n’en eut pas le temps :
la figure fondait sur lui.
Cependant, Mendell était un homme d’une force terrible ; il
frappa, dit-il, un coup énorme et rencontra une légère résistance,
comme s’il poussait la main dans un puissant souffle d’air.
C’est tout ce qu’il put dire ; du reste son horrible blessure ne lui
permit plus qu’une heure de vie après son récit.
L’idée de venger Anita s’est ancrée maintenant dans mon cerveau.
J’ai dit simplement à Gockel :
— Ne venez plus. J’ai besoin de vengeance et de haine, et votre or
ne peut plus rien.
Il m’a regardé de cet air profond que je lui connais.
— Gockel, ai-je répété, je vais me venger.
Soudain, sa figure s’est illuminée, comme d’une joie énorme :
— Et… croyez-vous… Herr Doktor, qu’« ils » disparaîtront ?
Alors, je lui ai donné durement l’ordre de faire charger une
charrette de fagots, d’estagnons d’huile et d’alcool brut, d’un baril de
poudre de chasse, et de l’abandonner sans conducteur ni surveillant
dans la Mohlenstrasse, de grand matin. Il s’est incliné très bas,
comme un serviteur et, en partant, m’a dit par deux fois :
— Que le Seigneur vous assiste ! Que le Seigneur vous vienne en
aide !

*
**

Je sens que ce sont les dernières lignes que j’écrirai dans ce


journal.
Contre la grande porte, les fagots sont entassés ; ils ruissellent
d’huile et d’alcool ; des traînées de poudre relient les petites portes
proches avec d’autres fagots huilés ; des charges bourrent les
crevasses des murs.
La huée mystérieuse passe et repasse en ondes continues autour
de moi ; aujourd’hui, j’y distingue des lamentations abominables,
des plaintes humaines, échos d’atroces supplices de la chair. Mais
une joie tumultueuse agite mon être, parce que je sens autour de
moi une inquiétude folle qui vient d’eux.
Ils voient mes terribles apprêts et ne peuvent les empêcher, car
seule, je l’ai bien compris, la nuit délivre leur effroyable puissance.
Posément, je bats mon briquet.
Un gémissement passe, et les viornes frissonnent comme si une
dure brise soudain les agitait.
Une longue flamme bleue monte… Les fagots se mettent à
bavarder… Un peu de poudre fuse…
Je galope par la venelle sinueuse, de coude en coude, un peu de
vertige au cerveau, comme si je dévalais trop rapidement un escalier
en spirale qui descendrait profondément sous terre.

*
**

La Deichstrasse et tout le quartier sont en flammes.


De ma fenêtre, au-dessus des toits, je vois blondir le ciel.
Le temps est sec, il paraît qu’il n’y a pas d’eau ; haut dans la rue,
voyage la bande rouge des flammèches et des tisons brûlants.
Il y a un jour et une nuit que cela flambe, mais le feu est encore
loin de la Mohlenstrasse !
L’impasse est là, calme avec ses viornes tremblants ; des
détonations grondent au loin.
Une nouvelle charrette est là, abandonnée par les soins de
Gockel.
Il n’y a pas une âme : tout le monde est attiré par le spectacle
formidable du feu. On ne l’attend pas ici.
J’avance de courbe en courbe, semant les fagots, les flaques
d’huile et d’alcool, le sombre frimas de la poudre.
Et tout à coup, à un coude nouvellement franchi, je m’arrête
médusé. Trois petites maisons, les éternelles trois petites maisons,
brûlent tranquillement à belles flammes jaunes dans l’air paisible.
On dirait que le feu lui-même respecte leur sérénité, car il accomplit
sa besogne sans rumeur et sans sauvagerie. Je comprends que je
suis à la lisière rouge du sinistre qui détruit la ville.
Je recule, l’âme angoissée, devant ce mystère qui va mourir.
La Mohlenstrasse est toute proche ; je m’arrête devant la
première de ces petites portes, celle que j’ouvris en tremblant il y a
quelques semaines. C’est ici que j’allumerai le nouveau brasier.
Je parcours une dernière fois la cuisine, les sévères parloirs,
l’escalier qui plonge de nouveau dans la muraille, et je sens à
présent que tout cela m’était devenu familier, presque cher.
— Qu’est cela ?
Sur le grand plateau, celui que tant de fois je dérobai, pour le
retrouver le lendemain, il y a des feuilles couvertes d’écriture.
Une écriture élégante de femme.
Je m’empare du rouleau ; ce sera mon dernier larcin dans la
ruelle ténébreuse.
Les Stryges ! Les Stryges ! Les Stryges !

*
**

… Ainsi finit le manuscrit français.


Les derniers mots, où s’évoquent les impurs esprits de la nuit,
sont tracés à travers les pages en caractères heurtés, clamant le
désespoir et la terreur.
Ainsi doivent écrire ceux qui, sur un bateau qui sombre, veulent
confier un dernier adieu à une famille qui, espèrent-ils, leur
survivra.

*
**

Ce fut l’année dernière à Hambourg.


Sankt-Pauli et ses Zillerthal et son hallucinante Peterstrasse,
Altona et ses boîtes à schnaps ne m’avaient, la veille et l’avant-
veille, donné qu’un pâle plaisir. Je traînais dans la vieille ville qui
sentait bon la bière fraîche et qui était douce à mon cœur, parce
qu’elle me rappelait les villes que ma jeunesse avait aimées ; et là,
dans une rue sonore et vide, je vis le nom de l’antiquaire
« Lockmann Gockel ».
J’achetai une vieille pipe bavaroise aux truculentes enluminures.
Le commerçant semblait aimable : je lui demandai si le nom
d’Archipêtre lui disait quelque chose. L’antiquaire avait une figure
de terre grise ; elle devint, dans le soir, si blanche qu’elle sortait de
l’ombre comme si une flamme intérieure l’avait illuminée.
— Ar-chi-pê-tre, murmura-t-il, oh ! Monsieur, que dites-vous ?
Que savez-vous ?
Je n’avais aucune raison pour faire un mystère de cette histoire,
trouvée parmi le vent et la salure.
Je la racontai.
L’homme alluma un bec de gaz d’un modèle archaïque, dont la
flamme dansa et siffla sottement.
Je vis ses yeux las.
— C’était mon grand-père, dit-il, quand je parlai de l’antiquaire
Gockel.
J’achevai mon récit et un grand soupir s’éleva d’un coin sombre.
— C’est ma sœur, reprit-il.
Je saluai une personne jeune encore, jolie, mais très pâle et qui,
immobile parmi les ombres les plus grotesques, m’avait écouté.
— Presque tous les soirs, continua-t-il d’une voix angoissée, notre
grand-père en parlait à notre père, et celui-ci s’entretenait avec nous
de ce fatal sujet ; maintenant qu’il est mort lui aussi, nous en
parlons entre nous.
— Mais, dis-je nerveusement, grâce à vous, nous allons pouvoir
faire des recherches, concernant la mystérieuse petite rue, n’est-ce
pas ?
Lentement, l’antiquaire leva la main.
— Alphonse Archipêtre fut professeur de français au Gymnasium
jusqu’en 1842.
— Oh ! Fis-je déçu, c’est bien loin cela !
— L’année du grand incendie qui faillit détruire Hambourg. La
Mohlenstrasse et l’immense quartier compris entre elle et la
Deichstrasse ne fut plus qu’un brasier ardent.
— Et Archipêtre ?
— Il habitait assez loin de là, vers Bleichen ; le feu n’atteignit pas
sa rue mais, au milieu de la deuxième nuit, celle du 6 mai, une nuit
terrible, sèche et sans eau, sa maison flamba, elle seule, parmi les
autres qui, par miracle, furent épargnées. Il mourut dans les
flammes ; du moins, on ne le retrouva plus.
— L’histoire… dis-je.
Lockmann Gockel ne me laissa pas achever. Il était tellement
heureux de trouver un dérivatif, qu’il s’empara goulûment du sujet
à peine énoncé ; par bonheur, il raconta à peu près ce que je voulais
savoir.
— L’histoire a dans tout ceci resserré le temps, comme l’espace
s’est resserré sur cet endroit fatidique de la Beregonnegasse. Ainsi,
dans les archives de Hambourg, on parle d’atrocités qui se
commirent pendant l’incendie par une bande de malfaiteurs
mystérieux. Crimes inouïs, pillages, émeutes, hallucinations rouges
des foules, tout cela est parfaitement exact. Or, ces troubles eurent
lieu plusieurs jours avant le sinistre. Comprenez-vous la figure que
je viens d’employer sur la contraction du temps et de l’espace ?
Sa figure se rasséréna un peu.
— La science moderne n’est-elle pas acculée à la faiblesse
euclidienne, par la théorie de cet admirable Einstein que le monde
entier nous envie. Et ne doit-elle pas, avec horreur et désespoir,
admettre cette loi fantastique de contraction de Fitzgerald-Lorentz ?
La contraction, monsieur, ah ! ce mot est lourd de choses !
La conversation semblait s’engager dans une traverse insidieuse.
Sans bruit, la jeune femme apporta de hauts verres remplis de vin
jaune. L’antiquaire leva le sien vers la flamme, et des couleurs
merveilleuses coulèrent, comme un fleuve silencieux de gemmes,
sur sa main grêle.
Il délaissa sa dissertation scientifique et revint au récit de
l’incendie.
— Mon grand-père et les gens d’alors racontèrent que
d’immenses flammes vertes fusaient des décombres jusqu’au ciel.
Des hallucinés y virent des figures de femmes d’une férocité
indescriptible.
… Le vin avait une âme. Je vidai le verre et je souris à la parole
terrifiée de l’homme.
— Ces mêmes flammes vertes jaillirent de la maison d’Archipêtre
et rugirent si horriblement que, dit-on, des gens moururent de peur
dans la rue.
— Monsieur Gockel, demandai-je, votre grand-père, n’a-t-il
jamais parlé du mystérieux acquéreur, qui chaque soir, venait
acheter les mêmes plateaux et les mêmes chandeliers ?
Une voix lasse répondit pour lui, par des mots presque identiques
à ceux qui terminaient le manuscrit allemand :
— Une grande vieille, une immense vieille femme avec des yeux
de poulpe, dans une figure inouïe. Elle donnait des sacs d’or si
lourds que notre grand-père devait en faire quatre parts pour les
porter à ses coffres.
La jeune femme continua :
— Au moment où le professeur Archipêtre est venu chez nous, la
maison Lockmann Gockel allait à la ruine. Elle devint riche alors.
Nous le sommes encore, très, énormément, de l’or des… oh ! oui, de
ces êtres de la nuit !
— Ils ne sont plus, murmura son frère en remplissant nos verres.
— Ne dis pas cela ! Ils ne peuvent nous avoir oubliés. Penses-tu à
nos nuits, nos nuits affreuses entre toutes ? Tout ce que je puis
espérer maintenant, c’est qu’il y a, ou qu’il y a eu auprès d’eux une
présence humaine qu’ils chérissent et qui intercède peut-être pour
nous.
Ses beaux yeux s’ouvraient démesurément sur le gouffre noir de
ses pensées.
— Katie ! Katie ! s’écria l’antiquaire. As-tu vu de nouveau… ?
— Toutes les nuits elles sont là, les Choses, tu le sais bien, dit-elle
d’une voix basse comme un murmure douloureux. Elles assiègent
nos pensées dès que le sommeil vient sur nous. Oh ! ne plus
dormir !…
— Ne plus dormir, répéta son frère en un écho de terreur.
— Elles sortent de leur or que nous gardons et que, malgré tout,
nous aimons ; elles montent de tout ce que nous avons acquis avec
cette fortune de l’enfer… Elles reviendront toujours, tant que nous
durerons et tant que durera cette terre de malheur !
LA SCOLOPENDRE

— Votre grand-mère était une fameuse sorcière, Nathanson !


s’exclama Bilsen. Oh ! Tenez, rien que d’y songer, cela me soulève le
cœur !
— Fameuse ! consentit le Juif, comme si l’on venait de lui chanter
les plus belles louanges de son aïeule.
— Voici plus d’un quart d’heure que cette petite saleté nous tient
le regard rivé sur son million de pattes, grommela Schlechtweg, le
troisième étudiant, et, comme Bilsen et Nathanson partaient d’un
furieux éclat de rire, il s’excusa :
— Je ne parle pas de la grand-mère de Selig, mais de cette
abominable scolopendre.
La ruelle sur laquelle la sombre chambre prenait jour était si
étroite qu’on aurait pu, à l’aide d’une canne, briser les carreaux de la
noire maison d’en face.
Pour le moment, dans la maigre clarté de cet après-midi
d’octobre, les étudiants regardaient la lente marche d’un
gigantesque myriapode sur la façade de cette maison.
— Ma grand-mère disait que trois fois sept heures après la mort,
l’âme du défunt s’en va, sous la forme d’un de ces vilains animaux,
faire un tour de reconnaissance dans la maison. Elle serait alors très
redoutable. Il y a exactement vingt et une heures que la demoiselle
Sturmfeder est morte.
— La bête est affreusement grande, murmura Bilsen… À propos, y
a-t-il encore du Kümmel glacé ?
Il y en avait une bouteille pleine et de larges rasades en furent
versées dans des tasses de faïence noire.
— Et pourquoi ce mille-pattes me fait-il penser obstinément à la
Sturmfeder ? Continua pensivement Bilsen.
— Suggestion, dit Schlechtweg.
— Non, riposta Nathanson.
Tout à coup, le silence tomba dans la pièce ; il fut si lourd qu’il
semblait peser sur la fumée des pipes tournoyant lentement autour
des tasses.
Puis vint la pluie, avec un bruit régulier et mécanique de machine
à coudre.
De la fenêtre, dans le miroir tavelé de l’espion, on voyait la ruelle
s’allonger longue et droite, désespérément droite, vers une
perspective de brouillard d’eau.
La vie en avait fui. La noirceur d’une corneille solitaire s’était,
pendant un temps très court, piquée dans la nue, comme une acné
dans un visage gras, et un vol de pigeons avait mis un frisson
d’argent sur les toits luisants.
Bilsen, le premier, distingua la chose qui sortait de la brume,
mais le reflet du miroir la rendait singulièrement lointaine.
— C’est une sale bête, dit-il. Sa marche est si lente qu’elle mettra
deux heures à venir jusqu’ici.
Ils virent alors, au fond de la ruelle, une sorte d’immense insecte
avançant à une allure saccadée sur des pattes grêles.
— Deux heures à boire de l’alcool et à fumer du tabac noir, avant
d’affronter cette vermine inconnue, souffla Schlechtweg.
L’insecte croissait péniblement le long des façades flagellées par
l’averse.
— On n’en distingue pas la nature, mais c’est très laid. Pourquoi
cela me fait-il penser de nouveau à la scolopendre et à la dame
Sturmfeder ? Se plaignit Bilsen.
— Logique, dit le Juif.
— Écoutez, répartit Schlechtweg, en buvant à petits coups le
Kümmel additionné d’eau-de-vie blanche. Il faut bien vous mettre
en tête que la maison d’en face est complètement vide à présent. Les
autres locataires ont chargé leurs meubles sur des charrettes et sont
partis au pas de course. Il n’y a plus qu’une chambre meublée dans
cette demeure, celle où la Sturmfeder est étendue morte sur son lit.
Il n’y a là de vivant que… la scolopendre.
— Elle est rentrée par cette fissure, en effet, approuva Selig.
— Et l’autre chose qui avance, je me demande ce que cela peut
être, demanda Bilsen qui fixait obstinément l’espion.
— Écoutez ! Écoutez !
Le silence de la maison d’en face venait de se briser comme une
baguette de verre.
C’était un bruit confus et pénible.
— C’est la Sturmfeder, murmura Schlechtweg.
— Oui, ce sont les bruits de sa cuisine !
Une rumeur familière de rinçage, de tasses heurtées, d’eau de
vaisselle versée en abondance, d’objets rangés en hâte, venait à eux.
On entendit la petite explosion d’une flamme de réchaud qu’on
allume et, quelques instants plus tard, une bouilloire se mit à
chanter.
— Les rideaux sont bien fermés, dit Bilsen, et pourtant je sais qu’à
travers leur malpropre mousseline, « On » observe la rue et, sans
doute, cette chose qui avance si lentement, si lentement.
— Oh ! L’odeur de son café ! Je la reconnaîtrais entre mille.
— Et pourtant elle est morte, morte, pleura presque Schlechtweg.
— Cela ne prouve rien, répondit le Juif.
Dans la lugubre demeure, il sembla se passer quelques secondes
de silence attentif, puis les bruits se hâtèrent convulsivement,
comme pour une invisible besogne qui devait s’achever.
— Oh ! Maintenant, je sais… dit Selig Nathanson.
Son doigt jauni de nicotine pointa vers la rue.
Trois hommes, très maigres, amenaient le cercueil de la
demoiselle Sturmfeder vers la maison.

*
**
Mais c’étaient trois compagnons hilares et charmants.
Ils clignèrent de l’œil aux étudiants penchés à la fenêtre et
ouvrirent l’étroite caisse jaune, où trois bouteilles d’eau-de-vie
étaient couchées dans des paillons.
Peu après, quand ils furent entrés dans la maison d’en face, on les
entendit clouer bruyamment, puis se porter des toasts retentissants.
— Prosit ! hurlèrent les étudiants en remplissant puis vidant leurs
tasses de faïence noire.
— Trois grandes bouteilles, admira Schlechtweg. Écoutez-les !
Une chanson improvisée venait de monter de l’ombre de la
maison affreuse.

Pan ! Pan ! dit le marteau


Oh ! Oh ! Oh !
Et une bouteille de fi… ine !

— Ils sont joyeux, dit Bilsen. Ils ont trouvé du café frais, bien
chaud, et ils avaient emporté trois grandes bouteilles. Nous allons
chanter comme eux.

Pan ! Pan ! dit le marteau


Oh ! Oh ! Oh !
Et une bouteille de fi… ine !

Les hommes venaient de sortir.


— C’était du bon bois ! Cria l’un d’eux dans le soir.
— Je vous ai pris pour une scolopendre à six pattes, leur expliqua
Schlechtweg d’une voix contrite. Je vous dois bien des excuses.
Ils répondirent aimablement qu’il ne fallait pas se chagriner pour
si peu de chose.
— Il y a, dirent-ils, des scolopendres à six pattes hautement
honorables.
Puis ce fut la nuit parfaitement silencieuse.
*
**

— Avez-vous remarqué que le rythme des bruits se précipitait au


fur et à mesure de l’avance du cercueil dans la rue ?
— Épargnez-moi toute pensée, Selig. Il y a quatre bouteilles vides
sur la table et ce cruchon est rempli de bon Kümmel gris de
Finlande. Si l’on chantait ?
Ils reprirent la chanson des ouvriers, trois fois, quatre fois. Ils ne
pouvaient plus se taire et criaient d’une voix de fausset.
Un bruit énorme monta tout à coup de la maison d’en face.
Les carreaux en frémirent. On entendit des « han ! » de paveur et
un tonnerre sourd roula dans le vide éperdu de cette maison où ne
vivait qu’une scolopendre.
— Un, deux, trois !

Pan ! Pan ! dit le marteau


Oh ! Oh ! Oh !
Et une bouteille de fi… ine !

« Pan ! Pan ! » Firent les échos dans la maison d’en face.


— Ah ! Ah ! Je suis ivre mort. Et elle – ah ! – est morte mais pas
ivre ! Ricana Schlechtweg.
— C’est un jeu de mots, n’est-ce pas ? demanda Selig. Mais il
aurait fallu le dire, ami très cher.
— Oui, et ceci est une rime : pluie et truie. Cela à l’intention
pieuse de feu la Sturmfeder.
Ce fut comme un bélier antique fracassant des meubles ; des
armoires éclatèrent, des glaces en miettes firent pleuvoir d’aigres
cascatelles.
— C’est le cercueil ! Rugit Bilsen, et il se mit frénétiquement à
applaudir.
— C’est du bon bois : il tiendra !
Le cercueil sautait, sautait ; on aurait dit un scaphandrier
bondissant à pieds joints.
— Et puis c’est cloué comme pas un. Pan ! Pan ! Pan ! Le cruchon
de Kümmel gris de Finlande, lui aussi, était vide.

*
**

— Oh !
Dans la nuit épaisse, une porte claqua avec fureur.
— La porte de la Sturmfeder !
Une autre s’ouvrit aussitôt sous une poussée formidable.
Un bruit inouï, comme celui d’une foule, montait à présent,
énorme, invraisemblable. L’escalier gémit.
— La scolopendre !
— Elle vient chez nous !
— Un mille-pattes… cela fait mille fois la pesée d’un pied sur les
marches, pensa Selig tout haut. Je me demande si l’escalier tiendra.
Il prit la lampe allumée et fit en chancelant deux pas vers la porte.
Mais il dut reposer le luminaire sur la table et s’asseoir.
On entendit la rampe de bois éclater sous une poussée violente.
— Oh !… avant que « cela » n’entre…
Bilsen avait pris son revolver.
— Avant que « cela » n’entre, répéta-t-il, je veux être mort. Il
appuya l’arme contre sa poitrine et s’affaissa doucement.
Le bruit dans l’escalier était si terrible qu’on n’entendit pas celui
du coup de feu.
— Avant que « cela » n’entre…
Schlechtweg fit un geste de désespoir.
— Je ne pourrai jamais… Rends-moi ce service, Selig, implora-t-il.
Sans un mot, le Juif tira.
La porte plia comme une tôle.
Nathanson leva rapidement l’arme vers sa tempe.
Le verrou de la porte sauta au loin.
L’étudiant tomba sur les corps immobiles de ses compagnons.
La lampe s’éteignit.
QUAND LE CHRIST MARCHA SUR LA
MER

Certes, du fond de leurs observatoires, les savants avaient


annoncé l’événement, mais Ingrahm était une ville de petite
industrie et de chétif commerce, se plaisant dans la solitude des
terres, et les savants n’y eurent jamais voix au chapitre.
Ceci pour servir d’introduction.
Donc la ville se trouvait loin dans les terres, au nord d’une rivière
si lasse qu’on avait dû, dans le temps, la canaliser un peu ; toutefois,
David Stone croyait que c’était une ville maritime et qu’elle avait un
port, parce qu’une sorte de wharf goudronneux s’élançait de la porte
de son bureau vers l’étendue peu profonde des eaux.
— Est-ce un nuage qui monte derrière le rideau des peupliers
d’Italie ? demanda Snuffy, le vieux commis.
— C’est un bateau, protesta David, un voilier ; il a mis un peu de
toile dehors et on le remorque. Il vient droit de la mer.
— Oh ! Un bateau, ricana Snuffy. Sur la rivière Hulmar, un bateau
qui vient de la mer. Hi ! Hi ! Hi !
— Et pourquoi pas ? Grogna furieusement Stone. Il vient des
mouettes jusqu’ici.
— Ça, consentit Snuffy, c’est vrai… Je n’y puis rien, mais c’est
vrai.
— Je vois ses hautes vergues.
— Ce sont des branches d’arbre.
David Stone, qui était à la tête d’un incertain commerce local,
vivait dans l’idée magnifique qu’un jour un navire, arrivant droit de
la mer, viendrait se ranger le long de son wharf branlant.
Si on lui parlait tirant d’eau et plafond de rivière, il aboyait :
— Où il y a de l’eau, un bateau peut venir.
— Certes, affirmait Snuffy. Mais alors, pourquoi pas dans le
baquet de lessive de la mère Appleby ?
Pourtant, il regardait ce soir-là, la lente montée d’une ombre
derrière les peupliers, avec un peu d’inquiétude.
— C’est un nuage, s’écria-t-il enfin, avec une joie mauvaise.
— En effet, consentit David Stone avec désespoir, mais demain
peut-être ce sera un navire qui…
— Demain, railla le commis.
Il ne se doutait pas que ce mot unique était plein d’affreuses
appréhensions.
— Comme il est gros et sombre ! dit encore David.
Puis la conversation tomba.
Snuffy s’était mis à faire des additions.
— Les affaires vont bien mal, souffla-t-il.
Du moment qu’il n’y avait pas de navire en jeu, David Stone était
un homme timide et morne.
— Croyez-vous, Snuffy ?
— Il n’y a plus rien à additionner ! Je me demande comment vous
allez payer le boucher cette semaine.
— Oh ! Vraiment, nous ne pourrons pas le payer ?
— Non, nous ne le pourrons pas, et nous mourrons de faim !
— À moins que… commença David.
— … un navire ne vienne avec tout l’or de l’Afrique dans la cale,
n’est-ce pas ?
— Je suis très malheureux, avoua David Stone… Dites donc,
Snuffy, quelle est cette femme qui traverse la rue avec Hangfield ?
— C’est une artiste, môssieu, dit le commis sévèrement. Elle
chante ce soir au théâtre de la ville, où le prix des places est plus que
triplé à cette occasion. Hangfield, le riche, lui offrira certainement
des cadeaux.
— Une artiste ? Je voudrais bien l’entendre.
— Bon, vendez votre wharf pour en faire du bois à brûler, môssieu
Stone, et payez-vous une place au parterre ; mais il ne pourrait
jamais brûler, ce wharf, car il est pourri comme un champignon
perdu.
David Stone gémit.
— Regardez, Snuffy, comme elle est belle ! Tout à l’heure, elle a
tourné son regard bleu vers notre fenêtre. Quelle lumière !
— A-t-on jamais vu ! cria Snuffy. Et on ne sait même pas
comment payer le boucher cette semaine.
— Je voudrais l’entendre, dit David, doucement obstiné.
— Allez demander l’aumône, alors, à l’aveugle de l’église Saint-
John ; car, moi, j’ai beau retourner la caisse, je n’y trouve pas un
farthing.
— Me faudra-t-il mourir… commença David à voix basse.
— Sans avoir entendu la chanteuse, ou avoir vu flotter un cargo
de trois mille tonneaux sur ce marécage ? Acheva Snuffy.
— Mon Dieu ! Mon Dieu ! Et sans pouvoir farfouiller dans une
caisse remplie de shillings et sans pouvoir signer un chèque de dix
livres !
Un roulement ébranla l’atmosphère.
— Le nuage parle, dit Snuffy.
L’air devint tout à coup si pesant qu’ils relevèrent la fenêtre à
guillotine ; mais la rue souffla du feu dans la pièce.
Sur un haut pignon voisin, finissant en arête aiguë, les feux Saint-
Elme vissèrent leur regard de flamme verte.
La nuit se fit presque soudaine, comme le déclic d’une éclipse.
Snuffy alluma le gaz. La blafarde lueur fit paraître le bureau plus
misérable encore ; David détourna les yeux vers la rue qui s’animait
un peu.
Des voitures passèrent.
— Ils vont au théâtre, murmura Stone.
— Et ils ont de l’argent ! claironna Snuffy. Beaucoup de shillings,
beaucoup de livres !
— Ah ! Ah ! Pourquoi n’avez-vous pas voulu vendre des peaux de
vaches, au lieu d’attendre des bateaux-fantômes ? David Stone,
courtier maritime, quel titre de gloire !
Les peupliers s’étaient mis à fouetter le nuage, comme s’ils
voulaient s’opposer à ce mascaret de ténèbres et de fumées.
Puis vint la pluie, rageuse et dure, mêlée à des grêlons sonores.

*
**

C’est à peine si David pouvait se tenir debout contre le mur du


théâtre ; un vent furieux balayait la rue, des tuiles filaient dans l’air
avec un bruit hagard de fusées. Mais à travers la clameur de la
tempête, parmi les soupirs des archets, Stone entendait les mots du
rêve :
— Springs… love… flowers… love…
— Love ! Oh ! Love ! murmura-t-il. Comme Elle doit être belle
maintenant !
Un formidable éclair en nappe éclaboussa la rue d’une clarté
aveuglante ; un long hululement sortit soudain de la nuit et monta à
un diapason tellement aigu, qu’il semblait qu’une horde de
monstrueux fantômes s’était mise à siffler la chanteuse.
En même temps, une haute torche rousse s’alluma au-dessus
d’une rangée de toits.
« La foudre a frappé le gazomètre, pensa Stone… Mon Dieu !
Qu’est cela ? Des gens qui courent ? »
Il reçut un coup violent dans le dos, puis un autre sur les jambes,
un encore en pleine figure ; il tomba la face contre le sol.
Il se releva vivement, pourtant, effrayé par une gifle glacée.
Et alors, il se trouva face à face avec le visage terrible du désastre.
Des eaux tumultueuses, lamées de lueurs insolites, envahissaient la
rue.

*
**
Pendant quelques minutes, il fut étourdi par un tonnerre
d’écroulements et de clameurs.
Non seulement le flot déferlait avec une rage insensée, mais, du
haut du ciel, à travers les cataractes hurlantes d’un déluge, les
décharges électriques frappaient la ville de longues flammes
verticales.
Puis, à vingt pas de lui, un autre flot dévala tout à coup hors d’une
large porte, volée brusquement en éclats : le flot d’une foule
horrible, hurlante, criminelle, déferlant hors du théâtre dans la rue.
En l’espace de quelques secondes, Stone vit des crimes de folie
furieuse : des visages lacérés, des membres tordus, la flamme des
couteaux s’abaissant sur des épaules, des coups de feu zébrant la
nuit.
— Le nuage ! Hoqueta David… Mais Elle, où peut-elle être ?
Le porche de l’établissement bâillait maintenant, vide sous le jour
avare de quelques lampes encore allumées. Sans trop savoir
comment, David se trouva dans un vestibule d’où partaient des
appels d’agonie ; il enjamba des corps dont le sang se délayait déjà
dans l’eau visqueuse qui montait.
Il avait atteint la grande salle du théâtre.
Elle était terriblement vide ; seules, des cascatelles pleuraient à
petit bruit argentin sous des portes ; les lumières électriques se
mirent à clignoter dans un unisson saccadé.
Et soudain il la vit.
Seule, immobile sur la scène, statue de terreur.
— Ma… mademoiselle… haleta-t-il, courage… je… viens.
Un immense plâtras se détacha du cintre et le frôla. Entre deux
rangées de fauteuils, le cadavre de Hangfield ricanait, le front brisé
par un coup de casse-tête.
Stone enjamba des banquettes, pataugea, guéa à travers un
ruisseau sombre et rapide.
Les lampes passèrent au rouge terne, et s’éteignirent.
… Elle était juchée sur ses épaules.
Alors une pensée singulière vint à David Stone :
« Le wharf ! »

*
**

Oui, malgré la nuit, le flot forcené et la tourmente, il avait atteint


le wharf au moment où une secousse infernale l’ébranlait sur ses
bases. Et, tout à coup, remontant hors du remous fantastique, la
partie de la vieille charpente en bois qui les portait se mit à flotter,
les sauvant, seuls, uniques, de toute une ville qui brûlait, s’écroulait,
se noyait.

*
**

Aube.
La nue semblait balayer la surface des eaux immenses ; des
vapeurs ternes rebondissaient sur la houle hachée. Les débris du
wharf flottaient comme un radeau, suivant l’immense caprice des
courants.
À l’horizon, Stone voyait une masse trouble et fuligineuse
ondoyer sous le vent : fumées ultimes de l’incendie qui achevait
Ingrahm.
Elle était une petite chose, très pâle, évanouie ; il la regardait avec
stupeur, comme s’il vivait à l’orée d’un rêve interminable.
Il passa des heures à caresser son visage immobile, puis elle eut
un long frisson et se mit à pleurer.
— Elle vit, elle est sauvée ! murmura David, avec une joie
extasiée.
La nuit vint. Il la tenait contre lui. Elle semblait vivre dans une
inconscience morne, gardant les yeux clos. Ils n’avaient pas échangé
une parole. D’une longue somnolence, elle sembla passer à un
sommeil lourd. Mais il sentait que les poutres, alourdies par la
pourriture sénile, s’enfonçaient sous ses pieds.
Quand le jour revint, l’eau lui couvrait les chevilles ; il tenait la
chanteuse dans ses bras, brisés mille fois par le froid et la fatigue.
Lentement, le vieux wharf abandonnait son maître.

*
**

— Oh ! Jésus-Christ, toi qui marchas sur les eaux !


C’était la prière que David Stone lançait vers le ciel, où les nuages
commençaient à se trouer de bleu et d’échappées solaires.
— Oh ! Jésus-Christ, toi qui marchas sur les eaux, sauve-la !
Le radeau de fortune eut un mouvement giratoire inquiétant.
D’un immense effort, David Stone avait repris la jeune fille sur
ses épaules. Soudain, le flotteur se détacha.

*
**

De ses pieds, David touchait terre !


Les eaux lui frappaient durement la poitrine, mais elles n’étaient
pas très profondes.
— Je marche sur l’eau, jubila-t-il, je marche !
Et, tout à coup, il eut un éblouissement : à cent pas de là, un
navire flottait.

*
**

Un navire, un schooner, venant de la mer !


Happé par la terrible tourmente à trente milles en aval de
Ingrahm, sur la rive Hulmar, là où les bateaux d’un tonnage marin
doivent s’arrêter faute d’eau profonde, le flot grossi l’avait emporté
dans une course fantastique. À présent, le navire était là, inerte, au
milieu du marécage, sa quille déjà profondément envasée, ne
pouvant plus regagner les eaux navigables.
Mais David Stone chantait, transporté par une joie immense.
— Un navire qui vient de la mer ! Et Elle… Elle… Oh ! Jésus-
Christ, je n’ai pas fait appel en vain à ton plus grand miracle !
Il marchait sur le fond vaseux qui collait des ventouses à ses
pieds. Déjà, les flots couvraient ses épaules ; il avala une gorgée
glacée ; ses yeux s’emplirent d’ombres.
— Je suis heureux, balbutia-t-il. Oh ! si heureux !
Le schooner était là, à trente pieds, et du bord on les vit.
Soudain, le sol se déroba à son tour sous les pieds du sauveteur,
et sur eux deux, l’eau roula funèbre.
Des bras puissants saisirent la chanteuse.
David Stone ne reparut pas.
— Où est l’homme qui vous portait ? crièrent les marins du
schooner.
— Un homme, murmura la jeune fille, un homme ?
— Il est perdu, se désolèrent les matelots.
— Un homme ? fit-elle d’une voix mourante. Je ne sais pas… Il y
avait donc un homme qui me portait ? Je n’ai même pas vu son
visage.
LE PSAUTIER DE MAYENCE

Les gens qui vont mourir mettent, en général, peu de formes à


leurs mots ultimes ; pressés de résumer toute leur vie, ils
soumettent leurs paroles à une rigoureuse concision.
Pourtant, dans le poste du chalutier Nord Caper de Grimsby,
Ballister allait mourir.
On avait, en vain, tâché d’aveugler les voies rouges par où sa vie
s’échappait. Il n’avait pas de fièvre, son parler était égal et rapide. Il
ne semblait voir ni les linges ni la cuvette sanglante : son regard
suivait des images lointaines et redoutables.
Reines, le marconiste, prenait des notes.
Reines occupe ses moindres minutes de loisir à écrire des contes
et des essais pour d’éphémères revues littéraires ; sitôt qu’une
d’elles naît dans Paternoster Row, soyez certain de lire le nom
d’Archibald Reines parmi ses collaborateurs.
Ne soyez donc pas étonnés de la tournure un peu spéciale donnée
à ce monologue final d’un marin blessé à mort. La faute en est à
Reines, littérateur sans gloire, qui l’a transcrit. Mais ce que je
certifie, c’est que les faits sont tels que Ballister les rapporta devant
quatre membres de l’équipage du Nord Caper : le patron Benjamin
Cormon, John Coperland, second du bord et maître de pêche, votre
serviteur, Ephraïm Rose, mécanicien et Archibald Reines le
prénommé.

*
**

Ainsi parla Ballister :


C’est à la taverne du Cœur Joyeux que je rencontrai le maître
d’école, que l’affaire fut débattue et qu’il me donna des ordres.
Le Cœur Joyeux est plutôt une auberge de bateliers que de
marins. Sa misérable façade se reflète dans un arrière-dock de
Liverpool où s’amarrent les péniches des eaux intérieures.
Je regardais le plan fort bien dessiné d’un petit schooner.
— C’est presque un yacht, dis-je, qui par gros temps doit pouvoir
marcher au plus près ; et cette poupe assez large, par vent debout,
nous permettra de bien manœuvrer.
— On a encore le moteur auxiliaire, dit-il.
Je fis la moue, ayant toujours aimé la navigation à voile par sport
et par grand amour de la mer.
— Chantiers Halett and Halett, Glasgow, dis-je. Année de
construction : 1909. Un gréement admirable ! Avec six hommes, ces
soixante tonneaux tiendront mieux la mer qu’un paquebot.
Il prit une mine très satisfaite et commanda des boissons
choisies.
— Pourquoi, ajoutai-je, lui enlevez-vous le nom de Hen Parrot ?
C’est un nom agréable ; une perruche est un volatile qui m’a
toujours plu.
— Cela, fit-il avec un peu d’hésitation, est une affaire de… cœur,
de gratitude si vous aimez mieux.
— Ainsi, le bateau s’appellera le Psautier de Mayence. Très drôle…
Mais au fond, c’est original.
L’alcool le rendit un peu plus loquace.
— Ce n’est pas cela, dit-il. Il y a un an, mon grand-oncle mourut et
me laissa en héritage une malle bourrée de vieux livres.
— Peuh !
— Attendez ! Je les remuais sans grande joie, quand un bouquin
attira mon attention : c’était un incunable…
— Vous dites ?
— Cela, fit-il, avec un peu de supériorité, se dit d’un livre qui date
des premiers temps de l’imprimerie ; et quelle ne fut pas ma
stupeur en croyant reconnaître la marque quasi héraldique de Fust
et de Schæffer !
» Ces noms ne vous disent pas grand-chose sans doute : ce furent
les associés de Gutenberg, l’inventeur de l’imprimerie, et le livre
que j’avais entre les mains n’était autre qu’un exemplaire rarissime
et splendide du fameux Psautier de Mayence, imprimé vers la fin du
XVe siècle.
Je pris un air poli d’attention et de fausse compréhension.
— Ce qui vous fera plus d’impression, Ballister, continua-t-il, c’est
qu’un tel bouquin valait une fortune.
— Oh ! Oh ! Fis-je, soudain intéressé.
— Oui, un beau paquet de livres sterling assez important pour
acquérir l’ancien Hen Parrot et pour payer largement l’équipage de
six hommes pour la croisière que je désire faire. Comprenez-vous
pourquoi je veux donner un nom si peu maritime à notre petit
navire ?
Je le comprenais parfaitement et le félicitai pour sa grandeur
d’âme.
— Pourtant, dis-je, je trouverais plus logique de lui donner le nom
de ce cher oncle à héritage.
Il éclata d’un rire déplaisant et je me tus, décontenancé par cette
inconvenance de la part d’un homme instruit.
— Vous partirez de Glasgow, dit-il, et vous conduirez le bateau par
le North Minch, jusqu’au cap Wrath.
— Damnés parages ! Dis-je.
— C’est parce que vous les connaissez, Ballister, que je vous ai
choisi.
Dire d’un marin qu’il connaît cet horrible corridor d’eau qu’est le
détroit de Minch, est la plus belle louange qu’on puisse lui chanter.
Mon cœur en frémit de joie orgueilleuse.
— Ça, dis-je, c’est vrai. J’ai même failli laisser ma peau entre le
Chicken et le Tiumpan Head.
— Il y a, continua-t-il, au sud du Wrath, une petite baie bien
abritée que seuls quelques hardis compagnons connaissent, sous un
nom qui ne figure pas sur les cartes : le Big Tœ.
Je lui jetai un regard admiratif et étonné.
— Vous connaissez cela ? Dis-je. Diable !… Voilà quelque chose
qui vous vaudrait une grande considération parmi les gens de la
douane et, probablement, des coups de couteau de certains garçons
de la côte.
Il eut un geste d’insouciance.
— Je rejoindrai le bord au Big Tœ.
— Et de là ?
Il m’indiqua une direction ouest précise.
— Hum, fis-je, un vilain coin, un véritable désert d’eau semé de
pitons rocheux. Nous ne verrons pas beaucoup de fumées sur
l’horizon.
— C’est bien cela, dit-il.
Je clignai de l’œil, croyant comprendre.
— Pour moi, dis-je, vos affaires ne me regardent pas, du moment
que vous payez comme vous l’avez dit.
— Je crois que vous vous trompez quant à mes affaires, Ballister ;
elles ont un caractère… euh ! Plutôt scientifique, mais de telle façon
que je ne tiens pas à me faire voler une découverte par l’un ou
l’autre envieux. Peu importe du reste ; je paie comme je l’ai dit, très
bien.
Quelques minutes se passèrent à boire.
Je me sentais un peu blessé dans ma dignité d’homme de la mer
de devoir reconnaître qu’un méchant bar de barboteurs d’eau douce,
comme le Cœur Joyeux, servait des boissons si confortables, et puis,
comme nous allions aborder la question de l’équipage, notre
conversation dériva bizarrement.
— Je ne suis pas un marin, dit-il avec brusquerie. Ne comptez
donc en rien sur moi pour la manœuvre. Mais je ferai le point : je
suis maître d’école.
— Je respecte beaucoup le savoir, dis-je, et n’en suis pas du tout
dépourvu. Maître d’école ? Parfait, parfait !
— Oui, dans le Yorkshire.
J’eus un mouvement de bonne humeur.
— Cela me rappelle Squeers, dis-je, le maître d’école de Greta
Bridge dans le Yorkshire, dans Nicholas Nickleby. Vous n’avez pas le
type de ce vilain homme. Mais plutôt… voyons, laissez-moi réfléchir
une minute…
Je regardai longuement sa petite tête osseuse et obstinée, sa belle
chevelure drue, ses yeux vairons de singe, son vêtement avare et
propre.
— J’y suis, m’écriai-je, Headstone dans L’Ami Commun !
— Au diable ! dit-il d’un air fâché. Je ne suis pas ici pour vous
entendre dire des choses désagréables sur ma personne. Gardez vos
souvenirs littéraires pour vous, monsieur Ballister. Il me faut un
marin et non un lieu de romans ; pour les livres, je suis toujours là,
il me semble.
— Pardon, ripostai-je, vexé, car en général mes lectures me posent
dans le milieu où je vis. Je ne suis pas une brute, et vous n’êtes pas
le seul à avoir de l’instruction ; j’ai mon brevet de capitaine
caboteur.
— Admirable ! dit-il, en ayant l’air de se moquer.
— N’était cette sotte histoire de vol de câbles et de suif, où je fus
pour bien peu de chose, je ne serais pas ici à débattre la paie de
patron d’un sale sabot de soixante tonneaux !
Il se radoucit.
— Je n’ai pas voulu vous froisser, dit-il gentiment. Capitaine
caboteur, c’est quelque chose.
— En effet ! Mathématiques, géographie, hydrographie des côtes,
éléments de mécanique céleste ; je ne puis me retenir de reprendre
une phrase de Dickens : Tout en… Ballister !
Cette fois-ci, il se mit à rire joyeusement.
— Je ne vous ai pas jugé à votre valeur, Ballister. Reprenez-vous
du whisky ?
C’était mon point faible.
Je souris à mon tour. Une nouvelle bouteille vint sur la table et la
mauvaise entente s’évanouit comme une fumée de pipe.
— Reprenons, dis-je, le rôle d’équipage. Voyons : il y a Turnip.
C’est un drôle de nom, mais celui qui le porte est un bon garçon et
un bon marin ; il y a, hum… une affaire de tred mill dans son passé
tout proche. Cela est-il un inconvénient ?
— Pas le moins du monde.
— C’est parfait alors. Vous l’aurez pour un prix raisonnable,
surtout si vous embarquez un peu de rhum. Oh ! Du rhum frais : il
n’est pas regardant à la qualité, pourvu que la bonne mesure y soit.
Il y a aussi le Flamand Steevens ; il ne parle jamais, mais il lui est
aussi aisé de briser une chaîne d’amarrage qu’à vous de mordre un
morceau de tuyau d’une pipe de Hollande.
— Une ridicule histoire de tred mill également, n’est-ce pas ?
— Cela n’existe pas dans son pays, mais l’équivalent n’est pas
improbable.
— Va pour… Comment alors ?
— Steevens.
— Steevens… Cher ?
— Pas du tout. Il se rattrape sur le lard salé et le biscuit. Et le
current jam, si vous en achetez pour les provisions de bord.
— Une demi-tonne, si vous voulez.
— Il sera votre esclave. Je pourrais vous proposer maintenant
Walker, mais il est très laid.
— Vous êtes un humoriste, Ballister !
— C’est que sa figure, où il manque une moitié de nez, un peu de
menton et une oreille entière, n’est pas amusante à regarder pour
quelqu’un qui n’a pas l’habitude du musée des horreurs de la dame
Tussaud. Surtout que cette opération a été faite à la diable, par des
matelots italiens qui étaient un peu pressés.
— Et avec ça, cher ami ?
— Deux excellents garçons encore : Jellewyn et Friar Tuck.
— Walter Scott après Dickens !
— Je ne voulais pas le dire, mais puisque vous le remarquez…
Donc Friar Tuck ; je ne lui connais que ce nom ; il est un peu
cuisinier, un Maître Jacques de la mer.
— C’est charmant, dit le maître d’école. Monsieur Ballister, je ne
puis assez me féliciter d’avoir rencontré un homme intelligent et
cultivé comme vous.
— Jellewyn et Friar Tuck ne se séparent jamais ; qui voit l’un, voit
l’autre, et qui engage l’un, engage son compagnon en même temps :
ce sont des êtres complémentaires.
Je me penchai vers lui comme pour une confidence :
— Des gens un peu mystérieux ; on dit que Jellewyn a du sang de
roi dans les veines et que Friar Tuck serait un valet dévoué qui le
suit dans le malheur.
— Le prix est à l’avenant de ce mystère, sans doute ?
— Précisément. Il y a des chances pour que ce prince déchu ait
conduit son automobile dans le temps, il est donc tout désigné pour
s’occuper de votre moteur auxiliaire.
C’est à ce moment que se passa un petit intermède assez
incohérent quant à la marche des choses de ce récit, mais que je me
rappelle avec un certain malaise.
Un pauvre diable venait d’entrer dans le bar, poussé aux épaules
par la rafale nocturne. C’était une sorte de pitre efflanqué, noyé
comme un chien par l’averse, un véritable hooligan lavé et déteint
par toutes les misères de la mer et des ports.
Il demanda un verre de gin et y porta les lèvres avec gourmandise.
Soudain, j’entendis un bruit de verre cassé et je vis le hooligan, les
mains en l’air, fixer mon compagnon avec une terreur indicible, puis
d’un bond regagner la bourrasque du dehors sans ramasser la
monnaie de la demi-couronne qu’il avait déposée sur le comptoir. Je
ne crois pas que le maître d’école remarquât l’incident, du moins il
n’en eut pas l’air ; mais je me demande encore quelle raison
formidable avait poussé ce pauvre parmi les pauvres à perdre son
argent, à arroser le sol de son gin et à s’enfuir dans la rue glaciale,
alors que le bar était capitonné d’exquise chaleur.

