Mon Cours de Philo en Teminale
Mon Cours de Philo en Teminale
Mon Cours de Philo en Teminale
philosophie
Livre du professeur — 2018-2019
M. A. Pouliquen
M. A. Pouliquen
Sommaire i
Propos liminaire v
Introduction xxiii
A La culture 1
C La religion 91
i
ii Sommaire
21 Introduction 307
25 Conclusion 329
Annexes 451
Index 461
Bibliographie 471
v
Instructions officielles concernant le
cours de philosophie en terminale
Un des traits les plus importants qui caractérisent l’enseignement secondaire français est
l’établissement, au terme des études, d’un enseignement philosophique élémentaire, mais
ample et distinct, auquel une année est spécialement consacrée. Nous n’avons pas ici à justifier
cette institution : elle n’est plus discutée aujourd’hui et n’a jamais été battue en brèche que par
des gouvernements hostiles à toute conception libérale. Nous nous contenterons de rappeler
le double service qu’on peut en attendre. D’une part, il permet aux jeunes gens de mieux
saisir, par cet effort intellectuel d’un genre nouveau, la portée et la valeur des études mêmes,
scientifiques et littéraires, qui les ont occupés jusque là, et d’en opérer en quelque sorte la
synthèse.
D’autre part, au moment où ils vont quitter le lycée pour entrer dans la vie, et, d’abord, se
préparer par des études spéciales à des professions diverses, il est bon qu’ils soient armés d’une
méthode de réflexion et de quelques principes généraux de vie intellectuelle et morale qui les
soutiennent dans cette existence nouvelle, qui fassent d’eux des hommes de métier capables
de voir au-delà du métier, des citoyens capables d’exercer le jugement éclairé et indépendant
que requiert notre société démocratique.
vii
viii Instructions officielles
Le sens même de la liberté doit donc le prémunir contre tout dogmatisme. De leur côté,
c’est dans la classe de philosophie que les élèves font l’apprentissage de la liberté par l’exer-
cice de la réflexion, et l’on pourrait même dire que c’est là l’objet propre et essentiel de cet
enseignement. Sans doute, il ne faut pas méconnaître la valeur intrinsèque des connaissances
qu’il va leur fournir; cependant et par la nature même de ces études et par les bornes que l’âge
des élèves y impose, elles ont surtout une valeur éducative. En un sens elles sont nouvelles
pour eux au point de les étonner au début et quelquefois de les dérouter. Pourtant, elles ont
des attaches profondes dans leurs acquisitions antérieures, scientifiques ou littéraires, et dans
leur propre expérience psychologique ou morale. Pour une bonne part, les jeunes gens sont
donc surtout appelés à mieux comprendre, à interpréter avec plus de profondeur ce que, en
un sens, il savent déjà, à en prendre une conscience plus lucide et plus large. En tout cas, c’est
à ce point de vue que le professeur se placera volontiers dans la période d’initiation. Il ne
faudrait pas que l’étonnement fécond qu’un jeune homme éprouve au premier contact avec la
philosophie risquât de dégénérer en découragement. Ce doit être surtout, comme Socrate
l’avait profondément senti, l’étonnement de reconnaître qu’on ignorait ce qu’on croyait savoir,
de découvrir des obscurités et des problèmes là où l’on se croyait en présence d’idées claires et
de faits simples.
C’est dire que dans ce domaine plus que dans tout autre, le sens pédagogique du professeur
consistera tout d’abord à savoir faire part à deux principes opposés. D’un côté il devra être
animé d’une certaine confiance dans l’intelligence des élèves et la leur manifester. Il n’est guère
ici de problème ou de conception qui soient obscurs en soi, comme il arrive dans certaines
sciences spéciales. Il dépend en grande partie de l’habileté du professeur dans l’expression, la
présentation et l’application des idées philosophiques, de les rendre accessibles à la moyenne
des esprits, comme aussi il y a une façon rébarbative, abstraite ou compliquée de les exposer, qui
les rendra insaisissables ou du moins stériles, même pour les plus intelligents. Mais inversement
le professeur n’oubliera pas le peu de maturité, d’ampleur et d’expérience d’un cerveau de
dix-huit ans. Il se défiera en particulier de ce qu’on pourrait appeler la « clarté verbale » des
formules. Car, comme un enfant croit comprendre la fable de La Fontaine qu’il sait par cœur,
le jeune philosophe s’imagine volontiers qu’il saisit l’idée parce qu’il connaît les termes. Or,
si rarement les mots, les linguistes y ont insisté, ont un sens fixe et absolu, si leur vraie portée
dépend du contexte qui les enveloppe, combien cette remarque ne vaut-elle pas plus encore
pour le langage philosophique, si imprécis quand il vient de la langue commune, si mal fixé
quand il devient langage technique.
C’est pourquoi rien n’est plus redoutable, dans l’enseignement philosophique, que l’abus
de l’abstraction. Les jeunes gens, nous l’avons indiqué, s’y complaisent volontiers et s’en
contentent facilement. Le professeur aura donc un constant souci d’éviter toute scolastique,
tout débat sur des questions dont le sens concret, les rapports avec l’expérience et la réalité
n’aurait pas été mis en lumière. Il faudra tâcher d’exprimer en termes familiers, ou tout au
moins dans le langage de la vie normale commune, du droit, de l’histoire, de la science positive,
les formules générales sous lesquelles la tradition philosophique est arrivée à présenter certains
problèmes. Et quand l’élève, déjà entraîné à l’emploi de cette phraséologie philosophique
et peut-être un peu fier de cette acquisition nouvelle, viendra à en user avec complaisance,
il faudra s’assurer de ce qu’il met sous ce langage spécial, l’obliger à la traduire en faits, en
exemples, en applications. Pas de faits sans idées, voilà sans doute ce qui caractérise une culture
philosophique. Mais pas d’idée sans faits, c’est la règle pédagogique qui s’impose si l’on veut
que cet enseignement soit vraiment accessible et surtout profitable à des esprits novices.
Par suite, ce qui apparaîtra essentiel au professeur, ce sera, plutôt que la discussion de
« thèses » et les débats d’école, la position même des questions. Elles doivent se présenter, non
comme le produit artificiel de la tradition particulière au monde des philosophes, non comme
résultant du heurt, de certaines catégories ou de certains partis pris décorés de quelque nom
Instructions du 2 septembre 1925 ix
de système, mais comme issues de la réalité elle-même, morale ou physique, et des obscurités
qu’elle présente à qui veut la rendre intelligible. Les « doctrines », lorsqu’on croira utile
cependant de les faire connaître, apparaîtront alors comme l’expression des divers points de
vue possibles sur la question étudiée. Elles aideront à classer les idées tirées des choses même,
et prendront ainsi toute leur valeur.
Rien n’est plus propre à fausser la pensée, à détourner de toute réflexion sérieuse, à dégoû-
ter les esprits solides d’une philosophie où ils ne verraient qu’une vaine éristique 1 , que ces
interminables « revues » d’opinions diverses et contraires sur des problèmes à peine énoncés.
De telles « revues », peu instructives en raison de leur inévitable brièveté et de l’impossibilité
où l’on se trouve le plus souvent de les appuyer sur une étude directe des textes originaux,
surchargent la mémoire sans éclairer l’esprit.
C’est pourquoi, aussi, le professeur ne négligera pas les occasions que le programme lui
offre si nombreuses, de mettre la culture philosophique en relation avec les problèmes réels
que pose la vie morale, sociale, économique des milieux où le jeune homme est appelé à vivre.
S’il ne doit pas avoir l’impression que la réflexion philosophique se meut dans un monde à
part, sans relation avec celui de la science ou celui de la vie, pourquoi craindrait-on d’aborder
devant lui les questions « d’actualité »? Ne vaut-il pas mieux les éclairer à la lumière sereine
de la pensée désintéressée que d’attendre le moment où elles se résoudraient pour lui dans
l’entraînement des passions, sous l’influence de préjugés sociaux, sous la pression des intérêts,
toutes causes d’aveuglement auxquelles, dans une grande mesure, notre élève a encore l’heur
d’échapper. Ce n’est nullement introduire la politique dans nos classes que d’y parler des
conditions économiques de la vie moderne, des œuvres d’entraide et de prophylaxie 2 sociale,
de l’état démographique de notre pays, de la crise de la natalité, etc. À quel moment plus
favorable nos jeunes gens commenceraient-ils à acquérir le sentiment, et un sentiment réfléchi,
de leurs tâches prochaines, qu’à cet âge où l’âme est naturellement généreuse, mais a aussi
besoin d’être prémunie contre la légèreté et contre l’utopie?
La méthode
Le professeur est libre de sa méthode comme de ses opinions. Les instructions présentes
ne font que confirmer les instructions antérieures : une même méthode ne peut convenir éga-
lement à toutes les questions ni à tous les professeurs. L’ordonnance du cours, les programmes
le disent expressément, est laissée à la convenance du professeur. Tel peut avoir ses raisons
pour rapprocher des questions qu’un autre dissociera, ou pour aborder son cours par un côté
ou par un autre. Ce pourra même être une pratique profitable de poursuivre parallèlement
deux parties différentes du cours, par exemple psychologie et morale, logique et métaphy-
sique, etc. Les élèves y trouveront plus de variété, et le professeur plus de facilité pour certains
rapprochements utiles. La seule exclusion antérieurement formulée, et que nous devons aussi
confirmer, c’est celle du cours dicté. Mais il peut être utile de dicter soit un cours résumé
après la leçon, soit plutôt encore un bref sommaire, qui, fourni avant l’exposé oral, permet aux
élèves de bien suivre, en se rendant compte du plan et des articulations qu’il comporte. C’est
le complément indispensable du cours librement parlé et le plus propre à économiser le temps.
Un tel sommaire, réduit à une quinzaine de lignes, pourrait même être donné autographié aux
élèves de façon à éviter toute dictée. Pour la leçon elle-même, la méthode socratique pure aurait
des avantages pédagogiques très certains. Mais il ne faut pas oublier que c’est de beaucoup
la plus difficile à manier. Elle exige de la part du professeur des qualités exceptionnelles de
sobriété dans la parole, de fermeté et de netteté dans la pensée, de prestesse d’esprit pour
1. L’art de la la controverse. tion ou l’extension des maladies ; ici, ce terme désigne
2. Littéralement, ensemble de moyens médicaux les politiques sociales destinées, par exemple, à pré-
mis en œuvre pour empêcher l’apparition, l’aggrava- venir la délinquance ou l’échec scolaire, etc.
x Instructions officielles
mettre à profit les réponses et parer aux objections; en fin de compte, elle suppose chez lui une
grande autorité et une prise parfaite sur ses élèves. D’autre part, elle ne peut convenir qu’à des
classes relativement peu nombreuses et contenant un nombre suffisant d’élèves intelligents et
zélés, capables d’entraîner le reste. Enfin, alors même que toutes ces conditions sont réunies,
c’est en tout cas une méthode lente, profitable assurément à l’éveil des esprits, mais dont la
surcharge croissante des programmes tend à détourner de plus en plus les professeurs. Elle ne
saurait donc, malgré sa valeur théorique, être pratiquement conseillée d’une manière générale
ni sans réserves.
Toutefois, même alors qu’on en adopte une autre, il est nécessaire de conserver quelque
chose des avantages de la méthode socratique. Même si la leçon est faite ex cathedra, le profes-
seur doit associer autant qu’il le peut les élèves au mouvement de sa pensée, à l’effort d’une
recherche présente. La mesure et la forme de cette collaboration de la classe avec le maître
peuvent varier à l’infini. Elle sera plus ample s’il s’agit de problèmes de psychologie ou de
morale, sur lesquels les jeunes gens peuvent avoir ou croire qu’ils ont déjà quelques lumières.
Elle sera plus restreinte si l’on aborde des questions plus difficiles ou plus techniques. Mais il
est toujours possible et utile, ne serait-ce que pour détendre et renouveler l’attention, que le
professeur s’interrompe de temps en temps pour s’assurer qu’il est compris et suivi. Il provo-
quera certains rapprochements d’idées, fera découvrir des exemples, ou mieux encore, dans la
mesure où il sait avoir affaire à des élèves intelligents et sérieux, il suscitera des questions et
des objections. Mais jamais sa leçon ne devra revêtir la forme d’une conférence où l’auditoire
reste passif. Quelle que soit sa façon de procéder, le professeur ne remplirait pas véritablement
sa fonction s’il ne mettait pas les élèves en état de penser réellement ce qu’il est en train
d’exposer, et ne s’assurait pas qu’ils réussissent. D’ailleurs, il les repose de l’effort souvent
difficile de suivre une pensée qui leur vient du dehors, et l’appel ainsi fait à leur spontanéité
intellectuelle leur sera agréable autant qu’utile. En se montrant accueillant aux questions
comme aux réponses souvent naïves ou gauches d’esprits novices, en s’efforçant d’en tirer le
meilleur parti, en évitant surtout d’écarter ou de décourager par l’indifférence ou surtout par
l’ironie une tentative modeste de réflexion personnelle, le professeur, en même temps qu’il
donne une marque appréciée de bonté, met de la vie dans sa classe; il fait communiquer les
esprits, il développe à la fois la personnalité et le sens social des élèves, il fait œuvre d’éducateur.
L’usage d’un manuel ne saurait, en lui-même, constituer une méthode acceptable. À
s’abriter derrière un livre, le professeur perdrait son autorité en abdiquant sa personnalité.
Ce n’est donc qu’accidentellement qu’il pourra recourir à un manuel, soit pour compléter
son cours sur les points où lui-même ne revendique aucune originalité, soit pour gagner un
peu de temps. Même dans le cas où, sous la forme d’un cours dactylographié, par exemple,
c’est son œuvre même que le professeur remettrait entre les mains de ses élèves, cela n’irait pas
sans quelques inconvénients. Il risque d’être lui-même trop enchaîné à son texte et d’être gêné
dans l’effort de rénovation que suppose toujours un enseignement vraiment actif. L’élève, de
son côté, fort du texte sûr qu’il possède, se désintéressera souvent de ce qui se fera en classe.
Une telle pratique n’est donc favorable ni au progrès personnel, ni à l’autorité pédagogique
du maître. Rien ne vaudra jamais ici, la transmission directe et vivante de la pensée par la
parole, où vraiment les esprits communiquent. Dans la mesure enfin où le professeur est obligé
d’exposer sa pensée ex professo, il est inadmissible que les élèves ne prennent aucune note. On
se met alors, en effet, dans la nécessité de répéter sous la forme d’une dictée trop étendue, ce
qu’on a déjà dit avec plus d’ampleur et de liberté. Il en résulte une perte regrettable de temps,
et aussi de profit : car dans ces conditions, l’élève risque fort d’oublier les développements
qu’il aura passivement écoutés sans rien dire et sans rien écrire. De la leçon, il ne conservera
qu’un insuffisant résumé dont il croira toujours se contenter.
Beaucoup de professeurs se montrent injustement sceptiques sur l’aptitude des élèves à
prendre utilement des notes. Nous pouvons affirmer, au nom de l’expérience, qu’au contraire
Instructions du 2 septembre 1925 xi
tous peuvent y arriver d’une manière convenable. Il suffit que, dès le début, le professeur y
dresse ses élèves, et qu’il conserve toujours dans l’improvisation la plus libre cette netteté
d’élocution, cet accent de la parole, cette variété de débit, tantôt plus lent, tantôt plus rapide,
suivant l’importance du développement, grâce auquel l’auditeur pourra discerner l’essentiel
de l’accessoire, et, sans sténographier, suivre la leçon avec une fidélité intelligente. Que ces
notes soient révisées et complétées après la classe, au moment même où l’on étudiera la
leçon, et l’élève aura ainsi, sans perte de temps, une série de véritables rédactions qui seront
son instrument personnel de préparation au baccalauréat. Ce cours, le professeur en devra
contrôler d’une façon suivie la bonne tenue. Qui dit contrôle ne dit pas correction, mais
simple prélèvement d’échantillons, surveillance constante du travail de l’élève, sans quoi les
meilleurs se relâchent. Le contrôle est une des fonctions pédagogiques les plus essentielles, et
l’on a regret de constater qu’elle est souvent trop négligée.
La lecture est ici, autant et plus peut-être qu’ailleurs, le complément indispensable de
l’enseignement. Le professeur se préoccupera de constituer dans sa classe une bibliothèque
philosophique alimentée par les cotisations de ses élèves, et encouragera cette manifestation de
solidarité entre les générations successives. Il développera le goût de l’étude et de la recherche
personnelle. Il guidera méthodiquement le choix des lectures. La curiosité des jeunes gens, bien
qu’il faille lui faire quelque crédit, ne va pas toujours à ce qui peut leur être le plus utile et plus
assimilable. Par leur contenu, ces lectures doivent à chaque moment être adaptées aux matières
étudiées, par leur difficulté être en rapport avec l’intelligence et le degré de préparation de
chacun.
Il ne semble pas que l’interrogation doive jamais être, dans la classe de philosophie, une
simple récitation de la leçon. Le professeur devra sans doute en user d’abord pour s’assurer que
le cours a été révisé et étudié après la classe, mais surtout qu’il a été compris et assimilé. Une
bonne interrogation est celle qui renouvelle et complète la leçon, qui en dégage les idées et les
conclusions essentielles, qui cherche à provoquer chez les élèves des questions, des objections,
une réaction personnelle.
On peut faire une certaine place aux exposés d’élèves : une place discrète toutefois, parce
que, sur ce point, il faut compter non seulement avec le peu d’expérience même des meilleurs,
mais avec le peu de confiance qu’un camarade inspire à ses camarades. Mais enfin ce peut
être incidemment un exercice utile, que nous ne voudrions pas plus proscrire que conseiller
sans réserves. Le professeur reste juge. Il serait à souhaiter que la sollicitation vînt des élèves
eux-mêmes : tel s’est personnellement intéressé à une question et désire faire part de sa pensée;
tel autre aura senti vivement la valeur d’un ouvrage et aimera à communiquer à ses camarades
le profit de sa lecture. On ne voudra pas décourager ce zèle intellectuel.
À l’interrogation proprement dite peuvent s’ajouter quelques exercices voisins qui la
complètent. Par exemple, on pourra mettre une question sur laquelle tous auront à réfléchir
et qui donnera lieu, à une date fixée, à un entretien, à une sorte de dissertation orale où
chacun aura son mot à dire, où peut-être surgira une controverse en règle, dans laquelle, sous
la direction et l’arbitrage du professeur, deux protagonistes défendront leur thèse.
En tout ceci, nous ne voulons que faire sentir la variété des exercices que comporte une
classe de philosophie et qui sont propres à y apporter de la vie, à accentuer l’intérêt direct que
les élèves peuvent y prendre. Le professeur n’y sera pas seul à parler et n’y imposera pas une
pensée toute faire sans collaboration active de ses auditeurs. L’enseignement philosophique
perdrait le plus précieux de sa valeur s’il était tenu avec indifférence et passivité, comme une
simple matière d’examen.
Les dissertations doivent tendre à un but analogue. Les sujets en seront choisis de manière
à permettre une utilisation du cours sous un aspect nouveau, mais à en exclure une reproduc-
tion littérale. Si, même au baccalauréat, on tend de plus en plus à éviter la simple « question
xii Instructions officielles
La matière de l’enseignement
La matière de l’enseignement n’appellera que peu d’observations : à ce point de vue, les
programmes sont assez explicites. […]
Les programmes nouveaux […] n’ont pas cru devoir rétablir un cours distinct d’histoire
de la philosophie. Les motifs qui en avaient amené la suppression subsistent. Ce n’est pas
seulement le manque de temps, plus sensible aujourd’hui que jamais, mais c’est surtout que
l’exposition des systèmes, forcément réduite à une excessive brièveté, perdrait par là toute
valeur éducative. Sous la double influence déformante de cette inévitable superficialité et
de l’inexpérience des jeunes gens, les plus hautes doctrines d’un Platon, d’un Malebranche,
d’un Leibniz, risquaient d’apparaître sous un aspect inintelligible ou même caricatural. Quoi
de plus fâcheux qu’une telle impression chez des jeunes gens qu’il est bon d’habituer au
Programme officiel de philosophie xiii
respect des grandes manifestations de la pensée? C’est dire en quel sens doit être compris
l’article du programme à option ainsi libellé : « Tableau d’ensemble très sommaire indiquant
la suite chronologique et les relations des doctrines et des écoles ». Ce n’est à aucun degré une
exposition des systèmes qui est visée par là. Il s’agit uniquement d’un travail de coordination
historique et théorique des doctrines que le cours aura eu l’occasion de faire connaître, mais
d’une façon nécessairement tout à fait dispersée. […]
Conclusion
Telle est la conception que nous nous faisons de l’enseignement philosophique. Déve-
lopper les facultés de réflexion des jeunes gens, les mettre en état et surtout en disposition de
juger plus tard par eux-mêmes, sans indifférence comme sans dogmatisme, leur donner sur
l’ensemble des problèmes de la pensée et de l’action des vues qui leur permettent de s’intégrer
vraiment à la société de leur temps et à l’humanité, voilà quelle est, au fond, la fonction propre
du professeur de philosophie. Il n’en est de plus belle et il ne saurait s’en faire une idée trop
élevée ni trop large. Mais, pour la bien remplir, il faut qu’il sache adapter une si haute ambition
au sentiment des moyens modestes dont il dispose, se mettre à la portée des esprits neufs qu’il
doit mûrir, s’en faire aimer pour les mieux comprendre et les mieux servir, gagner enfin leur
confiance par cette sincérité et cette spontanéité qui touchent si facilement la jeunesse.
Présentation
L’enseignement de la philosophie en classes terminales a pour objectif de favoriser l’accès
de chaque élève à l’exercice réfléchi du jugement, et de lui offrir une culture philosophique
initiale. Ces deux finalités sont substantiellement unies. Une culture n’est proprement phi-
losophique que dans la mesure où elle se trouve constamment investie dans la position des
problèmes et dans l’essai méthodique de leurs formulations et de leurs solutions possibles;
l’exercice du jugement n’a de valeur que pour autant qu’il s’applique à des contenus déterminés
et qu’il est éclairé par les acquis de la culture.
La culture philosophique à acquérir durant l’année de terminale repose elle-même sur la
formation scolaire antérieure, dont l’enseignement de la philosophie mobilise de nombreux
éléments, notamment pour la maîtrise de l’expression et de l’argumentation, la culture littéraire
et artistique, les savoirs scientifiques et la connaissance de l’histoire. Ouvert aux acquis des
autres disciplines, cet enseignement vise dans l’ensemble de ses démarches à développer chez
les élèves l’aptitude à l’analyse, le goût des notions exactes et le sens de la responsabilité
intellectuelle. Il contribue ainsi à former des esprits autonomes, avertis de la complexité du
réel et capables de mettre en œuvre une conscience critique du monde contemporain.
Dispensé durant une seule année, à la fin du cycle secondaire, et sanctionné par les épreu-
ves d’un examen national, l’enseignement de la philosophie en classes terminales présente
un caractère élémentaire qui exclut par principe une visée encyclopédique. Il ne saurait être
question d’examiner dans l’espace d’une année scolaire tous les problèmes philosophiques
que l’on peut légitimement poser, ou qui se posent de quelque manière à chaque homme sur
lui-même, sur le monde, sur la société, etc. Il ne peut pas non plus s’agir de parcourir toutes les
étapes de l’histoire de la philosophie, ni de répertorier toutes les orientations doctrinales qui
xiv Instructions officielles
s’y sont élaborées. Il convient donc d’indiquer clairement à la fois les thèmes sur lesquels porte
l’enseignement et les compétences que les élèves doivent acquérir pour maîtriser et exploiter
ce qu’ils ont appris. Le programme délimite ainsi le champ d’étude commun aux élèves de
chaque série.
Dans les classes terminales conduisant aux baccalauréats des séries générales, le programme
se compose d’une liste de notions et d’une liste d’auteurs. Les notions définissent les champs
de problèmes abordés dans l’enseignement, et les auteurs fournissent les textes, en nombre
limité, qui font l’objet d’une étude suivie.
Ces deux éléments seront traités conjointement, de manière à respecter l’unité et la cohé-
rence du programme. C’est dans leur étude que seront acquises et développées les compétences
définies ci-dessous. Les notions peuvent être interrogées à la faveur du commentaire d’une
œuvre; le commentaire d’une œuvre peut à son tour être développé à partir d’une interroga-
tion sur une notion ou sur un ensemble de notions, qu’il permet aussi d’appréhender dans
certains moments historiques et culturels de leur élaboration. Le professeur déterminera la
démarche qui lui paraîtra le mieux correspondre aux exigences de son cours et aux besoins de
ses élèves.
La liste des notions et celle des auteurs ne proposent pas un champ indéterminé de
sujets de débats ouverts et extensibles à volonté. Elles n’imposent pas non plus un inventaire
supposé complet de thèmes d’étude que l’élève pourrait maîtriser du dehors par l’acquisition
de connaissances spéciales, soit en histoire de la philosophie, soit en tout autre domaine du
savoir. Elles déterminent un cadre pour l’apprentissage de la réflexion philosophique, fondé
sur l’acquisition de connaissances rationnelles et l’appropriation du sens des textes.
Notions et repères
Le choix d’un nombre restreint de notions n’a d’autre principe que d’identifier les plus
communes et les mieux partagées. Les notions retenues doivent constituer un ensemble
suffisamment cohérent et homogène pour que leur traitement fasse toujours ressortir leurs
liens organiques de dépendance et d’association. En outre, la spécification des listes de notions
propres au programme de chaque série tient compte non seulement de l’horaire dévolu à
l’enseignement de la philosophie, mais aussi des connaissances acquises par les élèves dans
les autres disciplines. Enfin, l’intelligence et le traitement des problèmes que les notions
permettent de poser doivent être guidés par un certain nombre de repères explicites.
Notions
Dans toutes les séries, la liste des notions s’articule à partir de cinq champs de problèmes,
eux-mêmes désignés par des notions, isolées ou couplées, qui orientent les directions fon-
damentales de la recherche. Ces cinq notions ou couples de notions occupent la première
colonne des tableaux ci-après.
La deuxième colonne présente les principales notions, isolées ou couplées, dont le trai-
tement permet de spécifier et de déterminer, par les relations qu’il établit entre elles, les
problèmes correspondant à ces divers champs.
La présentation de certaines notions en couple n’implique aucune orientation doctrinale
définie. De même que la mise en correspondance des notions de la deuxième colonne à celles
de la première, elle vise uniquement à définir une priorité dans l’ordre des problèmes que ces
notions permettent de formuler.
Les notions figurant dans l’une et l’autre colonnes ne constituent pas nécessairement,
dans l’économie du cours élaboré par le professeur, des têtes de chapitre. L’ordre dans lequel
les notions sont abordées et leur articulation avec l’étude des œuvres relèvent de la liberté
Programme officiel de philosophie xv
Repères
L’étude méthodique des notions est précisée et enrichie par des repères auxquels le profes-
seur fait référence dans la conduite de son enseignement. Il y a lieu de les formuler explicite-
ment, pour en faciliter l’appropriation par les élèves. Ceux dont l’usage est le plus constant et
le plus formateur sont répertoriés, par ordre alphabétique, sous chaque tableau.
Chacun de ces repères présente deux caractéristiques : il s’agit, d’une part, de distinc-
tions lexicales opératoires en philosophie, dont la reconnaissance précise est supposée par la
pratique et la mise en forme d’une pensée rigoureuse, et, d’autre part, de distinctions concep-
tuelles accréditées dans la tradition et, à ce titre, constitutives d’une culture philosophique
élémentaire.
Les distinctions ainsi spécifiées présentent un caractère opératoire et, à des degrés variables,
transversal, qui permet de les mobiliser progressivement, en relation avec l’examen des notions
et l’étude des œuvres, ainsi que dans les divers exercices proposés aux élèves. Par exemple, la
distinction cause/fin peut être impliquée dans l’examen des notions de vérité, d’histoire, de
liberté, d’interprétation, de vivant, ou la distinction idéal/réel peut intervenir dans celui des
notions d’art, de religion, de liberté, de bonheur, etc.
C’est aussi pourquoi ces repères ne feront en aucun cas l’objet d’un enseignement séparé
ni ne constitueront des parties de cours; le professeur déterminera à quelles occasions et dans
quels contextes il en fera le mieux acquérir par les élèves l’usage pertinent, qui ne saurait se
réduire à un apprentissage mécanique de définitions.
Les sujets donnés à l’épreuve écrite du baccalauréat porteront sur les notions (colonnes 1 et
2) et sur les problèmes qu’elles permettent de poser (l’un des sujets le faisant au travers d’une
explication de texte). La structure du programme autorise que ces sujets puissent recouper
divers champs, pourvu qu’ils présentent un caractère élémentaire et qu’au moins une des
notions du programme soit clairement identifiable par l’élève dans leur formulation. Ils ne
prendront pas directement pour objet les distinctions figurant dans la liste des repères (ce qui
n’exclut pas, bien entendu, qu’elles soient utilisées dans leur formulation); la maîtrise de ces
distinctions permettra au candidat de mieux comprendre le sens et la portée d’un problème
et de construire sa réflexion pour le traiter.
Série scientifique
Le sujet La conscience; l’inconscient; le désir.
La culture L’art; le travail et la technique; la religion.
La raison et le réel La démonstration; le vivant; la matière et l’esprit; la vérité.
La politique La société et l’État; la justice et le droit.
La morale La liberté; le devoir; le bonheur.
Repères absolu/relatif; abstrait/concret; en acte/en puissance; analyse/synthèse; cause/fin;
contingent/nécessaire/possible; croire/savoir; essentiel/accidentel; expliquer/com-
prendre; en fait/en droit; formel/matériel; genre/espèce/individu; idéal/réel; iden-
tité/égalité/différence; intuitif/discursif; légal/légitime; médiat/immédiat; objectif/
subjectif; obligation/contrainte; origine/fondement; persuader/convaincre; ressem-
blance/analogie; principe/conséquence; en théorie/en pratique; transcendant/imma-
nent; universel/général/particulier/singulier
Auteurs
L’étude d’œuvres des auteurs majeurs est un élément constitutif de toute culture philo-
sophique. Il ne s’agit pas, au travers d’un survol historique, de recueillir une information
factuelle sur des doctrines ou des courants d’idées, mais bien d’enrichir la réflexion de l’élève
sur les problèmes philosophiques par une connaissance directe de leurs formulations et de
leurs développements les plus authentiques. C’est pourquoi le professeur ne dissociera pas
l’explication et le commentaire des textes du traitement des notions figurant au programme.
Les œuvres seront obligatoirement choisies parmi celles des auteurs figurant dans la liste
ci-dessous. Deux œuvres au moins seront étudiées en série L, et une au moins dans les séries
ES et S. Ces textes seront présentés par l’élève, le cas échéant, à l’épreuve orale du baccalauréat.
Dans tous les cas où plusieurs œuvres seront étudiées, elles seront prises dans des périodes
distinctes (la liste fait apparaître trois périodes : l’Antiquité et le Moyen Âge, la période
moderne, la période contemporaine).
Programme officiel de philosophie xvii
Pour que cette étude soit pleinement instructive, les œuvres retenues feront l’objet d’un
commentaire suivi, soit dans leur intégralité, soit au travers de parties significatives, pourvu que
celles-ci aient une certaine ampleur, forment un tout et présentent un caractère de continuité.
Bien entendu, le professeur peut aussi utiliser pour les besoins de son enseignement des extraits
d’écrits dont les auteurs ne figurent pas sur cette liste.
Platon; Aristote; Épicure; Lucrèce; Sénèque; Cicéron; Épictète; Marc Aurèle; Sextus
Empiricus; Plotin; Augustin; Averroès; Anselme; Thomas d’Aquin; Guillaume d’Ockham.
Machiavel; Montaigne; Bacon; Hobbes; Descartes; Pascal; Spinoza; Locke; Malebranche;
Leibniz; Vico; Berkeley; Condillac; Montesquieu; Hume; Rousseau; Diderot; Kant.
Hegel; Schopenhauer; Tocqueville; Comte; Cournot; Mill; Kierkegaard; Marx; Nietzsche;
Freud; Durkheim; Husserl; Bergson; Alain; Russell; Bachelard; Heidegger; Wittgenstein;
Popper; Sartre; Arendt; Merleau-Ponty; Levinas; Foucault.
Principes directeurs
— Bienveillance de l’évaluation et de la notation :
— voir ce qui se trouve dans la copie et ne pas chercher ce qui en est absent ou ce
que l’on attend, sur la base de ses propres interprétations ou anticipations;
— ne pas dévaloriser l’effort de pensée, même maladroit, ainsi que les apports sub-
jectifs : références originales, exemples personnels (si pertinents);
L’évaluation des épreuves au baccalauréat xix
Notation
— Notation sur 20.
— Utilisation de toute l’échelle des notes, en particulier pour les copies les meilleures.
— Pas de barème, ni partie par partie, ni pour l’ensemble : la notation résulte d’une
évaluation globale de la prestation du candidat.
— En concertation avec les autres professeurs, respect d’une médiane à 11,5 (à peu près).
— Utilisation de toute l’échelle de notes, en particulier pour bien différencier les notes
supérieures à 14.
— Note de 5/20 maximum à une copie non intelligible et non structurée.
— Note de 6 à 8/20 à une copie intelligible mais qui ne répond pas à l’exercice (bavardages,
exposé d’exemples sommaires ou anecdotiques et de lieux communs, copie formelle et
vide quant au fond…)
— Ne pas hésiter à mettre la note médiane à une copie qui témoigne d’un effort réel de
composition (dissertation ou explication de texte), même si celle-ci reste inaboutie (les
candidats restent des « grands débutants » en philosophie, même s’ils ont travaillé
sérieusement).
Notation de la dissertation
— Pas moins de 8/20 si la copie comporte quelques références philosophiques, même sans
rapport avec le sujet;
— pas moins de 8/20 si la copie montre un effort pour construire un raisonnement;
— pas moins de 8/20 et pas plus que la médiane si la copie est intelligible mais qu’elle
construit un raisonnement partiellement hors-sujet;
— pas plus de 10/20 à une copie qui se contente de réciter des éléments de cours exacts
mais non pertinents;
— pas moins de 12/20 si le raisonnement est construit et les affirmations justifiées;
— pas moins de 12/20 si les références philosophiques ou les exemples étudiés sont en
rapport avec le sujet;
xx Instructions officielles
— pas moins de 16/20 si le problème posé par le sujet est expliqué, si le raisonnement pour
lui apporter une solution est construit, si les références philosophiques et les exemples
mobilisés sont pertinents (rappel : utiliser toute l’échelle des notes de 16 à 20).
Notation :
— pas moins de 8/20 et pas plus de 12 lorsque le texte est partiellement perdu de vue mais
que la copie comporte des éléments de réflexion pertinents;
— pas plus de 10/20 si le texte est pris comme prétexte pour disserter ou exposer des
éléments (même exacts) de cours;
— pas moins de 12/20 pour une explication commençante, même maladroite et inaboutie;
— pas moins de 13/20 si la copie montre un effort pour expliquer le texte même si celui-ci
a été compris de façon un peu approximative ou incomplète;
— pas moins de 14/20 si l’explication montre que le texte est précisément questionné;
— pas moins de 16/20 si l’explication est développée avec amplitude et justesse (rappel :
utiliser toute l’échelle des notes de 16 à 20).
Cette idée reçue qui traverse les générations semble être l’amie des exclus de la philosophie,
des « laissés pour compte » qui n’auraient pas été compris d’elle. Que d’angoisse pour les
arrivants en classe de terminale à l’évocation d’une telle idée! L’évaluation en philosophie,
envisagée comme une menace, une épée de Damoclès, une sanction aléatoire qui mettrait en
péril leur liberté de penser, d’expression, voire l’équilibre de leur moyenne, a de quoi engendrer
un sentiment de révolte. N’est-ce pas le fait d’un régime totalitaire que de sanctionner une
personne sur ses opinions? Ou bien une attitude démagogique : comment être sûr de penser
comme le professeur, de le séduire par mes opinions afin d’avoir la meilleure note possible?
Ou encore une tendance au fatalisme : la réussite à l’épreuve de philosophie ne dépend ni de
moi ni de mon travail mais du hasard des jurys, du bon vouloir des dieux, de la magnanimité
du correcteur.
L’argument majeur des défenseurs de cette idée se fonde sur cette anecdote transgéné-
rationnelle qui se perpétue sans jamais perdre de sa vigueur. Elle relate le cas d’une copie
« Noter une copie de philosophie est trop subjectif» xxi
qui, ayant choisi comme sujet : « Qu’est-ce que l’audace? », aurait eu une excellente note en
répondant : « C’est ça! » Quels sont nos moyens pour interroger la véracité de cette anecdote
puisque le halo mythique qui l’entoure ne nous permet pas d’en saisir l’origine?
Il est vrai que l’inspiration, cette bénédiction des dieux, insaisissable impulsion de créati-
vité à la venue hasardeuse et fugitive, semble avoir une part plus importante en philosophie
que dans les autres matières. Est-ce de son fait si chaque année, des professeurs s’étonnent de
quelques résultats inattendus qui montrent qu’il est toujours possible de réussir sans avoir
trop travaillé dans l’année et d’échouer malgré des efforts réels et sérieux?
Cette injustice ne pourrait-elle nous faire aboutir à la conclusion que la philosophie
n’évalue pas la régularité du travail de l’élève mais quelques idées et opinions présentées
opportunément le jour de l’épreuve? Les professeurs eux-mêmes semblent aller dans le sens de
cette idée lorsqu’ils répètent aux élèves désemparés qu’il n’y a pas de méthode qu’il suffirait
d’apprendre et de reproduire pour réussir l’épreuve. Ils ne font que s’appuyer sur les consignes
officielles : « Il n’y a pas lieu de fournir une liste exhaustive des démarches propres au travail
philosophique, ni par conséquent une définition limitative des conditions méthodologiques
de leur assimilation. Le professeur doit lui-même donner dans l’agencement de son cours,
l’exemple de ces diverses démarches. » (Bulletin officiel no 25, 19 juin 2003)
Or, si l’on regarde les autres matières enseignées, les mathématiques, la physique, la chimie
donnent des règles qu’il suffit d’apprendre. Les réponses demandées s’évaluent selon des
normes de vérités objectives, facilement identifiables. En histoire, en économie, l’acquisition
de connaissances, d’une méthodologie, l’exercice régulier est une des conditions à la fois
nécessaires et suffisantes pour garantir la réussite à l’épreuve. En philosophie, si ces paramètres
sont nécessaires pour progresser et parvenir à un bon niveau, ils semblent insuffisants pour
garantir le succès de façon assurée.
Comment donc rendre compte de cette dissonance, de cette tendance quelquefois inverse-
ment proportionnelle entre la quantité de travail fournie et la note obtenue au final, autrement
que par l’idée d’un verdict aléatoire d’un correcteur dont l’unique critère d’évaluation serait
ses propres préférences et ses opinions personnelles?
Par souci de justice, on est en droit de s’interroger sur les principes qui vont guider
l’évaluation d’une copie de philosophie. Sur quel critère l’évaluateur va-t-il se baser pour
justifier son verdict?
Si l’on procède à l’analyse de l’anecdote sur l’audace, une telle réponse, qu’elle soit consi-
dérée comme un acte de courage ou de refus intellectuel n’en reste pas moins un acte. Or
l’évaluation en philosophie n’a pas pour objet l’action. Ceci peut donc nous faire douter de la
véracité d’une telle anecdote. A-t-elle pour autant comme objet d’évaluer une telle opinion?
Une opinion se caractérise par sa dimension subjective (il s’agit d’un point de vue personnel
sur la réalité). N’ayant pas encore été confrontée à d’autres points de vue, elle n’a pas réelle-
ment réfléchi sur ses fondements. Mais nul besoin de passer par la philosophie, pour exprimer
son opinion. De plus la philosophie ne s’en contente pas. Le travail philosophique exige en
effet tout autre chose que la simple expression d’un avis personnel. Il exige (et c’est sans doute
l’un des premiers repères qui guide l’évaluation) la capacité à s’ouvrir sur de nouveaux modèles
pour mieux comprendre le monde.
Cet exercice rationnel d’une pensée qui cherche à dépasser le point de vue affectif et
subjectif sur le monde pour parvenir à des résultats plus ouverts, objectifs, susceptibles de
provoquer l’accord de l’autre (entre autre par un travail d’argumentation) rejoint dans sa
démarche les exigences des mathématiques. À la différence qu’il n’est pas question de ma-
nipuler des chiffres et des symboles mais plutôt des idées afin de parvenir, par la voie de la
démonstration, à des conclusions fécondes.
Cette importance de la rigueur du raisonnement est un repère également déterminant
dans l’évaluation d’un devoir. Cependant peut-on demander à de jeunes initiés de résoudre en
xxii Instructions officielles
quelques heures des questions qui perdurent depuis l’Antiquité? C’est ici qu’entre en jeu une
autre exigence de l’évaluateur. Le recours aux philosophes permet à la pensée de faire des pas
de géant. Certains ont réfléchi toute une vie sur des questions fondamentales et fournissent
des outils permettant d’agrandir les perspectives de ce puzzle complexe qu’est le monde.
Mais, en dépit de cet apport extérieur, que sont les philosophes, tout devoir en philosophie
doit être singulier. Le sujet s’y exprime par sa façon d’envisager la question à travers son style,
sa culture, ses propres questionnements, son vécu. C’est pour cette raison, dit Kant, qu’on
ne peut apprendre la philosophie, on ne peut qu’apprendre à philosopher. « Comment? En
philosophant soi-même : en s’interrogeant sur sa propre pensée, sur la pensée des autres, sur
le monde, la société, sur ce que l’expérience nous apprend, sur ce qu’elle nous laisse ignorer.
Qu’on rencontre en chemin les œuvres de tel ou tel philosophe. On pensera mieux, plus fort,
plus profond, plus vite. » (André Comte-Sponville, Présentations de la philosophie).
Toutefois, la singularité de chaque devoir n’implique pas l’aléatoire de l’évaluation. Les
exigences requises par l’exercice philosophique, pouvant être perçues comme des contraintes,
sont au contraire des points de rencontre essentiels entre l’élève et l’évaluateur. Malgré tout,
si le refus de fournir des règles formelles est le garant de l’expression même de la liberté, à
bien y réfléchir, ne serait-il pas au contraire dommageable pour l’esprit, voire révoltant, que
l’enseignement philosophique ait pour but de formater la pensée? De fournir des prêts à
penser, qu’il suffirait d’apprendre et de reproduire?
Introduction
Le programme de philosophie
xxiii
xxiv Introduction
Approche étymologique
Le mot « philosophie » vient du grec φιλέω (phileô), qui signifie aimer (4)
et de σοφία (sophia), la sagesse (5). Il fut prétendument inventé par Pythagore
qui voulait ainsi exprimer la différence* entre le fait* de rechercher (6) la sagesse
et celui de la détenir (7). Le philosophe reconnaît donc a priori qu’il ne possède
pas la sagesse, qu’il doit la trouver. Une des marques du philosophe est donc son
humilité (8). Cependant, le terme de « philosophie » est ambigu : quelle est cette
sagesse recherchée? Quelle est sa différence* avec le « savoir* »?
Repère : identité/égalité/différence
Repère : savoir/croire
Les savoirs* que vous avez rencontrés jusqu’ici dans votre cursus scolaire portaient tous
sur des objets* bien délimités : la physique sur les interactions atomiques, le français sur la
grammaire et la littérature, l’anglais, les mathématiques, etc. Quel est alors l’objet* de la
philosophie? De quoi parle-t-elle?
Repère : objectif/subjectif
objectif relatif* aux objets*, c’est-à-dire à ce qui n’est pas un sujet* et n’est donc pas
limité par un point de vue.
subjectif relatif* au sujet conscient, à son point de vue. Un sujet* ne peut être totale-
ment neutre.
La première difficulté est que cet objet* semble très difficile à déterminer. La philosophie,
en corrélation avec les mathématiques, a produit tous les savoirs*. Par exemple, la
biologie (9) ou la physique (10) ont d’abord été des entreprises philo-
sophiques — de même, la psychologie (11), la sociologie (12) ou
l’ économie (13). Or, tous ces savoirs* se sont aujourd’hui détachés de la philo-
sophie; quelle est alors l’objet* de cette dernière, puisque toute la réalité* semble accaparée
par d’autres sciences?
Trois approches pour définir la philosophie xxv
Repère : idéal/réel
La philosophie court le risque de devenir inutile ou sans pertinence — mais il faut re-
marquer que, si le philosophe ne prétend pas faire de la physique à la place du physicien, de
la sociologie à la place du sociologue, etc. il peut néanmoins réfléchir ces activités et bien
d’autres. Par exemple, il peut se demander ce qui fait que la physique est une science, à quelles
conditions elle peut accepter une proposition comme scientifique, etc. De même, il peut
réfléchir sur le statut moral de pratiques* telles que l’euthanasie, le clonage, la gestation pour
autrui, etc. parce que le médecin doit pratiquer* la médecine sans nécessairement* pouvoir* se
demander si ce qu’il fait est moral.
Repère : nécessaire/contingent/possible
nécessaire ce qui ne peut pas être autrement qu’il n’est; ce qui est vrai toujours et
partout. Ex. : 2 + 2 est nécessairement* égal à 4.
contingent ce qui peut être autrement qu’il n’est. Ex. : les Français mangent des
escargots, mais ils pourraient manger autre chose.
possible ce qui n’implique pas contradiction, ce qui ne viole aucune règle logique.
Ex. : une licorne est possible* — mais un carré rond est impossible.
en théorie ce qui relève de l’esprit, de la contemplation des idées*; ce qui n’a pas
d’efficacité concrète*. Ex. : une théorie* scientifique.
en pratique ce qui concerne l’action et l’application des principes* théoriques*.
La philosophie se place donc parmi les savoirs*, non parce qu’une partie particulière* de
la réalité* lui serait dévolue, mais parce qu’elle réfléchit toutes les manifestations du savoir*
et, généralement*, de la pensée (14) humaine. Elle se place dans une position
supérieure à toute pensée humaine, toute idée*, pour la réfléchir et la comprendre* comme
manifestation de l’ humanité (15). C’est pour cela que Immanuel Kant définit
la philosophie par la question : « Qu’est-ce que l’homme? » (Kant 1989, p. 25).
Repère : universel/général/particulier/singulier
universel ce qui concerne tout homme, ce qui est vrai toujours et partout dans tout
l’univers*. Ex. : 2 + 2 = 4 est une affirmation universellement* vraie.
général ce qui est vrai dans la majorité des cas. Ex. : Les cygnes sont généralement*
blancs.
particulier ce qui concerne un groupe de personnes par opposition à d’autres groupes.
Ex. : le kimchi est un plat particulier* à la Corée.
singulier ce qui n’est vrai que d’un seul individu*. Ex. : être président de la République
française est une caractéristique singulière* de Emmanuel Macron.
xxvi Introduction
Repère : expliquer/comprendre
L’amour de la sagesse
La philosophie recherche donc un savoir*, une « vérité » sur la pensée humaine, mais
pas uniquement d’un point de vue théorique*. Son intérêt est aussi pratique*. En effet, la
philosophie pose aussi la question : « Comment bien vivre? » Cette question ne vise pas
à déterminer les conditions d’une vie matériellement* bonne, mais celle d’une vie
moralement (16) bonne. Comment mener une vie bonne, et à quelles valeurs souscrire?
Repère : formel/matériel
formel ce qui est relatif* au principe* essentiel* d’une chose, ce qui est déterminé. Ex. :
la forme* d’un bijou.
matériel ce qui est indéterminé, ce qui est en attente de forme*. Ex. : l’or informe*
qui va constituer le bijou. Ce qui constitue le contenu d’une forme*.
Approche historique
L’activité philosophique est apparue vers le viie siècle av. J.-C., dans le monde grec;
elle portait d’abord sur la nature (φύσις — phusis — en grec), et par conséquent on appelle
ces premiers philosophes des physiologues (19). Auparavant, les hommes se
contentaient d’explications* mythologiques (20) ou religieuses
(21) qui faisaient appel à des interventions divines pour comprendre* les phénomènes naturels.
Par exemple, la foudre était la colère de Zeus. Les physiologues cherchèrent au contraire à
expliquer* les phénomènes naturels de façon rationnelle (22), par exemple en
faisant appel à la théorie* des quatre éléments, à l’atomisme, etc.
Quelques philosophes présocratiques : Thalès, Anaximandre, Héraclite, Parmé-
nide, Zénon d’Élée, Démocrite, etc.
Les deux courants les plus significatifs de la fin de l’Antiquité sont le stoïcisme
(27) et l’ épicurisme (28). Ces deux philosophies mettent l’accent sur
l’éthique, sur la question de la vie bonne.
Les stoïciens comme Zénon de Citium, Chrysippe, Épictète ou l’empereur romain
Marc-Aurèle insistent sur la liberté de l’ esprit (29) par rapport au
corps et aux événements extérieurs (puisqu’on ne les contrôle pas), et recommandent
l’effort sur soi pour développer la meilleure partie de l’être humain, c’est-à-dire sa
raison (30). Devant les épreuves, on ne doit pas se laisser affecter.
Les épicuriens comme Épicure, Lucrèce, etc. prennent le parti d’un bonheur et d’une vie
bonne fondée* non sur la seule raison, mais sur le plaisir (31) — à savoir,
le plaisir contrôlé et non l’ hédonisme (32). Un épicurien n’est pas un
débauché, mais son but est de ne satisfaire que les désirs essentiels*, voire d’éteindre
tout à fait le désir.
Repère : essentiel/accidentel
essentiel ce qu’une chose ne peut pas ne pas être. Ex. : un chat ne peut pas ne pas être
un mammifère.
accidentel ce qu’une chose peut être ou ne pas être, selon les circonstances. Ex. : un
chat peut voir son pelage grisonner sans cesser d’être un chat.
Repère : origine/fondement
etc. L’humanisme place l’être humain au centre de l’univers* et se confronte à des découvertes
bouleversantes, comme par exemple le contact avec les civilisations amérindiennes
(35).
Se dessine à partir de là un nouveau tournant pour la philosophie : Francis Bacon
et René Descartes refondent* le savoir humain et définissent la science moderne
(36). À sa suite, Blaise Pascal, Baruch Spinoza, Nicolas Malebranche,
Gottfried Wilhelm Leibniz, etc. forment* la pensée rationaliste (37) à la-
quelle s’oppose le courant plus anglo-saxon de l’ empirisme (38) (John Locke,
David Hume, George Berkeley).
Au xviiie siècle, le mouvement des Lumières (39) engendre une nouvelle
conception de l’homme, de la politique et de la science. À son aboutissement se trouve Kant,
qui refonde* la philosophie et pose de nouvelles questions dans la Critique de la raison pure :
c’est le criticisme (40).
L’époque contemporaine
L’héritage kantien se poursuit au siècle suivant avec des penseurs monumentaux tels
que Georg Wilhelm Friedrich Hegel ou Karl Marx, qui tentent de construire des
systèmes (41) englobant l’intégralité de la réalité*. Un courant philosophique
du xxe siècle, le structuralisme (42), reprendra cette ambition avec Michel
Foucault, Claude Lévi-Strauss ou Roland Barthes. S’opposent à eux des penseurs
comme Søren Kierkegaard ou Friedrich Nietzsche qui mettent au premier plan
l’ existence (43) individuelle*. Ces penseurs rebelles aux systèmes influenceront
l’ existentialisme (44) de Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Emmanuel
Mounier, ainsi que Henri Bergson ou Vladimir Jankélévitch.
Les deux guerres mondiales sont pour la pensée européenne un choc qui la pousse à se
remettre en question : des penseurs comme Martin Heidegger, Hans Jonas, Hannah
Arendt, Jacques Ellul, etc. tentent de penser la nouvelle vie humaine après Auschwitz et
à l’ère du machinisme. De même, en France, en réaction à l’ambition systématisante du struc-
turalisme, Jacques Derrida, Paul Ricœur, Jean-Luc Marion et d’autres s’intéressent
à l’ herméneutique (45), la théorie* de l’interprétation.
Au début du xxe siècle, intervient ce qu’on a appelé le « tournant linguistique » : on
considérait jusqu’alors le langage comme un ensemble d’étiquettes collées sur les objets*,
objets* dont la réalité* ne dépendait en rien du langage. Des penseurs de la logique comme
Bertrand Russell et Ludwig Wittgenstein introduisent l’idée* selon laquelle nous
ne connaissons la réalité* qu’à travers le prisme du langage. En d’autres termes, le langage
constitue une réalité* à part du monde dit réel*, il correspond à la réalité* de l’être humain.
Trois approches pour définir la philosophie xxix
Figure 3 — Une autre façon d’aborder les questions des enfants [Watterson]
Les problèmes philosophiques, par exemple, ne sont que des problèmes de langage. Ces idées*
ont engendré la tradition anglo-saxonne nommée philosophie analytique (46),
mais aussi le courant français, puis américain, du postmodernisme (47) : afin
de résoudre un problème, il faut d’abord analyser* les termes dans lesquels il est posé (voir
aussi en annexe un schéma sur les courants philosophiques au xxe siècle).
Repère : analyse/synthèse
Approche conceptuelle
Tout le monde peut-il être philosophe ?
La philosophie semble une activité technique réservée aux philosophes ; en ce sens, elle
est difficilement accessible au grand public. Néanmoins, comme le dit Antonio Gramsci,
cette opinion est fausse car la philosophie ne se réduit pas à un ensemble de doctrines plus ou
moins absconses. Tout le monde est philosophe en un sens plus large.
Les enfants, tout d’abord, sont philosophes car ils se posent des questions sur le monde
qui les entoure, et bâtissent souvent des théories* farfelues pour expliquer* ce qu’ils ne com-
prennent* pas. Voyez par exemple, en figure 4 page xxx, cette planche extraite de la bande
dessinée Titeuf, du dessinateur Zep.
Titeuf remarque un phénomène qui l’étonne : son père perd ses cheveux
(48). Ses amis le lui expliquent* en invoquant la loi de la gravité (49). Titeuf
est donc amené à la conclusion que les cheveux descendent (50) avec l’âge et
deviennent des poils (51).
Il n’est pas légitime (52) d’invoquer cette loi pour expliquer* ce phénomène,
car d’une part il est expliqué* par d’autres causes* (l’alopécie, le stress, etc.) et d’autre part
xxx Introduction
il est fondé* sur une analogie* entre la chute des cheveux et l’usure progressive des choses
qui tombent à cause du temps. C’est donc une généralisation* abusive, comme cela se passe
lorsqu’on pense que l’on tombe malade en hiver à cause du froid : ce n’est pas le froid qui
rend malade, mais le fait* que l’on passe plus de temps à l’intérieur des habitations, où la
contamination se fait plus efficacement.
Repère : légal/légitime
Repère : cause/fin
cause raison d’être d’une chose, qui devient son effet ; origine* du processus de causa-
lité*.
fin aboutissement du processus de causalité*; but que poursuit une intention.
Repère : ressemblance/analogie
ressemblance similitude dans l’aspect extérieur; n’exige que deux termes de compa-
raison.
analogie identité de rapports entre des termes matériellement* différents*; exige au
A C
moins trois termes de comparaison ( B = D ).
Ce que fait Titeuf dans la dernière vignette n’est pas raisonnable (53),
pas aisément compréhensible*, notamment par son père, parce que ce dernier n’a pas suivi
son raisonnement. Cependant, son action est rationnelle (54) étant donné son
raisonnement préalable.
Le comportement apparemment absurde de Titeuf n’est pas compréhensible* pour son
père, mais l’est pour le lecteur, qui a suivi son raisonnement et connaît ses présupposés. Cette
bande dessinée illustre donc le fait* que tout raisonnement et donc tout comportement sont
fondés* sur des présupposés, des préjugés, des raisons, etc. qui les expliquent* et qui sont plus
ou moins évidents pour ceux qui les adoptent. Néanmoins, ces présupposés ne sont pas remis
en question, alors qu’ils sont parfois absurdes ou faux, comme dans le cas de Titeuf. Toute
pensée humaine procède donc d’une pré-compréhension* qui semble satisfaisante à celui
qui pense. Il est du ressort de la philosophie de mettre au jour ces visions du monde et de les
critiquer au nom de la raison.
Il faut détruire le préjugé fort répandu selon lequel la philosophie serait quelque
chose de très difficile, étant donné qu’elle est l’activité intellectuelle propre d’une caté-
gorie déterminée de savants spécialisés ou de philosophes professionnels et faiseurs
de systèmes. Il faut donc démontrer au préalable que tous les hommes sont « philo-
5 sophes», en définissant les limites et les caractères de cette « philosophie spontanée»
qui est celle de « tout le monde», autrement dit de la philosophie qui est celle de « tout
le monde», autrement dit de la philosophie qui est contenue : 1) dans le langage même,
lequel est un ensemble de notions et de concepts déterminés, et non pas seulement
un ensemble de mots grammaticalement vides de contenu ; 2) dans le sens commun
10 et le bon sens ; 3) dans la religion populaire, et donc également dans tout le système de
xxxii Introduction
Gramsci soutient que tout le monde est philosophe pour trois raisons.
1. Le langage n’est pas qu’une collection d’étiquettes apposées sur les choses, mais un
ensemble de notions (55) et de concepts (56) (l. 7-9). C’est
pourquoi la traduction n’est pas qu’un exercice de substitution d’un mot pour un autre,
mais une interprétation. Par exemple, le mot coréen 정 (情) est intraduisible dans des
langues occidentales parce qu’il participe d’une vision du monde propre à la civilisation
coréenne.
2. Dans une société on trouve toujours un sens commun (57), la « capacité
de juger, d’agir raisonnablement comme la majorité des gens », ou un bon
sens (58), le « sentiment de ce qui est raisonnable », la « capacité de juger
sainement », c’est-à-dire une sorte de savoir* commun de ce qui est réel* et de ce qui
ne l’est pas.
3. La religion populaire (59) et le folklore (60) correspondent
à un ensemble de croyances, de superstitions, d’opinions, de façons de voir et d’agir
(l. 10-12).
Tout le monde est donc philosophe en un sens fondamental* parce que chaque être humain,
du fait* qu’il utilise un langage, qu’il fait partie d’une société et que dans celle-ci on transmet
un savoir* populaire à travers l’ éducation (61), est porteur d’une théorie* selon
laquelle les choses sont et doivent être. De la même façon, les enfants se demandent tous
comment on fait les bébés : ce n’est pas le côté pratique* de la chose qui les intéresse, mais la
raison pour laquelle ils sont venus à l’existence. On appelle ce type de questions une question
métaphysique (62).
À partir de cette réflexion, Gramsci pose une question (l. 17-30) :
— vaut-il mieux penser sans « conscience critique », c’est-à-dire se laisser imposer méca-
niquement par le milieu extérieur une conception du monde (l. 17-25),
— ou vaut-il mieux « élaborer sa propre conception du monde de façon consciente et
critique » (l. 25-30)?
Trois approches pour définir la philosophie xxxiii
Cette question rhétorique appelle bien sûr la seconde solution : acquérir une conscience
critique de sa propre vision du monde permet « de participer activement à la production
de l’histoire du monde, d’être le guide de soi-même » (l. 28-29). L’ambition du philosophe
revient donc à chercher à constituer une autonomie personnelle (63) dans le
domaine de la pensée, engendrant l’autonomie dans l’action, en se détachant de toute
autorité (64) (politique, religieuse, familiale, etc.) extérieure ou autre que son propre
pouvoir* de réflexion, que sa propre raison (65).
Le modèle socratique
Dans l’Athènes du ve siècle av. J.-C., où vit Socrate, le régime politique est
démocratique (66); cela signifie qu’on arrive au pouvoir*, non par la violence ou l’hé-
rédité, mais en se faisant élire. Afin de se faire élire, il faut convaincre* les électeurs d’apporter
leur suffrage grâce à l’ éloquence (67) et à la rhétorique (68) (l’art
du discours). À cette époque apparaissent donc des maîtres de rhétorique qu’on nomme les
sophistes (69) : ils se distinguent des philosophes en ce qu’ils prétendent détenir
la sagesse et pouvoir* l’enseigner.
Les sophistes enseignent à utiliser le langage pour acquérir un pouvoir (70)
sur l’autre; ils se font fort de persuader* n’importe qui de n’importe quoi grâce à leur maîtrise
du langage. De plus, en raison de la défaite d’Athènes face à Sparte dans la guerre du Pélo-
ponnèse, une crise sociale survient, où les valeurs ancestrales sont remises en question. Par
exemple, pendant un temps, Athènes devient une tyrannie. Les sophistes accompagnent cette
crise des valeurs en insistant sur leur relativité*; Protagoras soutient par exemple que l’être
humain (et non les dieux) est la mesure de toute chose (Platon 1967, p. 98). On appelle cette
attitude le relativisme (71).
Repère : convaincre/persuader
Repère : absolu/relatif
Dans ce contexte, Socrate intervient. Il est le fils d’un tailleur de pierres et d’une sage-
femme. Très laid, il ne se conforme pas à l’idéal* grec qui veut que la beauté soit signe de
bonté (72). Il ne travaille pas, va pieds nus et consacre son temps à discuter avec
ceux qu’il rencontre.
À la différence* des sophistes, Socrate prétend ne savoir* qu’une seule chose : qu’il
ne sait rien (73).
Pour témoigner de ma sagesse, je produirai le dieu de Delphes, qui vous dira si j’en
ai une et ce qu’elle est. Vous connaissez sans doute Khairéphon. C’était mon camarade
d’enfance et un ami du peuple, qui partagea votre récent exil et revint avec vous. Vous
savez aussi quel homme c’était que Khairéphon et combien il était ardent dans tout ce
5 qu’il entreprenait. Or, un jour qu’il était allé à Delphes, il osa poser à l’oracle la question
xxxiv Introduction
que voici — je vous en prie encore une fois, juges, n’allez pas vous récrier —, il demanda,
dis-je, s’il y avait au monde un homme plus sage que moi. Or la pythie lui répondit
qu’il n’y en avait aucun. Et cette réponse, son frère, qui est ici, l’attestera devant vous,
puisque Khairéphon est mort.
10 Considérez maintenant pourquoi je vous en parle. C’est que j’ai à vous expliquer
l’origine de la calomnie dont je suis victime. Lorsque j’eus appris cette réponse de l’oracle,
je me mis à réfléchir en moi-même : « Que veut dire le dieu et quel sens recèlent ses
paroles ? Car moi, j’ai conscience de n’être sage ni peu ni prou. Que veut-il donc dire,
quand il affirme que je suis le plus sage ? car il ne ment certainement pas ; cela ne lui
15 est pas permis.» Pendant longtemps je me demandai quelle était son idée ; enfin je
me décidai, quoique à grand-peine, à m’en éclaircir de la façon suivante : je me rendis
chez un de ceux qui passent pour être des sages, pensant que je ne pouvais, mieux
que là, contrôler l’oracle et lui déclarer : « Cet homme-ci est plus sage que moi, et
toi, tu m’as proclamé le plus sage.» J’examinai donc cet homme à fond ; je n’ai pas
20 besoin de dire son nom, mais c’était un de nos hommes d’État, qui, à l’épreuve, me fit
l’impression dont je vais vous parler. Il me parut en effet, en causant avec lui, que cet
homme semblait sage à beaucoup d’autres et surtout à lui-même, mais qu’il ne l’était
point. J’essayai alors de lui montrer qu’il n’avait pas la sagesse qu’il croyait avoir. Par
là, je me fis des ennemis de lui et de plusieurs des assistants. Tout en m’en allant, je
25 me disais en moi-même : « Je suis plus sage que cet homme-là. Il se peut qu’aucun de
nous deux ne sache rien de beau ni de bon ; mais lui croit savoir quelque chose, alors
qu’il ne sait rien, tandis que moi, si je ne sais pas, je ne crois pas non plus savoir. Il me
semble donc que je suis un peu plus sage que lui par le fait même que ce que je ne sais
pas, je ne pense pas non plus le savoir.» Après celui-là, j’en allai trouver un autre, un de
30 ceux qui passaient pour être plus sages encore que le premier, et mon impression fut la
même, et ici encore je me fis des ennemis de lui et de beaucoup d’autres.
Je n’en poursuivis pas moins mon enquête. Je sentais bien, il est vrai, que je me
faisais des ennemis, et j’en éprouvais de l’ennui et de l’appréhension, mais je me croyais
obligé de mettre le service du dieu au-dessus de tout. Il me fallait donc, pour m’enquérir
35 du sens de l’oracle, aller trouver tous ceux qui passaient pour posséder quelque savoir.
Or, par le chien, Athéniens, car je vous dois la vérité, voici à peu près ce qui m’arriva.
Ceux qui étaient le plus réputés pour leur sagesse me parurent être, sauf quelques
exceptions, ceux qui en manquaient le plus, en les examinant selon la pensée du dieu,
tandis que d’autres, qui passaient pour inférieurs, me semblèrent être des hommes
40 plus sensés. […]
Après les hommes d’État, j’allai trouver les poètes, auteurs de tragédies, auteurs de
dithyrambes et autres, comptant bien que cette fois j’allais prendre sur le fait l’infériorité
de ma sagesse à l’égard de la leur. Je pris donc avec moi ceux de leurs ouvrages qu’ils
me paraissaient avoir le plus travaillés et je leur demandai ce qu’ils voulaient dire, afin
45 de m’instruire en même temps auprès d’eux. Or j’ai honte, Athéniens, de vous dire la
vérité. Il le faut pourtant. Eh bien, tous ceux qui étaient là présents, ou peu s’en faut,
auraient mieux parlé de leurs poèmes qu’eux-mêmes qui les avaient faits. Je reconnus
donc bien vite que les poètes aussi ne sont point guidés dans leurs créations par la
science, mais par une sorte d’instinct et par une inspiration divine, de même que les
50 devins et les prophètes, qui, eux aussi, disent beaucoup de belles choses mais sans se
rendre compte de ce qu’ils disent. Les poètes me parurent être à peu près dans le même
cas. Et je m’aperçus en même temps qu’à cause de leur talent poétique, ils se croyaient
sur tout le reste les plus sages des hommes, ce qu’ils n’étaient pas du tout. Je les quittai
donc, pensant que j’avais sur eux le même genre de supériorité que sur les hommes
55 d’État.
Trois approches pour définir la philosophie xxxv
À la fin, je me rendis chez les artisans ; car, si moi, j’avais conscience que je ne savais
à peu près rien, j’étais sûr de trouver en eux du moins des gens qui savent beaucoup de
belles choses. En cela, je ne fus pas déçu : ils savaient en effet des choses que je ne savais
pas et, en cela, ils étaient plus savants que moi. Seulement, Athéniens, ces bons artisans
60 me parurent avoir le même défaut que les poètes. Parce qu’ils faisaient bien leur métier,
chacun d’eux se croyait très entendu même dans les choses les plus importantes, et
cette illusion éclipsait leur savoir professionnel ; si bien que, pour justifier l’oracle, je
me demandais si je ne préférerais pas être tel que j’étais, sans partager ni leur science
ni leur ignorance, plutôt que d’avoir l’une et l’autre comme eux. Aussi je répondis à
65 moi-même et à l’oracle que j’avais avantage à être tel que j’étais. (Platon 1965, p. 31-33)
Sur ces entrefaites, un de ses amis va consulter l’oracle de Delphes et lui demande s’il y a à
Athènes quelqu’un de plus sage que Socrate, ce à quoi le dieu répond par la négative. Surpris,
puisqu’il est convaincu* qu’il ne sait* rien, Socrate tente de prendre le dieu en défaut en
interrogeant ceux qui se donnent comme détenteurs d’un savoir* x ou y. Par exemple, il
demande à Euthyphron ce qu’est la piété, notamment la piété filiale, alors que ce dernier
intente un procès à son propre père; il demande à un général ce qu’est le courage, etc. Ses
interlocuteurs se moquent de lui et de ses questions naïves (similaires* à celle que se pose
Titeuf), mais se montrent incapables de donner une réponse satisfaisante à la question :
« Qu’est-ce que x? » Socrate révèle à ses interlocuteurs leur ignorance, leur faux savoir*
fondé* sur des idées* reçues, des opinions vagues, des visions du monde.
Socrate en conclut donc qu’il est plus sage que les autres, non parce qu’il détiendrait
un savoir* supplémentaire, mais parce que, tout le monde étant ignorant, lui seul a conscience
de l’être et ne croit* pas savoir*. La sagesse que cherche la philosophie n’est donc pas tant un
savoir* analogue* aux sciences modernes, qu’une attitude (74) fondée* sur la
conscience de sa propre ignorance (75). Cette sagesse s’oppose donc à l’effet
Dunning-Kruger, qui veut que « le même savoir qui sous-tend la capacité à produire des
jugements corrects [soit] aussi le savoir qui sous-tend la capacité à reconnaître des jugements
corrects. Manquer de celui-là, c’est être déficient dans celui-ci » (Dunning et Kruger 1999,
p. 1121-1122). Ce qui signifie que les personnes les moins qualifiées (les plus ignorantes) pour
parler d’un sujet x ou y sont aussi celles qui se sentent le plus en confiance pour en parler,
parce qu’elles manquent du savoir* nécessaire pour reconnaître leur ignorance.
Étant ignorant, le philosophe ne peut prétendre enseigner quoi que ce soit, transmettre
tel ou tel contenu; ce n’est que par un retour sur soi-même de la pensée, retour effectué
individuellement* par chaque personne, que la vérité pourra être découverte . Il refuse donc,
non seulement de se soumettre à une autorité extérieure, comme on l’a vu avec Gramsci, mais
aussi de prétendre détenir une quelconque autorité sur les autres. Kant exprime cette idée*
en soutenant qu’on ne peut pas « apprendre la philosophie » comme on apprend le français,
la chimie ou les mathématiques, mais qu’on peut seulement « apprendre à philosopher ».
La philosophie n’est vraiment qu’une occupation pour l’adulte, il n’est pas étonnant
que des difficultés se présentent lorsque l’on veut la conformer à l’aptitude moins
exercée de la jeunesse. L’étudiant qui sort de l’enseignement scolaire était habitué à
apprendre. Il pense maintenant qu’il va apprendre la Philosophie, ce qui est impossible
5 car il doit apprendre à philosopher. Je vais m’expliquer plus clairement : toutes les
sciences qu’on peut apprendre au sens propre peuvent être ramenées à deux genres :
les sciences historiques et les sciences mathématiques. Aux premières appartiennent,
en dehors de l’histoire proprement dite, la description de la nature, la philologie, le
droit positif, etc. Or dans tout ce qui est historique l’expérience personnelle ou le
10 témoignage étranger, — et dans ce qui est mathématique, l’évidence des concepts
et la nécessité de la démonstration, constituent quelque chose de donné en fait et
xxxvi Introduction
qui par conséquent est une possession et n’a pour ainsi dire qu’à être assimilé : il
est donc possible dans l’un et l’autre cas d’apprendre, c’est à dire soit d’imprimer
dans sa mémoire, soit dans l’entendement, ce qui peut nous être exposé comme une
15 discipline déjà achevée. Ainsi pour pouvoir apprendre aussi la philosophie, il faudrait
qu’il en existât réellement une. On devrait pouvoir présenter un livre et dire : « Voyez,
voici de la science et des connaissances assurées ; apprenez à le comprendre et à le
retenir, bâtissez ensuite là-dessus et vous serez philosophes» : jusqu’à qu’on me montre
un tel livre de Philosophie, sur lequel je puisse m’appuyer à peu près comme sur
20 Polybe pour exposer un événement de l’histoire, ou sur Euclide pour expliquer une
proposition de Géométrie, qu’il me soit permis de dire qu’on abuse de la confiance
du public lorsque, au lieu d’étendre l’aptitude intellectuelle de la jeunesse qui nous
est confiée, et de la former en vue d’une connaissance personnelle future, dans sa
maturité, on la dupe avec une Philosophie prétendument déjà achevée, qui a été
25 imaginée pour elle par d’autres, et dont découle une illusion de science, qui ne vaut
comme bon argent qu’en un certain lieu et parmi certaines gens, mais est partout
ailleurs démonétisée. La méthode spécifique de l’enseignement en Philosophie est
zététique, comme la nommaient quelques Anciens, c’est-à-dire qu’elle est une méthode
de recherche. Et ce ne peut être que dans une raison déjà exercée qu’elle devient en
30 certains domaines dogmatique, c’est-à-dire dérisoire. (Kant 1973, p. 68-69)
La réflexion n’est pas limitée par le monde perceptif; c’est pourquoi les adversaires de la
théorie* de l’évolution ne peuvent arguer de ce qu’ils n’arrivent pas à « imaginer » comment
un œil, par exemple, a évolué.
Le philosophe, avions-nous dit, prend pour objet* la pensée humaine; plus précisément,
il considère sa propre pensée en tant qu’elle est représentative (84) de la pensée
humaine en général*, parce que sa réflexion n’est pas liée à son expérience subjective*. Pour
cette raison, certains élèves sont déçus par le cours de philosophie car ils pensent qu’on peut
« y dire ce qu’on pense » — c’est-à-dire qu’ils présupposent que ce qu’ils pensent est toujours
intelligent : or, penser est affirmer quelque chose sans se demander si ce qu’on affirme est vrai
ou faux, par conséquent philosopher n’est pas dire ce qu’on pense, mais ce qu’on a réfléchi à
partir de ce qu’on pense.
En 399 av. J.-C., on intente un mauvais procès à Socrate pour impiété (85)
et corruption (86) de la jeunesse. Il se défend en arguant qu’il est le meilleur
citoyen d’Athènes, parce qu’il pousse sans cesse ses concitoyens à s’interroger sur leur propre
rapport à la cité et aux lois. Il est comme un taon qui les empêche de s’endormir sur leurs
lauriers. Cette stratégie ne plaît pas aux juges, qui le déclarent coupable et le condamnent à
mort. Un délai d’un mois avant son exécution permet aux amis de Socrate de lui proposer
de s’évader, mais il refuse. Même si les lois d’Athènes l’ont condamné injustement, dit-il, il les
révère et leur obéit. Il meurt en buvant la ciguë (un poison tiré d’une plante).
On peut résumer la leçon socratique en quatre points.
1. Une vie non examinée (87) ne vaut pas la peine d’être vécue. Chaque
être humain doit soumettre sa vie et ses convictions à un examen critique. Par là, on
peut arriver à un bonheur authentique.
2. Il existe des principes (88) valides de pensée et d’action que l’on doit
suivre afin de mener une vie bonne (89) — afin d’être à la fois heureux
et moralement bon.
Repère : principe/conséquence
principe ce qui est premier et commande le développement de ce qui suit. Ex. : les
principes* d’un raisonnement déterminent ce qu’on va conclure; les principes*
moraux déterminent la façon dont on va agir.
conséquence ce qui vient après les principes*, ce qui en est tiré; relation* entre deux
termes qui se suivent.
3. La vérité est en chacun de nous (90), pas dans une opinion extérieure,
dans une religion, etc. Personne ne peut enseigner à qui que ce soit la vérité; chacun
doit la découvrir par soi-même, en soi-même.
4. Il existe néanmoins des personnes — les philosophes — qui peuvent amener à accoucher
de la vérité qui se cache en soi par le biais d’un questionnement qui résulte en un
examen (91) de soi (92).
Première partie
La culture
1
Qu’est-ce qu’un fait de culture?
CHAPITRE 1
Identique sagesse, toi qui composes
l’avenir sans croire au poids qui
décourage, qu’il sente s’élancer dans son
corps l’électricité du voyage.
Char.
Aujourd’hui, on invoque la nature sans cesse, par exemple sur les bouteilles de sham-
pooing, les produits alimentaires, etc. ou quand on parle d’agriculture « biologique ». Cette
nature, considérée comme pure et bonne pour la santé, est opposée à une culture néfaste et
impure, « dénaturée ». Or, comment définir de façon moins biaisée, ce qu’est la nature, et
par conséquent ce qu’est la culture?
SECTION I
1. Existent.
3
4 Chapitre 1 — Qu’est-ce qu’un fait de culture ?
Repère : genre/espèce/individu
Repère : abstrait/concret
abstrait représentation générale* tirée hors de la multiplicité des cas concrets*. Ex. :
le concept de chien n’aboie pas.
concret représentation singulière*, sensible, individuelle*. Ex. : Rin Tin Tin, Milou,
Ran Tan Plan, etc. sont des chiens concrets* parce qu’individualisés*.
Émile Durkheim soutient ainsi que le deuil (14) est un exemple d’une
pratique culturelle (Durkheim 2016b, p. 377-378) : le deuil n’est pas l’expression spontanée
d’émotions individuelles* comme la tristesse. On ne porte pas nécessairement* le deuil parce
qu’on est meurtri de la mort d’un proche; c’est un rite social (15). Pensons
par exemple aux lamentations collectives qui ont suivi la mort de Kim Jong Il : beaucoup
de ces personnes faisaient sembler de pleurer parce qu’elles participaient à une cérémonie,
parce que le deuil est un devoir imposé par le groupe (16). Ne pas porter le deuil
constitue d’ailleurs une sorte de violation des règles sociales à laquelle s’attachent des peines
imaginaires ou réelles* (vengeance de l’âme du défunt, déshonneur social); dans L’Étranger
de Camus, on retient contre Meursault, à son procès, son absence de tristesse apparente à
l’enterrement de sa mère (Camus 2005, p. 66-67, 94, 101). De même, lors de l’affaire du « petit
Grégory », un infanticide dans les années quatre-vingts, la mère de la victime ne semblait pas
assez meurtrie au goût des médias et de l’opinion publique, ce qui a conduit certains, comme
l’écrivaine Marguerite Duras, à l’accuser du meurtre.
De même encore, affirme Marcel Mauss (Mauss 2001, p. 371-372), la technique
(17) est un fait* culturel fondamental* : il définit la technique comme un « acte tra-
ditionnel efficace », parce que a) c’est un acte transmis et enseigné, donc traditionnel, ce
qui distingue les hommes des animaux et b) qu’il permet de produire un certain résultat, ce
qui le rend analogue* aux actes magiques (18), religieux (19) et
symboliques (20). La différence* entre la technique et les autres sortes d’actes
est son caractère mécanique (21), physique (22), qui désigne son
instrument comme le corps (23). Celui-ci est « le premier et le plus naturel ins-
trument de l’homme ». Cependant, l’homme ne peut utiliser son corps n’importe comment :
6 Chapitre 1 — Qu’est-ce qu’un fait de culture ?
il doit l’ éduquer (24) donc le faire adapter à son usage. Par exemple, un chirur-
gien doit apprendre à effectuer des mouvements très minutieux sur tel organe pour éviter
d’endommager tel autre, etc. Plus précisément, cette éducation est un mécanisme de
retardement (25), d’ inhibitions (26) de mouvements désordonnés, qui
permet ensuite « une réponse […] coordonnée de mouvements coordonnés partant alors dans
la direction du but choisi ». Un chirurgien doit résister à l’émoi, au dégoût que lui inspirerait
le spectacle d’un thorax ouvert, par exemple, pour éviter toute action irréfléchie, brutale,
dangereuse, etc. et n’en effectuer que commandées par une conscience claire
(27). Il existe donc tout un ensemble de techniques (28) du corps
(29).
Repère : en fait/en droit
en fait ce qui a effectivement lieu. Ex. : tous les élèves du lycée Xavier ne respectent
pas la règle de l’uniforme.
en droit ce qui, selon les règles ou en théorie*, devrait avoir lieu. Ex. : tous les élèves
du lycée Xavier devraient porter l’uniforme.
I.c L’habitus
Selon quels critères décréter qu’un film de Michael Bay est inférieur en qualité à une
pièce de William Shakespeare? La distinction porte à faux, puisque par exemple Shakes-
peare écrivait ses pièces pour tous les publics, notamment pour le parterre. C’est pourquoi
nombre de termes et d’expressions anglaises viennent du corpus shakespearien : n’écrivant
pas pour les « happy few », à la différence des classiques français, il pouvait se permettre une
grande inventivité langagière. Cependant, aujourd’hui Shakespeare a été coopté par la
culture « officielle » et est peu lu dans le texte.
La culture officielle semble plus raffinée que la culture de masse, et permet donc à ceux
qui la maîtrisent de se distinguer (30) socialement de la masse. Pierre Bour-
dieu montre que les différences sociales se perpétuent, se reproduisent (31)
selon les critères, non seulement du capital économique (32), mais aussi d’un
capital culturel (33) hérité des parents et de l’environnement social, qui permet
à l’individu* d’acquérir des habitus (34), des dispositions, des schèmes d’action
ou de perception (Bourdieu 1979, p. 112). La culture est un capital, comme l’argent.
Cet habitus est un « sens pratique » donnant à l’individu* la maîtrise des règles d’un
milieu social, et par conséquent un avantage par rapport à ceux qui ne les maîtrisent pas :
l’exemple canonique chez Bourdieu est l’ école (35), puisqu’il montre que les
enfants de professeurs ont déjà acquis, à leur entrée dans le système scolaire, les comportements
nécessaires* à leur réussite, ce qui les avantage un peu par rapport aux enfants de classes
favorisées financièrement mais sans grand capital culturel, et grandement par rapport à ceux
de classes populaires ou aux enfants d’immigrés. De même, le snobisme (36)
est une attitude sociale visant à marquer sa différence* par diverses pratiques* plus ou moins
ridicules ou exclusives, comme dans la chanson J’suis snob de Boris Vian ou le phénomène
des hipsters.
La culture de masse émane donc d’une dynamique de distinction (37) so-
ciale. Certains artistes peuvent néanmoins revendiquer leur appartenance à cette culture, ou
jouer sur son ambiguïté avec la culture officielle. Par exemple Jean Dubuffet avec l’art brut,
ou bien Andy Warhol qui, en sérigraphiant des boîtes de soupe ou des photographies de
Sec. I — Comment définir la nature et la culture ? 7
Nous avons déjà parlé des techniques du corps avec Mauss; ici, l’idée d’habitus nous
permet aussi de mieux cerner ce qu’est un fait* de culture. Un comportement naturel peut être
dit instinctif (38), par exemple le réflexe d’extension rotulien chez le médecin;
on l’effectue sans réfléchir, d’autant plus qu’il s’agit d’un réflexe spinal, géré uniquement au
niveau de la moelle épinière, sans passage par le cerveau, sans conscientisation.
Il faut bien distinguer ce qui est instinctif ou inné (39) (ce qu’on possède
à la naissance) de ce qui est spontané (40), autrement de ce qu’on fait sans
réfléchir, mais qui implique la conscience, comme une habitude (41) ou un
habitus . Ce dernier est un comportement auquel l’individu* se livre sans réfléchir, parce qu’il
lui paraît naturel — mais cette spontanéité résulte d’un exercice, d’une adaptation consciente.
Lorsque j’apprends à conduire, je dois acquérir des automatismes qui vont contre ce que je
fais spontanément : par exemple, les jeunes conducteurs ont tendance à fixer les yeux sur
l’extrémité du capot, alors qu’il faut apprendre à projeter le regard vers le lointain, vers la fin
de la route, pour anticiper ce qui arrive.
Ce qui est spontané résulte donc d’un entraînement (42) et est une
disposition (43) à effectuer tel comportement et non tel autre, d’un entraînement à
donner à un acte tel sens et non tel autre. Aristote parle d’une ἕξις (hexis), que l’on peut
traduire aussi par « condition active » (à la différence* des conditions « passives », comme
les tendances naturelles, les émotions, etc.) Cette ἕξις est portée vers l’action, et peut être bien
ou mal possédée (Aristote 1959, p. 58-59). Par exemple, je peux être en bonne ou en mauvaise
santé, conduire plus ou moins bien ma voiture; mon ἕξις est plus ou moins excellente
(44).
Il faut donc distinguer l’inné et l’ acquis (45) (dans lequel se range le spon-
tané). Un comportement culturel se définira donc par son caractère latent (46)
sans être inné, par son caractère acquis à travers l’éducation, l’environnement social, etc. et
aussi par sa reproductibilité (47). Un exemple est ce que Richard Dawkins
nomme le mème (48), par analogie* avec le gène (Dawkins 1989, p. 192) : il s’agit
d’un élément culturel reconnaissable, répliqué et transmis par l’imitation du comportement
d’un individu* par d’autres individus*. Il participe de l’évolution d’une culture. Quelques
exemples de mèmes : la chanson Happy Birthday to You, les proverbes, les comptines, les
religions, etc. mais aussi les « mèmes Internet » : les « Chuck Norris facts », Gangnam Style,
etc.
SECTION II
La coutume est notre nature. Qui s’accoutume à la foi, la croit, et ne peut plus
ne pas craindre l’enfer, et ne croit autre chose. Qui s’accoutume à croire que le roi
est terrible…, etc. Qui doute donc que notre âme, étant accoutumée à voir nombre,
espace, mouvement, croie cela et rien que cela ?
Sec. II — La culture est-elle une seconde nature ? 9
5 Qu’est-ce que nos principes naturels, sinon nos principes accoutumés ? Et dans les
enfants, ceux qu’ils ont reçu de la coutume de leurs pères, comme la chasse dans les
animaux ?
Une différente coutume nous donnera d’autres principes naturels, cela se voit par
expérience ; et s’il y en a d’ineffaçables à la coutume 1 , il y en a aussi de la coutume
10 contre la nature, ineffaçables à la nature, et à une seconde coutume. Cela dépend de la
disposition.
Les pères craignent que l’amour naturel des enfants ne s’efface. Quelle est donc
cette nature, sujette à être effacée ? La coutume est une seconde nature qui détruit la
première. Mais qu’est-ce que nature ? Pourquoi la coutume n’est-elle pas naturelle ? J’ai
15 grand-peur que cette nature ne soit elle-même qu’une première coutume, comme la
coutume est une seconde nature. (Pascal 1987c, p. 1121, 1212)
Pascal reprend l’idée de séparation entre inné et acquis, mais jette le doute sur sa validité.
En effet, la coutume, la convention, en un mot la culture, est identifiée* à notre seconde
nature (49) (l. 13). Bien plus, cette seconde nature « détruit la première », celle de
notre animalité, et la remplace pour devenir notre seule nature.
Le schéma { 155} montre comment l’anatomie humaine n’a pu évoluer en dehors d’un
contexte culturel (50); beaucoup de ses caractéristiques auraient constitué des
désavantages dans un contexte naturel.
C’est pourquoi Pascal remet en cause* l’idée* d’une nature humaine (51)
et identifie* toute velléité de naturalisation d’un comportement x ou y à une « coutume »
(l. 5).
Par ailleurs, John Stuart Mill critique l’invocation à la nature comme un état plus pur,
une sorte d’innocence édénique. En effet, si le cours naturel des choses étant parfaitement
satisfaisant, nous n’aurions aucun besoin d’intervenir sur la nature; ce genre d’action (comme
la sélection artificielle des plantes et des animaux ou les traitements médicaux) serait superflu,
voire immoral. Mais alors, à quoi servent les arts de la vie (54)? Le travail que
les humains effectuent sur la nature a pour but de rectifier (55) son cours
(56) qui n’est pas satisfaisant de leur point de vue — et à juste titre.
Tout le monde déclare approuver et admirer nombre de grandes victoires de l’art
sur la nature : joindre par des ponts des rives que la nature avait séparées, assécher
des marais naturels, creuser des puits, amener à la lumière du jour ce que la nature
avait enfoui à des profondeurs immenses dans la terre, détourner sa foudre par des
5 paratonnerres, ses inondations par des digues, son océan par des jetées. Mais louer ces
exploits et d’autres similaires, c’est admettre qu’il faut soumettre les voies de la nature
et non pas leur obéir ; c’est reconnaître que les puissances de la nature sont souvent
en position d’ennemi face à l’homme, qui doit user de force et d’ingéniosité afin de lui
arracher pour son propre usage le peu dont il est capable, et c’est avouer que l’homme
10 mérite d’être applaudi quand ce peu qu’il obtient dépasse ce qu’on pouvait espérer de
sa faiblesse physique comparée à ces forces gigantesques. (Mill 1873, p. 7)
Il n’y a donc pas de sens à faire primer la nature sur la culture, à moins de rejeter toute
tentative humaine de rectifier le cours de la nature — comme dans la naturopathie
(57), par exemple.
Clément Rosset, dans le texte suivant, analyse* ce qu’il nomme l’« idéologie* de la
nature », qu’il ramène à une forme* de croyance* religieuse ou métaphysique, abondante en
raisons de croire*, mais très vague en ce qui concerne la définition de cette « nature ». De
plus, cette idéologie* vise à éliminer le hasard, la contingence* — donc en définitive la liberté.
L’idée fondamentale du naturalisme est une mise à l’écart du rôle du hasard dans
la genèse des existences : l’affirmation que rien ne saurait se produire sans quelque
raison, et qu’en conséquence les existences indépendantes des causes introduites par
le hasard ou l’artifice des hommes résultent d’un autre ordre de causes, qui est l’ordre
5 des causes naturelles. On sait seulement que la nature est ce qui reste quand on a de
toutes choses biffé 1 les effets de l’artifice et du hasard : nul ne précise ce qui reste ainsi,
mais il suffit, pour que se constitue l’idée de nature, qu’on tienne pour acquis qu’il y a
quelque chose qui reste. […] Rien de pensé dans l’idée de nature, rien de vu dans les
images proposées de la nature (rien du moins de « naturel») ; mais ce rien est une
10 source à la fécondité inépuisable pour l’alimentation de l’idéologie naturaliste dont les
différentes idéologies religieuses, métaphysiques et morales ne sont peut-être que des
variantes. Avec ce rien de pensé qu’elle situe à l’origine de ses représentations et de ses
discours, l’idéologie naturaliste possède le plus sûr, parce que le plus silencieux, des
référentiels : les témoins muets ne trahissent pas. L’efficacité du concept de nature est
15 ainsi à la mesure de son imprécision, qui contribue à la rendre invulnérable. L’idée de
nature est invincible parce qu’elle est vague ; mieux, parce qu’elle n’existe pas en tant
qu’idée : et rien n’est invincible comme ce qui n’existe pas. Les plus pénétrants analystes
de la croyance se sont accordés à reconnaître l’impossibilité où est celle-ci de se jamais
définir. C’est le sort général d’une croyance que d’abonder en raisons de croire, mais
20 d’être très pauvre en définitions de sa propre croyance : elle sait toujours dire pourquoi
elle croit, jamais à quoi, précisément, elle croit. (Rosset 2016)
1. Rayé, supprimé.
Sec. II — La culture est-elle une seconde nature ? 11
Le concept de nature correspond-il alors à une réalité*, ou n’est qu’un artefact métaphy-
sique, une simple illusion, voire un préjugé (58)?
dispositions? Si c’est vrai, la justice humaine consiste-t-elle à L’idée de nature permettrait de justifier les inégalités* sociales.
force et en
accepter le fait* ou à y remédier?
intelligence. »
« La nature veut que les
Est-ce la nature ou la société qui le veut? La maternité est-elle L’idée de nature sert d’alibi pour emprisonner les êtres humains
femmes restent au foyer
un destin naturel? Que la maternité soit réservée aux femmes dans des rôles prédéterminés par la société.
pour s’occuper des
détermine-t-il les rôles en matière d’éducation?
enfants. »
« Soyez “nature”! L’idée de la nature (campagne, montagne, pureté…) n’est-elle
Retournez à la nature! pas une construction culturelle? Les produits vendus à l’aide On produit des comportements artificiels (consommations,
Mangez des produits d’images de la nature sont-ils eux-mêmes naturels? Cette nature loisirs, esthétique du corps…) au nom de la nature.
naturels! » (publicitaire) n’est-elle pas un artifice humain?
« La nature pousse les Si les hommes sont violents par nature, l’État ne doit-il pas se
hommes à la violence et Est-ce la nature ou la société? Y a-t-il des gènes de la violence? définir par la répression? Quelle conception de la politique
à l’égoïsme. » défend-on ici?
« L’homosexualité est L’amour, l’affectivité sont-ils des données naturelles? La nature La notion de nature est confondue avec celle de norme et mène
contre-nature. » peut-elle nous dire ce qui est bien et ce qui est mal? à l’intolérance.
« Je suis de nature
Le prétexte de la nature ne sert-il pas à justifier notre irrespon-
timide ou colérique. » Les défauts et les qualités de mon caractère s’imposent-ils à
sabilité quand ça nous arrange (mauvaise foi, mentir quand la
(sous-entendu : je n’y moi de par ma naissance? N’est-ce pas moi qui les ai forgés?
vérité est évidente)?
peux rien.)
12
« La nature des
Peut-on réduire des cultures à de la « psychologie »? L’idée
Allemands est d’être
de psychologie collective a-t-elle un sens? Ne s’agit-il pas de racisme, xénophobie…
travailleurs, celle des
préjugés?
noirs d’être paresseux. »
Sec. II — La culture est-elle une seconde nature ? 13
existe avant de pouvoir être défini par aucun concept, et que cet être c’est l’homme
ou, comme dit Heidegger, la réalité humaine. Qu’est-ce que signifie ici que l’existence
15 précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le
monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas
définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il
n’y a pas de Dieu pour la concevoir. (Sartre 1996, p. 20-22)
L’être humain est en effet le seul, sinon à y être soumis, du moins à avoir conscience d’être
soumis à certaines contraintes, du fait de son humanité même : c’est ce qu’on nomme l’
existence (62).
L’être humain est immanent* L’être humain est un être fini (63), au sens où il
est limité, où il existe dans un monde qui lui impose certaines contraintes qu’il ne peut
dépasser ou transcender*. Se pose alors à lui la question du sens (64) de
sa vie, qui émane de l’apparente absurdité de sa situation dans le monde; comme le dit
Heidegger, l’être humain est un « être-jeté », jeté dans le monde sans l’avoir choisi
et sans savoir pourquoi (Heidegger 1927, p. 148-151). La question de ce pourquoi de
l’existence correspond à celle du sens de la vie, et résulte de l’immanence* de l’homme.
La question de la transcendance* correspond le plus souvent à celle de Dieu.
Repère : transcendant/immanent
transcendant qui s’élève au-delà d’un niveau ou d’une limite donnés; qui suppose
l’intervention d’un principe* extérieur et supérieur. Ex. : Dieu dépasse le monde,
ce dernier ne peut le contenir.
immanent ce qui, dans un être ou dans une chose, correspond à ce qui est compris* en
eux et ne résulte pas chez eux d’une action extérieure. Ex. : la justice immanente*
est dépourvue de sanction divine ou de jugement dernier.
Il doit travailler (65) Le travail lui est nécessaire* pour assurer sa survie.
Il est libre (66) En liaison avec son immanence*, l’être humain se pose la ques-
tion de sa responsabilité et de l’impact de ses actes sur les autres. Sartre dit que
l’homme est « condamné à être libre » (Sartre 1996, p. 36-37).
Il doit mourir (67) L’être humain, comme le dit encore Heidegger, est un
« être-pour-la-mort » au sens où il est le seul à avoir conscience de sa mortalité (Hei-
degger 1927, p. 202-204).
5 qui, comme la paternité, paraissent inscrits dans le corps humain sont en réalité des
institutions. Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de
comportements que l’on appellerait naturels et un monde culturel ou spirituel fabriqué.
Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens
qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement
10 biologique — et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, ne
détourne de leur sens les conduites vitales, par une sorte d’échappement et par un
génie de l’équivoque qui pourraient servir à définir l’homme. Déjà, la simple présence
d’un être vivant transforme le monde physique, fait apparaître ici des « nourritures»,
ailleurs une « cachette», donne aux « stimuli» un sens qu’ils n’avaient pas. À plus
15 forte raison la présence d’un homme dans le monde animal. (Merleau-Ponty 1945,
p. 220-221)
Par exemple, dit-il, l’expression de la colère n’est pas liée à un signe « naturel », mais
passe par différentes* mimiques, variété qui montre que la colère du Japonais qui sourit
pour cacher son malaise n’est pas la colère de l’Occidental qui rougit et frappe du pied.
Ces deux êtres humains ont bien le même système nerveux, mais ils vivent la situation de
façon différente*. Plus précisément, ils utilisent leur corps de manière différente*, d’une
manière contingente*, mais aussi transcendante* par rapport aux invariants biologiques. « Il
n’est pas plus naturel ou pas moins conventionnel de crier dans la colère ou d’embrasser
dans l’amour que d’appeler table une table » (l. 2-3). L’idée* semble surprenante, mais les
émotions sont conventionnelles (69), inventées, sont des institutions
(70). Chez l’homme, tout a pour base la biologie, mais cette biologie est détournée de sa
simplicité, elle devient équivoque (71), signifiante, et prend des sens différents*
selon les êtres humains. Le baiser dans l’amour semble naturel aux Occidentaux, mais en
Corée, notamment en public, il est encore assez rare.
Par conséquent, la recherche d’une distinction entre nature et culture chez l’homme est
vaine : l’homme dispose bien d’une biologie, mais celle-ci est détournée de son but naturel.
Par exemple, son cerveau assure biologiquement sa survie (72), mais l’homme
l’utilise aussi et surtout pour vivre (73), c’est-à-dire pour se livrer à des activités
libérales (74), sans lien direct avec sa survie, mais qui lui permettent de donner
un sens à sa vie (comme la plus haute de toutes, la philosophie).
SECTION III
1762, p. 7-8). Toutefois, quand l’homme entre en société et qu’il sort de son innocence
naturelle, il commence à se comparer aux autres et à se placer par rapport à eux, à vouloir
être meilleurs qu’eux, par exemple : c’est l’« amour-propre », qui occasionne des conduites
vicieuses ou stupides (le corbeau dans la fable de Jean de La Fontaine (La Fontaine 1995,
p. 76), réagir à des insultes, tuer pour un soufflet). Ne peut-on critiquer la culture?
