Le Grand Nocturne Les Cercles de
Le Grand Nocturne Les Cercles de
Le Grand Nocturne Les Cercles de
Le Grand Nocturne
Les Cercles
de l’Épouvante
Imprimé en Belgique
D/1986/258/64
ISBN 2-8040-0180-6
L 902314
PRÉFACE
Jean-Pierre Bours
LE GRAND NOCTURNE
LE GRAND NOCTURNE
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II
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Le livre donc tomba sur le parquet du salon sans que rien ne pût
expliquer sa chute. Il est vrai que, dans les derniers jours, de lourds
camions transportant des marchandises du port avaient passé par le
Ham, et toutes les maisons en avaient tremblé sur leur base, comme
aux sombres frissons d’un tremblement de terre.
M. Théodule avait immédiatement reconnu le livre à sa
couverture d’un rouge terni par la poussière et les souillures. Il
resta tout un temps à le contempler, tachant la laine bleue du tapis,
puis il s’en fut le cueillir d’une main hésitante.
Tout d’abord, son incompréhension fut grande : il ignorait que de
semblables ouvrages existassent.
C’était un traité très ordinaire du Grand Albert, suivi d’un
succinct exposé de la Clavicule de Salomon et du résumé des
travaux d’un certain Samuel Podgers sur la Kabbale, la Nécromancie
et la Magie Noire, selon les grimoires d’anciens maîtres de la
Grande Science Hermétique.
M. Notte le feuilleta sans grand intérêt et l’aurait remis en place,
si des feuilles intercalaires et manuscrites n’avaient retenu
davantage son attention.
Leur papier était d’un grain très fin et précieux, et l’écriture à
l’encre rouge ternie était d’une très belle mais minuscule
calligraphie.
Au fond, après en avoir achevé la lecture, M. Théodule ne se
sentit guère plus savant et même, à relire ces pages, il se sentit peu
attiré par leur mystère.
Elles traitaient de l’évocation des forces obscures, dites
infernales, et du commerce que des humains pouvaient entretenir
avec ces entités redoutables. De fait, elles constituaient une critique
des anciennes méthodes révélées dans le livre, les rejetant comme
inefficaces et même ridicules.
Les hommes, disait le commentateur inconnu, ne peuvent
atteindre le plan où se meuvent les anges déchus et il est évident
que, pour ces derniers, ils présentent si peu d’intérêt qu’ils ne se
soucient pas de quitter leur séjour pour se mêler directement à
notre vie.
Le mot « directement » était inscrit en grands caractères.
Mais on doit admettre qu’il existe un plan intermédiaire qui est
celui du Grand Nocturne.
Ceci était inscrit à un bas de page et M. Théodule s’aperçut, en
tournant le feuillet, que la suite, qui devait comporter plusieurs
pages manuscrites, manquait.
Les suivantes revenaient aux critiques antérieures et M. Notte,
qui avait été très frappé par ce nom de Grand Nocturne, y chercha
une plus ample explication. Il n’en trouva que de très confuses. Sans
doute l’auteur estimait-il en avoir assez dit dans les feuillets perdus.
Il est évident que le Grand Nocturne craint de se voir découvrir,
que sa connaissance constitue, pour les humains qui l’auront
découvert, une défense contre lui et un affaiblissement de sa propre
puissance.
M. Théodule s’en fit alors une image assez simple qui lui plut :
cette créature, si créature elle était, serait une sorte de valet des
Grandes Puissances des Ténèbres, délégué, pour d’obscures et
coupables besognes, parmi les hommes.
Il replaça le livre sans grande émotion. Seul le souvenir d’avoir
entrevu le livre rouge parmi les images houleuses d’un cauchemar
d’enfance le troubla. Il attendit quelque temps avant de raconter
tout cela à Hippolyte Baes qui, à son tour, feuilleta le tome et le
rendit en disant que, pour six sous, il se chargeait de trouver le
pareil chez les regrattiers du livre ; quant au manuscrit, il le
parcourut à peine.
— Tout cela nous fait perdre un temps précieux pour le jeu de
dames, conclut-il.
Ce soir-là, on mangea un gros quartier de dinde rôtie et
M. Théodule mit sur le compte d’une digestion pénible la nuit de
cauchemar qui suivit.
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Il est vrai qu’elle débuta, non par un songe, mais par une réalité.
M. Théodule reconduisit son ami et, portant la veilleuse de verre
bleu, monta se coucher. Alors qu’il atteignait le palier du premier, la
porte du salon du capitaine Soudan s’ouvrit et Notte sentit une
pénétrante odeur de cigare. Il s’arrêta, passablement effrayé, et en
toute autre soirée, il aurait descendu les marches quatre à quatre et
même gagné la rue.
Mais il avait bu trois verres d’un whisky fameux, acheté à un
marinier du port.
La liqueur prodigieuse avait versé un courage inaccoutumé dans
sa petite âme et il entra bravement dans la pièce obscure. Tout y
était en place, et ce fut à peine s’il y respira encore l’odeur du cigare.
Il lui sembla même qu’une autre senteur, plus douce, en
triomphait : celle de fleurs et de fruits.
Il se retira après avoir inspecté les deux chambres, et il en ferma
soigneusement les portes avant de gagner sa propre chambre.
Une fois au lit, un léger vertige le saisit, mais il surmonta le
malaise et s’endormit.
D’où viens-tu, beau nuage…
Il était éveillé et se tenait dressé sur son séant ; le goût du whisky
stagnait dans sa bouche, amer et poisseux, mais son esprit lui
semblait clair et dépouillé de fumées.
Le clavecin sonnait très doux, très net, dans le silence de la nuit.
« C’est Mlle Sophie », se dit-il. Et son cœur battit fort, mais sans
effroi.
Il entendit distinctement une porte claquer, puis un pas monter
l’escalier. C’était le pas lourd et lent d’une personne immensément
lasse.
« C’est Mlle Marie ! Oui, oui, je sens bien que c’est elle. Mais
comme elle est lasse d’avoir porté pendant tant d’années ce sable
qui pesait sur elle ! Ce sable qui faisait floc, floc, quand il tombait. »
La veilleuse brûlait d’une flamme minuscule, mais éclairait
suffisamment la porte, que M. Théodule vit s’ouvrir avec lenteur.
Il n’y avait que de l’ombre dans l’entrebâillement et un fin rayon
de lune tombant d’une haute fenêtre de l’arrière-façade.
Quelqu’un marchait à présent dans la chambre, mais Théodule ne
le voyait pas, bien qu’il fit assez clair.
L’autre extrémité du lit gémit et il comprit qu’un grand poids s’y
posait.
« C’est Mlle Marie, se dit-il encore. Cela ne peut être qu’elle. »
Le poids se déplaçait et Théodule tendit la main vers l’endroit où
il voyait l’édredon de soie rouge se creuser.
Brusquement, tout son être plongea dans l’horreur.
Sa main fut saisie, attirée, griffée par quelque chose d’abominable
et une fureur invisible se jeta sur lui.
— Mademoiselle Marie, supplia-t-il.
La chose se recula vers l’extrême bout du lit et y creusa un puits
énorme dans les couvertures et les coussins. Théodule vit
parfaitement la place de deux mains géantes appuyées de part et
d’autre d’un tronc invraisemblable qui se reposait.
Il n’entendait rien, mais eut la sensation d’une respiration
monstrueuse à ses côtés.
En bas, le clavecin reprit sa chanson en une suite de sons
horriblement aigus, puis se tut brusquement.
— Mademoiselle Marie… recommença-t-il.
Il ne put en dire plus long ; la chose se rua sur lui et l’enfonça
dans les coussins.
Tout à coup, il se prit à lutter avec cette innommable entité qui
l’avait assailli et, d’un mouvement qui lui coûta ses dernières forces,
il la jeta hors du lit.