*
**
Par les premiers jours d’un printemps extrêmement doux, le
North Minch s’ouvrit devant nous comme pour une fraternelle
accolade.
Quelques courants rageurs déferlaient encore sournoisement,
mais on les détectait à leurs dos verts, onduleux comme des
tronçons de reptiles mutilés.
Une de ces curieuses brises de sud-est qui ne soufflent que dans
ce coin, nous apporta, de deux cent milles de là, la senteur des
premières floraisons et des lilas précoces d’Irlande et aidèrent le
moteur auxiliaire à nous pousser vers le Big Tœ.
Là, par exemple, le mode et la chanson changèrent.
Des tourbillons se creusaient dans l’eau en sifflant comme des
sirènes à vapeur. Nous les évitâmes à grand-peine. Un derelict vert
comme un banc de mousse, tiré d’un grand fond de l’Atlantique,
jaillit presque sous les sous-barbe de notre beaupré et s’en alla
éclater, en un sombre soleil de pourriture, contre une muraille de
roche.
Vingt fois nous risquâmes de voir le Psautier de Mayence démâté
comme en un seul trait de rasoir géant. Heureusement, c’était un
fameux voilier ; il tint la cape avec une élégance de vrai gentleman
de l’océan. Une accalmie de quelques heures nous permit de faire
tourner le moteur auxiliaire à toute allure et de franchir la
minuscule passe du Big Tœ, au moment où une nouvelle colère de
la marée accourait dans notre sillage, en une poussière verte d’eau
flagellée.
— Nous sommes ici en onde peu hospitalière, avais-je confié à
mes hommes. Si les garçons de la côte nous y trouvent, nous aurons
à fournir des explications et comme, avant d’avoir compris, ils
tâcheront de nous faire filer, il sera bon de nous munir d’armes
convenables.
En effet, les garçons de la côte firent leur apparition, mais ce fut
pour leur malheur, bien que celui-ci nous parût aussi troublant
qu’incompréhensible.
*
**

Depuis huit jours nous étions à l’ancre dans cette petite baie, plus
calme qu’une mare à canards. La vie nous était agréable.
L’approvisionnement du bateau en comestibles et en boissons
était digne d’un yacht de renom.
En douze brasses de nage ou en sept coups d’aviron de la yole, on
abordait une minuscule plage de sable rouge où s’égouttait un
ruisselet d’eau douce, glacée comme un vrai Schweppes.
Turnip prenait à la ligne de petits flétans ; Steevens partait dans
le hinterland, constitué par des landes sauvages et désertes ; parfois,
suivant les caprices du vent, on entendait les coups de fouet de son
fusil.
Il rapportait des perdrix, des coqs de bruyère, ou encore un lièvre
puissamment pattu et, toujours, de ces délicieux lapins des brandes
à la chair parfumée.
Le maître d’école ne parut pas.
On s’en souciait fort peu ; une paye de six semaines avait été
réglée d’avance en bons billets d’une livre et de dix shillings, et
Turnip affirmait qu’il ne disparaîtrait qu’avec la dernière goutte de
rhum du bord.
Un matin, les choses se gâtèrent.
Steevens venait de remplir un tonnelet d’eau fraîche, quand un
son aigu vibra au-dessus de sa tête et, à un pied de son visage, un
bout de roche sauta en poussière. C’était un homme flegmatique ;
sans hâte, il entra dans la crique, repéra un filet de fumée bleue qui
montait d’une fissure de roche, dédaigna les petites gifles
hargneuses qui frappaient la surface à ses côtés et regagna
paisiblement le bord à la nage. Il entra dans le poste où l’équipage
s’éveillait et dit :
— On est en train de tirer sur nous.
Deux, trois coups secs sur les flancs de notre voilier ponctuèrent
sa phrase.
Je décrochai un mousqueton du râtelier et montai sur le pont.
Je fis un salut instinctif à la balle qui passait en un furieux coup
d’archet ; une seconde plus tard, une poignée d’éclats de bois sauta
en l’air, et le rouleau de bronze du gui sonna sous l’écrasement d’un
lingot de plomb.
Je levai mon fusil vers la fissure de la roche que Steevens
m’indiquait et d’où montaient les copieuses fumées d’une vieille
poudre noire, quand la fusillade cessa soudain et fut remplacée par
des vociférations et des appels de frayeur.
Un coup sourd sonna lugubrement sur la plage brune.
Je chancelai d’horreur : un homme venait de s’y aplatir, tombant
d’une hauteur de trois cents pieds, de la falaise à pic. Son corps brisé
s’enfonça presque entièrement dans le sable. Je lui reconnus le rude
costume de cuir des naufrageurs du Wrath.
Mes yeux se détachaient à peine de la masse immobile et flétrie,
quand Steevens me toucha l’épaule.
— Il y en a un second qui vient, dit-il.
Une forme déhanchée et ridicule fondait, du haut du ciel, vers le
sol ; cela ressemblait à la chute désarticulée et loqueteuse des
énormes oiseaux voiliers que le plomb a frappés à grande hauteur et
qui, vaincus par le poids et trahis par l’air, dégringolent sans
prestige.
Pour la seconde fois, le sable sonna avec un bruit atroce et blet.
Cette fois-ci, une patibulaire figure frissonna quelques secondes à
gros bouillons pourpres, face au soleil. Steevens leva lentement la
main vers la crête de la falaise :
— Encore un, fit-il d’une voix légèrement altérée. Des hurlements
sauvages retentissaient en haut des roches ; nous vîmes tout à coup
le buste d’un homme se dessiner sur le ciel, se débattre contre
quelque chose d’invisible, faire un geste désespéré, puis voler en
l’air comme au sortir d’une catapulte. Son corps s’écrasait déjà à
côté des deux autres, que son cri planait encore, descendant vers
nous en une lente vrille de désespoir.
Nous restions immobiles.
— C’est égal, dit Jellewyn, ils en voulaient à notre peau, et
pourtant je voudrais venger ces pauvres diables. Voulez-vous me
donner votre mousqueton, monsieur Ballister ? Friar Tuck, viens
ici !
La tête rasée de l’interpellé émergea des profondeurs du bateau.
— Friar Tuck vaut un chien de chasse, expliqua Jellewyn, avec un
peu de condescendance. Ou plutôt il en vaut dix : il sent le gibier de
très loin. C’est un phénomène.
— Que penses-tu de ce gibier, mon vieux ?
Friar Tuck dégagea sa ronde et massive silhouette et roula plutôt
qu’il ne marcha vers la lisse.
Son regard aigu scruta les cadavres aplatis, trahit un étonnement
profond, puis une teinte terreuse glissa sur sa face.
— Friar, dit Jellewyn avec un rire nerveux, tu en as bien vu
d’autres et pourtant tu pâlis comme une jeune chambrière.
— Eh ! non, répondit sourdement le matelot, ce n’est pas ça… Il y
a du vilain là-dessous. Il y a…
« Tirez sur la brèche, Monseigneur, cria-t-il tout à coup. Là, là,
vite !
Jellewyn se retourna, furieux :
— Tuck, je t’y reprends à me coller ce damné nom !
L’homme grondé ne répondit pas, il secoua la tête.
— Trop tard, c’est passé, murmura-t-il.
— Quoi ? Demandai-je.
— Ben, la chose qui guettait dans la brèche, dit-il niaisement.
— Qu’était-ce ?
Friar Tuck me jeta un regard sournois.
— Je ne sais pas… Et puis, c’est passé…
Je ne poussai pas mon interrogation plus loin ; deux coups de
sifflet stridents retentirent en haut des roches ; puis une ombre
s’agita sur le plan de ciel de la brèche.
Jellewyn leva son arme ; je l’écartai.
— Faites donc attention, que diable !
Du haut de la brèche, par une sorte de sentier que nous n’avions
pas aperçu, le maître d’école descendait vers la plage.

*
**

On avait réservé au maître d’école une belle cabine à l’arrière, et


transformé pour moi le salon contigu en un confortable room à
deux couchettes.
Dès son arrivée à bord, le passager se cloîtra dans sa cabine,
passant le temps à compulser un tas de livres ; une ou deux fois par
jour, il montait sur le pont, se faisait apporter le sextant et,
minutieusement, faisait une observation.
Nous marchions au Nord-Ouest.
— C’est le cap sur l’Islande, avais-je dit à Jellewyn.
Il avait regardé attentivement une carte marine et griffonné une
indication et un chiffre.
— Pas tout à fait. Plutôt vers le Groenland.
— Bah ! Avais-je répondu, l’un ou l’autre…
Et, avec la même insouciance, Jellewyn avait approuvé.
Nous avions quitté le Big Tœ par beau temps, laissant, derrière
nous, les monts de Ross se chauffer les bosses au soleil levant.
Nous croisâmes ce jour-là un bateau des Hébrides monté par des
[1]
gueules plates que nous injuriâmes copieusement ; vers le soir,
un dundee, toutes voiles dehors, se profila sur l’horizon.
Le lendemain, la mer avait grossi ; nous vîmes, à tribord sous le
vent, un vapeur danois luttant contre les vagues. Il s’entourait d’une
telle fumée que nous ne pûmes lire son nom.
Ce fut le dernier bateau qui fut aperçu.
Il est vrai qu’à l’aube du troisième jour, deux fumées apparurent
au sud, et Walker affirma que c’était un aviso de la marine
britannique, mais ce fut tout.
Le même jour, nous vîmes souffler au loin une orque, et sa basse
grave vibra jusqu’à nous : ce fut là la dernière manifestation de la
vie autour de notre bord.
Le maître d’école m’invitait le soir à venir prendre un verre chez
lui.
Lui-même ne buvait pas ; ce n’était plus le loquace compagnon de
l’auberge du Cœur Joyeux, mais il était resté un homme convenable
et bien élevé, car jamais il ne laissait mon verre vide et, pendant que
je buvais, il tenait son regard fixé sur ses livres.
Je dois avouer que, de ces journées, je ne garde que peu de
souvenirs. La vie était monotone ; pourtant l’équipage me semblait
soucieux, peut-être à cause d’un intermède un peu brusque qui
arriva un soir.
Nous fûmes tous, pour ainsi dire en même temps, pris de nausées
violentes, et Turnip cria que nous étions empoisonnés.
Je lui ordonnai sévèrement de se taire.
Il faut dire que ce malaise passa vite ; une saute de vent nous
obligea à une rude manœuvre qui nous fit tout oublier.
L’aube se leva sur le huitième jour de voyage.

*
**

Je trouvai des figures soucieuses et fermées.


Je connaissais ces têtes-là ; sur mer, elles ne disent rien qui
vaille.
Elles dénotent un sentiment inquiet, grégaire et hostile, qui
groupe des hommes, les fait se fondre ensemble en une même peur
ou une même haine ; une force mauvaise leur sert d’ambiance et
empoisonne l’atmosphère du bateau. Ce fut Jellewyn qui prit la
parole.
— Monsieur Ballister, dit-il, nous voulons vous parler… Nous
voulons surtout parler à l’ami, au grand camarade de bourlingue
que vous êtes pour chacun de nous, plutôt qu’au capitaine.
— Voilà un beau préambule, dis-je en ricanant.
— C’est bien parce que vous êtes un ami qu’on y met des formes,
gronda Walker, et son affreuse figure difforme se tordit.
— Racontez, dis-je brièvement.
— Eh bien ! Continua Jellewyn, il y a quelque chose qui ne va pas
autour de nous, et le pire, c’est que personne de nous ne peut
l’expliquer.
Je jetai un regard sombre autour de moi et, brusquement, je lui
tendis la main.
— C’est vrai, Jellewyn, je le sens comme vous.
Les figures se rassérénèrent ; les hommes trouvaient un allié
dans leur chef.
— Regardez la mer, monsieur Ballister.
— Je l’ai vue comme vous, dis-je en baissant la tête.
Eh oui ! Depuis deux jours, je voyais…
La mer avait pris un aspect insolite que, malgré mes vingt ans de
navigation, je ne me rappelais pas avoir vu sous aucune latitude.
Des stries étrangement colorées la traversaient, des
bouillonnements soudains et bruyants l’agitaient parfois ; des bruits
inconnus, comme des rires, partaient tout à coup d’une houle
brusquement accourue et faisaient se retourner les hommes avec
des mouvements d’effroi.
— Plus aucun oiseau ne nous suit, murmura Friar Tuck.
C’était vrai.
— Hier soir, dit-il de sa voix grave et lente, un petit troupeau de
rats, qui nichait dans la soute aux vivres, s’est rué sur le pont, puis,
en bloc, s’est jeté à l’eau. Je n’ai jamais vu chose pareille.
— Jamais ! dirent tous les marins en un écho sombre.
— J’ai plus d’une fois fait route de ces côtés-ci, dit Walker, et vers
la même époque. Cela devrait être noir de macreuses, et des bandes
de marsouins devraient nous suivre du matin au soir. En voyez-
vous ?
— Avez-vous regardé le ciel hier soir, monsieur Ballister ? me
demanda Jellewyn à voix basse.
— Non, avouai-je, et je dus rougir un peu. J’avais bu énormément
dans la compagnie silencieuse du maître d’école et, terrassé par une
puissante ivresse qui me tenaillait encore les tempes d’un restant de
migraine, je n’étais pas remonté sur le pont.
— Où ce diable d’homme nous mène-t-il ? demanda Turnip.
— Diable, oui, affirma Steevens le taciturne.
Chacun avait dit son mot.
Je pris une résolution soudaine.
— Jellewyn, dis-je, écoutez-moi. Je suis le patron ici, c’est vrai,
mais je n’ai aucune honte à avouer devant tous que vous êtes le plus
intelligent du bord, et je sais aussi que vous êtes un marin peu
ordinaire.
Il eut un sourire navré.
— Soit, dit-il.
— Je pense que vous en savez plus que nous.
— Non, répondit-il avec franchise. Mais Friar Tuck est un
phénomène assez… curieux. Comme je vous l’ai déjà dit, il pressent
certaines choses sans pouvoir les expliquer. Il a, pourrait-on dire, un
sens de plus que nous, le sens du danger. Friar Tuck, parle !
— Je sais peu, dit la voix grave, presque rien, si ce n’est que
quelque chose est autour de nous, pire que tout, pire que la mort !
Nous nous regardâmes avec terreur.
— Le maître d’école, continua Friar Tuck, en semblant chercher
péniblement ses mots, n’est pas étranger à cela.
— Jellewyn, criai-je, je n’en ai pas le courage, mais allez le lui
dire, vous !
— Bien, dit-il.
Il descendit. Nous l’entendîmes frapper à la cabine du maître
d’école, frapper et frapper encore, puis ouvrir la porte.
Des minutes de silence passèrent.
Jellewyn remonta ; il était pâle.
— Il n’y est pas, dit-il, cherchez par tout le bateau ; il n’y a pas de
cachette qui puisse retenir longtemps un homme.
Nous cherchâmes, puis, un à un, remontâmes sur le pont, nous
regardant mutuellement avec appréhension. Le maître d’école avait
disparu.

*
**

À la nuit tombante, Jellewyn me fit signe de venir sur le deck et


me montra la flèche du grand mât.
Je crois que je suis tombé à genoux.
Un ciel étrange se voûtait sur la mer grondante ; les
constellations familières n’y étaient plus ; des astres inconnus, aux
groupements géométriques nouveaux, brillaient faiblement dans un
abîme sidéral d’un noir effrayant.
— Jésus ! Dis-je. Dieu ! Où sommes-nous ?
De lourds nuages envahissaient le ciel.
— Cela vaut mieux, dit Jellewyn calmement. Ils auraient pu s’en
apercevoir et devenir fous. Où nous sommes ? Le sais-je ? Faisons
machine arrière, monsieur Ballister, bien que cela soit inutile, à
mon avis…
Je pris ma tête dans mes mains.
— Depuis deux jours, la boussole est inerte, murmurai-je.
— Je le savais, dit Jellewyn.
— Mais où sommes-nous ? Où sommes-nous ?
— Soyez calme, monsieur Ballister, dit-il, avec un peu d’ironie ;
vous êtes le capitaine, ne l’oubliez pas. Je ne sais pas où nous
sommes. Je pourrais émettre une hypothèse ; c’est un mot savant
qui couvre une imagination parfois fort audacieuse.
— Qu’importe ! Répondis-je. Je préfère entendre des histoires de
sorciers et de diables que ce démoralisant « Je ne sais pas ».
— Nous sommes probablement sur un autre plan de l’existence.
Vous avez des connaissances en mathématiques ; elles vous
aideront à comprendre. Le monde tridimensionnel, qui est le nôtre,
est probablement perdu pour nous, et je définirai celui-ci par le
monde de la nme dimension, ce qui est très vague. En effet, nous
serions, par la vertu d’une inconcevable magie, ou d’une
monstrueuse science, transportés sur Mars ou sur Jupiter, ou même
sur Aldébaran, que cela ne nous empêcherait pas de voir, dans
certaines régions du ciel, s’allumer les constellations que nous
voyons de la terre.
— Mais le soleil, hasardai-je ?
— Une similitude, une coïncidence de l’infini, une sorte d’astre
équivalent peut-être, répondit-il. D’ailleurs, ce ne sont là que des
suppositions, des mots, des choses creuses, et puisqu’il nous sera, je
crois, permis de mourir dans ce monde étrange aussi bien que dans
le nôtre, j’estime que nous pouvons garder notre calme.
— Mourir, mourir, fis-je ; je défendrai ma peau.
— Contre qui ? demanda-t-il narquoisement.
— Il est vrai, ajouta-t-il, que Friar Tuck parlait de choses pires que
la mort. S’il y a des avis ou des opinions qu’il ne faut pas dédaigner
dans le danger, ce sont les siens.
Je revins à ce qu’il appelait sa théorie.
— La nme dimension ?
— Pour l’amour du Ciel, dit-il avec nervosité, ne donnez donc pas
à ma pensée une importance si réelle ! Rien ne prouve que la
création soit possible en dehors de nos trois vulgaires dimensions.
Aussi bien que nous ne découvrons pas des êtres idéalement plats,
relevant du monde des surfaces, ou linéaires à dimension unique,
aussi bien nous ne sommes pas discernables aux entités, s’il y en a,
qui en possèdent plus que nous. Je n’ai ni le cœur ni l’esprit en ce
moment, monsieur Ballister, à vous faire un cours d’hypergéométrie
mais, ce qui est certain pour moi, c’est qu’un espace, différent du
nôtre proprement dit, existe ; celui que nos rêves, par exemple, nous
font discerner et qui présente sur un plan unique le passé, le
présent, et peut-être l’avenir ; le monde même des atomes et des
électrons, avec des astres tourbillonnants ; des espaces relatifs et
immenses, une vie vertigineuse et mystérieuse.
Il eut un grand geste de lassitude.
— Quel fut le but de cet énigmatique maître d’école en nous
menant dans ces parages du diable ? Comment, et surtout, pourquoi
disparut-il ?
Tout à coup, je me frappai le front. Je venais de me souvenir à la
fois de l’expression d’effroi de Friar Tuck et de celle du malheureux
hooligan, au cabaret du Cœur Joyeux.
Je racontai la chose à Jellewyn.
Il hocha lentement la tête.
— Il ne faut pourtant pas que nous exagérions ce pouvoir plus ou
moins appréhensif de mon ami. Dès le premier jour, Friar Tuck m’a
dit en voyant le passager : « Cet homme me fait l’effet d’un mur
infranchissable derrière lequel doit se passer quelque chose
d’immense et de terrible. » Je ne l’ai pas questionné davantage ;
c’était inutile : il n’en savait pas plus. Sa perception occulte se
traduit par une image et sans doute s’impose-t-elle ainsi à son
cerveau ; il ne pourrait absolument pas l’analyser. Cette
appréhension de Friar Tuck date même de plus loin. Dès qu’il apprit
le nom de notre schooner, il sembla s’inquiéter disant qu’il y avait
beaucoup de malice là-dessous. Et, comme j’y songe à présent, je
vous rappellerai qu’en astrologie, les noms des êtres et des choses
ont un rôle d’avant-plan. Or, l’astrologie est une science de la
quatrième dimension et des savants comme Nordmann et Lewis
commencent à s’apercevoir avec effarement que les arcanes de cette
millénaire sagesse, et celle de la science moderne des radio-
activités, et celle, toute neuve, de l’hyperespace, sont sœurs tri-
jumelles.
Je sentais que Jellewyn discourait ainsi pour essayer de se
rassurer lui-même, comme s’il voulait expliquer au monde qui nous
environnait, sa raison, son essence naturelle, croyant vaincre de la
sorte la terreur qui venait vers nous du fond de l’horizon de tôle
noire.
— Comment marcherons-nous ? Demandai-je, déposant presque
toute autorité.
— Nous faisons route tribord amure, dit-il. La brise me semble
très égale.
— Mettrons-nous à la cape ?
— Pourquoi ? Faisons plutôt du chemin, prenons quelques ris en
prévision d’un grain que rien n’annonce du reste.
— Walker prendra la barre pour commencer, dis-je. Il n’aura qu’à
regarder s’il ne voit pas blanchir des brisants ; si nous tossons un
piton noyé trop bas, nous descendrons d’un cran dans l’eau.
— Bah ! dit Jellewyn, ce serait peut-être bien la meilleure solution
pour nous tous.
Je ne pensais pas qu’il pût si bien dire.
Si le danger repéré affermit l’autorité d’un chef, l’inconnu le
rapproche du niveau de ses hommes.
Ce soir-là, le poste fut déserté, et tout le monde s’installa dans le
salon exigu qui me servait de cabine.
Jellewyn nous fit présent, hors de sa propre réserve, de deux
dames-jeannes contenant un rhum fameux, qui servit à faire un
punch monstre.
Turnip devint d’une humeur charmante et commença une
interminable histoire de deux chats, d’une jeune dame et d’une villa
à Ipwich, histoire où lui, Turnip, avait joué un rôle avantageux.
Steevens s’était confectionné des sandwiches fantastiques avec
du biscuit de mer et du corned-beef.
Une lourde fumée de navy-cut tassait un brouillard dense autour
de la lampe à pétrole, suspendue immobile au cardan.
L’atmosphère était agréable et familière ; le punch aidant, j’allais
bientôt sourire aux contes bleus que Jellewyn m’avait servis
auparavant.
Walker emporta sa part de punch chaud dans une bouteille
thermos et, s’emparant d’un fanal allumé, nous souhaita le bonsoir
et monta prendre son quart.
Ma pendulette compta lentement neuf heures.
Un mouvement accentué du bateau nous apprit que la mer
devenait plus heurtée.
— Nous avons peu de toile dehors, dit Jellewyn.
J’approuvai silencieusement de la tête.
La voix de Turnip ronronnait, monotone, s’adressant à Steevens
qui écoutait en broyant du biscuit entre les meules splendides de sa
denture.
Je vidai mon verre et le présentai à Friar Tuck pour le remplir,
quand je vis l’expression hagarde de sa physionomie ; sa main
serrait celle de Jellewyn ; tous deux semblaient écouter quelque
chose.
— Qu’est-ce ?… commençai-je.
Mais, au même instant, une bruyante imprécation éclata au-
dessus de nos têtes, suivie d’une course rapide de pieds nus sur le
roof, puis d’un cri affreux.
Nous nous regardions, horrifiés. Un appel aigu, une sorte de
tyrolienne, se fit entendre loin sur la mer.
Déjà, comme un seul homme, nous nous étions rués sur le pont,
nous bousculant dans l’ombre.
Tout était tranquille pourtant, la voilure ronronnait d’aise ; près
de la barre, le fanal brûlait d’une belle flamme claire éclairant la
forme trapue de la thermos abandonnée.
Mais il n’y avait plus personne à la barre !
— Walker ! Walker ! Walker ! Criâmes-nous, affolés.
Très loin vers l’horizon ouaté par les brumes nocturnes, la
mystérieuse tyrolienne nous répondit.
La grande nuit silencieuse avait englouti, pour toujours, notre
pauvre Walker.

*
**

Une aube sinistre, violette comme le rapide soir des savanes


tropicales, suivit cette nuit funèbre.
Les hommes, abrutis par une insomnie angoissée, regardaient la
houle hachée ; le beaupré béquetait frénétiquement l’écume des
crêtes.
Un large trou étant apparu dans notre fortune carrée, Steevens
ouvrit la soute aux voiles pour la remplacer.
Friar Tuck sortit sa paumelle et s’apprêta pour un consciencieux
raccommodage.
Tous les mouvements étaient instinctifs, mécaniques et moroses.
Je donnais de temps en temps un coup à la barre en murmurant :
— À quoi bon… et puis, à quoi bon !
Turnip, sans avoir reçu d’ordre, monta au grand mât. Je le suivis
machinalement des yeux jusqu’à la haute vergue, puis la voilure le
cacha à mes regards.
Tout à coup, nous l’entendîmes crier sauvagement :
— Vite ! Grimpez ! Il y a quelqu’un sur le mât !
Il y eut un bruit fantastique de lutte aérienne, puis un hurlement
d’agonie et, en même temps, comme nous avions vu jaillir les corps
des naufrageurs du Wrath du bord de la falaise, une forme rapide
pirouetta haut dans les airs et retomba au loin dans les flots.
— Damnation ! Rugit Jellewyn, en se ruant dans la mâture, suivi
de Friar Tuck.
Steevens et moi, nous avions bondi vers l’unique yole ; déjà, les
bras formidables du Flamand la faisaient glisser vers l’eau, quand
nous restâmes cloués de stupeur et d’épouvante. Quelque chose de
gris, de luisant et d’indistinct comme du verre entoura soudain la
yole : les chaînes sautèrent, une force inconnue fit pencher le
schooner sur bâbord, une vague déferlante couvrit le pont et
s’engouffra dans la soute à voiles encore ouverte.
Il n’y avait plus de trace de la petite embarcation de secours
aspirée par l’abîme.
Jellewyn et Friar Tuck descendirent.
Ils n’avaient vu personne.
Jellewyn prit un torchon et s’essuya les mains en frissonnant. Il
avait trouvé la voilure et les manœuvres éclaboussées de sang tiède.
D’une voix déchirée, je récitai les prières des morts, entremêlant
aux saintes paroles des malédictions à l’adresse de l’océan et du
mystère.
*
**

Très tard, nous montâmes sur le pont, Jellewyn et moi, décidés à


passer la nuit ensemble à la barre.
Je crois qu’à un certain moment, je me mis à pleurer et que mon
compagnon me frappa affectueusement sur l’épaule. Puis un peu de
calme revint ; j’allumai ma pipe.
Nous n’avions rien à nous dire. Jellewyn semblait endormi à la
barre ; moi, j’avais les regards perdus dans les ténèbres.
Soudain, je restai figé par un spectacle inouï. Je venais de me
pencher sur la lisse de bâbord et je me relevai en poussant une
exclamation étouffée.
— Avez-vous vu, Jellewyn, ou est-ce que j’ai la berlue ?
— Non, monsieur, dit-il tout bas, vous avez bien vu, mais pour
l’amour de Jésus-Christ n’en dites rien aux autres. Leur cerveau est
déjà bien assez près de la folie.
Il me fallut faire un effort pour revenir au bastingage.
Jellewyn se mit à mes côtés.
Le fond de la mer venait d’être embrasé par une vaste lueur
sanglante qui s’étendait sous le schooner ; la clarté glissait sous la
quille et illuminait par-dessous les voiles et les cordages.
Nous avions l’air d’être sur un bateau d’un théâtre de Drury Lane,
éclairé par une rampe invisible de mouvantes flammes de Bengale.
— Phosphorescence ?… hasardai-je.
— Regardez donc, souffla Jellewyn.
L’eau était devenue transparente comme une boule de verre.
À une profondeur énorme, nous vîmes de grands massifs
sombres aux formes irréelles ; c’étaient des manoirs aux tours
immenses, des dômes gigantesques, des rues horriblement droites,
bordées d’édifices frénétiques.
Il nous semblait survoler, à une hauteur fantastique, une ville de
furieuse industrie.
— On dirait qu’il y a du mouvement, murmurai-je, angoissé.
— Oui, souffla mon compagnon.
Car cela grouillait d’une foule amorphe, d’êtres aux contours mal
définis qui vaquaient à je ne sais quelle besogne fiévreuse et
infernale.
— Arrière ! hurla soudain Jellewyn en me tirant brutalement par
la ceinture.
Du fond de l’abîme, un de ces êtres venait de surgir avec une
vélocité incroyable et, en moins d’une seconde, son ombre immense
nous masqua la cité sous-marine ; c’était comme un flot d’encre
s’épandant instantanément autour de nous.
La quille reçut un coup violent ; dans la clarté écarlate, nous
vîmes trois énormes tentacules, d’une hauteur de trois mâts
superposés, battre hideusement l’espace et une formidable figure
d’ombre, piquée de deux yeux d’ambre liquide, se hausser à la
hauteur de la muraille de bâbord et nous jeter un regard effroyable.
Cela dura moins qu’une couple de secondes. Une houle brusque
accourut par le travers.
— La barre à tribord, toute ! cria Jellewyn.
Il était temps : balancines rompues, le gui coupa l’air comme une
hache, et le grand mât craqua au point de se briser. Les drisses
sautèrent avec des tons clairs de cordes de harpe.
La formidable vision s’était brouillée, et l’eau grondait,
savonneuse. À tribord, sous le vent, la lueur courut comme une
frange brûlante sur les hautes crêtes galopantes, puis s’évanouit.
— Pauvre Walker, pauvre Turnip ! murmura Jellewyn dans un
sanglot.
La sonnerie tinta dans le poste ; le quart de minuit commençait.

*
**

Une matinée sans événement suivit.


Le ciel resta couvert d’une nuée épaisse, immobile, d’une sale
teinte ocreuse ; il faisait relativement froid.
Vers midi, il me sembla voir, derrière la haute brume, une tache
lumineuse qu’on aurait pu prendre pour le soleil. Je résolus de
déterminer cette position, bien qu’à l’avis de Jellewyn, cela ne
signifiât rien.
La mer était forte ; je tâchai de tenir l’horizon, mais chaque fois
des vagues rapides accouraient dans mon champ de vision et
l’horizon bondissait dans le ciel.
Pourtant j’y arrivai. Mais je cherchais dans le miroir du sextant la
réflexion de la tache lumineuse quand je vis que, devant elle,
palpitait, à grande hauteur, une sorte de banderille laiteuse.
Du fond des profondeurs nacrées du miroir, quelque chose
d’indéfinissable jaillit vers moi ; le sextant sauta en l’air, je reçus un
coup violent sur la tête, puis j’entendis des cris, des bruits de lutte et
encore des cris…

*
**

Je n’étais pas à proprement parler évanoui ; j’étais affalé contre le


roof, une interminable volée de cloches me tintant aux oreilles. Je
crus même entendre la grave sonorité de Big Ben dans les soirs sur
la Tamise.
À ces bruits sympathiques se superposaient des rumeurs plus
inquiétantes, mais plus lointaines.
J’allais faire un effort pour me mettre debout, quand je me sentis
saisir et soulever.
Je me mis à hurler et à ruer de toutes mes forces revenues.
— Dieu soit loué ! s’exclama Jellewyn. Il n’est pas mort, celui-là.
Je tâchai de lever une paupière qui pesait comme un couvercle de
plomb.
Un lambeau de ciel jaune apparut, hachuré par des manœuvres
obliques, puis je vis Jellewyn zigzaguer comme un homme ivre.
— Pour l’amour du Seigneur, que nous arrive-t-il ? Demandai-je
d’une voix pleurarde, car la figure du marin ruisselait de larmes.
Sans répondre, il m’entraîna vers ma cabine.
Je vis qu’une des deux couchettes était occupée par une masse
immobile.
Là, toute ma connaissance me revint ; je portai mes mains à mon
cœur. Je venais de reconnaître la tête vilainement tuméfiée de
Steevens.
Jellewyn me fit boire.
— C’est la fin, l’entendis-je murmurer.
— La fin, la fin, répétai-je stupidement, essayant de comprendre.
Il mit des compresses fraîches sur la figure du matelot.
— Où est Friar Tuck ? Demandai-je.
Jellewyn éclata en sanglots violents.
— Comme… les autres… nous ne le verrons… plus jamais !
Il me raconta, d’une voix entrecoupée de larmes, le peu qu’il
savait.
Cela s’était passé avec une rapidité folle, comme tous les drames
successifs qui formaient notre existence actuelle.
Il était occupé, en bas, à vérifier le graisseur, quand il entendit
des appels de détresse sur le pont.
Lorsqu’il y arriva, il vit Steevens se débattre avec furie comme au
milieu d’une bulle d’argent, puis s’écrouler et rester sans
mouvement ; les paumelles et les aiguilles à voile de Friar Tuck
étaient éparpillées autour du grand mât ; lui n’y était plus. La lisse
de bâbord dégouttait de sang frais. Moi, j’étais étendu sans
connaissance contre le roof. Il n’en savait pas davantage.
— Quand Steevens aura repris ses sens, il nous en dira plus long,
murmurai-je faiblement.
— Reprendre ses sens ! dit amèrement Jellewyn. Son corps n’est
plus qu’un horrible sac, un amalgame d’os brisés et d’organes en
lambeaux ; sa constitution de géant fait qu’il respire encore, mais
autant dire qu’il est mort, mort comme les autres.
Nous laissâmes aller le Psautier à sa fantaisie ; il ne portait
qu’une voilure réduite et perdait presque autant en dérive qu’il ne
marchait.
— Tout semble prouver que le danger est surtout sur le pont,
avait dit Jellewyn, comme parlant à lui-même.
Nous étions enfermés dans mon salon-cabine quand le soir vint.
La respiration de Steevens était rocailleuse et pénible à entendre ;
il fallait tout le temps essuyer la bave sanguinolente qui lui coulait
de la bouche.
— Je ne dormirai pas, dis-je.
— Ni moi, répondit Jellewyn.
Nous avions vissé et obturé les hublots malgré l’atmosphère
étouffante ; le bateau roulait un peu.
Soudain, vers deux heures du matin, comme une torpeur
invincible me brouillait les idées et qu’un demi-sommeil déjà
bourré de cauchemars s’emparait de moi, je sursautai.
Jellewyn était très éveillé, ses yeux regardaient avec terreur le
plafond de bois luisant.
— On marche sur le pont, dit-il à voix basse.
Je saisis le mousqueton.
— À quoi bon ? Tenons-nous tranquilles. Oh ! Oh ! On ne se gêne
plus !
Un bruit de pas rapides faisait résonner le pont. On aurait dit
qu’une foule affairée s’y démenait.
— Je m’en doutais, ajouta Jellewyn.
Il ricana.
— Nous voilà rentiers : on travaille pour nous.
Les bruits s’étaient précisés. La barre crissait ; une manœuvre
laborieuse s’exécutait dans le vent debout.
— On largue les voiles !
— Parbleu !
Le Psautier tangua fortement, prit ensuite une forte bande sur
tribord.
— Une marche tribord amure, sous ce vent-là, approuva Jellewyn.
Ce sont des monstres, des brutes ivres de sang et de meurtre, mais
ce sont des marins. Le plus fort yachtman d’Angleterre, avec un
racer de l’année dernière, n’oserait serrer le vent d’aussi près.
— Qu’est-ce que cela prouve ? ajouta-t-il d’un air doctoral.
Je fis un geste découragé, ne comprenant plus rien.
— Que nous avons une destination fixe, et qu’ils désirent nous
faire arriver quelque part.
Je réfléchis et dis à mon tour :
— Et que ce ne sont ni des démons ni des fantômes, mais des
êtres comme nous.
— Oh ! Oh ! C’est beaucoup dire…
— Je m’exprime mal : des êtres matériels, ne disposant que de
forces naturelles.
— De cela, dit Jellewyn froidement, je n’ai jamais douté.
Vers cinq heures du matin, une nouvelle manœuvre fut engagée,
qui fit de nouveau fortement rouler le schooner. Jellewyn dégagea
un hublot ; une aube sale filtrait à travers les nuées compactes.
Nous nous hasardâmes précautionneusement sur le pont. Il était
net et désert.
Le bateau était à la cape.

*
**

Deux jours calmes passèrent.


Les manœuvres de nuit n’avaient pas repris, mais Jellewyn
objecta que nous étions portés par un courant très rapide qui nous
menait vers ce qui aurait dû être le Nord-Ouest.
Steevens respirait toujours, mais plus faiblement.
Jellewyn avait pris dans ses bagages une petite pharmacie
portative et, de temps en temps, faisait des piqûres au moribond.
Nous parlions peu. Je crois même que nous ne pensions pas ; pour
ma part, j’étais abruti par l’alcool, car je buvais le whisky par pintes
entières.
Une fois, au milieu d’une imprécation d’ivrogne où je promettais
au maître d’école de lui casser la figure en cent mille morceaux, je
parlai des livres qu’il avait embarqués à bord.
Jellewyn bondit et me secoua vigoureusement.
— Eh ! Fis-je, doucement, je suis le capitaine !
— Au diable les capitaines de votre espèce ! jura-t-il
grossièrement. Que dites-vous ?… Des livres !
— Oui, dans sa cabine, une malle pleine, je les ai vus, ils sont en
latin ; je ne connais pas ce jargon d’apothicaire.
— Je le connais, moi. Pourquoi ne m’en avoir jamais parlé ?
— Quelle importance cela avait-il ? Ripostai-je, la bouche pâteuse.
Et puis, je suis le capitaine… vous… devez… me respecter !
— Damné soûlard, dit-il avec colère, en s’en allant vers la cabine
du maître d’école, où je l’entendis s’enfermer.
L’inerte et lamentable Steevens, plus taciturne que jamais, fut
mon confident pendant les heures de beuverie qui suivirent.
— Je… suis… le capitaine, hoquetai-je, et je me plaindrai… aux
autorités maritimes… Il m’a… traité de damné soûlard… Je suis le
maître après Dieu à mon bord… N’est-il pas vrai, Steevens ? Tu es
témoin… il m’a insulté bassement. Je le mettrai aux fers…
Puis je dormis un peu.

*
**

Quand Jellewyn vint avaler un hâtif repas de biscuits et de


conserves, ses joues étaient en feu, ses yeux étincelaient.
— Monsieur Ballister, demanda-t-il, le maître d’école ne vous a-t-
il jamais parlé d’un objet en cristal, une boîte peut-être ?
— Je n’étais pas son confident, grognai-je, me souvenant encore
de son inconvenance.
— Ah ! Gronda-t-il, si j’avais tenu ces livres avant toutes ces
histoires !
— Avez-vous donc trouvé quelque chose ? Demandai-je.
— Des lueurs… Je cherche, une piste s’ouvre. C’est probablement
insensé, mais en tout cas inouï. Entendez-vous, inouï !
Il était terriblement excité. Je ne pus en tirer davantage. Il courut
se blottir dans la fameuse cabine, où je le laissai tranquille.
Je ne le revis que vers le soir, pendant quelques minutes ; il
venait remplir une lampe à pétrole et ne me dit pas un mot.
Je dormis jusqu’au lendemain, fort tard. Dès mon réveil, je me
rendis dans la cabine du maître d’école.
Jellewyn n’y était plus.
Saisi d’une douloureuse inquiétude, je l’appelai.
Je ne reçus aucune réponse.
Je parcourus le bateau et, négligeant toute prudence, le pont, en
criant le nom du disparu.
Alors je me jetai sur le plancher du salon en pleurant et en
invoquant le Ciel.
J’étais seul à bord du schooner maudit, seul avec Steevens
mourant.
Seul, affreusement seul.

*
**

Ce fut seulement vers midi que je me traînai dans la cabine du


maître d’école ; immédiatement mes yeux tombèrent sur une feuille
de papier épinglée bien en vue sur la cloison.
C’était un mot écrit par Jellewyn :

Monsieur Ballister,
Je me rends tout en haut du grand mât. Je dois voir quelque
chose.
Peut-être n’en reviendrai-je jamais : dans ce cas, pardonnez-moi
ma mort qui vous laisse seul, car Steevens aussi est un homme
perdu, vous le savez.
Mais ne tardez pas, alors, à faire ce que je vous dis :
Brûlez tous ces livres, faites-le à l’arrière du bateau loin du grand
mât et en ne vous approchant pas du bordage. Je crois qu’on
tâchera de vous en empêcher. Tout me le fait croire.
Mais brûlez-les, brûlez-les vite, au risque de mettre le feu au
Psautier. Cela vous sauvera-t-il ? Je n’ose l’espérer. Peut-être la
Providence vous garde-t-elle une chance ? Que Dieu ait pitié de
vous, monsieur Ballister, comme de nous tous !
[2]
Duc de… , dit Jellewyn.

*
**

En rentrant dans le salon, tout bouleversé par cet extraordinaire


adieu et maudissant mon ivresse honteuse, qui avait probablement
empêché mon vaillant camarade de m’éveiller, je n’entendis plus la
respiration saccadée de Steevens.
Je me penchai sur sa pauvre figure crispée.
Lui aussi était parti.
Je pris dans la petite chambre des machines deux bidons
d’essence et, mû par je ne sais quel instinct providentiel, je fis
marcher le moteur à toute allure.
Sur le pont, près de la barre, j’entassai les livres et les arrosai de
naphte.
Une haute flamme pâle monta.
À cette même minute, un cri partit de la mer, et je m’entendis
appeler par mon nom.
Ce fut mon tour de crier de stupeur et d’effroi.
Dans le sillage du Psautier de Mayence, à vingt brasses à l’arrière,
nageait le maître d’école.
*
**

Les flammes crépitaient, les livres se transformaient rapidement


en cendres.
L’infernal nageur hurlait des imprécations et des supplications.
— Ballister ! Je te ferai riche, plus riche que tous les hommes de
la terre réunis. Je te ferai mourir, imbécile, en des tortures affreuses
qu’on ne connaît pas sur ta maudite planète. Je te ferai roi, Ballister,
d’un royaume formidable ! Ah ! Charogne, l’enfer te serait plus doux
que ce que je te réserve !
Il nageait désespérément, mais gagnait peu sur le bateau lancé à
toute vitesse.
Tout à coup, le schooner fit quelques mouvements insolites, des
coups sourds l’ébranlèrent.
Je vis le flot monter vers moi : on attirait le bateau vers les
profondeurs de l’océan.
— Ballister, écoute ! hurla le maître d’école.
Il se rapprochait avec vélocité. Sa figure était atrocement
impassible, mais ses yeux brûlaient d’un éclat insoutenable.
Soudain, au milieu de la masse de cendres ardentes, je vis un
parchemin se recroqueviller comme une peau et un objet étinceler.
Je me rappelai les paroles de Jellewyn.
Un livre truqué masquait la fameuse boîte de cristal dont il
m’avait parlé.
— La boîte de cristal ! M’écriai-je.
Le maître d’école l’entendit ; il poussa un hurlement de dément
et j’eus l’incroyable vision de le voir se dresser debout sur les lames,
les mains tendues en avant, telles des griffes menaçantes.
— C’est la science ! La plus grande science que tu vas détruire,
damné ! Rugit-il.
De chaque point de l’horizon m’arrivaient maintenant des
tyroliennes aiguës.
Les premières lames déferlèrent sur le pont.
Je bondis au milieu des flammes et, d’un coup de talon, je fis
éclater la boîte de cristal.
Alors, j’eus une sensation d’écroulement, une nausée horrible.
L’eau, le ciel chavirèrent en un chaos fulgurant ; une clameur
immense ébranla l’atmosphère. Je commençai une chute
formidable dans les ténèbres…
Me voici, je vous ai tout dit, je me suis réveillé au milieu de vous,
je vais mourir. Ai-je rêvé ? Je le voudrais bien. Mais je vais mourir
parmi les hommes, sur ma terre. Ah ! Que je suis heureux !

*
**

C’est Briggs, le mousse du Nord Caper, qui avait découvert le


naufragé. Le gamin venait de chiper une pomme dans la kitchen et,
blotti au milieu d’un amas de câbles lovés, il s’apprêtait à savourer
le produit de son larcin, quand il vit Ballister nager lourdement à
quelques yards du bateau.
Briggs se mit à hurler de toutes ses forces, car il voyait que le
nageur allait être aspiré dans le remous de l’hélice. On le repêcha. Il
était sans connaissance et semblait dormir ; ses mouvements
natatoires avaient été absolument automatiques, comme on le
remarque parfois chez les très forts nageurs de la mer.
Il n’y avait pas de navire en vue et pas trace d’épaves sur l’eau ;
mais le mousse raconta qu’il lui avait semblé voir une forme de
bateau transparent comme du verre – ce sont ses propres mots – se
dresser par le travers de bâbord, puis disparaître dans les
profondeurs.
Cela lui valut du reste une paire de claques de la part du capitaine
Cormon, pour lui apprendre à dire des choses aussi déraisonnables.
On parvint à verser un peu de whisky dans la bouche du repêché ;
le mécanicien Rose lui céda sa couchette, et on le couvrit
chaudement.
Bientôt, il passa, sans transition, de son évanouissement à un
sommeil profond et fiévreux. On attendait avec curiosité son réveil,
quand l’événement le plus effroyable se produisit.
Ceci est raconté maintenant par votre serviteur John Copeland,
second à bord du Nord Caper et qui, avec le matelot Jolks, vit face à
face le mystère et l’épouvante qui sortirent de la nuit.

