Concept Et Methode. La Conception de La PDF
Concept Et Methode. La Conception de La PDF
Concept Et Methode. La Conception de La PDF
1. Luca Paltrinieri
L’expérience du concept. Michel Foucault entre épistémologie et Histoire
CONCEPT ET
MÉTHODE
LA CONCEPTION DE LA PHILOSOPHIE
DE GILLES DELEUZE
P U B L I C AT I O N S D E L A S O R B O N N E L A P H I LOSO P H I E À L’Œ U V R E
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Composition typographique : 3d2s
© Publications de la Sorbonne, 2012
212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris
www.univ-paris1.fr
ISBN 978-2-85944-711-3
ISSN à venir
La thèse dont ce livre est issu n’aurait été possible sans la bourse doctorale
du Conseil National de la Recherche Scientifique et Technique (CONICET,
Argentine).
Je voudrais remercier tout d’abord Chantal Jaquet pour sa confiance,
bien sûr, mais aussi pour une guidance qui a rapidement dépassé le cadre de
cette présente thèse, voire de la sphère académique, et qui ne peut porter à
présent un autre nom que celui d’éthique.
Pierre Montebello et Diego Tatián, ensuite, pour la bonne volonté et
la patience qu’ils ont témoignées lors de l’évaluation d’un travail qui s’est
construit sur leurs apports. Tous deux m’ont ouvert les portes de leurs
œuvres et de leurs villes, faisant preuve d’une immense hospitalité.
Et finalement, Manuel Mauer, miroir sincère où ce texte a rencontré les
défauts qu’il a essayé de surmonter et les vertus qui ont servi à poursuivre
la marche.
ABC!: Deleuze, G., Parnet, C., L’abécédaire de Gilles Deleuze, Paris, Éditions
Montparnasse, 2004.
AO!: Deleuze, G., Guattari, F., L’anti-Œdipe. Capitalisme et Schizophrénie 1, Paris, Minuit,
1972.
B!: Deleuze, G., Le bergsonisme, Paris, PUF, 1966.
BLS!: Deleuze, G., Francis Bacon. Logique de la sensation, Paris, Seuil, 1981.
C1!: Deleuze, G., Cinéma 1. L’image-mouvement, Paris, Minuit, 1983.
C2!: Deleuze, G., Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Minuit, 1985.
CC!: Deleuze, G., Critique et Clinique, Paris, Minuit, 1993.
D!: Deleuze, G., Parnet, C., Dialogues, Paris, Flammarion, 1977.
DR!: Deleuze, G., Différence et Répétition, Paris, PUF, 1968.
DRF!: Deleuze, G., Deux régimes de fous, Paris, Minuit, 2003.
E!: Deleuze, G., « L’épuisé » (dans Beckett, S., Quad), Paris, Minuit, 1992.
ES!: Deleuze, G., Empirisme et Subjectivité, Paris, PUF, 1953.
F!: Deleuze, G., Foucault, Paris, Minuit, 1986.
ID!: Deleuze, G., L’île déserte, Paris, Minuit, 2002.
K!: Deleuze, G., Guattari, F., Kafka. Pour une littérature mineure, Paris, Minuit, 1975.
LS!: Deleuze, G., Logique du sens, Paris, Minuit, 1969.
MP!: Deleuze, G., Guattari, F., Mille plateaux. Capitalisme et Schizophrénie 2, Paris,
Minuit, 1980.
N!: Deleuze, G., Nietzsche, Paris, PUF, 1965.
NPh!: Deleuze, G., Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962.
PhCK!: Deleuze, G., La philosophie critique de Kant, Paris, PUF, 1964.
P!: Deleuze, G., Proust et les signes (édition augmentée), Paris, PUF, 1970.
PLB!: Deleuze, G., Le pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.
PP!: Deleuze, G., Pourparlers, Paris, Minuit, 1990.
PSM!: Deleuze, G., Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 2004.
PV!: Deleuze, G., Périclès et Verdi. La philosophie de François Châtelet, Paris, Minuit, 1988.
QPh!: Deleuze, G., Guattari, F., Qu’est-ce que la philosophie#?, Paris, Minuit, 1991.
S!: Deleuze, G., Superpositions, Paris, Minuit, 1979.
SPE!: Deleuze, G., Spinoza et le problème de l’expression, Paris, Minuit, 2003.
SPhP!: Deleuze, G., Spinoza. Philosophie pratique, Paris, Minuit, 1981.
1 DRF, p. 163.
2 PP, 122.
3 « Questions à Michel Foucault sur la géographie », dans Foucault, M., Dits et Écrits II, Paris,
Gallimard, 2001, p. 30-31.
4 Derrida, J., Points de suspension, Paris, Galilée, 1992, p. 86.
5 QPh, p. 108.
6 ES, p. 2.
7 QPh, p. 8.
8 DR, p. 4.
9 ID, p. 199.
10 QPh, p. 55!; PP, p. 185-186.
11 C’est le troisième chapitre de Qu’est-ce que la philosophie!?.
14 C’est le cas de Nietzsche. Voir par exemple Le gai savoir, Paris, 10/18, 1957, p. 310, 383
et 395.
15 C’est le cas de Bergson. Voir par exemple « L’intuition philosophique », dans La pensée et le
mouvant, Paris, PUF, 2003, p. 116-142.
16 ID, p. 191!; LS, p. 306!; NPh, p. 122 et DR, p. 3.
17 QPh, p. 108!; NPh, p. 3.
18 LS, p. 322!; NPh, p. 121.
19 DR, p. 197!; NPh, p. 120.
20 ABC, lettre B, 34!:05 et lettre I, 1!:20!:20.
21 D, p. 179!; PP, p. 201 et ABC, lettre U, 1!:59!:20.
22 ES, p. 152.
23 C2, p. 365!; ES, p. 17.
24 ID, p. 199-200.
25 QPh, p. 151.
26 ID, p. 28.
27 QPh, p. 10.
28 ID, p. 28, 392!; DR, p. 182!; D, p. 15!; PP, p. 57, 166, 186-187!; QPh, p. 8, 10-11, 13, 25, 80!; ABC,
lettre H, 35!:40.
29 DR, p. 206.
30 NPh, p. 86.
31 Ibid.
32 « On demandera quelle unité demeure pour les philosophies. » (QPh, p. 13.)
33 QPh, p. 74.
important, c’est que, d’un autre côté, cette opération formelle n’épuise pas
les mécanismes de la création. Qu’en est-il de sa matière!? Quels sont les
matériaux de la création!? Après avoir restitué les opérations formelles qui
sont à l’œuvre dans la production de concepts, nous montrerons comment
celles-ci ont recours à la tradition philosophique, comment les concepts des
philosophies du passé fournissent un matériau à la création, bref, comment
la méthode se révèle aussi être une histoire de la philosophie. Finalement, la
recherche des mécanismes et moyens de la création ne saurait être complète
sans une interrogation sur les procédés discursifs à l’œuvre, le travail
stylistique qui s’exerce sur la langue de la discipline. C’est pourquoi la théorie
de la création, la deuxième partie de notre thèse, présentera trois chapitres!:
à la théorie de la méthode et à l’histoire de la philosophie va s’ajouter une
réflexion sur le discours philosophique. Pourquoi faire précéder la théorie de
la création de la théorie des éléments et non l’inverse!? Pourquoi commencer
par les objets ou les fins de la création et non par les moyens ou les outils!? Le
fait que la connaissance de ce qui est postérieur précède la connaissance de ce
qui est antérieur n’obéit pas ici à des motifs ontologiques ou gnoséologiques.
De ce point de vue, les mécanismes et les éléments sont co-originaires. Tout
élément renvoie aux instruments de sa confection, et ces instruments ne
s’exercent jamais sur le vide mais sur une matière conceptuelle. Si la théorie
des éléments précède la théorie de la création, c’est simplement pour des
raisons heuristiques, parce qu’il est toujours plus facile de comprendre
la fonction d’un outil si on sait déjà à quoi il s’applique. Cela dit, vu que les
éléments et leurs mécanismes sont co-originaires, la théorie des éléments
fera office d’exemple anticipé de la théorie de la création, et celle-ci renverra
constamment à celle-là pour illustrer ses propos.
La question du moment de la philosophie, quand est-ce qu’on crée des
concepts#?, n’a pas avec la question du quoi et du comment la même relation
qu’elles ont entre elles. Les éléments de la philosophie et les mécanismes
de la création se présupposent réciproquement et seule l’analyse peut les
isoler. Or ni les éléments de la philosophie, ni les moyens de leur élaboration
ne supposent les causes ou raisons qui poussent le philosophe à créer des
concepts. En ce sens, la circonstance de la philosophie renvoie non pas à
une interrogation indépendante, mais à une considération de tout le procès
créatif du point de vue de son commencement. C’est pourquoi elle sera
présentée dans une troisième partie qui aura la fonction d’intégrer dans
un procès unique et dynamique les éléments et les instruments, d’abord
considérés isolément et d’un point de vue statique.
THÉORIE
DU CONCEPT
SA FONCTION
La description du concept dans Qu’est-ce que la philosophie#? commence
d’une manière assez simple et intuitive!: c’est une façon de mettre en ordre
les idées. « De Platon à Bergson, on retrouve l’idée que le concept est affaire
d’articulation, de découpage et de recoupement. […] C’est seulement à
cette condition qu’il peut sortir du chaos mental […]%1. » Nous ne savons pas
encore ce qu’est le chaos, ce qu’est l’ordre, comment y parvenir, mais il n’est
pas nécessaire de le savoir pour admettre ce point de départ suffisamment
évident selon lequel le concept est une sorte de mise en ordre.
Or si nous demeurons à ce niveau de simplicité et d’intuitivité, l’élément
de la philosophie, le concept, ne pourra pas être distingué de celui de la
science, la fonction, ni de celui de l’art, l’affect ou percept. En effet, « ce qui
définit la pensée, les trois grandes formes de la pensée, l’art, la science et
la philosophie, c’est toujours affronter le chaos%2 ». La différence entre les
éléments apparaît quand nous demandons comment le concept affronte le
chaos. Mais en même temps la définition devient extrêmement technique!: le
concept « renvoie à un chaos rendu consistant%3 »!; il « donne une consistance
au virtuel%4 ». Comment le concept se distingue-t-il donc de la fonction!? Si
le premier donne une consistance au virtuel, la deuxième lui donne « une
référence qui l’actualise%5 ». L’élément de l’art, de son côté, réalise la sensation
dans le matériau et fait passer le matériau dans la sensation%6.
Qu’est-ce que veut dire!: « le concept donne une consistance au
virtuel »!? Il faut comprendre les deux composantes de la définition!:
qu’est-ce que le virtuel, et que signifie lui donner une consistance!? Or dans
la mesure où l’explication de ce qu’est le virtuel implique sa distinction
avec ce qui, jusqu’ici, semble se présenter comme sa contrepartie, l’actuel,
et dans la mesure où le concept se définit à partir du virtuel et la fonction
à partir de l’actuel, l’exposition permettra en même temps de commencer
à rendre compte de la différence entre les deux éléments%7. Peut-on dire la
même chose par rapport à l’élément de l’art!? En principe, ce ne semble pas
1 QPh, p. 21.
2 QPh, p. 186.
3 QPh, p. 196.
4 QPh, p. 112.
5 Ibid.
6 QPh, p. 182-183.
7 On dit bien commencer parce que la différence entre les deux éléments dépend aussi de la
différence entre la consistance et la référence, ce qui sera abordé dans la section 5.
LE VIRTUEL
Aussi bien dans les premières occurrences de la notion de virtuel (1969)%8
que dans les dernières (1995)%9, Deleuze renvoie à l’œuvre de Bergson, en
ajoutant dans le premier cas que Bergson est celui qui invoque cette notion
le plus constamment. Comment fonctionne la notion chez Bergson!? Tout
au long de l’œuvre, elle caractérise le mode d’être de certains éléments!: de la
multiplicité qualitative%10, du souvenir à l’œuvre dans la perception ou dans
la remémoration à l’état normal%11, du souvenir du présent à l’œuvre dans le
cas pathologique de la fausse reconnaissance%12, des éléments d’une tendance
évolutive – la fixité du végétal ou le mouvement de l’animal%13, par exemple –,
de l’action qui va s’accomplir dans la démarche utile%14. Quel est ce mode
d’être!? À quelle dimension appartiennent les phénomènes énumérés!?
Quelle est la distinction de base sur laquelle s’appuie la distinction entre
le virtuel et l’actuel!? De la multiplicité, Bergson dira qu’elle peut être de
deux espèces!: celle des « objets matériels » et celle des « états purement
affectifs de l’âme%15 »!; du procès qui concerne le souvenir dans la perception
ou remémoration normale, qu’il s’agit d’une « matérialisation » ou d’une
« incarnation%16 »!; du souvenir dans le cas de la fausse reconnaissance, qu’il
ne faut pas l’expliquer en appliquant au monde mental « une loi d’attraction
analogue à celle qui gouverne le monde des corps%17 »!; des éléments d’une
tendance, qu’ils ne sont pas comparables « à des objets juxtaposés dans
l’espace, mais à des états psychologiques%18 »!; et de l’action naissante, qu’elle
8 DR, p. 274.
9 D, p. 180-183.
10 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, Paris, PUF, 2003, p. 63.
11 Bergson, H., Matière et mémoire, Paris, PUF, 1997, p. 148.
12 Bergson, H., L’énergie spirituelle, Paris, PUF, 2003, p. 146.
13 Bergson, H., L’évolution créatrice, Paris, PUF, 2003, p. 119.
14 Bergson, H., Les deux sources de la morale et de la religion, Paris, PUF, 2003, p. 335.
15 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p. 63 et 65.
16 Bergson, H., Matière et mémoire, op. cit., p. 147.
17 Bergson, H., L’énergie spirituelle, op. cit., p. 144.
18 Bergson, H., L’évolution créatrice, op. cit., p. 119.
Une interprétation trop psychologique du texte doit être évitée. […] Nous
sautons réellement dans l’être, dans l’être en soi, dans l’être en soi du passé.
Il s’agit de sortir de la psychologie. Il s’agit d’une Mémoire immémoriale ou
ontologique. C’est seulement ensuite, une fois le saut fait, que le souvenir va
prendre peu à peu une existence psychologique!: « de virtuel il passe à l’état
actuel... » Nous avons été le chercher là où il est, dans l’Être impassible, et
nous lui donnons peu à peu une incarnation, une « psychologisation »%20.
Le virtuel est une dimension de l’être, plutôt que du sujet, le passé comme
élément propre, passé pur ou passé en général. Or pourquoi donc ne pas
parler de passé#? Parce que, deuxièmement, il s’agit d’éviter une antériorité!:
Nous croyons qu’un présent n’est passé que lorsqu’un autre présent le
remplace. Pourtant réfléchissons!: comment un nouveau présent surviendrait-
il, si l’ancien présent ne passait en même temps qu’il est présent!? Comment
un présent quelconque passerait-il, s’il n’était passé en même temps que
présent!? Jamais le passé ne se constituerait, s’il ne s’était constitué d’abord,
en même temps qu’il a été présent. Il y a là comme une position fondamentale
du temps, et aussi le paradoxe le plus profond de la mémoire!: le passé est
« contemporain » du présent qu’il a été. […] Le passé et le présent ne désignent
pas deux moments successifs, mais deux éléments qui coexistent%21.
De la même façon, le virtuel ne précède pas l’actuel, mais lui est contem-
porain. Cette caractéristique conduit Deleuze à laisser aussi de côté un
troisième candidat, le possible. Elle n’est pas la seule, cependant!; il s’agit
19 Bergson, H., Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 335.
20 B, p. 51-52.
21 B, p. 53-54.
22 DR, p. 272-273.
23 P, p. 73-74!; B, p. 99!; DR, p. 269!; ID, p. 250.
24 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p. 62-63.
25 Bergson, H., Matière et mémoire, op. cit., p. 148.
26 Bergson, H., L’évolution créatrice, op. cit., p. 119.
27 Bergson, H., Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 335.
32 Cependant il ne faut pas oublier les grandes différences qui séparent les deux conceptions
de l’esprit. Chez Souriau, l’esprit est toujours subjectif, intérieur et substantiel (voir Souriau, É.,
Avoir une âme, op. cit., p. 3 et 18-19).
33 Bergson, H., Matière et mémoire, op. cit., p. 1. C’est nous qui soulignons.
34 ID, p. 36-37, 62 et 65.
35 Canguilhem, G., La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 2006, p. 200.
36 Voir par exemple LS, p. 14-15 ou MP, p. 109.
37 Bréhier, É., La théorie des incorporels dans l’ancien stoïcisme, Paris, Vrin, 1997, p. 6.
attribuons à l’existence des corps. Elle exprime tout l’effort pour surmonter
l’opposition entre la densité des corps et la volatilité de l’esprit. En fait, si les
occurrences du terme « esprit » chez Deleuze sont assez rares, on constate
à plusieurs reprises que ce qu’il désigne est doué d’une pseudo-matérialité.
Ainsi, quand, se référant aux corps d’une société, Deleuze et Guattari
remarquent qu’on peut donner au terme « corps » le sens le plus général, ils
ajoutent « les âmes sont des corps%38 »!; interprétant la communion avec le
Christ, ils affirment qu’il s’agit d’un mélange entre des corps « proprement
spirituels, non moins “réels”%39 »!; et quand Deleuze présente l’apprentissage
comme un « dressage de l’esprit », l’exemple qu’il offre est celui de la nage%40.
Cette façon de considérer de l’esprit en termes matérialistes a conduit
certains commentateurs à concevoir l’idée d’une matérialité du virtuel%41,
ou d’une matérialité incorporelle%42, non sans timidité, et sans introduire les
mots que le philosophe a évités. En réalité, dans chaque cas, ce qui se trouve
à l’œuvre n’est pas une timidité, mais une autre conception de l’esprit. Et il
est vrai qu’il vaut probablement mieux abandonner la notion, tant d’ajus-
tements étant nécessaires. Mais, d’autre part, si nous ne savons pas par
rapport à quoi se font les ajustements, il est impossible de comprendre
la nouveauté.
Qu’est-ce que cela veut dire, donc, que le concept donne une consistance
au virtuel!? Comment comprendre qu’il rend consistant un chaos virtuel!? Et
quelle est la différence avec la fonction, qui donne au virtuel une référence
qui l’actualise, et avec l’affect, qui réalise la sensation dans le matériau et fait
passer le matériau dans la sensation!? Nous ne savons pas encore en quoi
consiste le fait de donner de la consistance, ou d’attribuer une référence.
Pour déterminer cela, nous devrons donc retourner au point de départ, à
une compréhension d’ordre général et pré-technique. Mais comme nous
savons déjà ce que sont le virtuel et l’actuel, nous sommes en mesure de
comprendre partiellement quelle est la fonction du concept et quelle est
sa différence avec la fonction des sciences et l’affect de l’art. Si les trois
éléments mettent en ordre le chaos, la philosophie le met en ordre comme
esprit, la science, comme matière, et l’art, selon une longue tradition, comme
38 MP, p. 102.
39 MP, p. 103.
40 DR, p. 214-215.
41 Alliez, É., « Sur la philosophie de Gilles Deleuze!: une entrée en matière », dans Gilles
Deleuze. Immanence et vie, Paris, PUF, 1998, p. 49.
42 Foucault, M., « Theatrum philosophicum », dans Dits et Écrits I, Paris, Gallimard, 2001, p. 947.
Comment l’essence s’incarne-t-elle dans l’œuvre d’art!? […] Elle s’incarne dans
les matières. Mais ces matières sont ductiles, si malaxées qu’elles deviennent
entièrement spirituelles. Ces matières, sans doute sont-elles la couleur pour
le peintre, le son pour le musicien, le mot pour l’écrivain%43.
43 P, p. 60.
44 C2, p. 246. Voir aussi DRF, p. 264!: « C’est quelque chose de bizarre qui m’a frappé dans le
cinéma!: son aptitude inattendue à manifester, non pas le comportement, mais la vie spirituelle. »
45 QPh, p. 156.
46 QPh, p. 112.
47 QPh, p. 186.
LA CONSISTANCE
Le concept met en ordre le chaos de façon à conserver sa virtualité. Il faut
maintenant analyser la deuxième composante de la définition du concept,
ce que veut dire « donner de la consistance ». Qu’est-ce qu’attribuer une
consistance au virtuel lors de la mise en ordre du chaos!? Sans doute
convient-il de commencer par le point de départ!: le chaos.
Dans Qu’est-ce que la philosophie#? le chaos est défini ainsi!:
Une pensée qui s’échappe à elle-même, des idées qui fuient à peine ébauchées,
déjà rongées par l’oubli ou précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons
pas davantage. […] Ce sont des vitesses infinies qui se confondent avec
l’immobilité du néant incolore et silencieux qu’elles parcourent, sans nature
ni pensée%50.
48 QPh, p. 113.
49 QPh, p. 196.
50 QPh, p. 189.
51 ES, p. 92-93.
Il n’y aurait pas un peu d’ordre dans les idées s’il n’y en avait aussi dans les
choses ou état de choses, comme un anti-chaos objectif!: « Si le cinabre était
tantôt rouge, tantôt noir, tantôt léger, tantôt lourd…, mon imagination ne
trouverait pas l’occasion de recevoir dans la pensée le lourd cinabre avec la
représentation de la couleur rouge%53. »
52 QPh, p. 189.
53 QPh, p. 189-190.
54 ES, p. 92.
55 Bouaniche, A., Gilles Deleuze. Une introduction, Paris, La Découverte, 2007, p. 115.
56 QPh, p. 196.
59 QPh, p. 195.
60 L’approximation sera complétée dans la section 3 du présent chapitre, puis dans le chapitre
VII (section 5).
63 En fait, sur ce point, il faudrait multiplier les distinctions. Tout d’abord, Kant distingue le cas
de la métaphysique de celui de la physique et de la mathématique, puisque le « mauvais cours »
(Critique de la raison pure, op. cit., p. 78) qu’a suivi la première fait qu’on peut douter même de
sa possibilité. En revanche, dans le cas des deux autres, « qu’elles doivent être possibles, c’est
prouvé par leur réalité » (ibid.), même s’il faudrait distinguer à ce propos une physique empirique
d’une physique pure. Ensuite, quant à la métaphysique, vu qu’il faut bien lui reconnaître une
réalité, Kant distingue la métaphysique comme disposition naturelle de la métaphysique comme
science, pour interroger la possibilité de chacune des deux. Cependant, dans tous les cas, qu’il
s’agisse ou non de science proprement dite, Kant s’intéresse à la validité des propositions qui
la constituent. Deleuze et Guattari ne doutent ni de la réalité de la philosophie ni de la validité
de ses propositions. Quand on demande qu’est-ce que la philosophie!? ou comment la philosophie
est-elle!?, au moins dans le cadre de la théorie du concept, il faut distinguer cette question aussi
bien du problème empirique de la naissance de la discipline que du problème proprement
transcendantal de la validité de ses propositions. Deleuze et Guattari cherchent tout simplement
à décrire concrètement la discipline dans son effectivité. C’est pourquoi nous nous limitons
ici à signaler la différence de niveau avec la philosophie transcendantale!: dans le cas de cette
dernière la connaissance (physique, mathématique, métaphysique) est objet de philosophie!;
ici, la philosophie est objet d’une description métaphilosophique.
64 ES, p. 92.
ce qu’il fait et non de ce qu’il dit, avec son concept de concept, est en train
de constituer la dimension spirituelle du réel. Et au cas où il en serait ainsi,
s’agirait-il d’une dimension strictement virtuelle!? Maintenant que nous
savons tout ce que le terme « virtuel » implique, est-il correct d’affirmer que
Kant, par exemple, philosophe, créateur de concepts, donne une consistance
au virtuel!? C’est bien ce qui devrait se passer, puisque c’est la définition du
concept. Cependant, nous commençons peut-être à comprendre comment
fonctionne la formule générale qui définit la philosophie!: elle est légitime
dans la mesure où elle demeure indéterminée. Concevoir Kant comme un
créateur de concepts ne semble pas présenter de difficultés majeures. Or il
ne semble pas si facile de soutenir que les concepts kantiens donnent une
consistance au virtuel, puisque, entre autres choses, le terme nous engage
déjà dans une conception déterminée de l’esprit. De cette façon, au fur et
à mesure que nous avançons dans la détermination de la formule centrale,
il semble que celle-ci commencera à n’être valable que pour la philosophie
de Deleuze.
D’un autre côté, cette différence avec le kantisme, ce déplacement de
niveau, entraîne une difficulté ultérieure. En effet, à partir du moment où
nous passons au niveau métaphilosophique, la notion d’a priori ne semble
plus conserver ses caractéristiques traditionnelles. Si ce qui fonctionne
comme constitution du virtuel, c’est-à-dire, le concept, est à chaque fois
créé, et est à chaque fois la production d’un philosophe, nous pouvons
déduire qu’il va perdre son caractère nécessaire et universel. De la même
façon que Foucault, cherchant à rendre compte non pas de la possibilité
des énoncés, mais de leur réalité, se voit obligé de soumettre l’a priori à
l’histoire, Deleuze, cherchant à rendre compte non pas de la possibilité des
philosophies, mais de leur réalité, se verra aussi obligé de les relativiser. La
réflexion deleuzienne est plus restreinte, puisqu’elle prétend rendre compte
des énoncés philosophiques en particulier, et non des énoncés d’une époque
en général. C’est pourquoi l’a priori sera le concept. Mais à partir du moment
où sa production dépend du philosophe, la distinction que trace Foucault
entre l’a priori formel et l’a priori historique peut lui être appliquée!:
Rien, donc, ne serait plus plaisant, mais plus inexact, que de concevoir cet
a priori historique comme un a priori formel qui serait, de plus, doté d’une
histoire!: grande figure immobile et vide qui surgirait un jour à la surface du
temps, qui ferait valoir sur la pensée des hommes une tyrannie à laquelle
nul ne saurait échapper, puis qui disparaîtrait d’un coup dans une éclipse
La différence avec Deleuze réside dans le fait que, dans son cas, ces deux
dimensions sont la dimension philosophique et la dimension métaphilo-
sophique. Mais la distinction entre les deux a priori est également valable!:
comparé à l’a priori formel, « dont la juridiction s’étend sans contingence%66 »,
le concept philosophique est une figure purement empirique. Mais en
même temps, « puisqu’il permet de saisir les discours [philosophiques
– ajouterons-nous] dans la loi de leur devenir effectif, il doit pouvoir rendre
compte du fait que tel discours, à un moment donné, puisse accueillir ou
mettre en œuvre, ou au contraire, exclure, oublier ou méconnaître, telle
ou telle structure formelle%67 ». Nous déduisons quelle est la conséquence
immédiate de cette caractéristique du concept philosophique. Ce que
garantit la formalité de l’a priori et ce que perd Deleuze avec sa relati-
visation, c’est la communication, ou encore une forme de communauté
plus fondamentale, puisqu’il ne s’agit pas seulement de la transmission de
contenus, mais de la constitution du réel. Or justement, un des premiers
avertissements de Qu’est-ce que la philosophie#?, dans son introduction,
dit que la philosophie « n’est pas contemplation, ni réflexion, ni communi-
cation%68 ». Ainsi, la théorie du concept aura une incidence directe sur la
façon de concevoir l’histoire de la philosophie, puisque nous ne pourrons
pas dire que les différentes philosophies communiquent%69.
Constitution et reconstitution
Le fait que le concept soit créé, que chaque philosophie procède à une
constitution du virtuel, nous met sur la piste d’une troisième différence
avec le criticisme classique!: non pas la relativité de l’a priori, mais sa
diversité ou multiplicité. En effet, si chaque philosophe procède à une
création conceptuelle, en aucun cas on n’aura une constitution première
ou originaire, mais toujours une reconstitution faite sur une constitution
antérieure, qui à son tour devra être considérée comme une reconstitution.
C’est pourquoi Deleuze et Guattari affirment que « de Platon à Bergson, on
retrouve l’idée que le concept est affaire d’articulation, de découpage et de
recoupement%70 ». Cela avait déjà été affirmé de Bergson en particulier!: « Un
grand philosophe est celui qui crée de nouveaux concepts!: ces concepts à la
fois dépassent les dualités de la pensée ordinaire et donnent aux choses une
vérité nouvelle, une distribution nouvelle, un découpage extraordinaire%71 »!;
des stoïciens!: « les stoïciens sont en train de tracer, de faire passer une
frontière là où on n’en avait jamais vu!: en ce sens ils déplacent toute la
réflexion%72 »!; et du structuralisme!: « L’importance du structuralisme en
philosophie, et pour la pensée tout entière, se mesure à ceci!: qu’il déplace les
frontières%73 ». Déplacement des frontières, distribution nouvelle, découpage
extraordinaire, le concept philosophique ne semble jamais opérer sur une
terre vierge, sur une page blanche, mais toujours sur un territoire déjà tracé,
sur un livre déjà écrit.