Il n’entendit aucun bruit de heurt, mais eut la sensation que
l’ennemi ténébreux avait subi une défaite et souffrait.
Ce fut grâce au clair de lune qui glissait par la porte qu’il put
enfin voir quelque chose.
C’était informe et très noir, mais il sentit parfaitement que c’était
lle
M Marie qui s’agitait dans ce sombre tourbillon, en une souffrance
inouïe.
La chose allait pourtant reprendre des forces et, cela aussi, il le
sentait. Mais il savait également que, cette fois-ci, il allait être
hideusement vaincu dans cette lutte dont la finale serait pour lui
pire que la mort. Soudain, il entendit un bruit étrange, merveilleux
et à la fois terrible ; une autre présence était là, redoutable au-
dessus de toute compréhension.
Le clavecin chanta sur un mode plaintif et très doux, puis la
masse noire fondit en une fumée qui suivit le rayon de lune avant
de disparaître. Une douceur infinie glissa au cœur de Théodule, le
sommeil lui revint immédiatement et le recueillit comme une onde
salvatrice.
Mais avant d’y plonger dans la béatitude de l’oubli, il vit une
grande ombre s’interposer entre lui et la clarté de la veilleuse.
Il distingua une immense figurine tournée vers lui, si grande que
le plafond fut soulevé par elle et que son front s’entoura d’une
parure d’étoiles. Elle était plus ténébreuse que la nuit même et
empreinte d’une tristesse si grande et si grave que tout l’être de
Notte frémit de douleur.
Il sut alors, par une révélation mystérieuse éclose au plus
profond de son âme, qu’il venait de se trouver face à face avec le
Grand Nocturne.
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IV
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Désert ? Non.
Il y a encore deux présences dans ce bar de Hollande.
L’une d’elles, hideuse et pour toujours muette, est celle de
l’ancien détenu de Leeuwarden, étendu mort, par une balle qui a fait
de petits trous ronds dans son front, dans la vitre et dans le store.
L’autre présence était celle de Rotten Bol.
Rotten Bol sortit du placard où il s’était caché au moment du
retour de Wittebrood. Il retourna vers le tiroir-caisse, qu’il avait déjà
commencé à forcer, acheva d’une simple pesée sa coupable besogne
et s’empara des billets. Puis il se glissa sous le bras les deux
meilleurs cruchons de Hulstkamp qu’il trouva sur le comptoir.
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Quand Rotten Bol eut dépensé les huit cents florins que lui
rapportèrent son vol, il en commit un autre, avec moins de succès,
car il fut pris au collet par un détective du bureau des recherches
criminelles et passa par la suite devant le juge, qui l’envoya pour
deux ans à Leeuwarden. Il fut en tout point un détenu modèle et,
dans le rapport que l’aumônier annexa par la suite à celui du
directeur, on put relever cette note élogieuse :
Homme très charitable. S’occupe beaucoup des vieillards détenus
pour leur procurer des douceurs. Presque tout son argent
disponible passe à l’achat de biscuits et de tabac, qu’il leur donne
généreusement.
Au fond, Rotten Bol rage, car il aimerait bien fumer lui-même ce
tabac et dépenser le reste de son fonds de cantine à des litrons de
bière et à des harengs saurs.
Il y a beaucoup de vieux vagabonds internés dans la geôle de
Leeuwarden et, comme les deux ans de détention sont encore loin
d’être révolus, il ne désespère pas de tomber un jour sur
l’extraordinaire vieillard qui payera sa générosité par des
confidences relatives à l’Oiseau fou des Îles Sandwich et aux sept
Châteaux du Roi de la Mer.
Alors, il nous sera donné peut-être de reprendre ce récit, que nous
avons dû trancher comme au couteau, car nous connaissons bien
Rotten Bol et, pour peu qu’on lui paye à boire sans lésiner, on peut
espérer bien des choses de sa naturelle faconde.
LE FANTÔME DANS
LA CALE
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— La morale de cette histoire… dit le Krol.
Mais il n’acheva pas sa phrase, qui aurait été probablement
teintée d’une haute et sereine philosophie.
Comme il avait bu toute la bouteille de gin, pendant que Bunny
parlait, il glissa, avec un sourire angélique, sous la table, auprès de
Sam Tupple, gentleman honorable et bien connu dans Soho,
Whitechapel et Cheapside.
LA RUELLE TÉNÉBREUSE
Le manuscrit allemand
J’écris ceci pour Hermann quand il reviendra de la mer.
S’il ne me retrouve pas, si, avec mes pauvres amies, j’ai sombré
dans le mystère féroce qui nous entoure, je veux qu’il connaisse nos
jours d’horreur, par ce petit cahier.
Ce sera la plus douce preuve que je pourrai lui donner de mon
affection, car il faut un courage réel, à une femme, pour tenir un
journal en de telles heures de folie ; je l’écris aussi pour qu’il prie
pour moi, s’il croit mon âme en péril…
Après la mort de ma tante Hedwige, je n’ai plus voulu rester dans
notre triste demeure du Holzdamm.
Les demoiselles Rückhardt m’ont offert de venir vivre sous leur
toit dans la Deichstrasse. Elles occupent un vaste appartement dans
la spacieuse maison du conseiller Hühnebein, un vieux célibataire
qui ne quitte pas le rez-de-chaussée encombré de livres, de tableaux
et d’estampes.
Lotte, Éléonore et Méta Rückhardt sont d’adorables vieilles filles
qui s’ingénient à me rendre la vie douce. Frida, notre bonne, m’a
suivie ; elle a trouvé grâce aux yeux de l’antique Frau Pilz, la géniale
cuisinière des Rückhardt, qui, dit-on, a décliné des offres ducales
pour rester à l’humble service de ses maîtresses.
Ce soir-là…
Ce soir, qui introduisit la plus affreuse des épouvantes dans notre
chère et calme vie, nous avions dédaigné une fête au Tempelhof,
parce qu’il pleuvait à verse.
Frau Pilz, qui aime nous voir rester à la maison, nous avait fait un
souper fameux entre tous : des truites grillées au feu clair et un pâté
de pintade. Lotte avait opéré une véritable fouille dans la cave pour
en remonter une bouteille d’eau-de-vie du Cap qui y vieillissait
depuis plus de vingt ans. La table desservie, la belle liqueur sombre
fut dosée dans des verres de cristal de Bohême.
Éléonore versa le thé de Chine, du Su-Chong, que nous apporte
de ses voyages un vieux marin de Brème.
À travers les rafales de pluie, nous entendîmes le clocher de
Saint-Pierre compter huit coups. Frida, qui se tenait près du feu,
piqua du nez sur la Bible illustrée qu’elle ne sait pas lire, mais dont
elle aime regarder les gravures, et demanda l’autorisation d’aller se
coucher. Nous restâmes nous quatre à assortir des soies coloriées
pour la broderie de Méta.
En bas, le conseiller ferma sa chambre en un double tour de clef
bruyant. Frau Pilz monta vers la sienne au fond de l’étage et nous
dit bonsoir à travers la porte, en ajoutant que le mauvais temps
nous empêcherait sans doute d’avoir de la marée fraîche pour le
dîner du lendemain. De la maison voisine, la gouttière crevée
laissait tomber une petite cataracte qui battait le pavé à grand bruit.
Une forte galopade d’ouragan arriva du fond de la rue ; dispersée, la
chute d’eau se fit argentine, et une fenêtre claqua aux étages
supérieurs.
— C’est celle du galetas, dit Lotte. Elle ne ferme guère.
Puis elle souleva le rideau de velours grenat et regarda la rue :
— Jamais il ne fit si noir, dit-elle.
Au loin, une crécelle de veilleur annonça la demie.
— Je n’ai certes pas sommeil, continua Lotte, mais de toute façon,
je n’ai aucune envie d’aller au lit. Il me semble que l’obscurité de la
rue m’y suivrait, avec le vent et la pluie.