*
**

Le dernier point relevé dans la journée situait le Nord Caper à


22°de longitude ouest et 60°de latitude nord.
Je pris la barre moi-même et me promis de passer la nuit sur le
pont, parce que la veille nous avions vu de longs glaçons s’allumer à
l’horizon Nord-Ouest, au clair de lune.
Le matelot Jolks accrocha les feux et, comme il souffrait d’une
violente rage de dents que la chaleur du poste aggravait, il vint
fumer sa pipe à côté de moi. Cela me fit plaisir, car les quarts
solitaires, quand ils se prolongent en une entière nuit de veille, sont
terriblement monotones.
Pour éclaircir vos idées, je dois vous dire que le Nord Caper, pour
être un solide et bon bateau, n’est pas un chalutier du dernier
modèle, bien qu’on l’ait doté de la télégraphie sans fil.
L’esprit d’il y a un demi-siècle pèse encore sur le navire, en lui
laissant un système de voilure qui supplée à la force restreinte de sa
machine à vapeur.
La haute cabine vitrée inesthétique des chalutiers modernes, qui
se cale comme un inconvenant chalet au milieu du pont, n’existe
pas chez lui.
La barre est encore bravement installée à l’arrière, front au large,
au vent et aux embruns.
Si je fais cette description, c’est pour vous dire que nous avons
assisté à cet incompréhensible drame, non d’un observatoire clos et
vitré, mais du pont même. À défaut de cette explication, mon récit
aurait pu étonner, à juste titre, ceux qui connaissent plus ou moins
la topographie des chalutiers à vapeur.
Il n’y avait pas de lune, le ciel était trop fermé ; seule, une lueur
brouillée et, à la crête de la houle, une phosphorescence digne d’une
ligne de brisants permettaient d’y voir un peu.
Il pouvait être dix heures ; un lourd premier sommeil écrasait les
hommes.
Jolks, tout à son mal de dents, geignait et jurait sourdement. La
clarté de la lampe d’habitacle faisait sortir sa figure crispée de
l’ombre environnante.
Soudain, je vis son rictus douloureux se transformer en une
expression de stupeur, puis de véritable terreur.
Sa pipe tomba de sa bouche, grande ouverte maintenant. Cela me
parut d’abord si comique que je lui lançai une moquerie.
Pour toute réponse, il montra du doigt le fanal de tribord.
Ma pipe rejoignit celle de Jolks devant le spectacle que je vis : à
quelques pouces en dessous du fanal, accrochées bas dans les
haubans, deux mains crispées, luisantes d’eau, sortaient des
ténèbres.
Tout à coup, les mains lâchèrent prise et une forme sombre et
humide sauta sur le pont.
Jolks fit un bond de côté, et la lumière de l’habitacle frappa la
figure en plein.
Nous vîmes alors, avec un ahurissement indescriptible, une sorte
de clergyman en jaquette noire, ruisselant d’eau de mer, avec une
petite tête aux yeux de braise ardente, nous fixant.
Jolks fit un mouvement pour prendre son couteau de pêche, mais
il n’en eut pas le temps : l’apparition bondit sur lui, et d’un seul
coup le terrassa. Au même moment, la lampe de l’habitacle fut mise
en miettes. Une seconde plus tard, des cris perçants s’élevèrent du
poste, poussés par le mousse qui veillait le malade :
— On le tue ! On le tue ! Au secours !
Depuis que j’avais eu à réprimer de graves rixes entre hommes
d’équipage, j’avais l’habitude de me munir, la nuit, de mon revolver.
C’était une arme de gros calibre, tirant à balles blindées et dont je
me servais très bien. Je l’armai.
Une rumeur confuse emplissait le navire.
Or, à quelques instants d’intervalle de cette suite d’événements,
une saute de vent qui gifla le chalutier déchira la nue et un pinceau
de clair de lune suivit le Nord Caper comme un projecteur.
Déjà, j’entendais s’élever, au-dessus des cris de Briggs, les jurons
du capitaine, quand je perçus un bruit feutré de bonds de chat à ma
droite, et je vis le clergyman franchir le bordage et sauter dans les
flots.
J’aperçus sa petite tête se haussant à la ligne de faîte d’une
vague ; froidement, je le visai et fis feu.
L’homme poussa un hurlement singulier, et la houle le ramena
près du bord.
À mes côtés, Jolks s’était dressé encore un peu étourdi, mais
maniant une gaffe à grappin.
Le corps flottait à présent le long du bateau, le battant à petits
coups sourds.
Le grappin attrapa les vêtements, mordit et remonta sa proie avec
une incroyable facilité.
Jolks jeta un informe paquet mouillé sur le pont, en demandant
si c’était une plume. Ben Cormon sortit du poste en balançant un
fanal allumé.
— On a essayé d’assassiner notre naufragé ! cria-t-il.
— Nous avons le bandit, dis-je. Il est sorti de la mer.
— Tu es fou, Copeland !
— Regardez-le, patron. J’ai tiré et…
Nous nous penchions sur la lamentable dépouille, mais aussitôt
nous nous relevâmes en criant comme des possédés. Il y avait là
une défroque vide ; deux mains artificielles et une tête en cire y
étaient attachées ; ma balle avait troué la perruque et cassé le nez.

*
**
Vous connaissez l’aventure de Ballister. Il nous la raconta vers la
fin de cette infernale nuit, à son réveil, très simplement, comme
avec une sorte de bonheur. Nous le soignâmes avec dévouement. Il
avait l’épaule gauche percée comme de deux puissants coups de
tranchet ; pourtant, si nous avions pu arrêter l’hémorragie, nous
l’aurions sauvé car aucun organe essentiel n’était lésé.
Après avoir tant parlé, il tomba en une sorte de torpeur d’où il se
réveilla pour demander comment ces blessures lui étaient venues.
Briggs était seul près de lui en ce moment et, content de se rendre
intéressant, il lui répondit qu’au milieu de la nuit, lui, Briggs, avait
vu une forme sombre bondir et le frapper. Il lui raconta ensuite
l’histoire du coup de feu et lui montra la burlesque dépouille.
À cette vue, le naufragé poussa des clameurs d’épouvante.
— Le maître d’école ! Le maître d’école !
Et il tomba dans une douloureuse fièvre, dont il ne s’éveilla que
six jours plus tard, à l’hôpital maritime de Galway, pour baiser
l’image du Christ et mourir.

*
**

Le tragique mannequin fut remis au révérend Leemans, un digne


ecclésiastique qui a parcouru le monde et sait bien des secrets de la
mer et des terres sauvages.
Il examina longuement ces restes.
— Qu’est-ce qui peut bien y avoir eu dedans ? demanda Archie
Reines. Car enfin, il y a eu quelque chose là-dedans. Cela vivait…
— Ça, pour sûr, et fameusement encore, grommela Jolks en
tâtant son cou rouge et enflé.
Le révérend Leemans flaira la chose à la façon d’un chien, puis il
la rejeta avec dégoût.
— Je le pensais bien, dit-il.
Nous y fourrâmes le nez à notre tour.
— Cela sent l’acide formique, dis-je.
— Le phosphore, ajouta Reines.
Cormon réfléchit une minute, puis ses lèvres tremblèrent un
peu :
— Cela sent le poulpe, dit-il.
Leemans le regarda fixement.
— Au dernier jour de la création, dit-il, c’est de la mer que Dieu
fera sortir la Bête d’Épouvante. Ne devançons pas la Destinée par
une recherche impie.
— Mais… commença Reines.
— Qui est celui qui obscurcit mes desseins par des discours sans
connaissances ?
Devant la parole sacrée, nous avons baissé la tête, et nous avons
renoncé à comprendre.
(Photo R. Ceuppens.)
Jean Ray, entre la légende…
... et la vie quotidienne
Les textes…
entre la publication en revues et les grands tirages en éditions de
poche.
« En dehors d’elle, il n’y a, dans ce maudit pays de sable et de
bruyères, pas l’ombre d’un toit… »
(Photo A. Resnais)
« Je galope par la venelle sinueuse, de coude en coude… » (La
Ruelle ténébreuse)
(Photo A. Resnais)
« La grille grinça et s’ouvrit, comme si le vent l’avait poussée. (Le
Cimetière de Marlyweck)
(Photo A. Resnais)
LES CERCLES DE L’ÉPOUVANTE
LUMINAIRE : LES CERCLES

Écrit pour lulu

Ma petite fille Lulu a des yeux noirs comme la nuit qui s’avance,
ses cheveux coulent comme les ténèbres d’une nue nocturne. Elle est
grave et très belle ; son arrière-grand-mère était une squaw d’une
tribu perdue du Dakota et elle fut certainement sorcière aux
journées menaçantes de sa jeunesse.

Je lui demande :
— Tes poupées parlent-elles ?
— Elles parlent, courent, jouent et se battent, dit-elle.
— Et tes soldats de plomb, bougent-ils ?
— Sûr ! Avant de mourir… car ils sont soldats et faits pour
mourir. Tu vois comme beaucoup ont la tête tranchée. Ils se
coupent le cou en se battant avec leurs sabres.
En vain, par le trou de la serrure, j’espionne Lulu toute à ses
jeux : les soldats montent une garde immobile et les poupées sont
sagement assises en rond. Mais quand j’entre, il y a d’autres soldats
qui gisent sur le plancher, meurtris et mutilés, et les joues des
poupées sont humides.
— Les soldats ont fait la guerre et les poupées ont pleuré dit-elle.
Elle a tracé sur le sol un rond de craie et y pose Missi, le petit
chaton roux.
Missi se plaint, souffle et fait de singuliers efforts pour s’élancer
dans la chambre.
— Je Fai enfermé, dit Lulu.
— Où cela ?
— Dans ce petit rond, tiens !
— Et il ne peut en sortir ?
— Jamais !
— Mais alors ?
— Il mourra de faim et de soif !
— Pauvre Missi !
Lulu prend un mouchoir et efface le cercle de craie ; Missi délivré
bondit dans la chambre et disparait.
Lulu est une grande magicienne. Si, quelque jour, pour une chose
qui lui cause du déplaisir, je provoque sa colère, elle me changera
en souris et appellera Missi le chat, ou en mouche bleue et me
jettera dans la toile de l’araignée qui habite dans le coin de
l’armoire.
Ou bien elle m’enfermera dans le cercle où je mourrai de faim, de
soif et de désespoir.

*
**

C’est un vieux et maussade jardin, où nous allons quelquefois,


Lulu et moi. Ses arbres ont des hauteurs de tours et les massifs sont
si lourds, si compacts, que dans l’ombre crépusculaire ils prennent
le funèbre aspect de gisants de cathédrale.
Un soir, Lulu m’a pris par la main.
— Il y a un feu au jardin, dit-elle.
Sa petite main se glisse dans la mienne comme dans une gaine.
Le feu est là, il n’est pas très grand, mais il est sinistre ; la main
de ma petite fille tremble un peu dans la mienne.
— Ils sont trois méchants, dit-elle tout bas. Ne lâche pas ma
main : s’ils me prenaient, ils me feraient cuire sur leur feu et me
mangeraient. Et peut-être qu’ils te tueraient bien un peu, toi aussi.
Je les vois tous les trois.
Ils ne sont pas plus hauts qu’une botte et pourtant lourds et
affreux ; ils dansent sans joie autour des flammes blêmes de leur
brasier.
— Je les connais, dit Lulu, ils se nomment Groh, Gandapiet et
Krabby. Demain, quand il fera jour, je les tuerai.
— Où les trouveras-tu ?
— Ils habitent chacun dans un arbre et ne peuvent en sortir qu’à
la nuit, pour allumer un feu.
Le lendemain, aux heures triomphantes de la méridienne, Lulu
m’entraîne dans le jardin, elle choisit les trois arbres les plus hauts
et, sur le sol, autour de leur tronc, elle trace trois cercles de craie.
— C’est fait, dit-elle, jamais plus ils ne fer ont du feu.
Plusieurs soirs de suite, je me suis glissé dans le jardin. Le feu ne
brûlait pas, mais dans les hauteurs obscures des arbres trois petites
voix grillotaient lugubrement.
De nuit en nuit, les voix se sont faites plus plaintives, plus
implorantes.
Certainement, les petits monstres des ténèbres imploraient une
aide humaine, pour les délivrer de la prison implacable des cercles
magiques. Mais Lulu m’a défendu d’y toucher et, bien qu’un écho
d’étrange pitié retentisse au fond de mon cœur, je tourne le dos au
jardin hanté de souffrance surhumaine.
Ce soir, les voix se sont tues.
Les trois méchants sont morts. Ainsi l’a voulu Lulu.

*
**

C’était à Copenhague, un soir.


Il y a, au fond de l’Ostergade, une darse aux trois quarts
colmatée où dorment des vaisseaux morts.
J’étais las et je voulais dormir.
Une péniche haute et longue, mangée par le taret, offrait la
gueule béante de son roof à ma lassitude d’errant. J’y dormis sur
un banc à peu près sec et quand, au matin, le soleil glacé du Sund
me fit des passes de réveil sur le visage, je savais que, dorénavant,
je n’étais plus un de ces sans asile de la Baltique qui se font un lit de
marbre blanc aux flancs de l’atroce Marmor-Kirche. Et j’y serais
resté jusqu’à la fin des âges marins et terrestres, j’aurais pu y voir
par les hublots vides, mourir les pâles générations humaines et
leurs palais tomber en poussière, si je n’avais trouvé sous mon banc
une tige de craie, longue et ronde comme un doigt.
Par un soir de lune très clair, mon cœur solitaire aspira au
réconfort d’une compagnie.
Sur le bois suiffeux de la cloison je me créai trois compagnons de
silence, et le doigt de craie, qui, sans doute, tomba de la main
mutilée d’un Dieu, les tira du néant noir.
Le premier était grand et gros, je lui fis un nez comme une
trompe et trouai son vaste front d’un œil rond et unique. Je
l’appelai Krasmussen et inscrivis son nom sous son ventre enflé
comme une outre pleine.
Le second vint, long et maigre, si long que son crâne aigu
s’acheva en angle sur le plafond. Comme je lui découvris une
ressemblance, je lui en donnai le nom : Marmaduke Pig.
Un peu plus tard, son visage m’ayant déplu, je lui fis un groin de
porc.
J’hésitai longtemps avant de baptiser l’inhumain homoncule à
figure de rat et ventre de sarrigue qui naquit le dernier dans le
voisinage des charnières de la porte.
À ce moment une mouette miaule cria dans le vent du soir.
La mouette miaule est le plus affreux oiseau de la mer. Elle n’est
guère plus grande qu’une perruche de bonne taille, mais sa voix est
celle de l’enfer même. Elle pleure, menace et finit, du fond de son
minuscule gosier, parfaire frémir d’horreur l’immensité livide de la
Baltique.
Si, au terme de mon existence terrestre, la justice de Dieu s’avère
sans miséricorde pour mon âme sombre, la peine éternelle
attachera une mouette miaule à mes errances sans fin.
Dans la ténèbre naissante, elle cria : Kukelu ! Et le petit monstre
de craie se nomma Kukelu.
Pendant toute la durée lumineuse du mince rat de cave noué au
cardan, je leur racontai des histoires et les injuriai.
Le lendemain, je retournai à ma maison de boue et de sénile
pourriture, muni d’un bout de torchon, car tout au long de la
journée j’avais préparé la savante question que j’allais leur faire
subir, en mutilant leurs plates structures.
Quand le rat de cave se piqua d’une fine flamme jaune, je ne les
vis plus collés à même la cloison ; ils étaient assis sur mon banc.
J’avais caché une once de tabac sous ce banc.
Krasmussen le fumait.
Il y avait un demi litron de bonne eau-de-vie danoise dans la
cachette du marinier.
Marmaduke Pig la buvait.
Il me restait un hareng fumé de mon souper de la veille.
Kukelu achevait de le dévorer.
Je brandis mon torchon en criant, ivre de colère.
— Vous allez retourner à votre cloison et je vous effacerai.
— Non dirent-ils, en continuant à fumer, à boire et ci manger.
Puis Krasmussen me donna un violent coup de sa trompe.
— Voilà pour t’apprendre à me faire un nez pareil, dit-il.
— Tu m’as mis une paire de longues jambes ! cria Marmaduke
Pig. À quoi vont-elles me servir, penses-tu ?
Et il m’allongea deux formidables coups de pied qui me firent
très mal.
— Et si tu crois qu’en me faisant laid et si petit, je ne puis rien te
faire, tu te trompes ! Grinça Kukelu. Et il me lança un puissant jet
de salive au visage.
— Vous n’êtes qu’un sale petit nuage de craie ! Hurlai-je, et je vais
vous faire disparaître en un tournemain.
Il n’en fut rien. Ils me rouèrent de coups, me pincèrent, me
griffèrent et m’inondèrent de choses ignobles.
Ils s’attachèrent à mes pas et ne me quittèrent plus, de terre en
terre, d’océan en océan, du bled à la banquise.
Ils ne me quitteront jamais !
Toutes les prisons ne sont pas entre quatre murs ; ils me font une
geôle sans fin, dans l’espace et dans le temps, car, nés d’une pensée,
ils vivent de la vie éternelle des pensées.
Et je les fis de craie, immuable matière des âges, encre qui coule,
intarissable sur l’écritoire de Dieu.

*
**

J’ai tracé à la craie des cercles sur le mur d’en face. Ils sont vides et
noirs, mais ne le resteront pas.
Ce sont de grands hublots ouverts sur un monde à naître encore.
Les mondes qui naissent, comme ceux qui meurent, sont pleins
d’épouvante.
Bientôt dans chacune de ces fenêtres rondes va s’encadrer un
visage tordu par l’angoisse de l’inconnu.
Ainsi naissent les histoires qu’on raconte soi-même, pour se
rassasier de sa propre peur comme de sa propre chair. Et, après, on
repasse aux autres les sanglants reliefs de ce festin barbare et divin.
Ainsi, dans la géhenne de Dante, en faisaient les sombres élus
conviés au banquet du sang.
LA MAIN DE GOETZ VON
BERLICHINGEN

Nous habitions à Gand, dans le Ham, une grande et vieille


maison, si grande que j’étais convaincu de pouvoir m’y égarer au
cours de mes désobéissantes incursions aux étages interdits.
Elle existe encore aujourd’hui, mais sur elle pèsent le silence et la
poussière de l’oubli, car il n’y a plus personne pour l’habiter avec
amour.
Deux générations de marins et de voyageurs y vécurent et,
comme le port est proche, l’appel des sirènes s’y marie avec les
immenses résonances des sous-sol et les échos appauvris de la rue
sans joie qu’est le Ham.
Élodie, notre vieille bonne, qui avait établi à son usage un
calendrier de saints propices aux fêtes et aux agapes familiales,
avait, en quelque sorte, canonisé quelques-uns de nos amis et
visiteurs et, parmi eux, le plus auréolé de gloire fut certes mon oncle
Frans-Pieter Kwansuys.
Cet homme de bien et de bel esprit n’était pas mon oncle, mais
tout au plus un lointain cousin de ma mère ; cependant, de lui
donner ce nom si proche de notre cœur, sa gloire rejaillissait sur
nous.
Aux jours où Élodie mettait un oison en broche ou faisait dorer à
la braise douce les paniquets à la mélasse, il prenait une large part
au régal, car il était « porté sur la bouche » et discourait
agréablement à propos des mets, des sauces et des épices.
Frans-Pieter Kwansuys avait vécu douze ans en Allemagne, s’y
était marié et y avait enterré, après dix ans de belle tendresse, sa
femme et son bonheur. Il en avait rapporté, outre des souvenirs
tendres dont il gardait jalousement le secret, l’amour des livres et de
la connaissance ; un discours sur Goethe ; une excellente traduction
de la Jobsiade, ce poème héroï-comique de Zacharie, si plaisant qu’il
semble digne d’Holberg, par son humour et son esprit ; quelques
pages éparses de l’étrange roman picaresque de Christian Reuter
Schelmuffskïs Abenteuer ; un fragment d’un traité de spagirie de
Kurt Auerbach et quelques ennuyeuses imitations du Tagebuch
eines Beobachters seines selbst de Lavater.
Aujourd’hui, toute cette littérature poussiéreuse est mienne, car
elle me fut léguée par l’oncle Kwansuys, avec l’espoir que je pusse,
un jour, en tirer quelque profit.
Hélas ! je n’ai pas répondu à cette ultime espérance et, seul, le cri
désespéré de Goetz von Berlichingen – ce formidable héros d’un
siècle de tourmente que le discours sur Goethe de mon cher oncle
mit en si curieuse lumière – reste vivant dans ma mémoire :
« Écrire ! Ce n’est qu’une oisiveté affairée… »
Par cinq fois, en se servant de crayons de couleurs différentes,
l’oncle avait souligné cette phrase.
Silence et poussière… comme tout ceci est lourd à soulever ! Et si
je le fais, c’est par la faute du signe que je reçus du fond des
ténèbres.

*
**

L’oncle Kwansuys habitait une maison voisine de la nôtre, dans


ce Ham long et maussade, sempiternellement crépusculaire.
Elle était moins grande que la nôtre, mais plus noire encore et
plus sonore aux jours de grand vent et de rafales.
Pourtant, on y avait soustrait à la morose atmosphère, à la
froidure des « cuisines-caves » et à l’obscurité des corridors, une
pièce haute et claire, tapissée de jaune, chauffée par un splendide
poêle Marlbach et éclairée par une lampe à double mèche qui
descendait de la moulure centrale du plafond à l’aide d’un triple
câble doré.
Pendant le jour, la massive table ovale ployait sous les livres et
les cartons remplis d’enluminures ; mais le soir, à l’heure du
souper, elle se couvrait d’une nappe bise bordée de bleu et d’orange
et se chargeait de belle faïence de Tournai et de cristal de Bohême.
On mangeait d’exquises choses dans ces plats et l’on buvait, dans
les hauts verres, du vin du Rhin et du Bordelais.
Autour de cette table, l’oncle Kwansuys traitait des amis qui lui
étaient chers par leur attention et leur muette admiration pour ses
discours. Je les revois encore heureux de s’empiffrer de gigot à l’ail,
de poulet au gros sel, de raie à la daube et de pâté d’oie, mais tout
aussi satisfaits, semblait-il, d’écouter les doctes propos de leur hôte.
Ils étaient quatre, M. van Piperzele, qui était docteur en quelque
chose, mais non en médecine ; le doux bonhomme Finjaer ; le gros
et placide Binus Compernolle et le capitaine Coppejans.
Coppejans n’était pas plus capitaine que Frans Kwansuys n’était
mon oncle ; il avait navigué et possédait un brevet de patron au
cabotage. Élodie le disait homme de bon conseil et de grande
sagesse, ce que je continue à croire, sans ombre de preuves.
Un soir, comme M. van Piperzele découpait la tarte aux macarons
et que le capitaine Coppejans dosait le rhum, le kummel et la
chartreuse verte dans les verres, l’oncle reprit son discours sur
Goethe à l’endroit où il l’avait laissé, l’avant-veille, le jour où on
avait mangé la tête de veau :

« … Je reviens au chef-d’œuvre de Goethe, l’admirable Goetz von


Berlichingen. Ce fut donc pendant une des généreuses agressions de
cet homme d’honneur contre l’évêque de Bamberg, les marchands
de Nuremberg ou les bourgeois de Cologne, que Goetz perdit la
main droite.
» Un habile artisan du fer lui fit une main à quintuple ressort,
avec laquelle il pouvait encore manier l’épée. »

Ici le doux M. Finjaer intervint :


— Un chef-d’œuvre de mécanique, on peut le dire.
— Je me rappelle, dit le capitaine Coppejans, que mon timonier
Petrus D’hondt eut le poignet pris entre le cabestan et le câble de fer
et eut la main littéralement coupée. Depuis, il porte un crochet de
cuivre, ce qui veut dire qu’à notre époque on ne sait plus faire de
main pareille à celle de Goetz.
L’oncle Kwansuys inclina la tête en signe de condescendance à
ces vains propos.
— Souvenez-vous, mes amis, dit-il, des mots dignes de l’éternité
de l’airain, qui achèvent le drame de Goethe : « Homme noble !
Homme généreux ! Malheur au siècle qui t’a repoussé ! »
Ici mon oncle déposa ses lunettes et cligna de l’œil ; le docteur
van Piperzele, servile comme toujours, limita, comme s’il partageait
quelque secret avec lui.
— Cette belle fin, hélas ! N’est pas conforme à la vérité, et je le
déplore, continua l’orateur. Goetz von Berlichingen, considéré
comme rebelle, fut enfermé à la prison d’Augsbourg où il resta deux
ans. L’empereur lui accorda ensuite la liberté de se retirer dans ses
terres et d’habiter son château de Juxthausen, en échange de sa
parole de chevalier de ne plus sortir de ses domaines et de ne jamais
reprendre les armes au profit de n’importe quel parti.
» Quinze ans plus tard, Charles-Quint le dégagea de sa promesse
et Goetz, ivre de bonheur, suivit l’empereur et sa fortune en France,
en Espagne et dans les Flandres. Après l’abdication du souverain à
Yuste, Goetz retourna en Allemagne où il mourut sept ans plus tard.
» Or…
Nouveau clin d’œil, imité par M. van Piperzele.
— Depuis son séjour aux Pays-Bas, Goetz ne portait plus sa main
de fer !
— Elle se trouve, commença Finjaer, au musée de…
Mon oncle Kwansuys lui imposa silence :
— De Nuremberg, de Vienne ou de Constantinople… qu’importe ?
Puisque ce n’est qu’un inerte gantelet qu’on y posa sous verre. Cette
main, la véritable, qui permettait à Goetz de tenir le glaive et même
la plume d’oie, fut perdue ou volée à…
Il leva la main et ses yeux jetèrent des flammes.
— … À Gand, la bonne ville de Charles-Quint, où Goetz von
Berlichingen a séjourné à ses côtés. C’est là qu’elle se trouve encore,
et c’est là, donc ici, que je la retrouverai !

*
**

On ne peut refuser à Frans-Pieter Kwansuys, à défaut d’une réelle


érudition, l’esprit têtu de la recherche bénédictine. Les papiers que
j’ai compulsés après sa mort en fournissent la preuve. Mais ses
recherches me paraissent assez vaines, sans but défini, faites au
hasard des trouvailles de bibliothèque.
Il avait transcrit une partie des trois volumes du bizarre écrivain
flamand Degrave qui essaya de démontrer, le plus sérieusement du
monde, que Homère et Hésiode étaient originaires des Flandres, et
qui a traduit du latin, avec texte original en regard, la dissertation du
docteur flamand Paschasius Justus sur les « jeux de hasard et la
maladie de jouer de l’argent ».
— Paschasius… Paschasius, l’ai-je quelquefois entendu
murmurer, cet esprit curieux du seizième siècle, nous eût laissé
nombre d’estimables écrits, si la peur du bûcher n’avait hanté ses
nuits et ses jours. Il adopta ce nom par admiration pour Paschase,
Radbert, curé de Corbie au neuvième siècle, auteur de belles pages
théologiques. Ah ! Mon doux Paschasius… à l’aide… à l’aide, oh mon
vieil ami perdu dans les siècles enfuis !
Je ne puis dire de quelle manière l’ombre évoquée du docteur
magnifique vint au secours de mon oncle pendant la fatale
recherche de la main de fer. Mais, certes, elle dut y jouer son rôle.
Au cours de la semaine qui suivit la mémorable soirée des
discours, l’oncle Kwansuys aménagea une partie des « cuisines-
caves » en laboratoire. Seul, le bonhomme Finjaer y était admis, car
je ne compte guère ma propre présence en ces lieux mystérieux,
jugée sans doute négligeable.
Il est vrai que je m’y rendais utile en actionnant un petit soufflet
de forge qui faisait se lever des flammèches bleues sur le lit de
braise d’un fourneau.
Il faisait froid, dans cet antre de douteuse science, et les vapeurs
qu’exhalaient les cornues de gros verres sentaient mauvais ; mais le
visage de mon oncle était grave et les bonnes joues de M. Finjaer
luisaient souvent de transpiration, malgré la basse température. Un
jour, au coup de quatre heures, un ballon de verre sentait mauvais ;
mais le visage de mon oncle d’un beau vert doré monta au plafond.
M. Finjaer poussa un cri d’effroi :
— Regardez… Oh ! Regardez donc !
Je voyais mal car j’étais assis à contre-jour, à côté de mon
soufflet, mais il me semblait que le brouillard vert avait pris une
forme précise.
— Une araignée… non, un crabe court au plafond ! M’écriai-je
avec horreur.
— Taisez-vous, petit misérable ! Rugit l’oncle Kwansuys.
La forme se fondit rapidement et ne fut plus que fumée au
plafond, mais je vis que l’oncle et M. Finjaer suaient à grosses
gouttes.
— Quand je vous le disais, Finjaer… Les écrits de ces vieux sages
ne mentent jamais !
— Elle est partie, murmura le bonhomme Finjaer.
— Ce n’était que son ombre, mais nous savons à présent…
Il ne dit pas ce qu’il savait et M. Finjaer ne lui posa aucune
question.
Le lendemain, le laboratoire fut fermé et je reçus en présent le
soufflet de forge, cadeau qui ne dut pas me faire grand plaisir,
puisque je le vendis pour huit sous à un rétameur.
L’oncle Kwansuys m’aimait beaucoup ; peut-être appréciait-il les
menus services que je lui rendais en exagérant même leur
importance.
Comme il avait la démarche pénible – il souffrait d’une faiblesse
de la jambe gauche et j’ai appris plus tard qu’il était atteint de ce
mal bizarre qu’on nomme planophobie – je l’accompagnais pendant
ses brèves et rares sorties. Il s’appuyait alors lourdement sur mon
épaule et, à la traversée des rues et des places, tenant le regard
obstinément fixé sur le sol, se laissait conduire comme un aveugle.
Tout en marchant il me faisait des discours sur des thèmes sans
doute savants et profitables, dont je regrette fort d’avoir perdu
souvenance.
Peu de temps après la fermeture de la cave-laboratoire et la vente
du soufflet de forge, il me pria de l’accompagner en ville. J’acceptai
avec plaisir, car ce service me dispensait d’une demi-journée de
classe ; les prières de l’oncle Kwansuys étaient d’ailleurs des ordres
pour les miens, bonnes gens vivant dans l’espoir des futurs
héritages.
Ma vieille et farouche cité se drapait, ce jour-là, dans un manteau
de brume et de petite pluie. L’eau du ciel faisait un bruit affairé de
souris sur le dôme de cotonnade verte de l’immense parapluie que
je tenais à bras tendu au-dessus de nos têtes.
Nous suivions des rues lugubres longeant de livides prairies de
blanchisseurs, aux ruisseaux gonflés d’eau savonneuse et opaline.
— Dire, murmura mon oncle, que ces pavés qui nous
meurtrissent les pieds ont sonné sous le pas des chevaux de
Charles-Quint et de son fidèle Goetz von Berlichingen ! Ah !… où les
tours se sont écroulées en cendre et en poussière, les dalles sont
restées ; acceptes-en la leçon, mon petit, en songeant que tout ce qui
se tient près du sol a la vie longue et dure, et ce qui affronte la gloire
du ciel, voisine avec la mort et l’oubli.
Proche de la Grauwpoorte, il s’arrêta pour souffler et se mit à
examiner attentivement les façades décrépies des maisons.
— La maison des dames Chouts ? S’enquit-il auprès d’un porteur
de pain.
L’homme s’arrêta de siffler un air de gigue qui égayait sa
mélancolique tournée.
— La v’là, cette maison avec les trois vilaines têtes au-dessus de la
porte. Il est vrai que celles qui sont derrière sont plus vilaines
encore.
À notre coup de sonnette, la porte s’entrebâilla et un nez rouge
parut dans la fente.
— Je désire parler aux dames Chouts, dit mon oncle en soulevant
poliment son chapeau.
— À toutes les trois ? demanda le nez rouge.
— Sans doute.
Nous eûmes accès dans un vestibule large comme une rue et noir
comme une forge, qui se peupla immédiatement de trois ombres
plus noires encore.
— Si c’est pour vendre quelque chose… clamèrent en chœur des
voix aiguës.
— Au contraire, je désire acheter quelque chose ayant appartenu à
feu l’écuyer Chouts, d’excellente renommée, dit affablement mon
oncle.
Trois sales têtes d’effraies surgirent de l’obscurité.
— On pourrait toujours voir, reprit le chœur, bien que nous ne
soyons pas disposées à vendre quoi que ce soit.
Je restais immobile près de la porte, une nausée aux lèvres, car
une atroce odeur de graillon et d’oignonnade hantait le corridor. Et
c’est ainsi que les mots que l’oncle prononça ensuite sur un mode
très bas et fort rapide furent perdus pour moi.
— Entrez donc, accepta le chœur, le jeune homme attendra au
parloir.
Je passai une heure interminable dans une chambre minuscule à
la haute fenêtre cintrée, aux vitres obscurcies par une vitrophanie
barbare, en compagnie d’un fauteuil en rotin, d’un rouet de bois
noir et d’un foyer rouge de rouille humide.
J’écrasai sept cafards marchant à la file indienne sur le carrelage
bleu, mais ne pus atteindre ceux qui cheminaient autour d’une glace
éclatée qui luisait dans la pénombre comme une eau fétide de
marécage.
Quand l’oncle Kwansuys revint, son visage était rouge comme s’il
avait séjourné à côté d’un puissant fourneau de cuisine ; les trois
têtes d’effraies l’escortaient en miaulant des politesses éperdues.
Dans la rue, l’oncle se tourna vers la façade aux trois masques et
son visage prit une expression de mépris et de rancune.
— Péronnelles… Pimpesouées du diable, gronda-t-il.
Il me tendit un paquet enveloppé de dur papier gris.
— Porte cela avec soin, mon petit, c’est un peu lourd.
C’était très lourd et, tout au long du chemin, la ficelle qui
entourait le paquet me mordit les doigts.
Mon oncle m’accompagna chez nous, car c’était un jour saint,
selon Élodie, et on le fêtait en mangeant des gaufres au beurre et en
buvant du chocolat dans de larges jattes bleues et roses.
L’oncle Kwansuys, à l’encontre de ses habitudes, était taciturne et
mangeait du bout des dents ; pourtant, une lueur de joie dansait
dans ses yeux.
Élodie graissait le gaufrier fumant et y versait la pâte crémeuse
d’ou naissaient les grandes gaufres carrelées ; tout à coup elle
secoua la tête avec colère.
— Il y a de nouveau des rats dans la maison, grogna-t-elle,
écoutez-les donc, les mauvaises bêtes !
Je repoussai mon assiette avec terreur, en entendant soudain un
bruit de papier froissé et mordu.
— Je ne sais d’où cela peut venir, continua-t-elle en laissant errer
ses regards par la cuisine, ce sale bruit de bouffe-moi-ça.
Le bruit venait d’une desserte, qui servait de remise à tout objet
momentanément sans usage. Mais ce jour-là, elle était nette, et,
seul, le paquet enveloppé de papier gris s’y trouvait.
J’allais parler, quand je vis les yeux de mon oncle fixés sur moi :
ils étaient étrangement éloquents et j’y lisais une supplication
intense.
Je me tus et Elodie n’insista pas.
Mais je savais que le bruit était venu du paquet et même je vis…
Quelque chose vivait dans la prison de papier et de ficelles,
quelque chose qui cherchait à s’en évader à lents coups de griffe ou
de dent.
*
**

À partir de ce jour, mon oncle et ses amis se réunirent tous les


soirs et je ne fus pas toujours admis à ces conférences qui étaient
graves et sans grande joie épicurienne.
Vint le soir de la Saint-Eloi, qui est aussi celui de Saint-Philarète.
— Philarète avait reçu de Dieu et de la nature tout ce qui peut
rendre la vie agréable et douce, disait mon oncle, et l’on doit aimer
saint Eloi pour la joie que nous donna le bon roi Dagobert ; il serait
injuste de ne pas célébrer comme on le doit, une pareille double
fête.
On mangea un pâté aux anchois, des faisans bardés de lard fin,
une dinde truffée, un jambon de Mayence en gelée et les cinq amis
burent énormément de vin pris à d’honorables bouteilles cachetées
de cire de diverses couleurs.
Au dessert, composé de pièces montées en crèmes, confitures,
massepains et frangipanes, le capitaine Coppejans réclama un
punch.
Celui-ci fuma dans des tasses de verre et les esprits s’emplirent
de brouillard. Binus Compernolle glissa de sa chaise et se laissa
conduire au sopha où il s’endormit immédiatement et le bonhomme
Finjaer voulut chanter un vieil air d’opéra.
— C’est la Vestale de Spontini, que je veux tirer de l’oubli,
déclama-t-il, il me faut redresser cette injustice !
Il ne chanta pas, mais l’instant d’après il se mit debout en criant :
— Je veux la voir, entendez-vous, Kwansuys ? Je veux la voir, j’en
ai le droit, je vous ai aidé à la retrouver !
— Taisez-vous, Finjaer, cria mon oncle avec colère, vous êtes
ivre !
Mais le bon Finjaer ne l’écoutait guère et il quitta brusquement la
pièce.
— Arrêtez-le, il va faire des sottises ! hurla l’oncle.
— Eh oui ! Arrêtez-le, car il en fera, approuva le docteur van
Piperzele, la bouche pâteuse et les yeux vagues.
On entendit les pas de Finjaer se perdre à l’étage et l’oncle se
lança à sa poursuite, traînant bien à contrecœur me semblait-il, le
servile van Piperzele dans son sillage.
Le capitaine Coppejans haussa les épaules, vida son verre de
punch, le remplit de nouveau et bourra sa pipe.
— Sottises… murmura-t-il.
Alors un cri de terreur et de souffrance retentit, suivi de clameurs
et de bruits de chute. J’entendis Finjaer qui hurlait :
— Elle m’a pincé… elle m’a coupé le doigt… oho !
Et l’oncle de gémir…
— Elle est partie… comment, Dieu ! La retrouver maintenant ?
Coppejans secoua la cendre de sa pipe, se leva et, quittant la salle
à manger, se mit à gravir péniblement l’escalier en spirale qui
montait vers le bel étage. Je le suivis, curieux et anxieux à la fois,
dans une chambre qui m’était restée inconnue jusqu’à ce jour.
Elle était à peu près vide de meubles, et j’y vis mon oncle, le
docteur van Piperzele et M. Finjaer, groupés autour d’une grande
table centrale.
Finjaer était pâle comme un linge et sa bouche se tordait de
souffrance. Sa main droite pendait, rouge de sang.
— Vous l’avez ouverte, disait mon oncle d’une voix terrifiée.
— Je voulais la regarder d’un peu plus près, pleurnicha le
bonhomme Finjaer. Oh, ma main… oh, comme j’ai mal.
Alors je vis, posée sur la table, une petite cage de fer qui me parut
très lourde et très solide. Le portillon en était ouvert et la cage était
vide.

*
**

Le jour de la Saint-Ambroise j’étais malade, comme tous les


enfants gâtés d’ailleurs, car la veille étant la Saint-Nicolas, ils
s’empiffrent de sucreries, de pâtisseries et de fondants.
Il me fallut me lever la nuit, la bouche mauvaise, le ventre lourd,
tiraillé de crampes vives. Le malaise passé, je regardais par la
fenêtre la rue noire et venteuse où le grésil grignotait le silence.
La maison de mon oncle Kwansuys faisait à peu près face à la
nôtre et je fus étonné en voyant, à cette heure avancée, les stores de
sa chambre à coucher teintés de lumière jaune.
— Il est malade, tout comme moi, ricanai-je, me souvenant avec
amertume du bonhomme en pain d’épice qu’il avait prélevé sur mes
présents de la Saint-Nicolas.
Et soudain, je me jetai en arrière en étouffant un cri d’épouvante.
Une petite ombre véloce courait sur le store, l’ombre
particulièrement hideuse d’une araignée gigantesque.
Elle grimpait, descendait, courait de-ci de-là en des cercles
rageurs, et soudain, s’élança hors de mon champ de vision.
De l’autre côté de la rue s’élevèrent alors des appels effroyables,
qui, secouant l’immense sommeil du Ham, firent s’ouvrir les
fenêtres et puis les portes.
Ce fut la nuit où l’on trouva mon oncle Frans-Pieter Kwansuys
égorgé dans son lit.
On m’a raconté depuis qu’il avait eu la gorge arrachée et le visage
réduit en bouillie.

*
**

J’héritai de l’oncle Kwansuys, mais j’étais naturellement trop


jeune pour entrer en possession des biens assez estimables qu’il me
laissait.
Pourtant, par déférence pour mon titre de futur propriétaire, on
me laissa vaguer par la maison, le jour où des gens de loi y firent
l’inventaire.
Je retrouvai le laboratoire froid, noir et déjà feutré de poussière,
et me dis que, l’un ou l’autre jour, je trouverais plaisir à continuer le
jeu mystérieux des cornues et des fourneaux du pauvre spagiriste.
Tout à coup, je restai court de souffle, les yeux fixés sur un objet
blotti dans un coin entre deux matras de verre.
C’était un gros gant de fer noir qui me semblait enduit de glu ou
de graisse.
Alors, du brouillard de mes souvenirs, une pensée claire jaillit,
venue je ne sais d’où : la main de fer de Goetz von Berlichingen !
Sur la table se trouvait une de ces grosses pinces en bois qui
servent à saisir les cornues brûlantes.
Je m’en emparai et soulevai le gantelet. Il était si lourd que ma
main se courba vers le sol.
La fenêtre de la cave, s’ouvrant à fleur du pavé, donnait sur un
petit canal d’eau profonde qui allait se jeter plus loin dans le pas de
la blanchisserie.
À bras tendu, j’y portai ma sinistre trouvaille. Mais alors, j’eus
fort à faire pour ne pas hurler d’abominable terreur. La main de fer
se mit à se tordre avec furie, mordant la pince de bois dont des
éclats se détachèrent et essayant de me saisir les doigts. Elle se
convulsa hideusement dans un geste de menace quand je la tins au-
dessus de l’eau.
Elle y tomba avec un bruit énorme et, pendant de longues
minutes, de gros bouillons agitèrent l’onde tranquille, comme si une
respiration monstrueuse s’y achevait dans la souffrance et le
désespoir.

*
**

Il ne me reste pas grand-chose à ajouter à l’étrange et affreuse


histoire de mon cher oncle Kwansuys que je continue à pleurer de
tout mon être.
Je ne revis plus le capitaine Coppejans qui reprit la mer et dont
l’allège se perdit corps et biens, par une nuit de tempête, sur les
Wadden de la Frise.
La blessure du bon M. Finjaer s’envenima. On dut procéder à
l’amputation de la main et puis du bras, ce qui ne le sauva pas,
puisqu’il mourut peu de temps après dans de grandes souffrances.
Binus Compernolle, devenu très rapidement valétudinaire, ne
quitta plus sa lointaine maison du Muide où il ne recevait personne,
tant il y faisait triste et sale. Quant au docteur van Piperzele que je
revis quelques fois, il affecta ne plus me connaître.
Dix ans plus tard, on combla le petit canal du pas et deux ouvriers
terrassiers y perdirent la vie d’une façon restée inexpliquée.
Vers la même époque, trois crimes demeurés impunis
ensanglantèrent la rue Terre-Neuve, proche du Ham. On y avait bâti
une belle maison neuve pour le compte de trois sœurs qui y élurent
domicile dès le départ des constructeurs. On les y trouva étranglées
dans leur lit.
C’étaient les vieilles dames Chouts, dont j’avais fait connaissance
aux jours de jadis.
Je quittai la maison du Ham où la mort avait fait son entrée et
d’où toute joie s’était enfuie. J’y laissai tout ce qui me restait de
l’héritage de mon oncle : un gros buste de plâtre de guerrier romain
en squamata, aux larges plaques imbriquées. Mais j’emportai ses
écrits que je feuillette encore, cherchant quelque chose, mais quoi ?
L’ASSIETTE DE MOUSTIERS

J’ai mauvaise réputation, je vous l’accorde.