Rousseau critique la socialisation parce qu’elle pervertit l’homme, notamment ses
tendances spontanées, quasiment divines, à la bonté, incarnées dans sa conscience
morale (75) : « tout ce que je sens être bien est bien, tout ce que je sens être mal est
mal. » L’acculturation constituerait donc une aliénation (76).
Je n’ai qu’à me consulter sur ce que je veux faire : tout ce que je sens être bien est
bien, tout ce que je sens être mal est mal. Trop souvent la raison nous trompe ; nous
n’avons que trop acquis le droit de la récuser 1 ; mais la conscience ne trompe jamais,
elle est le vrai guide de l’homme ; elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps.
5 Jetez les yeux sur toutes les nations du monde, parcourez toutes les histoires. Parmi
tant de cultes inhumains et bizarres, parmi cette prodigieuse diversité de mœurs et de
caractères, vous trouverez partout les mêmes idées de justice et d’honneur, partout les
mêmes notions du bien et du mal.
Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel,
10 malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes
ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience.
Mais à ce mot j’entends s’élever de toutes parts la clameur des prétendus sages :
Erreurs de l’enfance, préjugés de l’éducation ! s’écrient-ils tous de concert. Il n’y a rien
dans l’esprit humain que ce qui s’y introduit par l’expérience, et nous ne jugeons
15 d’aucune chose que sur des idées acquises. Ils font plus : cet accord évident et universel
de toutes les nations, ils l’osent rejeter ; et contre l’éclatante uniformité du jugement des
hommes, ils vont chercher dans les ténèbres quelque exemple obscur et connu d’eux
seuls ; comme si tous les penchants de la nature étaient anéantis par la dépravation
d’un peuple, et que, sitôt qu’il est des monstres, l’espèce ne fût plus rien. (Rousseau
20 1762, p. 69-70)
version n’est pas contradictoire avec la première. Le cynisme représente moins une doctrine
qu’un tableau de personnages légendaires et exemplaires, qui font de leur vie l’exercice même
de la philosophie (77). Diogène est le représentant le plus connu de ce courant,
au ive siècle av. J.-C.
Voyez les documents { 156-157}. Dans le tableau 1.2 page ci-contre se trouve une liste
des différentes* dimensions culturelles remises en cause par Diogène. Pour chacune d’entre
elles, dites quelle(s) anecdote(s) lui correspond(ent) (la même anecdote peut correspondre à
plusieurs dimensions), en quoi la règle transgressée est importante pour l’ordre social et enfin
pourquoi il est important de l’interroger.
Le cynique veut transgresser l’ordre culturel pour revenir à une nature qui serait un modèle
de sagesse, ce qui le ferait tomber sous le coup de la critique que nous avons émise contre cette
notion de nature. Mais les choses ne sont pas si simples.
Anecdote(s) qui le
Dispositif culturel Importance sociale de la règle transgressée Pourquoi l’interroger?
transgresse(nt)
L’opposition
sacré/profane (les cultes On souscrit à de fausses valeurs, ou à des
La communauté définit des valeurs transcen-
dieux, cannibalisme, sépulture valeurs contradictoires, ce qui engendre des
religieux, les sacrifices, les dantes, intouchables, immuables.
Sec. III — La culture rend-elle meilleur ?
L’opposition viande
animale/chair humaine La personne humaine est protégée par un
cannibalisme L’animal peut avoir un statut moral.
(le tabou du tabou de la confusion avec les animaux.
cannibalisme)
des défunts, les cannibalisme, sépulture, rai- et de la vie. Le cynique recherche l’indiffé-
et individuel fort : mémoire, commémora-
sépultures, l’interdiction son ou corde rence de l’animal par rapport à la mort — de
tion, souvenir.
du suicide) façon à se gagner la maîtrise totale de sa vie
par le mépris de la mort. Le suicide est un
instrument de liberté.
18 Chapitre 1 — Qu’est-ce qu’un fait de culture ?
renvoie ce reflet de la culture qu’il dénonce. Le « dehors » de la culture est déjà tou-
jours là, dans l’obscurité d’un « dedans ». La culture comporte aussi la possibilité* de
l’ inhumanité (89) et de la bestialité.
Si l’on prend l’exemple de la technique, Diogène semble la refuser puisqu’il casse son
écuelle, mais en même temps il est fasciné par le savoir*-faire technique, par l’entraînement, par
l’exercice, dès lors que ceux-ci sont tournés vers le travail moral (90). Il faudrait
mettre l’habileté artisanale au service du corps et de l’âme pour leur donner robustesse et
assurance. La bestialité que revendique Diogène semble alors une médiation* vers une
sagesse (91) plus qu’humaine.
Repère : immédiat/médiat
présupposons à bon droit chez l’autre, est le facteur qui perturbe notre rapport au
prochain et oblige la culture à la dépense [d’énergie] qui est la sienne. Par suite de
cette hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société de la culture
est constamment menacée de désagrégation. (Freud 1929, p. 37-38)
[L]es règles de la parenté et du mariage ne sont pas rendues nécessaires par l’état
de société. Elles sont l’état de société lui-même, remaniant les relations biologiques
et les sentiments naturels, leur imposant de prendre position dans des structures
qui les impliquent en même temps que d’autres, et les obligeant à surmonter leurs
5 premiers caractères. L’état de nature ne connaît que l’indivision et l’appropriation, et
leur hasardeux mélange. (Lévi-Strauss 1949, p. 608)
20 Chapitre 1 — Qu’est-ce qu’un fait de culture ?
Repère : obligation/contrainte
obligation devoir faire quelque chose contre son inclination spontanée parce qu’une
autorité légitime* l’ordonne, notamment en raison d’un engagement personnel;
autodétermination de la volonté.
contrainte devoir faire quelque chose contre son inclination spontanée, parce qu’une
force dont on ne reconnaît pas la légitimité* l’ordonne.
Le temps de l’enfance a beaucoup intéressé les philosophes depuis le xviiie siècle afin de
comprendre* comment la culture advenait à l’homme, si et comment l’homme pouvait être
humain sans culture.
SECTION I
21
22 Chapitre 2 — Peut-on penser un homme sans culture ?
humain privé de toute interaction assez tôt dans sa vie, pendant la période cruciale de l’enfance,
ne pourra pas bénéficier d’apprentissages fondamentaux* pour son humanité.
a) Victor n’entend pas la porte claquer car ce bruit n’a aucun rapport avec ses besoins
immédiats*; il n’y est pas attentif car il n’a pas appris (6) à l’entendre.
b) Il n’a pas appris à se reconnaître dans le miroir car il s’agit d’une capacité acquise
(7), et non innée (8).
1. Particularité* psychologique.
Sec. II — L’enfance est-elle un temps d’erreur ? 23
SECTION II
II.a L’opinion
Descartes, dans son ambition d’acquérir un savoir* sûr, rejette l’enfance comme un
temps d’erreur.
Et ainsi encore je pensai que, pour ce que 1 nous avons tous été enfants avant
que d’être hommes, et qu’il nous a fallu longtemps être gouvernés par nos appétits
et nos précepteurs, qui étaient souvent contraires les uns aux autres, et qui, ni les uns
1. Parce que.
24 Chapitre 2 — Peut-on penser un homme sans culture ?
ni les autres, ne nous conseillaient peut-être pas toujours le meilleur, il est presque
5 impossible que nos jugements soient si purs, ni si solides qu’ils auraient été, si nous
avions eu l’usage entier de notre raison dès le point de notre naissance, et que nous
n’eussions jamais été conduits que par elle. (Descartes 1966, p. 42-43)
Descartes recherche un savoir sûr, comme le cherchait Socrate; comme ce dernier,
il bute contre le savoir* qu’il possède déjà. Or, ce savoir*, pour sa plus grande part (à part
pour les mathématiques), est douteux (27), au sens où il n’est pas suffisamment
fondé* en raison.
Si d’aventure [quelqu’un] avait une corbeille plein de pommes, et qu’il appréhendât
que quelques-unes ne fussent pourries, et qu’il voulût les ôter, de peur qu’elles ne
corrompissent le reste, comment s’y prendrait-il pour le faire ? Ne commencerait-il pas
tout d’abord à vider sa corbeille ; et après cela, regardant toutes ces pommes les unes
5 après les autres, ne choisirait-il pas celles-là seules qu’il verrait n’être point gâtées : et,
laissant là les autres, ne les remettrait-il pas dans son panier ? Tout de même 1 aussi,
ceux qui n’ont jamais bien philosophé ont diverses opinions en leur esprit qu’ils ont
commencé à y amasser dès leur bas âge ; et, appréhendant avec raison que la plupart ne
soient pas vraies, ils tâchent de les séparer d’avec les autres, de peur que leur mélange
10 ne les rende toutes incertaines. Et, pour ne se point tromper, ils ne sauraient mieux
faire que de les rejeter une fois toutes ensemble, ni plus ni moins que si elles étaient
toutes fausses et incertaines ; puis, les examinant par ordre les unes après les autres,
reprendre celles-là seules qu’ils reconnaîtront être vraies et indubitables. (Descartes
1992, p. 477-478)
L’enfance est donc un temps d’erreur parce qu’elle est l’origine des opinions
(28) c’est-à-dire des croyances* non fondées* en raison.
Kant distingue l’opinion, la foi (29) et la science (30) parmi
le terme général de croyance (31). Une croyance* est un événement
mental (32) signifiant l’adhésion d’un sujet* à une proposition pour une raison x
ou y. Cette raison peut être objective* ou subjective*. Si la raison est objective*, il s’agit d’une
conviction*; si elle est subjective*, il s’agit alors d’une persuasion*. L’important est que la per-
suasion* prend l’ apparence (33) de l’objectivité* aux yeux du sujet* qui y adhère.
Comment alors les distinguer? Étant donné qu’un jugement vrai a pour marque de
correspondre (34) à la réalité*, c’est-à-dire avec l’objet*, tous les esprits reconnaîtront
ce jugement pour vrai.
La pierre de touche extérieure de la croyance, pour savoir si c’est une conviction
ou simplement une persuasion, est donc la possibilité d’être communiquée, et d’être
trouvée valable par la raison de tout homme […]. (Kant 1845, p. 520)
À partir de cette distinction, Kant définit donc l’opinion, la foi et la science selon
leur suffisance (35) ou insuffisance (36) objective* ou subjective*
— voir tableau 2.1 page suivante.
La croyance ou la valeur subjective du jugement, par rapport à la conviction (qui
vaut en même temps objectivement), présente les trois degrés suivants : l’opinion,
la foi et la science. L’opinion est une croyance jugée insuffisante tant subjectivement
qu’objectivement. Si la croyance n’est suffisante que subjectivement, et qu’elle soit
5 en même temps regardée comme objectivement insuffisante, alors elle s’appelle foi.
Enfin, si la croyance vaut et subjectivement et objectivement, elle s’appelle science. La
suffisance subjective s’appelle conviction (pour moi-même) ; la suffisance objective,
certitude (pour tout le monde). (Kant 1845, p. 530-531)
Sec. III — Qu’est-ce que l’éducation ? 25
Suffisance Insuffisance
subjective*
(convic- objective*
subjective* objective*
tion) (certitude)
Opinion 5 5
(Bonne) foi/confiance 5 5
Science 5 5
SECTION III
Pourquoi l’être humain a-t-il besoin d’éducation? Ne peut-on assimiler* cette dernière à
un dressage (42) similaire* à celui que l’on fait subir aux animaux? Arendt
répond à cette question dans le texte suivant.
L’enfant, objet de l’éducation, se présente à l’éducateur sous un double aspect : il
est nouveau dans un monde qui lui est étranger, et il est en devenir ; il est un nouvel être
1. De la même façon.
26 Chapitre 2 — Peut-on penser un homme sans culture ?
Ici, Arendt définit la spécificité* de l’éducation que l’on donne aux petits d’êtres humains.
Les enfants sont des êtres possédant deux (43) aspects (l. 1-3) :
Les enfants sont en relation* avec deux réalités* différentes* : la vie (46) et
le monde. La vie est la dimension biologique de la vie humaine, et l’enfant y est analogue* avec
l’animal, par exemple le chaton, parce qu’il y est en devenir (47). L’enfant est
un adulte en devenir, en puissance*, tout comme le chaton est un chat en puissance* (l. 6-8).
Du point de la vie, l’enfant n’est pas nouveau, mais une simple continuité, un achèvement
progressif.
Sec. III — Qu’est-ce que l’éducation ? 27
en acte ce qui est accompli, abouti, totalement développé; ce qui existe en réalité*,
effectivement (cf. actually en anglais).
en puissance ce qui est susceptible d’exister en acte* si certaines conditions sont
réunies; ce qui est virtuel. Ex. : un enfant est un adulte en puissance*.
nouveauté « pour que nous, les anciens, puissions décider de ce qu’il sera ». L’éducation
doit donc être conservatrice, non pour préserver le pouvoir des anciens, mais pour protéger
l’enfance contre les anciens qui voudraient déterminer a priori ce que pourraient être les
possibilités* de la nouvelle génération.
SECTION I
L’ethnocentrisme
29
Table 3.1 — L’ambition de se dégager de l’ethnocentrisme et la critique de cette ambition
Ethnocentrisme dénoncé par L’humanisme de Montaigne Ethnocentrisme irréfléchi de
Chapitre 3 — Puis-je juger une culture à laquelle je n’appartiens pas ?
Montaigne Montaigne
Le bon sauvage La barbarie du « civilisé »
Plaisir du combat, mais il n’y a pas Guerres de conquêtes, massacre des
de guerre de conquête populations civiles Entre les sociétés « primitives », la
Les sauvages sont des bêtes violentes
(4) ni de massacre (5); (7), violences sans limites (guerres guerre sert à assurer l’ unité
et cruelles qui ne pensent qu’à la
respect de l’adversaire et des « règles de religion (8)). Non (9) de chaque tribu : avoir des
guerre (3).
du jeu »; primauté de la vertu de pas la vaillance, mais la lâcheté, la ennemis pour souder les amis.
vaillance (6). trahison…
La rareté des ressources entraîne
L’abondance de la nature est un
le travail (12) et par
mythe : les chasseurs-cueilleurs ont
Les sauvages vivent comme des bêtes conséquent les relations* de conflits
Pas de travail mais besoin d’un territoire très vaste, et
et ils n’obéissent à aucune loi entre possédants (13)
abondance (11) naturelle. surtout il leur faut des connaissances
(10). et travailleurs, le féodalisme, le ser-
très techniques (14)
vage, mais aussi le monopole des cor-
sur les plantes, les animaux, etc.
porations.
La propriété privée est un
Les indigènes sont voleurs; ils Pas de propriété individuelle*, donc vol (17) car elle émane d’une Les sociétés « primitives » vivent
n’ont aucun respect pour la pas de désir (16) de ri- différenciation* illégitime* entre le sous un communisme
propriété (15) d’autrui. chesses. mien et le tien. Elle engendre le (19) radical : tout appartient au chef.
crime (18).
Les indigènes adorent des
Les peuples européens sont sous la Les religions primitives existent
idoles (20) affreuses, ou bien Pas de peur de la mort
domination d’autorités religieuses bel et bien, ainsi que la
n’ont même pas de dieux (sous- (21), ni de souci de l’ au-delà
30
Figure 3.1 — Peut-il y avoir un critère supra-culturel pour juger les cultures? [Quino]
Se voir soi-même avec les yeux des autres est une révolution intellectuelle fondamentale*.
Cependant, aux yeux de l’ethnologue moderne, Montaigne est toujours ethnocentrique : le
bon sauvage est un homme bon, certes, mais bon parce qu’il est naturel, encore proche d’une
nature originelle (25). En ne percevant pas les dispositifs culturels, les règles
sociales, les formes* politiques, les savoirs* techniques, etc. qui construisent une civilisation,
en attribuant les mérites du sauvage, non à sa culture, mais à sa nature, il reproduit, sans le
savoir*, le préjugé ethnocentrique qu’il dénonce.
Si Montaigne se laisse tromper par ce coin d’ombre, qu’en est-il de mes propres juge-
ments? Ici, l’enjeu est à la fois individuel* — qu’y a-t-il d’obscur dans mon propre regard? —
et universel* — peut-on comprendre* son époque sans un regard qui, aussi clairvoyant soit-il,
comporte un « point aveugle » 1 ?
Quoi qu’il en soit, l’attitude de Montaigne soulignant les points communs plutôt que
les différences* entre les êtres humains, au-delà des barrières culturelles, et cherchant des valeurs
1. Le point aveugle correspond à l’entrée dans la lumière et venant de l’objet* extérieur ne peut être
l’œil du nerf optique, dont la rétine est le prolonge- enregistrée.
ment. En ce point, aucune information transmise par
32 Chapitre 3 — Puis-je juger une culture à laquelle je n’appartiens pas ?
SECTION II
L’aporie du jugement sur les cultures : puis-je même juger la culture à
laquelle j’appartiens ?
II.b L’aporie
Peut-on employer les mêmes critères pour juger d’actes de cultures différentes*? Soit il
n’existe pas de critère supra-culturel — et chaque civilisation est juge de ses propres critères —
soit ces critères existent, car l’humanité est au-dessus des différences* culturelles — et c’est
la nature humaine, ou bien le destin commun de l’humanité, qui doit imposer ces critères.
Tzvetan Todorov résume cette impasse (Todorov 2008) dans les termes du tableau 3.2
page ci-contre.
L’aporie met la bonne volonté dans l’embarras : « On voudrait à la fois reconnaître
l’infinie diversité des sociétés humaines et disposer d’une échelle des valeurs unique et fiable,
permettant de nous y orienter. » (Todorov 2008, p. 30)
Universalisme* Relativisme*
Croyance* en des valeurs absolues* qui doivent Conscience que les valeurs sont relatives* aux
s’appliquer à tout le monde, à toutes les sociétés et aux époques, qu’il n’y a pas de normes
Définitions absolues* pour juger, qu’il faut chercher d’abord
cultures, et permettent de juger de façon
transculturelle (34). à comprendre* et à respecter la différence*.
Risque de Des valeurs absolues* conduisent à bâtir une Si tout est relatif*, il n’y a plus de valeurs com-
négation de hiérarchie (39) des cultures, dans munes à l’humanité et il devient impossible* de
l’unité de laquelle toutes les sociétés ne participent pas à rassembler toutes les cultures dans une
l’humanité titre égal* au progrès de l’humanité. communauté (40) universelle*.
barbares de façon absolue* — mais ne peut-on qualifier absolument* de barbarie les crimes
contre l’humanité commis au xxe siècle, les régimes totalitaires, etc. qui constituent des types
de violence inédits jusqu’alors dans l’histoire?
Le concept grec de barbarie est à rejeter, soutient Todorov, car il est trop
ethnocentré (41).
Les barbares sont ceux qui ne reconnaissent pas que les autres sont des êtres
humains comme eux, mais les considèrent comme assimilables aux animaux en les
consommant, ou les jugent incapables de raisonner et donc de négocier (ils préfèrent
se battre), indignes de vivre libres (ils restent sujets d’un tyran) ; ils fréquentent leurs
5 seuls parents de sang et ignorent la vie de la cité régie par des lois communes (sauvages
à l’état dispersé). Parricide et inceste, à leur tour, sont des catégories inexistantes pour
les animaux ; les hommes qui les commettent commencent à leur ressembler. (Todorov
2008, p. 33)
Il s’agit ici de jugements relatifs* aux critères de la culture grecque; comme le remarquait
Érastothène à l’époque, d’ailleurs, de nombreux Grecs se comportaient en barbares, tandis
que de nombreuses civilisations étrangères étaient remarquables. Pourtant, ce relativisme* ne
peut clore le débat et Todorov cherche un sens du mot « barbare » qui échapperait à la
34 Chapitre 3 — Puis-je juger une culture à laquelle je n’appartiens pas ?
relativité* des mœurs et des époques. Comme nous l’avons vu, la barbarie est inhérente à la
culture. Il va donc proposer quatre critères définissant la civilisation.
L’ ouverture (42) aux autres : la reconnaissance de ce qu’il y a d’humain dans
tous les groupes humains, la capacité à se mettre à la place (43) des autres
serait le premier signe de civilité.
Se voir du dehors (44) : le renversement opéré par l’humanisme de Montaigne,
ou par la pensée critique des Lumières (Montesquieu, Voltaire) serait l’expression
littéraire d’une attitude plus fondamentale*, propre à l’être civilisé : être capable de poser
un regard critique (45) sur soi-même, comme s’il venait de l’extérieur.
Égalité* et rationalité (46) : tous les comportements qui assurent un traitement
égalitaire* sont du côté de la civilisation : le dialogue (47) par opposition
à la violence (48); la légalité* par opposition aux privilèges
(49); la rationalité de la science par opposition à l’ésotérisme de la magie.
La connaissance de son passé (50) : connaître son passé ou les codes et les tradi-
tions de son groupe, par exemple la politesse : « ce n’est pas un hasard si le mot “policé”
avait jadis le double sens de poli et de civilisé. » (Todorov 2008, p. 43)
Les cultures interagissent (54) et s’influencent les unes les autres, à travers
des contacts pacifiques ou belliqueux. L’importance conjuguée des flux migratoires et d’Inter-
net rend d’autant plus vaine aujourd’hui l’ambition de distinguer absolument* une culture des
autres. Comme la momie de Vargas Llosa, la culture française ne sera préservée dans son
état « pur » qu’au prix d’une perte de vitalité et d’adaptabilité. La problématique est la même
quand on accuse telle ou telle culture majoritaire, perçue comme plus puissante*, de s’appro-
prier des éléments d’une culture minoritaire. Une culture peut-elle être la « propriété » d’une
ethnie ou d’un groupe de personnes défini par leur sexe, leur couleur de peau, leur nationalité,
etc.? Par exemple, le jazz a été inventé par la communauté créole de la Nouvelle-Orléans à par-
tir de deux influences : le rythme de la musique africaine, mais aussi les structures mélodiques
de la musique européenne. Le jazz, et les musiques qui en découlent (rock’n roll, rap, hip hop,
etc.) appartiennent-elles alors exclusivement à la communauté noire? Comment même définir
cette communauté de façon univoque, elle qui ne forme* pas une totalité monolithique?
Cet aspect hybride des cultures modernes peut être nommé le cosmopolitisme
(55), de πολίτης (politês, citoyen) et de κόσμος (cosmos, monde). Cicéron définit la
société cosmopolitique comme suit.
Cette société est largement ouverte ; elle est société des hommes avec les hommes,
de tous avec tous ; en elle, il faut maintenir communs tous les biens que la nature a
produits à l’usage commun de l’homme ; quant à ceux qui sont distribués d’après les
lois et le droit civil, qu’on les garde selon ce qui a été décidé par les lois ; quant aux
5 autres, que l’on respecte la maxime du proverbe grec : « Entre amis, tout est commun.»
Les biens communs à tous les hommes sont du genre de ceux dont Ennius 1 donne
un exemple particulier qui peut s’étendre à beaucoup de cas : « L’homme qui indique
aimablement son chemin à un voyageur égaré agit comme un flambeau où s’allume un
autre flambeau ; il n’éclaire pas moins quand il a allumé l’autre.» (Cicéron 1964, p. 513)
1. Poète latin.
36 Chapitre 3 — Puis-je juger une culture à laquelle je n’appartiens pas ?
Prolongements philosophiques
Références audiovisuelles
38 Chapitre 3 — Puis-je juger une culture à laquelle je n’appartiens pas ?
39
Comment définir le travail?
CHAPITRE 4
Écoutez, prêtez l’oreille : même très à
l’écart, des livres aimés, des livres
essentiels ont commencé de râler.
Char.
41
42 Chapitre 4 — Comment définir le travail ?
SECTION I
SECTION II
C’est à même la diversité des déterminations 1 et des ob-jets 2 qui attirent l’intérêt
que se développe la culture théorique : non seulement une diversité de représenta-
tions 3 et de notions, mais aussi une mobilité et une rapidité de l’acte-de-représenter
et du passage d’une représentation à une autre, la saisie de relations compliquées et
5 universelles, etc. — la culture de l’entendement 4 en général et aussi, en cela, celle du
langage. — La culture pratique par le travail consiste dans l’habitude de l’occupation
en général, elle consiste ensuite dans la restriction de son ouvrage, d’une part d’après
la nature du matériau, d’autre part, avant toute chose, d’après l’arbitre 5 d’autrui, et
elle consiste [enfin] en une habitude, qui s’acquiert grâce à cette discipline, d’avoir une
10 activité objective et des talents dotés d’une validité universelle. (Hegel 1989, p. 228)
Le travail développe deux sortes de cultures en l’homme. Hegel entend le terme de
culture au sens singulier*, mais aussi au sens particulier* : l’individu* se développe lui-même,
mais la société se développe aussi à travers lui.
La culture théorique (22) Hegel parle ici d’une culture liée à la pensée, à l’es-
prit, sans nécessairement* d’efficacité concrète*. Plus précisément, la culture théorique*
1. Une détermination est une qualité, c’est-à- 4. Le pouvoir* de compréhension.
dire une caractéristique, d’une chose. 5. Le pouvoir* de décider, la volonté.
2. L’orthographe étrange de ce mot reflète ce que
Hegel entend en lui : un ob-jet* s’oppose au sujet*
comme ce qui lui résiste et ce qui n’est pas lui.
3. De représentations mentales.
Sec. II — Le travail permet l’humanisation 43
recouvre (l. 2-6) a) la diversité des idées (23) que l’esprit est capable de
considérer, b) la souplesse et la rapidité de l’esprit quand il forme (24) une
idée* et quand il passe (25) d’une idée* à une autre et c) la capacité à saisir
des relations (26) complexes et universelles* entre les idées* (analogie*,
inférence, conséquence*, etc.) Cette culture se développe grâce au travail car celui-ci
oblige* l’esprit à chercher à avoir prise sur le monde; pour ce faire, il doit comprendre*
les relations* entre les objets* (par exemple, en établissant un calendrier). Ce travail
l’amènera ensuite à étendre à d’autres objets* les idées* qu’il a découvertes. Par exemple,
l’ arpentage (27) est l’ancêtre de la géométrie.
La culture pratique (28) Cette forme* de culture comporte diverses dimensions
(l. 6-10) :
1. le travail donne l’habitude d’être occupé; il permet de combattre l’ oisiveté
(29) qui, dans un contexte judéochrétien, est considérée la mère de tous
les vices;
2. il oblige* à travailler de façon raisonnée (restreindre son ouvrage), c’est-à-dire à
prendre en compte certaines limitations (30) :
a) le matériau (31) (marbre, bois, plante, animal) utilisé ne peut
être traité n’importe comment; il faut le respecter et prendre en compte
certaines exigences;
b) la volonté (l’« arbitre », l. 8) d’autrui intervient aussi selon Hegel — ce
qui signifie que le travail n’est jamais vraiment solitaire : il est toujours une
collaboration (32) où l’on doit prendre en compte ce que veut
l’autre;
3. le travail, enfin, donne l’habitude d’avoir une occupation objective* et des talents
valables universellement* : ceci signifie que l’homme sort de lui-même (de sa
subjectivité*) pour s’intéresser au monde extérieur (33) et effectuer
une activité (réaliser* des capacités) intéressant potentiellement* tous les hommes
(et pas uniquement lui-même).
Le travail n’est pas uniquement la satisfaction des besoins vitaux ou la reproduction de
la vie biologique; il permet aussi à l’homme de développer sa culture. Il est donc une force
d’ humanisation (34). Il rend possibles* les activités spécifiquement* humaines
(c’est-à-dire l’œuvre et l’action) parce qu’il fait intervenir la pensée — cette caractéristique le
distingue radicalement du travail effectué par les animaux, comme le soutient Marx dans le
texte ci-dessous.
44 Chapitre 4 — Comment définir le travail ?
Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celles du tisserand, et l’abeille
confond 1 par la structure de ses cellules de cire l’habileté de plus d’un architecte. Mais
ce qui distingue dès l’abord le plus mauvais architecte de l’abeille la plus experte, c’est
qu’il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat
5 auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. Ce n’est
pas qu’il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y
réalise du même coup son propre but dont il a conscience. (Marx 2016, p. 124)
SECTION III
Mais ce qu’il y a d’universel et d’objectif dans le travail réside dans l’abstraction qui
provoque la spécification des moyens et des besoins, qui spécifie ainsi tout aussi bien
la production et produit la division des travaux. Le travail de l’individu-singulier devient
plus simple grâce à la division, et, par là, son talent dans son travail abstrait, ainsi que la
5 masse de ses productions, deviennent plus grands. En même temps, cette abstraction
du talent et du moyen rendent complètes, jusqu’à [devenir] une nécessité totale, la
dépendance et la relation réciproque des hommes dans la satisfaction du reste de leurs
besoins. L’abstraction de la production rend ensuite l’activité de travail toujours plus
mécanique et, par là, la rend finalement apte à ce que l’homme puisse s’en retirer et
10 fasse intervenir à sa place la machine. (Hegel 1989, p. 228-229)
Dans cette partie, le terme fondamental* est le terme abstraction (35) (l. 1,
4, 5 et 8). Le travail lui-même, les moyens qu’il utilise et les besoins qu’il satisfait deviennent
de plus en plus abstraits*.
Nous avons déjà vu que l’arpentage (activité concrète*) était l’ancêtre de la géométrie
(activité abstraite*) parce que, s’il s’applique à des champs existants, réels*, les lois géométriques
qu’il permet de découvrir peuvent s’appliquer dans l’absolu* à toutes les réalités* dans l’espace,
Concept de chien voire même à des réalités* inexistantes. Par exemple, il est possible* de calculer l’aire d’un
√
chiliogone (figure à mille côtés) ou d’utiliser −1 comme facteur de calcul. De même,
Georg Cantor démontre qu’il existe non pas un seul infini, mais au moins deux : l’infini
des nombres algébriques est le même que celui des nombres entiers, mais ce n’est pas le même
que celui des nombres réels.
L’abstraction* du travail signifie donc la mise au jour des principes fondamentaux
(36) de l’activité que l’on effectue. Cette abstraction* produit deux effets : a) la
division (37) du travail et b) l’avènement du machinisme (38).
La division du travail Cette abstraction* a les effets suivants.
1. La « spécification des moyens et des besoins » (l. 2) : s’intéresser aux principes*
fondamentaux du travail que l’on effectue conduit à préciser les moyens
(39) dont on a besoin pour l’effectuer, à les différencier* d’autres moyens
moins efficaces, etc. ainsi qu’à spécifier* les besoins (40) que le
travail va satisfaire. Ceci signifie que le travail va utiliser des moyens moins fa-
cilement accessibles (des outils plus perfectionnés, par exemple) et va satisfaire
des besoins moins généraux*, plus complexes et plus individuels* (par exemple la
géométrie par rapport à l’arpentage).
2. La spécification (41) de la production (l. 2-3) : moyens et besoins
spécifiés* entraînent la production d’un objet* adapté à leur spécification* et par
conséquent lui aussi spécifique* (par exemple un livre de géométrie).
1. Surpasse.
Sec. III — La division du travail et le machinisme 45
Figure 4.2 — Quel effet la technologie a-t-elle sur la liberté de l’homme? [Quino]
La technique est-elle une marque
CHAPITRE 5
d’humanité?
Le travail humain trouvera dans la technique son moyen grâce auquel il pourra réaliser*
ses fins*. La technique est-elle alors spécifique* à l’humain, si le travail lui est spécifique*?
Que faire des outils que les animaux inventent? Une autre question importante est celle de
l’attitude à adopter face à la technique : doit-on garder l’espoir que le progrès technique nous
amène à plus d’humanité, ou bien faut-il avoir peur de ce progrès, qui pourrait se révéler
inhumain?
SECTION I
47
48 Chapitre 5 — La technique est-elle une marque d’humanité ?
Figure 5.1 — Des bifaces Figure 5.2 — Une charrue Figure 5.3 — Un tracteur
Artisanat Industrie
Activité globale (de la matière* première au pro- Travail parcellaire (insertion ponctuelle sur une
Nature du
duit fini); répartition sociale et professionnelle chaîne de fabrication); division technique du
travail
du travail en métiers. travail en mouvements.
intuitif relatif* à la présence immédiate* d’un objet* à l’esprit (notamment grâce aux
sens).
discursif relatif* à la sphère langagière, impliquant la réflexion et donc la médiation*.
machine (25) laquelle peut se définir comme une construction artificielle dont une
fonction essentielle* dépend de mécanismes, et dont les mouvements sont des déplacements
géométriques (26) et mesurables (27). On arrive à une
standardisation (28) du produit, à une élimination de la personnalité.
symboles […], les uns et les autres recourant dans le cerveau au même équipement fonda-
mental […]. Le langage et l’outil […] sont l’expression de la même propriété de l’homme »
(Leroi-Gourhan 1965, p. 162). Cornélius Castoriadis ajoute que, que ce soit dans le cas
du langage ou dans celui de l’outil, on trouve une transcendance* par rapport à l’immédia-
teté* : dans ce dépassement, émergent une temporalité (34) et un ordre
(35) sui generis 1 qui se superposent à la temporalité et à l’ordre naturels et leur donnent
une signification (36) différente*, celle de la pensée, de l’intériorité humaines
(Castoriadis 2016).
Marx remarquait déjà que le langage et l’outil sont tous deux l’extériorisation, l’objecti-
vation* de l’ intériorité (37) de l’homme; ils existent à la fois de façon empirique
et de façon idéale*, puisque leur réalité* concrète* est redoublée d’une idée* dont ils sont la
concrétisation* (Marx 1965, p. 447). Avant lui, Hegel avait montré que l’art, comme cas
particulier de la technique, signale, dans l’universalité* de son besoin, une caractéristique
fondamentale* de la conscience (38) humaine.
En effet, dans toutes les cultures, il existe des manifestations artistiques. On peut donc
se demander pourquoi l’homme a besoin d’art, étant donné que l’activité artistique semble
inutile en elle-même, un simple jeu. Hegel { 208, no 2} répond à cette question.
Il soutient que l’universalité* du besoin d’art tient au fait que l’homme est un être « pen-
sant et doué de conscience » (l. 1-2). Avoir une conscience signifie vivre sur deux plans :
l’homme a non seulement conscience du monde (39), mais aussi conscience
de lui-même (40) (l. 5). En d’autres termes, il a une vie intime, une
conscience (41) de soi (42), alors que les animaux, par exemple, sont
entièrement tournés vers l’extérieur. La conscience est un « savoir-avec », en d’autres termes
avoir conscience de x signifie non seulement que je tourne mon attention vers x, mais aussi
que je sais* que je le fais; avoir conscience, c’est savoir que l’on sait*. L’homme a donc besoin
d’exprimer son intériorité pour la connaître, pour la maîtriser et communiquer avec les autres;
en ce sens, « l’œuvre d’art est un moyen à l’aide duquel l’homme extériorise ce qu’il est »
(l. 7-8).
L’homme prend en effet conscience de lui-même de deux façons : a) de façon théorique*,
par le simple exercice de sa pensée et la conscience qu’il prend des mouvements de son esprit
(l. 9-13), ce qu’on nomme aussi la « présence à soi »; b) de façon pratique*, quand il transforme
le monde, en lui imprimant sa personnalité intérieure (l. 13-17).
C’est dans cette dimension pratique* que l’œuvre d’art et, plus largement, la technique
vont apparaître : elles reflètent l’intériorité de l’artiste et lui procurent le plaisir de se recon-
naître dans les modifications qu’il a apportées au monde. L’homme cherche à se modifier pour
sortir de son état naturel et atteindre à l’ humanité (43); de même, il extériorise
sa pensée dans son travail sur le monde afin de lui imprimer sa marque et de s’y reconnaître*
(l. 18-26). C’est « cette reconnaissance de l’esprit par lui-même » qui procure le plaisir ar-
tistique ou esthétique 2 : quand je contemple une œuvre d’art, je saisis la pensée de l’artiste,
j’investis ma pensée dans cette œuvre en l’interprétant et je prends plaisir à me retrouver en
elle. L’homme prend plaisir à marquer le monde de sa pensée (cf. aussi { 209, no 3}).
1. Qui caractérise exclusivement quelque chose est la philosophie de l’art, c’est-à-dire celle du plaisir
ou quelqu’un. procuré par la sensation du beau.
2. Étymologiquement, le plaisir esthétique est le
plaisir lié à la sensation (αἴσθησις — aisthêsis — en
grec) ; plus spécifiquement*, aujourd’hui, l’esthétique
52 Chapitre 5 — La technique est-elle une marque d’humanité ?
Nous avons posé la question de ce que signifiait l’idée* de la technique comme prolonge-
ment de la vie : signifie-t-elle que l’homme utilise des outils comme il respire?
Les animaux connaissent les modifications techniques de leur environnement, comme le
reconnaît Oswald Spengler.
Les fourmis connaissent l’agriculture, les travaux de voirie, l’esclavage et la conduite
des opérations de guerre. […] Tout ce que l’homme accomplit, un animal ou un autre
l’a fait. […] L’homme n’accomplit rien qui ne soit à la portée de LA VIE EN GÉNÉRAL.
(Spengler 1958, p. 65)
existant indépendamment* de l’activité qui en est l’origine* et valant plus qu’elle. La tech-
nique est donc capable de réaliser* ce que la nature ne peut réaliser*. En même temps, il faudra
bien distinguer la technique de la morale (57), qui correspond à une praxis : la
tendance pragmatique de la technique peut-elle s’accorder aux exigences de principe* de la
morale? Y a-t-il toutefois un sens à se poser cette question?
SECTION II
La technique est donc définie par une dimension instrumentale (58) essen-
tielle* : elle est composée d’outils, mais elle ne se réduit pas à eux. En effet, nous avons déjà
remarqué le caractère ambigu, à la fois empirique et idéal*, de l’outil; Heidegger va plus
loin et soutient que la technique crée un monde d’outils (59).
Un outil, en toute rigueur, cela n’existe pas. À l’être de l’outil appartient toujours un
complexe d’outils au sein duquel il peut être cet outil qu’il est. L’outil est essentiellement
« quelque chose pour…». Les diverses guises 1 du « pour…» comme le service, l’utilité,
l’employabilité ou la maniabilité constituent une totalité d’outils. Dans la structure
5 du « pour…» est contenu un renvoi de quelque chose à quelque chose. […] L’outil
[…] est toujours par son appartenance à un autre outil : l’écritoire, la plume, l’encre, le
papier, le sous-main, la table, la lampe, les meubles, les fenêtres, les portes, la chambre.
Ces « choses» ne commencent pas par se montrer pour elles-mêmes, pour constituer
ensuite une somme de réalité propre à remplir une chambre. Ce qui fait de prime abord
10 encontre 2 , […] c’est la chambre, et encore celle-ci n’est-elle pas non plus l’« intervalle
de quatre murs» dans un sens spatial géométrique — mais un outil d’habitation. C’est à
partir de lui que se montre l’« aménagement», et c’est en celui-ci qu’apparaît à chaque
fois tel outil « singulier». Avant tel ou tel outil, une totalité d’outils est à chaque fois
déjà découverte. (Heidegger 1927, p. 73-74)
La technique n’est donc pas qu’une technique : elle dispose d’un effet sur le réel* au-delà
de son efficacité pragmatique. Où donc l’homme se trouve-t-il, s’il vit dans un monde d’outils?
1. Manières d’être.
2. Ce qui s’impose à nous, indépendamment de
nous.
54 Chapitre 5 — La technique est-elle une marque d’humanité ?
Or les arts ont été partagés de manière qu’un seul homme, expert en l’art médical, suffît
pour un grand nombre de profanes, et les autres artisans de même. Dois-je répartir
ainsi la justice et la pudeur parmi les hommes, ou les partager entre tous ? — Entre
60 tous, répondit Zeus ; que tous y aient part, car les villes ne sauraient exister, si ces vertus
étaient, comme les arts, le partage exclusif de quelques-uns ; établis en outre en mon
nom cette loi, que tout homme incapable de pudeur et de justice sera exterminé
comme un fléau de la société.» (Platon 2016f, p. 48-52)
Les dieux confient à Prométhée (celui qui réfléchit avant d’agir) et à son frère Épimé-
thée (celui qui réfléchit après avoir agi) la tâche de distribuer les dons et les qualités parmi
les êtres vivants. Ayant convaincu* son frère de le laisser faire seul le partage, Épiméthée
oublie de confier quelque qualité que ce soit à l’homme, qui se retrouve nu et sans défense.
Prométhée va alors voler le feu et la technique aux dieux, permettant ainsi aux hommes
de survivre — mais il n’a pas le temps de dérober la justice (71) ou la
science politique (72) qui permettrait aux hommes de bien user des techniques à leur
disposition.
Cette distinction n’est toutefois valable que si l’on considère une technique isolée; or,
soutient Heidegger, si on peut aujourd’hui choisir entre centrale thermique, hydraulique,
nucléaire, éolienne, etc. à tel emplacement ou à tel autre, ce qui semble conférer à la société
une liberté (73) de choix (74), cette liberté est cependant très
restreinte, puisqu’elle suppose un spectre technologique sur lequel la société n’a pas de prise.
À moins de totalement révolutionner la société, aucune technique ne peut être totalement
neutre ou offrir une totale liberté de choix (Heidegger 1976b, p. 20-22, 44-47).
Une position fameuse à ce sujet est celle de Marx, qui soutient que tel environnement
technique détermine (75) telle forme de société et tel régime politique (Marx
1965, p. 449). En effet, tandis que l’artisan, avec son outil, pouvait arguer de sa personnalité
et de son talent pour maintenir son salaire à un haut niveau, l’ouvrier ne dispose pas de cette
possibilité* : la machine-outil augmente la production et fait baisser les prix, tout en rédui-
sant le travailleur au statut de servant (76) dont la qualification n’a pas besoin
d’être haute ou même existante. Par conséquent, le machinisme (77) permet
l’exploitation du prolétariat (78) (de la main d’œuvre peu ou pas qualifiée, qui
ne dispose que de sa force de travail) en faisant baisser les coûts de production et par là même
le coût du travail (Marx 1965, p. 407-408). Comme le travail coûte peu, le capitaliste peut
river l’ouvrier à sa machine et le force à travailler au-delà du temps que vaut son salaire, pour
créer du profit (79).
Toute tentative d’émancipation sociale doit donc s’accompagner d’une transformation
révolutionnaire de la science et de la technologie. Ces dernières, en effet, sont devenues les
instruments et la légitimation* d’une domination de l’homme par l’homme.
[L]a science, en vertu de sa propre méthode et de ses concepts, a projeté et promu
un univers dans lequel la domination sur la nature est demeurée liée à la domination
sur l’homme — un lien qui tend à être fatal pour l’univers en son entier. La nature,
scientifiquement comprise et appréhendée, réapparaît dans l’appareil technique de
5 production et de destruction qui soutient et améliore la vie des individus tout en les
subordonnant aux maîtres de l’appareil. Ainsi la hiérarchie rationnelle se fond dans
celle sociale. (Marcuse 2002, p. 170)
Cependant, contrairement aux dominations classiques (religieuses, traditionnelles, etc.),
cette domination scientifico-technologique se veut littéralement rationnelle
Sec. II — La technique n’est-elle qu’un moyen ? 57
(80), mais sa rationalité est d’une espèce* bien particulière. De surcroît, cette rationalité, fon-
dée* sur une action orientée vers un but ou stratégique, se répand dans tous les domaines de la
vie jusqu’à constituer un monde par elle-même (Habermas 1973, p. 243). Plus précisément, dit
Jürgen Habermas, il faut distinguer deux types d’actions : le travail et l’ interaction
(81) (Habermas 1973, p. 244). Le travail est une action stratégique, orientée vers un
but, et visant l’efficacité. Par contre, l’interaction est une action communicative
(82), symbolique, signifiant une interaction entre deux personnes, et réglée par les
normes sociales (83).
Traditionnellement, les actions stratégiques constituaient des sous-systèmes
(84) insérés dans le cadre institutionnel d’une société plus large, cadre fondé* sur les inter-
actions et les actions communicatives. Ces cadres étaient constitués de légitimations* (de
« rationalisations ») mythiques, religieuses ou métaphysiques, liées à une vision du cosmos
(Habermas 1973, p. 246). Toutefois, à l’époque moderne, ces rationalisations se confrontent
avec la rationalité technique (moyens-fin) de l’action stratégique. Par exemple, le pouvoir*
politique ne sera plus légitimé « par le haut » (en faisant appel à un mythe, à une tradition,
etc.), mais « par le bas », c’est-à-dire par sa capacité à résoudre des problèmes techniques (Ha-
bermas 1973, p. 248-252). La différence* entre travail et interaction s’estompe; comme le dit
Herbert Marcuse, « la hiérarchie rationnelle se fond dans celle sociale » et la rationalité
instrumentale phagocyte toute autre forme* de rationalité.
On ne peut donc pas réduire le fait technique (85) à l’objet* technique : la
genèse de ce dernier met à contribution la totalité de l’existence sociale de la collectivité
(86) qui le fait naître — non seulement ses aptitudes mentales, mais son
organisation (87) du monde. Dans l’ensemble technique s’exprime concrètement une
prise (88) du monde (89), une façon d’appréhender le monde. Par
exemple, si l’alchimie a précédé la chimie, ce n’est pas uniquement au titre de simple super-
stition, de chimie sauvage, maladroite ou simplement intéressée, dit Gaston Bachelard
(Bachelard 1999, p. 46-54); si la chimie est objective*, positiviste, l’alchimie a pour but, en
transmutant la matière, de transmuer l’alchimiste, et si son expérience rate, c’est parce que
l’alchimiste n’est pas assez pur moralement. Les transmutations chimiques qu’opère l’alchimie
symbolisent (90) le travail moral sur soi. Ce qui est à l’épreuve est l’alchimiste
lui-même, et non une théorie* comme dans la science moderne. Par conséquent, les substances
utilisées symbolisent elles aussi une infinité de choses. La nature n’est donc pas seulement,
dans l’alchimie, un réservoir de faits à analyser* et à contrôler; « [l]’Alchimie règne dans un
temps où l’homme aime plus la nature qu’il ne l’utilise » (Bachelard 1999, p. 53).
Par exemple encore, l’héroïne du scénario de Duras et Alain Reisnais Hiroshima
mon amour se rappelle son arrivée à Paris le matin de l’annonce du largage de la première
bombe atomique de l’histoire, et combien le monde semblait avoir changé, être entré dans
une nouvelle ère (Duras 1960, p. 135). En effet, on peut dire que la technologie nucléaire a créé
un monde nouveau dans ses dimensions sociologiques, économiques et surtout politiques
— si on pense notamment à l’« équilibre de la terreur » durant la Guerre froide.
Un autre exemple serait la possibilité* de plus en plus proche de produire génétiquement
des soldats qui pourraient résister à la torture, manger de l’herbe, communiquer par télépathie,
etc. (Lin 2012). Que faire alors des règles classiques de la guerre?
En somme, la technique ne se résume pas à une collection d’objets* dont on peut se servir :
Habermas l’identifie* à une idéologie (91).
En effet, il distingue ce qu’il appelle l’« étant » qui correspond aux êtres existant dans le
monde et l’« être », que l’on pourrait appeler aussi l’ existence (96) (Heideg-
ger 1927, p. 25-26). Il y a une différence* entre l’essence* d’une chose (on peut la définir, la
mathématiser, la maîtriser, la changer) et la présence, l’« être », l’existence de cette chose,
notamment pour l’être humain, existence qui se dévoile comme un événement et pour quoi se
pose la question de son sens (97). La vérité telle qu’on la définit généralement
ne parle que de l’étant, de l’essence de la chose ; ce faisant, soutient Heidegger, elle oublie
(notamment dans la philosophie et la science) l’existence, la présence de la chose. La vérité
telle qu’il l’entend, c’est la présence (98) de l’être de l’étant.
L’être qui a accès à l’être, qui a conscience de l’existence, c’est l’homme (notamment de
son existence dans le monde). Or, cette existence, l’homme l’oublie parce qu’il est happé
par le monde d’outils dont nous avons déjà parlé. La marque de l’outil est d’être « pour… »,
c’est-à-dire qu’il n’existe pas par lui-même, mais toujours en référence à une fin
(99) qu’il est appelé à remplir, et plus largement en référence à d’autres outils avec lesquels il
forme une totalité (100).
L’homme oublie donc son existence à cause de la technique, parce que celle-ci l’enferme
dans une visée uniquement pratique (101) (liée à l’étant ou l’essence*), alors
qu’il existe aussi une visée contemplative (102) (liée à l’existence). Par exemple,
une cruche n’est pas simplement de la terre mise en forme par un potier mais elle « déploie
son être dans le versement de ce qu’on offre ». La cruche est bien sûr en rapport avec une
manipulation (103) (rationalité instrumentale), mais l’utilité d’une chose ne
dit pas tout de son être. « Dans l’eau versée, la source s’attarde. Dans la source, les roches
demeurent présentes, et, en celles-ci, le lourd sommeil de la terre qui reçoit du ciel la pluie et
la rosée. Les noces du ciel et de la terre sont présentes dans l’eau de la source. » L’eau peut être
offerte aux hommes mais aussi comme une offrande (104) aux dieux. « Dans le
versement du liquide offert, la terre et le ciel, les divins et les mortels sont ensemble présents »
(Heidegger 1976a, p. 204-205). L’ouverture à l’être dépasse l’homme, elle recompose la totalité
de l’être (la terre, le ciel, les hommes et les dieux), comme la dimension du sacré
(105).
Le poète Francis Ponge, dans son œuvre, prend le « parti pris des choses », ici de
l’orange.
Sec. II — La technique n’est-elle qu’un moyen ? 59
Contrairement à l’art, la technique nous cache le monde parce qu’elle ne nous le montre
que comme un fonds dans lequel puiser, rationalisable (106) et mathématisable
(107) à souhait. La pensée uniquement pragmatique laisse échapper l’être de la nature
en ne s’intéressant qu’à son étant.
Pensons à Galilée qui déclare :
La philosophie est écrite dans cet immense livre qui continuellement reste ouvert
devant les yeux (ce livre qui est l’Univers), mais on ne peut le comprendre si, d’abord,
on ne s’exerce pas à en connaître la langue et les caractères dans lesquels il est écrit.
II est écrit dans une langue mathématique, et les caractères en sont les triangles, les
5 cercles, et d’autres figures géométriques, sans lesquelles il est impossible humainement
d’en saisir le moindre mot ; sans ces moyens, on risque de s’égarer dans un labyrinthe
obscur. (Galilée p. d., p. 231-232)
La pensée contemplative peut seule saisir l’existence de la nature, le monde dans lequel
elle existe.
Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l’Isle et j’allais volontiers
m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues
et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation,
la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que
5 je m’en fusse aperçu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par
intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements
60 Chapitre 5 — La technique est-elle une marque d’humanité ?
internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir
mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible
et courte réflexion sur l’instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux
10 m’offrait l’image : mais bientôt ces impressions légeres s’effaçaient dans l’uniformité du
mouvement continu qui me berçait, et qui sans aucun concours actif de mon âme ne
laissait pas de m’attacher au point, qu’appellé par l’heure et par le signal convenu je ne
pouvais m’arracher de là sans efforts. (Rousseau 2012)
En revanche, la pensée technique se contente de provoquer (108) la nature,
de la réquisitionner. Un exemple d’une telle provocation est le barrage sur le Rhin.
La centrale électrique est mise en place dans le Rhin. Elle le somme 1 de livrer sa
pression hydraulique, qui somme à son tour les turbines de tourner. Ce mouvement
fait tourner la machine dont le mécanisme produit le courant électrique, pour lequel
la centrale régionale et son réseau sont commis aux fins de transmission. Dans le
5 domaine de ces conséquences s’enchaînant l’une l’autre à partir de la mise en place
de l’énergie électrique, le fleuve du Rhin apparaît, lui aussi, comme quelque chose de
commis. La centrale n’est pas construite dans le courant du Rhin comme le vieux pont
de bois qui depuis des siècles unit une rive à l’autre. C’est bien plutôt le fleuve qui est
muré dans la centrale. Ce qu’il est aujourd’hui comme fleuve, à savoir fournisseur de
10 pression hydraulique, il l’est de par l’essence de la centrale. Afin de voir et de mesurer,
ne fût-ce que de loin, l’élément monstrueux qui domine ici, arrêtons-nous un instant
sur l’opposition qui apparaît entre les deux intitulés : « Le Rhin», muré dans l’usine
d’énergie, et « Le Rhin», titre de cette œuvre d’art qu’est un hymne de Hölderlin 2 .
(Heidegger 1976b, p. 20-22)
Ici, Heidegger oppose la technique classique qui, comme le vieux pont de bois ou le
paysan qui cultive ses champs, se contente d’accompagner le cycle de la nature et de le favoriser
sans le violenter, à l’ ingénierie (109) moderne qui « provoque » la nature dans
un combat, qui la force à livrer ses ressources et la considère tout bonnement comme un
réservoir plus ou moins infini dans lequel puiser à sa guise. Le Rhin est un fleuve dont l’être
ne correspond pas à une source d’énergie hydraulique; c’est un point de repère géographique
autour duquel, non seulement des poètes ont écrit des hymnes, mais des civilisations se sont
construites, des significations se sont greffées, des légendes ont gravité, etc. La signification du
Rhin est balayée par la technique moderne pour qui ne prime que l’ efficacité
(110). Pour reprendre le titre du livre de Marcuse, l’homme devient unidimensionnel
(111) (il ne se conçoit plus qu’à travers la dimension de la technique).
Van Gogh peint un outil, mais les chaussures ne sont pas seulement ce que porte le
paysan sans même le remarquer : leur représentation évoque leur contexte, le monde dans
lequel elles existent, leur existence qui dépasse leur simple définition d’étants. L’œuvre d’art
fait advenir la vérité de la paire de chaussures, vérité qui resterait inaperçue si on les réduisait,
comme on le fait d’habitude, à leur statut d’ outils (114).
l’âme » (Rabelais 2016, p. 50). Devant le progrès technique, il faut conserver la conscience des
conséquences* qu’il peut provoquer et poser des règles claires, non pour le limiter lui-même,
mais pour éviter son détournement à des fins* indésirables (par exemple le clonage d’êtres
humains). La réponse au progrès humain serait donc, non la peur, mais le développement de
l’ éthique (121).
En effet, comme le soutient François Dagognet, la technique, notamment dans le
domaine médical, accroît notre liberté (122) et nous met face à nos choix, en
nous assurant de les faire de façon informée (123). C’est bien plutôt quand on
argue de la nature contre la technique qu’on entre dans une dynamique obscurantiste
(124). Rejeter la technique, c’est promouvoir l’idéologie* de la nature — une idéolo-
gie* aliénante (125) (l. 21), c’est-à-dire qui amène l’être humain à ne plus être
lui-même. En d’autres termes, vouloir « naturaliser » l’homme, le ramener à la nature et
l’enfermer dans les limites de cette dernière est inhumain, quand l’être humain a précisément
pour essence d’échapper à la nature, de la dépasser dans toutes les directions. On ne peut
rendre compte de la complexité de ce que c’est qu’être humain à partir de la nature seule.
Cessons de condamner les nouvelles techniques médicales, sous le faux prétexte
qu’elles risquent de nous conduire à je ne sais quelle apocalypse ! Il y a là beaucoup
de confusion et de fausses terreurs. Il y a surtout une grave méprise concernant la
relation entre ces techniques et la liberté. On croit qu’elles ôtent à l’homme des libertés.
5 C’est exactement l’inverse : elles lui en donnent de nouvelles. Prenons l’exemple du
diagnostic prénatal. Il me paraît absolument normal que ceux qui attendent un enfant
puissent savoir si cet enfant est atteint ou non d’une maladie héréditaire comme la
trisomie. Connaître avec exactitude la situation du fœtus est en effet l’élément essentiel
dont les parents ont besoin pour prendre leur décision. […] Les techniques médicales
10 n’ont ni l’intention ni les moyens de tout commander. Elles ne décideront jamais à
votre place. Mais elles mettent clairement chacun face à ses choix. C’est en ce sens
qu’elles accroissent nos libertés, au lieu de les restreindre, comme on le croit par erreur.
Ce qui est condamnable, ce ne sont pas les techniques et les informations qu’elles
fournissent, c’est le refus d’informer ! Je condamne pour ma part l’idée qu’on puisse
15 refuser d’avertir des parents de la naissance d’un futur enfant trisomique, ou des fiancés
de la séropositivité de l’un ou de l’autre. Nous ne devons rien écarter de ce qui nous
rend libre d’accepter ou de refuser en toute connaissance de cause. Vouloir mettre à
l’écart ce genre d’informations est signe d’obscurantisme. Cela revient en effet à vouloir
soumettre les humains aux hasards aveugles de la vie. C’est tenter de les maintenir
20 asservis à des mécanismes que la connaissance permet, si on le veut, de contrôler. Voilà
qui est intolérable, à mes yeux. Car plier l’homme à la nature est la pire des aliénations.
(Dagognet 1993)
De même, étant donné que la technique nous sauve de la nature, elle nous propose une
liberté (126) et les comportements qui la constituent posent ainsi des problèmes
éthiques (127) auxquels les comportements naturels demeurent parfaitement
étrangers.
SECTION III
Dagognet encourage donc à embrasser les avancées techniques qui signalent l’humanité
à travers la liberté qu’elles confèrent et les problèmes éthiques qu’elles posent. La technique
semble donc nous aider à devenir humains; être humain ne correspondrait par conséquent* à
Sec. III — La technique peut-elle nous aider à devenir plus qu’humains ? 63
rien de naturel, mais plutôt à quelque chose que l’on inventerait (128) au fur et
à mesure. L’homme, sans relâche, invente l’homme.
Des personnes saines utilisent des médications prévues, par exemple, pour soigner les ma-
lades d’Alzheimer, afin d’améliorer leurs capacités cognitives (129). De même, la
caféine est une drogue reconnue mais légale* que consomment des milliards de personnes afin
de se réveiller, de se concentrer et de retrouver de l’énergie. Enfin, des enfants ne souffrant pas
de trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité se voient quand même prescrire
des médications destinées à traiter ce problème pour compenser leurs conditions de vie ou
la faillite du système d’éducation aux États-Unis; c’est une « camisole chimique » que l’on
utilise pour pallier à l’inadéquation de l’ environnement (130) aux besoins de
certains enfants (Schwarz 2012).
On va donc utiliser un traitement développé pour soigner une maladie
(131) ou un trouble (132) afin d’améliorer ses capacités, d’être plus sociable, plus
efficace, etc. Cela est-il légitime*?
N’est-ce pas, en réalité*, une perversion de la médecine, de son but essentiel
(133), ce qu’on nomme traditionnellement son τέλος (telos), sa fin*? Le τέλος des avancées
biomédicales serait de ramener un organisme malade à la santé (134), pas de
l’améliorer; il s’agit d’être sain, pas d’être plus que sain.
Les avancées biomédicales présentent aussi des désavantages moraux (Chatterjee 2006,
p. 111) : a) elles sont bien sûr dangereuses; b) au-delà, si je prends un médicament pour faciliter
telle ou telle épreuve, qu’en est-il de mon identité* et de ma personnalité? l’expérience d’être
humain implique de traverser certaines situations de souffrance, ce qui « forge le caractère »,
comme l’on dit; c) les ressources risquent de ne pas être distribuées équitablement.
Toutefois, on peut aussi arguer que la société irait mieux si, par exemple, un médica-
ment aidait dans des situations de stress. Ainsi, il est possible* de souffrir de fatigue
décisionnelle (135), c’est-à-dire de l’incapacité de prendre des décisions après en avoir
pris une grande quantité. Une drogue qui améliorerait la capacité à décider aiderait tout le
monde.
64 Chapitre 5 — La technique est-elle une marque d’humanité ?
De même, qu’est-ce que la santé, et qu’est-ce que la maladie? Leurs définitions changent
sans cesse. Qu’est-ce qui va définir une amélioration qui dépasserait ce qu’il serait « naturelle-
ment » légitime* de donner à un patient (Conrad et Potter 2004, p. 185-186)?
Peut-on, enfin, objecter* à l’utilisation des technologies biomédicales pour améliorer la
moralité (136), pour avoir des motifs plus moraux? Le moyen serait d’atténuer
les émotions « contre-morales », dans les cas où une telle atténuation correspondrait à une
amélioration morale. Par exemple, le rejet irrationnel de certains groupes raciaux ou les pulsions
d’agression que certaines personnes contrôlent peu, voire pas du tout (Douglas 2008, p. 231).
À travers virtuellement toute leur histoire, les humains ont vécu dans des sociétés
suffisamment restreintes pour que tout le monde s’y connaisse, avec une technologie
simple qui leur permettait de n’affecter que leur environnement immédiat, et que le
futur immédiat. Aujourd’hui, les humains vivent dans des sociétés énormes avec une
5 technologie très avancée qui les rend capables d’affecter l’environnement de façon
globale, et à très long terme. […] [L]a psychologie morale des humains est adaptée au
premier ensemble de conditions, qui ont été effectives pendant la plus grande partie
de l’existence de l’espèce humaine. Ce décalage est un problème sérieux parce que les
humains ont à présent à leur disposition une technologie si puissante qu’elle pourrait
10 entraîner la destruction de la planète si jamais on en mésusait. À peu près vers la moitié
du siècle précédent, un petit nombre d’États a acquis le pouvoir de détruire le monde
au moyen de la détonation d’armes nucléaires. Ce siècle-ci, beaucoup plus de personnes,
des millions peut-être, acquerront le pouvoir de détruire la vie sur Terre au moyen des
armes biologiques, des nanotechnologies, du déploiement d’une intelligence artificielle
15 ou du cyberterrorisme. Pour cette raison […] Martin Rees a appelé son livre au sujet des
risques posés par la croissance exponentielle du pouvoir de la technologie humaine,
Notre Dernier Siècle. (Personn et Savulescu 2013, p. 124-125)
Une société nouvelle réclame par conséquent une éthique (137) renouvelée.
à gagner. Le sport se définit donc par une excellence (143) qu’il met à
l’épreuve, et user d’artifices revient à tricher (144).
Par exemple, dit Michael Sandel, on courait à l’origine les marathons pieds nus;
utiliser des chaussures de courses représente bien sûr une amélioration, mais qui ne
sape pas le τέλος du sport — tandis que Rosie Ruiz, qui avait « fini » le marathon
de New York en prenant le métro, et « gagné » celui de Boston en le commençant un
demi-kilomètre avant l’arrivée, est une tricheuse (Sandel 2008).
En général, on est bioconservateur parce qu’on refuse le risque que certaines avancées
biomédicales profitent à certains et pas à d’autres (Douglas 2008, p. 229) 1 .
[L’ingénierie génétique], à long terme, nous donnera la capacité, de fait, de
créer des gens nés, soit pourvus de selles sur le dos, soit pourvus de bottes et
d’éperons. Si on commence à entrer dans le domaine des améliorations génétiques,
où les parents peuvent améliorer génétiquement leurs enfants, on met en place
5 une situation dans laquelle l’homogénéité de l’espèce humaine ne peut plus
être considérée comme allant de soi, où les élites, qui sont les premières à tirer
avantage de ce genre de choses, commenceront à implanter génétiquement
leurs avantages sociaux dans leurs enfants, ce qui non seulement aggravera les
inégalités existantes mais peut aussi saper le principe même de l’égalité, qui est
10 basé sur une observation empirique selon laquelle les gens autour du monde ne
sont pas si différents les uns des autres. Selon certains scénarios, on peut imaginer
une spéciation de l’espèce humaine en différents types d’êtres humains — les
musiciens vont doter leurs enfants d’une capacité musicale plus grande, ou les
athlètes vont donner à leurs enfants de plus grandes capacités athlétiques — de
15 telle façon que cette égalité de base ne puisse plus aller de soi. (Fukuyama et
Rosenthal 2002)
Le verbe « devoir » est ici défini comme « avoir de bonnes raisons de », de la même
façon qu’on peut dire à quelqu’un qu’il « devrait » arrêter de fumer : il n’y a pas de
coercition, mais la situation n’est pas non plus moralement neutre (Savulescu 2001,
p. 415). Savulescu pense au diagnostic préimplantatoire (DPI) que l’on effectue lors
d’une fécondation in vitro (FIV) : si on a le choix entre un embryon A qui ne souffre
pas d’anomalies génétiques, et un embryon B qui a une prédisposition à l’asthme, on
« doit » — au sens où on « a de bonnes raison de » — choisir l’embryon A. En effet,
l’asthme est une condition qui peut sévèrement réduire le bien-être (155)
(Savulescu 2001, p. 416-417).
On peut aussi, toutefois, appliquer ce raisonnement à des gènes qui ne causent* pas
de maladie au sens propre, mais qui produisent des traits désirables d’un point de vue
individuel et social. Par exemple, la capacité à l’ empathie (156) pourrait
être accentuée, ce qui permettrait de court-circuiter le tribalisme naturel des hommes
qui engendre le racisme, augmenterait les donations aux œuvres de charité, etc. La
manipulation génétique ou le recours aux médicaments permettraient donc de contre-
balancer une capacité morale (157) défaillante. De même l’intelligence,
etc.
Inmaculada de Melo-Martín essaie de montrer en quoi ce que propose Savulescu
n’est pas acceptable, en tout cas en ce qui concerne la sélection des gènes qui ne causent* pas
de maladies (de Melo-Martín 2004, p. 73-80).
— Tout le monde serait obligé de procéder à des FIV et des DPI selon ce qu’il propose;
or ces procédures sont très coûteuses.
— Cette obligation* morale s’adresse uniquement aux femmes et fait reposer tout le poids
de la responsabilité du bien-être de l’enfant sur leurs épaules : la FIV est une procédure
non seulement très onéreuse, mais aussi coûteuse physiquement et émotionnellement,
sans parler des réels* dangers qu’elle pose.
Sec. III — La technique peut-elle nous aider à devenir plus qu’humains ? 67
— Le scénario que propose Savulescu est bien trop simpliste (158) : com-
ment choisir, par exemple, entre un embryon A qui montre une prédisposition à
l’asthme, mais aussi à jouir d’une meilleure mémoire ou d’une plus grande intelli-
gence, et un embryon B qui n’est pas prédisposé à l’asthme, mais pas non plus à jouir
d’une bonne mémoire ou d’une grande intelligence? Et on peut compliquer le scénario
à souhait.
— Le choix qu’effectueront les parents aura des répercussions, non seulement sur le bien-
être de l’enfant, mais sur la société (159) en général*. Si on sélectionne un
enfant en raison de sa plus grande force physique, et qu’on est le seul couple à le faire,
l’enfant bénéficiera d’un avantage; mais si tout le monde le fait, l’avantage sera annulé.
— Cette obligation* morale aurait pour résultat d’amener les parents à sélectionner des
traits qui ne confèreront qu’un avantage minime à leurs enfants, tout en augmentant
de façon significative les injustices (160) sociales. Par conséquent*, des
parents conscients de l’impact de leur choix sur la société pourraient choisir moins que
le meilleur enfant, mais sans que rien ne les oblige à le faire.
Le problème central, assure de Melo-Martín, ne peut pas être résolu, contrairement
à ce que croient* beaucoup de partisans des améliorations radicales, par une simple analyse*
des risques que ces dernières posent; en effet, cette analyse* n’est pas axiologiquement neutre,
mais, puisqu’il s’agit d’une éthique, elle repose sur une conception d’une vie épanouie
(161) comme but de ces améliorations, conception qui n’est en général* pas précisée
(de Melo-Martín 2010, p. 485).
Bien plus, ces conceptions d’une vie épanouie diffèrent* de, ou peuvent entrer en conflit
avec, la façon dont on pourrait les concevoir intuitivement*; en effet, en raison de la possibilité*
d’obtenir un DPI lors d’une FIV, certains parents sourds réclament de pouvoir sélectionner
un enfant sourd — alors que les médecins auraient plutôt tendance à éliminer les embryons
susceptibles de développer de tels handicaps (surdité, nanisme, etc.) Ces parents refusent
toutefois de considérer la surdité comme un handicap : « Être sourd, ce n’est pas être handi-
capé », dit l’un d’entre eux. « C’est faire partie d’une minorité linguistique. Nous sommes
fiers de la langue que nous utilisons et de la communauté dans laquelle nous vivons » (Gray
2008). Pourquoi un embryon sourd aurait-il moins de droits* qu’un embryon à l’ouïe normale
(Hinsliff et McKie 2008)? Cette controverse sur ce qui serait la meilleure vie épanouie signale
un malaise dans la société contemporaine, souligne Darshak M. Sanghavi.
Contrôler l’héritage génétique d’un enfant, même afin de préserver ce que certains
considéreraient comme une maladie, est la tactique la plus récente des parents dans
une société de plus en plus mondialisée, où l’identité semble assaillie de toutes parts
[…]. Traditionnellement, les cultures se perpétuaient au moyen d’appariements, avec
5 des mariages réunissant des personnes partageant les mêmes valeurs et la même
apparence.
On a adopté la technologie moderne dans ce but ; par example, une rapide re-
cherche sur Internet met au jour des services de rencontre destinés à à peu près
n’importe quel sous-groupe religieux ou ethnique. Vue dans ce contexte, l’utilisation
10 du DPI pour sélectionner la surdité n’est peut-être qu’un rituel supplémentaire destiné
à s’assurer que des enfants préservent la continuité d’une lignée culturelle. (Sanghavi
2006)
Dagognet ou Savulescu pourraient dire que l’éthique n’est rien d’autre qu’un instru-
ment servant à mesurer et à gérer les risques liés à telle ou telle activité; néanmoins, on pourrait
leur répondre que, comme nous l’avons vu, se contenter de gérer les risques liés aux moyens
techniques que nous utilisons nous empêche de réfléchir sur la valeur (162) des
buts spécifiques* qu’ils nous permettent de poursuivre (de Melo-Martín 2010, p. 486).
68 Chapitre 5 — La technique est-elle une marque d’humanité ?
Figure 5.8 — La Chute d’Icare : les périls mortels pour l’homme d’une technique qui prétend
dépasser les limites de la nature [Bruegel]
[S]i notre but est de promouvoir l’épanouissement humain, il est important de nous
demander si davantage d’intelligence ou de force physique sera un moyen approprié
pour atteindre cette fin. De plus, nous devons aussi nous interroger sur la question de
savoir si les moyens particuliers que nous nous proposons d’employer sont les meilleurs
5 pour accomplir le but désiré ou si d’autres moyens seraient plus adéquats. De façon
significative, porter attention à ces problèmes requiert de réfléchir soigneusement au
sens de nos buts, à ce qu’ils impliquent et à ce qu’ils requièrent. En ce qui concerne
des buts complexes, tels que celui de promouvoir l’épanouissement humain, la tâche
est à la fois essentielle afin d’évaluer des technologies d’amélioration qui se proposent
10 de constituer des moyens de les atteindre, et loin d’être aisée. (de Melo-Martín 2010,
p. 486)
— La technique n’est pas moralement neutre : le spectre technologique réduit la liberté humaine.
— La technique moderne amène à une prise du monde uniquement pratique et pragmatique ; par
contre, l’art dévoile la vérité du monde, c’est-à-dire son existence.
— La technique moderne engendre la peur en raison de ses conséquences prévisibles et impré-
visibles, mais on peut répondre qu’elle encourage à développer l’éthique et donc la liberté
humaine.
La technique peut en première approche être définie comme un prolongement de la vie, mais ceci
n’épuise pas ce qu’elle est : elle correspond en effet plus essentiellement* à un dépassement de l’im-
médiateté* constitutif de l’humanité, et plus précisément significatif de la structure de la conscience
humaine. Elle constitue le monde humain. En tant que telle, elle est aussi constitutive d’une forme*
de vérité de ce monde, une vérité basée sur l’efficacité et l’objectivité* — ce qui nous amène à oublier
la vérité vécue pour elle-même, où l’art nous amène. D’un point de vue moral, la liberté nous amènera
peut-être à réaliser un idéal* de liberté, de libération par rapport au déterminisme naturel. Toutefois,
quelle distance par rapport à la nature sera légitime* ? Si la technique forme* un monde humain, trop
humain à vouloir être surhumain, ne produira-t-elle pas un monde inhumain ?
CHAPITRE 6
Qu’est-ce qu’une œuvre d’art?
Char.
Le terme d’« art » vient du latin ars qui signifie le talent, le savoir-faire, l’habileté, et par
extension les activités (métiers, arts, science) auxquelles ces qualités s’appliquent, pour finir
par signifier un ensemble de connaissances techniques. On voit donc que ce mot a un sens
beaucoup plus général* qu’aujourd’hui, où on l’identifie* aux beaux-arts.
SECTION I
71
72 Chapitre 6 — Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?
une œuvre d’art le produit des abeilles (les gâteaux de cire régulièrement construits),
mais ce n’est qu’en raison d’une analogie avec l’art ; en effet, dès que l’on songe que les
abeilles ne fondent leur travail sur aucune réflexion proprement rationnelle, on déclare
aussitôt qu’il s’agit d’un produit de leur nature (de l’instinct).
10 Lorsqu’en fouillant un marécage on découvre, comme il est arrivé parfois, un
morceau de bois taillé, on ne dit pas que c’est un produit de la nature, mais de l’art ;
la cause productrice de celui-ci a pensé à une fin, à laquelle l’objet doit sa forme. On
discerne d’ailleurs un art en toute chose, qui est ainsi constituée, qu’une représentation
de ce qu’elle est a dû dans sa cause précéder sa réalité, sans que toutefois cette cause
15 ait pu précisément penser l’effet ; mais quand on nomme simplement une chose une
œuvre d’art, pour la distinguer d’un effet naturel, on entend toujours par là une œuvre
de l’homme. (Kant 2015, p. 288-289)
Kant distingue ici l’activité artistique (celle de l’artiste, et plus largement du technicien
en général*), non encore de l’activité technique (celle de l’artisan), mais de la nature
(1). Elle est une production (un « faire ») qui se distingue de la simple causalité*
naturelle; en effet, une cause* naturelle (par exemple, les nuages) ne peut donner qu’un
effet (2) (la pluie) qui arrive nécessairement*, alors que le faire humain produit des
œuvres (3) (l. 1-3).
Cette différence* implique la distinction entre cause* naturelle et action libre
(4) (l. 4-5). Les productions naturelles peuvent être comparées à l ’art, mais ce n’est
qu’une analogie* : les gâteaux de cire sont l’« œuvre » des abeilles comme une œuvre d’art
est l’œuvre de l’homme, mais les gâteaux de cire n’ont pas été produits de façon libre, par
une décision consciente, mais de façon instinctive — ils ne sont donc pas une œuvre au sens
propre (l. 5-9). En droit* (l. 4), on ne devrait appeler « art » qu’une activité libre, et donc
une activité humaine.
Si l’on découvre un objet ouvragé dans un mileu naturel, on ne doute pas qu’il ait été
produit par un être humain, de façon consciente — cf. Marx sur la comparaison entre l’abeille
et l’architecte (l. 10-12). Toute production où l’ idée (5) de la chose a précédé
dans l’esprit du producteur l’ existence (6) effective de la chose peut donc être
appelée art (l. 13-14).
technique; une personne habile est apte à parvenir à ses fins* en utilisant avec maîtrise les
moyens (9) les mieux adaptés. Ceci réclame une grande expérience pratique*;
Kant finit par une remarque ironique sur l’auteur d’un traité de cordonnerie qui n’avait
jamais fabriqué lui-même une seule chaussure (l. 6-8).
activité
naturelle humaine
artisanaux industriels
témoignages histo-
riques : écrits, ar- arts
chives, monuments…
vol, qui a donné tant de mal aux avocats du sculpteur pour le définir comme œuvre d’art, exem-
plifie la fluidité et le vol. Tout objet* peut être une œuvre d’art si on le fait fonctionner comme
tel — ce qui signifie utiliser certaines de ses propriétés pour exemplifier métaphoriquement
telle autre propriété. La capacité d’une œuvre d’art à exprimer quelque caractéristique que ce
soit est infinie.
Un bon exemple de cette attitude voulant qu’un objet* soit une œuvre d’art quand on le
fait fonctionner comme œuvre d’art, et non pas en lui-même, se trouve dans les ready-made de
Marcel Duchamp. En prenant des objets* banals, voire vulgaires (un urinoir), Duchamp
remet en question l’idée* d’une nature propre de l’activité artistique. Comme on le voit dans
le texte ci-dessous, le choix de tel ou tel objet* n’était absolument* pas guidé par l’expérience
d’un plaisir esthétique (20); provoquant une « anesthésie » (une absence de
sensation ou de sentiment, l. 4), un ready-made amène surtout à réfléchir par son titre ou
la phrase que Duchamp y aura inscrit. À l’inverse, les œuvres d’art qu’on considère être
essentiellement* telles sont elles aussi des ready-made.
Sec. II — Le jugement de goût 75
… Il est un point que je veux établir très clairement, c’est que le choix de ces ready-
mades ne me fut jamais dicté par quelque délectation esthétique. Ce choix était fondé
sur une réaction d’indifférence visuelle, assortie au même moment à une absence totale
de bon ou mauvais goût… en fait une anesthésie complète.
5 Une caractéristique importante : la courte phrase qu’à l’occasion j’inscrivais sur le
ready-made.
Cette phrase, au lieu de décrire l’objet comme l’aurait fait un titre, était destinée à
emporter l’esprit du spectateur vers d’autres régions plus verbales. […]
Une autre fois, voulant souligner l’antinomie fondamentale qui existe entre l’art et
10 les ready-mades, j’imaginai un « ready-made réciproque» (Reciprocal ready-made) : se
servir d’un Rembrandt comme table à repasser ! […]
Un autre aspect du ready-made est qu’il n’a rien d’unique… La réplique d’un
ready-made transmet le même message ; en fait presque tous les ready-mades existant
aujourd’hui ne sont pas des originaux au sens reçu du terme. […]
15 Comme les tubes de peinture utilisés par l’artiste sont des produits manufacturés et
tout-faits, nous devons conclure que toutes les toiles du monde sont des ready-mades
[…] et des travaux d’assemblage. (Duchamp 2008, p. 182-183)
Nous pouvons, à partir de ce que soutiennent Goodman et Duchamp, nous interroger
sur ce qu’est une œuvre d’art, et sur ce qu’est le beau (ce que Duchamp prétend abandonner
ici) . Qu’est-ce qu’une œuvre d’art « originale »? Toute œuvre d’art est-elle nécessairement*
belle? L’art recherche-t-il vraiment le beau, et ce dernier, quel est-il? Constitue-t-il vraiment
le tout du plaisir esthétique?
SECTION II
Le jugement de goût
On définira classiquement une œuvre d’art comme un objet* possédant une qualité que
l’on nommera le beau (21). Comment définir ce dernier? Kant propose une
définition intéressante (Kant 1970, p. 3-13).
Il importe d’abord de distinguer la sensation (22) et le sentiment
(23) :
— la sensation est ce qui m’apporte une connaissance sur le monde (24) :
par exemple, quand je vois de l’herbe, j’ai une sensation de vert qui me fait connaître sa
couleur; la sensation est donc objective*;
— le sentiment est ce que je ressens subjectivement* par rapport à une sensation
(25) : par exemple, le plaisir que je ressens en voyant la couleur verte des prairies
ne représente aucun objet* extérieur, mais se ramène à une simple satisfaction subjec-
tive*. Il existe trois sortes de sentiments, qui définiront le goût (26) et
donneront trois formes de jugement différentes* : l’agréable, le bon et le beau.
II.a L’agréable
Ce qui plaît aux sens dans la sensation est l’ agréable (27). Par exemple, la
consommation de chocolat peut être agréable, délicieuse, etc. De même, une chose qui plaît
peut être gracieuse, charmante, ravissante, etc.
Néanmoins, derrière cet agréable se cache un intérêt (28) pour la chose
agréable; celle-ci m’intéresse, puisqu’elle suscite un désir (29), autrement dit
un sentiment. Par conséquent, son caractère agréable ne se rapporte pas à un jugement sur
76 Chapitre 6 — Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?
elle, mais seulement à mon état subjectif*. Par exemple, admettons que j’aime le miel, que je
le trouve délicieux parce qu’il est sucré; or, si je tombe malade, je ne trouverai plus le miel
agréable, parce qu’il aura un goût amer. Étant un sentiment, l’agréable est subjectif*; il amène
à une jouissance, sans qu’il y ait de jugement (30) sur l’objet (ce pourquoi,
remarque Kant, les hédonistes recherchent tout plaisir, quel qu’il soit, sans distinction). De
personne à personne, et chez la même personne à des moments différents*, la définition de
ce qui est agréable change. Or, ce n’est pas un problème, car comme le dit le proverbe, « les
goûts et les couleurs ne se discutent pas ».
Une œuvre d’art est-elle nécessairement* agréable? Comme le remarque Pascal, nous
prenons souvent plaisir à admirer la représentation de choses qui nous feraient horreur si
nous devions les voir dans la réalité* (Pascal 1987c, p. 1121). Il y a donc une dichotomie entre
l’agréable et le désagréable d’un côté, et le beau et le laid de l’autre. Le beau peut correspondre
au désagréable (31).
De même, le kitsch (32) (artisanat d’aéroport, horloge à coucou, nains de jar-
din, romans Harlequin, etc.) s’intéresse à « ce qui est joli plutôt qu[’à ce qui est] beau » (Keller
2017) : il véhicule une sentimentalité emphatique qui « fait paraître artificielle l’émotion ».
Abraham Moles parle d’« art du bonheur »; même un kitsch plus sombre (inscriptions
« Jamais nous ne t’oublierons » en plastique ou en céramique, crânes et squelettes de Hallo-
ween, etc.) « n’en demeure pas moins rassurant, tout compte fait, puisque, sous couvert d’en
parler, il nie le drame de la condition humaine ». Le kitsch est « un paravent qui dissimule
la mort », dit Milan Kundera (Kundera 1987, p. 185). On peut aussi conclure de cette
réflexion que le beau est potentiellement* angoissant (33) ou dérangeant
(34).
II.b Le bon
Le bon est ce qui, grâce à la raison (35), « plaît par simple concept ». Le
bon s’identifie* à l’ utile (36) ou au « moral »; plus précisément, une chose
bonne satisfait bien les exigences de l’idée* qu’on en a. Par exemple, un bon élève satisfait aux
exigences conceptuelles de ce qu’est un élève. Quelque chose peut être bon comme moyen
(un bon marteau), mais aussi bon en soi, sans servir à rien d’autre (une « bonne action »).
Dans tous les cas, le bon renvoie à un but, et donc aussi à une volonté (37)
— ce qui renvoie en définitive à un intérêt (38), comme l’agréable. Tous deux
satisfont un désir, sensible pour l’un, rationnel pour l’autre, et par conséquent tous deux sont
subjectifs*. On nomme agréable ce dont on jouit (39) (ce qu’on a envie de faire),
bon ce qu’on estime (40) (ce qu’on veut faire) — par conséquent, l’agréable et
le bon ont aussi tous deux une dimension pratique*. Qu’est-ce alors que le jugement esthétique,
c’est-à-dire fondé sur le plaisir — la satisfaction — procuré par le beau?
II.c Le beau
Le beau possèdera, soutient Kant, trois caractéristiques essentielles*.
Il est contemplatif, mais ne correspond pas à un concept : Agréable et bon, en tant que deux
formes* du jugement de goût, renvoient à la dimension pratique*, parce qu’ils apportent
une satisfaction liée à l’existence d’un objet*. En revanche, le jugement de goût esthé-
tique n’est pas lié à l’existence d’un objet* — puisque la simple représentation
(41) de cet objet*, pour tout dire l’illusion de cet objet*, suffit à procurer le plaisir
(pensons à la perspective en peinture). Le beau est donc, non pratique*, mais
théorique (42) ou, comme le dit Kant, « contemplatif ». La contemplation
est la concentration de l’esprit sur un sujet* de nature intellectuelle. Le beau, comme le
Sec. II — Le jugement de goût 77
Figure 6.2 — Même s’il semble inutile, l’art ne peut-il immortaliser l’humain? [Quino]
bon, est lié à l’esprit, au sentiment, et pas seulement à la sensation — mais il reste en
même temps dépendant de cette dernière, comme l’agréable.
En effet, ce qui est contemplé dans l’art n’est pas une idée* abstraite*, mais une
apparence (43) concrète* (peinture, sculpture, musique, etc.) transmise par les
sens. En même temps, cette apparence ne suffit pas, puisque le beau n’est pas l’agréable;
il faut faire appel à un plaisir plus spirituel et pas uniquement sensuel, comme l’est
le bon — qui ne suffit pas non plus, puisqu’on ne peut pas déterminer de
concept objectif (44) auquel l’objet* beau serait conforme ou de but qu’il
pourrait satisfaire. Le beau semble à la fois participer de la sensation et de la raison, sans
s’identifier* entièrement à l’une ou l’autre.
Il est libre : L’agréable compte pour les animaux aussi bien que pour les hommes; le beau ne
compte que pour les hommes, qui sont à la fois animaux et rationnels, mais le bien
compte pour tout être raisonnable. De ces trois satisfactions, seule celle que procure le
beau est libre; agréable et bon sont en effet intéressés (soit par le désir sensible, soit par
la raison). Par contre, juger un objet* beau n’est ni agréable, ni utile; la beauté ne sert à
rien en elle-même, elle est inutile (45), et c’est pourquoi elle est un signe
de liberté. Pourquoi alors le beau existe-t-il? Il est, dit Kant, ce qui rend le monde
vivable.
78 Chapitre 6 — Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?
Il est universel : L’agréable est subjectif*, et c’est la raison pour laquelle dire, par exemple :
« Le chocolat est agréable » constitue une faute logique; il faut dire : « Le chocolat
est agréable pour moi. » En revanche, en ce qui concerne le beau, le goût esthétique ne
peut pas se contenter de la simple subjectivité*. Je ne peux pas dire qu’une œuvre d’art
est belle pour moi uniquement, car qualifier une chose de belle, c’est prétendre trouver
la même satisfaction chez autrui (46), et éventuellement lui reprocher
son manque (47) de goût (48) s’il ne la trouve pas belle. Il
faut apprendre à l’apprécier.
En même temps, je ne peux pas prouver (49) à autrui que tel ou tel objet*
est beau; Aucune règle (50) ne définit ce que doit être une œuvre belle.
Tel ou tel mouvement artistique va tenter de définir ce que doit être l’art, mais ses
règles ne vaudront que de façon plus ou moins générale* (cf. le Manifeste du surréalisme,
par exemple, les canons académiques contre l’impressionnisme, les trois unités du
théâtre classique, etc.) et non pas universellement*. Si je peux exiger qu’un autre trouve
beau un objet, alors que je ne peux exiger qu’il le trouve agréable, c’est que le beau est
universel*. Par exemple, si je n’aime pas le rap, si je ne lui accorde aucune qualité de
beauté, tandis que mon voisin déteste le jazz, nous ne pouvons pas nous contenter d’en
appeler à l’adage à propos des goûts et des couleurs, comme dans le cas du chocolat et
des épinards; chacun de nous doit cultiver son goût de façon à se familiariser avec la
musique qu’il n’aime pas, pour en découvrir les qualités.
Le beau semble alors un objet* paradoxal : il plaît universellement*, mais sans concept.
Je ne peux pas expliquer ce qui fait qu’il est beau, je ne peux le prouver non plus — je ne
peux que le montrer (51), pas le démontrer — mais je peux exiger, au nom du
goût, qu’autrui partage mon jugement sur lui. On ne peut pas discuter de l’agréable; on peut
discuter sur le bon, parce qu’il relève de l’esprit, et de façon assez précise, encore — et on peut
discuter sur le beau, mais de façon beaucoup moins précise, parce qu’il n’existe pas de concept
précis du beau. C’est pourquoi un livre sur l’art est souvent beaucoup plus obscur qu’un livre
de morale! En tout cas, l’œuvre d’art suscite un dialogue infini parce qu’en définitive, c’est le
regard (52) qui crée l’œuvre d’art, c’est-à-dire la rencontre contingente* entre
un objet* sensible et une sensibilité (un goût, dans les termes de Kant). Duchamp est censé
avoir déclaré que c’est le « regardeur qui fait le tableau ».
Il faut d’abord bien se convaincre de ceci : par le jugement de goût (sur le beau) on
attribue à chacun la satisfaction que donne un objet, sans pourtant se fonder sur un
concept (car il s’agirait alors du bien) ; et cette prétention à l’universalité est si essentielle
au jugement par lequel nous déclarons une chose belle que si elle manquait personne
5 n’aurait l’idée d’employer cette expression ; nous rapporterions alors à l’agréable tout
ce qui plaît sans concept ; or, pour ce qui est de l’agréable on laisse chacun suivre son
humeur et nul n’exige d’autrui qu’il tombe d’accord avec son jugement de goût, comme
il arrive toujours dans le jugement de goût sur le beau. La première sorte de goût
peut s’appeler goût des sens, la seconde, goût de la réflexion ; la première porte de
10 simples jugements individuels, la seconde des jugements qui prétendent avoir valeur
commune (publics), mais toutes deux portent des jugements esthétiques (et non
pratiques), jugements qui ne concernent que le rapport de la représentation de l’objet
au sentiment de plaisir ou de peine. Or il y a là quelque chose d’étonnant : d’une part,
pour le goût des sens, non seulement l’expérience montre que son jugement (sur le
15 plaisir ou la peine que l’on prend à quelque chose) n’a pas de valeur universelle, mais
encore tout le monde est assez modeste pour renoncer à l’assentiment d’autrui […] ;
mais d’autre part, le goût de la réflexion — qui a pourtant bien souvent, l’expérience le
montre, du mal à faire admettre les prétentions de ses jugements — peut néanmoins
Sec. II — Le jugement de goût 79
regarder — et regarde en fait — comme possible de former des jugements qui aient le
20 droit d’exiger de chacun cette adhésion individuelle, et dans le fait il l’exige de chacun,
pour chacun de ses jugements […]. (Kant 1970, p. 14-15)
En définitive, le beau comporte un caractère universel* — à la différence* de l’agréable et
du bon — non parce que tout le monde aimerait de fait* les mêmes œuvres d’art, ce qui n’est
pas le cas, mais parce que, de droit*, tout le monde peut apprendre à apprécier la beauté de
n’importe quelle manifestation artistique.
SECTION III
Étant donné le statut mystérieux du beau, l’œuvre d’art, si on la définit à partir de lui, ne
pourra qu’elle aussi avoir un statut ambigu et changeant. Repensons à ce que nous avons vu de
ce que disaient Goodman et Duchamp; de même, la notion même d’œuvre d’art comme
objet* disposant d’un statut particulier, ou même comme un objet* beau, est remise en cause
{ 225}. Comment définir l’œuvre d’art indépendamment de la notion de beauté? Peut-on
même faire confiance à l’art pour nous proposer un accès au monde tel que le dévoilement
dont parlait Heidegger?
Durant une grande partie de l’histoire, l’œuvre d’art n’a pas été considérée comme un
objet* spécifiquement* différent* d’autres objets*, comme les objets* sacrés, ornementaux,
les outils, etc. Un vitrail d’église ou L’Adoration des bergers de Giorgione n’étaient pas
seulement des œuvres d’art; ils avaient aussi une dimension religieuse (68). Plus
précisément, ils étaient des icônes (69) : une icône est une image sacrée, qui fait
l’objet d’une adoration. En vertu de son caractère sacré, elle ne peut être manipulée n’importe
Sec. III — L’œuvre d’art et le réel 81
comment; ce qu’elle représente dispose d’une valeur transcendante* : elle dépasse la simple
valeur des objets profanes.
Aujourd’hui encore, on ne peut toucher les œuvres d’art dans les musées! Des artistes
contemporains comme Warhol, Jasper Johns, Roy Lichtenstein, etc. reprennent la
dimension transcendante* de l’œuvre d’art pour présenter les icônes de notre époque, celles
qui, à l’instar de la religion jadis, définissent les valeurs selon lesquelles nous vivons. Les
colifichets de la société de consommation sont devenus nos idoles.
Peut-être ce caractère iconique, quasi-religieux, provient-il du fait* que l’artiste, à l’instar
de Dieu, est créateur (70). Toutefois, l’artiste, à la différence* de Dieu, ne crée
pas à partir de rien, mais il le fait toujours à partir de données préexistantes : c’est un
démiurge (71).
L’œuvre d’art ne se contente pas de dévoiler le monde; elle crée aussi son propre monde,
avec ses propres lois, qui ne sont pas nécessairement* celles du monde réel* : c’est le principe*
de la fiction (72). L’art exprime en quelque sorte une insatisfaction face à la
création ou au monde.
Lorsque nous lisons un roman, regardons un film, écoutons un opéra, etc. nous nous
laissons prendre à l’illusion de réalité* qu’on nous propose : nous savons bien que l’histoire
n’est pas réelle*, mais nous nous laissons croire qu’elle l’est. On appelle ce phénomène la
suspension (73) de l’ incroyance (74) (suspension of disbelief ) terme in-
venté par le poète Samuel Taylor Coleridge (Coleridge 1834, p. 174). Par exemple, les
films muets et en noir et blanc ne ressemblent* pas à la réalité* — mais en les regardant, nous
sommes pris dans l’histoire et nous mettons entre parenthèses le monde réel*. De même, dans
les films hollywoodiens, quel que soit le pays (voire la planète) où l’on se trouve, tout le monde
parle parfaitement anglais — ou encore, Superman arrive à cacher son identité* simplement
en mettant une paire de lunettes et en consentant à porter son slip sous ses vêtements. Le
public continue bien sûr à savoir* que les personnages ne sont pas réels*, mais il accepte un
certain degré d’ invraisemblance (75) (par exemple, Harry Potter, La Guerre
des étoiles, etc.) pour prendre plaisir à l’histoire.
Dans les jeux vidéos, on appelle cela la « réalité* virtuelle ». Ce qui est virtuel relève du
champ du possible (76); le possible* est ce qui n’est pas contradictoire
(77), ce qui est cohérent et qui pourrait accéder à l’existence (sans nécessairement*
exister de façon effective). Les univers de fiction ne sont pas cohérents avec notre réalité*
où, par exemple, les super-héros dont la seule faiblesse serait la kryptonite sont impossibles*;
néanmoins, ils sont cohérents avec eux-mêmes, ils sont possibles* dans leur univers et doivent
respecter certaines règles. Si Superman est touché par de la kryponite, mais qu’il garde ses
pouvoirs, le public ne pourra pas croire* à son univers.
Ceci signifie que l’on peut confondre notre réalité* et la réalité* fictive; par exemple,
jusqu’à il y a relativement* peu, les acteurs qui jouaient les méchants dans les pièces populaires
devaient souvent sortir masqués du théâtre car le public les attendait pour leur faire un sort,
les confondant avec les personnages qu’ils jouaient. Le réalisme* en littérature, de même, n’est
pas une copie exacte de la réalité*, dit Guy de Maupassant : « Faire vrai consiste à donner
l’illusion complète du vrai » (Maupassant 2009, p. 43). L’art doit-il donc se poser pour but
de reproduire la réalité*?
82 Chapitre 6 — Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?
Imiter est donc reproduire habilement, avec une parfaite fidélité (82), les
objets* naturels, comme Zeuxis et Parrhasios l’ont fait, de façon à ce que l’on puisse les
reconnaître. Hegel critique cette théorie* commune (qui n’est pas nécessairement* celle
d’Aristote, voir paragraphe III.b.3 page ci-contre) pour deux raisons (Hegel 1995, p. 61-
63) : a) « cette reproduction est du travail superflu, car ce que nous voyons représenté et
Sec. III — L’œuvre d’art et le réel 83
reproduit sur des tableaux, à la scène ou ailleurs : animaux, paysages, situations humaines,
nous le trouvons déjà dans nos jardins, dans notre maison » : l’art imitateur se contenterait de
répéter (83) ce qui existe déjà, ce qui serait une visée bien inutile; b) « ce travail
superflu peut passer pour un jeu présomptueux, qui reste bien en deçà de la nature » : l’art est
limité dans ses moyens d’imitation, et même quand il réussit à tromper un sens, il ne peut
tromper les autres. Vouloir donner l’illusion du réel*, c’est le caricaturer (84),
et c’est une entreprise nécessairement* vouée à l’échec. Hegel compare l’artiste qui viserait
ce but à un ver de terre (85) qui « s’efforce[rait] en rampant d’imiter un
éléphant (86) ».
La théorie* aristotélicienne est bien plus fine que cette mimétique naïve. Le but de l’art
n’est pas de créer une œuvre qui ferait redondance avec le réel*; son but est la κάθαρσις
(catharsis) (Aristote 1997, p. 21). La catharsis est une purge (87), une
purification (88); grâce à l’œuvre d’art, soutient Aristote, le spectateur peut se
débarrasser de certaines émotions excédentaires. Devant une tragédie, je ressens de la
peur (89) et de la pitié (90) quant au sort des personnages ; l’histoire est
contée de manière à amener à leur paroxysme ces émotions, puis à les décharger d’un seul
coup à la fin, quand un coup de théâtre provoque la catharsis.