— Sotte, dit Éléonore qui n’est pas très tendre. Eh bien !
Puisqu’on ne se couche pas, faisons comme les hommes et
remplissons nos verres.
Puis le silence retomba dans la pièce.
Éléonore alla garnir un chandelier de trois de ces bougies qui font
la renommée du fondeur de cire Sieme, et qui brûlent d’une belle
flamme rose en répandant une délicieuse odeur de fleurs et
d’encens.
Je sentais qu’on voulait donner une allure de fête, un ton de joie,
à cette soirée si lugubre au-dehors, sans trop y parvenir, je ne sais
pourquoi.
Je voyais la figure énergique d’Éléonore teinte d’une ombre de
mauvaise humeur soudaine ; il me semblait aussi que Lotte
respirait difficilement ; seul le visage de Méta se penchait
placidement sur sa broderie. Pourtant je la sentais attentive, comme
si elle cherchait à détecter un bruit au fond du silence.
Au même moment, la porte s’ouvrit et Frida entra. Elle marcha en
titubant vers le fauteuil au coin du feu et s’y écroula, ses yeux
hagards fixés tour à tour sur chacune de nous.
— Frida, criai-je, qu’y a-t-il ?
Elle poussa un profond soupir, puis murmura quelques mots
indistincts.
— Elle dort encore, dit Éléonore.
Frida eut un énergique mouvement de dénégation. Elle faisait de
violents efforts pour parler. Je lui tendis mon verre d’eau-de-vie du
Cap et elle le vida d’un coup, comme font les cochers et les
portefaix.
En tout autre temps, nous aurions été plus ou moins froissées par
ce geste vulgaire, mais elle avait un air si malheureux et puis, nous
nous mouvions depuis quelques minutes dans une atmosphère si
déprimante que cela passa inaperçu.
— Mademoiselle, dit Frida, il y a…
Son regard, un moment radouci, reprit son expression hagarde.
— Je ne sais pas, murmura-t-elle.
Éléonore frappa la table de trois petits coups secs.
— Non, je ne puis pas dire cela, reprit Frida.
Éléonore poussa une exclamation d’impatience.
— Y a-t-il quelque chose ? Qu’avez-vous vu ou entendu ? Enfin,
que vous arrive-t-il, Frida ?
— Il y a, mademoiselle… – Frida parut réfléchir profondément. –
Je ne sais pas l’exprimer comme je le voudrais… mais il y a une
grande peur dans ma chambre.
— Ah ! Fîmes-nous toutes trois, rassurées et inquiètes à la fois.
— Vous avez eu un cauchemar, dit Méta. Je connais cela : quand
on s’éveille on se cache la tête sous les couvertures.
Mais Frida nia de nouveau.
— Ce n’est pas cela, mademoiselle. Je n’ai pas rêvé. Je me suis
éveillée tout simplement, et c’est alors… Oh ! Comment vous faire
comprendre… Eh bien ! Il y avait une grande peur dans ma
chambre.
— Mon Dieu, dis-je à mon tour, cela n’explique rien !
Frida secoua la tête avec désespoir :
— Je préférerais m’asseoir toute la nuit sur le seuil, dans la pluie,
que de retourner dans cette maudite chambre. Oh ! je n’irai pas !
— Et moi, j’irai voir ce qui s’y passe, grande folle, dit Éléonore, en
jetant un châle sur ses épaules.
Elle hésita une minute devant la vieille rapière du père
Rückhardt, pendue parmi des insignes universitaires, haussa les
épaules, et prenant le candélabre aux bougies roses, partit en
laissant un sillage parfumé.
— Oh ! Ne la laissez pas aller seule ! s’écria Frida, effrayée.
Avec un peu de lenteur, nous nous approchâmes de l’escalier.
Déjà la lueur du flambeau d’Éléonore se perdait, incertaine, sur le
palier des combles.
Nous restâmes seules dans la demi-obscurité des premières
marches. On entendit Éléonore pousser une porte. Il y eut une
minute de silence accablant ; je sentis la main de Frida se crisper
sur ma taille.
— Ne la laissez pas seule, gémissait-elle.
Au même moment, éclata un rire tellement horrible que je
préférerais mourir que de devoir l’entendre encore. Presque en
même temps, Méta levant la main, s’écria :
Là !… là !… Une figure… Là…
Cependant, la maison se remplissait de rumeur. Le conseiller et
Frau Pilz parurent dans l’auréole jaune des chandelles brandies.
— Mademoiselle Éléonore ! Hoqueta Frida… Mon Dieu, comment
allons-nous la retrouver ?
Effrayante question à laquelle tout de suite je répondrai :
Nous ne l’avons jamais retrouvée.
La chambre de Frida était vide. Le chandelier était placé sur le
plancher et les bougies continuaient à brûler tranquillement, de leur
tendre clarté rose.
Nous avons fouillé la maison, les armoires, les toits : jamais nous
n’avons revu Éléonore.
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Le manuscrit français
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Elle est venue de là-bas, toute petite, dans les bras de sa mère, sur
une tartane mi-pontée. La barque a été vendue. La mère est morte ;
les petites sœurs aussi. Le père, parti sur un voilier des Amériques,
n’a plus reparu, le voilier non plus du reste. Anita est restée seule,
mais son rêve, qui a conduit la barque vers ces quais de bois moisi,
ne l’a pas quittée : elle croit à la fortune nordique, et elle la veut
âprement, je dirai presque avec haine.
Dans ce Tempelhof, aux grappes de lumières blanches, elle danse,
elle chante, elle jette des fleurs rouges qui retombent en averse de
sang sur elle, ou se grillent aux courtes flammes des quinquets.
Ensuite, elle passe parmi le public, tendant en guise de sébille
une conque de nacre rose. On y jette de l’argent, de l’or même ; et
c’est alors seulement que son regard sourit, qu’il s’attache une
seconde, comme une caresse, à l’homme généreux.
J’ai donné de l’or ; de l’or, moi humble professeur de grammaire
française au Gymnasium, pour un regard d’Anita.
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Notes brèves.
— J’ai vendu mon Voltaire ; je lisais parfois à mes élèves des
extraits de sa correspondance avec le roi de Prusse : cela faisait
plaisir au principal.
— Je dois deux mois de pension à Frau Holz, ma logeuse. Elle me
dit qu’elle est pauvre…
— L’économe de l’institut, à qui j’ai demandé une nouvelle avance
sur mes appointements, m’a dit avec embarras que cela lui était
difficile, que les règlements l’interdisaient... Je ne l’ai pas écouté
davantage. Mon collègue Seifert a sèchement refusé de me prêter
quelques thalers.
J’ai posé un lourd souverain d’or dans la conque de nacre : le
regard d’Anita m’a longuement brûlé l’âme.
Alors, j’entendis rire dans les bosquets de laurier du Tempelhof,
et j’ai reconnu deux domestiques du Gymnasium qui s’enfuyaient
dans l’ombre.
C’était ma dernière pièce d’or ; je n’ai plus d’argent, plus…
En passant devant Klingbom, dans la Mohlenstrasse, une calèche
hanovrienne, à quatre chevaux, m’a frôlé.
J’ai fait deux bonds effrayés dans la Beregonnegasse ; ma main,
machinalement, a cassé une branche de viorne.
Elle est sur ma table.
Elle m’ouvre tout à coup un monde immense, comme une
baguette de magicienne.
Raisonnons, comme dirait Seifert l’avare.
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D’abord, mon recul effrayé dans la mystérieuse ruelle et mon
retour, ensuite, dans la Mohlenstrasse me démontrent que cet
espace m’est aussi facile d’accès et de départ que n’importe quelle
venelle ordinaire.
Mais le rameau est un apport, voyons, philosophique immense.
Ce bout de bois est « de trop » dans notre monde. Si, dans n’importe
quelle forêt d’Amérique, je cueille une branche d’arbuste et que je
l’apporte ici, je n’ai pas changé pour cela le nombre des branches
d’arbres qui existent sur toute la terre.
