Femmes Philo
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PHILOSOPHES
Intellectuels, philosophes,
femmes en Inde :
des espèces
en danger
Organisation Réseau
COMITÉ DE RÉDACTION
Coordination : Barbara Cassin
Isabelle Alfandary, Françoise Balibar, Anne E. Berger, Michèle Gendreau-Massaloux, Françoise Gorog, Judith Revel, Marta Segarra, Giulia Sissa
COMITÉ SCIENTIFIQUE
Seyla Benhabib (Turquie-USA), Fina Birulés (Espagne), Fernanda Bruno (Brésil), Vinciane Despret (Belgique), Penelope Deutscher (USA-Australie),
Julia Kristeva (France), Mariella Pandolfi (Canada), Danièle Wozny (France)
Publié en 2018 par l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture
7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP, France
© UNESCO 2018
- ISSN: 2220-7724
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Photo de couverture : Parthiv Shah - Création graphique, mise en page (couverture et intérieur) : Edouard Sombié
Vijay Singh, Harsh Kapoor pour les images “Saraswati” de M F Husain et “The News of Gandhiji’s Death” de Krishen Khanna, Sanjay Kak, Project
88, Nature More Art, Urvashi Butalia et Zubaan Books, Teesta Setalvad, Meera Nanda, Siddharth Varadarajan et The Wire, Flora Katz, Subhashini
Ali, Madhu Jain, Boaventura de Sousa Santos, Maria Paula Meneses, Nicolas Idier et BNP Paribas.
Cette revue a été éditée avec l’aide du laboratoire d’excellence TransferS (Investissements pour le Futur / programmes ANR-10-IDEX-0001-02 PSL et ANR-10-LABX-0099).
Éditorial T. M. Krishna
Classikrit : le noble et le vrai 65
Barbara Cassin S. Anand
Intellectuels, philosophes, femmes en Inde : Merci d’avoir regarder ma vidéo et abonnez-vous à ma
des espèces en danger 7 chaîne 66
Meera Nanda
Présentation La Science couleur safran 67
Perumal Murugan
Enseignement, éducation, culture Littérature et censure 105
Shahid Amin
Ravish Kumar
Rendre la nation habitable 43
La construction du peuple 106
Sanjay Kak
Essai photographique Contributeurs
Cachemire : Témoin 1986-2016 / Neuf photographes 230
286
Caste et religion
Récapitulatif des illustrations et textes de ce journal
Yashpal Jogdand dont les droits sont réservés 304
Les noyés et les sauvés : caste et humiliation dans
l’école indienne 242
Anand Teltumbde
L’Hindutva et les dalits 251
Si l’on interroge l’homme de la rue, Madame-Monsieur Tout-le-monde, à propos des « femmes en Inde »,
quelques idées reçues émergent vite. Ces idées reçues, statistiques à l’appui, sont hélas vraies. Elles ne naissent
pas : les bébés de sexe féminin sont victimes de fœticide et d’infanticide (44.3 % contre 32% dans le monde1).
Elles obéissent pour se marier à leur famille et à leur caste (85/% des mariages sont arrangés, 18% des
épousées ont moins de 15 ans, 44% moins de 18 ans), leur dot est lourde pour leur famille (7634 procès pour
défaut de paiement en 2015), elles sont vendues loin de chez elles, isolées dans une culture et une langue
qu’elles ne connaissent pas. Ladki apne maa-baap par bojh hoti hai, « la fille est un fardeau », dit-on en hindi.
Les viols sont nombreux (34771 déclarés en 20152) et impunis. Elles font l’objet de crimes d’honneur. Ce
sont des esclaves domestiques ; elles font un travail d’esclave dans les mines. On les prostitue. Elles ont un
accès plus restreint à l’éducation (67% d’adultes illettrés sont des femmes), un taux de décrochage plus élevé
à l’université, en particulier dans les sciences, elles se cognent vite au plafond de verre. 1. Source: Rapport annuel 2012 de la Banque
Mondiale, UNICEF (2008-2012, mis à jour en 2013).
Même si la loi et les mœurs ont évolué — elles ne se font plus brûler sur les bûchers pour accompagner leur 2. Source: Bureau national de recensement des
époux dans la mort depuis la fin du dix-neuvième siècle —, tout cela est encore vrai. crimes, Ministère de l’intérieur, Gouvernement de
l’Inde, 2015.
Or, ce n’est pas d’abord de ces discriminations-là que parle ce numéro, même si elles constituent l’arrière-
plan de toutes les analyses. Car on peut moins que jamais isoler le sort des femmes en Inde d’une situation
socio-politique générale qui détermine ce qui leur arrive aujourd’hui. D’où le titre que nous avons choisi:
« Intellectuels, philosophes, femmes en Inde : des espèces en danger ».
Tout est venu d’une rencontre avec Romila Thapar, la célèbre historienne de l’Inde ancienne, dont l’interview
ouvre ce numéro. Nous avons alors ressenti la nécessité d’avoir un éditeur, ou plutôt une éditrice invitée,
Divya Dwivedi. Et ce choix lui-même vaut description d’une partie de la situation. Elle est, son nom suffit
à le faire savoir en Inde, de la caste des brahmanes — comme Romila Thapar, ou Gayatri Chakravorty
Spivak appartiennent respectivement à la caste des Kshatriya et des Brahmanes, des castes supérieures. Elle
est donc « intouchable », dans un tout autre sens que ne le sont les dalits, les « intouchables ». Intouchable
dans un sens très relatif, car même dans les hautes castes l’intellectuelle ne vaut pas l’intellectuel. Elle a
une formation de philosophe et de littéraire, l’anglais est sa langue maternelle autant que l’hindi, et elle s’est
trouvée contrainte de réfléchir sur ce qu’est le postcolonial, à quoi il sert dans le sous-continent, de quoi il
est le nom. Ne pas faire du post-colonial le premier et le dernier mot permet sans doute d’éclairer avec une
autre précision ce qu’il en est des femmes, philosophes et intellectuelles, en Inde aujourd’hui.