Jusqu’ici, la constitution philosophique, c’est-à-dire conceptuelle, se
réalisait toujours sur une autre constitution philosophique. Concept sur
concept, nous ne sortons pas d’une certaine superposition des philosophies
au long de l’histoire. Mais nous savons déjà que l’activité philosophique se
déploie à côté de deux autres activités, l’activité scientifique et l’activité
artistique, qui organisent le chaos comme actualité proprement dite et
comme actualité capable d’exhiber le virtuel. Nous devrons donc admettre
que si la constitution philosophique est une constitution conceptuelle qui
se réalise sur d’autres constitutions conceptuelles, c’est aussi une consti-
tution qui se réalise sur des constitutions non conceptuelles!: constitution
affective ou perceptive et fonctionnelle. « Quand un objet est scientifi-
quement construit par fonctions, par exemple un espace géométrique, il
reste à en chercher le concept philosophique qui n’est nullement donné
dans la fonction%74. » Tel est le sens de ce que Deleuze et Guattari appellent
« interférences » ou « connexions » entre la philosophie, l’art et la science!;
et telle est la conception subjacente à la distinction entre une philosophie
sur le cinéma et une philosophie du cinéma, et aux livres d’esthétique de
Deleuze en général. Le réel est multiplement constitué, mais pas seulement
70 QPh, p. 21.
71 ID, p. 28.
72 LS, p. 15.
73 LS, p. 89.
74 QPh, p. 111.
75 Bergson, H., La pensée et le mouvant, op. cit., p. 213!; L’évolution créatrice, op. cit., p. 239.
76 Le problème du rapport général de la philosophie en tant que création de concepts au
langage sera l’objet du chapitre VI. Ici, nous nous bornons seulement à signaler comment la
constitution philosophique doit aussi être située par rapport à une constitution linguistique du
réel.
77 Bergson, H., Essai sur les données immédiates de la conscience, op. cit., p. 91.
78 Bergson, H., Matière et mémoire, op. cit., 139!; L’énergie spirituelle, op. cit., p. 129.
79 Bergson, H., La pensée et le mouvant, op. cit., p. 5.
80 QPh, p. 13.
81 Bergson, H., La pensée et le mouvant, op. cit., p. 25!: « “Intuition” est d’ailleurs un mot devant
lequel nous hésitâmes longtemps. De tous les termes qui désignent un mode de connaissance,
c’est encore le plus approprié!; et pourtant il prête à la confusion. » Voir aussi p. 216.
Nous remarquons que les déficiences de l’opinion ne résident pas dans le fait
qu’elle nous laisserait demeurer dans le chaos. L’opinion nous arrache au
chaos, et d’un certain point de vue elle se révélerait même utile. C’est d’elle
que dépend notre vie quotidienne et c’est sur elle que nos actions prennent
appui. Mais quand on cherche à saisir les vraies articulations du réel, pour
parler avec Bergson, elle s’avère insuffisante. C’est alors que doit intervenir
la philosophie, mais cette intervention ne doit pas être pensée comme si elle
s’opérait dans le néant. Elle se produit selon un ordre déjà constitué, l’ordre
de l’opinion. Dans ce sens, Bouaniche affirmera avec raison que le combat
de la philosophie est un combat à double front!: contre le chaos d’un côté,
contre l’opinion de l’autre%86.
82 Bergson, H., Mélanges, op. cit., p. 503!: « Peut-on fixer le sens du mot quand on discute
encore sur la nature de la chose!? […] Il y a, en métaphysique et en morale, des mots qui sont et
doivent n’être, pour le moment, que des énoncés de problèmes. »
83 Bergson, H., Correspondance, Paris, PUF, 2002, p. 997-998!: « Il y a des problèmes généraux
qui intéressent tout le monde. Ceux-là, un philosophe doit être en état de les traiter dans la
langue de tout le monde. […] Mais il ne s’agit évidemment que des problèmes les plus vastes
[…]. La solution de ces problèmes généraux est subordonnée à celles des questions spéciales,
qui n’intéressent que les philosophes et les savants. […] Ici, l’on doit recourir à des expressions
techniques. »
84 QPh, p. 189.
85 QPh, p. 190.
86 Bouaniche, A., op. cit., p. 273.
Dans la création artistique, […] il semble que les matériaux de l’œuvre, paroles
et images pour le poète, formes et couleurs pour le peintre, rythmes et accords
pour le musicien, viennent se ranger spontanément sous l’idée qu’ils doivent
exprimer, attirées, en quelque sorte, par le charme d’une idéalité supérieure%87.
Même les exemples sont ceux qu’énumère Deleuze dans le passage déjà
cité de Proust et les signes%88. Or dira-t-on que ce mode de concevoir les
relations entre les trois disciplines, mode que Deleuze hérite de Bergson,
est « violent »!?
Au contraire, il faut comprendre que tous les efforts de Deleuze et
Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie#? vont dans le sens d’un respect
de la singularité de chaque discipline, d’une considération de leur hétéro-
généité, sans que la différence entre elles entraîne une différence de
« droits », pour ainsi dire. C’est là tout le problème!: il faut comprendre
dans quel sens on peut parler d’une différence, dans quel sens d’une égalité,
et surtout, comment il faut entendre cette égalité pour qu’elle ne soit pas
confondue avec une homogénéisation du divers.
Quels sont les droits que cherchent à préserver Deleuze et Guattari pour
les disciplines!? D’un côté, le droit à penser#; d’un autre, le droit à créer. En
87 Bergson, H., La pensée et le mouvant, op. cit., p. 274-275. Voir aussi Mélanges, op. cit., p. 1597!:
« La pensée qui n’est que pensée, l’œuvre d’art qui n’est que conçue, le poème qui n’est que
rêvé, ne coûtent pas encore de la peine!: c’est la réalisation matérielle du poème en mots, de la
conception artistique en tableau ou en statue, qui demande un effort. »
88 « Comment l’essence s’incarne-t-elle dans l’œuvre d’art!? […] Elle s’incarne dans les
matières. Mais ces matières sont ductiles, si malaxées qu’elles deviennent entièrement
spirituelles. Ces matières, sans doute sont-elles la couleur pour le peintre, le son pour le
musicien, le mot pour l’écrivain. » (P, p. 60.)
Nous voyons au moins ce que la philosophie n’est pas!: elle n’est pas contem-
plation, ni réflexion, ni communication […]. Elle n’est pas réflexion, parce que
personne n’a besoin de philosophie pour réfléchir sur quoi que ce soit […].
Les mathématiciens comme tels n’ont jamais attendu les philosophes
pour réfléchir sur les mathématiques, ni les artistes sur la peinture ou la
musique%90 […].
Les trois disciplines sont créatives!; les trois disciplines constituent une
réflexion. Elles sont, en fait, les trois formes de la pensée. Mais comme
en même temps elles sont hétérogènes, Deleuze et Guattari se référent à
la pensée, au cerveau, comme à une jonction, et non pas une conjonction!:
« La jonction (non pas l’unité) des trois plans, c’est le cerveau%91. » Pourquoi
est-il une jonction et non une conjonction!? Pourquoi une jonction qui n’est
pas une unité!? Pour préserver la singularité de chaque discipline. Or en
quoi consiste-t-elle si les trois sont créatives et constituent une pensée!?
Justement dans le fait que l’une le fait par concepts, l’autre par affects ou
percepts, et la troisième par fonctions. Le concept est l’instrument avec
lequel la philosophie constitue la dimension spirituelle de l’expérience!; la
fonction est celui avec lequel la science constitue sa dimension matérielle!;
l’affect est celui avec lequel l’art attribue à la dimension matérielle une
spiritualité. Égalité de droits donc, et aussi de statut et capacités, mais
hétérogénéité de fonctions et différence de nature.
Chaque fois que cette différence se voit en danger, chaque fois que la
singularité d’une discipline se voit menacée, Deleuze se montrera particu-
lièrement sensible. Tel est le cas si on se rapporte à sa définition de l’art.
En effet, vu qu’il s’agit d’une activité qui, d’une certaine façon, tisse une
connexion entre la dimension qui concerne la philosophie et celle qui
concerne la science, le risque se présente de la confondre avec une synthèse
de science et de philosophie. C’est un contresens à éviter!:
89 QPh, p. 11.
90 QPh, p. 11. C’est nous qui soulignons.
91 QPh, p. 196.
La même attitude peut être observée quand Ferdinand Alquié, lors d’une
intervention de Deleuze devant la Société française de philosophie en 1966,
lui reproche d’avoir abandonné la spécificité de la méthode philosophique
face à la méthode structuraliste!:
92 QPh, p. 187.
93 ID, p. 147-148.
94 ID, p. 149.
95 Deleuze, G., « Descartes, l’homme et l’œuvre, par Ferdinand Alquié », dans Cahiers du Sud,
no!337, 1956, p. 474-475.
96 DRF, p. 353.
114 Cf. chap. I, section 8. Il faudra alors substituer les composantes du concept aux étants et le
concept à l’être pour comprendre pourquoi, selon Deleuze, à la différence de la représentation, le
concept ne subsume pas les données de la sensation.
115 Cf. chap. I, section 11. Ici le système prend la place de l’être et les concepts celle des étants.
L’ontologie deleuzienne permettra alors de distinguer la notion deleuzienne de système des
conceptions organiciste, mécaniciste et dialectique entre autres.
116 Cf. chap. I, section 12. Après avoir écarté tout au long du premier chapitre plusieurs types
de relation possibles entre les disciplines telles que la fondation, la synthèse, l’application et la
réflexion, les principes de l’univocité et de l’immanence vont éclairer ce que Deleuze comprend
par « interférences » entre la philosophie, la science et l’art.
117 Cf. chap. II, section 1.b. Il faudra alors comprendre de quel type est cette totalité et pourquoi
le « sol » et « l’horizon » sont les images employées pour exprimer le rapport du plan aux
concepts.
118 Cf. chap. V, section 2.b. Nous verrons alors comment le collage met à l’œuvre les deux
principes du rhizome!: la connexion et l’hétérogénéité.
119 Cf. chap. VI, section 1. En effet, le refus de la conception saussurienne de la langue comme
système homogène et l’adhésion à la thèse de William Labov selon laquelle la variation
linguistique est systématique doivent être pensés à la lumière de l’ontologie.
120 Cf. chap. VI, section 4.b. Si Deleuze propose de substituer la coordination « ET » à la forme
verbale « EST » pour exprimer l’être, c’est sans doute pour des raisons qui tiennent à sa propre
ontologie.
CONCLUSION
Le concept philosophique donne consistance au virtuel. C’est une définition
obscure et technique. Mais nous sommes en mesure de la traduire dans la
langue de la tradition!: le concept philosophique constitue la dimension
spirituelle du réel. Or si Deleuze et Guattari s’expriment ainsi, c’est pour
éviter toute une série de caractéristiques que la tradition a sédimentées.
Principalement, ce qu’on va chercher à éviter, c’est une certaine irréalité
de l’esprit. C’est pourquoi on lui confère consistance et on le nomme
virtuel. Cependant, il y a d’autres déplacements par rapport à la tradition
qu’il ne faut pas oublier. En ce qui concerne la constitution!: 1) il s’agit ici
du concept philosophique et non d’un concept en général, c’est-à-dire de
l’expérience constituée par la ou les philosophies et non de l’expérience
constituée par le sujet transcendantal!; 2) la constitution est toujours une
reconstitution réalisée sur d’autres reconstitutions correspondantes aux
autres philosophies, aux autres disciplines, au langage en général. En ce qui
concerne l’esprit!: 1) il n’est pas conçu comme âme individuelle ni comme
pensée subjective, mais comme dimension objective du réel!; 2) s’il garde
une différence de nature avec l’actuel, il ne détient aucun privilège.
121 C’est une définition abstraite et négative. Sa forme concrète et positive apparaîtra dans la
section 11 du présent chapitre.
On définit le chaos moins par son désordre que par la vitesse infinie avec
laquelle se dissipe toute forme qui s’y ébauche. C’est un vide qui n’est pas un
néant, mais un virtuel […]. Or la philosophie demande comment garder les
vitesses infinies tout en gagnant de la consistance, en donnant une consistance
propre au virtuel%122.
elle interfère. […] La théorie du cinéma ne porte pas sur le cinéma, mais sur
les concepts du cinéma, qui ne sont pas moins pratiques, moins effectifs ou
existants que le cinéma même%125.
C’est parce que le concept est considéré dans cette matérialité
incorporelle que la philosophie peut se dire pratique en elle-même. Or à
partir de ce moment un danger la menace. Ce n’est pas le pouvoir explicatif
de la philosophie qui est en jeu, mais la force d’une pratique. En effet, du
statut ontologique du concept, on ne déduit pas seulement le caractère
pratique de la philosophie, mais aussi sa force. En considérant le concept et
la philosophie sous cet angle, les questions suivantes se posent!: quelle est, au
juste, cette force!? Quel est le degré de puissance de cette efficacité!? Ce sont
bien des questions qui concernent la philosophie comme pratique, et non
son pouvoir explicatif. Pour y répondre, il faudrait évaluer l’activité philoso-
phique par rapport à d’autres formes de constitution du réel, formes que
Deleuze et Guattari eux-mêmes connaissent et présentent!: mass médias,
marketing, publicité, propagande, etc. Et face à la force de ces agents, il n’est
pas sûr que la philosophie se montre très puissante. Cela étant signalé, ce
qu’il faut remarquer, c’est justement que la constitution conceptuelle du
réel est conçue comme une activité pratique, et non comme une opération
intellectuelle. Voilà le sens de la définition de la philosophie comme théorie
de ce que nous faisons. Elle intervient à la fin d’Empirisme et subjectivité#:
Il exprime ainsi la cohérence par laquelle le concept est une chose parmi les
choses et la philosophie, une pratique parmi les pratiques.
L’insistance dans la réalité du concept n’est pas une nouveauté. Deleuze
et Guattari eux-mêmes renvoient à l’idéalisme allemand!: « Ce sont les
post-kantiens qui ont porté le plus d’attention en ce sens au concept comme
réalité philosophique%128. » Cependant, c’est peut-être le caractère plus
classique du concept et, d’une certaine façon, le début de la philosophie.
Comment philosopher sans croire à la réalité du concept!? Si nous pensons
aux Idées platoniciennes, ne sont-elles pas ce qu’il y a de plus réel!? Certes,
les dialogues de jeunesse attribuent-ils au concept des caractéristiques
dont le concept deleuzien devra se distinguer!: l’immutabilité, l’éternité,
l’identité à soi. Mais il ne faut pas oublier la raison de ces notes, la question
par rapport à laquelle ces notes constituent la réponse. Le problème est le
suivant!: qu’est-ce qui est!? Parmi tout ce qui est, qu’est-ce qui est au sens le
plus radical!? Il ne peut pas s’agir de ce qui change, du temporel, du mutable,
de ce qui se génère et se détruit, puisque cela est, mais ensuite n’est plus, ou
l’inverse. Ce qui est doit donc être immutable, impérissable, etc. Cette entité
qui est la pureté de l’Être est l’Idée. Au sein de l’ontologie platonicienne,
l’Idée est donc ce qu’il y a de plus réel.
La distinction scolastique entre réalité objective et réalité formelle
au sein des idées, distinction qui jouera un rôle fondamental jusqu’à la
preuve de l’existence de Dieu dans les Méditations métaphysiques, constitue
aussi un indice de la réalité de l’idée antérieur à l’idéalisme allemand. Si la
réalité objective concerne l’idée dans son caractère représentatif, la réalité
formelle concerne l’idée en tant que telle, l’idée par rapport à elle-même,
l’idée comme chose en soi. De là que la réalité formelle d’une idée puisse
constituer la réalité objective d’une autre idée, une idée de la première idée.
Finalement, on peut penser à Spinoza comme antécédent direct
de Deleuze sur ce point. En effet, si le parallélisme, d’un côté, établit une
différence de nature entre corps et idées – la différence qu’il y a entre le
virtuel et l’actuel –, la même détermination régit les deux attributs. En même
temps que Spinoza extrait toute matérialité au sens strict du domaine de
l’esprit, d’une certaine façon, il lui redonne une sorte de corporalité à partir
du moment où l’esprit peut être l’objet d’une physique – d’une métaphysique,
strictement parlant!: une idée cause ou détermine une autre idée, une idée
que nous avons affecte l’idée que nous sommes, etc. En ce sens, de la même
façon que la distinction entre le virtuel et l’actuel trouve un antécédent dans
la distinction spinoziste entre attributs, la théorie du concept trouve un
antécédent dans la théorie de l’idée. Les idées, chez Spinoza, non seulement
disposent de la même réalité que les corps, mais semblent circuler par la
substance, sujettes au même dynamisme. C’est bien une référence à laquelle
nous pouvons penser quand Deleuze signale cette vitalité du concept%129.
129 À l’occasion de l’exposition d’un jeune artiste polonais, en 1973, Stefan Czerkinsky demande
à Deleuze!: « Quelles sont les précautions à prendre pour produire un concept!? » Et celui-ci
répond!: « Vous mettez votre clignotant, vous vérifiez dans votre rétroviseur si un autre concept
ne vous double pas!; une fois ces précautions prises, vous produisez le concept. » (ID, p. 392.)
130 Guattari, F., La philosophie est essentielle à l’existence humaine, Paris, L’aube, 2002, p. 14.
131 QPh, p. 45. Voir aussi PLB, p. 104, et la description du chaos physique dans les termes de
Prigogine et Stengers dans QPh, p. 111.
L’OBJECTIVITÉ
Or si l’esprit est une dimension objective du réel, cela implique-t-il que
l’instance constitutive soit subjective!? Quand nous disons « esprit
constituant », disons-nous « sujet »!?
Deleuze affirme le contraire, quoique d’une façon qu’on dirait imagée!: « Les
concepts ne sont pas dans la tête!: ce sont des choses, des peuples, des zones,
des régions, des gradients, des chaleurs, des vitesses%133. » De manière un
peu plus technique, il dira dans Différence et répétition que « l’Idée comme
problème a une valeur à la fois objective et indéterminée%134 ». Et avec
Guattari, dans Qu’est-ce que la philosophie#?, il soutient que le concept est
une heccéité. Or auparavant les deux auteurs ont écrit qu’« il y a un mode
d’individuation très différent de celui d’une personne, d’un sujet, d’une chose
ou d’une substance. Nous lui réservons le nom d’heccéité%135 ». Que signifie
donc que le concept soit une heccéité!? Cela veut dire que si le concept est
une singularité, une individualité, il s’agit d’une singularité non personnelle,
d’une individualité objective.
Il faut en dire autant, d’autre part, des affects et percepts de l’art.
Les percepts ne sont plus des perceptions, ils sont indépendants d’un état de
ceux qui les éprouvent!; les affects ne sont plus des sentiments ou affections,
ils débordent la force de ceux qui passent par eux. Les sensations, percepts
et affects, sont des êtres qui valent par eux-mêmes et excèdent tout vécu%136.
C’est donc une différence de plan qui oppose d’abord les philosophies critiques.
Nous faisons une critique transcendantale quand, nous situant sur un plan
méthodiquement réduit qui nous donne alors une certitude essentielle, une
certitude d’essence, nous demandons!: comment peut-il y avoir du donné,
comment quelque chose peut-il se donner à un sujet, comment le sujet peut-il
se donner quelque chose!? […] La critique est empirique quand, se plaçant
d’un point de vue purement immanent […], on se demande à propos du sujet!:
comment se constitue-t-il dans le donné!? […] Le donné n’est plus donné
à un sujet, le sujet se constitue dans le donné. Le mérite de Hume est déjà
d’avoir dégagé ce problème empirique à l’état pur, en le maintenant éloigné
du transcendantal, mais aussi du psychologique%149.
que nous sommes lie définitivement l’idée au sujet, puisque ce que nous
sommes, c’est justement un sujet. Cependant, l’idée que nous sommes n’est
qu’un cas particulier de l’idée que toute chose est!: en vertu du parallélisme,
à chaque chose correspond une âme, c’est-à-dire une idée dans l’attribut
de la Pensée. Les hommes sont quelques-unes parmi elles et peuvent en
connaître d’autres, mais toutes, c’est-à-dire l’infinité, sont en Dieu. C’est
sur ce point, en effet, que s’appuie la nouvelle théorie de l’adéquation!:
nous avons une idée vraie quand elle est en nous de la même façon qu’elle
est en Dieu. La fausseté, pour ainsi dire, est peut-être le meilleur indice de
l’objectivité de l’idée!: c’est la preuve de ce qu’elle peut être en Dieu, dans
l’attribut de la Pensée, telle qu’elle n’est pas en nous. C’est en ce sens que
nous disons que l’idée comme mode fini de la Pensée est un antécédent de
l’objectivité du concept.
En réalité, le fait que le concept soit subjectif, loin d’être une évidence,
s’impose assez tardivement. Aucun platonicien n’hésiterait à soutenir
que les Idées ne sont pas dans la pensée de l’homme, mais que celle-ci les
saisit. L’intelligible est bien un domaine, un monde, un univers, qui excède
un homme qui n’est pas encore un sujet. L’objectivité du concept surprend
quand on la fait coexister avec une fonction qui, traditionnellement, est
attribuée au sujet, la fonction constitutive. C’est exactement ce qu’est
le concept au sein de la théorie deleuzienne!: une condition objective de
l’expérience. Du coup, on commence à comprendre, par l’analyse d’une des
composantes de la définition de la philosophie – création de concepts –, et
l’originalité de la formule et les limites de la création comme procédure. Un
nouveau concept de concept est créé par la composition, par exemple, d’une
note de la notion de catégorie kantienne, à savoir la capacité à constituer
l’expérience, et d’un caractère que Deleuze trouve chez Hume ou Sartre, à
savoir l’objectivité du transcendantal.
Peu à peu, notre schéma de départ devient plus complexe. Nous sommes
partis d’une instance en désordre!: le chaos mental ou spirituel. Trois
éléments contribuent à sa mise en ordre!: les concepts, les fonctions et les
affects ou percepts. Ils sont eux-mêmes mentaux ou spirituels, virtuels. Or
le réel qu’ils constituent est à la fois actuel et virtuel, comme la Substance
spinoziste, qui est Pensée et Étendue, comme l’être chez Bergson, qui
est matière et esprit. Arrivés à ce point, nous nous sommes vus obligés
d’introduire une précision!: il fallait signaler que le chaos de départ était en
même temps physique pour qu’il soit clair que nos éléments ne produisent
CONCEPT ET ÉVÉNEMENT
Dans ce procès de détermination du concept philosophique qui devrait nous
amener à comprendre par avance comment procède la création, à délimiter
l’originalité de la définition de la philosophie et, en dernière instance,
à préciser sa validité, nous passons maintenant de l’analyse formelle à
l’analyse matérielle. Qu’est-ce que le concept constitue quand il donne
une consistance au virtuel!? Quel est l’objet du concept philosophique,
demanderions-nous en termes classiques si nous n’avions pas des réserves
quant au fait que cet élément constitué soit strictement un objet!?
être consistant pour être réel au même titre que l’actuel), la définition de
l’actuel entraîne la définition de la référence. Nous dirons que la fonction,
qui constitue en même temps le réel comme actuel, se donne une référence,
à savoir ce que Deleuze appelle alternativement « corps », « mélanges entre
les corps », « état de choses », selon la source.
Notre problème est donc!: qu’est-ce qui correspond au concept
comme la référence à la fonction!? Qu’est-ce que ce virtuel qui reçoit de la
consistance!? Qu’est-ce qui correspond à l’état de choses dans la dimension
virtuelle!? Qu’est-ce qu’actualise l’état de choses!? « On dirait que la science et
la philosophie suivent deux voies opposées, parce que les concepts philoso-
phiques ont pour consistance des événements, tandis que les fonctions
scientifiques ont pour référence des états de choses ou mélanges%154. » Quand
elle constitue le virtuel, la philosophie le constitue comme événement.
L’événement est le virtuel « devenu consistant%155 ». Qu’est-ce que fait
donc la philosophie quand elle donne une consistance au virtuel, quand
elle l’ordonne et lui permet de tenir!? Elle l’ordonne de telle manière que
même le concept d’ordre est un peu risqué, elle l’ordonne comme ensemble
d’événements. Deux points sont alors à retenir!: que l’événement est d’ordre
virtuel!; qu’il est un virtuel constitué et non un virtuel constituant, ce qui ne
serait pas possible si on réduisait le virtuel au transcendantal.
Puisque la notion d’événement met en question l’idée d’ordre, puisqu’elle
oblige à penser l’ordre au sens large, elle permet de poursuivre la distinction
entre le criticisme empirique de Deleuze et le criticisme classique. En effet,
le fait que l’expérience admette une dimension spirituelle n’est pas la seule
différence avec le criticisme kantien ou avec la conception humienne au
niveau de la réalité constituée. Aussi l’expérience sera pensée à partir de la
durée bergsonienne comme un procès de différenciation de soi, comme le
domaine de l’extrême singularité et de l’hétérogénéité radicale. Rien d’autre
ne définit l’événement!: son caractère d’imprévisible nouveauté, sa complète
singularité. Au concept kantien, à l’idée spinoziste, correspond un objet, et
cet objet se définit par l’identité à soi, même si dans les deux cas et selon
des mécanismes différents (conservation de la proportion de mouvement
et de repos, schème de la substance) il est susceptible de changements ou
variations. Et il se définit ainsi parce qu’un des problèmes à résoudre est le
problème de sa connaissance. Comment connaître un objet à chaque fois
Tous les corps sont causes les uns pour les autres, les uns par rapport aux autres,
mais de quoi!? Ils sont causes de certaines choses, d’une tout autre nature. Ces
effets ne sont pas des corps, mais à proprement parler des « incorporels ». […]
Ce ne sont pas des choses ou des états de choses, mais des événements. On ne
peut pas dire qu’ils existent, mais plutôt qu’ils subsistent ou insistent%157.
DE LA REPRÉSENTATION
À LA CONTRE-EFFECTUATION
Dans le cas de la fonction scientifique, l’opération constitutive institue une
relation représentative avec l’état de choses. Le fait que le réel soit constitué
comme actualité, comme espace géométrique par exemple, permet que la
fonction représente sa référence. À la question « qu’est-ce que constitue
une telle fonction!? », on pourra toujours répondre en indiquant du doigt
une région du monde, peut-être invisible d’ici ou de là, mais pas invisible de
droit. Étant donné que le concept constitue la dimension virtuelle du réel,
il faut s’attendre à ce que la relation avec l’événement soit d’un autre type.
À la question « qu’est-ce que constitue un concept!? », on ne pourra jamais
répondre de façon ostensive, puisqu’on ne peut signaler que l’état de choses
où s’incarne l’événement. De même que l’intuition mais à la différence du
concept chez Bergson, le concept chez Deleuze n’est pas représentatif. Quelle
relation garde-t-il donc avec l’événement auquel il donne de la consistance!?
Deleuze et Guattari écriront, non sans une certaine ambiguïté, que le
concept « extrait%166 », « abstrait%167 » ou « dégage%168 » l’événement d’un état
de choses, qu’il l’« appréhende%169 », qu’il le « dit%170 ». Dans le dernier cas,
cependant, ils ajouteront immédiatement que le concept est l’événement.
« Le concept dit l’événement […]. C’est un Événement pur%171 […]. » Ensuite,
quand on parle en termes d’« appréhension », c’est pour distinguer le concept
de la fonction, qui saisit l’état de choses!: « C’est un concept qui appréhende
l’événement, […] tandis qu’une fonction saisit un état de choses%172 […]. »
Finalement, quand on se réfère à une extraction ou abstraction, c’est
toujours par rapport à l’état de choses déjà constitué et non au chaos mental
qui précède la constitution!: « La philosophie ne cesse par concepts d’extraire
de l’état de choses un événement consistant%173 […]. » Que dire donc de la
relation entre le concept et l’événement!? Nous ne prétendons pas trancher
l’ambiguïté, mais la justifier.
La phrase Le concept dit l’événement… C’est un événement semble indiquer
que les deux termes sont dans un état d’identification. C’est pourquoi Deleuze
et Guattari affirmeront que le concept connaît l’événement dans la mesure
où il se connaît lui-même!: « Le concept est évidemment connaissance, mais
connaissance de soi, et ce qu’il connaît, c’est le pur événement%174. » Et c’est
pourquoi le concept sera dit autoréférentiel!: « Il n’a pas de référence#: il est
autoréférentiel, il se pose lui-même et pose son objet, en même temps qu’il
est créé%175. » Comment comprendre que le concept n’a pas de référence!?
C’est qu’il ne renvoie pas à un état de choses. Il renvoie cependant à
quelque chose, à l’événement, mais il paraît maintenant que cet événement,
d’une certaine façon, n’est pas complètement extérieur ou indépendant
– expressions par l’instant sans doute inexactes. Le détour par le problème
de la connaissance va dans le même sens!: si nous limitons la connaissance
à la représentation, le concept ne permet de rien connaître du tout. Or si
par connaissance nous comprenons aussi une certaine appréhension du
virtuel, le concept effectivement permet une connaissance de l’événement,
même si cette connaissance de l’événement prend maintenant la forme
d’une connaissance du concept par le concept. Cette prétendue identité du
concept et de l’événement se confirme, finalement, quand nous remarquons
que l’un aussi bien que l’autre sont définis comme des incorporels. On dira
que cela ne signifie pas autre chose que le fait qu’ils soient tous les deux de
nature virtuelle. Mais Deleuze et Guattari ne disent pas simplement que
le concept est incorporel, mais qu’il est un incorporel. En même temps,
ils affirmeront que c’est le concept lui-même qui s’incarne dans un état de
choses!: « Le concept est un incorporel, bien qu’il s’incarne ou s’effectue
dans les corps%176. » Comment comprendre donc cette identité!? Concept et
événement seraient-ils finalement la même chose!?
Sans doute, concept et événement sont tous les deux de nature virtuelle.