Mais de l’avoir dit en une heure malheureuse, des hommes sont
morts, quatre pouces d’acier entre les cotes. Il est vrai, monsieur,
que vous vous êtes montré généreux et que ce whisky est
honorable ; pourtant il est sage de ne pas abuser de mots vains et
malsonnants à mon adresse.
Hauser, qui commandait le brick Einhorn est mort des fièvres à
l’hôpital de la marine ; toute ma vie je regretterai cet homme de
bien. On m’a dit qu’il avait pris son mal dans les damnés brouillards
du fleuve Flinders ; d’autres prétendent qu’il fut mordu par un de
ces sales encornets qui foisonnent dans ces eaux maudites aux
mystérieux caprices, et dont le venin, à action lente, se montre
impitoyable.
Le timonier Jimmy Cluppins, que trois ou quatre polices du
monde recherchaient, a pris sagement le large ; il a pu atteindre
Frisco et de là, l’Illinois, où il fait de l’élevage, dit-on.
C’est en 1907, que l’Einhorn fut mis à la chaîne dans l’arrière-port
de Sydney, à une très mauvaise place où la surveillance fait défaut.
Mais il n’y avait plus rien à voler à son bord, à moins d’aimer les
cancrelats géants et les rats bleus.
C’était un bon brick, bien que je lui reproche une corne d’artimon
trop longue et trop haute lui faisant une brigantine large et de
manœuvre malaisée.
Si je me suis glissé dans le carré, je n’avais pas d’intention
malveillante mais, comme je vous l’ai dit, j’ai beaucoup aimé
Hauser et j’aurais voulu garder quelque souvenir de lui.
Je ne trouvai rien et je m’y attendais ; toutefois, dans l’armoire-
cachette, parmi des débris de vaisselle, je découvris une assiette
intacte.
Vous ai-je dit que j’appartiens à une excellente famille qui me
donna de l’instruction ? Je n’en tire aucune vanité, mais si je ne le
disais, vous ne comprendriez pas comment je reconnus une très
belle faïence de Moustiers, avec décor à grotesques, de l’étrange
seconde période de la fabrication Clérissy, dont les figurines sont
empruntées au peintre flamand Floris ou au merveilleux Callot.
Pourtant, l’image centrale de l’assiette ne devait rien à ces deux
artistes, mais me semblait née d’une fantaisie inconnue. Elle
représentait un personnage répugnant à grosse tête porcine, habillé
d’un pourpoint jaune à larges basques, coiffé d’un chaperon et
chevauchant une chimère étique, une caricature de monstre.
J’aurais certes gardé ce délicat souvenir si je n’avais perdu neuf
shellings et deux piastres mexicaines au stupide jeu de cribbage.
Bloch-Sanderson, le Juif de Shepherd-Lane, me donna une livre de
mon assiette, m’en promettant deux autres si je lui apportais le
pendant.
Je n’avais pas exploré bien minutieusement l’armoire-cachette et
je retournai à bord de l’Einhorn.
Il faisait froid et noir et la lampe-tempête qui m’éclairait brûlait
d’une mauvaise flamme.
Je ne découvris pas d’autres assiettes de Moustiers, mais une
grosse bouteille pansue remplie d’une liqueur qui sentait bon.
Sur les rivages du fleuve Flinders vit une tribu de pêcheurs
d’holothuries, des hommes affreusement laids à tête de sarrigue,
mais de curieuse industrie. Ils enterrent leurs morts dans des
manteaux de plumes qui vaudraient cinq cents dollars à Frisco et
fabriquent, à l’aide d’algues et d’airelles lacustres, une boisson fort
capiteuse et de goût excellent. Je ne doutai pas d’avoir mis la main
sur une bottle de ce vin du diable que je savourai avec un réel
plaisir. Quand je voulus gagner la terre ferme, je me sentis le pied
incertain et la tête lourde, aussi décidai-je de m’étendre sur la
banquette briquée, qui avait dû maintes fois servir de lit de repos au
malheureux Hauser.
Je me réveillai par une aube sinistre et jaune, puant le typhon,
secoué comme une barrique lâchée dans une cale.
— By Jove, me dis-je, voilà un bateau qui, pour être à la chaîne, se
conduit bien mal.
Je montai sur un pont qui prenait un mauvais angle de bande et
je me mis à jurer et à crier de colère et d’effroi.
J’étais en pleine mer !!!
L’Einhorn avait sorti toute sa voilure, jusqu’à sa dernière
bonnette, et fonçait furieusement, ses trois focs gonflés de vent,
dans la houle et les embruns.
— Quel est le fils de raie qui m’a joué un tel tour ? Hurlai-je.
— C’est moi, répondit une voix flûtée.
Et je vis un affreux bonhomme, guère plus haut que trois
pommes, assis sur la lisse de bâbord. J’en restai bouche bée.
— Où diable ai-je vu votre vilain museau ? M’écriai-je quand, le
premier moment de stupeur passé, je retrouvai l’usage de la parole.
— Ce museau vous a rapporté une livre, gloussa le bonhomme,
bien qu’il valût beaucoup plus. Si je n’étais d’excellente humeur, par
ce temps adorable, j’y verrais une injure à ma dignité et je vous le
ferais payer cher, espèce de morue salée !
Non mais, des fois ! M’entendre traiter de morue salée par une
vermine haute comme une botte, qui vous emporte à la mode de
Shanghai dans le vent et la salure, me parut un peu fort. Je
m’approchai de lui, poings brandis, quand il éclata de rire.
— Tenez-vous tranquille ou Croppy s’en mêlera ! Ricana-t-il.
J’entendis siffler dans mon dos et, me retournant, je me trouvai
nez à nez avec la chimère de l’assiette. Seulement elle avait la taille
d’un dogue danois et paraissait fort redoutable.
— Bon, dis-je, il y avait une sale drogue dans la bouteille que j’ai
vidée et je suis embarqué dans un mauvais rêve.
— Oh, repartit le vilain, n’en croyez rien, il n’y a rien de plus réel
au monde que Croppy et moi… Allez, allez, descendez dans le
cockpit, mon bel ami, et faites-nous à manger.
Le monstre se mit à souffler de plus belle et il me fallut bien
obéir. Contre mon attente, je trouvai la cuisine bourrée de bonnes
victuailles : viandes, graisse, beurre danois et légumes secs dont je
fis une galimafrée. J’en avalai une pleine platée et criai par la porte
que tout était prêt.
— Servez dans le carré, bougre d’imbécile, cria le nabot, et mettez
quatre couverts. Où avez-vous la tête, matelot de malheur, pour ne
pas avoir vu que Croppy en a trois ?
C’est vrai, le monstre avait trois têtes, toutes trois stupides et
affreuses. De plus, il sentait vilainement le soufre, l’ail et le poisson
fumé.
— Bah ! Me dis-je, après tout, ce cauchemar n’est pas trop
désagréable car le brouet que je viens d’avaler à un goût bien
authentique de lard, de lentilles rouges et de curry. Demain, je ferai
un pudding à l’arak !
La nuit tomba. Je préparai du café et confectionnai de copieux
sandwichs avec du corned-beef, du saumon salé et du biscuit de mer
de parfaite qualité. Je découvris sans difficulté un barillet de rhum
dont je soutirai une pinte sans attendre l’avis de mes singuliers
maîtres de bord.
Le troisième jour de navigation, une île parut à bâbord sous le
vent.
Le temps était clair et au beau fixe, la houle régulière ; des
cocotiers émergèrent de la mer, immobiles, comme découpés dans
le zinc ; deux ou trois requins peaux-bleues éventaient la surface de
leurs queues luisantes.
— Fait-on un petit tour à terre ? Criai-je. Ce sera facile. Entendez-
vous ?
Sans avoir fait de manœuvre, le brick tourna son beaupré vers la
passe de l’atoll.
— Faudra diminuer un peu la toile si l’on ne veut pas casser la
figure à une douzaine d’infusoires, ajoutai-je de bonne humeur.
Il ne vint aucune réponse.
Je me mis à la recherche du nabot en pourpoint jaune et de son
dogue à trois têtes, mais ne les trouvai pas.
Entre-temps l’Einhorn avait glissé contre la muraille de corail gris
et s’y colla comme à un mur de quai.
Il me fallut un peu temps pour carguer tout ce qu’il y avait de
toile dehors, mais, à mon joyeux étonnement, ce fut presque un jeu
d’enfant, bien que pareille besogne généralement demande plus de
deux bras.
— Écoutez, criai-je, si cela ne vous dit rien, restez cachés, mais
moi je veux tâter du plancher des vaches, car le patelin me plaît.
Je connais bien des îles du Sud, et celle où je m’aventurais ne
différait pas de celles où j’avais séjourné lors des campagnes de
coprah et de trépang auxquelles j’avais pris part.
Les cocotiers étaient hauts, riches et bien soignés ; dans l’eau
claire et calme de l’atoll évoluaient les petits mais excellents
cabillauds des roches, dont je me promettais de faire ample capture.
Au loin, je voyais le fond vert du taillis et les enclaves cirées des
palétuviers. Le sol était dur et brillait, comme saupoudré de mica.
— Il doit certainement y avoir un village, me dis-je en suivant un
chemin qui me paraissait bien entretenu.
Je parcourus une lieue à travers le taillis, sans en trouver trace,
sans même voir une fumée s’envoler dans l’air.
Alors, à un coude brusque, faisant presque angle droit avec la
route parcourue, je vis la maison.
Tudieu, on ne se serait jamais attendu à en voir une pareille,
plantée sur de solides briques roses, au milieu de cette pouilleuse
jungle d’Océanie.
— Voilà une cambuse que l’oiseau Rock a dû chiper dans une
bonne petite ville de France, avant de la laisser choir dans ce trou
perdu, m’écriai-je. Mais pourquoi m’en étonner ? J’en ai vu bien
d’autres depuis le soir où je fis une visite à ce brave Einhorn !
Voyons, s’il y a du monde là-dedans !
La porte juchée au sommet d’un haut perron de pierre bleue, était
entrouverte et donnait sur un hall d’agréable apparence.
Je humai une odeur de maison bourgeoise, faite d’honnêtes
parfums de cuisine, de confitures cuites et de tabac d’Espagne.
J’hésitais entre trois ou quatre portes, quand une voix douce et
polie m’invita à prendre celle du fond à ma droite.
— Entrez donc, monsieur Grove !
Je m’appelle en effet Nathaniel Grove. Mais de toutes les choses
qui me furent inexplicables, au cours de mon aventure, celle d’être
ainsi reconnu me parut la plus ahurissante.
— Mon nom est en effet Nathaniel Grove, dis-je en entrant dans
un salon rose comme un cœur de grenade.
Dans un fauteuil bas, une cigarette aux lèvres, une jeune dame de
bonne mine me souriait.
— Arak-punch, whisky ou Champagne de France ? me proposa-t-
elle.
— Vous êtes bien aimable, dis-je en saluant. Puisque vous me le
demandez si gentiment, je goûterai volontiers de votre Champagne.
Un bouchon doré sauta au plafond et on me servit dans une
longue flûte en cristal.
— Puisque vous connaissez mon nom, dis-je en m’enhardissant,
car la particulière venait de me décocher un clin d’œil un peu
polisson pour une dame de bonne éducation, suis-je indiscret en
demandant à qui j’ai l’honneur ?
— Appelez-moi comtesse, voulez-vous ? répondit-elle en riant.
— Volontiers, dis-je, en riant plus fort qu’elle, d’autant plus que je
suis marquis.
Elle puisa une cigarette dans une boîte d’argent et, d’un geste
amical et gracieux, m’en jeta une que j’attrapai au vol.
— Ainsi, dit-elle, c’est vous qui avez chipé l’assiette de Moustiers
de ce cher baron de Nuttingen ?
— Oho ! Ripostai-je, vous êtes une personne rudement au courant
des choses, mais je ne sais rien de votre baron.
— Il a dû vous tenir compagnie pendant quelques jours, ainsi que
son fidèle Croppy. Mais je suppose qu’après tant d’années il a dû
profiter de votre sottise pour prendre l’air et se dégourdir un peu les
jambes ?
— Hum, fis-je, je ne comprends pas très bien. Ensuite vous
m’accusez de sottise. Faudra vous expliquer, la petite dame, pardon,
comtesse, car je suis assez chatouilleux sur l’honneur et la politesse
qui me sont dus.
— C’est juste, accepta-t-elle en remplissant mon verre. Je vous
dois des explications. Je m’appelle Jeanne Ardent, comtesse de
Frondeville. Ce nom vous dit-il quelque chose, monsieur Grove ?
— Hm, non… à moins que… Je possède quelques connaissances
historiques… rapport aux études que m’imposa Cambridge. Il y eut
au début du XVIe siècle, quelque part en France, à Albi si je ne me
trompe, une dame Ardent qui finit sur le bûcher pour crime
d’imposture et de sorcellerie.
Elle approuva de la tête.
— Voilà des connaissances qui vous honorent, monsieur Grove.
Eh bien, je suis cette dame Ardent, comme vous le dites.
— Bien, dis-je, vous voulez rire, mais j’aime beaucoup la
plaisanterie, et celle-ci est à mon goût. J’ai vu, au cours de mon
existence, quelques personnes qui, pour s’être obstinées à rester au
milieu d’un incendie, furent grillées vivantes. Elles ne vous
ressemblaient pas.
— Vous me faites un compliment, dit-elle en me menaçant
gentiment du doigt. Pourtant je veux espérer que vous me croyez
sincère. Certes, je vous avoue que je n’étais point belle quand, le
bûcher refroidi, le bourreau albigeois me tira des cendres.
Heureusement mon bon maître en magie noire, le savant
Bartholomé Lustrus, par la vertu de puissantes incantations, me
rendit la forme convenable que vous avez à présent sous les yeux,
monsieur Grove.
— Elle est… réellement plaisante, balbutiai-je, très interloqué.
— Je vous fais grâce d’un long récit, continua-t-elle. L’homme qui
m’avait dénoncée aux juges était un mien cousin, le baron de
Nuttingen, qui me faisait la cour. Vous le connaissez, monsieur
Grove, et me donnerez raison si je dis qu’il était de mine
déplaisante, de mauvais caractère et qu’il aurait fait un détestable
mari. Mon bon maître Lustrus m’aidant de sa science, je
l’emprisonnai pour mille ans dans une assiette de Moustiers.
— Emprisonner dans une assiette ? M’écriai-je.
— Vous ne connaissez pas vos contes de fées, monsieur Grove,
sinon vous ne feriez pas une tête pareille. Le grand roi Salomon
n’agissait jamais autrement avec les gens qui le gênaient, et même
avec les génies ; or, les contes de fées sont construits sur les vestiges
de sa terrible et juste sagesse. Donc, j’emprisonnai Nuttingen et lui
donnai même un bien vilain gardien en la personne tricéphale de
Croppy, que je copiai en plus laid sur la Chimère antique. Ah !
Monsieur Grove, quelle impardonnable faute vous avez commise !
— Une faute… moi ?
— En vendant une assiette de Moustiers d’une valeur pareille
pour une livre à un méchant regrattier juif. Car vous ne savez pas ce
que Bloch-Sanderson de Shepherd Lane en a fait.
— En effet, je l’ignore.
— Il a gratté l’image de Nuttingen et de Croppy, pour y faire
peindre, par un habile faussaire, une figure imitée de Callot ! Ce
faisant, il a rendu la liberté à mon fameux baron.
Je voulus protester, mais elle m’imposa silence d’un geste
autoritaire.
— La première chose que fit mon ancien prétendant fut d’élaborer
un rapide projet de vengeance, auquel il gagna le stupide Croppy. Ils
firent voile vers cette le où s’abrite ma vie qui, je puis vous le dire,
sera très longue encore. Heureusement, avertie par la science de
mon bon ma tre Lustrus, je pus prendre les devants. Hier, Nuttingen
et Croppy sont tombés par-dessus bord et les requins en ont fait
leurs choux gras, si j’ose dire. Mais ce n’était pas le châtiment que je
destinais au baron et, ma foi, je le regrette bien.
Elle me fit reprendre du Champagne.
— Ma science m’oblige à être juste, dit-elle tristement, et je dois
vous dire que je suis obligée de vous faire payer votre étourderie.
Vous devrez, hélas ! Prendre la place de cet horrible Nuttingen.
Seulement vous le ferez sans Croppy ou une compagnie du genre.
Je me mis à rire, mais à rire…
— Si c’est le Champagne qui vous monte à la tête, dis-je
grossièrement, je comprends tout… Vous n’êtes pas une sorcière,
vous n’avez jamais été brulée, au contraire, car vous êtes
diantrement jolie. Mais aujourd’hui… eh, eh… vous êtes un peu
ivre… très ivre même.
— Sacré petit imbécile ! Gronda-t-elle.
Une tornade sembla me secouer et… je me trouvai à Sydney, sur
le quai de Tanière-port, en face de l’Einhorn qui se balançait
tristement au bout de ses chaînes scellées.
Je vous ai raconté un rêve qui, grâce à la petite dame et à son
Champagne, n’était pas trop déplaisant.
Mais je vous dois cette vérité : j’avais dormi trois jours entiers :
ces coquins des rives du fleuve Flinders, avec leur vin d’algues, sont
les véritables sorciers de cette histoire.

*
**

Nathaniel Grove disparaît ici de notre horizon, du moins


partiellement.
Il raconta son abracadabrante aventure à Maple Théobald
Fitzgibbons, un homme honorable, bien connu dans les plus
respectables milieux maritimes de Sydney et même de l’Australie
entière.
Fitzgibbons partit en haussant les épaules, tout en ne regrettant
pas le prix de quelques verres de whisky.
Mais huit jours plus tard, il se trouva devant la boutique de
Bloch-Sanderson.
— Voulez-vous faire une bonne occasion, monsieur Fitzgibbons,
cria le Juif, dès qu’il le vit. J’ai dans mon magasin une superbe
assiette de Moustiers, avec des figures de Jacques Callot.
» La voici, qu’en dites-vous… ?
— Cela, un Callot, vous voulez rire ? s’indigna Fitzgibbons qui s’y
connaissait en belles choses.
Le Juif se pencha sur son épaule et se mit à hurler de colère.
— Qu’est cela ? Il y a quelques jours encore, il y avait là un
véritable Callot, et maintenant… Par quelle infernale sorcellerie cet
ivrogne de matelot se trouve-t-il peint sur mon assiette ?
Maple Théobald Fitzgibbons reconnut l’image de Nathaniel
Grove.
— C’est égal, je vous l’achète, dit-il en réprimant mal son
émotion.
Rentré chez lui, il examina son emplette à l’aide d’une puissante
loupe.
L’image de Grove était cuite dans la faïence selon le procédé de
Moustiers qui, tout en gardant admirablement les contours et les
lignes atténue légèrement les couleurs et altère les demi-teintes.
Les détails étaient surprenants de netteté et le verre grossissant
révéla même la barbe de quatre ou cinq jours du marin.
Mais ce qui frappa, disons même terrifia Fitzgibbons, ce fut
l’expression du regard : derrière les croisillons des geôles sans
miséricorde, les yeux des prisonniers doivent enclore une pareille
désespérance.
— Grove, murmura Fitzgibbons, si je puis faire quelque chose
pour vous…
Fut-il victime d’une brève illusion d’optique, due à sa main
frémissante tenant la loupe ? Le visage de Grove s’était crispé et ses
lèvres avaient remué…
Ici, une ancienne infirmité, en grande partie guérie d’ailleurs, vint
au secours de Fitzgibbons : dans sa jeunesse, il avait été atteint de
surdité par l’explosion trop proche d’une mine de carrière, et avait
appris, à la longue, à lire assez bien les paroles sur les lèvres des
gens.
Or, Grove venait d’articuler lentement : Flinders…
Ce fut tout, car l’expérience répétée ne donna plus aucun résultat
du genre : Nathaniel Grove resta, comme disent les enfants, sage
comme une image ; aussi muet que les petites carpes de Chine qui
ornaient les bords de l’assiette enchantée.
Fitzgibbons, comme tous ces hommes d’action qui ont fait une
rapide fortune dans les placers ou dans les pêcheries, s’ennuyait et
ne savait trop comment dépenser ses livres sterling. Il ne lui fallut
pas beaucoup de temps pour prendre une décision qui le renvoyait
sur le chemin de l’aventure.
Morton et Doove, créanciers de feu Hauser, pouvaient disposer de
l’Einhorn et ne demandaient qu’à récupérer quelques fonds.
Il ne fallut que trois semaines à une équipe de bons ouvriers pour
rendre la face au brick, et une autre semaine à Fitzgibbons pour lui
trouver un équipage de Canaques et un capitaine. Celui-ci, le gros
Bill Tugby, avait quinze ans de cabotage à son actif marin et
connaissait bien le golfe de Carpentarie où le Flinders et son tout
aussi mystérieux frère, le Leichardt, achèvent leur destinée fluviale.
— Je veux bien remonter quelque peu ce damné fossé, grommela-
t-il, et même voir un peu ce qui se passe sur ses bords, car il n’est
pas impossible d’en revenir avec une cargaison de nacre ou le
contenu d’une poche d’or vierge.
On installa un moteur auxiliaire à bord de l’Einhorn et celui-ci
prit la mer.
Douze jours plus tard, Fitzgibbons le rejoignit à Townsville et le
reste du trajet fut sans histoire.
Quand ils jetèrent l’ancre sur un bas-fond, hors de la barre du
Flinders, il faisait une chaleur torride et le gros Bill ne semblait
guère disposé à risquer son ample personne dans le dinghy pour se
rendre à terre.
Ce n’est que dans le voisinage du Flinders que se manifeste
l’étrange présence des « cigales de mer », ces insectes marins qui
n’existent guère mais qui se font entendre par les méridiennes
infernales du Carpentarie. Toute l’atmosphère n’est alors qu’une
stridulation ardente, forcenée, une frénésie d’élytres en folie, qui
vrille le tympan, s’installe dans la cervelle, la taraude, la lime, la
perfore de mille dards.
Bill Tugby ne croyait pas aux cigales de mer, mais – et
certainement à tort – accusait de cette rumeur diabolique les
innombrables requins qui fendaient de leurs ailerons la houle
heurtée du Carpentarie.
— Si ce n’est pas une saleté qu’ils vous font, c’est une autre,
grondait-il à l’adresse des squales.
Depuis lors, Fitzgibbons s’est souvent demandé pourquoi il alla
chercher, dans une de ses malles, l’assiette de Moustiers ; pourquoi
il s’était accoudé à la rambarde de tribord pour la regarder au soleil.
Bill, luisant de sueur, fumait sa pipe, le dos contre l’habitacle. Les
Canaques dormaient sur la plage d’avant, les jambes repliées, leurs
dents blanches ricanant à la folle clarté du jour. Missi, le chat du
bord, installé dans le quart de cercle de sa queue, fixait le lointain
avec d’énormes yeux jaunes que cette clarté rendait pourtant
aveugles.
Soudain, l’assiette glissa des mains de Fitzgibbons et se colla à
plat sur l’eau, où elle flotta un moment avant d’opérer un lent
gauchissement qui la fit s’enfoncer.
— Dam’… jura Fitzgibbons.
Mais, aussitôt, il frémit d’horreur.
Un cri effroyable monta de la mer, le cri d’un homme frappé à
mort.
— Qu’est cela ?… cria Bill en s’élançant.
De nouveau l’appel d’agonie s’éleva, puis fut brusquement coupé.
À l’endroit où l’assiette venait de disparaitre, Fitzgibbons vit un
énorme fuseau gris foncer entre deux eaux.
Il entendit un craquement bref et presque aussitôt une énorme
tache d’un rouge sale s’épanouit à la surface de la mer.
— Par les diables de l’enfer ! Rugit Bill Tugby. Le requin vint de
happer un homme !
Il jeta des yeux hagards sur le pont, où les Canaques se
réveillaient.
— Ah ça… il n’y a pourtant aucune de ces gueules de muscades
qui manque ! s’écria-t-il. Que je reste pendu par le cou jusqu’à ce
que mort s’ensuive si j’y comprends quelque chose ! Et vous,
monsieur Fitzgibbons ?
Maple secoua lentement la tête.
Le soir, Bill Tugby remonté sur le pont, il resta seul dans le carré.
— Que suis-je venu chercher ici ? murmura-t-il… J’ai
certainement voulu tirer le pauvre Nat Grove de sa singulière
captivité, mais comment ?
Il ne le disait pas, mais devant ses yeux, hors d’un taillis
d’euphorbes et de lauriers roses, surgissait une maison bourgeoise
aux chambres fraîches et ombreuses. Il traversait un hall, poussait
une porte, pour entendre une voix accueillante lui proposer du
Champagne de France.
Au matin, les jurons de Bill Tugby le tirèrent de son sommeil
hanté de cauchemars.
— Si ce n’étaient que les cartes, je dirais qu’elles ont été faites par
des ignares et des marins empaillés, mais je connais le Carpentarie
comme ma poche, et voilà…
Le gros homme resta à court de mots pour désigner une île qui
venait de surgir à bâbord sous le vent.
— Il n’y a pas d’île ici… Il n’y en a jamais eu. Certes, le Flinders
n’en est pas à sa première blague, mais il n’a jamais fabriqué des
îles… et une pareille encore, car elle est un peu là, il me semble !
Même la Grote Eilandt n’est que de la pelure de banane en
comparaison.
Fitzgibbons vit les hauts cocotiers se dresser, d’un noir bleuté sur
le fond laiteux du ciel matutinal.
Dans le champ de sa lunette, il découvrit les enclaves noires des
palétuviers et un bout de route brillante comme saupoudrée de
poudre de diamant.
— Et un atoll encore, se lamenta Bill Tugby, alors qu’il n’y a pas
assez de corail dans le voisinage pour faire des pendants d’oreille à
une négresse ! Je vous le dis, monsieur Fitzgibbons, il y a quelque
chose de pas chrétien là-dedans.
Il tira d’énormes nuages de fumée de sa pipe et se calma un peu.
— Ce n’est pas la première fois, d’ailleurs, que le Flinders fiche le
coup de bambou à ceux qui l’approchent par son estuaire, conclut-il.
Fitzgibbons fit jeter l’ancre et on trouva un fond de sable à quinze
brasses, ce qui fit de nouveau jurer Tugby.
— Du sable à quinze brasses avec un atoll devant le nez !… Cela
suffit pour vous ouvrir les portes de Bedlam. Enfin, on aura tout vu
dans le Carpentarie, bien qu’aujourd’hui il ait un peu exagéré à mon
goût. Nous piquons dans l’atoll, monsieur Fitzgibbons ?
— Nous attendrons encore un peu, décida celui-ci.
Il resta toute la journée les yeux rivés à ses jumelles, s’attendant
à voir l’île s’évanouir comme un mirage.
Elle n’en fit rien, et sa magie était celle de toutes les îles du Sud,
par un ciel sans nuée et une mer de saphir mouvant.
Le soir la dota des couleurs d’une lampe chinoise et la nuit
lunaire en fit une féerie d’argent et de velours.
— Alors ? demanda Bill Tugby, quand l’aube ouata de brumes
légères la mince ligne de brisants.
Fitzgibbons sursauta, comme si on le tirait d’un rêve immense.
— On s’en va, dit-il à voix basse. Faites donner le moteur, Tugby,
et si nous trouvons du vent, n’épargnez pas la toile.
— Bon, dit le gros Bill, sans plus regarder l’île.
Les cocotiers descendirent dans la mer, les banderilles des
brisants jetèrent quelques flammes blanches sur l’horizon ; l’île
disparut.
LE CIMETIÈRE DE MARLYWECK

La longue pipe en terre de Gouda, bourrée de bon tabac de


Hollande, fait « peuh… peuh… » et, sans se lasser, laisse monter des
ronds dans l’air tiède de la chambre.
Dans la pièce, les odeurs sont excellentes et trahissent la
présence de muffins beurrés, d’œufs frits, de lard, de thé et de
confitures de framboises.
La rue est grise et silencieuse, les rideaux de mousseline passent
ses formes, mouvantes ou non, au tamis fin, mais je ne m’en soucie
guère ; à la rue, je préfère mon petit jardin qui ferait la calme joie
d’un géomètre, à cause de son quadrilatère parfait, clôturé de murs
nets, et de ses sentiers tracés au cordeau.
La fin de l’automne l’a dépouillé de son mystère, mais trois
sapins et un mélèze autoritaire y entretiennent une richesse verte,
avec ce bel entêtement d’arbres qui ont partie liée avec l’hiver.
Mon voisin, le révérend Higbee, dit que je suis un homme
heureux parce que solitaire.
Devant ma table odorante, le serviable rougeoiement de la
salamandre dans mon dos, plongé dans l’ouate subtile de la fumée
de ma pipe, je donne raison à Higbee.
Sur le trottoir d’en face, persiste un peu du verglas de la nuit ; Mr.
Byslop, le marguillier, passe, glisse et s’étale.
Je ris, je prends une ample gorgée de thé et je me sens tout à fait
heureux : je n’aime pas Mr. Byslop.
D’ailleurs je n’aime personne, je suis un bon vieil égoïste et mes
aises sont ma loi ; mais si je faisais quelque exception à ma
complète indifférence envers le reste du genre humain, ce serait en
faveur de Peaffy. Peaffy a six pieds de taille, est maigre comme un
fil ; sa tête est toute petite, trouée de petits yeux porcins et d’une
bouche ridiculement ronde. Ne parlons pas de son nez, car je ne
puis donner ce nom à une minuscule boule de chair rouge, plantée
de guingois entre ces yeux et cette bouche.
Peaffy porte une redingote d’une longueur effarante et un gilet
invraisemblable dont, un jour de grande attention, j’ai compté les
boutons : il y en avait quinze, exactement, des boutons étranges
ressemblant à des ventouses de seiche.
Quand il pleut ou qu’il fait froid, il se couvre d’un ulster jaune qui
a tout l’air d’une guérite en toile.
Peaffy a des doigts longs et coniques dont il se sert pour frapper
les objet creux et leur arracher de douloureuses résonances ; je
suppose que ces objets ainsi traités doivent souffrir, bien que nous
leur refusions tout pouvoir sensoriel.
Mon unique ami – oh ! Voilà un mot bien osé pourtant –
m’emprunte assez souvent de l’argent, pas beaucoup en vérité, et ne
me le rend jamais. Je ne lui en garde pas rancune, car je lui suis
redevable d’étranges et bien bonnes émotions : Peaffy est un
chasseur de mystères et il me laisse jouir de ses extraordinaires
découvertes. C’est grâce à lui que je fis la connaissance du
Bonhomme Pluie, ou du parapluie errant, un énorme « paraverse »
en coton vert, qui se promenait tout seul, sans que personne le tînt,
sur les terrains vagues de Putney Commons.
— Si, par mégarde ou rare audace, on s’y abritait, on disparaîtrait
à jamais dans le sol, affirmait Peaffy.
Un soir que je suivais le parapluie solitaire, une pauvresse me
demanda l’aumône.
— Voici une demi-couronne, lui dis-je, mais va voir qui se trouve
sous ce parapluie et viens me le dire.
Elle obéit : je vis un peu d’eau et de sable jaillir du sol et le
Bonhomme Pluie continuer son chemin tout seul dans Putney
Commons ; j’étais très content, car cela me démontrait que ma
confiance en Peaffy n’était pas mal placée.
Une autre fois, me conduisit vers le grand mur, lisse comme une
tôle, qui contourne une partie de Bricklayers Park.
— Voyez donc, dit-il, ce mur n’a ni portes ni fenêtres. Pourtant, en
certains soirs, s’y ouvre une fenêtre carrée.
Un soir, en effet, je la vis briller d’une triste lumière rouge, mais
je n’osai m’en approcher pour voir ce qu’il y avait derrière.
— Vous avez bien fait, déclara Peaffy, vous auriez eu la tête
coupée.
Ce matin, j’avais le sentiment du parfait bonheur, quand trois
coups secs firent vibrer les carreaux et une ombre démesurée tomba
sur l’écran de mousseline.
— Ah ! Peaffy, dis-je, voulez-vous boire du thé et grignoter un
scone bien beurré ?
Son doigt dessina des arabesques dans l’air et se braqua dans une
direction définie : Peaffy préférait un verre de mon vieux sherry,
dont je suis fort avare pourtant.
Mais j’étais réellement de bonne humeur ce jour-là, et je remplis
deux grands verres de ce vin généreux.
— Maintenant, racontez-moi quelque chose, demandai-je.
Peaffy fit sonner le bois de la table.
— Je ne raconte jamais, dit-il, je fais toucher les choses du doigt.
Je vais vous conduire au cimetière de Marlyweck !
Mon verre trembla dans ma main.
— Ah ! Peaffy, m’écriai-je, si c’était vrai… mais cela ne peut-être.
Souvenez-vous de notre promenade à Wormwood Scrubbs… Il n’y
était pas.
— Il n’y était plus, rectifia Peaffy d’une voix sombre.
— Soit, je veux bien le croire. Nous avons poussé alors jusqu’au
fond de Paddington, par un soir affreux, Peaffy. Je me suis très
enrhumé alors, et le cimetière…
— Disparu un peu avant notre arrivée ; cela j’en suis certain, car
j’ai vu l’immense plaine noire et vide.
— Dont je n’ai pas voulu m’approcher. Cela m’avait tout l’air d’un
gouffre béant. Sait-on jamais avec ce coquin de cimetière !
— Sait-on jamais ! répéta rêveusement Peaffy. Mais aujourd’hui il
ne m’échappera pas si facilement, car je m’y rendrai en plein jour.
— Et je le verrai enfin ? Demandai-je.
— Et vous y entrerez, déclara solennellement mon ami. Je ne lui
donnerai pas l’occasion de se cacher sous la terre comme une taupe
ou de filer en l’air comme un oiseau. Non, non, je tiens le cimetière
de Marlyweck !
La salamandre, dans mon dos, ronronnait comme un chat ; il y
avait encore une pile de rôties sur l’assiette chaude et le vin devint
une aventurine liquide, piquée de petits soleils ; quant à l’ulster de
Peaffy, il luisait comme un ventre de limace et accusait le ciel et la
rue.
Ma pipe de Gouda varia son sempiternel : « peuh… peuh… » Pour
me souffler parmi ses anneaux de fumée : « reste… reste ».
— Venez, s’impatienta Peaffy. Il y a pas mal de chemin à faire.
Heureusement, un tram pourra nous y conduire aujourd’hui.
Nous prîmes le tram dans une vilaine rue traversière de
Bermondsey que je connaissais quelque peu, mais où jamais je ne
vis de tramway. C’était une sale petite voiture à traction chevaline,
ce qui m’étonna fort, et j’en fis la réflexion à Peaffy.
— C’est par autorisation spéciale de l’alderman Chippernut,
déclara-t-il. Et il demanda deux billets pour Marlyweck au
conducteur.
Celui-ci était bien le plus curieux bonhomme que j’eusse jamais
vu, et cela aussi je ne pus le cacher à mon ami.
Il approuva vivement en branlant du chef.
— Que pensez-vous d’une licorne ou d’un carabe doré ? demanda-
t-il. Le mieux pourtant est de faire semblant de ne pas le remarquer,
on ne sait jamais à quoi s’en tenir avec de pareils individus.
Le conducteur accepta notre argent, cracha dessus et le fourra
dans sa bouche, puis, sans se soucier de son cheval, il s’installa sur
la rampe de la plate-forme et se mit à tirer sur son nez, l’allongeant
comme une trompe.
Le tram filait bon train, mais je ne pouvais me reconnaître dans
son itinéraire.
Il traversa Marylebone dans toute sa longueur et l’instant d’après
il se lança à toute allure le long de Clapham Road.
Je reconnus Marble-Arch, Saint-Paul’s et, quelques secondes plus
tard, les sales quais de Limehouse. Je crois même avoir entrevu le
mail devant la mairie de Kingston au moment où nous entrions
dans la cour de Charing Cross, bien que douze milles, sinon plus, les
séparent. Peaffy ne semblait guère attacher de l’importance à des
choses aussi ahurissantes ; il avait tiré une poignée de gros sous de
sa poche et les jetait une à une à travers le guichet de la portière à
notre conducteur, qui les attrapait entre ses dents hideusement
jaunes.
Tout à coup il cessa ce jeu ridicule en s’écriant :
— Nous voilà sur le bon chemin !
Ce bon chemin était une immense vastité argileuse, d’un jaune
rance, sur laquelle une lourde pluie oblique tombait avec un bruit
mat ; l’horizon était noyé de brumes et de fumées vaines, et nulle
part je ne vis trace d’habitations.
Notre conducteur avait cessé ses incompréhensibles gamineries
et s’occupait de son cheval et de ses rênes ; je vis que je m’étais bien
trompé en lui prêtant d’étranges ressemblances, car il m’apparut
comme un petit homme maussade et souffreteux.
En effet, il se retourna plusieurs fois pour se plaindre de son
estomac et de son foie et nous demander si les pilules Merrybingle
possédaient bien la vertu que la réclame des journaux leur prêtait. À
ce moment, bien que rien dans le paysage ne m’y autorisât, je crus
que nous étions quelque part à Slootershill et je m’en ouvris à
Peaffy. Il s’amusait à casser des noisettes qu’il tirait de la poche de
son ulster, et il haussa les épaules avec indifférence.
— Slootershill ou la terre de Van Diemen, que nous importe ? Le
principal est que nous tenons le cimetière de Marlyweek !
— Voilà ! cria tout à coup le conducteur. La voiture ne va pas plus
loin, et soyez à l’heure pour le retour.
— Il n’y a donc pas d’autre tram ? Demandai-je.
Il me regarda gravement et se mit à compter sur les doigts.
— Dans cent deux ans, exactement, et encore faudra-t-il tenir
compte de la lune pleine, dit-il. Allez, dépêchez-vous, nous parlerons
encore un peu des pilules Merrybingle quand vous serez de retour.
Déjà Peaffy me précédait sur un sentier rocailleux entre deux
ruisseaux remplis d’une eau courante, bruyante et torrentueuse.
— Aha ! Rugit-il, le voilà !
Devant nous un énorme mur d’un gris de fer barrait l’horizon de
formidables conifères et des buis arborescents dépassaient son faîte
hérissé de hallebardes, je vis même des croix géantes se détacher
sur la nue.
— Il n’y a qu’une maison dans le voisinage et c’est une taverne ; il
est de bon ton de s’y arrêter et d’y prendre une consommation. Mais
rassurez-vous, la boisson y est bonne et la nourriture copieuse.
Je vis une haute et étroite maison jouant au cavalier solitaire sur
l’immensité argileuse. On eût dit une tranche découpée dans un
vaste pâté de bâtiments et laissée là, pour l’appétit d’un mangeur de
pierres. Peaffy poussa la porte et nous entrâmes dans une salle
claire et haute, chauffée par un excellent feu de bois et de charbon
de terre. Les murs étaient recouverts de curieuses mais fort belles
fresques en grisaille argentée ; dans l’une d’elles, je crus reconnaitre
l’île de la Mort de Bœcklin et je le dis à mon compagnon.
Il fit la grimace et secoua la tête.
— Que non, mon ami, c’est le plâtre qui s’écaille et le reste est le
fait des limaces qui doivent être nombreuses en ce lieu : mais je ne
refuse pas une âme d’artiste aux limaces, il s’en faut de beaucoup !
Mon attention se détourna de ces curieux mirages, pour
s’attacher avec admiration au buffet et au comptoir.
Toutes les liqueurs du monde s’y trouvaient, bariolant l’espace,
dans un insolent triomphe de couleurs.
— Il y a du fromage, du bœuf et du mouton froid, du saumon salé,
du jambon fumé et des bananes confites ! s’écria Peaffy. Mais je me
contenterai d’un grog bien épicé. Holà !… Quelqu’un !
Ce quelqu’un apparut brusquement, comme jailli du sol.
C’était un tout petit homme, pas plus haut que cinq pieds, tout
rond, tout gras, tout luisant. Son gros ventre inspirait la confiance,
mais son crâne de lune, où luisaient deux yeux verdâtres, n’avait
rien d’attrayant.
— Ah ! Messieurs, cria-t-il d’une voix de petite fille, vous êtes les
bienvenus. Je vous servirai tout ce que vous voudrez !
En parlant, il ouvrait une formidable bouche noire aux ternes
canines.
Je bus du Kummel glacé, du cherry-brandy danois, du genièvre de
Hollande additionné de menthe verte.
— C’est le moment ou jamais d’aller faire un tour au cimetière,
me souffla Peaffy… Allez-y, la grille d’entrée est à vingt pas.
— Et vous-même ?
Il secoua la tête.
— Impossible. Je vais m’en tenir à ce grog au rhum qui est
honorable.
Je me retrouvai seul sous la pluie, devant une grille majestueuse,
aux insignes funéraires.
Une chaîne de sonnette, agitée d’un lent mouvement de va-et-
vient, attira mon attention et je lus un écriteau aux lettres en relief :
« Sonnez trois fois pour le gardien. »
Je le fis et, au loin, j’entendis un carillon grave s’élever dans le
silence du champ des morts.
Une fois, deux fois, trois fois.
Un lapin blanc bondit entre les barreaux de la grille, se mit sur
son séant, frotta son museau de ses pattes et me regarda de ses yeux
rouges, puis il s’en fut.
Personne d’autre ne vint et, une fois de plus, je tirai la chaîne,
une fois, deux fois, trois fois.
La grille grinça et s’ouvrit, comme si le vent l’avait poussée ; un
petit coq Bantam, amputé d’une patte, sortit à cloche pied, lissa ses
plumes, me menaça un instant du bec et disparut.
— Bon je me passerai de gardien, puisque là porte est ouverte,
dis-je.
Je me trouvai sur une vaste pelouse verte, entouré de pierres
tombales et de puissants monuments funéraires.
— Voici un cimetière bien peuplé, me dis-je, mais il ne diffère pas
beaucoup de ce que j’ai vu dans le genre. Pourtant ce lascar de
bronze, que j’entrevois entre les ifs, n’est pas des plus ordinaires.
Mes regards avaient été attirés par une lourde statue verdâtre,
d’une taille double d’un homme ordinaire ; le personnage tenait un
sablier monstrueux et s’accoudait à une haute dalle funéraire.
— Tu n’es pas beau, dis-je, mais tu es grand et fort et tu dois avoir
du poids.
Je ne sais quel cataclysme ou quel sournois travail des
intempéries avaient mutilé le visage du symbolique gardien de
mausolée, mais c’était vraiment du vilain ouvrage, car la face
sombre, mangée de vert-de-gris, ricanait hideusement.
Sur la dalle, je lus un nom : La famille Pebblestone. – Les
Pebblestone devaient être des gens à la bourse dorée, pour s’offrir
un pareil toutou d’outre-tombe, me dis-je ; et je m’assis sur la dalle
pour fumer une pipe, car l’air était particulièrement froid et humide.
Devant moi, barrant la pelouse, se trouvait une véritable haie de
stèles et de fûts tronqués ; au-delà, je voyais une sorte de large névé
dans lequel je crus reconnaître un champ de tombes d’enfants.
— C’est meublé comme pas un ! Répétai-je ; et je me mis à fumer
avec grand plaisir.
À ce moment, je me sentis frôler le dos.
Je me retournai et je constatai avec un peu d’étonnement que la
statue de bronze se trouvait plus près de moi que je ne l’avais pensé.
De plus, je vis que l’homme de bronze serrait une formidable faux
dans la main, alors que je ne lui avais vu tenir qu’un sablier.
Je me souvins alors que la faux accompagne toujours l’horloge à
sable et je m’accusai d’être mauvais observateur. Je tournai le dos à
la statue et découvris un nouveau sujet d’étonnement.
La haie de stèles et de fûts tronqués s’était sensiblement déplacée
vers ma droite et se dressait entre moi et la grille ; quant au névé
des enfants, il semblait ondoyer en une mer lente et livide et gagner,
lui aussi, l’issue du cimetière.
Je me levai et constatai avec un peu d’effroi qu’en faisant ce
mouvement, j’avais dangereusement frôlé la faux de fer.
— Diable, me dis-je, en voyant que le tranchant de cet engin était
diantrement net, on ne devrait pas laisser de pareils joujoux aux
mains de bonshommes, même s’ils sont en bronze.
Je me dirigeai vers la sortie, mais à présent je devais me rendre
compte que ma vision ne me leurrait en rien : stèles et fûts se
dressaient sur mon chemin de retour ; quant au cimetière des
enfants, il semblait le plus acharné à me barrer la retraite : il
avançait visiblement, dans un mouvement de reptation de plus en
plus accéléré.
Je pris le pas de course et j’arrivai à la grille au moment où un
bout de colonne de marbre rouge se jetait devant moi comme un
gros python acéphale. Je l’évitai d’une largeur de main et gagnai la
grille ; elle claqua derrière moi avec un bruit féroce, et, en me
retournant, j’eus l’étrange vision du colosse de bronze, agrippé
d’une main aux barreaux et brandissant sa faux, avec une rage
hideuse à voir.
En quelques bonds, je gagnai le seuil de la taverne.
La porte était fermée et je me mis à frapper avec frénésie sur le
carreau en appelant Peaffy.
Derrière la vitre, parut le crâne de lune et les yeux verts du
tavernier.
— Il est parti ! cria-t-il de sa voix de fausset.
— Je veux entrer !
— Vous n’entrerez pas ! hurla-t-il. Allez-vous-en !
— Non, je ne m’en irai pas avant d’avoir dit ce que je pense de
votre sale cimetière, m’écriai-je avec une colère soudaine.
Il ricana et tout à coup me fit un pied de nez.
— Que dirait le monde, continuai-je, s’il savait qu’il est gardé par
un lapin blanc ?
— Un… lapin blanc ? fit-il avec un vilain hoquet ; et son regard
vert chavira.
— Et un petit coq Bantam à une patte. Hé, hé… qu’en dirait-on
dans le monde ?
Sa grosse figure était toute blême, quand elle se colla contre la
vitre.
— Dites… fit-il avec effort, si je glisse vingt livres sous la porte,
pourrai-je compter…
— Sur rien du tout, sale bonhomme !
— Cent livres !
— Non !
Le crâne de lune enfla de fureur et de désespoir.
— Laissez le cimetière en paix, rugit-il, sinon il ne vous laissera
pas la paix, à vous… m’entendez-vous !
Et la vitre n’encadra plus qu’un espace noir, vide de formes.
Au loin, une sirène aiguë beugla : je vis le petit tram à cent yards
de là, et son conducteur me faisant des gestes frénétiques.
— On part ! On part !
Je partis, sans Peaffy.
La voiture roulait et tanguait comme un sloop dans la tempête et
mon cœur se souleva comme s’il était aux prises avec un atroce mal
de mer ; je luttais encore contre cet ignoble malaise, quand je fus
jeté sans ménagement sur le pavé, à une toise de la pompe
d’Aldgate, contre l’échoppe d’une marchande de marrons qui me
traita d’ivrogne, de polisson et de plus vilains noms encore.

*
**

Je ne revis pas Peaffy et j’en fus fort marri, car il me devait bien
des explications au sujet du cimetière de Marlyweck.
L’hiver était venu et je me cloîtrai dans ma bonne maison chaude
et agréable ; j’allais y retrouver ma paix ancienne, quand le malheur
fondit sur moi de la façon la plus formelle.
Je fumais ma pipe, je buvais un bishop fort bien conditionné et je
terminais la lecture d’un livre plaisant, quand j’entendis une
rumeur inattendue s’élever dans le jardin.
C’étaient des bruits sourds et lents, comme font les paveurs qui
travaillent le sol avant d’y poser les cubes de grès des pavés.
Les nuages étaient bas, mais le premier quartier de la lune
apparaissait par intervalles, entre deux bancs de nuées.
Je collai mon visage contre un des carreaux et alors, au milieu de
la pelouse gazonnée dont je suis si fier, je vis se dresser une stèle
rouge. Ah ! je la reconnus… C’était le bout de la colonne qui avait
failli me briser les jambes au sortir du cimetière de Marlyweck !
La stèle se dandinait grossièrement, à la manière d’un matelot
ivre, mais l’ignoble chose n’était pas seule ; autour d’elle se
glissaient, comme de singulières méduses, les petites pierres
tombales du cimetière des enfants.
Toutefois ce ne fut pas la peur qui domina mes sentiments ce
soir-là, mais la colère ; j’aimais la bonne ordonnance de mon jardin,
et, de le voir en proie à ces monstruosités de marbre et de granit,
mon sang ne fit qu’un tour.
Je possède un gros revolver et les balles en sont puissantes. Par
six fois, il tonna dans la nuit tranquille, et la vision s’évanouit. Mais
le lendemain, je trouvai ma pelouse défoncée, mon mélèze déraciné,
mes sapins en copeaux, et de larges éclats de granit rose parsemant
le jardin.
En sus de cela, j’eus fort à faire pour obtenir de mon voisin
Higbee qu’il ne porte pas plainte contre moi pour tapage nocturne.

*
**

J’ai revu Peaffy ; il portait un ulster neuf et un chapeau montant


qui faisait de lui un géant digne de la foire aux pains d’épices. Je
m’élançai vers lui, mais il se glissa dans la foule comme une
couleuvre et disparut au moment où je faillis être happé par un cab
tournant le coin.
Le démon !… Je compris sa soudaine richesse : il s’était laissé
tenter par les offres du hideux petit homme à crâne de lune, et
m’avait laissé en holocauste à la rancune de ce mystérieux coquin et
de ses singuliers complices.
Je délaissai les délices de mon home pour partir à la recherche de
mon fidèle ami, et finis par le découvrir une deuxième fois, au
moment où il entrait dans une pâtisserie de Battersea Row. Je le
saisis par un pan de son nouvel ulster.
Le vêtement se déchira avec un bruit aigre et un large lambeau
d’étoffe me resta entre les mains, mais Peaffy s’échappa et je ne le
revis plus.

*
**

Un soir, aux approches de la Noël, au moment de baisser les


stores, je vis, dans la pénombre du crépuscule, un objet grêle glisser
le long du mur d’enceinte de mon jardin, et je reconnus l’horrible
faux. Elle raclait de temps à autre les tuiles vernies du faîte, et
soudain elle s’évanouit.
Un instant plus tard, une formidable face d’ombre regarda au-
dessus du mur : celle de l’homme de bronze.
Et alors je vis qu’il avait des yeux : deux immenses yeux d’ambre
liquide, deux atroces prunelles de nocturne qui fouillaient la nuit.