Aristote n’en dit pas beaucoup plus sur la catharsis, mais il nous permet de mieux
comprendre* pourquoi nous sommes attirés par l’art, et notamment pourquoi, à tout âge,
nous adorons qu’on nous raconte des histoires, même invraisemblables. Nous nous identifions*,
dans l’histoire, à certains personnages; cette identification* nous permet de vivre par
procuration (91) ce qu’ils vivent — et que nous ne pouvons vivre, le plus souvent, dans
la vie réelle*. Nous réalisons* nos désirs par procuration et ainsi nous nous purgeons de toutes
les frustrations occasionnées par la réalité*. Dans la vie réelle*, nous devons en effet compter
avec ce que Freud nomme le principe* de réalité (92) (Freud 1920, p. 9); par
contre, quand nous sommes plongés dans une histoire, nous pouvons sacrifier au principe* de
plaisir (93) (Freud 1920, p. 7) et réaliser* sur le plan de l’imaginaire ce que nous
ne pouvons réaliser* sur le plan du réel*.
L’art remplit donc une fonction sociale (94) car, nous dit Aristote, les
trames des tragédies proviennent des mythes religieux (par exemple, le mythe d’Œdipe) qui
proposent, en tant que mythes, des exemples et des mises en garde. En revivant l’histoire
d’Œdipe, je me purge de toutes les émotions antisociales qui s’accumulent en moi en temps
normal. Voir la violence sur une scène, sur un écran de cinéma ou dans un jeu vidéo m’évite
d’avoir à la perpétrer moi-même. Cependant, certains, aujourd’hui, accusent le cinéma, la
télévision, les jeux vidéos, etc. de créer de la violence. Gustave Flaubert a ainsi été accusé
de promotion de l’adultère dans Madame Bovary { 219}. Est-ce que l’identification* aux
héros purge les émotions, ou est-ce qu’elle engendre la violence?
Sartre répond qu’il est injuste d’accuser l’art d’encourager les comportements immoraux
ou violents, car c’est alors se méprendre sur la nature de l’ imaginaire (95) (Sartre
1985). Quand je me réfugie dans l’imaginaire, je ne préfère pas seulement une vie représentée
par rapport à une vie réelle*; je fuis le réel* dans sa qualité (96) de réel* même.
La personne qui aime les films violents ou pornographiques n’est pas nécessairement* destinée
à reproduire ce qu’elle voit sur l’écran, à tuer ou à violer — parce qu’elle ne s’accommoderait
pas de l’effort qu’il faut fournir pour accomplir ces actes dans la vie réelle*. Un désir n’est
jamais réellement* exaucé, car il y a toujours loin « de la coupe aux lèvres » : je suis toujours
plus ou moins déçu (97) quand mon désir est réalisé*. L’imaginaire m’offre en
revanche la réalisation* toujours satisfaisante de mes désirs.
84 Chapitre 6 — Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?
Nous avons vu dans le paragraphe III.b.2 page 82 la critique qu’opérait Hegel d’une
ambition purement reproductive de l’art; encore Hegel sauve-t-il l’art d’un tel naufrage
— ce que refuse de faire Platon. Ce dernier rejette l’art parce qu’il le considère comme
uniquement imitatif et, bien plus, comme illusoire (98). L’art nous détourne
donc de la vérité (99). La critique de Platon est-elle fondée*? Et de quelle
vérité l’art nous détourne-t-il? Pourquoi alors Heidegger parlait-il de l’art qui dévoilait la
vérité du monde?
L’œuvre d’art représente quelque chose; ici, il importe de noter la construction de ce verbe.
L’art re-présente, présente à nouveau (100) quelque chose qu’il n’a pas
créé (101). En ce sens, il est une simple copie du réel*; or, une copie est nécessairement*
moins authentique (102) qu’un original*. L’art imitateur est superflu parce que
redondant avec la réalité* (Platon 1966, p. 359-362). Or, Platon va plus loin, et analyse aussi
ce que nous appelons réel* (le concret* sensible) comme une copie (103) de
quelque chose. Voyons l’œuvre de Joseph Kosuth, One and three chairs.
Il y a trois chaises sur la photo : une chaise concrète*, une image de chaise et la définition
du mot chaise — mais il n’y en a aussi qu’une seule, la chaise concrète* — ou est-ce bien elle?
Sec. III — L’œuvre d’art et le réel 85
L’image de chaise ne pourrait exister sans une chaise concrète*, et en ce sens, elle en est une
copie. Néanmoins, la chaise concrète* elle-même, en tant que produit d’un travail humain,
n’est qu’un exemplaire lié à une idée abstraite (105) de chaise (la définition du
dictionnaire). La chaise concrète* n’est donc qu’une copie de l’idée* de chaise, et en ce sens, elle
est moins authentique, moins réelle* qu’elle. Le degré de réalité* va donc décroissant de a) l’idée
de chaise à b) la chaise concrète, enfin à c) l’image de chaise concrète. De même, un bâton
droit apparaît brisé quand on le plonge dans l’eau; les apparences sont donc contradictoires,
et non fiables. La réalité* sensible est donc assimilable à une tromperie; toutefois, la réfraction
de la lumière est parfaitement explicable* grâce aux lois de Snell-Descartes, qui sont
universelles* et donc plus vraies que les apparences.
L’art n’est donc que la copie (106) d’une copie (107); il est
illusoire. Ainsi, un peintre qui ne connaîtrait rien à la cordonnerie serait capable de peindre
un cordonnier convaincant*. Ceci est dû au fait que l’art représente ce qui est déjà présenté
dans la réalité* concrète*; or, la présentation d’une chose concrète* dans la réalité* (que ce
soit un objet* naturel ou artificiel) implique qu’elle existe dans un temps (108)
et dans un lieu (109) définis — on dit qu’elle est conditionnée
(110) — à la différence* de l’idée* qui est universelle (111) et éternelle
(112), soutient Platon. Par conséquent, concrétiser* une idée implique déjà de la
recopier, et constitue déjà une trahison (113) par rapport à elle; le peintre, pour
sa part, n’a qu’à changer les conditions dans lesquelles la chaise concrète* existe (par exemple,
la peindre en deux dimensions au lieu de trois) pour la copier, ce qui représente une trahison
supplémentaire.
La vision de l’artiste est toujours biaisée et on ne peut arriver à la vérité à travers l’art,
assure Platon; en tout cas, on ne peut arriver à une vérité de type scientifique
(120) ou philosophique (121), absolue* et appuyée sur des preuves — en somme
une vérité objective* —, ce qui est le type de vérité auquel pense Platon. Cependant, on peut
arriver à un autre type de vérité grâce à l’art, comme le montre Bergson dans le texte suivant.
86 Chapitre 6 — Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?
Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde
la réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le
commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’habitude, nous ne le voyons
pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et
5 nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels 1 qui nous permettent de
reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de
la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage
pratique et les commodités de la vie et s’efforcera de voir directement la réalité même,
sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. (Bergson 1972)
On peut illustrer ce texte avec l’exemple du portrait ou de la caricature. Une caricature
est une représentation grotesque (122), en dessin, en peinture, etc. obtenue par
l’ exagération (123) et la déformation (124) des traits caractéris-
tiques du visage ou des proportions du corps, dans une intention satirique (125).
Honoré Daumier a caricaturé Louis-Philippe et l’a rendu ridicule tout en exagérant ses
traits, mais en même temps a révélé une vérité à propos du monarque.
La satire est l’art de faire rire de la vérité (126) et non de la réalité*; le
caricaturiste expose au grand jour ce que la personne caricaturée essaie de cacher par son
attitude, son prestige, son pouvoir, son autorité, sa contenance, etc (par exemple les duckface
sur les selfies). Il suffit donc à telle personne d’imposer telle image d’elle-même pour arriver à
1. Les mots, le langage.
Sec. III — L’œuvre d’art et le réel 87
camoufler ses faiblesses et ses vices. La caricature peut par conséquent paradoxalement dire la
vérité en déformant (127) la réalité*.
De même, l’art du portrait (même s’il est photographique) se distingue de la simple
photographie d’identité* par son art de faire remonter à la surface des traits extérieurs la
personnalité (128) de la personne portraiturée. L’artiste peut voir ce qu’on ne voit
pas normalement, parce que ce que nous voyons d’habitude, ce sont des conventions
(129) (l. 5), ce que tout le monde voit 1 . En d’autres termes, l’artiste ne se contente pas
de voir la réalité*, ce qui pour la plupart des gens consiste à s’arrêter aux conventions sociales
en manquant le réel* authentique; il la regarde pour en déterminer le sens (130),
pour la comprendre*. Le portrait n’est pas nécessairement ressemblant* — c’est-à-dire qu’on
ne peut pas nécessairement* reconnaître la personne à ses traits extérieurs, mais il peut être
révélateur quant à sa personnalité. L’exemple canonique de cette idée* est le Portrait de Dorian
Gray d’Oscar Wilde.
1. Hans Christian Andersen révèle ces sède pas ces conventions, ne fait pas semblant de voir
conventions dans son conte « Les Habits neuf de l’em- les habits, et révèle la vérité.
pereur » (Andersen 2018) : seul l’enfant, qui ne pos-
88 Chapitre 6 — Qu’est-ce qu’une œuvre d’art ?
Prolongements philosophiques
Références audiovisuelles
La religion
91
Qu’est-ce que le fait religieux?
CHAPITRE 7
Nous ne jalousons pas les dieux, nous ne
les servons pas, ne les craignons pas, mais
au péril de notre vie nous attestons leur
existence multiple, et nous nous
émouvons d’être de leur élevage
aventureux lorsque cesse leur souvenir.
Char.
Comme le fait* artistique, le fait* religieux peut être dit universel* parmi les sociétés
humaines. Si tous les hommes ne croient* pas nécessairement* en une religion, toutes les
sociétés comportent des exemples de comportement religieux. La religion apparaît donc bien
comme une manifestation de la pensée humaine que la philosophie se doit d’appréhender.
Qu’est-ce que croire*, et plus spécifiquement* qu’est-ce que croire* en Dieu?
L’analyse* des emplois du verbe « croire », selon l’approche de Thomas d’Aquin,
permet de distinguer « croire* Dieu », « croire* à Dieu » et « croire* en Dieu » (Sironneau
1995, p. 25-26) comme le langage reconnaît qu’on peut croire* quelque chose ou quelqu’un
(je crois* l’élève qui me dit que son chien a mangé ses devoirs), croire* à quelque chose ou à
quelqu’un (un enfant croit* au Père Noël) ou croire* en quelque chose ou en quelqu’un (je
crois* en mon ami, je lui fais confiance).
Croire* Dieu signifie croire* sa parole, privilégier l’ obéissance (1) à son
autorité (2) transmise par sa parole — sans forcément la comprendre*.
Croire* à Dieu signifie adhérer à sa parole (3) et au discours qui peut en résulter;
on insiste ici sur la compréhension* du contenu du message.
Croire* en Dieu signifie lui faire confiance (4), insister, non sur son discours,
mais sur son être même, auquel on se sent lié par une obligation (5), par
lequel on existe.
On trouve ici les trois caractéristiques d’une religion : a) l’écoute obéissante d’une parole,
b) l’adhésion à une doctrine et c) l’engagement envers une personne ou l’alliance avec elle, qui
induit des obligations*.
93
94 Chapitre 7 — Qu’est-ce que le fait religieux ?
SECTION I
Spécification de la religion
Nous allons ici différencier* la religion de ce qu’elle n’est pas, d’abord d’un point de vue
externe, par rapport à la magie et à la superstition, et ensuite d’un point de vue interne, par
rapport à la foi.
I.a.1 La magie
Tandis que le rite religieux recherche en général le grand jour et le public, le rite
magique le fuit. Même licite 1 , il se cache, comme le maléfice. Même lorsqu’il est obligé
d’agir en face du public, le magicien cherche à lui échapper ; son geste se fait furtif, sa
parole indistincte ; l’homme-médecine, le rebouteux 2 , qui travaillent devant la famille
5 assemblée, marmonnent leurs formules, esquivent leurs passes et s’enveloppent dans
des extases simulées ou réelles. L’isolement, comme le secret, est un signe presque
parfait de la nature intime du rite magique. Celui-ci est toujours le fait d’un individu ou
d’individus agissant à titre privé ; l’acte et l’acteur sont enveloppés de mystère. Ces divers
signes ne font, en réalité, qu’exprimer l’irréligiosité du rite magique ; il est et on veut
10 qu’il soit antireligieux. En tout cas, il ne fait pas partie d’un de ces systèmes organisés
que nous appelons cultes. Au contraire, une pratique religieuse, même facultative,
est toujours prévue, prescrite, officielle. Elle fait partie d’un culte. Le tribut rendu aux
divinités à l’occasion d’un vœu, d’un sacrifice expiatoire 3 pour cause de maladie est
toujours, en définitive, un hommage régulier 4 , obligatoire, nécessaire même, quoiqu’il
15 soit volontaire. Le rite magique, au contraire, bien qu’il soit quelquefois fatalement
périodique (c’est le cas de la magie agricole), ou nécessaire, quand il est fait en vue de
certaines fins (d’une guérison, par exemple), est toujours considéré comme irrégulier,
anormal et, tout au moins, peu estimable. Les rites médicaux, si utiles et si licites qu’on
puisse se les figurer, ne comportent ni la même solennité, ni le même sentiment du
20 devoir accompli qu’un sacrifice expiatoire ou un vœu faits à une divinité curatoire 5 .
Il y a nécessité et non pas obligation morale dans le recours à l’homme-médecin, au
propriétaire de fétiche ou d’esprit, au rebouteux, au magicien. Nous avons obtenu
de la sorte une définition provisoirement suffisante du rite magique. Nous appelons
ainsi tout rite qui ne fait pas partie d’un culte organisé, rite privé, secret, mystérieux et
25 tendant comme limite vers le rite prohibé. (Mauss 2016a, p. 13-14)
Mauss oppose ici la magie à la religion sur la base des arguments suivants.
— La religion est un ensemble de pratiques* publiques (6) — par exemple,
l’office religieux (l. 1 et 11-15) tandis que le rite magique a tendance à se cacher, à
rechercher l’ occulte (7) — mot qui signifie « caché » (l. 6-7).
— Celui qui accomplit le rite magique, même si ce dernier est licite, agit à titre
privé (8) (l. 8).
— L’acte magique est irréligieux (9) (l. 9) parce qu’il ne fait pas partie d’un
culte, lequel est un système organisé (10) constitué de pratiques*
prévues (11) et officielles (12), déterminées par des règles
(13). L’acte magique est au contraire irrégulier (l. 17) et par conséquent non
obligatoire*; recourir à un homme-médecine, à un magicien, relève de la nécessité*
alors qu’un sacrifice expiatoire, un pèlerinage, etc. constituent des obligations* (l. 21).
I.a.2 La superstition
Si les hommes avaient le pouvoir d’organiser les circonstances de leur vie au gré de
leurs intentions, ou si le hasard leur était toujours favorable, ils ne seraient pas en proie
à la superstition. Mais on les voit souvent acculés 1 à une situation si difficile, qu’ils
ne savent plus quelle résolution 2 prendre ; en outre, comme leur désir immodéré des
5 faveurs capricieuses du sort les ballote misérablement entre l’espoir et la crainte, ils sont
en général très enclins à la crédulité. Si, par exemple, pendant que la frayeur les domine,
un incident quelconque leur rappelle un bon ou mauvais souvenir, ils y voient le signe
d’une issue heureuse ou malheureuse ; pour cette raison et bien que l’expérience leur
en ait donné cent fois le démenti, ils parlent d’un présage 3 soit heureux, soit funeste.
10 Enfin, si un spectacle insolite les frappe d’étonnement, ils croient être témoins d’un
prodige manifestant la colère ou des Dieux, ou de la souveraine Déité 4 ; dès lors, à leurs
yeux d’hommes superstitieux et irréligieux 5 , ils seraient perdus s’ils ne conjuraient 6
le destin par des sacrifices et des vœux solennels. Ayant forgé ainsi d’innombrables
fictions, ils interprètent la nature en termes extravagants, comme si elle délirait avec
15 eux. (Spinoza 2016, p. 5)
Les hommes se réfugient donc dans la superstition quand ils veulent se donner l’illusion
que la vie n’est pas laissée au simple hasard (35), quand ils veulent trouver un
sens à l’enchaînement des événements afin de se rassurer face à une difficulté. S’ils sont témoins
d’un événement insolite, ils tiennent cet événement, souvent parfaitement explicable* par les
lois de la physique et de la statistique, pour un miracle ou un prodige (l. 10-11). Ils se doivent
donc, de leur point de vue, de conjurer le sort par des actes plus ou moins ridicules et triviaux
(jeter une pincée de sel par dessus son épaule, etc.) Si les événements leur étaient toujours
favorables, les hommes ne seraient pas en proie à la superstition (l. 1-3); mais étant donné que
ce n’est pas le cas, et qu’ils sont ballottés entre l’espoir et la crainte, incapables, par conséquent,
de réfléchir à tête reposée, ils se raccrochent à n’importe quel événement ou détail insignifiant
auquel ils attachent un pouvoir magique, celui de contrôler (36) le sort
(37) (l. 6-8) — par exemple en accordant leur confiance à un porte-bonheur, ou en
étudiant les entrailles des animaux pour connaître l’avenir.
La superstition est donc en définitive, non l’expression d’une bêtise, mais d’une
angoisse (38) par rapport à l’avenir et à sa contingence*; par exemple, pourquoi la
rubrique astrologique dans les magazines féminins est-elle souvent la plus populaire chez les
lectrices? Est-ce parce que les femmes seraient moins intelligentes que les hommes? Beaucoup
de lectrices de ces magazines sont des femmes au foyer, et se trouvent donc dépourvues de
contrôle sur leur propre vie; c’est pourquoi, ne pouvant prendre le contrôle des circonstances
de manière réaliste*, elles se donnent au moins l’illusion de l’avoir à travers la croyance* en
l’astrologie. Des chefs d’État ou d’entreprise ressentent d’ailleurs eux aussi ce besoin d’un
recours au surnaturel quand ils doivent prendre des décisions importantes et que personne ne
peut les y aider.
La superstition est en définitive irréligieuse (39) parce que l’homme su-
perstitieux prétend contrôler le sort, donc avoir une influence sur la volonté
(40) de Dieu, alors que l’attitude religieuse implique une humilité (41) devant
l’autorité surnaturelle. Une prière est un acte de modestie; l’attitude corporelle qu’on doit
adopter en priant le montre (agenouillement, prosternation, etc.)
1. Soumis. 4. Divinité.
2. Décision. 5. Qui ne respecte pas la religion.
3. Signe annonciateur. 6. S’ils ne faisaient échec (au destin).
98 Chapitre 7 — Qu’est-ce que le fait religieux ?
Vers 82 av. J.-C., le dictateur romain Sylla fait profaner la tombe de son rival Marius et
détruire son cadavre, avant de jeter ce qui en reste dans une rivière. Son but était sans doute
d’effacer la mémoire de son rival, ainsi que de nier aux partisans marianistes la possibilité* de
rendre hommage à leur héros (de la même manière que les Soviétiques ont détruit les restes
d’Adolf Hitler avant de les jeter dans une rivière). Qu’est-ce qui nous choque dans cet
acte? Sans doute le fait de toucher à un cadavre, de profaner une tombe; nous n’avons pas
envie de toucher à un cadavre, mais ce n’est sans doute pas uniquement par souci d’hygiène.
Quelque chose nous en empêche, un souci plus profond, l’idée* que profaner une tombe ou
détruire un cadavre est moralement mauvais. Ce sont des choses plus ou moins sacrées.
Qu’est-ce alors que le sacré? Une chose sacrée est douée d’une valeur transcendante* par
opposition aux choses profanes (46) qui n’ont qu’une valeur immanente*. Un
objet* sacré ne peut être utilisé n’importe comment, sous risque de profanation; par exemple
une tombe.
On entend souvent dans le mot de « sacré » ce qui est « moralement bon »; or, soutient
Rudolf Otto, il y a plus dans le sacré que le simple moral (Otto 1923, p. 5-6). Parfois,
d’ailleurs, un devoir sacré s’oppose aux devoirs moraux (47); par exemple,
Dieu commande à Abraham de lui sacrifier son fils Isaac (Gn 22.2), ce qui, moralement,
fait d’Abraham un meurtrier et un infanticide, mais, du point de vue de la religion, fait de
lui un exemple d’obéissance à Dieu. Le sacré ne peut être appréhendé de façon totalement
rationnelle*. Il est un mystère terrifiant (48) et fascinant (49)
(Otto 1923, p. 12).
— Il est mystérieux parce qu’il est entièrement autre (50); la transcendance*
de Dieu fait que sa nature, sa volonté, etc. nous demeurent totalement incompréhen-
sibles*.
La nature de Dieu ne peut être pensée que par analogie* avec la nôtre, mais ses attributs
ne pourront être déterminés que négativement (51) : l’homme est mortel,
donc Dieu est immortel; l’homme est fini, donc Dieu est infini, etc.
— Il est terrifiant car il inspire à l’homme la conscience de son état de créature
(52); la créature (passive) est créée par un créateur (actif ) et dépend de lui dans
son existence; lorsqu’elle a conscience de cette dépendance, la créature est submergée
par son propre néant.
Le caractère de terreur se retrouve dans la condamnation grecque de la démesure, de
l’ὕβρις (hybris), qui est le défaut de celui qui veut s’égaler* aux dieux et qui se retrouve
Sec. II — Quel objet social et politique la religion est-elle ? 99
invariablement puni; par exemple, l’épisode de la tour de Babel (Gn 11.1-9) ou encore
le roman Frankenstein de Mary Shelley.
— Il est fascinant parce qu’il inspire de l’émerveillement, de la stupeur par son caractère
grandiose (53) et sa majesté (54).
Le caractère de fascination se retrouve dans l’idée* que « Dieu est amour », dans la
littérature mystique, etc.
Le phénomène du tabou (55) est encore un signe de ce qu’est le sacré : il
exprime a) une croyance* dans le caractère impur (56) ou sacré de telle personne
ou de telle chose; b) une prohibition (57) : l’interdiction de toucher cette
personne ou d’user de cette chose, sous peine de contagion; enfin c) la croyance* que la
transgression de cet interdit entraîne automatiquement, et de manière surnaturelle, la
punition (58) du coupable. Par exemple, dans l’Ancien testament, les Hébreux attrapent
un homme en train de ramasser du bois le jour du sabbat (Nb 15.32-36); Dieu ordonne à Moïse
de lapider cet homme de peur que son impureté se transmette aux autres; de même, les impurs
en Inde sont « intouchables »; la main gauche, les cheveux roux de Judas, constituent autant
de caractères physiques impurs.
SECTION II
le tremblement ». Kierkegaard compare ainsi la foi (le saut de la foi) à l’acte de nager
au-dessus de 70 000 brasses 1 de fond (Kierkegaard 1977, p. 58-59).
La foi est donc, en définitive, une épreuve (66), alors que la religion n’est
qu’une socialisation; l’individu* est absolument* seul devant son choix de salut ou de perte. Il
doit effectuer seul le « saut de la foi ».
Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la
vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale
de la philosophie. Si je demande à quoi juger que telle question est plus pressante que
telle autre, je réponds que c’est aux actions qu’elle engage. Galilée, qui tenait une vérité
5 scientifique d’importance, l’abjura le plus aisément du monde dès qu’elle mit sa vie
en péril. Dans un certain sens, il fit bien. Cette vérité ne valait pas le bûcher. Qui de la
Terre ou du Soleil tourne autour de l’autre, cela est profondément indifférent. Pour
tout dire, c’est une question futile. En revanche, je vois que beaucoup de gens meurent
parce qu’ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. J’en vois d’autres qui se
10 font paradoxalement tuer pour les idées ou les illusions qui leur donnent une raison de
vivre (ce qu’on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de
mourir). Je juge donc que le sens de la vie est la plus pressante des questions. (Camus
1942, p. 15)
La vérité existentielle est intérieure, subjective* : elle ressortit à une décision prise par
l’individu* seul, face à lui-même (par exemple en ce qui concerne la croyance* ou l’incroyance*
en une religion). Cette décision est angoissante (72), parce que l’individu*
doit la prendre seul. La vérité existentielle/subjective* est toutefois différente* de l’opinion
personnelle, en ce sens que l’opinion est variable, et est facilement abandonnée, alors qu’une
conviction* morale, politique, religieuse, doit être tenace sous peine de n’avoir aucune valeur;
de plus, je ne sais* en général pas pourquoi j’ai telle ou telle opinion, alors que la décision de
donner tel ou tel sens à ma vie doit être prise en connaissance de cause*.
La vérité subjective* est celle dont parle Jésus ( Jn 18.37-38) lorsque Ponce Pilate lui
demande qui il est.
Pilate lui dit : Tu es donc roi ? Jésus répondit : Tu le dis, je suis roi. Je suis né et je suis
venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité
écoute ma voix.
Pilate lui dit : Qu’est-ce que la vérité ? […]
Jésus ne parle pas ici d’une vérité objective*, mais de la vérité de la conviction* que doit
avoir quiconque croit* en lui, s’engage à le suivre.
La conviction* est donc le fait* d’avoir une croyance* fondée*, non totalement sur des
preuves ou des raisons véritablement objectives*, mais surtout sur une décision personnelle.
Le salut religieux dépend d’une décision individuelle (73), d’une foi; personne
ne peut me sauver à ma place.
II.b.1 Le mana
Durkheim est l’un des premiers à opérer une sociologie (74) du fait* reli-
gieux. Néanmoins, il nous faut remarquer que, dans sa définition citée dans le paragraphe I.b.1
page 98, il évite de parler de Dieu, lui substituant la notion de sacré. Dans une religion, on ne
fait pas nécessairement* référence à une force surnaturelle (75) analogue* au
Dieu des trois monothéismes; par exemple, les quatre vérités au fondement* du bouddhisme
sont sacrées, mais n’ont pas de force surnaturelle.
La religion est l’expression de forces sociales (76) toujours présentes dans
tout groupe social, forces sociales qui doivent se concrétiser (77) dans un objet*
ou un phénomène extérieur aux personnes particulières*. Lors d’un moment d’« effervescence
collective », de communion des esprits, il se dégage une sorte de force, une sorte d’« électri-
cité » qui transporte les hommes dans un état d’exaltation et remplace leur simple conscience
102 Chapitre 7 — Qu’est-ce que le fait religieux ?
personnelle par une conscience sociale (78) — en d’autres termes cette éner-
gie, que Durkheim nomme « mana », amène chaque personne à privilégier les intérêts du
groupe (79) auquel il appartient plutôt que les siens propres (Durkheim 2016d,
p. 203-210). Ce mana est ensuite projeté sur un objet* qui devient alors sacré pour la commu-
nauté (par exemple un drapeau), sacré en ce qu’il n’exprime pas une conscience individuelle*,
mais la conscience de la société tout entière, qui dépasse chaque membre. Le sacré est donc le
sentiment que ressent chacun d’entre eux devant un objet* incarnant la société, société qui
dépasse inexorablement, définit et protège chaque individu*. C’est l’origine* du sentiment
de transcendance* dont nous avions parlé. Les rites religieux raniment régulièrement cette
énergie collective.
Une société ne peut donc être athée, dans cette optique : une telle société serait privée de
transcendance*, c’est-à-dire de conscience de soi-même en tant que groupe (80)
et pas uniquement en tant que ramassis d’individus* existant ensemble accidentellement*.
Sec. II — Quel objet social et politique la religion est-elle ? 103
Les individus* ont besoin de quelque chose qui les dépasse, ont besoin de sentir qu’ils ap-
partiennent à un groupe plus large qu’eux afin de disposer d’une identité (81).
C’est pourquoi l’individualisme* contemporain, promouvant l’individu* par-delà le groupe
auquel il appartient, est le signe d’une crise, soutient Durkheim, une crise des valeurs et le
signe de la « mort des dieux (82) » (Durkheim 2016b, p. 403). Weber parle
encore de « désenchantement du monde » (Weber 2016, p. 68).
Nietzsche lui aussi signale la mort de Dieu (Nietzsche 1992, p. 149-150). Il ne s’agit
toutefois pas tant de la mort de Dieu que de celle de l’homme comme membre d’une religion,
soumis à des obligations* inconditionnées (absolues*) et bénéficiant d’une identité* qu’il ne
définit pas lui-même, mais qui lui vient d’une transcendance*. L’individu* n’est plus soumis à
des obligations*, mais est à lui-même sa propre loi; c’est une bonne chose car ses droits* en tant
qu’être humain seront mis au premier plan, mais en même temps, il se retrouve en situation
d’ anomie (83) (de νομός, la loi : celui qui est sans loi) (Durkheim 2016a, p. 15).
Personne ne peut lui indiquer ce qu’il doit faire; il est donc désorienté et plus enclin à l’angoisse,
au suicide, à l’individualisme* ou au nihilisme. Néanmoins, Durkheim pronostique un culte
moderne centré autour de l’ individu (84) avec « pour premier dogme l’
autonomie (85) de la raison et pour premier rite le libre examen », et pour vision du
monde la cosmologie scientifique (86); la Déclaration universelle des droits* de
l’homme est un exemple d’objet* sacré pour ce culte (Durkheim 1898, p. 5-8).
On peut cependant penser que Durkheim se trompe quand il parle d’un culte rationaliste
de l’individu*; nous vivons à une époque bénéficiant d’un savoir* scientifique inégalé*, mais
l’on continue à croire aux visites d’extraterrestres, aux cristaux, aux fées, aux théories de la
conspiration, à l’homéopathie, etc. La spiritualité des religions instituées a perdu du terrain,
mais ce dernier n’a pas été reconquis par la raison; chaque individu* se confectionne à part soi
une spiritualité personnellement satisfaisante. On appelle ce phénomène le bricolage
spirituel (87) : on prend ce qui plaît dans telle ou telle tradition religieuse, ou telle
ou telle superstition, pour bricoler une vision du monde plus ou moins fantasmagorique
afin de satisfaire les besoins individuels* de transcendance*. On parle encore aujourd’hui de
« christianisme de cafétéria » (Schlabach 2002).
La structure de toute autorité légitime* doit être trine, comme la Trinité chrétienne. Le
Royaume de Dieu sur terre ne sera établi que lorsque les hommes seront unis sous l’autorité
d’un seul prêtre, le pape catholique (bien que Soloviev lui-même fût orthodoxe) représentant
Dieu le père, d’un seul empereur, le tsar, représentant le Fils, et quand de vrais prophètes,
le « souffle libre de l’Esprit saint », apparaîtront constamment parmi le peuple pour faire
la médiation* entre les autorités temporelles et spirituelles. Il ne s’agit pas de convertir les
chrétiens orthodoxes au catholicisme, mais de leur conserver leur particularité* tout en plaçant
le pape à la tête d’une Église universelle* qui englobera, non seulement l’Église catholique,
mais aussi l’Église orthodoxe.
Dans une théocratie, le pouvoir* politique impose par force de loi une religion. Après
la révocation de l’édit de Nantes, Louis xiv déclencha les dragonnades, des campagnes de
conversions forcées pour déraciner le protestantisme en France, fondées sur une oppression
fiscale et des sévices physiques sur les récalcitrants. Des catholiques convertis comme la reine
Christine de Suède s’en émurent, et doutèrent que les convertis forcés fussent bien sincères :
« [l]es gens de guerre sont d’étranges apôtres, et je les crois plus propres à tuer, à voler, à violer,
qu’à persuader », écrivait-elle (Chaussard 1806, p. 300).
Le pouvoir* politique a-t-il le droit* de faire cela? Locke, qui vit ces événements en direct,
refuse à la politique tout pouvoir spirituel (91), pour les deux raisons suivantes
{ 277, no 2 et 3}.
a) Dieu n’a pas confié la charge des âmes au pouvoir* politique, et n’autorise personne à
forcer un autre homme à recevoir sa religion. Un peuple même ne pourrait consentir à
accorder ce pouvoir* à l’État, car la religion est fondée sur la persuasion
(92) absolue* et intérieure (93) de l’esprit; s’adonner à un culte extérieur
sans avoir la foi, c’est pécher contre Dieu, et la foi est absolument* personnelle, donc non
relative* à autrui. Imposer une religion par la loi n’est pas légitime*.
b) Le pouvoir* politique, à travers les lois, n’a d’efficacité que d’un point de vue
extérieur (94) : elle ne peut que forcer à agir de telle ou telle façon (par exemple,
ne pas tuer) mais ne peut forcer à croire* intérieurement quoi que ce soit; de plus, notre
esprit est fait de telle façon que personne ne peut nous contraindre* à croire*. Imposer
une religion par la loi est impossible*.
De cela seul qu’on mettrait Dieu à la tête de chaque société politique, il s’ensuivit
[dans l’Antiquité] qu’il y eut autant de dieux que de peuples. Deux peuples étrangers
l’un à l’autre, et presque toujours ennemis, ne purent longtemps reconnaître un même
maître : deux armées se livrant bataille ne sauraient obéir au même chef. Ainsi des
5 divisions nationales résulta le polythéisme, et de là l’intolérance théologique et civile,
qui naturellement est la même […].
Sec. II — Quel objet social et politique la religion est-elle ? 105
Figure 7.2 — Les guerres livrées au nom des religions ont-elles un sens? [Noth]
L’État n’a donc pas le droit* d’imposer de religion x ou y, mais, soutient Rousseau,
il est nécessaire* d’imposer à chaque membre de la société une religion civile
(100), ou religion de l’homme.
Le droit que le pacte social donne au souverain sur les sujets ne passe point […]
les bornes de l’utilité publique. Les sujets ne doivent donc compte au souverain de
leurs opinions qu’autant que ces opinions importent à la communauté. Or il importe
bien à l’État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais
5 les dogmes de cette religion n’intéressent ni l’État ni ses membres qu’autant que ces
dogmes se rapportent à la morale et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de
remplir envers autrui. Chacun peut avoir, au surplus, telles opinions qu’il lui plaît, sans
qu’il appartienne au souverain d’en connaître : car, comme il n’a point de compétence
dans l’autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir, ce n’est pas son
10 affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens dans celle-ci.
1. Société et gouvernement.
106 Chapitre 7 — Qu’est-ce que le fait religieux ?
Il est possible* de mettre en place une séparation entre l’Église et l’État garantissant la
liberté de conscience, la liberté des cultes et la tolérance religieuse; néanmoins, si l’on impose
une religion civile comme garantie minimale de sociabilité, qu’en est-il des athées? Ne sont-ils
pas exclus du pacte social, comme le veut Rousseau?
II.d.1 La tolérance
Locke, par exemple, pose que la tolérance doit concerner tout le monde, sauf a) les
catholiques (107), qui sont intolérants (pas de tolérance pour les ennemis de
la tolérance) et b) les incroyants (108), qui ne peuvent jurer en justice (Locke
1689, p. 35-36). La tolérance est en effet fondée sur le principe* que, la loi n’ayant pas tous les
droits* et ne pouvant parler de tout,
a) personne n’est tenu d’avoir une religion (109) plutôt qu’ une autre
(110).
Ce principe* sous-entend néanmoins que la pensée politique ne peut faire l’économie
d’une relation* au phénomène religieux; la normalité est d’avoir une religion, quelle qu’elle
soit, et le problème est de faire cohabiter les différentes* religions au sein de l’association
politique.
1. Sacrifier.
Sec. II — Quel objet social et politique la religion est-elle ? 107
Les incroyants* ou athées, pour leur part, ne se fient qu’à leur propre raison* et non à
une autorité transcendante*, en d’autres termes ils se définissent par l’ indépendance
(111) d’esprit.
Les sondages [états-uniens] suggèrent que le nombre d’athées et d’agnostiques dé-
passe de beaucoup celui des Juifs religieux, et même de la plupart des groupes religieux
À la différence des Juifs, cependant, qui sont de notoriété publique l’un des groupes de
pression les plus efficaces aux États-Unis, et à la différence des Chrétiens évangéliques,
5 qui détiennent encore plus de pouvoir politique, les athées et les agnostiques ne sont
pas organisés et de ce fait n’exercent presque aucune influence. De fait, organiser des
athées a été comparé à rassembler des chats en troupeau, parce qu’ils tendent à penser
de façon indépendante et à refuser de se conformer à l’autorité. (Dawkins 2006, p. 4-5)
La valeur à partir de laquelle ils se définissent ne dépasse donc pas l’individualité*; en tant
que tels, et ne formant pas, par définition, de communauté de fait*, ils ne peuvent faire partie
d’une communauté de droit (112).
Par exemple, aux États-Unis, la séparation de l’Église et de l’État est garantie par le premier
amendement qui indique que « [l]e Congrès ne devra faire aucune loi visant à établir une
religion [d’État], ou en prohibant le libre exercice » (Textes de loi 2012, p. 29). Cependant,
le président jure sur la Bible, les billets de banque mentionnent : « In God we trust », etc.
Dans le modèle anglo-saxon, on laisse les religions s’exprimer dans l’espace public, et c’est
à l’État de leur ménager une place en politique (d’où les groupes de pression religieux dont
parle Dawkins), car elles sont le degré zéro (113) du lien social dont émane la
politique. L’État se surajoute au lien social créé par les communautés religieuses.
II.d.2 La laïcité
Nous avons jusqu’ici étudié le fait* religieux sans remettre en question son évidence; nous
avons même mis en doute la possibilité* d’une société athée. Néanmoins, à cette occasion,
nous avons vu avec Durkheim que les sociétés modernes se détachent de plus en plus de la
religion, sans pour autant abandonner le sacré ni le surnaturel. Il s’agit surtout d’une perte
de vitesse frappant les religions instituées. Nous allons voir que la critique de la religion a
accompagné toute l’histoire de la philosophie, et qu’elle s’est accentuée depuis la fin du xixe
siècle avec ceux que l’on a nommés les « penseurs du soupçon » : Marx, Nietzsche et
Freud.
SECTION I
Une des dimensions de la religion que nous avons déjà notée est sa relation* complexe avec
la morale (1). En tout cas, la religion possède une portée existentielle
(2) en ce qu’elle engage l’homme à adhérer à des dogmes, à ce qu’elle présente comme
des vérités et des valeurs, et à agir en fonction de ces dernières. Peut-on faire droit* aux
prétentions de la religion du point de vue de l’existence? Dans le cas contraire, comment
peut-on concevoir l’existence humaine sans religion?
109
110 Chapitre 8 — Comment critiquer le fait religieux ?
La peur de la mort (5) Même si l’on ne croit* pas aux dieux, on peut tout de
même avoir peur de la mort; en effet, la mort par elle-même angoisse car elle est
l’opposé de la vie, elle nous reste totalement inconnue avant de nous frapper, et par
conséquent on peut imaginer qu’elle apporte des souffrances, etc. Or, la mort n’est
rien pour nous qui sommes vivants, soutient Épicure; quand nous vivons, elle n’est
pas là, et pourquoi avoir peur d’une chose absente? De plus, la mort en elle-même est
« privation de sensation »; en tant que telle, elle ne cause* ni bien ni mal, puisque le
bien et le mal sont des sensations. Par conséquent, quand la mort est là, nous ne vivons
plus et nous ne pouvons plus souffrir. La mort n’est donc pas un mal.
La peur de l’ avenir (6) L’avenir nous angoisse, parce que nous ne pouvons to-
talement le contrôler. Il faut cependant en prendre notre parti et accepter que réside
irrémédiablement une part de contingence* dans le futur.
Les désirs (7) vains Il faut distinguer les désirs nécessaires* à la vie (manger,
dormir, philosopher, etc.) et les désirs vains (par exemple un nouveau téléphone quand
celui qu’on possède marche encore très bien), et éviter les désirs vains car, étant difficiles
à satisfaire ou inutiles, ils provoquent la souffrance.
Si les dieux existent bel et bien, ils ne se préoccupent pas de nos « péchés » et ne nous
jugent pas, car ils vivent dans une béatitude infinie. L’angoisse qui suscite la peur qu’ils nous
inspirent, selon Lucrèce, ne vient que du sentiment (8) d’ infini
(9) que nous ressentons devant l’immensité de l’univers; nous nous demandons si l’univers
est éternel, ou bien s’il a un commencement et une fin et dans ce cas, quand il finira (Lucrèce
1899). Or, il s’agit là d’un comportement irréligieux (10); le culte que l’on rend
Sec. I — La portée existentielle de la religion 111
aux dieux pour se les rendre favorables (comme plus tard chez Spinoza) émane de cette
angoisse, alors que la vraie piété est tout regarder avec un esprit sans trouble
(11), parce qu’on connaît la nature des dieux et que l’on sait que l’on ne doit pas en avoir peur.
Pour sa part, Kierkegaard oppose radicalement la foi à la religion, qui ne correspond
qu’à un ensemble de cérémonies sociales (12) que l’on effectue pour se donner
bonne conscience (13). La religion est pétrie de valeurs immanentes* et étran-
gères à Dieu (le respect social, la conformité au modèle, etc.) alors que la foi exprime la soif de
l’infini, la soif inextinguible de dépassement de la condition humaine vers Dieu. À ce titre,
aller à la messe, c’est comme aller au théâtre (14), à part qu’on ne peut pas se
faire rembourser si on n’a pas aimé le spectacle. De même, un païen qui prie son idole avec
toute la passion de l’infini est supérieur à un chrétien qui va à la messe le dimanche en croyant*
que cela lui donne un blanc-seing pour pécher les autres jours de la semaine. La religion n’a
donc (à la différence* de la foi) aucune incidence (15) sur l’existence.
À l’inverse, Pascal fonde* la nécessité* de la religion chrétienne sur la conscience prise
par l’homme de sa propre misère (16) sans Dieu et de son néant entre deux
infinis (17) : l’infiniment grand (l. 7-24) et l’infiniment petit (l. 25-46).
Quand je considère la petite durée de ma vie absorbée dans l’éternité précédente
et suivante […] le petit espace que je remplis et même que je vois abîmé dans l’infinie
immensité des espaces que j’ignore et qui m’ignorent, je m’effraye et m’étonne de me
voir ici plutôt que là, car il n’y a point de raison pourquoi ici plutôt que là, pourquoi à
5 présent plutôt que lors. Qui m’y a mis ? Par l’ordre et la conduite de qui ce lieu et ce
temps a[-t-]il été destiné à moi ? […]
Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté,
qu’il éloigne sa vue des objets bas qui l’environnent. Qu’il regarde cette éclatante lumière
mise comme une lampe éternelle pour éclairer l’univers, que la terre lui paraisse comme
10 un point au prix du vaste tour que cet astre décrit, et qu’il s’étonne de ce que ce vaste
tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que ces astres, qui
roulent dans le firmament, embrassent. Mais si notre vue s’arrête là que l’imagination
passe outre, elle se lassera plutôt de concevoir que la nature de fournir. Tout le monde
visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la nature. Nulle idée n’en
15 approche, nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables,
nous n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère
infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand
caractère sensible de la toute-puissance de Dieu que notre imagination se perde dans
cette pensée.
20 Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se
regarde comme égaré, et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers,
il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes, les maisons et soi-même, son juste
prix.
Qu’est-ce qu’un homme, dans l’infini ?
25 Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce
qu’il connaît les choses les plus délicates, qu’un ciron 1 lui offre dans la petitesse de son
corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des
veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes
dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes, que divisant encore ces dernières
30 choses il épuise ses forces en ces conceptions et que le dernier objet où il peut arriver
soit maintenant celui de notre discours. Il pensera peut-être que c’est là l’extrême
petitesse de la nature.
Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement
l’univers visible, mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature dans l’enceinte de
35 ce raccourci d’atome, qu’il y voie une infinité d’univers, dont chacun a son firmament,
ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible, dans cette terre des
animaux, et enfin des cirons dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné,
et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu’il se perdra
dans ces merveilles aussi étonnantes dans leur petitesse, que les autres par leur étendue,
40 car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt n’était pas perceptible dans l’univers
imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde ou
plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver. Qui se considérera de la sorte
s’effraiera de soi-même et se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a
donnée entre ces deux abîmes de l’infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces
45 merveilles et je crois que sa curiosité se changeant en admiration il sera plus disposé à
les contempler en silence qu’à les rechercher avec présomption.
Car enfin qu’est-ce que l’homme dans la nature ? Un néant à l’égard de l’infini, un
tout à l’égard du néant, un milieu entre rien et tout, infiniment éloigné de comprendre
les extrêmes ; la fin des choses et leurs principes sont pour lui invinciblement cachés
50 dans un secret impénétrable.
Également — incapable de voir le néant d’où il est tiré et l’infini où il est englouti.
Que fera[-t-]il donc sinon d’apercevoir quelque apparence du milieu des choses
dans un désespoir éternel de connaître ni leur principe ni leur fin. Toutes choses sont
sorties du néant et portées jusqu’à l’infini. Qui suivra ces étonnantes démarches ?
55 l’auteur de ces merveilles les comprend. Tout autre ne le peut faire.
Manque 1 d’avoir contemplé ces infinis les hommes se sont portés témérairement
à la recherche de la nature comme s’ils avaient quelque proportion avec elle. (Pascal
1987c, p. 1105-1107)
I.b Le nihilisme
On peut aller plus loin dans la critique de la portée existentielle de la religion et l’identifier,
comme le fait Nietzsche, à une menace (Nietzsche 2011, p. 32-37). En effet, selon lui, la
religion participe d’un ensemble de valeurs contraires à la vie (18).
La vie est, dit-il, volonté (19) de puissance (20); la puissance*
est l’épanouissement et le développement de la vie dans toutes les directions possibles*. La vie
cherche sans cesse à s’épanouir en se projetant dans le monde, et le vecteur de cet épanouisse-
ment est le désir (21).
On considère souvent le désir comme un manque (22). Cependant, le désir
comporte également une part de positivité : il est ce qui me fait me sentir vivant
(23). Comme le dit Spinoza, je fais sans cesse effort pour continuer d’exister (Spinoza 1965,
p. 142) — je désire donc sans cesse, et même si j’obtenais systématiquement tout ce que je
désire, je ne pourrais m’empêcher de continuer de désirer. C’est le mal qui frappe le Caligula
de Camus (Camus 1945, p. 46) : l’empereur romain recherche l’absolu* et obtient tout ce
qu’il désire, mais il finit par désirer l’impossible*. Qui ne désire plus est mort.
Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède.
On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère et l’on n’est heureux qu’avant
d’être heureux. En effet l’homme, avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir,
1. Faute.
Sec. I — La portée existentielle de la religion 113
a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le
5 soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque
sorte, et, pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa
passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet lui-même ; rien n’embellit plus
cet objet aux yeux de son possesseur, on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination
ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le
10 pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des
choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même 1 il n’y a rien de beau que ce qui
n’est pas. (Rousseau 2016, p. 443-444)
Or, la religion jette l’anathème sur le désir qu’elle nomme péché (24). Elle
valorise la suppression du péché, ce qui revient, dans l’optique du paragraphe précédent, à
valoriser la mort (25) sur la vie. La religion est antivitale : elle nie la volonté de
puissance* de tout être vivant et le condamne à adhérer à des valeurs mortifères telles que la
mortification chrétienne ou le vide bouddhique. Niant la seule valeur réelle*, c’est-à-dire la
vie en tant qu’effort pour continuer d’exister, la religion est un nihilisme (26)
(du latin nihil, rien) : le nihilisme est la théorie* qui veut qu’il n’y ait aucune valeur.
Cependant, la vie est positivité; elle cherchera donc à échapper à la négativité de la
définition du désir comme péché en adhérant à des valeurs abstraites* telles que Dieu, le Bien,
le Vrai, la Pitié, la Science, etc. comme transcendantes*, donc infiniment supérieures à la vie
immanente* et donc au désir. Par exemple, l’Évangile substitue à l’amour charnel (ἔρος, éros)
l’amour spirituel ou amour de Dieu (ἀγάπη, agapê). Or, ces valeurs abstraites* n’ont aucune
réalité* et ne servent qu’à camoufler le néant ouvert sous la pensée par la négation de la vie; il
s’agit encore d’un nihilisme. La prise de conscience de ce fait entraîne la mort
(27) de Dieu (28).
1. Dieu.
114 Chapitre 8 — Comment critiquer le fait religieux ?
sang ? Avec quelle eau pourrons-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux
sacrés serons-nous forcés d’inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande
pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux pour du
25 moins paraître dignes des dieux ? Il n’y eut jamais action plus grandiose, et ceux qui
pourront naître après nous appartiendront, à cause de cette action, à une histoire plus
haute que ne fut jamais toute histoire.» — Ici l’insensé se tut et regarda de nouveau
ses auditeurs : eux aussi se turent et le dévisagèrent avec étonnement. Enfin il jeta à
terre sa lanterne, en sorte qu’elle se brisa en morceaux et s’éteignit. « Je viens trop tôt,
30 dit-il alors, mon temps n’est pas encore accompli. Cet événement énorme est encore
en route, il marche — et n’est pas encore parvenu jusqu’à l’oreille des hommes. Il faut
du temps à l’éclair et au tonnerre, il faut du temps à la lumière des astres, il faut du
temps aux actions, même lorsqu’elles sont accomplies, pour être vues et entendues.
Cet acte-là est encore plus loin d’eux que l’astre le plus éloigné, — et pourtant c’est
35 eux qui l’ont accompli !» — On raconte encore que ce fou aurait pénétré le même
jour dans différentes églises et y aurait entonné son Requiem æternam deo. Expulsé
et interrogé il n’aurait cessé de répondre la même chose : « À quoi servent donc ces
églises, si elles ne sont pas les tombes et les monuments de Dieu ?» (Nietzsche 1992,
p. 149-150)
Si Dieu est mort, c’est parce que l’homme l’a tué, soutient Nietzsche : « Dieu est
mort! Dieu demeure mort! Et c’est nous qui l’avons tué! » (l. 19) L’homme se trouve donc
être l’assassin de Dieu en dévoilant le néant, le nihilisme muet qui se cachait à son tréfonds.
Auparavant, l’homme se considérait comme la créature (29) de Dieu; ceci
entraînait des obligations* et des limites à son action. Or, si l’homme a assassiné Dieu, il s’est
par la même occasion libéré de sa tutelle et dégagé de ses obligations*. L’homme ne se connaît
donc plus aucune limite (30).
Cependant, comment une créature peut-elle assassiner son créateur, lequel est par néces-
sité* plus puissant* qu’elle? Le meurtre de Dieu semble un acte qui dépasse l’homme, un acte
trop grand pour lui — car pour ce faire, il doit prendre la place (31) de Dieu
(l. 24-25). Il importe de mesurer l’importance existentielle de cette idée*; Dieu, tant qu’il vit,
est celui qui guide la créature, celui qui lui permet de distinguer le bien et le mal, le vrai et le
faux, etc. et qui peut l’absoudre, la purifier lorsqu’elle a commis un crime. On appelle cette
purification une expiation (32). Or, le meurtre de Dieu reste un crime; qui en
pardonnera l’homme, s’il a pris la place de Dieu? Comment faire pénitence, comment laver
notre main de ce sang (l. 21-23)?
Nietzsche va plus loin; tuer Dieu revient à effacer l’horizon d’un coup d’éponge, à
détacher la Terre du Soleil et par conséquent à valdinguer dans l’espace sans haut ni bas, dans
un néant infini puisque les « valeurs » de la religion se trouvent annihilées (l. 9-16). L’homme,
dans son existence, ressent alors une angoisse (33), car aucun pouvoir* supérieur
à lui ne peut l’aider; convaincu* du nihilisme fondamental dans lequel il a vécu jusqu’alors, il
doit inventer lui-même de nouvelles valeurs, un nouveau bien et un nouveau mal, un nouveau
haut et un nouveau bas.
Que faire si Dieu n’existe pas ? Tout est alors permis, comme l’avait remarqué Fiodor
Dostoïevski (cité par Sartre (1996, p. 36)) — mais l’homme a besoin de limites pour se
définir, de lois, d’interdits et de tabous, car dans le cas contraire, la société et donc l’humain
s’anéantiront. Les anciennes valeurs sont démonétisées; il faut donc les transvaluer
(34), les réinventer et par la même occasion réinventer l’homme, nous débarrasser
de l’homme comme créature pour devenir des surhommes (35), assez forts
pour dépasser le désespoir et l’angoisse, et pour transformer les qualités de l’homme moderne
(indépendance d’esprit, libre examen, individualisme*) en santé (36). La religion
Sec. II — Critique psychanalytique 115
rendait en effet les hommes malades par sa morbidité. Le surhomme est l’homme plein de
gaîté (37) parce qu’il s’est guéri de la maladie de la religion.
SECTION II
Une deuxième ligne de critique peut être constituée quant à la religion : quelle psycho-
logie révèle-t-elle? Son caractère souvent irrationnel, voire inhumain, n’indique-t-il pas un
psychisme malsain? C’est la question que pose Freud à partir de sa théorie* psychanalytique.
Nous allons étudier cette dernière avant de revenir à la religion.
La première topique distingue trois « lieux » dans le psychisme (Freud 1972, p. 76) : voir
figure 8.1 page suivante.
le Conscient : c’est la partie qui permet à l’individu* de prendre conscience de lui-même, de
son environnement, et de réagir en fonction des situations.
le Préconscient : c’est l’ensemble des souvenirs, des expériences que l’individu* emmagasine
durant son existence, et qui demeure disponible à chaque instant pour agir. Cette masse
énorme n’est pas consciente en tant que telle, sinon nous serions submergés par nos
souvenirs. Toutefois, elle n’est pas non plus inconsciente puisque nous pouvons y puiser
à chaque instant tout ce qui nous est utile pour agir.
l’Inconscient : il est également constitué de souvenirs, mais ceux-ci ne sont plus disponibles
pour le Conscient, car ils ont été refoulés (47). Est refoulé un désir in-
terdit, une scène insupportable, etc. tout ce qui semble dangereux pour la conscience
(notamment d’un point de vue moral), qui paraît menacer sa cohérence. Une force, que
Freud nomme censure (48), ou résistance (49), empêche
l’élément refoulé de revenir à la conscience — mais cette force n’est pas toute-puissante :
il y a un retour (50) du refoulé (51), retour déformé de fa-
çon à ce qu’il soit acceptable par la conscience, notamment par le symptôme névrotique,
mais aussi, chez les personnes « saines », par le rêve notamment.
116 Chapitre 8 — Comment critiquer le fait religieux ?
Conscient (43)
Aller-retour
Résistance (44)
Refoulement (46)
Freud, suite à une multitude d’observations et de réflexions, doit plus tard reconnaître
a) qu’il existe un réservoir de forces inconscientes plus primitives que les désirs refoulés :
les pulsions (52), présentes dès la naissance; b) que les processus de refoule-
ment sont eux-mêmes inconscients; c) que certaines forces agressives peuvent se retourner
contre l’individu* lui-même (sentiment de culpabilité, autopunition, etc.) Il propose donc
une nouvelle topique (Freud 1973, p. 4-5), elle aussi tripartite : voir figure 8.2.
Monde extérieur
Moi Surmoi
Ça
Le Ça (53) est le réservoir primitif des pulsions inconscientes, dont le but est
la satisfaction (54) immédiate*. Elles sont en nous mais ne sont pas nous. Le Ça
Sec. II — Critique psychanalytique 117
Table 8.1 — Les différences* entre l’erreur et l’illusion (Freud 2013, p. 31-32)
Erreur Illusion
Perdure-t-elle
une fois non oui
corrigée?
L’illusion se distingue de l’ erreur (60) par son origine* (le désir humain)
et par son rapport à la réalité*; même corrigée, l’illusion perdure — mais en même temps,
l’illusion peut être dite productive (61). Par exemple, la légende d’Icare ex-
prime le désir de l’homme de voler comme un oiseau, désir qui engendra au fil de l’histoire
des illusions chez beaucoup d’inventeurs qui crurent* (en le payant souvent de leur vie) avoir
percé le mystère du vol; néanmoins, à force de tentatives, l’homme finit par réussir à voler.
118 Chapitre 8 — Comment critiquer le fait religieux ?
De même, la religion est une illusion efficace, parce qu’elle civilise (62)
l’homme; elle combat ses pulsions antisociales et anticulturelles qui favorisent le retour à
un état de nature conflictuel et anarchique. Elle le fait en humanisant (63) la
nature, c’est-à-dire en attribuant aux forces de cette dernière (en elles-mêmes aveugles) un
esprit, une âme analogue* à l’esprit humain (par exemple quand on parle de « mère Nature »)
(Freud 2013, p. 14-17).
La détresse humaine devant l’indifférence* de la nature ou la cruauté du destin est alors
soulagée car l’homme retrouve de manière illusoire dans la nature un peu de lui-même. Il
donne à ces forces le caractère du père (64), c’est-à-dire qu’elles suscitent chez
lui à la fois un sentiment de protection (65) et une crainte (66).
Les idées* religieuses sont donc une illusion parce qu’elles émanent, non d’une observation de
la réalité*, mais a) du besoin de se défendre contre l’écrasante suprématie de la nature et b) du
désir de corriger les imperfections de la culture.
La religion émane de la détresse adulte, qui prolonge la détresse infantile, suscitée par
l’idée* qu’on ne pourra jamais se passer de protection contre des forces puissantes* et incon-
nues : l’homme a besoin d’une protection paternelle (67), de la part d’un père
réel* pendant l’enfance, ou d’un père fantasmé (68) à l’âge adulte (Freud 2013,
p. 43). On retrouve même, dans les sentiments qu’inspire le père (admiration et crainte),
l’ambivalence du sentiment du sacré.
L’illusion est le plus souvent irrationnelle; dans la religion, les dogmes (69)
sont des affirmations irrationnelles parce que révélées (70), c’est-à-dire que
l’homme, avec sa seule raison, n’aurait pu les déduire; il a fallu qu’une autorité surnaturelle
nous communique ces vérités. Or, s’ils sont irrationnels, sur quoi l’autorité des dogmes repose-
t-elle?
En général*, répond Freud, sur rien d’autre que sur l’interdiction sociale de les
remettre (71) en question (72), interdiction elle-même fondée* sur la
conscience de la fragilité (73) de leurs bases (74). Les dogmes sont
incohérents et ne peuvent être prouvés (Freud 2013, p. 27-28).
L’attitude que Tertullien, un Père de l’Église, recommande est ainsi le « Credo quia
absurdum », « Je crois* parce que c’est absurde. »
Le Fils de Dieu est mort ? Il faut y croire puisque c’est absurde. Il a été enseveli, il
est ressuscité : cela est certain puisque c’est impossible. (Tertullien 1975, p. 229)
Il faudrait embrasser l’absurdité des dogmes, parce qu’elle serait précisément le signe de
leur origine* divine; cette attitude les soustrait entièrement aux exigences de la raison* pour se
fonder* uniquement sur le sentiment intérieur de leur vérité. Or, ce sentiment ne peut être que
subjectif* (Freud 2013, p. 28-30); on ne peut contraindre* personne de croire* à ces dogmes,
parce qu’ils sont des absurdités — et même si l’on le pouvait, pourquoi faudrait-il croire* à
ces absurdités et pas à d’autres?
Il importe de remarquer que, s’il serait bien sûr merveilleux que Dieu existât comme
nous le dit la religion, il est toutefois curieux et même révélateur que l’existence de Dieu soit
exactement ce que nous pourrions nous souhaiter à nous-mêmes (Freud 2013, p. 34). Ce n’est
pas parce qu’il serait beau que Dieu existât que Dieu existe; il ne faut pas prendre ses désirs
pour des réalités*. La religion est donc une illusion, analogue* à une névrose. Cette dernière
Sec. III — Critique sociologique 119
SECTION III
On peut enfin critiquer la religion sur la base des conditions socioéconomiques dans
lesquelles elle trouve son origine*, comme le soutient la tradition marxienne. Cette dernière
identifie* la religion à une idéologie (76).
réelle*. Elle est un symptôme du malheur de l’homme, mais elle ne lui propose qu’un bonheur
illusoire qui ne peut qu’atténuer sa misère sans y apporter de solution, tout comme une drogue
ne peut qu’atténuer la douleur d’une maladie sans traiter sa cause*; la religion est l’
opium (84) du peuple (85) (Marx 1976, p. 51-53).
Nier la religion, c’est donc nier le bonheur illusoire du peuple et exiger son bonheur
réel (86); c’est pointer du doigt l’état d’oppression où l’homme a besoin d’illusions
telles que la religion pour pouvoir supporter de vivre, afin de le supprimer. La religion parle de
cette vie comme d’une « vallée de larmes » (Ps 83.7); or, le problème n’est pas tant le bonheur
illusoire qu’elle promet, que le fait* même que l’homme ait besoin de religion parce qu’il n’a
pas encore pris en main les conditions matérielles* dans lesquelles il vit. Sitôt que cette vie ne
sera plus (socioéconomiquement) une vallée de larmes, le besoin de religion disparaîtra de
lui-même.
— Pourquoi se préoccuper des dieux ? Étant parfaitement heureux, ils ne se préoccupent pas de
nous et ne nous jugent pas. La religion n’a pas à s’appuyer sur la peur.
— À l’inverse, la conscience de la misère de l’homme amène à se vouer à Dieu.
— La religion et la foi sont adverses, car celle-là est pétrie de valeurs immanentes tandis que
celle-ci exprime une transcendance.
— La religion est contraire à la vie : elle est un nihilisme.
— La prise de conscience de ce fait engendre la mort de Dieu. Cette dernière entraîne une rééva-
luation de toutes les valeurs, et une nouvelle humanité.
— La psychanalyse considère les névroses comme l’expression de souvenirs et de désirs refoulés
hors de la conscience.
— L’illusion se distingue de l’erreur.
— La religion est une illusion car elle exprime un désir de protection paternelle.
— L’irrationalité des dogmes qu’elle promeut, et le manque de fondements de ceux-ci, la révèle
comme névrose collective.
— La religion est une idéologie, une représentation faussée du réel visant à asseoir une domina-
tion sociale.
La critique du fait* religieux s’opère donc principalement* à partir de ses effets sur la conscience
humaine : on la considère soit comme la cause*, soit comme le symptôme d’un problème inhérent à
cette conscience, ou à la vie qu’elle manifeste. Par conséquent, on s’intéresse aussi à sa relation* avec
la liberté humaine, puisqu’elle peut la menacer.
Prolongements philosophiques
Références audiovisuelles
123
Le vivant n’est-il que matière?
CHAPITRE 9
Le physicien devra prendre scrupule qu’il
est le bras droit d’un souverain très
temporaire, obtus et probablement
criminel. Ce qu’il modifie ou transpose,
ce sont des lois graduées, tenues au secret
dans la chair tractive des hommes. Canon
d’extérieur retourné, il tire sur une cible
d’âme. Celle-ci apparaît à ses spendides
yeux fermés tel un soleil réactualisé, un
fleuve sans son terme d’océan.
Char.
Au-delà des phénomènes culturels dont nous venons d’achever l’étude, la question « Qu’est-
ce que l’homme? » réclame de porter notre intérêt sur ce qui va essentiellement* le définir
— et en particulier, étant donné que l’homme possède une conscience, sur ce qui supporte
cette conscience (la matière, le corps), sur ce que cette conscience peut faire (ce que sont
l’esprit, le désir, la raison) et enfin sur l’existence même de cette conscience.
SECTION I
Détermination de la matière
Dans son emploi courant, le mot « matière* » revêt deux sens principaux* : a) ce dont
une chose est faite (l’étoffe d’un vêtement, le contenu d’un discours, etc.); b) l’ensemble de la
réalité* physique, extérieure et indépendante de la pensée.
Le sens a) remonte à une origine* technologique et artificialiste : le grec ὕλῃ (hulê) et le
latin materia désignent tous deux les matériaux* à usage artisanal : le fer du forgeron, l’argile
du potier, le marbre du sculpteur, etc. La matière* se définit donc en opposition avec le
produit fini (1) du travail humain (2).
De plus, si l’on pense à l’anglais stuff ou à l’allemand Stoff, qui insistent sur la consistance
physique de la matière*, on peut caractériser cette dernière comme ce qui possède une épaisseur,
une densité, comme ce qui pèse et résiste — en un mot, comme ce qui se touche
125
126 Chapitre 9 — Le vivant n’est-il que matière ?
(3). La matière* est manipulée (4) dans un corps à corps alors que la pensée est
contemplée (5) de loin, à distance.
Le sens b) découle du sens a); il désigne la matière* comme matériau antérieur à l’
action (6) qui le soumet, et donc comme réalité* extérieure à la pensée.
SECTION II
Cette question de la différence* éventuelle entre matière* et vie est plus importante qu’il
n’y paraît : en effet, elle pose la question de la différence* entre la physique (29)
(en tant que science de la matière* en général*) et la biologie (30) (en tant que
science de la vie en particulier*). Ne peut-on réduire celle-ci à celle-là? La vie est-elle autre
chose que des interactions physico-chimiques (31)? Que veut dire Heideg-
ger quand il dit qu’« [i]l est vrai qu’on peut […] concevoir le vivant comme une grandeur
spatio-temporelle de mouvement, mais [qu’]alors on ne saisit plus le vivant » (Heidegger
1962, p. 105)?
II.b.1 Le vitalisme
C’est ce que soutient le vitalisme (40), pour qui il existe en chaque être
vivant un « principe* vital », distinct à la fois de l’âme pensante et des propriétés physico-
chimiques du corps, gouvernant les phénomènes de la vie. Par exemple, la médecine orientale a
pour principe* l’existence du « qi » (氣). La vie se ramène à une force plus ou moins obscure,
inanalysable* en termes physico-chimiques, dont la caractéristique essentielle* est la résistance
à la mort (41), c’est-à-dire aux agressions du milieu extérieur. Voir le texte suivant
de Xavier Bichat.
On cherche dans des considérations abstraites la définition de la vie ; on la trouvera,
je crois, dans cet aperçu général : La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort.
— Tel est en effet le mode d’existence des corps vivants que tout ce qui les entoure tend
à les détruire. Les corps inorganiques agissent sans cesse sur eux ; eux-mêmes exercent
5 les uns sur les autres une action continuelle ; bientôt ils succomberaient s’ils n’avaient
Sec. II — En quoi le vivant se distingue-t-il de la matière ? 129
en eux un principe permanent de réaction. Ce principe est celui de la vie ; inconnu dans
sa nature, il ne peut être apprécié que par ses phénomènes ; or, le plus général de ces
phénomènes est cette alternative habituelle d’action de la part des corps extérieurs, et
de réaction de la part du corps vivant, alternative dont les proportions varient suivant
10 l’âge. (cité dans Bardenat (1824, p. 1-2))
La biologie du xxe siècle a néanmoins porté des coups fatals au vitalisme, en synthétisant*
des molécules d’origine* organique telles que l’urée ou en découvrant la mort cellulaire
programmée ou apoptose (42) (chute des feuilles d’un arbre, mort des cellules
qui forment* les intervalles entre les doigts et les orteils d’un embryon, desquamation de
l’épiderme, etc.) Au lieu de résister à la mort, la vie apparaît plutôt comme l’ensemble des
phénomènes « qui sont capables d’utiliser la mort ». Albert Szent-Györgyi déclare ainsi
que « la vie n’existe pas »; en d’autres termes, elle n’est pas un objet* de recherche biologique
(Atlan 2002, p. 15-18).
II.b.2 L’émergentisme
L’inconvénient du vitalisme est qu’il inhibe toute possibilité* d’explication* de la vie
en elle-même. Il faut l’éviter, tout en conservant la différence* holistique de la vie d’avec les
propriétés physico-chimiques de la matière* inerte. On peut trouver une solution dans le
modèle émergentiste (43).
Lorsque des systèmes simples font apparaître, par leurs interactions ou leur évolution,
un autre niveau de complexité, une propriété qu’il est difficile de prévoir ou de décrire par la
seule analyse* de ces systèmes pris isolément, on dira que cette nouvelle propriété est
130 Chapitre 9 — Le vivant n’est-il que matière ?
biologiques (codage) de l’ADN, mais chacun de ces niveaux est différent* et spécifique*.
L’émergence se trouve être le fruit d’une dynamique constructive (57), d’une
auto-organisation (58).
II.c L’organisme
Comment définir un organisme?
a) Il dispose d’un milieu intérieur en relation* avec le milieu extérieur.
b) Il ne peut vivre que dans un environnement bien défini, mais son milieu intérieur n’est pas
l’effet de cet environnement.
c) Il reçoit des stimulations adéquates ou inadéquates à son milieu intérieur; il doit choisir
entre ces différents* stimuli et surmonter les stimuli négatifs.
Choisir, c’est organiser (65), ce qui signifie apporter un ordre cohérent
(66) à un ensemble afin de l’adapter à sa destination (67) : l’organisa-
tion est plus que la simple structure, laquelle peut se ramener à des relations* atomiques ou
moléculaires — elle émerge des interactions physico-chimiques et ne se réduit pas à elles. Un
organisme ne survit, par conséquent, que s’il organise ses milieux extérieur et intérieur (se
montrant par là même néguentropique) : par exemple, construire un nid, respirer, digérer,
modifier son environnement, sont des façons pour le vivant d’organiser son milieu.
La biologie sera donc toujours une science ambiguë (68) : elle aura d’une
part l’objectif* de prédire (69) de façon analytique (70) en recou-
rant à des modèles réductionnistes (physico-chimiques), et d’autre part l’ambition d’une
cohérence (71) plus haute, synthétique (72) (un sens), rendant
compte du caractère intégré de ces phénomènes physico-chimiques dans la vie — ce que
montre la part toujours importante d’impondérables dans l’expérimentation biologique,
par opposition avec l’expérimentation physico-chimique. La volonté architectonique
132 Chapitre 9 — Le vivant n’est-il que matière ?
(73) (de systématisation) y prévaut toujours sur la volonté de prédire avec rigueur (c’est-
à-dire physiquement, analytiquement*). La biologie ne peut donc être une science totalement
objective*, parce qu’elle vise non seulement l’analyse*, mais aussi la synthèse* — par exemple
quand elle envisage la notion de territoire. Cette notion implique que l’environnement du
vivant ait un sens, comme les mots ont un sens et ne correspondent pas seulement à des sons
aléatoirement proférés.
SECTION III
Cette irréductible ambiguïté est décelable dans le débat ancestral sur la compréhension*
de la façon dont les fonctions biologiques et l’organisation du vivant apparaissent.
Tout cela est bel et bon, mais le finalisme* débouche sur des absurdités. Dire qu’un poumon
existe pour respirer, ou un œil pour voir, est encore superficiellement acceptable; mais le
Sec. III — Le vivant est-il réductible à une machine ? 133
principe* anthropique est assez douteux lorsqu’on considère ce qu’on appelle les « harmonies
de la nature ». Les « harmonies de la nature » ressortissent à une vision assez naïve
(82) du monde; par exemple, Flaubert a relevé avec cruauté, dans son Dictionnaire
des idées reçues, les affirmations de Jacques-Henri Bernardin de Saint-Pierre selon
lesquelles, par exemple, le melon a été divisé en côtes pour être mangé en famille, et la citrouille
a été faite plus grosse pour être mangée avec les voisins! De même, La Fontaine écrit la
fable « Le Gland et la Citrouille » pour se moquer du finalisme* (La Fontaine 1995, p. 271).
{ L’évolution de l’œil (documentaire de PBS)} { L’évolution de l’œil (extrait de Cosmos)}
Philosophiquement, Spinoza considère le finalisme* comme une illusion
(83). En effet, il revient à considérer que la nature a été faite pour nous, au moyen d’un
raisonnement par analogie*.
[L]es hommes agissent toujours en vue d’une fin, c’est-à-dire en vue de l’utile qu’ils
désirent ; d’où il résulte qu’ils ne cherchent jamais à savoir que les causes finales des
choses une fois achevées, et que, dès qu’ils en ont connaissance, ils trouvent le repos, car
alors ils n’ont plus aucune raison de douter. S’ils ne peuvent avoir connaissance de ces
5 causes par autrui, il ne leur reste qu’à se tourner vers eux-mêmes et à réfléchir aux fins
qui les déterminent d’habitude à des actions semblables, et à juger ainsi nécessairement,
d’après leur naturel propre, celui d’autrui. En outre, ils trouvent en eux-mêmes et hors
d’eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur servent excellemment à se procurer
ce qui leur est utile, comme, par exemple, les yeux pour voir, les dents pour mâcher,
10 les herbes et les animaux pour s’alimenter, le soleil pour s’éclairer, la mer pour nourrir
les poissons, etc. ils finissent donc par considérer toutes les choses naturelles comme
des moyens pour leur utilité propre. Et comme ils savent que ces moyens, ils les ont
trouvés, mais ne les ont pas agencés eux-mêmes, ils y ont vu une raison de croire qu’il y a
quelqu’un d’autre qui a agencé ces moyens à leur usage. Car, ayant considéré les choses
15 comme des moyens, ils ne pouvaient pas croire qu’elles se fussent faites elles-mêmes ;
mais, pensant aux moyens qu’ils ont l’habitude d’agencer pour eux-mêmes, ils ont dû
conclure qu’il y a un ou plusieurs maîtres de la Nature, doués de la liberté humaine, qui
ont pris soin de tout pour eux et qui ont tout fait pour leur convenance. Or, comme
ils n’ont jamais eu aucun renseignement sur le naturel de ces êtres, ils ont dû en juger
134 Chapitre 9 — Le vivant n’est-il que matière ?
20 d’après le leur, et ils ont ainsi admis que les Dieux disposent tout à l’usage des hommes,
pour se les attacher et être grandement honorés par eux. D’où il résulta que chacun
d’eux, suivant son naturel propre, inventa des moyens divers de rendre un culte à Dieu,
afin que Dieu l’aimât plus que tous les autres et mît la Nature entière au service de son
aveugle désir et de son insatiable avidité. Ainsi, ce préjugé est devenu superstition et
25 a plongé de profondes racines dans les esprits ; ce qui fut une raison pour chacun de
chercher de toutes ses forces à comprendre les causes finales de toutes choses et à les
expliquer. Mais en voulant montrer que la Nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire qui
ne soit à l’usage des hommes), ils semblent avoir uniquement montré que la Nature
et les Dieux délirent aussi bien que les hommes. Voyez, je vous prie, où cela conduit !
30 Parmi tant d’avantages qu’offre la Nature, ils ont dû trouver un nombre non négligeable
d’inconvénients, comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc. et
ils ont admis que ces événements avaient pour origine l’irritation des Dieux devant les
offenses que leur avaient faites les hommes ou les fautes commises dans leur culte ; et
quoique l’expérience s’inscrivît chaque jour en faux contre cette croyance et montrât
35 par d’infinis exemples que les avantages et les inconvénients échoient indistinctement
aux pieux et aux impies, ils n’ont pas cependant renoncé à ce préjugé invétéré : il leur
a été, en effet, plus facile de classer ce fait au rayon des choses inconnues, dont ils
ignoraient l’usage, et de garder ainsi leur état actuel d’ignorance, que de ruiner toute
cette construction et d’en inventer une nouvelle. Ils ont donc pris pour certain que
40 les jugements des Dieux dépassent de très loin la portée de l’intelligence humaine ; et
cette seule raison, certes, eût suffi pour que la vérité demeurât à jamais cachée au genre
humain, si la Mathématique, qui s’occupe, non des fins, mais seulement des essences et
des propriétés des figures, n’avait montré aux hommes une autre règle de vérité. Outre
la Mathématique, d’ailleurs, d’autres raisons encore (qu’il est superflu d’énumérer ici)
45 ont pu permettre aux hommes d’apercevoir ces préjugés habituels et les amener à la
vraie connaissance des choses. (Spinoza 1965, p. 61-63)
Les hommes naissent ignorants des causes* qui les déterminent à agir de telle ou telle
façon; par contre, ils ont conscience de leurs besoins et de leurs désirs. Ils construisent des
artefacts afin de remplir un but, de satisfaire un besoin (par exemple, une horloge) et se servent
pour cela de moyens; de même, ils puisent dans la nature de quoi survivre, et par conséquent
considèrent que la nature a été créée dans le but de les aider à survivre. Sachant* bien qu’ils
ne l’ont pas créée eux-mêmes, ils en concluent qu’elle émane d’un Dieu qui a tout créé à leur
avantage, de façon providentielle (84). Même les maux (tremblements de terre,
maladies, etc.) sont rationalisés comme des moyens pour Dieu d’amener un plus grand bien
dans le monde (cf. par exemple Pangloss dans Candide de Voltaire).
Pour le finaliste*, la nature est finalisée*, et elle est orientée vers l’ être humain
(85). Le raisonnement qui soutient le finalisme* est nommé, par dérision, une réduction
à l’ ignorance (86) par Spinoza. Supposons qu’un homme, passant à côté
d’une maison, soit frappé par une pierre tombée du toit et en meure; le finaliste* demandera
la raison* (et non seulement la cause*) de cet événement. On peut répondre que le vent
soufflait, et que l’homme avait été invité par un ami. Cela ne lui suffit pas : il demandera
pourquoi le vent soufflait, pourquoi l’homme avait été invité justement à ce moment-là,
etc. Remontant ainsi la série des causes*, on finira par ne pas pouvoir répondre, car il s’agit
là d’un hasard (87) c’est-à-dire de la rencontre de deux séries causales
(88) indépendantes comme le dit Antoine-Augustin Cournot (Cournot 1843,
p. 73), en d’autres termes d’un événement contingent*. Le finaliste* ne croit toutefois pas
au hasard, ou aux coïncidences : tout événement est significatif, et le fait qu’on ne puisse
justifier mécaniquement, analytiquement*, la mort de cet homme est pour lui la preuve qu’elle
Sec. III — Le vivant est-il réductible à une machine ? 135
émane d’une décision de Dieu. Dieu est l’« asile de l’ignorance » parce qu’il est ce à quoi on
fait appel quand on ne connaît pas la raison* ultime d’un événement (alors que cette raison*
n’existe pas nécessairement*) (Spinoza 1965, p. 64-65).
III.a.3 Le mécanisme
Le problème reformulé peut être décrit dans les termes d’un jeu que nous
appellerons le « jeu de l’imitation». Il se joue à trois, un homme (A), une femme
(B), et un interrogateur (C) qui peut être de l’un ou l’autre sexe. L’interrogateur
15 se trouve dans une pièce à part, séparé des deux autres. L’objet du jeu pour
l’interrogateur est de déterminer lequel des deux est l’homme et lequel est la
femme. Il les connaît sous les appellations X et Y et à la fin du jeu il doit déduire
soit que « X est A et Y est B», soit que « X est B et Y est A». L’interrogateur peut
poser des questions à A et B de la manière suivante :
20 C : « X peut-il ou peut-elle me dire, s’il vous plaît, quelle est la longueur de
ses cheveux ?»
Supposez à présent que X soit vraiment A, alors A doit répondre. La finalité
du jeu pour A est d’essayer d’induire C en erreur. Sa réponse pourrait donc être :
« Mes cheveux sont coupés à la garçonne et les mèches les plus longues ont
25 à peu près vingt centimètres de long.»
Pour que le ton de la voix ne puisse pas aider l’interrogateur, les réponses
devraient être écrites, ou mieux, dactylographiées. L’installation idéale serait une
téléimprimante communiquant entre les deux pièces. À défaut les questions
et réponses peuvent être répétées par un intermédiaire. L’objet du jeu pour le
30 troisième joueur (B) est d’aider l’interrogateur. La meilleure stratégie pour elle
est probablement de donner les réponses vraies. Elle peut ajouter à ses réponses
des choses telles que : « Je suis la femme, ne l’écoutez pas !» mais cela ne servira à
rien, car l’homme peut faire des remarques similaires.
Nous posons maintenant la question : « Qu’arrive-t-il si une machine prend la
35 place de A dans le jeu ? L’interrogateur se trompera-t-il aussi souvent que lorsque
le jeu se déroule entre un homme et une femme ?» Ces questions remplacent la
question originale « Les machines peuvent-elles penser ?» (cité dans Hofstadter
et Dennett (1987, p. 61-62))
qu’ils sont faits « pour quelque chose » — mais nous devons avoir conscience que ce n’est
là qu’une façon de parler, que la façon dont nous comprenons* leur fonctionnement, et que
cette finalité* n’existe pas dans les choses elles-mêmes.
Nous faisons en réalité* comme si (104) nous trouvions une finalité* dans
les choses, ce qui nous permet de ménager le postulat d’objectivité* sans y satisfaire totalement.
Comme toute science, la biologie ne dit pas comment est le réel* en lui-même (elle n’est pas
une ontologie (105) ou une métaphysique), mais comment nous pouvons le
comprendre*.
La science détermine des lois, mais ces lois déterminent-elles le réel*? Sont-elles vraiment
les lois du réel*? Searle distingue deux sortes de règles (Searle 1969, p. 33-34).
Les règles régulatrices (106) : elles régulent une « activité préexistante », et
l’existence de cette activité est logiquement indépendante de ces règles; par exemple,
les règles de la politesse;
Les règles constitutives (107) : elle constituent, en même temps qu’elles régulent,
« une activité dont l’existence est logiquement dépendante de ces règles ». Par exemple,
les règles du football ou des échecs constituent les activités du football ou des échecs.
Si, en France, je tire la langue à quelqu’un au lieu de le saluer poliment, je suis malpoli,
mais il s’agit toujours d’une relation* — j’ai seulement omis de respecter les règles
régulatrices de la politesse. Par contre si, aux échecs, je m’avise de déplacer mon fou en
ligne droite, je ne joue plus aux échecs.
Par conséquent, les lois scientifiques ne sont pas des règles constitutives; elles ne consti-
tuent pas le réel* et à proprement parler ne le « régulent » même pas. Elles expriment uni-
quement des régularités que nous avons remarquées ou déduites, ou que nous supposons
(comme la finalité* dans la nature) afin de mieux comprendre* le réel*. Quant à ce dernier, il
ne regroupe que ce que Searle nomme des « faits bruts », uniquement physiques
(108) et en eux-mêmes dénués de sens (Searle 1969, p. 51).
III.c.1 La maladie
En effet, la santé et la normalité ne sont pas équivalentes. La santé est non seulement la
normalité, mais aussi la normativité (115) (l. 3). Un être sain, non seulement
peut affronter les agressions du milieu extérieur, mais encore peut faire face aux variations de
ce dernier dans une proportion plus grande que ne pourrait le faire un être malade, et peut
aussi s’adapter à de nouveaux environnements (l. 4-6), par exemple développer une immunité
contre une nouvelle maladie dans un nouvel environnement.
L’être malade, pour sa part, n’est pas anormal : il est seulement capable d’affronter des
variations du milieu moins importantes qu’un être sain (l. 21-22). Par exemple, il est possible
de vivre en ne possédant plus qu’un seul rein, mais uniquement dans un milieu donné; on
ne peut pas, par ailleurs, se payer le luxe de perdre l’autre, il faut le ménager et se ménager.
Avec un seul rein, on est donc moins capable d’affronter un nouveau milieu et d’instituer de
nouvelles normes dans des situations nouvelles.
La maladie est donc normale au point de vue de la vie et par rapport au milieu dans lequel
le vivant évolue; elle est une diminution de sa capacité créative (116), alors que
la santé en est une augmentation. Santé et maladie ne sont donc pas qualitativement distinctes.
Prenons l’exemple du handicap (117). D’un point de vue classique, le handi-
cap consiste en un problème ou un défaut d’un corps individuel*, problème ou défaut auquel la
médecine doit remédier ou qu’elle doit prendre en charge au mieux. On pourrait appeler cette
conception le modèle médical (118) du handicap; ce dernier est la propriété
inhérente d’un corps, lequel n’est pas normal.
Cependant, on peut aussi développer un autre modèle du handicap, un modèle
social (119), dans lequel le handicap n’est pas la propriété d’un corps anormal, mais
simplement l’ adéquation (120) ou l’ inadéquation (121) entre un
corps et son environnement (122) social, matériel et technologique. Le handicap
devient une propriété relationnelle (123) du corps, qui n’est plus essentiellement
* anormal; de même, un corps « normal » dépend de l’environnement.
Par exemple, aujourd’hui la myopie n’est plus considérée comme un handicap, car on
peut facilement se procurer des lunettes ou des verres de contact pour la corriger et vivre une
vie normale. Par contre, dans une société de chasseurs-cueilleurs, la myopie serait un handicap
grave, voire fatal. De même, la surdité est aujourd’hui un handicap moins grave qu’il y a quinze
ou vingt ans, puisqu’à présent les communications s’effectuent sous forme* électronique et
donc par écrit.
Par conséquent, un corps handicapé dans un environnement x serait normal dans un
environnement y, et vice-versa. Le normal (la santé) et le pathologique (le handicap, la maladie)
ne sont que des propriétés relationnelles*.
III.c.2 La monstruosité
Nous avons dit que la vie, à la différence* des systèmes physico-chimiques, voyait son
entropie se stabiliser ou même diminuer. La maladie est une forme d’entropie contre laquelle
l’organisme peut plus ou moins se défendre (système immunitaire, plasticité des organes, etc.)
Mais deux menaces fondamentales* pèsent sur l’organisme : d’une part la mort
(124), et d’autre part la monstruosité (125).
La mort est une menace extérieure sur l’organisme, la menace de sa décomposition, la
négation du vivant par le non-vivant (126). Par contre, la monstruosité est
la négation du vivant par le non-viable (127), la menace toujours présente de
distorsion ou d’inachèvement dans la formation* de la forme* vitale, dont nous avons remarqué
qu’elle émanait du dynamisme du vivant lui-même. Qu’un monstre naisse, et c’est la
répétition spécifique (128) de la forme* qui est battue en brèche. On réalise* alors,
par la possibilité* des monstres, le manque de stabilité (129) intrinsèque de la
140 Chapitre 9 — Le vivant n’est-il que matière ?
régularité morphologique. Un monstre n’est pas non plus anormal, mais simplement une
autre direction de la vie, ce qu’on pourrait appeler une mutation.
La régularité morphologique est contingente (130), ce qui signifie que la
vie peut dépasser ses propres limites, transgresser ses propres lois, dit Canguilhem. Cette
possibilité* fonde* l’évolution biologique : toute nouvelle espèce commence par être un
monstre.
En présence d’un oiseau à trois pattes, faut-il être plus sensible à ceci que c’est une
de trop ou à cela que ce n’est guère qu’une de plus ? Juger la vie timide ou économe
c’est sentir en soi du mouvement pour aller plus loin qu’elle. (Canguilhem 1992, p. 222)
SECTION I
Une différence* évidente entre la simple matière* (par exemple, la viande animale) et la
chair humaine est que la viande peut être consommée comme nourriture alors que la chair
humaine fait l’objet* d’un tabou (7); même le cannibale ne mange pas de la
chair humaine de façon indifférente*. À vrai dire, même la consommation de viande animale
fait l’objet* de règles (8) : les juifs et les musulmans ne peuvent manger de viande
non cachère ou non halal, et les chrétiens doivent « faire maigre » chaque vendredi. Même la
viande des animaux dispose par conséquent d’une certaine valeur différente* de la matière*
pure et simple, qui reste neutre. Il nous faut d’abord déterminer comment nous connaissons
la matière* pure et simple avant d’en différencier* la chair.
141
142 Chapitre 10 — Suis-je esprit ou corps ?
40 ou bien l’action par laquelle on l’aperçoit, n’est point une vision, ni un attouchement,
ni une imagination, et ne l’a jamais été, quoiqu’il le semblât ainsi auparavant, mais
seulement une inspection de l’esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme
elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que
mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est
45 composée. (Descartes 1992, p. 83-87)
Par exemple, dit Descartes, si on considère un morceau de cire (à cacheter), on peut
détailler les différentes* qualités sensibles qu’il possède (l. 4-7) : une certaine forme*, une
certaine couleur (la vue), une solidité, une froideur (le toucher), une certaine odeur (l’odorat),
une certaine saveur (le goût), un certain son si on le frappe (l’ouïe). Ces qualités appartiennent
bien au morceau de cire, mais ne nous permettent pas de le connaître (12) en
lui-même (13). Ce sont ce qu’on nommera après Descartes des qualités
secondes (14), c’est-à-dire des qualités contingentes*, qui dépendent de l’observateur
et secondaires quant à la connaissance de l’essence* de la chose.
En effet, si on approche le morceau de cire du feu, voilà qu’il perd ses différentes* qualités;
il perd son goût, sa saveur, sa forme*, le son qu’il rend, sa couleur, sa solidité et sa froideur
(l. 8-11). Est-ce toujours la même cire? Il est évident que c’est la même cire 1 ; mais comment le
savons-nous? Nous n’avons pas constaté intuitivement (15) toutes les formes*
intermédiaires par lesquelles, aux instants i1 , i2 , i3 …in , la cire est passée de sa forme* solide (au
moment t) à sa forme* liquide (au moment t+1), et nous ne pouvons pas non plus les imaginer,
notamment au niveau moléculaire (l. 25-28). Par contre, nous pouvons les concevoir
(16), les mathématiser, par exemple. C’est donc notre pensée (notre « entendement »,
l. 35) qui fait la liaison entre t et t + 1 : nous savons que c’est la même cire, non par l’identité*
(inexistante) de ses qualités sensibles, mais par une « inspection (17) de l’
esprit (18) » (l. 42).
La matière n’est donc pas connaissable en elle-même, c’est-à-dire dans sa concrétude*
(ce qu’on peut toucher ou sentir en général*); ses qualités concrètes* dépendent toujours de
l’observateur, ce qui en fait des qualités secondes. Ses qualités premières (19),
par contre, par exemple son extension dans l’espace, sa forme*, peuvent être appréhendées par
l’esprit et lui appartiennent en propre. On pourrait donc dire que voir, c’est bien croire*, mais
croire* qu’on voit; si Thomas ne croit* que ce qu’il voit, il ne voit que ce qu’il croit* voir!
I.b L’immatérialisme
La matière* semble donc douée de deux sortes de qualités : les qualités premières, qui
lui appartiennent en propre, et les qualités secondes, qui dépendent de l’observateur parce
qu’elles sont concrètes*. Or, les qualités premières elles-mêmes dépendent de l’observateur; il
n’y aurait donc aucune existence de la matière* en dehors de ce qu’en percevrait une
conscience (20).
Je vois cette cerise, je la touche, je la goûte, je suis sûr que le néant ne peut être
vu, touché ou goûté : la cerise est donc réelle. Enlevez les sensations de souplesse,
d’humidité, de rougeur, d’acidité et vous enlevez la cerise, puisqu’elle n’existe pas à part
des sensations. Une cerise, dis-je, n’est rien qu’un assemblage de qualités sensibles et
5 d’idées perçues par divers sens : ces idées sont unies en une seule chose (on leur donne
un seul nom) par l’intelligence parce que celle-ci remarque qu’elles s’accompagnent les
unes les autres. Ainsi quand le palais est affecté de telle saveur particulière, la vue est
1. Pour un Coréen, c’est moins évident. Par mots en coréen (벼 pour le riz en plant, 쌀 pour le
exemple, on peut considérer le cas du mot « riz » riz cru et 밥 pour le riz cuit).
en coréen : un seul mot en français correspond à trois
144 Chapitre 10 — Suis-je esprit ou corps ?
affectée d’une couleur rouge et le toucher d’une rondeur et d’une souplesse, etc. Aussi
quand je vois, touche et goûte de ces diverses manières, je suis sûr que la cerise existe,
10 qu’elle est réelle : car, à mon avis, sa réalité n’est rien si on l’abstrait de ces sensations.
Mais si par le mot cerise vous entendez une nature inconnue, distincte, quelque chose
de distinct de la perception qu’on en a, alors certes, je le déclare, ni vous, ni moi, ni
aucun autre homme, nous ne pouvons être sûrs de son existence. (Berkeley 1999, p. 193)
Tout ce que je connais d’une cerise dépend de ses qualités secondes, souplesse, humidité,
rougeur, acidité, etc. (l. 1-4); c’est à partir de celles-ci que je conclus à l’existence d’une
chose étendue dans l’espace — et j’accole le nom de « cerise » à cet ensemble de qualités
que je distingue dans la continuité du réel*, selon qu’elles sont plus ou moins contiguës ou
simultanées (l. 4-7). Par conséquent, si on ôte ses qualités secondes, la cerise n’existe plus (l. 10).
Par conséquent également, on peut mettre en doute l’existence indépendante de la matière*,
non seulement par rapport à la forme*, mais aussi par rapport à la pensée, à la conscience
perceptive (l. 11-13). Être (exister), c’est être perçu (21), soutient Berkeley;
nous ne savons pas si les tables et les chaises continueront d’exister quand personne ne sera là
pour les percevoir — et à vrai dire, il importe peu que la matière* existe en elle-même, puisque
nous ne l’appréhendons jamais que par la pensée.
Il y en a certains qui font une distinction entre qualités premières et qualités
secondes : par celles-là, ils entendent l’étendue, la figure, le mouvement, le repos, la
solidité ou impénétrabilité et le nombre ; par celles-ci, ils dénotent toutes les autres
qualités sensibles, comme les couleurs, les sons, les saveurs, etc. Ils reconnaissent que
5 les idées que nous avons de ces dernières ne sont pas des ressemblances de quelque
chose existant hors de l’esprit ou de non perçu ; mais ils soutiennent que nos idées des
qualités premières sont les types ou images de choses qui existent en dehors de l’esprit,
dans une substance non pensante qu’ils appellent matière. Par matière, nous devons
donc entendre une substance inerte, dépourvue de sens, dans laquelle l’étendue, la
10 figure et le mouvement subsistent effectivement. Mais il est évident, d’après ce que
nous avons déjà montré, que l’étendue, la figure et le mouvement sont seulement des
idées existant dans l’esprit, qu’une idée ne peut ressembler à rien qu’à une autre idée
et que, par conséquent, ni ces idées ni leurs archétypes 1 ne peuvent exister dans une
substance non percevante. D’où il ressort clairement que la notion même de ce qu’on
15 appelle matière ou substance corporelle implique contradiction.
Ceux qui affirment que la figure, le mouvement et le reste des qualités premières ou
originelles existent hors de l’esprit, dans des substances non pensantes, reconnaissent
bien en même temps qu’il n’en est pas de même pour les couleurs, les sons, la chaleur,
le froid, et autres semblables qualités secondes ; ce sont, nous disent-ils, des sensations
20 qui existent seulement dans l’esprit, qui dépendent des grandeurs, contextures et
mouvements divers des menues particules de matière qui les occasionnent. C’est là
pour eux une vérité non douteuse, qu’ils peuvent démontrer, sans exception aucune.
Or, s’il est certain que ces qualités originelles sont inséparablement unies aux autres
qualités sensibles et qu’elles ne peuvent, pas même en pensée, en être abstraites, il
25 s’ensuit clairement de là qu’elles existent seulement dans l’esprit. Mais je désire que
chacun réfléchisse et cherche s’il lui est possible, par quelque abstraction de pensée,
de concevoir l’étendue et le mouvement d’un corps, en dehors de toutes les autres
qualités sensibles. Pour ma part, je vois évidemment qu’il n’est pas en mon pouvoir
de forger une idée d’un corps étendu et en mouvement, mais que je dois en même
30 temps lui donner quelque couleur, ou autre qualité sensible que l’on reconnaît n’exister
que dans l’esprit. Bref, l’étendue, la figure, et le mouvement, abstraits de toutes les
autres qualités, sont inconcevables. Là donc où se trouvent les autres qualités sensibles
celles-là doivent se trouver aussi, à savoir dans l’esprit et nulle part ailleurs. De plus,
le grand et le petit, le rapide et le lent, ne peuvent exister nulle part hors de l’esprit,
35 étant entièrement relatifs et changeant selon que la constitution et la position des
organes du sens varient. Donc l’étendue qui existe hors de l’esprit n’est ni grande ni
petite, le mouvement n’est ni rapide ni lent, c’est-à-dire, qu’ils ne sont rien du tout.
Mais, direz-vous, il s’agit de l’étendue en général et du mouvement en général. C’est
ainsi que nous voyons combien la théorie qui pose des substances mobiles, étendues,
40 existant hors de l’esprit, dépend de l’étrange doctrine des idées abstraites. Et ici, je ne
peux que faire remarquer à quel point la description vague et déterminée de la matière
ou susbstance corporelle où les philosophes modernes sont acculés par leurs propres
principes, ressemble à l’antique notion tant raillée, de la materia prima, que l’on trouve
chez Aristote et ses disciples. Sans l’étendue, la solidité ne peut se concevoir ; puisque
45 donc on a montré que l’étendue n’existe pas dans une substance non pensante, il doit
en être de même de la solidité. (Berkeley 1999, p. 27-28)
Il existe néanmoins une matière*, non seulement perçue, mais aussi percevante
(22), à savoir la chair humaine (23). Si quelqu’un touche mon corps,
on peut dire qu’il « me » touche. Mon corps n’est pas uniquement « dans le monde et le
voyant dans le corps […] comme dans une boîte », comme le rappelle Merleau-Ponty
(Merleau-Ponty 1964, p. 182).
On peut distinguer le corps en tant que l’anatomiste, le médecin, etc. l’étudient, c’est-
à-dire en tant qu’ objet (24), et le corps en tant qu’il est mon corps à travers
quoi j’agis, c’est-à-dire en tant que sujet (25) (on l’appelle également le « corps-
propre » 1 ). Le corps-objet* n’admet entre ses parties, ou entre lui-même et les autres ob-
jets*, que des relations* extérieures (26) et mécaniques (27). En
revanche, le corps-sujet* constitue le centre (28) de mon existence, comme
puissance* à la fois d’agir et de percevoir, comme insertion dans le monde.
Mon corps est mon point de vue sur le monde, le point zéro de ma perception, que je ne
peux appréhender du dehors. Mon moi appartient à mon corps de façon tellement intime que
je ne peux les dissocier; je ne peux pas dire que je « possède » simplement ce corps comme
je possède ce stylo. Je ne suis pas dans mon corps, ainsi que le remarque déjà Descartes,
comme un pilote (29) en son navire (30) (Descartes 1966, p. 81);
mon esprit n’est pas un petit bonhomme dans ma tête contrôlant mon corps en appuyant sur
les boutons d’un tableau de bord.