Il y a donc entre eux une identité de nature. Cependant, il existe une
SINGULARITÉ DU CONCEPT
Si le concept, d’un certain point de vue, s’identifie à l’événement, et si
l’événement est absolument singulier, il faut s’attendre à ce que le concept
soit lui-même singulier. C’est ce que Deleuze soutiendra avec la même
détermination tout au long de son œuvre par rapport aux différentes
figures qu’adopte le concept!: l’essence, dans Proust et les signes (« L’essence
n’est pas seulement particulière, individuelle, mais individualisante%184 »),
l’Idée, dans Différence et répétition (« tant qu’on inscrit la différence dans
le concept en général, on n’a aucune Idée singulière de la différence%185 »),
et le concept proprement dit!: « Toute création est singulière, et le concept
comme création proprement philosophique est une singularité%186. »
184 P, p. 62.
185 DR, p. 41. Voir aussi p. 36 et 210-211.
186 QPh, p. 12. Voir aussi p. 25.
Hegel montrait ainsi que le concept n’a rien à voir avec une idée générale
ou abstraite […]. Mais c’était au prix d’une extension indéterminée de la
philosophie qui ne laissait guère subsister le mouvement indépendant
des sciences et des arts, parce qu’elle reconstituait des universaux avec ses
propres moments%189 […].
187 Mengue, P., Gilles Deleuze ou le système du multiple, Paris, Kimé, 1994, p. 158.
188 DRF, p. 127.
189 QPh, p. 16-17.
En fait, on remarque que, dans cette histoire du concept, Hegel a une place
ambiguë!: il est celui qui distingue le concept d’une idée générale, mais en
même temps, celui qui restaure une certaine universalité. Jérôme Lèbre
soutient que, en dernière instance, Deleuze et Hegel affrontent le même
problème, le problème kantien d’une séparation entre le sujet et l’objet,
problème du schématisme transcendantal. Hegel le résoudrait par identi-
fication, c’est-à-dire partant de l’identité abstraite du sujet et de l’objet!;
Deleuze le résoudrait par singularisation, c’est-à-dire en introduisant dans
le concept la même différence, la même singularité de l’expérience%190. Or,
d’un côté, nous venons de voir que Deleuze, lui aussi, admet une identité
entre le concept et ce qu’il constitue, l’événement. De l’autre, en affirmant
l’identité entre le sujet et l’objet chez Hegel, nous ne disons pas encore ce
par rapport à quoi les deux sont identiques. Il y a aussi bien une singula-
risation qu’une identification chez Deleuze et chez Hegel, ce qui fait que
l’hypothèse de Lèbre ne peut pas rendre compte de la différence dans les
théories du concept. Cette différence réside justement dans ce qui fonde
aussi bien l’identité que la singularité dans un cas comme dans l’autre. Et
ce qui fonde l’identité comme la singularité, c’est toujours une ontologie ou
une logique, la dialectique dans un cas, la multiplicité dans l’autre. Selon le
mouvement dialectique, le concept doit être lui-même singulier parce que
s’il n’admet pas son contraire, il ne serait pas vraiment universel. Or dans
cette conquête d’une universalité vraie, Deleuze voit une sorte de trahison,
un repentir, par rapport à la vraie singularité. C’est aussi bien la singularité
que l’identité qui vont se concevoir autrement!: le concept sera l’instance
constitutive en relation d’identité avec une singularité constituée. Celle-ci
pourra se connecter avec d’autres singularités, mais ne saurait jamais être
subsumée ou synthétisée.
Deleuze va pointer trois autres moments, moins ambigus, dans cette
histoire de la singularité du concept!: Leibniz et le baroque%191, l’empirisme%192
et Whitehead%193. Cependant, il semble qu’une source particulière soit en
train d’orienter cette histoire!: « Bergson propose l’idéal de la philosophie!:
tailler “pour l’objet un concept approprié à l’objet seul, concept dont on
peut à peine dire que ce soit encore un concept, puisqu’il ne s’applique qu’à
190 Lèbre, J., Hegel à l’épreuve de la philosophie contemporaine. Deleuze, Lyotard, Derrida, Paris,
Ellipses, 2002, p. 10-11.
191 PLB, p. 56.
192 DR, p. 3.
193 DR, p. 364-365.
cette seule chose”%194. » En fait, on ne dit pas que c’est un concept, mais une
intuition. La raison est très simple!: à partir du moment où Bergson se donne
une nouvelle ontologie, il a besoin d’une nouvelle théorie des facultés pour
amender la théorie de la connaissance. La durée, succession hétérogène et
continue, ne pourra pas se connaître par l’intelligence, faculté d’homogé-
néisation et division. Son produit, le concept, nécessairement éliminera les
différences constitutives du temps et le représentera comme espace. Ce n’est
pas son défaut à lui!: c’est exactement sa fonction. Comment saisir l’essence
du temps donc, qui est changement, création incessante, production de
formes chaque fois singulières!? Il faut admettre une autre faculté et un
autre produit « dont on peut à peine dire que ce soit encore un concept,
puisqu’il ne s’applique qu’à cette seule chose%195 », l’intuition. De ce point
de vue, ce n’est pas du concept bergsonien qu’il faut rapprocher le concept
deleuzien, c’est plutôt de l’intuition comme élément singulier.
Or est-ce que le concept deleuzien a le même statut que l’Idée platoni-
cienne, le concept kantien ou hégélien, l’intuition bergsonienne, comme
le suggère cette brève histoire!? Il ne faut pas oublier que Deleuze est en
train de travailler sur un plan métaphilosophique. Ce qui est singulier, c’est
le concept philosophique. Comment pourrait-il ne pas l’être, s’il est une
création!? « Toute création est singulière, et le concept comme création
proprement philosophique est une singularité%196 […]. » À un certain niveau
donc, ce qu’on dit, c’est que l’Idée platonicienne en soi, le concept kantien en
soi, l’intuition bergsonienne en soi, sont singuliers, c’est-à-dire radicalement
différents les uns des autres. Ce qu’on affirme, finalement, c’est le caractère
original de chaque théorie du concept. Mais en même temps, la singularité
du concept philosophique lui vient aussi du fait que ce qu’il constitue et
ce par rapport à quoi il est en relation d’identité est singulier, à savoir
l’événement. Or dirons-nous que chaque concept de concept, la conception
de l’Idée platonicienne par exemple, assigne au concept la capacité de saisir,
extraire ou produire l’événement!? À ce niveau, il semblerait que la théorie
du concept ne vaut que pour la philosophie de Deleuze. Sans doute, toute
théorie du concept, tout concept, est un événement au sens où Deleuze
raconte que la parution de L’Être et le néant fut un événement%197!: ce sont
des créations singulières et extraordinaires comme telles. Mais il ne faut
198 P, p. 63.
199 DR, p. 236.
200 QPh, p. 21.
201 DR, p. 237.
202 PP, p. 200.
203 QPh, p. 25-26.
204 QPh, p. 25.
205 QPh, p. 87.
Ce serait donc une grande erreur de croire que la durée soit simplement
l’indivisible, bien que Bergson s’exprime souvent ainsi par commodité. En
vérité, la durée se divise, et ne cesse de se diviser!: c’est pourquoi elle est une
multiplicité. Mais elle ne se divise pas sans changer de nature, elle change de
nature en se divisant!: c’est pourquoi elle est une multiplicité non numérique,
où l’on peut, à chaque étage de la division, parler d’« indivisibles%206 ».
206 B, p. 36.
Bien que les types de multiplicité scientifiques aient par eux-mêmes une
grande diversité, ils laissent hors d’eux les multiplicités proprement philoso-
phiques, pour lesquelles Bergson réclamait un statut particulier défini
par la durée, « multiplicité de fusion » qui exprimait l’inséparabilité des
variations%209.
Nous nous trouvons donc devant deux questions!: quel est le concept de la
différence – qui ne se réduit pas à la simple différence conceptuelle, mais qui
réclame une Idée propre, comme une singularité dans l’Idée!? D’autre part,
quelle est l’essence de la répétition – qui ne se réduit pas à une différence
sans concept, qui ne se confond pas avec le caractère apparent des objets
représentés sous un même concept, mais qui témoigne à son tour de la
singularité comme puissance de l’Idée%210!?
Au xviie siècle, la plupart des grands philosophes, quel est leur souci négatif!?
Leur souci négatif, c’est empêcher l’erreur. […] Et puis il y a un très lent
glissement, et au xviiie siècle commence à naître un problème différent. […]
C’est dénoncer non plus l’erreur, mais dénoncer les illusions. […] Alors on
peut dire là aussi!: il y a des raisons sociales, etc. Mais il y a aussi une histoire
secrète de la pensée […] Et puis au xixe siècle […], qu’est-ce qui se passe!? […]
C’est que les hommes, en tant que créatures spirituelles, ne cessent pas de
dire des bêtises. […] On peut dire là aussi!: c’est lié à des évolutions sociales,
par exemple. L’évolution de la bourgeoisie au xixe siècle qui fait du problème
de la bêtise un problème urgent. Bien, mais il y a autre chose de plus profond
dans ces évolutions, dans cette espèce d’histoire des problèmes que la pensée
affronte, et chaque fois qu’on pose un problème il y a des nouveaux concepts
qui apparaissent%218.
D’un côté, le concept est sans doute soumis aux conditions de l’histoire. Mais
son changement relève aussi de la pensée pure. Les concepts changent avec
les problèmes. Si la création de concepts est déterminée par la résolution
d’un problème, à une mutation du problème correspondra une mutation
dans les conditions de la création et conséquemment une mutation dans les
concepts. C’est logique, on ne peut pas résoudre un nouveau problème avec
de vieux outils. Deleuze dira la même chose du baroque!: « Qu’est-ce qui s’est
passé pour que la réponse, ou plutôt les réponses très diverses aient changé
depuis le Baroque!? Les solutions ne passent plus par les accords. C’est que le
problème a lui-même changé de conditions%219 […]. » C’est aussi ce que nous
avons dit dans l’introduction!: à la question qu’est-ce que#? correspond un
certain type de concept, défini par l’Idée platonicienne. Une autre question
déterminera un autre concept. Mais, à la limite, le problème concerne
les raisons ou motifs de la mutation conceptuelle – ce qui est l’objet de la
troisième partie. Qu’en est-il de la mutation en elle-même comme caracté-
ristique du concept!?
La mutation du concept doit être définie comme la transmission de
composantes. « Quand on demande!: y a-t-il des précurseurs du cogito!?,
on veut dire!: y a-t-il des concepts signés par des philosophes antérieurs,
qui auraient des composantes semblables ou presque identiques, mais où
manquerait l’une d’entre elles, ou bien qui en ajouteraient d’autres%220 […]!? »
La transmission de composantes est ce qui constitue la mutation, et celle-ci
peut prendre trois formes!: la conservation, la perte, le gain. Nous dirons
qu’un concept se transforme quand il perd ou gagne des composantes!; il
demeurera le même quand il conserve toutes ses composantes. La mutation
peut être intra-philosophique!: de l’Essence, par exemple, Deleuze dit
qu’elle fait communiquer des objets différents%221!; alors que du concept, il
dit qu’il survole ou parcourt ces composantes. Si de l’Essence au concept
on se débarrasse de la composante « communication », c’est parce qu’il
fallait trouver une notion qui protège toute la singularité de ce qui sera
connecté. Ensuite, la mutation peut être extra-philosophique!: c’est le cas
de la mutation d’un concept d’un système à l’autre. Du concept bergsonien
d’intuition au concept deleuzien de concept, beaucoup des caractéristiques
se conservent!: la singularité, notamment, puis l’hétérogénéité, par exemple.
Or à la différence de l’intuition, le concept constitue son objet. Mais, en tout
cas, entre la mutation intra-philosophique et la mutation extra-philoso-
phique il n’y a qu’une différence d’échelle et non de critère, la mutation se
définissant toujours par la transmission des composantes.
Pouvons-nous considérer la mutation du concept comme un indice
de la solution au problème de la création!? Résout-il le paradoxe d’une
LA MOBILITÉ
Dans Différence et répétition, Deleuze affirme que l’Idée est singulière,
spirituelle et dynamique%222. Est-ce au dynamisme de l’Idée qu’il faut penser
quand on nous dit que le concept se déplace aussi dans un espace, que non
seulement il a une histoire, mais aussi une géographie!?
Nous savons déjà pourquoi le concept doit être dynamique!: parce
que, événement ou différence, la réalité qu’il constitue est dynamique. Or
comment l’instance constituante ne le serait-elle pas à partir du moment
où le refus du réalisme et de l’idéalisme oblige à admettre une identité!? De
même que l’intuition chez Bergson, le concept doit être dynamique pour
pouvoir appréhender ou dégager ce à quoi il donne de la consistance. « Les
concepts doivent avoir des contours irréguliers moulés sur leur matière
vivante%223 » s’ils veulent suivre les articulations du réel. Or cette mobilité
caractérise le mouvement que le concept est, cet « acte de pensée », et non
pas le mouvement que le concept fait. À la limite, il se confond avec son
hétérogénéité et ne constitue pas une caractéristique originale. Qu’est-ce
donc cette mobilité qui décrirait une géographie!?
L’EXO-CONSISTANCE DU CONCEPT
OU LA SYSTÉMATICITÉ DE LA PHILOSOPHIE
« Tout concept a une histoire. […] Mais d’autre part un concept a un devenir
qui concerne cette fois son rapport avec des concepts situés sur le même
plan%231. » Les composantes du concept de devenir varient avec une extrême
vitesse dans le système deleuzien. Il convient donc de l’examiner de façon
indépendante avant d’essayer de comprendre comment il détermine la
relation entre concepts.
225 N, p. 32.
226 MP, p. 356!; CC, p. 11.
227 D, p. 48.
228 NPh, p. 54!; DR, p. 59.
229 D, p. 9.
230 MP, p. 45.
231 QPh, p. 23.
232 QPh, p. 92.
233 D, p. 8.
234 MP, p. 45 et 292.
235 D, p. 8.
236 QPh, p. 23.
237 MP, p. 305.
238 MP, p. 296.
239 MP, p. 285 et 294.
240 D, p. 9. Voir aussi MP, p. 17.
Une fois de plus, nous rencontrons ce rapport paradoxal dont nous avons
suivi la trace depuis la notion de durée bergsonienne jusqu’à l’ontologie
deleuzienne!: le devenir est une relation telle que, tout en rapprochant un
terme de l’autre, elle conserve leur hétérogénéité. Devenant organe sexuel
de la guêpe, l’orchidée n’est pas moins orchidée!; tout au contraire, c’est
parce que l’orchidée demeure orchidée qu’elle peut fonctionner comme
organe sexuel. Finalement, l’alliance réciproque advient toujours à partir
d’un point!: « Ce qui nous précipite dans un devenir, c’est peut être n’importe
quoi, le plus inattendu, le plus insignifiant. Vous ne déviez pas de la majorité
sans un petit détail qui va se mettre à grossir, et qui vous emporte%241. » Nous
dirons donc, pour conclure, que le devenir doit être défini comme une
connexion réciproque entre termes hétérogènes à partir d’un point de contact.
La définition nous permet de comprendre d’abord pourquoi le devenir
« n’est pas […] une ressemblance, une imitation, et, à la limite, une identi-
fication%242 ». Toutes ces relations doivent être rejetées à partir du moment
où les termes en rapport conservent leur singularité. Ensuite, le « devenir
n’est pas une évolution, du moins une évolution par descendance et
filiation%243 ». C’est qu’il opère par alliance ou connexion dans l’espace, et
non par descendance ou filiation dans le temps. Sous cet aspect, le devenir
a une dimension ontologique et, comme nous l’avons anticipé, il doit être
identifié à l’être. « Revenir est l’être, mais seulement l’être du devenir%244. »
Or, dans un deuxième temps, le devenir sera considéré comme le résultat
ou la conséquence de la relation que nous venons de présenter. C’est un
premier mouvement du concept.
Selon sa deuxième figure, le devenir constitue une expérimentation. Le
problème consiste à savoir comment comprendre cette expérimentation.
Tout d’abord, nous pouvons la penser comme un sentiment!: « L’expérience
de la mort est la chose la plus ordinaire de l’inconscient, précisément parce
qu’elle se fait dans la vie et pour la vie, dans tout passage ou tout devenir, dans
toute intensité comme passage et devenir%245. » Sentiment, ou mouvement
spirituel au sens large!: « On ne pense pas sans devenir autre chose%246. » Si
la première figure du devenir peut être rapprochée de l’affection spinoziste,
Non pas imiter le chien, mais composer son organisme avec autre chose, de
telle manière qu’on fasse sortir, de l’ensemble ainsi composé, des particules
qui seront canines en fonction de leur rapport de mouvement et de repos, ou
du voisinage moléculaire dans lequel elles entrent%250.
247 « Les affects sont des devenirs » (MP, p. 314). Voir aussi QPh, p. 160.
248 K, p. 65!; MP, p. 315-316 et 335-337.
249 MP, p. 335.
250 MP, p. 335-336. Voir aussi p. 334!: « Devenir, c’est, à partir des formes qu’on a, du sujet
qu’on est, des organes qu’on possède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules,
entre lesquelles on instaure des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, les
plus proches de ce qu’on est en train de devenir, et par lesquels on devient. »
Il y aurait comme deux opérations opposées. D’une part, on élève à « majeur »!:
d’une pensée on fait une doctrine, d’une manière de vivre on fait une culture,
d’un événement on fait de l’Histoire. On prétend ainsi reconnaître et admirer,
mais en fait on normalise. […] Alors, opération contre opération, chirurgie
contre chirurgie, on peut concevoir l’inverse!: comment « minorer » […],
comment imposer un traitement mineur ou de minoration, pour dégager des
devenirs contre l’Histoire, des vies contre la culture, des pensées contre la
doctrine%256 […].
Le concept de devenir réalise donc deux mouvements qui le font passer d’une
dimension à une autre dans l’espace du système. À chaque fois, il s’oppose à
l’histoire d’une façon différente!: comme l’espace au temps, comme le temps
de l’esprit au temps des choses, comme une histoire active à une histoire
décadente. Comment ce concept de devenir permet-il maintenant de
comprendre le devenir des concepts!?
Il suffit, dans un premier temps, de remplacer les termes du devenir
par les concepts et le point de contact à partir duquel les termes deviennent
par les composantes des concepts. Le devenir est ainsi la relation qu’entre-
tiennent les concepts dans l’espace du système. C’est bien une alliance entre
termes hétérogènes!: les concepts sont toujours singuliers. Et elle advient
certainement à partir d’un point de contact!: les composantes des concepts.
l’art ou la science. Dans chaque cas, une seule discipline aurait le privilège
d’une activité, et ou bien le principe d’immanence ou bien le principe
d’univocité serait transgressé. Mais le moment est venu, comme annoncé,
de comprendre quelle est la forme positive des relations entre les activités.
Quand nous disons que les personnages de Resnais sont des philosophes,
nous ne voulons pas dire que ces personnages parlent de philosophie, ni que
Resnais « applique » au cinéma des idées philosophiques, mais qu’il invente
un cinéma de philosophie, un cinéma de la pensée, tout à fait nouveau dans
l’histoire du cinéma, tout à fait vivant dans l’histoire de la philosophie,
constituant avec ces collaborateurs irremplaçables une rare noce entre la
philosophie et le cinéma%285.
Cette rare noce, « noce entre deux règnes », c’est le devenir. Comment
fonctionne-t-il entre les disciplines!? Si les personnages de Resnais
parlaient de philosophie, ce seraient strictement des philosophes. Or ils ne
sont pas strictement des philosophes, des créateurs de concepts, quoiqu’ils
soient vraiment des philosophes, des penseurs. Ils n’ont pas besoin de la
philosophie, ni générale ni appliquée, pour penser, c’est-à-dire constituer et
créer!: « Les acteurs ne pensent pas toujours, mais ils sont des pensées%286. »
Ils ne la présupposent pas non plus. Mais à leur rencontre, les philosophes
stricts pourront créer des concepts qui n’auraient pas pu être créés sans eux.
Au reproche éventuel que L’anti-Œdipe soit trop littéraire, Deleuze répond!:
« Est-ce notre faute si Lawrence, Miller, Kerouac, Burroughs, Artaud
ou Beckett en savent plus sur la schizophrénie que les psychiatres et les
psychanalystes%287!? » Quelle métaphilosophie suppose cette réponse!? On
veut éviter une conception qui fonde l’indépendance des disciplines dans
le privilège d’une activité – la pensée, la réflexion, la création. En revanche,
on appuiera l’indépendance dans l’hétérogénéité des éléments – concepts,
affects ou percepts et fonctions. Or comment les disciplines sortent-elles de
l’isolement auquel cette indépendance semble les confiner!? Car si la pensée,
la création, la réflexion se disent d’une seule façon, elles se disent des trois
éléments, de sorte qu’aucun ne puisse procéder à la façon de l’autre. Pour
suppléer à cette déficience, à cette finitude, ils établissent des alliances, ils se
293 Macherey, P., Introduction à l’Éthique de Spinoza. La cinquième partie. Les voies de la libération,
Paris, PUF, 1994, p. 131-132 et 155-156.
294 Cours à l’université Paris 8 Vincennes Saint-Denis du 17 mars 1981, archives sonores BnF!;
D, p. 77!; QPh, p. 65.
295 CC, p. 178-179.
296 PP, p. 224. Voir aussi CC, p. 179-180.
297 PP, p. 225.
298 SPhP, p. 173.
CONCLUSION
Comment pouvons-nous, en même temps, demander qu’est-ce que la
philosophie#? et répondre création de concepts!? Comment l’affirmation de
la singularité de chaque système peut-elle fonctionner comme réponse à
la question de l’identité de la discipline!? Le problème présente un aspect
performatif que nous pouvons énoncer ainsi!: dans quelle mesure la
définition de la philosophie comme création de concepts est-elle elle-même
originale!? Il ne s’agit pas d’un problème indépendant puisque l’originalité
est bien ce qu’affirme la définition. Or notre argument n’est pas du type!:
comment la définition de la philosophie peut-elle être vraie si elle n’est pas
en elle-même originale#? Nous ne croyons pas qu’il soit nécessaire qu’elle
fasse ce qu’elle dise pour dire vrai. Simplement elle constitue un cas – et
peut-être un cas spécial – où nous pouvons observer, d’un point de vue
historiographique, s’il y a ou non une rupture avec la tradition!; et, d’un point
de vue méthodologique, en quoi consiste la création.
La définition de la philosophie comporte plusieurs éléments. Nous avons
commencé par celui qui la constitue explicitement!: le concept. Que sont les
concepts!? Ce sont des éléments virtuels, objectifs et singuliers, qui constituent
des événements auxquels ils s’identifient. Composés de sous-concepts
également singuliers, ils sont en mutation et variation#; connectés entre eux
d’une façon qui préserve leur singularité, ils composent les systèmes#; et liés
aux éléments de l’art de la même manière, ils offrent des nouvelles manières de
percevoir et de sentir. Dans quelle mesure s’agit-il d’une définition originale!?
Tout au long de la théorie du concept, nous avons indiqué comment
les caractéristiques qui définissent le concept proviennent de la tradition
philosophique. Peut-être convient-il donc de rappeler ces rapports en
même temps que les innovations qui séparent le concept deleuzien de
cette tradition. Tout d’abord, de même que la forme platonicienne, le
302 QPh, p. 105. C’est un cas effectivement extrême, parce qu’il ne s’agit plus d’un devenir du
philosophe dans les limites de la pensée, un devenir artiste ou savant, mais d’un devenir qui
concerne la pensée tout entière, vers des formes non humaines (définissant l’homme par le
cerveau).
303 Certes, Deleuze semble s’en tenir à la théorie des Idées telle qu’elle est formulée dans
les dialogues de jeunesse. Le fait que dans Le sophiste une certaine puissance [dúnamis] soit
attribuée aux idées, et que cette puissance soit définie comme puissance de pâtir ou d’agir
(Le sophiste, 248c), pourrait rapprocher la théorie des Idées de la conception deleuzienne du
concept.
LE PLAN
D’IMMANENCE
INSTAURATION DE LA PHILOSOPHIE
L’IMAGE DE LA PENSÉE ET LA MATIÈRE DE L’ÊTRE
Dans le deuxième chapitre de Qu’est-ce que la philosophie#?, Deleuze et
Guattari affirment que si la philosophie commence avec la création de
concepts, le tracé d’un plan constitue son instauration, que si la création de
concepts est le début de la philosophie, il y a un plan pré-philosophique%1.
Qu’est-ce que ce plan et quelle est sa relation avec les concepts!? Pourquoi
est-ce un plan d’immanence!? Quelle différence existe-t-il entre le commen-
cement et l’instauration de la philosophie!?
1 QPh, p. 43-44.
2 QPh, p. 41.
3 QPh, p. 38.
4 QPh, p. 40.
5 Nous traiterons seulement de deux premières puisque, concernant en fait les concepts,
les deux dernières se dissipent avec la théorie du concept!: « L’illusion de l’éternel, quand on
oublie que les concepts doivent être créés »!; « l’illusion de la discursivité, quand on confond
les propositions avec les concepts » (QPh, p. 51). La mutabilité et la variabilité du concept
(sections 9 et 11) démentent la première, l’autoréférence (section 5) la deuxième.
6 QPh, p. 50-51.
7 QPh, p. 51.
qui l’illustrent sont celles de l’horizon et du sol%8!: si les concepts sont les
coups de pinceau, le plan est la toile de leur univers.
De même, le plan d’immanence est distingué d’une méthode, « car toute
méthode concerne éventuellement les concepts et suppose une telle image
[de la pensée]%9 ». Comment orienter la pensée sans l’avoir définie!? Comment
l’orienter sans simultanément, volontairement ou non, donner une image
d’elle!? C’est cela le plan d’immanence!: la volontaire ou involontaire configu-
ration d’un monde et sa pensée ou d’une pensée et son expérience lorsqu’on
crée des concepts, même s’il s’agit du concept d’une méthode ou du concept
de la vérité.
8 QPh, p. 12 et 39.
9 QPh, p. 40.
10 QPh, p. 43.
11 QPh, p. 7.
12 QPh, p. 43.
13 Ibid.
CONCLUSION
Le deuxième élément de la philosophie est dit pré-philosophique parce qu’il
précède logiquement le concept. La création conceptuelle constitue le début
du travail réel du philosophe. Mais à ce début correspond l’instauration
idéelle du système, la délimitation de tout ce qu’il y a de pensable. Or, dans
le cadre d’un criticisme qui identifie l’empirique et le transcendantal, on ne
délimite pas la pensée sans en même temps dessiner les frontières de l’être.
C’est pourquoi l’instauration du plan d’immanence, en définitive, consiste
dans la construction d’une ontologie.
Nonobstant, il est bien différent de dire qu’on construit une ontologie
et qu’on trace un plan d’immanence. La deuxième expression semble
nous renvoyer d’ores et déjà à la philosophie deleuzienne et nous faire
abandonner le domaine d’une métaphilosophie à prétention universelle.
Ce n’est pas seulement que nous sommes dans le cadre d’un criticisme très
16 QPh, p. 196.
17 QPh, p. 42.
18 QPh, p. 186 et 204.
19 QPh, p. 38 et 39.
20 LS, p. 323.
21 Ibid.
22 Gueroult, M., Philosophie de l’histoire de la philosophie, Paris, Aubier, 1979, p. 105.
HISTOIRES DE LA PHILOSOPHIE
L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE N’EST PAS UNE LONGUE
DISCUSSION
Après avoir caractérisé la matière de l’être et l’image de la pensée dans
une philosophie, les limites du possible et du pensable dans un auteur, le
deuxième élément de la philosophie est utilisé par Deleuze et Guattari pour
concevoir l’histoire de la philosophie. « Les concepts qui viennent peupler
un même plan, même à des dates très différentes et sous des raccordements
spéciaux, on les appellera concepts du même groupe!; au contraire ceux qui
renvoient à des plans différents%23. » En principe, donc, à chaque philosophie,
un plan, et à chaque plan, une philosophie!: une matière de l’être et une image
de la pensée. Mais pourquoi utiliser une notion d’ordre spatial pour rendre
compte de l’histoire!? Et pourquoi une notion spatiale se définissant par son
horizontalité!? Quel sens peuvent renfermer la spatialité et l’horizontalité
de la notion du plan lorsque celle-ci est employée pour penser l’histoire de
la philosophie!? Et jusqu’à quel point cette histoire est-elle une histoire de la
philosophie, et non pas une histoire de la philosophie!?
Depuis son premier ouvrage, le problème qui attire l’attention de Deleuze est
de savoir comment la critique est possible, quel est le statut des objections
en philosophie, dans quel sens nous pouvons juger qu’un philosophe
a raison contre un autre, déterminer qu’un système est meilleur qu’un
autre. À l’occasion de la critique adressée à Hume selon laquelle il aurait
atomisé ou pulvérisé le donné, Deleuze développe une brève digression sur
la nature des objections en philosophie. Elles seraient de deux types. Les
unes consisteraient à dire « les choses ne sont pas ainsi%24 ». Mais ce premier
23 QPh, p. 57-58.
24 ES, p. 120.
C’est déjà très difficile de comprendre ce que quelqu’un dit. Discuter, c’est un
exercice narcissique où chacun fait le beau à son tour!: très vite, on ne sait
plus de quoi on parle. Ce qui est très difficile, c’est de déterminer le problème
auquel telle ou telle proposition répond. Or si l’on comprend le problème
posé par quelqu’un, on n’a aucune envie de discuter avec lui!: ou bien l’on pose
le même problème, ou bien on en pose un autre et on a plutôt envie d’avancer
de son côté. Comment discuter si l’on n’a pas un fonds commun de problèmes,
et pourquoi discuter si l’on en a un%27!?