*
**

C’est fini.
Il est dans la maison.
La porte a éclaté comme sous l’assaut d’un bélier antique, des
briques ont croulé.
Les marches de l’escalier gémissent, se brisent comme des
branches sèches. Tout à coup, le bruit cesse ; sur la maison descend
une paix étrange et terrible.
Qu’est cela ? Clic… clac… clic… clac… Un bruit de pierre qui
heurte le fer…
… Ah ! Il aiguise sa faux…
LE DERNIER VOYAGEUR

En casquette quadrillée, dans un over-coat qui avait l’âge de John


n’était plus l’imposant waiter de l’« Océan Queens Hôtel » ; il était
redevenu, pour les sept mois de morte saison balnéaire, le simple
quincailler de Humberstreet de Hull.
M. Buttercup, le propriétaire de l’hôtel, lui tendit une main
cordiale.
— À l’année prochaine, mon vieux John ; je compte rouvrir
l’établissement le quinze mai.
— Si telle est l’intention de Dieu, oui, dit John en vidant
gravement le whisky d’adieu que son patron venait de lui verser.
Un grondement mécontent de forte marée emplissait l’air terni de
brumes basses.
— La saison est bien finie, dit John.
— Nous sommes les derniers, les tout derniers, ajouta
M. Buttercup.
Une dizaine de silhouettes, courbées sous d’informes charges,
gravissaient la côte, qui semblait joindre à la digue, la toiture
chinoise de la microscopique gare dallée comme une cuisine
hollandaise.
— Les Stalker s’en vont, remarqua John. Le gardien du môle leur
a dit qu’il y aurait de la neige aujourd’hui.
— De la neige, s’indigna M. Buttercup, mais nous sommes à peine
en octobre !
John regarda le ciel oxydé par les brouillards salins ; des vols
d’échassiers y menaient de monômes chagrins.
— Ils dépassent les marécages, dit-il, cela ne vaut rien quand ils
font cela.
Un oiseau d’une grande blancheur passa en une orbe rageuse –
« Snow – Snow » – cria-t-il.
— Vous entendez ? dit John qui voulut rire.
— Mais de la neige, voyons !… De la neige ! dit Buttercup. Puis il
ajouta, philosophe :
— Et après tout, qu’est-ce que cela peut me faire ? Demain, les
camionneurs viennent chercher les meubles qui n’hivernent pas ici,
et après-demain je serai à Londres.
John voulut à son tour trouver une solution minorative à la
solitude de son patron, mais il n’y réussit pas.
— Qu’est-ce que cela fait ? approuva-t-il après une minute de
vaines pensées.
Au loin, un marteau pianotait fiévreusement sur du bois.
— Ma parole, s’étonna M. Buttercup, il y a Windgery qui s’en va
également. Écoutez il cloue les volets de sa villa.
— Mais alors, remarqua John, vous êtes seul, tout à fait seul ; une
fois de dernier train parti, le chef de gare descend au village.
M. Buttercup eut un haut-le-corps : Seul !
— Voilà ce qu’on gagne à faire la saison dans un nouveau trou de
l’Est, ronchonna-t-il, au lieu de s’établir à Margate ou à Folkestone.
— Mais les affaires n’ont pas été mauvaises, protesta doucement
John, en tapotant la poche où dormait son portefeuille.
— No-on, concéda M. Buttercup.
Une locomotive siffla derrière l’horizon en une plainte ténue
comme un fil.
— Le train s’amène, dit John. Allons, au revoir, M. Buttercup.
— Oh ! Vous avez le temps, prenez donc encore du whisky.
— Un dernier verre alors, M. Buttercup ; à mon âge on ne court
plus après les trains.
M. Buttercup resta seul, dans le hall vide et obscur ; le marteau
ne résonnait plus au-delà de la route.
Il vit lentement fondre, sous les eaux montantes, les châteaux de
sable que les enfants de Stalker avaient construits au matin, sans
joie, sur la plage solitaire et venteuse.
— Fîî-ni – Fîî-ni – grinça une bécassine tournoyante, qui
s’enfuyait d’un étang voisin.
— La saison, la saison, compléta M. Buttercup, qui voulut
montrer aux douze fauteuils en rotin qu’il avait encore le cœur à la
plaisanterie.
Mais ni la bécassine, ni les douze fauteuils ne se soucièrent de
son vaillant état d’âme.
Il vit alors, sur la côte de la gare, un homme qui courait avec
désespoir.
Un appel de la locomotive fouetta le retardataire ; il courut plus
vite, faisant des gestes de pantin malheureux.
M. Buttercup gloussa de plaisir.
— M. Windgery manque le train, dit-il. Ah ! Ah ! Est-ce assez
plaisant ?
La sonnerie du téléphone l’enleva à cette joie bourgeoise. C’était
l’employé de la centrale électrique qui l’avisait qu’on allait couper le
courant, la saison étant finie.
— Mais je suis encore ici, moi, protesta M. Buttercup.
— Vous allez continuer la saison à vous tout seul alors ? se
moqua la voix de l’employé.
— Je fais ce que je veux, se fâcha l’hôtelier.
— Pour sûr, mais nous aussi. C’est idiot, hein, de ne pas laisser
tourner une dynamo pour votre lampe de poche ?
— Lampe de poche ! Lampe de poche ! hurla M. Buttercup, qui
avait placé des guirlandes lumineuses dans la salle à manger.
— Eh ! Oui, lampe de poche, pantoufle !
Une autre voix se mêla à leur conversation, celle du chef de gare.
— Allô ! Allô ! Les communications téléphoniques sont finies. On
ferme le bureau de la gare et du télégraphe.
— Il veut couper le courant, s’indigna M. Buttercup.
— M’est égal, grogna l’homme du rail. Il n’y a pas de service de
nuit ici, et d’ailleurs la gare est éclairée à l’acétylène ; allons, moi
aussi, je coupe.
M. Buttercup perdit un peu de son beau flegme de propriétaire
d’hôtel et il compara ses deux interlocuteurs à des ustensiles
hygiéniques.
— Mossieu, hurla le chef de gare, vous osez insulter un
fonctionnaire, vous, un marchand d’eau chaude !
— Poisson ! Morue salée ! Appât de congre ! Renchérit
l’électricien, qui passait ses dimanches à la pêche.
Un copieux dictionnaire, noir d’injures, fut encore feuilleté d’un
bout à l’autre du fil ; puis les deux préposés se mirent à l’unisson
pour inviter M. Buttercup à vider ces lieux maritimes pour rejoindre
Londres ou l’enfer, s’il ne voulait pas voir son pantalon de flanelle
blanche botté par des brodequins de belle pointure.
L’infortuné entendit encore l’électricien proposer au railwayman,
de chauffer un train spécial pour venir le prendre, avec quelques
instruments convenables, afin de découper cette canaille d’hôtelier ;
puis le chef de gare regretta vivement de n’avoir aucun matériel
roulant à sa disposition, et enfin les deux compères tombèrent
d’accord sur un rendez-vous prochain, dans une auberge amie, où
l’on trouvait de la bonne aie, du whisky merveilleux et une ample
friture de poissons.
M. Buttercup cueillit une des deux torsades de stéarine verte qui
ornaient le piano, improvisa un bougeoir avec une bouteille à
limonade et, mélancoliquement, se versa un autre verre de whisky.
Un chapelet de nacre pâle s’égrenait encore aux derniers doigts de
lumière de l’ouest.
Avec des pans de dunes et des loques de brouillard, ombre
construisait alentour des temples hypèthres.
La flamme de la bougie verte vacillait d’angle en angle, montrant,
de la pointe, les ombres les plus redoutables qui s’étaient installées
en tapinois dans le hall.
Quelqu’un alors poussa la porte, et, avec un soupir, s’affala dans
un des fauteuils en rotin.
*
**

M. Buttercup le regarda avec incrédulité. Au fond, il le prenait


pour une de ces ombres qui maintenant se mouvaient sans gêne
dans le hall vide ; mais un nouveau soupir, plus douloureux, lui
démontra que c’était bien un homme qui avait accaparé le fauteuil.
La bougie ne lui permit de le reconnaître qu’à deux pas.
— Monsieur Windgery ! s’écria le commerçant rassuré. Ben en
v’là une surprise !
Il en oublia son langage obséquieux et correct d’hôtelier modèle.
— Je vous ai vu aller à la gare.
— Manqué le train, haleta l’homme.
— Vous avez bien couru pourtant, je l’ai vu. Mon Dieu, comme
vous êtes hors d’haleine.
— Poitrine, souffla l’homme – très mauvaise – poumons
attaqués… voulais partir… neige.
— Encore ! Mais il ne neigera pas, je vous le dis moi !
Pour toute réponse, M. Windgery étendit une main diaphane vers
les fenêtres assombries, et l’hôtelier vit de menus flocons grèges
voltiger dans le soir.
— Bah ! murmura-t-il. Bah ! Et puis après ?
— Pas bon pour moi, se plaignit le malade.
— Je vous reconduirai chez vous, dit M. Buttercup.
L’autre secoua la tête.
— Inutile, dans a villa tout est vide ou sous clef. Je resterai ici, si
vous avez une chambre et un peu de thé chaud.
— Mais comment donc ! S’empressa M. Buttercup, tout à fait
revenu à ses fonctions d’hôte à gages. Souperez-vous ? Il y a encore
du bœuf froid, une tranche de pâté, des conserves de poisson et du
fromage autant que vous voudrez.
— Merci, du thé bouillant et deux larmes de vieux rhum, si vous
voulez bien.
— Cela me donne de la compagnie, dit M. Buttercup, de bonne
humeur. Figurez-vous que j’étais tout seul dans la station balnéaire,
tout le monde était parti – vous le dernier. N’avoir personne à qui
parler par une nuit d’octobre, à cent pas de la mer qui meugle, et
n’avoir que des fanfares d’oies sauvages pour toutes voix vivantes
autour de soi, c’est bien le pire châtiment pour un homme
honorable.
Mais le compagnon était aussi morose que la nuit même.
M. Buttercup le vit, avec effroi, rougir son mouchoir de larges
crachats ; seulement, dans la basse lueur de la bougie, cela semblait
noir, d’un noir de cirage et ce n’en était que plus vilain.
Après un gémissement bonsoir, M. Windgery monta dans sa
chambre, s’emparant de la dernière torsade verte qui s’agitait
comme un grêle flambeau aux mains d’un ilote ivre.
M. Buttercup resta plus seul que jamais devant la flamme aiguë,
brillant au ras du goulot de la bouteille ; il trouva le whisky amer et
le but à gros traits, sans le savourer ; de temps en temps il jetait des
regards furieux sur une des bergères en osier, où il croyait voir se
prélasser le chef de gare.
Mais il n’y avait à cette place qu’un fauteuil vide, des ombres
tourmentées et le tremblant reflet de la neige qui blanchissait les
ténèbres.

*
**

Quand M. Buttercup s’éveilla, les iules de l’horreur lui couraient


sur la chair, mais il ne savait pourquoi.
Pourtant, la nuit feutrée de neige était silencieuse et lunaire.
En s’endormant, il avait maugréé contre la toux rocailleuse de
M. Windgery ; il ne l’entendait plus.
— Il dort, se dit-il ; mais il ne s’expliqua pas cet instinct qui le
poussait à se faire tout petit dans la caverne chaude de ses
couvertures.
La soirée, avec ses patrouilles d’ombres, aurait dû sembler plus
hostile que cette nuit sans bruit et splendidement claire, et pourtant
M. Buttercup ne l’avait pas crainte, mais à présent, d’une voix qui
sonna plus grêle qu’un timbre, il se plaignit :
— Voyons, qu’est-ce qui se passe ici ?
Il ne se passait rien. Le clair de lune soulignait le silence, c’était
tout.
— Qu’est-ce que cela peut être ? dit-il encore de cette même
mesquine voix de tête.
Et brusquement, du fond de la nuit immobile, la réponse vint.
Elle vint sous la forme d’un bruit lourd, sans écho, un bruit de
semelles de plomb.
Car c’était un pas qui sonnait dans la maison et qui, à présent,
l’emplissait d’une rumeur sombre et monotone.
— Monsieur Windgery ! Monsieur Windgery ! Appela
M. Buttercup.
Seul l’imperturbable pas répondit à son cri ; il sembla quitter la
chambre du voyageur et descendre posément l’escalier.
L’hôtelier endossa à tout hasard quelques vêtements disparates.
Il voulait réagir contre une terreur sans nom, qui venait à lui
comme une eau ténébreuse, et il plaisanta bêtement :
— Puis pas m’plaindre de manquer d’compagnie… D’abord seul,
puis Windgery, et v’là encore un voyageur qui s’amène. Il se pencha
sur la rampe mais ne vit rien, bien que la cage d’escalier s’argentât
de fine lumière.
Le pas frappait le bas des marches.
— Eh ! Chevrota M. Buttercup, monsieur le… voyageur…
monsieur le dernier voyageur… montrez-vous un peu.
Mais sa voix était plus ténue qu’un cheveu d’enfant, et elle
atteignit à peine, en un mince filet d’air, ses lèvres tremblantes.
Il se tut sans même plus songer à appeler M. Windgery, mais il
entreprit la descente.
Le pas résonnait à présent dans le hall, puis, sans que
M. Buttercup eût entendu ouvrir des portes ni crier des serrures, le
bruit se perdit dans les profondeurs des caves.
Ce qui, plus tard, parut singulier à l’hôtelier, c’est qu’il ne songea
pas à se munir d’une arme.
Le pas s’éteignit, et le silence lui donna le courage de descendre
prudemment.
Il prit des précautions tellement minutieuses qu’il lui semblait
être devenu un voleur dans sa propre maison. La porte de la
chambre de M. Windgery n’était pas verrouillée, malgré l’avis
triplement affiché « Bolt your door at night » et, sans bruit, il put
l’ouvrir.
Le clair de lune aida M. Buttercup à se rendre compte
immédiatement de ce qu’il y avait de dramatique et de lugubre dans
cette chambre.
M. Windgery reposait sur le lit, la tête profondément enfoncée
dans l’oreiller et la bouche noire, ouverte sur un cri inaudible, mais
qui semblait durer toujours ; ses yeux ouverts reflétaient la clarté
bleue de la fenêtre.
— Mort !… balbutia M. Buttercup… mort ! Seigneur, quelle
histoire… !
Deux secondes plus tard, il fuyait éperdument vers les étages
supérieurs. Le pas venait de traverser brusquement le hall et
remontait l’escalier.
Si un homme de science déclarait un jour à M. Buttercup qu’à
cette minute-là un sixième sens, apparenté à l’infaillible instinct de
conservation des animaux, s’était emparé de tout son être, il y a gros
à parier qu’il serait accueilli par un haussement d’épaules incrédule
et tant soit peu froissé. Mais, chose certaine, M. Buttercup fuyait en
proie à une terreur absolue.
L’aigre petite voix de la logique humaine s’était, depuis les
premières minutes, abstenue de lui conseiller une embuscade
armée, dans quelque coin bourré d’ombre.
L’impérieux instinct retentissait dans son me :
— Il faut fuir ! Contre cela on est impuissant, surhumainement
impuissant !
M. Buttercup venait d’atteindre l’étage des mansardes réservé au
personnel et aux courriers ; il trébucha dans le désordres sournois
laissé par une valetaille mécontente. Les pas allaient à présent de
chambre en chambre, comme en une méthodique tournée
d’inspection.
— Il est dans le 12, murmura l’hôtelier, cette fois-ci dans le 18… le
22… le 29. Seigneur, il est dans ma chambre à moi !
Cela lui fit froid au cœur de savoir que l’inconnu qui marchait
dans la nuit, se mouvait parmi les objets familiers et personnels
qu’il venait de quitter à l’instant, comme si un peu de son être
adhérait encore aux choses de cette dernière.
Dans la dernière mansarde des bonnes, il aperçut, contre la
cloison, un bénitier en plâtre et un brin de buis bénit. Il eut alors
une idée bizarre : il entassa, sans faire de bruit, quelques menus
meubles en travers du couloir et couronna la frêle barricade du petit
bénitier encore humide et de la branchette fanée.
— Il doit passer par là, murmura-t-il, et alors…
M. Buttercup eût été bien embarrassé s’il lui avait fallu
s’expliquer sur la personnalité de ce « Il ».
Du reste, il n’avait plus le temps ni de réfléchir ni de raisonner ;
le pas heurtait lourdement les marches nues qui menaient à sa
retraite.
Jamais le bruit n’avait retenti plus lugubre et plus féroce ; il
semblait que toute la bâtisse en criât de crainte.
— Plus haut, alors, gémit l’infortuné fuyard.
Il arriva aux combles, vides et sonores, plaqués de durs tabliers
lunaires sur le plancher geignard.
M. Buttercup y promena des yeux hagards.
Ces polyèdres creux, à peine étoffés de poussières et de toiles
d’araignées racornies, seraient-ils le misérable décor de son agonie ?
Soudain il toucha une mince échelle métallique : Le Belvédère ! Il
s’y rua ; la trappe, dans le plafond, s’ébranla, mais ne tourna pas sur
ses gonds soudés de rouille et de crasse. Le couloir de l’étage des
mansardes résonna, puis les pas s’avancèrent au-delà de la puérile
barricade.
— Même cela ne l’arrête donc pas – dit l’hôtelier en pleurant – et
d’un coup désespéré qui lui meurtrit durement la tête et les épaules,
il ouvrit la trappe grincheuse sur la grande nuit bleue, ouatée de
neige et endiamantée d’astres.
Ce belvédère était une large plate-forme dominant l’alentour.
M. Buttercup ne s’y était jamais aventuré ; perché sur une chaise,
il sentait déjà les houles du vertige venir et monter.
— Je préfère sauter en bas de tout ceci, cria-t-il, plutôt que cela
vienne à moi.
Il marcha sur l’épais matelas de neige jusqu’à l’extrême rebord ;
une sensation d’immense désolation s’était emparée de son cœur.
Au loin, sur la route noire de la mer, deux lumières se suivaient et
l’œil jaune du môle le fixait insolemment du fond des ténèbres.
— Oui, plut t… plutôt… sanglota le bonhomme.
Un crissement de fer rugueux le fit sursauter ; cela venait des
barreaux rouillés de l’échelle… Cela devint proche, plus proche
encore, et atteignit la trappe.
M. Buttercup vit alors devant lui la longue et fixe tige du
paratonnerre luire doucement à la lune. L’empoignant avec un
hoquet d’horreur, il enjamba l’ultime balustrade et lança un cri de
damné, il se laissa glisser dans le vide.
Quelque chose sauta sur la plate-forme.

*
**

Une flammèche très pâle lécha l’horizon.


Au fond de la tranchée cendreuse du chemin de fer, un fanal vert
s’alluma ; les vitres de la petite gare blanchirent sous la lumière
glacée d’un bec à acétylène, et le premier train siffla
paresseusement dans les lointains invisibles. M. Buttercup quitta la
pile de billes créosotées qui lui avait servi toute la nuit d’abri, et, les
os grinçants, les mains sanglantes, le cerveau fou, il courut vers la
petite gare, illuminée et habitée, qui lui semblait être l’oasis la plus
désirable du monde.

*
**

Ce ne fut que vers onze heures du matin, après s’être, à force de


bassesses, réconcilié avec le chef de gare, après avoir entendu l’avis
du médecin arrivé à bicyclette d’un village proche, selon lequel
M. Windgery était décédé de sa belle mort de phtisique, que
M. Buttercup se décida à parcourir l’hôtel.
Il n’y trouva rien de suspect, et déjà il se prenait à accuser la
solitude, la peur et le whisky, quand il arriva à la plate-forme du
belvédère.
Comme tout bon Anglais, comme tout citoyen du monde du reste,
il avait lu Robinson Crusoë ; mais il ne songea pas qu’en prenant
une retraite apeurée, il répétait le geste célèbre de ce marin solitaire,
qui, un matin, découvrit sur la plage de son île une empreinte
menaçante.
Or, à côté de ses pas à lui, bien imprimés dans la pâte fidèle de la
neige, M. Buttercup venait de voir deux empreintes épouvantables,
invraisemblablement hideuses, grandes, grandes, qui, elles aussi,
atteignaient l’extrême bord de la plateforme, mais ne revenaient pas
en arrière, comme si la chose qui marchait dans la nuit avait pris là
son essor monstrueux…
Descendu dans le hall, M. Buttercup poussa des cris de joie en
voyant s’amener la sombre voiture qui venait quérir la dépouille du
pauvre M. Windgery.
Il retint les mornes conducteurs à force de whisky et d’anecdotes
plaisantes, jusqu’à l’arrivée du camion des déménageurs ; et il
promit un tel pourboire à ces derniers, si tout était parti une heure
avant le départ du dernier train, que les braves gens faillirent tout
casser, y compris leurs propres membres, à force de se presser.
Mais une heure avant que le dernier train sifflât, M. Buttercup
était sur le quai de la gare.
Il avait apporté deux bouteilles de vieux whisky pour le chef, qui
l’aida à monter dans le train, avec une tendresse de frère, et fit des
signes d’adieu jusqu’au moment où le convoi ne fut plus qu’un
infime lézard noir sur l’horizon.

*
**

À la longue table du Dragon d’Argent, une belle et bonne taverne


de Richmond road où M. Buttercup venait de raconter son histoire,
on redemanda des cartes, des dés et un jeu de dames.
— C’est ce qu’on appelle de la suggestion, de l’autosuggestion, dit
M. Chickenbread, qui vendait des instruments de musique dans la
spacieuse boutique voisine.
— Une hallucination, renchérit Bitterstone qui était dans les
huiles et les tourteaux.
M. Buttercup gratta sa figure furfuracée.
— On n’est pas sujet à des hallucinations, riposta-t-il, froissé,
quand… on s’appelle Buttercup.
Il songea qu’il venait de dire une chose plus ou moins péjorative,
quant au nom honorable de ses aïeux, et il ajouta avec suffisance :
— Et quand on est propriétaire de l’hôtel l’Ocean-Queen.
Des dés crépitèrent, les piqûres de mouche sur l’os jauni
décrétèrent gains et pertes à la ronde.
Les disques blancs fondirent sous la sombre avance des noirs, sur
le carrelage neutre du damier ; un pion doublé s’isolait
dangereusement dans un no man’s land dallé. Seul, le vieux
Dr. Hellermond restait pensif.
— Je sais, murmura-t-il, parlant plus à lui-même qu’au placide
Buttercup, je connais ce pas-là…
» Pendant des années j’ai été médecin interne d’hôpital. Je l’ai
entendu souvent durant les nuits creuses où ne veillaient que des
haleines de formol et des douleurs pleurardes.
» Il tournait en lourde ronde, dans l’ombre rougeâtre des
fumivores ; il sonnait sans échos, dans les longs couloirs étoiles de
veilleuses avares.
» Il précédait les civières nocturnes qui s’en allaient aux pas
feutrés des garçons de salle vers les dépôts mortuaires, glacés de
vents coulis et d’eau courante.
» Nous l’entendions, mais il y avait entre nous tous : médecins,
infirmières et surveillants, un accord muet pour n’en jamais parler.
» Parfois, un novice murmurait sa prière à voix plus haute. Mais,
chaque fois qu’« il » sonnait, nous savions qu’un vide se faisait,
dans la vie douloureuse des salles trop blanches.
» Les sombres sergents de la prison de Newgate, lorsqu’ils
préparent, pour l’aube proche, le pavillon noir barré d’un N
majuscule, l’entendent venir du fond des couloirs de pierre et
marcher vers une cellule sinistre entre toutes les cellules.
Le Dr. Hellermond se tut et s’intéressa au jeu de dames, océan
clair où, de minute en minute, naufrageaient les minces radeaux des
pions et les haut-bords des dames.
L’HOMME QUI OSA

Dès que la servante l’eut introduit, il se nomma :


— Mon nom est Hilmacher.
— J’ai connu une famille Hilmacher, dis-je.
Un cillement inquiet de ses paupières me fit conclure qu’il
m’avait menti, mais je n’y attachai aucune importance.
— D’ailleurs, ajoutai-je avec un geste nonchalant qui effaçait des
ombres et qui balayait, semblait-il, les choses du passé, d’ailleurs
cela n’a rien à voir avec ce qui vous amène.
Il approuva.
— C’est l’histoire de cette terre hantée, répondit-il.
— Ah, vous appelez cela une terre hantée ? Soit. Au fond cette
expression romantique pourrait bien être la seule qui convienne.
Mais à une époque où l’on n’admet plus le fantastique, elle est un
peu gênante, n’est-il pas vrai ?
— Non, dit-il.
Je le regardai fixement ; je suis habitué aux égards et on ne me
répond jamais par de catégoriques monosyllabes.
Je vis alors la détresse de sa personne et la fièvre de son regard.
— Monsieur Hilmacher, dis-je, si vous parvenez à percer le
mystère de cette… terre hantée, la commune vous versera cent
florins. Il s’agit d’importants terrains de pacage qui sont devenus
inutilisables. En effet, si vous voulez vous donner la peine de
regarder par la fenêtre vers le point où s’aimantent en ce moment
les nuages, vous verrez une longue ligne d’eau.
— La mer ?
— Non, la mer forme la ligne d’horizon, elle est pour ainsi dire
invisible d’ici, mais c’est le grand marécage qui la suit au fil d’une
haute digue sur une longueur digne d’une frontière de province !
Vous entendez que nous appelons le grand marécage. C’est une
désignation populaire ; nos manuels de géographie disent les grands
étangs et c’est plus exact.
Le regard d’Hilmacher scruta avidement le lointain ; une vie
singulière l’animait et je m’attendais à l’entendre bruire comme un
frelon heureux, mais il se contenta de lancer d’une voix sourde :
— Alors c’est là ?
— Pas précisément ; une crête de dune vous cache cette terre de
trois kilomètres carrés, oui trois cents hectares de pâturages
splendides, formant une île régulière au milieu des eaux
dangereuses du marais et reliée à la terre ferme par une digue
naturelle. Un paradis pour les troupeaux, quoi !
— Un paradis où le serpent vient de s’introduire, ricana-t-il.
Je poussai un soupir ; la plaisanterie à ce sujet m’était
désagréable, car ces terres maudites m’avaient déjà coûté trente
têtes de beau bétail de Hollande et six admirables vaches alpines
que je voulais acclimater. Je le lui dis.
— Comment cela est-il arrivé ? Demanda-t-il.
Je haussai les épaules.
— Le sais-je ? Voilà bien le mystère infernal. Dieu seul connaît la
malédiction qui pèse sur ces lieux. Les bêtes s’y tiennent en paix
pendant quelque temps, puis un beau jour il y a un affolement
formidable parmi elles. Elles hurlent, bondissent et se ruent en
avant comme au sortir d’une étable en flammes et puis c’est le
soudain départ vers le marais de l’île de la boue profonde.
— L’île de la boue profonde ?
— Une terre trompeuse d’un vert pallide qui n’est, en fait, qu’une
immense masse de boue mouvante ; elle engloutit en quelques
minutes les animaux qui essayent d’y prendre pied.
— On m’avait également parlé d’hommes.
— Oui, dis-je, et mes paroles se miellèrent d’un peu d’hypocrisie ;
s’il ne s’était agi que d’une perte de bétail on s’en serait consolé,
mais nous avons également perdu les gardiens.
— Cela devient intéressant, dit-il.
— Oh, fis-je offusqué, vous traitez la question comme un
journaliste !
— Vous vous trompez, répliqua-t-il sèchement. Dieu me préserve
de ces gens et de leur façon de faire. Comment avez-vous perdu les
gardiens ?
— Comment le savoir ? Pourtant un petit vagabond qui gîte
souvent dans un fourré de noisetiers sur la haute dune, et qui a une
vue extraordinairement perçante, semble avoir vu quelque chose.
» Lamfried Nauen gardait alors cent têtes de bétail dans un des
pâturages. C’était une brute morose et taciturne qui passait ses
énormes loisirs à tailler dans le roseau et dans le buis les meilleurs
appeaux du monde. Le gamin l’observait de la terre ferme, guidé,
par l’intérêt et non par la curiosité, car il voulait découvrir la
cachette aux sifflets, pour la vider à son profit.
» Comme je viens de le dire, Nauen était un être sombre et
stupide, avare de mots et de gestes. Jugez de la stupeur du petit
espion en le voyant ce jour-là, courant lourdement le long de l’eau,
s’agenouillant par moments et semblant, de ses mains brandies,
implorer frénétiquement l’invisible.
» L’enfant prit peur ; deux vachers avaient déjà disparu de ces
prés maudits ; il descendit en hâte au village pour y répandre la
nouvelle que Lamfried luttait avec le diable des eaux.
» Les premiers hommes arrivèrent à la tête de la digue, à temps
pour assister de loin au galop effréné et final du troupeau vers l’île
de la boue profonde, mais personne ne revit Nauen.
Hilmacher m’avait écouté attentivement. Quand je cessai de
parler, il s’abandonna quelques minutes au silence.
— Implorer l’invisible, murmura-t-il, cela rend assez bien l’idée…
en effet…
— Vous vous êtes donc fait une opinion ? Demandai-je.
— Certes, monsieur le Bourgmestre, fit-il avec un sourire que je
jugeai narquois.
— Et, continuai-je, ne voulant pas être en reste d’ironie, il est
naturellement indiscret de vous en demander l’exposé ?
— Naturellement.
J’espère que Dieu me revaudra la minute de patience et de
mansuétude que je vécus alors. Je ne sonnai pas le gros Kœn pour
jeter le bougre à la porte avec l’ordre discret de le battre un peu
avant de lui laisser franchir la grille du jardin.
Mais je ne lui avais pas dit qu’il avait déjà eu quatre précurseurs
désireux de percer ce mystère, et qu’ils n’étaient pas revenus
réclamer les cent florins de récompense.
Cela me portait à l’indulgence et même à la pitié, car si je tirai la
sonnette ce fut pour faire apporter par Kaatje le cruchon de
Schiedam et des pipes neuves de Gouda.
Lorsque celles-ci, chevelues de bon tabac de Hollande, se mirent à
grésiller, Hilmacher demanda :
— Vous avez sans doute songé à l’exorcisme ?
D’un mouvement de tête je lui donnai raison.
— Deux frères franciscains y perdirent courageusement la vie.
Depuis lors le couvent leur défend de s’aventurer dans le marais et
ils disent les prières de loin. J’ai fait appel aux prêtres pour donner
satisfaction à mes administrés, dont la majorité est catholique. Pour
moi, je relis le soir, sous la lampe, les correspondances de Voltaire
et du grand roi de Prusse, et je ne dédaigne pas Jean-Jacques.
— Mais vous avez accepté le sacrifice des moines ?
— Mon Dieu, oui, et je vous avoue que j’attendais un résultat plus
heureux de leur intervention.
— Voltairien de la bonne école, murmura-t-il.
— Qu’est-ce à dire ? Grognai-je.
— Croire un peu en Dieu et beaucoup au diable !
— Eh bien ! Oui, monsieur Hilmacher, et si le diable n’est pas
mêlé à cette affaire, qu’il m’emporte alors !
— Monsieur le Bourgmestre, vous faites injure au démon. Qui
étriqué le diable, diminue Dieu. Je vois mal le Créateur s’occuper de
nos plus mièvres gestes ou pensées, comme une vieille bonne
femme pendant les interminables heures du thé, et je trouverais le
rôle du Malin singulièrement mesquin s’il s’amusait à une
polissonnerie géante qui envoie un troupeau et ses gardiens dans la
boue mortelle du marais.
Tôt ou tard, dans le Nord, une discussion tourne au débat
théologique ; déjà je m’armais de citations et d’exemples, quand
Hilmacher détourna brusquement le cours de ce mémorable
entretien.
— Le marais communique-t-il avec la mer ?
— Non !
Un air de déception assombrit son visage.
— Impossible ! L’entendis-je dire tout bas, puis il reprit à voix
haute : il y a, je crois, quatre ans que perdure cet effrayant état des
choses. Je vous prie de faire appel à votre mémoire, monsieur le
Bourgmestre. N’y a-t-il pas eu à cette époque un sinistre dans ces
parages : inondation ou rupture de digue qui mit le marais en
communication avec la mer ?
— Attendez, criai-je, vous avez raison, homme étrange que vous
êtes. Mais que savez-vous ?
— Rien… Continuez donc, je vous prie.
— Une tempête furieuse entre toutes, une sorte de raz de marée
rompit la digue sur une longueur de cent mètres.
— Par cette brèche la mer a envahi le marais ?
— C’est-à-dire que le flot se retira très vite ; néanmoins il envoya
quelques rudes vagues dans notre marécage, à tel point que le
lendemain on a trouvé beaucoup de poissons de mer crevés dans
l’eau douce des étangs.
Déjà Hilmacher ne m’écoutait plus ; arpentait la chambre ; ses
yeux brûlaient. Je crois même qu’il battit un entrechat.
— C’est cela ! Je le savais bien ! Sinon, voyez-vous, monsieur le
Bourgmestre, ce n’était pas possible, vous m’entendez, pas pos-si-
ble. Tout ce que vous m’avez raconté aurait été sottises et
billevesées. Mais ceci explique tout… Enfin, monsieur le
Bourgmestre, je vous suis très… reconnaissant.
— Ah bah ! Fis-je ébahi, il n’y a vraiment pas de quoi !
— Croyez-vous ? Après tout, cela se pourrait bien.
— Monsieur Hilmacher, vous n’allez plus me dire maintenant que
vous ne savez rien ?
Sa mine changea, se durcit, se ferma. Jamais porte de coffre-fort
ne claqua plus définitivement sur ses trésors que les lèvres
d’Hilmacher sur son silence.
Seules, après quelques minutes, ces paroles filtrèrent plus
hermétiques encore le mystère même :
— Les choses invraisemblables ne s’expliquent que par des choses
encore plus invraisemblables.

*
**

Il voulut se mettre immédiatement en route, mais je lui montrai


les fenêtres du village brûlant au soleil d’Ouest.
— Vous restez ce soir à l’auberge, dis-je, aux frais de la commune,
et l’on vous traitera bien. Demain on vous donnera largement de
quoi subsister pendant quelques jours dans le marécage, ainsi que
des couvertures, car l’abri des pâtres est précaire et s’en va en
ruines. Maintenant reprenons du Schiedam, rebourrons nos pipes,
et si une petite discussion sur des questions religieuses peut vous
aider à faire passer la soirée, je suis votre homme.
Les heures passèrent le plus agréablement du monde ; Hilmacher
était un homme étonnamment instruit et pour qui la terre était bien
petite. Quand il me parla de sa vie dans les mers du Sud, je croyais
lire du Stevenson, un auteur qui m’est cher entre tous.
— Tenez, dis-je comme les jaquemarts du petit beffroi tapaient
onze coups sonores, je veux vous fournir une distraction digne de
vos chères îles d’Océanie. Les eaux du palus, qui vous donnera
l’hospitalité pendant quelques jours, fourmillent de grosses carpes
et de belles anguilles, mais elles sont difficiles à prendre. Je vais
vous donner une faveur très rare ; l’autorisation de pêcher à la
dynamite ; je vous en ferai remettre demain cinq ou six cartouches.
Le mareyeur vous achètera volontiers le poisson et vous-même,
vous pourrez faire griller une carpe ou une anguille sur une haute
flamme de roseaux secs.
Le cruchon de Schiedam sonnait creux comme une dalle de cave.
— Monsieur Hilmacher, murmurai-je en prenant congé de lui en
bas du perron, sous le regard attendri de la lune, je suis un esprit
fort comme vous l’avez pu constater, mais sincèrement, entre
hommes instruits, ne croyez-vous pas que le diable…
— Monsieur, dit-il tout bas, et je crus lire une intense détresse sur
son visage, monsieur, le Bourgmestre, si ce n’était que le diable…
— Si ce n’était… ? M’écriai-je, effrayé pour tout de bon.
— Comprenez-moi bien. Contre lui, je pourrais dresser des armes
divines : la prière, l’éternelle toute-puissante présence de Dieu
même ; mais contre cela, je n’ai que des armes lamentables.
— Lesquelles ? Demandai-je.
— Mon cœur, monsieur le Bourgmestre, mon pauvre cœur
d’homme, misérable et mille fois brisé.

*
**

Du haut de la dune, à l’aide de mes bonnes jumelles marines, je le


vis s’avancer sur la digue, puis arpenter la grande étendue verte.
Un jour radieux inondait la vastité des eaux et la basse plaine ; je
suivis facilement ses marches et contremarches attentives, puis, un
fil de fumée montant derrière l’abri de planches, je sus qu’il prenait
un peu de repos.
Vers le soir se leva un vent de terre et je l’entendis pousser deux
appels bizarres qui voyagèrent au fil de l’horizon, comme des
plaintes. Les dernières clartés palpitaient dans le ciel, quand il me
sembla entendre une réponse à un nouvel appel d’Hilmacher.
C’était une note ardente et splendide qui fit résonner le
firmament comme une immense conque de cristal.
Mes jumelles glissèrent sur le sable et mes mains se levèrent
instinctivement vers l’infini en un geste de défense contre un
danger invisible qui sortait de l’ombre, puis elles se portèrent à mon
cœur.
Une ultime lueur voletait encore sur les eaux aux formidables
profondeurs de miroirs nocturnes, mais le silence ne fut plus
troublé que par une rauque dispute de foulques et le vol bas et
soyeux d’une bande de courlis.
Je regagnai ma demeure chaude et amie, le cœur lourd ; une
angoisse singulièrement délicieuse me suivait comme une ombre
obstinée et fraternelle.
Le lendemain, le marécage avait disparu dans un brouillard très
dense, d’où partait de temps en temps le vol onduleux d’un héron.
Vers midi, l’étendue gronda sourdement par trois fois.
— Il pêche, me dis-je. C’est qu’il s’amuse et qu’il n’y a rien
d’insolite.
Or, le soir, comme j’hésitais entre trois ou quatre romans
d’aventures et que de la cuisine venait une confortable odeur de
friture chaude, la grille grinça violemment dans les ténèbres du
jardin.
Quelques instants plus tard, j’eus de la peine à retenir un cri
d’effroi à la vue du spectre qui poussa ma porte.
Hilmacher était devant moi, lui ou peut-être son ombre remontée
de l’enfer. Je crois qu’il lut mon horrifiante pensée.
— Non, dit-il d’une atroce voix rauque, je ne suis pas mort, mais
cela ne vaut guère mieux.
J’eus un geste vers le cruchon de Schiedam. Il vida d’un trait un
verre énorme et, soudain, éclata d’un rire sauvage.
— Monsieur le Bourgmestre, s’écria-t-il, envoyez désormais vos
bêtes et vos gardiens dans vos pâturages du diable, votre cauchemar
est fini.
Je voulus prendre un air de bonne humeur.
— Vraiment ? Je vous en félicite de tout cœur. Sans doute devrais-
je procéder d’abord à une vérification, mais je vous crois sur parole.
Je fouillai dans mon tiroir.
— Nous avons dit cent florins…
Je laissai retomber la belle coupure toute neuve et crissante, car
un effroyable sanglot venait de déchirer la poitrine d’Hilmacher.
— Toute ma vie… hoqueta-t-il, toute ma vie… et pour cela j’ai
parcouru la terre entière, j’ai erré d’océan en océan, pour retrouver…
Ah ! Monsieur le Bourgmestre…
J’avais repris toute mon assurance, car le spectre à la bouche
tordue et aux yeux de flamme, qui avait poussé ma porte, venait de
faire place à un pauvre homme qui pleurait.
— Prenez encore un verre, fut la seule chose que je parvins
pourtant à lui dire.
Il s’était levé ; une seconde fois je pris le billet de banque, mais il
fit un amer geste de refus.
Ses épaules ployaient comme sous un fardeau terrible.
— Vous avez parlé du diable, dit-il sourdement.
— N’est-ce pas ? Voyons, dites-le ! Criai-je, alléché par ce début
d’explication.
Un sourire lamentable plissa sa bouche.
— Ce n’était pas là-bas dans le marécage qu’il était, mais ci,
monsieur le Bourgmestre, dans votre cabinet, penché sur votre
épaule.
— Comment ? Balbutiai-je en jetant un regard enrayé autour de
moi.
— Oui, et ce fut lui qui parla par votre bouche quand vous m’avez
autorisé à pêcher à la dynamite.
Il avait saisi le bouton de la porte et j’en étais encore à regarder
ma pipe et mon verre avec les yeux ronds de la totale
incompréhension, quand la grille cria définitivement sur son départ.
Je ne le revis jamais.

*
**

Avant tout, je dois avouer que le singulier Hilmacher avait dit la


vérité ; jamais, depuis lors, pâturages ne furent plus pauvres en
événements extraordinaires que les nôtres. Le bétail s’y complaisait
à ravir et devint fort et gras.
Mais je reprends le fil de mon histoire.
Le surlendemain, je voulus vérifier l’affirmation d’Hilmacher.
J’envoyai deux de mes gardiens avec quelques têtes de bétail dans
les prés du marais.
Il fallut employer, les menaces et les promesses pour décider les
hommes, mais enfin ils se mirent en route en maugréant bien haut.
Sur le coup de quatre heures, l’un d’eux revint essoufflé et les
yeux agrandis par l’horreur.
Au bord de l’eau, parmi un tas de carpes tuées par l’explosion des
cartouches de pêche, il venait de faire une atroce découverte.
C’étaient, mêlés aux débris déchiquetés d’un gros poisson, les restes
rouges d’une femme épouvantablement mutilée ; les bras et les
jambes manquaient, mais la tête était intacte.
Je crois que jamais plus adorable visage de jeune fille ne s’était
endormi dans la richesse de sa chevelure blonde brûlant doucement
au soleil couchant, comme une gerbe de blé mûr.
DÜRER, L’IDIOT

Avant ce soir-là, fatal entre tous les soirs, je dînais en face de


Dürer, tous les jours à six heures, au « Sanglier Furieux ».
Dürer, le journaliste, Dürer, l’idiot.
J’en ai toujours voulu à ce garçon stupide, qui commençait
invariablement son repas, par une tomate gavée de mayonnaise.
Il avait l’air de se régaler d’un abcès.
Tous les soirs, je suis entré avec la résolution de lui dire :
— Un journaliste, Dürer, n’est pas nécessairement un imbécile
complet, c’est un primaire qui a une heureuse mémoire et un don
spécial pour consulter rapidement une encyclopédie, un atlas de
géographie ou un planisphère céleste.
» Il a, au long de sa carrière, tant et si copieusement renouvelé le
vernis de son cerveau, que cela a formé une couche glacée,
diamantine, cuirasse de gloire, qui étincelle et qui résiste même à
l’expérience des premiers grattages.
» Or, chez toi, Dürer, ce vernis n’est qu’une sale peau, qui luit de
loin comme un crachat tassé ou une bavure de cambouis.
Cette tirade, qui me plaisait, je l’avais écrite quelque part ; je la
trouvais heureuse, pleine d’un hautain mépris, forgée comme une
épée de grand siècle – je la connaissais par cœur et mon image dans
le miroir, la ponctuait de sobres gestes lorsque je la récitais en
soliloque.
Mais jamais je ne la servis à cet idiot de Dürer.
Une ou deux fois par semaine, à une table proche, prenait place
une jeune étudiante. Elle venait, paraît-il, assister à des expériences,
dans un laboratoire industriel voisin.
Ces jours-la, Dürer engageait avec moi, une brillante conversation
– c’est-à-dire qu’il parlait seul, à voix très haute, de façon à être
entendu par elle, et chaque fois je me promettais de lui dire :
— Que veux-tu que je fasse des mensonges que tu me sers ?
Mange ta tomate et ne te sers pas de tes doigts pour en torcher la
mayonnaise.
Naturellement, je ne disais rien, ces jours-là, je lui offrais même
le café, je me sentais fier d’être le confident de ses pharamineux
mensonges.
Car c’étaient des mensonges.
Une fois, il me dit :
— J’étais envoyé ce jour-là, par mon journal, à l’exécution capitale
de…
Je savais cela, il y était allé ; seulement il s’était évanoui en
voyant retirer du fourgon du train les bois de justice, et quand il fut
à peu près sur pattes, roulant, tanguant dans une atmosphère
d’éther comme une planète lasse, sur une place publique lointaine,
on lavait déjà à grande eau, le hagard jeu de mailloche.
Mais le jeune fille écoutait, et, de côté, elle regardait. Elle le
regardait avec cette admiration anxieuse que nous avons pour ceux
qui ont vu l’horreur en face.
Les regards des femmes se poseront toujours avec amour sur
l’aviateur au ras de sa carlingue, sur l’ardoisier qui grimpe au long
du clocher, sur le marin qui longe les hautes vergues, sur l’alpiniste
qui frappe de son piolet les extrêmes arêtes – parce qu’elles adorent
le vertige et le péril des autres.
Et ceux qui sont en face de l’horreur, ont leur âme
dangereusement penchée au-dessus de l’abîme insensé de
l’inconnu.
Mais je voyais que l’étudiante attachait des regards de plus en
plus émerveillés sur la falote tête de Dürer, journaliste idiot.
Les regards pensifs, profonds, presque tendres qu’ont les femmes
qui étudient.
Ce jour-là…
Eh bien ! Ce jour-là, il fut ignoble : la jeune femme haletait
vraiment, ses doigts nerveux chipotaient la mie de pain, les pépins
de raisins, les pelures de pêche.
Dürer ne la regardait pas, mais ne quittait pas des yeux – le
fourbe – son image dans la glace d’en face.
— Le chef des informations me disait donc, continua-t-il de sa
voix un peu voilée, en vérité une belle voix de conteur – ah ! La
canaille – « c’est du travail pour toi, Dürer, as-tu une opinion à ce
sujet ? »
» Je n’ai jamais d’opinion, répondis-je, qu’au moment même où
je ponds ma copie ; avant et après rien n’est ou n’est plus.
» Au fond, je crois peu aux endroits hantés, mais je ne suis pas à
leur sujet d’une incrédulité irréductible. Il y a encore, dans notre
métier, des exemples de journalistes qui ont payé de leur raison, de
leur vie même, leur esprit rationnel et leur dédain affiché des
superstitions.
» Alors, j’y allai – et je t’assure, mon cher, pas plus rassuré que
cela, car je pris même mon revolver, ce que je fais rarement.
» Était-ce maintenant le cadre, le temps, ou cela a-t-il aidé à me
bouleverser les idées saines ?
» Depuis la petite gare, où j’étais seul à descendre, tout au long de
cette route argileuse, il pleuvait, une pluie des marécages, qui joint
d’un trait d’eau continu la boue des fondrières au brouillard du ciel.
» Une bande de courlis criait méchamment presque au ras de la
terre, et dans la demi-brume des étangs, les foulques naviguaient
prétentieusement en escadrille marine.
» Il y avait une vieille femme qui piquait un bout de chandelle,
devant une statue, dans une niche riveraine.
» — Ma bonne petite mère, dis-je, suis-je sur le bon chemin, pour
aller aux Cigognes ? Vous savez, la maison de campagne des
Cigognes ?
» Elle ouvrit une bouche noire sur des gencives dures et trois
dents de vieille cire.
» — Les cigognes ! Mon Dieu ! Mais oui… Mais les cigognes !
» Après un salut rapide, je filai ; la bonne petite mère sentait
vilainement le suint de son étable ; mais je l’entendis crier : – « Il va
aux Cigognes ! Il va aux Cigognes ! »
» D’une masure qui ressemblait à un dos de tortue, trois vieux
sortirent pour me regarder avec des yeux fous.
» Sous mes pas, la boue borborygmait comme une chair foulée.
» Et voici que tout à coup les Cigognes étaient devant moi, dans
toute la hargneuse méfiance de leurs volets clos, de leurs grilles
corrodées, de leurs girouettes martyres.
» La maison maudite se recroquevillait comme une naine
menacée, dans l’horreur de son intérieur hanté. Le ciel lavé, d’un
vert vénéneux, lui faisait une hagarde auréole lunaire…
J’écoutais, friand de mystère et d’inconnu.
Je savais pourtant qu’il mentait – Dürer, l’idiot – qu’il n’avait pas
même la royale excuse de sortir cette aventure de son imagination.
Il l’avait pêchée dans quelque publication de rebut, débitant en
tranches la littérature fuligineuse d’Ann Radcliffe et de ses sombres
confrères.
Seulement, il mettait cela à neuf comme les teinturiers allemands
– avec d’assez riches anilines modernes. Il accrochait élégamment
une lampe de cinq cents bougies dans un manoir en ruines où
chuissaient des nocturnes pâles.
Dans une chambre ardente de basse-fosse, il installait le
cagoulard inquisiteur, dans un fauteuil club du dernier modèle.
Pour que l’étudiante l’entourât de la muette extase de ses beaux
yeux, il se serait vanté d’avoir étranglé un bookmaker ou un
marchand de bétail.
L’histoire des Cigognes s’étant achevée sur une fuite à travers des
landes en friche, ponctuée par des coups de revolver sur des ombres
voletantes, il fit apporter des cigares blonds de Hambourg.
Il avait un art profond de préluder à un récit, ou de le couper aux
endroits palpitants par des artifices de fumeur.
— Tu te rappelles Crabb, dit-il, du moins de nom – il était
correspondant à L’Empress, au moment où Steevens, le chef de
l’information, devint fou. – Il reçut de celui-ci la mission d’aller
« faire un papier » sur l’enfer.
» Crabb partit et revint au bout de deux ans – méconnaissable, un
masque de Gorgone sur la face – il prétendait avoir accompli sa
mission.
» Mais Steevens était alors dans un sanatorium confortable et
non dans un fétide bureau de rédaction. Crabb alla lui rendre visite,
et il paraît qu’il trouva l’établissement si fort à son goût, qu’il n’en
sortit plus.
» L’article de Crabb sur le monde des ténèbres infinies ne parut
jamais.
— Ça, dis-je, c’est le côté humoristique de l’épouvante, il n’y a
rien de plus amusant qu’un fou, n’est-il pas vrai ?
Dürer daigna rire.
Et ce fut sur ce rire, et la stupide parole qu’il lança, qu’il perdit
tout le bénéfice galant de ses causeries.
— Je voudrais bien, gasconna-t-il – et jamais il ne parut plus idiot
qu’à ce moment – je voudrais bien recevoir la mission d’interviewer
la haute pègre de l’enfer !
Une cuillère tinta rageusement sur le sol, et soudain nous eûmes
tous les deux une stupeur.
L’étudiante s’était levée et, rapprochée de nous, elle fixait Dürer
d’un regard sombre.
— Monsieur, dit-elle, vous mériteriez qu’on vous dise :
« Chiche ! »
La porte claqua énergiquement sur son départ.
— En langage de lycée cela signifie, dis-je, goguenard, que tu
mériterais qu’on te prenne au mot.
Le journaliste était vraiment désemparé.
— Je ne sais pas, murmura-t-il, ce qui a provoqué une telle sortie
chez elle ; elle écoutait si gentiment.
Une joie féroce m’envahissait doucement le cœur.
— Tu as raconté des pages de roman – et encore quel roman ! – et
aussi longtemps que tu n’as pas tourné l’invraisemblable en
ridicule, l’exquise enfant a semblé te croire, et pour cette unique
fois que le bon sens parle par ta bouche en se moquant du diable,
elle se révolte !
Nous sortîmes. C’était l’heure douce où les réverbères s’allument.
— Je ne puis tout de même pas inventer l’enfer pour elle,
grommela-t-il.