Barbara Cassin
M. F. Husain
Ram Rahman
Pour une communauté d’artistes en Inde, l’impasse dans laquelle se trouve Maqbool Fida Husain suscite
de nombreuses émotions : incrédulité, colère, peur, effarement et indignation. Pour une culture qui vénère
l’âge, il est choquant d’avoir laissé un homme de 94 ans se faire chasser de sa maison et son matrubhoomi
— son pays. Ave l’exil forcé de Husain, il ne s’agit pas seulement du cas d’un individu accusé à tort de
blasphème par des groupuscules de droite et par le Bharatiya Janata Party3. Cela a des répercussions graves
pour chacun d’entre nous en tant que citoyen de la république. L’exacerbation cynique de la haine religieuse
par des groupes politiques n’est pas nouvelle à nos yeux. L’expérience d’une division est encore vive et
douloureuse. Cependant la mobilisation d’Ayodhya dans les années 1990 a ouvert une nouvelle plaie dans
le corps de la république. Non sans coïncidence, les attaques envers Husain commencèrent en 1996, sur des
tableaux qu’il avait peints des années auparavant et qui relevaient du domaine public. La nouvelle tactique,
3. NdT : Parti du peuple indien
avec ses répercussions sur nous en tant que nation, consistait à utiliser la loi comme moyen d’attaque et
de harcèlement. En poursuivant l’artiste à travers tout le pays lors d’une campagne bien coordonnée et 4. Pour les 94 ans d’Husain,
stratégiquement pensée, la droite l’emprisonna dans un cauchemar législatif. Les experts nous aidèrent à catalogue de l’exposition, Delhi : Sahmat, 2009.
comprendre que cet usage pervers du cadre légal pourrait viser n’importe lequel d’entre nous, et que Husain 5. Ibid.
en était peut-être la première et la plus éminente victime4.
Geeta Kapur
Devons-nous à présent compter Husain parmi les artistes de la diaspora ? Le titre convient-il à l’homme ?
Seuls ceux qui connaissent Husain comprendront qu’il lui tarde de rentrer, son imagination itinérante
revient systématiquement à cette terre, comme avec la confiance naïve d’un fakir dans la générosité de tout
un chacun. Peut-être son désir est-il d’embrasser, non le rêve ultime d’un succès dont il est plein encore, mais
la possibilité d’une survie subalterne là où la terre l’a vu grandir autrefois. Ayant toujours travaillé avec le
festif, même celui des triomphants marqueurs de la survie individuelle et nationale, ni son tempérament ni
son esthétique n’ont de moyen d’exprimer la perte. Devons-nous alors lui épargner ce poids ? Dépassant nos
propres culpabilité et sentiment, devons-nous trouver d’autres manières de raconter la superbe ironie que
soutient le toujours positif, toujours élégant et invariablement iconique Maqbool Fida Husain » 5.
Ramchandra Gandhi
Comment peuvent-ils attaquer Husain ? Il est comme un enfant... il joue avec ses pinceaux, ses couleurs et
son argile comme nos artistes populaires et les fabricants de jouets... et parfois, comme eux... il finit par créer
une icône6 .
Divya Dwivedi
traduit par « Bloom »
En Inde, les philosophes, les intellectuels et les femmes sont en danger car ils mettent en danger l’Inde telle
que la définit « l’hindouïté » (Hindutva), notion créée et affermie par un régime que d’aucuns commencent
à considérer comme fasciste.
Les femmes, les intellectuels, les philosophes — qui donnent son titre au présent numéro — ne forment pas
des espèces issues d’une même famille. Elles ressortent à divers ordres de généralité: le genre qui appartient
au domaine des relations sociales, l’usage de la raison dans l’espace public qui nécessite l’existence d’une
démocratie constitutionnelle, la philosophie qui transcende tous les domaines et s’attache aux idées les plus
abstraites comme à la moindre manifestation du réel. Nous savons, néanmoins, qu’une certaine transversalité
les parcourt ; par exemple, le genre questionne l’histoire des champs où opèrent les intellectuels et les
philosophes. Leurs différences apparentes comptent moins que ce qui les rassemble face au danger auquel
elles sont confrontées.
Saraswati, la célèbre toile de M. F. Husain peinte en 1976, nous donne peut-être à comprendre en quoi
consiste ce danger. Parce que son œuvre portait le nom de la déesse hindoue de la connaissance, parce qu’il
peignait d’autres figures empruntées à la mythologie hindoue, les activistes Hindutva s’en sont pris à cet
artiste de 91 ans, ont attaqué son domicile, sa galerie et ses tableaux, et l’ont forcé à s’exiler à Dubaï où il
mourut loin de chez lui. Dans son tableau, un déluge s’abat sur le pays que le nationalisme hindou (le seul
des nationalismes qu’offre l’Inde) considère comme sacré et comme sa seule et unique propriété. La Femme,
réduite à sa seule fonction maternelle dans cette terre-mère du nationalisme indien, se noie avec un dernier
soupir serein. Seul survit un lotus, symbole du parti qui incarne la puissance de cette hindouïté qui gagne
la plupart des secteurs de la société, des composantes de l’état et possède également de solides appuis à
l’international. Peut-être l’artiste, fantasmatique comme le Sphinx, pose-t-il là une énigme et, des siècles
après Œdipe, un nouveau type d’homme y répond en envoyant le vieil homme à la mort. L’énigme pourrait
être celle-ci : quel est le monstre qui dévore tout pour ensuite regénérer ses proies sous la forme d’un seul
symbole, d’un seul corps et d’un seul sens? Et quel type de monstre est né de cette transformation ?