25 Ibid.
26 Ibid.
27 DRF, p. 355.
LE TEMPS DE LA PHILOSOPHIE
Selon la logique de la métaphilosophie deleuzienne, l’histoire de la
philosophie ne peut pas être conçue comme une discussion. Dans un
tel cas, d’abord, la teneur en originalité de chaque système diminuerait,
tout ce que la définition de la philosophie comme création de concepts
vise à rendre possible s’écroulerait. Les passages précédents le montrent
suffisamment!: « Comment discuter si l’on n’a pas un fonds commun de
problèmes!? » À partir du moment où on pense l’histoire de la philosophie
comme une discussion, la singularité des systèmes se dissout sur un fond
d’homogénéité. En revanche, Deleuze déclare!: « Il n’y a aucune raison de
faire de la philosophie comme Platon en a fait, non pas parce que nous
dépassons Platon, mais au contraire parce que Platon n’est pas dépassable,
et qu’il n’y a aucun intérêt à recommencer ce qu’il a fait pour toujours%29. »
Il faut se méfier de voir dans cette déclaration un hommage à Platon!: elle
ne signifie que l’inscription de Platon, non seulement à une époque donnée,
mais, pour le dire ainsi, à soi-même, à son propre système. Pour dépasser
Platon, il faudrait être Platon. C’est comme ce que dit Bergson à propos
de la littérature à venir!: si je savais ce qu’elle est, je la ferais, ou mieux, ce
serait parce que je l’ai déjà faite. Pour écrire Hamlet, il fallait la mémoire
et les compétences de Shakespeare, il fallait être Shakespeare%30. C’est que
sur ce point, l’ontologie bergsonienne de la durée et l’ontologie deleuzienne
de la création coïncident. Fonctionnant dans le domaine de l’histoire de la
philosophie, « faire de la philosophie comme Platon en a fait » ne peut avoir
28 QPh, p. 32.
29 PP, p. 203.
30 Bergson, H., La pensée et le mouvant, op. cit., p. 110-113.
qu’un seul sens!: créer des concepts comme lui l’a fait, c’est-à-dire ne pas
faire de la philosophie comme Platon en a fait.
L’image de la discussion présente ensuite un deuxième risque. La
discussion n’est pas seulement une conversation sur un fonds commun de
problèmes, mais la quête d’une raison, d’une seule raison. Dans un bon débat,
dans le débat souhaitable, il n’y a qu’une voix qui s’impose, il n’y a qu’un des
interlocuteurs qui conquiert la vérité. Pouvons-nous ainsi penser l’histoire
de la philosophie!? Sans doute, mais non à partir de la définition deleuzienne.
L’intérêt de définir la philosophie comme création de concepts consiste
justement à rendre possible une certaine équivalence entre les systèmes,
à admettre leur diversité. La critique de la discussion n’est ainsi que la
conséquence de cet intérêt dans le domaine de l’histoire de la philosophie!:
« Dire que Kant rompt avec Descartes, et que le cogito cartésien devient un
cas particulier du cogito kantien, n’est pas pleinement satisfaisant […]%31. »
Il existe enfin un troisième inconvénient. En effet, la discussion semble
organiser son développement selon un ordre successif. Seulement, dans
une discussion au pays des merveilles ou derrière le miroir, une réplique ne
tiendrait pas compte de la précédente. Or il n’est pas sûr qu’en philosophie,
le dernier philosophe ait le dernier mot.
Deleuze n’ignore pas qu’on puisse placer les vies des philosophes sur une
ligne chronologique et que cette ligne constitue le code d’une histoire de
la philosophie. Il demande seulement si une telle organisation est capable
de rendre compte de la temporalité de la discipline. Il y a au moins deux
phénomènes que ne peut expliquer un développement selon l’avant et
l’après!: l’actualité d’une œuvre ancienne et la vétusté d’une pensée actuelle,
31 QPh, p. 118.
32 QPh, p. 58-59.
33 QPh, p. 59.
34 Sartre, J.-P., Critique de la raison dialectique, Paris, Gallimard, 1985, t. I, p. 15-16.
35 Bianco, G., « Jean Hyppolite et Ferdinand Alquié », dans Leclercq, S., Aux sources de la pensée
de Gilles Deleuze 1, Mons-Paris, Sils María-Vrin, 2005, p. 94.
36 Alquié, F., Qu’est-ce que comprendre un philosophe!?, Paris, La Table Ronde, 2005, p. 91.
Voir aussi p. 33.
40 QPh, p. 91.
41 NPh, p. 29.
42 AO, p. 231.
43 AO, p. 265.
44 Ibid.
45 Braudel, F., La dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, 1985, p. 38-39.
46 Hegel, G.!W. F., Einleitung in die Geschichte der Philosophie, Hambourg, Johannes Hoffmeister,
1959, p. 11.
47 C’est le cas de la relation entre épicuréisme et stoïcisme, rationalisme et empirisme, Spinoza
et Leibniz (ibid., p. 130).
48 C’est le cas de la pensée de Platon face à la philosophie alexandrine (ibid., p. 120).
49 Hegel, G.!W. F., Phänomenologie des Geistes, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1971, p. 590.
50 Hegel, G.!W. F., Grundlinien der Philosophie des Rechts, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1971,
p. 179.
51 Hegel, G.!W. F., Differenz des Fichte’schen und Schelling’schen Systems der Philosophie,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1971, p. 17-19.
52 CC, p. 170.
53 PP, p. 7.
55 QPh, p. 59.
56 QPh, p. 52.
57 Ibid.
58 QPh, p. 57.
59 QPh, p. 51.
60 QPh, p. 46.
61 QPh, p. 59.
62 QPh, p. 47.
63 Ibid.
64 QPh, p. 48.
65 QPh, p. 49.
66 QPh, p. 50.
Dans cette perspective, la philosophie suit le même mouvement que les autres
activités!; alors que la philosophie romantique invoquait encore une identité
synthétique formelle assurant une intelligibilité continue de la matière […]
la philosophie moderne tend à élaborer un matériau de pensée pour capturer
des forces non pensables en elles-mêmes%70.
69 QPh, p. 31-32.
70 MP, p. 422.
71 LS, p. 152-158.
72 N, p. 19.
73 N, p. 23.
74 NPh, p. 218. Pour cette histoire de la philosophie, voir aussi p. 1 et 100!; ID, p. 199-200 et
355-362.
Il reste que ce partage est un peu simpliste, et que chaque cas, en réalité,
est beaucoup plus ambigu. Celui de Platon constitue un exemple paradig-
matique. Que ce soit dans le cadre de l’ontologie ou de la théorie de la
connaissance, Platon est tantôt un antécédent à suivre, tantôt un obstacle à
surmonter. C’est pourquoi Deleuze croira découvrir un « repentir » au sein
de l’œuvre platonicienne. Au niveau de l’ontologie, la tâche de la philosophie
contemporaine sera définie comme « renversement du platonisme%76 ». Après
Nietzsche, Deleuze ne prétend pas attribuer à la copie les vieux privilèges du
modèle – ce qui serait une inversion, mais non pas un renversement, une
transmutation –, mais démonter la logique du modèle et de la copie, penser
le réel comme une série de copies sans modèles, de différences – puisque le
nom de « copie » devient obsolète. Or où se trouve le premier indice de ce
renversement!? Dans la philosophie platonicienne en elle-même!:
78 DR, p. 165.
79 DR, p. 180.
80 DR, p. 185.
81 DR, p. 118. Voir aussi p. 216.
82 DR, p. 216. Voir aussi p. 118-119 et 185.
83 Nous verrons cela dans le premier chapitre de la troisième partie, notamment dans les
sections 4, 6, 7 et 12.
C’est avec Spinoza que l’être univoque cesse d’être neutralisé, et devient
expressif, devient une véritable proposition expressive affirmative. Pourtant
subsiste encore une indifférence entre la substance et les modes!: la substance
spinoziste apparaît indépendante des modes, et les modes dépendent de la
substance, mais comme d’autre chose. Il faudrait que la substance se dise
elle-même des modes, et seulement des modes. […] Avec l’éternel retour,
Nietzsche ne voulait pas dire autre chose%86.
84 « Si ça va mal dans la pensée aujourd’hui, c’est parce que, sous le nom de modernisme, il y
a un retour aux abstractions, on retrouve le problème des origines, tout ça… Du coup, toutes les
analyses en termes de mouvements, de vecteurs, sont bloquées. C’est une période très faible,
une période de réaction » (PP, p. 165).
85 « La philosophie moderne présente des amalgames, qui témoignent de sa vigueur et de sa
vivacité, mais qui comportent aussi des dangers pour l’esprit » (NPh, p. 223).
86 DR, p. 59.
87 Macherey, P., Hegel ou Spinoza, Paris, La Découverte, 1990, p. 13 et 258.
88 Ibid., p. 13.
89 « S’il n’est pas douteux que chaque philosophe a une certaine spécificité, en ce que toute
philosophie exprime, contrairement à ce que fait la science, la réaction d’une conscience totale
au milieu dans lequel elle se trouve, encore est-il que cette spécificité n’est pas une spécificité
fermée, mais ouverte. Si donc l’on s’en tient au système, il faudra, ou bien arriver à un logicisme
abstrait, ou bien à un scepticisme esthétique, à un esthétisme qui conduira au scepticisme »
(Alquié, F., op. cit., p. 54-55)!; « Une telle croyance a, en effet, pour corrélatif, une certaine part
de scepticisme à l’égard des doctrines, chacune affirmant, contrairement à cette croyance, que
le donné philosophique est tout entier contenu en elle seule, à l’exclusion des autres » (Gueroult,
M., Philosophie de l’histoire de la philosophie, op. cit., p. 42).
90 Ibid., p. 32.
91 Ibid., p. 41.
92 Ibid., p. 65.
93 Ibid., p. 34 et 42.
n’est pas le beau mais le vrai%94. Comment Gueroult s’arrange-t-il donc pour
faire tenir cette dianoématique!? Selon lui, chaque philosophie ne compte
pas seulement avec son propre critère de vérité, mais avec sa conception du
réel. Il proposera alors deux catégories!: une vérité = x%95 et un réel commun%96.
Il échappe ainsi au scepticisme, puisqu’il y a bien une vérité. Mais il évite
de tomber dans une philosophie en particulier, parce que cette vérité
est désignée par une variable. Il élude le scepticisme parce qu’il admet
bien l’existence d’un réel pour chaque philosophie. Or ce réel peut rendre
compte de toutes les philosophies à partir du moment où il s’agit d’un
réel commun, d’« un réel complètement indéterminé, […] plus pauvre que
l’Être éléatique%97 ».
Ce détour par la dianoématique de Gueroult permet d’en tirer plusieurs
conclusions. D’abord, il faut soutenir la distinction entre les deux histoires
de la philosophie présentes dans l’œuvre de Deleuze. Leur identification
supposerait la confusion du pluralisme avec un scepticisme. Ensuite, il faut
éviter une deuxième confusion!: celle de la métahistoire de la philosophie
avec un cadre qui serait absolu. Du point de vue de cette métahistoire, la
coexistence de plans sans doute « encadre » l’histoire qui conduit au Christ
des philosophes. Mais du point de vue du pluralisme, cette métahistoire
n’est qu’une nouvelle histoire qui suppose une autre philosophie. Selon
les passages, Deleuze semble donc se déplacer entre une histoire de la
philosophie qui implique le combat de la transcendance et une histoire
de la philosophie qui constitue cette asymptote qui tend au scepticisme.
Asymptote, en effet, puisqu’il est bien légitime de demander si la vérité = x
et cet Être indéterminé ne renferment pas, à leur tour, inévitablement,
la gestation d’une philosophie de Gueroult, relative à son histoire, une
Philosophie de l’histoire de la philosophie.
CONCLUSION
Le deuxième élément de la philosophie, le plan d’immanence, fonctionne à
deux niveaux. Ontologiquement, il désigne la matière de l’être et l’image de
la pensée. Il fonctionne comme l’instauration de la philosophie. Historiogra-
phiquement, il sert pour construire une nouvelle histoire de la philosophie
94 Ibid., p. 60-65.
95 Ibid., p. 60 et 70.
96 Ibid., p. 104.
97 Ibid., p. 105.
LE PERSONNAGE
CONCEPTUEL
1 QPh, p. 73.
2 QPh, p. 63.
3 Ibid.
sans parler. C’est que, par le simple fait d’écrire, à partir du moment où la
main saisit la plume, une entité indépendante émerge, différente de l’auteur,
se constituant comme le narrateur, comme la voix du texte. De cette façon,
l’écriture ne procède pas sans un certain jeu, une certaine interprétation,
au sens théâtral, du rôle du narrateur par l’auteur. L’écrivain jouera le rôle
de son narrateur pour dire ce qui est dit, non pas parce qu’il ne croit pas à
ce qu’il dit, mais simplement parce que devant une personne physique il
s’exprimerait autrement, parce que aucune personne n’incarnerait à la
perfection le lecteur que construit le texte, parce que l’oralité déterminerait
différemment la parole. Avec la notion de personnage conceptuel, Deleuze
et Guattari prétendent que le texte philosophique ne représente, jusqu’ici,
aucune exception!: le philosophe, pour s’exprimer, aura toujours besoin de
personnages conceptuels, même si le texte ne les mentionne pas. Ils sont les
agents d’énonciation en philosophie.
Cela signifie-t-il que le philosophe fait semblant d’être ses personnages ou
qu’il parle à la façon dont ils parleraient!? Précédemment nous avions eu
recours à l’activité théâtrale pour illustrer le devenir-animal. C’est parce
que le phénomène ne consiste pas à faire l’animal, mais doit se comprendre
plutôt comme une transmigration!: l’expéri-mentation humaine, toujours
humaine, des états virtuels et en principe non humains. L’acteur n’imite pas
ses personnages, mais il les incarne provisoirement. De même, le philosophe
ne représente pas les siens, mais il les devient!: « C’est le destin du philosophe
de devenir son ou ses personnages conceptuels%4. » Or la formule est encore
partiellement inexacte, parce qu’elle semble faire démarrer le procès à un
point statique et identique à lui-même, le philosophe, l’auteur ou l’écrivain.
Or qui est celui-ci!? Même quand il répond aux questions qu’on lui pose sur
« son » texte, n’est-il pas en train de jouer un rôle!? Le philosophe, même celui
que nous pensons comme personne physique, dans le cadre de cette logique,
ne peut être qu’une abstraction qui se pulvérise indéfiniment dans une série
sans terme de personnages. La conséquence esthétique de l’ontologie qui
établit l’égalité entre l’être et le devenir, qui substitue à la logique du modèle
et de la copie celle des simulacres, est la critique de la notion d’auteur comme
entité identique à soi. Quand Deleuze et Guattari écrivent que le philosophe
devient ses personnages, ils affirment simultanément que le personnage est
l’instance énonciative en philosophie et que l’instance énonciative n’est pas
4 QPh, p. 62.
une identité à soi. « Nous avons écrit L’anti-Œdipe à deux. Comme chacun de
nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde%5. »
5 MP, p. 9.
6 QPh, p. 64.
7 Ibid.
8 QPh, p. 62.
9 QPh, p. 62.
Un penseur peut donc modifier de façon décisive ce que signifie penser, dresser
une nouvelle image de la pensée, dresser un nouveau plan d’immanence, mais,
au lieu de créer de nouveaux concepts qui l’occupent, il le peuple avec d’autres
instances, d’autres entités, poétiques, romanesques, ou même picturales ou
musicales. Et l’inverse aussi bien%13.
Qu’est-ce que cela veut dire!? Qu’un artiste peut philosopher!? Qu’un
philosophe peut écrire de la littérature!? Il faudrait commencer par définir,
10 QPh, p. 63.
11 LS, p. 125!; ID, p. 198-199.
12 CC, p. 13.
13 QPh, p. 65.
Ces penseurs sont « à moitié » philosophes, mais ils sont aussi beaucoup plus
que philosophes, et pourtant ne sont pas des sages. Quelle force dans ces
œuvres aux pieds déséquilibrés, Hölderlin, Kleist, Rimbaud, Mallarmé, Kafka,
14 Ibid.
Si, comme nous l’avons vu, c’est dans l’Éthique que Deleuze trouve l’inspi-
ration et le cas empirique d’une théorie qui assigne au concept une affectivité,
c’est dans la littérature anglo-américaine qu’il découvre une expression
affective du spinozisme. Lawrence ou Miller sont à moitié philosophes
parce que, dans leurs œuvres, nous trouvons des concepts à l’état non
conceptuel. Mais à moitié est écrit entre guillemets pour deux raisons!: parce
qu’ils ne sont pas des philosophes incomplets, des philosophes à moitié (si
on identifie maintenant le philosophe au penseur, et non strictement au
créateur de concepts)!; parce que le concept et l’affect ne sont pas les deux
moitiés incomplètes d’une entité double, mais deux aspects complets en
eux-mêmes qui entrent en connexion au sein d’une entité hétérogène. La
relation entre le personnage littéraire et le personnage conceptuel est donc
la même qu’entre affects et concepts!: « Les deux entités passent souvent
l’une dans l’autre, dans un devenir qui les emporte toutes deux%16. » Le passage
est une forme du devenir, c’est-à-dire de connexion entre hétérogènes. Cela
ne signifie pas que le philosophe écrive des pièces de théâtre ou des romans,
même s’il le fait. Et cela ne veut pas dire qu’un personnage et l’autre soient la
même chose, même s’ils portent le même nom. Quand le même homme écrit
des romans et des traités, il sera alternativement à chaque fois philosophe et
artiste, selon les éléments avec lesquels il travaille. Quand les personnages
portent le même nom, leur identité ne sera que nominale. Ce qu’il faudra
toujours se demander, c’est s’ils créent et expriment des concepts ou des
affects. Or dans la mesure où des affects correspondent aux concepts et des
concepts correspondent aux affects, le personnage littéraire pourra énoncer
les affects d’un concept et le personnage conceptuel, les concepts d’un affect.
Dans le premier cas, on dira qu’un écrivain possède une philosophie!; dans
le deuxième qu’un philosophe est un grand écrivain. Cela signifiera respec-
tivement qu’à une œuvre littéraire correspond, au sens large, une pensée!;
et qu’une pensée conceptuelle s’exprime avec un talent littéraire. De même
que le devenir entre concepts et affects, le passage entre personnages permet
qu’artistes et philosophes trouvent l’inspiration ou découvrent l’expression
correcte d’un élément propre dans l’œuvre étrangère.
15 Ibid.
16 QPh, p. 64.
CONCLUSION
Création de concepts, instauration d’un plan, la philosophie est aussi
invention de personnages conceptuels. Or si à chaque fois elle en invente de
nouveaux, d’où peut lui venir une identité!? Comment chaque philosophie
n’impliquerait-elle pas une rupture radicale avec son passé!? À la différence
de la théorie du concept, dont la mutabilité et la variabilité expliquent
comment une philosophie simultanément s’insère et se détache de la
tradition, et de la théorie des plans, dont la coexistence semble à la fois
atomiser l’histoire et la reconstruire tout entière dans chaque cas, la théorie
du personnage conceptuel n’apporte pas d’informations théoriques sur
la singularité des philosophies et l’unité de leur histoire commune. C’est
pourquoi, faute de mieux, nous ne pouvons qu’observer son fonction-
nement, la façon dont elle est construite, pour voir ce que, dans son silence,
elle a à dire sur ces problèmes.
Là où Deleuze rencontre itérativement des personnages, c’est dans son
commentaire de l’œuvre de Nietzsche!: dans les raisons qui l’ont poussé à
choisir « le personnage de Zarathoustra%17 »!; dans le passage de la mauvaise
conscience au ressentiment qui « fait intervenir le personnage du prêtre%18 »!;
dans « le personnage tragique de Dionysos%19 »!; dans tous « les personnages
qui composent l’homme supérieur »!: le devin, les deux rois, la sangsue, etc.%20.
Or ces références ne seront systématisées que trois ans plus tard dans le
petit opuscule qui contiendra un « Dictionnaire des principaux personnages
de Nietzsche ». Ensuite, dans Dialogues, la notion excédera pour la première
fois le commentaire de Nietzsche et s’appliquera au cas de Hume!:
Chez Hume, il y a les idées, et puis les relations entre ces idées, relations qui
peuvent varier sans que les idées varient, et puis les circonstances, actions
et passions, qui font varier ces relations. Tout un « agencement-Hume »
qui prend les figures les plus diverses. […] Expérimentez!: chaque fois un
agencement d’idées, de relations et de circonstances!: chaque fois un véritable
roman, où le propriétaire, le voleur, l’homme au javelot, l’homme à la main
nue, le laboureur, le peintre prennent la place des concepts%21.
17 NPh, p. 34.
18 NPh, p. 152.
19 NPh, p. 13.
20 NPh, p. 189.
21 D, p. 70.
22 DR, p. 3.
23 DR, p. 17.
24 QPh, p. 62.
25 NPh, p. 63.
La philosophie présente trois éléments dont chacun répond aux deux autres,
mais doit être considéré pour son compte!: le plan pré-philosophique qu’elle
doit tracer (immanence), le ou les personnages pro-philosophiques qu’elle doit
inventer et faire vivre (insistance), les concepts philosophiques qu’elle doit créer
(consistance). Tracer, inventer, créer, c’est la trinité philosophique%26.
Comme aucun ne se déduit des autres, il faut une co-adaptation des trois. On
appelle « goût » cette faculté philosophique de co-adaptation, et qui règle la
26 QPh, p. 74.
27 Ibid.
Ce qui apparaît dans tous les cas comme goût philosophique, c’est l’amour
du concept bien fait, en appelant « bien fait » non pas une modération du
concept, mais une sorte de relance, de modulation où l’activité conceptuelle,
n’a pas de limite en elle-même, mais seulement dans les deux autres activités
sans limites%29.
28 QPh, p. 74-75.
29 QPh, p. 75.
30 Ibid.
sur la faculté des personnages ou sur la faculté des plans, mais qu’ils entrent
dans un libre jeu qui garantit leur harmonie. Tout le problème revient donc
à savoir comment on parvient à cette harmonie philosophique, ce qu’est un
concept bien construit, ce qu’est le critère de goût. Si chaque élément renvoie
aux autres, il faut bien une quatrième instance qui fixe leur adaptation.
« Un concept est privé de sens tant qu’il ne se raccorde pas à d’autres
concepts, et n’est pas rattaché à un problème qu’il résout ou contribue à
résoudre%31. » Le problème est ce qui organise les trois éléments et leur
relation réciproque!; c’est pour résoudre un problème qu’on crée des
concepts, qu’on trace un plan et invente des personnages. « Si le concept est
une solution, les conditions du problème philosophique sont dans le plan
d’immanence qu’il suppose […] et les inconnues du problème sont dans
les personnages conceptuels qu’il mobilise […]%32. » Sera bien construit le
concept qui résout un tel problème, sera bien dressé le plan qui supporte
les conditions de cette solution. Ce qui éloigne la philosophie d’une
activité ludique ou d’un esthétisme gratuit se trouve au sein de la théorie
du goût!: c’est cette utilité, cette fonctionnalité destinée à la résolution
de problèmes. L’ordre et la beauté, l’harmonie et l’unité, en philosophie
comme en mécanique, dépendent de l’efficacité. Ainsi, on verra aussi bien
Deleuze organiser ses livres autour d’un problème, utiliser la catégorie pour
organiser les œuvres qu’il commente, que l’employer comme critère pour
émettre ses « jugements de goût ». « Un livre de philosophie doit être […]
une espèce très particulière de roman policier […]. Nous voulons dire que les
concepts doivent intervenir […] pour résoudre une solution locale », affirme
le début de Différence et répétition%33#; « Le Traité commence par le système
de l’entendement, et pose le problème de la raison », interprète Deleuze au
sujet de l’œuvre de Hume%34!; et si la dialectique manifeste une « misérable
condition », « l’art de la plèbe », « le mauvais goût en philosophie », c’est
parce qu’elle décalque le problème sur les propositions qui lui servent de
réponse%35. Les éléments de la philosophie gravitent autour du problème qui
est comme le soleil qui régit leurs orbites.
La théorie du goût achève la théorie des éléments parce qu’elle
explique comment ils se relient les uns aux autres. Mais, ce faisant, elle
31 QPh, p. 76.
32 QPh, p. 78.
33 DR, p. 3.
34 ES, p. 17.
35 QPh, p. 77-78.
THÉORIE
DE LA MÉTHODE
LE PROBLÈME DE LA MÉTHODE
La définition deleuzienne de la philosophie se compose de trois termes!: un
élément, le concept!; une activité, la création!; et une conjonction qui lie l’un à
l’autre. Chacun de ces termes soulève une question!: qu’est-ce qu’un concept!?
Qu’est-ce que la création ou comment créer des concepts!? Quand est-ce
que la création est création de concepts et non autre chose!? La première
question, cependant, s’est révélée relativement étroite puisque la philosophie
compte avec trois éléments!: au concept, il faut ajouter le plan d’immanence
et le personnage conceptuel. C’est pourquoi elle a dérivé en une théorie des
éléments qui excède la théorie du concept. Or comment le concept est-il créé!?
La définition deleuzienne de la philosophie ne suppose pas seulement un objet,
un quoi, mais aussi une activité, un comment. Comment faut-il comprendre la
création!? Comment la philosophie procède-t-elle pour créer des concepts!?
Il convenait sans doute d’abord de savoir ce qui est créé pour comprendre
les mécanismes de la création. Mais maintenant que nous connaissons les
éléments de la philosophie, nous pouvons nous consacrer au cœur de notre
problème!: faut-il comprendre cette création comme une rupture avec le passé
qui atomiserait l’histoire de la philosophie et empêcherait d’assigner une
identité à la discipline!? Si, au contraire, il s’agit d’une création qui n’implique
pas une coupure avec la tradition, comment permettrait-elle la production de
concepts originaux!? Il faut donc interroger la conception deleuzienne de la
philosophie d’un point de vue méthodologique. Mais de même que la théorie
du concept n’épuise pas la question du quoi, nous verrons que la théorie de la
méthode n’épuise pas la question du comment. Celle-ci revêt aussi un aspect
historiographique (comment le philosophe se rapporte-t-il à l’histoire de la
philosophie!?) et un aspect discursif (comment le philosophe emploie-t-il la
langue de la tradition philosophique!?). C’est pourquoi la théorie de la méthode
s’inscrit dans une théorie de la création. D’autre part, c’est l’idée même d’une
méthode qui pose problème. Comment la création pourrait-elle suivre des
règles!? Pouvons-nous parler encore de méthode#? Une prétendue théorie de la
méthode doit commencer à expliquer les mécanismes de la création mais cette
explication, le concept de création auquel nous aboutirons, devra inversement
expliquer pourquoi nous pouvons conserver le nom traditionnel de méthode.
Penser n’est jamais l’exercice naturel d’une faculté. Jamais la pensée ne pense
toute seule et par elle-même. […] Penser dépend de forces qui s’emparent de
la pensée. […] La culture, selon Nietzsche, est essentiellement dressage et
sélection. Elle exprime la violence des forces, qui s’emparent de la pensée. […]
On ne comprendra ce concept de culture qui si l’on saisit toutes les manières
dont il s’oppose à la méthode%1.
C’est qu’il comprend la méthode comme la façon d’orienter une pensée qui
s’identifie à la représentation ou à la reconnaissance et dont l’erreur, c’est-
à-dire la confusion du vrai et du faux, constitue le seul risque ou danger. Or
à partir du moment où la pensée est quelque chose de plus, de plus noble
ou de plus haut pour reprendre les catégories de Nietzsche, à partir du
moment où penser s’identifie à créer, la confusion du vrai et du faux ne peut
pas constituer le seul danger – raisonne Deleuze – et la méthode ne peut
plus être la seule façon de garantir sa droiture. Faut-il conclure de cette
distance vis-à-vis du concept une absence de méthode dans la conception
de la philosophie!? Pas du tout. Malgré cette distance, la conception de la
philosophie de Deleuze implique une démarche précise. En effet, aux
réserves par rapport à la méthode, on pourrait opposer le vif intérêt que
manifestent, à la même époque, les écrits monographiques!: le premier
chapitre du livre sur Bergson s’intitule « L’intuition comme méthode »!;
le premier de La philosophie critique de Kant, « La méthode transcen-
dantale »!; Nietzsche et la philosophie comporte le chapitre « La méthode de
Nietzsche »!; et à la méthode est consacré le huitième chapitre de Spinoza et
le problème de l’expression#: « La philosophie de Spinoza est une “logique”. La
nature et les règles de cette logique font l’objet de la méthode%2. » Or ce qu’il
ne faut impérativement pas perdre de vue, c’est que la méthode doit être une
méthode de création.