Mon corps est donc mon ancrage (31) dans le monde, et il définit ma fini-
tude, ainsi que mes possibilités* d’action, soutient Merleau-Ponty.
Mon corps comme chose visible est contenu dans le grand spectacle [du monde].
Mais mon corps voyant sous-tend ce corps visible, et tous les visibles avec lui. Il y a
insertion réciproque et entrelacs l’un de l’autre. (Merleau-Ponty 1964, p. 182)
Le corps, la chair, n’est donc pas neutre : il est ce par quoi je m’insère dans le monde,
il est moi et autre en même temps. On remarque cette ambiguïté dans le contact physique
significatif, notamment dans la caresse (32), note Emmanuel Levinas.
Texte 1 La caresse est un mode d’être du sujet, où le sujet dans le contact d’un autre
va au-delà de ce contact. Le contact en tant que sensation fait partie du monde
de la lumière. Mais ce qui est caressé n’est pas touché à proprement parler. Ce n’est
pas le velouté ou la tiédeur de cette main donnée dans le contact que recherche
5 la caresse. Cette recherche de la caresse en constitue l’essence par le fait que la
caresse ne sait pas ce qu’elle recherche. Ce « ne pas savoir» 1 , ce désordonné
fondamental en est l’essentiel. Elle est comme un jeu avec quelque chose qui
se dérobe, et un jeu absolument sans projet ni plan, non pas avec ce qui peut
devenir nôtre et nous 2 , mais avec quelque chose d’autre, toujours inaccessible,
10 toujours à venir. La caresse est l’attente de cet avenir pur, sans contenu. Elle est
faite de cet accroissement de faim, de promesses toujours plus riches, ouvrant
des perspectives nouvelles sur l’insaisissable. (Levinas 1994, p. 82)
Texte 2 La caresse comme le contact est sensibilité. Mais la caresse transcende le
sensible. La caresse consiste à ne se saisir de rien, à solliciter ce qui s’échappe
sans cesse de sa forme vers un avenir, à solliciter ce qui se dérobe comme s’il
n’était pas encore. Elle cherche, elle fouille. Ce n’est pas une intentionnalité 3 de
5 dévoilement, mais de recherche : marche à l’invisible. Dans un certain sens elle
exprime l’amour, mais souffre d’une incapacité de le dire. Elle a faim de cette
expression même, dans un incessant accroissement de faim. Elle va donc plus qu’à
son terme. Dans sa satisfaction, le désir qui l’anime renaît, alimenté en quelque
sorte par ce qui n’est pas encore. Le charnel, tendre par excellence et corrélatif de
10 la caresse, l’aimée — ne se confond ni avec le corps — chose du physiologiste, ni
avec le corps propre du « je peux», ni avec le corps-expression, assistance à sa
manifestation, ou visage. Dans la caresse, rapport encore, par un côté, sensible, le
corps déjà se dénude de sa forme même, pour s’offrir comme nudité érotique.
(Levinas 1990b, p. 285-286)
1. Ici Levinas oppose le mouvement de la ca- Husserl, toute conscience est conscience de quelque
resse à celui du concept (« Begriff » en allemand) qui chose, c’est-à-dire que toute conscience est intention-
est une « saisie » de la réalité*. nelle (Husserl 1953, p. 38-39).
2. Le monde visible et préhensible à l’action et
au concept.
3. L’intentionnalité est le fait* pour la conscience
de tendre vers quelque chose : comme le dit Edmund
Sec. I — Cette matière singulière qu’est la chair 147
(Bataille 1965, p. 293-294). Le désir sexuel est une impasse, car il ne peut déboucher que sur la
mort (48); cependant, il captive l’esprit et rive l’âme à la chair, au désir.
SECTION II
Le corps, que nous avons identifié* à la chair, est ce qui nous rattache au monde; le charnel
est à la fois sujet* et objet* de désir. Qu’est-ce alors que le désir? Pourquoi est-il si fascinant,
qu’il soit capable de clouer l’esprit au corps?
— s’il a rapport à l’esprit uniquement, il se nomme volonté (l. 3) — écouter le cours même
si on a sommeil;
— par contre, s’il a rapport au corps, on le nomme appétit (62), ce qui
désigne tout ce que l’homme « appète » par son corps (l. 4). L’appétit se divise en
deux espèces* :
— l’appétit proprement dit, c’est-à-dire le besoin qui peut exister sans que l’on ait
conscience de lui (par exemple, si je suis un élève sérieux, je peux ignorer mon
envie d’aller aux toilettes);
— le désir qui est « l’appétit avec conscience de lui-même » (l. 9-10).
On peut ici comprendre* l’ambiguïté du domaine du charnel : la chair est objet* de désir
(et non de besoin) parce qu’elle comporte à la fois une dimension physique et une dimension
mentale. Le désir charnel est un désir qui a conscience de lui-même, ce qui signifie que l’on peut
éventuellement s’ opposer (63) à lui (par exemple en faisant vœu de chasteté).
De plus, ayant trait à la conscience, il porte sur un objet* imaginé, fantasmé, plutôt que réel*
et objectif*.
Par conséquent, le désir peut trouver une certaine indépendance par rapport au corps
et développer sa composante mentale, donner lieu à une culture (64), c’est-à-
dire à des comportements dont la finalité* n’est pas nécessairement* naturelle. Par exemple,
l’amour chez l’homme ne se réduit pas au simple rut animal; il impose une séduction, un
travail sur soi et une relation* spéciale* avec l’autre. C’est le propre de la sexualité
(65) humaine, comme on le voit dans les ouvrages tels que le Kâmasûtra qui, au-delà
d’un simple catalogue de positions sexuelles, prodigue des conseils de séduction pour une vie
harmonieuse dans le couple, et décrit le comportement à tenir dans l’acte sexuel pour laisser
place à l’imagination.
En définitive, l’érotisme peut être assimilé à un art (66), puisqu’il fait l’objet*
d’une réflexion et d’une éducation visant à maximiser le plaisir sexuel. Bataille dit d’ailleurs
qu’il est l’« approbation de la vie jusque dans la mort » (Bataille 1969, p. 13), ambivalence
que nous avons déjà notée. Le plaisir charnel permet à l’homme de sortir du monde laborieux
et rationnel où il ne trouve de valeur que d’un point de vue utilitaire, pour entrer dans un
monde pour ainsi dire sacré (67), où il n’est pas réduit à une simple chose, où le
plaisir défini par son exubérance transgresse l’ordre normal, moral des choses. Voir le texte
suivant, tiré de Ct 1.11-13 dans la Bible.
L’ÉPOUSE. Tandis que le roi était à son divan, mon nard a donné son parfum.
Mon bien-aimé est pour moi un sachet de myrrhe, qui repose entre mes seins.
Mon bien-aimé est pour moi une grappe de cypre, dans les vignes d’Engaddi […].
les récits de ceux qui en sont revenus. Cette connaissance n’est pas intuitive* ou immédiate*,
mais médiate*, passant par les discours de ceux qui ont fait l’expérience de Madagascar. On
parle de connaissance discursive (70) ou « par description » (Russell 1968,
p. 49-52).
La connaissance discursive* est médiate* car elle requiert de saisir le sens du discours de
l’autre (de le comprendre*), et par conséquent elle est réflexive (71). La réflexion
est le pouvoir de l’esprit de se regarder lui-même (72) comme dans un miroir.
La connaissance par description suppose donc une conscience (73) de
soi (74). Nous avons aussi vu avec Hegel que l’homme pouvait avoir conscience de
lui-même, avoir un moi, de deux façons, théorique* (simplement réflexive) et pratique* (par
un retour à soi à travers les produits du travail effectué par le moi sur le monde extérieur).
Le moi est ce qui constitue la subjectivité (75), le fait d’être un sujet* et non
seulement un objet* du monde. Dans le langage courant, ce qui est subjectif* a une
valeur (76) de vérité (77) moindre que ce qui est objectif*; si on est trop
« subjectif* », on n’est pas neutre, on laisse parler son point de vue personnel au lieu de voir
les choses telles qu’elles sont. Ce qui est subjectif* varie en fonction des individus*.
Sec. II — Comment comprendre le désir ? 151
Descartes essaie de déterminer s’il sait* quoi que ce soit dont on ne puisse
douter (78) dans l’objectivité* ou dans la subjectivité*; il remet donc en cause tout ce
qu’auparavant il acceptait comme vrai. Il opère ce doute méthodique (79) en
trois étapes.
a) Nos sens (80) nous trompent quelquefois (mirages, illusions, etc.); par consé-
quent, leur témoignage n’est pas indubitable (l. 4-6).
b) Les mathématiques semblent indubitables — cependant, n’importe qui peut se tromper,
même en effectuant des opérations très simples (l. 6-9). Les raisonnements
(81) ne sont pas indubitables.
c) Enfin, disposons-nous d’un critère fiable permettant de distinguer le rêve
(82) de la réalité*? Lorsque nous rêvons, nous n’avons pas conscience de l’irréalité* de
ce que nous pensons; pouvons-nous alors prouver que le sentiment de réalité* que nous
éprouvons lorsque nous sommes éveillés ne correspond pas à une illusion (l. 9-13)?
Il semble alors qu’on doive douter de tout; cependant, si je doute, il est indubitable qu’il
y a un « je » qui doute, donc qui pense (83) — or si je pense, je ne peux pas ne
pas exister, donc je suis (l. 13-15). Tout ce qui est objectif* (témoignage des sens, raisonnements,
sentiment de réalité*) est douteux; seule la subjectivité* ne l’est pas. Ici, Descartes a retourné
la conception courante du subjectif* et de l’objectif*; ce dernier relève en fait d’une
interprétation (84) du monde, alors que le premier s’impose à tout être pensant comme
la base de tout savoir indubitable.
Toutefois, s’il est certain qu’il y a quelque chose qui pense, peut-on dire que ce quelque
chose est un « je », et de plus qu’il existe indépendamment de ce qu’il pense?
Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intime-
ment conscients de ce que nous appelons notre MOI, que nous en sentons l’existence et
la continuité d’existence, et que nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse
celle d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. La sensation la
5 plus forte, la passion la plus violente, disent-ils, loin de nous détourner de cette vue,
ne la fixent que plus intensément et nous font considérer, par la douleur ou le plaisir
qui les accompagne, l’influence qu’elles exercent sur le moi. Tenter d’en trouver une
preuve supplémentaire serait en atténuer l’évidence, puisqu’on ne peut tirer aucune
preuve d’un fait dont nous sommes si intimement conscients, et que nous ne pouvons
10 être sûrs de rien si nous en doutons. Pour moi, quand je pénètre le plus intimement
dans ce que j’appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière ou
sur une autre, de chaleur ou de froid, de lumière ou d’ombre, d’amour ou de haine, de
douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, à aucun moment, à me saisir moi-même sans
une perception et je ne peux jamais rien observer d’autre que la perception. Quand
15 mes perceptions sont absentes pour quelque temps, quand je dors profondément, par
exemple, je suis, pendant tout ce temps, sans conscience de moi-même et on peut
dire à juste titre que je n’existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient supprimées
par la mort, si je ne pouvais plus penser, ni éprouver, ni voir, aimer ou haïr après la
destruction de mon corps, je serais entièrement anéanti et je ne conçois pas du tout ce
20 qu’il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité. (Hume 2016, p. 133-134)
C’est ce que soutient Descartes, mais c’est une thèse métaphysique, sans soutien
dans l’expérience, remarque Hume : lorsque j’opère une plongée en moi-même, une
introspection (85), je trouve en moi des sensations, des pensées, des émotions, etc. mais
pas « le » moi pur et simple.
On devrait alors plutôt, dire, comme le soutient Kant, que le moi n’est qu’un point
de vue aperceptif (86) (d’« apercevoir ») sur l’ensemble des perceptions (de
« percevoir »).
Le je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car autrement
serait représenté en moi quelque chose qui ne pourrait pas du tout être pensé, ce qui
revient à dire ou que la représentation serait impossible, ou que, du moins, elle ne serait
rien pour moi. La représentation qui peut être donnée avant toute pensée s’appelle
5 intuition. Par conséquent, tout le divers de l’intuition a un rapport nécessaire au je
pense dans le même sujet où se rencontre ce divers. Mais cette représentation est un
acte de la spontanéité, c’est-à-dire qu’on ne saurait la considérer comme appartenant
à la sensibilité. Je la nomme aperception pure pour la distinguer de l’aperception em-
pirique, ou encore aperception originaire parce qu’elle est cette conscience de soi qui,
10 en produisant la représentation je pense, doit pouvoir accompagner toutes les autres,
et qui est une et identique en toute conscience, ne peut être accompagnée d’aucune
autre. […] En effet, les diverses représentations qui sont données dans une certaine
intuition ne seraient pas toutes ensemble mes représentations si elles n’appartenaient
pas toutes ensemble à une conscience de soi, c’est-à-dire qu’en tant qu’elles sont mes
15 représentations (quoique je n’en aie pas conscience à ce titre), elles doivent pourtant
être nécessairement conformes à la condition qui, seule, leur permet d’être groupées
dans une conscience générale de soi, puisque autrement elles ne m’appartiendraient
pas entièrement. (Kant 1981, p. 71-72)
L’aperception est un mot ancien pour parler de la conscience. La conscience regroupe donc
toutes les perceptions sous le même titre : « Je pense ». C’est un point de vue synthétique*
qui est à l’origine* de la cohérence (87) de ma pensée (88) — en
d’autres termes, le moi est la synthèse* des différentes* pensées à l’œuvre dans ma subjectivité*,
154 Chapitre 10 — Suis-je esprit ou corps ?
synthèse* grâce à laquelle mes pensées sont toutes exprimées à la première personne du singulier,
et rien de plus.
Le désir implique le moi; nous avons aussi parlé d’une possibilité* pour le moi ou la
conscience de s’opposer au désir (ce que nous avons appelé la volonté). Cette possibilité* se
nomme le libre arbitre (89) : il s’agit du sentiment que nous éprouvons lorsque
nous choisissons x ou y sans qu’aucune raison ne nous pousse vers l’un ou vers l’autre. Choisir
x ou y nous est indifférent*.
Or, ne sommes-nous pas parfois contraints d’agir par notre corps? Ne nous sommes-nous
pas parfois déterminés par lui? Le déterminisme (90) nie l’existence du libre
arbitre en posant que toute action, de la même façon que tout événement naturel, a pour
origine* une cause (91) et pas seulement une raison (92) ou une
fin (93).
En contrepoint, l’histoire de l’âne de Buridan 1 présente un âne souffrant également*
de faim et de soif, placé à égale* distance d’une mesure d’avoine et d’un seau d’eau, et qui,
se trouvant incapable de choisir, meurt donc de faim ou de soif. Cet âne symbolise la façon
dont on entend la liberté au sens courant : un pouvoir* absolu* de choisir (94),
jusqu’à l’absurdité. Puisque rien ne pousse l’âne d’un côté ou de l’autre, il ne peut choisir.
Quel est alors le rapport hiérarchique entre la conscience et le corps? Ce dernier n’est-il
pas un grand inconscient (95) qui la détermine? Par exemple, un ivrogne a l’im-
pression de parler librement et consciemment, alors qu’il délire sous l’effet de la boisson, etc.
De même, soutient Nietzsche, la conscience, par rapport à l’infinie subtilité des mécanismes
corporels, paraît « bien pauvre et étroite en comparaison ».
Des contempteurs du corps.
J’ai un mot à dire à ceux qui méprisent le corps. Je ne leur demande pas de changer
d’avis ni de doctrine, mais de se défaire de leur propre corps — ce qui les rendra muets.
« Je suis corps et âme» — ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas
5 comme les enfants ?
Mais l’homme éveillé à la conscience et à la connaissance dit : « Je suis tout entier
corps, et rien d’autre ; l’âme est un mot qui désigne une partie du corps.»
Le corps est une grande raison, une multitude unanime, un état de paix et de
guerre, un troupeau et son berger.
10 Cette petite raison que tu appelles ton esprit, ô mon frère, n’est qu’un instrument
de ton corps, et un bien petit instrument, un jouet de ta grande raison.
Tu dis « moi», et tu es fier de ce mot. Mais il y a quelque chose de plus grand, à
quoi tu refuses de croire, c’est ton corps et sa grande raison ; il ne dit pas mot, mais il
agit comme un Moi.
15 Ce que pressent l’intelligence, ce que connaît l’esprit n’a jamais sa fin en soi. Mais
l’intelligence et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont de toute chose ; telle est
leur fatuité 2 .
Intelligence et esprit ne sont qu’instruments et jouets ; le Soi se situe au-delà. Le
Soi s’informe aussi par les yeux de l’intelligence, il écoute aussi par les oreilles de l’esprit.
20 Le Soi est sans cesse à l’affût, aux aguets ; il compare, il soumet, il conquiert, il
détruit. Il règne, il est aussi le maître du Moi.
Par-delà tes pensées et tes sentiments, mon frère, il y a un maître puissant, un sage
inconnu, qui s’appelle le Soi. Il habite ton corps, il est ton corps.
Il y a plus de raison dans ton corps que dans l’essence même de ta sagesse. Et qui
25 sait pourquoi ton corps a besoin de l’essence de ta sagesse ?
Ton Soi rit de ton Moi et de ses bonds prétentieux. « Que m’importent ces bonds
et ces envols de la pensée ? se dit-il. Ils me détournent de mon but. Car je suis la lisière
du Moi et je lui souffle mes pensées.»
Le Soi dit au Moi : « Souffre à présent.» Et le Moi souffre et se demande comment
30 faire pour ne plus souffrir — c’est à cela que doit servir la pensée.
Le Soi dit au Moi : « Jouis à présent.» Et le Moi ressent de la joie et se demande
comment faire pour goûter souvent encore de la joie — c’est à cela que doit lui servir
la pensée.
Je veux dire leur fait à ceux qui méprisent le corps. Leur mépris est la substance de
35 leur respect. Qu’est-ce donc qui a créé estime et mépris, valeur et vouloir ?
Le Soi créateur a créé à son usage le respect et le mépris, il a créé à son usage la
joie et la peine. Le corps créateur a formé l’esprit à son usage pour être la main de son
vouloir.
Jusque dans votre folie et dans votre mépris, contempteurs du corps, vous servez
40 votre Soi. Je vous le dis, c’est votre Soi qui veut mourir et se détourne de la vie.
Il ne peut plus faire ce qu’il aime par-dessus tout : créer ce qui le dépasse ; c’est là
l’objet de son désir suprême, de toute sa ferveur.
Mais à présent il est trop tard — aussi votre Soi veut-il mourir, ô contempteurs du
corps.
45 Votre Soi veut périr, et pour cette raison vous êtes devenus les contempteurs du
corps. Car vous n’êtes guère plus aptes à créer ce qui vous dépasse.
Et c’est pourquoi vous vous irritez contre la vie et la terre. Il y a une jalousie
inconsciente dans le regard louche de votre mépris.
Je ne suivrai pas vos voies, contempteurs du corps. Vous n’êtes pas les ponts qui
50 mènent au Surhumain.
Ainsi parlait Zarathoustra. (Nietzsche 1978, p. 41-43)
La conscience nous semble plus proche, plus intime, et par conséquent nous paraît primer
sur le corporel et le charnel — mais c’est une illusion; le rapport de force est bien plutôt
inverse. Le corps, contrairement à ce que prétendent ceux qui font profession de le mépriser
(les moralistes, l. 2), est le véritable maître en l’individu; c’est un grand « Soi » (l. 12-14) qui
impose ses volontés à l’individu et à la conscience. En résumé, la raison consciente est une
petite (96) raison (l. 10) tandis que le corps est au contraire la grande
(97) raison (l. 11). L’impuissance* de la conscience à contrôler le corps est reflétée dans
notre ignorance plus ou moins grande des capacités réelles* de ce dernier : « Nul ne sait ce
que peut le corps », déclare Spinoza (Spinoza 1965, p. 137).
peut être heureux (99). Le tyran semble l’apogée de la force : il dispose de tous
les pouvoirs et peut réaliser* tous ses désirs. Il semble donc le plus heureux.
Toutefois, Socrate montre que cette thèse est fausse. En effet, le tyran…
n’a pas d’ amis (100) : l’amitié est fondée sur un rapport d’ égalité
(101) entre les personnes, mais le tyran, se positionnant toujours au-dessus des autres,
ne pourra jamais se reposer sur personne ou faire confiance à personne.
ne pourra jamais satisfaire (102) tous ses désirs : le désir est l’expression de l’ef-
fort pour continuer d’exister — donc ne plus désirer signifie être mort; tant qu’il vivra,
le tyran ne sera jamais satisfait, car le désir renaîtra aussitôt assouvi.
ressentira de l’ ennui (103) : il peut obtenir tout ce qu’il désire sans fournir au-
cun effort mais, par conséquent, plus rien n’aura de valeur pour lui. La valeur d’une
chose est en effet fonction de l’effort qu’on fournit pour l’obtenir — le tyran ne trouvera
de valeur à rien, et donc s’ennuiera.
La vie humaine est donc inconcevable sans le désir, sans la dimension charnelle du moi
qui me conduit plutôt que je ne la contrôle. La primauté du moi peut donc se révèle être une
illusion. Par exemple, l’affection que l’on accorde ou non à un enfant détermine la construction
de sa subjectivité*.
SECTION III
1. Ryle emploie dans le même ouvrage l’expres- ayant son propre mode d’être, non physique, et son
sion ironique « fantôme dans la machine » pour dé- propre lieu d’existence.
noncer l’idée* selon laquelle l’esprit serait une réalité*
Sec. III — Que faire de l’esprit ? 157
1. Expression par laquelle, selon Ryle, on vou- « dans ma tête », que l’espace physique dans lequel
drait dire qu’il existe un autre lieu, un lieu mental, se meuvent les corps et s’accomplissent les actions.
158 Chapitre 10 — Suis-je esprit ou corps ?
continué à maintenir sa réalité* même après cette date) (Bryson 2003, p. 157-158). Les concepts
de la psychologie populaire sont du même acabit.
Peut-on néanmoins accepter un matérialisme* si extrême? Son problème est qu’il semble
réduire, non seulement les événements mentaux, mais les expériences subjectives
(115), à des composantes physiques. Or, il faut reconnaître qu’il y a bien quelque chose qui
s’appelle une expérience consciente chez un organisme — en d’autres termes, qu’il y a un effet
que ça fait d’être cet organisme 1 (Nagel 1991a, p. 166). Une perspective objectiviste* ne peut
rendre compte de cette expérience subjective*.
La raison en est que chaque phénomène subjectif est essentiellement connecté
à un seul point de vue, et il semble inévitable qu’une théorie physique, objective,
abondonne ce point de vue. (Nagel 1991a, p. 167)
Thomas Nagel prend l’exemple de la chauve-souris; cet animal étant doué d’une expé-
rience consciente, ça fait « un effet » particulier d’être une chauve-souris. Cependant, son
expérience consciente est très différente* de la nôtre, par exemple parce qu’une chauve-souris
se déplace souvent par écholocalisation. Nous ne pouvons pas extrapoler à partir de notre
propre expérience pour comprendre* quel effet ça fait d’être une chauve-souris (Nagel 1991a,
p. 168). Une théorie* physicaliste de la conscience doit rendre compte du caractère subjectif*,
mais aucune théorie* de ce genre*, reconnaît Nagel, n’est en mesure de le faire jusqu’ici
(Nagel 1991a, p. 175).
On peut donc préférer au matérialisme* réductionniste le fonctionnalisme
(116) qui pose que l’esprit recouvre l’ensemble des rôles remplis par les états mentaux (Braddon-
Mitchell et Jackson 1996, p. 41-54). Ces rôles sont définis par trois facteurs : a) des clauses
d’ input (117) : telles conditions suscitent en général* tels états mentaux; b) des
clauses d’ output (118) : telles sortes de comportement sont causés* en général*
par tels états mentaux; c) des clauses d’ interaction (119) qui disent comment
les états mentaux interagissent en général*.
De plus, les fonctions mentales peuvent être réalisées* par différents* supports dans diffé-
rentes* circonstances. Par exemple, un ordinateur reçoit des inputs, les traite selon un logiciel
qui règle leurs interactions, et produit un output (sur l’écran). L’esprit est donc analogue* à
un ordinateur; un être pourvu d’un cerveau à base de silicone pourrait tout aussi bien penser
que nous avec notre biologie basée sur le carbone.
En définitive, la vie mentale, dans le fonctionnalisme, pourrait être assimilée à une pro-
priété émergente, comme en biologie; on parle, en philosophie de l’esprit contemporaine, et
après Davidson, de survenance (120) (supervenience) du mental sur le neuro-
logique (Davidson 1980, p. 214).
III.b Sa fonction
L’esprit apparaît alors, non comme quelque chose dont je prendrais conscience dans une
relation de moi à moi-même, mais comme quelque chose que j’attribue aux autres par analogie*
avec moi-même. Je fais en effet une différence* entre le comportement des autres êtres humains
et celui des animaux et des objets* en l’ interprétant (121) différemment*, en
en attribuant l’origine*, non à une cause*, mais à une raison ou une fin*. Je présuppose que
les actions des êtres humains ont un sens; Daniel C. Dennett nomme cette attitude la
posture intentionnelle (122) (Dennett 1971, p. 90). J’attribue aux autres des
intentions, ce qui signifie que je les considère comme pourvus d’esprits, comme capables de
vie mentale.
1. « [T]here is something it is like to be that or-
ganism. »
Sec. III — Que faire de l’esprit ? 159
Enfin, la subjectivité* prend toute son importance, non d’un point de vue ontologique,
mais, au-delà des débats sur la nature de l’esprit, dans le problème de l’ identité personnelle
(127). Foin d’un esprit substantiel : le problème est de déterminer qui est le sujet* de la
responsabilité, comment déterminer son identité*. Locke { 40-41} distingue trois degrés
d’identité*.
Une substance matérielle est identique* à elle-même et différente* d’une autre quand elle
occupe un espace et un temps déterminés.
Un être vivant est identique* à lui-même si, à travers les modifications que subit sa matière*,
son organisation perdure.
L’être humain est un individu* biologique, mais il est surtout une personne
(128) dont le propre est la conscience de soi et dont les actions sont susceptibles d’être
jugées en termes de bien et de mal. Je m’attribue tout ce qui m’arrive, car je ne peux
penser sans m’attribuer cette pensée. C’est ce mouvement permanent et ininterrompu
de conscience, assuré par la mémoire (129), qui constitue la base de mon
identité*.
Le moi n’est plus une substance dont l’existence serait sûre : il est fondé* sur la mémoire,
dont la caractéristique est la faillibilité (130). La personne moralement et ju-
ridiquement responsable est une construction (131) de soi (132)
par soi (133); la subjectivité* reçoit donc sa valeur essentielle* du point de vue
moderne et individualiste*, c’est-à-dire comme fondation de la responsabilité
(134). L’analyse* lockienne signale également les problèmes avec lesquels nous nous débattons
encore aujourd’hui : les limites de cette responsabilité et les cas d’irresponsabilité, notamment
l’ivresse, la folie passagère, etc. La question de la nature corporelle ou mentale du moi importe
finalement peu; le « je » n’est pas un objet de savoir, mais un agent moral et juridique, et
c’est seulement de ce point de vue que sa question se pose de façon significative. Même les
phrases qui semblent uniquement décrire une réalité* — par exemple, répondre à la question :
« Qui a mangé tout le chocolat? » en répondant : « C’est moi » — ne se contentent pas de
décrire, soutient H. L. A. Hart : elles assignent (135) la responsabilité d’une
action à quelqu’un (Hart 1949, p. 187-188), comme le ferait un jugement de justice. D’ailleurs,
comme en justice, je peux me dédouaner de ma responsabilité en montrant, par exemple, que
je n’aurais pas pu manger tout le chocolat puisque j’y suis allergique, ou que j’étais absent, etc.
(Hart 1949, p. 189-191).
160 Chapitre 10 — Suis-je esprit ou corps ?
Nous avons, dans le chapitre précédent, détaillé la partie affective du psychisme humain,
et remis en cause son identité* au sens métaphysique. Ce faisant, nous avons créé un appel vers
la morale avec l’idée* de responsabilité. Cependant, avant d’aborder la morale, il nous faut
considérer pour elle-même la partie rationnelle de l’être humain, celle dont les événements
mentaux peuvent être regroupés sous différents* vocables tels que « savoir* », « croire* »,
« réfléchir », « démontrer », etc.
Nous avons étudié, dans le tableau 2.1 page 25, avec Kant, la différence* entre
opinion (1), foi (2) et science (3). La problématique de
notre chapitre, tout autant que notre étude préalable de la religion, entraîne la nécessité*
d’approfondir cette distinction et de montrer les relations* entre ces formes* de
connaissance (4).
SECTION I
161
162 Chapitre 11 — Pouvons-nous ne pas croire en la raison ?
Socrate. — Figure-toi des hommes dans une demeure souterraine en forme de ca-
verne, dont l’entrée, ouverte à la lumière, s’étend sur toute la longueur de la
façade ; ils sont là depuis leur enfance, les jambes et le cou pris dans des chaînes,
en sorte qu’ils ne peuvent bouger de place, ni voir ailleurs que devant eux ; car les
5 liens les empêchent de tourner la tête ; la lumière d’un feu allumé au loin sur une
hauteur brille derrière eux ; entre le feu et les prisonniers il y a une route élevée ; le
long de cette route figure-toi un petit mur, pareil aux cloisons que les montreurs
de marionnettes dressent entre eux et le public et au-dessus desquelles ils font
voir leurs prestiges.
10 Glaucon. — Je vois cela, dit-il.
Socrate. — Figure-toi maintenant le long de ce petit mur des hommes portant des
ustensiles de toutes sortes, qui dépassent la hauteur du mur, et des figures
d’êtres humains et d’animaux, en pierre, en bois, de toutes sortes de formes ;
et naturellement parmi ces porteurs qui défilent, les uns parlent, les autres ne
15 disent rien.
Glaucon. — Voilà, dit-il, un étrange tableau et d’étranges prisonniers.
Socrate. — Ils nous ressemblent, répondis-je. Et d’abord penses-tu que dans cette
situation ils aient vu d’eux-mêmes et de leurs voisins autre chose que les ombres
projetées par le feu sur la partie de la caverne qui leur fait face ?
20 Glaucon. — Peut-il en être autrement, dit-il, s’ils sont contraints toute leur vie de
rester la tête immobile ?
Socrate. — Et des objets qui défilent, n’en est-il pas de même ?
Glaucon. — Sans contredit.
Socrate. — Dès lors, s’ils pouvaient s’entretenir entre eux, ne penses-tu pas qu’ils
25 croiraient nommer les objets réels eux-mêmes, en nommant les ombres qu’ils
verraient ?
Glaucon. — Nécessairement.
Socrate. — Et s’il y avait aussi un écho qui renvoyât les sons du fond de la prison,
toutes les fois qu’un des passants viendrait à parler, crois-tu qu’ils ne prendraient
30 pas sa voix pour celle de l’ombre qui défilerait ?
Sec. I — Pourquoi croyons-nous en la raison ? 163
Platon compose ici une image de la progression de l’esprit depuis les mirages de l’opinion
(les ombres portées sur le mur de la caverne) jusqu’à la vérité ultime (le soleil hors de la caverne)
en passant par toutes les difficultés par lesquelles l’esprit passe pour se libérer de ce qu’il croit*
être la réalité* (voir figure 11.2 page 166).
Pourquoi les ombres ne sont-elles pas réelles*? Elles semblent pourtant bien exister.
[…] [Platon] compare nos connaissances immédiates à des ombres ; car toute
ombre est vraie ; mais on ne peut savoir en quoi elle est vraie que si on connaît la chose
dont elle est l’ombre. Il y a une infinité d’ombres du même cube, toutes vraies. Mais qui,
réduit à l’ombre, borné là, pourra comprendre que ces apparences sont apparences
5 d’un même être ? L’ombre d’une équerre sera quelquefois une ligne mince. L’ombre d’un
œuf sera quelquefois ronde… (Alain 1966, p. 71)
Sec. I — Pourquoi croyons-nous en la raison ? 165
Les ombres, si elles existent bel et bien, ne bénéficient pas du même niveau de réalité*
que les objets* dont elles sont les ombres — puisqu’on ne peut conclure d’une multiplicité
d’ombres à son objet*, par un rapport nécessaire*, par exemple mathématique, sans déjà
connaître l’objet* auquel cette multiplicité se rapporte. Un objet* donné possède une infinité
d’ombres possibles* ; de même, une vérité donnée possède une infinité d’opinions possibles*
qui sont ses projections — mais si on ne connaît pas cette vérité, on ne dispose pas de l’étalon
permettant de juger de la valeur de ces opinions.
Le réel* peut donc être, grâce à la raison, divisé en deux espèces* : la réalité* sensible
(5) et la réalité* intelligible (6) — voir tableau 11.1. L’opinion relève du
sensible; le savoir*, de l’intelligible. Le schéma représenté en figure 1 page 456 montre comment
la raison mathématique s’applique à la réalité*.
Table 11.1 — Division spécifique* de la réalité* selon les repères abordés cette année
Genre* Réalité*
concrète*, liée à une situation spatiotemporelle abstraite* (dit ce que le réel* est en lui-même)
matérielle* (indéterminée, inerte en elle-même formelle* (idéale*, détermine des points communs
— on ne perçoit qu’un chaos de sensations) entre ce qui est connu)
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B F I C
Figure 11.3 — Preuve du théorème sur les angles d’un triangle (Euclide 1615, p. 37-38)
Nous avons ici une démonstration : celle-ci se définit comme une forme d’inférence,
c’est-à-dire de raisonnement (13). Un raisonnement est la mise en liaison de
plusieurs idées* afin d’aboutir à une conclusion (14). Un exemple canonique de
raisonnement est le syllogisme, défini par Aristote { 421}.
Les propositions qui préparent le raisonnement se nomment les prémisses
(15) et celle qui en donne le résultat est la conclusion. Les prémisses sont des propositions
qu’on accepte comme vraies et qui fondent* la conclusion. Elles sont composées de termes
primitifs* sur le sens desquels on doit se mettre d’accord à travers des définitions.
Les énoncés construits à partir de ces termes primitifs sont des énoncés primitifs de deux
sortes qui auront les apparences de l’évidence.
Un axiome (16) est un énoncé à ce point évident qu’on ne peut le mettre en
doute. Ex. : « Le tout est plus grand que la partie. »
Un postulat (17) est un énoncé qui n’est pas évident, mais qu’on accepte dans
le cadre de la démonstration. Le postulat pose des problèmes : en effet, il fait reposer la
démonstration sur une base fragile.
Le postulat des parallèles, par exemple, a tarabusté les mathématiciens pendant des millé-
naires. Voici une démonstration où il intervient.
Postulat 3 Une droite peut être prolongée indéfiniment.
Définition Sont parallèles deux droites qui, prolongées indéfiniment, ne se rencontrent
jamais.
Postulat 5 Si une droite, qui en coupe deux autres, forme avec celles-ci, du même
5 côté, des angles internes dont la somme est moindre que deux droits, les deux
dernières droites, prolongées s’il le faut, se coupent du côté où la somme des
angles est inférieure à deux droits.
Théorèmes Par un point, on ne peut mener qu’une parallèle à une droite donnée.
168 Chapitre 11 — Pouvons-nous ne pas croire en la raison ?
On n’a jamais pu démontrer ce postulat et donc lui donner le statut de théorème; au xixe
siècle, Nikolaï Lobatchevski a montré qu’on ne peut pas arriver à ce résultat sans supposer
un autre postulat (Lobatchevski 2010). C’est pourquoi lui et Bernhard Riemann (Riemann
2000) proposent des géométries non-euclidiennes, où l’on peut faire passer plusieurs parallèles
à une droite par un point hors d’elle, ou aucune. Le texte suivant de Henri Poincaré illustre
la différence* entre ces deux géométries et la géométrie euclidienne.
La Géométrie de Lobatchevski. — S’il était possible de déduire le postulatum
d’Euclide des autres axiomes, il arriverait évidemment qu’en niant le postulatum, et en
admettant les autres axiomes, on serait conduit à des conséquences contradictoires ; il
serait donc impossible d’appuyer sur de telles prémisses une géométrie cohérente.
5 Or c’est précisément ce qu’a fait Lobatchevski. Il suppose au début que :
L’on peut par un point mener plusieurs parallèles à une droite donnée ;
Et il conserve d’ailleurs tous les autres axiomes d’Euclide. De ces hypothèses, il
déduit une suite de théorèmes entre lesquels il est impossible de relever aucune contra-
diction et il construit une géométrie dont l’impeccable logique ne le cède en rien à
10 celle de la géométrie euclidienne.
Les théorèmes sont, bien entendu, très différents de ceux auxquels nous sommes
accoutumés et ils ne laissent pas de déconcerter un peu d’abord.
Ainsi la somme des angles d’un triangle est toujours plus petite que deux droits
et la différence entre cette somme et deux droits est proportionnelle à la surface du
15 triangle.
Il est impossible de construire une figure semblable à une figure donnée mais de
dimensions différentes.
Si l’on divise une circonférence en n parties égales, et qu’on mène des tangentes aux
points de division, ces n tangentes formeront un polygone si le rayon de la circonférence
20 est assez petit ; mais si ce rayon est assez grand, elles ne se rencontreront pas.
Il est inutile de multiplier ces exemples ; les propositions de Lobatchevski n’ont
plus aucun rapport avec celles d’Euclide, mais elles ne sont pas moins logiquement
reliées les unes aux autres.
La Géométrie de Riemann. — Imaginons un monde uniquement peuplés d’êtres
25 dénués d’épaisseur ; et supposons que ces animaux « infiniment plats» soient tous
dans un même plan et n’en puissent sortir. Admettons de plus que ce monde soit
assez éloigné des autres pour être soustrait à leur influence. Pendant que nous sommes
en train de faire des hypothèses, il ne nous en coûte pas plus de douer ces êtres
de raisonnement et de les croire capables de faire de la géométrie. Dans ce cas, ils
30 n’attribueront certainement à l’espace que deux dimensions.
Mais supposons maintenant que ces animaux imaginaires, tout en restant dénués
d’épaisseur, aient la forme d’une figure sphérique, et non d’une figure plane et soient
tous sur une même sphère sans pouvoir s’en écarter. Quelle géométrie pourront-ils
construire ? Il est clair d’abord qu’ils n’attribueront à l’espace que deux dimensions ; ce
35 qui jouera pour eux le rôle de la ligne droite, ce sera le plus court chemin d’un point à
un autre sur la sphère, c’est-à-dire un arc de grand cercle, en un mot leur géométrie
sera la géométrie sphérique.
Ce qu’ils appelleront l’espace, ce sera cette sphère d’où ils ne peuvent sortir et sur
laquelle se passent tous les phénomènes dont ils peuvent avoir connaissance. Leur
40 espace sera donc sans limites puisqu’on peut sur une sphère aller toujours droit devant
Sec. II — Est-il légitime de ne pas faire confiance à la raison ? 169
soi sans jamais être arrêté, et cependant il sera fini ; on n’en trouvera jamais le bout,
mais on pourra en faire le tour.
Eh bien, la géométrie de Riemann, c’est la géométrie sphérique étendue à trois
dimensions. Pour la construire, le mathématicien allemand a dû jeter par-dessus bord,
45 non seulement le postulatum d’Euclide, mais encore le premier axiome : Par deux
points on ne peut faire passer qu’une droite.
Sur une sphère, par deux points donnés on ne peut faire en général passer qu’un
grand cercle (qui, comme nous venons de le voir, jouerait le rôle de la droite pour nos
êtres imaginaires), mais il y a une exception : si les deux points donnés sont diamé-
50 tralement opposés, on pourra faire passer par ces deux points une infinité de grands
cercles.
De même dans la géométrie de Riemann (au moins sous une de ses formes), par
deux points ne passera en général qu’une seule droite ; mais il y a des cas exceptionnels
où par deux points pourront passer une infinité de droites.
55 Il y a une sorte d’opposition entre la géométrie de Riemann et celle de Lobatchevski.
Ainsi la somme des angles d’un triangle est :
Égale à deux droits dans la géométrie d’Euclide.
Plus petite que deux droits dans celle de Lobatchevski.
Plus grande que deux droits dans celle de Riemann.
60 Le nombre des parallèles qu’on peut mener à une droite donnée par un point
donné est égal :
À un dans la géométrie d’Euclide.
À zéro dans celle de Riemann,
À l’infini dans celle de Lobatchevski.
65 Ajoutons que l’espace de Riemann est fini, quoique sans limite, au sens donné plus
haut à ces deux mots. (Poincaré 1968, p. 51-54)
À vrai dire, les axiomes eux-mêmes, en dépit de leur évidence, peuvent être remis en cause* :
celui que nous avons cité peut être faux si on considère, d’une part, l’ensemble des entiers
naturels (1, 2, 3, 4…) qui est infini et celui des entiers naturels pairs (2, 4, 6…) qui lui aussi est
infini. La partie est ici aussi grande que le tout.
La démonstration est une forme* d’inférence qu’on nomme la déduction
(18), parce qu’elle tire des vérités particulières* à partir de propositions universelles* ou géné-
rales* ; à la déduction s’oppose l’ induction (19), qui généralise* à partir de cas
particuliers*. Par exemple, on a longtemps cru que tous les cygnes étaient blancs, parce qu’on
généralisait* à partir des cygnes qu’on rencontre en Europe. Cette généralité* s’est heurtée à la
découverte des cygnes noirs natifs de l’Australie.
On peut donc distinguer la vérité-correspondance ou vérité matérielle* d’une autre vérité,
formelle (20) celle-là, parce qu’elle ne concerne que la forme* d’un jugement,
c’est-à-dire sa logique. En mathématiques, on sait qu’un jugement est vrai si sa forme* logique
est cohérente (21), c’est-à-dire non contradictoire; peu importe le contenu du
jugement, sa matière*. 2 + 2 = 4 est vraie, que l’on parle de deux pommes, de deux éléphants
ou de deux planètes.
SECTION II
Nous venons de voir de quoi la raison était capable; on peut cependant revendiquer de ne
pas accorder foi (22) à la raison, sur la base de divers arguments que nous allons
détailler ci-dessous.
170 Chapitre 11 — Pouvons-nous ne pas croire en la raison ?
choc culturel que ressent un voyageur dans un pays inconnu, ou à l’angoisse quant à l’infinité
de l’univers qu’exprime le genre de la science-fiction.
Afin de combattre cette angoisse, l’homme cherche à domestiquer l’inconnu, à le ramener
au connu, ce qui « soulage, rassure, satisfait, et procure en outre un sentiment de puissance ».
Ramener l’inconnu au connu permet de le maîtriser (30) : savoir que la maladie
n’est pas provoquée par de mauvais esprits, par la colère des dieux ou par les Juifs, etc. mais
par des micro-organismes, permet de la guérir, voire de l’éradiquer par une campagne de
vaccinations. Cependant, les explications* fausses quant à l’origine* des maladies dont nous
venons de parler ont été acceptées comme vraies à travers l’histoire, bien qu’elles ne fussent
appuyées par aucune preuve. Cela montre que « n’importe quelle explication vaut mieux que
pas d’explication du tout » : la première explication* qui nous vient à l’esprit est acceptée
car elle nous rassure. C’est pourquoi, par exemple, les théories* de la conspiration ont tant
de succès, en dépit de leur caractère contradictoire et plus ou moins farfelu : il est angoissant
de se dire que dix-neuf individus* armés de cutters sont capables de détourner des avions
et de tuer trois mille personnes en les faisant s’écraser dans des tours, parce que cela nous
rappelle la contingence* essentielle* de l’histoire et de l’existence — pour se rassurer, on se
racontera que tel gouvernement, pourtant incapable de gérer les conséquences* d’un ouragan
quelques années plus tard, a ourdi ces attaques, ce qui, à tout le moins, donnera l’impression
que quelqu’un est aux commandes. « Ainsi, l’instinct de causalité est provoqué et excité par
le sentiment de crainte. »
vérité est la volonté de ne pas être trompé (37) et de ne pas me tromper. Or, il
faut poser la question : pourquoi ne pas tromper, ne pas être trompé, ou ne pas me tromper?
En effet, cette volonté reviendrait à refuser de se fier aux apparences (38)
— alors que la vie est apparence, erreur, aveuglement et aveuglement de soi. On ne peut
vivre sans illusions, sans mensonge à soi et aux autres, même si ce n’est pas volontaire. Le
scepticisme (39) antique remet ainsi en cause* la capacité à atteindre la vérité
{ 410-411}.
La croyance* selon laquelle on peut arriver à la vérité directement est le dogmatisme
(40) : un dogmatique prétend donc pouvoir* trancher en matière de vrai ou de faux.
Ce faisant, il fait fi de la différence* entre réalité* et vérité; celle-ci ne s’identifie* pourtant pas
à celle-là, mais consiste en une pensée sur la réalité*.
À l’opposé, le sceptique cultive « la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent
aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du
fait de la force égale qu’il y a dans les objets et les raisonnements opposés, [il arrive] d’abord à la
suspension de l’assentiment, et après cela à la tranquillité » (Sextus Empiricus 2000, p. 4). Le
scepticisme montre, d’une part, qu’arriver à la vérité est impossible (41) — ce
qui entraîne la suspension (42) du jugement, en d’autres termes on n’émettra
aucun jugement quant à la réalité* — et que, d’autre part, reconnaître ce fait* entraîne chez le
sceptique un état qualifié d’absence de troubles ou d’ ataraxie (43). Étant donné
le chaos qu’est le réel*, le sceptique renonce à toute tentative d’ordonnancement de ce dernier,
ce qui lui ôte tout souci. Puisqu’il ne pense pas que le réel* soit compréhensible*, il ne se soucie
plus de le comprendre*.
Le dogmatisme émet des jugements sur le réel*; le sceptique opposera à ces jugements
des jugements tout aussi légitimes* et convaincants*, ce qui montre que ce que le dogmatique
considérait comme réel* n’était en réalité* qu’une apparence. Le sceptique ne dit pas que
tout est faux, puisque ce serait une affirmation dogmatique : il se refuse à dire que, derrière
l’apparence, se trouve un être (44) absolu* et indépendant de la conscience qui
le considère. Par conséquent, nous ne disposons que des apparences, et sa position se trouve
donc en contradiction avec l’adage qui veut qu’on ne se fie pas à ces dernières.
humaine et obtient, dans le meilleur des cas, le sentiment d’une assimilation. Semblable
à l’astrologue qui observait les étoiles au service des hommes et en connexité avec leur
bonheur et leur malheur, un tel chercheur considère le monde entier comme lié aux
20 hommes, comme l’écho infiniment brisé d’un son originel, celui de l’homme, comme
la copie multipliée d’une image originelle, celle de l’homme. Sa méthode consiste à
prendre l’homme comme mesure de toutes choses : mais de ce fait il part de l’erreur
de croire qu’il aurait ces choses immédiatement devant lui en tant que purs objets.
Il oublie donc les métaphores originales de l’intuition en tant que métaphores et les
25 prend pour les choses mêmes. (Nietzsche 1969, p. 177, 182, 187)
Pourquoi ne voulons-nous pas être trompés? Sans doute pour éviter tel ou tel dommage
causé* par une illusion (45), mais ce n’est pas toujours le cas (l. 1-3) : les hommes
ne haïssent pas les illusions, mais ils cherchent uniquement à conserver (46) la
vie (47) (l. 5). C’est pourquoi ils sont indifférents* aux vérités sans conséquences*
dans la vie réelle*.
Il faudra donc redéfinir la vérité, pour prendre en compte le fait* que nous lui préférons
souvent l’illusion : la vérité est uniquement une figure (48) de style
(49), un effet de langage (l. 7-14) dont on a oublié qu’il était un effet de langage.
Or, le langage est radicalement métaphorique (50) : ses significations sont
encloses dans des relations* de différenciation* dont on ne peut sortir. Il constitue une réalité*
indépendante dont l’humain ne peut sortir. Derrida affirme ainsi qu’« il n’y a pas de hors-
texte » (Derrida 1967, p. 227), en d’autres termes que l’être humain se constitue une réalité*
textuelle (notamment à travers l’écriture) qui remplace pour lui le monde « réel* ».
De quoi la vérité parle-t-elle? Du « réel* », mais pas d’un réel* objectif* au sens propre (la
réalité* extérieure à l’humain et indépendante de lui). Elle parle du « texte » de l’humain, texte
qui n’est pas nécessairement* sans liens avec le réel* au sens propre, mais qui se place toujours
dans une position métaphorique (51) (supérieure et extérieure) par rapport à
lui. Si la vérité prétend parler du réel*, il faut garder à l’esprit qu’elle le fait de façon imagée,
métaphorique, puisqu’elle ne peut parler que des apparences, et non de la chose en elle-même,
ce qui revient à dire qu’elle parle du langage lui-même dans son caractère métaphorique : nous
avons différencié* « voir » la réalité* (la percevoir) et la « regarder » (lui donner un sens)
dans le paragraphe III.c.3 page 85, ce qui nous permet de saisir ce que veut dire Nietzsche
ici. La vérité est une métaphore au sens où elle dépasse la réalité* au sens propre, telle qu’elle
se présente aux sens, et où elle l’interprète dans un sens particulier*
Cependant, cette métaphore est fossilisée et a perdu sa valeur de métaphore, de la même
façon qu’on parle d’une « patte d’oie » pour désigner un embranchement de routes, sans
avoir conscience qu’on utilise une métaphore. On reste ici au niveau du langage, et on n’atteint
jamais celui du réel*.
Les vérités sont des métaphores usées et qui paraissent évidentes, non seulement par habi-
tude, mais aussi par désir (52) que le monde soit ramené à une compréhension
humaine* (l. 15-17), tout comme l’astrologue, à la différence* de l’astronome, interprète le
mouvement des étoiles en lien avec lui-même. Puisque c’est l’homme qui connaît, il est inévi-
table qu’il soit la « mesure de toutes choses » (l. 22), mais il fait l’erreur de croire* que c’est le
réel* lui-même qu’il mesure et connaît. Je peux par exemple utiliser la suite de Fibonacci
pour comprendre le mouvement d’une vague; mais cela ne signifie pas que la suite fasse partie
de la réalité* de cette vague, que la façon dont je comprends* le monde s’assimile* au monde
lui-même (l. 22-25).
Sec. III — La raison peut-elle amener à croire ? 175
SECTION III
Il faut donc garder à l’esprit, lorsqu’on appréhende la réalité* sous le prisme de la raison,
que celle-ci se trouve nécessairement* en décalage avec celle-là, en retard sur elle ou visant à
côté d’elle : il n’y a jamais d’adéquation parfaite entre raison et réalité, entre sujet* et objet*.
Par conséquent, la raison peut prendre son indépendance par rapport au réel*, tout comme le
réel* est indépendant de la raison.
Cela amène au problème de la relation* entre la raison et la dernière espèce* de connais-
sance dont parle Kant, à savoir la foi, notamment la foi religieuse. La raison comme pouvoir*
de réflexion logique peut-elle, d’une part, se réconcilier avec la foi qui soutient des proposi-
tions irrationnelles, et d’autre part amener à croire*, notamment à croire* au surnaturel ou au
transcendant*?
L’exercice critique de la raison n’éloigne donc pas du texte sacré, mais il le confirme
(57).
Il faut donc une marque extérieure à la croyance* pour déterminer si son origine* est
bien divine, une marque que notre raison pourra reconnaître comme telle. On proposera
traditionnellement le miracle (58), et Locke fait lui aussi appel à lui, mais
c’est une marque problématique. Le miracle n’est ce qu’il est que par rapport à une vision
subjective*, puisque qualifier un événement de miracle dépend de la connaissance que l’on
possède du fonctionnement de la nature. Si la raison doit être juge de ce qui est un miracle et
de ce qui n’en est pas un, il est alors difficile pour Locke de faire autrement que de le rejeter
comme marque de l’origine* divine d’une vérité.
En tout cas, à la différence* d’une évidence rationnelle, le miracle ne peut me contraindre* à
accepter une proposition. Aucune marque objective* permettant de réfuter l’enthousiasme ne
peut donc être proposée. Rousseau critique ainsi les miracles sur la base du même argument :
d’une part, ils sont une violation des lois (59) de la nature (60),
que Dieu lui-même a instituées; d’autre part, ils sont toujours privés (61), c’est-à-
dire jamais exécutés en public, et l’on ne connaît leur existence que par une série de témoignages
dont nous ne pouvons pas estimer la crédibilité (62).
Supposons que la majesté divine daigne s’abaisser assez pour rendre un homme
l’organe de ses volontés sacrées ; est-il raisonnable, est-il juste d’exiger que tout le genre
humain obéisse à la voix de ce ministre sans le lui faire connaître pour tel ? Y a-t-il de
l’équité à ne lui donner, pour toutes lettres de créance, que quelques signes particuliers
5 faits devant peu de gens obscurs, et dont tout le reste des hommes ne saura jamais
rien que par ouï-dire ? Par tous les pays du monde, si l’on tenait pour vrais tous les
prodiges que le peuple et les simples disent avoir vus, chaque secte serait la bonne ;
il y aurait plus de prodiges que d’événements naturels ; et le plus grand de tous les
miracles serait que là où il y a des fanatiques persécutés, il n’y eût point de miracles.
10 C’est l’ordre inaltérable de la nature qui montre le mieux la sage main qui la régit ; s’il
arrivait beaucoup d’exceptions, je ne saurais plus qu’en penser ; et pour moi, je crois
trop en Dieu pour croire à tant de miracles si peu dignes de lui. (Rousseau 1762, p. 80)
Qu’est-ce alors, en définitive, que la « foi raisonnable »? La raison est la seule source
de l’objectivité*; or, elle (celle de Locke, en tout cas) nous dit qu’il existe un être suprême
duquel ce monde tient ses lois et son ordre. Elle nous les révèle* en nous donnant la raison,
que nous devons développer de notre mieux. C’est pourquoi le miracle est problématique : il
servirait à attirer notre attention sur un nouveau message, comme si le premier (le message
rationnel) n’était pas assez clair et qu’il fallût le corriger.
De ces principes* découlent trois conséquences*.
Figure 11.7 — Le choix entre foi et raison est peut-être insoluble. [Jones]
Le miracle n’est donc rien d’autre qu’une sorte de joker que l’on invoque quand on ne
comprend* pas un phénomène et qu’on cherche a priori à l’attribuer à Dieu.
Pascal adopte en ce sens une position qui reconnaît et assume l’absurdité de la foi
chrétienne.
Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance 1 ,
eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ; ils déclarent en
l’exposant au monde que c’est une sottise […] et puis vous vous plaignez de ce qu’ils
ne la prouvent pas. S’ils la prouvaient ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant
5 de preuve qu’ils ne manquent pas de sens. Oui mais encore que cela excuse ceux qui
l’offrent telle, et que cela les ôte du blâme de la produire sans raison cela n’excuse pas
ceux qui la reçoivent. Examinons donc ce point. Et disons : Dieu est ou il n’est pas ; mais
de quel côté pencherons-nous ? la raison n’y peut rien déterminer. Il y a un chaos infini
qui nous sépare. Il se joue un jeu à l’extrémité de cette distance infinie, où il arrivera
1. Croyance.
178 Chapitre 11 — Pouvons-nous ne pas croire en la raison ?
10 croix ou pile. Que gagerez-vous ? par raison vous ne pouvez faire ni l’un ni l’autre ; par
raison vous ne pouvez défaire nul des deux. (Pascal 1987c, p. 1212-1216)
La religion revendique donc son caractère de sottise (65) (l. 3), or le pro-
blème n’est pas vraiment chez ceux la professent, mais plutôt chez ceux qui la reçoivent, qui
l’adoptent (l. 5-7).
Pascal tente donc de montrer qu’il faut devenir chrétien, non à un athée ou à un chrétien
convaincus, mais à quelqu’un qui balancerait entre l’athéisme et le théisme. Il pose le problème
comme un problème mathématique (66) : « Dieu est ou il n’est pas » (l. 7)
— tout comme une pièce de monnaie a deux faces, pile et face, entre lesquelles on choisit
lorsqu’on parie (67) (l. 9-10). Choisir de croire* ou de ne pas croire* est comme
s’en remettre à la loi des probabilités pour prévoir un événement ou parier dessus (comme une
course de chevaux ou un coup de dés). Par conséquent, Pascal engage son lecteur à parier,
soit que Dieu existe, soit qu’il n’existe pas.
Ne blâmez donc pas de fausseté ceux qui ont pris un choix, car vous n’en savez
rien. Non, mais je les blâmerai d’avoir fait non ce choix, mais un choix, car encore que
celui qui prend croix et l’autre soient en pareille faute ils sont tous deux en faute ; le
juste est de ne point parier.
5 Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqués. Lequel
prendrez-vous donc ? Voyons ; puisqu’il faut choisir voyons ce qui vous intéresse le
moins. Vous avez deux choses à perdre : le vrai et le bien, et deux choses à engager :
votre raison et votre volonté, votre connaissance et votre béatitude, et votre nature
deux choses à fuir : l’erreur et la misère. Votre raison n’est pas plus blessée puisqu’il
10 faut nécessairement choisir, en choisissant l’un que l’autre. Voilà un point vidé. Mais
votre béatitude ? Pesons le gain et la perte en prenant croix que Dieu est. Estimons ces
deux cas : si vous gagnez vous gagnez tout, et si vous perdez vous ne perdez rien : gagez
donc qu’il est sans hésiter. (Pascal 1987c, p. 1212-1216)
On ne peut ne pas parier, puisqu’on est « embarqués » (l. 5), à savoir, nous existons en
tant qu’êtres humains, ce qui signifie que se pose à nous la question de la transcendance
(68). L’ agnosticisme (69) est impossible*, non logiquement, mais
existentiellement (70).
Quels sont les termes du pari? On a deux choses à gagner, la « connaissance » et la
« béatitude », puisqu’on engage notre « raison » et notre « volonté » (l. 7-10); la raison est
indifférente* à l’une ou l’autre branche de l’alternative, donc seule la volonté pose problème.
Le pari est analysé* dans le tableau 11.2.
Je crois ∞ 0 ∞
Je ne crois pas −∞ 0 −∞
Il faut donc rationnellement en conclure qu’il faut croire* en Dieu, étant donné que c’est
la seule option qui nous promette une infinité de gains si l’on gagne, et aucun dommage si
l’on perd.
Sec. III — La raison peut-elle amener à croire ? 179
Bien entendu, personne ne sera convaincu* de croire* sincèrement par cet argument, et
Pascal en est bien conscient; cependant, il situe la résistance dans les passions
(71), et recommande de les combattre par l’exercice.
[A]pprenez au moins que votre impuissance à croire vient de vos passions. Puisque
la raison vous y porte et que néanmoins vous ne le pouvez, travaillez donc non pas à
vous convaincre par l’augmentation des preuves de Dieu, mais par la diminution de vos
passions. Vous voulez aller à la foi et vous n’en savez pas le chemin. Vous voulez vous
5 guérir de l’infidélité et vous en demandez les remèdes, apprenez de ceux, etc. qui ont
été liés comme vous et qui parient maintenant tout leur bien. Ce sont gens qui savent
ce chemin que vous voudriez suivre et guéris d’un mal dont vous voulez guérir ; suivez
la manière par où ils ont commencé. C’est en faisant tout comme s’ils croyaient, en
prenant de l’eau bénite, en faisant dire des messes, etc. Naturellement même cela vous
10 fera croire et vous abêtira. Mais c’est ce que je crains. — Et pourquoi ? qu’avez-vous à
perdre ? (Pascal 1987c, p. 1212-1216)
Bien sûr, le terme polémique dans ce que dit notre auteur est « s’abêtir » (l. 10). S’agit-il,
pour croire* en une religion, de devenir idiot, d’y croire* par simple habitude, sans y penser?
— Cependant, cette dernière ne peut structurellement s’appuyer sur des bases absolument sûres.
— La volonté de vérité cache une angoisse devant l’inconnu.
— Elle est vouée à l’échec parce qu’on ne connaît la réalité que sous une perspective donnée,
bien qu’on n’en ait pas conscience.
— Il est difficile d’envisager une foi raisonnable qui ne mette pas à mal le caractère surnaturel
des propositions religieuses.
— Les seules solutions (peu convaincantes) sont soit de parier dans l’ignorance, soit de chercher
à prouver Dieu par la raison.
Il est possible* de ne pas croire en la raison, car elle ne propose pas une connaissance absolue* et
sans appel ; cependant, est-il légitime* de le faire ? La raison doit être elle-même soumise à ses propres
critères et ne pas, comme dans le cas des « preuves » de l’existence de Dieu, rester livrée à elle-même,
car elle court le risque de succomber à ses propres illusions. Il importe de garder à l’esprit, d’une part,
qu’elle ne connaît le réel* que de façon perpectiviste, et d’autre part, qu’elle se trouve de ce fait*
irrémédiablement en retard sur lui.
Prolongements philosophiques
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Singer Textes et articles
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Références audiovisuelles
183
Le vivant a-t-il droit au respect?
CHAPITRE 12
La pensée de la mort en nous
contraignant à mesurer notre vitesse nous
facilite et adoucit nos mutations.
Char.
Dans les années soixante-dix, aux États-Unis, la compagnie Ford produisait le modèle
Pinto. Ce modèle avait le grave défaut de comporter un réservoir d’essence susceptible d’explo-
ser en cas de collision par l’arrière. Plus de cinq cents personnes sont mortes brûlées vives dans
leurs voitures, et beaucoup ont été gravement brûlées. Au cours d’un procès, il apparut que
Ford avait conscience depuis longtemps de ce problème, mais n’avait pas rappelé ses voitures
parce qu’elle avait conduit une analyse* des coûts et des bénéfices d’un rappel, et conclu qu’il
aurait été plus coûteux de dépenser onze dollars pour réparer chaque voiture que d’indemniser
les victimes. Ford avait estimé le nombre de morts à cent quatre-vingts, avec une quantité
équivalente de grands brûlés, et chiffré que chaque vie leur coûterait 200 000 $, et chaque
blessé 67 000 $. Rappeler les voitures aurait rapporté 49,5 millions de dollars, tandis que ne
rien faire aurait rapporté 137,5 millions de dollars.
En quoi cette histoire est-elle choquante? Est-ce parce qu’on ne voudrait pas mourir
pour une telle somme (mais peut-être pour une somme plus grande), ou est-ce parce que, par
principe*, on ne peut estimer la valeur d’une vie à l’aune d’une valeur monétaire?
SECTION I
185
186 Chapitre 12 — Le vivant a-t-il droit au respect ?
(familiales, économiques, sociales, etc.) dans le cadre desquelles s’inscrit celle, nouvelle, du je
et du tu. Cette interaction crée des valeurs (23) qui dépassent le simple
désirable (24) et satisfont à une exigence de justice. Cette dernière s’incarne finalement
dans une loi (25), donc dans la morale, qui dit : « Il faut ». Ici, la valeur s’oppose
à un désir éventuellement déviant, et le moi peut s’opposer à lui-même.
Nous allons à présent étudier ce que dit la morale de nos obligations* avant de montrer,
en l’appliquant au vivant, qu’elle ne suffit pas à résoudre les problèmes auxquels l’éthique, en
revanche, pourra se confronter de façon satisfaisante. Lisons le texte suivant de Kant.
[…] [T]ous les impératifs commandent soit hypothétiquement, soit catégorique-
ment. Les premiers représentent la nécessité pratique d’une action possible, en tant
qu’elle constitue un moyen de parvenir à quelque chose d’autre que l’on veut. Quant
à l’impératif catégorique, il serait celui qui représenterait une action considérée pour
5 elle-même, sans relation à une autre fin, comme objectivement nécessaire. […]
Quand je conçois un impératif hypothétique en général, je ne sais pas à l’avance
ce qu’il contiendra, jusqu’à ce que la condition [à laquelle il faut me soumettre pour
obtenir ce que je désire par ailleurs] me soit donnée. Mais si je conçois un impératif
catégorique, je sais immédiatement ce qu’il contient. Car, dans la mesure où l’impératif
10 ne contient en dehors de la loi que la nécessité qui s’impose à la maxime 1 d’être
conforme à cette loi, mais que la loi ne contient aucune condition qui vienne la limiter,
il ne reste rien d’autre que l’universalité d’une loi en général, à laquelle la maxime de
l’action doit être conforme, et c’est uniquement cette conformité que l’impératif fait
véritablement apparaître comme nécessaire.
15 Il n’y a donc qu’un unique impératif catégorique, et c’est celui-ci : Agis seulement
d’après la maxime dont tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle.
(Kant 2016a, p. 28-34)
Kant distingue ici deux sortes d’obligations* (voir tableau 12.1).
1. La maxime est le principe* subjectif* de l’ac- principe* d’après lequel il doit agir, c’est-à-dire un
tion ; la loi est le principe* objectif* (de l’action), qui impératif.
vaut pour tout être raisonnable, et elle constitue le
188 Chapitre 12 — Le vivant a-t-il droit au respect ?
L’obligation* morale est un devoir, c’est-à-dire qu’elle nous commande de faire quelque
chose — mais pas uniquement, soutient Kant : la morale est plus que la simple
conformité (26) à une règle (27), comme lorsqu’un commerçant rend
bien la monnaie à ses clients parce qu’il craint de les voir fuir s’il les gruge. Une action morale
respecte une règle, la loi morale (28) : le commerçant doit rendre honnêtement
la monnaie parce que c’est son devoir, pas parce que cela l’arrange — puisque si cela ne
l’arrangeait pas, il agirait autrement. Que dit cette loi? Elle commande d’agir seulement
d’après l’ intention (29) dont on peut vouloir qu’elle devienne en même temps
une loi universelle (30) ou une loi de la nature (31). On sait qu’on
a une intention morale quand on universalise (32) cette intention et qu’on
pourrait accepter de vivre dans un monde où chacun agirait selon cette intention comme si
elle était une loi de la nature, un instinct.
L’intention de mon action est ce qui lui donne sa valeur morale (33) qui
ne dépend donc aucunement de ses conséquences*. Afin d’être moral, il suffit que j’aie une
volonté bonne (34), c’est-à-dire une volonté de suivre mon devoir parce que
c’est mon devoir. Ce qui est défendu n’est donc pas véritablement telle ou telle action en soi,
mais vouloir cette action. De même, certaines actions ne peuvent jamais se justifier, quelles
qu’en soient les conséquences*.
Le commerçant qui rend honnêtement la monnaie parce qu’il a peur de perdre sa répu-
tation agit par intérêt (35), et non par devoir; il se trouve que son action est
conforme (36) à ce que serait une action morale — par son résultat — mais elle
n’est pas authentiquement morale. Une volonté bonne ne cherche en effet pas à utiliser un
moyen pour arriver à une fin* (comme dans l’impératif hypothétique) mais est uniquement
mue par le devoir qu’elle doit accomplir et qui la rend morale. Elle fait son devoir parce que
c’est son devoir.
Kant propose plusieurs exemples d’actions qui ne peuvent être justifiées, même par des
conséquences* positives (Kant 2016a, p. 35-36).
A-t-on le droit* de se suicider ? Le suicidaire a l’intention d’utiliser sa propre personne en tant
que moyen (37) de mettre fin à une situation pénible; or, l’être humain
n’est pas seulement un objet*, un outil, ne peut pas être utilisé uniquement comme
un moyen — mais il a une valeur absolue*, il est une fin en soi (38) parce
qu’il a conscience de lui-même et qu’il est rationnel.
La rationalité est à la fois…
a) la capacité à se poser des fins* indépendamment des intérêts et des désirs (qui restent
hors du contrôle de la personne), et donc à accorder, par la seule influence de la
raison, une valeur en soi à une chose;
b) la capacité à l’autonomie, qui correspond aux capacités à
1. créer des lois morales valables pour tous les êtres rationnels (et pas uniquement
pour l’individu* qui les crée) et
2. à décider librement d’agir en accord avec les lois morales parce qu’elles corres-
pondent à la loi qu’on s’est soi-même imposée.
Se suicider, c’est se tuer soi-même, en d’autres termes commettre un « meurtre » sur
soi-même (comme le suggère le terme allemand, « Selbstmord »). Par conséquent, se
tuer, c’est comme tuer quelqu’un d’autre, et c’est un acte tout aussi détestable qu’un
meurtre perpétré sur une autre personne. Se suicider n’est donc pas moral, car l’on ne
peut vouloir d’un monde où chacun s’utiliserait et utiliserait les autres uniquement
comme des moyens.
Sec. I — Qu’est-ce que le respect moral ? 189
A-t-on le droit* de faire une fausse promesse, de mentir ? Si je mens à l’autre, j’ai l’intention
de l’utiliser uniquement comme un moyen pour arriver à ma fin (39);
or, autrui est lui aussi une personne douée de conscience et de rationalité, une fin* en
soi. Je ne peux vouloir d’un monde où chacun mentirait naturellement, car alors il n’y
aurait plus de confiance (40) entre les hommes, plus de contrats
(41) possibles*. Je n’ai alors le droit* de mentir en aucune circonstance.
A-t-on le droit* de ne pas chercher à progresser, à s’améliorer ? Il faut bien sûr que j’agisse de
façon à ne pas contredire l’humanité en moi (ne pas me conduire en barbare), mais
cela ne suffit pas : il faut encore que je cherche à la faire progresser vers une plus grande
perfection.
A-t-on le droit* de ne pas contribuer au bonheur d’autrui ? On pourrait vivre sans contribuer
au bonheur d’autrui, à condition de ne pas l’entraver — mais mon devoir est aussi de
chercher à favoriser les fins* des autres, de les aider à se réaliser*. Je dois faire miens les
buts des autres 1 .
I.b.2 La dignité
On voit aussi ici que Kant attribue à la personne humaine une valeur morale absolue*, non
relative*, en raison de sa conscience (42) de soi (43), de sa
rationalité (44) et de sa souveraineté (45) sur elle-même : il appelle
cette valeur morale la dignité (46) de la personne (Kant 2016a, p. 45). Le devoir
moral est sans appel et me commande, de façon inconditionnelle (catégorique), de
respecter (47) la personne de l’autre et la mienne propre. Autrui peut partager mon
but, ma fin et par conséquent est mon égal*; la loi morale me commande ne pas le traiter
uniquement comme un moyen (par exemple en le réduisant en esclavage), parce qu’alors sa
valeur serait relative*, mais aussi comme une fin*. Par exemple, si je l’emploie, il est un moyen
pour moi de produire telle ou telle chose, mais en même temps nous partageons le but de faire
fructifier l’entreprise.
La morale est donc fondée* sur le devoir, un devoir qu’on doit réaliser* inconditionnelle-
ment, sans considération de l’intérêt personnel ou du résultat éventuel de l’action. On parle
ici de morale déontologique (48) (du grec δέον, deon, ce qui est nécessaire*,
juste, obligatoire*).
Kant conclut aussi que la véritable liberté n’est possible* que si on agit moralement (Kant
2016a, p. 43). En effet, si le commerçant n’agit que conformément au devoir, c’est-à-dire s’il
rend honnêtement la monnaie par intérêt ou par peur de perdre ses clients, il ne le fait pas
vraiment volontairement, mais par inclination (49) : il est dans une situation
d’ hétéronomie (50) où il n’a pas décidé de son action. Par contre, s’il rend
honnêtement la monnaie parce que c’est son devoir absolu* d’être honnête, en dépit des
conséquences* éventuellement négatives pour lui, alors il est autonome (51), il
décide de lui-même (αὐτός) de sa propre loi (νόμος).
1. Aujourd’hui, la théorie* des jeux propose des vice-versa) ; si A et B gardent tous les deux le silence,
modèles montrant l’importance de la coopération tous deux ne purgeront qu’un an de prison pour um
sociale, même contre l’intérêt rationnel bien compris motif moins grave.
de la personne. Le dilemme du prisonnier présente Trahir son camarade offre une plus grande ré-
le cas de deux gangsters A et B arrêtés par la police. compense que de coopérer avec lui, donc un prison-
Chacun est à l’isolement et ne peut communiquer nier purement rationnel trahira l’autre ; cependant,
avec l’autre. Le juge leur offre à chacun un marché : s’ils gardaient tous deux le silence, leur situation serait
trahir leur camarade en témoignant que c’est lui qui meilleure. Dans la réalité*, les humains manifestent
a commis le crime, ou coopérer avec lui en gardant un biais systémique envers des comportements coopé-
le silence. Si A et B trahissent chacun l’autre, chacun ratifs en dépit de ce que prédit un modèle d’action
purgera 2 ans de prison ; si A trahit B mais que B garde rationnelle centrée sur l’intérêt personnel.
le silence, A sera libéré et B purgera 3 ans de prison (et
190 Chapitre 12 — Le vivant a-t-il droit au respect ?
Certaines personnes refusent de remplir leurs obligations* militaires, de porter les armes,
ou bien certains maires français ont déclaré refuser de célébrer des unions homosexuelles;
certains pharmaciens refusent de fournir des méthodes contraceptives aux femmes; les témoins
de Jéhovah refusent les transfusions sanguines, même quand elles pourraient sauver des vies,
etc. Le point commun de tous ces refus est l’appel à la conscience (55) comme
justifiant le retrait de l’action obligatoire*. On appelle cet acte l’ objection (56)
de conscience (57). Qu’est-ce que cette conscience qu’on objecte*, quitte parfois
à désobéir à la loi?
On pourrait, dans un premier temps, définir cette conscience comme l’ensemble des
convictions morales fondamentales (58) grâce auxquelles l’individu* conserve
son intégrité (59) morale en tant qu’être humain. C’est cette conscience qu’on
entend protéger quand on promeut la liberté (60) de conscience
(61). Le problème est que des Nazis, par exemple, peuvent considérer l’extermination des
Juifs comme une exigence de leur conscience; les en empêcher ne poserait toutefois pas de
problème moral, et serait sans doute un devoir.
On pourrait dire, en deuxième lieu, qu’il ne faut respecter que les consciences
éclairées (62), capables de saisir des vérités morales (63); ce pouvoir est
appelé syndérèse (64) par Thomas d’Aquin (Thomas d’Aquin 1984a, p. 707),
qui remarque quand même que si la syndérèse saisit des vérités telles que « Fais le bien » ou
« Évite le mal », ces vérités sont trop générales* pour déterminer ce qu’il faut faire dans telles
ou telles circonstances; l’action nécessité* aussi des principes* concrets*. Toutefois, on pourrait
objecter* à ce deuxième point qu’il existe des consciences perverties, dont les convictions*
ultimes sont immorales.
C’est pourquoi, en troisième lieu, on peut redéfinir la conscience comme le soin
(65), l’ intensité (66) et la fréquence (67) avec lesquels une
personne met à l’examen les qualités morales de ses désirs, de ses sentiments, de ses actions et
de ses omissions. Cette conscience peut être trop active, trop scrupuleuse — ou au contraire
endormie et nécessitant* un « réveil ».
La marque de cette conscience est qu’elle juge nos intentions et nos actes et les condamne
parfois même à notre insu.
Tout homme a une conscience et se trouve observé, menacé, de manière générale
tenu en respect (respect lié à la crainte) par un juge intérieur et cette puissance qui
veille en lui sur les lois n’est pas quelque chose de forgé (arbitrairement 1 ) par lui-même,
mais elle est inhérente 2 à son être. Elle le suit comme son ombre quand il pense lui
5 échapper. Il peut sans doute par des plaisirs ou des distractions s’étourdir ou s’endormir,
mais il ne saurait éviter parfois de revenir à soi ou de se réveiller, dès qu’il en perçoit la
1. Sans raison, par caprice. 2. Qui fait essentiellement* partie d’un être.
Sec. I — Qu’est-ce que le respect moral ? 191
voix terrible. Il est bien possible à l’homme de tomber dans la plus extrême abjection 1
où il ne se soucie plus de cette voix, mais il ne peut jamais éviter de l’entendre. (Kant
1996, p. 112-113)
transiger en raison de telle ou telle circonstance extérieure, ou pour accommoder tel ou tel
intérêt personnel, le devoir n’aura plus de sens, car on tombera dans le relativisme
(80) que la morale essaie de dépasser.
Par exemple, Pascal critique la casuistique (81) pratiquée par les Jésuites.
La casuistique est l’étude des cas de conscience, que l’on doit résoudre en faisant appel, d’une
part, à des principes* généraux*, et d’autre part aux particularités* du cas en question. Ce
faisant, la casuistique tend à tout justifier et à tout excuser en faisant appel à la liberté de
conscience et notamment à l’ intention (82) : si cette dernière est « pure », la
faute se trouve excusée et on n’a donc pas à parler de manquement au devoir. Pascal, dans le
texte suivant, emprunte ironiquement le point de vue d’un casuiste.
Un bénéficier peut, sans aucun péché mortel, désirer la mort de celui qui a une
pension sur son bénéfice ; et un fils celle de son père, et se réjouir quand elle arrive,
pourvu que ce ne soit que pour le bien qui lui en revient, et non pas par une haine
personnelle.
5 O mon Père ! lui dis-je, voilà un beau fruit de la direction d’intention ! Je vois bien
qu’elle est de grande étendue ; mais néanmoins il y a de certains cas dont la résolution
serait encore difficile, quoique fort nécessaire pour les gentilshommes. Proposez-les
pour voir, dit le Père. Montrez-moi, lui dis-je, avec toute cette direction d’intention, qu’il
soit permis de se battre en duel. Notre grand Hurtado de Mendoza, dit le Père, vous
10 y satisfera sur l’heure […]. Si un gentilhomme qui est appelé en duel est connu pour
n’être pas dévot, et que les péchés qu’on lui voit commettre à toute heure sans scrupule
fassent aisément juger que, s’il refuse le duel, ce n’est pas par la crainte de Dieu, mais
par timidité ; et qu’ainsi on dise de lui que c’est une poule et non pas un homme […], il
peut, pour conserver son honneur, se trouver au lieu assigné, non pas véritablement
15 avec l’intention expresse de se battre en duel, mais seulement avec celle de se défendre,
si celui qui l’a appelé l’y vient attaquer injustement. Et son action sera tout indifférente
d’elle-même. Car quel mal y a-t-il d’aller dans un champ, de s’y promener en attendant
un homme, et de se défendre si on l’y vient attaquer ? Et ainsi il ne pèche en aucune
manière, puisque ce n’est point du tout accepter un duel, ayant l’intention dirigée à
20 d’autres circonstances. Car l’acceptation du duel consiste en l’intention expresse de se
battre, laquelle celui-ci n’a pas. (Pascal 1987b, p. 730-731)
On peut néanmoins imaginer des cas où mentir est paradoxalement un devoir moral.
La morale est une science beaucoup plus approfondie que la politique, parce
que le besoin de la morale étant plus de tous les jours, l’esprit des hommes a dû s’y
consacrer davantage, et que sa direction n’était pas faussée par les intérêts personnels
des dépositaires, ou des usurpateurs du pouvoir. Aussi les principes intermédiaires de
5 la morale étant mieux connus, ses principes abstraits ne sont pas décriés : la chaîne
est mieux établie, et aucun principe premier n’arrive avec l’hostilité et le caractère
dévastateur que l’isolement donne aux idées comme aux hommes. Cependant il est
hors de doute que les principes abstraits de la morale, s’ils étaient séparés de leurs
principes intermédiaires, produiraient autant de désordre dans les relations sociales
10 des hommes que les principes abstraits de la politique, séparés de leurs principes
intermédiaires, doivent en produire dans leurs relations civiles. Le principe moral, par
exemple, que dire la vérité est un devoir, s’il était pris d’une manière absolue et isolée,
rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences très
directes qu’a tirées de ce principe un philosophe allemand, qui va jusqu’à prétendre
15 qu’envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu’ils poursuivent n’est pas
réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime. Ce n’est que par des principes
intermédiaires que ce principe premier a pu être reçu sans inconvénients. Mais, me
Sec. I — Qu’est-ce que le respect moral ? 193
Benjamin Constant critique Kant en imaginant qu’un ami se réfugie chez moi pour
échapper à des tortionnaires (l. 13-16); selon la morale kantienne, je n’ai pas le droit* de mentir
à ces derniers, car ils sont des personnes ayant droit* au respect, et je dois donc leur livrer
mon ami. Un devoir absolu* de vérité détruirait ainsi toute socialité (83) (l. 29),
et par ailleurs le devoir de dire la vérité ne vaut que s’il correspond chez le récipiendaire à
un droit (84) à la connaître. « Or nul homme n’a droit* à la vérité qui nuit
à autrui » (l. 33-36). L’exercice d’un devoir ne peut par conséquent faire l’économie de la
considération de ses conditions (l. 20-21).
De plus, la dignité morale d’une personne est fondée* sur sa rationalité — mais les petits
enfants, les handicapés mentaux, les personnes dans le coma, etc. (ceux qu’on pourrait nommer
des patients moraux humains (85)) ont-ils droit* au respect? Kant admettrait
leur dignité, mais il ne pourrait expliquer* pourquoi on doit la leur attribuer. Tom Regan
montre que l’autonomie rationnelle telle que la définit Kant n’est pas la seule possible* (Regan
2016, p. 342); il existe aussi une autonomie de préférence (86), constituée par le
fait* que les patients moraux humains possèdent la capacité de faire l’expérience du plaisir et de
la douleur et d’initier des actions pour satisfaire leurs fins*. Ils recherchent un bien-être
expérientiel (87) et il serait immoral de ne pas respecter leur capacité à l’autonomie.
194 Chapitre 12 — Le vivant a-t-il droit au respect ?
SECTION II
Regan utilise le thème des patients moraux humains pour introduire le problème du droit*
des animaux (88). La morale est en effet le plus souvent anthropocentrée
(89), notamment chez Kant, parce qu’il attribue le respect moral à la seule
personne (90), au seul être capable d’autonomie rationnelle. Or, les animaux eux aussi
recherchent un bien-être expérientiel, cherchent le plaisir et fuient la douleur; puisqu’ils
bénéficient d’une autonomie (de préférence), ne possèdent-ils pas eux aussi des droits*?
Kant peut-il accorder des droits* aux animaux? En théorie*, il ne le peut pas : en effet,
les animaux ne sont pas des personnes rationnelles, et ne peuvent donc se voir attribuer de
dignité. Ils ne sont que des moyens que nous pouvons utiliser pour réaliser nos fins*, fins* que
les animaux, dépourvus de conscience d’eux-mêmes, ne peuvent partager.
Cependant, Kant { 240} nie qu’on puisse traiter les animaux à notre guise : abattre
un cheval, par exemple, qui nous a donné toute une vie de service parce qu’on ne peut plus
en tirer de profit n’est pas à proprement parler immoral, mais n’est pas non plus acceptable
(l. 16-20). En effet, certains devoirs s’imposent à nous en ce qui concerne les animaux, à savoir
ne pas les faire souffrir inutilement, ne pas les traiter de façon cruelle, etc. Pourquoi ces devoirs
s’imposent-ils à nous, si les animaux ne disposent pas d’une dignité? En réalité*, ce n’est pas
aux animaux que nous devons quelque chose, mais à nous-mêmes (91) : il est en
dessous de notre dignité d’êtres humains de faire souffrir des animaux (l. 2, 9, 20). En effet, si je
fais souffrir un animal, je deviens insensible à sa douleur et ma capacité à sympathiser
(92) s’amenuise — or, cette capacité est utile à la moralité, puisqu’elle permet « d’aimer
quelque chose indépendamment de tout dessein utilitaire » (l. 5) : nous avons en effet vu que
la morale se désolidarisait des questions liées aux conséquences* de l’action ou à son utilité
éventuelle. Si je suis insensible à la douleur animale, je deviens insensible à la douleur humaine,
et par conséquent je cours plus de risques d’agir de façon immorale.
II.a.2 L’espécisme
La morale ne semble pas pouvoir accorder de façon cohérente des droits* aux animaux eux-
mêmes, en raison d’une dignité qui leur serait intrinsèque — à part si, comme le veut Regan,
on leur reconnaît une autonomie de préférence, ce qui rend arbitraire l’anthropocentrisme du
système des droits* et des devoirs. Regan parle d’ espécisme (93) pour qualifier
l’attitude qui nie arbitrairement aux animaux tout respect moral (par analogie* avec le racisme,
le sexisme, etc.)
Le problème est que la dignité morale semble bien être un concept espéciste, et on pourrait
répondre à Regan que les communautés humaines, où la morale intervient, sont bâties sur le
principe* que chacun peut y trouver le bonheur et l’accomplissement personnel sans avoir
à subvertir ceux des autres individus* doués d’une dignité morale, ou à les consommer. Les
communautés animales ne sont en revanche pas construites sur ce principe*; si les humains
peuvent respecter le droit* d’un animal x ou y au bien-être, les autres animaux ne le peuvent
pas. Le loup ne peut réaliser* son bien sans dévorer l’agneau (Barilan 2004, p. 24-25). Rorty
dit encore que si les animaux, comme les humains, peuvent ressentir des émotions, les êtres
humains se distinguent parce qu’il peuvent, dans une bien plus grande mesure que les animaux,
Sec. II — Les animaux n’ont-ils pas eux aussi des droits ? 195
ressentir des émotions les uns pour les autres (Rorty 1998, p. 176), émotions qui constitueront
la base des comportements moraux.
De plus, la morale implique une position de justice (94), c’est-à-dire de
neutralité (95) entre les divers intérêts personnels. Par contre, dans un éco-
système, il est impossible de dégager une position neutre parmi l’infinité de formes de vie
présentes. L’espécisme est donc, d’un point de vue moral, une condition nécessaire
(96) de la dignité morale; différencier* les patients moraux humains et les animaux
n’est pas arbitraire.
II.b.1 L’utilitarisme
1. D’espèces* différentes*.
196 Chapitre 12 — Le vivant a-t-il droit au respect ?
Un être dispose donc d’un statut moral, dans un cadre utilitariste, s’il faut prendre en
compte ses intérêts dans le calcul du plus grand bien pour le plus grand nombre. Or, rappelle
Singer, les animaux ont toujours été les grands oubliés de ce calcul (Singer 2016). Son
ambition est de montrer que la différence* classique entre humains et animaux ayant pour
but de nier à ces derniers tout droit* moral est arbitraire (115) et abusive
(116). S’il ne peut exister d’identité* entre humains et animaux, il n’y a non plus aucune
raison valable de nier qu’il puisse exister une forme d’ égalité (117) entre eux.
L’égalité* est un terme problématique, ce que montre Rousseau dans le texte suivant.
Il est aisé de voir qu’entre les différences qui distinguent les hommes, plusieurs
passent pour naturelles qui sont uniquement l’ouvrage de l’habitude et des divers
genres de vie que les hommes adoptent dans la société. Ainsi un tempérament robuste
ou délicat, la force ou la faiblesse qui en dépendent, viennent souvent plus de la
5 manière dont on a été élevé que de la constitution primitive des corps. Il en est de
même des forces de l’esprit, et non seulement l’éducation met de la différence entre
les esprits cultivés, et ceux qui ne le sont pas, mais elle augmente celle qui se trouve
entre les premiers à proportion de la culture. Or si l’on compare la diversité prodigieuse
d’éducations et de genres de vie qui règne dans les différents ordres de l’état civil 1 , avec
10 la simplicité et l’uniformité de la vie animale et sauvage, où tous se nourrissent des
mêmes aliments, vivent de la même manière, et font exactement les mêmes choses, on
comprendra combien la différence d’homme à homme doit être moindre dans l’état
de nature que dans celui de société, et combien l’inégalité naturelle doit augmenter
dans l’espèce humaine par l’inégalité d’institution. (Rousseau 1754, p. 48-49)
On ne peut pas appuyer une égalité* entre des individus* sur un fait*, par exemple sur la
nature. L’égalité* est un idéal*. L’inégalité* véritable n’est donc pas naturelle, mais « d’insti-
tution » (l. 14), c’est-à-dire sociale (118), liée à l’ éducation (119).
L’égalité* entre les hommes est instituée, mais pas en tant que fait* : en tant qu’ idéal
moral (120).
La question serait de savoir si l’inégalité* entre les humains et les animaux est naturelle
ou socialement établie. Singer reconnaît l’inégalité* naturelle, en terme de capacités, des
humains et des animaux : un cochon ne peut pas voter, par conséquent il serait absurde
de lui accorder le droit* de vote. Cependant, cette inégalité* naturelle n’engendre pas une
inégalité* sociale totale — pas plus que l’inégalité* naturelle entre hommes et femmes ne
justifie l’inégalité* de droits* entre eux : un homme ne peut pas avorter, et par conséquent il
serait absurde de lui donner le droit* à l’avortement. Les capacités entre humains et animaux
sont différentes*, et donc ils ne peuvent disposer des mêmes droits*. Leur égalité* ne peut
être fondée* sur un fait (121) qu’ils partageraient — comme les êtres humains
partagent le fait* d’être rationnels, par exemple.
Notre égalité* avec les animaux doit porter sur leurs intérêts. Les animaux n’ont pas de
conscience d’eux-mêmes, mais ils disposent de la condition nécessaire* pour avoir des intérêts :
la capacité à faire l’expérience du plaisir (122) et de la douleur
(123). Étant donné que les animaux ont autant intérêt que nous à rechercher le plaisir et à
éviter la douleur, pour quelles raisons pourrions-nous refuser de prendre en compte leurs
intérêts dans le calcul du plus grand bien pour le plus grand nombre? De même que Regan,
Singer rappelle que les petits enfants, les personnes souffrant d’un handicap mental, etc. ne
peuvent se conduire moralement, mais bénéficient quand même d’une voix dans ce calcul.
Pourquoi alors les animaux, qui sont parfois plus capables qu’eux, n’auraient-ils pas eux aussi
voix au chapitre?
Singer conclut qu’il est immoral de consommer (124) la chair des animaux
et de les utiliser à fins* d’ expérimentations scientifiques (125). Les animaux
sont traités comme des « machines à convertir de la nourriture en chair », à un ratio parfois
ridicule 2 . De même, un expérimentateur qui se livre à la vivisection pourrait-il se livrer à son
expérience sur un orphelin humain, si cette expérience pouvait sauver des milliers de vie? Les
intérêts des animaux doivent donc être considérés de façon égale* (non identique*) avec les
intérêts des êtres humains. On arrive ici à une éthique biocentrée (126).
SECTION III
Nous sommes passés d’une éthique anthropocentrée à une éthique biocentrée. Ne nous
faut-il pas faire un pas de plus et étendre nos devoirs à l’ environnement (127)
en son entier?
Arne Næss et Murray Bookchin soutiennent une forme d’écologie non anthropo-
centrée, fondée* sur un changement radical de l’éthique et pas seulement sur une extension
des devoirs au-delà du champ des humains.
L’ écologie profonde (129) de Næss veut remplacer notre cadre éthique
actuel par un nouveau cadre, défini par les exigences suivantes (Næss 1973).
a) Le bien-être et l’épanouissement de la vie humaine et non-humaine ont une valeur
en soi (130), indépendamment de l’utilité ou de l’inutilité du monde non-humain
par rapport aux buts humains.
b) La richesse (131) et la diversité (132) des formes* de vie contri-
buent à la réalisation* de ces valeurs et sont aussi des valeurs en soi.
c) Les êtres humains n’ont pas le droit* de réduire cette richesse et cette diversité, sauf pour
satisfaire des besoins vitaux (133).
d) L’épanouissement de la vie et des cultures humaines est compatible avec une population
substantiellement diminuée (134); l’épanouissement de la vie non-humaine
requiert une population humaine moins nombreuse.
e) Les interférences humaines actuelles dans le monde non-humain sont excessives
(135), et la situation empire rapidement.
f ) Les politiques affectant les structures économiques (136), technologiques
(137) et idéologiques (138) de base doivent par conséquent être chan-
gées.
g) Ce changement idéologique* correspondra à une différenciation* entre la qualité
(139) de la vie, qui sera plus appréciée, et la progression toujours plus haute du
niveau (140) de vie.
h) Souscrire à ces thèses confère aux individus* une obligation* directe ou indirecte d’essayer
de réaliser* les changements nécessaires*.
Cette série d’exigences est assez vague : que faire lorsqu’il y a conflit de principes*? Par
exemple, selon le principe* c), les humains n’ont pas le droit* de réduire la richesse et la diversité
du monde naturel, sauf pour satisfaire leurs besoins vitaux — mais cela veut-il dire que nous
devons protéger cette richesse et cette diversité? Dans ce cas, nous devons éliminer des espèces
invasives comme les lapins quand ils endommagent les écosystèmes. Cependant, le principe*
a) pose que les lapins ont eux aussi une valeur absolue*, et le principe* e) que l’interférence
humaine dans la nature est déjà excessive. Que faire alors?
Sec. III — Les devoirs de l’homme s’étendent-ils à l’écosystème ? 199
SECTION I
201
202 Chapitre 13 — Le bonheur est-il une idée neuve ?
Kant (Kant 2016a, p. 31-32), étant donné que les éléments qui constituent le bonheur (être
riche, en bonne santé, etc.) ne sont que des éléments empiriques (5), c’est-à-dire
contingents* et particuliers* et qui ne peuvent m’apporter qu’une satisfaction passagère, alors
que l’idée* du bonheur est celle d’un maximum de bien-être (6) à la fois dans
la situation présente et dans le futur. On ne peut guère arriver au bonheur qu’en suivant des
impératifs hypothétiques (7), c’est-à-dire des impératifs de prudence; aucun
moyen objectif* ne peut permettre d’y parvenir.
Tout moyen d’arriver au bonheur n’a de valeur que relative* et amènerait tout aussi bien
au malheur, par exemple :
la richesse implique énormément d’efforts pour l’obtenir, et beaucoup de soucis quand elle
est obtenue;
la connaissance et le savoir* peuvent très bien n’apporter qu’une conscience plus aiguë des
maux qui nous tourmentent 1 , ou bien provoquer de nouveaux désirs encore plus
difficiles à satisfaire;
la longévité peut ne nous faire vivre qu’une longue souffrance;
la santé peut amener à des excès qu’aurait évités une maladie.
Quelle voie choisir? Aucune n’est absolument* bonne et on ne pourra donc choisir
correctement son moyen d’être heureux, à moins de posséder l’ omniscience
(8).
Le bonheur ne peut être éventuellement atteint qu’à travers un impératif hypothétique,
ce que le met en opposition avec la morale (9), qui est constituée d’un impératif
catégorique. La morale aurait-elle pour but de nous rendre heureux? Apparemment non,
comme on le voit dans ce passage des Misérables où Jean Valjean décide de sacrifier son
bonheur et sa tranquillité afin d’innocenter Champmathieu qu’on a confondu avec lui.
Tout en écoutant Javert il eut une première pensée d’aller, de courir, de se dé-
noncer, de tirer ce Champmathieu de prison et de s’y mettre ; cela fut douloureux et
poignant comme une incision dans la chair vive, puis cela passa — il réprima ce premier
mouvement généreux et recula devant l’héroïsme.
5 Hélas ! ce qu’il voulait mettre à la porte était entré ; ce qu’il voulait aveugler, le
regardait. Sa conscience.
1. Comme le dit Pierre Desproges, « [l]’in- de mesurer l’étendue de son malheur » (Desproges
telligence, c’est le seul outil qui permet à l’homme 2017).
Sec. I — Peut-on atteindre le bonheur grâce à la vertu ? 203
Bien plus, soutient Kant, être moral et être heureux sont des objectifs* antithétiques
(10).
Certains hommes réclament des femmes dans la rue qu’elles sourient; de même, certaines
personnes vont réclamer d’autrui une attitude gaie ou heureuse, alors qu’autrui ne se sent
pas particulièrement heureux. Il semblerait, du point de vue de ces personnes, qu’il y ait une
sorte de devoir (11) d’être heureux, ou au moins de paraître être heureux, par
considération pour les sentiments des autres. Cela a-t-il un sens?
Un commandement ordonnant à chacun de chercher à se rendre heureux serait
une sottise ; car on n’ordonne jamais à quelqu’un ce qu’il veut déjà inévitablement
de lui-même. II ne faudrait que lui ordonner les lignes de conduite ou, plutôt, les lui
proposer, parce qu’il ne peut pas tout ce qu’il veut. Au contraire, ordonner la moralité
5 sous le nom de devoir est tout à fait raisonnable, car tout le monde ne consent pas
volontiers à obéir à ses préceptes, quand elle est en conflit avec des inclinations ; et,
quant aux mesures à prendre sur la façon dont on peut obéir à cette loi, on n’a pas à
les enseigner ici, car ce qu’un homme veut à cet égard, il le peut aussi.
Celui qui a perdu au jeu peut bien s’en vouloir à lui-même ainsi qu’en vouloir à
10 son imprudence, mais, s’il a conscience d’avoir triché (encore qu’il ait ainsi gagné), il
doit se mépriser lui-même nécessairement dès qu’il se compare avec la loi morale. Il
faut donc bien que celle-ci soit autre chose que le principe du bonheur personnel. Car,
être contraint de se dire à soi-même : « Je suis un misérable, bien que j’aie rempli ma
bourse», exige un autre critère de jugement que s’il s’agissait de s’approuver soi-même
15 et de se dire : « Je suis un homme prudent, car j’ai enrichi ma caisse.» (Kant 1788,
p. 37-38)
L’homme est toujours capable de remplir son devoir moral car ce dernier est uniquement
déterminé par la raison (l. 4-8); par contre, il n’est pas toujours au pouvoir* de l’homme d’être
heureux, en raison des circonstances. Il ne peut y avoir de devoir (12) d’être
heureux, puisqu’on ne peut ordonner à quelqu’un ce qu’il veut déjà (l. 1-3), et ce n’est pas
le but de la morale que de me rendre heureux. Si j’ai gagné au jeu en trichant, je peux être
heureux de mon gain, mais la moralité me fait me sentir coupable d’avoir triché; de même, si
j’ai honnêtement perdu, je peux être satisfait de ma moralité même si je ne suis pas heureux
de posséder moins d’argent (l. 9-15). Dans ce cas, on pourrait poser la question de la raison
pour laquelle l’homme désire même être heureux.