Mais, en apportant de la Beregonnegasse ce rameau de viorne,
j’augmente ce nombre d’une unité intrinsèque, que toutes les
croissances tropicales n’auraient pu fournir au règne végétal
terrestre, puisque je l’emprunte à un plan d’existence qui n’est réel
que pour moi !
Je puis donc emporter hors d’elle un objet dans le monde des
hommes, où personne ne pourra m’en contester la propriété. Ah !
jamais propriété n’aura été plus absolue puisque, ne devant rien à
aucune industrie, l’objet en question augmente le patrimoine
pourtant immuable de la Terre…
Mon argumentation continue, elle coule, ample comme un fleuve
qui charrie des flottilles de mots, encercle des îlots d’appel à la
philosophie ; il se grossit d’un vaste système d’affluents de logique,
pour en arriver à me démontrer à moi-même qu’un vol dans la
Beregonnegasse n’en est plus un dans la Mohlenstrasse.
Fort de ce galimatias, je juge la cause entendue. Il me suffira
d’éviter les représailles des habitants énigmatiques de la ruelle, ou
du monde où elle conduit.
Je crois que, dans les salles de fêtes de Madrid et de Cadix, les
conquistadores en dépensant l’or des nouvelles Indes se souciaient
peu de la colère des lointains peuples spoliés.
Demain j’entre dans l’inconnu.
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Mais c’étaient trois compagnons hilares et charmants.
Ils clignèrent de l’œil aux étudiants penchés à la fenêtre et
ouvrirent l’étroite caisse jaune, où trois bouteilles d’eau-de-vie
étaient couchées dans des paillons.
Peu après, quand ils furent entrés dans la maison d’en face, on les
entendit clouer bruyamment, puis se porter des toasts retentissants.
— Prosit ! hurlèrent les étudiants en remplissant puis vidant leurs
tasses de faïence noire.
— Trois grandes bouteilles, admira Schlechtweg. Écoutez-les !
Une chanson improvisée venait de monter de l’ombre de la
maison affreuse.
— Ils sont joyeux, dit Bilsen. Ils ont trouvé du café frais, bien
chaud, et ils avaient emporté trois grandes bouteilles. Nous allons
chanter comme eux.
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— Oh !
Dans la nuit épaisse, une porte claqua avec fureur.
— La porte de la Sturmfeder !
Une autre s’ouvrit aussitôt sous une poussée formidable.
Un bruit inouï, comme celui d’une foule, montait à présent,
énorme, invraisemblable. L’escalier gémit.
— La scolopendre !
— Elle vient chez nous !
— Un mille-pattes… cela fait mille fois la pesée d’un pied sur les
marches, pensa Selig tout haut. Je me demande si l’escalier tiendra.
Il prit la lampe allumée et fit en chancelant deux pas vers la porte.
Mais il dut reposer le luminaire sur la table et s’asseoir.
On entendit la rampe de bois éclater sous une poussée violente.
— Oh !… avant que « cela » n’entre…
Bilsen avait pris son revolver.
— Avant que « cela » n’entre, répéta-t-il, je veux être mort. Il
appuya l’arme contre sa poitrine et s’affaissa doucement.
Le bruit dans l’escalier était si terrible qu’on n’entendit pas celui
du coup de feu.
— Avant que « cela » n’entre…
Schlechtweg fit un geste de désespoir.
— Je ne pourrai jamais… Rends-moi ce service, Selig, implora-t-il.
Sans un mot, le Juif tira.
La porte plia comme une tôle.
Nathanson leva rapidement l’arme vers sa tempe.
Le verrou de la porte sauta au loin.
L’étudiant tomba sur les corps immobiles de ses compagnons.
La lampe s’éteignit.
QUAND LE CHRIST MARCHA SUR LA
MER
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Pendant quelques minutes, il fut étourdi par un tonnerre
d’écroulements et de clameurs.
Non seulement le flot déferlait avec une rage insensée, mais, du
haut du ciel, à travers les cataractes hurlantes d’un déluge, les
décharges électriques frappaient la ville de longues flammes
verticales.
Puis, à vingt pas de lui, un autre flot dévala tout à coup hors d’une
large porte, volée brusquement en éclats : le flot d’une foule
horrible, hurlante, criminelle, déferlant hors du théâtre dans la rue.
En l’espace de quelques secondes, Stone vit des crimes de folie
furieuse : des visages lacérés, des membres tordus, la flamme des
couteaux s’abaissant sur des épaules, des coups de feu zébrant la
nuit.
— Le nuage ! Hoqueta David… Mais Elle, où peut-elle être ?
Le porche de l’établissement bâillait maintenant, vide sous le jour
avare de quelques lampes encore allumées. Sans trop savoir
comment, David se trouva dans un vestibule d’où partaient des
appels d’agonie ; il enjamba des corps dont le sang se délayait déjà
dans l’eau visqueuse qui montait.
Il avait atteint la grande salle du théâtre.
Elle était terriblement vide ; seules, des cascatelles pleuraient à
petit bruit argentin sous des portes ; les lumières électriques se
mirent à clignoter dans un unisson saccadé.
Et soudain il la vit.
Seule, immobile sur la scène, statue de terreur.
— Ma… mademoiselle… haleta-t-il, courage… je… viens.
Un immense plâtras se détacha du cintre et le frôla. Entre deux
rangées de fauteuils, le cadavre de Hangfield ricanait, le front brisé
par un coup de casse-tête.
Stone enjamba des banquettes, pataugea, guéa à travers un
ruisseau sombre et rapide.
Les lampes passèrent au rouge terne, et s’éteignirent.
… Elle était juchée sur ses épaules.
Alors une pensée singulière vint à David Stone :
« Le wharf ! »
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Aube.
La nue semblait balayer la surface des eaux immenses ; des
vapeurs ternes rebondissaient sur la houle hachée. Les débris du
wharf flottaient comme un radeau, suivant l’immense caprice des
courants.
À l’horizon, Stone voyait une masse trouble et fuligineuse
ondoyer sous le vent : fumées ultimes de l’incendie qui achevait
Ingrahm.
Elle était une petite chose, très pâle, évanouie ; il la regardait avec
stupeur, comme s’il vivait à l’orée d’un rêve interminable.
Il passa des heures à caresser son visage immobile, puis elle eut
un long frisson et se mit à pleurer.
— Elle vit, elle est sauvée ! murmura David, avec une joie
extasiée.
La nuit vint. Il la tenait contre lui. Elle semblait vivre dans une
inconscience morne, gardant les yeux clos. Ils n’avaient pas échangé
une parole. D’une longue somnolence, elle sembla passer à un
sommeil lourd. Mais il sentait que les poutres, alourdies par la
pourriture sénile, s’enfonçaient sous ses pieds.
Quand le jour revint, l’eau lui couvrait les chevilles ; il tenait la
chanteuse dans ses bras, brisés mille fois par le froid et la fatigue.
Lentement, le vieux wharf abandonnait son maître.
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Par les premiers jours d’un printemps extrêmement doux, le
North Minch s’ouvrit devant nous comme pour une fraternelle
accolade.
Quelques courants rageurs déferlaient encore sournoisement,
mais on les détectait à leurs dos verts, onduleux comme des
tronçons de reptiles mutilés.
Une de ces curieuses brises de sud-est qui ne soufflent que dans
ce coin, nous apporta, de deux cent milles de là, la senteur des
premières floraisons et des lilas précoces d’Irlande et aidèrent le
moteur auxiliaire à nous pousser vers le Big Tœ.
Là, par exemple, le mode et la chanson changèrent.