Avant de commencer, cependant, il faut avertir que face au problème
de la méthode, le commentateur affronte un problème méthodologique
propre. C’est qu’il n’y pas, comme c’est le cas pour les éléments, de théorie
de la méthode explicite dans l’œuvre de Deleuze. Les éléments sont
indépendamment et nettement présentés, chapitre par chapitre, dans
Qu’est-ce que la philosophie#? Rien de semblable pour la méthode. C’est
1 NPh, p. 123. Et dans DR, p. 215!: « Il n’y a pas de méthode pour trouver les trésors, et pas
davantage pour apprendre, mais un violent dressage, une culture ou paideïa qui parcourt
l’individu tout entier. […] La méthode est le moyen du savoir qui règle la collaboration de toutes
les facultés. […] Mais la culture est le mouvement d’apprendre, l’aventure de l’involontaire […]. »
2 SPE, p. 114.
3 NPh, p. 1.
4 NPh, p. 2.
5 NPh, p. 3!: « Un phénomène n’est pas une apparence ni même une apparition, mais un signe,
un symptôme qui trouve son sens dans une force actuelle. La philosophie tout entière est une
symptomatologie et une séméiologie. »
6 Ibid.!: « La généalogie n’interprète pas seulement, elle évalue. »
7 NPh, p. 1.
8 NPh, p. 89.
9 NPh, p. 88.
10 NPh, p. 89.
11 P, p. 10.
12 Ibid.
13 P, p. 115.
14 P, p. 116.
méthodes à leurs limites. On l’appelle signe justement parce qu’il n’est pas
un objet, parce qu’il se dérobe à la reconnaissance, parce qu’il présente un
mystère et exige une interprétation.
Cependant, après la rencontre avec Guattari, dans la période des
années 1970, Deleuze entreprendra une critique de la méthode interpré-
tative qui nous obligera à la rejeter comme procédé philosophique. En fait,
comme le montre Anne Sauvagnargues, si la deuxième partie de l’édition
augmentée de Proust et les signes, rédigée en 1970, « conserve çà et là le
terme d’“interprétation” », lors de cette révision de la théorie interpré-
tative, elle « transforme la doctrine au point de loger la nouvelle théorie du
fonctionnement machinal dans un vêtement sémantique (l’interprétation)
qu’il fait craquer de toutes parts%15 ». Pourquoi Deleuze abandonne-t-il la
méthode interprétative!? En quoi la nouvelle théorie l’exclut-elle!?
Si la théorie de l’interprétation naît dans un domaine que nous pourrions
appeler clinique – après tout le philosophe est un symptomatologue –,
c’est aussi dans ce domaine que sa critique va commencer à se construire.
Lors d’une table ronde en 1972, organisée par La quinzaine littéraire pour
confronter les auteurs de L’anti-Œdipe aux diverses sciences humaines,
Deleuze et Guattari disent qu’ils reprochent deux choses à la psychanalyse!:
« Ne pas comprendre ce qu’est le délire, parce qu’elle ne voit pas que le
délire est l’investissement d’un champ social pris dans toute son extension,
et […] ne pas comprendre ce qu’est le désir, parce qu’elle ne voit pas que
l’inconscient est une usine et non pas une scène de théâtre%16. » En effet, un
des objectifs de L’anti-Œdipe est d’opposer la conception du désir qui le lie
à un manque, à la satisfaction d’une absence, que ce soit la conception du
Banquet ou celle de Freud, à une conception plutôt spinoziste, où le désir
est avant tout force, puissance ou production. C’est la thèse derrière les
images!: l’inconscient n’est pas un théâtre mais une usine, parce que le désir
ne dit pas, ne représente pas, mais fait et produit. Or, à partir du moment où
l’inconscient ne procède plus par signes, la tâche de l’analyse ne peut plus
être l’interprétation!:
17 AO, p. 149.
18 K, p. 7.
19 MP, p. 95-96.
20 MP, p. 116.
LA MÉTHODE DELEUZIENNE
« Pour le multiple, il faut une méthode qui le fasse effectivement »,
affirment Deleuze et Guattari dans l’introduction de Mille Plateaux%21. La
phrase contient trois informations importantes!: contre l’ambiguïté de la
période précédente, elle n’hésite pas à affirmer la nécessité de la méthode!;
elle énonce une cohérence entre celle-ci et l’ontologie!; elle lui confère la
capacité de faire, c’est-à-dire de construire, de produire, de créer, au lieu
d’interpréter, intuitionner, représenter, déduire ou analyser. L’ontologie
du multiple présentait deux principes!: l’hétérogénéité et la connexion.
Comment fonctionnent méthodologiquement ces deux principes!? Quelles
sont les règles de la méthode qui leur correspondent!? Il y a un texte qui va
permettre de commencer à répondre à ces questions. C’est le commentaire
sur Kant. En effet, nous verrons qu’il se révèle être une pièce essentielle
pour dégager la méthode deleuzienne, et donc un texte paradigmatique du
point de vue méthodologique. Dans un entretien de 1986 pour les Cahiers du
cinéma, Deleuze tient les propos suivants!:
Il n’y a rien de plus amusant que les classifications, les tables. C’est comme
le squelette d’un livre, ou son vocabulaire, son dictionnaire. Ce n’est pas
l’essentiel, qui vient ensuite, mais c’est un travail préparatoire indispensable.
[…] Il s’agit toujours dans une classification de rapprocher des choses très
différentes en apparence, et d’en séparer de très voisines%22.
21 MP, p. 33.
22 DRF, p. 266.
Ces propos vont nous permettre d’interroger le livre sur Kant du point de
vue méthodologique!: quel est le « vocabulaire » du livre!? Quelle forme
présente son « squelette »!? Qu’est-ce qu’il « rapproche » et qu’est-ce qu’il
« sépare »!? Quelle est la « classification » que nous pouvons pressentir
comme « travail préparatoire »!? Et qu’est-ce que cet « essentiel » qui vient
ensuite!?
23 PhCK, p. 8.
24 PhCK, p. 13-14.
25 PhCK, p. 17.
26 Ibid.
27 PhCK, p. 97.
28 ID, p. 43.
29 PhCK, p. 7-8.
30 Kant, E., Untersuchung über die Deutlichkeit der Grundsätze der natürlichen Theologie und der
Moral, Königliche Preußische Akademie der Wissenschaften, t. II, Berlin, 1905, p. 286.
31 Kant, E., Critique de la raison pure, op. cit., p. 45.
32 Kant, E., Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, die als Wissenschaft wird auftreten
können, Königliche Preußische Akademie der Wissenschaften, t. IV, Berlin, 1905, p. 263-264.
33 Kant, E., Critique de la raison pure, op. cit., p. 604.
même si elle n’est pas concernée par ce que Deleuze appelle « la méthode
transcendantale »!? Dans Qu’est-ce que la philosophie#? Deleuze et Guattari
écrivent!:
36 Ibid.
37 Bouaniche, A., op. cit., p. 259.
38 QPh, p. 12.
semblent converger – nous verrons que c’est le terme qui apparaît dans le
commentaire de la méthode bergsonienne –, superposant le sommet de
la logique avec le cœur de la réalité. Considérons ensuite le chapitre de
Critique et clinique consacré à Spinoza. Il opère le même mouvement.
Deleuze soutient que l’Éthique est un livre triple, un livre composé de trois
livres, chacun d’entre eux avec ses éléments, son style, ses figures. Il y aurait
une Éthique des signes, qui procéderait par définitions, axiomes et démons-
trations, « un livre d’eau »!; une Éthique des concepts, développée dans les
scholies, préfaces, appendices, consacrée aux polémiques et discussions,
« un livre de feu »!; et finalement la cinquième partie, qui ne contient ni des
signes ni des concepts, mais des essences ou singularités, des percepts, dont
la vitesse de la déduction questionne la notion même de déduction, « un
livre aérien », dira Deleuze. Or, après avoir construit le concept de chaque
livre dans sa singularité, le chapitre conclura!: « Chacune des trois Éthiques
coexiste avec les autres et se continue dans les autres, malgré les différences
de nature. C’est un seul et même monde%41. » Une fois de plus, la définition
et la détermination des éléments se poursuivent par leur convergence dans
une instance – le monde ici!; la réalité dans l’exemple précédent – où ce qui
diffère par nature finit par converger. Troisièmement, dans l’ouvrage sur
Foucault, après avoir considéré le savoir, le pouvoir et la subjectivation de
manière indépendante, Deleuze dira!: « Ce sont trois dimensions irréduc-
tibles, mais en implication constante%42. » Irréductibilité, singularité ou
différence de nature d’abord!; implication, coexistence, continuité ou
convergence ensuite. Quand, en glosant le texte bergsonien, Deleuze, à la
façon d’une digression, d’une remarque en passant, écrit!: « Devant des
textes extrêmement difficiles, la tâche du commentateur est de multiplier
les distinctions%43 », il est donc en train d’énoncer la première règle de la
méthode qui correspond à sa conception de la philosophie. La deuxième la
complète et consiste dans le recollement de ce qui a été découpé.
Or la méthode ne règle pas seulement la tâche du commentateur mais
aussi celle du philosophe – ce qui est beaucoup plus important puisqu’il
doit s’agir d’une méthode de création de concepts. C’est ce qu’on peut voir
dans le chapitre 14 de Mille plateaux dont l’introduction affirmait!: « Pour
le multiple, il faut une méthode qui le fasse effectivement. » Le lisse et le
41 CC, p. 187.
42 F, p. 121.
43 B, p. 59.
strié, les deux formes de spatialité dont traite le chapitre, ne sont pas encore
définis lorsque la première ligne du chapitre affirme déjà qu’ils ne sont pas
de même nature%44. Voici donc nos deux composantes, nos deux pôles, nos
deux éléments!: l’espace lisse et l’espace strié. Et toujours avant définir ces
termes, dans une introduction qui se soucie tout spécialement de préciser
la méthodologie, on lit!:
Nous devons rappeler que les deux espaces n’existent en fait que par leurs
mélanges l’un avec l’autre!: l’espace lisse ne cesse pas d’être traduit, transversé
dans un espace strié!; l’espace strié est constamment reversé, rendu à un
espace lisse. […] Or les mélanges de fait n’empêchent pas les distinctions de
droit, la distinction abstraite entre les deux espaces%45.
44 MP, p. 592.
45 MP, p. 593.
46 MP, p. 598.
47 MP, p. 600.
Chaque fois donc, l’opposition simple « lisse-strié » nous renvoie à des compli-
cations, à des alternances et à des superpositions beaucoup plus difficiles.
Mais ces complications confirment d’abord la distinction, justement parce
qu’elles mettent en jeu des mouvements dissymétriques%49.
48 Ibid.
49 MP, p. 601.
50 C2, p. 249.
51 MP, p. 383.
52 On pourrait dire aussi que la première règle procède à une « molécularisation ». C’est ce
que fait Guattari dans La révolution moléculaire, dans une section qu’il intitule « Moléculariser
les objets d’analyse ». Il détaille ensuite!: « Une telle analyse des composantes moléculaires du
fascisme pourrait ainsi concerner des domaines très divers, aussi bien à l’échelle macroscopique
qu’à l’échelle microscopique » (Guattari, F., La révolution moléculaire, Paris, Recherches, 1997,
p. 45). Sauf que dans l’usage du terme que fait Guattari, cela ne signifie pas seulement atomiser
des unités singulières hétérogènes entre elles!; cela signifie aussi déplacer l’analyse d’un niveau
molaire à un niveau moléculaire.
53 B, p. 1
54 Julien Benda, d’abord, quand il affirme que « si l’œuvre bergsonienne est un acte – un
poème, un émoi –, elle ne relève pas des lois de l’esprit » (Sur le succès du bergsonisme, Paris,
Mercure de France, 1914, p. 29-30)!; puis Charles Péguy, avant la réconciliation de 1914!: « Au
fond, c’est Benda qui a raison. Bergson ne veut pas qu’on dise qu’il est un poète, il s’applique à
montrer que sa philosophie est bien de la philosophie et même de la philosophie de professeur
de philosophie. Quelle petitesse!! Au fond, il n’a pas de courage, il a peur de déplaire à ses
ennemis » (extrait de Benoît Chantre, « Péguy, l’essentiel médiateur », dans Magazine littéraire,
no 386, avril 2000, p. 35)!; aussi Romain Rolland, lors de l’enquête de La Grande Revue!: « Je
regarde M. Bergson comme un grand poète intellectuel, qui a beaucoup plus collaboré sur la
pensée de son temps qu’il n’a agi sur elle » (« Enquête sur M. Henri Bergson et l’influence de sa
pensée sur la sensibilité contemporaine », dans La Grande Revue, Paris, 10 et 25 février, p. 517)!;
et plus tard Merleau-Ponty!: « Quand Bergson explique longuement qu’il ne peut dire le vécu, il
a recours à une théorie esquissée d’un langage incantatoire et métaphorique qui leur donne des
arguments. Cette théorie est une solution de désespoir!: elle consiste à inviter le lecteur, par des
images multipliées, à s’installer au centre d’une intuition philosophique » (« Merleau-Ponty à
la Sorbonne. Résumé de ses cours établi par des étudiantes et approuvé par lui-même », dans
Bulletin de psychologie, XVIII, 236, p. 153-154), « Il s’agit là de poètes » (L’union de l’âme et du corps
chez Malebranche, Biran et Bergson, Paris, Vrin, 1968, p. 106).
55 Husson, L., L’intellectualisme de Bergson, Paris, PUF, 1947.
56 Beaucoup plus proche de nous, le titre d’Alexis Philonenko, Bergson. Ou de la philosophie
comme science rigoureuse (Paris, Cerf, 1994), reprend le même geste.
57 Badiou, A., Deleuze. « La clameur de l’Être », op. cit., p. 62.
58 B, p. 3.
59 Bergson, H., La pensée et le mouvant, op. cit., p. 52.
60 B, p. 6.
61 Ibid., p. 11.
62 Ibid., p. 12.
63 Ibid., p. 20.
64 Ibid., p. 21.
65 Ibid., p. 22.
66 Ibid., p. 23.
L’ESPACE ET LE TEMPS
Quel est au juste le rapport de la méthode de Deleuze à celle de Bergson!?
S’agit-il toujours de penser intuitivement avec tout ce que cela implique!?
Est-il vrai, comme l’affirmait Badiou, que c’est « sous la poussée du cas
Bergson que Deleuze dit le mieux le double mouvement intégré de sa
méthode intuitive%67 »!?
ne semble pas être le cas chez Deleuze. En effet, il est impossible d’assigner
une nature temporelle et une nature spatiale aux éléments que la méthode
est censée connecter. Laquelle des facultés kantiennes, par exemple, corres-
pondrait à l’espace et laquelle au temps!? Ne s’agit-il pas de deux espaces dans
le cas du lisse et du strié!? Et non seulement la différence de nature ne semble
pas être une différence temporelle, mais parfois on a l’impression qu’elle se
présente en termes spatiaux. Ainsi, on dira des trois aspects de la ritournelle
qu’ils « ne sont pas trois moments successifs dans une évolution », mais les
« trois aspects sur une seule et même chose%68 », ou de l’expérience cérébrale
qu’elle s’organise en trois « plans ». Même l’histoire est pensée spatialement,
que ce soit celle de la philosophie, où la succession de systèmes fait place à
la superposition de plans, ou celle de l’art, dont Mille plateaux affirme!: « Ces
trois “âges”, le classique, le romantique et le moderne […], il ne faut pas les
interpréter comme une évolution »!; « ce sont des agencements%69 ». De cette
façon, la différence de nature semble se déplacer du temps vers l’espace. « La
géographie ne se contente pas de fournir une matière et des lieux variables
à la forme historique. Elle n’est pas seulement physique et humaine, mais
mentale […]%70. »
Ce déplacement entraîne une conséquence considérable. Lorsque la
différence de nature, chez Bergson, est pensée comme durée, l’expérience
se constitue toujours à partir d’une opposition, de deux « pôles »!: ainsi la
perception concrète comme mixte de perception pure et mémoire pure%71,
ou l’effet comique comme le physique plaqué sur le moral%72. La substitution
de l’espace au temps, en revanche, semble déclencher une sorte de dissémi-
nation des différences. Si le lisse et le strié semblent épuiser les possibilités
de l’espace, ce n’est plus le cas pour les facultés kantiennes, les Éthiques
dans l’Éthique, les éléments de la philosophie, où un troisième élément fait
craquer la relation d’opposition. Que dire ensuite des multiples aspects de la
peinture de Bacon!? La méthode n’oppose plus le temps à l’espace, mais dans
l’espace, elle multiplie les différences.
Il ne faut pas chercher si une idée est juste ou vraie. Il faudrait chercher
une tout autre idée, ailleurs, dans un autre domaine, telle qu’entre les deux
68 MP, p. 383.
69 MP, p. 428.
70 QPh, p. 91.
71 Bergson, H., Matière et mémoire, op. cit., p. 147.
72 Bergson, H., Le rire, op. cit., p. 39.
quelque chose passe, qui n’est ni dans l’une ni dans l’autre. […] Il ne faut pas
être savant, savoir ou connaître tel domaine, mais apprendre ceci ou cela dans
des domaines très différents. C’est mieux que le « cut-up ». C’est plutôt un
procédé de « pick-me-up », de « pick-up » […]%73.
Voilà une des très rares occasions où Deleuze se prononce sur sa méthode.
On voit bien qu’il s’agit toujours de différencier (« Il faudrait chercher une
tout autre idée, ailleurs »), mais selon plusieurs domaines, et non selon une
temporalité qui bloque la différenciation sur l’opposition. C’est vrai, comme
l’affirme Montebello, que la méthode de Deleuze est une méthode de tissage
– c’est le mot qu’il emploie pour caractériser la deuxième règle. Or qu’en
est-il de la première!? Selon Montebello, ce qui se tisse, ce sont toujours des
termes opposés. C’est pourquoi il s’agit d’une méthode paradoxale%74!: elle
conduit à l’affirmation simultanée de deux termes qu’on croyait opposés,
l’un et le multiple par exemple!; elle montre que là où l’on croyait avoir un
paradoxe, on avait en fait une connexion parfaitement légitime. L’hypothèse
est bien cohérente avec la philosophie deleuzienne, qui voit dans le
paradoxe une image adéquate de la pensée%75, et possède une grande force
explicative dans la mesure où elle permet de comprendre des thèses que
nous avons nous-mêmes rencontrées, comme l’identité entre l’empirique et
le transcendantal. Or, à y regarder de près, même quelques paires de notions
que présente Montebello comme objet de tissage semblent se dérober
à une opposition simple!: l’être et le sens ou le sujet et la substance. C’est
qu’en fait le paradoxe n’est que le cas limite d’une méthode qui dépasse le
tissage de termes opposés, et qui, dans toute son ampleur, opère plutôt
comme la connexion de singularités hétérogènes. Par ailleurs, c’est aussi
dans la mise en rapport de domaines différents qu’on croit parfois trouver
la clé du procédé deleuzien. Or ceci n’est pas une condition nécessaire.
Nous avons vu comment, dans le cas du commentaire sur Kant par exemple,
les éléments mis en connexion correspondent tous au même domaine.
Ainsi donc, l’hétérogénéité ne se réduit ni à l’opposition, ni à la différence
disciplinaire. En actualisant la troisième règle de la méthode bergsonienne
et donc, en arrachant la différence au temps, Deleuze obtient une méthode
dont la versatilité va de pair avec l’ampleur.
73 D, p. 25.
74 Montebello, P., op. cit., p. 12 et 15.
75 LS, p. 92.
L’EMPIRIQUE ET LE TRANSCENDANTAL
Cependant, il existe une différence beaucoup plus importante parce que
non seulement elle éloigne Deleuze de Bergson, mais en même temps, en
le rapprochant de Kant, elle exhibe le mouvement ultime de la méthode
deleuzienne.
Premièrement, il faut noter que Deleuze situe les différences de nature
sur un plan de droit et les mélanges ou mixtes sur un plan de fait. Souvenons-
nous des indications méthodologiques concernant le lisse et le strié!: « Les
mélanges de fait n’empêchent pas les distinctions de droit, la distinction
abstraite entre les deux espaces%76. » Cela est déjà assez significatif. Mais
ce qui l’est davantage, c’est, d’abord, le fait que Deleuze considère ce plan
de droit comme un plan proprement transcendantal, qui contient les
conditions du donné. « L’intuition comme méthode de division n’est pas sans
ressemblance avec une analyse transcendantale!: si le mixte représente le
fait, il faut le diviser en tendances ou en pures présences qui n’existent qu’en
droit. On dépasse l’expérience vers des conditions de l’expérience […]%77. »
D’un point de vue historiographique, elle écarte définitivement la méthode
deleuzienne de la méthode bergsonienne. En effet, non seulement l’intuition
est une forme d’observation – d’observation supérieure ou élargie si l’on
veut, mais d’observation enfin – tandis que la méthode de Deleuze est une
méthode constructive, mais aussi la position de Bergson et Deleuze par
rapport au criticisme est différente. Bergson, de son côté, voulait que la
métaphysique soit capable d’atteindre l’absolu%78. Certes, cela ne nous oblige
pas à le considérer comme un philosophe précritique ou innocent vis-à-vis
du kantisme. Camille Riquier explique comment l’intuition ne nous met pas
face à la chose en soi, mais face au phénomène, comment cet absolu est plutôt
à la place de la matière de la sensation%79. Mais Deleuze, loin de chercher
une alternative par rapport au criticisme, ou d’employer le vocabulaire
kantien pour faire parler une nouvelle métaphysique, il cherche à montrer
comment le transcendantal est objet d’une construction ou comment une
construction de concepts est la construction d’un champ transcendantal.
Ce n’est pas donc seulement qu’il faut distinguer une méthode d’obser-
76 MP, p. 593.
77 B, p. 11-12.
78 Bergson, H., La pensée et le mouvant, op. cit., p. 178.
79 Riquier, C., « La relève intuitive de la métaphysique : le kantisme de Bergson », dans
Worms, F. et Riquier, C., Lire Bergson, Paris, PUF, 2011, p. 39.
80 MP, p. 115-116.
81 Cours à l’université de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis du 24 janvier 1978, archives
sonores, BnF.
82 ID, p. 40. La référence à l’œuvre de Bergson concerne La pensée et le mouvant, op. cit.,
p. 206-207.
CONCLUSION
Quelle méthode correspond à une conception qui définit la philosophie
comme création de concepts, et le concept comme une multiplicité de
composantes qui donne consistance au réel!? Ce ne peut pas être une
méthode interprétative, méthode que Deleuze rencontre chez Nietzsche et
Proust et que, pendant un certain temps, il considère comme la méthode de
la philosophie. La méthode ne peut pas être herméneutique parce que les
concepts ne s’interprètent pas, mais se créent, et le réel qui leur correspond
ne se déchiffre pas, mais se constitue. À partir de là, on ne peut plus
transplanter la méthode bergsonienne telle quelle. Dans sa spécificité, c’est
une méthode d’observation, de découverte. Elle pose des problèmes, bien
sûr, mais qui doivent permettre au philosophe d’accéder à l’essence du réel.
On dira que la façon dont on pose le problème détermine ce réel. Mais c’est
parce qu’on lit déjà Bergson avec les yeux de Deleuze. Comment le fait-il!?
La méthode bergsonienne consistait à poser les problèmes en fonction du
temps (troisième règle). Cela permettait de rencontrer les vraies différences
de nature pour les faire converger (deuxième règle), et dissoudre ainsi les
problèmes (première règle). À partir du moment où Deleuze arrache les
83 QPh, p. 87.
84 MP, p. 593.
apparu du néant!? Certainement pas. Mais cela n’implique pas qu’il ne soit
pas une création. C’est ce que révèle la théorie de la méthode!: la création de
concepts n’est ni en rupture radicale avec la tradition, ni en continuité totale.
Recréation plutôt, c’est effectivement une méthode paradoxale puisqu’elle
fait tenir ensemble la vétusté du matériel et l’originalité de la composition.
Cependant, en même temps que cette théorie de la méthode retrouve
une unité pour la philosophie – l’unité de la composition –, elle nous en
expulse puisqu’elle n’est valide que pour la théorie du concept précédent.
En effet, si la méthode est une méthode de découpage et recoupement, c’est
parce que le concept « donne aux choses un découpage extraordinaire%85 ».
(C’est pourquoi il est en fait légitime de dégager la théorie de la méthode
de la pratique conceptuelle de Deleuze.) Les concepts qui sont créés par
assemblage sont les concepts que la théorie des éléments a précédemment
déterminés comme multiplicités. La détermination des effets ou des objets
entraîne ainsi une détermination des mécanismes ou des instruments qui
renferme la conception deleuzienne de la philosophie dans la philosophie
deleuzienne. Certes, la notion d’assemblage permet aussi bien la singularité
des philosophies que l’unité de la tradition. Mais à partir du moment où
elle signifie un assemblage très précis – celui des concepts tels que les
conçoit Deleuze –, la notion n’unifie la tradition que dans la philosophie
deleuzienne. C’est donc de part et d’autre d’une ligne très subtile et diffuse
que la conception de la philosophie a une validité universelle, et permet
l’unification de la discipline, ou bien qu’elle sépare la philosophie de Deleuze
d’une tradition qu’elle ne rencontre que dans son sein. Cette ligne, c’est là
où les notions métaphilosophiques commencent à se déterminer à partir
des contenus de la philosophie de Deleuze!; c’est la frontière qui marque la
conversion du commentateur en deleuzien.
85 ID, p. 28.
L’HISTOIRE DE
LA PHILOSOPHIE
1 D, p. 14-15.
pourquoi de nouveaux mots sont nécessaires, elle doit aussi pouvoir signaler
ceux qu’ils viennent remplacer, voire sous quelles conditions il aurait été
possible de les conserver.
2 PP, p. 14.
3 D, p. 18.
4 D, p. 19.
5 D, p. 19-20.
On ne fait rien de positif, mais rien non plus dans le domaine de la critique
ni de l’histoire, quand on se contente d’agiter de vieux concepts tout faits
comme des squelettes destinés à intimider toute création, sans voir que les
anciens philosophes auxquels on les emprunte faisant déjà ce qu’on voudrait
empêcher les modernes de faire!: ils créaient leurs concepts, et ne se conten-
taient pas de nettoyer, de racler des os, comme le critique ou l’historien de
notre époque%6.
6 QPh, p. 80-81.
7 D, p. 19.
8 D, p. 20.
DIFFÉRENCE ET RÉPÉTITION
L’ART DU PORTRAIT
L’histoire de la philosophie n’est pas une discipline particulièrement réflexive.
C’est plutôt comme l’art du portrait en peinture. […] Il faut faire ressemblant,
mais par des moyens qui ne sont pas semblables, par des moyens différents!: la
ressemblance doit être produite, et non moyen de reproduire (on se conten-
terait de redire ce que le philosophe a dit)%11.
9 Il faut rappeler ici que Guattari identifie l’écologie du virtuel à une révolution des mentalités
sans pour autant identifier le spirituel à l’irréel et le mental au subjectif (Chaosmose, op. cit.,
p. 166-167).
10 D, p. 19.
11 PP, p. 185-186. Voir aussi QPh, p. 55.
12 Bergson, H., La pensée et le mouvant, op. cit., p. 253. Voir à ce sujet le commentaire de
Philippe Soulez, Bergson, Paris, PUF, 2002, p. 30.
13 PP, p. 186. Voir aussi p. 139.
14 D, p. 8.
que le portrait!? Peut-être que la deuxième image utilisée par Deleuze pour
rendre compte de la méthode historiographique offrira des informations
supplémentaires.
LE COLLAGE PHILOSOPHIQUE
Il nous semble que l’histoire de la philosophie doit jouer un rôle assez
analogue à celui d’un collage dans une peinture. L’histoire de la philosophie,
c’est la reproduction de la philosophie même. Il faudrait que le compte rendu
en histoire de la philosophie agisse comme un véritable double, et comporte
la modification maxima propre au double%15.
Le sens de la figure du collage est tout d’abord le même que celui du portrait!:
il s’agit de retrouver une création au sein d’une reproduction. C’est ce qu’est
un collage!: la composition d’une œuvre nouvelle à partir d’anciens morceaux
empruntés d’ailleurs. Avec l’histoire de la philosophie, on procéderait de la
même façon. Elle serait le lieu où chercher les morceaux qui, mis ensemble,
permettraient la composition d’une œuvre originale. C’est ainsi que Deleuze
croit avoir procédé dans Différence et répétition, en ajustant la méthode à la
thèse du livre!: « Nous avons dû parfois intégrer les notes historiques dans
notre texte même, pour approcher de cette double existence%16 ». Effecti-
vement, le développement est scandé par des commentaires qui dépassent
la glose, des lectures qui débordent l’interprétation, et qui font pleinement
partie de la genèse des développements.
18 Borges, J. L., Ficciones, dans Obras completas, t. I, Barcelone, Emecé, 1989-1996, p. 448. C’est
nous qui traduisons.
19 AO, p. 140.
THÉÂTRE DE LA PHILOSOPHIE
À partir du moment où l’unité de l’artiste se compose d’une pluralité de
modèles, dans quelle mesure est-il légitime de parler de « modèles » et
d’une identité de l’artiste!? Dans quelle mesure une œuvre qui se compose
comme un collage est-elle une œuvre « propre »!? Dans quel sens la méthode
historiographique a-t-elle recours à des éléments « purs »!? La troisième
figure méthodologique est censée apporter les dernières précisions quant
aux pôles du triangle récemment présenté.
Elle [une nouvelle pensée] est là, dans les textes de Deleuze, bondissante,
dansante devant nous […] – tous des visages que nous ne connaissons pas, des
masques que nous n’avions jamais vus!; différence que rien ne laissait prévoir
et qui pourtant fait revenir comme masques de ses masques Platon, Duns
Scot, Spinoza, Leibniz, Kant, tous les philosophes. La philosophie non comme
pensée, mais comme théâtre […]%23.