Comme projet, l’hindouïté, est antérieure au fascisme; elle existait avant que le sous-continent indien
n’obtienne son indépendance de la puissance coloniale britannique7. Reste que le terme de fascisme hindou
qui lui est accolé est d’origine européenne et qu’il a été analysé en relation avec divers « modèles européens »,
tout en prenant soin d’écarter les processus historiques qui déterminèrent la naissance du fascisme en
Europe au 19e siècle, tels qu’Arthur Rosenberg les définit. Un tel geste transfère la culpabilité à l’Europe ou à 7. Cf. Vasudha Dalmia, et H. von Stietencron (éd.),
l’eurocentrisme, responsables d’un projet politique violent. En tant qu’expression politique du nationalisme, Representing Hinduism: The Construction of Religious
Traditions and National Identity. London: Sage, 1995;
le fascisme a servi de paradigme au nazisme, notamment dans l’importance accordée à l’esthétique totalitaire,
John Zavos, « The Arya Samaj and the Antecedents of
à l’esthétisation de la politique, à la violence de masse et à la manipulation de la langue visant à réduire à Hindu Nationalism », International Journal of Hindu
néant l’engagement politique. Mais il y a d’autres similitudes entre « hindouïté » et nazisme, au-delà de ces Studies, 1999, p. 57-81.
points communs. L’expression, peu utilisée, de « nazisme hindou » peut nous permettre d’analyser toutes
8. Cf. J. Reghu et Anand Teltumbde sur la question.
les implications du programme de pureté raciale et de sa préservation par le truchement de contrôles légaux
Le 7 décembre, 1947, le premier Premier Ministre
et sociaux qui inspira les fondateurs et partisans de l’hindouïté (incluant la RSS — Rashtriya Swayamsevak de l’Inde, Jawaharlal Nehru, écrivait dans une lettre
Sangh), dont le modèle revendiqué est la SS de l’Allemagne nazie8. que « Nous possédons suffisamment de preuves
démontrant que la RSS est rien moins qu’une
Dans ce contexte, il convient d’aborder la théorie raciale spécifique à l’Inde, et probablement la plus ancienne armée privée qui fonctionne sur des principes
nazis, y compris en ce qui concerne les méthodes
et la plus codifiée de l’histoire humaine — la caste. Le caractère racial de la caste a été souligné par Arthur d’organisation ». (Letters to Chief Minister 1947 –
de Gobineau qui en a fait l’éloge comme d’un système de lois sociales permettant de préserver l’héritage 1964, vol. 1, G. Parthasarthy (éd.), Delhi: Oxford
biologique contre le « croisement » et la « dégénérescence », dans son ouvrage raciste et eugéniste, Essai University Press, 1985); voir aussi Christophe
sur l’inégalité des races humaines (1853-55). Le concept de base de la caste est la varna, ou la couleur de Jaffrelot, The Hindu Nationalist Movement and Indian
peau. L’assignation à une fonction particulière selon la Varna et l’ordre social qui fait obstacle au mélange Politics: 1925 to the 1990s, Delhi: Penguin, 1998;
des couleurs porte le nom de Varna-ashrama-dharma. La caste se fonde sur l’isolement fonctionnel des Marzia Casolari, « Hindutva’s Foreign Tie-up in the
1930s Archival Evidence », Economic and Political
personnes. La main peut accomplir de nombreuses fonctions comme jouer un instrument de musique ou
Weekly 35.4 (January 22, 2000), p. 218-228.
écrire un livre, mais la main de la plus basse caste — celle des pilleurs de poubelles — est réduite à la fonction
de collecte des déjections humaines. La caste est au cœur de la doctrine et de la pratique de l’hindouisme 9. Bhimrao Ramji Ambedkar, Annihilation of Caste,
qui codifie l’identité de chaque personne dès sa naissance et pour toute son existence même si la personne introduction de Arundhati Roy, New Delhi: Navayana,
2014. Cf. Khalid Anis Ansari dans ce numéro.
souhaite se convertir à une religion universaliste comme le christianisme ou l’islam9. La doctrine des
cycles du karma (de la naissance et de la renaissance) a pour but de figer le potentiel de transformation
existentiel inhérent à chaque individu afin de le cantonner dans sa caste. La conversion ou l’union entre
castes ou religions différentes sont des atteintes à l’isolation fonctionnelle de l’individu par la caste. Ces
comportements sont punis soit par l’état (interdiction de l’abattage des bœufs et des vaches10), soit par des
groupes hindous plus ou moins organisés (assassinat de missionnaires, reconversion à l’hindouisme de
chrétiens ou de musulmans), soit les deux (reconnaissance par les tribunaux du Love Jihad11 — Djihad par
l’amour). Les dalits (« intouchables »), les musulmans et les chrétiens (de même que les musulmans dalits
ou les chrétiens dalits) sont couramment ostracisés, violés, tués, lors de lynchages, de crimes d’honneur ou
de pogromes. Le crime d’honneur, dont l’équivalent féminin, le sati (suicide d’honneur) fut interdit par le 10. Cf. Teesta Setalvad dans ce numéro.
colonisateur au XIXe siècle, est une pratique encore courante dans de nombreuses régions de l’Inde, comme 11. « Love Jihad » : terme inventé par les groups
l’atteste les journaux indiens qui rapportent au moins une mort par jour. Ces crimes, pratiqués par les parents hindous, s’inspirant des Nazis, qui accuse les garçons
ou la famille, équivaut à une réécriture du code de la caste sur le corps de la fille — et souvent sur celui du musulmans de séduire des filles hindoues aux fins
garçon qu’elle a choisi s’il est d’une caste inférieure — qui ne cède pas à la peur d’essence raciste qui de les convertir et de les épouser, en une forme de
Djihad. Cf. Subhashini Ali dans ce numéro.