Des tourbillons se creusaient dans l’eau en sifflant comme des
sirènes à vapeur. Nous les évitâmes à grand-peine. Un derelict vert
comme un banc de mousse, tiré d’un grand fond de l’Atlantique,
jaillit presque sous les sous-barbe de notre beaupré et s’en alla
éclater, en un sombre soleil de pourriture, contre une muraille de
roche.
Vingt fois nous risquâmes de voir le Psautier de Mayence démâté
comme en un seul trait de rasoir géant. Heureusement, c’était un
fameux voilier ; il tint la cape avec une élégance de vrai gentleman
de l’océan. Une accalmie de quelques heures nous permit de faire
tourner le moteur auxiliaire à toute allure et de franchir la
minuscule passe du Big Tœ, au moment où une nouvelle colère de
la marée accourait dans notre sillage, en une poussière verte d’eau
flagellée.
— Nous sommes ici en onde peu hospitalière, avais-je confié à
mes hommes. Si les garçons de la côte nous y trouvent, nous aurons
à fournir des explications et comme, avant d’avoir compris, ils
tâcheront de nous faire filer, il sera bon de nous munir d’armes
convenables.
En effet, les garçons de la côte firent leur apparition, mais ce fut
pour leur malheur, bien que celui-ci nous parût aussi troublant
qu’incompréhensible.
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Depuis huit jours nous étions à l’ancre dans cette petite baie, plus
calme qu’une mare à canards. La vie nous était agréable.
L’approvisionnement du bateau en comestibles et en boissons
était digne d’un yacht de renom.
En douze brasses de nage ou en sept coups d’aviron de la yole, on
abordait une minuscule plage de sable rouge où s’égouttait un
ruisselet d’eau douce, glacée comme un vrai Schweppes.
Turnip prenait à la ligne de petits flétans ; Steevens partait dans
le hinterland, constitué par des landes sauvages et désertes ; parfois,
suivant les caprices du vent, on entendait les coups de fouet de son
fusil.
Il rapportait des perdrix, des coqs de bruyère, ou encore un lièvre
puissamment pattu et, toujours, de ces délicieux lapins des brandes
à la chair parfumée.
Le maître d’école ne parut pas.
On s’en souciait fort peu ; une paye de six semaines avait été
réglée d’avance en bons billets d’une livre et de dix shillings, et
Turnip affirmait qu’il ne disparaîtrait qu’avec la dernière goutte de
rhum du bord.
Un matin, les choses se gâtèrent.
Steevens venait de remplir un tonnelet d’eau fraîche, quand un
son aigu vibra au-dessus de sa tête et, à un pied de son visage, un
bout de roche sauta en poussière. C’était un homme flegmatique ;
sans hâte, il entra dans la crique, repéra un filet de fumée bleue qui
montait d’une fissure de roche, dédaigna les petites gifles
hargneuses qui frappaient la surface à ses côtés et regagna
paisiblement le bord à la nage. Il entra dans le poste où l’équipage
s’éveillait et dit :
— On est en train de tirer sur nous.
Deux, trois coups secs sur les flancs de notre voilier ponctuèrent
sa phrase.
Je décrochai un mousqueton du râtelier et montai sur le pont.
Je fis un salut instinctif à la balle qui passait en un furieux coup
d’archet ; une seconde plus tard, une poignée d’éclats de bois sauta
en l’air, et le rouleau de bronze du gui sonna sous l’écrasement d’un
lingot de plomb.
Je levai mon fusil vers la fissure de la roche que Steevens
m’indiquait et d’où montaient les copieuses fumées d’une vieille
poudre noire, quand la fusillade cessa soudain et fut remplacée par
des vociférations et des appels de frayeur.
Un coup sourd sonna lugubrement sur la plage brune.
Je chancelai d’horreur : un homme venait de s’y aplatir, tombant
d’une hauteur de trois cents pieds, de la falaise à pic. Son corps brisé
s’enfonça presque entièrement dans le sable. Je lui reconnus le rude
costume de cuir des naufrageurs du Wrath.
Mes yeux se détachaient à peine de la masse immobile et flétrie,
quand Steevens me toucha l’épaule.
— Il y en a un second qui vient, dit-il.
Une forme déhanchée et ridicule fondait, du haut du ciel, vers le
sol ; cela ressemblait à la chute désarticulée et loqueteuse des
énormes oiseaux voiliers que le plomb a frappés à grande hauteur et
qui, vaincus par le poids et trahis par l’air, dégringolent sans
prestige.
Pour la seconde fois, le sable sonna avec un bruit atroce et blet.
Cette fois-ci, une patibulaire figure frissonna quelques secondes à
gros bouillons pourpres, face au soleil. Steevens leva lentement la
main vers la crête de la falaise :
— Encore un, fit-il d’une voix légèrement altérée. Des hurlements
sauvages retentissaient en haut des roches ; nous vîmes tout à coup
le buste d’un homme se dessiner sur le ciel, se débattre contre
quelque chose d’invisible, faire un geste désespéré, puis voler en
l’air comme au sortir d’une catapulte. Son corps s’écrasait déjà à
côté des deux autres, que son cri planait encore, descendant vers
nous en une lente vrille de désespoir.
Nous restions immobiles.
— C’est égal, dit Jellewyn, ils en voulaient à notre peau, et
pourtant je voudrais venger ces pauvres diables. Voulez-vous me
donner votre mousqueton, monsieur Ballister ? Friar Tuck, viens
ici !
La tête rasée de l’interpellé émergea des profondeurs du bateau.
— Friar Tuck vaut un chien de chasse, expliqua Jellewyn, avec un
peu de condescendance. Ou plutôt il en vaut dix : il sent le gibier de
très loin. C’est un phénomène.
— Que penses-tu de ce gibier, mon vieux ?
Friar Tuck dégagea sa ronde et massive silhouette et roula plutôt
qu’il ne marcha vers la lisse.
Son regard aigu scruta les cadavres aplatis, trahit un étonnement
profond, puis une teinte terreuse glissa sur sa face.
— Friar, dit Jellewyn avec un rire nerveux, tu en as bien vu
d’autres et pourtant tu pâlis comme une jeune chambrière.
— Eh ! non, répondit sourdement le matelot, ce n’est pas ça… Il y
a du vilain là-dessous. Il y a…
« Tirez sur la brèche, Monseigneur, cria-t-il tout à coup. Là, là,
vite !
Jellewyn se retourna, furieux :
— Tuck, je t’y reprends à me coller ce damné nom !
L’homme grondé ne répondit pas, il secoua la tête.
— Trop tard, c’est passé, murmura-t-il.
— Quoi ? Demandai-je.
— Ben, la chose qui guettait dans la brèche, dit-il niaisement.
— Qu’était-ce ?
Friar Tuck me jeta un regard sournois.
— Je ne sais pas… Et puis, c’est passé…
Je ne poussai pas mon interrogation plus loin ; deux coups de
sifflet stridents retentirent en haut des roches ; puis une ombre
s’agita sur le plan de ciel de la brèche.
Jellewyn leva son arme ; je l’écartai.
— Faites donc attention, que diable !
Du haut de la brèche, par une sorte de sentier que nous n’avions
pas aperçu, le maître d’école descendait vers la plage.
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Monsieur Ballister,
Je me rends tout en haut du grand mât. Je dois voir quelque
chose.
Peut-être n’en reviendrai-je jamais : dans ce cas, pardonnez-moi
ma mort qui vous laisse seul, car Steevens aussi est un homme
perdu, vous le savez.
Mais ne tardez pas, alors, à faire ce que je vous dis :
Brûlez tous ces livres, faites-le à l’arrière du bateau loin du grand
mât et en ne vous approchant pas du bordage. Je crois qu’on
tâchera de vous en empêcher. Tout me le fait croire.
Mais brûlez-les, brûlez-les vite, au risque de mettre le feu au
Psautier. Cela vous sauvera-t-il ? Je n’ose l’espérer. Peut-être la
Providence vous garde-t-elle une chance ? Que Dieu ait pitié de
vous, monsieur Ballister, comme de nous tous !