20 ID, p. 176-177.
21 ID, p. 199.
22 Ibid.
23 Foucault, M., « Theatrum philosophicum », dans Dits et Écrits I, op. cit., p. 966-967.
sation est déjà connexion, la composante est déjà le produit d’une jonction
précédente. Le travail concret consiste ainsi en des tours de méthode, où
le simple se révèle toujours déjà complexe, où la confection s’identifie à
une prolifération. Mais si l’élément de départ dans cette méthode est un
personnage, si les philosophes de la tradition sont déjà la création d’un
théâtre philosophique, est-il légitime de continuer à parler d’histoire de
la philosophie!? Quand nous pensons à l’histoire, nous acceptons implici-
tement certaines clauses telles que la fidélité aux faits, l’impartialité de
l’observateur, l’objectivité de son regard. Si l’histoire de la philosophie
devient méthode de création, devenir au lieu d’histoire, le sens de toutes
ces figures esthétiques ne consiste-t-il pas justement en un abandon de
l’idée d’histoire!? Voici le cœur du problème!: l’histoire de la philosophie
nous conduirait vers son propre abandon. Peut-on dire que la méthode
deleuzienne entretient donc un vrai rapport avec la tradition!? Est-ce que la
création pousse vraiment ses racines dans le passé!?
FIDÉLITÉ ET EFFICACITÉ
FALSIFICATION ET FICTIONNALISATION
Selon Guy Lardreau, il y a trois façons de faire l’histoire de la philosophie. La
première est le cas d’une discipline positive dont l’idéal est la présentation
objective des systèmes actuels. Qu’est-ce que cette objectivité!? Elle pose
deux exigences!: 1) l’histoire n’est valide que si elle est capable de rendre
compte de la matérialité de tous les énoncés du système!; 2) l’historien,
désintéressé, ne cherche ni à évaluer la vérité du système ni à promouvoir
une thèse. Le deuxième cas, c’est celui de l’intervention. L’historien prend
parti, choisit un système en fonction de thèses qui précédent son étude, il
privilégie une pensée parce qu’elle serait, par exemple, celle qui porte à leur
puissance maximale les idées auxquelles l’historien accorde créance. Alors
que la première exigence est maintenue, c’est évidement la deuxième qui
tombe. Le troisième cas fait tomber les deux. L’historien fait semblant de
poursuivre l’examen des philosophies antérieures, mais en réalité il propose
un système propre, il fait passer sa pensée dans l’exposition des systèmes
étrangers. Lardreau comprend cette troisième modalité comme un
« exercice différé de la philosophie%25 » et l’attribue à Deleuze. Or la spécificité
LE STATUT DE L’OBJECTIVITÉ
Comment comprendre une histoire objective de la philosophie dans le cadre
d’un perspectivisme!? Le terme falsification employé par Cassin et Lardreau
a été sélectionné avec précaution!: après Nietzsche et la philosophie, chez
Deleuze, il fonctionne comme critère de vérité. Si la méthode interprétative
substitue la question qui#? à la question que#?, c’est pour montrer qu’un
sens prétendument objectif renvoie en réalité à un intérêt particulier. La
métaphilosophie deleuzienne reprendra l’idée dans le cadre de la théorie
du concept aussi bien que dans la théorie de la création. D’une part, chaque
philosophie constituera sa propre expérience. D’autre part, à chaque
philosophie correspondra une histoire de la philosophie reconstruite selon
ses propres intérêts. Tel était le cas pour cette histoire de la philosophie
intrinsèque et relative à l’œuvre de Deleuze, construite selon les critères de
l’immanence ou de l’univocité. Du point de vue du présent problème, cela
présente deux conséquences importantes. D’un côté, la falsification se révèle
comme la seule histoire de la philosophie possible pour une telle conception
de la philosophie. Comment se rapporter à la tradition philosophique si ce
n’est à partir d’une philosophie!? Comment s’adresser au passé sans en même
temps constituer le fait historique!? Or qu’est-ce que cela veut dire que la
falsification soit la seule histoire de la philosophie possible!? Certainement
pas qu’une histoire objective est possible et qu’on la rejette. Cela veut dire
que même une histoire objective de la philosophie doit être conçue comme
une falsification, c’est-à-dire comme orientée selon des intérêts déterminés.
Qu’est-ce que l’objectivité sinon l’accord collectif d’une communauté
d’interprètes!? En même temps, comment une communauté naît-elle si ce
n’est par l’accord collectif autour de certains critères, tels que l’immanence
ou l’univocité pour une communauté d’historiens deleuziens!?
26 Ibid., p. 62.
27 Ibid., p. 63.
Cet art des greffes, du collage ou de la mise en scène transforme les auteurs
classiques en outils conceptuels sans pour autant les trahir!: il ne se pose plus le
problème de la fidélité mais celui de la fécondité et de l’efficacité. […] Ni historien,
ni biologiste, ni sage-femme ou faussaire, mais ancien portraitiste passé aux
collages cubistes, chirurgien impeccable devenu docteur Frankenstein%28.
28 Bénatouil, T., « L’histoire de la philosophie!: de l’art du portrait aux collages », dans Magazine
littéraire, no 406, février 2002, p. 37.
29 « Je m’imaginais arriver dans le dos d’un auteur, et lui faire un enfant, qui serait le sien et
qui serait pourtant monstrueux. Que ce soit bien le sien, c’est très important, parce qu’il fallait
que l’auteur dise effectivement tout ce que je lui faisais dire. Mais que l’enfant soit monstrueux,
c’était nécessaire aussi, parce qu’il fallait passer par toutes sortes de décentrements,
glissements, cassements, émissions secrètes qui m’ont fait bien plaisir » (PP, p. 15).
de nouveaux concepts, ils les exposent, mais ils ne disent pas, ou pas complè-
tement les problèmes auxquels ils répondent. […] L’histoire de la philosophie
doit, non pas redire ce que dit un philosophe, mais dire ce qu’il sous-entendait
nécessairement, ce qu’il ne disait pas et qui est pourtant présent dans ce
qu’il dit%30. » Ici, on n’échappe pas à la répétition par la création d’une œuvre
propre, comme c’était le cas auparavant, au moment de comprendre les
images du théâtre, du collage et du portrait. Il s’agit maintenant d’expliciter
ce qui, dans un auteur, se trouve implicite. La mission de l’historien est
dans ce sens de déterrer des présupposés, de reconstruire des contextes, de
restituer des interlocuteurs. Deleuze s’exprime avec plus de précision dans
un cours de 1981!:
Spinoza ne le dit jamais, parce qu’il n’a pas besoin de le dire, mais nous,
lecteurs on est bien forcés de constater une curieuse harmonie, entre
quoi et quoi!? Entre ces trois dimensions de l’individualité et […] les trois
genres de connaissance. […] J’insiste pour ça, parce que je voudrais aussi
que vous en tiriez des règles pour la lecture de tout philosophe. Il ne va pas
dire!: « remarquez ». Ce n’est pas à lui d’expliquer. Encore une fois, j’insiste
beaucoup!: on ne peut pas faire deux choses à la fois. On ne peut pas à la fois
dire quelque chose et expliquer ce qu’on dit. […] Ce n’est pas Spinoza qui a à
expliquer ce que dit Spinoza!; Spinoza, il a à faire mieux, il a à dire quelque
chose. […] Mais nous, dans notre tâche modeste, c’est bien à nous de le dire%31.
30 PP, p. 186.
31 Cours à l’université de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis du 17 mars 1981, archives sonores BnF.
Quand on se trouve devant une œuvre d’un tel génie, il ne peut pas être
question de dire qu’on n’est pas d’accord. Il faut d’abord savoir admirer!; il
faut retrouver les problèmes qu’il pose, sa machinerie à lui. C’est à force
d’admiration qu’on retrouve la vraie critique. […] Il faut remonter jusqu’aux
problèmes que pose un auteur de génie, jusqu’à ce qu’il ne dit pas dans ce
qu’il dit, pour en tirer quelque chose qu’on lui doit toujours, quitte à se
32 ABC, lettre H, 42!:50. Voir aussi PP, p. 186!: « Les philosophes apportent de nouveaux
concepts, […] mais ils ne disent pas […] les problèmes auxquels ils répondent. »
33 QPh, p. 80-81.
34 Heidegger, M., Lettre sur l’humanisme, Paris, Montaigne, 1957.
retourner contre lui en même temps. Il faut être inspiré, visité par les génies
qu’on dénonce%35.
La déclaration est d’autant plus précieuse que, dans une lettre, Deleuze
confesse que le commentaire de Kant est bien un livre sur un « ennemi%36 ».
Elle remplit rigoureusement la deuxième exigence de Lardreau!: l’historien,
désintéressé, ne cherche ni à évaluer la vérité du système, ni à promouvoir
une thèse.
Il y a finalement une troisième indication – peut-être la plus éloquente
parce qu’elle semble prendre à contre-courant toute la théorie de l’histoire
de la philosophie précédemment présentée.
Je n’aime pas les gens qui disent d’une œuvre!: « Jusque là ça va, mais ensuite,
c’est mauvais, quoique ça redevienne intéressant plus tard… » Il faut prendre
l’œuvre tout entière, la suivre et non la juger, en saisir les bifurcations, les
piétinements, les avancements, les trouées, l’accepter, la recevoir tout entière.
Sinon, on ne comprend rien%37.
35 ID, p. 192.
36 PP, p. 14.
37 PP, p. 118.
38 AO, p. 140.
Si on se souvient que c’est dans cet ouvrage que Deleuze met en œuvre pour
la première fois sa conception de l’histoire comme collage (nous trouvons
sa définition dans l’autre bout de l’œuvre, dans la préface%40), cette indication
révèle à quel point Deleuze est conscient des passages qu’il opère entre les
deux histoires.
39 DR, p. 390.
40 DR, p. 4.
41 PP, p. 185-188.
42 D, p. 21.
43 D, p. 22-23. Voir aussi ABC, lettre H, 31!:40.
CONCLUSION
Qu’est-ce que créer des concepts!? Est-ce que cela signifie tout simplement
rompre avec une tradition!? Cela entraînerait une atomisation de l’histoire
de la philosophie puisque chaque système se refermerait sur lui-même.
D’un point de vue strictement méthodologique, c’est-à-dire formel, nous
sommes obligés de rejeter une telle conception de la création!; elle se définit
plutôt comme un assemblage dont les règles sont la singularisation et la
connexion. D’un point de vue historiographique, nous pouvons maintenant
confirmer cette conclusion. Au découpage et au recoupement des concepts
correspond un collage des philosophies de la tradition. L’histoire de la
philosophie apporte ainsi une précision méthodologique quant au problème
de la création!: le matériel auquel a recours le philosophe pour élaborer son
système, c’est, certes pas de manière exclusive, puisqu’il peut s’adresser à
l’art, aux sciences, mais peut-être de façon prépondérante, l’histoire de
sa discipline.
Or à partir du moment où il découpe et recoupe cette histoire, du moment
qu’il la considère comme un matériau, donc comme un moyen, peut-on
admettre que son activité relève de l’histoire proprement dite!? L’historien,
à un certain point, n’est-il pas déterminé par un profond respect qui le fait
traiter le passé comme une fin en soi!? Après avoir rappelé que l’objectivité et
l’impartialité sont aussi une forme d’appropriation de l’histoire, nous avons
montré comment, même en abandonnant les présupposés du perspec-
tivisme et en adoptant ceux d’une historiographie classique, l’histoire
deleuzienne de la philosophie, loin de récuser les valeurs traditionnelles,
les implique. C’est qu’il n’est pas possible de nouer deux concepts sans
admettre, à un moment de la méthode, peut-être antérieur à ces concepts,
peut-être relatif aux composantes de ces concepts, peut-être antérieur à
toute expression, la saisie de ces concepts ou de leurs composantes dans
leur « état de nature ». C’est ainsi que l’histoire conserve son nom, qu’il
est bien légitime d’affirmer que la conception de la philosophie de Deleuze
implique une histoire de la philosophie, et c’est ainsi que la possibilité des
redéfinitions et des reformulations se justifie!: parce que l’histoire de la
philosophie montre que la création pose en même temps une rupture et une
continuité avec la tradition.
Peut-être qu’à chaque histoire constituante de la philosophie
correspond une histoire constituée. Peut-être qu’à la conception de
l’histoire de la philosophie comme collage ou théâtre correspond cette
histoire intrinsèque et relative à la philosophie deleuzienne, celle qui, selon
le critère de l’immanence ou l’univocité, détermine deux lignées, celle des
précurseurs et celle des ennemis. Peut-être que l’historiographie classique
nous rapproche de cette histoire prétendument absolue que permet
seulement de poser la succession sans ordre ni loi des systèmes dont chacun
reconstruit à sa façon l’histoire de la philosophie. Il serait bien cohérent que
Deleuze forge une méthode historiographique destinée à la construction
de sa propre histoire. En fait, la cohérence déborde l’histoire construite
et l’histoire constructrice. Elle concerne les aspects formel et matériel de
la méthode, et la théorie de la création comme un tout avec la théorie des
éléments. Le concept comme multiplicité et le système comme agencement
sont ce qui se construit par découpage et recoupement. Et enfin, c’est toute
une ontologie dont les principes sont la connexion et l’hétérogénéité, ce
qui est présupposé par la théorie des éléments et la théorie de la création.
Il faut donc bien admettre que même au moment où la métaphilosophie
deleuzienne est le plus proche de retrouver une unité de la tradition, d’un
point de vue performatif, du point de vue de ce qu’elle fait et non de ce qu’elle
dit, elle se sépare de cette tradition en la fragmentant à nouveau. L’histoire
de la philosophie est effectivement le moment de la théorie de la création où
on comprend le mieux la nature de la nouvelle unité!: chaque philosophie se
rapporte à son passé parce qu’elle implique l’appropriation de l’histoire de la
discipline. Or si cela est bien valable pour toute philosophie, pouvons-nous
concevoir cette appropriation – le terme est peut-être déjà abusif – comme
un collage ou théâtre!? Selon toutes les équivalences que l’on vient de tracer,
il est clair que cela ne s’applique qu’à la philosophie deleuzienne. C’est en fait
la marque de son originalité. Qui d’autre a conçu l’histoire de la philosophie
comme un théâtre!? Nietzsche!? Plutôt le Nietzsche de Deleuze. Le point
où la métaphilosophie devient originale, c’est-à-dire une vraie création
de concepts, le point où elle fait ce qu’elle dit, c’est le point où elle doit
LE DISCOURS
PHILOSOPHIQUE
1 Borges, J.!L., Ficciones, dans Obras completas, t. I, op. cit., p. 436!; Borges, J.!L. et Ferrari, O.,
Diálogos, Barcelone, Seix Barral, 1992, p. 206.
2 DR, p. 3.
3 MP, p. 95.
4 Ibid.
5 « Les thèses célèbres d’Austin montrent bien qu’il n’y a pas seulement, entre l’action et la
parole, des rapports extrinsèques divers tels qu’un énoncé peut décrire une action sur un mode
indicatif, ou bien la provoquer sur un mode impératif, etc. Il y a aussi des rapports intrinsèques
entre la parole et certaines actions qu’on accomplit en les disant (le performatif!: je jure en
disant “je le jure”), et plus généralement entre la parole et certaines actions qu’on accomplit en
parlant (l’illocutoire!: j’interroge en disant “est-ce que…!?”, je promets en disant “je t’aime...”, je
commande en employant l’impératif..., etc.) » (MP, p. 98.).
6 MP, p. 102.
7 Austin, J.!L., Quand dire, c’est faire, Deuxième conférence, Paris, Seuil, 1991.
comme celle de Gorgias où les mots sont considérés comme des particules
qui, pénétrant les corps, les persuadent, à la façon d’une drogue, des plus
dédaignables entreprises%8. Il s’agit bien de transformations incorporelles.
Or qu’est-ce qu’une transformation qui, tout en se disant des corps, n’est pas
elle-même corporelle, une organisation qui ne doit pas se confondre avec une
production!? La théorie des éléments l’a établi par rapport au concept!: une
constitution. Le langage n’informe, ni ne communique l’expérience, mais
la constitue. Et de même que le concept, il ne constitue que sa dimension
virtuelle!: « Quand le couteau entre dans la chair, quand l’aliment ou le poison
se répand dans le corps, quand la goutte de vin est versée dans l’eau, il y a
mélange de corps#; mais les énoncés “le couteau coupe la chair”, “je mange”,
“l’eau rougit”, expriment des transformations incorporelles d’une tout autre
nature (événements)%9. » En même temps que nous comprenons la spécificité
de la pragmatique de Deleuze et Guattari par rapport à celle d’Austin, nous
découvrons donc l’identité entre le concept et le mot. De même que le concept,
le mot semble détenir la capacité de constituer la dimension virtuelle du réel.
Dans le cadre de la philosophie du langage, Deleuze et Guattari appelleront
cette constitution une intervention#: « En exprimant l’attribut non corporel,
et du même coup en l’attribuant au corps, on ne représente pas, on ne réfère
pas, on intervient en quelque sorte, et c’est un acte de langage%10. » C’est sans
doute pour insister sur la réalité de l’esprit et sur la force du langage. Mais à la
limite, si on substitue un mot d’ordre à l’énoncé comme unité élémentaire du
langage, c’est parce que le commandement n’est qu’un cas d’une fonction plus
large, celle qui consiste à ordonner le réel. D’où l’identité avec le concept!:
donner de la consistance au virtuel, cela ne consisterait-il pas à chercher un
peu d’ordre pour nous protéger du chaos%11!? La philosophie manifeste ainsi
une nature linguistique qui suggère déjà qu’à une variation conceptuelle
correspondra inévitablement une variation discursive.
8 Gorgias, Éloge d’Hélène, dans Dumont, J.-P., Les écoles présocratiques, Paris, Gallimard, 1991,
p. 711-713.
9 MP, p. 109.
10 MP, p. 110.
11 QPh, p. 189.
12 MP, p. 109.
13 MP, p. 115.
14 MP, p. 116.
15 Ibid.
16 Saussure, F. de, Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1922, p. 25.
Le modèle scientifique par lequel la langue devient objet d’étude ne fait qu’un
avec un modèle politique par lequel la langue est pour son compte homogé-
néisée, centralisée, standardisée, langue de pouvoir, majeure ou dominante.
Le linguiste a beau se réclamer de la science, rien d’autre que la science pure,
ce ne serait pas la première fois que l’ordre de la science viendrait garantir les
exigences d’un autre ordre%19.
17 MP, p. 119.
18 MP, p. 127.
19 Ibid.
20 MP, p. 133.
21 MP, p. 130.
22 MP, p. 131.
Nous citons une fois de plus Kafka, Beckett, Gherasim Luca, Jean-Luc
Godard... On remarque qu’ils sont plus ou moins dans la situation d’un
bilinguisme!: Kafka Juif tchèque écrivant en allemand, Beckett Irlandais
écrivant à la fois en anglais et en français, Luca d’origine roumaine, Godard
et sa volonté d’être suisse. Mais ce n’est qu’une occurrence, une occasion, et
l’occasion peut être trouvée ailleurs. […] Quand on fait subir aux éléments
linguistiques un traitement de variation continue, quand on introduit dans
le langage une pragmatique interne, on est forcément amenés à traiter de
la même façon des éléments non linguistiques, gestes, instruments, comme
si les deux aspects de la pragmatique se rejoignaient, sur la même ligne de
variation, dans le même continuum%23.
23 MP, p. 123-124.
forme pas un signe possible. Chaque niveau possède des règles précises et
l’ensemble des règles est ce que l’on appelle la structure. Certes, Deleuze et
Guattari ont raison de signaler que les combinaisons possibles débordent
les combinaisons réelles et qu’en ce sens, toute langue compte avec
des possibilités inexploitées. Mais à cause de ce décalage, Hjelmslev va
distinguer le concept d’usage de celui de structure%31. L’exploitation de
nouvelles possibilités – qui s’étend jusqu’à l’invention de mots%32 et qui inclut
les procédés littéraires examinés par Deleuze et Guattari – correspond à une
différence d’usage et non de structure. « C’est donc la structure de la langue
et elle seule qui conditionne l’identité et la constance d’une langue. […]
Sans ce critère on devrait seulement constater que la langue se modifie sans
cesse, et qu’au réveil nous trouvons une langue autre que celle de la veille%33. »
Quand donc Deleuze et Guattari affirment que « dans une même journée,
un individu passe constamment d’une langue à autre%34 », parlant successi-
vement comme un père, un patron et un amant, ils sont clairement en train
d’abandonner le critère de Hjelmslev pour des raisons qui tiennent à leur
ontologie. En considérant la variation d’usage comme variation structurelle,
ils parviennent à mettre en jeu l’identité de la langue et à affirmer que ce qui
se crée, au sein d’une langue, c’est une langue autre.
31 Ibid., p. 61.
32 Ibid., p. 63.
33 Ibid., p. 61-62.
34 MP, p. 119.
35 MP, p. 123.
40 Todorov, T., « Une Complication de texte!: les Illuminations », dans Poétique. Revue de théorie
et d’analyses littéraires, Paris, Seuil, no!34, avril 1978, p. 253.
41 Ibid., p. 244-249.
42 Ibid., p. 247.
43 PSM, p. 13.
44 CC, p. 14.
45 « Le philosophe peut n’être pas musicien, mais il est généralement écrivain » (Bergson, H.,
Les deux sources de la morale et de la religion, op. cit., p. 268).
46 « Je ne sais pas […] si je me considère comme un écrivain en philosophie!; je sais que tout
grand philosophe est un grand écrivain » (ABC, lettre L, 2!:04!:20).
47 QPh, p. 13.
50 PP, p. 223. Voir aussi p. 192!: « Le style en philosophie, c’est le mouvement du concept. »
51 « C’est curieux comme on dit parfois que les philosophes n’ont pas de style, ou qu’ils
écrivent mal. Ce doit être parce qu’on ne les lit pas. Pour en rester à la France, Descartes,
Malebranche, Maine de Biran, Bergson, même Auguste Comte avec son côté Balzac, sont des
stylistes. Or, Foucault s’inscrit aussi dans cette lignée, c’est un grand styliste. […] Sa syntaxe
recueille les miroitements, les scintillements du visible, mais aussi se tord comme une lanière, se
plie et se déplie, ou claque à la mesure des énoncés. Puis ce style, dans les derniers livres, tendra
vers une sorte d’apaisement, cherchant une ligne de plus en plus sobre, de plus en plus pure… »
(PP, p. 138.) Par rapport à Kafka, voir K, p. 127!; et par rapport à sa propre écriture, QPh, p. 7.
Une chose très choquante dans les livres de psychiatrie ou même de psycha-
nalyse, c’est la dualité qui les traverse, entre ce que dit un malade supposé
et ce que dit le soignant sur le malade. Entre le « cas » et le commentaire ou
l’analyse du cas. […] Cela permet tous les écrasements de ce que dit le malade
[…]. Nous, on n’a pas prétendu faire un livre de fou, mais faire un livre où
l’on ne savait plus, où il n’y avait plus lieu de savoir qui parlait au juste, un
soignant, un soigné, un malade présent, passé ou à venir%55.
Voilà comment c’est un fait discursif, l’écriture à deux, qui achève la nouvelle
relation entre critique et clinique, qui conserve la fonction diagnosticienne
de la philosophie, en faisant sauter en même temps l’identification de
l’auteur avec le malade.
Les considérations de Deleuze sur le discours philosophique supposent
bien sa philosophie de la littérature. L’un et l’autre auront les mêmes
fonctions. Or ceci, loin de nous orienter dans la direction d’un esthétisme,
nous permet de lui échapper, parce que ces fonctions sont épistémiques
et politiques!: constituer l’expérience, arracher la langue à l’opération de
normalisation de la linguistique, conférer au langage une force perfor-
52 ID, p. 355.
53 PP, p. 36. Voir aussi p. 17.
54 QPh, p. 107-108.
55 ID, p. 305.
56 Guattari est aussi très clair sur ce point. Si sa perspective consiste à « faire transiter les
sciences humaines et les sciences sociales des paradigmes scientistes vers des paradigmes
éthico-esthétiques » (Chaosmose, op. cit., p. 24), il souligne!: « Qu’il soit cependant clair que nous
ne préconisons ici, en aucune façon, une esthétisation du Socius, car après tout, la promotion
d’un nouveau paradigme esthétique est appelée à bouleverser tout autant les formes d’art
actuelles que celles de la vie sociale!! » (Ibid., p. 185).
57 F, p. 128.
S’il fallait définir la philosophie par un mot, on dirait que la philosophie c’est
l’art du « en tant que ». […] Pourquoi!? […] Le « en tant que » renvoie à des
distinctions dans le concept qui ne sont pas perceptibles dans les choses
mêmes. Quand vous opérez par distinctions dans le concept et par le concept,
vous pouvez dire!: « la chose en tant que, c’est-à-dire l’aspect conceptuel de
la chose »%58.
LE NOM DU CONCEPT
Quand on a affaire non à tout concept, mais à tel concept, on se trouve face
au problème de sa nomination. De quelles options disposons-nous quand
nous construisons une langue philosophique dans la langue!? « D’abord les
concepts sont et restent signés, substance d’Aristote, cogito de Descartes,
monade de Leibniz […]. Mais aussi certains réclament un mot extraor-
dinaire, parfois barbare ou choquant, qui doit les désigner, tandis que
d’autres se contentent d’un mot courant très ordinaire […]. Certains
sollicitent des archaïsmes, d’autres des néologismes […]%60. » Barbarismes,
néologismes, archaïsmes sont quelques stratégies de nomination concep-
tuelle. Parmi ces stratégies, il y en a une qui capture l’attention de Deleuze!:
c’est l’étymologie. Il ne développera l’analyse que deux ans plus tard,
appliquée au cas du discours heideggérien!: « Heidegger […] fait travailler un
vieux grec ou un vieil allemand dans l’allemand actuel, mais pour obtenir
un nouvel allemand%61. » Encore une fois, le bilinguisme idiomatique n’est
que l’occasion de la création, une contingence. Du point de vue méthodo-
logique, la langue de départ est l’allemand traditionnel ou standardisé, la
langue d’arrivée, le discours heideggérien. C’est pourquoi Deleuze substitue
à l’approche scientifique une approche poétique.
La nouvelle nous est parvenue que pas une étymologie de Heidegger, pas
même Léthé ou Aléthès, n’était exacte. Mais le problème est-il bien posé!? Tout
critère scientifique d’étymologie n’a-t-il pas d’avance été répudié, au profit
d’une pure et simple Poésie!? On croit bon de dire qu’il n’y a là que des jeux
de mots. Ne serait-il pas contradictoire d’attendre une quelconque correction
linguistique d’un projet qui se propose explicitement de dépasser l’étant
scientifique et technique vers l’étant poétique!? Il ne s’agit pas d’étymologie à
proprement parler, mais d’opérer des agglutinations dans l’autre-langue pour
obtenir des surgissements dans la-langue%62.
60 QPh, p. 13.
61 CC, p. 122.
62 CC, p. 123.
65 Granger, G.-G., Philosophie, langage, science, Paris, EDP Sciences, 2003, p. 95. Deleuze et
Guattari reprennent ses analyses dans QPh, p. 36, 121 et 136.
66 Granger, G.-G., Philosophie, langage, science, op. cit., p. 95.
67 Ibid., p. 98.
68 Granger, G.-G., Essai d’une philosophie du style, Paris, Odile Jacob, 1988, p. 5.
69 Ibid., p. 8.
cette caractérologie n’aura rien à voir avec l’explicitation des types psycho-
logiques ou des traits de caractère correspondant aux créateurs. L’élégance
d’une démonstration ou la délicatesse d’un coup de pinceau n’ont rien à voir
avec l’éventuelle finesse de leurs auteurs. D’autre part, Granger ne s’arrête
à aucune discipline en particulier, mais prétend concevoir une stylistique
générale, c’est-à-dire applicable à toutes les disciplines, même si nous
avons l’impression que quelques-unes semblent mettre entre parenthèses
le facteur individuel dans le processus du travail. De ce point de vue, même
les discours scientifiques seraient irréductibles dans leur totalité à un
système symbolique formel. De toute façon, ce qui importe à notre propos,
c’est que dans la mesure où chaque philosophe établit une organisation et
une combinaison particulières entre ses concepts, c’est-à-dire une logique,
les discours philosophiques sont irréductibles à un système unique. C’est ce
qui oblige Granger à conclure qu’il n’y a pas de langage philosophique, mais
un usage philosophique de la langue%70. Bien évidemment, c’est cet usage
qui varie à chaque cas, et si Granger en énumère plusieurs (la description
de faits de conscience, la description d’essences, de règles et la constitution
d’un système de signes)%71, nous pouvons reconnaître celui de Deleuze dans
le deuxième, puisque les essences sont définies par Granger comme les
conditions de l’expérience. L’assimilation du concept au mot n’implique
pas donc la formalisation de la philosophie. Bien au contraire, elle suppose
qu’une langue équivaut à une conception de la réalité, et implique donc
que l’activité philosophique va de pair avec la création d’une langue dans la
langue à chaque fois différente.
L’INSTANCE ÉNONCIATIVE
Les concepts sont et restent signés, disait Deleuze, comme si le concept
était le feuillet d’un volume et son nom, le chiffre qui ensuite sert à le
désigner. Une fois révoquée cette idée d’une antériorité du concept par
rapport au nom, on peut interroger maintenant l’autre sens de cette
signature. Qui signe les concepts!? Et qu’est-ce que signer lorsqu’on
établit une identité entre le concept et le nom!? Quelle est l’instance
énonciative en philosophie!? La théorie des éléments a déjà montré que la
critique de la subjectivité comme origine de l’expérience implique, dans
le domaine esthétique en général et métaphilosophique en particulier,
72 QPh, p. 63.
73 QPh, p. 122.
74 D, p. 61.
75 « Une santé fragile favorise l’écoute » (ABC, lettre M, 2!:16!:25). Voir aussi N, p. 9-10, 15!; LS,
p. 152-158, 323!; AO, p. 30!; D, p. 22!; C2, p. 271!; CC, p. 14.