veut qu’un mariage hors de sa caste soit un « métissage ». C’est cette idéologie qu’ont combattue les
féministes indiennes afin de revendiquer pour toutes les femmes la liberté et le droit de vivre leur propre 12. Par exemple, le sati a été réhabilité dans le cadre
vie, de faire leurs propres choix, d’exercer leur propre carrière et de disposer de leur propre corps. Il en va post-colonial du « discours colonial » par Ashis
Nandy; cf. Nandy, « Sati in Kaliyuga », Economic and
de même pour les mouvements visant à exiger que les homosexuels, les transgenres et les transsexuels,
Political Weekly 23.38 (Sep. 17, 1988), 1976.
soient traités sur un pied d’égalité et qu’ils bénéficient des mêmes libertés. L’apparition de ce discours
allogène à la « culture indienne » fut condamné par les lobbies des castes, les groupes religieux, et 13. Cf. Meera Nanda, « We Are All Hybrids Now: The
également par les intellectuels tenants du post-colonialisme12 pour qui la femme et la caste Dangerous Epistemology of Post- colonial Populism »,
Journal of Peasant Studies 28(2) 2001, p. 162-186.
appartiennent à la sphère domestique, cette matrice de la culture autochtone qui résista à la colonisation
et s’opposa à la soi-disant violence épistémique de la « colonisation et de l’occidentalisation13 ». 14. Par exemple, Rajeev Bhargava présente la
hiérarchie des castes comme une « diversité verticale »
qui, avec la diversité horizontale or religieuse,
Le consensus commode qui règne dans le monde universitaire en Inde veut que la caste et la race soient deux comprend une forte dose de sécularisme à l’indienne
réalités distinctes la caste étant un phénomène culturel spécifique et inhérent à l’Inde14. Ce consensus n’est et peut servir de modèle de tolérance au monde
pas véritablement remis en cause — la voix des dalits, des populations tribales et des minorités religieuses « Secularism and Inclusive Society » in Yojana (Août
est relayée à l’international selon les termes de ce consensus. La vision de l’Inde des dalits est considérée 2013): p. 22-25. http://iasscore.in/pdf/yojna/3.%20
comme contraire aux intérêts de la nation et comme extrémiste car le mode de vie des dalits ne suit pas les Secularism%20and%20inclusive%20society.pdf
soi-disant pratiques traditionnelles hindoues, car ils mangent du bœuf et prient des déités que les Indiens
du nord-ouest, qui se perçoivent comme aryens et hindous, tiennent pour des démons. Cette distinction
reprend la division entre Sura, les dieux et A-sura, les démons, qui prévalait chez les Aryens de l’ère védique.
Pourtant, ce n’est qu’au 19e siècle que le terme « hindou » fut adopté pour qualifier la nouvelle religion
qui s’attachait à remplacer la pléthore de croyances et de pratiques locales alors en vigueur dans le sous-
continent15. C’est un mot persan, Hind, par lequel les souverains musulmans désignaient cette région et ses
habitants qui donna son nouveau nom à la soi-disant plus ancienne religion du monde16. L’hindouisme, tout
juste nouvellement baptisé ainsi devint le dépositaire de la nature essentielle de la nation, et, dans le nouveau
panthéon « hindouiste », les dieux vénérés par les basses castes et les populations tribales furent relégués au
rang de démons. La colonisation hindoue du sous-continent indien par les hautes castes du nord-ouest de
l’Inde est menée par le truchement d’une politique fondée sur le religieux17.
Depuis 2013, quatre philosophes rationalistes ont été assassinés en Inde. Ces dernières années, des militants
du droit à l’information, des militants tribaux, des lanceurs d’alerte, des fonctionnaires probes, des militants
pour l’indépendance du Cachemire et des dizaines de journalistes ont été tués, incarcérés, privés de leur 15. Cf. D. N. Jha, « Looking for a Hindu Identity »
(communication au 66e « Indian History Congress » ),
libertés civiques, menacés ou empêchés de poursuivre leur travail à cause de procès en diffamation intentés
2004, http://www.sacw.net/India_History/
en leur endroit. Des citoyens ordinaires, des dalits ou des musulmans, ont été lynchés par des cliques affiliées dnj_Jan06.pdf
au mouvement de l’hindouïté, par ce qu’on les soupçonnait de recéler du bœuf ou de transporter des vaches
pour l’abattoir, ou parce qu’ils aimaient ou avait épousé quelqu’un d’une autre religion ou d’une autre caste. 16. Stietencron, « Religious Configurations in Pre-
Muslim India and the Modern Concept of Hinduism »,
Les universités et les institutions d’excellence de l’enseignement supérieur dans les domaines de la médecine dans Dalmia and Stietencron, 1995, p. 51-81.
et des sciences de l’ingénieur — qui font la fierté intellectuelle de l’Inde et constituent la partie de sa diaspora
à l’étranger qui réussit financièrement et renforce le lien entre « mérite » et « caste » — sont à l’origine d’une 17. Cf. Kancha Ilaiah Shepherd, Why I am not a Hindu:
A Sudra Critique of Hindutva Philosophy, Culture and
succession de suicides affectant à la fois étudiants et chercheurs. La sphère publique est sous l’emprise de
Political Economy, Calcutta: Samya Press, 1996.
grands groupes de média qui relaient la propagande nationaliste hindoue et appelle au lynchage, ainsi que
de réseaux sociaux qui reproduisent les rapports de force au sein de la société.