[2]
Duc de… , dit Jellewyn.
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Vous connaissez l’aventure de Ballister. Il nous la raconta vers la
fin de cette infernale nuit, à son réveil, très simplement, comme
avec une sorte de bonheur. Nous le soignâmes avec dévouement. Il
avait l’épaule gauche percée comme de deux puissants coups de
tranchet ; pourtant, si nous avions pu arrêter l’hémorragie, nous
l’aurions sauvé car aucun organe essentiel n’était lésé.
Après avoir tant parlé, il tomba en une sorte de torpeur d’où il se
réveilla pour demander comment ces blessures lui étaient venues.
Briggs était seul près de lui en ce moment et, content de se rendre
intéressant, il lui répondit qu’au milieu de la nuit, lui, Briggs, avait
vu une forme sombre bondir et le frapper. Il lui raconta ensuite
l’histoire du coup de feu et lui montra la burlesque dépouille.
À cette vue, le naufragé poussa des clameurs d’épouvante.
— Le maître d’école ! Le maître d’école !
Et il tomba dans une douloureuse fièvre, dont il ne s’éveilla que
six jours plus tard, à l’hôpital maritime de Galway, pour baiser
l’image du Christ et mourir.
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Ma petite fille Lulu a des yeux noirs comme la nuit qui s’avance,
ses cheveux coulent comme les ténèbres d’une nue nocturne. Elle est
grave et très belle ; son arrière-grand-mère était une squaw d’une
tribu perdue du Dakota et elle fut certainement sorcière aux
journées menaçantes de sa jeunesse.
Je lui demande :
— Tes poupées parlent-elles ?
— Elles parlent, courent, jouent et se battent, dit-elle.
— Et tes soldats de plomb, bougent-ils ?
— Sûr ! Avant de mourir… car ils sont soldats et faits pour
mourir. Tu vois comme beaucoup ont la tête tranchée. Ils se
coupent le cou en se battant avec leurs sabres.
En vain, par le trou de la serrure, j’espionne Lulu toute à ses
jeux : les soldats montent une garde immobile et les poupées sont
sagement assises en rond. Mais quand j’entre, il y a d’autres soldats
qui gisent sur le plancher, meurtris et mutilés, et les joues des
poupées sont humides.
— Les soldats ont fait la guerre et les poupées ont pleuré dit-elle.
Elle a tracé sur le sol un rond de craie et y pose Missi, le petit
chaton roux.
Missi se plaint, souffle et fait de singuliers efforts pour s’élancer
dans la chambre.
— Je Fai enfermé, dit Lulu.
— Où cela ?
— Dans ce petit rond, tiens !
— Et il ne peut en sortir ?
— Jamais !
— Mais alors ?
— Il mourra de faim et de soif !
— Pauvre Missi !
Lulu prend un mouchoir et efface le cercle de craie ; Missi délivré
bondit dans la chambre et disparait.
Lulu est une grande magicienne. Si, quelque jour, pour une chose
qui lui cause du déplaisir, je provoque sa colère, elle me changera
en souris et appellera Missi le chat, ou en mouche bleue et me
jettera dans la toile de l’araignée qui habite dans le coin de
l’armoire.
Ou bien elle m’enfermera dans le cercle où je mourrai de faim, de
soif et de désespoir.
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J’ai tracé à la craie des cercles sur le mur d’en face. Ils sont vides et
noirs, mais ne le resteront pas.
Ce sont de grands hublots ouverts sur un monde à naître encore.
Les mondes qui naissent, comme ceux qui meurent, sont pleins
d’épouvante.
Bientôt dans chacune de ces fenêtres rondes va s’encadrer un
visage tordu par l’angoisse de l’inconnu.
Ainsi naissent les histoires qu’on raconte soi-même, pour se
rassasier de sa propre peur comme de sa propre chair. Et, après, on
repasse aux autres les sanglants reliefs de ce festin barbare et divin.
Ainsi, dans la géhenne de Dante, en faisaient les sombres élus
conviés au banquet du sang.
LA MAIN DE GOETZ VON
BERLICHINGEN
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Je ne revis pas Peaffy et j’en fus fort marri, car il me devait bien
des explications au sujet du cimetière de Marlyweck.
L’hiver était venu et je me cloîtrai dans ma bonne maison chaude
et agréable ; j’allais y retrouver ma paix ancienne, quand le malheur
fondit sur moi de la façon la plus formelle.
Je fumais ma pipe, je buvais un bishop fort bien conditionné et je
terminais la lecture d’un livre plaisant, quand j’entendis une
rumeur inattendue s’élever dans le jardin.
C’étaient des bruits sourds et lents, comme font les paveurs qui
travaillent le sol avant d’y poser les cubes de grès des pavés.
Les nuages étaient bas, mais le premier quartier de la lune
apparaissait par intervalles, entre deux bancs de nuées.
Je collai mon visage contre un des carreaux et alors, au milieu de
la pelouse gazonnée dont je suis si fier, je vis se dresser une stèle
rouge. Ah ! je la reconnus… C’était le bout de la colonne qui avait
failli me briser les jambes au sortir du cimetière de Marlyweck !
La stèle se dandinait grossièrement, à la manière d’un matelot
ivre, mais l’ignoble chose n’était pas seule ; autour d’elle se
glissaient, comme de singulières méduses, les petites pierres
tombales du cimetière des enfants.
Toutefois ce ne fut pas la peur qui domina mes sentiments ce
soir-là, mais la colère ; j’aimais la bonne ordonnance de mon jardin,
et, de le voir en proie à ces monstruosités de marbre et de granit,
mon sang ne fit qu’un tour.
Je possède un gros revolver et les balles en sont puissantes. Par
six fois, il tonna dans la nuit tranquille, et la vision s’évanouit. Mais
le lendemain, je trouvai ma pelouse défoncée, mon mélèze déraciné,
mes sapins en copeaux, et de larges éclats de granit rose parsemant
le jardin.
En sus de cela, j’eus fort à faire pour obtenir de mon voisin
Higbee qu’il ne porte pas plainte contre moi pour tapage nocturne.
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C’est fini.
Il est dans la maison.
La porte a éclaté comme sous l’assaut d’un bélier antique, des
briques ont croulé.
Les marches de l’escalier gémissent, se brisent comme des
branches sèches. Tout à coup, le bruit cesse ; sur la maison descend
une paix étrange et terrible.
Qu’est cela ? Clic… clac… clic… clac… Un bruit de pierre qui
heurte le fer…
… Ah ! Il aiguise sa faux…
LE DERNIER VOYAGEUR
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Je vais vous dire avant tout, que je ne trouvai rien dans cette
maisonnette, rien.
Je pourrais allonger mon histoire en faisant une description
fidèle de ma nouvelle propriété. Je ne le ferai pas, cela n’ayant
aucune importance.
Les meubles étaient confortables, banals, il y avait de beaux
cristaux d’un ton passé, une horloge de Nuremberg ravissante, de
bons fauteuils, un jardin exigu où deux vieux poiriers achevaient
une vie malingre.
Si je vous servais, au lieu d’une histoire vraie, un récit imaginaire,
je pourrais tirer brillamment parti du perroquet, et en faire une
sorte de bête damnée incarnant la pâle personnalité du journaliste
Dürer, cet idiot de Dürer, ou l’âme ténébreuse de Muus.
Hélas, c’était un animal stupide, sale et vorace, ayant pour tout
répertoire un mot javanais « Sjambok » qui signifie, je crois, fouet,
et quelques hurlements inarticulés.
Comme la demeure ne me déplaisait pas, je l’habitai, et j’y vécus
quelques semaines dans la plus absolue absence de cauchemars et
d’énigmes.