*
**

C’est alors que nous fûmes tout à coup devant l’abracadabrant,


devant l’incohérence dans la marche logique des choses.
Nous étions dans une étroite rue de la vieille ville ; une rue de
pignons sombres où toutes les vies se réfugiaient dans de lointaines
cuisines donnant sur des courettes moussues. En face de nous, il y
avait une petite maison proprette et rose à volets vert tendre ;
devant sa claire fenêtre une minuscule figure de vieillard ratatinée
comme un poing de lessiveuse, lisait un livre aux pages
grumeleuses. Dürer eut soudain un geste singulier, comme s’il
voulait s’agripper à mon bras, puis d’un bond, il fut devant la porte
de la maison, qui s’ouvrit et se ferma presque aussitôt, après que
Dürer eut été comme happé.
Je restais seul, immobile, stupide.
Le petit vieillard continuait à lire, puis je vis au bout de quelque
temps qu’il n’y avait pas de bonhomme là, mais un pan de vieille
draperie en toile de Jouy.
Je me mis follement à courir.

*
**

Cela avait été rapide, terrible.


Notre intelligence demande à tout événement un prélude. Elle a
horreur de l’immédiat, elle use les trois quarts de ses forces, à
tâcher de prévoir, elle veut arriver à toute chose en pente douce.
Je me doutais que des forces inconnues venaient d’être mises en
branle ; pourtant, au lieu d’en ressentir de l’effroi, je ne m’en
sentais que choqué, comme d’un manque de convenances
mondaines.

*
**

Dürer ne revint pas au « Sanglier Furieux ».


On ne le revit plus.
On s’en inquiéta peu du reste.
C’était un idiot.
Ensuite, deux ou trois de ses confrères prétendirent l’avoir vu à
Paris. Moi, je ne dis rien. Au fond, pourquoi aurais-je cessé de me
taire ? Et qu’avais-je donc à dire ?
Dürer était un idiot, dis-je, un idiot intégral.
Mais j’évitais l’antique ruelle, où du reste je n’avais rien à faire.
Deux mois plus tard, j’eus un rêve angoissant, douloureux. Trois
nuits consécutives, je le refis, identique :
Dürer, affolé, fuyait devant des clartés dont mes yeux
supportaient mal l’éclat singulier.
Il me regardait d’une façon désespérée en criant d’une voix
pleurarde :
— C’est ta faute ! C’est ta faute !
Je tâchais de lui expliquer que je n’admettais pas qu’on mangeât
des tomates à la mayonnaise en ma présence. Je bredouillais et je
finissais par dire que toute cette histoire était digne d’un idiot
comme lui ; mais il ne cessait de crier que c’était ma faute, ma faute.
Puis tout à coup, une chose mal définie, une sorte de main
difforme, mais gigantesque, jaillissait d’une masse hideuse surgie
d’entre les lueurs, et écrasait Dürer.
Cette masse attirait mes regards, et m’inspirait une peur
indescriptible ; je sentais en elle une entité abominable, blottie
parmi ces flammes spectrales.
La troisième nuit, elle prit une forme tellement épouvantable que
je m’éveillai en criant.
Mais à mon cri, un autre répondit, une plainte macabre qui
bruissait dans l’ombre.
— C’est ta faute ! C’est ta faute !
— Dürer, criai-je, Dürer !
Au même moment, un coup énorme ébranla toute la maison. Le
lendemain, je constatai que portes et fenêtres ne s’ouvraient qu’au
prix de mille difficultés, coincées mystérieusement. Le charpentier
que je fis venir était un homme qui avait vécu quelque temps à
Buenos-Aires.
— C’est fort drôle, dit-il, c’est comme cela que se comportent les
portes et les fenêtres des maisons en Amérique du Sud après un
tremblement de terre. Du moins de celles qui sont encore debout !
Je me décidai à passer par la fameuse ruelle. La petite maison
rose et verte était à vendre.

*
**

Le propriétaire était mort. Un cheval emballé, passant en furie


par la ruelle, le cueillit au pas de sa porte et le laissa par terre, le
crâne brisé.
Un notaire de campagne, homme avare de paroles, était son
légataire universel.
Je lui achetai à un prix fort raisonnable la maison avec tout ce
qu’elle contenait, y compris un perroquet. Tout ce que j’appris du
tabellion morose, fut que le défunt s’appelait Muus et le perroquet
Chandernagor.

*
**
Je vais vous dire avant tout, que je ne trouvai rien dans cette
maisonnette, rien.
Je pourrais allonger mon histoire en faisant une description
fidèle de ma nouvelle propriété. Je ne le ferai pas, cela n’ayant
aucune importance.
Les meubles étaient confortables, banals, il y avait de beaux
cristaux d’un ton passé, une horloge de Nuremberg ravissante, de
bons fauteuils, un jardin exigu où deux vieux poiriers achevaient
une vie malingre.
Si je vous servais, au lieu d’une histoire vraie, un récit imaginaire,
je pourrais tirer brillamment parti du perroquet, et en faire une
sorte de bête damnée incarnant la pâle personnalité du journaliste
Dürer, cet idiot de Dürer, ou l’âme ténébreuse de Muus.
Hélas, c’était un animal stupide, sale et vorace, ayant pour tout
répertoire un mot javanais « Sjambok » qui signifie, je crois, fouet,
et quelques hurlements inarticulés.
Comme la demeure ne me déplaisait pas, je l’habitai, et j’y vécus
quelques semaines dans la plus absolue absence de cauchemars et
d’énigmes.
Dès les premiers jours, j’avais cessé d’interroger mes voisins sur
le compte de mon prédécesseur. Ils ne gardaient en leur mémoire
que l’image d’un petit homme taciturne et sauvage, rétif à toute
avance, et qui n’achetait rien dans le quartier. Cette inimitié rejaillit
un peu sur moi, et en général on me témoignait, ou de la froideur,
ou de l’indifférence. Peut-être qu’à la longue j’aurais eu confiance
en cette maison, mais je sentais que ce calme n’était qu’apparent.
Elle avait son secret – je le sentais, comme tout homme sent une
présence qui guette, qui attend son heure. Elle faisait des feintes.
En vain, je guettai moi-même l’immobilité des choses. Car je vous
assure que par un trou de serrure, par une fente, j’ai espionné des
chambres vides de toute présence vivante ; j’ai observé avec
défiance des objets sans vie, comme des armoires, et des chaises.
Mais elles se méfiaient, elles aussi ; les choses, complices du
reste ; communiquant entre elles par des voies mystérieuses que
nous ignorons, mais dont obscurément, nous nous doutons.
N’avez-vous jamais été frappé, en certains moments, de l’attitude
hostile d’un meuble, familier et inerte en d’autres ?
C’est une constatation que tout le monde a pu faire.
Ah ! S’il vous tenait en cette minute, quel supplice atroce vous
subiriez !…
Le visage du mystère ne se montra pas. Cela jusqu’au jour de
l’orage.

*
**

Il vint du sud, apporté par une haleine de désert africain. Il


envahit le ciel d’une telle ombre que toute la nue ne sembla plus
qu’une immense menace brandie vers les hommes.
Il y eut dans la rue un bruit rapide, une danse xylophonée de
sabots d’enfants, puis le staccato des portes fermées.
Dans l’air bleuté soudain, comme un visage battu, montaient les
grands donjons jaunes de la tempête.
Je vis la femme du bourrelier d’en face regarder ma maison avec
un air d’effroi si saisissant que, sous un prétexte quelconque, je
traversai la rue pour frapper à sa porte.
Mais elle n’ouvrit pas.
Les échos de mes coups roulèrent par de longs corridors, mais
n’amenèrent personne à mon appel, et sur la porte, un bizarre
dessin quadriflore commença un monstrueux rire silencieux.
— C’est l’orage, dis-je, qui rend les gens peureux et bêtes. Cela du
reste est ancestral. Aux âges jeunes, les premiers hommes gagnaient
le couvert des bois ou les cavernes proches, aux premiers
flamboiements violets du ciel, et leur peur se résolvait en
d’immenses plaintes chantées.
Je répétai cette phrase pour mon édification personnelle et je me
promis de la retenir.
Je remarquai alors que ma vie entière était jalonnée de paroles
sœurs, comme de kairns sonores et vains, repérant les brisées d’un
inutile voyage.
— Tiens, dis-je en rentrant, qu’est-ce qu’il y a de changé ici ?
Il n’y avait rien de changé. Je ne sais quoi, dans mon regard,
interprétait autrement la forme des choses.
Dans la petite cour, les deux poiriers tremblaient de toutes leurs
feuilles, comme de séniles couards.
— Eux aussi, dis-je. Ah ! Ah ! Si je les abattais à coups de hache,
ils se sauveraient, je crois, dans quelque maison d’en face et me
fermeraient la porte au nez.
Les nuages étaient devenus si lourds et si proches qu’ils
semblaient être tassés à croupeton sur le faîte des murs ; l’un d’eux
ressemblait férocement à un crâne troué de deux yeux de laiton
liquide.
Dans la salle à manger, tout était rassurant, à part une huileuse
lueur qui traînait sur toute chose, comme une fatale moisissure.
Chandernagor n’était qu’une touffe de plumes chamarrées,
secouée d’un frisson d’onde inquiète où veillait le clou rouge de son
œil.
La grosse horloge allemande faisait le relevé comptable des
secondes, elle donnait aux choses, sujettes à la folie des ambiances,
une leçon d’honnêteté mécanique, dont je lui savais gré.
— Nagor ! Nagor ! Appelai-je.
Mais l’œil se ferma et seule la peur vibra encore, en unique vie,
dans la bête captive.
— Aux âges jeunes, répétai-je, les premiers hommes… comme si
je voulais excuser l’appréhension de l’oiseau et comme si j’attendais
un assentiment de sa part.
» Et pourtant, dis-je de nouveau, il y a quelque chose de changé
ici.
Au-dessus du mur, le crâne de fumée était resté immobile, les
nuées s’étaient figées, moulées sur l’infini.
Dans un buffet, un des hauts cristaux jaunes lança une note
soudaine en appogiature à un fantastique unisson de silence.
Le silence !
Car brusquement l’horloge allemande s’était tue ; son bruit se
trancha au couteau.
On aurait dit qu’un grand cœur fraternel, qui marchait au rythme
du mien, venait de mourir.
La pulsation de l’atmosphère qu’était son tic-tac, s’était éteinte,
une présence morte devait être là, près à me frôler, un cadavre
invisible.
Je levai les yeux attristés sur la ronde et joviale face de l’horloge,
mais je les détournai avec horreur.
C’était devenu une figure fantômale, vitreuse, fixant d’un regard
halluciné et avide quelque chose que je ne pouvais voir.
Mais ce silence, cette immobilité, hurlaient à présent,
gesticulaient, féroces, matérialisés sous des formes qui me
semblaient devenir tangibles.
— Ah ! Ah ! Tu as voulu connaître le mystère de la petite maison
rose et vert tendre.
» Nous sommes là, les choses qu’on imagine inanimées, les
choses aux âmes obscures et infernalement cruelles. Toi et tes
frères, vous nous avez refusé des âmes ! Vous oubliez la joie
méchante avec laquelle les lourds meubles immobiles vous cognent
dans l’ombre ; vous n’accusez que votre négligence, quand nos
verres aigus vous tranchent les lèvres et que nos clous vous
arrachent sournoisement les chairs, ou que les draperies vous
soufflent des poussières corrosives au visage !
» Nous voici rangés en spectateurs émerveillés. Qui attend-t-on
pour commencer le spectacle rouge et noir du dernier supplice de
cet homme ? Nous le savons bien qui l’on attend !
Ainsi trépidait dans le silence l’impatience de cette multitude
immobile.
Je le sentais : le mystère était en marche, ses entraves venaient
de tomber.
Pendant des semaines je l’avais cherché dans l’ombre des caves et
des greniers, par les minuits ensanglantés des lueurs rôdeuses des
chandelles et des lanternes sourdes. Il m’avait suivi, impuissant,
rongé de mille fureurs muettes, heurtant ses ailes monstrueuses à
une barrière occulte, infranchissable.
Et ce qui le libérait, c’était l’orage électrique qui allait éclater en
vessie géante, gonflée de toutes les rages surhumaines. Là, encore,
je tournai les yeux vers cette paille de bon sens qui flottaient
solitaire, sur l’océan de ma terreur.
— C’est donc une cause naturelle… scienti… scientifique.
Je ne sais plus si je balbutiai ces mots à haute voix ; je ne le crois
pas. L’air épais ne devait plus conduire les molles vagues du son, car
la porte… la porte commençait à s’ouvrir, lente, silencieuse, sur des
gonds baignés d’huile.
Dans cette maison où fêtais seul, – seul – à cette minute où rien
ne bougeait, dans ce silence qui ne permettait plus le bruit d’un
souffle… une porte s’ouvrait seule, seule, oh ! Affreusement seule !
Seigneur ! Et je ne pouvais baisser les yeux ; j’étais condamné à
voir entrer le mystère, l’épouvante visible – celle que le pitoyable
fantôme de Dürer me clamait au sortir de mon rêve.
Déjà un pan du corridor se montrait – et sur la poignée extérieure
de la porte…
Une chose innommable, une main, géante parmi les géantes,
ardente d’un immense feu intérieur, comme une odieuse fonte
surchauffée, griffue au-delà de l’abominable, et suivait…
Oh ! Mon rêve !
Un tourbillon de flammes laiteuses, des montagnes qui
s’effondrent, une chute dans le gouffre des gouffres, le long de
parois-bouches qui hurlent, hurlent, hurlent.

*
**

La foudre venait de tomber sur la petite maison rose et vert


tendre – la pulvérisant.
On me releva sous un amas de fines cendres, tout ce qui restait de
la demeure.
*
**

Ceci est l’histoire d’un homme aveugle que j’ai rencontré


plusieurs jours de suite, dans un parc public, vieillot et humide,
d’Heidelberg la très savante.
Il était accompagné d’une jeune femme au regard pensif et
profond qui avait pour lui une sollicitude affectueuse et attendrie.
L’AUBERGE DES SPECTRES

Dans le mystère du monde paléolithique…


Freyman racontait une histoire de sauriens géants des âges
quaternaires, une de ces histoires savantes et lourdes qui lui étaient
familières et que l’on écoutait avec des airs d’attention hypocrite, les
idées ailleurs.
Ses compagnons et lui finissaient de dîner ; c’était un jour maigre
et l’aubergiste n’avait servi que des œufs, une friture de goujons et
un plat de légumes au beurre rance. L’aie était aigre et le vin
détestable bien qu’il coûtât cher.
Par la fenêtre ouverte entrait un souffle de fournaise ; le vent,
soufflant du sud-est sur un parcours de trente-cinq milles de sables
rouges et de bruyères sèches, avait pris des ardeurs de simoun.
Si Freyman avait servi une histoire d’ours polaires, peut-être son
auditoire aurait-il prêté une oreille complaisante, mais sa monotone
causerie s’allongeait à travers des jungles tropicales et des
marécages proches du degré d’ébullition. Il n’y eut pas de dessert,
l’hôte prétextant que ses boîtes de biscuits étaient vides et que les
fourmis avaient dévoré les dernières fraises de ses plates-bandes. Il
posa sur la table une boîte de fer-blanc contenant quelques cigares
et, aussitôt présenta la note.
— J’attelle à trois heures pour aller à Markenham, dit-il, et je
ferme l’établissement, mais si vous voulez rester, je laisserai la salle
de bar à votre disposition. Je serai de retour à sept heures et
j’apporterai des truites ou un saumon frais pour le souper.
— Pour ma part, je préfère rester, dit M. Shean. Je me suis promis
de passer la journée entière à la campagne et je le ferai… By Jove, je
le ferai !
Freyman eut un geste d’indifférence.
Le troisième et dernier convive autour de la table ronde était
Pilcher ; il s’était endormi sur sa chaise et n’émit aucun avis.
D’ailleurs, qui aurait attendu, écouté ou suivi l’avis d’une créature
comme Pilcher ?
On entendit des clés grincer dans des serrures et, quelque temps
après, une tapissière s’éloigna sur la route de Markenham, puis
disparut derrière une dune.
Freyman s’arrêta net au milieu d’une phrase où il était question
de l’aurochs et de l’homme du Neandertal et frappa du plat de la
main le crâne luisant de Pilcher.
— J’ai rien fait… et puis j’ai un alibi et je ne parlerai que devant
mon avocat… glapit celui-ci en s’éveillant.
— Bon, le voilà qui rêve encore qu’il est amené au poste gronda
M. Shean avec mépris.
Freyman consulta sa montre comme aurait fait un médecin
prenant le pouls d’un malade.
— Nous attendrons vingt minutes et alors la carriole de
l’aubergiste, en gravissant la colline des Trois Blancs, redeviendra
visible. Ainsi nous serons certains qu’il ne fera pas tourner bride à
son canasson et serons tranquille jusqu’à sept heures.
— S’il laisse comme ça la taule à la disposition du premier venu,
c’est ce qu’il n’y a rien à y voler, ricana Pilcher… Mauvaise affaire,
voilà ce que je dis.
— Qui vous parle de voler ? Riposta M. Shean, et quant à l’affaire,
ce n’est pas la vôtre.
Pilcher haussa les épaules. Que lui importait après tout ? Il était
payé d’avance pour ce qu’il avait à faire et ne se souciait pas du
reste.
C’était un homme stupide, mais il n’avait pas son pareil pour
crocheter des serrures, sans que rien n’y parût.

*
**
Le silence tomba, lourd comme le brûlant faisceau solaire qui
incendiait les verres et a glace tavelée du comptoir ; on entendit le
bruit de souris de la montre de Freyman.
M. Shean le rompit.
— Vous avez bien prévu les choses, Frey, murmura-t-il…
L’aubergiste seul au logis, sa course à Markenham, l’abandon de la
salle du bar à ses clients et son retour promis pour sept heures.
— Il ne faut pas s’en étonner, répondit Frey, puisque c’est pure
logique ; c’est ainsi qu’il a agi avec Trevitter et Moscombe…
— … Qui ne surent profiter de l’occasion, persifla-t-il.
Freyman tourna les yeux vers la lointaine colline, la vit toujours
vide, brasillant au soleil, et reprit l’examen de sa montre.
— Je ne sais si ce tavernier du diable ne fournit pas bénévolement
une occasion à des gens comme nous pour…
Il hésita visiblement et conclut d’une voix un peu inquiète.
— … Pour faire ce que nous voulons faire.

*
**

À ce moment la tapissière parut au loin, gravissant au pas le


ruban laiteux de la côte.
Freyman ferma le boîtier de son chronomètre et donna une tape
sur l’épaule de Pilcher qui s’endormait de nouveau.
— À l’ouvrage ! ordonna-t-il.
L’homme chauve fut debout en un instant ; il tira de la poche de
sa jaquette une longue boîte plate et la considéra avec amour.
— J’vas gagner mes cinq livres, ricana-t-il.
Ils traversèrent la spacieuse salle où ils avaient pris leur repas,
puis, ayant poussé une porte, s’engagèrent à la file indienne dans un
énorme corridor où régnait une fraîcheur de cave, bienvenue après
la température saharienne de la pièce qu’ils venaient de quitter.
— Faut-il essayer ? demanda Pilcher en montrant du doigt une
série de portes closes.
— Inutile, cela doit se trouver à l’étage, répondit Freyman.
Au fond du vestibule, un sombre escalier filait en vrille vers les
hauteurs. Le premier palier qu’ils atteignirent était vaste comme un
hall et servait de carrefour à trois allées latérales aux portes
innombrables.
— Quel caravansérail ! Opina M. Shean. Et dire que cet olibrius
d’hôtelier habite seul dans cette boîte qui peut rivaliser avec une
abbaye !
Freyman se crut obligé de donner quelques explications.
— Cette boîte comme vous l’appelez fut construite en 1784 à en
croire l’écusson de la façade. Elle a dû servir de relais de poste, puis
d’auberge de rouliers, car en dehors d’elle il n’y a, dans ce maudit
pays de sable et de bruyères, pas l’ombre d’un toit pour abriter
hommes ou bêtes. Il est certain qu’en des temps passablement
lointains, elle possédait une ample clientèle de passage.
Pilcher examinait les portes d’un air connaisseur.
— C’est du bon bois, approuva-t-il, et les serrures sont
honorables… Y aurait-il un petit supplément… disons à la
commission, s’il y avait de l’argent derrière ?
M. Shean eut un sourire sinistre.
— Imbécile, il n’y a pas un sou !
— Bon… mais des fois… des bijoux… un trésor, que sais-je moi ?
Insista le gros.
— Assez, Pilcher, il n’y a rien à trouver de ce genre, je vous le dis !
Pilcher soupira et tira de son étui de fins instruments en acier
bleu.
— Par où faut-il commencer ? demanda-t-il.
— Passons au second étage, ordonna Freyman.
Tout à coup, au fond d’un interminable couloir latéral, Freyman
fit halte.
D’un doigt qui tremblait un peu, il désignait une porte si sombre
qu’elle était à peine visible dans la pénombre du Lieu.
— Peut-être que c’est là, murmura-t-il.
M. Shean eut un léger recul.
— Allez-y, Pilcher !
Au bout de quelques minutes, le gros homme retira, de la serrure
qu’il avait attaquée, une tige de métal toute tordue.
— Eh bien, si je m’attendais à une pareille résistance !… s’écria-t-
il stupéfait. Un coffre-fort ne me ferait pas une pareille blague !
Il changea trois fois d’instrument avant qu’un léger déclic se fit
entendre.
— Enfin, ça y est ! Soupira-t-il en se redressant, le visage reluisant
de sueur.
Il voulut pousser la porte, mais Freyman l’en empêcha.
— Voulez-vous passer le premier, monsieur Shean ? demanda-t-il.
M. Shean tordait ses mains sèches, et ses lèvres tremblaient.
— Alors, murmura-t-il avec peine… alors, allons-nous savoir
pourquoi on appelle cette maison de malheur l’Auberge des
Spectres ?
Il poussa la porte avec une telle nervosité qu’elle battit le mur
avec un bruit formidable de tonnerre.

*
**

De l’autre côté de la colline des Trois Blancs, la tapissière fit


halte. Le conducteur arrêta son choix sur un minuscule marigot
d’eau verte encadrée de troènes et dont les bords nourrissaient une
herbe pâle.
Le cheval se mit aussitôt à la tondre de ses longues dents avides,
pendant que son maître s’installait dans une étroite bande d’ombre
pour fumer sa pipe.
Du fond de la plaine, noire dans le poudroiement solaire, une
silhouette maigre et lasse s’avançait.
Le tavernier la regardait venir, soufflant de temps à autre un
mince rond de fumée dans l’air torride.
L’arrivant se choisit à son tour un coin frais et tira de sa poche un
long cigare noir avant de souhaiter un bref bonjour.
— Alors, Casby ?
L’aubergiste pointa le bout de sa pipe en terre dans la direction de
la sinistre demeure perdue à l’horizon.
— Ils sont là, monsieur Quaterfage.
— Freyman et Shean ?
— Oui, ainsi qu’un petit homme gros et chauve qui dort tout le
temps.
— Pilcher, le cambrioleur, sans aucun doute.
Ils fumèrent quelque temps en silence, puis le long gentleman se
mit à parler d’une voix lente et triste.
— Ils réussiront certainement, là où Trevitter et Moscombe ont
échoué. Shean est intelligent. Freyman l’est moins, mais il est
tenace en diable et ne manque ni de logique ni d’esprit de suite dans
ce qu’il entreprend.
— Si cela rendait un peu de prospérité à ma maison, en la
nettoyant de cette saleté… dit Casby.
Son compagnon – il avait des allures de clergyman –
l’interrompit d’un geste sévère.
— N’employez pas des termes pareils, pour désigner une chose
terrible entre toutes, Casby, et il est vraiment dommage que deux
hommes de valeur comme Shean et Freyman doivent payer de la
pire des épouvantes de mesquins intérêts comme les vôtres. Voyez-
vous, il y a des moments où je regrette de vous avoir conseillé…
Casby lui jeta un regard de colère.
— Je vous paie pour exorciser ma maison, alors de quoi vous
plaignez-vous, monsieur Quaterfage ?
Le clergyman poussa un gémissement.
— Exorciser… le terme est bien impropre, Casby, mais je suis
presque contraint de l’admettre, n’en connaissant pas qui soit plus
proche de la vérité des choses. Quand Trevitter et Moscombe ont
appris que l’une des portes de vos chambres portait le signe du Roi
Salomon, ils ont voulu savoir ce qu’il y avait derrière. Ils étaient des
membres forts actifs de la Société de Recherches Physiques ; mais
ils avaient négligé de se faire accompagner d’un forceur de serrures.
Casby se pencha vers son compagnon.
— Voilà sept ans que j’ai repris l’auberge et il ne m’est
certainement pas venu à l’idée d’aller voir ce qui se trouvait dans la
chambre interdite… bien que la… hum… la chose ne m’ait apporté
qu’une malchance de diable. Mais vous, monsieur Quaterfage ?
Avez-vous une idée de ce que ça pourrait être ?
Le clergyman eut un geste d’effroi.
— Grand Dieu ! Non… et je préfère ne rien imaginer. Connaissez-
vous l’histoire du pêcheur des Milles et Une Nuits, qui délivra un
génie malfaisant emprisonné dans un vase de plomb, marqué du
sceau du Roi Salomon, puis jeté au fond de la mer ?
— Quand j’étais petit on me l’a racontée, avoua Casby.
— Je ne puis m’empêcher d’y penser… Souvenez-vous de ce qui se
passa à l’auberge peu de temps avant votre venue.
« Trois voyageurs y descendirent un soir. C’étaient des gens de
couleur, des Hindous, lapidaires connus et estimés sur tous les
marchés d’Europe.
» Deux d’entre eux occupèrent la chambre aujourd’hui
condamnée et l’autre fut logé dans une pièce voisine.
» Le lendemain, on trouva les deux gentlemen assassinés et
dépouillés de leurs biens. On ne découvrit jamais le coupable.
» Leur compagnon resta à l’auberge jusqu’à la fin de l’enquête et,
avant de partir, il lança un anathème épouvantable sur la chambre
du crime.
» — J’emprisonne dans cette chambre de malheur et d’affreuse
injustice une chose plus forte que la mort, déclara-t-il. Je conjure
les hommes qui viendront sous ce toit de ne jamais lui rendre la
liberté.
» Sur ces mots, il posa le chaton de sa bague sur le bois du
panneau, qui fuma comme marqué au fer rouge.
» On a découvert depuis lors, dans la trace laissée, le
pentagramme redoutable du Roi Salomon, et personne ne s’avisa de
passer outre à la défense de l’enchanteur, même les gens chargés de
mission officielle.
— Ainsi, ce serait vraiment un spectre ? murmura Casby. Il m’est
parfois arrivé d’écouter à la porte close, sans jamais rien entendre,
mais je vous jure que le silence qui régnait derrière elle était plus
terrible que le rugissement de la pire tourmente.
Quaterfage s’épongea le front où perlaient d’énormes larmes de
sueur.
— À ce moment, dit-il d’une voix à peine perceptible, ils savent
peut-être… Avez-vous apporté les jumelles ?
Casby se dirigea vers la tapissière et en rapporta deux jumelles
marines gainées de cuir fauve.
— Du haut de la colline nous pourrons voir, murmura Quaterfage.
— Voir quoi ? demanda Casby ; mais il ne reçut pas de réponse.
Installés dans le sable brûlant, la tête dépassant à peine le faîte
monticule, les deux hommes se mirent en observation.
Un grondement sourd ébranla soudain l’espace.
— Il tonne, dit Casby en regardant avec surprise le ciel
éperdument bleu se voûtant au-dessus de l’immense plaine
désertique… Et puis : Oh ! Mais… regardez donc les arbres de mon
jardin ! Il n’y a pas de souffle d’air suffisant pour faire trembler une
feuille de bouleau et…
Dans le champ des jumelles, les deux hommes voyaient les arbres
lointains se tordre comme des roseaux dans la tempête.
— Les voilà ! cria Quaterfage. Je les reconnais… Shean est en tête,
puis Freyman. Pilcher les suit… Ils courent comme des fous… Oh,
Seigneur !
Ce cri de détresse fut poussé en même temps par Quaterfage et
Casby.
Les trois fugitifs venaient d’être soulevés du sol, saisis par une
main invisible et monstrueuse et projetés à une hauteur
fantastique.
Leurs silhouettes diminuèrent au gré d’une vitesse et d’une
distance prodigieuse et se perdirent dans l’aveuglante lumière.
Alors le sol frémit et Casby s’écria d’une voix déchirante :
— Oh ! Ma maison !
Au loin, dans une gloire de poussière dorée, l’auberge se couchait
comme un château de cartes qui se ploie avant de s’écrouler.
Quaterfage et Casby se laissèrent rouler au bas de la colline,
hurlant d’épouvante, se plongeant la face dans le sable pour ne pas
voir la gigantesque et monstrueuse forme qui s’élevait au-dessus
des décombres, noire comme l’Érèbe, croissant avec une vélocité
effroyable et dont le front voilait le disque flamboyant du soleil de
quatre heures.
L’HISTOIRE DU WÛLKH

Ce fut dans une petite taverne de Limerick que Weybridge fit la


connaissance du taxidermiste. Il venait de chasser à Seaw Felle et en
rapportait trois canards garrots au plumage piqué d’azur et un
merveilleux harle rose.
Le taxidermiste était un vieux et sa taille pliée comme un canif,
mais il portait une pelisse de loutre de mer qui devait valoir
beaucoup de livres.
Weybridge avait trente ans et des muscles de fer jaillissaient sous
l’épais sweater de laine brune.
— Beaux coups de fusil, murmura le vieux. Ces harles sont très
méfiants et on les approche difficilement.
Le chasseur n’était pas bavard, mais il se trouvait pris par son
côté faible ; il s’installa à la table du vieux et demanda un grog, car
le temps était au vent et à la pluie.
— Je le suivais des yeux depuis près d’une heure, racontait-il,
tournoyant au-dessus du marécage. Il n’y avait qu’un seul rai de
soleil pour jouer sur la vastité et il l’accrochait, c’était comme un
prisme volant, tous feux dehors, qui descendait sur l’eau.
Le vieillard s’empara de la dépouille que deux rubis sanglants
étoilaient à peine.
— Dommage, grommela-t-il, si ce harle avait été chevronné sur
l’aile, il vaudrait de l’argent pour le naturaliste.
Weybridge haussa les épaules insouciantes ; il n’aimait pas
l’argent, mais la chasse, ses feintes et ses ruses, ses triomphes
comme ses déboires, et puis il avait le marécage dans la peau.
— Peu importe, dit-il ; il m’est arrivé de tirer une outarde et de ne
pas en être fier, parce que la bête, fatiguée par trois jours de vol
dans une tempête d’ouest, se tenait tapie dans une touffe de
salicornes, à peine capable d’un dernier coup d’aile, et par contre j’ai
crié de joie en plaçant un doublé dans une bande de foulques
manœuvrant avec une habileté de vedettes d’escadre entre des
écharpes de brouillard et des lots de roseaux.
— Ah ! Jeunesse, murmura le vieux en faisant signe au waiter de
remplir les verres.
Ils trinquèrent en silence, puis le taxidermiste reprit :
— Vous chassez aux Seaws ? N’allez-vous jamais aux Fenns du
Shannon ?
Weybridge lui jeta un regard étonné ; l’homme étant étranger, la
question lui paraissait singulière.
Le Fenn est un marais hideux, voisin de la mer d’Irlande, redouté
pour ses sables mouvants et ses boues profondes et prudemment
tenu à l’écart de toutes les aventures de chasse.
— Non, répondit-il avec franchise, car je sais distinguer la
vaillance de la témérité ; les probabilités de malheur sont trop
considérables dans le Fenn et ne pourraient être compensées par les
résultats, aussi beaux qu’ils puissent être.
— Même si vous parveniez à tuer un Wûlkh ? murmura le vieux.
Weybridge était un homme franc et jovial, mais sa bonne
éducation avait quelque peu souffert par la vie solitaire et sauvage
qu’il menait sur les terres de chasse. Il répondit dans un gros rire :
— Vous êtes fou, sir !
Le vieillard ne parut guère froissé par cette inconvenance ; il
hocha doucement sa tête chenue.
— Vous êtes monsieur, un homme qui aimez le sport et le sport le
plus noble qu’il soit : la chasse ; moi je suis un homme de science ;
mais c’est au nom de celle-ci que je vous dis : Non, sir, je ne suis pas
fou.
Le parler grave du vieil homme impressionna Weybridge.
— Voilà deux fois au cours de mon existence que j’entends parler
de cet oiseau fabuleux que vous appelez le Wûlkh, avoua-t-il, et
chaque fois dans des circonstances tragiques.
» La première fois ce fut quand Nat Lamb partit à sa recherche
dans le Fenn. Lamb était un homme grossier et sans imagination,
mais c’était un chasseur. Je l’ai vu pleurer devant un vieux fusil que
l’armurier refusait de lui réparer encore, à cause du danger
imminent d’éclatement qu’il offrait. Il restait des nuits entières, des
nuits de gel, à l’affût des tadornes… de formidables bêtes, allez, et
malignes comme des diablesses qu’elles sont en vérité.
» Il avait été appelé chez je ne sais quel savant pour tirer un
Wûlkh. Il n’y croyait pas… mais il n’aurait pas voulu manquer la
moindre chance de l’abattre. Il erra dans le Fenn pendant des
journées, et, chaque matin en le voyant partir, le pasteur récitait à
voix basse la prière des agonisants. Un soir, il ne revint pas : les
boues mouvantes du Fenn l’avaient happé.
— Vraiment ? dit le vieux. Et l’autre fois ?
Un pli amer déforma la bouche du chasseur.
— C’était une femme, Tilda Ascroft, une merveilleuse jeune fille,
le meilleur fusil de l’Irlande. Elle avait chassé le tigre dans la jungle
interdite du Térai, elle avait vécu des mois avec des chasseurs
d’oiseaux des Faroër, sur une île accore battue par les tempêtes
nordiques et infestée de rats bleus. Elle aussi accepta la mission
fantastique…
Le front de Weybridge s’était rembruni et il s’était mis à parler à
voix plus basse, comme s’il lui en coûtait de raconter la suite.
— Elle le fit pour l’argent, elle, car sa vie, complètement vouée à
la chasse, était coûteuse. Elle avait des dettes et elle rêvait de partir
pour le Grand Nord pour s’en prendre à la faune polaire. On lui
avais promis une somme énorme si elle réussissait.
» Elle s’enlisa dans les sables mouvants non loin de l’îlot central
du Fenn, une sorte de morne qui domine la funèbre vastité lacustre.
Elle avait vingt-huit ans et son fiancée se tua, vous vous rappelez ?
Lew Summerville, le champion de tennis de Belfast Collège.
— Excusez-moi, dit poliment le vieillard, je ne connais rien de ce
qui regarde le sport et ses héros. Je vis au milieu de mes livres, de
mes scalpels, de mes vide-crânes et de mes sujets naturalisés. Mais
je vous le dis, en vérité, mon jeune ami, le Wûlkh existe, ce n’est pas
douteux.
De nouveau il fit signe au barman et les verres furent remplis de
grogs épicés et brûlants.
La tête tournait un peu à Weybridge, mais quand il pouvait parler
chasse, il s’attardait volontiers auprès d’une table de taverne où
l’écoutait un auditoire complaisant.
— Parlez-moi du Wûlkh, dit-il tout à coup.
Le vieillard se frotta longuement les mains sèches dont les
jointures craquèrent, ses yeux se plissèrent et une lueur verte glissa
par leurs fentes minces.
— Aux premiers âges, commença-t-il, – excusez-moi de débuter
d’une aussi pédante façon, – la terre, les eaux et le ciel ont été
hantés par des créatures que nous jugeons être monstrueuses, bien
qu’en fait ce fussent des merveilles de force et de puissance. Je vous
épargnerai leurs noms barbares de brontosaures, de plésiosaures et
autres.
» Sur les eaux des immenses marécages d’alors évoluait une
créature formidable : le ptérodactyle. Un cauchemar vivant : des
ailes membraneuses de chiroptère, des griffes d’aigle, un crâne de
saurien aux dents redoutables. Quand les dinosauriens eurent
disparu de la surface sublunaire, il persistait encore à régner dans
son ciel mais il se transformait : il devenait plus petit, tout en
restant monstrueux. Il quitta les régions chaudes, remonta vers le
nord, s’adapta à un climat plus tempéré tout en n’osant affronter les
froids du Septentrion.
Le taxidermiste fit une pause et frappa le sol du pied.
— Ici, en cette région favorisée par les eaux chaudes du Gulf-
stream, il se trouvait avoir atteint la lisière des terres habitables
pour lui. Il y est revenu… il y est resté ! Le sot nom de Wûlkh lui est
venu du cri qu’il pousse en louvoyant à travers les rudes souffles de
l’Atlantique. Et je vous dis, chasseur, s’il y a un endroit au monde où
il peut se réfugier encore, c’est dans le Fenn, l’odieux marécage qui
se refuse à toute intrusion de la part des hommes.
— Excepté la mienne ! lança Weybridge avec fougue. Si votre
Wûlkh existe, eh bien ! Il n’y aura que moi pour le tirer, j’en prends
l’engagement formel.
— Votre prix ? demanda froidement le vieux.
Weybridge le regarda avec colère.
— Je le répète, sir, vous êtes fou… Si votre Wûlkh est bon à
manger, je le ferai griller à la broche ; s’il est aussi mauvais qu’une
foulque de trois ans, je le clouerai sur la porte de ma grange pour
effrayer les chats et les corneilles.
— Soit, concéda le taxidermiste, je comprends que des gens
puissent travailler et surtout s’exposer pour l’honneur. Je vous dirai
donc, pour votre gouverne, que les animaux de son genre prennent
toujours leur vol par les fins de tempête.
— Je vous remercie, dit chaleureusement Weybridge, car voilà un
renseignement précieux. N’est chasseur que celui qui connaît les
coutumes des bêtes qu’il traque et veut tuer. À bientôt, sir, si vous
restez à Limerik vous entendrez encore parler de moi.

*
**

Weybridge fit le tour du chenil et regarda attentivement les


splendides animaux qui donnaient bruyamment de la gueule en le
voyant fin prêt pour la chasse.
La partie qu’il entreprenait était hasardeuse et il savait que
l’instinct détournait les chiens des terres de péril où dormaient les
sables mouvants et les boues profondes.
Il ne pouvait compter ni sur Snow ni sur Flame, les setters, l’un
blanc comme neige, l’autre roux comme un feu de joie, bêtes
intelligentes et prudentes. Son regard s’arrêta longuement sur
Tempest.
C’était un pointer de haute race, souple comme un fouet et
n’obéissant qu’à son désir violent de pourchasser les bêtes.
Weybridge l’aimait à la façon d’un père, faible envers son
mauvais garnement de fils.
— C’est le seul parmi mes chiens qui ne soit pas un esclave,
disait-il, et non seulement il ne l’est pas, mais c’est à peine un
serviteur !
Ceux qui ne comprenaient pas le chasseur demandaient :
— Et qu’est-il donc, votre Tempest ?
— C’est mon ami, répondait gravement Weybridge, et un allié.
Il ouvrit la grille du box et le pointer partit comme une flèche à la
poursuite furieuse des gélines picorant dans la cour. Les autres
chiens commencèrent une longue plainte de déception et de
jalousie.
— Tem, murmura le maître, ou la journée sera splendide ou
terrible.
Après un moment d’hésitation, il avait pris au râtelier un fusil
automatique à cinq coups.
Il n’aimait pas cette arme, qui lui paraissait injuste et
déshonnête. Le gibier peut espérer un salut de fuite devant un fusil
à deux coups, mais il perd toute chance de salut devant la rafale
rapide d’un automatique.
Weybridge montrait une sorte de loyauté envers les bêtes qu’il
pourchassait : il aurait rougi de tuer un lièvre au gîte ; dans la
réserve qui lui appartenait en propre, il défendait la fenaison totale
et ne permettait que quelques rares andains dans la plaine
herbeuse ; de cette manière le gibier pouvait se défendre encore.
L’automatique, qui fauche la moitié d’une compagnie de
perdreaux, qui anéantit le quatuor matinal des courlis et qui permet
au moins deux cartouches maladroites au tireur, était une arme
déloyale selon lui.
— Bah, dit-il en vérifiant minutieusement l’éjaculateur, je mets le
sable mouvant dans le plateau de la balance ; il doit peser bien
lourd-presque autant que ma propre peau !
Tempest était venu se ranger à ses côtés, car il refusait la marche
servile rivée aux talons du maître : il voyageait de compagnie et
semblait se complaire à la conversation.
Weybridge laissa les Seaws à sa gauche et prit la direction de la
mer. Le pointer leva un nez frémissant vers les marigots proches
d’où s’envolaient des sarcelles, puis il tomba en arrêt devant une
poule d’eau horriblement haute sur pattes et qui s’enfuit en criant,
traçant un double sillage sur la moire des eaux.
— Nous prendrons par la falaise, dit Weybridge ; et sans doute
Tempest comprit-il, car il s’élança vers la ligne ambrée de l’ouest. Il
devait penser aux nuages ébouriffés des culs-blancs et à la noire
engeance des macreuses qui hantent le voisinage de l’eau salée.
Quand Weybridge atteignit la falaise, il fit halte et suivit des yeux
la longue muraille cendreuse.
Il savait qu’à un mille de là, elle cesse brusquement laissant
passage à une brève rivière, née dans le Fenn et qu’il n’aurait qu’à la
remonter pour arriver dans la région interdite.
Le matin était gris, mais clair. L’horizon lavé par les averses de la
veille s’approchait avec les longues fumées des vapeurs et les
mamelles gonflées des dundees.
Au haut de la falaise, de petits macareux se poursuivaient en
piaillant de plaisir et de gros stercoraires noirs se faisaient chasser
de leurs socles par l’humeur furibonde des mouettes flamandes.
Weybridge sourit à ce tableau familier ; un sentiment étrange et
mélancolique venait de s’emparer de lui. Sans trop savoir pourquoi
il concluait machinalement une trêve avec ses adversaires des
autres heures.
Une barge rouge s’envola à dix pas, les ailes froufroutantes ;
Weybridge ne fit aucun geste et Tempest gémit sans comprendre.
Très vaguement, le chasseur se sentait frère dans la peur de tous
ces êtres qui reçoivent la mort de la main de l’homme ; dans peu
d’heures, il serait lui-même une proie, perdue sur la piste chaude et
poursuivie par une forme funèbre entre toutes…
Le Fenn parut, au détour de la roche, grande étendue miroitante
et tavelée de losanges pallides ; presque à son centre géométrique
un cône montait vers les brumes basses.
— Je connais un mille de terre ferme, Tem dit Weybridge et
après… que Dieu nous guide !
Le pointer avait pris les devants ; il ne quêtait pas, il humait à
longs traits la brise de terre qui leur apportait des fadeurs de
charogne et de marcescence. Weybridge vit un immense jeu de
marelle à quadrilatères presque égaux devenir plus proche et alors il
remarqua des avocettes.
L’avocette est un joli échassier, au bec retroussé comme un nez
de trottin parisien ; elle est fine en diable et méfiante comme tout,
aussi elle laisse la plage ferme et les alluvions aux harles
présomptueux et aux espiègles pluviers. Elle se tient sur les bancs
mouvants, s’y sachant à l’abri de la cinglée de plomb.
Les oiseaux virent l’homme et se concertèrent étonnés d’une telle
audace.
Ils passaient à la lisière des terrains sûrs, mais à petits bonds
latéraux ils gagnèrent le tapis trompeur des mousses d’eau et des
feurres noyés.
Weybridge contourna leurs positions, puis, sondant le sol de la
pointe d’un jonc, il continua sa marche dans le Fenn.
Au premier coup d’œil, tout autour de lui était rassurant : des
langues de terre dure et presque sèche s’avançaient en éperon dans
le marécage ; elles soutenaient son poids sans faillir et sans que
l’empreinte de ses pas se remplît d’eau. L’illusion du jeu de marelle
avait disparu au regard du chasseur, mais persistait néanmoins dans
sa mémoire. Une image brève l’obséda : de cette partie fantomale, il
était l’enjeu posé au beau milieu du damier même.
L’atmosphère présentait ce singulier mélange de paix et de fureur
d’une fin de tempête nordique, avec ses alternances de calme plat et
de soudaines huées de rafales. Au loin, la fumée noire des vanneaux
s’éparpillait au-dessus d’un chapelet de marigots et, par instants,
Weybridge crut entendre le clairon voilé des tadornes.
En se retournant vers la falaise, il la vit plus lointaine qu’il ne
l’aurait pensé et son cœur se serra devant l’immense et hostile
solitude dont il devenait le point central à peine mouvant.
L’horizon d’ailleurs se déplaçait au gré d’une suite de mirages. Là
où l’homme croyait devoir apercevoir la mer, il voyait le mur laiteux
de la falaise ; une forêt de roseaux qu’il avait repérée en plein sud
était devenue inexistante, remplacée par de longs lots d’algues
mortes. Il frissonna à cette magie lacustre, et, petit à petit, sentit la
grande épouvante des eaux venir à lui.
Le morne central était plus proche, une chaussée de sable d’ocre
le joignit au chemin qu’il parcourait. Cette butte fuligineuse
personnifiait pour l’homme la sécurité et le salut.
Une fois à son sommet, il dominait la terre inhumaine, il
connaissait sa ligne de retraite vers le sol ferme : il tenait le secret
du Fenn. Les distances sont trompeuses dans le marais, et quand
Weybridge eut parcouru un demi-mille de la chaussée de sable, il ne
s’en trouva pas plus proche du but.
Tempest marchait de nouveau à ses côtés et rien, dans son
attitude, ne trahissait sa joie coutumière. De temps à autre le maître
voyait le regard rouge et pensif du chien se poser furtivement sur
lui. Soudain la bête fit halte, huma le vent et gémit ; un instant la
queue battit à coups précipités les flancs frissonnants.
— Alors, Tem, fit le maître, que signifie… ?
Le pointer lui jeta un regard profond et son échine se courba.
— Peur ? demanda Weybridge étonné.
Alors, du fond de la plaine liquide, il entendit le bruit.
C’était une rumeur double et singulière : le cri aigre du papier qui
se déchire allié au crissement aigu d’une lime mordant le fer.
Le chasseur ne put la situer dans sa mémoire, mais il l’apparenta
à la crécelle lointaine de certains gros rapaces, comme les
grampians, prenant leur quart d’affût.
— Tem… commença Weybridge ; et brusquement il eut le
sentiment du malheur : le pointer n’était plus à ses côtés.
Le chasseur pivota sur les talons et une terrible tristesse
l’envahit ; au loin, arrivant déjà au tournant de la chaussée de sable,
une ligne blanche tavelée de feu fuyait éperdument vers l’horizon…
Tempest désertait, Tempest avait trahi…
— Me voici seul murmura Weybridge, et sans nul doute en grand
péril, puisque Tempest a fui.
Quelque chose palpita entre l’eau et le ciel se projetant en ombre
sur la butte.
Le chasseur vit le double couperet d’une puissante envergure
d’ailes, une sorte de main mutilée griffant l’air, et un grand cri de
gonds rouillés se vrilla dans son oreille.
Le Wûlkh.