Le monstre procède au moyen de l’incorporation et de la métabolisation au sein de son propre corps de tous
les organes de la société et de l’état. Sa fin ultime est la domination sans fin de la Nation Hindoue. Il a joint la
manière et la fin en un seul et unique projet qui inclue des institutions comme l’université, la presse, les arts
et l’écriture, qui ont le pouvoir de laisser s’exprimer les potentialités humaines. Il réduit nos potentialités
infinies : les potentialités de notre esprit à concevoir de nouvelles finalités à l’existence ; les potentialités
de notre imagination et de nos mains à concevoir de nouveaux corps, de nouvelles capacités à partir de
nous-mêmes ; les potentialités de notre être-ensemble au-delà des liens du sang, de l’identité, du territoire,
et de la calcification routinière des croyances et des pratiques. L’amour, la pensée critique, et l’aventure de
l’esprit en quête de Sophia plutôt que son itération dans la prison insulaire de l’identité culturelle ; telles
sont les potentialités irrépressibles de l’être humain que l’hindouïté cherche à subvertir et à enchainer à la
nation hindoue, ravalant ceux qui restent au rang de sujets dotés de moins de droits ou dénués de tout droit,
des « outsiders » tolérés. C’est donc pourquoi les femmes, les intellectuels engagés, et les philosophes sont
en danger dans l’Inde d’aujourd’hui, car ils représentent précisément ces créatures que la nation hindoue,
telle Calypso, entend figer pour l’éternité dans l’île-prison de la Pax Indica. L’enfermement « calypsoïque »
des fins et des moyens18 d’un peuple dans le système des castes — une nation hindoue qui se reproduira
biologiquement comme être garant de la préservation de la caste en utilisant tous les moyens mis à disposition
par l’état moderne — fera de chaque Indien une île où qu’il ou elle aille. Les diverses composants d’un système
complexe, possédant chacune leurs propres lois, s’organisent sous l’égide de ce que l’on pourrait appeler
une loi englobante. La caste est la loi englobante de la nation hindoue à laquelle doivent se soumettre les
lois des diverses composantes de ses différentes parties constitutives : l’état, l’armée, l’université, la sphère
publique, la culture populaire, l’économie, la langue, l’art, la famille, le corps. Le nationalisme exige que soit
18. Cf. Shaj Mohan and Divya Dwivedi, Gandhi and
observé l’ordre castique hindou et que soient respectés les préceptes de sa sagesse immémoriale telle qu’on Philosophy: On Theological Anti-Politics (Bloomsbury
la trouve dans le Code de Manu et dans la théorie du karma contenue dans la Gita. La nation hindoue est Academic, forthcoming).
une société cérémonielle dans laquelle la démocratie constitutionnelle séculière contemporaine sera mise
en conformité avec les lois englobantes émanant de ces anciens préceptes.
Les leaders de la RSS décrivent ce programme — où les moyens et les fins sont indissociables — dans
des publications et des discours régulièrement destinés à leurs membres. Ses représentants au sein du
gouvernement utilisent les dispositions légales et étatiques existantes pour préparer la transformation
calypsoïque de ces dispositions. Les Indiens qui résistent encore, dans le sous-continent et à l’étranger ne
peuvent que constater cet état de fait en voyant les reportages journalistiques, les stratégies médiatiques
des apologistes, et les mantras tweetés par les fabriques à trolls. Le soir, un nouveau sujet exprimé dans les
termes qu’ils ont fixés donne lieu à un débat mené par les présentateurs de télévisons ou des porte-paroles.
L’opposition « nationalistes »/ « antinationaliste » et « bon nationalisme » / « mauvais nationalisme » est un
de ces débats. La différence entre hindouisme et hindouïté en est un autre.
Entre-temps, l’hymne national retentit dans les cinémas privés et ceux qui ne se lèvent pas en signe de
respect sont roués de coups même s’ils sont handicapés, et il est de moins en moins rare de voir le drapeau
national et les murs recouverts de représentations de héros de guerre dans les campus universitaires. Dans
le passé, ces symboles étaient déjà honorés par d’autres groupes et par le commun des mortels, mais ils
ne constituaient pas l’intégralité de leurs préoccupations existentielles. Aujourd’hui, ils sont devenus les
symboles d’une cérémonie totale dont la loi est injonctive, et deviennent autant d’échelons que chaque
Indien doit gravir afin de recevoir sa part finale d’hindouïté.
S’il existe ce que l’on peut appeler une maladie postcoloniale, c’est dans la calypsologie qui articule la relation
entre l’ancienne hiérarchie et l’état moderne qu’elle se situe. Le post-colonialisme comme justification de
cette maladie est la structure de cette calypsologie. Selon cette théorie, les dégâts causés par le colonialisme
ne résident pas tant dans les déprédations matérielles résultant de l’économie politique coloniale que dans 19. Voir Bernard Cohn, An Anthropologist among the
le « discours colonial », le réalignement culturel qui procéda de l’imposition de catégories de pensées euro- Historians and Other Essays, Delhi: Oxford University
Press, 1987; Nicolas Dirks, Castes of Mind: Colonialism
centriques (telles que l’histoire, la science, la religion, la nation, les droits, la justice) dans l’interprétation et
and the Making of Modern India, Princeton: Princeton
l’administration des sociétés autochtones. En traitant les savoirs et les structures sociales autochtones comme University Press, 2001, p.5, p. 295.
inférieures, la domination coloniale s’est auto-justifiée et a poussé la société colonisée à mépriser sa propre
20. Voir Gyanendra Pandey, The Construction of
culture. En introduisant ses institutions, ses savoirs et ses visions du monde issus d’Europe, le colonialisme a
Communalism in Colonial North India, Delhi: Oxford
restructuré le désir autochtone en générant une violence épistémique qui a eu pour effet d’irrémédiablement University Press, 1990.
perturber et contaminer les institutions, les savoirs et les visions du monde autochtones. Dans la théorie
postcoloniale, la violence épistémique du moment colonial est la blessure qui clive l’histoire des autochtones
entre un passé irrécupérable pour la compréhension postcoloniale et un avenir perpétuellement conditionné
par cette compréhension. Ainsi, les historiens et spécialistes des sciences humaines de l’école postcoloniale
considèrent que les pratiques racistes en vigueur dans le sous-continent et la forme actuelle du racisme/
castisme trouvent leur origine dans le passé colonial19. Cette façon d’utiliser l’histoire pour ne pas avoir
à confronter les problèmes de l’Inde (au nombre desquels, par exemple, la caste, le communalisme20, et
le statut incertain du Cachemire) et l’injonction qui veut que pour les comprendre il faille absolument se
plonger dans les archives coloniales, permet à ces problèmes de persister de façon commode.