Sartre soutient que le bonheur n’est qu’un idéal* sans aucune réalité* (Sartre 1994,
p. 479-480). Le bonheur n’existe pas en lui-même, n’est qu’un néant (13) par
rapport à la situation vécue. Comme le dit la chanson, la plus belle fille du monde ne peut
donner que ce qu’elle a, et pas autre chose : aucune situation n’est parfaitement satisfaisante
— mais ce n’est pas parce qu’on souffre qu’on conçoit un état de choses où il en irait mieux, un
état heureux : c’est bien plutôt parce qu’on imagine une situation meilleure que les souffrances
que l’on vit actuellement* deviennent intolérables. L’ouvrier de 1830 se révolte contre la baisse
des salaires due au machinisme parce qu’il imagine facilement une situation où son niveau
de vie serait moins bas qu’il ne l’est présentement; toutefois, il ne se révolte pas contre sa
condition elle-même, car elle lui apparaît « naturelle », étant donné qu’il ne dispose pas
de la culture nécessaire pour concevoir une nouvelle forme de société où il ne souffrirait
204 Chapitre 13 — Le bonheur est-il une idée neuve ?
pas d’oppression. C’est pourquoi, lors de la révolte de 1830 à Lyon, les ouvriers cassèrent les
machines, mais ensuite, ne sachant que faire, rentrèrent chez eux.
Dès que je peux concevoir une situation meilleure que celle que je vis, cette dernière
apparaît intolérable, et la situation idéale* apparaît comme le bonheur; ce dernier n’est donc
jamais une réalité*, mais toujours quelque chose d’autre que ce qui existe (donc un néant),
voire une illusion (14), soutient Arthur Schopenhauer (Schopenhauer
2004, p. 395-396).
Il est donc plus facile de dire ce que le bonheur n’est pas, plutôt que ce qu’il est (s’il est
quoi ce que ce soit). En tout cas, la morale ne peut lui réserver une place parmi les devoirs
entendus au sens strict; nous ne pouvons avoir le devoir d’être heureux, mais nous avons celui
de rendre les autres heureux, rappelle Kant.
I.b Le bien-être
Aristote distingue le bien du plaisir, ce qui veut dire que le bonheur lui-même et le bien
ne vont pas nécessairement* de pair. Le bonheur est donc une notion problématique pour
l’éthique aussi; cette dernière ne porte d’ailleurs pas l’emphase sur le bonheur en lui-même,
mais sur le bien-être (15), l’état agréable résultant de la satisfaction des besoins
du corps et de l’esprit. Les Grecs appelaient cet état εὐδαιμονία (eudaimonia), qui a donné le
nom eudémonisme (16) pour désigner les théories* éthiques ayant pour but le
bonheur, par opposition au devoir.
Le bien-être tel que le conçoit l’eudémonisme ne correspond cependant pas au bonheur
tel que nous l’entendons : notre concept de bonheur est subjectif* (la satisfaction du sujet*
par rapport à sa propre vie) et arrive par hasard, alors que l’eudaimonia est une vie objective-
ment* désirable parce qu’elle a réalisé* la valeur la plus importante pour les êtres humains, à
savoir l’ excellence (17) ou la vertu (18) (Aristote 1959, p. 44); ce
bonheur ne survient par conséquent pas par hasard, mais résulte d’un effort de l’individu*.
Contrairement au plaisir, à la richesse, etc. la vertu est un bien désirable en lui-même, parce
qu’elle est la réalisation complète (19) des capacités les plus nobles de l’être
humain : la capacité à faire le bien, la raison, etc. En d’autres termes, une action vertueuse est
une action de l’âme en accord avec elle-même (20); si je fais le mal, je retire un
plaisir de mon action mais en même temps je me sens coupable — par contre, l’action bonne
me procure un plaisir par elle-même.
Ce plaisir tiré des actions bonnes constitue le bonheur ou le bien-être auquel je peux arriver
grâce à un exercice soutenu, durant toute ma vie, des actions nobles; mon âme sera développée
dans ses meilleures capacités et je vivrai en harmonie (21) avec moi-même. La
vertu définit l’éthique, qui se préoccupe du comportement, des dispositions (ἦθος, êthos en
grec).
En quelque sorte, la vertu est une visée (22) de mon propre bien : quel genre*
de personne est-il bon d’être, quel caractère est-il bon de posséder? La vertu ne correspond
pas à un devoir, elle n’est pas le moyen (23) d’une déontologie (qui s’intéresse à
l’action et à l’intention qui lui a donné naissance), mais elle est son propre but, son τέλος. On
parle d’une téléologie (24), qui s’intéresse au type de personne que l’on est :
comment devenir vertueux (Ogien 2007, p. 63)?
Sec. II — Peut-on être heureux sans l’autre ? 205
SECTION II
Nous avons déjà abordé le problème des quatre peurs causant la souffrance dans la vie
humaine (la peur des dieux, la peur de la mort, l’angoisse de l’avenir et les désirs vains), et du
quadruple remède (25) qu’Épicure propose, notamment la hiérarchisation
(26) des désirs par les plaisirs qu’ils nous apportent (Épicure 1994, p. 194-196) — voir
tableau 13.1.
La sagesse consiste à abandonner les désirs naturels mais non nécessaires* et surtout les
désirs vains, c’est-à-dire non nécessaires* et non naturels.
Le plaisir est la valeur de base pour l’épicurisme : il se définit, non nécessairement* par
une stimulation positive (27) comme pour nous (plaisir « cinétique »), mais
aussi et surtout par l’absence de douleur (28) (plaisir « statique »). Le plaisir
cinétique est essentiel* à la vie bonne, mais il réclame une gestion prudente, car l’individu*
court le risque d’en devenir dépendant. En effet, le problème de ce type de plaisir est que son
intensité diminue avec le temps, en raison de l’habitude; on est alors tenté d’augmenter les
doses pour obtenir la même quantité de satisfaction, ce qui déclenche une spirale infinie. De
plus, un plaisir vain est souvent très sophistiqué ou très difficile à obtenir : je souffrirai donc
pour l’obtenir, et cette quantité de souffrance dépassera souvent la quantité de plaisir tirée
de la possession de l’objet* du désir. Il faut donc fuir les plaisirs addictifs et se contenter de
plaisirs très simples, statiques, en petite quantité et pas trop fréquemment. L’épicurisme n’est
206 Chapitre 13 — Le bonheur est-il une idée neuve ?
donc pas un hédonisme (29) parce que ce dernier est le plus souvent fondé* sur
le plaisir cinétique.
Le bonheur auquel arrive l’épicurien se nomme l’« ataraxie », c’est-à-dire l’absence de
troubles (30) — les troubles étant causés par les désirs. Le bonheur ne consiste
donc pas ici en une satisfaction de tous les désirs, mais bien plutôt en une disparition du désir,
comme dans le nirvana des bouddhistes.
Un épicurien n’est pas nécessairement* égoïste, mais quelles sont ses valeurs sociales? Il
en a deux : la justice (31) et l’ amitié (32).
La justice est une relation* contractuelle entre des concitoyens : il est socialement avantageux
pour moi de m’abstenir de certains comportements qui portent atteinte à l’autre, tandis
que l’autre en fait autant. Ici, la justice est fondée* sur l’égoïsme : si je commets une
injustice, ma tranquillité personnelle sera troublée. La justice n’a pas de valeur en
elle-même.
L’amitié a une valeur intrinsèque : il est en soi-même plaisant d’agir de façon altruiste
(33), mais il ne s’agit ici que d’une extension de l’ intérêt personnel
(34). Les épicuriens n’ont jamais vraiment réussi à fonder* l’amitié autrement.
On peut rappeler ici qu’Aristote lui aussi considère l’amitié comme une part essen-
tielle* du bonheur (Aristote 1959, p. 381-383) : elle est une vertu, c’est-à-dire une disposition
comportementale acquise par habitude (ce pourquoi les jeunes ne sont pas vraiment capables
d’amitié) et consiste à désirer le bien (35) de son ami pour son ami même, non
par intérêt personnel ou par plaisir.
Les épicuriens se penchent sur les berceaux pour découvrir que les bébés recherchent
naturellement le plaisir et fuient les souffrances; les stoïciens font de même, mais considèrent
que la recherche du plaisir n’est pas nécessaire*. Tout être vivant ressent une impulsion vers ce
qu’il considère comme sien, ce qu’on appelle une affinité (41). Le nouveau-né
cherche naturellement à préserver sa vie, mais cette préservation ne passe pas nécessairement*
par le plaisir : en effet, un nourrisson peut tomber en apprenant à marcher, mais ne cessera
pas ses tentatives pour cela. En grandissant, il ressentira des affinités, non seulement pour
lui-même, mais pour ses parents, ses frères et sœurs, etc. en se souciant d’eux autant qu’il se
soucie de lui-même. Cette affinité s’étendra de plus en plus jusqu’à englober, éventuellement,
l’humanité toute entière, sur la base de la rationalité (42) que partage tout être
humain.
Cette affinité est la condition de la bonté morale (43), laquelle consiste à
comprendre* la rationalité intrinsèque de l’ordre cosmique et surtout sa place individuelle
(44), son rôle (45) dans cet ordre. Le bonheur consiste alors à vivre en
harmonie avec la nature (46) comme un cosmos rationnel. Tout arrive dans ce
Sec. III — Y a-t-il un droit au bonheur ? 207
cosmos pour une raison. Or, on pourrait imaginer de se révolter contre ce rôle, qui pourrait
paraître injuste (par exemple si mes enfants meurent dans un accident, etc.) Y a-t-il un sens à
se révolter?
Une telle révolte ne fait pas nécessairement* sens, puisqu’elle risque de demeurer stérile.
En effet, comme le dit Épictète { 507, no 2}, il faut distinguer ce qui dépend
(47) de nous et ce qui n’en dépend pas (l. 1-4) : ce qui dépend de nous est notre
jugement (48) sur les événements et les choses, alors ce qui ne dépend pas de nous
correspond aux événements eux-mêmes, liés à un destin décidé par la rationalité intrinsèque
du cosmos.
La véritable liberté (49) se trouve, non dans l’ indépendance
(50) (illusoire) par rapport aux événements, mais dans leur acceptation. Je n’ai aucun contrôle
sur les événements extérieurs; pourquoi alors m’en affliger? Ces événements ne me touchent
en effet pas dans mon être essentiel*. Le stoïcien cultivera donc l’indifférence* par rapport
aux maux (la maladie, la mort, les chansons de K-pop, les professeurs de philosophie, etc.)
et aux biens extérieurs (la réputation, la santé, le confort physique, etc.); la valeur des biens
extérieurs n’est qu’ instrumentale (51), alors que seule la vertu est absolument*
bonne. Le bonheur stoïcien est nommé l’ apathie (52), c’est-à-dire l’absence de
passion (53) (πάθος, pathos en grec), la sérénité (54). Il ne faut pas
s’affliger d’un malheur, ou en tout cas il ne faut pas le laisser nous ronger, nous consumer.
II.b.3 Le cosmopolitisme
Le trait majeur du bonheur stoïcien, à part son austérité, est ce qu’on nommera son
cosmopolitisme : la vie politique est importante, contrairement à ce que soutient l’épicurisme,
mais ce n’est pas dans la cité (πόλις, polis) entendue au sens courant (la société définie par
des frontières, des caractéristiques ethniques, des lois différentes* des autres sociétés) que se
déroule la véritable vie politique. La cité entendue au sens courant n’est qu’un artefact : la
véritable cité est le cosmos, et tout homme est en ce sens un citoyen (55) du
monde (56). Le bonheur stoïcien se définit donc par un altruisme
(57) foncier : on ne peut pas être heureux tout seul.
SECTION III
L’État doit-il passer des lois garantissant le bonheur de la société qu’il dirige? On pourrait
objecter à cette idée* que la politique ne se préoccupe pas du bonheur individuel* : elle ne se
préoccupe que de la promotion des ressources et des capacités, en s’assurant uniquement que
chacun bénéficie d’opportunités suffisantes pour mener une vie bonne. Il n’y a pas de
droit (58) à être heureux.
208 Chapitre 13 — Le bonheur est-il une idée neuve ?
L’État semble devoir intervenir pour garantir le bonheur ou au moins le bien-être des
individus*, par exemple en passant des lois paternalistes (59) (rendre obligatoire*
le port de la ceinture de sécurité, etc.) C’est une vision communautariste (60) :
les individus* vivent mieux lorsque leurs vies sont encadrées par leur contexte social, ce qui a
donné l’idée* d’ État providence (61).
niveau d’endettement des consommateurs, niveau de revenu par rapport à l’index des
économique
prix, distribution des salaires, etc.
taux de chômage, taux de personnes qui changent de travail, nombre de plaintes relatives*
sur le lieu de travail
au travail, etc.
— au Bouthan, cette politique s’est surtout traduite en l’obligation* pour les citoyens de
porter le costume traditionnel en permanence et l’interdiction de la télévision;
— enfin, ce slogan paraît être une opération de relations* publiques pour faire oublier
l’oppression subie par la minorité népalaise.
propriété sur son corps et sur sa vie. Puis-je alors vendre un de mes reins à un artiste
pour qu’il l’expose dans une galerie? Puis-je vendre un de mes reins pour envoyer mon
enfant à l’université, puis mon deuxième (au risque de mourir) pour y envoyer mon
autre enfant? Il y a certaines limites à la vente d’organes qui paraissent non pertinentes
d’un point de vue libertariste.
Le suicide assisté Pour le libertariste, les lois interdisant le suicide assisté sont illégitimes*,
étant donné que ma vie m’appartient et que je peux donc l’abandonner s’il me plaît
d’en faire autant. Cependant, ce n’est pas l’argument qu’utilisent les partisans de ce
droit* : ils parlent bien plutôt de dignité et de compassion.
Le cannibalisme consensuel Des cas réels* de personnes désirant manger un être humain et
passant un contrat avec des personnes désirant être mangées surviennent régulièrement;
c’est le test ultime pour le libertarisme, étant donné qu’il ne s’agit pas ici de soulager la
douleur d’un patient.
La liberté est une notion que nous avons déjà abordée dans l’optique du désir et du corps;
nous l’avons retrouvée en parlant du bonheur, plus précisément en nous interrogeant sur le
poids de l’État et de la société sur les droits* fondamentaux des individus*. Avant la politique,
il y a le groupe social ; nous nous interrogerons donc ici sur la possibilité* et sur le sens de la
liberté dans le groupe social et éventuellement hors de ce groupe. Puis-je être libre avec les
autres? À l’opposé, y a-t-il un sens à se dire libre si l’on se trouve hors d’un groupe social?
SECTION I
L’homme vit en société de fait*; quel est le fondement* de son caractère social? Le fait*
qu’il vive en société n’est-il pas une forme* de dénaturation (1), de reniement
de son origine*?
211
212 Chapitre 14 — Peut-on être libre à plusieurs ?
Parmi les instruments, les uns sont inanimés, les autres vivants ; par exemple,
pour le patron du navire, le gouvernail est un instrument sans vie, et le matelot de
la proue un instrument vivant ; l’ouvrier, dans les arts, étant considéré comme un
véritable instrument. D’après le même principe, on peut dire que la propriété n’est
5 qu’un instrument de l’existence, la richesse une multiplicité d’instruments, et l’esclave
une propriété vivante ; seulement, en tant qu’instrument, l’ouvrier est le premier de
tous.
Si chaque instrument, en effet, pouvait, sur un ordre reçu, ou même deviné, tra-
vailler de lui-même […] ; si les navettes tissaient toutes seules ; si l’archet jouait tout seul
10 de la cithare, les entrepreneurs se passeraient d’ouvriers, et les maîtres, d’esclaves. Les
instruments, proprement dits, sont donc des instruments de production ; la propriété
au contraire est simplement d’usage. Ainsi, la navette produit quelque chose de plus
que l’usage qu’on en fait ; mais un vêtement, un lit, ne donnent que cet usage même.
En outre comme la production et l’usage diffèrent spécifiquement, et que ces deux
15 choses ont des instruments qui leur sont propres, il faut bien que les instruments dont
elles se servent aient entre eux une différence analogue. La vie est l’usage, et non la
production des choses ; et l’esclave ne sert qu’à faciliter tous ces actes d’usage. Propriété
est un mot qu’il faut entendre comme on entend le mot partie : la partie fait non
seulement partie d’un tout, mais encore elle appartient d’une manière absolue à une
20 chose autre qu’elle-même. Et pareillement pour la propriété : le maître est simplement
le maître de l’esclave, mais il ne tient pas essentiellement à lui ; l’esclave, au contraire,
est non seulement l’esclave du maître, mais encore il en relève absolument.
Ceci montre nettement ce que l’esclave est en soi et ce qu’il peut être. Celui qui,
par une loi de nature, ne s’appartient pas à lui-même, mais qui, tout en étant homme,
25 appartient à un autre, celui-là est naturellement esclave. Il est l’homme d’un autre, celui
qui en tant qu’homme devient une propriété ; et la propriété est un instrument d’usage
et tout individuel. (Aristote 2016, p. 12)
[E]rrant dans les forêts sans industrie, sans parole, sans domicile, sans guerre, et sans
liaisons, sans nul besoin de ses semblables, comme sans nul désir de leur nuire, peut-être
même sans jamais en reconnaître aucun individuellement, l’homme sauvage sujet à
peu de passions, et se suffisant à lui-même, n’avait que les sentiments et les lumières
5 propres à cet état, [il] ne sentait que ses vrais besoins, ne regardait que ce qu’il croyait
avoir intérêt de voir, et […] son intelligence ne faisait pas plus de progrès que sa vanité.
Si par hasard il faisait quelque découverte, il pouvait d’autant moins la communiquer
qu’il ne reconnaissait pas même ses enfants. L’art périssait avec l’inventeur ; il n’y avait ni
éducation ni progrès, les générations se multipliaient inutilement ; et chacune partant
10 toujours du même point, les siècles s’écoulaient dans toute la grossièreté des premiers
âges, l’espèce était déjà vieille, et l’homme restait toujours enfant. (Rousseau 1754,
p. 48)
Étant donné l’homme à l’état de nature, comment l’État peut-il émerger?
Rousseau accorde à Aristote que la famille est une société naturelle, mais précise
qu’elle est la seule de son espèce*.
De plus, peut-être le lien familial est-il l’origine* de l’ autorité politique
(39), mais il ne peut en constituer le fondement*; en effet, le citoyen d’un État ne se trouve pas
dans un rapport filial avec le gouvernant. De même, il n’existe pas d’esclave par nature, mais
seulement des esclaves de fait* qui se croient* naturellement esclaves. Le rapport de maître
à esclave revient donc uniquement à un rapport de force (40) (Rousseau 1761,
p. 250-252).
Aristote avait raison : mais il prenait l’effet pour la cause. Tout homme né dans
l’esclavage naît pour l’esclavage, rien n’est plus certain. Les esclaves perdent tout dans
leurs fers, jusqu’au désir d’en sortir ; ils aiment leur servitude comme les compagnons
d’Ulysse aimaient leur abrutissement. S’il y a donc des esclaves par nature, c’est parce
5 qu’il y a eu des esclaves contre nature. La force a fait les premiers esclaves, la lâcheté les
a perpétués. (Rousseau 1761, p. 252)
L’État peut-il alors trouver sa légitimité* dans sa force supérieure à celle de chaque citoyen
pris individuellement*? Si je force l’autre à m’obéir, ai-je un droit* à ce qu’il m’obéisse?
Rousseau { 452-453, no 2} nie qu’il existe un droit (41) du plus
fort (42). Celui qui cède à une force plus grande que la sienne ne le fait pas par
devoir (43) mais par nécessité (44); il n’est pas obligé d’obéir, mais y est
seulement contraint (45).
— Si j’ai le droit* de me faire obéir parce que j’ai la force pour moi, en d’autres termes si
on peut reprocher à x de ne pas m’avoir obéi parce que je suis plus fort que lui, dans ce
cas « l’effet change avec la cause » : si un individu* plus fort que moi survient, x devra
lui obéir et plus à moi.
— Si x court suffisamment vite pour que je ne puisse pas le punir de m’avoir désobéi, on
ne peut pas le lui reprocher — de même qu’on ne peut pas me reprocher de ne pas avoir
donné mon portefeuille au voleur qui me menaçait d’une arme parce que j’ai réussi à
lui échapper; x n’est donc pas obligé (46) d’obéir à ma force, puisque
son devoir disparaît si ma force cesse ou s’il devient plus fort que moi.
On doit donc conclure que « force ne fait pas droit*, et qu’on n’est obligé d’obéir qu’aux
puissances légitimes ». Aucun homme ne dispose d’une autorité politique « naturelle » sur
son semblable* (Rousseau 1761, p. 253).
Sec. I — Dans quelle mesure l’homme est-il un être social ? 215
Comment alors légitimer* l’entrée de l’homme en société? Ne perd-il pas, par là même,
son statut d’être humain, puisqu’il y rentrera nécessairement* dans des rapports de force, de
domination, etc. avec autrui et qu’il perdra sa liberté (47), totale et absolue*
jusqu’alors dans l’état de nature? N’est-on pas l’esclave des autres en société?
S’il est concevable qu’un homme puisse se vendre lui-même en esclavage, par exemple
pour survivre, un peuple entier ne le peut pas : pour quel bénéfice se vendrait-il, en d’autres
termes qu’a-t-il à gagner à s’aliéner (48) (se donner ou se vendre)? Il ne dépend
pas du souverain, mais l’inverse est vrai; de plus, s’il se vend lui-même, condamne-t-il ses
enfants à vivre en esclavage? Cela outrepasserait les droits* de la paternité. Enfin, se vendre
soi-même, c’est se dégrader (49) de sa qualité d’humain, et se livrer en devant
tout à quelqu’un (le maître) qui ne doit rien. Par ailleurs, le droit* de conquête ou la guerre
ne justifient pas non plus une réduction en esclavage. Il est donc impossible* que l’homme
abandonne une quelconque parcelle de sa liberté au profit d’un autre (Rousseau 1761, p. 253-
256).
Rousseau n’est cependant pas un anarchiste. La seule façon de fonder* la légitimité* de
l’État est de supposer que les hommes se sont mis d’accord, ont passé une convention
(50) scellant leur association et les transformant, d’une multitude désorganisée, en
peuple (51). Le problème est que la liberté, à l’état de nature, était totale et
absolue* : comment les hommes pourraient-ils accepter un état civil où leur liberté serait
nécessairement* limitée par celle des autres? Il faut qu’en société, dans un État légitime*,
chacun soit aussi libre qu’auparavant et n’obéisse jamais qu’à lui-même — sinon il s’agirait ici
d’un esclavage.
La solution est le contrat social (52), qui se ramène à une seule clause :
« l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits* à toute la communauté ». Chaque
membre accepte d’abandonner totalement sa liberté naturelle et de ne conserver aucun droit*;
dans ce cas, tous seront égaux*, car nul n’aura plus de droits* que les autres. De plus, comme je
n’ai pas de droit* sur autrui qu’il n’ait sur moi, personne n’abandonne vraiment sa liberté, et
de plus cette dernière est désormais protégée par le corps social (Rousseau 1761, p. 257-259).
La position à laquelle arrive Kant dans le texte précédent est intermédiaire* : d’une
part l’homme est sociable, a un penchant à s’associer car dans cette association il trouve
la possibilité* de développer ses dispositions naturelles (54) qui autrement
seraient restées en friche (l. 3-5); d’autre part, toutefois, il est insociable (55),
c’est-à-dire qu’il ressent aussi une tendance à s’isoler, à se détacher du groupe social parce
qu’il voudrait pouvoir tout commander à sa guise et que les autres s’opposeraient à sa volonté
comme il s’opposerait aux leurs (une sorte de concurrence, l. 5-8). L’homme n’est donc ni
naturellement sociable ni naturellement insociable, mais son caractère est l’ insociable
sociabilité (56). Schopenhauer exprime la même idée dans la fable suivante.
Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe
serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais
tout aussitôt, ils ressentirent les attaques de leurs piquants, ce qui les fit s’éloigner les
uns des autres. Quand le besoin de se réchauffer les eut rapprochés de nouveau, le
5 même inconvénient se renouvela, de façon qu’ils étaient ballottés deçà et delà entre
les deux souffrances, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne
qui leur rendît la situation supportable. Ainsi le besoin de société, né du vide et de la
monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais
leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersent
10 de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en
commun devient possible, c’est la politesse et les bonnes manières. (Schopenhauer
1974, p. 651)
La vie sociale n’est donc possible* qu’à condition de mettre en place des règles permettant
de gérer les rapports de proximité, règles qui s’incarneront dans la politesse (57)
(l. 11) : celle-ci n’est pas qu’un ensemble de formules vides, voire une forme* d’hypocrisie — je
peux souhaiter une bonne journée à quelqu’un que je ne peux pas supporter, comme mon
professeur de philosophie — mais aussi une réponse à la question de savoir comment établir
une relation (58) avec l’autre. Par exemple, lorsque je rencontre quelqu’un que
je ne connais pas, comment dois-je le traiter? Dois-je l’ignorer, de quel degré de familiarité
user avec lui? La politesse me donne un moyen d’établir une relation* avec lui sans l’agresser
(par exemple en me tenant à une distance respectable de lui, en usant d’un niveau de langue
approprié, etc.) La politesse est donc une forme* de compromis (59) entre les
limitations que m’impose autrui et ma tendance à n’en faire qu’à ma guise.
Il faut toutefois garder à l’esprit qu’elle reste fondamentalement* un antagonisme
(60) : l’insociable sociabilité, de par son caractère paradoxal, pousse l’homme à sortir de
sa paresse naturelle et sous l’effet de l’ambition, de la soif de dominer, de la cupidité, en somme
des passions (61), à progresser, à s’améliorer, en un mot à se civiliser
(62) et à devenir moral (63) (l. 9-14) dans une forme* de darwinisme
social. Si les hommes étaient demeurés dans l’isolement où ils vivaient dans l’état de nature,
ou s’ils vivaient naturellement dans la concorde et l’amour mutuel, ils en resteraient à une
enfance éternelle.
Rousseau a raison de caractériser l’homme par la perfectibilité; mais il se trompe en
posant que l’homme à l’état de nature est déjà un être humain. L’homme n’est qui il est qu’en
société. Pour sa part, Aristote a tort de naturaliser le rapport social, car ce faisant il ravale la
culture et le progrès humain à la simple évolution naturelle.
Sec. II — Que signifie la liberté pour l’homme ? 217
SECTION II
Afin de comprendre* comment l’homme peut être libre en société, il faut étudier ce qu’est
la liberté. De façon générale*, est libre le sujet* qui, dans une situation donnée, peut agir
ou agit conformément à son jugement (64) sur ce qu’il est bon de faire (dans
cette situation). Le problème immédiat* est la possibilité* d’un désaccord entre jugement
et action (65), soit a) à cause* d’entraves d’ordre physique ou physiologique
(sous-section II.a), soit b) à cause* d’autrui qui, par la menace, impose sa volonté au sujet (sous-
section II.b), soit, enfin, c) en raison des motifs et inclinations du sujet qui l’amènent à vouloir
et à accomplir une action qu’il désapprouve (sous-section II.c page suivante). L’indépendance
du sujet* par rapport à ces trois facteurs correspond aux trois dimensions de la liberté que
nous allons étudier ci-après.
instinct justice
amoralité moralité
appétit droit
égoïsme altruisme
penchants raison
Par contraste, l’obligation* est l’obéissance, non à la loi d’un autre, ce qui serait de l’hété-
ronomie, mais à la loi que le sujet* a décidée lui-même. C’est l’avantage du passage de l’état de
nature à l’état civil, soutient Rousseau.
Agir contre mon gré, mais de façon décidée et choisie, est donc possible*. Quel serait
alors le sens le plus haut de la liberté, selon lequel on agirait de plein gré et de façon décidée et
choisie?
La liberté de la personne se définit comme la façon dont la personne est présente, sur
le mode de l’ action (77) et de l’ émotion (78) (les contrôler), à
autrui (79) et au monde (80) (connaître ses limites). Épictète
la définit de la façon suivante.
Est libre celui qui vit comme il veut, qu’on ne peut ni contraindre, ni empêcher, ni
forcer, dont les volontés sont sans obstacles, dont les désirs atteignent leur but, dont
les aversions ne rencontrent pas l’objet détesté. (Épictète 1964, p. 1040)
Table 14.2 — Qu’est-ce qu’une contrainte*?
acte.
220 Chapitre 14 — Peut-on être libre à plusieurs ?
II.c.1 Est libre celui qui n’est pas contraint d’agir ou de s’abstenir d’agir
Ne pas être contraint* d’agir ne suffit cependant pas; en S4 , le commerçant fait de plein
gré dépendre son action d’autrui en vue d’obtenir un avantage — mais il n’agit pas pour
autant comme il le veut (84), parce qu’il agit contrairement à ce qu’il estime
juste de faire, se trouvant du même coup en désaccord (85) avec lui-même (par
exemple dans la honte).
Une personne authentiquement libre ne pose jamais un acte auquel elle n’a pas donné
son accord intérieur : c’est ce qu’on appelle l’ indépendance (86). Si le sujet* se
détache des valeurs dont la réalisation* dépend d’autrui, il pourra être indépendant.
L’indépendance n’est cependant pas encore la liberté pleine et entière : elle peut se conju-
guer avec un état d’ aliénation (87). Par exemple, une personne qui fait partie
d’une secte va conformer son action aux directives du gourou de cette secte; elle fait donc
dépendre son action d’autrui, mais elle est quand même libre, parce qu’elle est intérieure-
ment d’accord avec cette situation. Elle fait ce que veut le gourou, mais en réalité* elle fait ce
qu’elle veut, puisqu’elle veut toujours ce que veut le gourou. Elle est libre, au sens d’indépen-
dante, mais en même temps elle a abdiqué son pouvoir* de s’orienter (88) dans
la vie (89) par ses propres moyens en s’appuyant sur l’ exercice critique
(90) de la raison (91). Ce pouvoir* se nomme l’ autonomie
(92).
On pourrait donc définir l’indépendance comme une liberté négative (93)
(ne pas dépendre d’autrui) et l’autonomie comme une liberté positive (94)
(définir par soi-même les valeurs que l’on va poursuivre). L’indépendance est une condition
nécessaire* mais non suffisante de l’autonomie.
II.c.3 Est libre celui qui ne rencontre jamais d’obstacles dans la réalisation de ses fins
Est libre celui qui, non seulement fait toujours ce qu’il veut, mais en plus arrive toujours à
réaliser (95) ce qu’il veut réaliser*. La personne doit donc poursuivre unique-
ment des projets dont la réalisation* ne saurait être compromise par des circonstances externes
ou des événements qui échappent à son contrôle (par exemple se concentrer sur le baccalauréat
et remettre les petites amies à plus tard).
Puisque l’homme libre est celui à qui tout arrive comme il le veut, me dit un fou,
je veux aussi que tout m’arrive comme il me plaît. — Eh ! mon ami, la folie et la liberté
Sec. III — Le déterminisme 221
Table 14.3 — Synthèse* sur les formes* de liberté et sur ce à quoi elles s’opposent
Nécessité, Contrainte*
obstacles Circonstances
(volonté d’un Tentation Aversions
physiques extérieures
autre)
Liberté
opposée compatible compatible compatible compatible
physique
Agir de plein
opposée opposée opposée compatible compatible
gré
ne se trouvent jamais ensemble. La liberté est une chose non seulement très belle,
mais très raisonnable, et il n’y a rien de plus absurde ni de plus déraisonnable que de
5 former des désirs téméraires et de vouloir que les choses arrivent comme nous les
avons pensées. Quand j’ai le nom de Dion à écrire, il faut que je l’écrive, non pas comme
je veux, mais tel qu’il est, sans y changer une seule lettre. Il en est de même dans tous
les arts et toutes les sciences. Et tu veux que sur la plus grande et la plus importante de
toutes les choses, je veux dire la liberté, on voie régner le caprice et la fantaisie. Non,
10 mon ami : la liberté consiste à vouloir que les choses arrivent, non comme il te plaît,
mais comme elles arrivent. (Épictète 1964, p. 838-839)
II.c.4 Est libre celui qui ne rencontre jamais l’objet de ses aversions
Les objets* de l’aversion sont ce que le sujet* considère comme un mal (96);
la personne libre sous les deux premiers aspects (contrainte* et tentation) ne rencontre pas le
mal sous la forme* d’une action qu’elle accomplit, et sous l’aspect précédent, elle ne rencontre
pas le mal sous la forme* de l’échec d’une action qu’elle estime bonne. Les coups du sort sont
toujours possibles*, mais ils ne sont pas des maux, puisqu’il s’agit de privations de choses
auxquelles de toute façon elle n’est pas attachée. Une fois encore, les biens extérieurs sont
indifférents*.
SECTION III
Le déterminisme
du nombre qui définit un système matériel sur le nombre des gênes qui s’opposent
aux déformations de ce système, ou qui lui interdisent certains mouvements. Cette
définition qui résulte d’une réflexion sur une observation toute simple, méritait d’être
10 rappelée en regard de l’impuissance remarquable de la pensée morale à circonscrire
dans une formule ce qu’elle entend elle-même par « liberté» d’un être vivant et doué
de conscience de soi-même et de ses actions. Mais rien de plus fécond que ce qui
permet aux esprits de se diviser et d’exploiter leurs différences, quand il n’y a point de
référence commune qui les oblige à s’accorder. (Valéry 1977, p. 951)
On ne peut jamais être libre dans l’absolu* : il y a toujours des conditions de l’action
dont on ne peut s’abstraire*. Le problème que nous nous posons ici commande d’étudier les
rapports de l’action à ses circonstances, et notamment à ses causes* et à ses fins*, deux facteurs
qui la définiront peut-être de manière paradoxale.
cune place au choix conscient. Par exemple, Spinoza critique l’illusion de liberté de l’homme
en le comparant à une pierre qu’on aurait lancée : si elle bouge, c’est en raison d’une cause*
extérieure qui lui donne une impulsion. Tout ce qui existe est ainsi déterminé par une cause*
extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.
Aujourd’hui, on parlerait du fait* que nous n’avons pas conscience du fonctionnement
de notre cerveau lorsque nous pensons.
Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue
de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir.
Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement, croira qu’elle
est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut.
5 Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela
seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les
déterminent.
Il n’est rien que les hommes puissent moins faire que de gouverner leurs désirs ; et
c’est pourquoi la plupart croient que notre liberté d’action existe seulement à l’égard
10 des choses où nous tendons légèrement, parce que le désir peut en être aisément
contraint par le souvenir de quelque autre chose fréquemment rappelée ; tandis que
nous ne sommes pas du tout libres quand il s’agit de choses auxquelles nous tendons
avec une affection vive que le souvenir d’une autre chose ne peut apaiser. S’ils ne
savaient d’expérience cependant que maintes fois nous regrettons nos actions et que
15 souvent, quand nous sommes dominés par des affections contraires, nous voyons le
meilleur et faisons le pire, rien ne les empêcherait de croire que toutes nos actions sont
libres.
Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger
et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce
20 qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard,
et bien d’autres de la même farine 1 , croient agir par un libre décret 2 de l’âme et non
se laisser contraindre ; l’expérience donc fait voir aussi clairement que la raison que les
hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions
et ignorants des causes par où ils sont déterminés. (Spinoza 1988, p. 305-307)
L’illusion de liberté revient à croire* (faussement) que la série causale* qui produit l’action
émane spontanément de l’individu, de façon totalement indépendante des séries causales*
extérieures (par exemple de la causalité* neuronale). Or, affirme Spinoza, de quel droit* l’être
humain se considère-t-il comme extérieur à la causalité* naturelle? Il n’est pas « un empire
dans un empire » (Spinoza 1965, p. 133), une zone de micro-causalité* indépendante de la
causalité* naturelle générale*.
Il importe de distinguer le déterminisme du fatalisme (107) : ce dernier
suppose l’existence d’un destin (108) décidé par une autorité surnaturelle et
qu’on ne saurait éviter. Le fatalisme amène à accepter les événements tels qu’ils sont parce qu’il
les considère signifiants, et par conséquent à ne plus agir, puisqu’aucune action ne saurait rien
changer : c’est l’ argument paresseux (109). Par exemple, certains élèves pensent
ne pas devoir travailler en cours de philosophie parce qu’ils partent du principe* qu’il faut
plaire au correcteur en lui resservant son opinion dans le devoir. Par contre, le déterminisme,
puisqu’il repose sur des causes* uniquement naturelles, pose qu’on peut éventuellement les
contrôler, par exemple comme on contrôle une épidémie en produisant un vaccin.
1. De la même espèce*.
2. Décision.
224 Chapitre 14 — Peut-on être libre à plusieurs ?
On raconte que deux commerçants peu scrupuleux, ayant réussi à acquérir une
grande fortune au moyen de spéculations pas très honnêtes, s’efforçaient d’être admis
dans la bonne société. Il leur sembla donc utile de faire faire leurs portraits par un
peintre très célèbre et très cher. Les deux spéculateurs donnèrent une grande soirée
5 pour faire admirer ces tableaux coûteux et conduisirent eux-mêmes un critique d’art
influent devant la paroi du salon où les portraits étaient suspendus l’un à côté de l’autre.
Le critique considéra longuement les deux portraits, puis secoua la tête comme s’il lui
manquait quelque chose, et se borna à demander, en indiquant l’espace libre entre les
tableaux : « Où est le Christ ?»
10 Analysons cette plaisanterie. Évidemment, le critique a voulu dire : « Vous êtes
deux coquins 1 , comme ceux entre lesquels on a crucifié Jésus-Christ.» Cependant,
il ne l’a pas dit. Il a dit autre chose qui, au premier abord, paraît tout à fait étrange,
incompréhensible, sans rapport avec la situation présente. On ne tarde pourtant pas à
discerner dans cette exclamation du critique d’art l’expression de son mépris. Elle tient
15 lieu d’une injure. Elle a la même valeur, la même signification : elle en est le substitut.
(Freud 2002, p. 35)
La cure psychanalytique { 81} fonctionne selon le principe* de la libre association
(113) des idées*. Le patient (qu’on nomme « analysant ») parle de tout ce qui lui passe
par la tête, sans aucune censure (114) de la part de l’« analyste »; il peut expri-
mer des désirs tout à faits immoraux ou criminels. On part ainsi des idées* et des désirs les plus
superficiels pour creuser, en travaillant sur les idées* qui leur sont associées, plus profondément
dans le psychisme et faire remonter à la conscience des désirs et des pulsions refoulés
(115), de façon archéologique.
1. Deux voleurs.
Sec. III — Le déterminisme 227
corps. On a peur de son inconscient ; là se trouve logée la faute capitale. Un autre Moi
me conduit qui me connaît et que je connais mal. […]
25 En somme, il n’y a pas d’inconvénient à employer couramment le terme d’incons-
cient ; c’est un abrégé du mécanisme. Mais, si on le grossit, alors commence l’erreur ; et,
bien pis, c’est une faute. (Alain 1941, p. 149-151)
En tant que l’inconscient détermine les actions de l’homme, ce dernier n’est pas libre
car ses actions reflètent nécessairement* son histoire affective (120). Ce n’est
toutefois pas un déterminisme horizontal (121) classique, où les actions sont
déterminées directement par les conditions extérieures, mais un déterminisme vertical
(122), lié à la profondeur de l’histoire de l’individu*. Or, soutient Sartre, Freud nie,
ce faisant, la liberté essentielle* à l’homme (Sartre 1994, p. 502-503); l’homme est en effet
défini par un mode particulier d’être au monde, l’ existence (123), qui implique
qu’il soit dépourvu d’essence*. Un objet* est défini par un concept, mais l’être humain n’est
rien naturellement; il se fait être telle ou telle chose, et par conséquent il est absolument*
responsable de ses actions. Les conditions extérieures, l’inconscient, etc. qui pourraient amener
à nier ma liberté ne l’annulent pas en réalité* : je suis toujours libre même contre le « coefficient
d’adversité » des choses car c’est ma liberté qui le fait surgir. Un rocher sur mon chemin n’est
un obstacle que si ma fin* est de passer; si elle est de contempler le paysage, le rocher devient
une aide. Notre liberté constitue le cadre dans lequel les conditions extérieures se manifestent
comme des limites (Sartre 1994, p. 538-539).
La liberté est ainsi la possibilité* métaphysique de se défaire du « poids » du passé
(124) et de se projeter (125) vers l’avenir pour se définir. En revanche,
pour la psychanalyse, l’individu* ne peut qu’agir en fonction de son capital inconscient, de
son Ça qui parle en lui.
228 Chapitre 14 — Peut-on être libre à plusieurs ?
— elle peut désigner la course d’une chose non interrompue par des obstacles extérieurs ;
— elle s’oppose à la contrainte, en ce sens qu’agir par contrainte implique d’accomplir la
volonté d’autrui parce que celui-ci menace une valeur qui m’est plus importante que
l’action demandée de moi ;
— elle prend enfin le visage de l’indépendance, puis de l’autonomie, au sens où la véritable
liberté consiste à agir en accord avec soi-même.
Il est possible* d’être libre à plusieurs, c’est-à-dire dans une société, puisque celle-ci est fondée* sur
une dynamique d’insociable sociabilité, où le maximum de compétition interindividuelle* engendre
le maximum de progrès pour le groupe. Autrui représente une menace pour ma liberté, parce qu’il
est susceptible de m’imposer une contrainte* — mais en même temps, son existence m’amène à
m’imposer des obligations* et à accéder à la vraie liberté, c’est-à-dire à la liberté de la personne qui fait
de plein gré (indépendamment) ce qu’elle a consciemment décidé (de façon autonome). La véritable
menace pour ma liberté est, non autrui, mais moi-même.
Prolongements philosophiques
Sec. III — Le déterminisme 231
Références audiovisuelles
De battre mon cœur s’est Sur quelle base fonder son bonheur?
Audiard
arrêté
233
Qu’est-ce que la politique?
CHAPITRE 15
Révolution et contre-révolution se
masquent pour à nouveau s’affronter.
Franchise de courte durée! Au combat
des aigles succède le combat des pieuvres.
Le génie de l’homme, qui pense avoir
découvert les vérités formelles,
accommode les vérités qui tuent en
vérités qui autorisent à tuer.
Char.
Dans les cours précédents, nous avons à plusieurs reprises, notamment dans l’analyse* de
la socialité, touché au problème de l’État, qui appelle plus fondamentalement* le problème de
la politique. Il nous faut à présent étudier ce problème pour lui-même, notamment dans son
rapport au groupe social dont nous venons de terminer l’analyse*.
SECTION I
235
236 Chapitre 15 — Qu’est-ce que la politique ?
Allons plus loin : quelle est la nature de ce pouvoir*? Il importe de remarquer, comme le
rappelle Castoriadis, qu’il n’est pas le seul, ou même le premier, pouvoir (5)
existant dans les groupes sociaux. En effet, tout groupe social, avant même l’apparition de
la politique, exerce un contrôle implicite, diffus sur ses membres, par les institutions
(6) sociales préexistant à ces derniers (religion, famille, etc.), par les valeurs
(7) qu’elle leur propose et aussi par l’ imaginaire (8) commun qu’elle leur
permet de partager. Par exemple, l’honneur, dans la société du Cid, correspond à une forme*
de pouvoir* invisible, de contrôle des comportements et des relations* interpersonnelles par
des règles tacites (Corneille 1999). C’est un pouvoir* pré-politique, voire anti-politique s’il est
illégal*. Le but de ce pouvoir* implicite est de reproduire les individus* à l’identique* afin que
la société perdure telle qu’elle est. Une société n’imagine en effet pas qu’elle peut disparaître;
la fin de La Planète des singes de Franklin J. Schaffner est choquante précisément parce
que nous n’imaginons pas que notre société, notre mode de vie, notre savoir, notre art, notre
littérature, etc. puissent connaître un jour le destin, par exemple, des civilisations de l’Europe
antique.
Or, ce pouvoir* n’est jamais absolu*, sinon il n’y aurait pas d’histoire, pas d’évolution ou
de révolution sociales. Toute institution, toute morale, tout imaginaire sont voués à l’échec
en raison de leur historicité (9) radicale. Par exemple, il peut y avoir crime,
litige violent insoluble, guerre, etc.; les défenses sociales peuvent échouer ou être battues en
brèche, ce qui sera une des racines du pouvoir* explicite (10) et second de la
politique, lequel visera à « rétablir l’ordre, [à] assurer la vie et l’opération de la société envers
et contre tout ce qui, actuellement ou potentiellement, la met en danger » (Castoriadis 1990,
p. 118-124).
Nombre de gouvernants
République ou
Le gouvernant agit dans l’intérêt général*
Monarchie Aristocratie gouvernement
(constitution droite).
constitutionnel
populisme (14). La démagogie est l’attitude qui consiste à flatter les aspirations à la
facilité et les passions des masses populaires pour obtenir ou conserver le pouvoir, ou pour
accroître sa popularité. Voir le passage suivant d’Antoine de Saint-Exupéry.
La démagogie s’introduit quand, faute de commune mesure, le principe d’égalité
s’abâtardit en principe d’identité. Alors le soldat refuse le salut au capitaine, car le
soldat, en saluant le capitaine, honorerait un individu, et non la nation. (Saint-Exupéry
1975, p. 201)
De même, le populisme est un mouvement faisant appel, exclusivement ou préféren-
tiellement, au peuple en tant qu’unité indifférenciée*, par opposition à des élites usurpant
réellement* ou censément le pouvoir* politique (anti-parlementarisme).
Par contre, les bons gouvernements (15) sont fondés* sur la justice
distributive (16) : non pas à chacun la même chose, mais à chacun en proportion de
son excellence (17). Les mauvaises lois oublient donc que l’ égalité
(18) ou l’ inégalité (19) n’ont pas de valeur absolue*.
Un régime populaire, en effet, naît du fait que des gens qui sont égaux dans un
domaine, estiment être égaux absolument : c’est parce qu’ils sont tous pareillement
libres qu’ils s’estiment être égaux absolument. Une oligarchie, par contre, naît du fait
que des gens inégaux dans un seul domaine déterminé posent en principe qu’ils sont
5 inégaux en tout ; c’est parce qu’ils sont inégaux par la richesse qu’ils posent en principe
qu’ils sont inégaux en tout. (Aristote 2016, p. 137)
Il peut donc exister une science (20) de la politique, un régime ou un en-
semble de régimes (monarchie, aristocratie, république) à instaurer afin que l’homme qui
vit sous ces régimes atteigne le plein développement de sa nature. Par principe*, certains
régimes sont mauvais, par exemple la démocratie/démagogie qui consiste pour le bas peuple à
gouverner, alors qu’il n’est pas « naturellement » capable de le faire.
Il faut ici remarquer la différence* entre identité* et égalité* — ce n’est pas parce que le
soldat et le capitaine sont tous les deux des individus* (identité*) qu’ils sont nécessairement*
égaux*, ou qu’il soit illégitime* qu’ils soient inégaux* dans leurs droits — et aussi qu’il n’existe
pas d’égalité* ou d’inégalité* dans l’absolu*. Il n’est pas forcément injuste que le capitaine
commande au soldat, ou qu’un cadre soit plus payé qu’un ouvrier, etc. puisqu’ils mérite
(21) plus de pouvoir* ou de salaire à proportion de la difficulté et de l’importance du
travail qu’ils effectuent. C’est la justice distributive.
Par contre, si le capitaine vole le soldat, il outrepasse ses prérogatives et déséquilibre
(22) l’ordre social; il faut alors rétablir l’équilibre en punissant le capitaine pour le délit
238 Chapitre 15 — Qu’est-ce que la politique ?
qu’il a commis. En ce sens, capitaine et soldat sont égaux* : c’est la justice corrective
(23).
La politique repose sur un fait : la pluralité humaine. Dieu a créé l’homme, les
hommes sont un produit de la nature humaine, terrestre, le produit de la nature hu-
maine. C’est parce que la philosophie et la théologie s’occupent toujours de l’homme,
parce que toutes leurs déclarations seraient exactes, quand bien même n’y aurait-il
5 qu’un seul homme ou seulement deux hommes, ou uniquement des hommes iden-
tiques, qu’elles n’ont jamais trouvé aucune réponse philosophiquement valable à la
question : qu’est-ce que la politique ? La politique traite de la communauté et de la
réciprocité d’êtres différents. Les hommes, dans un chaos absolu ou à partir d’un chaos
absolu de différences, s’organisent selon des communautés essentielles et déterminées.
10 […] [L’homme n’est pas un « animal politique»] comme s’il y avait en l’homme
quelque chose de politique qui appartiendrait à son essence. C’est précisément là
qu’est la difficulté : l’homme est a-politique. La politique prend donc naissance dans
l’espace-qui-est-entre-les hommes, donc dans quelque chose de fondamentalement
extérieur-à-l’homme. La politique prend naissance dans l’espace intermédiaire et elle se
15 constitue comme relation. […]
Il est extrêmement difficile de prendre conscience qu’il existe véritablement un
domaine où nous devons être libres, c’est-à-dire où nous ne nous sentions ni livrés à
nos impulsions ni dépendants de quoi que ce soit de matériel. Il n’y a de liberté que
dans l’espace intermédiaire propre à la politique. La politique organise d’emblée des
20 êtres absolument différents en considérant leur égalité relative et en faisant abstraction
de leur diversité relative. (Arendt 1995, p. 39-43)
La philosophie semble inapte à saisir la spécificité* de l’activité politique, car elle recherche
systématiquement un modèle unique d’être humain, alors que la politique repose sur le fait*
de la pluralité humaine (24) (l. 1). L’activité politique suppose des relations*
de réciprocité (25) entre des êtres nécessairement* différents* les uns des autres,
ces différences* créant un « chaos » (l. 8-9) à partir duquel la politique doit émerger comme
organisation. La politique n’est donc pas essentielle (26) à l’homme, qui n’est
pas un animal politique (l. 10-11) : l’homme entendu au sens d’idéal*, d’archétype, se tient en
dehors de la politique. C’est uniquement lorsqu’il entre en relation* avec les autres hommes
que la politique émerge, dans l’ espace intermédiaire (27) qui se crée du fait*
de cette relation* (l. 12-15). On peut donc redéfinir la politique non comme ce qui va définir
l’ homme en tant que concept, non comme sa différence* essentielle*, mais comme ce qui
définira les communautés humaines, ce qui englobera le domaine de la liberté
(28). Je ne peux être libre qu’avec les autres, dans ma relation* avec eux.
Sec. I — Approche générale de la politique 239
conséquent au gouvernant de contrôler les circonstances, voire de les forcer grâce à sa « vertu »
qui réclame donc parfois d’accomplir des actes parfaitement vicieux au regard de la morale
conventionnelle (Jules César, Napoléon, Hitler, etc.) Le monde de Machiavel n’est
donc pas régi par la providence, fût-elle divine. Il ne recommande cependant pas le vice de
façon systématique; il est meilleur d’employer des moyens moraux, mais si ceux-ci sont un
obstacle plutôt qu’une aide, il ne faut pas hésiter à transgresser la morale.
Une des composantes de la Fortune est la nature humaine (44) : celle-ci
est vue de façon très sombre { 488-489, no 2}. Il est impossible* de faire confiance aux êtres
humains; par conséquent, pourquoi le gouvernant suivrait-il des principes* moraux? Bien
plutôt, il devra à la fois posséder la ruse (45) du renard (46) et
la force (47) du lion (48) { 489, no 3} : le renard, pour déjouer
les pièges et en tendre, et le lion pour effrayer ses ennemis. Toutefois, de même que l’artiste
déguise le hasard de sa création en « inspiration », l’homme politique devra déguiser ses
moyens en se construisant une image vertueuse pour le peuple.
Il faut, enfin, rappeler que la politique ne consiste pas uniquement en moyens machia-
véliques pour se maintenir au pouvoir*; son but est la création d’une nouvelle réalité*, et si
elle ne suit pas les règles de la morale individuelle*, c’est au nom d’une morale supérieure,
qui transcende* les intérêts particuliers* et l’ambition du gouvernant — l’intérêt général*,
l’intérêt de la nation, ce qu’on appelle la raison (49) d’ État (50).
Figure 15.1 — Quelle valeur les êtres humains respectent-ils spontanément? [Quino]
Table 15.2 — Répartition des types de sociétés par rapport au pouvoir* politique
SECTION II
aucun État n’est nécessaire* à fins* de protection de ce droit*. Le chef ne peut donc être celui
qui possède plus que les autres; bien au contraire, il est souvent celui qui possède moins que les
autres, car s’impose à lui une obligation* de générosité (68) : il doit donner tout
ce qu’on lui demande, ce qui s’apparente souvent à un pillage permanent. En cas de famine, la
tribu vient s’installer dans sa maison et vit à ses dépens, le forçant ainsi à trouver une solution
au problème.
Le chef ne dispose d’aucun pouvoir*, car il ne peut forcer les autres à lui obéir : il ne
dispose sur eux d’aucun moyen de coercition, en d’autres termes il ne peut leur faire faire ce
qu’ils ne veulent pas faire, par exemple partir en guerre. Tout ce dont il dispose est son
prestige (69), acquis par exemple à la guerre, sa compétence technique
(70), par exemple en matière de chasse, et son éloquence (71), lui permettant de
régler les conflits internes à la tribu. Ce prestige dépend uniquement de la société, ce qui veut
dire que le chef, loin de commander au groupe, est commandé par lui. Le véritable pouvoir*
politique se trouve dans la société dans son ensemble.
Pourquoi l’État, dans ces conditions, est-il apparu, puisque toute société a d’abord été
primitive? Clastres considère l’origine* de l’État comme un mystère (72).
Cela ne signifie pourtant pas que l’on ne peut pas poser la question de son fondement*.
Si Louis xiv a jamais dit : « L’État, c’est moi », c’est qu’il n’avait rien compris à la
royauté : l’État n’est pas une propriété privée, mais s’identifie* à l’ intérêt général
(75). D’ailleurs, on utilisait la formule : « Le roi est mort, vive le roi! » pour
signifier la continuité de l’institution de la monarchie au-delà des personnes physiques.
En aucun cas il ne peut y avoir confusion entre l’État et la personne physique qui exerce
concrètement* le pouvoir* étatique, parce que, notamment dans la démocratie, il y a une dif-
férence* entre la souveraineté (76) et le gouvernement (77).
Le/la président(e) et son gouvernement exercent le pouvoir* politique, mais ils ne peuvent
le faire qu’à la condition que l’instance qui détient la souveraineté les ait commissionnés
pour le faire — et seul le peuple (78) détient la souveraineté, c’est-à-dire
le pouvoir*, la légitimité* de décider des lois. Le gouvernement représente
(79) le peuple qui l’a élu, au sens où il en est l’image, parce que le peuple lui a conféré la
capacité de vouloir en son nom (80).
b) L’État doit de plus être différencié* de la société (81) qu’il dirige (voir sec-
tion III page 247).
Weber { 473, no 3} synthétise* ces différences* dans la définition suivante.
Il faut concevoir l’État contemporain comme une communauté humaine qui,
dans les limites d’un territoire déterminé, […] revendique avec succès pour son propre
compte le monopole de la violence légitime. (Weber 1963, p. 125)
L’État correspond donc à trois éléments : a) il régit un territoire (82) b) sur
lequel vit une population (83) donnée et c) il détient un pouvoir* de violence
légitime*.
Si l’homme est un animal politique, la société est son milieu naturel (84);
par contre, l’État moderne, se différenciant* de la société, doit donc être assimilé, comme
le dit Hobbes, à un artefact (85) (Hobbes 1973, p. 89-91). On va différencier*
l’État de la nation (86), définie par des critères naturels (territoire, sang, etc.) ou
spirituels (communauté de langue, de valeurs, d’histoire, etc.) Par exemple, la nation kurde ne
dispose pas d’État; de même dans le passé les Juifs, les Ukrainiens ou les Polonais. Par contre,
la Belgique n’est pas vraiment une nation, même si c’est un État.
L’État est donc un artifice permettant aux hommes d’échapper à la vie naturelle, guerre
« de chacun contre chacun » comme la conçoit Hobbes (Hobbes 1973, p. 63-66). Il corres-
pondra à une institutionnalisation (87) rationnelle des rapports de pouvoir* et
détiendra le monopole de la puissance* publique, ce qu’on nommera la souveraineté
(88), lui permettant de légiférer*, d’administrer et de punir afin d’empêcher les conflits.
Cette souveraineté s’opposera aux autres formes*, privées, de pouvoir*, comme l’Église 1 ; de
plus son but essentiel*, contrairement aux autres champs de pouvoir*, sera toujours, sauf à être
vicié, le bien commun (89). Dans cette optique, l’État produira des lois
(90) de façon organique, et l’ensemble de ces lois sera nommé le droit positif
(91) (posé, établi par les hommes).
La production même de ce droit* positif engendre une autolimitation (92)
du pouvoir* de l’État : il est tenu de se comporter envers les citoyens comme envers des
sujets* de droits*, garantissant ainsi leur statut de personnes et leurs libertés. Si l’État était
1. Ce pourquoi Richard Nixon accusait John
F. Kennedy, un catholique, d’obéir au Vatican et non
au peuple états-unien.
Sec. II — Qu’est-ce qu’un État ? 245
au-dessus des lois, il n’aurait pas à respecter ces derniers : il est donc tenu par les lois qu’il
promulgue, ce qui permettra de l’identifier* comme État (93) de droit
(94). Une dernière condition de cet État de droit* est la séparation (95)
des pouvoirs (96) (législatif*, exécutif et judiciaire), afin que, selon le mot de
Montesquieu, « le pouvoir arrête le pouvoir » (Montesquieu 1961a, p. 163).
II.c.2 Le contractualisme
Le contractualisme propose un modèle d’explication* de la soumission des membres de la
société à l’autorité rationnelle-légale de l’État et de la façon dont celui-ci peut se prétendre
un État de droit* : cette théorie* postule un contrat (101) à la base de toute
association, contrat par lequel les individus* ont accepté d’abandonner leur liberté naturelle
pour se soumettre aux lois (voir tableau 15.3 page 250) .
Pourquoi, d’abord, sortir de l’état de nature? Les auteurs contractualistes supposent
que cet état est essentiellement* (Hobbes) ou est devenu (Rousseau) un état de guerre,
nécessitant* l’imposition de règles protégeant les individus* les uns des autres. Par exemple,
l’homme à l’état de nature selon Rousseau, s’il est naturellement bon et non vicié, ne peut
constituer un modèle pour l’homme social, car, à la différence* de ce dernier, il est solitaire et
246 Chapitre 15 — Qu’est-ce que la politique ?
incapable de culture; il faut donc accomplir une évolution et sortir de l’état de nature pour
entrer dans l’état civil ou social.
Cette évolution se fera donc par un contrat, mais la nature de ce contrat, ses termes,
l’identité* des contractants, ce qui est abandonné et gagné diffèrent* selon les auteurs.
L’important est de noter le caractère contre-intuitif* de cette théorie* : en tant que citoyens,
nous n’avons pas de fait* signé de contrat officialisant notre entrée dans la société, nous
autorisant à voter, portant témoignage de notre consentement à obéir aux lois. C’est pourquoi
les contractualistes précisent souvent que l’idée* d’un contrat que tous les membres d’une
société auraient signé n’est qu’ hypothétique (102), comme l’idée* d’un état de
nature. Cependant, même hypothétique, cette idée* permet de fonder un État, car elle rend
compte d’un fait* : la nécessité* de lois et d’une autorité étatique pour rendre compte de ce
qu’est une société au sens moderne.
Pourquoi alors les hommes acceptent-ils de signer ce contrat social? Deux grandes ré-
ponses sont proposées : a) c’est dans le but de conserver les intérêts (103) bien
compris de chacun (paragraphe II.c.3); b) c’est dans le but de préserver des droits
inaliénables (104) préexistant à l’état civil et dont le respect définit un état social juste
(paragraphe II.c.4).
Hobbes définit un contrat signé par intérêt. Les règles de justice sont adoptées parce
qu’elles sont mutuellement avantageuses. Nos intérêts sont centrés sur nous-mêmes, ou au
mieux sur nos proches : ces intérêts entrent en conflit d’individu* à individu* { 470, no 1}.
De plus, nous sommes tous plus ou moins égaux* en capacités et en force naturelles — or, les
ressources se trouvent, elles, en quantité limitée; l’état de nature est par conséquent compétitif.
Le contrat consistera donc en un compromis rationnel (105) ou un
marché (106) entre des intérêts essentiellement* conflictuels, où chaque partie accep-
tera d’abandonner la poursuite unique de ses propres intérêts à condition que les autres en
fassent autant. L’accord doit, pour être valide, amener chaque partie à une meilleure situation
que celle dans laquelle elles se trouvaient dans l’état de nature.
Le contrat érige donc un pouvoir commun (107), incarné dans un seul
homme ou une seule assemblée, qui réduit toutes les volontés individuelles*, par la règle de la
majorité, en une seule volonté (108). Chaque individu* passe un contrat avec
un autre. Une fois instituée, cette autorité, qui n’a pas passé de contrat elle-même, détient un
pouvoir* absolu (109), non limité, car sinon elle ne pourrait être souveraine.
En d’autres termes, si Benjamin Franklin dit que « ceux qui abandonneraient une
liberté essentielle pour acquérir un peu de sécurité temporaire, ne méritent ni l’une ni l’autre »
(Franklin 1755), le marché hobbesien consiste à troquer la liberté en son intégralité pour
acquérir une sécurité permanente.
n’étant pas réductibles à des intérêts situés hors de la morale, doivent être préservés par le
contrat : ils sont inaliénables (114) 1 .
Rousseau a constitué la doctrine la plus célèbre et la plus influente d’un contrat basé sur
des droits*. Selon lui, le contrat social ne permet pas seulement aux contractants de retirer des
bénéfices de leur association; certains intérêts et certaines capacités humains ne peuvent être
réalisés* qu’en société, et encore, dans une société démocratiquement structurée. La liberté
naturelle est absolue*, mais non rationnelle (115) comme le supposait Hobbes :
l’homme à l’état de nature est stupide et ne peut penser qu’à court terme, car il n’est mû
que par l’instinct et l’appétit. Nous n’atteignons la véritable raison qu’en société; bien plus,
la véritable liberté est civique (116) et morale (117), et ne peut
émerger que lorsque les institutions satisfont des principes de liberté et d’égalité*.
Comment concilier les antagonismes donnant naissance à l’insociabilité dont parlait
Hobbes? Il est vrai que la somme des intérêts personnels est paradoxale : c’est la volonté
de tous (118) — mais Rousseau distingue cette dernière de la volonté
générale (119), qui elle correspond à ce que nous voudrions de façon conjointe si nous
subordonnions nos volontés particulières* au bien commun et adoptions la perspective de
citoyens libres et égaux* uniquement motivés par ce dernier (Rousseau 1761, p. 328-329). Le
problème sera de déterminer cette volonté générale*, et le vote n’est pas nécessairement* le
meilleur moyen de le faire…
La clause unique d’un contrat démocratique revient à l’ aliénation (120)
totale de chaque associé avec tous ses droits* à toute la communauté { 477, no 3}; en d’autres
termes, chaque contractant abandonne totalement sa liberté, non à un souverain placé au-
dessus des autres, mais à tous les autres, et les autres en font autant. Nul ne dispose donc de
plus de droits* que les autres.
Qu’abandonne-t-on alors? La liberté naturelle, qui se ramène en fait à une indépendance
(121) : c’est une liberté absolue*, mais non garantie par des lois et aisément perdue.
Que gagne-t-on? On gagne une liberté réglée par des lois et garantie dans sa propriété et son
exercice, à savoir une autonomie (122), une liberté véritable.
Une autorité étatique n’est donc légitime* qu’à la condition que les membres de la société
passent un contrat préservant, soit leurs intérêts bien compris, soit leurs droits* fondamentaux*,
pour ainsi dire leurs droits naturels (123).
SECTION III
L’État et la société
Nous venons de voir comment l’État pouvait être différencié* de ceux qui exercent le
pouvoir*; il reste à déterminer comment l’État peut être différencié* de la société qu’il dirige.
Nous avons déjà vu que le pouvoir* législatif de l’État s’autolimitait par sa reconnaissance
que ses lois s’appliquent, non à des animaux, mais à des sujets (124) de
droits (125); cette limite interne ne suffit cependant pas, remarque Hegel, et d’autres
formes* d’association comptent en politique, notamment ce qui va s’opposer à l’État comme
entité politique, la société civile (126). Alors que la séparation des pouvoirs*
constitue, par le système des poids et contrepoids, une limitation interne au pouvoir* politique,
la société civile constitue une limitation externe à ce même pouvoir*.
La société civile repose sur la réalité* de la famille (127) qui représente une
forme* de société naturelle, dont les membres sont unis par l’ amour (128). Ici,
1. Pensons à la phrase de Patrick Henry :
« Give me liberty, or give me death ! »
248 Chapitre 15 — Qu’est-ce que la politique ?
Synthèse
Hegel n’entend pas un amour naturel comme sentiment d’affection, mais bien plutôt une
union spirituelle (129), une sortie hors de l’animalité des appétits, qui permet
aux membres de la famille d’accéder à la vie éthique (130) 1 . En effet, c’est dans
la famille que l’on apprend d’abord à vivre avec les autres, mais dans une unité indifférenciée*
où l’individu* ne compte pas.
C’est pourquoi la famille, ne correspondant qu’à la vie privée, ne suffit pas. Afin que
l’individu* puisse se reconnaître comme membre d’un État, il doit sortir de l’unité familiale
où son individualité* ne compte pas, pour s’intégrer à la société civile. Cette dernière se définit
de façon double (Hegel 1989, p. 223-227) :
par la particularité (131) car elle consiste en une confrontation de personnes
privées uniquement préoccupées de satisfaire leur propre intérêt, par exemple, dans le
commerce;
par l’ universalité (132) car dans la satisfaction de ses besoins chaque individu*
va rentrer en rapport avec les autres : si je veux boire un café, il faut que quelqu’un
l’importe, le torréfie, le vende, etc. tout comme le commerce du café suppose ma
clientèle.
La société civile, étant une « vie publique » par opposition à la vie privée de la famille, se
définit donc comme l’endroit où s’exercera le système (133) des besoins
(134), définissant une dépendance réciproque des individus* dans leurs intérêts privés,
voire même égoïstes. L’État, au nom de l’intérêt général*, a la charge de résoudre les contra-
dictions et les conflits émanant de cette confrontation d’égoïsmes, dans le droit* civil (voir
schéma de la figure 15.2).
Au-delà de ce qu’en dit Hegel, la société civile recouvre aujourd’hui un ensemble de
réalités* non étatiques telles que les médias, les syndicats, les partis politiques, les associations,
les églises, les organisations non gouvernementales, etc. agissant comme intermédiaires
(135) entre le pouvoir* de l’État et les citoyens pris individuellement*. Ce sont en
quelque sorte des garde-fous empêchant la volonté étatique de s’imposer au détriment des
1. Ce qui explique que l’unité de la famille puisse maudit » Giorgio a été rejeté mais vient quand même
dépasser les conflits interpersonnels. Dans la chan- lorsque sa mère est à l’agonie.
son de Charles Aznavour La Mamma, le « fils
Sec. III — L’État et la société 249
intérêts privés 1 . Les organismes non étatiques émanent de volontés privées, mais ont pour
but l’ intérêt général (136), le bien commun — qui ne peuvent donc être définis
en termes uniquement étatiques.
Le problème réside dans le conflit possible* entre légitimités* civile (137)
et politique (138) : les logiques communautaires sont-elles nécessairement*
légitimes*? Peut-on, par ailleurs, désobéir à l’État au nom d’un intérêt civil? L’État reste
l’arbitre des conflits civils, mais aussi des conflits entre logique étatique et logique civile;
peut-il être impartial?
Ce que le … chacun ne le fait que dans l’intention de … ce qu’il gagne, c’est la liberté civile et la
contractant La sécurité et la paix civile. préserver d’autant mieux sa personne, sa li- propriété de tout ce qu’il possède. » (Rous-
gagne par le berté et sa propriété. » (Locke 2016, p. 161) seau 1761, p. 262)
contrat
CHAPITRE 16
Quels droits l’État reconnaît-il et
protège-t-il?
Nous avons défini la place de l’État par rapport à la société, et montré que son pouvoir*
ne pouvait être absolu*. L’État a été défini comme une machine à faire du droit* : il faut donc,
pour comprendre* ce qu’il est, définir ce qu’est le droit* et détailler les différents* niveaux de
ce concept.
SECTION I
251
252 Chapitre 16 — Quels droits l’État reconnaît-il et protège-t-il ?
Alain définit ici le droit* par l’exigence d’ égalité (1). L’égalité* ne corres-
pond ni à l’ identité (2), ni à la différence (3) absolues*, mais à une
identité* entre deux personnes différentes* par rapport à un troisième facteur. Par exemple, le
petit enfant et la plus rusée ménagère sont égaux*, non dans leur nature, mais par rapport à leur
droit* de ne pas être trompés dans leur acte d’achat (l. 3-4). Tout droit*, toute loi supposent
donc que ceux qui leur sont soumis leur sont également* soumis, que personne n’a plus ou
moins de droits* que d’autres.
Cette égalité* consubstantielle au droit* s’oppose à l’exercice libre, non régulé, de la
force (4) ou de la violence (5) (physique ou mentale) (l. 5). On doit donc
différencier* la violence exercée de façon arbitraire ou anarchique (persuader le petit enfant
d’échanger un vieux sou contre un centime neuf, qui vaut cinq fois moins, l. 6-8) de la violence
exercée par l’ appareil judiciaire (6) sous forme* de punition (7).
Hors d’un État de droit*, la violence s’exerce sans contrôle et par conséquent viole l’égalité*
— notamment à cause du caractère insociable (8) des êtres humains. Cette
violence est donc contraire au but poursuivi par l’association.
présomption de droit si j’occupe trente ans sans opposition ; mais cela même doit être
10 décidé par arbitre et publiquement. Tant que le droit n’est pas dit de cette manière
solennelle et impartiale, il n’y a jamais que possession, c’est-à-dire simple fait. Le tribunal
seul est capable de transformer le fait en droit ; il réalise cette transformation par un
jugement public, et il n’y a point d’autre moyen. Mais aussi ce moyen étant mis en
œuvre, il ne manque plus rien au droit. Le droit est dit, le droit est reconnu. Beaucoup
15 estiment que le tribunal arbitral doit être en outre muni de pouvoir d’exécution, et,
comme on dit, de gendarmes. Mais un tel pouvoir n’est point dans la notion de droit.
Quand un tribunal arbitral, avec tous les recours, a prononcé, le droit est dit et reconnu.
Il n’y manque rien. Ainsi le droit peut n’être jamais réalisé dans le fait sans cesser d’être
un droit. (Alain 1970, p. 1089)
Vengeance Punition
passionnée rationnelle
arbitraire justifiée
individuelle collective
Justice, force.
Il est juste que ce qui est juste soit suivi ; il est nécessaire que ce qui est le plus fort
soit suivi.
La justice sans la force est impuissante ; la force sans la justice est tyrannique.
5 La justice sans force est contredite, parce qu’il y a toujours des méchants. La force
sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour
cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute.
Aussi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a
10 dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort
fût juste. (Pascal 1987c, p. 1160-1161)
Il faut donc que le droit* prévoie des peines à infliger à ceux qui ne respectent pas les lois,
c’est-à-dire des châtiments (30), autrement dit une forme de violence. Comment
justifier cet emploi de la force? Le châtiment ne correspond-il pas à une vengeance
(31) de la société sur l’individu*? Se venger, c’est se procurer réparation d’une offense,
d’un préjudice, en en punissant l’auteur, en lui infligeant une douleur (cf. par exemple Le
Cid de Pierre Corneille). Lisez à ce propos le texte suivant de Hegel, et remplissez le
tableau 16.1.
La vengeance se distingue de la punition en ce que l’une est une réparation obtenue
par un acte de la partie lésée 1 , tandis que l’autre est l’œuvre d’un juge. C’est pourquoi
il faut que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la
passion joue son rôle et le droit se trouve ainsi troublé.
5 De plus, la vengeance n’a pas la forme du droit 2 , mais celle de l’arbitraire 3 , car
la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien le
droit qui prend la forme de la vengeance, constituant à son tour une nouvelle offense,
n’est senti que comme conduite individuelle et provoque, inexpiablement 4 , à l’infini,
de nouvelles vengeances. (Hegel 1977, p. 45)
Hegel { 453} distingue ici fermement la vengeance de la punition, et montre en quoi
celle-là n’est pas légitime* en dégageant les conditions de légitimité* de celle-ci. La vengeance
est juste en un sens, par rapport à son contenu (32), qui correspond à la loi du
1. Le camp des victimes. 3. Ici, ce qui ne suit aucune règle et n’a donc au-
2. Ne suit pas les règles et procédures du droit. cune justification.
4. Sans possibilité d’apaisement.
256 Chapitre 16 — Quels droits l’État reconnaît-il et protège-t-il ?
talion (33) : œil pour œil, dent pour dent 1 — tout crime doit être puni par un
châtiment équivalent en gravité (34) au crime commis (35).
Néanmoins, si la punition est infligée par un juge (36), la vengeance relève
d’un acte de la victime (37). Or, cette victime peut se trouver sous l’emprise
d’une passion (38) (l. 4) — la colère, la souffrance, etc. — alors que la punition
doit être décidée de façon rationnelle (39) et donc dépassionnée
(40).
De plus, en raison de son origine* passionnelle, la vengeance ne suit pas de procédures
judiciaires (41) assurant son objectivité*, mais est totalement arbitraire
(42) car subjective* (l. 5-6). En effet, la vengeance peut être disproportionnée par rapport au
motif qui la déclenche : je peux provoquer en duel mon futur beau-père parce qu’il a souffleté
mon père, ou tuer ma fille parce qu’elle a été violée.
En raison de son caractère subjectif*, la vengeance émane d’une volonté particulière*,
et constitue par conséquent une nouvelle violation (43) du droit
(44), une nouvelle offense (45) (l. 7) qui appelle la vengeance, notamment parce
que celui qui se venge peut user de représailles sans mesure avec l’offense subie (tuer pour un
soufflet). On en arrive à la vendetta (46), la vengeance perpétuelle (l. 8-9).
En revanche, si le juge est bien une personne, sa volonté est la volonté universelle
(47) de la loi (48), « et [il] ne [veut] rien introduire dans la peine, qui ne
soit pas dans la nature de la chose ». Une punition est donc toujours proportionnée
(49) au crime qu’elle punit. On peut même aller jusqu’à dire que punir un criminel
revient à l’ honorer (50) en tant qu’être humain, capable de rationalité et de
réhabilitation, et non par exemple à le traiter en tant qu’animal qu’il faudrait éliminer.
toutes celles qui sont parmi les hommes, que chacun suive les mœurs de son pays.
5 L’éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n’auraient
pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des
Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde, et dans tous
les temps, au lieu qu’on ne voit rien de juste ou d’injuste qui ne change de qualité en
changeant de climat, trois degrés d’élévation du pôle renversent toute la jurisprudence 1 ,
10 un méridien décide de la vérité. En peu d’années de possession les lois fondamentales
changent, le droit a ses époques, l’entrée de Saturne au Lion nous marque l’origine d’un
tel crime. Plaisante justice qu’une rivière borne. Vérité en-deçà des Pyrénées, erreur
au-delà.
Ils confessent que la justice n’est pas dans ces coutumes, mais qu’elle réside dans
15 les lois naturelles communes en tout pays. Certainement ils le soutiendraient opiniâ-
trement si la témérité du hasard qui a semé les lois humaines en avait rencontré au
moins une qui fût universelle. Mais la plaisanterie est telle que le caprice des hommes
s’est si bien diversifié qu’il n’y en a point.
Le larcin, l’inceste, le meurtre des enfants et des pères, tout a eu sa place entre
20 les actions vertueuses. Se peut-il rien de plus plaisant qu’un homme ait droit de me
tuer parce qu’il demeure au-delà de l’eau et que son prince a querelle contre le mien,
quoique je n’en aie aucune avec lui.
Il y a sans doute des lois naturelles, mais cette belle raison corrompue a tout
corrompu.
25 De cette confusion arrive que l’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du
législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente, et c’est le
plus sûr. Rien suivant la seule raison n’est juste de soi, tout branle avec le temps. La
coutume [est] toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue. C’est le fondement
mystique de son autorité. Qui la ramènera à son principe 2 l’anéantit. Rien n’est si fautif
30 que ces lois qui redressent les fautes. Qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la
justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi. Elle est toute ramassée en soi.
Elle est loi et rien davantage. Qui voudra en examiner le motif le trouvera si faible et
si léger que s’il n’est accoutumé à contempler les prodiges de l’imagination humaine,
il admirera qu’un siècle lui ait tant acquis de pompe et de révérence. L’art de fronder,
35 bouleverser les États est d’ébranler les coutumes établies en sondant jusque dans leur
source pour marquer leur défaut d’autorité et de justice. Il faut, dit-on, recourir aux
lois fondamentales et primitives de l’État qu’une coutume injuste a abolies. C’est un
jeu sûr pour tout perdre ; rien ne sera juste à cette balance. Cependant le peuple prête
aisément l’oreille à ces discours, ils secouent le joug dès qu’ils le reconnaissent, et les
40 grands en profitent à sa ruine, et à celle de ces curieux examinateurs des coutumes
reçues. C’est pourquoi le plus sage des législateurs disait que pour le bien des hommes,
il faut souvent les piper […]. Il ne faut pas qu’il sente la vérité de l’usurpation, elle a été
introduite autrefois sans raison, elle est devenue raisonnable. Il faut la faire regarder
comme authentique, éternelle et en cacher le commencement, si on ne veut qu’elle ne
45 prenne bientôt fin. (Pascal 1987c, p. 1149-1151)
Peut-être y a-t-il des lois naturelles, admet Pascal, mais l’homme reste incapable de les
connaitre, corrompu comme il l’est par sa raison (58) (l. 23-24). La seule justice
se ramène ainsi à la coutume (59) (l. 26).
Or, répond Leo Strauss, si tout droit* est ramené au droit* positif, peut-on encore
parler de lois ou de décisions injustes (60)?
1. Ensemble des décisions judiciaires et adminis- 2. À ce qu’elle est essentiellement*.
tratives prises dans le passé.
258 Chapitre 16 — Quels droits l’État reconnaît-il et protège-t-il ?
Rejeter le droit naturel revient à dire que tout droit est positif, autrement dit que
le droit est déterminé exclusivement par les législateurs et les tribunaux des différents
pays. Or il est évident qu’il est parfaitement sensé et même parfois nécessaire de parler
de lois ou de décisions injustes. En passant de tels jugements, nous impliquons qu’il y a
5 un étalon 1 du juste et de l’injuste qui est indépendant du droit positif et qui lui est
supérieur : un étalon grâce auquel nous sommes capables de juger le droit positif. Bien
des gens aujourd’hui considèrent que l’étalon en question n’est tout au plus que l’idéal
adopté par notre société ou notre « civilisation» tel qu’il a pris corps dans ses façons de
vivre ou ses institutions. Mais, d’après cette même opinion, toutes les sociétés ont leur
10 idéal, les sociétés cannibales pas moins que les sociétés policées 2 . Si les principes tirent
une justification suffisante du fait qu’ils sont reçus dans une société, les principes du
cannibale sont aussi défendables et aussi sains que ceux de l’homme policé. De ce point
de vue, les premiers ne peuvent être rejetés comme mauvais purement et simplement.
Et puisque tout le monde est d’accord pour reconnaître que l’idéal de notre société est
15 changeant, seule une triste et morne habitude nous empêcherait d’accepter en toute
tranquillité une évolution vers l’état cannibale. S’il n’y a pas d’étalon plus élevé que
l’idéal de notre société, nous sommes parfaitement incapables de prendre devant lui
le recul nécessaire au jugement critique. Mais le simple fait que nous puissions nous
demander ce que vaut l’idéal de notre société montre qu’il y a dans l’homme quelque
20 chose qui n’est point totalement asservi à sa société. (Strauss 2008, p. 14-15)
Nous sommes capables de juger, non seulement les lois de notre société, mais aussi celles de
n’importe quelle autre, à l’aune d’un étalon du juste et de l’injuste. Le contraire reviendrait à
considérer les principes* du cannibalisme (61) comme aussi recevables que ceux
de la civilisation moderne. Le simple fait que nous puissions prendre du recul par rapport aux
lois positives de notre société montre que nous ne sommes pas totalement assujettis à notre
modèle social, et qu’il doit donc exister des critères de justice supra-sociaux nous permettant
de juger une loi ou une décision comme injustes.
Antigone, dans la pièce de Sophocle (Sophocle 2010, p. 20-21), en appelle ainsi à la loi
des dieux contre celle des hommes, au nom d’une justice plus vraie, plus forte et universelle*.
Créon.
Savais-tu que j’avais officiellement interdit de faire cela 3 ?
Antigone.
Oui : comment aurait-il pu en être autrement ? [ton interdiction] était
claire.
Créon.
Et tu as osé transgresser mes lois ?
Antigone.
Ce n’est pas Zeus qui les avait proclamées,
Ni la Justice qui siège à côté des Dieux infernaux ;
Ce ne sont pas ces lois qu’ils ont fixées pour les hommes :
Et je ne pensais pas que tes proclamations fussent assez fortes
Pour permettre à un homme, à un simple mortel,
De transgresser les lois non écrites et immuables des Dieux.
SECTION II
hors mariage au nom de la morale et de la religion parce que, selon elle, les droits* de
l’homme « ne peuvent s’appliquer sans prendre en compte la situation spéciale d’un
pays » (Jong 2016), ce qui est un argument ridicule.
Les droits* de l’homme ne peuvent donc être totalement identifiés* à des droits*
légaux (69) ou purement positifs ; ceux-ci, en effet, n’existent que dans la limite d’un
système de lois et si une loi a été passée qui les crée. Par opposition, les droits* moraux
(70) préexistent à tout système de lois et permettent de définir des droits* fondamen-
taux* que doit respecter ce système. Par exemple, l’opposition à l’apartheid en Afrique du Sud
se fondait* sur sa négation du droit* moral fondamental* de la population noire à participer à
la vie politique de son propre pays. Un droit* moral est valable, même s’il n’est pas reconnu par
les lois. Cependant, les droits* de l’homme, s’ils sont légitimes* en tant que droits* moraux,
n’ont d’efficacité pratique* que s’ils s’incarnent en droits* légaux.
Deux grandes justifications sont invoquées pour les droits* de l’homme dans la philosophie
contemporaine.
La théorie* des intérêts Les droits* de l’homme peuvent être conçus comme devant protéger
et promouvoir certains intérêts humains essentiels (82). Ces intérêts
sont des conditions préalables, sociales et biologiques, pour que les êtres humains
mènent une vie bonne, bénéficient d’un certain bien-être, par exemple la sécurité de la
personne.
Par exemple, John Finnis soutient que les droits* de l’homme ont une valeur
intrumentale (83) car ils assurent les conditions nécessaires* du bien-être hu-
main (Finnis 2011). Ces conditions sont : la vie et la capacité de développement; l’acqui-
sition du savoir, comme fin en soi; le jeu, la capacité de loisir; l’expression esthétique;
la sociabilité et l’amitié; la capacité à penser de façon intelligente et raisonnable et la
religion, ou en tout cas la capacité à avoir une vie spirituelle.
L’autonomie de l’être humain Cette autre approche fonde* la validité des droits* de l’homme
sur une seule capacité humaine, la liberté (84). Tout droit* relevant des
droits* de l’homme se ramène en définitive à un droit* à la liberté. Alan Gewirth
parle plus précisément de capacité à accomplir une action rationnellement
orientée (85) (Gewirth 1978, 1982). Étant donné que la possession des droits*
de l’homme est présupposée par cette capacité, et que toute action humaine est ration-
nellement orientée (que la raison soit bonne ou mauvaise), les conditions d’une action
quelle qu’elle soit sont la liberté (86) et le bien-être (87).
Les droits* de l’homme sont en définitive une manifestation de l’ autonomie
(88) humaine.
Deux critiques peuvent, toutefois, être opposées à l’ambition de fonder* la validité des
droits* de l’homme.
L’accusation de relativisme (89) Qui est l’homme des droits* de l’homme, de-
mande Marx { 463}? Il l’identifie* au membre d’une société bourgeoise
(90), c’est-à-dire fondée* sur la défense du droit* de propriété
(91). L’homme des droits* de l’homme est isolé, replié sur lui-même, séparé d’avec les
autres, ce qui le rend libre, mais aussi fondamentalement* égoïste (92).
La priorité donnée à la poursuite des intérêts individuels*, égoïstes, par rapport à la
poursuite des intérêts collectifs, définit en effet la société bourgeoise.
Arendt nie toutefois que l’homme des droits* de l’homme soit isolé, car il ne corres-
pond pas à un individu* abstraitement* conçu qui de toute façon n’existe nulle part,
mais à l’instance susceptible d’émancipation, c’est-à-dire au peuple (93)
dans son ensemble (Arendt 1958, p. 291). Les droits* de l’homme correspondent donc
en réalité* aux droits* des peuples. En effet, les droits* que garantissent les droits* de
l’homme restent lettre morte, comme nous l’avons remarqué, s’ils ne sont pas traduits
en lois positives par un État, par une autorité instituée.
L’accusation de subjectivisme (94) En tant que principes* moraux, supra-légaux,
les droits* de l’homme apparaissent comme intrinsèquement subjectifs
(95), car ils expriment des préférences partiales des individus*. Rorty soutient ainsi
que les droits* de l’homme, même s’il reconnaît leur nécessité*, ne se fondent* pas sur
la raison, mais sur le sentiment (96), plus précisément sur une
identification sympathique (97) avec l’autre (Rorty 1998, p. 180). La morale
vient du cœur, pas de la tête. De Platon à Kant, la tradition philosophique a souvent
cru* qu’il suffisait d’expliquer* à Calliclès pourquoi il se trompait pour changer son
262 Chapitre 16 — Quels droits l’État reconnaît-il et protège-t-il ?
comportement, comme si le pouvoir* de la raison était toujours plus fort que les senti-
ments psychopathiques dont ce personnage fait preuve. Mais Calliclès représente un
type relativement* rare, par rapport à celui de « la personne dont le traitement d’une
gamme relativement restreinte de bipèdes sans plumes 1 est moralement impeccable,
mais qui reste indifférente aux souffrances de ceux qui se trouvent en dehors de cette
gamme, ceux qu’elle considère comme pseudo-humains » (Rorty 1998, p. 177). Rorty
cite ainsi l’exemples de Serbes qui, durant la guerre en Ex-Yougoslavie, ont forcé un
Bosniaque (musulman) à arracher le pénis d’un compatriote avec ses dents. Du point
de vue des Serbes, ils ne violaient pas les droits* de l’homme, puisqu’à leurs yeux ces
personnes n’étaient pas humaines, mais des musulmans (Rorty 1998, p. 167).
L’argument de Rorty confond néanmoins la motivation (98) et la
justification (99) : une action dont la motivation (l’origine*) est émo-
tionnelle dépend de la raison dans sa justification (son fondement*).
Table 16.2 — Synthèse* sur les libertés liées ou non aux droits* de l’homme
Nature de la Liberté-participation,
Liberté-autonomie, civile Liberté-participation
liberté politique
Liberté publique,
Forme* de
« collective »; État régalien : s’abstient
l’État par État-providence, intervient à
« assujettissement complet de d’intervenir dans la sphère
rapport aux travers le service public
l’individu* à l’autorité de d’autonomie des individus*
individus*
l’ensemble »
Le rapport de l’État à la violence a été étudié, mais il nous faut examiner en quoi et com-
ment cette violence peut se trouver justifiée ou rejetée. Elle apparaît comme une prérogative
exclusive de l’État : l’individu* x ou y n’a pas le droit* de séquestrer ou d’exécuter tel autre
individu* parce que celui-ci aurait commis une faute, mais l’État en a le droit*. C’est pourquoi
Weber décèle l’essence* du pouvoir étatique dans le « monopole de la violence physique
légitime* ». Comment comprendre* la violence étatique?
SECTION I
Juger et punir
Nous avons vu, en étudiant le droit* du plus fort, que le droit* ne pouvait être justifié
par la force (1) : en d’autres termes, la force ou la violence sans laquelle le droit*
resterait impuissant ne peut cependant pas s’exercer a priori, mais toujours a posteriori, à
savoir quand un crime aura été commis. Nous avons aussi distingué la punition ou la peine de
la vengeance (2), car la peine est objective (3), rationnelle
(4) et ne constitue pas une nouvelle violation (5) du droit
(6). Bien au contraire, une peine, en tant même que violence exercée par l’État, est prévue par
le droit*. Comment cette violence sera-t-elle légitime*?
265
266 Chapitre 17 — Comment comprendre la violence étatique ?
un criminel, mais de lui infliger une peine. « La justice ne prend plus en charge publiquement
la part de violence qui est liée à son exercice » (l. 6-7). Tuer ou faire souffrir un condamné n’est
plus glorifié. En effet, dans le supplice public, il y avait d’une part la possibilité* que la foule
prenne la victime en pitié ou l’érige en héros, et d’autre part la certitude que la violence légale
du bourreau allait apparaître comme une infamie (30) (l. 13). Au contraire, dans
le système pénal moderne, ce n’est plus la peine, mais la condamnation elle-même qui marque
d’infamie le criminel; la peine effective* elle-même est laissée à un autre système, le système
pénitentiaire (31), grâce à un artifice bureaucratique.
1. Plus essentielle*.
270 Chapitre 17 — Comment comprendre la violence étatique ?
dans la métaphore du partage les deux aspects que j’essaie ici de coordonner ; dans
partage il y a part, à savoir ce qui nous sépare : ma part n’est pas votre part ; mais le
partage, c’est aussi ce qui nous fait partager, c’est-à-dire, au sens fort du mot : prendre
part… J’estime donc que l’acte de juger a pour horizon un équilibre fragile entre les
20 deux composantes du partage : ce qui départage ma part de la vôtre, et ce qui, d’autre
part, fait que chacun de nous prend part à la société. (Ricœur 1995, p. 190-191)
En effet, un acte de juger atteint son but, soutient-il, lorsqu’à la fois celui à qui on a donné
raison et celui à qui on a donné tort, qu’on a condamné, peuvent reconnaître que leur cause*
a été entendue et qu’on a fait droit* à leurs arguments (l.2-4); en particulier*, le condamné
devrait pouvoir admettre que la peine qu’on lui inflige n’est pas « un acte de violence mais
de reconnaissance » (l. 7), tout comme Hegel disait que condamner un criminel revenait à
l’honorer.
Que la peine soit considérée comme contenant son propre droit, en cela le criminel
est honoré comme un être rationnel. — Cet honneur ne lui revient pas lorsque le
concept et l’étalon de sa peine ne sont pas tirés de son acte même ; il lui revient tout
aussi peu lorsqu’il est considéré comme une bête nuisible qu’il faut mettre hors d’état
5 de nuire, ou lorsqu’on donne pour fins à la peine l’intimidation et l’amélioration. (Hegel
1989, p. 136)
Ceci semble bien sûr improbable, mais cette idée* amène à une conception de la société
comme quelque chose de plus qu’un simple mécanisme de distribution juste
(42) de ce qui revient à chacun : la société est aussi un organe de coopération
(43) visant un bien commun (44) (l. 10-13). La procédure de justice n’est pas
uniquement tournée vers la rétribution et les conséquences* sociales de son verdict : elle vise
aussi le bien commun.
Prenons l’exemple d’un gâteau d’anniversaire qu’on partage : chacun a sa part, et ma part
n’est pas la part de mon voisin; cependant, nous mangeons notre part tous ensemble, dans
une expérience commune. Si je m’isole avec ma part de gâteau, je ne partage pas l’expérience
de la célébration. Quelque chose dépasse donc bien le simple partage au sens où chacun a sa
propre part.
En effet, comme le remarque Thomas d’Aquin, il est parfois nécessaire* de violer
(45) la loi pour préserver le bien commun ou au nom de la justice. Si la loi commande
de façon générale* de rendre un dépôt, doit-on rendre à un fou l’épée qu’il nous a confiée? Ce
serait juste par rapport à la loi, mais injuste par rapport au bien commun ou à l’ équité
(46) qu’il faut donc distinguer de l’égalité* comme simple respect littéral du droit.
En effet rien de ce qui est de droit humain ne saurait déroger à 1 ce qui est de droit
naturel ou de droit divin. Or selon l’ordre naturel institué par la divine providence, les
réalités inférieures 2 sont subordonnées à l’homme, afin qu’il les utilise pour subvenir à
ses besoins. Il en résulte que le partage des biens et leur appropriation selon le droit
5 humain ne suppriment pas la nécessité pour les hommes d’user de ces biens en vue
des besoins de tous. Dès lors, les biens que certains possèdent en surabondance sont
destinés, par le droit naturel, à secourir les pauvres. C’est pourquoi saint Ambroise
écrit : Le pain que tu gardes appartient à ceux qui ont faim, les vêtements que tu
caches appartiennent à ceux qui sont nus et l’argent que tu enfouis est le rachat et la
10 délivrance des malheureux. Or le nombre de ceux qui sont dans le besoin est si grand
qu’on ne peut pas les secourir tous avec les mêmes ressources, mais chacun a la libre
disposition de ses biens pour secourir les malheureux. Et, même en cas de nécessité
évidente et urgente, où il faut manifestement prendre ce qui est sous la main pour
1. Contrevenir à, ne pas respecter. 2. Les objets*, les animaux.
Sec. I — Juger et punir 271
subvenir à un besoin vital, par exemple quand on se trouve en danger et qu’on ne peut
15 pas faire autrement, il est légitime d’utiliser le bien d’autrui pour subvenir à ses propres
besoins ; on peut le prendre, ouvertement ou en cachette, sans pour autant commettre
réellement un vol ou un larcin. (Thomas d’Aquin 1984a, p. 319)
Par conséquent, le verdict tel que le conçoit Ricœur, s’il départage entre celui qui gagne et
celui qui perd, n’est pas uniquement une séparation. La justice partage équitablement
(47) — c’est-à-dire, avec en vue le bien commun — entre les membres de la société,
attribuant à chacun sa part, qui n’est pas la part du voisin, séparant alors les individus* (l. 16-
17); mais le partage est aussi ce qui nous fait partager, c’est-à-dire prendre part
(48) (l. 17-19). Partager, c’est donc départager les parts, mais aussi prendre part à la société,
coopérer. Un verdict bien fait devrait donc idéalement* viser le bien commun, c’est-à-dire la
coopération.
La peine doit être proportionnée au crime; cela signifie-t-il que la peine de mort soit
légitime*?
272 Chapitre 17 — Comment comprendre la violence étatique ?
SECTION II
Cette ambiguïté de la peine pointe vers son dépassement possible* : pourrait-on ne pas
punir?
institutions, ou bien reconnaître que les injustices qu’elles perpètrent si sont si graves, et le
mal qu’elles infligent si grand, qu’elles ne peuvent pas du tout être justifiées?
L’abolitionnisme ne cherche pas à réformer (57) le système pénal, mais
à l’abolir totalement. Par exemple, il considère le crime, non comme ce qui mériterait une
réponse punitive, mais comme un conflit (58) requérant une résolution plutôt
qu’une punition. Cette attitude se retrouve dans la Bible (Dt 22.28-29) : un homme doit y
épouser la jeune fille qu’il viole et en dédommager le père. Il appelle donc à civiliser
(59) notre réponse au crime, en favorisant un modèle civil plutôt qu’un modèle pénal :
au lieu d’être rétributive, la justice devrait être restaurative (60) en visant à
réconcilier les parties en conflit et en aidant à négocier des réparations quand un préjudice
a été commis. Enfin, il se fait souvent l’avocat d’une justice informelle (61) :
plutôt que de laisser l’État « voler » les conflits aux citoyens et aux communautés locales,
nous devrions chercher des modes participatifs (62), informels*, de résolution
des conflits. La peine n’est donc justifiée ni comme rétribution, ni comme dissuasion.
De telles propositions, si elles nous rappellent justement que les punitions sont souvent
trop fortes et trop fréquentes, ne peuvent tenir devant le besoin de punir certains préju-
dices authentiques qui devraient, en eux-mêmes, être punis, et devant le fait* qu’une société
abandonnant tout modèle punitif deviendrait incapable de se défendre face à des préjudices
gravement destructeurs et des désordres sociaux.
Toutefois, comme le remarque Nietzsche dans le texte suivant, l’ambition de la justice
n’est-elle pas d’arriver à un état de fait* où la peine deviendrait inutile?