ANALYSE DE CAS":
LES GENRES LITTÉRAIRES CHEZ NIETZSCHE ET SPINOZA
La théorie du discours philosophique se consacre à certaines figures
générales, comme l’expression « en tant que », la relation du mot au concept
76 On dit bien “qu’on attribue normalement” parce que la différence entre les énonciations
philosophique, scientifique et artistique, selon Deleuze, ne joue pas ici, car elles sont toutes
les trois aussi singulières (du point de vue de leur originalité) qu’objectives (du point de vue de
leur statut).
77 QPh, p. 62.
Jamais un jeu d’images n’a remplacé pour Nietzsche un jeu plus profond,
celui des concepts et de la pensée philosophique. Le poème et l’aphorisme
sont les deux expressions imagées de Nietzsche!; mais ces expressions sont
dans un rapport déterminable avec la philosophie. Un aphorisme envisagé
formellement se présente comme un fragment#; il est la forme de la pensée
pluraliste!; et dans son contenu, il prétend dire et formuler un sens. […]
De même le poème est l’évaluation et l’art d’évaluer!: il dit les valeurs%80.
78 Voir C1, p. 163-164 et F, p. 122 pour le rapport de cet intérêt aux œuvres de Kierkegaard et
Foucault respectivement.
79 N, p. 17.
80 NPh, p. 35-36.
La théorie deleuzienne des deux Éthiques est célèbre. Elle est présentée
comme appendice de la thèse de 1968%84 et récapitulée dans le livre de 1981%85.
Mais dans le chapitre de Critique et clinique (1993) consacré à Spinoza – et
l’inclusion de philosophes dans le livre « sur la littérature en général » est
déjà très éloquent –, la théorie est révisée et devient la théorie des trois
Éthiques%86. Ce n’est pas une question simplement numérique!: maintenant,
à chaque genre littéraire, c’est-à-dire à chaque tonalité, à chaque registre, à
chaque style, va correspondre un genre de connaissance. On s’est demandé
à quel genre de connaissance correspondait l’écriture du livre lui-même, et
on a souvent affirmé que cette écriture comme une activité correspondait
au troisième genre. Mais cette question et sa solution respective, dans la
81 ID, p. 355-362.
82 MP, p. 329.
83 PP, p. 95.
84 SPE, p. 313.
85 SPhP, p. 42-43.
86 CC, p. 172-187.
LE DISCOURS DELEUZIEN
L’examen des discours nietzschéen et spinoziste dévoile comment Deleuze
considère non seulement la forme du discours à partir d’une création
conceptuelle qui la motive, mais aussi comment il utilise le discours comme
un instrument parmi d’autres pour montrer les innovations conceptuelles.
Or il n’y a pas de meilleure façon d’illustrer cette thèse qu’en analysant
en détail la prose proprement deleuzienne. Certains cas concerneront
les problèmes généraux que Deleuze lui-même signale, et que la théorie
générale du discours philosophique a présentés (nomination du concept
et instance énonciative). D’autres renverront à des problèmes intrin-
sèques à la philosophie de Deleuze. Encore une fois, on remarquera qu’une
87 QPh, p. 13.
88 ABC, lettre A, 13!:50.
89 ABC, lettre I, 1!:14!:40.
90 DR, p. 190.
L’instance énonciative
Ce deuxième problème est un peu plus épineux, et se présente de différentes
façons selon les ensembles d’ouvrages que l’on considère. À propos de
l’œuvre « en nom propre », il faut tout d’abord rappeler qu’une bonne partie
est écrite en collaboration. Mais ce n’est plus une donnée contextuelle
quand Deleuze l’utilise pour s’attaquer à la notion d’auteur. « Travailler à
deux, beaucoup de gens l’ont fait […]. Mais il n’y a pas de règle, de formule
générale. […] Nous n’étions que deux, mais ce qui comptait pour nous, c’était
moins de travailler ensemble, que ce fait étrange de travailler entre les deux.
On cessait d’être auteur. […] On ne travaille pas ensemble, on travaille entre
les deux%95. » Quel est le sens de la distinction!? Tout d’abord, elle renvoie au
procédé d’écriture des livres en question. Malgré quelques réunions, L’anti-
Œdipe, par exemple, fut rédigé par Deleuze à partir de la correspondance
91 Badiou, A., « De la vie comme nom de l’être », dans Gilles Deleuze. Immanence et vie, op. cit.,
p. 29!; Deleuze. « La clameur de l’Être », op. cit., p. 42-47.
92 Badiou, A., « De la vie comme nom de l’être », dans Gilles Deleuze. Immanence et vie, op. cit.,
p. 29.
93 Ibid., p. 29-30.
94 Ibid., p. 30.
95 D, p. 24.
Si je lis par exemple!: « Force parmi les forces, l’homme ne plie pas les forces
qui le composent sans que le dehors ne se plie lui-même, ne creuse un Soi
dans l’homme », s’agit-il vraiment d’un énoncé de Foucault!? Ou déjà d’une
interprétation!? Ou est-ce tout simplement une thèse de Deleuze, puisqu’on
y reconnaît sa lecture de Nietzsche (le jeu de forces actives et réactives
compose typologiquement l’homme), et qu’on y pointe un concept majeur de
son œuvre terminale, celui de pli%97!?
Mais Badiou ne prend pas une phrase de Deleuze où il y aurait des éléments
de Foucault, ou des termes de Foucault chez Deleuze. Il prend une phrase
de Deleuze – lisant Foucault, certes – et il signale des termes qui viennent
de Deleuze lui-même. Dans quel sens y aurait-il donc deux instances
énonciatives!? Ce qu’il faut montrer, au contraire, c’est comment, dans des
phrases de Deleuze, il y a des éléments qui viennent d’ailleurs, en particulier
de l’auteur commenté. En ce sens, dans l’exemple de Badiou, le discours
indirect libre concernerait plutôt la relation entre Deleuze et Nietzsche.
Comment trouver un bon exemple alors!? Il faut écouter les phrases d’autres
auteurs que Deleuze, justement, fait siennes. Il y a un cas aussi notoire que
récurrent!: personne ne sait ce que peut un corps. Nous savons l’importance
que, pour Deleuze, revêt la formule depuis les commentaires sur Spinoza%98.
Or dans Dialogues, on lit!: « Voilà la question!: qu’est-ce que peut un corps!?
Expérimentez, mais il faut beaucoup de prudence pour expérimenter.
Nous vivons dans un monde plutôt désagréable […]%99. » C’est Deleuze qui
parle, mais avec la voix de Spinoza. Ou bien Spinoza, mais par la bouche de
Deleuze. Dans Dialogues, qui est plutôt le monologue d’un agent collectif,
la phrase est devenue non pas propriété de Deleuze, mais patrimoine
universel. La même étude pourrait être poursuivie avec toutes les formules
qu’incorpore Deleuze dans son corpus#: celle de Proust, que nous avons déjà
rencontrée, les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère,
ou une autre aussi brève que simple, Bonjour Théétète, que Deleuze, sans
guillemets ni deux points, utilise pour faire parler l’image dogmatique de
la pensée, aussi bien dans Différence et répétition%100 que dans Qu’est-ce que
97 Badiou, A., Deleuze. « La clameur de l’Être », op. cit., p. 25-26. Pour la citation de Deleuze,
voir F, p. 121.
98 SPE, p. 208!; SPP, p. 28.
99 D, p. 75-76.
100 DR, p. 176 et 181.
Exprimer le virtuel
À maintes reprises, Deleuze prévient son lecteur à propos du sens de son
expression!: il ne faut pas qu’il croie qu’elle est métaphorique. C’est surtout,
mais pas exclusivement, le cas des termes scientifiques!: « En aucun cas
nous faisons d’usage métaphorique, nous ne disons pas!: c’est “comme” des
trous noirs en astronomie […]%102. » Et parfois il ira jusqu’à insister sur le
sens littéral de ces expressions%103, au point qu’on a pu voir dans la tournure
« à la lettre » un trait distinctif du discours deleuzien. Or à quoi tient cette
insistance de Deleuze et qu’est-ce qu’il y a de si important en jeu pour diviser
son exégèse!?
Nous avions déjà rencontré le cas du devenir-animal. « Le devenir-
animal n’a rien de métaphorique », affirme Deleuze%104. Mais nous ne
108 On repère la même stratégie chez Guattari!: « Dans les brumes et les miasmes qui
obscurcissent notre fin de millénaire, la question de la subjectivité revient désormais comme un
leitmotiv. Pas plus que l’air et l’eau elle n’est une donné naturelle » (Chaosmose, op. cit., p. 186).
109 Lardreau, G., « L’histoire de la philosophie comme exercice différé de la philosophie
(Deleuze historien) », dans Gilles Deleuze. Immanence et vie, op. cit., p. 67.
Quand Deleuze emploie des termes empruntés aux sciences pour exprimer
le virtuel, il ne s’agit donc pas seulement d’un discours littéraire – ni
métaphorique ni littéral –, mais aussi d’un discours proprement anexact
– ni exact ni inexact.
Exprimer l’événement
La théorie générale du discours philosophique a montré comment le
nom propre, en philosophie, ne désigne jamais un auteur, mais plutôt une
singularité impersonnelle. En philosophie, le nom propre ne correspond pas
à un homme, mais à un système, à une théorie, à un corpus. Or si les créations
conceptuelles sont identifiables grâce aux noms propres, c’est parce que
précédemment elles sont des événements, « noms propres qui ne sont pas
des personnes mais des événements%116 ». Cependant, l’expression complète
de l’événement ne se réduit pas au nom propre. Comment se compose-t-elle!?
« Article indéfini + nom propre + verbe infinitif constituent en effet le chaînon
d’expression de base%117. » Les articles indéfinis fonctionnent de la même
façon que les noms. « Ils ne manquent de détermination que dans la mesure
où on les applique à une forme elle-même indéterminée, ou à un sujet
déterminable. En revanche, ils ne manquent de rien lorsqu’ils introduisent
des heccéités, des événements dont l’individuation ne passe pas par une
forme et ne se fait pas par un sujet%118. » L’article n’est indéfini que parce
qu’on l’applique à un individu déterminé comme sujet. À partir du moment
où ce qui est individué n’est pas un sujet, mais une singularité ni subjective
ni personnelle, l’indéfinition exprime la détermination qui lui correspond,
une détermination aussi complète et précise que celle de l’article défini mais
qualitativement différente. Enfin, le temps verbal exigé par l’événement est
l’infinitif. Chez Bergson aussi, l’expression de l’esprit obligeait à un travail
très précis sur les verbes. Nous pensons aux célèbres participes présents,
que l’on trouve par exemple dans un titre comme La pensée et le mouvant
et que Bergson souligne dans L’évolution créatrice#: « Pour que notre
conscience coïncidât avec quelque chose de son principe, il faudrait qu’elle
se détachât du tout fait et s’attachât au se faisant%119. » Mais nous pouvons
penser ensuite à la copule, repérée par Jankélévitch!: « La copule est phrase
naissante. Ce n’est pas elle qui s’ajoute au sujet et au prédicat!: ce sont ces
derniers que nous prélevons sur elle […]%120. » Les deux cas montrent que la
116 D, p. 97.
117 MP, p. 322.
118 MP, p. 323.
119 Bergson, H., L’évolution créatrice, op. cit., p. 238.
120 Jankélévitch, V., op. cit., p. 18.
Sans doute le chaînon de base article indéfini + nom propre + verbe infinitif
est-il très loin du catéchisme épicurien et de cette prose diaphane que
Bergson voulait pour la philosophie. Pensons aux exemples de Deleuze!: « UN
HANS DEVENIR CHEVAL », « GUÊPE RENCONTRER ORCHIDÉE%122. »
C’est vraiment un style télégraphique qui est censé exprimer l’événement!:
L’expression de la multiplicité
Il y a un troisième concept dont la création mobilise plusieurs procédés
stylistiques!; c’est la multiplicité. Encore une fois, le but étant le même, la
stratégie deleuzienne semble être l’inverse de la stratégie bergsonienne.
On a vu comment, selon Jankélévitch, c’est la copule qui permet à Bergson
d’introduire cette paradoxale alliance entre continuité et hétérogénéité
qui définit la durée. Or c’est justement ce que Deleuze rejette pour exprimer
son ontologie. Il propose de lui substituer son homonyme en français, la
conjonction de coordination et#: « La philosophie, l’histoire de la philosophie,
est encombrée du problème de l’être, EST. […] Il faut aller plus loin!: faire
que la rencontre avec les relations pénètre et corrompe tout, mine l’être,
le fasse basculer. Substituer le ET au EST%126. » En effet, subordonnant un
terme à l’autre, l’identifiant à l’autre, le subsumant, la copule menacerait la
singularité des parties et donc la nature du tout qu’on essaye de concevoir.
Ce tout se distingue d’une unité synthétique aussi bien que d’une totalité
transcendante. Il n’est que le réseau des connexions!; c’est pourquoi lui
convient cette conjonction qui doit être pensée, plus précisément, comme
une jonction.
Dans le même sens, Bouaniche et Agamben examinent l’emploi de
la ponctuation. Le premier affirme que « le pluralisme et l’empirisme
deleuziens […] seront un trait constant de la démarche du philosophe dans
toute son œuvre […], qui se traduit dans la pensée de Deleuze par le recours
systématique à l’énumération%127. » Autant dire que la valeur de la virgule
coïncide avec celle de la conjonction. Agamben entre dans le détail quand
il analyse le titre du dernier texte de Deleuze!: « L’immanence!: une vie… »
Deleuze aurait pu écrire L’immanence est une vie ou bien L’immanence et une
vie – au sens où et se substitue à est pour créer un agencement […]. S’il a au
contraire utilisé les deux points, c’est de toute évidence parce qu’il ne visait ni
une pure identité, ni une simple connexion logique. […] Entre l’immanence
et une vie, les deux points introduisent quelque chose de moins qu’une
identité, mais quelque chose de plus qu’un agencement, ou plus précisément
un agencement d’un type particulier, une sorte d’agencement absolu qui inclut
aussi le « non-rapport » ou le rapport dérivant du non-rapport […]%128.
Plus tard, Agamben va expliquer que les points de suspension qui ferment
le titre de Deleuze ne renvoient pas, selon la tradition, à un sens plus
complet qui aurait été omis ou qui serait manquant, mais à cette indéfinition
particulière de l’article qui détermine l’événement%129. Ici, malgré la lettre du
commentaire, il attribue aux deux points la fonction que Deleuze attribue
strictement au et, et Bouaniche à la virgule. Il s’agit de tisser une connexion
entre deux termes radicalement hétérogènes, absolument singuliers!; c’est
pourquoi le rapport doit pouvoir être pensé comme un non-rapport.
126 D, p. 70-71.
127 Bouaniche, A., op. cit., p. 64.
128 Agamben, G., « L’immanence absolue », dans Alliez, É., Gilles Deleuze. Une vie philosophique,
Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1998, p. 168.
129 Ibid., p. 169.
La structure des livres est aussi une variable en jeu dans l’expression de
la multiplicité. Le cas le plus éloquent est sans doute celui de Mille plateaux
parce que Deleuze et Guattari ne se limitent pas à remplacer le terme de
chapitre par celui de plateau#; ils présentent leur justification!:
En tant qu’un livre est fait de chapitres, il a ses points culminants, ses points
de terminaison. Que se passe-t-il au contraire pour un livre fait de plateaux,
communiquant les uns avec les autres à travers des micro-fentes, comme pour
un cerveau!? Nous appelons « plateau » toute multiplicité connectable avec
d’autres par tiges souterraines superficielles, de manière à former et étendre
un rhizome. Nous écrivons ce livre comme un rhizome. Nous l’avons composé
de plateaux. […] Chaque plateau peut être lu à n’importe quelle place, et mis
en rapport avec n’importe quel autre%130.
En réalité, c’est beaucoup plus qu’une justification!; c’est une des diverses
façons de construire le concept de rhizome ou multiplicité.
La dernière et la plus directe, c’est celle qui concerne le terme multiplicité
en lui-même. En effet, à maintes reprises Deleuze s’appliquera à distinguer
le substantif de l’adjectif substantivé!:
en 1977%132. On comprendra plus tard qu’il est en train de penser le cri comme
une parole significative!: « Pour le multiple, il faut une méthode qui le fasse
effectivement!; nulle astuce typographique, nulle habileté lexicale, mélange
ou création de mots, nulle audace syntaxique ne peuvent la remplacer.
Celles-ci en effet, le plus souvent, ne sont que des procédés mimétiques%133. »
Or que se passe-t-il quand dire, c’est faire, quand faire n’est plus une activité
par-dessous ou par-dessus une parole qui la désignerait, mais cette parole
elle-même!? Dans ce cas, l’écriture devient un des mécanismes par lesquels
se construit la philosophie. « Les créations typographiques, lexicales
ou syntaxiques ne sont nécessaires que si elles cessent d’appartenir à la
forme d’expression d’une unité cachée, pour devenir elles-mêmes une des
dimensions de la multiplicité considérée%134. »
CONCLUSION
L’analyse littéraire du discours deleuzien lui-même révèle que l’expression
de concepts nouveaux exige un travail sur la langue. Ainsi, le virtuel s’énonce
à travers une parole qui a un sens ni littéral ni métaphorique et selon des
termes que nous appelons « anexacts »!; l’événement, dans un style télégra-
phique qui a recours à des noms propres, des articles indéfinis et des verbes
à l’infinitif!; la multiplicité, grâce à la conjonction de coordination et, des
énumérations, une certaine structuration des livres et la substitution du
terme lui-même à l’adjectif substantivé « multiple ». À chaque innovation
conceptuelle correspond donc un procédé stylistique particulier. Or ce n’est
pas nous qui le remarquons. C’est, à chaque fois, Deleuze lui-même qui attire
l’attention de son lecteur sur ces procédés. Et pas seulement sur les siens.
Aussi lorsqu’il présente la philosophie de Nietzsche ou de Spinoza, il pointe
les traits stylistiques qui caractérisent leur discours. Ainsi le sens et la valeur
s’expriment dans l’aphorisme et le poème!; les genres de connaissance dans
les divers genres littéraires qu’on discerne dans l’Éthique. Faut-il penser
que la création conceptuelle précède son expression!? Est-il exact d’affirmer
qu’un travail littéraire est exigé, impliqué ou motivé par la construction du
système!? Cela suppose qu’entre le mot et le concept existe une différence
de nature, que le langage ne soit que le véhicule de la philosophie, voire un
ornement accessoire, et que les réflexions de Deleuze sur le discours soient
132 D, p. 23.
133 MP, p. 33.
134 Ibid.
trouvent leur critère dans la nécessité. C’est pourquoi on dira que la parole
philosophique réussie n’est pas belle mais sobre, qu’elle soit cristalline
ou hermétique.
Construction d’une langue dans la langue, c’est l’expression par laquelle
Deleuze rend compte de l’aspect linguistique de la création philosophique.
Il faudrait ajouter par la langue. Construction d’une langue dans la langue et
par la langue. La rupture et la continuité qui, d’un point de vue méthodo-
logique, définissent la création adoptent ainsi une forme linguistique. Il
s’agit bien d’une production de nouveauté. Les néologismes, si caractéris-
tiques du discours philosophique, en sont peut-être la preuve plus visible.
Mais les archaïsmes ou la resignification de termes ne constituent pas une
preuve mineure. Cependant, il ne s’agit pas d’une rupture radicale. Même
les néologismes se composent souvent de mots courants. Ainsi l’exemple
préféré de Deleuze, le mot possest créé par Nicolas de Cuse sur la base
de l’infinitif du verbe pouvoir et la troisième personne du verbe être au
présent!: « Ça n’existe pas comme mot, […] c’est lui qui le crée […]. C’est un
bien joli mot, c’est un joli mot pour le latin. C’est un affreux barbarisme, ce
mot est affreux. Mais philosophiquement il est beau, c’est une réussite%137. »
La théorie du discours confirme ainsi les conclusions de la théorie de la
méthode!: la création ne se produit pas sans un rapport au passé. Or de quel
passé s’agit-il dans ce cas!? Quelle est la langue de départ, cette langue où
se crée la nouvelle langue!? D’un côté, c’est la langue de tous les jours, le
langage du sens commun, comme disait Bergson. Quand Deleuze insiste sur
le fait que le devenir n’est pas une évolution, un procès temporel, c’est pour
distinguer le mot technique de notre compréhension quotidienne du verbe.
De même quand il revient sur la réalité du virtuel. Il s’agit là d’un cas particu-
lièrement illustratif parce qu’il montre comment le travail du philosophe
est subordonné ou au moins déterminé par l’état actuel de la langue, par un
moment précis dans l’histoire de ces variations – ici, l’appropriation du mot
virtuel par l’informatique. Mais plus précisément, c’est de la langue philoso-
phique, d’un certain vocabulaire technique commun à la discipline que doit
se séparer le discours d’une philosophie. Ce n’est pas une langue plus stable
ou homogène!; d’autant plus qu’on est dans le cadre d’une métaphilosophie
qui assigne un style différent à chaque philosophie. Mais en tout cas, le
philosophe doit généralement distinguer l’usage qu’il fait de ses termes de
l’usage qu’un ou plusieurs philosophes de la tradition en ont fait, que ce soit
ou pas le même. C’est encore le terme « virtuel » qui peut servir d’exemple, si
nous nous souvenons de ce qu’avec lui Deleuze veut conserver et abandonner
de la conception de l’esprit de Bergson. « Donner de la consistance », ensuite,
n’est-ce pas en même temps un héritage et un parricide de l’auteur de la
philosophie critique!? Le passage d’un système à un autre se fait donc par
des déplacements lexicaux, subtils, mais produisant d’énormes différences
conceptuelles. Toute philosophie exige la création d’une langue dans la
langue, et la création d’une langue dans la langue est un des mécanismes qui
permettent la création d’une philosophie. C’est sans doute ce qui fragmente
la tradition et l’unité de la discipline. Mais cette création est plutôt un
remaniement qui a toujours recours au style au moins d’un philosophe
précédent, peut-être à un mot ou à un ensemble d’expressions partagées par
un courant ou une école, même parfois à ce qu’on appelle par voie de généra-
lisation le vocabulaire technique de la philosophie. C’est ainsi qu’à l’intérieur
de chaque système la tradition se réassemble et l’unité de la discipline se
recompose. Certes, toujours d’une façon différente!: le discours indirect
libre, le procédé qui manifeste le plus clairement la rencontre de la langue
de départ et la langue d’arrivée, ne correspond qu’au style deleuzien. Mais
ce qui diffère, c’est toujours la même chose!; c’est la façon dont la voix d’un
philosophe fait chanter le chœur de la philosophie.
1 DRF, p. 282.
2 DR, p. 175.
3 P, p. 115. Voir aussi p. 117!: « Plus important que la pensée, il y a ce qui “donne à penser”!;
plus important que le philosophe, le poète. » Et dans Qu’est-ce que la philosophie!? (p. 65) et
Critique et clinique (p. 92-93), Deleuze aussi semble confier la construction d’une nouvelle image
de la pensée aux écrivains et poètes.
4 P, p. 115.
5 DR, p. 169.
6 DR, p. 181.
7 Ibid.
8 DR, p. 195.
9 Ibid.
10 NPh, p. 119.
11 PP, p. 203. En fait Deleuze célèbre souvent la nouveauté d’une philosophie en affirmant
qu’elle a changé ce que signifie penser. C’est le cas de l’œuvre de Nietzsche (DRF, p. 192) ou de
Foucault (DRF, p. 243).
L’IMAGE DOGMATIQUE
ET LA NOUVELLE
IMAGE DE LA PENSÉE
Il faut porter la discussion sur le plan même du droit, et savoir si cette image
ne trahit pas l’essence même de la pensée comme pensée pure. En tant qu’elle
vaut en droit, cette image présuppose une certaine répartition de l’empirique
et du transcendantal!; et c’est cette répartition qu’il faut juger, c’est-à-dire ce
modèle transcendantal impliqué dans l’image%3.
1 DR, p. 172.
2 DR, p. 173.
3 DR, p. 174.
4 Ibid.
5 DR, p. 175.
6 Ibid.
7 DR, p. 180.
8 DR, p. 182.
9 DR, p. 181!; PP, p. 116.
10 DR, p. 181.
11 Deleuze rencontre ainsi toute une tradition qui, depuis Platon, situe l’étonnement à
l’origine de la connaissance (Théétète, 155d). Aristote reprend la topique platonicienne dans la
Métaphysique (A, 2, 982, b). Et Bachelard, au début du célèbre premier chapitre de La formation
de l’esprit scientifique, écrit!: « L’homme animé par l’esprit scientifique désire sans doute savoir,
mais c’est aussitôt pour mieux interroger » (La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 1996,
p. 16). Cependant, si Deleuze privilégie le passage de la République, c’est vraisemblablement
parce que, hormis le fait qu’il essaye d’arracher la pensée à la connaissance, il juge que
l’étonnement est une figure qui manque de force, qui suppose encore à l’image dogmatique de
la pensée.
Il y a dans le monde quelque chose qui force à penser. Ce quelque chose est
l’objet d’une rencontre fondamentale, et non d’une récognition. […] Dans
son premier caractère, et sous n’importe quelle tonalité, il ne peut être que
senti. C’est en ce sens qu’il s’oppose à la récognition. Car le sensible dans
la récognition n’est nullement ce qui ne peut être que senti, mais ce qui se
rapporte directement aux sens dans un objet qui peut être rappelé, imaginé,
conçu. […] L’objet de la rencontre, au contraire, fait réellement naître la
sensibilité dans le sens. […] Ce n’est pas une qualité, mais un signe%12.
12 DR, p. 182.
13 DR, p. 187.
14 Ibid.
15 DR, p. 182.
16 DR, p. 182.
17 DR, p. 183.
18 DR, p. 186.
19 DR, p. 187, 188 et 190.
20 DR, p. 182.
laquelle un sens ne perçoit plus les objets physiques mais ce qui permet
cette perception.
L’hypothèse nous conduit finalement à admettre une troisième
acception de ce que Deleuze appelle empirisme transcendantal, ou au moins à
en préciser la première. Dans la théorie des éléments, on a remarqué d’abord
que, selon une première considération provisoire l’empirisme transcen-
dantal est cette approche du réel qui élargit l’expérience à une dimension
virtuelle. Or l’analyse d’un passage d’Empirisme et subjectivité a assigné à
l’expression un sens différent mais compatible, voire en état d’implication
réciproque!: l’empirisme transcendantal serait la philosophie qui procède à
l’objectivation des conditions de possibilité. Que désigne l’expression dans
le cadre des réflexions sur la pensée!? « Empirisme transcendantal ne veut
effectivement rien dire si l’on ne précise pas les conditions. Le “champ”
transcendantal ne doit pas être décalqué de l’empirique, comme le fait
Kant!: il doit à ce titre être exploré pour son compte, donc “expérimenté”
(mais d’un type d’expérience très particulier). C’est ce type d’expérience qui
permet de découvrir […] l’exercice de la pensée […]%21. » Le passage opère à
deux niveaux simultanément. D’un côté, elle indique qu’à partir du moment
où une philosophie ne veut pas rendre compte de la reconnaissance d’un
objet, mais d’un effort de la pensée, il faut soumettre le transcendantal tel
que Kant l’a conçu à une réforme. Mais d’un autre côté, elle prétend que cet
effort de la pensée se produit lui-même quand on explore le transcendantal,
c’est-à-dire quand le philosophe se livre à cette réforme.
Nous disons que cette acception d’empirisme transcendantal précise
la première, parce qu’il ne s’agit plus simplement d’un élargissement de
l’expérience à une dimension virtuelle, mais de son élargissement jusqu’à la
fonction constituante de ce virtuel. Ce qui peut être expérimenté n’est pas
seulement le spirituel, mais le spirituel dans sa fonction constituante. Et
nous disons que ces deux acceptions sont en implication avec la deuxième,
à savoir que les conditions de possibilité de l’expérience sont objectives,
parce qu’une telle expérience est bien une expérience de ce qui se donne non
réflexivement à la pensée. Certes, la pensée est bien ce qui perçoit et ce qui
est perçu dans cette nouvelle image. Mais non sous la forme de la réflexion
d’un sujet, d’un retour à soi!; elle se perçoit en sortant d’elle-même, en s’exté-
riorisant. Or ce qui sera particulièrement important pour notre dévelop-
pement – nous insistons –, c’est que cette exploration du transcendantal,
21 DRF, p. 339.
22 DR, p. 176.
23 DR, p. 187.
24 Ibid.
Il y a des Idées qui parcourent toutes les facultés, n’étant l’objet d’aucune
en particulier. Peut-être en effet, nous le verrons, faut-il réserver le nom
d’Idées, non pas aux purs cogitanda, mais plutôt à des instances qui vont de
la sensibilité à la pensée, et de la pensée à la sensibilité, capables d’engendrer
dans chaque cas, suivant un ordre qui leur appartient, l’objet-limite ou
transcendant de chaque faculté%29.