L’alter ego de la théorie postcoloniale est la théorie des subaltern studies, laquelle postule l’existence
d’une couche sociale — celle des classes « subalternes » — qui, à la différence des élites compradores « de
couleur » éduquées à l’européenne, est demeurée libre de toute contamination par l’épistémè coloniale.
Dans cette classe (au sens non-marxiste du terme) les traditions, mythes, croyances, structures affectives et
forme d’agentivité autochtones perdurent de façon originelle depuis l’ère précoloniale. Pour l’intellectuel
de l’école postcoloniale qui pense selon des catégories européennes mais rêvent de silhouettes d’un passé
irrémédiablement perdu, le théoricien des subaltern studies parle la langue du silence. C’est ce que Gayatri
Spivak entendait quand elle posait la question: « les ‘subalternes’ peuvent-elles parler ? » Il est révélateur
que les théoriciens des subaltern studies se soient préoccupés des « subalternes » hindous mais n’aient
pas eu grand-chose à dire à propos des populations du sous-continent qui n’appartenaient pas à l’élite
musulmane21. Il est troublant qu’ils n’aient rien à dire au sujet des pratiques castiques des « subalternes ».
Ensemble, depuis quatre décennies, les études postcoloniales et la théorie des subaltern studies forment
le cadre paradigmatique dans lequel évolue la recherche dans les domaines des humanités et des sciences 21. L’ouvrage récent, Conquest and Community: the
sociales, en Inde et à l’étranger. « Eurocentrisme », « historicisation » et « post-colonialisme » sont également Afterlife of Warrior Saint Ghazi Miyan de Shahid Amin
les termes opératoires qui permettent au discours nationaliste indien de justifier l’ordre castique. Il ne fait (qui contribue à cette numéro) est une exception.
que reculer le curseur colonial à la période des empereurs musulmans de la dynastie moghole, perçue
comme domination étrangère, et historicise les problèmes du présent en utilisant leur règne et l’islam.
La seule différence est qu’il considère qu’il est possible de raviver la culture autochtone et que l’hindouïté
la rétablira. Les textes anciens, les croyances autochtones, les rituels et les mythes seront et devront être
ressuscités et la caste se devra d’être respectée.
En dépit de leur origine européenne, les discours en vigueur dans le sous-continent s’approprient les termes
de religion, de civilisation, de lumières et de théologie ; en revanche, ils ne font que très peu référence au
terme « racisme ». Les historiens (tenants de l’histoire sociale, culturelle, anthropologique ou ethnologique)
rejettent la philosophie et les sciences et affirment que les pratiques autochtones liées aux superstitions,
aux sectes, aux rites raciaux, aux meurtres rituels liés à la purification raciale et les codes castiques sont
partie intégrante de la religion. Même si la religion est une catégorie européenne et si ce sont des penseurs
européens qui ont en premier qualifié ces pratiques de religion, et qui les ont étudiées comme telle, les
tenants du post-colonialisme et les nationalistes hindous n’hésitent pas à utiliser ce terme22, par simple
souci tactique : les pratiques religieuses sont protégées par la loi internationale, tandis que la discrimination
raciale ne l’est pas. Depuis une quinzaine d’années, les soi-disant hindous ont élaboré une théologie et une
cosmologie monothéistes dotées de caractéristiques assimilables aux religions sémitiques23. La caste, qui est
à l’opposé de la conception d’humanité universelle et des droits humains, est intégrée dans ce projet en tant
que tradition et de façon indigène et parfois imparfaite d’organiser l’existence.
22. Voir David N. Lorenzen, « Who Invented Hinduism? »,
La philosophie constitue un problème particulier dans le sous-continent. Elle est également, d’une certaine Comparative Studies in Society and History
41.4 (1999), p. 630-659; Makarand Paranjape,
façon, au cœur des problèmes de cette région. La théorie postcoloniale réduit la philosophie à un discours
introduction to Swami Vivekanand: A Contemporary
eurocentré ; pourtant, c’est précisément de l’histoire de la philosophie européenne, une histoire faite Reader, Paranjape (éd.), Delhi : Routledge, 2015 ;
d’autocritique, que les études postcoloniales tirèrent les outils qui lui permettent de critiquer la philosophie et Paranjape, Making India: Colonialism, National
européenne. De plus, elles se sont emparées de ces outils en les vidant de leurs préoccupations philosophiques. Culture, and the Afterlife of Indian English Authority,
C’est ainsi que les travaux de Michel Foucault lui servent de modèle pour la notion d’historicisation, et pour Dordrecht : Springer, 2012.
récupérer l’usage cynique de la notion « d’hégémonie » dans le discours moral concernant l’oppression basée 23. Christophe Jaffrelot, « Reconversion Paradoxes »,
sur la caste et le racisme, même si celle-ci fut éclipsée par les travaux de Foucault et Althusser. La déconstruction 2015, http://carnegieendowment.org/2015/01/07/
est utilisée pour présenter la situation comme une aporie interdisant toute éventualité d’intervention. Toutes reconversion-paradoxes
les possibilités à venir se résorbent dans un présent postcolonial qui s’étire indéfiniment. 24. Dans l’épopée Ramayana de Valmiki, Rama, le
dieu-roi tranche la tête d’un Shudra pour le punir
La philosophie, en tant qu’exercice critique ou en tant qu’exercice permettant la création de nouveaux champs, d’avoir osé enfreindre la barrière de caste qui fixe
est conçue comme euro-centrée, comme la poursuite de la colonisation des esprits et des cultures. Débarrassée qui peut apprendre les Védas. L’autre épopée, Le
Mahabharata, contient une histoire similaire à
de sa puissance créatrice et critique, la philosophie, en tant que label prestigieux, est prête à l’appropriation propos d’Ekalavya, un jeune garçon tribal hors caste
calypsoïde : elle est utilisée pour désigner les rituels des Védas, le discours des Upanisads, et les règles castico- à qui l’on coupa le pouce droit car il avait appris le tir
raciales contenues dans la Gita. Seul le discours « spirituel » sur la vie, la vérité, la loi et les dieux est considéré à l’arc en regardant de loin un Brahmane s’entraîner.