*
**

Il tira : une fois, deux fois, trois fois.


La monstruosité aérienne vira sur l’aile, flotta et soudain
s’enfonça vers l’eau dans une atroce chute déhanchée.
— Hit ! hurla Weybridge… Hit !
Il s’élança en avant.
À vingt pas, la bête tressautait sur l’onde comme une grosse
baudruche qui se dégonfle.
L’homme sentit une joie formidable épanouir tout son être.
Puis une main se saisit de sa cheville gauche une autre de sa
droite ; il sentit deux longues secousses comme si une force
mortelle l’attirait vers les profondeurs. L’eau du marais sembla
brusquement monter en niveau, la butte bondit dans le ciel.
Weybridge se vit tout à coup devenu petit. Tout petit : ses genoux
venaient à fleur de la chaussée.
Il était dans l’emprise des sables mouvants et comprit que sa
courte victoire sur le monstre des airs achevait sa destinée humaine.

*
**

Quand le sable eut atteint ses épaules, il ne voyait ni n’entendait


plus.
Ceux qui songent à l’enlisement ont, en général, une page
immortelle de littérature en tête ; heureusement cette magnifique
prose a menti. L’agonie de l’enlisé ne perdure pas jusqu’au moment
où les ténèbres montantes du sable lui emplissent les yeux.
Une fois que la poitrine est prise dans l’étau final de la terre, la
vie humaine s’envole.
Les yeux de Weybridge fixaient de leur ultime désespoir les
lointains nacrés de brume, que déjà ils étaient à jamais aveugles. À
ce moment, à deux mille de là, sur l’éperon du sud, un homme sortit
d’un bosquet de roseaux et se mit à démonter posément de
puissantes jumelles prismatiques.
— Fini, murmura-t-il, en regardant l’endroit où ses faibles yeux
ne distinguaient plus que des ombres voletantes.
Il s’assit sur un tertre gazonneux, prit une boîte de pastilles hors
de son bissac et se mit à en mâcher quelques-unes ; puis d’un geste
las, il enleva son large chapeau Bolivar.
Un crâne parut, étrange, piriforme, surmonté d’une dure houppe
rousse.
— Bon travail mon tout beau, gloussa-t-il, voici Mr. Weybridge
qui descend par lentes étapes vers le centre de la terre ; il y rejoindra
la jolie pimpesouée et d’autres encore pris à ton épouvantable
mirage… Tu peux rentrer au logis et y dormir tout ton soûl dans un
bain de phosphore !
Le monstre ailé se souleva avec lourdeur et rama péniblement
dans la brume.
— Reviens ! Reviens ! Invita l’homme.
Le Wûlkh frémit, vira sur une aile et, brusquement, se fondit en
fumée, qui tournoya en volutes dans l’air du soir.
— Reviens, reviens, mon tout beau !
Un petit nuage trouble glissa vers le solitaire, entoura un instant
sa tête comme une auréole noire et disparut.
La houppe frémit et resplendit comme si un rayon de soleil la
brûlait.
— Stop ! Gémit l’homme.
Il se leva brusquement et tendit le poing vers une bande
d’avocettes qui passait haut dans le ciel, en criant.
— Je n’ai jamais pu tirer une de ces bêtes ! Je n’ai jamais pu lever
une arme et le recul d’un fusil m’aurait jeté à terre.
» J’aurai voulu chasser comme eux tous, traquer la bête
peureuse, la pousser désespérée dans ses derniers retranchements
et la tuer. La nature m’a refusé le muscle !
D’un geste rageur, il retroussa la manche de son habit et un bras
maigre, squelettique, aux chairs blêmes parut.
— Je n’ai connu que des bêtes mortes, puant la charogne ! Ma
part de chasse, c’étaient les tripes, le coton hydrophile qui bourre les
ventres morts, l’iodoforme qui les parfume et la paraffine qui les
oint !
» J’ai pleuré de rage et de douleur sur les livres d’aventures, sur
les récits de chasse, sur les pages sportives des journaux.
» Toutes ces joies intenses m’ont été refusées parce que j’étais
faible, débile et sans beauté humaine !
De son doigt noueux, il heurta son crâne qui sonna comme un
bois de porte.
— Et l’autre force est venue ! Gronda-t-il.
— Celle qui fit naître le Wûlkh…
— Celle qui fit naître Sheedoo…
— Oh, Sheedoo !
Il tourna son regard vers l’étendue miroitante des eaux…
— Montre-moi, Sheedoo, ma belle !
— Montre-toi !
L’eau bouillonna, une grosse coupe grise émergea pleine d’ombre.
— Regarde-moi, Sheedoo, ma belle !
Deux yeux formidables, horribles comme des lunes maudites,
trouèrent la sphère de deux hublots de flamme liquide, puis des
tentacules géants s’étirèrent, pleins de cruelle lassitude.
— Retourne, Sheedoo… c’est assez pour aujourd’hui, je n’en suis
plus… il te faut dormir.
Il n’y eut plus rien sur la surface de la mer. L’homme se leva et,
de son manteau, la nuit tombante lui fit des ailes énormes.
— Mon nom est Hingle ! Rugit-il à la face de la vastité Hingle ! Et
je fais l’épouvante et de l’épouvante je fais la mort !
Il toussota aux mousselines de la brume qui flottaient.
— Il fait froid, ajouta-t-il plaintivement, ce brouillard ne vaut rien
pour ma poitrine.
D’un long pas de faucheur, il marcha vers l’orée du marécage,
mâchonnant avidement des tablettes au goût de camphre et d’iode.
LE MIROIR NOIR

Mr. Torndike, qui tenait une bibliothèque populaire dans Staple


Inn, regardait pour la mille et unième fois les étranges maisons à
façade qui faisait face à son officine.
Il n’y avait personne, autour des tables de bois noir surchargées
de livres, à qui il eût pu, pour la nme fois, répéter qu’il prisait
énormément le style Tudor de ces bâtisses et qu’elles étaient les
seules ayant survécu aux incendies et aux tourmentes de la City,
depuis le XVe siècle.
Personne…
Ce n’était pas une vérité absolue, mais l’unique client, qui
feuilletait d’un doigt nonchalant les tomes gras et luisants, ne
comptait guère pour le bouquiniste.
Le Dr. Baxter-Brown était un simple médecin de quartier habitant
Churchstreet, où il occupait deux chambres dans une des hautes et
blêmes maisons bordant Clissold Park, ne disposant ni de
bibliothèque ni de laboratoire et recevant sa maigre clientèle dans
un misérable salon aux fauteuils de crin noir. Deux fois par
semaine, il entreprenait, à travers la métropole, un long et triste
voyage qui l’amenait à Holborn, dans l’établissement poussiéreux
de Torndike où il passait une ou deux heures avant d’emporter un
livre de location à six pences.
Il bruinait, ce jour-là, et sa table de lecture se trouvait dans le
coin le plus sombre de la bibliothèque populaire. Mais Mr. Torndike
ne songeait pas à allumer une des lampes à abat-jour vert pour un
aussi pauvre client.
Baxter-Brown faisait bruisser les épaisses feuilles d’une Histoire
d’Angleterre qu’il ne lisait pas mais, d’une main prudente, il glissait
sous le volume un mince opuscule, tavelé de rouille et mordu par le
taret des livres.
À ce moment, miss Bowes entra et Mr. Torndike s’inclina fort bas.
Non seulement elle prenait en location des livres coûteux et rares,
mais encore elle aimait faire un bout de causette qui permettait
toujours au bibliothécaire de faire valoir ses connaissances
historiques.
— Nous parlions de Wren, la dernière fois que j’eus l’honneur et
le plaisir de vous voir dans ma modeste maison, miss Bowes, et, à
propos de Guildhall, qu’il rebâtit après l’incendie de 1666…
Baxter-Brown se leva ; il avait fait glisser le mince cahier dans la
poche de son pardessus et tenait à la main un quelconque roman de
récente édition.
— Merci, monsieur, au revoir, monsieur, dit sèchement le
bouquiniste en prenant du bout des doigts la pièce de monnaie que
lui tendait le médecin.
La silhouette trapue du docteur se fondait dans la bruine
d’Holborn.
— On ne mangerait pas du mouton tous les jours avec une
pratique du genre, grommela Mr. Torndike en le voyant disparaître.
Puis, retrouvant son sourire, il reprit sa conférence au profit de sa
bonne clientèle.
— Il faut pourtant reconnaître que les tours ajoutés par Wren à
l’Abbaye de Westminster ne sont guère en harmonie avec la
majesté…
Baxter-Brown, attendant le bus au coin d’Holborn, parmi une
foule patiente et morose, saturée d’eau, tâtait la poche enflée de son
pardessus comme si elle eût contenu un précieux portefeuille.
Pourtant, il n’y avait là qu’un vieil almanach de Warren, de l’année
1857, échappé par miracle au fourneau de cuisine de Mr. Torndike
ou au Juif Paans qui venait, deux fois par an, lui acheter, au poids,
des livres jugés impropres à une plus longue location.
Il était tard quand Baxter-Brown revint chez lui ; dans le
vestibule, il se heurta à sa propriétaire, Mrs. Skinner, qui renifla
avec humeur et ne lui rendit pas son salut.
— Faudra que je songe à lui verser un acompte, murmura
tristement le médecin en gravissant l’escalier aux tapis usés jusqu’à
la trame, qui le conduisit au troisième étage.
Son feu ne brûlait pas et le manchon du bec de gaz réduit à l’état
de lambeau, ne dispensait qu’une chiche clarté.
Sur la table ronde, mal cirée, à côté d’un flacon de whisky
largement entamé et d’une pipe gluante, Baxter-Brown déposa
l’almanach de Warren, puis il vérifia attentivement la serrure de la
porte, en boucha le trou à l’aide d’un bouchon de papier et baissa
soigneusement le store de coton vert.
— Voyons, dit-il avec un soupir. Mais, auparavant, appelons Polly
à notre secours.
Il s’empara de la pipe, la bourra avec quelque grumeaux d’épais
tabac, extraits d’un cornet de papier gris, et l’alluma avec délices.
— Polly, ma bonne vieille Polly, dit-il avec une rude tendresse.
Polly meublait un peu sa solitude d’homme besogneux poursuivi
par une malchance obstinée ; après la lecture d’un roman policier, il
s’était complu à lui donner un nom de femme et, même s’était
amusé à graver, dans le fourneau, trois petites croix, histoire de la
marquer d’un signe de propriété ou de préférence.
— C’est une belle pièce, se disait-il quelquefois au souvenir du
jour de fortune passagère où il fit l’acquisition de cette Chesterfield
en grosse bruyère anglaise, d’un prix relativement élevé.
— Voyons…
Baxter-Brown lisait, les mains contre les tempes, la bouche
pincée par l’attention.
En 1842, la collection de curiosités formée à Strawberry-Hill par
Horace Walpole fut dispersée au vent des enchères. Parmi les objets
singuliers qui y figuraient, se trouvait le célèbre miroir du Dr. John
Dee, médecin, chirurgien et astrologue de la reine Elizabeth
d’Angleterre. C’était un morceau de charbon de terre du plus beau
noir, parfaitement poli et taillé en ovale, avec un manche d’ivoire
brun.
Il avait figuré, jadis dans la collection, des comtes de
Peterborough avec la mention : « Pierre noire au moyen de laquelle
le Dr. Dee évoquait les esprits. »
À la vente Walpole, un inconnu l’acheta pour douze livres et,
depuis lors, malgré toutes les recherches faites, on ne parvint
jamais à le retrouver.
On se rappelle que ni les Peterborough, ni les Walpole n’avaient
jamais voulu se servir de cet objet magique, et qu’ils le gardaient
jalousement caché par crainte des grands malheurs qu’eût
provoqué une curiosité déplacée.
Elias Ashmole, l’auteur du bizarre et effrayant Theatrum
Chemicum, parle du miroir noir en ces termes : « À l’aide de cette
pierre magique on peut voir toutes les personnes que l’on veut,
dans quelque partie du monde qu’elles puissent être, et fussent-elles
cachées au fond des appartements les plus reculés, ou même dans
les cavernes qui sont aux entrailles de la terre. »
Il faut admettre que les derniers propriétaires, effrayés d’un tel
pouvoir, ont reculé devant l’expérience…
Baxter-Brown dédaigna le reste de l’article consacré à la
lamentable destinée de l’énigmatique John Dee, mais il se servit
d’un verre grossissant pour déchiffrer les lignes d’une menue
écriture figurant en marge.
Oui, mais Edward Kelley, le sinistre forban qui s’attacha comme
une ombre à l’infortuné Dee, se servit du miroir pour la découverte
des trésors cachés et pour la perpétration de ses mystérieux
forfaits.
Il est certain qu’entre les mains d’un fourbe, cette pièce
remarquable… (Ici, le taret ayant troué le papier, une partie
manquait)… ce qui HABITE le miroir.
Le mot habite n’était pas souligné, mais écrit en gros caractères.
Quelques signes, tracées à la hâte et d’une écriture différente,
achevaient les notes marginales :
Les Quatrefage ont volé le miroir. Ils s’en sont servis pour
retrouver les trésors de… (Nouveau travail du taret)… soient
maudits jusqu’à la dernière génération.
Baxter-Brown poussa un de ses longs soupirs coutumiers et fit
jouer le ressort commandant le tiroir secret d’un affreux petit
secrétaire Dedlaw, pour y déposer l’almanach Warren à côté d’un
étui de cuir. Dans l’étui étaient rangés de fins et précieux outils en
acier bruni. Ils étaient très bons et avaient appartenu, autrefois, à
Santon Miller, dit le Bouc, qui fut pendu à Newgate, par un matin de
mars, au moment où une violente giboulée, lourde de gros grêlons,
cassait les vitres de Paternoster Row.
Le médecin secoua la tête ; il avait soigné Stanton Miller quand,
aux trois quarts lynché par une foule furieuse, il avait été transporté
au poste de police de Rotherhite.
— Prenez toujours ceci pour honoraires, doc, avait soufflé le
misérable, au moment où le chef de poste avait le dos tourné, cela
peut toujours servir… Et puis, j’aime autant qu’on ne le trouve pas
sur moi.
Cela n’avait servi à rien à Stanton Miller et à sa cause, mais un
peu à Baxter-Brown qui ne gagnait pas toujours une livre par
semaine.
— Voyons, Polly… murmura-t-il en lançant un jet de fumée au
plafond.
Trois jours plus tard, il savait que le dernier des marquis de
Quatrefage habitait dans Asteys Row, une maison vieille et
décrépite, aux fenêtres voilées de poussière, mais garnies de lourdes
et coûteuses tentures de brocart.
— Ce sale grigou de Quatrefage, que le bon Dieu et Ses saints le
confondent ! avait clamé une marchande de quatre-saisons au
moment où Baxter-Brown descendait Asteys Row d’un pas de
flâneur.
Et il vit un petit homme au crâne minuscule, vêtu à la mode de
Brummel, gravir à pas menus le perron de pierre de a maison.
Asteys Row est une rue insignifiante de Canonbury, peu
fréquentée pendant le jour et absolument déserte à la nuit close.
La maison des Quatrefage était défendue par une porte puissante,
constellée de verrous et nantie d’une double chaîne de sûreté ; mais
la poterne de la cour, donnant sur le petit canal Alwyn, céda sans
remords à la première pesée d’un levier de fer d’un pied et demi de
long. Baxter-Brown traversa une courette remplie d’eau de pluie
comme un marigot, fit jouer l’espagnolette de la fenêtre d’une
buanderie et trouva sans peine le chemin des chambres de l’étage.
Ah, Stanton Miller n’avait pas menti et ses outils étaient vraiment
bons à quelque chose ! Baxter-Brown s’en aperçut en découpant la
tôle d’un curieux coffre-fort agrémenté de filets dorés et orné de
gracieuses ferronneries.
Il achevait l’ouvrage quand le marquis Quatrefage parut,
brandissant un tisonnier.
Le docteur lui enleva des mains cette arme ridicule et en donna
une tape sur le petit crâne piriforme.
Le vieillard poussa un gazouillement d’oiseau et tomba ; le savoir
professionnel souffla à l’oreille de Baxter-Brown qu’une seconde
tape était inutile.
Il explora le coffre-fort sans hâte ni émotion, découvrit douze
livres en billets, une pile de beaux shillings neufs, et dans une gaine
de soie rouge, le miroir du Dr. Dee.

*
**

Revenu chez lui, Baxter-Brown vida aux trois quarts le flacon de


whisky et tira le miroir de sa gaine.
Avec un soupir de regret, il reposa Polly sur la table, car il n’y
avait plus de tabac dans le cornet. Puis il consacra toute son
attention à l’examen du curieux objet de magie.
Le mince ovale sombre luisait comme un lambeau de ciel
nocturne sans lune ni étoiles ; il observa qu’il brillait, sans refléter
la lumière ; toutefois il ne découvrit rien d’insolite dans les
profondeurs ténébreuses du miroir.
Il essaya de concentrer ses pensées et sa volonté, invoquant le
nom du mystérieux constructeur auquel il accouplait par moments
celui d’Edward Kelley.
Au bout d’une heure, la sueur lui coulait dans le dos et ses mains
s’agitaient, fébriles, chauffées par une fièvre soudaine.
Aux approches de l’aube, le gaz baissa, car Baxter-Brown avait
oublié de glisser une pièce de monnaie dans le compteur à sous.
La lumière s’éteignit et le médecin vit une belle clarté bleue
surgir du fond du miroir.
Son premier geste fut dicté par la peur. Il courut s’enfermer dans
la pièce voisine.
Pourtant, il ne tarda guère à s’accuser de lâcheté et, bien que de
mauvais frissons agitassent tout son être, il revint vers la table.
La lumière brillait encore, bien que plus faiblement.
— Il faut… observer ce phénomène… dans un but scientifique,
balbutia le médecin. Cette lumière bleue se polarise en quelque
sorte… Ainsi, en me déplaçant vers la gauche du miroir, je vois…
Eh ! Oui, il voyait, mais il aurait certes préféré que l’étrange
surface noire fût restée vide de toute apparition, malgré son désir de
se servir de la puissance occulte de l’objet.
L’apparition était pourtant fort indécise et Baxter-Brown dut faire
un sérieux effort mental pour y découvrir des formes plus ou moins
nettes.
— On dirait… hm, c’est un peu confus, mais on dirait une robe…
et une robe de chambre encore. Hm… ah, il y a aussi une tête et… et
des pieds.
La forme devenait plus distincte.
La tête était soulignée d’une large et flasque barbute. Quant aux
pieds, ils étaient démesurés, longs et étroits, sanglés dans ces
hideux solerets qu’on voit, sur les gravures de l’époque, aux derniers
chevaliers de la guerre des Deux-Roses.
— Ce n’est pas beau, et cela ne signifie rien, décida-t-il dans un
bref élan de vaillance.
Ce fut pourtant sa dernière tentative de crâner devant l’inconnu ;
il venait de se rendre compte que l’incompréhensible et grotesque
image créait autour d’elle une atmosphère d’abominable terreur. La
lueur bleue suffisait pour éclairer les objets proches du miroir, et
Baxter-Brown vit la bouteille de whisky et Polly baignées de
phosphore et d’opale.
C’étaient là des choses familières et même amies, d’un usage
quotidien, banal ; pourtant leur propriétaire les regardait avec
terreur, comme si elles participaient au menaçant mystère qui
venait de naître à ses côtés.
Il faut dire que l’amorphe vision, précise pendant quelques
secondes à peine, perdait rapidement de sa netteté ; la barbute
s’effaça la première, la robe devint floue et vaporeuse et les
extrémités serpentines fondirent dans une brume tourmentée.
Soudain, comme au déclic d’un interrupteur, le tout s’évanouit et la
pièce fut plongée dans l’obscurité.
— Au compteur ! Gronda Baxter-Brown en fouillant rageusement
ses poches à la recherche de sous.
Il les glissait dans la fente, quand il entendit dans son dos un
bruit de verre cassé suivi d’un rapide glouglou.
Une minute plus tard, les restes de l’Auer resplendirent.
La bouteille était en pièces et la liqueur coulait en deux ruisseaux
sur la table ; le miroir noir était redevenu une simple plaque de jais.
— Je me demande, dit plaintivement le docteur, si tout ceci n’est
pas un jeu morbide de mon imagination.
Mais il secoua bientôt péniblement la tête :
— Comment mon flacon s’est-il cassé et…
Ses yeux ronds de stupeur et d’incompréhension restaient fixés
sur la table : Polly avait disparu.
Il se passa une semaine avant que Baxter-Brown eût retrouvé le
courage nécessaire pour affronter de nouveau le mystère du miroir
magique, dans le silence et les ténèbres de la nuit.
Rien ne se passa.
Il s’enhardit et, les nuits suivantes, il reprit les séances ; il les
corsa même de fantaisistes évocations de l’ombre de Dee et de
Kelley et même d’entités infernales dont il avait trouvé le nom dans
un vieux traité de magie de Podgers.
La déception le gagna ; il n’osa plus penser à la féerie des trésors
cachés et il se dit même, qu’en réalité, il n’y avait jamais cru.
— C’était bien la peine… la peine… murmurait-il à tout bout de
champ. Mais il n’achevait pas sa pensée et lui-même n’aurait pu dire
si ses regrets se rapportaient au cadavre d’Asteys Row.
Néanmoins, le forfait lui avait rapporté douze livres et quelques
shellings ; mais tout cela avait fondu comme neige au soleil.
Le jour où le dernier des brillants shellings passa à l’achat d’un
peu de sucre et de thé, Mrs. Skinner se fit annoncer chez lui.
Se faire annoncer, c’est beaucoup dire ; de fait, elle envoya Dinah
Pubsey, le souillon chargé des gros et malpropres ouvrages de
l’immeuble, dire au docteur « de ne pas quitter la maison avant
d’avoir eu un entretien avec Mrs. Skinner s’il ne voulait pas, à son
retour, voir de gros scellés rouges sur ses portes ».
Mrs. Skinner était une propriétaire assez tolérante et qui ne
déclarait pas de guerre sans merci à un locataire en retard d’un
terme de loyer ; mais Baxter-Brown lui en devait huit, sans parler de
menue avances consenties par elle en des moments de bonne
humeur.
Elle se présenta sur le coup d’onze heures, c’est-à-dire deux
heures après la visite de Dinah Pubsey, le nez chaussé de lunettes
d’écaillé et brandissant un copieux relevé de comptes.
— Docteur Brown, commença-t-elle, cela ne peut durer. Ma
patience est grande et elle pourrait le rester encore si je n’avais moi-
même de sérieux besoins d’argent. Si vous voulez parcourir ce
mémoire, vous verrez que vous me devez…
Tout à coup, elle cessa de parler, huma l’air avec dégoût et
s’écria :
— Seigneur, quelle abomination !… Je me demande quelle sorte
de poison vous fumez dans votre pipe, docteur ! Je ne puis rester ici
plus longtemps. Quelle infection… Allez-vous-en, quittez ma
maison… Oh comme cela sent mauvais !
Elle s’enfuit en laissant, oubli sans précédent dans les annales de
la maison, son relevé de comptes descendre en vol plané sur le
plancher.
Baxter-Brown fut bien content d’être débarrassé de sa criarde et
redoutable présence, mais il resta immobile près de la table ronde,
le front creusé de rides, figé dans une morne stupeur : par une
raison d’économie, il n’avait pas acheté d’autres pipes, et, depuis la
disparition de Polly, il n’avait plus fumé !
D’ailleurs, il eut beau humer l’air à son tour, il ne sentit aucune
odeur de tabac et, seule, le relent fade de l’évier et la senteur de
quelques fioles pharmaceutiques sollicitèrent son odorat.
Haussant les épaules, il s’en alla inspecter le contenu du tiroir
secret du petit bureau engoncé dans son coin.
Le miroir noir était là, sombre et luisant, mais sans mystère ni
révélation ; à côté de lui, les outils d’acier dormaient dans leur étui
de cuir.
Avec un soupir, Baxter-Brown s’en empara.
À ce moment, un hurlement de détresse monta des étages
inférieurs.
— Docteur ! Docteur !… Elle va mourir !
Le médecin reconnut la voix perchée de Dinah Pubsey.
Il trouva le souillon braillant de toutes ses forces et versant des
torrents de larmes, devant la porte ouverte de sa cuisine.
— Elle est entrée et elle a dit comme ça… « C’est ce tabac… Oh,
comme il pue !… » Et puis elle est tombée. Elle ne bouge plus !
Oho ! Oho !!
Baxter-Brown vit Mrs. Skinner étendue sur le carrelage blanc et
rouge ; ses lunettes avaient roulé au loin et s’étaient brisées.
Le visage de la propriétaire se convulsait hideusement.
— Elle ne bouge plus ! Vous le voyez bien ! Sanglota la servante.
— Et elle ne bougera plus, se dit tout bas le médecin, car il venait
de constater la mort de l’infortunée.
Après avoir rédigé une brève note pour le service médical de la
police métropolitaine, il remonta dans sa chambre et remit en place
l’étui de cuir. Comme il avait fait le premier constat de la mort de
Mrs. Skinner, il assisterait de droit à l’enquête et, de ce double chef,
toucherait immédiatement trois livres six shellings d’honoraires.
Ce qui lui assurerait quelques jours de repos et de subsistance.

*
**

Pourquoi, depuis lors, la perte de Polly hantait-elle son cerveau ?


Cette pipe, qu’il avait petit à petit apparentée à la compagne
refusée à sa solitude de grand pauvre, lui manquait au point qu’il ne
voulait pas lui donner une remplaçante ; il avait même perdu l’envie
de fumer encore.
Mais des soucis plus graves atténuèrent bientôt cette mesquine
préoccupation : non seulement il était absolument à court de
numéraire, mais encore il se trouvait accablé de dettes qui lui
refusaient tout espoir de subsistance.
Sa clientèle, de rare qu’elle était jadis, avait complètement
disparu : des noctambules avaient arraché la plaque de zinc, apposée
sur la porte de la rue, mentionnant son nom et ses heures de
consultation.
Il ne songea pas à la remettre en place, convaincu de son inutilité.
— Ah ! Stanton Miller, murmura-t-il, il me faut songer de
nouveau à toi, mon pauvre frère dans le crime.
Il reprit dans le tiroir l’étui aux outils d’acier bruni.
À côté de lui, dans sa gaine de soie écarlate, se trouvait le miroir
du Dr. John Dee. Il lui jeta un regard de mépris courroucé.
— Toi, grommela-t-il, tu pourras un de ces quatre matins,
continuer tes maléfices au fond de la rivière !
Jusqu’à ce jour, il s’était confié presque complètement à une
obscure étoile de chance pour accomplir ses lamentables rapines
nocturnes. Exception faite, peut-être, pour la sombre aventure
d’Askey Row, qui lui avait valu le miroir noir.
Cette fois, il avait préparé avec plus de minutie l’expédition qui
devait l’empêcher de sombrer dans une misère complète.
La maison qu’il avait repérée dans Bloomsfield était inoccupée.
Lady Aberlow, sa propriétaire, se faisait soigner dans une clinique
de Coswell Road et avait emmené sa domesticité avec elle.
Cela, il l’avait appris par des confrères bavardant entre eux et
ignorant ou ne se souciant pas de son attentive présence.
Un des volets du rez-de-chaussée avait été mal descendu et
Baxter-Brown possédait déjà assez d’expérience pour savoir que ce
volet n’opposerait pas de sérieux obstacles à une intrusion
nocturne.
Il faisait froid et sombre quand il quitta l’autobus à Cornhill ; et
quand il eut gagné à pied London Wall, maussade et revêche comme
le génie même de la méchante humeur, le fog enfumait lentement
les rues. Les réverbères pleuraient de rares larmes rousses dans le
brouillard qui se peuplait de fantômes ; les bruits eux-mêmes
s’ouataient, les sirènes de l’Embankment pleurnichaient, lointaines,
à peine audibles, étouffées par la poire d’angoisse de la brume.
Baxter-Brown soupira d’aise. Un bandeau noir sur les yeux, il
aurait retrouvé Bloomsfield, la maison de lady Aberlow et le volet
disjoint.
Il fut dans la place sans qu’il lui en coûtât de sensibles efforts ; le
jet blanc de sa lampe de poche glissait sur les housses livides des
meubles et les tapis roulés d’un austère salon de l’époque
victorienne.
Il gravit un large escalier en spirale, plongeant dans des hauteurs
opaques et, à l’étage, choisit la porte qu’il supposa être celle de la
chambre de lady Aberlow. Quand il la poussa, il resta frappé de
stupeur et de terreur, comme si une monstruosité s’était dressée
devant lui.
Pourtant, l’unique sujet d’effroi que cette pièce pouvait présenter
pour lui, c’était qu’elle était brillamment éclairée.
Les douze lampes d’un grand lustre à pendeloques étaient
allumées et, derrière une causeuse de velours jaune, se dressait un
lampadaire voilé de rose. Il ne vint pas à l’idée de l’intrus que les
habitants avaient bien pu oublier d’éteindre ces lumières en
quittant la maison, car la pièce était vide et froide, et, au mépris de
cette orgie de clarté, dénotait l’abandon.
Les épaules de Baxter-Brown se soulevaient péniblement, comme
si un fardeau trop lourd écrasait son souffle dans sa poitrine.
— Allons… allons… murmura-t-il, il le faut pourtant… sinon je
suis un homme perdu.
Ses yeux s’étaient attachés à un miroir de Venise aux eaux
profondes et vertes accroché au mur de fond. Il s’en approcha et le
souleva : comme un double regard s’allumèrent les quatre boutons
de cuivre d’une porte de coffre-fort, incrusté dans la muraille.
Les outils d’acier mordirent joyeusement l’obstacle et en vinrent
à bout sans grande peine.
— Enfin… enfin… sanglota Baxter-Brown ; et, en effet, des larmes
d’étrange joie coulèrent sur ses joues quand il vit les épaisses liasses
de billets et les triples piles jaunes des souverains.
Ses poches se gonflèrent ; joyeusement, brandit le levier de fer
d’un pied et demi de long qui lui avait servi à la dernière pesée sur la
paroi du coffre-fort.
Soudain, tout son être se convulsa ; une porte claqua à l’étage, un
bruit de pas précipités fit sonner les marches de l’escalier ; il
entendit même le déclic sec d’un revolver qu’on armait.
Baxter-Brown n’était plus qu’une statue de pierre. Il ne réagit pas
quand il vit la lourde et puissante silhouette d’un homme s’encadrer
dans la porte ouverte, ni quand la petite gueule ronde et hargneuse
d’un pistolet automatique se braqua sur son front.
Mais le coup fatal ne partit pas et l’homme ne poussait ni appel ni
cri de menace.
La tige de fer avait glissé hors des mains du cambrioleur, filé dans
l’air avec un bruit aigu de fusée et porté un coup dans l’ombre.
Baxter-Brown était toujours en place que le corps s’était déjà affalé
et que le sang se mettait à couler à larges bouillons d’une tête dont
il ne voyait pas le visage.
Il lui fallut faire un effort inouï pour lever ses pieds qui
semblaient envasés dans un marécage invisible. Mais alors, ses
forces lui revinrent et il fit un bond énorme par-dessus le cadavre.
Sur le palier, il se retourna.
Les douze lampes éclairaient d’une lumière crue le coffre-fort
éventré, la tête brisée du gardien assassiné, tandis que la douce
clarté du lampadaire…
Ah ! Baxter-Brown, qui s’émouvait à peine devant le hideux
spectacle de la mort violente, faillit crier à présent d’affreuse
terreur : entre l’abat-jour du lampadaire et les coussins de la
causeuse, suspendue en l’air, comme si elle était aux dents d’un
fumeur invisible, il venait de voir Polly.
Il la reconnut très bien, à son fourneau trop brûlé, à ses trois
petites croix.
Une envie folle lui prit de retourner, de refranchir le cadavre
sanglant pour saisir et emporter sa pipe favorite si mystérieusement
apparue, quand soudain, du fourneau, s’échappa un rond de fumée,
un second, un troisième et tout à coup Polly fuma rageusement,
emplissant l’air d’un gros brouillard bleu, fuma seule… seule…
effroyablement seule.
Alors, Baxter-Brown s’enfuit dans la nuit, dans le fog et, perdu
dans la brume sans cesse épaissie, mit trois heures pour regagner
Clissold Park et sa chambre glacée.
Car, pendant son absence, un coup de vent avait ouvert la fenêtre,
et les mousselines grises du brouillard tournaient autour de la
lampe en une ronde hagarde et spectrale.

*
**

Qui donc, dix ans plus tard, ayant fait la connaissance du


Dr. Baxter-Brown, aurait pu croire qu’il gardait, dans un tiroir,
bourré d’inutiles choses, l’instrument de magie, le plus formidable,
le plus terrible qui fut jamais laissé aux hommes par les entités de
l’invisible : le miroir noir du Dr. John Dee ?
Qu’on ne nous parle ni de l’anneau de Toth, ni des grimoires de
Salom, ni des bocaux à homoncules de Carpentier. Seul le miroir
noir a permis aux hommes de s’évader de la prison épaisse de leur
chair et de leur sens, et de se mouvoir avec connaissance parmi les
brumes brûlantes de haine, d’amour ou de savoir, dont l’intelligence
Suprême fit les fantômes et les esprits éternels.
Baxter-Brown qui avait repris, à Camden-Town, le cabinet de
consultation d’un vieux médecin de quartier hanté par le rêve
ultime d’une maison de campagne au bord d’un ruisseau à truites,
dans son Devonshire natal, était à cette époque un homme
parfaitement heureux et tranquille.
Il avait pris du ventre, portait la moustache à la gauloise et son
visage luisait, car il avait pris goût à la bonne chère.
Il portait des complets à carreaux de chez Curzon Bros et prenait
ses repas au restaurant Bacchi, dont il appréciait particulièrement
les ragoûts de lapin de garenne au stout et les anguilles grillées au
feu clair.
Il faisait partie d’un club de joueurs de whist, à la taverne du
Kingfisher, et ne jouait pas trop mal.
Tout au plus, au cours de ces années enfuies, avait-il tiré trois ou
quatre fois de sa gaine rouge le sombre miroir magique.
Sans curiosité comme sans terreur, il s’était repenché sur son
mystère muet, et jamais le désir ne lui était revenu de faire encore
appel à la puissance enclose dans les ténèbres de la pierre noire.
Toutefois, son indifférence n’avait pas atteint l’oubli et, à de longs
intervalles, la complexe image en barbute et solerets passait en
ombre rapide devant les yeux obscurs de sa mémoire.
Quant à Polly, quelques événements, troublants entre nous, lui
en avait interdit l’oubli.
Il y eut d’abord la lamentable histoire de Slumber.
Baxter-Brown avait loué, à Camden-Town, une de ces
pittoresques maisons, gloires des petits rentiers des années voisines
de 1820, qui ont gardé dans leurs bonne vieilles pierres tant de ruse
et de malice qu’elles sont toujours parvenues à échapper à l’avidité
des démolisseurs et des bâtisseurs de buildings.
Le rez-de-chaussée, composé d’une suite de pièces basses, avait
fourni les salons d’attente, un cabinet de consultation et un
minuscule laboratoire où Baxter-Brown composait lui-même une
douzaine d’onguents et de sirops d’assez belle renommée et de
bonne vente.
À l’étage, le living-room, flamboyant de meubles neufs, et de
fausses dinanderies, enfermait les loisirs du médecin dans des
horizons qu’il jugeait parfaits.
Il y recevait peu de monde car, en dépit d’une fortune fidèle et
d’une chance sans caprices, il était resté le solitaire de jadis.
Parmi les rares familiers, à qui il ouvrait volontiers ce paradis
terrestre à quatre sous, se trouvait le bon Mr. Slumber dont il fit
connaissance au Kingfisher. Mr. Slumber, un ancien pion de collège,
était très pauvre et gagnait chichement sa vie en corrigeant des
épreuves pour des maisons d’édition de troisième ordre. À la
taverne, sa dépense quotidienne se limitait à deux pintes d’ale et si,
d’aventure, il en buvait une troisième, c’est Baxter-Brown qui en
acquittait le prix.
On disait qu’il variait rarement l’unique œuf dur ou le solitaire
kipper de ses menus vespéraux. Ce qui incitait souvent le médecin à
partager avec lui les copieux plats de viande froide ou de volaille, au
gros sel qu’il faisait venir chez lui de la gargote voisine.
La conversation de Mr. Slumber n’était guère brillante, à moins
qu’elle ne fût aiguillée sur une voie particulière : celle des anciens
modes d’éclairage. Le pauvre et bon Mr. Slumber devenait un poète
lyrique sans égal quand il parlait de chandelles, de crassets et de
lampes Carcel. Aussi Baxter-Brown devint-il presque dieu, aux
regards terne de l’ancien pion, le jour où il fît l’acquisition, chez un
regrattier de Cheapside, d’une longue et haute lampe en gros verre
bleu, munie d’une lentille d’eau et d’une potence en cuivre,
répandant une clarté verte et humide.
— Je vous jure que c’est une Canterpook ! s’était-il écrié, délirant
d’enthousiasme.
— Une Canterpook ?
— C’est le nom d’un célèbre quincaillier, habitant Borough vers
l’année 1790, déclara fièrement Mr. Slumber, et qui acquit, en
construisant de pareilles lampes, une juste et éclatante renommée.
Baxter-Brown n’y trouva rien à redire et, à chacune des visites de
son ami, la lune Canterpook égaya de ses tendres opales l’âme
douce et simple de l’ancien pion du collège.
Une nuit, des ondes avertisseuses de péril tirèrent Baxter-Brown
de son sommeil.
Depuis des années, il n’avait pu se résoudre à dormir dans une
obscurité complète et laissait brûler à son chevet une petite
veilleuse à flotteur, dont la falote flamme jaune combattait, sans
grandes victoires, la horde silencieuse des ombres.
La menue langue de feu révéla, au réveil de Baxter-Brown, une
forme hostile tapie dans le noir, prête à bondir, et ses rayons
s’attachèrent à la lame blême d’un long tranchet.
Baxter-Brown vit l’arme se lever dans un flamboiement sinistre et
un visage masqué de drap noir surgir des ténèbres vers sa prochaine
agonie.
Il se sentit perdu, quand l’incompréhensible intervint.
Le couteau tomba et se ficha en vibrant dans le bois du plancher ;
un râle bref suivi d’un hoquet de douleur et de désespoir jaillit du
masque, et la forme menaçante s’affaissa.
D’un bond, le médecin fut sur l’agresseur nocturne, et, comme il
arrachait le loup de drap noir, une voix mourante l’implora :
— Pardonnez-moi… C’était pour prendre le Canterpook.
Le cambrioleur qui venait de mourir sur ce misérable aveu était le
pauvre Mr. Slumber.
Déjà, le médecin se demandait par quel miracle la paralysie
cardiaque, terrassant à jamais son ancien ami, avait sauvé sa vie,
quand il vit Polly.
Elle se tenait à un pied au-dessus de la veilleuse, lâchant de petits
ronds de fumée à fleur de son fourneau marqué de trois petites
croix. C’étaient de beaux ronds, gros et dodus, satisfaits, aurait-on
dit, de leur parfaite rotondité.
Baxter-Brown poussa un cri étouffé et tendit la main vers elle ; ce
geste fut malhabile, car il éteignit la chétive flamme de la lampe de
nuit. Quand il l’eut rallumée, la pipe n’y était plus, mais la chambre
sentait le mauvais pétun.
Il lui fut facile de sauver la réputation de Mr. Slumber, dont il
cacha le masque et le tranchet, et il déposa le cadavre à cent pas de
la maison, sur un banc de square.

*
**

Eddy Bronx aurait été jolie, fort jolie même, si le Basedow n’avait
donné à ses yeux, d’un bleu très pâle, une expression un peu
effrayante.
Baxter-Brown la rencontra chez Littlewood, le pharmacien de
Cornhill, à qui il avait promis la reprise de son laboratoire et la
préparation de ses onguents.
Eddy, restait volontiers faire la causette avec eux, car « elle était
du métier » comme elle disait avec quelque orgueil.
Elle était, en effet, infirmière-adjointe au New-Charity Hospital.
Baxter-Brown n’avait jamais fait grande attention aux femmes,
mais l’image d’Eddy Bronx l’obséda bientôt.
— À notre prochaine rencontre, je lui demanderai de devenir ma
femme, se disait-il maintes fois.
Cette rencontre, et bien d’autres encore, se passèrent sans que la
proposition montât aux lèvres du docteur, et les entretiens se
limitèrent aux vertus des drogues de Littlewood, au traitement du
mal de Basedow et aux cas particuliers que le docteur avait cru
découvrir parmi ses malades.
Un soir d’automne, Baxter-Brown trouva Littlewood accoudé à
son comptoir, la lèvre tremblante et les mains glacées.
— Pensez donc, gémit-il, la petite Bronx vient de partir
absolument désespérée. Après une dispute avec l’infirmière-chef,
elle vient d’être renvoyée de son service. Elle parle de mettre fin à sa
vie… Non, non, je connais ces choses-là, Brown… N’oubliez pas que
son mal la prédispose à la neurasthénie. Elle s’est dirigée du côté
des Water-Works.
Littlewood boitait fortement d’une jambe et il n’avait pu se lancer
à la poursuite de la désespérée.
Baxter-Brown courut comme un dément le long de l’avenue
obscure et ne s’arrêta, hors d’haleine, le cœur battant la chamade,
que lorsqu’il vit les larges surfaces des réservoirs luire sous la lune.
— Eddy ! Eddy ! criait-il avec désespoir.
Il la vit, penchée sur un garde-fou grêle, la tête inclinée vers
l’appel de l’eau nocturne.
— Ma chérie… je voulais précisément…
C’est donc dans un endroit bien étrange, en des circonstances
plus étranges encore, que se fit la déclaration d’amour et la
demande en mariage.
Eddy Bronx le suivit, sanglotante et brisée.
Il fit ronfler le feu dans le living-room, alluma toutes les lampes,
même la lunaire Canterpook, et prépara des grogs d’une main
frémissante.
— Demain, je m’occuperai de la licence de mariage, ma chérie.
Elle ne l’écoutait pas, son visage s’était levé vers le plafond et le
Basedow accentua soudain une expression d’atroce angoisse dans
son regard.
— Qu’y a-t-il chez vous, docteur Brown ? demanda-t-elle dans un
souffle.
— Chez moi ? Mais…
Elle se laissa choir dans un des profonds fauteuils qui flanquaient
la cheminée.
— Pardonnez-moi… la tête me tourne… le cœur… Oh, je vous en
prie, docteur, ne fumez pas !
Baxter-Brown laissa le verre de grog qu’il venait de préparer.
— Mais je ne fume pas, ma chérie !
D’un bond, Eddy Bronx se leva.
— Là-bas… il y a un homme dans le coin, avec un casque sur la
tête… il se cache… je vois ses pieds sous la table, oh… on dirait des
serpents.
Tout à coup, elle hurla :
— Il s’approche… il allume sa pipe à la lampe ! Dieu ! Jésus !
Baxter-Brown voulut l’arrêter, comme elle se ruait littéralement
sur la porte, mais elle le repoussa avec une force terrible.
Il chancela, perdit l’équilibre et donna de la tête contre le fauteuil
qu’elle venait de quitter.
Quand il se releva, il entendit claquer la porte de la rue et ne put
que s’élancer vers la fenêtre.
Dans la clarté de a nuit, vit la jeune le fuir dans la rue déserte et,
comme il se penchait, en l’appelant, l’adjurant de revenir, il
distingua une ombre redoutable, terrible entre toutes, la suivant
silencieusement le long du trottoir miroitant.
Le lendemain, on retira le cadavre de Eddy Bronx des eaux du
réservoir n° 2 des Water-Works de Camden Town.