Au fur et à mesure qu’une communauté s’accroît, elle accorde moins d’importance
aux fautes de l’individu, parce que celles-ci ne peuvent plus lui apparaître subversives
et dangereuses pour le maintien de l’ensemble dans la même mesure qu’auparavant : la
colère générale ne peut plus dorénavant se déchaîner contre [le malfaiteur] avec autant
5 d’acharnement, — au contraire le malfaiteur est maintenant scrupuleusement défendu
par l’ensemble social et sous sa protection contre cette colère, en particulier contre
celle de sa victime immédiate. Composer avec la colère de celui qui est directement
touché par le méfait, surtout avoir la volonté de plus en plus déterminée de considérer
toute faute comme pouvant être soldée en un sens quelconque, et donc de dissocier
10 le criminel de son acte, au moins dans une certaine mesure — tels sont les traits qui
marquent toujours plus nettement l’évolution du droit pénal 1 . À mesure que croissent
la puissance et la conscience d’une communauté, le droit pénal s’adoucit toujours
également. On peut imaginer un sentiment de puissance de la société tel qu’elle pourrait
s’offrir le luxe le plus exquis qui soit pour elle, — laisser impuni celui qui la lèse 2 . La
15 justice, qui a commencé par poser : « tout peut se régler, tout doit se régler», finit par
fermer les yeux et par laisser courir l’individu insolvable, — elle finit comme toutes les
bonnes choses sur cette terre : elle s’abolit. Cette auto-abolition de la justice : on sait de
quel beau nom elle se désigne — la grâce ; elle demeure, ce qui va de soi, le privilège du
plus puissant, mieux : son au-delà du droit. (Nietzsche 1900, p. 120-122)
Nietzsche remarque ici ce dont nous avons déjà parlé, c’est-à-dire l’évolution histo-
rique du droit* pénal vers l’ adoucissement (63) des peines et la répugnance
progressive du système judiciaire à s’associer au châtiment. Il attribue cette progression à la
tendance de tout groupe social à devenir plus clément à mesure qu’il se se sent plus sûr de
lui-même et de ses lois (l. 1-3). En effet, plus une communauté est grande, plus elle peut se
défendre contre les actes de l’individu*, mais moins elle en ressent le besoin. Au lieu de porter
sa colère contre le criminel, elle le protège de la colère du groupe social ou de sa victime par
1. Relatif aux infractions qui entraînent des 2. Celui qui lui cause du tort.
peines.
274 Chapitre 17 — Comment comprendre la violence étatique ?
un ensemble de barrières préservant ses droits* (l. 13-14). La raison en est que l’on dissocie le
criminel (64) de son acte (65) et que l’on considère toute faute
comme pouvant être compensée (66) d’une manière ou d’une autre (l. 8-10),
sans nécessairement* imposer de peine 1 .
L’idéal* serait donc que la société se sente assez sûre d’elle-même et de ses lois pour ne plus
punir ceux qui les violent (l. 13-14); inversement, toute peine est toujours le signe d’un
échec (67), comme l’est toute violence — notamment la peine de mort. La justice,
dans cette optique, viserait à l’ auto-abolition (68) (l. 17), à la disparition de
tout traitement judiciaire des violations de la loi et de toute peine. Nietzsche identifie*
cette auto-abolition à la grâce (69) (l. 18), c’est-à-dire à la prérogative d’un
gouvernant d’effacer la peine d’un criminel condamné, par clémence (70).
SECTION III
L’autre grande incarnation de la violence étatique est la guerre : il s’agit ici d’une violence
entre États, mais où les citoyens sont impliqués, soit à titre de combattants, soit à titre de civils.
Une guerre peut-elle être moralement justifiée? Peut-on, encore, imposer des limites aux excès
guerriers? Qu’est-ce qui distingue une action de guerre d’une exaction (94)?
Doit-on, enfin, juger les responsables après la cessation des hostilités?
les personnes, ce qui limite sévèrement les actions possibles* pendant les opérations de guerre
— et empêche de justifier (114) les exactions comme le massacre de Mỹ Lai au
Vietnam en 1968 (Nagel 1991c, p. 64-67).
En définitive, le dilemme entre absolutisme* et utilitarisme est insoluble; on ne peut
adopter l’un aux dépens de l’autre. Refuser de faire quelque chose par principe* entraînera
peut-être des conséquences* horribles, et inversement.
Une dernière exigence s’imposant aux combattants est d’agir de façon responsable durant
la guerre : si le fait de tuer un soldat ennemi fait partie de la nature de la guerre, s’en prendre
aux non-combattants ou poursuivre l’ennemi au-delà du raisonnable revient à commettre des
crimes de guerre, des exactions (116). Selon ce principe*, les soldats devront un
jour retourner à la vie civile (117) et devront pouvoir le faire la conscience tran-
quille 1 . De cette exigence émane le problème de l’obéissance à des ordres immoraux
(118), et le statut moral de l’ ignorance (119) quant aux conséquences*
de ses actions { 492-493}.
de Versailles). S’il y a un procès punissant les responsables, il devrait se tenir dans un pays
neutre, avec des juges neutres; c’est pourquoi on pourrait dire que les procès de Nuremberg et
de Tokyo n’étaient pas équitables, puisque des atrocités avaient été commises des deux côtés.
— autorisée,
— s’appliquant à un droit,
— émanant d’une instutition humaine,
— concernant des personnes déclarées coupables de droit,
— ne servant pas de but intrinsèque et
— ne recouvrant pas toutes les privations prévues par la loi.
— On peut justifier la peine par ses conséquences souhaitables, ou bien par le fait que le coupable
la mérite. Toutefois, il faut distinguer la justification de la peine et la désignation de la personne
à qui on l’applique.
— La pratique pénale va historiquement vers plus d’humanité ; elle doit aussi respecter un prin-
cipe de proportionnalité d’avec le crime. Le verdict a pour but de réinstaurer la coopération
sociale, en vue du bien commun.
— La peine de mort n’est justifiée ni dans son principe, ni dans ses conséquences.
— La justice a pour but de s’abolir elle-même, dans l’amnistie, la grâce ou la prescription.
— La justice d’une guerre dépend de ses raisons, de son exercice et de la gestion de ses consé-
quences.
La violence étatique, apparemment paradoxale, est un mal nécessaire* lié à la fragilité humaine — mais
elle ne peut être légitime* qu’à condition d’être consécutive, et non préalable, à une violation de la
loi. Elle a pour but de restaurer une coopération sociale : elle a donc pour but la paix, bien qu’elle soit
infligée avec la conscience qu’elle représente nécessairement* un échec.
La violence guerrière est d’un autre ordre : le mieux que l’on puisse en dire se résume à la maxime qui
veut que « qui veut la paix doit préparer la guerre. »
CHAPITRE 18
Quel est le destin de l’État?
Nous nous interrogerons ici sur la démocratie : est-elle le destin de l’État contemporain?
Puis nous déterminerons le pouvoir* du citoyen et de la société civile face à l’État; enfin, nous
étudierons l’absorption de la société par l’État dans le totalitarisme, et le mécanisme inverse,
dans l’anarchisme.
SECTION I
Critique de la démocratie
279
280 Chapitre 18 — Quel est le destin de l’État ?
Un choix correct est l’affaire de ceux qui savent ; par exemple choisir un
géomètre est l’affaire de ceux qui savent la géométrie, choisir un pilote, de ceux
qui savent le pilotage. Car si certains travaux ou certains arts sont quelquefois
pratiqués par des hommes étrangers à ces professions, toujours est-il que c’est
5 plutôt le fait de ceux qui savent. De sorte que, suivant cette manière de raisonner,
ce ne serait pas la multitude qu’il faudrait rendre maîtresse du choix et de la
reddition de comptes des magistrats 1 . Mais peut-être aussi que cette objection
n’est pas très juste, à moins qu’on ne suppose une multitude par trop abrutie. Car
chacun des individus qui la composent sera sans doute moins bon juge que ceux
10 qui savent ; mais, réunis tous ensemble, ils jugeront mieux, ou du moins aussi bien.
Ensuite, il y a des choses dont celui qui les fait n’est ni le seul ni le meilleur juge ;
ce sont tous les ouvrages que ceux mêmes qui ne possèdent pas l’art peuvent
connaître : pour une maison, ce n’est pas seulement à celui qui l’a bâtie qu’il
appartient de la connaître ; celui qui s’en sert en jugera aussi et mieux ; et celui-là,
15 c’est celui qui tient la maison. Le pilote, de même, jugera mieux d’un gouvernail
que le charpentier ; un festin, c’est le convive qui en juge et non le cuisinier. C’est
ainsi qu’on pourrait résoudre d’une manière satisfaisante l’objection proposée.
(Aristote 2016, p. 59)
Un avantage moral (21) La démocratie a des effets positifs sur les personnes :
celles-ci tendent à plus défendre (22) leurs droits (23) parce
que les décisions collectives y dépendent plus d’elles que dans la monarchie et l’aristo-
cratie. De plus, des citoyens démocratiques tendent à réfléchir de façon plus attentive
et rationnelle que dans d’autres régimes parce que s’ils le font, cela fait une différence*
pour eux. Enfin, quand ils participent aux décisions, ils apprennent à écouter
(24) les autres (25), à se justifier (26) et à adopter
le point de vue des autres.
On peut répondre à cela que les citoyens démocratiques ne sont souvent pas informés
de la politique et demeurent fréquemment dans l’ apathie (27), ce qui
permet à des groupes (28) d’ intérêts (29) de contrôler les
politiciens à leurs propres fins*, tout en répartissant le coût des mesures sur toute la
société.
Ici, la démocratie ne sera plus justifiée par ses conséquences*, mais sera considérée comme
désirable en elle-même parce qu’elle est fondée* sur les valeurs de la liberté (30)
et de l’ égalité (31).
La démocratie peut être fondée* sur l’idée* que chaque individu* a un droit* inaliénable à
la liberté, plus précisément que chacun devrait être le maître (32) de sa propre
vie en ce qui concerne la prise (33) de décision (34) collective.
Cependant, comment cette décision collective reflètera-t-elle les opinions, nécessaire-
ment* multiples, des membres de la société? Se pose ici le problème du consensus
(35) à chercher pour légitimer* une prise de décision démocratique. Ce consensus
doit-il être unanime, ou simplement raisonnable, suivant une majorité de tel ou tel type?
L’important est que ce consensus requiert que les lois et les politiques soient
publiquement justifiées (36) devant les citoyens, dans un débat (37)
1. Dans la cité démocratique grecque, les magis-
trats devaient, en fin de mandat, rendre compte de
leur gestion devant le peuple ou un jury populaire.
282 Chapitre 18 — Quel est le destin de l’État ?
Figure 18.2 — Même dans une démocratie, certaines parties de la population peuvent se sentir
exclues du débat politique. Affiche de l’humoriste Coluche durant la campagne présidentielle
de 1981.
libre et raisonné. L’exigence fondamentale* ici est d’être raisonnable, ce qui signifie que l’on ne
va proposer des principes* régulateurs de la société que s’ils peuvent être acceptés par d’autres
personnes raisonnables (38). Par exemple, je peux rejeter une proposition au
nom d’une doctrine personnelle, à condition que celle-ci ait passé un test critique et ne cherche
pas à s’imposer aux autres. Il s’agit donc ici d’un principe* de réciprocité (39).
Comme le dit John Rawls, la société politique doit être régulée par des principes* bénéficiant
d’un consensus général*, et donc pas d’un consensus complet (Rawls 1999, p. 340).
La démocratie sera donc un régime pluraliste (40), ce qui entraînera une
égalité* dans la prise de décision collective. Cependant, dans cette prise de décision, on suivra
l’avis de la majorité (41), ce qui pourra être critiqué comme une dictature
(42) de la majorité ou créer des minorités persistantes (43) — c’est-à-
dire des groupes sociaux qui perdent systématiquement quand il s’agit de prendre une décision
à la majorité.
Figure 18.3 — Quel pouvoir* un élu politique détient-il dans la société mondialisée? [Quino]
autre chose qu’un désolant laxisme (73)? Si les intérêts particuliers* l’emportent
systématiquement sur l’intérêt général*, un régime qui reconnaît les libertés individuelles* et
les droits* de l’homme produit une liberté sauvage qui prépare le retour de l’ anarchie
(74).
C’est pourquoi Tocqueville considère la démocratie américaine comme un modèle, car
elle a su pratiquer la décentralisation (75) administrative et politique, préserver
les libertés locales et les associations (76) non politiques, garantir une liberté
relative* de la presse et une liberté de culte. Les Américains, de son point de vue, ont encore
assez de vitalité dans leur âme pour vouloir une liberté vraie, pour ne pas se laisser avilir par
un État-providence.
SECTION II
considère ainsi que la désobéissance civile sert, dans une société presque juste, à montrer
que, dans l’opinion de ceux qui s’y livrent, les principes* de justice gouvernant la
coopération (80) entre personnes libres et égales* n’ont pas été respectés par
les gouvernants.
Le caractère communicatif (81) de l’acte La personne qui se livre à la désobéis-
sance civile vise souvent deux objectifs : a) attirer l’attention du public et des gou-
vernants sur une certaine loi ou une certaine politique injustes; b) par là, initier un
changement de loi ou de politique.
Le caractère public (82) de l’acte Un acte ne peut entrer dans la catégorie de la
désobéissance civile que s’il est commis en public, ouvertement et en en notifiant les
autorités. Ceci assure la possibilité* pour ces dernières d’ identifier (83)
et éventuellement de punir (84) les contrevenants. Par un acte public,
ceux-ci montrent leur volonté de traiter avec les autorités de façon juste.
La non-violence (85) La désobéissance civile, si elle refuse la violence comme
moyen d’arriver à ses fins*, sera vraiment « civile ». Cet adjectif rappelle, non seulement,
qu’elle constitue un acte de la société civile (86), mais aussi qu’elle est
aussi un acte civilisé (87), voire civilisateur (88). En ce sens,
toute violence constitue une interférence, soutient Rawls, avec les libertés civiles des
autres et par conséquent rend la désobéissance non civile (Rawls 1999, p. 321-322),
comme on le voit dans le texte suivant de Mohandas Gandhi.
Là où il n’y a le choix qu’entre lâcheté et violence, je conseillerai violence. Je
cultive le courage tranquille de mourir sans tuer. Mais qui n’a pas ce courage, je
désire qu’il cultive l’art de tuer et d’être tué, plutôt que de fuir honteusement
le danger. Car celui qui fuit commet une violence mentale : il fuit parce qu’il n’a
5 pas le courage d’être tué en tuant. Mais je sais que la Non-Violence est infiniment
supérieure à la violence, que le pardon est plus viril que le châtiment. Le pardon
est la parure du soldat. Mais s’abstenir de punir n’est pardon que quand il existe
le pouvoir de punir. Il n’a aucun sens de la part d’une créature impuissante. Je ne
crois pas l’Inde impuissante. Cent mille Anglais ne peuvent effrayer trois cents
10 millions d’êtres humains. Et d’ailleurs, la force n’est pas dans les moyens physiques,
elle réside dans une volonté indomptable. Non-Violence n’est pas soumission
bénévole au malfaisant. Non-Violence oppose toute la force de l’âme à la volonté
du tyran. Un seul homme peut ainsi défier un empire et provoquer sa chute. La
religion de la Non-Violence n’est pas seulement pour les saints, elle est pour le
15 commun des hommes. C’est la loi de notre espèce, comme la violence est la loi
de la brute 1 . L’esprit dort dans la brute. La dignité de l’homme veut une loi plus
haute : la force de l’esprit. (Gandhi 1924, p. 54-55)
Figure 18.4 — Un exemple célèbre de non-violence s’opposant avec une force non physique à la
violence physique : l’homme de Tian’anmen.
(93), et se distingue ainsi d’un simple criminel. De plus, tout comme la non-violence,
l’acceptation des conséquences* légales* de son acte a souvent un impact positif sur la cause
qu’il défend.
La désobéissance civile se distingue également* d’autres formes* d’action politique.
La protestation légale (94) C’est une forme* de protestation qui reste dans les
limites de la loi (médias, pétition, grève, etc.) parce qu’on considère qu’il existe une
obligation morale (95) de suivre cette dernière. La désobéissance civile
réclame donc une justification morale pour violer la loi.
Cela dépend cependant du régime, soutient David Lyons (Lyons 1998, p. 39) : violer le
système de lois ségrégationnistes du Sud des États-Unis (« Jim Crow ») ou l’apartheid
ne viole aucune obligation* morale préexistante de respecter ces lois. De plus, comme
le remarque Russell, il est parfois difficile de faire connaître sa cause* par des moyens
conventionnels de participation (Russell 1993, p. 635).
L’ objection (96) de conscience (97) Si un homme est objecteur de
conscience, il peut arguer qu’il lui est moralement interdit de suivre la loi parce que
celle-ci est, totalement ou en partie, mauvaise ou injuste. L’objection de conscience se
différencie* de la désobéissance civile en ce qu’elle peut être légale*.
La protestation radicale (98) Ici, la protestation utilise en son cœur même la
violence, la coercition, la résistance, l’action militante, l’intimidation, voire la terreur.
On peut l’assimiler au terrorisme (99). Ce dernier s’oppose à la déso-
béissance civile parce qu’il marque une opposition plus marquée au régime en place, et
qu’il n’utilise pas de moyens propres à se rallier le soutien des autres concitoyens.
L’action révolutionnaire (100) Le but ici est différent* : une révolution cherche
à réaliser* un changement total de régime, pas à persuader* le régime de l’injustice de
sa politique ou de ses lois.
les lois d’Athènes car, en bénéficiant des droits* que lui confère sa citoyenneté, il a
tacitement (102) accepté de les suivre. Cette obligation* morale a pour conséquence*
que la désobéissance civile ne peut être justifiée que si elle est employée en dernier
ressort (103), c’est-à-dire quand toutes les autres possibilités* légales* d’action auront
été épuisées.
II.b.2 Sa motivation
SECTION III
Un dernier problème concernant l’État est celui de son existence et de son destin : sera-t-il
d’ absorber (109) la société qu’il dirige ou bien de dépérir (110)
et de disparaître? Deux réponses contradictoires peuvent être données à cette question : l’État
totalitaire (111) annihile la société civile (112), tandis que l’
anarchisme (113) cherche à débarrasser les êtres humains de la domination étatique.
III.a Le totalitarisme
Qu’est-ce qu’un État totalitaire? Correspond-il à des formes ancestrales, bien connues et
bien analysées, telles que la tyrannie (114) ou la dictature (115)?
Raymond Aron { 480, no 1} distingue cinq caractéristiques de ce type de régime.
1. Dans un État totalitaire (Troisième Reich, URSS stalinienne, Corée du Nord, etc.),
le parti détient le monopole (116) de l’activité politique — empêchant
ainsi tout pluralisme (117).
Sec. III — Étatiser la société ou socialiser l’État ? 289
2. Ce parti est animé d’une idéologie (118) qui devient la vérité officielle
de l’État.
3. L’État, afin de répandre cette vérité, se réserve le monopole des moyens de force
(119) et des moyens de persuasion (120) (médias).
4. L’État se soumet la quasi-totalité des activités économiques (121) et
professionnelles (122) et les intègre à son essence*. C’est pourquoi Claude
Lefort { 480, no 2}, pour sa part, considère le totalitarisme, non comme un simple
régime politique, mais comme une forme* de société (123).
5. Toute faute commise dans une activité économique ou professionnelle devient alors
une faute idéologique*; d’où une terreur (124) policière.
L’État totalitaire n’est pas une dictature, ou plutôt il n’est pas seulement une dictature au
sens où il ne se contente pas d’exercer une domination absolue* dans laquelle la séparation des
pouvoirs* est abolie. Arendt dégage deux traits majeurs de ce type de régime : il utilise la
terreur afin d’imposer une idéologie*.
La terreur totalitaire n’est pas une violence barbare, non réglée par des lois; au contraire, le
régime totalitaire conserve les lois préexistantes. Le régime nazi n’a ainsi quasiment pas touché
aux lois de la République de Weimar. Il s’est contenté de placer au-dessus de ce droit* positif,
rassurant (parce que stable) et destiné à l’origine à stabiliser la mobilité perpétuelle de la
société, le droit* de l’ histoire (125) (dans le communisme) ou celui de la
nature (126) (dans le nazisme) — donc un droit* perpétuellement en mouvement.
L’humanité doit s’orienter vers ce que l’histoire ou la nature lui indique comme son but
ultime : la domination aryenne, la dictature du prolétariat, etc. Les sociétés totalitaires sont
donc toujours en mouvement, comme leur droit* : il y existe des lois stables, mais la volonté
du Führer, par exemple, l’emporte sur le droit* positif car elle exprime la volonté de la nature
(Arendt 1958, p. 461-463).
Ce mouvement inexorable vers l’accomplissement de la nature ou de l’histoire provoque
le remplacement de la loi positive par la terreur; celle-ci n’est pas qu’un instrument de
suppression (127) de l’ opposition (128), mais elle existe même si l’op-
position a disparu, dans le but d’empêcher toute action humaine pouvant s’opposer au mou-
vement de l’histoire ou de la nature. Son but est de créer un homme nouveau
(129) en substituant aux canaux de communication et aux limites entre les hommes posées par
le droit* positif un « lien de fer » destiné à maintenir les hommes ensemble de façon si étroite
que leur pluralité disparaît et qu’ils ne forment plus qu’un seul homme. Plus précisément,
la terreur totalitaire détruit l’ espace social (130) en le politisant
(131), c’est-à-dire en annihilant la capacité de mouvement qui crée les relations* entre les
290 Chapitre 18 — Quel est le destin de l’État ?
hommes qui peuvent éventuellement barrer la route à une volonté politique (Arendt 1958,
p. 465-466) : toute interaction devient politique.
L’État totalitaire se nourrit enfin du phénomène, déjà remarqué, de l’ atomisation
(132) de la société. Puisqu’il s’étend à toutes les formes* d’interaction sociale, il annihile
la société civile (133) comme espace public pouvant s’opposer à l’action de l’État
et jouer un rôle politique. Toute forme* d’association non étatique est ainsi, soit interdite,
soit remplacée : les Jeunesses hitlériennes ou communistes sabotent l’institution familiale en
instillant la peur de la délation (134) à l’intérieur même des foyers; les religions
sont interdites ou réprimées, remplacées par d’anciens mythes ou des mythes inventés de
toutes pièces 1 , etc. Une société atomisée n’est plus unifiée que par sa dévotion au chef, et
se montre incapable de s’organiser politiquement. Toute vie privée (135) est
de plus détruite; les membres de la société tombent dans l’ isolement (136), le
fait* d’être entouré des autres sans pouvoir* entrer en contact avec eux ou pouvoir* compter
sur leur secours. L’isolement n’est pas la solitude (137) où l’on peut se suffire à
soi-même et dialoguer avec soi-même, dit Épictète (Épictète 1964, p. 987-989); un homme
isolé a au contraire perdu toute confiance dans sa capacité à penser et à faire sens du monde.
Seule demeure la capacité à raisonner logiquement (138), qui ne réclame pas
de dialogue avec soi-même (Arendt 1958, p. 473-478).
L’organe qui va préparer les individus* à la terreur est l’idéologie*. Celle-ci revient à l’im-
position de la logique (139) d’une idée (140) à la société. L’idée*
(le racisme, la lutte des classes, etc.) importe peu dans sa nature; l’important est qu’elle soit
considérée comme correspondant exactement, dans sa logique, au mouvement de la nature
ou de l’histoire. Par conséquent, l’idéologie* se détache complètement de tout argument
factuel*; bien plutôt, elle reconstruit la réalité* à travers son propre prisme logique et en tire
les conséquences* de façon totalement froide et détachée (Arendt 1958, p. 468-472).
Par exemple, pourquoi un régime totalitaire se livre-t-il à des purges (141) où
l’accusé confesse des crimes plus ou moins imaginaires, dans une autocritique
(142)? Le caractère exclusivement logique de ce régime prépare ses membres à jouer à la fois
les rôles de victime (143) et bourreau (144) en usant de la peur
d’entrer en contradiction (145) avec soi-même. Étant donné cette peur, un État
totalitaire pourra arguer devant une victime de purge que a) le rôle du Parti est de conduire
la lutte des classes; b) par conséquent, il a toujours raison. c) Selon la loi de l’Histoire, des
crimes doivent être commis et le Parti, toujours selon l’Histoire, doit les punir. d) Il faut donc
des criminels au Parti, quels qu’ils soient — l’identité* des criminels importe moins que la
réalité* des crimes, car c’est leur punition qui fera avancer l’Histoire. e) Par conséquent, soit
la victime a vraiment commis ces crimes, soit elle doit jouer le rôle du criminel — en tout cas,
elle est devenue un ennemi du Parti. f ) Si elle n’avoue pas, elle entrave l’Histoire et le Parti,
et devient un véritable ennemi. Refuser de confesser ses « crimes » revient à se contredire
soi-même et à dénuer de sens sa propre vie. La vie n’a de sens que par rapport à l’idéologie*.
Pourquoi vouloir se débarrasser de l’État? Il peut être considéré comme une imposture
radicale, « le plus froid de tous les monstres froids », comme le dit Nietzsche (Nietzsche
1978, p. 63), car il ne correspond à aucune réalité* vitale, et surtout pas au peuple
(146) dont il prétend traduire la volonté et l’esprit; nous savons, depuis Hobbes, que l’État
Figure 18.6 — La pyramide du système capitaliste (une de journal du début du xxe siècle)
tout devoir envers l’État entre en conflit avec l’autonomie morale de l’individu, qui ne devrait
jamais se trouver attaquée (Wolff 1998, p. 18-19). Cette position est néanmoins compatible
avec l’existence continuée d’un État, car il peut y avoir d’autres raisons de lui obéir.
La vision de la société post-étatique varie selon la raison pour laquelle il faut abolir l’État :
Piotr Kropoptkine envisage une société structurée par l’ aide mutuelle volontaire
(163) (Kropotkine 1902) quand Stirner la voit comme une réunion
(164) d’ égoïstes (165) (Stirner 1845). Deux problèmes majeurs se font jour.
— Comment distribuer (166) les biens, les richesses? Kropoptkine re-
jette tout droit* de propriété, mais Murray Rothbard se veut « anarcho-capitaliste »
et rejette toute limitation sur les opérations du marché, auquel devraient revenir même
les pouvoirs* régaliens de l’État.
— Comment assurer un ordre social (167) en l’absence de l’ appareil
(168) de répression (169) étatique? Même si la disparition de
la propriété réduit le nombre de violations de la loi, il demeurera des désaccords in-
terpersonnels. Ceux-ci seront donc réglés par une convergence (170)
Sec. III — Étatiser la société ou socialiser l’État ? 293
universelle* de tous les jugements éthiques, produite par le développement des senti-
ments naturels de solidarité jusque là réprimés par l’État, ou par le progrès de la raison
et de la science.
Un autre moyen serait la censure publique (171), le contrôle des indivi-
dus* par l’opinion publique.
III.b.4 La transition
Comment passer d’une société apparemment profondément étatisée à une société post-
étatique? Sur ce point, l’anarchisme et le socialisme (172), notamment celui de
Marx et Engels, sont en désaccord.
Le marxisme considère que la transition doit être menée par le parti (173)
et non le peuple en son entier; de plus, on ne peut se débarrasser de l’État immédiatement*, et
il faut passer par une période nommée la dictature (174) du prolétariat
(175) pendant laquelle l’État se trouvera hypertrophié (176). Grâce à
cette toute-puissance*, il aura la possibilité* de résoudre tous les antagonismes de classe,
notamment d’abattre la bourgeoisie. Une fois advenue la société sans classe, l’État tombera
de lui-même comme un fruit mûr, car il sera devenu inutile (Marx 1965, p. 424-426). Le
communisme est un socialisme autoritaire (177).
C’est ce caractère autoritaire que refuse l’anarchisme, qui correspond à un socialisme
libertaire (178).
État veut dire domination, et toute domination suppose l’assujettissement des
masses et par conséquent leur exploitation au profit d’une minorité gouvernante
quelconque. (Bakounine et al. 1975, p. 366-367)
Ce texte de Mikhaïl Bakounine apparaît prophétique quant à l’apparition d’une
« nomenklatura » dans le régime soviétique, c’est-à-dire d’une classe privilégiée composée
des dignitaires du régime dans une société prétendument égalitaire*. Néanmoins, il reste à
l’anarchisme à proposer un moyen de faire advenir la société post-étatique.
Certains insistent sur la nécessité* de moyens non-violents (179) : Godwin
parle du progrès de la raison, Léon Tolstoï d’un réveil religieux (Tolstoï 1936), Bakounine
(Bakounine 1882) et Kropoptkine (Kropotkine 1902) du rôle de la science; d’autres encore
encouragent la désobéissance civile. Il existe aussi une tradition encourageant une révolution
violente, par exemple par des assassinats ou des attentats, afin de montrer au peuple la voie à
suivre, ou encore par des grèves (anarchosyndicalisme).
Après la Seconde Guerre mondiale, l’anarchisme a restreint ses ambitions de changement
social exhaustif et se concentre aujourd’hui plutôt sur des expériences minoritaires contrant
la nécessité* de l’État.
Par exemple, on peut parler d’un anarchoféminisme (180) considérant
l’État comme l’expression d’un pouvoir* patriarcal exerçant une justice impersonnelle appuyée
par un appareil de violence. Les femmes, dit Emma Goldman, sont anarchistes par nature en
raison des valeurs, anhiérarchiques et anti-autoritaires, qui les définissent (sexualité, maternité,
etc.) (Goldman 1917). Y a-t-il néanmoins véritablement des preuves que l’essence* des femmes
soit vraiment différente* de celle des hommes? N’enferme-t-on pas ainsi les femmes dans des
clichés misogynes?
On peut aussi parler d’un anarchoécologisme (181) soutenant que l’État
exprime et renforce un principe hiérarchique qui encourage l’humanité dans sa relation* de
conquête et de contrôle avec la nature. La solution, dit Bookchin, serait une société
écologique (182) qui sera anarchiste, puisqu’elle aura, tout en répudiant les valeurs
hiérarchiques qui menacent la nature, abandonné les hiérarchies qui oppriment les êtres
294 Chapitre 18 — Quel est le destin de l’État ?
humains (Bookchin 1982). Cependant, une société vivant en harmonie avec la nature serait-
elle nécessairement* égalitaire*? Ne peut-on atteindre des buts écologiques plus facilement
par des institutions non-démocratiques?
Y a-t-il un destin de l’État, un but ultime que tout État devrait atteindre ? Si on veut éviter le totalita-
risme et l’anarchisme, on pourrait l’identifier* comme un idéal* de protection maximale des libertés
individuelles* tout en assurant au maximum l’égalité* dans la société. Afin d’atteindre cet idéal*, une
société civile forte est nécessaire*.
Prolongements philosophiques
Références audiovisuelles
297
Texte complet
CHAPITRE 19
Par ce qui précède, j’ai expliqué la nature de Dieu et ses propriétés, à savoir : qu’il
existe nécessairement, qu’il est unique, qu’il est et agit par la seule nécessité de sa
nature, qu’il est la cause libre de toutes choses et de quelle façon il l’est, que toutes
choses sont en Dieu et dépendent de lui, de telle sorte que, sans lui, elles ne peuvent ni
5 être, ni être conçues, et enfin que toutes choses ont été prédéterminées par Dieu, non
certes par la liberté de la volonté, autrement dit par son bon plaisir absolu, mais par la
nature absolue de Dieu, autrement dit par sa puissance infinie.
En outre, partout où l’occasion m’en a été donnée, j’ai eu soin d’écarter les préjugés
qui pouvaient empêcher de comprendre mes démonstrations ; mais comme il reste
10 encore beaucoup de préjugés qui pouvaient et peuvent empêcher encore — et même
au plus haut point — les hommes de saisir l’enchaînement des choses comme je l’ai
expliqué, j’ai pensé qu’il valait la peine de soumettre ici ces préjugés à l’examen de la
raison. D’ailleurs, tous les préjugés que j’entreprends de signaler ici dépendent d’un
seul : les hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent,
15 comme eux-mêmes, en vue d’une fin, et bien plus, ils considèrent comme certain que
Dieu lui-même dispose tout en vue d’une certaine fin, car ils disent que Dieu a fait
toutes choses en vue de l’homme, mais il a fait l’homme pour en recevoir un culte. C’est
donc ce seul préjugé que je considérerai d’abord, en cherchant en premier lieu pourquoi
la plupart des hommes se plaisent à ce préjugé et pourquoi ils sont tous naturellement
20 enclins à l’adopter ; j’en montrerai ensuite la fausseté, et enfin je montrerai comment en
sont issus les préjugés relatifs au bien et au mal, au mérite et à la faute, à la louange et
au blâme, à l’ordre et à la confusion, à la beauté et à la laideur, et aux autres choses de
même genre.
Ce n’est cependant pas le moment de déduire ces choses de la nature de l’esprit
25 humain. Il me suffira ici de poser en principe ce qui doit être reconnu par tous : tous
les hommes naissent ignorants des causes des choses, et tous ont envie de rechercher
ce qui leur est utile, ce dont ils ont conscience.
D’où il suit, en premier lieu, que les hommes se croient libres parce qu’ils ont
conscience de leurs volitions 1 et de leur appétit, et qu’ils ne pensent pas, même en
30 rêve, aux causes qui les disposent à désirer et à vouloir, parce qu’ils les ignorent.
1. De ce qu’ils veulent.
299
300 Chapitre 19 — Texte complet
Il suit, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d’une fin, c’est-à-dire
en vue de l’utile qu’ils désirent ; d’où il résulte qu’ils ne cherchent jamais à savoir que les
causes finales des choses une fois achevées, et que, dès qu’ils en ont connaissance, ils
trouvent le repos, car alors ils n’ont plus aucune raison de douter. S’ils ne peuvent avoir
35 connaissance de ces causes par autrui, il ne leur reste qu’à se tourner vers eux-mêmes et
à réfléchir aux fins qui les déterminent d’habitude à des actions semblables, et à juger
ainsi nécessairement, d’après leur naturel propre, celui d’autrui. En outre, ils trouvent
en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes un grand nombre de moyens qui leur servent
excellemment à se procurer ce qui leur est utile, comme, par exemple, les yeux pour
40 voir, les dents pour mâcher, les herbes et les animaux pour s’alimenter, le soleil pour
s’éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils finissent donc par considérer toutes
les choses naturelles comme des moyens pour leur utilité propre. Et comme ils savent
que ces moyens, ils les ont trouvés, mais ne les ont pas agencés eux-mêmes, ils y ont vu
une raison de croire qu’il y a quelqu’un d’autre qui a agencé ces moyens à leur usage.
45 Car, ayant considéré les choses comme des moyens, ils ne pouvaient pas croire qu’elles
se fussent faites elles-mêmes ; mais, pensant aux moyens qu’ils ont l’habitude d’agencer
pour eux-mêmes, ils ont dû conclure qu’il y a un ou plusieurs maîtres de la Nature,
doués de la liberté humaine, qui ont pris soin de tout pour eux et qui ont tout fait pour
leur convenance. Or, comme ils n’ont jamais eu aucun renseignement sur le naturel de
50 ces êtres, ils ont dû en juger d’après le leur, et ils ont ainsi admis que les Dieux disposent
tout à l’usage des hommes, pour se les attacher et être grandement honorés par eux.
D’où il résulta que chacun d’eux, suivant son naturel propre, inventa des moyens divers
de rendre un culte à Dieu, afin que Dieu l’aimât plus que tous les autres et mît la Nature
entière au service de son aveugle désir et de son insatiable avidité. Ainsi, ce préjugé est
55 devenu superstition et a plongé de profondes racines dans les esprits ; ce qui fut une
raison pour chacun de chercher de toutes ses forces à comprendre les causes finales
de toutes choses et à les expliquer. Mais en voulant montrer que la Nature ne fait rien
en vain (c’est-à-dire qui ne soit à l’usage des hommes), ils semblent avoir uniquement
montré que la Nature et les Dieux délirent aussi bien que les hommes. Voyez, je vous
60 prie, où cela conduit ! Parmi tant d’avantages qu’offre la Nature, ils ont dû trouver
un nombre non négligeable d’inconvénients, comme les tempêtes, les tremblements
de terre, les maladies, etc., et ils ont admis que ces événements avaient pour origine
l’irritation des Dieux devant les offenses que leur avaient faites les hommes ou les
fautes commises dans leur culte ; et quoique l’expérience s’inscrivît chaque jour en
65 faux contre cette croyance 1 et montrât par d’infinis exemples que les avantages et
les inconvénients échoient 2 indistinctement aux pieux et aux impies, ils n’ont pas
cependant renoncé à ce préjugé invétéré 3 : il leur a été, en effet, plus facile de classer
ce fait au rayon des choses inconnues, dont ils ignoraient l’usage, et de garder ainsi
leur état actuel d’ignorance, que de ruiner toute cette construction et d’en inventer
70 une nouvelle. Ils ont donc pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent
de très loin la portée de l’intelligence humaine ; et cette seule raison, certes, eût suffi
pour que la vérité demeurât à jamais cachée au genre humain, si la Mathématique,
qui s’occupe, non des fins, mais seulement des essences et des propriétés des figures,
n’avait montré aux hommes une autre règle de vérité. Outre la Mathématique, d’ailleurs,
75 d’autres raisons encore (qu’il est superflu d’énumérer ici) ont pu permettre aux hommes
d’apercevoir ces préjugés habituels et les amener à la vraie connaissance des choses.
J’ai ainsi suffisamment expliqué ce que j’ai promis en premier lieu. Pour montrer
maintenant que la Nature n’a aucune fin qui lui soit d’avance fixée, et que toutes les
causes finales ne sont que des fictions humaines, je n’aurai pas besoin de longs discours.
80 […]
Il ne faut pas oublier ici que les partisans de cette doctrine, qui ont voulu faire
étalage de leur talent en assignant des fins aux choses, ont, pour prouver leur doctrine,
apporté un nouveau mode d’argumentation : la réduction, non à l’impossible, mais à
l’ignorance ; ce qui montre qu’il n’y avait aucun autre moyen d’argumenter en faveur de
85 cette doctrine. Si, par exemple, une pierre est tombée du toit sur la tête de quelqu’un
et l’a tué, ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme, de la façon
suivante : Si, en effet, elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment
tant de circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances
simultanées) ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c’est
90 arrivé parce que le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront :
Pourquoi le vent soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce
même moment ? Si vous répondez de nouveau que le vent s’est levé parce que la veille,
par un temps encore calme, la mer avait commencé à s’agiter et que l’homme avait été
invité par un ami, ils insisteront de nouveau, car ils ne sont jamais à court de questions :
95 Pourquoi donc la mer était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité à ce moment-
là ? et ils ne cesseront ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu’à ce que
vous vous soyez réfugié dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. De même
aussi, devant la structure du corps humain, ils s’étonnent, et ignorant les causes de tant
d’art, ils concluent que cette structure n’est pas due à un art mécanique, mais à un art
100 divin et surnaturel, et qu’elle est formée de façon que nulle partie ne nuise à l’autre.
Et ainsi arrive-t-il que celui qui cherche les vraies causes des miracles et s’applique à
comprendre en savant les choses naturelles, au lieu de s’en étonner comme un sot, est
souvent tenu pour hérétique et impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire 1 adore
comme les interprètes de la nature et des Dieux. Car ils savent que, l’ignorance une fois
105 détruite, s’évanouit cet étonnement, leur unique moyen d’argumenter et de conserver
leur autorité. Mais je laisse ici ces considérations et j’en arrive à ce que j’ai décidé de
traiter en troisième lieu.
Après s’être persuadé que tout ce qui arrive, arrive pour eux, les hommes ont dû
juger que, dans chaque chose, le principal est ce qui leur est le plus utile, et estimer les
110 plus excellentes toutes celles qui dont ils étaient le plus heureusement affectés. Ainsi
ont-ils été conduits à former ces notions par lesquelles ils disent expliquer les natures
des choses, à savoir le Bien, le Mal, l’Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté et
la Laideur ; et du fait qu’ils s’estiment libres, sont nées les notions suivantes ; la Louange
et le Blâme, la Faute et le Mérite. […]
115 Donc, tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, les hommes l’ont appelé
Bien, ce qui leur est contraire, ils l’ont appelé Mal. Et comme ceux qui ne comprennent
pas la nature des choses sont incapables de rien affirmer sur elles, mais les imaginent
seulement et prennent l’imagination pour l’entendement, ils croient donc fermement
qu’il y a de l’ordre dans les choses, ignorants qu’ils sont de la nature des choses et de la
120 leur propre. Lorsque, en effet, les choses sont disposées de façon que la représentation
par les sens nous permette de les imaginer facilement, et donc de nous les rappeler
facilement, nous disons qu’elles sont bien ordonnées. Dans le cas contraire, nous disons
qu’elles sont mal ordonnées ou confuses. Et comme les choses que nous pouvons
imaginer facilement nous sont plus agréables que les autres, les hommes préfèrent
1. Le peuple.
302 Chapitre 19 — Texte complet
125 donc l’ordre à la confusion, comme si, en dehors de l’imagination, l’ordre était quelque
chose dans la Nature. Et ils disent que Dieu a créé toutes choses avec ordre ; ainsi,
sans le savoir, attribuent-ils à Dieu une imagination, ou alors veulent-ils dire que Dieu,
plein de prévoyance à l’égard de l’imagination humaine, ait disposé toutes choses de
façon que les hommes pussent les imaginer le plus facilement possible ? Et peut-être
130 leur objecterait-on vainement qu’il se trouve une infinité de choses qui dépassent de
beaucoup notre imagination, et un grand nombre qui la confondent à cause de sa
faiblesse. Mais en voilà assez à ce sujet.
Quant aux autres notions, ce ne sont également que des façons d’imaginer qui
affectent diversement l’imagination ; et pourtant les ignorants les considèrent comme
135 les attributs principaux des choses, parce que, comme nous l’avons déjà dit, ils croient
que toutes choses ont été faites pour eux ; et ils disent que la nature d’une chose est
bonne ou mauvaise, saine ou corrompue, selon la manière dont ils en sont affectés.
Par exemple, si le mouvement que les nerfs reçoivent des objets représentés grâce aux
yeux, contribue à la santé, on dit beaux les objets qui en sont la cause, tandis qu’on dit
140 laids ceux qui provoquent un mouvement contraire. Ceux qui émeuvent la sensibilité
par le nez, on les appelle odorants ou fétides ; ceux qui l’émeuvent par la langue, doux
ou amers, savoureux ou insipides, etc. Ceux qui l’émeuvent par le toucher sont dits
durs ou mous, rugueux ou lisses, etc. Et ceux enfin qui impressionnent les oreilles, on
dit qu’ils produisent un bruit, un son ou une harmonie ; l’harmonie a fait perdre la
145 raison aux hommes, n’ont-ils pas cru que Dieu aussi en était ravi ! Il y a même eu des
philosophes pour croire que les mouvements célestes composent une harmonie.
Tout cela montre assez que chacun a jugé des choses selon la disposition de son
cerveau, ou plutôt a considéré comme les choses elles-mêmes les affections de son
imagination. Aussi, n’est-il pas étonnant (soit dit en passant) qu’il se soit élevé entre
150 les hommes autant de controverses que nous en constatons, d’où est sorti enfin le
Scepticisme. Car, bien que les corps humains se ressemblent et s’accordent en beaucoup
de points, ils diffèrent cependant sur beaucoup d’autres, et par suite, ce qui paraît bon
à l’un paraît mauvais à l’autre, ce qui est dans l’ordre pour l’un semble confus à l’autre,
ce qui est agréable à l’un est désagréable à l’autre, et ainsi du reste ; je ne m’y étends pas
155 ici, tant parce que ce n’est pas le lieu d’en traiter expressément, que parce que tout le
monde en a suffisamment fait l’expérience. Tout le monde, en effet, répète : « Autant
de têtes, autant d’avis ; chacun va dans son sens ; il n’y a pas moins de différences entre
les cerveaux qu’entre les palais.» Et ces adages montrent assez que les hommes jugent
des choses selon la disposition de leur cerveau et les imaginent plutôt qu’ils ne les
160 comprennent par l’entendement. Car, s’ils comprenaient les choses, elles auraient,
comme le prouve la Mathématique, je ne dis pas le pouvoir d’attirer, mais du moins
celui de convaincre tout le monde.
Nous voyons donc que toutes les notions que le vulgaire a l’habitude d’utiliser
pour expliquer la Nature ne sont que des façons d’imaginer, et ne révèlent la nature
165 d’aucune chose, mais seulement la constitution de l’imagination ; et puisque ces notions
ont des noms, comme s’il s’agissait d’êtres existants en dehors de l’imagination, je les
appelle des êtres, non de raison, mais d’imagination. Par suite, tous les arguments qu’on
invoque contre nous grâce à de semblables notions peuvent être facilement réfutés.
Beaucoup de gens, en effet, ont l’habitude d’argumenter de cette sorte : Si toutes choses
170 ont suivi de la nécessité de la nature souverainement parfaite de Dieu, d’où viennent
donc tant d’imperfections dans la Nature, à savoir : la corruption des choses jusqu’à la
fétidité, leur laideur jusqu’à donner la nausée, la confusion, le mal, la faute, etc. ? Mais,
comme je viens de le dire, il est facile de les réfuter. Car la perfection des choses ne doit
s’estimer que d’après leur seule nature et puissance, et les choses ne sont pas plus ou
303
175 moins parfaites selon qu’elles flattent ou offensent les sens des hommes, selon qu’elles
s’accordent avec la nature humaine ou lui répugnent. […]
Tels sont les préjugés que je me suis proposé de signaler ici. S’il en reste encore de
même farine, chacun pourra s’en guérir avec un peu de réflexion.
Biographie succincte de Spinoza
CHAPITRE 20
1632 (24 novembre) Naissance de Spinoza à Amsterdam (Provinces-Unies, aujourd’hui
Pays-Bas), issu d’une famille juive portugaise ayant fui l’Inquisition. Il fréquente une
école rabbinique où il se montre un élève très brillant.
1656 (27 juillet) Spinoza est frappé par une très sévère mesure d’excommunication pour
hérésie. La raison de cette mesure est inconnue, mais on peut supposer qu’il commençait
à exprimer les idées non orthodoxes qui constitueront plus tard sa philosophie. On dit
que peu de temps auparavant, un homme aurait tenté de l’assassiner et que Spinoza
aurait toute sa vie conservé le manteau troué par le poignard afin de se rappeler que le
fanatisme religieux mène à la folie. Il gagne sa vie en taillant des verres de lunettes.
Années 1660 Spinoza subit des attaques car on le soupçonne d’athéisme. Il écrit le Traité
de la réforme de l’entendement (publié de façon posthume) et étudie et critique la
philosophie de Descartes.
1670 Il publie anonymement le Traité théologico-politique, qui défend la liberté de philosopher.
1673 Il décline une invitation à enseigner à l’université de Heidelberg. Le Traité théologico-
politique est interdit.
1675 Par crainte des dangers, il renonce à publier l’Éthique, et rédige le Traité politique.
1677 (21 février) Mort à La Haye.
305
306 Chapitre 20 — Biographie succincte
307
308 Chapitre 21 — Introduction
conception habituelle de Dieu pour faire place à sa propre thèse. Il appelle cette conception
habituelle un « préjugé », non seulement parce que c’est la thèse opposée à la sienne, mais
aussi parce qu’elle est une thèse acceptée sans réflexion, qui constitue l’arrière-plan inconscient
de la pensée des hommes. C’est parce que nous acceptons ce préjugé que des affirmations en
elles-mêmes contestables nous semblent intuitivement* convaincantes* ou évidentes.
D’ailleurs, tous les préjugés que j’entreprends de signaler ici dépendent d’un seul : les
hommes supposent communément que toutes les choses naturelles agissent, comme eux-
mêmes, en vue d’une fin, et bien plus, ils considèrent comme certain que Dieu lui-même
dispose tout en vue d’une certaine fin, car ils disent que Dieu a fait toutes choses en vue
de l’homme, mais il a fait l’homme pour en recevoir un culte.
Comme nous l’avons vu, le Dieu de la Bible est une personne douée de pensée, de sen-
timents, qui se pose des fins* et qui crée librement le monde — il ressemble* à l’homme, il
est anthropomorphe. C’est l’essence* du préjugé que Spinoza va critiquer ici. Ce préjugé
comporte deux aspects.
1. Les hommes supposent que la nature est finalisée*, c’est-à-dire qu’elle agit en vue d’une
fin*, d’un but. Par exemple, les yeux sont faits pour voir, les poumons pour respirer, etc.
Nous avons déjà rencontré cette théorie*, le finalisme*.
2. Ils supposent aussi que Dieu agit de façon finalisée* et qu’il a créé le monde pour
l’homme (cf. Gn 1.26-30).
De plus, il a créé l’homme lui-même pour que celui-ci lui rendît un culte.
Cette vision vulgaire de Dieu et du monde est bien analysée* par Ludwig Feuerbach
dans le texte suivant.
L’homme affirme en Dieu ce qu’il nie en lui-même. La religion fait abstraction de
l’homme et du monde ; mais elle ne peut faire abstraction que des imperfections et des
bornes, réelles ou présumées, du négatif, mais non pas de l’essence, du positif du monde
et de l’homme ; elle est donc obligée de reprendre dans l’abstraction et la négation
5 ce dont elle fait, ou croit faire abstraction. Et c’est ainsi qu’inconsciemment la religion
affirme réellement en Dieu tout ce qu’elle nie consciemment — en sous-entendant
naturellement que ce qu’elle nie est en soi quelque chose d’essentiel, de vrai et par suite
d’indéniable. C’est ainsi que dans la religion l’homme nie sa raison : de lui-même il ne
sait rien de Dieu, ses pensées ne sont que mondaines et terrestres, il ne peut croire
10 que ce que Dieu lui révèle. Mais en échange les pensées de Dieu sont des pensées
humaines et terrestres : Dieu a des projets en tête comme l’homme ; il se règle sur
les circonstances et le degré d’intelligence des hommes, comme un professeur sur le
degré de compréhension de ses élèves ; il suppute exactement l’effet de ses dons et
de ses révélations ; il observe l’homme dans toute son action et ses efforts ; il sait tout,
15 et même ce qu’il y a de plus terrestre, de plus commun, et de pire. Bref, l’homme nie
en face de Dieu son savoir et sa pensée, pour poser en Dieu son savoir et sa pensée.
(Feuerbach 1881, p. 22-27)
L’homme invente Dieu comme une version de lui-même libérée de toute limitation,
telle que la mort. Dieu est conçu comme une puissance* transcendante* et par conséquent
inaccessible, incompréhensible* — mais en échange il est anthropomorphe, il a des pensées et
des passions comme l’homme, il est comme un super-homme. Par exemple, dans le Coran,
Allah s’exprime opportunément comme un Arabe du viie siècle, il se préoccupe des mêmes
choses, etc.
C’est donc ce seul préjugé que je considérerai d’abord, en cherchant en premier
lieu pourquoi la plupart des hommes se plaisent à ce préjugé et pourquoi ils sont tous
309
Le principe de base
SECTION II
311
312 Chapitre 22 — Généalogie du préjugé finaliste
naturels. L’homme croit être « un empire dans un empire », c’est-à-dire qu’il se croit le seul
être capable d’échapper aux lois de la biologie et de la physique et d’édicter ses propres lois.
II.b Le finalisme
II.b.1 La cause finale
Il suit, en second lieu, que les hommes agissent toujours en vue d’une fin, c’est-à-dire
en vue de l’utile qu’ils désirent ; d’où il résulte qu’ils ne cherchent jamais à savoir que les
causes finales des choses une fois achevées, et que, dès qu’ils en ont connaissance, ils
trouvent le repos, car alors ils n’ont plus aucune raison de douter. S’ils ne peuvent avoir
connaissance de ces causes par autrui, il ne leur reste qu’à se tourner vers eux-mêmes et à
réfléchir aux fins qui les déterminent d’habitude à des actions semblables, et à juger ainsi
nécessairement, d’après leur naturel propre, celui d’autrui.
La seconde conséquence* de ce principe* consiste dans le fait* que les actions sont toujours
finalisées*, en d’autres termes qu’elles sont toujours réalisées* dans un but. Ce but est l’utile
dont les hommes ont besoin, ou qu’ils désirent. Une action est toujours faite dans un certain
but; déterminer ce but signifie déterminer la « cause* finale* » de l’action.
Par conséquent, les actions humaines sont définies par leur cause* finale* (si on ne pose
pas qu’elle est orientée vers un certain but, on ne peut pas comprendre l’action humaine) qui
est la recherche de l’utile. Cependant, les hommes vont partir du principe* que tout ce qui
existe (pas seulement les actions humaines) est finalisé* ou existe dans un certain but, et que,
si on connaît la cause finale* d’une chose, on en connaît l’essence* complète.
Cette méthode fonctionne bien pour les actions d’autrui; je peux voir autrui accomplir
l’action x ou y, et lui demander pourquoi il a agi ainsi. Il peut me donner la raison* de son
action, c’est-à-dire sa cause* finale*. Même s’il ne peut pas me la donner (par exemple, si
c’est un petit enfant), je peux le comprendre* (me mettre à sa place) et « réfléchir aux fins
qui [me] déterminent d’habitude à des actions semblables ». Je juge de la fin d’autrui à
partir des miennes propres. Cette attitude s’appelle, comme nous l’avons vu, la « posture
intentionnelle ».
II.b.2 Le finalisme
En outre, comme ils trouvent en eux-mêmes et hors d’eux-mêmes un grand nombre
de moyens qui leur servent excellemment à se procurer ce qui leur est utile, comme,
par exemple, les yeux pour voir, les dents pour mâcher, les herbes et les animaux pour
s’alimenter, le soleil pour s’éclairer, la mer pour nourrir les poissons, etc., ils finissent donc
par considérer toutes les choses naturelles comme des moyens pour leur utilité propre.
L’homme ne se contente pas de projeter sa posture intentionnelle sur autrui, mais la
projette aussi sur la nature. Il y trouve en effet un grand nombre de moyens lui permettant de
satisfaire les fins* qu’il se pose, c’est-à-dire de se procurer ce qui est utile. Les yeux par exemple
lui permettent de voir, les poumons de respirer, etc. La nature entière lui semble donc créée
pour lui permettre de satisfaire ses besoins.
II.b.3 L’anthropomorphisme
Et comme ils savent que ces moyens, ils les ont trouvés, mais ne les ont pas agencés
eux-mêmes, ils y ont vu une raison de croire qu’il y a quelqu’un d’autre qui a agencé ces
moyens à leur usage. Car, ayant considéré les choses comme des moyens, ils ne pouvaient
pas croire qu’elles se fussent faites elles-mêmes ; mais, pensant aux moyens qu’ils ont
l’habitude d’agencer pour eux-mêmes, ils ont dû conclure qu’il y a un ou plusieurs maîtres
Sec. II — Deux conséquences de ce principe 313
de la Nature, doués de la liberté humaine, qui ont pris soin de tout pour eux et qui ont
tout fait pour leur convenance.
L’homme a conscience qu’il n’est pas à l’origine* de la nature et des moyens qu’il y trouve;
par conséquent, étant donné qu’il interprète toute réalité* comme nécessairement* orientée
vers la satisfaction de ses désirs (en somme, il est égocentrique), il pense que quelqu’un lui a
destiné ces moyens, les a créés pour lui, pour qu’il en fasse usage.
Puisqu’il interprète toute réalité* à travers le prisme de la cause* finale*, toute réalité* est
un moyen pour lui; en outre, dans le champ de l’action humaine, l’homme crée les moyens
qu’il utilise (la technique); c’est pourquoi il ne peut pas croire* que ces « moyens » naturels se
fussent créés tout seuls. Si ce sont des moyens qui lui sont destinés afin qu’il satisfasse ses fins*,
alors nécessairement* quelqu’un, « un ou plusieurs maîtres de la Nature », les a créés pour lui.
Cette intervention opportune d’une divinité se nomme la Providence, c’est-à-dire Dieu en
tant qu’ordonnateur de toutes choses dans une fin* donnée — en l’occurrence, comme nous
l’avons vu, Dieu crée la nature pour l’homme et l’homme afin qu’il lui rende un culte.
De plus, comme chez Feuerbach, Dieu est conçu comme doué de la liberté humaine
(anthropomorphisme), ce qui signifie aussi que la création du monde est une action totalement
arbitraire de sa part, presque un caprice, et qu’il dépend des hommes de lui rendre un culte
afin qu’il lui agrée de laisser le monde continuer à exister. C’est ce préjugé qui fait que le Dieu
de la Bible est considéré comme jaloux (Dt 4.24; 5.9; 6.15, Ex 20.5), colérique, ou qu’on lui
attribue de l’amour pour les hommes, etc. Dieu aurait donc, par amour pour l’homme, créé le
monde à la convenance de ce dernier, et la nature ne serait qu’un moyen attribué à l’homme
afin qu’il crût et se multipliât.
II.b.5 La superstition
Ainsi, ce préjugé est devenu superstition et a plongé de profondes racines dans les
esprits ; ce qui fut une raison pour chacun de chercher de toutes ses forces à comprendre
les causes* finales* de toutes choses et à les expliquer*.
C’est pourquoi le culte religieux relève toujours plus ou moins de la superstition, soutient
Spinoza.
La superstition provient du fait* que les hommes ne contrôlent pas à leur gré les circons-
tances de leurs actions, et qu’ils s’en remettent donc aux « faveurs capricieuses du sort ». Les
actes superstitieux et le culte des dieux en général (les sacrifices et les vœux solennels) leur
semblent propres à conjurer le sort ou à le leur rendre favorable, c’est-à-dire à faire en sorte
qu’il satisfasse leurs caprices. La prière cherche à s’attirer les faveurs de Dieu en l’apitoyant.
De même, Xunzi (荀子/순자, philosophe chinois de l’Antiquité) :
Vous priez pour de la pluie et il pleut — et alors ? Je dis qu’entre ces deux événe-
ments il n’y a pas de relation spéciale — tout comme quand vous priez pour de la pluie
et qu’il ne pleut pas. Quand il y a une éclipse de soleil ou de lune, nous tentons de les
sauver ; quand le Ciel envoie une sécheresse, nous prions pour de la pluie ; et avant de
5 décider quoi que ce soit d’important, nous prédisons l’avenir. Nous faisons ces choses
non parce que nous croyons que de telles cérémonies produiront le résultat que nous
cherchons, mais parce que nous voulons embellir de telles occasions d’un cérémonial.
Ainsi, ce que l’homme instruit considère comme un cérémonial, le commun des mortels
le considère comme une communication avec les esprits. (Xunzi 2014, p. 179)
et Kant :
Le principe que l’homme pose d’ordinaire, c’est que tout ce que l’on fait unique-
ment pour plaire à la divinité (à condition de n’être pas directement contraire à la
moralité, mais sans avoir besoin d’y contribuer en quoi que ce soit) est un témoignage
d’empressement à servir Dieu comme des sujets soumis qui lui plaisent par leur sou-
5 mission, et constitue un culte envers Dieu. Ce n’est pas toujours par des sacrifices que
l’homme croit rendre ce culte à Dieu ; on a dû souvent recourir à des fêtes pompeuses,
même à des jeux publics, comme chez les Grecs et chez les Romains, en usage encore
aujourd’hui, avec l’illusion de pouvoir ainsi rendre la divinité favorable à un peuple
ou même à des particuliers. Mais les sacrifices (tels que les expiations, mortifications,
10 pèlerinages, etc.) ont toujours été regardés comme plus puissants et plus efficaces
pour obtenir la faveur du ciel et la rémission des péchés, parce qu’ils servent plus
fortement à témoigner une soumission infinie (quoique non morale 1 ) à sa volonté. Et
ces tourments qu’on s’inflige à soi-même nous paraissent d’autant plus saints qu’ils
sont moins utiles et qu’ils visent moins à l’amélioration morale universelle de l’homme ;
15 c’est précisément parce qu’ils sont tout à fait inutiles et que pourtant ils coûtent de la
peine, qu’ils semblent avoir uniquement pour but de témoigner notre dévouement
envers Dieu. (Kant 2016b, p. 130)
s’interrogent sur la vanité du culte religieux : il n’est qu’un cérémonial (Xunzi), et n’est
pas le signe d’une soumission sincère (c’est-à-dire intérieure, subjective*) à Dieu (Kant).
Par conséquent, les hommes attribuent à la nature une cause* finale*, c’est-à-dire eux-
mêmes, et ils attribuent des intentions aux phénomènes naturels. Par exemple, la physique
aristotélicienne explique* le phénomène de la gravité par l’idée* qu’une chose a besoin de
retourner à son lieu naturel, le centre de la terre; inversement, le lieu naturel du feu est le ciel,
donc le feu et la fumée montent (Aristote 2018, p. 25-26).
1. C’est-à-dire non intérieure.
Sec. II — Deux conséquences de ce principe 315
Mais en voulant montrer que la Nature ne fait rien en vain (c’est-à-dire qui ne soit à
l’usage des hommes), ils semblent avoir uniquement montré que la Nature et les Dieux
délirent aussi bien que les hommes. Voyez, je vous prie, où cela conduit ! Parmi tant d’avan-
tages qu’offre la Nature, ils ont dû trouver un nombre non négligeable d’inconvénients,
comme les tempêtes, les tremblements de terre, les maladies, etc., et ils ont admis que
ces événements avaient pour origine l’irritation des Dieux devant les offenses que leur
avaient faites les hommes ou les fautes commises dans leur culte ; et quoique l’expérience
s’inscrivît chaque jour en faux contre cette croyance et montrât par d’infinis exemples
que les avantages et les inconvénients échoient indistinctement aux pieux et aux impies,
ils n’ont pas cependant renoncé à ce préjugé invétéré : il leur a été, en effet, plus facile de
classer ce fait au rayon des choses inconnues, dont ils ignoraient l’usage, et de garder ainsi
leur état actuel d’ignorance, que de ruiner toute cette construction et d’en inventer une
nouvelle. Ils ont donc pris pour certain que les jugements des Dieux dépassent de très
loin la portée de l’intelligence humaine ; et cette seule raison, certes, eût suffi pour que
la vérité demeurât à jamais cachée au genre humain, si la Mathématique, qui s’occupe,
non des fins, mais seulement des essences et des propriétés des figures, n’avait montré
aux hommes une autre règle de vérité. Outre la Mathématique, d’ailleurs, d’autres raisons
encore (qu’il est superflu d’énumérer ici) ont pu permettre aux hommes d’apercevoir ces
préjugés habituels et les amener à la vraie connaissance des choses.
Le principe* qui veut que la nature ne fasse rien en vain signifie qu’elle a nécessairement
pour fin l’homme et son bien-être. Cette idée* est exprimée de façon ironique par Ambrose
Bierce dans la définition suivante.
OCÉAN, n. : masse d’eau occupant à peu près les deux tiers d’un monde fait pour
l’homme — qui n’a pas de branchies. (Bierce 2001, p. 173)
Ce principe* est analogue au mantra de Pangloss dans Candide, selon lequel ce monde
est le meilleur des mondes possibles* (Voltaire 1991, p. 12). Comme Spinoza, Voltaire
oppose à ce préjugé les faits* cruels de la réalité, les catastrophes naturelles, l’injustice, l’exploi-
tation de l’homme par l’homme, etc.
Cela ne va cependant convaincre* les tenants du finalisme*, puisqu’ils interpréteront le
mal dans le monde comme un signe de la colère des dieux quant à un culte mal rendu — et
si l’on fait remarquer que la Providence est un concept vide (le bien et le mal adviennent
indistinctement aux bons et aux méchants), ils en appelleront à son caractère mystérieux et
incompréhensible. Ils diront que les voies de Dieu sont très opportunément impénétrables, et
que, par conséquent, si nous ne comprenons pas pourquoi tel événement s’est déroulé alors
que l’événement contraire eût été meilleur, c’est parce que Dieu a un but ultérieur et permet le
mal pour qu’un bien plus grand en résulte. Ceci est un argument ad hoc : la thèse des finalistes
n’est pas justifiée de façon rationnelle, mais sur un plan où l’adversaire ne peut justement pas
opposer d’argument (la volonté divine, que personne, à part apparemment le finaliste*, ne
peut connaître).
Heureusement, grâce à la Mathématique, l’homme a pu échapper à ce finalisme* intuitif*.
Le finalisme* entraîne une vision subjective* du monde, selon laquelle les phénomènes naturels
sont systématiquement interprétés en relation* avec l’utilité que l’homme peut en retirer.
Cela donne des affirmations plus ou moins ridicules, comme les textes cités en annexe en
témoignent. À la différence du finalisme*, la mathématique nous amène à réfléchir, non sur la
finalité* de telle ou telle figure, mais uniquement sur son essence* et ses propriétés, c’est-à-dire
sur sa définition et ses relations* avec les autres figures. Au lieu de la considérer par rapport à
ses besoins subjectifs*, le mathématicien se soumet aux propriétés de sa figure et la considère
316 Chapitre 22 — Généalogie du préjugé finaliste
telle qu’elle est, de façon objective*. Cette attitude opposée au finalisme* et qui ne considère
donc pas pourquoi telle chose existe, mais seulement comment (par quel moyen) elle est
produite, se nomme le mécanisme, qui suit le postulat d’objectivité*.
On peut dire, par exemple, que si la théorie* de l’évolution est une théorie* mécaniste
au sens où elle cherche uniquement à comprendre* les mécanismes aveugles par lesquels les
espèces ont évolué et évoluent encore, le créationnisme est une forme de finalisme* puisqu’il
cherche sans cesse à opposer à la théorie* de l’évolution des cas de « complexité irréductible »,
de phénomènes naturels inexplicables* de façon évolutionniste afin de montrer que le monde
ne peut pas ne pas avoir été créé par Dieu.
Le biologiste Michael Behe défend le créationnisme avec l’exemple irréductiblement
complexe (du moins de son point de vue) du moteur flagellaire d’une bactérie, qui tourne
autour d’un axe comme le ferait une roue. Behe proclame ex abrupto, sans proposer un seul
argument, que le moteur flagellaire est irréductiblement complexe, parce qu’il ne peut pas
imaginer comment il aurait pu évoluer (Dawkins 2006, p. 129-132).
Pourquoi ce préjugé est faux
CHAPITRE 23
J’ai ainsi suffisamment expliqué ce que j’ai promis en premier lieu. Pour montrer
maintenant que la Nature n’a aucune fin qui lui soit d’avance fixée, et que toutes les
causes finales ne sont que des fictions humaines, je n’aurai pas besoin de longs discours.
[…]
SECTION I
La réduction à l’ignorance
Il ne faut pas oublier ici que les partisans de cette doctrine, qui ont voulu faire étalage
de leur talent en assignant des fins aux choses, ont, pour prouver leur doctrine, apporté
un nouveau mode d’argumentation : la réduction, non à l’impossible, mais à l’ignorance ;
ce qui montre qu’il n’y avait aucun autre moyen d’argumenter en faveur de cette doctrine.
Comment en arrive-t-on à se convaincre* du préjugé finaliste*? Pourquoi paraît-il convain-
cant*? Il ne peut être rationnellement soutenu (mais réclame un argument ad hoc), et par
conséquent les finalistes* vont utiliser une forme* de sophisme : ce que Spinoza appelle la
réduction à l’ignorance.
Il la met en parallèle avec la réduction à l’absurde ou à l’impossible*, qui, elle, est un
argument valide. La réduction à l’absurde ou à l’impossible* est un raisonnement qui conduit
à rejeter une proposition en faisant voir qu’elle impliquerait une conséquence* notoirement
fausse 1 . La réduction à l’ignorance, par conséquent, conduit à voir une intention, un but
dans les événements du monde parce qu’on se trouve à court de causes* mécaniques pouvant
expliquer* ces événements.
SECTION II
Deux exemples
Si, par exemple, une pierre est tombée du toit sur la tête de quelqu’un et l’a tué,
ils démontreront que la pierre est tombée pour tuer l’homme, de la façon suivante :
1. Il ne faut pas la confondre avec la preuve ou le on montre qu’une proposition est vraie en montrant
raisonnement par l’absurde, opération par laquelle que sa contradictoire est fausse.
317
318 Chapitre 23 — Pourquoi ce préjugé est faux
Si, en effet, elle n’est pas tombée à cette fin par la volonté de Dieu, comment tant de
circonstances (souvent, en effet, il faut un grand concours de circonstances simultanées)
ont-elles pu concourir par hasard ? Vous répondrez peut-être que c’est arrivé parce que
le vent soufflait et que l’homme passait par là. Mais ils insisteront : Pourquoi le vent
soufflait-il à ce moment-là ? Pourquoi l’homme passait-il par là à ce même moment ? Si
vous répondez de nouveau que le vent s’est levé parce que la veille, par un temps encore
calme, la mer avait commencé à s’agiter et que l’homme avait été invité par un ami, ils
insisteront de nouveau, car ils ne sont jamais à court de questions : Pourquoi donc la mer
était-elle agitée ? Pourquoi l’homme a-t-il été invité à ce moment-là ? et ils ne cesseront
ainsi de vous interroger sur les causes des causes, jusqu’à ce que vous vous soyez réfugié
dans la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance.
Cet exemple reprend peut-être la mort de Cyrano de Bergerac. Athée et tué par une
pierre tombée d’un toit, sa mort avait fait la joie des dévots qui y avaient vu une vengeance
divine. Les finalistes* diront que la pierre est tombée du toit pour tuer l’homme, parce qu’on
ignore, en définitive, la cause* réelle* de la coïncidence entre la chute de la pierre et le fait* que
l’homme se soit précisément trouvé à cet endroit-là, à ce moment-là. En fait, ils refusent de
reconnaître le hasard, et y voient nécessairement* un signe d’une volonté divine.
Le hasard est la rencontre fortuite de deux séries causales* indépendantes* dans laquelle on
voit une intention, soutient Aristote (Aristote 2000, p. 109); par exemple, si je rencontre
au marché la personne à qui je dois de l’argent et que je n’avais précisément pas envie de
rencontrer. De même, Cournot.
Personne ne pensera sérieusement qu’en frappant la terre du pied, il dérange le
navigateur qui voyage aux antipodes, ou qu’il ébranle le système des satellites de Jupiter ;
mais, en tout cas, le dérangement serait d’un tel ordre de petitesse, qu’il ne pourrait
se manifester par aucun effet sensible pour nous, et que nous sommes parfaitement
5 autorisés à n’en point tenir compte. Il n’est pas impossible qu’un événement arrivé à la
Chine ou au Japon ait une certaine influence sur des faits qui doivent se passer à Paris
ou à Londres ; mais, en général, il est bien certain que la manière dont un bourgeois de
Paris arrange sa journée n’est nullement influencée par ce que se passe actuellement
dans telle ville de Chine où jamais les Européens n’ont pénétré. Il y a là comme deux
10 petits mondes, dans chacun desquels on peut observer un enchaînement de causes et
d’effets qui se développent simultanément, sans avoir entre eux de connexion, et sans
exercer les uns sur les autres d’influence appréciable.
Les événements amenés par la combinaison ou la rencontre d’autres événements
qui appartiennent à des séries indépendantes les uns des autres, sont ce qu’on nomme
15 des événements fortuits, ou des résultats du hasard. […]
Un homme qui ne sait pas lire prend un à un des caractères d’imprimerie entassés
sans ordre. Ces caractères, dans l’ordre où il les amène, donnent le mot Amitié. C’est
une rencontre fortuite ou un résultat du hasard, car il n’y a nulle liaison entre les causes
qui ont dirigé successivement les doigts de cet homme sur tels ou tels morceaux de
20 métal, et celles qui ont fait de cet assemblage de lettres un des mots les plus usités de
notre langue. (Cournot 1851, p. 51-53)
La série causale* qui a fait tomber la pierre du toit (la mer s’était agitée par un temps calme
→ le vent soufflait → la pierre est tombée du toit) est indépendante* de la série causale* qui a
fait venir l’homme à son point de chute (il avait été invité par un ami → il passait par là → il
a reçu la pierre sur la tête). La coïncidence, ou la corrélation, entre ces deux séries causales*
n’est pas une relation* de causalité*. De même, il y a une corrélation entre la présence d’un
ventilateur en marche dans la pièce, en plein été, et la mort d’une personne âgée, mais pas
Sec. III — Le pouvoir lié à l’ignorance 319
SECTION III
Et ainsi arrive-t-il que celui qui cherche les vraies causes des miracles et s’applique à
comprendre en savant les choses naturelles, au lieu de s’en étonner comme un sot, est
souvent tenu pour hérétique et impie, et proclamé tel par ceux que le vulgaire adore
320 Chapitre 23 — Pourquoi ce préjugé est faux
comme les interprètes de la nature et des Dieux. Car ils savent que, l’ignorance une fois
détruite, s’évanouit cet étonnement, leur unique moyen d’argumenter et de conserver leur
autorité.
Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même
responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la
conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause
en tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la
5 résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude 1 ! Aie le
courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières.
Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après
que la nature les eut affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère, restent
cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile
10 à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle. Si
j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la
conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc.,
je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès
lors que je peux payer ; d’autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne.
15 Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi eux le beau sexe tout entier)
tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très dangereux et de surcroît très pénible,
c’est que s’y emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême bienveillance, se chargent de
les surveiller. Après avoir d’abord abêti leur bétail et avoir empêché avec sollicitude
ces créatures paisibles d’oser faire un pas sans la roulette d’enfant où ils les avaient
20 emprisonnés, il leur montre ensuite le danger qui les menace s’ils essaient de marcher
seuls. Or ce danger n’est pas si grand, car après quelques chutes ils finiraient bien par
apprendre à marcher ; un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d’ordinaire de
toute tentative ultérieure.
Il est donc difficile à chaque homme pris individuellement de s’arracher à l’état de
25 tutelle devenu pour ainsi dire une nature. Il y a même pris goût et il est pour le moment
vraiment dans l’incapacité de se servir de son propre entendement parce qu’on ne l’a
jamais laissé s’y essayer. Les préceptes et les formules, ces instruments mécaniques d’un
usage raisonnable ou plutôt d’un mauvais usage de ses dons naturels, sont les entraves
d’un état de tutelle permanent. (Kant 1784b, p. 5-6)
1. Ose savoir !
Sec. III — Le pouvoir lié à l’ignorance 321
Afin de perpétuer leur autorité, les pouvoirs politiques, religieux, traditionnels ont intérêt
à maintenir les hommes dans l’ignorance, et le finalisme* est un excellent moyen d’y parvenir,
puisqu’il est intuitivement* convaincant*.
Les préjugés qui résultent du finalisme
CHAPITRE 24
SECTION I
Mais je laisse ici ces considérations et j’en arrive à ce que j’ai décidé de traiter en
troisième lieu.
Après s’être persuadé que tout ce qui arrive, arrive pour eux, les hommes ont dû juger
que, dans chaque chose, le principal est ce qui leur est le plus utile, et estimer les plus
excellentes toutes celles qui dont ils étaient le plus heureusement affectés. Ainsi ont-ils été
conduits à former ces notions par lesquelles ils disent expliquer les natures des choses, à
savoir le Bien, le Mal, l’Ordre, la Confusion, le Chaud, le Froid, la Beauté et la Laideur ;
et du fait qu’ils s’estiment libres, sont nées les notions suivantes ; la Louange et le Blâme,
la Faute et le Mérite. […]
Étant donné que les hommes se considèrent eux-mêmes comme les destinataires de la
nature, ils considèrent que la cause* finale* de chaque chose est leur utilité, et par conséquent
ils estiment ou accordent de la valeur aux choses qui satisfont le mieux leurs désirs. Ce n’est
pas parce qu’une chose est bonne en elle-même qu’on la désire, mais c’est parce qu’on la
désire qu’on la considère comme bonne. Néanmoins, l’illusion commune veut que les qualités
désirables des choses subsistent en ces choses mêmes, qu’une chose bonne soit essentiellement*
bonne. C’est pourquoi ils parleront du bien, du mal, du beau, du laid, etc. comme s’ils étaient
des valeurs existant par elles-mêmes, et non des points de vue subjectifs* sur telle ou telle chose.
Spinoza va très loin, puisque même les actions louables ou blâmables (comme le péché)
ne le sont pas en elles-mêmes, mais dépendent d’une appréciation subjective*. Spinoza va
déconstruire les valeurs morales et esthétiques et montrer qu’elles n’ont aucune objectivité*.
SECTION II
Le bien et le mal
Donc, tout ce qui contribue à la santé et au culte de Dieu, les hommes l’ont appelé
Bien, ce qui leur est contraire, ils l’ont appelé Mal. Et comme ceux qui ne comprennent
pas la nature des choses sont incapables de rien affirmer sur elles, mais les imaginent
323
324 Chapitre 24 — Les préjugés qui résultent du finalisme
seulement et prennent l’imagination pour l’entendement, ils croient donc fermement qu’il
y a de l’ordre dans les choses, ignorants qu’ils sont de la nature des choses et de la leur
propre.
La valeur que nous accordons aux choses n’est que subjective*; cela se voit dans le cas du
bien et du mal. Le bien, d’un point de vue essentialiste*, est une qualité intrinsèque à certaines
choses et pas à d’autres (la charité est une bonne action, etc.) En réalité*, qualifier une chose
de bonne ou de mauvaise ne dépend pas de cette chose même, mais du fait* qu’elle satisfait ou
non notre désir de complaire à Dieu. Le bien est « tout ce qui contribue à la santé et au culte
de Dieu », c’est-à-dire ce qui satisfait notre désir.
Pourquoi alors objectivons*-nous nos appréciations subjectives* des choses? Parce que
nous ignorons les natures réelles* des choses, et que nous en sommes réduits à les imaginer,
c’est-à-dire à en former une image dans notre esprit, image non nécessairement* liée à une
observation concrète* (je peux imaginer un animal que je n’ai jamais vu). Si j’imagine, j’orga-
nise une réalité* alternative selon mes désirs subjectifs*, et je la projette sur la réalité* effective,
en la peuplant de mes fantasmes. C’est pourquoi les hommes ont une tendance à l’animisme
(« ma voiture ne veut pas démarrer ») et aussi pourquoi les hommes vont objectiver* l’ordre
subjectif* qu’ils ont imaginé pour le monde (« la pierre est tombée pour tuer l’homme »).
SECTION III
L’ordre et le désordre
Lorsque, en effet, les choses sont disposées de façon que la représentation par les
sens nous permette de les imaginer facilement, et donc de nous les rappeler facilement,
nous disons qu’elles sont bien ordonnées. Dans le cas contraire, nous disons qu’elles sont
mal ordonnées ou confuses. Et comme les choses que nous pouvons imaginer facilement
nous sont plus agréables que les autres, les hommes préfèrent donc l’ordre à la confusion,
comme si, en dehors de l’imagination, l’ordre était quelque chose dans la Nature. Et ils
disent que Dieu a créé toutes choses avec ordre ; ainsi, sans le savoir, attribuent-ils à
Dieu une imagination, ou alors veulent-ils dire que Dieu, plein de prévoyance à l’égard de
l’imagination humaine, ait disposé toutes choses de façon que les hommes pussent les
imaginer le plus facilement possible ? Et peut-être leur objecterait-on vainement qu’il se
trouve une infinité de choses qui dépassent de beaucoup notre imagination, et un grand
nombre qui la confondent à cause de sa faiblesse. Mais en voilà assez à ce sujet.
Par exemple, l’éruption du Vésuve en 79 ap. J.-C. fut une éruption qu’on appelle « pli-
nienne » parce que Pline le Jeune a décrit son mécanisme particulier* 1 . Or, on a longtemps
refusé de croire* ce que Pline avait écrit, car ce phénomène paraissait impossible*, étant
donné notre compréhension* de la façon dont les volcans fonctionnaient. C’est par l’obser-
vation d’autres éruptions que l’on s’est rendu compte que Pline avait raison et que l’on a
révisé nos théories*. Voyez aussi les exemples donnés en annexe, où par exemple un auteur
écrit que les arbres sont verts parce que cette couleur est agréable à l’œil (humain). C’est une
autre « preuve » que les finalistes invoquent pour soutenir que Dieu a fait le monde pour les
hommes.
Bien entendu, comme le fait remarquer Spinoza, les finalistes* passent opportunément
sous silence les choses « qui dépassent de beaucoup notre imagination, et un grand nombre
qui la confondent à cause de sa faiblesse ». Il existe dans la nature des phénomènes que nous ne
pouvons pas imaginer (par exemple le comportement des particules au niveau quantique), et
que nous nommons par conséquent désordre, chaos, confusion. Or, ils ne sont pas désordonnés
en eux-mêmes, mais simplement ils ne peuvent être subsumés sous nos concepts — or, au lieu
de modifier nos concepts, nous accusons ces phénomènes de désordre.
En réalité*, comme l’a vu plus tard Kant :
C’est pourtant une chose tout à fait différente, si je dis : la production de certaines
choses dans la nature ou même de la nature entière n’est possible que par une cause
qui se détermine intentionnellement à l’action, ou bien si je dis : je ne puis pas, à partir
de la constitution propre de mes facultés de connaître, juger autrement de la possibilité
5 de ces choses et de leur production qu’en pensant pour celle-ci une cause qui agit selon
des intentions, et donc en pensant un être producteur par analogie avec la causalité
d’un entendement. Dans le premier cas, je veux décider quelque chose sur l’objet et suis
contraint d’exposer la réalité objective d’un concept admis ; dans le deuxième cas, la
raison se contente de déterminer l’usage de mes facultés de connaître, conformément
10 à sa spécificité et aux conditions essentielles de son extension aussi bien que de ses
bornes. (Kant 1790, p. 331-332)
Le finalisme* prend au sérieux l’analogie* qui veut que, comme une horloge requiert
un horloger, le monde soit une grande horloge qui requiert un grand horloger (Paley 2009,
p. 1-2); il pense que la finalité* qu’il décèle dans les choses existe dans les choses elles-mêmes,
alors que, soutient Kant, l’illusion de finalité* dans la nature n’est que l’effet de la façon
dont nous la connaissons. Pour comprendre* ce que font les poumons, par exemple, nous ne
pouvons faire autrement que de dire qu’ils sont faits pour respirer, comme si quelqu’un les
avait fabriqués dans ce but. En réalité*, les poumons ont évolué de façon mécaniste.
De même, un organisme est un ensemble d’organes qui sont en harmonie les uns avec
les autres; un organisme peut, par exemple, se réparer lui-même, et un organe peut pallier
la défaillance d’un autre organe. Comment cette harmonie est-elle survenue? Elle semble
intentionnelle, mais c’est une illusion émanant du fait* que nous ne pouvons pas, étant donné
nos facultés de connaître, ne pas supposer une finalité* dans les choses. L’important est de se
rappeler que cette finalité* ne peut pas appartenir essentiellement* à la nature, mais que nous
faisons comme si elle lui appartenait, comme si les phénomènes naturels avaient été produits
intentionnellement. La finalité* dans la nature n’est qu’un effet (inévitable) de nos facultés
limitées de connaître. On peut donc dire que l’entreprise spinoziste pour combattre le préjugé
finaliste* est plus ou moins désespérée; le mieux que l’on puisse espérer est que les hommes
prennent conscience que ce finalisme* est une illusion.
1. Dans ce genre d’éruption, la lave a beaucoup pression interne dans le volcan peut amener les flancs
de mal à sortir de la cheminée, et l’augmentation de la de celui-ci à exploser, formant une caldeira.
326 Chapitre 24 — Les préjugés qui résultent du finalisme
SECTION IV
Le beau et le laid
Quant aux autres notions, ce ne sont également que des façons d’imaginer qui
affectent diversement l’imagination ; et pourtant les ignorants les considèrent comme les
attributs principaux des choses, parce que, comme nous l’avons déjà dit, ils croient que
toutes choses ont été faites pour eux ; et ils disent que la nature d’une chose est bonne ou
mauvaise, saine ou corrompue, selon la manière dont ils en sont affectés.
Par exemple, si le mouvement que les nerfs reçoivent des objets représentés grâce
aux yeux, contribue à la santé, on dit beaux les objets qui en sont la cause, tandis qu’on
dit laids ceux qui provoquent un mouvement contraire. Ceux qui émeuvent la sensibilité
par le nez, on les appelle odorants ou fétides ; ceux qui l’émeuvent par la langue, doux ou
amers, savoureux ou insipides, etc. Ceux qui l’émeuvent par le toucher sont dits durs ou
mous, rugueux ou lisses, etc.
SECTION V
L’harmonie
Et ceux enfin qui impressionnent les oreilles, on dit qu’ils produisent un bruit, un son
ou une harmonie ; l’harmonie a fait perdre la raison aux hommes, n’ont-ils pas cru que
Dieu aussi en était ravi ! Il y a même eu des philosophes pour croire que les mouvements
célestes composent une harmonie.
Bien entendu, les sons agréables à l’oreille (par exemple, un concerto de Mozart par
rapport à un concerto de Arnold Schönberg) ne le sont que d’un point de vue subjectif*.
L’harmonie musicale est un cas particulier, parce qu’en tant que rapport de convenance
existant entre les éléments d’un ensemble cohérent ou entre des choses soumises à une même
finalité*, l’harmonie semble la métaphore idéale* pour décrire l’ensemble du vivant, comme
nous l’avons vu. Néanmoins, ce n’est jamais qu’une métaphore!
SECTION VI
Le scepticisme et le relativisme
Tout cela montre assez que chacun a jugé des choses selon la disposition de son
cerveau, ou plutôt a considéré comme les choses elles-mêmes les affections de son imagi-
nation. Aussi, n’est-il pas étonnant (soit dit en passant) qu’il se soit élevé entre les hommes
autant de controverses que nous en constatons, d’où est sorti enfin le Scepticisme. Car, bien
que les corps humains se ressemblent et s’accordent en beaucoup de points, ils diffèrent
cependant sur beaucoup d’autres, et par suite, ce qui paraît bon à l’un paraît mauvais à
l’autre, ce qui est dans l’ordre pour l’un semble confus à l’autre, ce qui est agréable à l’un
est désagréable à l’autre, et ainsi du reste ; je ne m’y étends pas ici, tant parce que ce n’est
pas le lieu d’en traiter expressément, que parce que tout le monde en a suffisamment fait
l’expérience. Tout le monde, en effet, répète : « Autant de têtes, autant d’avis ; chacun va
dans son sens ; il n’y a pas moins de différences entre les cerveaux qu’entre les palais.»
Sec. VII — Le pouvoir de l’imagination 327
Étant donné que : a) les hommes ne considèrent la nature que d’un point de vue subjectif*,
b) chaque subjectivité* ne constitue qu’un point de vue particulier sur le monde, il s’élèvera
fatalement entre les hommes des controverses insolubles. « Ce qui paraît bon à l’un paraît
mauvais à l’autre », et ainsi de suite, en raison des particularités* subjectives* de chacun; par
conséquent, toute vérité (considérée comme telle parce qu’elle se rapportera à nous) sera
relative*, et une vérité unique et absolue* se révélera impossible*. C’est ce qu’on appelle le
relativisme* (« autant de têtes, autant d’avis », « à chacun sa vérité », etc.) On peut même
aller jusqu’au scepticisme, c’est-à-dire à la théorie* qui veut que même si la vérité existe, on ne
puisse la connaître, et qu’il faut donc s’abstenir de passer quelque jugement que ce soit sur le
réel*. La vérité semble inaccessible, parce que chacun prétend la détenir; en réalité*, chacun
juge de la vérité selon sa subjectivité*, ce qui ne peut amener qu’à l’échec.
SECTION VII
Le pouvoir de l’imagination
Et ces adages montrent assez que les hommes jugent des choses selon la disposition
de leur cerveau et les imaginent plutôt qu’ils ne les comprennent par l’entendement. Car,
s’ils comprenaient les choses, elles auraient, comme le prouve la Mathématique, je ne dis
pas le pouvoir d’attirer, mais du moins celui de convaincre tout le monde.
Qui est responsable, dans l’esprit humain, de cet état de fait? C’est l’imagination. Au
lieu d’appréhender le réel* par leur entendement (leur capacité de réflexion), ils imaginent le
réel*, c’est-à-dire qu’ils l’investissent a priori de leurs fantasmes et leurs désirs. Ils font dire
au réel* ce qu’ils veulent lui faire dire. C’est pourquoi Bachelard a proposé d’opérer une
psychanalyse de l’esprit scientifique (Bachelard 1999, p. 14); celui-ci opère une rupture par
rapport à notre appréhension intuitive* du réel*.
Dans l’éducation, la notion d’obstacle pédagogique est également méconnue. J’ai
souvent été frappé du fait que les professeurs de sciences, plus encore que les autres
si c’est possible, ne comprennent pas qu’on ne comprenne pas. Peu nombreux sont
ceux qui ont creusé la psychologie de l’erreur, de l’ignorance et de l’irréflexion. […] Les
5 professeurs de sciences imaginent que l’esprit commence comme une leçon, qu’on peut
toujours refaire une culture nonchalante en redoublant une classe, qu’on peut faire
comprendre une démonstration en la répétant point pour point. Ils n’ont pas réfléchi au
fait que l’adolescent arrive dans la classe de Physique avec des connaissances empiriques
déjà constituées : il s’agit alors, non pas d’acquérir une culture expérimentale, mais bien
10 de changer de culture expérimentale, de renverser les obstacles déjà amoncelés par la vie
quotidienne. Un seul exemple : l’équilibre des corps flottants fait l’objet d’une intuition
familière qui est un tissu d’erreurs. D’une manière plus ou moins nette, on attribue une
activité au corps qui flotte, mieux au corps qui nage. Si l’on essaie avec la main d’enfoncer
un morceau de bois dans l’eau, il résiste. On n’attribue pas facilement la résistance à
15 l’eau. Il est dès lors assez difficile de faire comprendre le principe d’Archimède dans
son étonnante simplicité mathématique si l’on n’a pas d’abord critiqué et désorganisé
le complexe impur des intuitions premières. En particulier sans cette psychanalyse
des erreurs initiales, on ne fera jamais comprendre que le corps qui émerge et le corps
complètement immergé obéissent à la même loi. (Bachelard 1999, p. 18)
Par exemple, un bâton qui flotte nous semble nager; nous attribuons l’action au bâton,
alors qu’en réalité* c’est l’eau qui le pousse (principe* d’Archimède).L’expérience person-
nelle constitue un très mauvais guide pour appréhender la réalité* de façon sûre et dénuée de
tout préjugé.
328 Chapitre 24 — Les préjugés qui résultent du finalisme
L’imagination nous fait voir le monde, non comme il est, mais comme nous désirons le
voir. C’est pourquoi Pascal la critique.
C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté,
et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de
vérité, si elle ne l’était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle
ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux.
5 Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages 1 ; et c’est parmi eux que l’imagination
a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le
prix aux choses 2 .
Cette superbe 3 puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la
dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une
10 seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches,
ses pauvres ; elle fait croire, douter, nier la raison ; elle suspend les sens, elle les fait
sentir ; elle a ses fous et ses sages : et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle
remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les
habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se
15 peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire ; ils disputent avec
hardiesse et confiance ; les autres, avec crainte et défiance : et cette gaieté de visage
leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires
ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais
elle les rend heureux, à l’envi 4 de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables,
20 l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte.
Qui dispense la réputation ? qui donne le respect et la vénération aux personnes,
aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ? Combien toutes les
richesse de la terre insuffisantes sans son consentement ! […]
Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu’il ne faut, s’il y a
25 au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination
prévaudra. Plusieurs n’en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. […]
Nos magistrats ont bien connu ce mystère. Leurs robes rouges, leurs hermines,
dont ils s’emmaillotent en chats fourrés, les palais où ils jugent, les fleurs de lis, tout cet
appareil auguste était fort nécessaire ; et si les médecins n’avaient des soutanes et des
30 mules, et que les docteurs 5 n’eussent des bonnets carrés et des robes trop amples de
quatre parties, jamais il n’auraient dupé le monde qui ne peut résister à cette montre
si authentique. S’ils avaient la vérité et la justice et si les médecins avaient le vrai art
de guérir, ils n’auraient que faire de bonnets carrés ; la majesté de ces sciences serait
assez vénérable d’elle-même. Mais n’ayant que des sciences imaginaires, il faut qu’ils
35 prennent ces vains instruments qui frappent l’imagination à laquelle ils ont affaire ; et
par là, en effet, ils s’attirent le respect. (Pascal 1987c, p. 1116-1118)
On retrouve dans ce texte la thématique de l’autorité fondée* sur l’imagination. Les juges,
les docteurs se parent des atours de leur charge, ce qui suffit à susciter la confiance, le respect,
voire l’admiration. De même, de nos jours, une pseudo-médecine sera présentée à la télévision
par une personne en blouse blanche.
Une fois de plus, la mathématique fournit le modèle du savoir* véritable; puisqu’elle ne
satisfait pas l’imagination, elle n’est pas nécessairement* attirante, mais elle est du moins la
science la plus convaincante*, c’est-à-dire qu’elle amène à la vérité de façon rationnelle. Elle
délaisse donc l’imagination et ne cherche pas à persuader*.
1. Des plus prudents. 4. Au grand dépit.
2. Bien évaluer les choses. 5. Les docteurs en droit.
3. Orgueilleuse.
Conclusion
CHAPITRE 25
Nous voyons donc que toutes les notions que le vulgaire a l’habitude d’utiliser pour
expliquer la Nature ne sont que des façons d’imaginer, et ne révèlent la nature d’aucune
chose, mais seulement la constitution de l’imagination ; et puisque ces notions ont des
noms, comme s’il s’agissait d’êtres existants en dehors de l’imagination, je les appelle des
êtres, non de raison, mais d’imagination.
Le finalisme* est en définitive une affaire d’imagination, et il est intuitivement* convain-
cant* parce qu’il satisfait les désirs inconscients des hommes (à savoir, se considérer eux-mêmes
comme le centre du monde). Par conséquent, Spinoza appelle les valeurs qu’il vient de cri-
tiquer des êtres « d’imagination », pour les différencier* des êtres de raison que sont, par
exemple, les concepts mathématiques. Un être de raison n’existe que dans un environnement
logique, et on a conscience, en l’utilisant, qu’il n’existe pas réellement* (on peut compter
1, 2, 3… sans supposer que les √ nombres entiers existent réellement*, ou encore compter des
nombres imaginaires, comme −1). En revanche, on confond dans un être d’imagination
son existence mentale (en tant qu’idée*) et son existence réelle* supposée.
Par suite, tous les arguments qu’on invoque contre nous grâce à de semblables notions
peuvent être facilement réfutés. Beaucoup de gens, en effet, ont l’habitude d’argumenter de
cette sorte : Si toutes choses ont suivi de la nécessité de la nature souverainement parfaite
de Dieu, d’où viennent donc tant d’imperfections dans la Nature, à savoir : la corruption
des choses jusqu’à la fétidité, leur laideur jusqu’à donner la nausée, la confusion, le mal, la
faute, etc. ? Mais, comme je viens de le dire, il est facile de les réfuter. Car la perfection des
choses ne doit s’estimer que d’après leur seule nature et puissance, et les choses ne sont
pas plus ou moins parfaites selon qu’elles flattent ou offensent les sens des hommes, selon
qu’elles s’accordent avec la nature humaine ou lui répugnent. […]
Tels sont les préjugés que je me suis proposé de signaler ici. S’il en reste encore de
même farine, chacun pourra s’en guérir avec un peu de réflexion.
C’est pourquoi, en définitive, Spinoza peut réfuter ses adversaires. Ceux-ci opposent à sa
vision de Dieu que si chaque chose découle de celui-ci, Spinoza ne peut pas rendre raison des
imperfections du monde, puisqu’il a admis que Dieu était parfait. En réalité*, dit Spinoza,
la perfection ou l’imperfection du monde ne sont que des qualifications subjectives*.
329
Huitième partie
331
CHAPITRE 26
Comment définir le phénomène du
langage?
SECTION I
Il est naturel, a priori, d’intégrer le langage humain — qu’on nomme aussi langage
articulé (1) — dans la catégorie générale* des communications. Il y a communication,
dit-on, dès lors qu’un émetteur (2) transmet une information (3)
ou un message (4) à un récepteur (5). Le message est transmis
grâce à un support matériel (sons de la voix, gestes, photographie, cinéma, etc.) et déchiffré
par le récepteur à l’aide d’un code, le code étant un ensemble de signes (6) et
de règles (7) que possèdent en commun les sujets* qui communiquent. Il existe
333
334 Chapitre 26 — Comment définir le phénomène du langage ?
d’autres modes de communication que le langage articulé : ainsi le code de la route, les rites
de politesse, les expressions corporelles, etc. { 169, doc. 2}.
De plus, les animaux utilisent des signaux visuels, sonores ou olfactifs pour communiquer.
Le terme de communication est donc très général* et recouvre plus que le simple langage.
Les animaux possèdent-ils eux aussi un langage, en plus de leurs capacités de commu-
nication? En d’autres termes, le langage peut-il être le propre de l’homme, et comment
comprendre* l’intelligence animale, si elle existe?
Le problème dont il faut partir est la raison pour laquelle nous attribuons aux autres
êtres humains une pensée, alors que nous n’avons pas accès à leur intériorité
(8). Descartes { 182} répond que c’est parce qu’ils parlent. Si je vois quelqu’un parler, je
peux être sûr que cette personne a une pensée. Qu’est-ce alors que parler? C’est émettre des
signes « à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion » (l. 3-4).
Même les muets et les fous « parlent » à propos des sujets qui se présentent (l. 5-8).