comme relevant de la philosophie. Par ailleurs, à travers les siècles, ce sont les seuls Brahmanes qui furent les
dépositaires de ce discours. Il a fallu du temps pour que le sous-continent se mette à l’écriture de peur que
cette « philosophie » soit mise à la portée des basses castes. C’est pourquoi ce « discours philosophique » fut
transmis oralement24. La philosophie, conçue comme un discours mêlant légalité, caste et religion est encore
aujourd’hui le privilège des hautes castes. A l’université, la philosophie se borne à une exégèse du canon
classique, évitant soigneusement les controverses, et permettant ainsi de s’assurer que les considérations
politiques qui fondent la philosophie européenne ne puissent jamais s’insinuer dans le débat indien. Cela dit,
la philosophie, considérée comme un discours séculier qui s’oppose au racisme et à la théocratie, est un sujet
qui intéresse seulement les minorités religieuses, en particulier les chrétiens et les dalits.
Dans la longue geste de la caste, dalits, musulmans et chrétiens forment un peuple en exil sur sa propre terre.
La structure séculière de la constitution de l’Union indienne, œuvre du Dr. B.R. Ambedkar, un intellectuel
dalit, entre en conflit avec un ordre social ethno-raciste. L’appareil légal et les institutions publiques restent
inaccessibles au dalits. Depuis vingt ans, les dalits ont petit à petit accès aux universités. Victimes de
violences liées à la caste dans les campus, ils ont commencé à s’organiser en cercles d’études et en groupes
de gauche alternative afin d’étudier les Droits Humains, la Constitution indienne, les textes antireligieux,
les théories antiracistes, et d’autres écrits séculiers dans l’espoir de se forger une nouvelle identité que celle
définie par les épithètes castiques qui leur sont accolés. Dans la philosophie et dans les écrits critiques, ils
trouvent des outils leurs permettant de rejetter des siècles de conditionnement et d’oppression par la caste.
Malheureusement, leurs efforts cessent avant de pouvoir obtenir un diplôme universitaire, décerné par une
institution dont la vocation est de traiter l’être humain comme un intellect et de transformer l’être spécifique
des femmes et des hommes qui la fréquentent en un lieu universel de savoir et de pensée. L’université est un
intervalle où se produit cette transformation. Péniblement, il leur faut interrompre le fonctionnement des
universités du sous-continent en protestant et en manifestant afin de trouver leur place dans cette promesse
d’un intervalle. Il leur faut générer un autre intervalle.
Un exemple d’intervalle fut le mouvement de protestation organisé par les étudiants de l’Institut de
Technologie de Madras au cours duquel le groupe anti-caste Ambedkar Periyar Studies Circle (APSC) des
étudiants dalits de gauche se moqua ouvertement du système des castes et du gouvernement. Ces étudiants
furent punis car ils avaient critiqué le néolibéralisme et le gouvernement national. Telle une vague, la
protestation s’étendit du sud du sous-continent en direction du nord, et atteignit l’Université Centrale de
Hyderabad, où les membres d’une autre organisation anti-caste, la Ambedkarite Students’ Association (ASA)
avaient étés expulsés de leur résidence universitaire, interdits fréquenter le restaurant universitaire et les
services administratifs sous prétexte qu’ils avaient protesté contre la peine de mort prononcée contre un
musulman, Yakub Menon, condamné pour conspiration dans le cadre de l’enquête sur les explosions de
Bombay en 1993. La violence de leur expulsion prolongée venant s’ajouter à la pauvreté et à la contrainte
permanente liée à leur statut de dalits, poussa Rohith Vermula, l’un de ses chercheurs, à se suicider, le
17 janvier 2016. Dans le mot qu’il a laissé avant de mettre fin à ses jours, Rohith Vermula soulignait
l’impossibilité d’échapper à la malédiction liée à la naissance telle que l’impose le système des castes : « mon
accident mortel, c’est ma naissance ». En 2014-2016, d’autres mouvements, comme celui du « baiser d’amour »
(expression libre de l’amour en public), ou celui organisé à l’Institut du cinéma et de la télévision de Pune
(FTII) en réaction contre un réalisateur de droite incompétent, ou encore le mouvement « brisez la cage »
à l’Université de Delhi résonnèrent en harmonie. La vague atteignit la capitale, Delhi, en février 2016. Des
Cercles d’études Ambedkar fleurirent dans de nombreuses universités et instituts de technologie à travers le
pays. Des groupes d’étudiants de l’Université Jawaharlal Nehru (JNU) célébrèrent le martyre de Mahishasur
pour souligner le fait que des dieux comme Mahishasur, vénérés des populations tribales et des dalits sont
vus comme des démons dans la mythologie hindoue qui célèbre le meurtre de Mahishasur par une déesse
hindoue. Ces étudiants furent qualifiés d’antinationalistes. Des étudiants lancèrent le mouvement « occupez
le CNU » (« Occupy UGC protest ») pour protester contre la baisse spectaculaire des bourses de recherches
au niveau national. JNU fut le théâtre d’une mobilisation massive des étudiants et des enseignants ; des
mouvements de protestation contre la condamnation à mort du militant séparatiste cachemiri Afzal Guru,
en lien avec l’attaque contre le parlement en 2001 furent subitement considérés comme séditieux alors qu’ils
avaient lieu chaque année. Les leaders étudiants des organisations de gauche, comme Kanhaiya Kumar,
Umar Khalid, et Anirban Bhattacharya furent gardés à vue par la police pendant plusieurs jours et Kumar
fut roué de coup dans l’enceinte du tribunal en présence d’un juge et de policiers. De nombreux étudiants
furent condamnés à payer une amende et expulsés de leur résidence universitaire. Ils furent visés par des
enquêtes anti-terroristes tandis que des ministres du gouvernement, des idéologues de droite et des chaines
de télévision s’employaient à faire monter l’hystérie nationaliste en exigeant que l’on ferme cette université
historique, présentée comme un foyer d’activités anti-indiennes.