27 DR, p. 183.
28 DR, p. 189-190.
29 DR, p. 190. Voir aussi p. 201.
comme une connaissance, c’est parce que le concept revêt tout cet aspect
affectif. D’autre part, la théorie de la création n’a-t-elle pas montré comment
le concept philosophique confronte le langage à ses limites, obligeant le
philosophe à inventer une langue dans la langue!? De ce point de vue, cette
ébauche de la doctrine des facultés présentée par Deleuze dans Différence
et répétition constitue un clair antécédent de la philosophie du langage et
de l’art littéraire qui se constituent plus tard. Ce n’est pas un hasard si le
loquendum aussi bien que la mise en variation de la langue sont identifiés
au silence!: c’est que tous les deux entraînent le langage vers sa limite ou
en dehors.
Les réflexions sur la pensée ne nous renseignent pas seulement sur le
commencement de la philosophie!; substituant une approche dynamique
à une approche statique, elles permettent de suivre le mouvement du
concept. Celui-ci semble parcourir les facultés de façon à les arracher à son
usage ordinaire, c’est-à-dire à l’exercice qui vise la reconnaissance ou l’iden-
tification et non la création et l’autodépassement.
34 DR, p. 176.
35 Dilthey, W., Œuvres 1. Introduction aux sciences de l’esprit, Paris, Le Cerf, 1992, p. 149.
36 DR, p. 177.
37 MP, p. 25.
38 MP, p. 466.
39 ID, p. 191.
40 DR, p. 194.
LA BÊTISE
Comment Deleuze poursuit-il alors la discussion sur le plan du droit!? Quel
est le négatif de la pensée pure!? Nous savons qu’il ne peut pas consister
dans la confusion de l’objet d’une faculté avec celui de l’autre, ni dans une
confusion au sein de la même faculté!; qu’il ne peut s’agir d’une confusion du
vrai et du faux!; bref, qu’il ne peut pas se produire par une cause extérieure
mais doit, au contraire, dépendre de la mauvaise volonté du penseur. C’est le
prix à payer lorsqu’on admet que la pensée est quelque chose de plus que la
reconnaissance. Alors son négatif doit déborder l’erreur. Lorsque le paysage
du transcendantal s’anime, d’un côté, les fins de la pensée sont plus hautes!;
mais, de l’autre, ses mésaventures sont plus graves. Que devient l’erreur
dans la nouvelle image de la pensée!? La bêtise. Or comment se définit-elle!?
Les professeurs savent bien qu’il est rare de rencontrer dans les « devoirs »
[…] des erreurs ou quelque chose de faux. Mais des non-sens, des remarques
sans intérêt ni importance, des banalités prises pour remarquables, des
confusions de « points » ordinaires avec des points singuliers, des problèmes
mal posés ou détournés de leur sens, tel est le pire et le plus fréquent, pourtant
gros de menaces, notre sort à tous. Quand des mathématiciens polémiquent,
on doutera que l’un reproche à l’autre de s’être trompé dans ses résultats ou
calculs!; ils se reprochent plutôt d’avoir produit un théorème insignifiant, un
problème dénué de sens%42.
41 DR, p. 196.
42 DR, p. 198-199.
43 DR, p. 199.
44 DR, p. 205.
LA GENÈSE DE LA VÉRITÉ
Dans la nouvelle conception du sens et de la vérité, celle-ci n’est pas
simplement conditionnée par celui-là, mais engendrée. La condition « forme
une genèse intrinsèque, non pas un conditionnement extrinsèque. La vérité
à tous égards est affaire de production, non pas d’adéquation%47. » Qu’est-ce
qu’implique ce concept de genèse et comment se distingue-t-il du simple
conditionnement!? L’idée est que le sens en tant que condition ne garde pas
une relation d’extériorité avec la vérité qu’il fonde, mais que cette vérité est
plutôt son effectuation ou incarnation. Autrement dit, cette vérité n’est pas
indifférente au sens qui la rend possible, mais en réalise la conception. En
fait, la conception du sens et de la vérité de l’image de la pensée n’est que le
fonctionnement de ce criticisme perspectiviste que nous avons rencontré
dans la théorie du concept. Ce n’est pas un hasard, puisque philosopher,
c’est penser. La vérité n’est ni neutre ni absolue, mais relative à un intérêt
déterminé qu’établit le sens qui la génère, même si dans certains cas – celui de
l’image dogmatique de la pensée –, cet intérêt particulier réussit à se cacher
par le biais du remplacement de la notion de genèse par celle de condition-
nement. Voilà l’idée de Deleuze!: quand on substitue le conditionnement à
la genèse, on veut nous faire croire que le sens est donné, et que la vérité qui
On nous fait croire que l’activité de penser, et aussi le vrai et le faux par
rapport à cette activité, ne commencent qu’avec la recherche des solutions,
ne concernent que les solutions. Il est probable que cette croyance a la
même origine que les autres postulats de l’image dogmatique!: toujours des
exemples puérils séparés de leur contexte, arbitrairement érigés en modèles.
C’est un préjugé infantile, d’après lequel le maître donne un problème, notre
tâche étant de le résoudre, et le résultat de la tâche étant qualifié de vrai ou
de faux par une autorité puissante. Et c’est un préjugé social, dans l’intérêt
visible de nous maintenir enfants, qui nous convie toujours à résoudre des
problèmes venus d’ailleurs […]%48.
Au contraire, raisonne Deleuze, malgré cette ruse, le sens n’est pas donné
mais se construit, et de cette construction découle toujours un concept
déterminé de la vérité. « Du vrai, nous avons toujours la part que nous
méritons nous-mêmes d’après le sens de ce que nous disons%49. » Il est bien
important de remarquer cela!: la nouvelle image de la pensée ne s’oppose
pas simplement à l’image dogmatique, mais prétend aussi rendre compte de
celle-ci. Autrement dit, ce n’est pas seulement que la notion de genèse se
substitue à celle de conditionnement!; c’est qu’aussi le conditionnement est
une genèse, mais une genèse qui, pour ainsi dire, procède par mauvaise foi.
Le sens conçu comme condition du vrai et du faux ne génère qu’une vérité
prétendument indifférente au sens. Interrogeons de près cette notion de
conditionnement, semble nous dire Deleuze, nous trouverons qu’elle est
beaucoup plus qu’un conditionnement!; c’est l’invention, la création, d’une
conception déterminé du sens et du vrai. Or ce faisant, une autre conception
du sens et du vrai se crée à son tour – le jeu philosophique consistant
à montrer qu’elle était déjà là, depuis toujours. Dans cette nouvelle
conception, les conditions ne sont pas plus larges que le conditionné, et le
conditionné n’est pas indifférent à sa condition. En effet, à partir du moment
où le vrai est généré, les conditions de l’expérience possible (de ce qui peut
se donner ou pas) se rétrécissent et deviennent les conditions de l’expé-
rience réelle (de ce qui effectivement se donne). Le sens comme genèse
du vrai n’admet pas indifféremment le vrai et le faux, mais produit une
48 DR, p. 205.
49 Ibid.
50 Ibid.
51 DR, p. 206.
52 DR, p. 212.
Telle est l’origine d’une grotesque image de la culture, qu’on retrouve aussi
bien dans les tests, dans les consignes du gouvernement, dans les concours
de journaux (où l’on convie chacun à choisir selon son goût, à condition que
ce goût coïncide avec celui de tous). Soyez vous-même, étant entendu que ce
moi doit être celui des autres. Comme si nous ne restions pas esclaves tant
que nous ne disposons pas des problèmes eux-mêmes, d’une participation
aux problèmes, d’un droit aux problèmes, d’une gestion des problèmes%60.
Au niveau pratique, le vrai problème est celui qui possède une force
libératrice!; au niveau théorique, le vrai problème est celui qui renferme une
certaine originalité. Selon la nouvelle image de la pensée, la philosophie ne
commence donc pas avec la résolution d’un problème tout fait, mais avec la
construction d’un problème. Or quel est le rapport avec les conclusions des
thèses précédentes, selon lesquelles la création de concepts commençait
avec la rencontre d’un signe qui nous force à penser, c’est-à-dire qui
confronte nos facultés à leurs limites!? Doit-on inférer que signe et problème
sont la même chose!? Deleuze les distingue aussi bien dans le postulat qui
concerne l’un que dans celui qui concerne l’autre!: « Ce qui ne peut être que
senti (le sentiendum ou l’être du sensible) émeut l’âme, la rend “perplexe”,
c’est-à-dire la force à poser un problème. Comme si l’objet de rencontre,
le signe, était porteur de problème – comme s’il faisait problème%61 »!; « les
problèmes et leurs symboliques sont en rapport avec des signes. Ce sont
les signes qui font “problème”%62 ». Le problème ne s’identifie pas au signe,
mais le signe pose problème. Comment comprendre cela!? En fait, Deleuze
doit faire tenir ensemble deux choses!: d’un côté, pour des raisons aussi
bien pratiques que théoriques, il a besoin que le philosophe construise ses
problèmes. Dans le cas contraire, il incarnerait toujours la condition servile
de celui qui ne résout que les problèmes qu’on lui donne, des problèmes en
partie déjà résolus à cause de la façon dont ils sont posés. Mais d’un autre
côté, la nouvelle image de la pensée exige la rencontre fortuite d’un signe
pour que la création de concepts ne dépende pas de la décision volontaire et
arbitraire du penseur, pour qu’aux vérités de la philosophie ne manque pas
la « griffe de la nécessité ». Voici la difficulté donc!: la création dépend-elle du
penseur ou lui advient-elle!? L’image paradoxale, logiquement, affirme les
deux choses à la fois – la contingence de la rencontre avec un signe et l’auto-
60 DR, p. 205-206.
61 DR, p. 182-183.
62 DR, p. 213.
APPRENTISSAGE ET CULTURE
Comment garantir le bon exercice de la pensée et quel est son but quand elle
n’est pas en harmonie avec la nature, quand la décision du penseur ne suffit
pas pour qu’elle démarre, quand certaines rencontres la rendent étrange à
elle-même!? Comment assurer son déploiement correct quand l’erreur ne
constitue pas le risque majeur et quand, par conséquent, une méthode ne
peut garantir son succès!? À la notion de méthode comme moyen du savoir
Deleuze substituera celle de culture comme mouvement de l’apprentissage!:
Il n’y a pas de méthode pour trouver les trésors, et pas davantage pour
apprendre, mais un violent dressage, une culture ou paideïa qui parcourt
63 DR, p. 214.
64 Ibid.
l’individu tout entier […]. La méthode est le moyen du savoir qui règle la
collaboration de toutes les facultés!; aussi est-elle la manifestation d’un sens
commun ou la réalisation d’une Cogitatio natura, présupposant une bonne
volonté comme une « décision préméditée » du penseur. Mais la culture est le
mouvement d’apprendre, l’aventure de l’involontaire%65.
La pensée ne peut pas procéder par l’application de règles parce que ce qu’elle
rencontre, ce qui la force à penser, est à chaque fois différent – la différence
par définition. Et la culture ne peut être que violente, parce que l’esprit ne
se rassure que face à ce qu’il connaît déjà, face à ce qu’il n’a qu’à reconnaître.
Nous ne pourrons pas dire qu’elle constitue un terme proprement dit, parce
qu’un savoir totalisant ne laisserait pas d’espace pour l’avènement d’une
nouveauté. De son côté, l’apprentissage ne peut plus être conçu comme
l’intermédiaire entre l’ignorance et le savoir, comme la réalisation empirique
d’une structure transcendantale plus stable. Il est lui-même le mouvement
transcendantal de la pensée%66. L’animation du paysage transcendantal
entraîne ainsi une amende des moyens et des fins de la pensée pour rendre
possible l’irruption de la différence!: des moyens, pour que les facultés
atteignent effectivement leur limite!; des fins, de manière à ce que la pensée
s’autoconstitue comme un acte et non comme un état. De même que le
traitement de l’illusion assignait à Kant une place instable dans la réflexion
de la pensée (il a prévu des risques internes à la raison, mais dans le cadre
du modèle de la représentation), le mythe de la réminiscence attribue aussi
à Platon une place ambiguë!: il a introduit le temps dans la pensée, mais il ne
s’agit pas d’un temps conçu comme production de nouveauté!; c’est plutôt
le temps cyclique où revient ce que l’on connaissait déjà. Le savoir devient
un mouvement, mais pas strictement un apprentissage, si l’on comprend
celui-ci comme l’effort réalisé par une pensée pour inventer ce qu’elle n’a
jamais possédé et peut-être ne possédera jamais, puisque cela la dépossède
d’elle-même.
CONCLUSION
Le philosophe ne crée pas de concepts arbitrairement ou par une décision
volontaire, mais à partir de la rencontre d’un signe qui pose un vrai problème.
« Créer de nouveaux concepts qui aient une nécessité, ça a toujours été la
65 DR, p. 215.
66 DR, p. 216.
Apprendre, c’est pénétrer dans l’universel des rapports qui constituent l’Idée,
et dans les singularités qui leur correspondent. L’Idée de la mer par exemple
– comme le montrait Leibniz, est un système de liaisons ou de rapports
différentiels entre particules, et de singularités correspondant aux degrés
de variation de ces rapports – l’ensemble du système s’incarnant dans le
mouvement réel des vagues%69.
67 PP, p. 48.
68 DR, p. 217.
69 DR, p. 214.
est idéel, mais les problèmes sont les Idées mêmes%70. » Idée et problème
seraient la même chose!? Dans ce cas, le concept serait en même temps le
problème et sa solution. Le problème, de son côté, serait le critère de goût de
ce qui se crée et la création elle-même.
Qu’en est-il de la méthode!? Sa théorie commençait par rappeler les
réserves de Deleuze par rapport au terme de méthode. Cependant, nous
avons pris cette réserve comme un défi à surmonter pour en trouver un
nouveau concept. Or cette nouvelle méthode s’identifie-t-elle à la culture
dont parle la nouvelle image de la pensée!? Celle-là se définit par deux
règles!: la singularisation et la mise en connexion. Définissent-elles aussi
ce violent dressage qu’est la culture!? Auparavant, nous avons distingué la
méthode deleuzienne de la méthode bergsonienne comme étant respecti-
vement une méthode de création de concepts et une méthode de dissolution
de problèmes. Cependant, la nouvelle image de la pensée établit que la
construction de problèmes ne peut pas être indifférente au philosophe.
Alors la méthode concerne-t-elle ou non les problèmes!? Il faut soulever les
difficultés qui regardent la compatibilité de la réflexion sur la pensée avec
la théorie du concept et la théorie de la création, si nous voulons accéder
à l’intégration finale de la conception de la philosophie de Deleuze, et
comprendre quand précisément commence la création de concepts.
70 DR, p. 210.
LA PENSÉE
PHILOSOPHIQUE
SIGNE ET IDÉE
Nous avons défini l’idée ou concept comme un élément de la philosophie,
et le signe comme ce qui force la pensée à penser. Or ces deux définitions ne
procèdent pas de la même façon!: l’une concerne la nature, l’autre la fonction.
Alors rien n’empêche que l’un puisse fonctionner comme l’autre. Voilà donc
notre hypothèse par rapport à la première difficulté!: ce qui force à penser, ce
qui pose problème, ce qui confronte nos facultés à leur limite, c’est parfois la
rencontre d’un concept. Il ne s’agit pas, en principe, d’une nécessaire identité
de nature, mais d’une occasionnelle identité de fonction.
C’est une hypothèse lourde de conséquences. D’un point de vue général,
elle implique que ce qu’il y a au commencement de la philosophie, c’est
la philosophie elle-même, que ce qui pousse à créer des concepts, c’est
la rencontre avec une œuvre philosophique. Le fait que l’histoire de la
philosophie constitue un moment de la création n’a pas d’autre sens!: elle
n’est pas seulement l’instrument de la création, mais sa détonation. Encore
une fois, c’est la philosophie de Deleuze qui constituerait la meilleure
réalisation de sa conception de la philosophie!: il aurait commencé par des
commentaires, par des études d’histoire de la philosophie, parce que ce sont
les systèmes du passé qui l’auraient obligé à créer des concepts. Deleuze
l’avoue quand il se réfère à Bergson ou à Hume!: « Il y a quelque chose d’extra-
ordinaire dans la manière où ils nous disent!: penser ne signifie pas ce que
vous croyez%1. » Cela ne signifie pas seulement qu’ils renouvellent l’image de
la pensée, mais que, ce faisant, ils forcent à penser. Où rencontrer d’ailleurs
les conditions de l’expérience (c’était bien cela la nature du signe) si ce n’est
dans le concept, qui fut défini comme l’élément qui donne une consistance
au virtuel!? Précédemment, nous avons signalé qu’on ne fait pas de la
philosophie sans projeter en même temps une image de la pensée philoso-
phique. Voilà que l’inverse est vrai aussi!: on ne renouvelle pas l’image de la
pensée philosophique sans philosopher, sans forcer la pensée. D’autre part,
au niveau de l’exégèse, l’hypothèse éclaire trois faits!: que l’élaboration de
la nouvelle image de la pensée a recours à l’histoire de la philosophie (à la
notion kantienne d’illusion, ou au mythe de la réminiscence, par exemple)!;
que la réflexion sur la pensée apparaît timidement d’abord dans les commen-
taires de Proust et de Nietzsche!; qu’elle se trouve toujours au milieu des
livres. En effet, le commencement de la philosophie ne serait pas un vrai
commencement, mais une répétition. De même que le discours philoso-
1 ID, p. 193.
2 DR, p. 169-170.
3 ID, p. 324.
4 C2, p. 206.
5 C2, p. 204.
“cas” une ellipse, une hyperbole, une parabole, une droite!; ou les variétés
elles-mêmes ordonnées de l’animal du point de vue de l’unité de composition!;
ou les variétés de langues du point de vue du système phonologique). Enfin,
des variétés axiomatiques […] (par exemple, addition de nombres réels et
composition de déplacement […]%6.
L’idée peut être concept, affect ou fonction. Mais à chaque cas, le procès
peut démarrer à partir du contact avec un élément étranger. Dans le cas
de la philosophie, l’impression d’un malaise culturel, le matériel clinique
ou l’image cinématographique. La pensée qui commence avec ce contact
sera dans notre cas une pensée conceptuelle, c’est-à-dire philosophique.
« Penser doit venir du dehors à la pensée, en même temps que s’engendrer
du dedans%7. » Voilà l’affirmation simultanée de l’autonomie de la philosophie
et de sa connexion avec d’autres disciplines. Et de la forme conceptuelle de
cet engendrement et de ce commencement s’occupera la Noologie. Le fait
que le signe puisse être étranger, c’est ce qui permet la connexion entre les
disciplines!; le fait que l’idée ne se réduise pas au concept, c’est ce qui oblige
à encadrer la Noologie dans une étude globale du cerveau dans ses trois
dimensions!: strictement, une Neurologie.
6 DR, p. 242. Voir aussi DRF, p. 194!: « Ce que j’appelle Idées, ce sont des images qui donnent à
penser. D’un art à l’autre, la nature des images varie et est inséparable des techniques!: couleurs
et lignes pour la peinture, sons pour la musique, descriptions verbales pour le roman, images-
mouvement pour le cinéma, etc. »
7 DRF, p. 226. Voir aussi p. 194!: « Il y a des rencontres entre le cinéma et les autres arts,
ils peuvent arriver à des pensées semblables. Mais ce n’est jamais parce qu’il y aurait une
pensée abstraite indifférente à ses moyens d’expression. C’est parce que les images et moyens
d’expression peuvent créer une pensée qui se répète ou se reprend d’un art à l’autre, chaque fois
autonome et complète. »
MÉTHODE ET CULTURE
Dans quel sens cette problématisation et cette conceptualisation sont-elles
violentes!? Est-ce que la méthode, au sens large, c’est-à-dire la création,
13 PP, p. 15.
14 QPh, p. 13.
15 ABC, lettre A, 13!:50.
16 MP, p. 324.
d’une nouveauté. Et c’est bien cela que déchaîne la rencontre avec un signe.
Toutes nos facultés confrontent leurs limites!: aucune ne peut se livrer à son
usage ordinaire, et toutes doivent se lancer dans un exercice inusité. Aucune
méthode au sens traditionnel ne peut donc leur garantir la bonne route.
Quelle méthode peut le faire!? Celle que Deleuze appelle culture et qui prend
la violence en charge!: contre les solutions (qui sont aussi des problèmes),
elle pose des problèmes (qui sont aussi des solutions)!; contre la langue, elle
crée une langue!; et contre l’histoire, elle invente un présent.
Du concept et de la création, quel terme précède l’autre dans la définition
de la philosophie de Deleuze!? La méthode produit-elle les éléments ou les
éléments constituent-ils le début de la méthode!? Il s’agit certainement
d’une fausse alternative puisque le concept créé pose à son tour de nouveaux
problèmes, faisant avancer de manière ininterrompue mais fracturée ce
procès un et multiple que nous appelons Philosophie.
1 ID, p. 28.
2 ID, p. 28 et 392!; DR, p. 182!; D, p. 15!; PP, p. 57, 166 et 186-187!; QPh, p. 8, 10-11, 13, 25 et 80!;
ABC, lettre H, 35!:40.
3 QPh, p. 10.
4 Il ne faut pas oublier que la définition apparaît dans la fin du commentaire de Hume, où
« ce que nous faisons » correspond à la constitution de l’expérience!: « La philosophie doit se
constituer comme la théorie de ce que nous faisons, non pas comme la théorie de ce qui est.
Ce que nous faisons a ses principes!; et l’Être ne peut jamais être saisi que comme l’objet d’une
relation synthétique avec les principes mêmes de ce que nous faisons » (ES, p. 152).
5 Il faut peut-être rappeler que quand Deleuze définit ainsi la philosophie, il ne pense pas
tellement à l’ontologie présupposée qui identifie l’un au multiple, ni à la conception du système
que cette ontologie détermine, mais plutôt à la connexion de la philosophie avec les autres
disciplines!: « Je conçois la philosophie comme une logique des multiplicités […]. Créer des
concepts, c’est construire une région du plan, ajouter une région aux précédentes, explorer une
nouvelle région… » (PP, p. 201).
en lui-même. Ils renseignent sur ce que sont les beaux et bons concepts.
Or quels sont les concepts du beau et du bien!? Dans quelle mesure la
définition de la philosophie comme création de concepts attribue-t-elle à la
philosophie un intérêt pour le bien et le beau!? Il est peut-être plus facile
d’envisager l’œuvre de Deleuze comme cas de sa propre méta-philosophie.
N’avions-nous pas interprété la composition de L’anti-Œdipe comme la
réaction à un malaise culturel et l’écriture des livres sur le cinéma comme
l’effet de l’impact des images visuelles qui forcent à penser!? C’est, en effet,
l’image de la pensée qui permet de comprendre la place des vieux objets
traditionnels dans la création des concepts!: le bien et son outrage, le beau
– qui inclut aussi le laid –, constituent une occasion de la philosophie, ce
qui force son commencement. Il ne faut pas ignorer cela – nous risquons de
laisser de côté l’aspect classique de la définition deleuzienne!: les célèbres
concepts du cinéma sont des concepts du beau!; l’idée d’une schizoanalyse,
par exemple, est un concept du bien.
Inversement, ce sont les caractéristiques de l’acte créatif en lui-même
qui séparent la conception de la philosophie d’un esthétisme. Celui-ci peut
se comprendre d’abord comme un scepticisme épistémique et pratique.
Or les définitions de la philosophie rencontrées par la théorie de la
méthode (critique intempestive, diagnostic de la civilisation, dénonciation
de la bêtise, culte à la vie) ne supposent-elles pas un engagement pratique!?
Par rapport au scepticisme épistémique on pourrait rappeler, certes, que la
théorie des éléments ne considère pas le concept comme une fonction de
connaissance. Mais c’est parce qu’il est en deçà, et non au-delà. Il est ce qui,
avant de connaître le réel, le constitue, ce qui, plus précisément, constitue sa
dimension virtuelle. C’est pourquoi la philosophie est définie comme vision
de l’invisible. Cependant, il y aurait une deuxième façon de comprendre
le prétendu esthétisme de la conception deleuzienne de la philosophie!:
la création s’identifierait à une activité ludique, arbitraire ou capricieuse,
toujours immotivée. Est-ce le cas de la création de concepts!? Il faut répondre
négativement, aussi bien du point de vue d’une image de la pensée qui conçoit
le commencement à partir d’un signe qui force à exercer la philosophie, que
d’une théorie du discours où tout procédé stylistique, non seulement est
motivé par mais correspond à un mouvement conceptuel. La philosophie est
définie comme une activité créative, mais la création est toujours motivée.
De même, la production de nouveauté n’exclut pas une méthode précisément
réglementée. L’existence de règles n’implique pas une identification de la
création à la reproduction, en même temps que l’aptitude créative ne fait
présentes dans le produit final que comme une image strictement sinistre
dans un miroir déformant.
La définition de la philosophie comme création de concepts semble
de prime abord atomiser la discipline dans ses systèmes extraordinaires
et pulvériser son histoire dans une série de révolutions sans précédent.
Or à partir du moment où la création est conçue comme recomposition,
appropriation d’une tradition et réutilisation de sa langue, la philosophie
retrouve son unité, et son histoire, la continuité. Certes, il s’agit d’une unité
et d’une continuité relatives à la philosophie de Deleuze et qui ne semblent
pas généralisables à toute philosophie. C’est ainsi que se produit une
nouvelle rupture, que nous appelons performative, et qui, tout au plus, nous
permet d’inférer qu’à chaque fois, la continuité et l’identité sont à rechercher
à l’intérieur d’une philosophie, que toute philosophie redéfinit ce qu’est la
vérité, élabore sa propre méthode, reconstruit son histoire et réinvente la
langue. La différence de la discipline à soi ne retrouve l’identité, et la fragmen-
tation de son histoire, la continuité, qu’à l’intérieur de chaque système.
Néanmoins, il y a deux thèses qui sont toujours évitées!: la philosophie
aurait un objet et une méthode définis qui fonderaient son identité, et
son histoire suivrait un procès continu et linéaire, de rapprochement par
rapport à cet objet et de sophistication de cette méthode!; il n’y aurait pas de
Philosophie, seulement des philosophies, sans connexion les unes avec les
autres, et avec chacune d’entre elles recommencerait l’histoire tout entière.
On s’éloigne de la première en direction de la deuxième lorsqu’on s’en tient
au fait que l’originalité singularise les philosophies. Mais on s’éloigne de
la deuxième en direction de la première lorsqu’on comprend la création
comme composition et appropriation. Cependant, on n’atteindra jamais
aucune des deux, puisque l’une éliminerait toute la puissance créative de la
philosophie, et l’autre, confondant le pluralisme avec l’atomisme, abandon-
nerait l’intention d’attribuer cette puissance créative à toute philosophie.
C’est pourquoi nous disons qu’elles constituent les deux axes asymptotiques
d’une conception de la philosophie qui décrit une hyperbole équilatérale.
Bien sûr, si nous nous plaçons dans le plan d’immanence deleuzien, ces deux
axes sont des impensables ou des irréels, des non-sens!: le procès linéaire et
continu, et l’atomisation des systèmes, seraient toujours des histoires de la
philosophie reconstruites à l’intérieur d’une philosophie. Ils ne deviennent
pensables positivement et pleinement réels qu’en sortant de cette image de
la pensée et en adoptant un nouveau système de référence. De ce point de
vue, la courbe établit les conditions du deleuzisme.
2. COMMENTAIRES
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3. SOURCES PHILOSOPHIQUES
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Remerciements 5
Abréviations 6
Avant-propos 7
Introduction 9
première partie
théorie des éléments
chapitre I.
Théorie du concept 19
Sa fonction 20
Le statut ontologique du concept 51
L’objectivité 57
Concept et événement 63
De la représentation à la contre-effectuation 69
Singularité du concept 73
Multiplicité (ou endo-consistance) 77
L’hétérogénéité des composantes 78
Mutabilité ou historicité du concept 82
La mobilité 84
L’exo-consistance du concept ou la systématicité de la philosophie 86
Concepts, fonctions, affects 97
Conclusion 104
chapitre II.
Le plan d’immanence 109
Instauration de la philosophie 110
Histoires de la philosophie 118
Conclusion 140
chapitre III.
Le personnage conceptuel 143
L’agent de l’énonciation philosophique 144
Distinction du personnage conceptuel et du personnage littéraire 146
deuxième partie
théorie de la création
chapitre IV.
Théorie de la méthode 161
Le problème de la méthode 162
Les limites de l’interprétation 164
La méthode deleuzienne 169
Une méthode bergsonienne!? 179
Conclusion 191
chapitre V.
L’histoire de la philosophie 195
Le problème de l’histoire de la philosophie 196
Différence et répétition 199
Fidélité et efficacité 206
Conclusion 214
chapitre VI.
Le discours philosophique 217
Philosophie du langage et philosophie de l’art littéraire 218
La philosophie comme branche de la littérature 230
Théorie générale du discours philosophique 234
Le discours deleuzien 244
Conclusion 259
troisième partie
l’image de la pensée philosophique
chapitre VII.
L’image dogmatique et la nouvelle image de la pensée 271
Postulat du commencement!:
le principe de la Cogitatio natura universalis 272
Postulat de l’idéal!: le sens commun. Postulat du modèle!:
la récognition 273
Postulat de l’élément!: la représentation 274
chapitre VIII.
La pensée philosophique 299
Signe et idée 300
La nouvelle image de la méthode 303
Conclusion 309
Bibliographie 319