Une passion est tout ce que le sujet subit intérieurement (9) (désirs, émo-
tions, besoins, etc.) Par conséquent, parler consiste à communiquer sur ce qui ne se rapporte
pas nécessairement* à ce qu’on subit, mais par exemple à ce qu’on invente ou crée, ou ce qui n’a
pas de rapport avec notre corps, comme les mathématiques. Par contre, rappelle Descartes
(l. 10-14), une pie qu’on a dressée à dire bonjour à sa maîtresse ne parle pas vraiment; elle émet
seulement des sons pour obtenir une récompense. De même, pour dresser un chien, on lui
apprend à ne pas faire x pour ne pas être puni et à faire y pour être récompensé. De même
encore, on n’a jamais vu des animaux communiquer à propos de choses sans rapport avec leurs
passions (l. 19-21); enfin, si les animaux parlaient, « ils nous exprimeraient leurs pensées, s’ils
en avaient » (l. 26-27). Parler, c’est donc communiquer sur ce qu’on peut imaginer ou penser,
bref ce qu’on se représente, c’est-à-dire les idées*. Le langage humain est essentiellement
créatif (10), ce que n’est pas la communication animale.
Wittgenstein abonde dans le sens de Descartes en soutenant que même si un
lion pouvait parler, nous ne pourrions pas le comprendre* (Wittgenstein 2009, p. 235). En
effet, même si nous pouvions comprendre* qu’un rugissement signifie : « un zèbre » et deux
rugissements : « deux zèbres », etc. le monde perceptif du lion est si éloigné du nôtre que
Sec. I — Le langage comme outil de communication 335
nous ne pourrions pas nous mettre à sa place, le comprendre* (par exemple du point de vue
de l’odorat).
Cela signifie-t-il que les animaux ne pensent pas? Descartes leur refuse toute intelli-
gence, mais on peut ne pas aller aussi loin que lui. Montaigne (Montaigne 1965, p. 429-431)
ou Voltaire (Voltaire 2016, p. 453-454) insistent sur l’intelligence des animaux, sur leur
capacité à l’adaptation et à l’empathie, etc.
Cependant, même si on admet que les animaux communiquent, il reste que leur commu-
nication n’est pas langagière. Le biologiste Karl von Frisch a étudié la communication des
abeilles, et Émile Benveniste a tiré les conclusions de ces observations pour différencier* la
communication animale du langage humain (Benveniste 1979, p. 56-74).
Table 26.1 — Les différences* entre la danse des abeilles et le langage humain
Benveniste { 183} en conclut qu’il existe une solution de continuité entre les animaux
et les hommes, dans leur pensée même : la pensée humaine a pour caractéristique la possibilité*
de manipuler des symboles (18) (l. 9-13, 23-24) — par exemple, de considérer le
lion comme le symbole du courage, ou de dire « table », « mesa », « Tisch » ou « 식탁 »
pour désigner l’objet* qu’est la table, alors que les vocables cités ne ressemblent* pas à une
table. En d’autres termes, la pensée humaine est essentiellement* représentative
(19) (l. 25-31).
Qu’est alors l’intelligence animale? L’éthologie (voir document en annexe) nous apprend
que la communication animale est principalement* injonctive (20) (relative*
aux demandes et aux ordres), mais pas déclarative (décrire le monde, comme dans la phrase :
« Le chat est sur le paillasson. ») Les animaux, notamment les singes à qui on a pu apprendre
à utiliser un certain nombre de signes, ne produisent pas de messages sur leurs états intérieurs.
336 Chapitre 26 — Comment définir le phénomène du langage ?
I.c.1 Le signal
L’indice ou le signal est un stimulus (34) qui déclenche une réaction
immédiate (35). Par exemple, chez l’animal, la vue du prédateur déclenche soit la
fuite, soit l’inhibition, soit le combat; chez l’adolescente, la vue de BTS ou de Wanna One
déclenche des cris hystériques. Le signal n’est pas intelligent, mais mécanique
(36); pensons au chien de Ivan Pavlov. De même, les nuages sont l’indice ou le signal de la
pluie.
I.c.2 Le symbole
Le symbole ou l’icône est déjà l’expression d’une pensée : il est une chose concrète* qui
représente (qui tient lieu de) une chose abstraite (37). Par exemple, le lion est le
symbole du courage. Le symbole se distingue du signe parce qu’il utilise des objets* naturels et
concrets, et que la relation* entre le symbole et ce qu’il représente est une relation* de
ressemblance (38) rudimentaire. Deux choses se ressemblent* parce qu’elles possèdent
les mêmes caractéristiques extérieures (39).
Par exemple, comme on le voit sur la figure 26.2 page suivante, le panneau (a) est symbo-
lique, parce qu’il représente les kangourous qui constituent le danger. Par contre, le panneau
(b) n’est pas symbolique car il n’existe pas de relation* de ressemblance* entre lui et l’idée* de
route prioritaire.
I.c.3 Le signe
Le panneau (b) n’est donc pas un symbole, mais il signifie (40) que la route
est prioritaire. Pourquoi alors a-t-on choisi ce motif pour représenter cette idée*? Y a-t-il entre
les deux un lien nécessaire*?
Sec. I — Le langage comme outil de communication 337
Ce panneau est un signe, comme les mots d’une langue, parce qu’il ne ressemble* pas à
ce qu’il représente. La conception naïve du langage fait de ce dernier une simple nomencla-
ture regroupant des mots correspondant exactement à une réalité* x ou y. Par exemple, le
mot « cheval » en français correspondrait à et les mots des autres langues (« horse »,
« Pferd », « caballo », « 말 », « 馬 », etc.) ne seraient que des désignations parallèles. Ap-
prendre une autre langue reviendrait donc à ingurgiter une nouvelle nomenclature (Saussure
1974, p. 97) { 171}.
À la différence* de cette vision naïve, Saussure
{ 170} montre que la langue est une structure
(41) où chaque mot n’a de signification que
relativement* aux autres mots. Le signe n’est pas une
Signifié
simple étiquette collée sur les choses, mais comporte
Signifiant [GBval] deux dimensions : il comporte un concept qu’on
nomme le signifié (42) et une image
acoustique (ou visuelle) qu’on nomme le
signifiant (43). Le sens des mots ne se trouve
donc pas dans les mots eux-mêmes, dans le signifiant (le phonème) [GBval], mais dans le
concept auquel il correspond, dans le signifié qui peut varier selon les langues et les cultures.
Par exemple, le français, à la différence* de l’anglais, distingue le fleuve (qui se jette dans la
mer) et la rivière (qui se jette dans un autre cours d’eau); de même, la couleur verte n’est pas
universelle*, puisqu’en dehors du monde occidental cette couleur est parfois confondue avec
le bleu, voire avec le jaune. Benveniste soutient : « Le rôle du signe est de représenter, de
prendre la place d’autre chose en l’évoquant à titre de substitut » (Benveniste 1985, p. 51).
Pourquoi alors utiliser tel signifiant plutôt que tel autre? Il n’y a pas de raison particulière.
Le signe est arbitraire (44) car :
— il existe différents* mots dans différentes langues pour exprimer la même idée* de
cheval;
— les mots d’une même langue peuvent changer de sens au fil du temps;
— en même temps, il n’est pas du ressort de l’individu* de changer les sens des mots que
la société utilise. L’« humpty-dumptisme » 1 est à proscrire dans le monde réel*.
1. Dans De l’autre côté du miroir, Alice ren- — La question, dit Alice, est de savoir si vous
contre Humpty Dumpty : « Lorsque moi j’emploie avez le pouvoir de faire que les mots signifient tant de
un mot, répliqua Humpty Dumpty d’un ton de voix choses différentes.
quelque peu dédaigneux, il signifie exactement ce — La question, riposta Humpty Dumpty, est de
qu’il me plaît qu’il signifie… ni plus, ni moins. savoir qui sera le maître… un point, c’est tout. » (Car-
roll 1969, p. 280-281)
338 Chapitre 26 — Comment définir le phénomène du langage ?
Le signe est arbitraire parce qu’il n’est pas motivé par une raison.
SECTION II
Dans son dialogue intitulé Cratyle, Platon met en scène un débat entre le personnage
éponyme et Hermogène (Platon 2016a) : Cratyle soutient que les noms ont une relation*
naturelle aux objets* qu’ils signifient, tandis qu’Hermogène soutient que les noms ne sont
attribués aux choses que par convention (45). N’importe quel nom convient à
n’importe quelle chose, du moment que les hommes se sont mis d’accord pour appeler l’objet*
x ou y du nom a ou b.
Ce conventionnalisme rejoint l’arbitraire saussurien du signe, exprimé dans le texte ci-
dessus. Or, il souffre de certaines contradictions, que des auteurs comme Lucrèce ou Rous-
seau (Rousseau 1993, p. 65-67) ont notées. Par exemple, soutient Lucrèce { 176, no 1}, le
langage a été formé* naturellement et pas à partir d’un contrat passé entre les hommes car il est
absurde de supposer cette dernière hypothèse. Celle-ci impliquerait en effet qu’une personne
particulière* ait enseigné aux autres hommes le nom des choses, mais a) elle ne pouvait être
seule; d’autres pouvaient le faire en même temps qu’elle (l. 8-10); b) il lui aurait été inutile
de parler quand les autres ne l’auraient pas pu (l. 10-11); c) on ne peut expliquer* comment
cette capacité lui serait venue, hors d’une origine* naturelle (l. 11-12); d) enfin, elle n’aurait
pu contraindre* les autres hommes à utiliser le langage qu’elle aurait inventé, ni même le leur
enseigner s’ils ne savaient pas déjà parler (l. 12-17).
Cependant, cette réflexion paraît en définitive oiseuse et destinée à une impasse, puis-
qu’aucune de ces deux positions n’est dénuée de problème. Leroi-Gourhan lie de façon
essentielle* « le niveau du langage et celui de l’outil puisque actuellement et dans tout le cours
de l’histoire, le progrès technique est lié au progrès des symboles techniques du langage »
(Leroi-Gourhan 1965, p. 166). En somme, depuis que l’être humain est être humain (et nous
savons qu’une espèce est humaine, dans le fonds archéologique, si elle fabrique des outils), il a
utilisé un langage (Leroi-Gourhan 1965, p. 167). Une origine* absolue* du langage n’est donc
pas pensable.
Sec. III — Le langage permet-il seulement de communiquer ? 339
SECTION III
{ 187}
III.b.1 L’herméneutique
pôle lin-
guistique
t
or e , ap rap
app liqu nel op p o
r bo n ha rt
m tio sons nt
sy ven iq
ue
n
co
états de objets du
l’âme monde
pôle pôle
mental ontologique
rapport d’image
(mimétique) naturel
encore ni vrai ni faux, à moins d’ajouter qu’il est ou qu’il n’est pas, absolument parlant
ou avec référence au temps. (Aristote 1966, p. 77-78)
Interpréter, c’est donner un sens selon trois (53) facteurs : a) les objets
(54) du monde (55), b) les états (56) que causent ces objets*
dans l’ âme (57) et c) les sons (58) du langage. Voir figure 26.3.
Les sons, les mots, sont les symboles des états de l’âme (l. 1). Le rapport du sens et du son
est donc arbitraire.
Or, si les sons symbolisent les états de l’âme, il n’en va pas de même du rapport de ces
mêmes états de l’âme aux choses du monde qu’ils représentent dans notre esprit (l. 2-5); ce
rapport est en effet naturel (59). On dit qu’Aristote, comme Platon, est un
réaliste* dans le rapport de notre pensée aux choses, parce que celles-ci sont intuitionnées*
directement dans leur nature véritable par notre esprit — ce qui rend les énoncés construits
sur la base de ces pensées susceptibles de vérité; par contre, il y a une dichotomie entre la
pensée (60) et son expression langagière (61), dichotomie où se
place la possibilité* de la convention.
Le nom et le verbe sont donc déjà des interprétations, puisque nous y énonçons quelque
chose qui a un rapport arbitraire avec notre état mental — mais ce sont des interprétations non
complexes, qui ne peuvent rendre compte de la complexité du monde extérieur (l. 8-11), où les
objets* entrent dans des relations* (contiguïté, simultanéité, causalité*, etc.) C’est pourquoi
ils sont combinés dans des phrases, dans des énoncés complexes qui constituent le
discours déclaratif (62), susceptible de vérité ou de fausseté (« apophantique »).
L’interprétation concerne surtout, en son sens fort, la phrase susceptible du vrai et du faux,
du point de vue de la logique.
Dire quelque chose de quelque chose (ce que fait l’énoncé déclaratif ), c’est dire le
réel (63) en le signifiant (64), donc l’ interpréter (65). Le
discours et la chose sont séparées, puisqu’un discours peut être faux, en d’autres termes
peut ne pas correspondre à la réalité*. Dans l’intervalle entre la chose et le discours se place
l’interprétation.
Un autre argument en faveur de cette thèse est la possibilité* de parler d’êtres fictifs, comme
un « bouc-cerf ». Parler d’un bouc-cerf a un sens, même si cet animal n’existe pas — c’est-à-
dire, il se trouve, de façon contingente*, qu’il n’existe (heureusement) pas dans notre monde
(l. 11-13). Cependant, la connaissance suppose un jugement d’existence : parler de quelque
Sec. III — Le langage permet-il seulement de communiquer ? 341
chose suppose que cette chose existe d’une certaine façon, dans un monde imaginaire. C’est
pourquoi je peux attribuer une valeur de vérité (uniquement fictive) à l’énoncé : « Hamlet
est prince du Danemark. »
Est interprétation tout son émis par la voix et doté de signification […]. En ce sens,
le nom est déjà par lui-même interprétation et le verbe aussi, puisque nous y énonçons
quelque chose […].
[N]ous disons le réel en le signifiant ; en ce sens nous l’interprétons. La rupture entre
5 la signification et la chose est déjà consommée avec le nom et cette distance marque la
place de l’interprétation ; tout discours n’est pas nécessairement dans le vrai, il n’adhère
pas à l’être ; à cet égard les noms qui désignent des choses fictives — le « bouc-cerf»
[…] — montrent bien ce qu’est une signification sans position d’existence. Mais nous
n’aurions pas eu l’idée d’appeler interprétation les noms, si nous n’apercevions leur
10 portée significative à la lumière de celle des verbes et celle des verbes dans le contexte
du discours, et si à son tour celle du discours ne se concentrait dans le discours déclaratif
qui dit quelque chose de quelque chose. Dire quelque chose de quelque chose c’est, au
sens complet et fort du mot, interpréter. (Ricœur 1965, p. 31-32)
Ici, Merleau-Ponty détaille les différentes* acceptions du terme « sens » afin de dégager
un point qui leur est commun : tout sens est relatif* à un point de vue (72), en
d’autres termes à une sujectivité* — et donc pas seulement à une pensée reflétant l’objectivité*.
Passons ces acceptions en revue.
— La première acception du sens (l. 16-17) fait référence aux cinq sens (73),
aux fonctions psychophysiologiques par lesquelles un organisme reçoit des informa-
tions sur le milieu extérieur (vue, ouïe, odorat, etc.) Le sens de la vue, c’est « une
certaine préparation à la logique et au monde des couleurs » : nous ne voyons pas
le monde tel qu’il est, mais nous l’ interprétons (74) pour qu’il puisse
nous servir. La couleur, par exemple, n’existe pas dans le monde, mais résulte d’une
interaction entre la lumière renvoyée par l’objet* et nos yeux (ce que montrent les
affections visuelles comme le daltonisme ou l’achromatisme). Mal voir ou ne pas voir
les couleurs constitue un handicap — ne serait-ce que pour différencier* les couleurs
des feux de circulation, par exemple. La couleur dépend donc du point de vue adopté
par le sujet*.
— On peut également entendre le sens comme la direction (75) que suit une
chose ou un mouvement (l. 4-12). Par exemple, parler d’un amont ou d’un aval, d’une
rive droite ou gauche pour un fleuve n’est possible que pour « un sujet qui regarde
d’un certain lieu vers un autre ». Dans le monde en tant que tel, il n’est ni haut ni bas,
puisque tous les mouvements sont relatifs*. Il n’y a pas de mouvement orienté dans
le monde parce que toute orientation dépend d’un sujet* qui interprète le monde en
termes de haut et de bas, de nord et de sud, etc. Par exemple, quand je suis assis dans un
train stationné à côté d’un autre et qui commence à se mouvoir, il peut arriver que je
ne sache pas si c’est le train dans lequel je me trouve qui bouge ou l’autre.
— Le sens peut également se référer (l. 12-14) à l’ aspect (76) sous lequel on
aborde un objet* (une étoffe, par exemple). Je ne peux percevoir un objet* sous tous ses
aspects simultanément, mais seulement sous un aspect à la fois. C’est aussi pourquoi
un tableau, par exemple, doit être vu d’un certain point de vue afin de faire sens — et
aussi pourquoi certains peintres jouent avec la position classique du spectateur, face
au tableau, à hauteur d’œil et à une certaine distance. Goodman récuse ainsi l’idée*
d’imitation en art comme indication de réalisme.
[L]’objet est à copier tel qu’il est vu dans des conditions aseptiques 1 par l’œil
libre et innocent.
Le piège ici […] est qu’il n’existe pas d’œil innocent. C’est toujours vieilli que
l’œil aborde son activité, obsédé par son propre passé et par les insinuations
5 anciennes et récentes de l’oreille, du nez, de la langue, des doigts, du cœur et
du cerveau. Il ne fonctionne pas comme un instrument solitaire et doté de sa
propre énergie, mais comme un membre soumis d’un organisme complexe et
capricieux. Besoins et préjugés ne gouvernent pas seulement sa manière de voir
mais aussi le contenu de ce qu’il voit. Il choisit, rejette, organise, distingue, associe,
10 classe, analyse, construit. Il saisit et fabrique plutôt qu’il ne reflète ; et les choses
qu’il saisit et fabrique, il ne les voit pas nues comme autant d’éléments privés
d’attributs, mais comme des objets, comme de la nourriture, comme des gens,
comme des ennemis, comme des étoiles, comme des armes. Rien n’est vu tout
simplement à nu. (Goodman 2005, p. 36-37)
— Enfin, le sens d’une phrase se ramène à son intention (77) (l. 14-16), ce
qui suppose encore un point de vue, une visée consciente, et donc une orientation.
1. Comme désinfectées, stérilisées.
Sec. III — Le langage permet-il seulement de communiquer ? 343
On peut donc conclure que le sens de quoi que ce soit dépend, non seulement du monde
auquel il se réfère et vers quoi il s’oriente, mais aussi et surtout du sujet*, de la conscience pour
qui il existe.
SECTION I
I.a La problématique
Stéphane Mallarmé oppose ainsi la parole comme reportage (1) et la
parole comme poésie (2) (Mallarmé 2003, p. 251). Le reportage est la simple
consignation du fait*, comme dans le journalisme, et le fait* n’a pas de sens en lui-même; la
345
346 Chapitre 27 — La pensée de chacun perd-elle à se dire dans le langage de tous ?
poésie, par contre, est l’emploi « essentiel » du langage en ce qu’il fait apparaître la « notion
pure », le sens non entaché de la souillure du concret* — le travail du sens par rapport à
lui-même. Pour reporter, il suffit de montrer (3) et le silence (4)
est équivalent à la parole; par contre, la poésie fait advenir l’état pur du langage, le langage
tel qu’il est en lui-même, comme pure donation de sens. Le langage est en quelque sorte son
propre monde.
Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que
quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave,
l’absente de tous bouquets. (Mallarmé 2003, p. 251)
— que la production langagière soit sans limite (créativité du langage humain) signifie-t-il
que tout soit traduisible en mots? ou y a-t-il de l’ incommunicable (5)?
— ne faut-il pas, cependant, prendre garde à l’illusion d’une profondeur ineffable en deçà
du langage? n’est-elle pas la justification facile d’une paresse (6) à dire,
ou d’une volonté de prendre pouvoir (7) sur les autres en prétendant être
le seul dépositaire d’une richesse intransmissible? Contre cette tentation, Wittgen-
stein pose : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » (Wittgenstein
1993, p. 112).
Bergson et Hegel { 178-179, no 2 & 3} s’opposent sur ce point : voir tableau 27.1 page
suivante.
Il faut opérer une synthèse (19) des deux positions, sous peine d’aboutir à
une aporie (20), à une situation où aucune réponse n’est possible*.
Sec. I — Le langage permet-il de tout dire ? 347
Bergson Hegel
I.c Synthèse
Bergson part du point de vue de l’ intimité (21), de la conscience subjec-
tive*, de ce qui précisément advient en amont (22) du langage. Ce dernier, en
effet, vit dans le monde du genre*, de la généralité*. C’est pourquoi le personnage Funes de
Jorge Luis Borges, doué d’une mémoire parfaite et d’une perception infaillible des détails
du présent, n’arrive pas à penser, car penser signifie généraliser*.
D’un coup d’œil, nous percevons trois verres sur une table ; Funes, lui, percevait
tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille. Il connaissait les
formes des nuages astraux de l’aube du trente avril mil huit cent quatre-vingt-deux
et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il
5 n’avait regardé qu’une fois […]. Une circonférence sur un tableau, un triangle rectangle,
un losange, sont des formes que nous pouvons percevoir pleinement ; de même Funes
percevait les crins embroussaillés d’un poulain, quelques têtes de bétail sur un coteau,
348 Chapitre 27 — La pensée de chacun perd-elle à se dire dans le langage de tous ?
le feu changeant et la cendre innombrable, les multiples visages d’un mort au cours
d’une longue veillée. Je ne sais combien d’étoiles il voyait dans le ciel. […]
10 Il me dit que vers 1886, il avait imaginé un système original de numération et qu’en
très peu de jours il avait dépassé le nombre vingt-quatre mille. […] Au lieu de sept mille
treize, il disait (par exemple) Maxime Pérez ; au lieu de sept mille quatorze, Le chemin
de fer ; d’autres nombres étaient Luis Melian Lafinur, Olimar, soufre, le bât, la baleine, le
gaz, la chaudière, Napoléon, Augustin de Vedia. Au lieu de dire cinq cents il disait neuf.
15 Chaque mot avait un signe particulier, une sorte de marque ; les derniers étaient très
compliqués… J’essayai de lui expliquer que cette rhapsodie 1 de mots décousus était
précisément le contraire d’un système de numération. Je luis dis que dire 365 c’était dire
trois centaines, six dizaines, cinq unités : analyse qui n’existe pas dans les « nombres»
Le nègre Timothée ou couverture de chair.
20 Locke, au xviie siècle postula (et réprouva) une langue impossible dans laquelle
chaque chose individuelle, chaque pierre, chaque oiseau et chaque branche eût un
nom propre ; Funes projeta une fois une langue analogue mais il la rejeta parce qu’elle
lui semblait trop générale, trop ambiguë. En effet, non seulement Funes se rappelait
chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue
25 ou imaginée. […] Il lui était difficile de comprendre que le symbole générique chien
embrassât tant d’individus dissemblables et de formes diverses ; cela le gênait que
le chien de trois heures quatorze (vu de profil) eût le même nom que le chien de
trois heures quinze (vu de face). Son propre visage dans la glace, ses propres mains, le
surprenaient chaque fois. Il était le spectateur solitaire et lucide d’un monde multiforme,
30 instantané et presque intolérablement précis. […]
1. Suite désordonnée.
Sec. I — Le langage permet-il de tout dire ? 349
SECTION II
De même, soutient Merleau-Ponty, par l’effet du dialogue, autrui sort de son statut
de simple objet* du monde (voire d’ennemi ou de menace) pour entrer avec moi dans une
réciprocité (36) (l. 8), c’est-à-dire un échange authentique.
En effet, nos pensées ne sont plus indépendantes l’une de l’autre, mais collaborent dans
la même réalité*, sur le même plan, dans la même perspective, dans le même monde : elles
coexistent (37) (l. 8-9). Il ne s’agit plus alors de « ma » pensée ou de « la
sienne », mais nous sommes ensemble les auteurs d’une métamorphose (38)
de la réalité*. Comme le dit Gadamer, « là où un dialogue a réussi, quelque chose nous
est resté, et ce qui est resté nous a changé » (Gadamer 1995, p. 170). Grâce au dialogue, il
peut me venir des pensées que je ne savais pas posséder (l. 11-13); je peux dépasser l’inertie
de ma pensée habituelle, penser à un autre rythme et sous d’autres perspectives, ce qui est
l’essence* de la philosophie (39). Cette dernière s’accommode donc mal de la
pensée monologique (40), uniquement tournée vers elle-même; il lui faut au
moins un dialogue entre soi et soi-même, ce qui peut se faire par le dialogue réel*, mais aussi
la lecture de livres, le débat, etc.
II.b Le débat
Sous sa forme de débat (41), le dialogue peut aborder des sujets essentiels*
et engageant la vie et l’avenir de la communauté ainsi que des individus* qui la composent . Or,
la volonté de dialogue s’oppose, en dernière analyse, à la seule solution alternative, c’est-à-dire
la violence (42), comme le montre Éric Weil.
En vérité, le problème qui se pose à celui qui cherche la nature du dialogue n’est
nul autre que celui de la violence et de la négation de celle-ci. Car que faut-il pour qu’il
puisse y avoir dialogue ? La logique ne permet qu’une chose, à savoir que le dialogue,
une fois engagé, aboutisse, que l’on puisse dire lequel des deux interlocuteurs a raison.
5 La logique, dans le dialogue, émonde 1 le discours. Mais pourquoi l’homme accepte-t-il
une situation dans laquelle il peut être confondu 2 ? Il l’accepte, parce que la seule autre
issue est la violence : quand on n’est pas du même avis, il faut se mettre d’accord ou
se battre jusqu’à ce que l’une des deux thèses disparaisse avec celui qui l’a défendue.
Si l’on ne veut pas de cette seconde solution, il faut choisir la première, chaque fois
10 que le dialogue porte sur des problèmes sérieux et qui ont de l’importance, ceux qui
doivent mener à une modification de la vie. Concrètement parlant, le dialogue porte,
en dernier ressort, toujours sur la façon selon laquelle on doit vivre. On ? C’est-à-dire
les hommes qui vivent déjà en communauté, qui possèdent déjà ces données qui sont
nécessaires pour qu’il puisse y avoir dialogue. Ils sont en désaccord sur la façon de vivre,
15 parce qu’ils sont en accord sur la nécessité d’une façon : il ne s’agit que de compléter et
de préciser. Ils acceptent le dialogue, parce qu’ils ont déjà exclu la violence. (Weil 1967,
p. 24)
Pourquoi l’homme accepte-t-il d’entrer dans le dialogue, alors qu’il peut y être
réfuté (43)? Parce que la seule autre solution est la violence (l. 6-8), par exemple dans la
polémique (44). Polémiquer, c’est « faire la guerre » à l’autre afin de le terrasser,
puisque ce mot vient du grec πόλεμος (polemos), la guerre — par exemple, le trolling ou le
cyber-harcèlement sur Internet.
En revanche, la réfutation consiste à examiner rationnellement les propos de l’autre pour
juger leur rapport à la vérité. C’est pourquoi Socrate déclare être content de subir une
réfutation quand il dit quelque chose de faux, car il n’y a plus grand mal que de se faire une
1. Supprime les contradictions dans le discours. 2. Mis face à ses propres contradictions.
Sec. II — Qu’est-ce qu’un dialogue ? 353
fausse conception des sujets* les plus importants pour la vie (Platon 2016c, p. 66-67). Comme
le dit encore Épicure :
Dans la recherche commune des arguments, celui qui est vaincu a gagné davantage,
à proportion de ce qu’il vient d’apprendre. (Épicure 1994, p. 218)
Comme le remarque encore Weil, l’exigence de dialogue suppose la préexistence d’une
communauté (45) et le rejet préalable de la violence. Il y a débat sur la façon de
vivre ensemble, parce que nous avons déjà accepté la nécessité* de trouver une façon (l. 13-16).
Le dialogue (en politique, en science, etc.) exclut a priori la violence. Quand ce dialogue
échoue, la violence, par exemple la guerre, est inévitable — par exemple la guerre de Sécession
émane directement de l’échec du débat sur l’esclavage durant les décennies qui l’ont précédée.
D’un point de vue politique, le débat et la délibération sont des outils essentiels* de la
démocratie (46). En effet, celle-ci est définie par l’existence d’un espace
public (47) de discussion, où chacun bénéficie de la liberté (48) d’
expression (49).
Traitant de la délibération, plaçons-nous dans le cadre des démocraties occiden-
tales modernes, caractérisées par un État de droit dont les règles du jeu font l’objet
d’un assentiment large. On peut dire que dans un tel État le langage politique est essen-
tiellement impliqué dans des activités de délibération publique qui se déploient dans
5 un espace libre de discussion publique. La notion de publicité est ici la notion cardinale,
non au sens de propagande, mais au sens d’un espace public ; la première conquête des
démocraties, c’est la constitution d’un espace public de discussion, avec son corollaire
obligé : la liberté d’expression, dont la liberté de publier, au sens usuel du terme, affec-
tant la presse, les livres et l’ensemble des grands moyens de communication. Dans cet
10 espace public s’affrontent des courants d’opinion plus ou moins organisés en partis. Cet
affrontement met en jeu la seconde notion pour notre réflexion sur le langage, à savoir
l’articulation entre consensus et conflit. Loin que ces deux notions s’opposent, elles
s’appellent mutuellement et se complètent. D’un côté, une démocratie n’est pas un
régime politique sans conflit, mais un régime dans lequel les conflits sont ouverts et en
15 outre négociables. Éliminer les conflits — de classes, de générations, de sexes, de goûts
culturels, d’opinions morales et de convictions religieuses — est une idée chimérique.
Dans une société de plus en plus complexe, les conflits ne diminuent pas en nombre et
en gravité, mais se multiplient et s’approfondissent. L’essentiel, comme on l’a suggéré,
est qu’ils s’expriment publiquement et qu’il existe des règles pour les négocier. C’est ici
20 que le conflit appelle le consensus, autant que le consensus rend possible la négociation.
Car comment négocier les conflits sans accord sur la règle de jeu commune ? De cette
situation résulte pour le langage politique une contrainte fondamentale qui définit le
cadre de ce que j’ai appelé, pour faire court, délibération publique. Le langage politique
fonctionne au mieux dans les démocraties occidentales modernes comme langage
25 qui affronte des prétentions rivales et qui contribue à la formation d’une décision
commune. C’est donc un langage à la fois conflictuel et consensuel. (Ricœur 1999,
p. 166-167)
Dans cet espace public, soutient Ricœur, s’affronteront les différentes* conceptions de
la vie, de la société, dans le but d’une décision (l. 5-9). L’espace public est traversé par deux
dynamiques complémentaires, le conflit (50) et le consensus (51).
Les conflits Une démocratie n’est pas une société chimérique où les conflits (de classes, de gé-
nérations, de sexes, de goûts culturels, d’opinions morales et de convictions religieuses)
auraient disparu comme par magie, mais « un régime dans lequel les conflits sont ou-
verts et en outre négociables » (l. 13-16). Dans une société en voie de complexification,
354 Chapitre 27 — La pensée de chacun perd-elle à se dire dans le langage de tous ?
Il existe une forme* de savoir*, qu’on nomme « histoire », comportant une importance
primordiale pour les êtres humains : c’est une discipline à la fois ancienne et moderne, ancienne
parce qu’on écrivait déjà des histoires chez les Grecs, mais aussi moderne parce que le savoir
historique contemporain a émergé sous sa forme* présente aux alentours de la Révolution
française. Nous allons tenter de déterminer la nature de ce savoir*, ainsi que les raisons de son
importance — ou de son absence d’importance — pour l’être humain.
SECTION I
355
356 Chapitre 28 — L’histoire peut-elle être une science ?
l’histoire savante est un phénomène minuscule, peu répandu, mais autonome et bien
différent de la mémoire collective ; son énoncé n’est pas : « tel événement (authentique
ou légendaire) est sacré et inoubliable pour notre peuple ou notre religion» ; mais :
« est-ce vrai ou faux ?». Ce savoir est donc critique ; en outre, il n’est pas nécessairement
15 ethnocentrique, au contraire : la matière du savoir historique est un inventaire général
du passé humain. (Veyne 1987, p. 15-16)
Paul Veyne distingue deux réalités*, le savoir* historique d’une part, et d’autre part la
mémoire collective (1) (l. 1-4). Cette mémoire collective recouvre le « passé
national » et consiste en une commémoration (2), c’est-à-dire un souvenir
« par récit, monuments ou rites » d’événements importants, « légendaires ou authentiques »,
pour la société en question.
Le trait principal* de cette mémoire est son caractère ethnocentrique (3)
(l. 5) : elle représente le point de vue de cette société, et donc pas des autres.
Comment cette mémoire se constitue-t-elle? À l’inverse de ce qu’on pourrait croire*
intuitivement*, elle n’émane pas spontanément de la vie sociale, car les sociétés « oublient
instantanément leur passé » (l. 9) Seul un volontarisme politique peut faire qu’une société
conserve un souvenir — cependant, ce n’est pas un souvenir historiquement exact ou objectif*,
mais plutôt une légende, ou au moins une vérité tendancieuse (l. 7-8). De plus, ce volonta-
risme politique ou institutionnel inscrit ce souvenir dans la mémoire collective, non pour
lui-même, mais de façon intéressée (l. 10) — c’est-à-dire que la mémoire collective, en plus
d’être subjective* quant à une société, satisfait l’intérêt d’un pouvoir* et donc participe d’une
logique de domination (4).
Par exemple, les Coréens sont aujourd’hui très chatouilleux sur leur indépendance et
leur particularité* par rapport aux autres peuples asiatiques, notamment par rapport aux
Japonais et aux Chinois; ils promeuvent l’idée* d’une unicité de la race coréenne, du « sang »
coréen. Or, cette vision est relativement* récente; il existait des lois d’assimilation des étrangers
durant la dynastie 조선, et le peuple coréen est constitué de différentes* ethnies, pas d’une
seule race. De plus, les Coréens ne se distinguent des Chinois que depuis la colonisation
japonaise; auparavant, ils se considéraient comme chinois, et même comme plus chinois que
les Chinois eux-mêmes. En effet, lorsque la dynastie Ming (명[明]나라), dominée par les
Han, fut renversée par la dynastie Qing (청[淸]나라) d’origine mandchoue, les Coréens
refusèrent d’adopter les pratiques* de cette dernière et conservèrent les pratiques* des Ming.
Enfin, lorsque Sejong voulut imposer le 훈민정음, les lettrés se récrièrent et lui assurèrent
qu’abandonner les sinogrammes serait tomber dans la barbarie.
En revanche, l’histoire savante est un savoir* « critique », qui ne pose pas que tel évé-
nement est important pour telle société parce qu’il définit son identité*, etc. mais qui se
demande si telle affirmation est vraie ou fausse (l. 12-14). De plus, l’histoire savante n’est pas
ethnocentrique : elle s’intéresse au passé humain en général* (l. 14-16).
Afin que l’histoire acquière le statut de science, il lui est nécessaire de se différencier*
de la mémoire collective; cette dernière exprime la vision qu’une société désire conserver
d’elle-même, visée qui implique le manque d’ objectivité (5) et donc de
scientificité (6) de cette mémoire.
science, car nulle part elle ne connaît le particulier par le moyen de l’universel, mais
elle doit saisir immédiatement le fait individuel, et, pour ainsi dire, elle est condamnée
à ramper sur le terrain de l’expérience. Les sciences réelles au contraire planent plus
haut, grâce aux vastes notions qu’elles ont acquises, et qui leur permettent de dominer
10 le particulier, d’apercevoir, du moins dans de certaines limites, la possibilité des choses
comprises dans leur domaine, de se rassurer enfin aussi contre les surprises de l’avenir.
Les sciences, systèmes de concepts, ne parlent jamais que des genres : l’histoire ne
traite que des individus. Elle serait donc une science des individus, ce qui implique
contradiction. Il s’ensuit encore que les sciences parlent toutes de ce qui est toujours,
15 tandis que l’histoire rapporte ce qui a été une seule fois et n’existe plus jamais ensuite.
De plus, si l’histoire s’occupe exclusivement du particulier et de l’individuel, qui, de
sa nature, est inépuisable, elle ne parviendra qu’à une demi-connaissance toujours
imparfaite. Elle doit encore se résigner à ce que chaque jour nouveau, dans sa vulgaire
monotonie, lui apprenne ce qu’elle ignorait entièrement. (Schopenhauer 2004, p. 1179-
20 1180)
Dans le texte de Schopenhauer ci-dessus, repérez les mots de liaison et utilisez-les pour
remplir les blancs dans le texte ci-dessous.
i. L’histoire n’est pas une science; en effet (7), elle ne peut que coordonner
les faits*, quand la science les subordonne à des lois. Donc (8), il n’y a pas
de système scientifique en histoire.
ii. L’histoire n’est pas une science car (9) elle ne connaît pas le particulier*
au moyen de l’universel*, mais (10) elle ne saisit que des faits* individuels*
qu’elle ne peut ramener sous des lois. Au contraire (11), les sciences accèdent
au niveau de la théorie* qui leur permet a) de classer le particulier* sous des concepts,
b) d’imaginer d’autres possibilités* que ce qui existe et c) de prévoir ce qui va se passer.
Toute science s’occupe de genres*; l’histoire ne s’occupe que des individus*, donc
(12) elle n’est pas une science. À la limite, seule une chronologie serait acceptable.
iii. Il s’ensuit encore (13) que l’histoire ne parle que de ce qui est éphémère,
alors que les sciences parlent de l’éternel; de plus (14), elle ne pourra jamais
rassembler tous les faits* particuliers* pour les connaître et elle doit encore
(15) se résigner à apprendre chaque jour quelque chose de nouveau parce qu’elle ne peut
rien prévoir.
Schopenhauer, en résumé, rejette toute prétention de l’histoire à la scientificité.
On pourrait synthétiser* ce qu’il soutient en définissant l’histoire comme le récit d’un
événement passé à qui ne l’a pas vécu et qui en est réduit à l’ imaginer (16). Ainsi
358 Chapitre 28 — L’histoire peut-elle être une science ?
L’histoire n’est pas qu’une forme* de savoir* : c’est aussi l’ensemble du passé de l’homme,
l’ensemble des événements que la science historique étudie. On peut aller plus loin et soutenir
que l’histoire est l’ essence (20) de l’homme. En effet, nous avons vu avec l’enfant
sauvage que l’homme n’avait pas de nature; l’homme est humain et a à devenir humain.
L’homme n’a pas de nature, mais il est ce que son histoire — à la fois individuelle* et sociale —
a fait de lui. Pensons encore à la perfectibilité selon Rousseau.
L’homme, en tant qu’il n’est pas seulement un être naturel, est donc défini, dans son
individualité*, par l’histoire (la sienne et celle de la société à laquelle il appartient). Il importe
par conséquent de déterminer quel est le statut de la science qui étudie cette histoire. On
peut déjà savoir, grâce à la critique de Schopenhauer, que sa méthodologie
(21) ne peut pas correspondre à celle des sciences de la nature, puisque l’histoire n’est pas un
objet* que ces dernières seraient capables d’appréhender. Quelle méthodologie assigner alors
à l’histoire?
Wilhelm Dilthey ménage à l’histoire une place primordiale parmi les sciences, mais
il redéfinit ce champ pour distinguer les sciences de la nature et les sciences humaines. Il les
distingue par leurs objets* et par leurs méthodologies. Il place, ce faisant, l’interprétation et
l’herméneutique au centre de l’histoire.
Les sciences de l’esprit ont le droit de déterminer elles-mêmes leurs méthodes
en fonction de leur objet. Ces sciences doivent partir des concepts les plus universels
de la méthodologie, essayer de les appliquer à leurs objets particuliers et arriver ainsi
à se constituer dans leur domaine propre des méthodes et des principes plus précis,
5 tout comme ce fut le cas pour les sciences de la nature. Ce n’est pas en transportant
dans notre domaine les méthodes trouvées par les grands savants que nous nous
montrons leurs vrais disciples, mais en adaptant notre recherche à la nature de ses
objets et en nous comportant ainsi envers notre science comme eux envers la leur.
[…] Les sciences de l’esprit se distinguent tout d’abord des sciences de la nature en
10 ce que celles-ci ont pour objet des faits qui se présentent à la conscience comme des
phénomènes donnés isolément et de l’extérieur, tandis qu’ils se présentent à elles-
mêmes de l’intérieur, comme une réalité et un ensemble vivant originaliter 1 . Il en
résulte qu’il n’existe d’ensemble cohérent de la nature dans les sciences physiques et
naturelles que grâce à des raisonnements qui complètent les données de l’expérience
15 au moyen d’une combinaison d’hypothèses. Dans les sciences de l’esprit, par contre,
l’ensemble de la vie psychique constitue partout une donnée primitive et fondamentale.
La nature, nous l’expliquons ; la vie de l’âme, nous la comprenons. […] Car les opérations
d’acquisition, les différentes façons dont les fonctions, ces éléments particuliers de la
1. De façon originale*.
Sec. I — Quel genre de science l’histoire serait-elle ? 359
vie mentale, se combinent en un tout, nous sont donnés aussi par l’expérience interne.
20 L’ensemble vécu est ici la chose primitive ; la distinction des parties qui le composent ne
vient qu’en second lieu. Il s’ensuit que les méthodes au moyen desquelles nous étudions
la vie mentale, l’histoire et la société, sont très différentes de celles qui ont conduit à la
connaissance de la nature. (Dilthey 1947, p. 149-150)
Ce qui manque dans ce récit est le sens (22) des événements pour leurs
acteurs : les individus* ne se contentent pas de se mouvoir dans un espace tridimensionnel,
mais ils sont des sénateurs qui représentent la République et qui vont la débarrasser d’un futur
roi, etc.
La science historique, par contre, ne serait tout au plus capable de ne nous offrir qu’une
chronologie (23). Cette différence* est due au fait que les sciences de la nature
expliquent* leur objet, alors que la science historique cherche à comprendre* le déroulement
de l’histoire humaine.
Expliquer* consiste donc à ramener des phénomènes singuliers* à des concepts universels*;
par exemple, Newton explique la chute de la pomme x par la loi universelle* de la gravité.
En tant que telle, la relation* entre la loi de la gravité et la chute de la pomme est une relation*
nécessaire* (en d’autres termes une relation* de cause* à effet) permettant par conséquent
l’établissement de lois et de prévisions probables à plus de 50 %. Les phénomènes naturels
sont les effets de causes*; on dit qu’ils sont déterminés (24).
Les phénomènes historiques eux aussi sont déterminés, puisqu’ils ne sont pas des miracles,
mais à la différence* des phénomènes naturels dont la cause* est souvent unique et quantifiable,
les phénomènes historiques sont causés* par un ensemble de facteurs peu ou pas quantifiables
et en nombre potentiellement* infini; on dit qu’ils sont surdéterminés (25). La
cause* des phénomènes naturels est liée à un genre* ou à une espèce*; celle des phénomènes
historiques est en revanche souvent individuelle*. Par exemple, la mort de Kennedy a été
causée* par un individu*, Lee Harvey Oswald, et était plus ou moins imprévisible
(26).
360 Chapitre 28 — L’histoire peut-elle être une science ?
La raison pour laquelle les phénomènes historiques sont surdéterminés est précisément
que leurs causes* ne sont pas des causes* naturelles; ce sont des raisons (27),
c’est-à-dire des motivations psychologiques (28) ou sociales (29).
Il est souvent difficile de déterminer la raison pour laquelle quelqu’un agit; que cherchait
à faire Oswald en tuant Kennedy? Il n’y a parfois même pas de raison à certains actes;
Oswald aurait pu être fou. Chaque événement historique est ainsi unique et singulier*; on
ne peut dégager de loi de l’histoire similaire à une loi scientifique, parce que les facteurs en jeu
sont multiples et incontrôlables. La science historique ne peut donc expliquer* son objet ; elle
doit le comprendre*, soutient Dilthey.
SECTION II
Nous avons défini ce qu’était l’interprétation; ayant rencontré cette notion dans notre
réflexion sur l’histoire, nous allons ici creuser les problèmes qui lui sont inhérents.
1. Secte issue d’un courant religieux de l’église tain mysticisme et s’éloignant des problèmes doctri-
luthérienne au xviiie siècle, centré sur une spiritualité naux, qui exerça une influence considérable sur l’évo-
évangélique, une piété affective individuelle*, un cer- lution du luthérianisme.
Sec. II — Les obstacles à l’interprétation 363
30 pour autant à la distinction traditionnelle des trois subtilités dont parlait le piétisme.
Car nous estimons au contraire que l’application est partie intégrante du processus
herméneutique au même titre que la compréhension et l’interprétation. (Gadamer
1996, p. 329-330)
Or, rappelle Gadamer, comprendre* et interpréter sont interdépendants
(40) et pour ainsi dire ne peuvent intervenir l’un sans l’autre : « l’interprétation est la forme
explicite de la compréhension. » (l. 15)
Par contre, dans l’herméneutique pré-moderne, on distinguait l’acte de comprendre*,
qu’on nommait subtilitas intelligendi, ou subtilité dans la compréhension (41),
et l’acte d’interpréter, qu’on nommait subtilitas explicandi, ou subtilité dans l’ explication
(42) (l. 4-6). La subtilité est la finesse d’esprit, la capacité à saisir ce qui est difficile à
comprendre*, du fait de son caractère ténu, délicat, par exemple les nuances de sens (le 눈치
en coréen). Par exemple, l’exercice de la traduction (43) réclame d’exprimer une
pensée d’une langue x à une langue y en faisant passer les nuances de sens, les sous-entendus et
en général* tout ce qui est inexprimable directement. La traduction réclame les deux subtilités
dont nous venons de parler.
Cette distinction est donc artificielle et a été rejetée par le mouvement romantique (l. 11-
14), mais l’avantage est qu’on rajoutait à ces deux qualités une autre subtilité, la subtilitas
applicandi (l. 6-7) ou subtilité dans l’ application (44) (de ce qu’on aura com-
pris*). Par exemple, l’interprétation des Écritures s’accompagnait toujours d’une application
édifiante (45), c’est-à-dire d’un projet d’exercer une influence morale salutaire
par l’exemple ou par les paroles sur le prochain (l. 22-24).
Dans la compréhension*, il se produit toujours « quelque chose comme une application du
texte à comprendre à la situation présente de l’interprète » (l. 25-26); on ne peut comprendre*
un texte sans se l’appliquer à soi-même (46).
Toute interprétation dépend donc de la situation (47) dans laquelle se
trouve l’interprète. Par exemple, Nietzsche a été compris* et interprété, après la dernière
guerre, dans l’optique du nazisme qu’il était censé avoir prophétisé et même inspiré, sans
doute parce qu’on essayait alors de faire sens de cette catastrophe. Il s’agissait là d’un contre-
sens : Nietzsche vomissait les antisémites (Schubel 2012) et les bellicistes (Stanguennec
2006, p. 257), se gaussait du nationalisme béat de Richard Wagner (Nietzsche 2018), etc.
Aujourd’hui, les travaux sur cet auteur portent plutôt l’emphase sur sa particularité* d’avec
l’interprétation qu’on a pu en donner à cette époque-là.
Les conditions que nous avons dégagées jusqu’ici et qui définissent une interprétation
semblent la condamner à la particularité*, à l’individualité*, à la subjectivité* : elle requiert un
point de vue et varie en fonction de la situation dans laquelle se trouve l’interprète. Comment,
dans ce cas, deux interprétations du même texte pourraient-elles être commensurables
(48)? Comment atteindre la « bonne sujectivité* » dont parle Ricœur?
c’est-à-dire, en vertu de ce que nous avons vu plus haut, un point de vue sur le monde lié à
une conscience qui se projette vers lui.
On peut dénombrer trois obstacles spécifiques* aux sciences humaines, obstacles liés à
leur méthodologie interprétative.
La contingence (59) du fait humain L’homme prend des décisions qui, n’étant
jamais totalement libres, ne sont jamais non plus totalement déterminées
(60). Aussi ses actions sont-elles contingentes (61); elles ne se répètent
pas, elles sont marquées par l’ événementiel (62). Un événement histo-
rique se distingue d’un simple fait historique : on peut dire que le sandwich que j’ai
mangé hier est un fait historique, parce qu’il se situe à un point t dans le temps et
qu’à un temps t + 1, ce sandwich aura fait partie de l’histoire de l’humanité, mais
uniquement à titre d’anecdote — tandis qu’un événement historique implique quelque
chose d’important et de nouveau, qui servira de référence (63) pour un
groupe social. L’événement implique donc un sens, une interprétation, comme le souli-
gnait Léna Soler il y a quelques pages. De plus, il n’est pas répétable. De la même
façon, Benveniste montrait qu’un énoncé performatif créait un événément lié à une
situation spatio-temporelle bien précise, mais aussi à une relation* d’autorité et à une
signification sociale (deux personnes se marient tel jour, à tel endroit, etc.) L’absence de
répétabilité interdit l’expérimentation, et donc la vérification sans appel des hypothèses.
La mémoire du passé empêche la répétition à l’identique; la prévision du futur permet
de modifier les événements prévus.
Une autre raison qui jette le doute sur l’objectivité*, et même la validité de l’herméneutique,
est que toute interprétation implique des cercles logiques (64) qui interdisent
des méthodologies rigoureuses dans l’absolu*. On parle de cercles herméneutiques (Heidegger
1927, p. 133-134).
Sec. II — Les obstacles à l’interprétation 365
d’une interprétation peuvent servir à la valider — sans toutefois constituer un critère absolu*,
puisqu’en effet il existe des interprétations à la fois délirantes et logiques.
L’affection mentale nommée délire d’interprétation est une « folie raisonnante » en
ce sens que le fou a tout perdu, sauf la raison. On retrouve dans ces affections la paranoïa,
l’érotomanie, le délire de persécution, etc.
Par exemple, Freud parle d’un malade ayant conclu à l’existence d’un complot contre lui
à partir de ce qu’il avait considéré comme signifiant, à savoir la façon dont certaines personnes
lui avaient fait un signe de la main (Freud 2016c, p. 273-274). Le délire d’interprétation part
ainsi de faits bien réels* (les signes de la main) et, à travers des inductions ou des déductions
erronées, leur confère une signification personnelle (69) pour le malade, qui
rapporte tout à lui. Le malade a besoin de tout expliquer*, de tout déchiffrer, en fonction
d’une clef donnée à l’avance; tout est contre lui, organisé pour le concerner 1 .
Un bon exemple de ces délires est la peur populaire, pendant les années quatre-vingts, des
messages subliminaux cachés à l’envers dans les disques de musique populaire 2 . Par exemple,
dans Break on Through (To the Other Side), Jim Morrison est censé faire appel au diable,
car si on passe la chanson à l’envers, on l’entend invoquer Satan. Ceci est risible, car cette
« invocation » n’est audible, ne fait sens que si on sélectionne par avance une certaine partie
du son, en omettant volontairement ce qui précède et ce qui suit.
Les délires interprétatifs, les théories* de la conspiration, etc. persuadent* parce que notre
cerveau est disposé à trouver du sens partout : c’est aussi pour cela que j’ai l’impression que
mon ordinateur fait exprès de tomber en panne justement quand j’ai besoin de lui — je
lui attribue une intention, autrement dit je donne un sens à son comportement alors que
celui-ci se ramène aisément, à la différence* de celui de mon cerveau, à un ensemble de signaux
électriques.
SECTION III
L’éthique de l’interprétation
Il importe donc de définir les critères d’une bonne interprétation, d’une interprétation
recevable. Nous allons revenir sur le problème de la connaissance historique afin de déceler
ces critères.
2. L’historien sait* seulement que les impôts étaient lourds et que, par ailleurs, le roi est
devenu impopulaire à la fin de son règne; il suppose alors ou croit* évident que l’explica-
tion* la plus obvie de cette impopularité est le poids des impôts. Ici, au contraire du cas
précédent, il énonce une rétrodiction (77) (l’inverse d’une prédiction)
en remontant de l’impopularité à une cause* présumée, la fiscalité excessive, qui devient
alors une hypothèse interprétative (78).
Il importe d’abord de remarquer que ces deux interprétations de ¬ sont tout à fait éloi-
gnées des propositions des sciences de la nature; la causalité* historique ne saurait être assimi-
lée* à la causalité* naturelle, car celle-ci fonctionne selon la règle de la nécessité*. On pourrait
par exemple trouver des mémoires du temps de Louis xiv où l’on aurait écrit noir sur blanc
que le peuple gémissait sous le poids des impôts et maudissait le roi en secret; on saurait alors
avec une probabilité raisonnable (79), voire forte (80), que ¬
est une causalité* vérifiée.
Toutefois, dans le cas de la première interprétation, l’historien a seulement constaté une
fois que la fiscalité a rendu un roi impopulaire, et par conséquent il s’attend à voir le processus
se répéter, ce qui sous-entend que le fait* individuel* n’est plus une simple coïncidence fortuite,
mais une relation* causale*. Celle-ci, cependant, n’est pas nécessairement* constante.
Par contre, dans le cas de la seconde interprétation, l’historien, en raison de sources
lacunaires, ne trouve aucun document permettant de lier l’impopularité constatée de Louis
xiv à une cause*. Il faut alors remonter par rétrodiction de l’effet à sa cause* hypothétique.
Nous constatons l’impopularité du roi à la fin de son règne; par ailleurs, nous savons* que
les impôts avaient augmenté et nous avons dans l’esprit que les gens n’aiment pas les impôts
— les gens, c’est-à-dire nous (81) et nos préjugés (82) 2 . Même
si nous essayons de ne pas projeter notre psychologie sur les Français de l’époque, nous ne
pouvons identifier* les impôts que comme une cause* vraisemblable, en concurrence avec
d’autres causes* (les défaites répétées, par exemple).
Les hypothèses interprétatives en histoire supposent que les choses se sont passées réguliè-
rement, et ne sont donc que vraisemblables (83); la rétrodiction s’apparente
au raisonnement par analogie* ou à la prédiction rétroactive, raisonnable car conditionnelle.
l’époque n’étaient pas fous, et on va tenter, d’autre part, d’expliquer* leurs actions à partir de
présupposés raisonnables.
Cette posture se nomme le principe* de charité (84). Ce principe* gouverne
l’interprétation des croyances et des énoncés des autres personnes que moi-même : il recom-
mande une interprétation charitable, c’est-à-dire une interprétation qui maximise la
vérité (85) ou la rationalité (86) de ce que les autres pensent et disent.
Le principe* de charité gouverne toute interprétation sincère et honnête, notamment en ce
qui concerne le langage. Quine le place au fondement de ce qu’il appelle la traduction
radicale (87). Imaginons qu’un explorateur cherche à comprendre* la langue d’une
tribu nouvellement découverte : il va tenter de faire correspondre des mots prononcés à
des choses vues. Par exemple, un lapin passe; en le voyant, un indigène dit : « Gavagai. »
L’explorateur a remarqué le lapin et a remarqué que l’indigène l’avait remarqué aussi; il pourra
ainsi traduire « Gavagai » par : « Regardez, un lapin! » (Quine 1960, p. 28-29).
Le problème est qu’on n’est jamais sûr que ces deux expressions renvoient aux mêmes
stimuli — « gavagai » pourrait renvoyer à « partie de lapin » ou « lapin sous le soleil » mais
pas à « lapin à l’ombre », etc. (Quine 1960, p. 36-39). L’important est que l’interprétation
de l’explorateur respecte le principe* de charité en ce que si elle avait rendu les croyances et
les énoncés de l’indigène stupides ou erronés de façon régulière, il aurait fallu remettre en
question la traduction et la remplacer par une autre, plus sensée.
On peut aussi conclure de l’analyse de Quine un autre argument contre la théorie*
aristotélicienne du sens : Aristote soutient que les pensées (reflétant fidèlement le monde
extérieur) précèdent les mots et par conséquent les sens. Un Français, un Anglais et un Coréen
utilisent des mots différents* mais pensent la même chose lorsqu’ils parlent de « lapin », de
« rabbit » ou de « 토끼 ». Traduire ce mot du français en anglais ou en coréen ne pose alors
pas de problème.
Quine montre que ce n’est pas si facile : on n’est jamais sûr que les références soient
les mêmes d’une langue à l’autre. Ce n’est pas parce que deux phrases ont le même sens
que l’une est la traduction de l’autre, mais au contraire c’est parce que deux phrases sont la
traduction (88) l’une de l’autre que l’on peut dire qu’elles ont le même
sens (89). Il n’y a pas de musée (90) des significations où l’on viendrait
chercher le modèle d’une référence; cette dernière est toujours une interprétation. À une
phrase donnée, il existe par conséquent beaucoup de traductions acceptables, parce qu’elles
sont fondées* sur une interprétation du sens des mots de la langue d’origine. « Traduire, ce
n’est pas se ressaisir d’une entité déterminée, d’une signification, mais seulement trouver un
équilibre entre différentes valeurs » (Quine 1975, p. 322).
du délire interprétatif.
— Une interprétation légitime ne peut arriver, au mieux qu’à une probabilité raisonnable ; elle
arrive le plus souvent à une prédiction rétroactive, qu’on peut toujours soupçonner d’exprimer
une projection sur le passé de la psychologie du présent.
— Elle doit respecter le principe de charité.
L’histoire est une science dans la mesure où elle tend à l’objectivité* — mais aussi dans la mesure
où la subjectivité* qu’elle admet ne contrecarre pas son ambition d’objectivité*. Elle doit admettre
une subjectivité* car elle se fonde* sur l’interprétation, héritant ainsi des problèmes qui grèvent cette
dernière. La question sera de savoir si on va, en histoire, expliquer* ou comprendre*.
Le progrès historique a-t-il une
CHAPITRE 29
réalité?
L’idée* de progrès historique est profondément enracinée dans notre manière de pen-
ser : nous présupposons que l’histoire va toujours vers un mieux, qu’on vivra mieux demain
qu’aujourd’hui, et que les hommes du passé en savaient* nécessairement* moins que nous.
C’est pourquoi certaines personnes ont du mal à comprendre* comment les Égyptiens ont
pu construire les pyramides, ou les hommes préhistoriques Stonehenge, sans notre technologie
moderne; ils pensent parfois que ces merveilles sont l’ouvrage d’extraterrestres, puisqu’ils ne
peuvent imaginer comment des hommes en sachant* moins que nous ont pu les construire
— ou alors, ils leur attribuent un savoir* extraordinaire, surnaturel. De même, on accuse les
peuples « primitifs » d’être restés à la préhistoire, à l’âge de pierre, etc. Or, on peut aujourd’hui
retrouver les techniques utilisées pour soulever d’énormes blocs de pierre avec de simples
leviers; nul besoin d’extraterrestres. Ces personnes considèrent nos ancêtres comme des
versions de nous-mêmes, mais en plus stupides — leur niant, ce faisant, l’ingéniosité dont ils
ont pu faire preuve dans d’autres conditions de vie que les nôtres.
371
372 Chapitre 29 — Le progrès historique a-t-il une réalité ?
SECTION I
1. De plus, la date de 1492 est d’autant plus arbi- en 1453, ou encore la fin de la guerre de Cent Ans ame-
traire pour délimiter le Moyen-âge et la Renaissance née par les victoires françaises de Formigny (1450) et
qu’on peut délimiter ces derniers de diverses façons : de Castillon (1453) ?
choisit-on 1492, ou bien la chute de Constantinople
Sec. I — Vers quelle finalité le progrès historique est-il orienté ? 373
Enfin, le schéma temporel qui amène certaines personnes à s’ébaubir des prouesses de nos
ancêtres et à les attribuer aux extraterrestres est le no 6 : il représente l’histoire comme une évo-
lution graduée (8) et hiérarchisée (9), induisant des jugements
sur l’avancement ou le retard de telle ou telle civilisation par rapport à cette évolution — sans
parler de son caractère unitaire, une fois encore, qui amènera à conclure qu’une civilisation
est à la pointe de l’évolution et que son fardeau (10) est d’amener les autres à
son degré de développement — voir par exemple le poème de Rudyard Kipling où il parle
du « fardeau de l’homme blanc » (Kipling 1899). C’est encore ce schéma qui se trouve à la
base des conceptions de l’histoire qu’on nomme historicistes (11).
I.b L’historicisme
Derrière l’idée de progrès historique, se trouve l’idée que l’histoire est gouvernée par
des lois (12), sinon scientifiques, du moins analogues* à celles qui gouvernent
la nature (13). Les lois scientifiques de la nature permettent d’expliquer* et de
prévoir (14) les phénomènes naturels; de même, en histoire, soutient Carl
Gustav Hempel, on cherche à montrer que tel ou tel événement n’a pas été le fruit d’un
total hasard (sinon toute explication* serait inutile), mais qu’on pouvait s’y attendre étant
donné certains antécédents ou certaines conditions simultanées (Hempel 1942, p. 39). Par
conséquent, on cherche à dégager des lois générales* de l’histoire qui permettent de développer
des anticipations (15). Les lois de l’histoire, néanmoins, soutient-il, ne seront
pas déterministes (16) (réglant nécessairement* les rapports d’une cause* à un
effet) mais probabilistes (17) (Hempel 1942, p. 41).
Si nous gardons en mémoire ce que nous avons dit précédemment, nous pouvons dire,
avec Hempel, que l’histoire offre une esquisse (18) d’explication* des événe-
ments, esquisse qui consiste en une indication plus ou moins vague des lois et des conditions
initiales considérées comme pertinentes pour l’explication*. Cette esquisse réclame un appro-
fondissement afin d’être précisée, et par conséquent elle indique la voie d’une enquête
empirique (19) (Hempel 1942, p. 42).
Quid de la compréhension*? Hempel, puisqu’il se propose de montrer en quoi l’histoire
s’apparente aux sciences de la nature, nie qu’elle se trouve au centre de la méthodologie
historique : la compréhension* peut se montrer utile d’un point de vue heuristique
(20) (c’est-à-dire relativement* à la recherche, mais pas aux conclusions), mais son
utilité ne garantit pas la validité de l’explication* historique. En effet, celle-ci se fonde* plutôt
sur l’ authenticité factuelle (21) du contenu empirique sur lequel l’explication*
s’appuie. Par exemple, un historien pourrait très bien ne pas comprendre* une personnalité
historique psychopathe, mais expliquer* ses actions d’après les principes* de la psychologie.
La compréhension* ne nous semble valide que parce que les phénomènes qu’elle parvient à
éclaircir nous semblent plausibles (22) ou « naturels » — mais ceci ne fait pas
une explication* scientifique (Hempel 1942, p. 44-45).
S’il existe des lois de l’histoire, cela signifie que les événements historiques ne sont pas
laissés au simple hasard, ou en d’autres termes à la pure volonté des hommes qui doivent obéir
à ces lois. On peut alors poser la question de la liberté (23) des hommes; font-ils
l’histoire, la contrôlent-ils, ou bien sont-ils faits par elle? Marx nie que les hommes fassent
l’histoire; ils en sont bien plutôt le produit (24).
374 Chapitre 29 — Le progrès historique a-t-il une réalité ?
La théorie* marxienne du matérialisme* historique ({ 299} et figure 29.2) pose comme
thèse essentielle* que les hommes sont déterminés par les conditions matérielles
(25) et économiques (26) dans lesquelles ils vivent. Être déterminé, c’est ne pas
être libre, mais être amené par des causes (27) extérieures à sa propre
volonté (28) à agir de telle ou telle façon. L’histoire avance parce que les infrastructures
économiques doivent trouver dans la superstructure politique et idéologique* des instruments
d’aide; dans le cas contraire, les rapports de domination sont dépouillés de leur semblant de
justification idéologique*, et c’est la révolution. Par conséquent, la loi de l’histoire empêche
les hommes de la contrôler consciemment (29). C’est pourquoi Marx avait
prévu la victoire finale du communisme (30) en tant que société résolvant tous
les rapports de domination; ceci aurait été la fin (31) de l’histoire, il n’y aurait
plus eu d’événement historique par après.
La théorie de Marx est matérialiste*, explique* l’histoire par les conditions matérielles*.
On peut aussi, comme Hegel, soutenir une vision idéaliste (32) de l’his-
toire, qui serait alors déterminée par une force spirituelle, à savoir la Raison (33)
— non pas la raison particulière* de chaque homme, mais un esprit universel* qui gouverne le
monde (on peut plus ou moins l’identifier* à Dieu dans la religion). Le réel* est rationnel*,
soutient Hegel (Hegel 1989, p. 44). Tout dans l’histoire est donc rationnel.
L’objection immédiate* à laquelle il lui faut alors répondre est l’ irrationalité
(34) des actions des hommes à travers l’histoire. Les hommes écoutent plutôt leurs passions,
leur intérêt et leur égoïsme, que leur raison*; comment alors Hegel peut-il soutenir que
l’histoire est rationnelle*?
Les passions, l’égoïsme sont en réalité*, soutient-il, les instruments (35)
grâce auxquels la Raison* universelle* amène les hommes à progresser (36)
historiquement. La passion, l’intérêt, représentent une motivation forte pour agir, plus forte
en tout cas que la raison* ou qu’une simple idée*; par conséquent, les moments irrationnels*
dans l’histoire sont en réalité* le signe que l’Esprit universel* s’est joué des hommes en
manipulant (37) leurs passions pour accomplir un but rationnel (38).
Par exemple, la Terreur fut un moment nécessaire* d’irrationnalité dans la Révolution française,
Sec. II — L’idée de progrès est-elle légitime ? 375
ayant pour but, de façon détournée, d’affirmer les idéaux* rationnels promus par ce moment
historique; elle se place entre le début de la Révolution, où l’on promouvait de grands idéaux*
très abstraits*, non appliqués, et l’ère napoléonienne, où les différents Codes appliqueront
concrètement* ce que la Révolution a proposé. La Raison* doit ruser (39) pour
faire progresser les hommes; c’est aussi pourquoi, affirme Hegel, « rien de grand ne s’est
accompli dans le monde sans passion » (Hegel 1993, p. 108-109).
SECTION II
La nature ne peut nous indiquer ce qu’il faut faire, car elle se ramène à une nécessité
aveugle (40); de même, l’histoire est dépourvue d’ enseignements (41)
(l. 1). En effet, elle ne comporte pas de sens préexistant, contrairement à ce que prétend l’his-
toricisme (l. 7). Les faits sont comme les lettres d’un mot, alors que l’événement implique un
sens*. Comment peut-on mettre à bas l’historicisme? Comment montrer que c’est l’homme
qui fait l’histoire, et non l’inverse?
L’historicisme refuse à l’homme l’ initiative (42) dans sa propre histoire; si
l’inégalité* règne parmi les êtres humains, si les institutions ne sont pas rationnelles*, d’une
part l’homme ne peut rien y faire, et d’autre part il n’y a pas de sens à y faire quoi que ce soit,
puisque cet état de fait* est le produit d’une progression justifiée de l’histoire. Se révolter contre
l’État communiste, c’est se montrer réactionnaire (43), c’est-à-dire attaché à
un passé de conflits dominants-dominés. Or, avance Popper, nous pouvons décider de nous
battre pour l’égalité*, pour nos droits, pour changer le système économique, etc. (l. 2-6).
Ceci est dû au fait que les faits* historiques n’ont de sens que relativement* à nos décisions.
C’est parce que les révolutionnaires et Napoléon ont voulu se démarquer de la Terreur qu’ils
ont mis en place les fondements* de la République française. Seuls les individus* peuvent
progresser, pas l’histoire (l. 9); l’histoire ne se meut pas d’elle-même, car aucun moteur ne
l’ anime (44) ni ne la justifie (45) (l. 15).
Par conséquent, si le peuple contrôle son histoire — à la fois dans ce qu’il fait maintenant
et qui deviendra un fait* historique, et dans l’interprétation qui est faite de son passé —, il
contrôle le pouvoir politique. C’est la marque d’un régime démocratique que d’encourager
le pluralisme des perspectives historiques afin que le peuple débatte de son passé. Comme le
dit John Keane, la démocratie parmi les vivants nécessite la démocratie parmi les morts. Le
passé doit être ouvert, reconnu comme difficile à comprendre* et étonnant, et donc il doit
être envisagé sous une multiplicité de perspectives (Keane 2015).
SECTION III
Les sociétés traditionnelles conçoivent le temps comme un cycle { 307, no 1}; comme
le rappelle Mircea Eliade { 290-291}, les sociétés traditionnelles ou primitives refusent
le passage (48) du temps. Ceci ne signifie pas qu’elles n’aient pas d’histoire au
sens où jamais rien ne leur serait arrivé; mais elles refusent de prendre en compte le passage
d’un temps linéaire qui se trouverait hors du temps cyclique du mythe (49).
Ces sociétés sont régies par des mythes puissants, tournant notamment autour de la
cosmogonie (50). Le temps du mythe, c’est l’« in illo tempore… », l’« en ce temps-
là… » qui fait référence à un temps, non ancien par rapport au nôtre, mais d’une autre nature,
Sec. III — L’histoire est-elle un phénomène universel ? 377
Figure 29.3 — Une époque peut-elle percevoir les événements qui vont la définir? [Munroe]
transcendant* — le temps sacré où les dieux et les hommes étaient en paix et où les hommes
ne connaissaient pas les limitations et les frustrations inhérentes au temps réel* (par exemple
la mort).
L’homme membre d’une société traditionnelle réactualise* sans cesse le mythe par des
cérémonies religieuses, des rites, etc. c’est-à-dire qu’il réactualise* des archétypes
(51) ou des modèles éternels (52), et qu’en même temps il refuse de conserver
la mémoire du passé historique; en effet, le temps historique ne suit aucun archétype, il est
chaotique (53) et dépourvu de sens (54). Le temps de la Bible, par
exemple, n’est pas un temps historique, ce que montre le fait* qu’elle conte quatre fois la vie
de Jésus selon des perspectives diverses. Si le temps est cyclique, alors le monde recommence
sans cesse, le temps du mythe, l’« en ce temps-là… » est toujours à nouveau présent, et on n’a
pas besoin de se rappeler les événements réels*, non mythiques.
L’homme religieux refuse lui aussi, en un sens, le temps historique, c’est-à-dire le temps
profane (55); pour le chrétien, les événements historiques sont de peu d’im-
portance au regard de la finalité* de l’histoire (le Jugement dernier). C’est pourquoi l’office
378 Chapitre 29 — Le progrès historique a-t-il une réalité ?
L’histoire est à la fois ce qui définit la vie humaine (la « perfectibilité » de Rousseau) et la
science qui étudie cette évolution de la vie humaine. Or, on a pu établir un lien, non seulement
épistémologique (1), mais aussi ontologique (2) (relatif* à l’être
même) entre l’humain et l’histoire. L’homme est l’être qui fait de l’histoire, qui connaît
l’histoire, mais aussi l’être qui est l’histoire. Pour être qui il est, l’homme doit-il, ou non, faire
de l’histoire? Faudrait-il, au contraire, l’oublier?
SECTION I
379
380 Chapitre 30 — Faut-il faire de l’histoire ?
Hegel place au centre de l’histoire ceux qu’il appelle les « grands hommes », mais ces
derniers ne sont pas, au contraire de ce que pense l’histoire-bataille, absolument* libres. Au
contraire, ils expriment quelque chose qui les dépasse.
Les individus historiques sont ceux qui ont dit les premiers ce que les hommes
veulent. Il est difficile de savoir ce qu’on veut. On peut certes vouloir ceci ou cela, mais
on reste dans le négatif et le mécontentement : la conscience de l’affirmatif peut fort
bien faire défaut. (Hegel 1993, p. 123)
Un individu* historique se distingue des autres hommes parce qu’il dit le premier ce que
les hommes veulent (6). Les hommes ne savent pas ce qu’ils veulent; en effet,
choisir quelque chose signifie rejeter (7) ce qu’on n’a pas choisi, et peut-être le
regretter. Tout choix comporte donc une part de négativité (8) — ce que montre
la possibilité* du regret —, alors que l’individu* historique non seulement sait ce qu’il veut,
mais sait ce que les hommes, dans leur ensemble, veulent — il n’est par conséquent pas enclin
au regret. Son choix est affirmatif (9), émanant d’une décision consciente.
Mais les grands hommes savent aussi que ce qu’ils veulent est l’affirmatif. C’est
leur propre satisfaction qu’ils cherchent : ils n’agissent pas pour satisfaire les autres.
S’ils voulaient satisfaire les autres, ils auraient beaucoup à faire parce que les autres ne
savent pas ce que veut l’époque et ce qu’ils veulent eux-mêmes. (Hegel 1993, p. 123)
Les grands hommes ne motivent pas ceux qui les suivent en parlant de ce que ces derniers
veulent en général*, puisque les hommes ne savent pas ce qu’ils veulent; ce serait une perte
de temps que de chercher à le leur expliquer*. Par conséquent, les grands hommes ne pour-
suivent que leur intérêt égoïste (10), puisque leur intérêt ainsi formulé se trouve
coïncider avec celui des hommes en général.* Par exemple, on attribue souvent à Alexandre
le Grand le mérite d’avoir introduit la civilisation grecque dans le monde oriental et donc
d’avoir donné le coup d’envoi de la civilisation hellénistique; or, ce ne fut qu’une conséquence*
accidentelle* de son désir de conquête, et jamais son but clairement affirmé.
Il serait vain de résister à ces personnalités historiques parce qu’elles sont irrésisti-
blement poussées à accomplir leur œuvre. Il appert 1 par la suite qu’ils ont eu raison, et
les autres, même s’ils ne croyaient pas que c’était bien ce qu’ils voulaient, s’y attachent et
laissent faire. Car l’œuvre du grand homme exerce en eux et sur eux un pouvoir auquel
5 ils ne peuvent pas résister, même s’ils le considèrent comme un pouvoir extérieur et
étranger, même s’il va à l’encontre de ce qu’ils croient être leur volonté. (Hegel 1993,
p. 123)
Ce pouvoir* presque magique du grand homme constitue son charisme (11)
ou son aura (12) et lui permet de déplacer les masses inertes pour faire avancer
l’histoire. On ne peut lui résister, puisqu’il joue sur des motivations inconscientes
(13), fondamentales*. Lui-même ne peut résister à ce qu’on pourrait nommer son
destin (14); il ne choisit pas d’accomplir l’histoire.
Alain reprend cette idée d’exemplarité des grands hommes en soutenant qu’étant donné
que l’humanité n’est pas héréditaire (il faut devenir un être humain), l’homme n’est ce qu’il
est qu’en raison d’une histoire dont il se souvient et qu’il commémore (15).
Commémorer, c’est faire revivre ce qu’il y a de grand dans les morts, et les plus
grands morts. C’est se conformer autant que l’on peut à ces images purifiées. C’est
adorer ce que les morts auraient voulu être, ce qu’ils ont été à de rares moments. (Alain
1986, p. 176)
1. Il apparaît.
Sec. I — L’histoire enseigne-t-elle quoi que ce soit ? 381
l’effet rétroactif du romantisme une fois apparu. S’il n’y avait pas eu un Rousseau, un
Chateaubriand, un Vigny, un Victor Hugo, non seulement on n’aurait jamais aperçu,
30 mais encore il n’y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d’autrefois,
car ce romantisme des classiques ne se réalise que par le découpage, dans leur œuvre,
d’un certain aspect, et la découpure, avec sa forme particulière, n’existait pas plus dans
la littérature classique avant l’apparition du romantisme que n’existe, dans le nuage qui
passe, le dessin amusant qu’un artiste y apercevra en organisant la masse amorphe au
35 gré de sa fantaisie. Le romantisme a opéré rétroactivement sur le classicisme, comme le
dessin de l’artiste sur ce nuage. Rétroactivement il a créé sa propre préfiguration dans
le passé, et une explication de lui-même par ses antécédents.
C’est dire qu’il faut un hasard heureux, une chance exceptionnelle, pour que nous
notions justement, dans la réalité présente, ce qui aura le plus d’intérêt pour l’historien
40 à venir. Quand cet historien considérera notre présent à nous, il y cherchera surtout l’ex-
plication de son présent à lui, et plus particulièrement de ce que son présent contiendra
de nouveauté. Cette nouveauté, nous ne pouvons en avoir aucune idée aujourd’hui, si
ce doit être une création. Comment donc nous réglerions-nous aujourd’hui sur elle
pour choisir parmi les faits ceux qu’il faut enregistrer, ou plutôt pour fabriquer des
45 faits en découpant selon cette indication la réalité présente ? Le fait capital des temps
modernes est l’avènement de la démocratie. Que dans le passé, tel qu’il fut décrit par
les contemporains, nous en trouvions des signes avant-coureurs, c’est incontestable ;
mais les indications peut-être les plus intéressantes n’auraient été notées par eux que
s’ils avaient su que l’humanité marchait dans cette direction ; or cette direction de trajet
50 n’était pas plus marquée alors qu’une autre, ou plutôt elle n’existait pas encore, ayant
été créée par le trajet lui-même, je veux dire par le mouvement en avant des hommes
qui ont progressivement conçu et réalisé la démocratie. Les signes avant-coureurs ne
sont donc à nos yeux des signes que parce que nous connaissons maintenant la course,
parce que la course a été effectuée. Ni la course, ni sa direction, ni par conséquent son
55 terme n’étaient donnés quand ces faits se produisaient : donc ces faits n’étaient pas
encore des signes. (Bergson 1991a, p. 1264-1266)
(23) des circonstances, dont ceux qu’on appelle les grands hommes ont su au mieux
tirer parti.
N’est-il pas alors dangereux de manipuler l’histoire, ne risque-t-elle pas de se faire l’ins-
trument, par exemple, d’un régime autoritaire qui puiserait en elle sa justification?
L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect 1 ait élaboré.
Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de
faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente
dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et
5 rend les nations amères, superbes 2 , insupportables et vaines. L’Histoire justifie ce que
l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des
exemples de tout. Que de livres furent écrits qui se nommaient : « La Leçon de ceci, les
Enseignements de cela !…» Rien de plus ridicule à lire après les événements qui ont
suivi les événements que ces livres interprétaient dans le sens de l’avenir. (Valéry 1977,
10 p. 935)
L’histoire, comme le remarque Valéry, finit par tout justifier parce qu’elle présente des
exemples de tout. C’est pourquoi elle séduit (24) : un penseur, une société, un
pouvoir politique peuvent puiser dans l’histoire tel ou tel exemple pour justifier des prétentions
souvent contradictoires. L’exemple de Jérusalem l’illustre bien : on parle d’une ville « trois
fois sainte », mais elle est surtout déchirée entre plusieurs confessions et plusieurs intérêts
arguant de l’histoire (réelle* ou légendaire) pour affirmer leurs droits* sur elle. L’histoire est
dangereuse et doit être manipulée avec précaution.
SECTION II
1. De l’intelligence. 2. Prétentieuses.
384 Chapitre 30 — Faut-il faire de l’histoire ?
L’histoire place en effet toujours l’homme dans la perspective de son passé et de son avenir;
par conséquent, elle le détourne de son présent (35), qui est la seule possibilité*
pour lui d’être heureux (36). Le bonheur ne peut advenir qu’à l’être capable de
se tenir « au seuil de l’instant » (l. 25), en oubliant tout le poids du passé et en esquivant
Sec. II — Le passé ne paralyse-t-il pas de son poids le présent ? 385
l’angoisse que suscite le futur. Nietzsche imagine un homme qui ne pourrait rien oublier
(l. 28-32); un tel homme serait condamné à voir en toutes choses un devenir
(37), c’est-à-dire qu’il lierait sans cesse le présent qu’il vit au passé et à l’avenir, annihilant du
même coup ce présent et ne pouvant le saisir pour le vivre pleinement. Il s’enfermerait sans
cesse dans la nostalgie (38) ou l’ espérance (39).
De même, Joyce fait dire à un personnage irlandais de son roman Ulysse que l’histoire
(en particulier* celle de son pays) est « un cauchemar dont [il] essaie de [se] réveiller » (Joyce
1990, p. 34).
Nietzsche prend encore comme modèle l’animal (l. 1-12), qui est heureux parce qu’il
oublie sans cesse.
Il existe donc deux contre-poisons à la maladie historique (Nietzsche 1964, p. 379-381) :
le « super-historisme» qui consiste à détourner le regard du devenir et à lui donner un carac-
tère d’ éternité (40), comme le font l’art et la religion;
le « non-historisme» qui consiste à saisir le moment présent en oubliant le passé, en s’enfer-
mant dans l’horizon limité du présent (par exemple dans l’hédonisme).
Il y a un bon usage de l’histoire, qui consiste à faire servir le passé à la vie (41);
la culture historique doit être autre chose qu’un simple décor (42) ou un simple
prétexte. La vraie culture, par exemple chez les Grecs, met en accord la pensée et la vie et refait
de l’histoire avec le passé. De même que les Grecs ont organisé selon leurs véritables besoins
le chaos de formes* étrangères (sémitiques, babyloniennes, lydiennes, égyptiennes, etc.) qu’ils
avaient reçues de l’Orient pour en faire une culture entièrement nouvelle, le penseur supra-
historique n’attend pas que l’histoire lui révèle son sens par la simple compilation
(43) objective* des faits*, qui sont absurdes en eux-mêmes. En quelque sorte, on peut
penser à une œuvre d’art influencée par des œuvres d’art antérieures.
II.b Le pardon
L’oubli semble donc recommandable pour éviter le ressentiment (44), la
rancune, la colère et la haine qui rongent le cœur et empêchent de vivre.
Cependant, on peut reprocher à Nietzsche de confondre le plan personnel et le plan
historique; sur le plan de l’histoire, c’est-à-dire sur un plan supra-personnel, l’oubli correspond
à l’oubli de la condition (45) humaine, comme le rappelait Alain. Si un pays x
oublie qu’un pays y l’a envahi et exploité, on pourrait arguer que cet oubli est immoral
(46) en raison des morts que cette guerre a provoquées.
Au lieu de l’oubli, on pourrait recommander le pardon (47). Les offenses
subies par un peuple peuvent l’amener à désirer se venger (48) (par exemple les
« revanchards » après la défaite de 1870) en raison de la colère, de l’humiliation ressentie,
du ressentiment, tout comme pour une personne. Néanmoins, il est aussi possible* pour un
peuple, tout comme pour une personne, de surmonter cette colère et ce ressentiment, et de
pardonner.
Le pardon se différencie de l’ excuse (49) et de la justification
(50).
L’excuse est une cause* invoquée pour se dégager de la responsabilité (51) d’une
faute; par exemple, je suis en retard, non par nonchalance de ma part, mais à cause des
embouteillages. Dans ce cas, on pourrait dire que la faute n’existe pas, puisqu’elle n’a
pas été commise volontairement.
La justification est une raison invoquée pour défendre une action en soutenant qu’on avait
une bonne raison* de la commettre; par exemple, j’ai tué cette personne qui allait me
tuer, mais en légitime* défense. Dans ce cas non plus, il n’y a pas de faute.
386 Chapitre 30 — Faut-il faire de l’histoire ?
En revanche, le pardon ne cherche pas à effacer la faute : il n’y avait pas de raison valable
de la commettre, et j’en suis responsable.
Si l’autre se venge, il cède à sa colère et à son ressentiment; par contre, s’il me pardonne,
il les aura surmontés. Il est important ici de noter que la colère et le ressentiment sont des
réponses naturelles à une offense ou à un dommage; peut-être même sont-ils attendus; que
penserait-on de parents ne souffrant pas le martyre si leur enfant est assassiné? De plus, le
pardon est individuel*, mais n’engage que la victime (52) et non la loi
(53) s’il s’agit d’un crime : une victime de viol peut pardonner à son agresseur, mais
exiger qu’il soit traduit en justice; on distingue ici la personne qui pardonne et l’offense faite
à la loi.
Cependant, le pardon est-il toujours justifié? On peut considérer que la victime de viol
n’a pas à pardonner à son agresseur, car ce serait manquer de respect (54) envers
elle-même — sauf si son agresseur exprime son repentir (55). Le violeur, par son
acte, véhicule le message que la victime compte moins que lui-même et qu’elle peut donc être
utilisée comme un objet* pour atteindre son but (le plaisir sexuel). Si le violeur ne se repent
pas, il ne se détache pas de son acte et ne comprend pas en quoi il est mauvais; en revanche,
s’il regrette son acte, il ne véhicule plus ce message et se distancie de ce dernier. La victime
peut alors pardonner au violeur sans diminuer son respect envers elle-même; la personne qui
a fauté l’a remise sur le même plan qu’elle.
D’un point de vue historique, le pardon est possible* entre les pays; par exemple, l’Alle-
magne a exprimé ses regrets envers la France après la guerre, ce qui leur a permis en très peu de
temps de mettre sur pied une coopération longue et fructueuse. On a même mis en place un
livre franco-allemand d’histoire, même s’il n’a pas rencontré le succès escompté (Lemaître
2011). Par contre, le Japon refuse encore aujourd’hui de reconnaître ses crimes, sans parler
de les regretter; par conséquent, les autres pays asiatiques victimes de son impérialisme ne
cessent d’entrer en conflit avec lui à propos des problèmes du passé. Aucun repentir n’a été
exprimé, et par conséquent le passé ne peut être dépassé.
Il est important de noter que le pardon n’efface pas le passé, ne le rejette pas dans l’oubli;
il le reconnaît et s’en souvient, mais dépasse le ressentiment qu’il suscite pour instituer (entre
les personnes ou les pays) une nouvelle relation, une nouvelle communication
(56).
Sec. II — Le passé ne paralyse-t-il pas de son poids le présent ? 387
On peut définir le devoir de mémoire comme le devoir d’un État d’entretenir le souvenir
des souffrances subies dans le passé par certaines catégories de sa population (par exemple, les
Juifs, les peuples d’origine africaine, etc.) Le but est ici le retour à la paix (61) par
le pardon, mais en évitant l’oubli. Néanmoins, ce devoir ne se résume pas à ce seul impératif :
un État doit également empêcher le retour des conditions politiques et sociales qui ont rendu
possible* l’instauration de régimes coupables d’atrocités. De plus, un État doit reconnaître la
responsabilité de régimes politiques passés, même illégitimes* (comme l’État français durant
la guerre).
Divers arguments peuvent être opposés à cette position.
— On doit tirer des leçons de l’histoire, qui doit se faire l’ institutrice (62)
de la nation; on retrouve ici la problématique des enseignements de l’histoire.
— De plus, il s’agit d’une mémoire, et non véritablement d’une histoire — ce devoir
n’opère pas vraiment la différence* entre histoire savante et mémoire collective : les
souffrances passées sont-elles factuelles*, ou ne sont-elles pas rétrospectivement
exagérées (63)?
— Par ailleurs, le pardon peut-il être normalisé (64)? Peut-on requérir de
se repentir ou de pardonner? Le pardon va contre une réponse naturelle et peut-être
normale à une offense, la colère et le désir de vengeance; il est pour ainsi dire plus ou
moins absurde, ce pourquoi on dira parfois qu’il relève de Dieu et pas des hommes.
En tout cas, il est une grâce (65) accordée de façon pleinement libre et
gratuite; aucune loi, aucune obligation* ne peut me requérir de pardonner comme de
me repentir. Y a-t-il alors sens à ordonner par la loi à une nation de se souvenir?
388 Chapitre 30 — Faut-il faire de l’histoire ?
— De plus, les victimes peuvent très bien ressentir des difficultés à parler de ce qu’elles
ont vécu, à le déballer en place publique. La bande dessinée Maus, par exemple, tient
la chronique de la découverte par Art Spiegelman de la vie de ses parents dans la
Pologne occupée par les Nazis et de leur séjour à Auschwitz; il leur a fallu attendre que
leur fils atteigne l’âge adulte et les presse de questions pour arriver à en parler.
— Enfin, officialiser, au niveau de la nation, le devoir de mémoire ne permet-il pas aux
individus* particuliers* d’esquiver ce travail pour leur propre personne?
Nous allons ici conclure sur la notion d’interprétation en détaillant divers objets* à propos
desquels cette activité peut être repérée : les textes religieux, les œuvres d’art et la loi.
SECTION I
Les textes dits sacrés réclament une interprétation car leur vérité est révélée, c’est-à-dire que
l’homme n’aurait pu y arriver seul, par sa simple raison. Cette interprétation se nomme
exégèse (1). L’exégèse ne peut faire l’économie de certaines règles, car une religion essaie
toujours d’assurer sa propre unité, d’éviter les schismes. En de nombreux endroits obscurs ou
contradictoires, les textes religieux donnent fréquemment lieu à des batailles d’interprétation.
Comment éviter les désaccords? Pourrait-on rendre totalement raison de ces textes sacrés?
389
390 Chapitre 31 — Quels objets sont susceptibles d’interprétation ?
Figure 31.1 — Dans quelle mesure a-t-on le droit de dépasser le sens obvie d’un texte sacré?
[Adams]
Jésus semble donc ici recommander de pardonner (6), alors que Moïse
institue la loi du talion (7), qui veut que toute violation de la loi soit punie
— rejetant par conséquent la possibilité* du pardon. Il y a par conséquent contradiction,
d’autant que Jésus vient de dire en Mt 5.17-19 :
Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu
non pour abolir, mais pour accomplir.
Car, je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne passeront point, il
ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de lettre, jusqu’à ce que
5 tout soit arrivé.
Celui donc qui supprimera l’un de ces plus petits commandements, et qui
enseignera aux hommes à faire de même, sera appelé le plus petit dans le royaume
des cieux ; mais celui qui les observera, et qui enseignera à les observer, celui-là
sera appelé grand dans le royaume des cieux.
Sec. I — Comment comprendre les textes religieux ? 391
SECTION II
L’interprétation de l’art est importante dans l’activité du critique d’art. Peut-on apporter
des arguments rationnels permettant de préférer une interprétation à une autre? Que cherche,
en définitive, à faire un critique?
Le nombre d’or 1 est un exemple de critère proposé pour expliquer* et certifier les évalua-
tions des œuvres d’art : dans une image, si ce rapport entre les dimensions est trouvé, on peut
dire que l’image est admirable. Toutefois, ce rapport entre un certain nombre et le caractère
admirable d’une œuvre est lui-même plutôt arbitraire. Y a-t-il alors une raison
(23) d’admirer une œuvre? Une raison doit avoir une certaine généralité* : si l’action x est une
raison de louer quelqu’un dans telle circonstance y, alors une autre personne effectuant x dans
y devrait aussi être louée. Or, en art, il semble impossible* de respecter cette règle générale*.
1. Le rapport entre deux quantités a et b cor-
respond au nombre d’or φ si a+b
a
= ab ≡ φ où
√
1+ 5
φ= 2
= 1,618 033 988 7 . . .
Sec. II — Qu’est-ce qu’interpréter une œuvre d’art ? 395
On parle d’interprétation dans le cas des œuvres musicales, théâtrales, etc. mais aussi
de création (28). Qui est alors le créateur de la Chevauchée des Walkyries ? Est-
ce Wagner, ou bien ce pianiste x ou y qui la joue ici et maintenant { La Chevauchée des
Walkyries (Orchestre symphonique et Chicha Libre)}? Dans le cas de ces œuvres, à la différence*
de la peinture, de la sculpture, etc. il y a une distance entre l’œuvre conçue (29)
et l’œuvre exécutée (30). L’interprète de l’œuvre, qui ne cherche pas à faire
comprendre* de façon discursive*, comme le critique, le sens de l’œuvre, mais à la jouer, à la
représenter, à la créer, se fait le médiateur* entre ces deux dimensions. Par lui, l’œuvre passe
d’une existence purement virtuelle — possible* — (sur la partition) à une existence réelle*. Le
pianiste qui interprète la Chevauchée des Walkyries ou l’acteur qui joue Hamlet le font toujours
à partir d’un point de vue particulier*, voire singulier*; ils apportent de leur personnalité dans
le morceau ou le personnage, se détachant ainsi d’une fidélité bassement littérale au texte écrit.
Toutes les interprétations sont-elles alors justes, ou une seule est-elle acceptable?
Il se peut que le critère qui sert ici à mesurer la « justesse d’ une représentation»
soit extrêmement mobile et relatif. Mais ce n’est pas parce que la représentation doit
renoncer à un critère bien établi qu’elle perd de sa force contraignante. Ainsi, nous
ne concéderons certainement pas à l’interprétation d’une œuvre musicale ou d’un
5 drame la liberté de prendre le « texte» établi comme occasion de créer des effets
quelconques, ce qui ne nous empêche pas non plus en sens inverse de considérer
comme méconnaissance de la véritable tâche d’interprétation la canonisation de
l’une d’elles, par exemple, par l’enregistrement sur disque de l’exécution dirigée par
le compositeur lui-même, ainsi que les prescriptions détaillées qui en auraient été
10 tirées. La « justesse» recherchée sur cette voie ne rendrait pas justice à la véritable
exigence de l’œuvre elle-même, qui lie chaque interprète d’une manière particulière
et immédiate, et qui l’empêche de se décharger de sa tâche par la simple imitation
d’un modèle. Il est évidemment tout aussi faux de limiter à des données extérieures
ou marginales la liberté de chacun dans l’exécution, au lieu d’envisager au contraire,
15 comme contraignant et libre à la fois, le tout d’une reproduction. Interpréter c’est
bien, en un certain sens, recréer, cependant cette recréation ne se règle pas sur un acte
créateur antérieur mais sur la figure de l’œuvre créée, que l’interprète devra représenter
selon le sens qu’il y trouve. Voilà pourquoi des représentations historicisantes, par
1. https://www.rottentomatoes.com/m/
suicide_squad_2016/.
396 Chapitre 31 — Quels objets sont susceptibles d’interprétation ?
exemple la musique interprétée sur des instruments anciens, ne sont pas aussi fidèles
20 qu’elles le pensent. (Gadamer 1996, p. 137)
Gadamer reconnaît qu’il est difficile de déterminer un critère définitif permettant de
discriminer les bonnes interprétations des mauvaises (l. 1-2) ; néanmoins, on peut dire a) que
le « texte établi » ne doit pas constituer un prétexte à faire tout et n’importe quoi, à dévier de
sa littéralité (l. 3-6) — mais aussi b) qu’il ne s’agit pas, puisque nous possédons, par exemple,
des enregistrements d’œuvres musicales dirigées par leur compositeur, de « canoniser » ces
interprétations au détriment d’autres (l. 6-10).
L’interprète est à la fois contraint par sa fidélité au texte originel (31) et
libre par le sens qu’il veut trouver (32) dans l’œuvre et qui va commander son
interprétation (l. 15-18). On pourrait par exemple interpréter la Chevauchée des Walkyries
sur un rythme de musique latine, comme le fait le groupe Chicha Libre, sans qu’il y ait là
trahison de l’esprit de Wagner; inversement, la fidélité historicisante (jouer de la musique
médiévale sur des instruments d’époque) n’est pas nécessairement juste (l. 18-20).
II.b.2 L’aura
Qu’est-ce, en définitive, qu’une interprétation d’œuvre? Walter Benjamin peut nous
aider à répondre à cette question par la catégorie d’ aura (33) qu’il construit :
l’aura d’une œuvre est son hic et nunc (34) (expression latine signifiant « ici et
maintenant »), sa présence, son existence unique au lieu où elle se trouve.
Qu’est-ce en somme que l’aura ? Une singulière trame de temps et d’espace : appa-
rition unique d’un lointain, si proche soit-il. L’homme qui, un après-midi d’été, s’aban-
donne à suivre du regard le profil d’un horizon de montagnes ou la ligne d’une branche
qui jette sur lui son ombre — cet homme respire l’aura de ces montagnes, de cette
5 branche. (Benjamin 2000, p. 75)
Pour une peinture, son aura correspond à sa matéralité*; mais pour une danse, un morceau,
une scène de théâtre? Chaque instantiation, chaque interprétation en sera une création car
elle donnera un hic et nunc concret* et réel* au texte uniquement virtuel; l’aura est « l’ap-
parition unique d’un lointain » (l. 1-2) dans ce qui est présent, quelque chose de plus que la
simple matérialité* présente. Par exemple, un personnage d’un roman de Huxley « prouve »
l’existence de Dieu en jouant un quatuor de Beethoven : il argue donc d’un « lointain »
qui dépasse la simple succession rythmique des notes (cité par Dawkins (2006, p. 86)).
Interpréter, c’est donc inventer (35) l’aura de l’œuvre, mais dans les deux
sens de ce terme : a) on crée une œuvre en lui donnant une présence, une existence unique ici et
maintenant, toujours nouvelle et toujours différente*, ce qui constitue la liberté de l’interprète
— mais aussi b) trouver ce qui existe déjà, comme on invente un trésor : déployer le sens latent
de l’œuvre, en restant fidèle au texte original*.
SECTION III
raisonnements ou des mouvements d’humeur passagers d’un juge qui prend pour une
15 interprétation légitime le vague résultat de toute une série de notions confuses flottant
dans son esprit. On verrait le même tribunal punir les mêmes délits différemment à
des moments différents pour avoir consulté non la voix constante et précise de la loi,
mais l’instabilité trompeuse des interprétations. (Beccaria 1764, p. 25)
III.b Sur quel(s) critère(s) se fonder pour interpréter la loi de façon juste ?
Qu’est-ce qu’interpréter une loi? La loi existe préalablement à l’acte du juge qui l’applique
à un cas particulier*; ce n’est pas le juge qui la met en place. Cependant, on dit qu’un juge dit
le droit*, tenant donc le rôle qui semble pourtant dévolu au législateur* ou au souverain. Ce
dernier se contente de faire la loi et d’en assurer la légitimité*; le juge doit l’appliquer à des cas
particulier*, donc en quelque sorte la concrétiser* — de même qu’un compositeur écrit sa
partition de manière virtuelle, pour que le pianiste l’actualise*.
L’interprétation judiciaire comporte donc deux dimensions : une dimension
rétrospective (40), que constitue la loi préexistant à son acte et qui constitue l’objet*
de l’interprétation — et une dimension prospective (41), tentant, non de re-
produire un original* à l’identique*, mais d’en tirer quelque chose de nouveau dans tel cas
particulier* x ou y.