Dès les premiers jours, j’avais cessé d’interroger mes voisins sur
le compte de mon prédécesseur. Ils ne gardaient en leur mémoire
que l’image d’un petit homme taciturne et sauvage, rétif à toute
avance, et qui n’achetait rien dans le quartier. Cette inimitié rejaillit
un peu sur moi, et en général on me témoignait, ou de la froideur,
ou de l’indifférence. Peut-être qu’à la longue j’aurais eu confiance
en cette maison, mais je sentais que ce calme n’était qu’apparent.
Elle avait son secret – je le sentais, comme tout homme sent une
présence qui guette, qui attend son heure. Elle faisait des feintes.
En vain, je guettai moi-même l’immobilité des choses. Car je vous
assure que par un trou de serrure, par une fente, j’ai espionné des
chambres vides de toute présence vivante ; j’ai observé avec
défiance des objets sans vie, comme des armoires, et des chaises.
Mais elles se méfiaient, elles aussi ; les choses, complices du
reste ; communiquant entre elles par des voies mystérieuses que
nous ignorons, mais dont obscurément, nous nous doutons.
N’avez-vous jamais été frappé, en certains moments, de l’attitude
hostile d’un meuble, familier et inerte en d’autres ?
C’est une constatation que tout le monde a pu faire.
Ah ! S’il vous tenait en cette minute, quel supplice atroce vous
subiriez !…
Le visage du mystère ne se montra pas. Cela jusqu’au jour de
l’orage.
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Le silence tomba, lourd comme le brûlant faisceau solaire qui
incendiait les verres et a glace tavelée du comptoir ; on entendit le
bruit de souris de la montre de Freyman.
M. Shean le rompit.
— Vous avez bien prévu les choses, Frey, murmura-t-il…
L’aubergiste seul au logis, sa course à Markenham, l’abandon de la
salle du bar à ses clients et son retour promis pour sept heures.
— Il ne faut pas s’en étonner, répondit Frey, puisque c’est pure
logique ; c’est ainsi qu’il a agi avec Trevitter et Moscombe…
— … Qui ne surent profiter de l’occasion, persifla-t-il.
Freyman tourna les yeux vers la lointaine colline, la vit toujours
vide, brasillant au soleil, et reprit l’examen de sa montre.
— Je ne sais si ce tavernier du diable ne fournit pas bénévolement
une occasion à des gens comme nous pour…
Il hésita visiblement et conclut d’une voix un peu inquiète.
— … Pour faire ce que nous voulons faire.
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Eddy Bronx aurait été jolie, fort jolie même, si le Basedow n’avait
donné à ses yeux, d’un bleu très pâle, une expression un peu
effrayante.
Baxter-Brown la rencontra chez Littlewood, le pharmacien de
Cornhill, à qui il avait promis la reprise de son laboratoire et la
préparation de ses onguents.
Eddy, restait volontiers faire la causette avec eux, car « elle était
du métier » comme elle disait avec quelque orgueil.
Elle était, en effet, infirmière-adjointe au New-Charity Hospital.
Baxter-Brown n’avait jamais fait grande attention aux femmes,
mais l’image d’Eddy Bronx l’obséda bientôt.
— À notre prochaine rencontre, je lui demanderai de devenir ma
femme, se disait-il maintes fois.
Cette rencontre, et bien d’autres encore, se passèrent sans que la
proposition montât aux lèvres du docteur, et les entretiens se
limitèrent aux vertus des drogues de Littlewood, au traitement du
mal de Basedow et aux cas particuliers que le docteur avait cru
découvrir parmi ses malades.
Un soir d’automne, Baxter-Brown trouva Littlewood accoudé à
son comptoir, la lèvre tremblante et les mains glacées.
— Pensez donc, gémit-il, la petite Bronx vient de partir
absolument désespérée. Après une dispute avec l’infirmière-chef,
elle vient d’être renvoyée de son service. Elle parle de mettre fin à sa
vie… Non, non, je connais ces choses-là, Brown… N’oubliez pas que
son mal la prédispose à la neurasthénie. Elle s’est dirigée du côté
des Water-Works.
Littlewood boitait fortement d’une jambe et il n’avait pu se lancer
à la poursuite de la désespérée.
Baxter-Brown courut comme un dément le long de l’avenue
obscure et ne s’arrêta, hors d’haleine, le cœur battant la chamade,
que lorsqu’il vit les larges surfaces des réservoirs luire sous la lune.
— Eddy ! Eddy ! criait-il avec désespoir.
Il la vit, penchée sur un garde-fou grêle, la tête inclinée vers
l’appel de l’eau nocturne.
— Ma chérie… je voulais précisément…
C’est donc dans un endroit bien étrange, en des circonstances
plus étranges encore, que se fit la déclaration d’amour et la
demande en mariage.
Eddy Bronx le suivit, sanglotante et brisée.
Il fit ronfler le feu dans le living-room, alluma toutes les lampes,
même la lunaire Canterpook, et prépara des grogs d’une main
frémissante.
— Demain, je m’occuperai de la licence de mariage, ma chérie.
Elle ne l’écoutait pas, son visage s’était levé vers le plafond et le
Basedow accentua soudain une expression d’atroce angoisse dans
son regard.
— Qu’y a-t-il chez vous, docteur Brown ? demanda-t-elle dans un
souffle.
— Chez moi ? Mais…
Elle se laissa choir dans un des profonds fauteuils qui flanquaient
la cheminée.
— Pardonnez-moi… la tête me tourne… le cœur… Oh, je vous en
prie, docteur, ne fumez pas !
Baxter-Brown laissa le verre de grog qu’il venait de préparer.
— Mais je ne fume pas, ma chérie !
D’un bond, Eddy Bronx se leva.
— Là-bas… il y a un homme dans le coin, avec un casque sur la
tête… il se cache… je vois ses pieds sous la table, oh… on dirait des
serpents.
Tout à coup, elle hurla :
— Il s’approche… il allume sa pipe à la lampe ! Dieu ! Jésus !
Baxter-Brown voulut l’arrêter, comme elle se ruait littéralement
sur la porte, mais elle le repoussa avec une force terrible.
Il chancela, perdit l’équilibre et donna de la tête contre le fauteuil
qu’elle venait de quitter.
Quand il se releva, il entendit claquer la porte de la rue et ne put
que s’élancer vers la fenêtre.
Dans la clarté de a nuit, vit la jeune le fuir dans la rue déserte et,
comme il se penchait, en l’appelant, l’adjurant de revenir, il
distingua une ombre redoutable, terrible entre toutes, la suivant
silencieusement le long du trottoir miroitant.
Le lendemain, on retira le cadavre de Eddy Bronx des eaux du
réservoir n° 2 des Water-Works de Camden Town.
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de Jacques CARION
Docteur en Philosophie et Lettres
JEAN RAY, LE MÊME ET LES AUTRES
Le mode narratif déployé dans ces récits – que l’on serait tenté,
ici, d’appeler dispositif narratif, tant il s’apparente à une stratégie –
offre parfois de curieuses ressemblances avec la construction de
l’espace. Apparemment, en effet, plus l’espace qui est décrit est
constitué de lieux imbriqués, plus le mode narratif s’assimile à un
emboîtement, ou, à tout le moins, à une fragmentation des
instances narratives : il en va ainsi de Malpertuis, dont le
développement complexe se situe sur différents plans, transcrits par
plusieurs modes d’écriture, ou de La Ruelle ténébreuse que
décrivent successivement deux manuscrits.
Une telle organisation du récit produit un effet triple. Par cet
emboîtement narratif, le mystère en face duquel le témoin se trouve
en position d’attente paraît cerné de toutes parts. Cette disposition
provoque, de façon peut-être définitive, l’adhésion du lecteur, déjà
sollicitée par le fait que ce qui lui est donné à lire se présente sous la
forme d’un récit rapporté, d’une narration à plusieurs voix – la
deuxième instance narrative assurant la crédibilité de la première, la
lucidité du second témoin compensant le trouble et l’hésitation du
premier. Ultime ruse du texte : il s’élabore et s’articule si
minutieusement que, dès l’instant où elle est ressentie par le
témoin qui vit la scène horrifiante, la peur contamine la série
emboîtée des énonciations jusqu’à atteindre irrémédiablement le
lecteur.