*
**

Baxter-Brown mourut dans l’année qui suivit cette fin tragique.


Depuis quelques temps, il souffrait de l’asthme et se soignait mal.
Littlewood venait le voir souvent, et c’est à lui que l’on doit le
récit des derniers moments du docteur.
— Il a commis une fatale imprudence, raconta le pharmacien.
Alors que son confrère Ressendyl lui avait ordonné de garder la
chambre et même le lit, il voulut sortir.
» Il pleuvait à torrents et, quand il rentra, il était trempé comme
une soupe.
» Je lui fis d’amers reproches et, sur l’heure, je le fis mettre au lit.
» — Quelle folie de sortir, grondai-je, je me demande pourquoi
vous vous êtes risqué dehors par un temps pareil.
» — Je me suis débarrassé d’un fardeau bien lourd, répondit-il.
» Je pris sa température : elle frisait les quarante et je compris
qu’il délirait.
» Il se mit à parler de choses confuses, entre autres d’un miroir.
» — J’aurai dû le savoir après tant d’années… Elle l’habitait…
Elle…
» Il jetait ce mot Elle avec une force croissante et je dus lui
ordonner, à plusieurs reprises, de se taire et de rester tranquille.
» Vers le matin, il s’apaisa un peu et je crus qu’il allait
s’endormir ; d’ailleurs, sa température avait baissé.
» Je jugeai pouvoir prendre un peu de repos à mon tour et je
m’allongeai dans un fauteuil où je m’assoupis bientôt.
» Tout à coup, je fus réveillé par ses cris.
» Il était dressé sur son séant, haletant, la poitrine se soulevant
comme un soufflet de forge et, chose étrange, car je ne l’avais
jamais vu faire usage de tabac, entouré d’un épais nuage de fumée
de pipe.
» — Aha, hurlait-il, c’est ça… c’est bien ça… je le sais à présent…
et je la connais… Ah ! La salope, elle m’avait volé ma pipe !!!
» Il retomba, inerte : il avait cessé de vivre.
» Mais en retombant, je lui vis faire un geste étrange, comme s’il
prenait quelque chose dans l’air. Et, quand sa main retomba, il
tenait une grosse pipe de bruyère au fourneau marqué de trois
petites croix.
» On n’est pas parvenu à la retirer de sa main crispée et je crois
bien qu’on l’a enterrée avec lui.
HORS DES CERCLES

ÉCRIT POUR LULU.

Il est fort probable que je m’endormis dans un lit confortable,


dans le brouillard jaune d’une lampe de chevet, un livre de Dickens
ou de Reuter à portée de la main, une pipe éteinte sur le plancher,
dans ce décor familier où tous les soirs on prend congé de la vie
quotidienne pour le voyage immobile du sommeil.
Je m’éveillai face à une mer grondante sur laquelle s’avançait la
nuit. Le réveil n’a jamais rien d’étonnant, puisqu’il participe encore
de la fantaisie du rêve, mais passées les minutes nécessaires à notre
reprise d’équilibre dans le temps et dans l’espace, je me dis avec un
peu d’émotion :
— Tout ceci est réel.
Il n’y a de réalité qu’aux approches de Dieu ; or l’homme mort est
divin. J’allais poser la grande question personnelle aux sables, à la
moraine et au flux festonné de brisants, quand un rire monta
derrière une dune et que Lulu parut.
Elle était toute petite – elle l’est toujours restée d’ailleurs à mon
cœur et à mon entendement – et se frottait les yeux.
— Ah Daddy, dit-elle, j’ai bien dormi.
Elle fourra, d’un geste confiant qui fut toujours sien, sa menotte
dans ma grosse patte malhabile.
Nous tournâmes le dos à la mer sans voiles et nos pas sonnèrent
clairs, sur les dalles d’un immense boulevard qui s’allongeait, sans
fin, entre des maisons aux fenêtres sans vie.
Lulu fixait l’étendue de son beau regard sombre.
— Dadd’, fit-elle, je crois que nous sommes morts tous les deux,
mais cela ne fait rien, n’est-ce pas ?
Elle disait ’ien et ’s pas, comme quand elle était toute, toute petite.
— Non, dis-je, cela ne fait rien, et je serrai sa main bien fort.
Rien, en effet, puisque je savais maintenant que sa main ne
quitterait plus la mienne ; rien, parce que rien ne pourrait plus me
ravir sa présence, lien, parce que nos éternités allaient se
confondre.
— Dadd’, demanda-t-elle, raconte-moi une histoire.
— Il était une fois, commençai-je.
— Bien, approuva-t-elle, il ne faut jamais commencer une histoire
autrement ; c’est déjà aussi bien et aussi beau que l’histoire elle-
même.
— Il y avait une fois un pauvre homme que d’autres hommes
enfermèrent dans une prison, loin de tout ce qu’il aimait, et
dérobant ainsi toutes les bonnes et belles choses du monde à ses
yeux et à son cœur.
» Il y devint très vieux, car sa douleur était grande et simple et de
celles qui allongent cruellement les jours au lieu de diminuer leur
nombre. Un jour que cette douleur n’eut plus la force de nourrir son
cœur, il mourut.
» — Apporte-moi la plus grande souffrance humaine, pour que je
puisse la récompenser selon ma justice et ma bonté, dit Dieu à l’un
de ses archanges. Et l’Esprit du Ciel Lui apporta le cœur de
l’homme mort.
» — En vérité, lui dit Dieu ta souffrance fut infinie et je veux la
récompenser par l’infini dans la joie. Voici mon ciel, dont les étoiles
sont les fleurs, qu’il soit ton jardin. Ton souffle y allumera de
nouvelles nébuleuses, ton geste anéantira les astres qui n’auront
pas d’agrément pour toi, tu changeras d’une pensée les orbes sur
lesquelles cheminent les mondes, car ce qui est ma volonté et ma
joie seront tiennes à présent.
» — Je n’en veux pas, dit le pauvre homme mort.
» — Selon ma justice et ma bonté, dit Dieu, tu choisiras ta
récompense, ainsi je le veux.
» — Alors, dit l’homme, laisse-moi revenir pour un jour sur terre,
prendre ma petite fille sur les genoux et lui raconter une histoire.
— Ah, dit Lulu, cette histoire est plaisante parce qu’on y parle
d’une autre histoire qui sera racontée, c’est comme si elle n’avait
pas de fin. Pas de fin… pas de fin…
Lulu disait vrai ; Dieu, qui est infiniment bon, ne veut pas de fin
à la joie des hommes morts.
Et je savais qu’il en avait ainsi décidé pour moi ; que ma part
d’Éternité serait une félicité sans bornes, élevée à jamais d’un coup
d’aile sans défaillance, au-dessus du temps, parce que ma petite
fille m’y suivrait, ombre lumineuse, et que je lui raconterais des
histoires.
LECTURE

de Jacques CARION
Docteur en Philosophie et Lettres
JEAN RAY, LE MÊME ET LES AUTRES

Autour de Jean Ray et de son œuvre s’est tissée une légende


savamment entretenue par les uns et méthodiquement reproduite
par les autres. De sorte que celui qui voudrait savoir dans quelles
circonstances et de quelle manière se sont élaborés les
innombrables récits de l’auteur du Grand Nocturne se trouve en
face d’un mélange de vérités, d’incertitudes et de mensonges.
Il n’est pas interdit de croire que l’essentiel n’est pas, dans cette
situation, de vouloir à tout prix distinguer le vrai du faux, mais bien
de repérer quelques moments où la biographie improbable de Jean
Ray vient prolonger sa biographie authentique, la modifier, ou tout
simplement se substituer à elle, provoquant ainsi dans l’esprit de
l’observateur un sentiment d’indécision que la lecture des textes ne
fera qu’accroître.
Qu’en est-il, en effet, de ce Raymond Jean Marie De Kremer qui
signe ses textes de divers pseudonymes (Jean Ray, John Flanders,
Kaptain Bill, John Sailor, J.R. Ray…), écrit tour à tour en français et
en néerlandais, publie à la fois des récits fantastiques, des nouvelles
policières, des reportages et des chroniques qu’il confie à des revues
et à des magazines aussi différents que L’Ami du livre, Les Cahiers
de la Biloque, La Revue belge, Audace, Le Journal de Gand, Bravo,
La Parole universitaire ou Mystère-Magazine… ? Sous ces divers
avatars, destinées à des publics variés, ces milliers de pages
semblent avoir été produites par un étonnant et lancinant besoin
d’écrire, « de tout écrire, d’écrire sur tout, de tout aborder, d’écrire
jour et nuit, de vivre de l’écriture, de respirer par l’écriture, pour
l’écriture, pour toutes les formes de l’écriture, pour tous les publics,
[3]
pour toutes les occasions » . Cette espèce d’ardeur fut à peu près
constante, de 1910 à 1964, et a provoqué un déploiement littéraire
qui contraste de façon saisissante avec ce que l’on sait, par
intermittence, de la vie de Jean Ray.
Qu’il ait été employé à l’administration communale de Gand
pendant plusieurs années et qu’il se soit lassé de ce travail de
fonctionnaire ne fait aucun doute. Qu’il ait, par la suite, consacré
son temps au journalisme et aux affaires est aisément vérifiable, de
même que le fait qu’on ait de temps en temps perdu sa trace et qu’il
ait été condamné, pour abus de confiance, à plusieurs années de
prison.
Quant au reste… Entre le vrai et le faux, entre la réalité et la
fiction, il s’est construit un passé légendaire plein de mystère et
d’aventure, suffisamment riche et vague pour qu’il lui soit possible
tantôt d’en tirer matière à combler certains creux de sa biographie
officielle, tantôt d’y prélever de quoi expliquer l’origine de tel ou tel
conte, tantôt d’y trouver la manière la plus subtile de brouiller
toutes les pistes. Jean Ray, aventurier des mers (comme tant de ses
personnages), contrebandier de la « Rum Row » faisant le plein de
whisky à Galway et de rhum aux Bahamas ; Jean Ray racontant,
dans les dernières années, de terribles histoires de brigands, de
trafiquants et de bourreaux, dans lesquelles il se met
astucieusement en scène ; Jean Ray égarant ses lecteurs lorsqu’il
prétend avoir écrit, en 1912, un roman intitulé Terre d’aventures,
dont tous les amateurs cherchent en vain la trace, ou lorsqu’il
annonce la parution prochaine de textes dont les titres laissent
rêveur, mais qu’aucun éditeur n’a jamais vus : Visages et choses
[4]
crépusculaires , La Griffe dans le brouillard ou La Maison des
fantômes…
Autant de signes de l’art subtil de l’égarement que Jean Ray
pratique à propos de sa vie et de son œuvre : auteur aux visages
divers, il n’aime rien tant que de se faire passer pour ce qu’il n’a pas
été, multiplie avec malice les fausses pistes et les explications
feintes qui, comme dans ses textes les plus réussis, accentuent le
mystère au lieu de le dissiper : « Oui, j’atténue la légende. Il y a des
choses que je ne dis plus, il y en a que je tais… Pas parce que j’en ai
[5]
honte, mais parce qu’elles sont un peu trop effrayantes… »
Comment une œuvre en apparence aussi protéiforme, écrite par
un auteur insaisissable et fougueux, qui connaît et pratique comme
personne l’art de la simulation, a-t-elle trouvé sa place dans ce que
l’on appelle « l’histoire de nos Lettres » ? Sa dominante fantastique
aurait dû susciter l’intérêt immédiat des lecteurs et des
commentateurs sensibilisés à l’étrange par quelques textes
marquants du symbolisme et du courant réaliste. Dans la première
démarche, le public avait découvert une manière subtile de « frôler
l’irréel et le surnaturel pur », de « pénétrer, par d’infimes analogies,
des zones d’ombre et de lumière où la réalité, sans être atteinte, est
imperceptiblement mise en péril » ; dans les œuvres où domine
l’inspiration réaliste, il avait rencontré « des personnages formés
par d’anciennes superstitions, des habitudes outrancières et
violentes, des gestes vifs et impétueux, des comportements
saugrenus, sans oublier, comme pour ajouter au pittoresque, les
éternels épouvantails du terroir, rebouteux, sorciers, exorcistes,
[6]
astrologues, chiromanciens… » . Et rassemblant de telles
caractéristiques, leur imprimant une accentuation qui lui est propre,
Jean Ray donnait à lire, dès ses premiers contes, un fantastique
dont la maturité aurait dû être perçue par le plus grand nombre. Il
n’en a pas été ainsi, et cela semble tenir aux circonstances dans
lesquelles cette œuvre fut publiée et accueillie.
Confiant surtout ses textes à des publications locales ou à des
revues réservées à des cercles d’amateurs, Jean Ray atteignit en
effet, avec la parution, en 1925, des Contes du whisky un public
élargi qui marqua d’emblée son enthousiasme, mais dont des
circonstances malheureuses l’amenèrent à se couper l’année
suivante. Sorti de prison, il ne refit surface que sous d’autres
pseudonymes et n’attira de nouveau l’attention de ses lecteurs sur
le nom de Jean Ray qu’en 1942, proposant alors, coup sur coup, six
volumes qui contiennent ses récits les plus étonnants : Le Grand
Nocturne, Les Certes de l’épouvante, Malpertuis, La Cité de
l’indicible peur, Les Derniers Contes de Canterbury et Le Livre des
fantômes. Mais le succès tarda à se manifester : dans les librairies à
nouveau remplies, depuis la fin de la guerre, d’ouvrages en
provenance de Paris, les lecteurs n’accordèrent qu’un regard distrait
à ces ouvrages écrits par un auteur dont le nom ne leur disait, à la
vérité, plus grand-chose. À peine lu, délaissé par la presse qui, vingt
ans auparavant l’avait appelé, non sans quelque ambiguïté, « l’Edgar
Poe belge », il lui fallut attendre les années soixante pour voir son
œuvre prise en charge par quelques lecteurs passionnés et éditée en
collections de poche qui touchèrent un public nouveau et large.
Entouré, interrogé, célébré, commenté, l’auteur de Malpertuis entra
alors doucement dans la légende ; non content de faire un récit de
sa vie, il se glissa dans des contes écrits par d’autres auteurs et
[7]
devint ainsi un sujet de fiction .
L’ESPACE LITTÉRAIRE

Étonnante situation pour un conteur qui, tout au long de sa


création, a placé ses textes dans un espace littéraire qui puisse en
apparence assurer leur statut tout en donnant au lecteur des indices
qui puissent guider sa lecture. Il y a, dans l’œuvre de Jean Ray – qui
sait mieux que personne que ce qui désigne l’histoire fantastique,
c’est le discours, et non l’événement dont celui-ci prétend rendre
compte – un nombre important de citations et de références, les
unes dispersées dans les détours du récit, les autres placées en
exergue. Les phrases que l’on découvre, ici ou là, et qui sont
d’auteurs tels que N. Hawthorne ou E.A. Poe, ne font rien d’autre
que de dire avec quelque insistance ce que les titres disent le plus
souvent dès l’abord : l’histoire que l’on est en train de lire prend
place dans le domaine du fantastique. Le mystère est annoncé, et il
n’est pas sans ressemblance avec les étrangetés auxquelles d’autres
auteurs ont donné forme : Jean Ray écrit Le Grand Nocturne, La
Croisière des ombres, Le Livre des fantômes, Les Cercles de
l’épouvante ou La Cité de l’indicible peur, n’omettant pas de
rappeler que Maurice Renard a écrit L’Invitation à la peur,
Catherine Crowe, The Nightside of nature, ou E.A. Poe, les Histoires
extraordinaires.
Le prélèvement dans le champ lexical de la peur et de l’étrange
d’un certain nombre de mots et leur citation à divers endroits du
texte ne seraient cependant qu’un geste d’écriture assez élémentaire
si Jean Ray n’y apportait un curieux prolongement. Non content
d’évoquer ou d’affirmer le contexte littéraire dans lequel il tient à ce
que l’on situe ses récits, il mentionne à travers son œuvre des
ouvrages dont les titres suscitent une immédiate curiosité :
« C’était un traité très ordinaire du Grand Albert, suivi d’un
succinct exposé de la Clavicule de Salomon et du résumé des
travaux d’un certain Samuel Podgers sur la Kabbale, la Nécromancie
et la Magie Noire, selon les grimoires d’anciens maîtres de la
Grande Science Hermétique » (p. 32).
« Bexter-Brown lisait, les mains contre les tempes, la bouche
pincée par l’attention : En 1842, la collection de curiosités formée à
Strawberry Hill par Horace Walpole fut dispersée au vent des
enchères. Parmi les objets singuliers qui y figuraient, se trouvait le
célèbre miroir noir du Dr John Dee (…). Elias Ashmole, l’auteur du
bizarre et effrayant Theatrum Chemi-cum, parle du miroir noir
(…) » (p. 316).
Le sentiment d’étrangeté que l’on éprouve en face d’un Livre des
Sorciers, d’un Vaisseau fantôme de Hauff, d’un Livre d’Enoch, d’un
Grimoire de Wickstead ou d’un Heptameron magique s’accroît
encore – même si sa nature s’en trouve quelque peu modifiée – dès
l’instant où l’on apprend que certains de ces ouvrages, comme le
Grimoire Stein qui apparaît dans plusieurs récits, sont de pures
inventions. Car loin de frapper de tels ouvrages d’irrecevabilité, et
de distinguer par là le vérifiable de l’improbable, le lecteur est
amené à accepter d’un seul mouvement ces textes sacrés, ces
grimoires, ces livres d’occultisme ou de nécromancie comme une
masse littéraire ambiguë, comme un ensemble textuel disparate,
antérieur aux fictions de Jean Ray, et qui apparaît dans celles-ci par
un jeu de références, de lectures et de citations imbriquées.
Présente dans les récits de Jean Ray, la lecture est également
[8]
présente dans certains textes liminaires de l’auteur , qui cite le
plus souvent, et commente parfois, Le Château d’Otrante de Horace
Walpole, Le Moine de Matthew Gregory Lewis, Les Mystères
d’Udolphe d’Ann Radcliffe ou Melmoth de Charles Robert Maturin…
S’étonnera-t-on, dès lors, du fait que l’auteur du Grand Nocturne
puise dans le domaine du « roman noir » un nombre assez élevé de
thèmes : des vampires, des loups-garous et des créatures
monstrueuses (L’histoire du Wûlkh) se montrent ici et là, des
fantômes apparaissent dans certains contes, la mort se manifeste
parfois matériellement (Le Dernier Voyageur, Le Miroir noir), de
même que le démon (Le Grand Nocturne, Le Psautier de Mayence).
Il y prélève également quelques motifs mineurs tels que la
métamorphose, l’objet maléfique ou le pacte diabolique. Mais à tout
cela, qu’il reprend et met en scène sans que jamais la pleine clarté
soit faite sur de telles apparitions ou de tels événements – il n’est
pas dit, dans Le Miroir noir, que la pierre magique contient la mort,
il n’est pas dit que celle-ci, dans Le Dernier Voyageur, poursuit
l’infortuné Buttercup, il n’est pas dit non plus qui sont ces Stryges
qui hantent La Ruelle ténébreuse – Jean Ray ajoute l’horreur
abstraite, qu’il qualifie lui-même de présence horrifiante.
L’ESPACE FANTASTIQUE

Cette présence se marque à certains moments du récit, qui sont


perçus comme des moments d’une grande intensité, au cours
desquels les protagonistes se retrouvent brutalement en face d’un
monde inconnu. Ce qu’ils voient, en effet, ils ne le reconnaissent
pas. Cela est dû parfois au fait que la perception que le personnage a
du monde extérieur s’est subitement altérée : « Je ne sais quoi, dans
mon regard, interprétait autrement la forme des choses » (p. 283)
[9]
; cela peut aussi provenir de ce que certaines parties de l’espace
s’avèrent être d’une nature ou d’une forme différente de ce qu’un
premier examen avait pu faire apparaître : « La maison lui parut
singulièrement inconnue, et il lui sembla s’enfoncer dans un monde
de rêve, irréel et flou. Il gravit des escaliers, en descendit d’autres,
traversa des chambres baignant dans des clartés pauvres et
sinistres » (p. 53) ; cela peut enfin être causé par l’irruption dans un
espace défini et délimité, d’une réalité insoupçonnée qui le
transforme complètement et violemment : « L’horloge allemande
s’était tue, son bruit tranché au couteau. (…) Je levai des yeux
attristés, mais je les détournai avec horreur. C’était devenu une
figure fantomale, vitreuse, fixant d’un regard halluciné et avide
quelque chose que je ne pouvais voir. Mais ce silence, cette
immobilité, hurlaient à présent, gesticulaient, féroces, matérialisés
sous des formes qui me semblaient devenir tangibles » (pp. 284-
285).
Dans chacun des cas, les personnages se trouvent confrontés à un
espace devenu autre. Autre que celui que l’auteur a soin, au début
de son récit, de décrire comme un espace préservé, intime,
rassurant, marqué par l’abondance, la symétrie et l’absence
d’intensité :
« Un bahut énorme, splendide, envahissait complètement un des
murs ; deux fauteuils Voltaire en velours d’Utrecht, des chaises
massives gonflées de cuir de Cordoue piqué de cuivre doré, un foyer
à chenets pesants, une table sculptée, deux guéridons de Boule, une
haute glace de cheminée à l’eau profonde et verdie et, enfin, une
bibliothèque poussant ses livres jusqu’au ras du plafond, bourraient
la pièce (…) » (p. 20).
Rien d’inquiétant ne pourrait se produire en de tels lieux placés
sous le signe de la répétition, qui met à l’abri de l’angoisse :
« Ces paroles sempiternelles, échangées depuis tant d’années, sur
un même ton, accompagnées des mêmes gestes, éveillant
d’identiques réactions de joie et de malice, donnaient aux deux
vieillards une réconfortante sensation d’immuabilité » (p. 17).
À moins qu’on ne soit, pour un quelconque motif, amené à
quitter cet espace clos et centré, à aller voir ailleurs, en des lieux
vagues où rien de rassurant ne vient arrêter le regard : banlieue
abandonnée où l’on se perd dans « un jeu inextricable de courettes,
de jardinets moroses et de ruisseaux boueux, à peine larges d’un
pas » (p. 112), labyrinthe portuaire dont les quais encombrés ne
débouchent que sur des passerelles poisseuses, lande désolée,
« vastité argileuse d’un jaune rance, sur laquelle une lourde pluie
oblique tombait avec un bruit mat » (p. 237).
De l’espace rassurant à l’espace inquiétant, rien d’autre ne se
marque qu’une inversion des signes : du plein au vide, du fixe au
mouvant, du continu au morcelé. Une telle modification, en soi
troublante, provoque chez les personnages qui en sont les témoins,
un sentiment de malaise et une attitude de repli. Quand les marins
du Psautier de Mayence découvrent qu’un « ciel étrange se voûtait
sur la mer grondante » ; que « les constellations familières n’y
étaient plus » ; que « des astres inconnus, aux groupements
géométriques nouveaux, brillaient faiblement dans un abîme sidéral
d’un noir effrayant » (p. 167), ils cherchent refuge dans les cabines
du bateau ; désorientés par ce qu’ils voient et qui refuse toute
comparaison, ils tentent de trouver abri dans des lieux de plus en
plus réduits, vissant et obturant « les hublots malgré l’atmosphère
étouffante » (p. 178). La narratrice de La Ruelle ténébreuse découvre
avec étonnement, dans la maison qu’elle habite et qu’elle croyait
petite, « des couloirs inattendus », « un escalier en spirale au fond
d’un corridor » et « un cabinet placard jamais visité » ; aussitôt la
peur se manifeste…
Il y a là, en effet, dans les récits de Jean Ray, un déroulement
implacable et très rapidement repérable : l’espace ne se modifie ou
ne s’agrandit que pour être irrémédiablement investi par une
horreur démesurée. Spectacles affolants aux composantes
disproportionnées :
« À une profondeur énorme, nous vîmes de grands massifs
sombres aux formes irréelles ; c’étaient des manoirs aux tours
immenses, des dômes gigantesques, des rues horriblement droites,
bordées d’édifices frénétiques. (…) Cela grouillait d’une foule
amorphe, d’êtres aux contours mal définis qui vaquaient à je ne sais
quelle besogne fiévreuse et infernale. (…) Du fond de l’abîme, un de
ces êtres venait de surgir avec une vélocité incroyable et, en moins
d’une seconde, son ombre immense nous masqua la cité sous-
marine » (p. 174).
Apparitions immenses, aux allures effrayantes :
« Une masse brumeuse s’agitait dans la pièce et roulait vers lui
avec une férocité qu’il devinait plus qu’il ne voyait. Dans la clarté
verte, il vit passer des mains fantomales et gigantesques, tandis
qu’un visage terrible se précisait » (p. 55).
Tout cela, qui est littéralement monstrueux, et qui offre en même
temps l’image de la densité et l’image de l’inconsistance, appartient
à un autre monde, parallèle au monde quotidien, voilé sinon caché
par lui, où les lois du temps sont abolies et au creux duquel s’est
poursuivie l’existence d’êtres que l’on croyait depuis longtemps
[10]
disparus .
Cet autre monde – que Jean Ray dénomme « monde
[11]
intercalaire » ou « espace hypergéométrique » – n’est pas un
ailleurs neutre qui n’aurait pour fonction que de donner refuge à
l’irrationnel ; c’est un espace mythique, dont il y a tout à redouter
car il abrite des forces ténébreuses. Cet autre monde n’est pas non
plus un ailleurs éloigné ; il est situé sur un autre plan que l’univers
quotidien, mais à côté de lui, derrière le décor le plus traditionnel :
« De plus en plus je me rends compte que la Beregonnegasse et ses
petites maisons ne sont qu’un masque, derrière lequel s’abrite je ne
sais quelle horrible face » (p. 123).
Ce qui sépare ces deux univers se réduit le plus souvent à une
simple paroi qui n’offre que peu de résistance à l’énorme poussée
des forces obscures qui, trouvant un passage en un point précis de
l’espace, se déploient ensuite immensément et provoquent le
vertigineux naufrage de tout l’édifice sécurisant au centre duquel les
personnages avaient tenté de se placer : « Il faisait de plus en plus
sombre mais, avant de bondir comme un fou au bas des marches et
de m’enfuir, je pus voir. Il n’y avait plus de muraille ! L’escalier
finissait sur un gouffre creusé à même la nuit et d’où montaient de
vagues monstruosités. J’atteignis la porte ; derrière moi, quelque
chose fut renversé avec fureur » (p. 123).
Ce ne sont alors que portes qui éclatent sous de formidables
poussées, fenêtres qui se brisent, murs qui se disloquent, livrant
accès à des formes gigantesques dont on voit surtout les yeux
menaçants : « des yeux de poulpe dans une figure inouïe » (p. 132),
« deux immenses yeux d’ambre liquide, deux atroces prunelles de
nocturne qui fouillaient la nuit » (p. 246), « deux yeux formidables,
horribles comme des lunes maudites » (p. 312).
L’ESPACE DU TEXTE

Le mode narratif déployé dans ces récits – que l’on serait tenté,
ici, d’appeler dispositif narratif, tant il s’apparente à une stratégie –
offre parfois de curieuses ressemblances avec la construction de
l’espace. Apparemment, en effet, plus l’espace qui est décrit est
constitué de lieux imbriqués, plus le mode narratif s’assimile à un
emboîtement, ou, à tout le moins, à une fragmentation des
instances narratives : il en va ainsi de Malpertuis, dont le
développement complexe se situe sur différents plans, transcrits par
plusieurs modes d’écriture, ou de La Ruelle ténébreuse que
décrivent successivement deux manuscrits.
Une telle organisation du récit produit un effet triple. Par cet
emboîtement narratif, le mystère en face duquel le témoin se trouve
en position d’attente paraît cerné de toutes parts. Cette disposition
provoque, de façon peut-être définitive, l’adhésion du lecteur, déjà
sollicitée par le fait que ce qui lui est donné à lire se présente sous la
forme d’un récit rapporté, d’une narration à plusieurs voix – la
deuxième instance narrative assurant la crédibilité de la première, la
lucidité du second témoin compensant le trouble et l’hésitation du
premier. Ultime ruse du texte : il s’élabore et s’articule si
minutieusement que, dès l’instant où elle est ressentie par le
témoin qui vit la scène horrifiante, la peur contamine la série
emboîtée des énonciations jusqu’à atteindre irrémédiablement le
lecteur.
Même dans les récits les plus linéaires, il y a le plus souvent un
fait de narration du type « Je vais vous dire… » Ou « Je ne vous
dirai pas… », Qui, pour être discret, n’en est pas moins repérable :
« Il ne me reste pas grand-chose à ajouter à l’étrange et affreuse
histoire… » (p. 215) ; « il nous sera donné peut-être de reprendre ce
récit, que nous avons dû trancher comme au couteau » (p. 72) ; « je
ne veux pas tirer l’aventure en longueur, surtout qu’elle perd toutes
ses formes fantastiques devant l’immensité bleue du ciel et de la
mer » (p. 84).
Ce procédé aisément perceptible n’est pas sans danger pour le
subtil équilibre qu’un récit fantastique se doit de maintenir. En
effet, à trop répéter que l’on raconte une histoire, on en vient à
attirer l’attention sur le fait même du discours et à rappeler avec
insistance que tout cela est affaire de mots et que la remémoration
des faits n’est rien d’autre que le plaisir de dire. C’est pourquoi
l’habile conteur qu’est Jean Ray multiplie également les occasions
de renforcer l’illusion mimétique (ou d’éviter, au moins, qu’elle ne
s’estompe).
À peine citée, l’instance narrative s’efface – prétendument -et
n’intervient plus que dans les moments où la narration se crispe
devant l’apparition fantastique. « Quelque chose d’indéfinissable »,
« un ahurissement indescriptible », « une horreur sans nom »,
« non ! Je ne puis pas dire cela… » Sont autant de formulations
ambiguës par lesquelles le narrateur, se refusant à situer
l’événement comme effet de discours, feint d’ajouter à l’infirmité
des sens (« je vois mal ») l’infirmité du langage (« il m’est
impossible de dire »). Pratiquant de la sorte, il ajoute à l’angoisse de
ce qui ne peut être cerné par la perception l’angoisse de ce qui ne
peut être nommé.
Une autre façon, pour Jean Ray, de maintenir l’illusion
mimétique consiste à conférer un caractère détaillé au récit, aux
moments de pause où les personnages se retrouvent dans un espace
intime et protégé. Accumulant les précisions, les descriptions créent
une impression de présence, accentuent le lien entre l’énoncé et la
réalité qu’il est censé évoquer, paraissent installer une manière de
supplément (qui compense le vide relatif du texte aux prises avec
l’épouvante). De tels détails font d’autant plus illusion qu’ils
apparaissent comme fonctionnellement inutiles : ils concernent
surtout l’art culinaire, l’ameublement ou la technique de la
navigation et suscitent par là, entre deux moments où le mystère
s’accroît, une familiarité rassurante… Nouvelle indécision pour le
lecteur, que celle qui naît de ce mélange de trop et de rien, de
narration bavarde et de texte muet d’effarement.
De telles énumérations contrastent avec ce que l’on considère
comme la principale caractéristique de l’écriture de Jean Ray : la
rapidité. En effet, les phrases, dans les séquences narratives, se
succèdent plus qu’elles ne s’enchaînent, les dialogues sont le plus
souvent faits de phrases inachevées et les paragraphes ne
contiennent que quelques lignes. Il y a là une activité textuelle
parfaitement linéaire qui ne présente aucun obstacle et permet un
[12]
rythme de lecture extrêmement rapide . Cette dynamique n’est
pourtant pas moins présente dans les descriptions qui, sous forme
d’énumérations, paraissent ménager des pauses dans le
déroulement narratif. De sorte que le lecteur se laisse porter par ces
effets d’accumulation et ne remarque que trop tard que sous le
raffinement lexical se dissimule une nouvelle ambiguïté : chargées
en apparence de fixer l’attention sur un point précis de l’espace ou
de l’activité qui s’y inscrit, ces énumérations engourdissent l’esprit
[13]
du lecteur, décentrent son regard et finissent par l’égarer .
Là où le lecteur de Jean Ray croit pouvoir être (enfin) rassuré,
commence sa déroute…
CONTEXTES

Il est arrivé à Jean Ray d’entrer avec sa légende dans l’œuvre


littéraire de certains de ses amis. Henri Vernes le fait ainsi
apparaître dans Trafic aux Caraïbes (Verviers, Marabout, 1961) :
« Avant de pousser plus avant dans ce récit, il nous faut nous
arrêter un peu sur l’étrange personnage de Tiger Jack, rencontré par
Bob Morane et Bill Ballantine dans les circonstances que l’on sait.
Son vrai nom n’était pas Tiger Jack, on s’en doute, et c’était là un
sobriquet que, jadis, ses compagnons d’aventures sur les sept mers
du globe lui avaient donné, non seulement à cause du courage dont
il avait témoigné au cours des mille combats auxquels il avait été
mêlé, que du don qu’il possédait de charmer les fauves en général,
et les tigres en particulier.
Né en Belgique, à Gand-sur-Escaut, la merveilleuse cité flamande
qui mire ses vieux pignons, les façades précieuses de ses anciens
hôtels et son château moyenâgeux, compact comme un œuf de
pierre, dans les eaux béates et glauques de ses canaux, Tiger Jack
était fils d’une famille de marins et c’était à sa grand-mère, une
authentique Indienne Dakota, qu’il devait son profil courbe de
Sioux. Touché très tôt par la vocation maritime – il avait de qui tenir
– notre homme voyagea d’abord comme mousse, puis comme
marin, puis comme second lieutenant, à travers tous les brouillards,
toutes les tempêtes, tous les coups durs, sur des rafiots infâmes,
voiliers à demi-fantômes, cargos rongés par la rouille et ne tenant
plus la mer que par sortilège, goélettes trop rapides pour être
honnêtes. Car, en plus d’hommes de mer, les Gantois, ont toujours
été, par le passé, plus ou moins corsaires, trafiquants, flibustiers, et
cela à des époques où il était de bon ton de l’être et où les princes
eux-mêmes établissaient leur puissance sur de telles pratiques.
En bon Gantois soucieux de respecter la tradition, Tiger Jack
avait trafiqué les épices dans les mers de Chine, piraté la nacre sur
les côtes australiennes ; à bord d’un vieux « ramper », le Fulmar, il
avait bourlingué des ports hanséatiques aux rivages ensoleillés de la
Côte Ferme avec des cargaisons disparates, comme du blé, de la
camelote, de la verroterie, des cotonnades, des vieilles pétoires,
destinées aux indigènes des Antilles, de Panama ou de Colombie. À
Galways, en Écosse, il chargeait le whisky, à Pointe-à-Pitre, à Port-
de-Faix et aux Bahamas le rhum, qu’il transportait, à travers les
barrages douaniers, sur la fameuse « Rum Row » – l’avenue du
Rhum – comme on appelait, à l’époque de la prohibition, une zone
située au large des côtes des États-Unis et où les contrebandiers
venaient remettre aux bootleggers l’alcool destiné à être introduit
en fraude dans le pays.
Un beau jour, il en avait eu assez de la flibuste, avait vendu au
plus offrant bateau et arsenal pour aller chercher le calme à l’ombre
des pignons espagnols de sa bonne ville de Gand, où il s’était mis à
écrire de merveilleuses histoires pleines d’aventures, de sel, de
brume et d’angoisse, où les spectres du passé se pressaient en
fantastiques sarabandes. Ces histoires, traduites dans le monde
entier, avaient valu la célébrité à leur auteur qui, après avoir été l’un
des derniers pirates, était devenu l’un des plus prodigieux conteurs
de son temps, sinon de tous les temps. »
La situation décrite dans Le Fantôme dans la cale n’est pas sans
analogie avec le début des Aventures d’Arthur Gordon Pym, d’Edgar
Allan Poe :

« En m’éveillant, je me sentis l’esprit singulièrement brouillé, et


il s’écoula quelque temps avant que je pusse me rappeler les
diverses circonstances de ma situation. Peu à peu, toutefois, je me
souvins de tout. Je fis de la lumière et je regardai la montre ; mais
elle s’était arrêtée ; je n’avais donc aucun moyen d’apprécier
combien de temps avait duré mon sommeil. Mes membres étaient
brisés par des crampes, et je fus obligé, pour les soulager, de me
tenir debout entre les cages. Comme je me sentis alors pris d’une
faim presque dévorante, je pensai au mouton froid dont j’avais
mangé un morceau avant de m’endormir, et que j’avais trouvé
excellent. Mais quel fut mon étonnement en découvrant qu’il était
dans un état de complète putréfaction ! Cette circonstance me causa
une grande inquiétude ; car, rapprochant ceci du désordre d’esprit
que j’avais senti en m’éveillant, je commençai à croire que j’avais dû
dormir pendant une période de temps tout à fait insolite.
L’atmosphère épaisse de la cale y était peut-être bien pour quelque
chose, et pouvait, à la longue, amener les plus déplorables résultats.
Ma tête me faisait excessivement souffrir ; il me semblait que je ne
pouvais tirer ma respiration qu’avec difficulté, et enfin j’étais
comme oppressé par une foule de sensations mélancoliques.
Cependant je n’osais pas me hasarder à ouvrir la trappe ou à tenter
quelque autre moyen qui aurait pu causer du trouble, et, ayant
simplement remonté la montre, je fis mon possible pour me
résigner. »

William Hope Hodgson a publié, en 1946, Les pirates fantômes,


long récit de la terreur vague qu’un équipage ressent en face des
abominations de la mer. On pourrait croire que tout ce qui est dilué
dans ce récit se retrouve concentré dans Le Psautier de Mayence :

« Ça s’embrume pas mal ! dit-il sur un ton qui exprimait la


surprise.
Je levai rapidement les yeux. Sur le moment, je ne vis rien. Et
puis, je vis ce qu’il voulait dire. L’air n’avait pas un aspect normal, il
faisait des ondulations étranges. Comme l’air chauffé au-dessus de
la cheminée d’une machine, phénomène qu’on peut observer
souvent quand il ne s’échappe pas de fumée.
« Ça doit être la chaleur, dis-je. Bien que je ne me rappelle pas
avoir jamais vu cela.
— Moi non plus, reconnut Plummer.
C’est peut-être une minute plus tard que je regardai à nouveau en
l’air. J’eus alors la surprise de découvrir que tout le bateau était
entouré d’une brume très légère qui cachait complètement
l’horizon.
« Bon Dieu ! Plummer, dis-je. Comme c’est étrange !
— Oui, dit-il en regardant tout autour de nous. Je n’ai jamais rien
vu de semblable ; surtout dans ces régions.
— La chaleur ne produirait pas cet effet ! Dis-je.
— N… on, dit-il sur un ton dubitatif.
Nous poursuivîmes notre tâche, en échangeant un ou deux mots
insignifiants. Ensuite, après avoir gardé le silence un petit moment,
je me penchai pour lui demander de me passer le goujon. Il se
baissa pour le ramasser sur le pont, où il avait roulé. Au moment où
il me le tendait, je vis son air impassible se changer soudain en une
expression de complète surprise. Il ouvrit la bouche.
« Fichtre ! dit-il, il est parti. »
Il se tourna aussitôt et regarda. Il n’aperçut que la vaste étendue
de la mer, claire et scintillante, jusqu’à l’horizon. Je le regardai, lui
aussi.
« Eh bien, je suis soufflé ! » s’écria-t-il.
Je ne crois pas lui avoir répondu, car j’ai eu soudain la sensation
bizarre que ça n’allait pas. Au bout d’une minute, je me traitais
d’âne, mais je ne pus réellement me défaire de cette impression. Je
regardai encore une bonne fois la mer. Il me semblait vaguement
que quelque chose était différent. La mer paraissait plus brillante,
d’une certaine façon, l’air était plus limpide, d’après ce que je
croyais, et il me manquait quelque chose. Rien d’important, vous
savez. Ce ne fut que deux jours plus tard que je compris qu’il y avait
plusieurs vaisseaux à l’horizon, qui étaient parfaitement visibles
avant le brouillard et qui, à présent, avaient disparu.
Pendant la fin du quart, et à dire vrai toute la journée, il n’y eut
pas d’autre manifestation de quoi que ce fût d’inhabituel.
Seulement, quand vint le soir – cela se passait pendant le deuxième
petit quart – je vis le brouillard s’élever faiblement ; le soleil
couchant brillait au travers, vague et irréel.
Je savais alors, avec certitude, qu’il n’était pas causé par la
chaleur.
Et c’était le commencement. »
ÉLÉMENTS BIOGRAPHIQUES

1887 : Naissance à Gand de Raymond Jean Marie De Kremer. Il


réside dans cette ville jusqu’à la fin de l’école primaire.
1901 : Il est pensionnaire à Pecq, dans le Tournaisis.
1904 : Il est admis à l’École normale de l’État, à Gand, mais ne
réussit pas les examens ; il entre dans l’Administration.
1910 : Il commence à publier dans diverses revues.
1925 : Parution des Contes du whisky, à la Renaissance du Livre.
1926 : Condamnation pour abus de confiance.
1931 : Il entre dans l’équipe des collaborateurs de l’abbaye
d’Averbode et publie sous le nom de John Flanders des romans
d’aventures et des textes pour les jeunes ; il en écrira jusqu’à la
fin de sa vie.
1933 : Publication de ses premiers Harry Dickson.
1942 : Parution du Grand Nocturne chez Les Auteurs associés.
1943 : Les Cercles de l’épouvante, Malpertuis et La Cité de
l’indicible peur.
1944 : Les Derniers Contes de Canterbury.
1947 : Le Livre des fantômes.
1952 : Début de la collaboration aux Cahiers de la Biloque, revue
gantoise d’humanisme médical dirigée par le Docteur Urbain
Thiry qui le met en contact avec Michel de Ghelderode. La revue
Fiction publie La Ruelle ténébreuse.
1955 : Les Éditions Denoël publient Malpertuis.
1960 : Il rencontre Max Deauville et Alain Resnais, participe dès
cette année à diverses émissions de radio et de télévision.
1961 : Les Éditions Marabout publient les Vingt-cinq meilleures
histoires noires et fantastiques.
1964 : Mort de Jean Ray.
CHOIX BIBLIOGRAPHIQUE

1. ŒUVRES
Œuvres complètes (en 4 tomes), Paris, Laffont, 1963 à 1966.
Parmi les rééditions récentes, on notera :
Malpertuis, Bruxelles, Le Cri, 1982.
Visages et choses crépusculaires, Paris, Nouvelles éditions
Oswald, 1982.
La Croisière des ombres, Paris, Nouvelles éditions Oswald, 1984.
Une bibliographie complète a été établie par Francis Goits, dans
le Bulletin Jean Ray -2, Bruxelles, Les Amis de Jean Ray et Émile
Van Balberghe, 1983.

2. TRAVAUX CRITIQUES
Bulletin Jean Ray -1.
Jean Ray, Cahier de l’Herne dirigé par François Truchaud et
Christian Delcourt, Jean Ray ou les choses dont on fait les
histoires, Paris, Nizet, 1980.
Jacques Van Herp, Paris, Éditions de l’Herne, 1980. Jean-Baptiste
Baronian, et Françoise Levie, Jean Ray, l’archange fantastique,
Paris, Librairie des Champs-Élysées, 1981.
Jean Ray, John Flanders, Catalogue présenté et rédigé par Jean-
Baptiste Baronian, Bruxelles, bibliothèque royale Albert 1er, 1981.
Jean-Baptiste Baronian, La Belgique fantastique, Bruxelles,
Éditions Jacques Antoine, 1984.

[1]
Les habitants des Hébrides ont, en général, une désagréable figure aplatie.
[2]
Ici suit un nom que nous ne dévoilerons pas, pour ne pas réveiller la tristesse d’une
grande et noble famille régnante. Jellewyn portait le poids de lourdes fautes ; mais sa mort
les a brillamment rachetées.
[3]
Jean-Baptiste Baronian et Françoise Levie, Jean Ray, l’archange fantastique, Paris,
Librairie des Champs-Élysées, 1981, p. 41.
[4]
C’est sous ce titre « choisi » par Jean Ray mais jamais utilisé, que Jean-Baptiste
Baronian a rassemblé, en 1982, des textes issus pour la plupart de La Croisière des ombres
(Éditions de Belgique, 1932) et des Vingt-cinq meilleures histoires noires et fantastiques
(Marabout, 1961).

[5]
Jean Ray, Paris, Cahier de l’Herne, 1980, p. 57.
[6]
Jean-Baptiste Baronian, La Belgique fantastique, Bruxelles, Éditions Jacques
Antoine, 1984, pp. 6 et 7.
[7]
C’est notamment le cas dans Iblis ou la rencontre avec le Mauvais Ange d’Alice
Sauton, Au Cimetière de Bernkatel de Thomas Owen, Les Spectres d ’Atlantis et Trafic aux
Caraïbes de Henri Vernes (Voir Contextes, p. 357).
[8]
Voir à ce propos les textes repris dans le Cahier de l’Herne consacré à Jean Ray, le
texte de présentation de La Gerbe noire (La Sixaine, 1947) ou la préface aux Chemins
étranges de Thomas Owen (De Kogge, 1943).
[9]
Ce phénomène se retrouve souvent, avec des variantes : voir pp. 117 et 239.
[10]
Ce qui aurait dû être enfoui depuis les premiers âges se remet en mouvement,
comme le ptérodactyle ou le poulpe géant de L’Histoire du Wûlkh.
[11]
Voir pp. 33 et 168 à 170.
[12]
Voir à ce propos Fernand Verhesen, L’Écriture de Jean Ray, dans le Cahier de
l’Herne, pp. 211 à 215.
[13]
Une telle technique est très apparente dans L’Histoire du Wûlkh, pp. 305 à 308.

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