Cette interprétation doit donc suivre l’esprit de la loi plutôt que sa simple lettre; si la lettre
était suffisante, il n’y aurait pas besoin d’interprétation. Toutefois, sur quels critères fonder*
cette interprétation afin d’échapper au danger du subjectivisme* que signalait Beccaria?
Prenons l’exemple du deuxième amendement de la Constitution des États-Unis, qui parle
du droit* de porter des armes.
Une milice bien régulée, étant nécessaire à la sécurité d’un État libre, le droit du
peuple à posséder et porter des armes, ne devra pas être enfreint. (Textes de loi 2012,
p. 29)
Cet amendement comporte deux clauses, séparées par la deuxième virgule (« … libre, le
droit… ») Selon un jugement récent 1 , la première clause est simplement « préliminaire »
(non essentielle*) et la seconde est « opératoire » — conférant par conséquent, non seulement
aux États, mais aussi aux individus*, le droit* de porter des armes. Les partisans des armes à feu
arguent donc de cette virgule pour conserver leur droit* de porter des armes. Cependant, la
position et même l’existence de cette virgule sont débattues : certains juristes soutiennent que
l’amendement ne peut être compris que sans virgules, et d’autres remarquent que l’utilisation
de la virgule en tant qu’outil stylistique a beaucoup changé depuis l’époque de la rédaction de
cet amendement. Sans cette virgule, seuls les États auraient le droit* de posséder des armes à
feu.
1. https://www.supremecourt.gov/
opinions/07pdf/07-290.pdf, p. 3.
Sec. III — Comment juger ? L’interprétation de la loi 399
[L]e raisonnement juridique ne consiste pas du tout à appliquer des lois générales
à un cas particulier, mais à construire chaque fois des décisions à référence unique. Ces
décisions concluent la réfutation soigneuse des excuses et des moyens susceptibles de
« récuser» […] la réclamation ou l’accusation. […] [L]es actions humaines sont fonda-
5 mentalement « récusables» […] et […] le raisonnement juridique est un processus
argumentatif aux prises avec les différentes manières de « récuser» une réclamation
ou une accusation […]. (Ricœur 1986, p. 229)
— On ne peut totalement rendre raison d’un mythe, ou le remplacer par un texte philosophique.
— Une œuvre d’art peut être interprétée, non en en appelant à une intention originelle de l’artiste,
mais grâce à une rationalité esthétique, dépendant de l’exercice et de l’expérience.
— Interpréter une œuvre d’art (la créer) est un exercice délicat, à mi-chemin entre la fidélité litté-
rale au texte originel et la totale liberté de l’interprète. Créer une œuvre d’art signifie matérialiser
son aura.
— La loi doit être interprétée car elle ne peut s’appliquer dans tous les cas particuliers. L’interpré-
tation de la loi ne doit pas avoir en vue de suivre sa lettre, mais de servir le bien commun.
Ces trois cas montrent que l’interprétation, si elle implique nécessairement* une subjectivité*, accepte
quand même des règles et une certaine éthique. Il est impossible* d’y échapper, même dans des cas
(interprétation de la loi) où il serait bon de comprendre* sans ambiguïté le sens d’un texte.
Prolongements philosophiques
Références audiovisuelles
Varhae-
Galilée ou l’amour de Dieu Le débat entre la science et la foi.
ghe
Neuvième partie
401
Qui autrui est-il?
CHAPITRE 32
Un être qu’on ignore est un être infini,
susceptible, en intervenant, de changer
notre angoisse et notre fardeau en aurore
artérielle.
Entre innocence et connaissance, amour
et néant, le poète étend sa santé chaque
jour.
Char.
« Autrui 1 » est un terme paradoxal : il est d’abord « l’autre que moi-même », mais en
même temps, si cette table ou ce chien sont autres que moi, ils ne sont pas autrui; autrui doit
toujours être un autre moi (1), un sujet (2).
SECTION I
Autrui se définit donc à la fois par son altérité (3) par rapport à moi et son
identité (4) avec moi; ce paradoxe le fait exister avec moi au sein d’un même
monde. Il ne peut être autrui que si je suis autrui pour lui.
403
404 Chapitre 32 — Qui autrui est-il ?
qui veulent lui faire du tort. Aussi, dans un voyage, nous nous disons isolés, lorsque
5 nous tombons sur des brigands ; car ce n’est pas la vue d’un homme qui supprime
l’isolement, mais celle d’un homme fidèle, consciencieux et bon. […]
[I]l faut avoir aussi la faculté de se suffire à soi-même et de pouvoir être seul avec
soi-même. Nous devons pouvoir nous entretenir avec nous-mêmes, pouvoir nous
passer des autres sans manquer d’occupations. […] Pourquoi nous faire pires que les
10 enfants ? Restés seuls, que font-ils ? Ils prennent des coquillages et de la poussière, et
ils en font une maison, qu’ils détruisent ensuite pour la refaire à nouveau ; et ainsi ils
ne manquent jamais d’occupation. Et moi, si vous partez en bateau, dois-je rester assis
et pleurer parce qu’on m’a laissé seul et isolé ? N’ai-je pas aussi des coquillages et de la
poussière ? Est-ce leur innocence qui les fait agir ainsi, et est-ce notre intelligence qui
15 nous rend malheureux ?… (Épictète 1964, p. 987-989)
peux m’entretenir avec moi-même (par exemple dans la méditation ou l’érémitisme). Cela
requiert d’être en paix avec soi-même, d’avoir une certaine profondeur (12) de
pensée.
Celui qui ne supporterait pas d’être seul manquerait de cette profondeur, ne supporterait
pas de ne pas être détourné de lui-même, de son vide intérieur par l’interaction même superfi-
cielle avec les autres. Ne pas pouvoir rester seul avec soi-même entraîne de ne rechercher la
compagnie des autres que pour échapper (13) à soi, et c’est se montrer moins in-
telligent qu’un enfant (14). Un enfant resté seul joue, c’est-à-dire crée un monde
imaginaire qu’il peuple de ses rêves, de lui-même en attendant que les autres reviennent; il
peut rester seul avec lui-même. Il crée ses propres occupations (15); s’occuper,
c’est peupler la relation entre soi et soi-même (l. 9-15).
Ce qui est vrai de moi vaut aussi, je le sais bien, pour tous les autres hommes que
je trouve présents dans mon environnement. Par expérience que j’ai d’eux en tant
qu’hommes, je les comprends et je les accueille comme des sujets personnels au même
titre que moi-même, et rapportés à leur environnement naturel. En ce sens toutefois
5 que je conçois leur environnement et le mien comme formant objectivement un seul
et même monde qui accède seulement de manière différente à toutes nos consciences.
Chacun a son poste d’où il voit les choses présentes, et en fonction duquel chacun reçoit
des choses et des apparences différentes. De même le champ actuel de la perception
et du souvenir différencie chaque sujet, sans compter que même ce qui en est connu
10 en commun, à titre intersubjectif, accède à la conscience de façon différente, sous des
modes différents d’appréhension, à des degrés différents de clarté, etc. En dépit de tout
cela nous arrivons à nous comprendre avec nos voisins et posons en commun une
réalité objective d’ordre spatio-temporel qui forme ainsi pour nous l’environnement
des existants, bien qu’en même temps, nous en fassions nous-mêmes partie. (Husserl
15 1950, p. 93)
406 Chapitre 32 — Qui autrui est-il ?
règne des fins, comme libre au regard de toutes les lois de la nature, n’obéissant qu’aux
lois qu’il établit lui-même et selon lesquelles ses maximes peuvent appartenir à une
40 législation universelle (à laquelle il se soumet en même temps lui-même). Nulle chose,
en effet, n’a de valeur en dehors de celle que la loi lui assigne. Or la législation même qui
détermine toute valeur doit avoir précisément pour cela une dignité, c’est-à-dire une
valeur inconditionnée, incomparable, que traduit le mot de respect, le seul qui fournisse
l’expression convenable de l’estime qu’un être raisonnable en doit faire. L’autonomie
45 est donc un principe de la dignité de la nature humaine et de toute nature raisonnable.
(Kant 2016a, p. 45-46)
Il faut distinguer deux sortes de valeur attribuées à des êtres. Quand il s’agit de choses
dont la valeur est relative*, puisqu’elle dépend de l’intérêt pour elles de la part de la personne
qui les considère, il s’agit d’un prix (21), et leur valeur reflète leur utilisation
possible* en tant que moyens (22) (l. 5-8). En revanche, quand il s’agit de
personnes (23) je ne peux moralement leur attacher un prix : tout prix est en effet
subjectif*, alors qu’une personne détient une valeur objective* en tant que nature
raisonnable (24) (l. 34-36). Cette valeur objective* se nomme la dignité
(25), et elle commande le respect (l. 43), ce que montre une nouvelle formulation de l’impératif
catégorique : « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que
dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement
comme un moyen. » S’il est objet* de respect, autrui ne peut simplement constituer un moyen
me permettant de satisfaire une fin* subjective*, mais il doit aussi et d’abord être une
fin en soi (26), avoir une valeur en lui-même. Je ne peux accomplir une action morale
qui manquerait de respect à autrui, par exemple qui violerait ses droits* fondamentaux*.
Néanmoins, ce que je respecte en l’autre n’est pas son individualité (27),
ou la sympathie qu’il m’inspire, le désir qu’il suscite, etc. mais la loi morale
(28) qui s’incarne en lui, la valeur universelle (29) de l’humanité qui se fait jour
dans son humanité singulière*, comme elle se fait jour dans la mienne. Ainsi, la salutation
« Namaste » en hindi signifie de façon métaphorique : « Je m’incline devant le divin en
vous » (Lawrence 2007, p. 2). Par conséquent, l’objet* du respect n’est pas autrui, mais ce que
nous partageons, la loi morale qui nous dépasse tous deux. C’est pourquoi le respect moral ne
fait pas droit* à l’altérité d’autrui, au fait* qu’il m’est, dans une certaine mesure, étranger. La
morale, en effet, porte sur la généralité*.
Dans la morale, autrui est perçu comme un alter ego (30), comme un autre
moi-même; de même, quand Jésus (Mt 22.39) commande d’aimer son prochain comme
soi-même, pour sa part Nietzsche remarque que ce prochain est celui qui est proche de soi,
celui qui ressemble* à soi, et que l’amour du prochain se ramène en fait à un narcissisme
(31) (Nietzsche 1978, p. 81). Ce qui serait vraiment difficile serait d’aimer son
lointain (32), celui qui ne ressemble* pas du tout à soi, comme soi-même.
La morale est le champ de la liberté abstraite* car elle ne suppose qu’une perception de
la conscience par elle-même, que le pour soi (33) qui n’entre donc pas dans un
rapport à autrui. Quand bien même n’existerait-il qu’un seul humain dans le monde, des
devoirs moraux s’imposeraient à lui.
mais anéantir, renoncer absolument à la compréhension » : tuer l’autre, c’est le nier comme
autre. « Autrui est le seul être que je peux vouloir tuer », parce qu’il me dépasse infiniment,
qu’il est absolument* indépendant de moi.
En même temps, la rencontre d’autrui m’impose la responsabilité de ne pas le tuer car
je rencontre en lui une résistance dans mon contact avec lui, contact qui passe par le
visage (36). Levinas se demande si on peut vraiment percevoir le visage ; en effet, ce
dernier se distingue de la face, parce qu’il est d’emblée un problème éthique
(37). Remarquer la couleur des yeux d’autrui, c’est le regarder comme un objet* et pas comme
autrui avec qui on serait en relation* sociale. Dans le visage, ce qui dépasse la perception
est d’abord sa vulnérabilité (38) : la peau du visage est nue, présentée à l’autre,
exposée à sa violence éventuelle; elle est pauvre et sans défense — et en même temps, cette
nudité vulnérable est ce qui nous interdit de tuer.
On peut penser à la difficulté de tuer quelqu’un qui nous regarde en face : le visage
d’autrui n’est pas son rôle social, sa signification (39) ne dépend pas de tel ou tel
contexte — mais elle est absolue*, elle interdit absolument* de tuer, parce qu’autrui est d’abord
autre avant de me ressembler*. Levinas va jusqu’à dire que le moi n’est pas immédiatement*
accessible à moi-même, mais qu’il est l’ autre (40) de l’ autre (41).
La présence d’autrui dans son altérité même commande l’apparition de l’éthique comme
ce qui va régler les relations* immanentes* entre moi et autrui; celles-ci seront commandées
par un principe* transcendant* de responsabilité. Normalement, on n’est responsable que de
ce qu’on fait soi-même, mais puisque ma subjectivité* est toujours initialement pour
un autre (42), je suis responsable d’autrui.
SECTION II
qu’on puisse échanger, quelque chose de domestiqué, qui ne soit pas dangereux. Par
exemple, dans la vie religieuse, la foi est individuelle*, mais elle est domestiquée dans
les pratiques* religieuses, ce qui fait que beaucoup de Français se disent catholiques
parce qu’ils participent à des cérémonies religieuses sans se poser individuellement* le
problème de la foi.
Toute primauté est silencieusement empêchée. Tout ce qui est original est
aussitôt aplati en passant pour bien connu depuis longtemps. Tout ce qui a
été conquis de haute lutte devient objet d’échange. Tout secret perd sa force.
(Heidegger 1927, p. 115)
Toutes les possibilités* d’être sont nivelées pour pouvoir être intégrées dans la
publicité (48) (la vie publique, par opposition à la vie privée). Par exemple, les médias
ne connaissent que deux possibilités* d’être : soit un phénomène est absolument* nouveau
(« jamais encore ») et les médias claironnent à l’envi cette nouveauté sans se rendre compte
que ce phénomène prend ses racines plus loin dans le passé, soit il est déjà connu (« toujours
déjà ») et les médias ne prennent pas la peine de suivre son évolution. L’absolue* nouveauté
ou bien l’absolue* familiarité font que les journalistes, qui ne sont pas aussi cultivés qu’ils
pensent l’être, considèrent tel phénomène sociologiquement familier comme exceptionnel et
tel autre phénomène exceptionnel comme habituel.
La quotidienneté correspond à ce qui paraît évident à tous parce qu’« on » le pense,
c’est-à-dire parce que tous le pensent que personne en particulier* ne le pense. Pour le moi,
cette possibilité* du On est plus aisée et complaisante : « Chacun est l’autre et nul n’est
lui-même. » Le On correspond donc à une façon fondamentale* d’exister, notamment à
l’époque contemporaine, où la publicité vire à l’exhibitionnisme, par exemple sur les réseaux
sociaux où tel événement personnel n’a de valeur que si l’on peut l’afficher sur sa page Tweeter.
Cette critique de l’époque moderne comme l’ère du nivellement remonte à Kierkegaard.
II.a.2 La foule
L’époque moderne est l’âge des foules. Qu’est-ce qu’une foule? Elle se distingue d’une part
d’un groupe organisé, comme une classe, une armée, etc. et d’autre part d’un simple ensemble
d’êtres humains juxtaposés. Elle forme un ensemble possédant plusieurs caractéristiques,
soutient Gustave Le Bon { 117, no 3}.
La personnalité consciente s’y évanouit (49) Quand il se trouve au sein d’une
foule, l’individu* perd la capacité à penser par lui-même; de ce fait*, ses pensées et ses
sentiments s’orientent dans la même direction que ceux des autres. Il se forme une sorte
d’ âme collective (50) dont la pensée est néanmoins bien moins capable
de complexité et de recul que la pensée personnelle.
La personnalité inconsciente prédomine (51) Dans la foule, « l’hétérogène se
noie dans l’homogène », et par conséquent la foule n’est pas capable d’actes intellec-
tuels complexes.
Le sentiment de puissance (52) Dans une foule, l’individu* ne peut que se sentir
autre que lui-même et peut céder à des instincts qu’il aurait autrement réfrénés; du
simple fait d’être avec les autres, il se sent plus puissant* et, la foule étant anonyme, il
ne se sent plus responsable (53) de ses actions.
La contagion (54) mentale Les idées*, dans une foule, peuvent se répandre à la
vitesse de l’éclair, comme une maladie, parce que l’individu* est très suggestible
(55), n’étant plus conscient de ses actes, comme sous l’effet de l’ hypnose
(56). Cette suggestibilité efface toute distance entre l’idée* et l’acte; l’individu*
ne réfléchit plus à ce qu’il fait.
410 Chapitre 32 — Qui autrui est-il ?
Figure 32.3 — Les rapports de domination dans les relations* avec autrui [Adams]
Si l’authenticité du moi est toujours à gagner sur un fond de médiocrité, ne doit-on pas
alors se battre pour devenir soi-même? La relation* avec autrui ne sera-t-elle pas irrémédiable-
ment conflictuelle (63)? On peut percevoir ce problème dans le cas du
ridicule (64), dit Bergson { 116-117, no 1 & 2} : le rire correspond à une forme de
contrôle social (65).
Le rire est déclenché par « du mécanique plaqué sur du vivant », par une façon pour
l’être humain d’agir, de penser ou de se mouvoir qui rappelle la machine. Plus précisément, la
vie sociale réclame de chaque individu* deux qualités : la tension (66) constante
pour jauger les contours de la situation présente (attention, concentration, ou en tout cas
pas trop d’inattention), et l’ élasticité (67) pour s’y adapter. Qui ne possède pas
ces qualités, ou n’arrive pas à les mettre en œuvre à un moment donné, fait preuve de
raideur (68), d’incapacité à suivre le rythme de la vie, d’ excentricité
Sec. II — Peut-on se connaître soi-même sans l’aide d’autrui ? 411
(69). Tension et élasticité focalisent le vivant vers le centre de l’action vitale, l’exploitation de
la situation présente; celui qui fait preuve de raideur dévie de ce centre, il est excentrique.
Cette excentricité inquiète la société, car elle va contre son mouvement — et par consé-
quent elle déclenchera le rire comme forme de répression (70). Le rire est une
réponse à une excentricité sans poids moral ou criminel; il tient en éveil la personne et lui
demande d’assouplir ses mouvements. Tout homme se donne toujours en spectacle
(71) à l’homme, et si ce spectacle n’est pas assez souple et sociable, il déclenche le
rire comme châtiment. Par exemple, quelqu’un qui se prend trop au sérieux sera ridicule; à
l’opposé, Socrate et son héritier « devenu fou » comme disait Platon, Diogène, ne se
prennent pas du tout au sérieux — ils savent que leur moi n’est pas essentiel* ou si parfait que
cela, ce qui leur permet l’ autodérision (72) (rire de soi, de ses ridicules comme
on rirait de ceux d’un autre).
La peur du ridicule pousse donc les individus à se conformer à un modèle social et les
empêche d’être trop excentriques dans leur individualité* — à part de façon volontaire, par
provocation ou par humour. C’est une forme de conflit entre l’individualité* et la sociabilité;
en même temps, je ne suis quoi que ce soit que si autrui me reconnaît comme tel. C’est
manifeste dans le phénomène de la honte (73).
Imaginons que j’en sois venu, par jalousie, par intérêt, par vice, à coller mon oreille
contre une porte, à regarder par le trou d’une serrure. Je suis seul. Cela signifie d’abord
qu’il n’y a pas de moi pour habiter ma conscience. Rien, donc, à quoi je puisse rapporter
mes actes pour les qualifier. Ils ne sont nullement connus, mais je les suis et, de ce seul fait,
5 ils portent en eux-mêmes leur propre justification. Je suis pure conscience des choses.
Derrière cette porte, un spectacle se propose comme « à voir», une conversation
comme « à entendre».
Or, voici que j’ai entendu des pas dans le corridor : on me regarde.
Voici que j’existe en tant que moi pour ma conscience irréfléchie. Je me vois parce
10 qu’on me voit. Or, la conscience irréfléchie est conscience du monde. Le moi existe donc
pour elle sur le plan des objets du monde ; ce rôle qui n’incombait qu’à la conscience
réflexive : la présentification du moi, appartient à présent à la conscience irréfléchie.
Seulement la conscience réflexive a directement le moi pour objet. La conscience
irréfléchie ne saisit pas la personne directement et comme son objet : la personne est
15 présente à la conscience en tant qu’elle est objet pour autrui. Je ne suis pour moi que
comme pur renvoi à autrui. C’est la honte ou la fierté qui me révèlent le regard d’autrui
et moi-même au bout de ce regard, qui me font vivre, non connaître, la situation de
regardé. Or, la honte est honte de soi, elle est reconnaissance de ce que je suis bien
cet objet qu’autrui regarde et juge. Je ne puis avoir honte de ma liberté qu’en tant
20 qu’elle m’échappe pour devenir objet donné. Je suis, par-delà toute connaissance que je
puis avoir, ce moi qu’un autre connaît. Et ce moi que je suis, je le suis dans un monde
qu’autrui m’a aliéné 1 , car le regard d’autrui embrasse mon être et corrélativement les
murs, la porte, la serrure. Ainsi je suis mon ego pour l’autre au milieu d’un monde qui
s’écoule vers l’autre. (Sartre 1994, p. 298-300)
Lorsque je commets un acte maladroit ou vulgaire, je ne prends pas de recul sur lui, je le
suis immédiatement (l. 1-8); mais si je me rends compte que quelqu’un m’a vu l’accomplir, j’ai
honte. Je ne peux avoir honte de moi à moi-même, puisque si je suis seul, je ne prends aucun
recul sur moi-même; je ne peux avoir honte qu’à travers le regard d’autrui sur moi-même.
« J’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. »
Par le regard d’autrui, je me vois moi-même comme il me voit, c’est-à-dire comme un objet*
du monde (l. 10-13), alors que si je suis seul, je ne me vois que comme un sujet* parfaitement
1. Qu’autrui m’a rendu étranger.
412 Chapitre 32 — Qui autrui est-il ?
Figure 32.4 — Une conversation avec autrui totalement libérée de limitations est-elle souhai-
table? [Munroe]
libre, sans jugement moral sur mon action. Autrui est celui qui va me juger (74),
c’est-à-dire identifier* ce que je fais objectivement* et ce que je suis sujectivement* : si je vole
une pomme, je deviens un voleur dans le regard d’autrui. De plus, je ne peux avoir honte
simplement parce qu’autrui me voit, mais parce que je reconnais « que je suis comme autrui
me voit » (l. 16-21).
Autrui me révèle à moi-même à la façon d’un révélateur photographique — mais cette
révélation n’est pas nécessairement* agréable, parce qu’elle brise toute illusion que je pourrais
avoir sur moi-même. C’est pourquoi Sartre fait dire à un personnage de sa pièce Huis clos :
« L’enfer, c’est les autres » (Sartre 1986, p. 93). Autrui m’empêche de croire* que je ne suis pas
ce dont j’accomplis les actes (un voleur), il me dit qui je suis par ce que je fais. Il empêche donc
la mauvaise foi (75), qui est la façon dont je voudrais me présenter à moi-même.
1. La variole.
Sec. II — Peut-on se connaître soi-même sans l’aide d’autrui ? 413
et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui
fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? car aimerait-on la substance de l’âme d’une
personne, abstraitement, et quelques qualités qui y fussent ? Cela ne se peut, et serait
10 injuste. On n’aime donc jamais personne, mais seulement des qualités. Qu’on ne se
moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des charges et des offices 1 , car on
n’aime personne que pour des qualités empruntées. (Pascal 1987c, p. 1165)
L’amour que Roméo porte à Juliette ne porte pas sur le moi de Juliette lui-même,
mais toujours sur ses qualités (76) qui plaisent plus ou moins, c’est-à-dire qu’il
est en définitive fondé* sur l’ intérêt personnel (77), voire sur la vanité
(78). L’amour entre êtres humains (ἔρος, eros) est une affectation qui répond censément
à un ou à des mérites de son objet*, mais l’amour n’aime que des « qualités empruntées »
(l. 12). C’est pourquoi on distingue cet amour entre êtres humains de l’amour de Dieu pour
les personnes, à savoir l’ἀγάπη (agapê). Quand Dieu aime ses créatures, ce n’est pas en raison
de leurs qualités éventuelles, mais son amour crée leur valeur; c’est parce que Dieu les aime
que ses créatures deviennent précieuses.
Il faut distinguer une forme de relation* accessible à l’humain, mais qui serait fondée* sur
la valeur de la personne elle-même; cette relation* sera l’amitié (φιλία, philia). L’amitié est un
ensemble de sentiments affectueux envers les autres, mais sur la base d’un souci pour l’autre
tel qu’il est.
Aristote distingue trois bases de l’amitié (Aristote 1959, p. 387) : a) le plaisir
(79), b) l’ intérêt (80) et c) la vertu (81). Je peux être ami
avec autrui pour le plaisir que je retire de lui, parce qu’il m’est utile ou satisfait mon intérêt,
ou parce que son caractère est vertueux. Seule cette dernière forme* d’amitié est parfaite,
puisqu’elle consiste à aimer l’autre pour ce qu’il est au lieu de pour ce qu’il pourrait m’apporter.
C’est pourquoi Montaigne parle de son amitié avec La Boétie dans les termes suivants.
Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont
qu’accointances 2 et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le
moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié dequoi [dont] je parle 3 , elles
se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent
5 et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je
l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, qu’en répondant : « parce que c’était lui ;
parce que c’était moi». (Montaigne 1965, p. 186-187)
On retrouve (l. 3) l’idée* proposée par Merleau-Ponty d’un dialogue des esprits. Ici, il
n’y même plus besoin de passer par le biais du discursif* : les deux âmes se confondent l’une
en l’autre et s’unissent. Dans la véritable amitié, on ne peut même plus expliquer* pourquoi
on est amis.
semblables. Par contre, l’éthique, fondée sur le dialogue et le contexte, pose a priori autrui
comme l’autre pour moi.
— La relation avec l’autre est fondée sur le distancement d’avec lui, sur la médiocrité et sur le
nivellement. Il y a une publicité fondamentale dans la vie sociale qui nivelle toute originalité.
L’organe de ce nivellement est la foule, et ce qui la sert, les médias.
— La relation sociale avec l’autre est nécessairement conflictuelle : la honte ou la fierté m’amènent
à exister, à être ce que je suis dans le regard d’autrui.
— L’amitié est une relation non conflictuelle, parce qu’on y veut le bien d’autrui pour autrui
lui-même.
En tant qu’à la fois moi et irrémédiablement autre, autrui apparaît comme une composante essentielle*
de l’expérience de l’être humain en tant qu’existant : autrui fonde* la condition humaine, et par
conséquent les échanges sont essentiels* à l’humanité.
Quelle est la nécessité des échanges?
CHAPITRE 33
Il advient au poète d’échouer au cours de
ses recherches sur un rivage où il n’était
attendu que beaucoup plus tard, après
son anéantissement. Insensible à
l’hostilité de son entourage arriéré le
poète s’organise, abat sa vigueur, morcelle
le terme, agrafe les sommets des ailes.
Char.
SECTION I
L’échange et la culture
415
416 Chapitre 33 — Quelle est la nécessité des échanges ?
Lois du
Femmes Parentèle Personnes et valeurs mariage
Grammaire
Messages Langage Symboles et signes
et syntaxe
Lois
Nature Gènes Biologie Phénotypes
biologiques
La consommation de nourriture n’est pas un acte anodin, mais se trouve déjà soumise à
des règles : par exemple, je dois présenter un plat à mon voisin avant de me servir moi-même.
Lévi-Strauss donne l’exemple des petits restaurants du midi de la France (Lévi-Strauss
1949, p. 68-70); dans ces restaurants, destinés aux ouvriers, le plat et la boisson (une petite
bouteille de vin) sont identiques* pour tous les clients. Toutefois, l’attitude envers la boisson
diffère* grandement de celle envers la nourriture; le plat est un bien personnel, mais le vin est
un bien social (10) — je verse le contenu de ma bouteille, non dans mon verre,
mais dans celui du voisin, qui fera de même.
Ici, aucun des deux participants n’a reçu plus que la part de l’autre, pas plus en tout cas que
s’il avait bu sa bouteille de vin lui-même. Il y a plus, dans l’échange, que l’échange économique
d’un liquide : ces restaurants bon marché sont communautaires, et on se retrouve souvent
Sec. II — L’échange économique et la société 417
assis avec des gens qu’on ne connaît pas. Risquent alors d’apparaître un inconfort, une gène,
voire une hostilité : il faut partager avec des inconnus le repas qui est habituellement intime.
La distance habituelle, respectueuse entre les personnes (que Edward T. Hall appelle
des rapports de proxémie (11) (Hall 1971, p. 13)) ne peut être maintenue. Être
en contact avec l’autre, c’est faire appel (12) à lui et lui demander de
répondre (13), ce qui peut être gênant si on ne se connaît pas. L’échange du vin permet
la résolution de ce problème : « il substitue un lien (14) à la juxtaposition
(15). » En outre, le vin offert appelle le vin rendu, ce qui brise l’indifférence* entre les
personnes et instaure un rapport de cordialité (16) ce qui entraîne une autre
offre, celle de la conversation (17). Offrir ou donner son vin, c’est donner et
recevoir plus que ce qui a été donné ou accepté.
SECTION II
de barrières munis de pointes, etc.) { Le repos du fakir (Paté & Argillet)} afin d’épargner aux
« inclus » le spectacle de l’exclusion. Les lieux publics, lieux d’échanges, deviennent ainsi des
moyens d’exclusion spatiale — exclusion qui touche aussi accidentellement* d’autres publics,
comme les femmes enceintes, les personnes à mobilité réduite, etc.
Puisqu’il y a une interdépendance sociale dont sont exclus, en particulier*, les chômeurs,
il nous faut nous interroger sur la dimension sociale du travail, sur son importance dans la
société en tant qu’échange.
Selon Platon, la société naît de l’impuissance* où se trouve chaque individu* de se suffire
à lui-même, et le besoin (25) qu’il éprouve d’une foule de choses. Une société se
définira donc comme un ensemble d’êtres humains se répartissant les travaux à effectuer pour
que la communauté survive (Platon 1966, p. 117-118). Les quatre besoins fondamentaux* sont :
Un individu* seul pourra essayer de subvenir lui-même à ces quatre besoins, mais il vi-
vra alors en autarcie (30) et ne pourra se développer. S’il entre en société, en
revanche, chacun des individus* exercera un seul métier et les membres de la société de-
viendront interdépendants (31). On appelle ce phénomène la division
sociale (32) du travail.
Adam Smith analyse* ce phénomène qu’il considère comme la base de la vie en société
{ 251}. Il prend l’exemple d’une manufacture d’épingles. Un homme seul, non entraîné
à une tâche spécialisée, pourrait peut-être ne pas même arriver à fabriquer une épingle en
une journée; mais dans les manufactures, la fabrication des épingles est divisée en dix-huit
tâches différentes* (tirer le fil de métal, le dresser, le couper, l’empointer, émoudre le bout
qui doit recevoir la tête qui elle-même fait l’objet de plusieurs opérations distinctes, emballer
les épingles, etc.) dont chacune est parfois dévolue à une personne différente*. En tout cas,
une seule personne n’en effectue pas plus de deux ou trois elle-même. Une fabrique de dix
personnes, mal outillée, produisait ainsi quand même quarante-huit mille épingles par jour
— quatre mille huit cents par personne.
La division sociale du travail — à ne pas confondre avec la division technique
(33) des tâches, liée à l’apparition du machinisme (34) — émane, soutient
Smith, du penchant naturel à tous les hommes de trafiquer (35), de
troquer (36) et d’échanger. Seuls les hommes ressentent ce penchant : « On n’a jamais
vu de chien faire de propos délibéré l’échange d’un os avec un autre chien » (Smith 2016,
p. 17). Par contre, dans une société, chaque individu* éprouve à tout moment le besoin du
concours d’une multitude de ses semblables*, et l’effet de leurs besoins combinés permet à la
société de perdurer.
Or, pourquoi ses semblables* l’aident-ils? Pourquoi le boulanger vend-il du pain, le bou-
cher de la viande, etc.? Peut-on attendre ces services de leur bienveillance (37)?
Ce serait absurde : ils nous fournissent en réalité* ces services parce qu’ils ont soin de leurs
intérêts (38), par égoïsme (39) (Smith 2016, p. 18). La division
sociale du travail permet donc à chacun de poursuivre ses intérêts tout en assurant que ces inté-
rêts se rencontrent et s’accordent : le client a intérêt à avoir du pain à manger, et le boulanger
a intérêt à vendre le produit de son travail.
Sec. II — L’échange économique et la société 419
Comme dans un organisme, l’unité est d’autant plus grande que les fonctions des
organes sont différenciées* : par conséquent, cette solidarité est qualifiée d’
organique (44).
Le travail ouvre le champ de l’ économie (45).
A B
=
Γ ∆
II.d Quel effet l’échange économique a-t-il sur les relations sociales ?
Il y aura donc une contamination du non-économique par l’économique, par exemple
dans l’olympisme : sa devise est « L’important n’est pas de gagner, mais de participer » mais de
fait* les athlètes en arrivent à tricher pour gagner en raison de la récompense qu’ils obtiendront.
On peut donc dire, avec Montesquieu, que l’effet du commerce sur les sociétés est ambigu
(Montesquieu 1961b, p. 8-9).
— D’une part, le commerce porte naturellement à la paix (73) entre les
pays; négocier, c’est se rendre mutuellement dépendants par la satisfaction de besoins
mutuels.
— En revanche, en ce qui concerne les individus*, le commerce les pousse à trafiquer de tout,
à tout considérer comme cessible ou achetable par de l’argent : dans une société basée sur
le commerce, en définitive, « les plus petites choses, celles que l’humanité demande, [se]
font ou [se] donnent pour de l’argent » — les individus* y développent un sentiment de
justice exacte (74) (« en avoir pour son argent ») qui s’oppose bien sûr
au vol, mais aussi, malheureusement, « à ces vertus morales qui font qu’on ne discute
pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu’on peut les négliger pour ceux des autres ».
On identifiera* plus tard cette attitude à la mentalité petite-bourgeoise
(75). Aujourd’hui, c’est une critique que l’on pourrait objecter* au capitalisme où le
marché phagocyte toute forme* de relation* au nom de la « main invisible » du marché
(Smith 2016, p. 142).
En d’autres termes, le commerce pousse les hommes à ne poursuivre que leur intérêt égoïste,
et donc à n’agir que lorsqu’ils y trouvent un intérêt financier. Or, beaucoup de vertus morales
(la charité, le bénévolat, le pardon, etc.) commandent d’agir « à perte ». C’est pourquoi on
peut parler de l’insatisfaction de l’être humain moderne.
Et je propose […] d’insister avec Éric Weil sur ce qu’il appelle l’insatisfaction de
l’homme moderne : « L’individu dans la société moderne, écrit-il, est essentiellement
insatisfait.» Pourquoi ? Pour au moins deux raisons. D’abord, parce que la société qui se
définit uniquement en termes économiques est essentiellement une société de la lutte,
5 de la compétition, où les individus sont empêchés d’accéder aux fruits du travail ; une
société où les couches et les groupes s’affrontent sans arbitrage. Le sentiment d’injustice
que la société rationnelle suscite, face à la division de la société en groupes, en couches,
en classes entretient l’isolement et l’insécurité de l’individu livré à la mécanique sociale ;
d’un mot, le travail, au niveau de la société économique en tant que telle, paraît à
10 la fois techniquement rationnel et humainement insensé. D’autre part, l’individu est
insatisfait et même déchiré dans la société moderne du travail, le travail devenant
un simple moyen pour gagner le loisir, lequel, à son tour, est organisé sur le modèle
technique du travail. En bref, le travail, dans ces sociétés avancées, a cessé d’être le grand
éducateur à la rationalité que Hegel et Marx voyaient en lui. (Ricœur 1986, p. 437)
— L’échange économique a besoin pour assurer sa justice d’un médium neutre, qui sera la mon-
naie.
— Il a cependant tendance à déteindre sur les autres formes d’échange et à amener les membres
de la société à ne pas échanger si leurs intérêts ne sont pas servis.
L’existence d’autrui entraîne la nécessité* d’une variété d’échanges avec lui, à différentes* échelles :
cette nécessité* émane de la capacité de l’être humain à la réciprocité. Cependant, cette dernière est-
elle une réciprocité stricte, ou ne puis-je, voire ne dois-je, pas donner à l’autre plus que je ne reçois de
lui ?
N’échange-t-on que des biens, ou
CHAPITRE 34
plus?
C’est le problème de l’effet de l’échange économique sur les relations* sociales qui peut
nous amener à dépasser l’échange simplement économique et à nous poser la question du lien
entre l’utilité et l’échange. N’échange-t-on que des choses utiles, répondant au besoin?
SECTION I
425
426 Chapitre 34 — N’échange-t-on que des biens, ou plus ?
« nous n’avons pas qu’une morale de marchands » (Mauss 2001, p. 258) : même dans notre
société moderne, les cérémonies de mariage, les 돌잔치, les bagarres des Coréens quand il
s’agit de payer le repas, les 회식 payés par le 선배, etc. manifestent cette volonté de rendre plus
qu’on n’a reçu. Mauss appelle ce système de dons et de contre-dons des prestations
totales (7) (l. 16).
SECTION II
Qu’achète-t-on alors quand on achète un objet*, s’il ne s’agit pas de ce qui va pouvoir
satisfaire un besoin naturel? On achète un signe (66). Du point de vue de
la fonction, deux objets* ne sont pas interchangeables : une machine à laver ne peut pas
assurer les fonctions d’un ordinateur. En revanche, du point de vue du signe, une machine
à laver qui sert en tant qu’équipement joue le rôle d’élément de confort, de prestige
(67); elle devient un signe de richesse, de pouvoir*, qui permettra à son propriétaire
de se différencier (68) socialement des autres 1 . Tout comme un mot n’a de
sens que par différence* avec d’autres mots, l’objet* consommé se différencie* des autres en
tant que porteur de relations* sociales, en tant que significatif sur une échelle de valeurs. La
consommation se manifeste donc comme une structure d’ échange (69) et de
différenciation (70).
Enfin, tout comme la capacité au langage différencie* les êtres de culture des êtres de
nature, la consommation devient un marqueur culturel en se faisant langage universel
(71), en devenant un code où le besoin, le plaisir (72) ne sont plus que
des effets de langage intégrés au langage de la consommation (Baudrillard 2016, p. 46).
En effet, l’objet*, non seulement ne satisfait pas un besoin qui le précèderait, mais de plus
n’est pas une fonction de plaisir. On ne consomme pas pour le plaisir, la consommation n’est
pas une πρᾶξις (praxis), une activité faite pour elle-même, une fin en soi, mais une ποίησις
(poiêsis), une activité productrice de valeurs qui fait partie d’un système d’échanges. En ce
sens, le plaisir qu’apporte l’objet consommé n’émane pas de sa possession, par exemple, ou
de la satisfaction d’un désir, mais il est contraint (73), institutionnalisé
(74), un devoir (75) et non un droit*.
II.c Le spectacle
Le plaisir, dans la société de consommation, correspond en effet à une obligation* au
sens où l’existence, dans ce type de société, vise à être maximisée (76) par la
multiplication des contacts (77) et des relations (78), par l’usage
intensif des signes et des objets*, et par l’exploitation systématique de toutes les formes de
plaisir. Ceci s’exprime en particulier* par la curiosité universelle (79) dont font
1. On peut penser à cette maladie coréenne, la
아파트병.
434 Chapitre 34 — N’échange-t-on que des biens, ou plus ?
preuve les consommateurs : ils veulent tout essayer, Noël aux Bahamas, Pâques au Spitzberg,
le hachich, les pratiques sexuelles venant de la pornographie, etc. mais cette curiosité n’est pas
suscitée par un désir ou un goût : elle est recommandée par le système, et qui ne la ressent pas
pourra se sentir anormal. C’est une « moralité de la distraction » (Baudrillard 1976, p. 48-49).
Divers phénomènes modernes illustrent cette injonction au plaisir, bien qu’ils présentent
l’apparence de la liberté et de l’initiative individuelle*.
Les loisirs et les vacances Le travail productif est ressenti comme une oppression
(80) et le loisir représentera le temps libre (81), satisfaisant ainsi un be-
soin de délassement, de divertissement et de réalisation de soi (Dumazedier et Ripert
1966, p. 43-45) — toutefois, il s’agit là d’une vision idéologique*, émanant de la valeur
noble du loisir par rapport à celle négative du travail dans la tradition.
Le loisir n’est pas aujourd’hui fonction d’un besoin : il se définit simplement comme
consommation (82) de temps improductive (83), se dé-
pensant en activités dépourvues de nécessité* économique. Le loisir n’est pas passif,
mais actif; son temps n’est pas libre, mais y est sacrifié (84), dépensé :
chaque individu* y est sommé de faire la preuve de sa disponibilité vis-à-vis du travail
productif, de montrer qu’il peut dépenser son temps à ne rien faire, ou à ne pas pro-
duire. Ici, l’excédent de temps est un capital somptuaire, une richesse. Le temps du
loisir devient un temps consommé, un temps social producteur de valeur, tenant, non
de la survie économique, mais du statut social (Baudrillard 1974, p. 78-80).
La mode La consommation produit des valeurs distinctives, qui elles-mêmes sont liées à
la dépense — affirmée ou niée. En effet, la richesse ostentatoire ou le dénuement
ostentatoire reviennent au même : se priver est un luxe (cf. par exemple le végétarisme)
et permet de se différencier*. Dans la mode, cette logique est à l’œuvre : il s’agit d’une
innovation contrainte*, d’une production continuelle de sens arbitraires.
Par exemple, ni la minijupe ni la jupe longue ne sont modernes en soi : la minijupe
n’a rien à voir avec la libération sexuelle, mais ne sert que comme marqueur social,
comme outil de différenciation*. C’est aussi pourquoi la beauté (dans le chic, le goût,
l’élégance) n’a rien à voir avec la mode : elle n’est qu’un alibi de distinction (on parle
d’une personne distinguée); de plus, la mode peut imposer comme distinctifs des
traits excentriques, dysfonctionnels, ridicules (l’androgynie des 얼짱, les franges des
écolières, les piercings au nombril, etc.) C’est pourquoi, enfin, la mode consiste à
s’habiller comme tout le monde tout en ayant l’impression d’être soi-même — puisque
celui qui suit la mode ne s’habille pas comme tout le monde, mais comme le
modèle (85) auquel il se réfère et dont découle l’ originalité (86).
La consommation cache ainsi une logique contradictoire, décelable dans le message
publicitaire (87) : un produit est réservé à une élite dont on peut faire
partie moyennant finances, mais en même temps, puisque l’originalité et la différence*
excessives angoissent, le consommateur est rassuré en sachant qu’il fait comme tout le
monde, qu’il y a une unanimité (88) de la consommation (Baudrillard
1974, p. 82-83).
Le corps et la beauté Le produit de consommation est vidé de sa substance concrète* de travail,
et est soumis à un autre type de travail, la production de différence* et de valeurs-signes.
C’est le processus de fétichisation (89) : l’objet* acquiert par ce processus
un pouvoir magique de garantir mon statut social. Le corps lui-même est fétichisé dans
son obsession de libération et de beauté, dans un retour idéologique* à la « nature »
— or, il s’agit là encore de conformité à un modèle, de soumission du corps à une
discipline pour lui imposer une circulation de signes. C’est cette beauté artificielle qui
Sec. II — Qu’est-ce que la société de consommation ? 435
est objet* de désir. Le corps maquillé, vêtu est abstrait, impeccable, invulnérable, plus
qu’humain (Baudrillard 1974, p. 103-109).
Le star-system La société de consommation implique, en dernier lieu, ce que Guy Debord a
nommé un spectacle (90) permanent, puisque la consommation, étant
dépense, se fait nécessairement* devant autrui; en tant que dépense, elle produit du
sacré, de la valeur, un « modèle » auquel les individus* doivent se conformer dans
leur corps, dans leurs manières, dans leur pensée, etc. Les représentants de ce modèle
sont les stars (91) qui sont l’équivalent de l’aristocratie d’Ancien régime :
elles vivent dans un luxe ostentatoire la vie dont beaucoup rêvent, tout en mettant en
spectacle cette vie, en renonçant à toute vie privée. La star elle-même est fétichisée dans
son image et dans le modèle qu’elle propose à la société (la coiffure de telle actrice, etc.)
Il fut un temps (heureusement révolu) où les jeunes femmes se coiffaient toutes comme
Jennifer Aniston dans la série Friends. Aujourd’hui, d’ailleurs, la frontière entre
star et individu lambda s’estompe puisque l’avènement du Web 2.0 a permis à chacun
d’accéder à la reconnaissance de ses pairs, de devenir une star, même pour un temps
très court. L’ exhibitionnisme (92) des réseaux sociaux procède de cette
logique; celui qui n’a pas de compte Facebook est un « psychopathe », c’est-à-dire
qu’il est hors de la société, qu’il est marginal.
Le mouvement de banalisation qui, sous les diversions chatoyantes du spec-
tacle, domine mondialement la société moderne, la domine aussi sur chacun des
points où la consommation développée des marchandises a multiplié en appa-
rence les rôles et les objets à choisir. Les survivances de la religion et de la famille
5 — laquelle reste la forme principale de l’héritage du pouvoir de classe —, et donc
de la répression morale qu’elles assurent, peuvent se combiner comme une même
chose avec l’affirmation redondante de la jouissance de ce monde, ce monde
n’étant justement produit qu’en tant que pseudo-jouissance qui garde en elle la
répression. À l’acceptation béate de ce qui existe peut aussi se joindre comme
10 une même chose la révolte purement spectaculaire : ceci traduit ce simple fait
que l’insatisfaction elle-même est devenue une marchandise dès que l’abondance
économique s’est trouvée capable d’étendre sa production jusqu’au traitement
d’une telle matière première.
En concentrant en elle l’image d’un rôle possible, la vedette, la représentation
15 spectaculaire de l’homme vivant, concentre donc cette banalité. La condition de
vedette est la spécialisation de vécu apparent, l’objet de l’identification à la vie
apparente sans profondeur, qui doit compenser l’émiettement des spécialisations
productives effectivement vécues. Les vedettes existent pour figurer des types
variés de styles de vie et de styles de compréhension de la société, libres de s’exercer
20 globalement. Elles incarnent le résultat inaccessible du travail social, en mimant
des sous-produits de ce travail qui sont magiquement transférés au-dessus de lui
comme son but : le pouvoir et les vacances, la décision et la consommation qui
sont au commencement et à la fin d’un processus indiscuté. Là, c’est le pouvoir
gouvernemental qui se personnalise en pseudo-vedette ; ici c’est la vedette de
25 la consommation qui se fait plébisciter en tant que pseudo-pouvoir sur le vécu.
Mais, de même que ces activités de la vedette ne sont pas réellement globales,
elles ne sont pas variées. (Debord 2006, p. 785)
La société de consommation s’accommode très bien de la survivance des anciennes
structures sociales (religion et famille) qui réprimaient la jouissance car, à leur instar, la
jouissance qu’elle propose n’est qu’une « pseudo-jouissance », une jouissance liée à
une répression (l. 4-9). La révolte elle-même n’est plus que « spectaculaire », et ne se
436 Chapitre 34 — N’échange-t-on que des biens, ou plus ?
différencie* plus de l’« acceptation béate de ce qui existe »; tout comme le plaisir, le
contraire de ce dernier, l’« insatisfaction », est devenue une marchandise (l. 9-13). Pre-
nons pour exemple le symbole des hackers d’Anonymous, le masque de Guy Fawkes,
dont la propriété revient à Time Warner; chaque fois qu’un(e) jeune écervelé(e) l’achète
pour l’arborer, il enrichit le type de compagnie qu’il prétend combattre.
La vedette ou la star figure, incarne un type de vie dans lequel le public peut se recon-
naître et à travers lequel il a le sentiment de participer lui aussi au spectacle (l. 18-20).
Le politicien, dont le travail est traditionnellement de proposer ces types de vie pour la
communauté, ne se différenciera* plus de la star, et vice-versa. Tout comme le politicien,
la star tentera de faire croire qu’elle détient un pouvoir* sur le vécu (l. 23-25) en prenant
position sur des sujets* de politique ou de santé publique, comme par exemple les stars
qui se font les porte-drapeaux du refus des vaccins aux États-Unis. Que connaît un
acteur à l’immunologie? Pas nécessairement* grand-chose, ce que montre leur tendance
à colporter n’importe quelle absurdité lue sur Internet — mais leur ignorance sera
éclipsée par leur statut social, et le public tendra à suivre leurs conseils.
Émerge alors une nouvelle forme de réalité*, une réalité*, non plus du face à face, mais
de l’ interface (93) : le fait* d’interagir avec les autres par écran interposé crée
ce que Baudrillard nomme l’ hyperréalité (94), une réalité* simulée mais
douée de sa propre cohérence (Baudrillard 1976, p. 115). Par exemple, les journaux télévisés
ne rapportent pas vraiment des faits* sur le monde extérieur, mais rendent important ce
dont ils parlent, créent des événements tout en diffusant des reportages sur eux. De même,
l’application 가짜톡 permettait de discuter avec des amis imaginaires, si on n’en disposait
pas dans le monde réel*. C’est toujours une dimension du spectacle, où la distinction entre la
scène et la coulisse a disparu.
La consommation est donc une forme d’échange particulière* car elle correspond à une
fête permanente (95), à une dépense permanente, à une destruction perma-
nente de l’excédent, sans temps de relâche pour reconstituer ce dernier (d’où des problèmes
d’endettement, par exemple).
La liberté en son plus haut sens se définit par l’autonomie, et donc la responsabilité. Or,
qu’est-ce qu’être responsable, et à quelles conditions est-on irresponsable?
SECTION I
Si je fais quelque chose de mal, je peux essayer de me convaincre* que mon acte n’est
pas si grave qu’il y paraît, pour me déculpabiliser, dira-t-on couramment. Cependant, le
fait* que je tente de me débarrasser de mon sentiment de culpabilité pose la question de
l’origine* de ce sentiment. Bien plus, comment pourrais-je me faire croire* une chose dont je
sais* pertinemment qu’elle est fausse, c’est-à-dire me mentir à moi-même? Enfin, comment
comprendre* qu’on fasse quelque chose de mal si on sait* clairement et distinctement ce qu’il
serait bon de faire?
On peut arriver à ne pas se sentir coupable d’un acte mauvais, ou même parfois à se
persuader* qu’il n’est pas si mauvais que cela alors qu’on sait* bien, quelque part, qu’on a mal
agi. C’est pourquoi on peut s’interroger sur la possibilité* et la qualité morale du mensonge à
soi-même.
437
438 Chapitre 35 — Comment déterminer si un individu est responsable ?
Mentir est amener autrui à croire* que ¬p 1 alors qu’en réalité* je sais* bien que p. Dans le
cas où le mensonge à soi est analogue* au mensonge à autrui, celui qui se ment à lui-même
sait* que p tout en se faisant croire* que ¬p; par conséquent, il semble croire* à la fois que p
et que ¬p! En d’autres termes, mentir est un acte intentionnel (1), et se mentir
à soi-même semble donc revenir à se tromper intentionnellement, ce qui est absurde.
Si on se détache du modèle du mensonge à autrui, toutefois, on peut comprendre* ce que
serait se mentir à soi-même. Si je m’amène à croire* faussement que p, c’est que je veux que p
soit vraie. Par exemple, en dépit de preuves flagrantes, Juliette se persuade* elle-même que
Roméo ne la trompe pas. Ici, la motivation (2) de Juliette (conserver son
illusion) influence son raisonnement et la formation* de ses croyances*, voire son interprétation
des informations objectives* qu’elle peut percevoir. Son désir que Roméo soit innocent de ce
dont elle le soupçonne la trompe, mais de façon non intentionnelle. Le mensonge à soi n’est
donc pas nécessairement* analogue* au mensonge à autrui.
Sartre décèle le problème du mensonge à soi-même dans la relation* de la conscience à
elle-même.
Qu’est-ce d’abord que la conscience? Sartre part de l’idée husserlienne selon laquelle la
conscience est toujours conscience de quelque chose; il n’y a pas de conscience dans l’absolu*,
mais la conscience est un mouvement mental qui se porte nécessairement* sur un objet* de
conscience, que cet objet* soit extérieur (une jolie fille) ou intérieur (moi-même). On appelle
cette caractéristique l’ intentionnalité (3).
Husserl voit dans la conscience un fait irréductible qu’aucune image physique ne
peut rendre. Sauf, peut-être, l’image rapide et obscure de l’éclatement. Connaître, c’est
« s’éclater vers», s’arracher à la moite intimité gastrique pour filer, là-bas, par-delà soi,
vers ce qui n’est pas soi, là-bas, près de l’arbre et cependant hors de lui, car il m’échappe
5 et me repousse et je ne peux pas plus me perdre en lui qu’il ne peut se diluer en moi :
hors de lui, hors de moi. Est-ce que vous ne reconnaissez pas dans cette description
vos exigences et vos pressentiments ? Vous saviez bien que l’arbre n’était pas vous, que
vous ne pouviez pas le faire entrer dans vos estomacs sombres et que la connaissance
ne pouvait pas, sans malhonnêteté, se comparer à la possession. Du même coup, la
10 conscience s’est purifiée, elle est claire comme un grand vent, il n’y a plus rien en elle,
sauf un mouvement pour se fuir, un glissement hors de soi. Si, par impossible, vous
entriez « dans» une conscience, vous seriez saisi par un tourbillon et rejeté au-dehors,
près de l’arbre, en pleine poussière, car la conscience n’a pas de « dedans» ; elle n’est
rien que le dehors d’elle-même et c’est cette fuite absolue, ce refus d’être substance qui
15 la constituent comme une conscience. Imaginez à présent une suite liée d’éclatements
qui nous arrachent à nous-mêmes, qui ne laissent même pas à un « nous-mêmes» le
loisir de se former derrière eux, mais qui nous jettent au contraire au-delà d’eux, dans
la poussière sèche du monde, sur la terre rude, parmi les choses ; imaginez que nous
sommes ainsi rejetés, délaissés par notre nature même dans un monde indifférent,
20 hostile et rétif ; vous aurez saisi le sens profond de la découverte que Husserl exprime
dans cette fameuse phrase : « Toute conscience est conscience de quelque chose.»
(Sartre 2003, p. 88)
La conscience est donc un éclatement (4) (l. 2), et n’est rien en elle-même :
elle correspond à un néant (5), ou plus précisément, elle est un être « pour lequel
il est dans son être question de son être en tant que cet être implique un être autre que lui »
(Sartre 1994, p. 29). Je ne suis rien naturellement ou immédiatement* en tant que conscience;
bien plutôt, il faut que je me fasse être (6) quelque chose, c’est-à-dire que je
me transcende*, que j’aille vers ce que je ne suis pas pour l’être (l. 15-20). Par exemple, je ne
suis pas professeur comme cette table est table; je me fais être professeur ou, comme le dit
Sartre dans l’exemple du garçon de café, je joue (7) à l’être. Par conséquent,
d’une part je me fais être ce que je ne suis pas, et d’autre part ce que je me fais être nie ce que
j’étais auparavant.
Si l’homme est ce qu’il est, la mauvaise foi est à tout jamais impossible et la fran-
chise cesse d’être son idéal pour devenir son être ; mais l’homme est-il ce qu’il est et,
d’une manière générale, comment peut-on être ce qu’on est, lorsqu’on est comme
conscience d’être ? Si la franchise ou sincérité est une valeur universelle, il va de soi que
5 sa maxime 1 « il faut être ce qu’on est» ne sert pas uniquement de principe régulateur 2
pour les jugements et les concepts par lesquels j’exprime ce que je suis. Elle pose non
pas simplement un idéal du connaître mais un idéal d’être, elle nous propose une
adéquation absolue de l’être avec lui-même comme prototype d’être. En ce sens il nous
faut nous faire être ce que nous sommes. Mais que sommes-nous donc si nous avons
10 l’obligation constante de nous faire être ce que nous sommes, si nous sommes sur le
mode d’être du devoir être ce que nous sommes ? Considérons ce garçon de café. Il a le
geste vif et appuyé, un peu trop précis, un peu trop rapide, il vient vers les consomma-
teurs d’un pas un peu trop vif, il s’incline avec un peu trop d’empressement, sa voix,
ses yeux expriment un intérêt un peu trop plein de sollicitude pour la commande
15 du client, enfin le voilà qui revient, en essayant d’imiter dans sa démarche la rigueur
inflexible d’on ne sait quel automate, tout en portant son plateau avec une sorte de
témérité de funambule, en le mettant dans un équilibre perpétuellement instable
et perpétuellement rompu, qu’il rétablit perpétuellement d’un mouvement léger du
bras et de la main. Toute sa conduite nous semble un jeu. Il s’applique à enchaîner ses
20 mouvements comme s’ils étaient des mécanismes se commandant les uns les autres,
sa mimique et sa voix même semblent des mécanismes ; il se donne la prestesse et la
rapidité impitoyable des choses. Il joue, il s’amuse. Mais à quoi joue-t-il donc ? Il ne faut
pas l’observer longtemps pour s’en rendre compte : il joue à être garçon de café. Il n’y a
rien là qui puisse nous surprendre : le jeu est une sorte de repérage et d’investigation.
25 L’enfant joue avec son corps pour l’explorer, pour en dresser l’inventaire ; le garçon de
café joue avec sa condition pour la réaliser. Cette obligation ne diffère pas de celle qui
s’impose à tous les commerçants : leur condition est toute de cérémonie, le public
réclame d’eux qu’ils la réalisent comme une cérémonie, il y a la danse de l’épicier, du
tailleur, du commissaire-priseur, par quoi ils s’efforcent de persuader à leur clientèle
30 qu’ils ne sont rien autre qu’un épicier, qu’un commissaire-priseur, qu’un tailleur. Un
épicier qui rêve est offensant pour l’acheteur, parce qu’il n’est plus tout à fait un épicier.
La politesse exige qu’il se contienne dans sa fonction d’épicier, comme le soldat au
garde-à-vous se fait chose-soldat avec un regard direct mais qui ne voit point, qui n’est
plus fait pour voir, puisque c’est le réglement et non l’intérêt du moment qui détermine
35 le point qu’il doit fixer (le regard « fixé à dix pas»). Voilà bien des précautions pour
emprisonner l’homme dans ce qu’il est. Comme si nous vivions dans la crainte perpé-
tuelle qu’il n’y échappe, qu’il ne déborde et n’élude tout à fait sa condition. Mais c’est
que, parallèlement, du dedans le garçon de café ne peut être immédiatement garçon
1. Son principe*. 2. D’idéal*, d’horizon de pensée.
440 Chapitre 35 — Comment déterminer si un individu est responsable ?
de café, au sens où cet encrier est encrier, où le verre est verre. Ce n’est point qu’il ne
40 puisse former des jugements réflexifs ou des concepts sur sa condition. Il sait bien ce
qu’elle « signifie» : l’obligation de se lever à cinq heures, de balayer le sol du débit avant
l’ouverture des salles, de mettre le percolateur en train, etc. Il connaît les droits qu’elle
comporte : le droit au pourboire, les droits syndicaux, etc. Mais tous ces concepts,
tous ces jugements renvoient au transcendant 1 . Il s’agit de possibilités abstraites, de
45 droits et de devoirs conférés à un « sujet de droit». Et c’est précisément ce sujet que
j’ai à être et que je ne suis point. Ce n’est pas que je ne veuille pas l’être ni qu’il soit
un autre. Mais plutôt il n’y a pas de commune mesure entre son être 2 et le mien. Il
est une « représentation» pour les autres et pour moi-même, cela signifie que je ne
puis l’être qu’en représentation. Mais précisément si je me le représente, je ne le suis
50 point, j’en suis séparé, comme l’objet du sujet, séparé par rien, mais ce rien m’isole de
lui, je ne puis l’être, je ne puis que jouer à l’être, c’est-à-dire m’imaginer que je le suis.
Et, par là même, je l’affecte de néant. J’ai beau accomplir les fonctions de garçon de
café, je ne puis l’être que sur le mode neutralisé, comme l’acteur est Hamlet, en faisant
mécaniquement les gestes typiques de mon état et en me visant comme garçon de
55 café à travers ces gestes pris comme « analogon» 3 . Ce que je tente de réaliser, c’est
un être-en-soi du garçon de café, comme s’il n’était pas justement en mon pouvoir
de conférer leur valeur et leur urgence à mes devoirs d’état, comme s’il n’était pas de
mon libre choix de me lever chaque matin à cinq heures ou de rester au lit, quitte
à me faire renvoyer. Comme si, du fait même que je soutiens ce rôle à l’existence, je
60 ne le transcendais pas de toute part, je ne me constituais pas comme un au-delà de
ma condition 4 . Pourtant il ne fait pas de doute que je suis en un sens garçon de café
— sinon ne pourrais-je m’appeler aussi bien diplomate ou journaliste ? Mais si je le suis,
ce ne peut être sur le mode de l’être en soi. Je le suis sur le mode d’être ce que je ne
suis pas. Il ne s’agit pas seulement des conditions sociales, d’ailleurs ; je ne suis jamais
65 aucune de mes attitudes, aucune de mes conduites. Le beau parleur est celui qui joue à
parler, parce qu’il ne peut être parlant : l’élève attentif qui veut être attentif, l’œil rivé sur
le maître, les oreilles grandes ouvertes, s’épuise à ce point à jouer l’attentif qu’il finit par
ne rien écouter. Perpétuellement absent à mon corps, à mes actes, je suis en dépit de
moi-même cette « divine absence» dont parle Valéry. Je ne puis dire ni que je suis ici
70 ni que je n’y suis pas, au sens où l’on dit « cette boîte d’allumettes est sur la table» : ce
serait confondre mon « être-dans-le-monde» avec un « être-au-milieu-du-monde».
Ni que je suis debout, ni que je suis assis : ce serait confondre mon corps avec la totalité
idiosyncratique 5 dont il n’est qu’une des structures. De toute part j’échappe à l’être et
pourtant je suis. (Sartre 1994, p. 93-95)
L’attitude caractéristique de cette capacité de la conscience à se faire être quelque chose
tout en niant son être est la mauvaise foi (8). Celle-ci n’est pas un mensonge à
soi-même, insiste Sartre, car le mensonge porte sur ce qui transcende* la conscience, c’est-à-
dire le monde extérieur (9), et tire simplement parti du fait* que ma conscience
existe par nature comme cachée à autrui, tout comme la sienne m’est cachée : par exemple, je
peux prétendre être garçon de café alors que je suis professeur de philosophie.
En revanche, la mauvaise foi semble paradoxale car elle consiste pour le sujet* à se cacher à
lui-même une vérité qu’il connaît parfaitement, d’autant plus que la conscience est translucide
1. À ce qui dépasse le garçon de café dans ce qu’il 4. Ma liberté fait que je dépasse nécessairement*
est réellement*, c’est-à-dire immédiatement* rien. la condition que j’adopte comme si j’étais une chose.
2. L’être du garçon de café en tant que sujet* de 5. Le tout de l’espace où je me trouve en ce mo-
droits*. ment.
3. À travers ces gestes pensés par analogie* avec
ce qu’on pense qu’exige le concept de garçon de café.
Sec. I — Peut-on se mentir à soi-même ? 441
à elle-même. L’exemple du garçon de café montre ainsi que celui-ci « joue avec sa condition
pour la réaliser », en d’autres termes qu’il remplit un rôle et a) joue à l’être comme s’il était une
chose déterminée tout en b) se faisant librement être garçon de café comme une conscience.
Il y a donc une contradiction dans la mauvaise foi : en tant que conscience, je ne suis
pas une chose, laquelle détient une essence* avant d’exister, mais mon existence
(10) précède mon essence (11), j’existe avant d’être ceci ou cela, garçon de café
ou professeur de philosophie — donc je ne peux être quoi que ce soit que sur le mode de
la liberté (12), du choix (13); mais en même temps, du fait que
les clients ou les élèves ont certaines attentes quant au rôle que doivent jouer le garçon de
café ou le professeur, il faut que je donne l’impression (à autrui et à moi-même) que je suis
objectivement* garçon de café ou professeur comme cette table est une table, que je ne suis et
ne peux pas être autre chose. De la même façon, l’acteur qui joue Hamlet ne peut devenir
Hamlet qu’en représentation (14), mais alors il se fait être Hamlet sur le
mode d’être ce qu’il n’est pas (puisque son identité* réelle* n’est pas celle d’Hamlet). Il doit
faire croire* au spectateur qu’il est Hamlet; de même, certaines méthodes proposées aux
acteurs, comme celle créée par Konstantin Stanislavski au siècle dernier, requièrent
que l’acteur fasse l’expérience de son personnage au lieu de simplement le représenter; cela a
amené des acteurs comme Daniel Day-Lewis à vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre
dans la peau de leur personnage.
De même, une jeune femme coquette peut être courtisée par un homme (Sartre 1994,
p. 89-92); elle sait* bien quel est le but ultime de cette cour — l’acte sexuel — mais en même
temps elle se fait croire que cet homme ne la désire que pour son esprit, qu’il ne ressent aucun
désir charnel envers elle (car cela l’humilierait et lui ferait horreur). Voilà qu’il attrape sa main
et qu’elle la lui abandonne, comme Mme de Rênal à Julien Sorel (Stendhal 2018, p. 139);
la chair pourrait revenir dans son esprit, mais en fait elle se dissocie complètement de son
corps, elle se fait être chose en n’ayant pas conscience qu’elle l’abandonne. Cela lui permet
de retarder le moment où elle devra véritablement décider de s’engager dans la relation*;
en abandonnant sa main, elle a accepté le flirt, mais en même temps elle veut croire* que
l’admiration que lui porte l’homme est purement spirituelle et donc n’est pas encore un flirt.
Si elle avait retiré sa main, elle n’aurait pas été de mauvaise foi. D’une part elle est son corps
mais d’autre part elle s’en dissocie, elle le regarde comme de l’extérieur et le transcende* en
gardant sa liberté (c’est-à-dire en ne s’engageant pas encore).
La coquette, le garçon de café essaient donc de faire croire* à l’autre et à eux-mêmes qu’ils
ne sont pas ce qu’ils sont (un objet* de désir charnel, un simple individu* faisant garçon de
café comme il ferait autre chose). Ils veulent donc se conserver la possibilité* de ne pas choisir
tout en choisissant réellement*. Plus largement, la mauvaise foi advient quand je cherche
à m’excuser de mes actes en invoquant un déterminisme (15) passionnel ou
circonstanciel, alors que l’existence humaine est totalement gratuite (16) et
totalement libre, et que je suis par conséquent toujours reponsable (17) de mes
choix. Je cherche, en toutes circonstances, à préserver l’image que j’ai de moi-même.
Le problème est que l’inverse de la mauvaise foi, la bonne foi ou sincérité
(18), est elle-même problématique et correspond peut-être elle aussi à un mensonge à soi-
même; elle consiste en effet à être ce que je suis (19), et à n’être que ce que je suis.
Par exemple, un homosexuel pourrait très bien reconnaître sincèrement ses penchants et ses
actes passés émanant de son homosexualité, tout en refusant de se reconnaître comme étant
homosexuel (Sartre 1994, p. 98-99). Il n’y a pas là de mauvaise foi, soutient Sartre ; en effet,
s’il se reconnaît homosexuel, il le fait librement et par conséquent pose que son comportement
442 Chapitre 35 — Comment déterminer si un individu est responsable ?
pourrait être différent*, parce que tous ses actes passés ne sont que des choses dont il peut se
détacher. Demander à quelqu’un d’être sincère, c’est donc exiger a) qu’il reconnaisse en tant
que conscience ce qu’il a librement été b) tout en lui demandant de ne pas être autre chose,
c’est-à-dire, en définitive, de ne plus être une conscience.
Il n’y a donc pas vraiment de différence* entre la mauvaise foi et la sincérité, sinon que
celle-ci ne voit que l’être que je suis (illusoirement) tandis que celle-là, par surcroît, tente de me
constituer comme étant ce que je ne suis pas. Le problème fondamental* est finalement celui
de la foi (20) (l’image que j’ai de moi-même, qu’elle soit bonne ou mauvaise);
j’ai toujours tendance à croire* être ceci ou cela, à me dire être quelque chose alors que je peux
toujours ne pas l’être, et la mauvaise foi (se chercher des excuses) est le risque permanent de
toute conscience.
Quand j’agis, je cherche toujours à justifier (21) mon action à l’aide d’argu-
ments qui ne dépendent pas de moi (par des excuses), pour en atténuer la gratuité. Je n’arrive
pas vraiment à accepter ma liberté fondamentale*. De plus, je dois aussi reconnaître que les
autres sont fondamentalement* libres, et que, par exemple, ce meurtrier peut ne pas être ce
qu’il a été, c’est-à-dire que chaque être humain est radicalement libre.
Un exemple littéraire d’une telle expérience où l’image de soi-même est détruite serait ce
qu’il arrive au personnage de Javert { 448} : Valjean étant un forçat, Javert est persuadé
qu’il ne peut agir que de façon maléfique, mais il vient de lui accorder la vie sauve; pour sa part,
Javert se pense irréprochable et veut suivre la loi à la lettre, mais il vient de laisser filer un
forçat en rupture de ban. Sa vision du monde, selon les termes de Hugo, déraille littéralement
puisqu’il n’arrive pas à réconcilier l’idée* d’un « malfaiteur bienfaisant » avec la cohérence
de sa pensée (ce qu’on appelle en psychologie une dissonance (22) cognitive),
et son malaise est tel qu’il se suicide.
La mauvaise foi nie donc la liberté, chez moi ou chez l’autre, selon deux types (Sartre
1996, p. 70-71).
doit toujours agir pour obtenir l’état le plus plaisant ou le moins douloureux possible*. f ) En
définitive, la seule explication* d’une action x choisie alors qu’elle va apporter plus de douleur
ou moins de plaisir qu’une autre action y dont on sait* qu’elle est possible* est que l’agent a
mal jugé (28) les quantités relatives* de plaisir et de douleur apportées par x et
y.
Platon résume cette conclusion en soutenant que nul n’est jamais méchant volontai-
rement; si je fais le mal alors que je « sais* » ce que serait le bien, je ne peux l’avoir fait
volontairement, consciemment, mais seulement parce que je me suis trompé sur son compte,
que je l’ai pris pour un bien.
participe à une certaine Raison qu’ils ne déterminent pas. Je vois par exemple que
2 fois 2 font 4, et qu’il faut préférer son ami à son chien ; et je suis certain qu’il n’y
5 a point d’homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois
point ces vérités dans l’esprit des autres : comme les autres ne les voient point dans le
mien. Il est donc nécessaire qu’il y ait une Raison universelle qui m’éclaire, et tout ce
qu’il y a d’intelligences. Car si la raison que je consulte, n’était pas la même qui répond
aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que
10 les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la Raison que nous consultons
quand nous rentrons dans nous-mêmes, est une Raison universelle. Je dis quand nous
rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme
passionné. Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses
raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur.
15 Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu’elles ne sont
pas conformes à la souveraine Raison, ou à la Raison universelle que tous les hommes
consultent. (Malebranche 1762, p. 156-157)
SECTION II
Ces deux cas (la mauvaise foi et la faiblesse de la volonté) posent la question de la réelle*
liberté de l’être humain, et plus encore de sa responsabilité (33); dans quelle
mesure imputer à un agent l’action qu’il a accomplie, si par exemple, il agit contre son meilleur
jugement en raison d’un désir qui le commande? Qu’est-ce qui pourrait s’opposer à l’imputa-
tion d’une responsabilité?
1. Conscience de soi.
446 Chapitre 35 — Comment déterminer si un individu est responsable ?
moulin ou à une chute d’eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque
temps. Ce n’est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes et qu’il ne se
10 passe encore quelque chose dans l’âme qui y réponde […] ; mais ces impressions qui
sont dans l’âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas
assez fortes pour s’attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus
occupants. Car toute attention demande de la mémoire ; et souvent, quand nous ne
sommes points admonestés pour ainsi dire, et avertis de prendre garde à quelques-unes
15 de nos perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans
être remarquées ; mais si quelqu’un nous en avertit incontinent 1 après, et nous fait
remarquer, par exemple, quelque bruit qu’on vient d’entendre, nous nous en souvenons
et nous nous apercevons d’en avoir eu tantôt quelque sentiment. (Leibniz 1992, p. 38)
Par exemple, si un chantier s’ouvre à côté de chez moi, je vais être dérangé par le bruit
dans un premier temps, mais petit à petit je n’y ferai plus attention, je ne m’en apercevrai
plus — alors qu’il sera toujours présent; je m’y serai habitué (36). Mes oreilles
percevront le bruit, mais je n’en aurai plus conscience. De même, devant la mer, j’entends son
rugissement, qui est composé d’une infinité de bruits de vagues et vaguelettes; pris tout seul,
le bruit d’une vague n’est quasiment pas audible, et en tout cas je risque grandement de ne pas
le remarquer, de ne pas en avoir conscience — mais l’accumulation progressive de ces bruits
infinitésimaux (37) finira par s’imposer à ma conscience ; j’entendrai, non les
vagues une à une, mais un ensemble confus qui n’existerait pas sans ces bruits infiniment
petits. Il y a donc un seuil (38) d’aperception en dessous duquel la perception
n’est pas consciente.
Par conséquent, la conscience ne recouvre pas tous les événements psychiques, et mon
esprit peut subir l’influence d’un désir ou d’un besoin dont il n’a pas conscience. C’est même
le cas en permanence, soutient Leibniz; toujours un désir plus ou moins inconscient nous
tourmente et nous aiguillonne et nous pousse à agir. Il appelle cet état l’ inquiétude
(39) (l’impossibilité* de la quiétude, du repos). Par conséquent, ce qui détermine la
volonté à agir n’est pas la perspective d’un plus grand bien ou même une raison r, mais un
désir, une inquiétude, une petite douleur imperceptible à part. C’est ainsi que la faiblesse
de la volonté est mieux compréhensible; Davidson ne considère, dans e, que des raisons
relatives* — en omettant la force du désir, qui est le plus souvent incontrôlable, surtout s’il est
inconscient.
II.b.1 La démence
Foucault { 516-517} remarque que le jugement d’un criminel, avant le xixe siècle, ne
visait qu’à répondre à trois questions objectives* : a) établir la vérité du crime, b) déterminer
son auteur et c) lui appliquer une sanction légale. Or, à partir de l’établissement du Code
pénal en 1810, l’article 64 de ce dernier a posé problème. Il portait en effet qu’« [i]l n’y a[vait]
ni crime ni délit, lorsque le prévenu était en état de démence au temps de l’action » (Textes
de loi 1810). En cas de démence, le crime n’existe pas, la procédure est interrompue.
1. Tout de suite.
Sec. II — À quelles conditions peut-on dire que je suis responsable de mes actions ? 447
Or, les tribunaux ont très tôt refusé de ne pas prononcer de peine contre les prévenus en état
de démence : moins le prévenu était fou, plus il était sévèrement puni. En 1832, on introduisit les
circonstances atténuantes (42) qui permirent dès lors de moduler la sentence
selon les degrés supposés d’une maladie ou les formes* d’une demie-folie.
Le problème reste que le jugement ne juge pas uniquement l’acte, mais aussi et sur-
tout l’âme du criminel, s’adjoignant d’ailleurs aujourd’hui pour ce faire l’expertise
psychiatrique (43) qui porte un jugement sur la normalité (44) du cri-
minel, sur ce qui a pu le pousser à agir, sur sa future dangerosité (45) éventuelle.
C’est pourquoi, par extension, tout crime porte en lui, comme un soupçon légitime*, l’hy-
pothèse, sinon de la folie, du moins de l’ anomalie (46). Est-ce cependant à la
justice de se prononcer sur la « normalité » des criminels? Une telle normalité existe-t-elle?
Si on parle de dangerosité des criminels, même après leur sortie de prison, c’est qu’ils
restent en quelque sorte « impurs », souillés de leur crime, toujours susceptibles de recom-
mencer (même si le taux de récidive des crimes est à 5 % en France). Le juge fait donc bien
autre chose que « juger », comme le dit Foucault; il évalue la normalité du criminel au
nom d’un critère décidé par les psychiatres qui, comme tous les scientifiques, traitent de la
folie comme d’un objet* plastique — mais ce critère est compris comme un étalon éternel par
l’opinion publique.
II.b.2 Le discernement
En 1992, une réforme du Code pénal a introduit l’article 122-1, qui porte :
N’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des
faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le
contrôle de ses actes.
La personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou
5 neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes de-
meure punissable ; toutefois, la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle
détermine la peine et en fixe le régime. […] (Textes de loi 1992)
Imputer une action à un sujet*, l’en considérer comme responsable, c’est postuler entre
l’agent et l’acte une relation* causale (65) : c’est à cause* du sujet* que
l’acte advient, parce qu’il en est la source et l’origine* et c’est à lui qu’il faut en demander
raison.
L’autorité est ce devant quoi le sujet* se trouve placé lorsqu’il se découvre et s’avoue respon-
sable; c’est devant elle qu’il doit « répondre » de son acte. Néanmoins, non seulement
il doit se porter garant de son acte, mais il faut également qu’il accorde son
respect (66) à l’instance qui instaure l’obligation* à laquelle il accepte de se
soumettre. L’autorité doit être légitime (67). Il ne peut donc y avoir de
responsabilité que là où un sujet* se déclare obligé* de répondre de ses actes devant une
autorité à laquelle il attribue le droit d’exiger de lui l’attitude qu’il décide d’adopter.
Prenons l’exemple du mouvement anglo-saxon des « Freemen on the land » : il s’agit
d’une interprétation farfelue de la loi afin d’éviter de payer des impôts. Un « freeman »
distingue sa personne humaine concrète, en chair et en os, et sa personne légale*,
« créée » par son acte de naissance; il prétendra par la suite que la loi positive ne
s’appliquera qu’à sa personne légale* (qu’il considère comme irréelle*, ou différente*
de lui) et non à sa personne réelle*.
De plus, la responsabilité porte toujours sur des faits* passés (68), donc
disparus, mais maintenus dans le souvenir; bien plus encore, elle porte, non sur ces
faits* eux-mêmes, mais sur le fait* que ces actes ont été accomplis par quelqu’un, par
un sujet*. Il a donc fallu apprendre, soutient Nietzsche, à l’homme, cet animal
essentiellement* oublieux, à se souvenir de son passé, à le rendre capable de promettre
et de tenir ses promesses, et d’en faire un être à la conduite calculable
(69) (Nietzsche 1900, p. 86-95). Cette mnémotechnie (70) a utilisé la
punition et la cruauté. Par exemple, il y eut des sociétés sans écriture où, lorsque l’on
voulait se souvenir d’un cas juridique ou d’une exécution, etc. on amenait des enfants
sur le lieu de la procédure et on les battait comme plâtre, afin qu’ils se souvinssent de
ce jour comme de celui d’une rossée extraordinaire et de la raison de cette rossée.
En définitive, la responsabilité du sujet* le rend solidaire de lui-même en lui conférant
une permanence et une identité* qui lui permettent d’affirmer qu’il est en effet le même.
— Être responsable implique aussi de se trouver devant une autorité qu’on reconnaît.
Imputer une responsabilité à un individu* n’est pas objectivement* possible* avec une certitude ab-
solue* : il faut prendre en compte sa conscience et sa relation* de lui à lui-même. Il est possible*,
non seulement de s’illusionner soi-même, mais aussi de se mentir à soi-même pour échapper à sa
responsabilité.
Prolongements philosophiques
Références audiovisuelles
451
455
Mathéma- Axioma-
tisation tisation
Problème
pratique
III. Modèle mathématique
Il ne porte pas sur la réalité, mais
sur le symbolique : il produit la
Rupture épistémologique
II. Modèle symbolique connaissance des figures du
IV. Modèle logique ou purement
C’est le plan du géomètre, de modèle symbolique (plan surface),
I. Réel* formel
l’architecte. Il constitue la pris lui-même comme objet de
Il s’agit du plan réel*, concret*, Création de langages formalisés*,
représentation (par des points, réflexion, à partir d’axiomes et de
sensible : un champ, un chemin, faisant apparaître les modèles
des droites, des parallèles, des définitions abstraites* (le point, la
une surface déterminée. mathématiques précédents
perpendiculaires, des angles, etc.) droite, les rapports d’égalité*…)
comme des cas particuliers*.
du Réel* I. Ce modèle mathématique permet
d’affiner d’autres modèles
symboliques qui s’appliquent à la
réalité*.
Règles de
pratique
(activité
Règles de Construction
technique)
déduction de modèles
Figure 1 — Le processus de mathématisation du réel*
456
Extraits sur les harmonies de la nature 457
Entre toutes les couleurs, la verte est peine que je me sois donnée. Un jour, on affi-
échue aux arbres, et à presque toutes les cha, à la foire de Saint-Ovide, une vache à trois
plantes. Qu’on suppose un moment les yeux et une brebis à six pattes. Je fus curieux de
plantes rouges, jaunes, blanches, etc., on trou- voir ces animaux et d’examiner l’usage qu’ils
vera que ces couleurs ne leur conviennent faisaient d’organes et de membres qui me pa-
pas, qu’elles altéreraient la beauté de la terre, raissaient leur être superflus. « Comment, me
qu’elles ôteraient tout l’agrément de la na- disais-je, la Nature a-t-elle pu poser le corps
ture végétante, que les fleurs perdraient leurs d’une brebis sur six pattes, lorsque quatre
grâces. […] étaient suffisantes pour la porter? » Cepen-
Il en est de même de l’azur des cieux. Dieu dant je vins à me rappeler que la mouche, qui
aurait pu rembrunir ou noircir cette voûte; est bien plus légère qu’une brebis, en avait
mais le noir est une couleur lugubre, qui eût six, et j’avoue que cette réflexion m’embar-
attristé toute la nature. Le rouge et le blanc rassa. Mais ayant observé un jour une mouche
n’y convenaient pas davantage, l’éclat en au- qui s’était posée sur mon papier, je remarquai
rait offensé tous les yeux, le jaune est réservé qu’elle était fort occupée à se brosser alterna-
pour l’aurore : d’ailleurs une voûte entière de tivement la tête et les ailes avec ses deux pattes
cette couleur n’aurait pas été assez détachée de devant et avec celles de derrière. Je vis alors
des astres qu’on devait y voir rouler : le vert, évidemment qu’elle avait besoin de six pattes,
avec beaucoup de sympathie et d’agrément afin d’être soutenue par quatre lorsqu’elle en
pour nos yeux, aurait à la vérité produit tout emploie deux à se brosser, surtout sur un plan
le reflet nécessaire : mais c’est l’aimable cou- perpendiculaire.
leur dont Dieu a paré notre demeure; c’est
le tapis qu’il a tendu sous nos pieds. Le bleu, Bernardin de Saint-Pierre, Études de la
sans tristesse et sans rudesse, a encore le mé- nature, 1784.
rite de trancher heureusement sur la couleur
des astres et de les relever tous. Les astres tournent au firmament, et mal-
gré leur multitude ne s’entrechoquent jamais.
Abbé Plexier de Reval, Catéchisme Ils sont placés juste à la distance convenable
philosophique, ou Recueil d’observations pour réjouir nos yeux, comme les points dorés
propres à défendre la religion chrétienne contre d’une voûte magnifique.
ses ennemis, 1773.
Le Dimanche, Avis à tout le monde, surtout
La direction de l’oreille d’une bête doit aux habitants des campagnes, par un
vous dire à première vue les mœurs et le carac- ex-professeur de théologie du séminaire de
tère de cette bête. Troyes, 1854.
L’oreille du lièvre est dirigée vers l’arrière
et vous dit que le pauvre animal est destiné à Chaque objet créé a sa destination pro-
être poursuivi. videntielle. […] Saisissez ici la différence qui
existe entre l’arbre gigantesque qui doit ser-
Alphonse Toussenel, L’Esprit des bêtes, vir à des constructions navales, et l’arbre plus
cosmologie passionnelle, 1847. modeste, mais non moins utile, l’arbre frui-
tier. Celui-là élève son tronc puissant dans
J’ai entendu plusieurs fois annoncer, dans les airs, comme si sa destinée était de résister
nos foires, des monstres vivants; mais jamais aux ouragans et à la tempête; celui-ci incline
je n’ai pu parvenir à en voir un seul, quelque de lui-même ses branches vers le sol comme
458
s’il avait deviné qu’il doit se rapprocher de la vilain crapaud demeure caché et voilà pour-
main qui a besoin de cueillir ses fruits. quoi l’oiseau se pose pour qu’on le contemple
à son aise. Et puis, on n’en finirait pas de re-
M. de Plasman, Dieu et l’Ouvrier, 1872. marquer que le papillon est léger pour butiner
Sur la route poudreuse le moineau vaga- les fleurs sans les briser, et que la grenouille est
bonde, ses plumes sans élégance ne courent vernie afin que l’humidité qu’elle aime flatte
aucun risque dans la poussière, tandis que le davantage sa peau couleur d’émeraude!
martin-pêcheur, vêtu de pierres précieuses, vo-
lera dans le miroir des eaux limpides. À cha- Émile Bayard, Le Bon Goût, 1919.
cun sa route et son rang, voilà pourquoi le
Les puces se jettent, partout où elles sont, Je remarque sur les poissons que c’est une
sur les couleurs blanches. Cet instinct leur a merveille qu’ils puissent naître et vivre dans
été donné afin que nous puissions les attraper l’eau de la mer, qui est salée, et que leur race
plus aisément. ne soit pas anéantie depuis longtemps.
Dans cet entretien, Jean Vauclair2 s’efforce de résoudre la question du langage animal.
Pour y répondre sans préjugés idéologiques, il faut d’abord rechercher des critères objectifs :
que veut dire, exactement, parler ? À quoi reconnaît-on qu’il y a langage ?
Quel bilan peut-on tirer de l’ensemble des obtient en réduisant l’environnement à celui du labo-
tentatives pour faire parler des animaux ? ratoire. Dans ce cadre, il n’y a aucune raison de se limi-
Jacques Vauclair : Lorsque les singes « parlent », ils ter au chimpanzé. Les macaques, les babouins et d’autres
ne disent pas la même chose que nous. On peut le voir espèces, allant des dauphins aux oiseaux, ont des
dans ce qu’on appelle les modalités de communication. communications très riches.
Il y en a deux principales : injonctive, qui désigne les
demandes et les ordres (« viens », « sortons », « donne »)
et déclarative, où le langage sert à échanger des infor- Une partie au moins de ces recherches ne
mations sur le monde ou sur soi-même. Quand je vous débouche-t-elle pas sur des questions assez larges
dis : « le chat est dans le jardin », je vous informe de concernant les aptitudes cognitives des animaux
l’existence de cet animal et de sa place. Parmi les énon- et, comparativement, celles de l’homme ?
cés produits par les chimpanzés, même les plus malins J. V. : C’est certain. La preuve est qu’il ne manque pas
comme Kanzi3, on ne trouve pratiquement que des de philosophes pour s’intéresser aux travaux des obser-
injonctions. Chez l’enfant humain, cette modalité injonc- vateurs des singes. Daniel Dennett, le philosophe améri-
tive est présente, mais elle cède la place très vite à la cain, a contribué directement à la catégorisation de la
modalité déclarative. C’est une différence capitale : toute pensée animale, à partir des observations de Cheney et
la communication animale connue à ce jour semble être Seyfarth sur les singes verts. Il a proposé de distinguer
de type injonctif. Dans les situations de laboratoire, et trois niveaux d’intentionnalité. Le niveau 1, c’est celui
contrairement à l’enfant, les singes ne produisent pas de d’un sujet qui agit pour qu’un autre fasse quelque chose.
messages sur leurs états intérieurs. Le niveau 2 est celui d’un sujet qui agit pour qu’un autre
Quant au langage proprement dit, il me semble que croie quelque chose. Le niveau 3 est atteint lorsque le
celui du chimpanzé ne rentrera jamais dans les cadres du sujet agit pour que l’autre croie que le sujet lui-même
langage humain. Je soutiens l’idée d’une discontinuité croit quelque chose. Il semble qu’aucun animal ne par-
entre l’homme et l’animal, y compris les primates, pour vienne à une formulation impliquant une intentionnalité
tout ce qui est des fonctions linguistiques. Cela est vrai, de niveau 3. Or, ce niveau est très ordinaire chez
également, d’autres capacités symboliques : l’homme uti- l’homme, puisqu’il apparaît lorsque nous disons : « C’est
lise les objets non seulement comme outils, mais comme entendu, je viendrai demain ».
supports de relations, à travers l’échange notamment. On Dennett et la plupart des observateurs sont tombés
ne voit pas cela chez les singes. Autant on peut admettre d’accord que le maximum atteint par des primates non-
une continuité en matière de perception, de mémoire, humains est une intentionnalité de niveau 2. Ce serait le
autant l’étude de la communication révèle qu’il existe une cas lorsque les singes verts poussent un cri spécifique à
discontinuité entre l’homme et l’animal. l’arrivée d’un rapace, et que les autres membres de la
bande tournent leur yeux vers le ciel, et non vers le sol.
Que peut-on attendre de la poursuite des On a remarqué que les singes ne poussaient pas ce cri s’ils
expériences d’apprentissage des langages gestuels étaient seuls ; il y a donc bien chez eux une tentative de
ou symboliques à des chimpanzés ? communiquer un contenu spécifique. Il y a également le
J. V. : Actuellement, il n’existe plus qu’une seule cas, rapporté par Hans Kummer, de ce jeune babouin qui
équipe qui travaille sur les chimpanzés « parlants ». C’est s’accouplait en cachette avec une femelle. Chez le babouin
celle des Rumbaugh, à Atlanta. Les chercheurs se tour- hamadryas les harems sont gouvernés par un mâle domi-
nent plutôt vers des observations en milieu naturel, ou nant qui ne tolère pas que les jeunes s’approchent des
semi-naturels, comme les parcs zoologiques. Mais on ne femelles. Un jour, Kummer avait remarqué que la femelle
peut plus y utiliser les langages gestuels ou les tableaux s’abstenait de faire les vocalisations habituelles en cette cir-
de signes. En revanche, la communication naturelle entre constance. On a interprété ce comportement comme une
les animaux est sans doute plus riche que celle que l’on forme de mensonge délibéré, destiné à tromper le mâle
194
Document
L E L A N G A G E 195
Index
Cet index présente : a) les auteurs, les personnes et les personnages étudiés ou mentionnés
dans le texte du cours, en romain, b) les thèmes abordés, en italique et c) les notions abordées,
en capitales.
461
462 Index
AUTRUI . 14, 18, 21, 29, 31-32, 43, 68-69, Burke, Edmund . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
113, 205-207, 350-354, 403-413, Burton, Tim . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
415-421 Butler, Samuel . . . . . . . . . . . . . 61, 89, 182
Averroès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxvii121
Avicenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxvii —C—
Aznavour, Charles . . . . . . . . . . . . . . . 248 Caligula . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112
Calliclès . . . . . . . . . . . . . . . . . 253, 261-262
—B— Camus, Albert . xxviii5, 100, 112, 272, 432
Bachelard, Gaston . . . . . . . . . . . . . 57, 327 Canguilhem, Georges . . . . . . 48, 138, 140
Bacon, Francis . . . . . . . . . . . . . . . xxviii54 Cannibalisme . . . . . . . . . . . . . . . . . 18, 258
Badiou, Alain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxix Cantor, Georg . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
Bakounine, Mikhaïl . . . . . . . . . . . . . . 293 Cardinal, Marie . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
Balzac, Honoré de . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Castel, Robert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 417
Barthes, Roland . . . . . . . . . . . . . . . . xxviii Castoriadis, Cornélius . . . . . . . 51, 53, 236
Bataille, Georges 147, 149, 429-430, 450 César, Jules . . . . . . . . . . . . . . . . . 240, 359
Baudelaire, Charles . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Chahine, Youssef . . . . . . . . . . . . . . . . 122
Baudrillard, Jean . . . . . 428, 431-432, 436 Chair . . . . . . . . . . . . . . . 141, 145, 147, 149
Bay, Michael . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6 en psychanalyse . . . . . . . . . . . . . 227
Beaumarchais . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 430 Champmathieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202
Beccaria, Cesare . . . . . . . . . . . . . . 397-398 Changeux, Jean-Pierre . . . . . . . . . . . . 182
Beethoven, Ludwig van . . . . . . . 196, 396 Chaplin, Charlie . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90
Behe, Michael . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 316 Char, René . . . . . . . . . . . . xxiii3, 5, 21, 29,
Benjamin, Walter . . . . . . . . . . . . . . . . 396 41, 47, 71, 93, 109, 125, 141, 161,
Bentham, Jeremy . . . . . . . . . . . . . 195-196 185, 201, 211, 235, 251, 265, 279,
Benveniste, Émile . . . . . 335, 337, 343, 364 333, 345, 355, 371, 379, 389, 403,
Bergman, Ingmar . . . . . . . . . . 90, 122, 232 415, 425, 437
Bergson, Henri . xxviii36, 50, 85, 346-347, Chicha Libre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 396
349, 381, 410, 450 Chirac, Jacques . . . . . . . . . . . . . . . . . . 368
Berkeley, George . . . . . . . . xxviii127, 144 Cho, Frank . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 334
Bernard, Claude . . . . . . . . . . . . . . 131, 137 Chomsky, Noam . . . . . . . . . . . . . . . . . 339
Bernardin de Saint-Pierre, Jacques-Henri Christine de Suède . . . . . . . . . . . . . . . 104
133 Chrysippe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxvii
Bichat, Xavier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 128 CIA . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277
Bierce, Ambrose . . . . . . . . . . . . . . . . . . 315 Cicéron . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35-36
Boèce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxvii Clastres, Pierre . . . . . . . . . . . . . . 242-243
Bokov, Nicolas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295 Coleridge, Samuel Taylor . . . . . . . . . . . 81
Bon sauvage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 31 Colomb, Christophe . . . . . . . . . . . . . 372
BONHEUR65, 67, 110, 120, 189, 201-210 Coltrane, John . . . . . . . . . . . . . . . 122, 349
Bookchin, Murray . . . . . . . . . . . . 198, 293 Coluche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 282
Borges, Jorge Luis . . . . . . . . . . . . . . . . 347 Colyvan, Mark . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Bostrom, Nick . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66 Comencini, Francesca . . . . . . . . . . . . . 90
Boulgakov, Mikhaïl . . . . . . . . . . . . . . . 121 CONSCIENCE11, 13-14, 19, 50-51, 63, 68,
Bourdieu, Pierre . . . . . . . . . . . . . . . 6, 410 83, 106, 111, 145-147, 149-150,
Bradbury, Ray . . . . . . . . . . . . . . . . . 37, 89 152-159, 218, 347, 350, 405
Brâncuși, Constantin . . . . . . . . . . . . . . 73 Consommation . . . . . . . . . . . . 42, 81, 416
Braudel, Fernand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5 Constant, Benjamin . . . . . . . 193, 262-263
Bruegel, Pieter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68 Copernic, Nicolas . . . . . . . . . . . . . . . . 229
Burbage, Frank . . . . . . . . . . . . . . . . . . xviii Corneille, Pierre . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
Burdeau, Georges . . . . . . . . . . . . . . . . 263 Cosmopolitisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 35
Buridan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 154 dans le stoïcisme . . . . . . . . . . . . 207
Index 463
—J — —L—
Jackson, Frank . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxix La Boétie, Étienne de . . . . . . . . . xxvii413
James, William . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 La Fontaine, Jean de . . . . 15, 133, 253, 295
Jankélévitch, Vladimir . . . . xxviii191, 387 La Mettrie, Julien Offray de . . . . 126-127
Jason . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 443 Lacan, Jacques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Javert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 442 Lady Di . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 430
Jeanne d’Arc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 381 Lafargue, Paul . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Jésus . . . . . 16, 101, 142, 274, 372, 377-378, Laïcité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
390-391, 407, 429-430 Lang, Fritz . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232
Job . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 313 LANGAGE23, 50, 174, 333-347, 349-354,
Jobs, Steve . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205, 431 393-394
Johns, Jasper . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 Larcenet, Manu . . . . . . . . . . . . . . . . . . 348
Jolie, Angelina . . . . . . . . . . . . . . . . . . 430 Laugier, Sandra . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxix
Jonas, Hans . . . . . . . . . . . . . . xxviii61, 199 Le Bon, Gustave . . . . . . . . . . . . . . . . . 409
466 Index
—Z—
Zénon de Citium . . . . . . . . . . . . . . . xxvii
Zénon d’Élée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxvi
Zep . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxix, xxx
Zeus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxvi311
Zeuxis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82
Zola, Émile . . . . . . . . . . . . . . . . . . 90, 432
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471
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2014 Xunzi. The Complete Text, Princeton University Press, Princeton. (Cf. p. 314.)
Table des matières
Sommaire i
Propos liminaire v
Introduction xxiii
Le programme de philosophie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxiii
Trois approches pour définir la philosophie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxiv
Approche étymologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxiv
La recherche d’un savoir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxiv
L’amour de la sagesse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxvi
Approche historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxvi
Les philosophes présocratiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxvi
Socrate et ses élèves . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . xxvi
Le monde hellénistique et le Moyen-âge . . . . . . . . . . . . . . xxvii
494
Table des matières 495
A La culture 1
C La religion 91
21 Introduction 307
25 Conclusion 329
I.b.2 Les hommes font-ils l’histoire, ou sont-ils faits par elle? 373
I.b.3 La ruse de la Raison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 374
II L’idée de progrès est-elle légitime? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 375
II.a La misère de l’historicisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 375
II.b Histoire cumulative, histoire non cumulative . . . . . . . . . . . . 376
III L’histoire est-elle un phénomène universel? . . . . . . . . . . . . . . . . . 376
Annexes 451
Extraits sur les harmonies de la nature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 457
Extraits de Flaubert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 458
Index 461
506 Table des matières
Bibliographie 471