Même dans les récits les plus linéaires, il y a le plus souvent un
fait de narration du type « Je vais vous dire… » Ou « Je ne vous
dirai pas… », Qui, pour être discret, n’en est pas moins repérable :
« Il ne me reste pas grand-chose à ajouter à l’étrange et affreuse
histoire… » (p. 215) ; « il nous sera donné peut-être de reprendre ce
récit, que nous avons dû trancher comme au couteau » (p. 72) ; « je
ne veux pas tirer l’aventure en longueur, surtout qu’elle perd toutes
ses formes fantastiques devant l’immensité bleue du ciel et de la
mer » (p. 84).
Ce procédé aisément perceptible n’est pas sans danger pour le
subtil équilibre qu’un récit fantastique se doit de maintenir. En
effet, à trop répéter que l’on raconte une histoire, on en vient à
attirer l’attention sur le fait même du discours et à rappeler avec
insistance que tout cela est affaire de mots et que la remémoration
des faits n’est rien d’autre que le plaisir de dire. C’est pourquoi
l’habile conteur qu’est Jean Ray multiplie également les occasions
de renforcer l’illusion mimétique (ou d’éviter, au moins, qu’elle ne
s’estompe).
À peine citée, l’instance narrative s’efface – prétendument -et
n’intervient plus que dans les moments où la narration se crispe
devant l’apparition fantastique. « Quelque chose d’indéfinissable »,
« un ahurissement indescriptible », « une horreur sans nom »,
« non ! Je ne puis pas dire cela… » Sont autant de formulations
ambiguës par lesquelles le narrateur, se refusant à situer
l’événement comme effet de discours, feint d’ajouter à l’infirmité
des sens (« je vois mal ») l’infirmité du langage (« il m’est
impossible de dire »). Pratiquant de la sorte, il ajoute à l’angoisse de
ce qui ne peut être cerné par la perception l’angoisse de ce qui ne
peut être nommé.
Une autre façon, pour Jean Ray, de maintenir l’illusion
mimétique consiste à conférer un caractère détaillé au récit, aux
moments de pause où les personnages se retrouvent dans un espace
intime et protégé. Accumulant les précisions, les descriptions créent
une impression de présence, accentuent le lien entre l’énoncé et la
réalité qu’il est censé évoquer, paraissent installer une manière de
supplément (qui compense le vide relatif du texte aux prises avec
l’épouvante). De tels détails font d’autant plus illusion qu’ils
apparaissent comme fonctionnellement inutiles : ils concernent
surtout l’art culinaire, l’ameublement ou la technique de la
navigation et suscitent par là, entre deux moments où le mystère
s’accroît, une familiarité rassurante… Nouvelle indécision pour le
lecteur, que celle qui naît de ce mélange de trop et de rien, de
narration bavarde et de texte muet d’effarement.
De telles énumérations contrastent avec ce que l’on considère
comme la principale caractéristique de l’écriture de Jean Ray : la
rapidité. En effet, les phrases, dans les séquences narratives, se
succèdent plus qu’elles ne s’enchaînent, les dialogues sont le plus
souvent faits de phrases inachevées et les paragraphes ne
contiennent que quelques lignes. Il y a là une activité textuelle
parfaitement linéaire qui ne présente aucun obstacle et permet un
[12]
rythme de lecture extrêmement rapide . Cette dynamique n’est
pourtant pas moins présente dans les descriptions qui, sous forme
d’énumérations, paraissent ménager des pauses dans le
déroulement narratif. De sorte que le lecteur se laisse porter par ces
effets d’accumulation et ne remarque que trop tard que sous le
raffinement lexical se dissimule une nouvelle ambiguïté : chargées
en apparence de fixer l’attention sur un point précis de l’espace ou
de l’activité qui s’y inscrit, ces énumérations engourdissent l’esprit
[13]
du lecteur, décentrent son regard et finissent par l’égarer .
Là où le lecteur de Jean Ray croit pouvoir être (enfin) rassuré,
commence sa déroute…
CONTEXTES
1. ŒUVRES
Œuvres complètes (en 4 tomes), Paris, Laffont, 1963 à 1966.
Parmi les rééditions récentes, on notera :
Malpertuis, Bruxelles, Le Cri, 1982.
Visages et choses crépusculaires, Paris, Nouvelles éditions
Oswald, 1982.
La Croisière des ombres, Paris, Nouvelles éditions Oswald, 1984.
Une bibliographie complète a été établie par Francis Goits, dans
le Bulletin Jean Ray -2, Bruxelles, Les Amis de Jean Ray et Émile
Van Balberghe, 1983.
2. TRAVAUX CRITIQUES
Bulletin Jean Ray -1.
Jean Ray, Cahier de l’Herne dirigé par François Truchaud et
Christian Delcourt, Jean Ray ou les choses dont on fait les
histoires, Paris, Nizet, 1980.
Jacques Van Herp, Paris, Éditions de l’Herne, 1980. Jean-Baptiste
Baronian, et Françoise Levie, Jean Ray, l’archange fantastique,
Paris, Librairie des Champs-Élysées, 1981.
Jean Ray, John Flanders, Catalogue présenté et rédigé par Jean-
Baptiste Baronian, Bruxelles, bibliothèque royale Albert 1er, 1981.
Jean-Baptiste Baronian, La Belgique fantastique, Bruxelles,
Éditions Jacques Antoine, 1984.
[1]
Les habitants des Hébrides ont, en général, une désagréable figure aplatie.
[2]
Ici suit un nom que nous ne dévoilerons pas, pour ne pas réveiller la tristesse d’une
grande et noble famille régnante. Jellewyn portait le poids de lourdes fautes ; mais sa mort
les a brillamment rachetées.
[3]
Jean-Baptiste Baronian et Françoise Levie, Jean Ray, l’archange fantastique, Paris,
Librairie des Champs-Élysées, 1981, p. 41.
[4]
C’est sous ce titre « choisi » par Jean Ray mais jamais utilisé, que Jean-Baptiste
Baronian a rassemblé, en 1982, des textes issus pour la plupart de La Croisière des ombres
(Éditions de Belgique, 1932) et des Vingt-cinq meilleures histoires noires et fantastiques
(Marabout, 1961).
[5]
Jean Ray, Paris, Cahier de l’Herne, 1980, p. 57.
[6]
Jean-Baptiste Baronian, La Belgique fantastique, Bruxelles, Éditions Jacques
Antoine, 1984, pp. 6 et 7.
[7]
C’est notamment le cas dans Iblis ou la rencontre avec le Mauvais Ange d’Alice
Sauton, Au Cimetière de Bernkatel de Thomas Owen, Les Spectres d ’Atlantis et Trafic aux
Caraïbes de Henri Vernes (Voir Contextes, p. 357).
[8]
Voir à ce propos les textes repris dans le Cahier de l’Herne consacré à Jean Ray, le
texte de présentation de La Gerbe noire (La Sixaine, 1947) ou la préface aux Chemins
étranges de Thomas Owen (De Kogge, 1943).
[9]
Ce phénomène se retrouve souvent, avec des variantes : voir pp. 117 et 239.
[10]
Ce qui aurait dû être enfoui depuis les premiers âges se remet en mouvement,
comme le ptérodactyle ou le poulpe géant de L’Histoire du Wûlkh.
[11]
Voir pp. 33 et 168 à 170.
[12]
Voir à ce propos Fernand Verhesen, L’Écriture de Jean Ray, dans le Cahier de
l’Herne, pp. 211 à 215.
[13]
Une telle technique est très apparente dans L’Histoire du Wûlkh, pp. 305 à 308.