Pendant quatre mois, les étudiants continuèrent à protester sous la houlette de leur leader syndical Shehla
Rashid Shora et tinrent tête avec courage aux mesures de répression orchestrée par l’état. Les enseignants
réagirent à la soi-disant « crise de JNU » en organisant des forums où chaque soir, d’éminents professeurs
(historiens, économistes, politologues, spécialistes de littérature, humanistes numériques) et des intellectuels
donnaient des conférences sur le « nationalisme », puisque c’était une version du nationalisme hindou qui
menait ces attaques contre l’université. Ces conférences furent publiées sous le titre parfaitement approprié
de « Ce qu’il faut vraiment que les gens sachent » (What the Nation Really Needs to Know). La théorie
postcoloniale constituait le cadre de la plupart de ces conférences, et il s’en suivit que la volonté de renouer
avec la généalogie de la nation et de délimiter un nationalisme indien « positif », la question de l’autonomie
du Cachemire passa à la trappe, tout comme les actions innovantes et les écrits révolutionnaires des groupes
d’étudiants dalits qui étaient à l’origine de ce mouvement25. En mai, dans un essai virulent publié dans The
Caravan et intitulé « Mon côté séditieux », Arundhati Roy rappelait que :
Tandis que le grand capital a obtenu que des dizaines de millions de roupies de dettes soient annulées,
des dizaines de milliers de petits paysans pris au piège du cycle des dettes impayés, et qui ne seront jamais 25. L’introduction à What the Nation Really Needs to
Know dut admettre que le volume présentait « des
annulées, continuent à se suicider. En 2015, dans le seul état du Maharashtra, plus de 3 200 paysans se sont
lacunes abyssales…concernant la question du nord-
donnés la mort. Leurs suicides sont autant de meurtres institutionnalisés, comme le fut celui de Rohith est, les communautés minoritaires l’Inde… trop peu
Vemula. […] de débat sur l’héritage de divisions virulentes et de
communalisme qui est le nôtre. Le moment initial
La crise artificiellement crée à JNU a contribué, de façon extrêmement réussie, à détourner notre attention de la lutte menée à JNU, Afzal Gurtu et la question
du Cachemire, sont-ils passés au second plan ? La
d’une terrible tragédie qui a touché certaines des personnes les plus vulnérables de ce pays.
lutte trop discrète de soutien du mouvement dalit à
l’Université Centrale de Hyderabad n’était-elle pas le
L’intervalle était oublié. L’histoire de ces mouvements de protestation a valeur de parabole. Le meurtre signe d’un échec ? ».
institutionnalisé de Rohith Vemula et la lettre de suicide qu’il a laissé — une œuvre de philosophie plus
courte que celles produites par l’idéalisme allemand — posent la question suivante : pourquoi dans le sous-
continent, « jamais un homme ne fut considéré comme un intellect ». Pourquoi la femme est-elle réduite à
sa fonction reproductrice de façon à reproduire la caste ?
La mesure du danger réside dans la férocité et la méthodologie avec laquelle il tente de s’adapter aux forces
qui lui résistent. Toutes les forces qui résistent ne portent pas en elles la possibilité d’émanciper, d’ouvrir sur
de nouveaux avenirs. Il leur arrive de rester simplement réactives, en réagissant au danger dans les termes
que celui-ci impose, et qui se trouvent au cœur de la loi de la caste. Elles répéteront ainsi la loi du danger, en
se soumettant à l’isolation fonctionnelle qu’il cherche à créer : pendant encore quelque temps, les étudiants
protesteront, des hashtags se multiplieront autour des images virales des personnes tuées. Par ailleurs, les
forces de la résistance se doivent de créer de nouvelles lois et de nouveaux espaces en transformant les
mêmes moyens en des fins différentes ou en créant de nouveaux moyens pour aboutir à la même fin, celle
de la bonne vieille liberté. Elles doivent à leur tour circonscrire le danger et le dominer en inventant de
nouveaux espaces qu’elles créeront elles-mêmes. Il se peut qu’elles retombent sous le charme calypsoïque,
mais la capacité à se libérer en vue d’une transformation à venir existe — au moins — dans l’intervalle.
Il faut de nouveau se saisir de cet intervalle. Cette livraison de la Revue des femmes philosophes s’efforce
de traiter de l’intervalle à travers les contributions de philosophes, de savants, de pédagogues, d’écrivains,
d’artistes, de photographes, de juristes, d’activistes, d’éditeurs et de journalistes. Elle traite du danger, à
la fois mortel et théorique, qui menace les intellectuels impliqués dans le débat public, les philosophes et
les femmes en Inde, et au-delà tous ceux que dans son dernier roman, The Ministry of Utmost Happiness,
Arundhati Roy appelle « les inconsolés ».
Siddharth Varadarajan : Professeure Romila Thapar, merci d’avoir accepté de nous donner cette interview
qui portera sur une vaste thématique, une question qui a suscité beaucoup de débats en Inde, bien sûr,
mais aussi chez ceux qui souhaitent le meilleur pour l’Inde, partout à l’étranger. Cette question est : la
pensée critique est-elle aujourd’hui menacée en Inde ? Lorsque j’ai choisi cette question, je n’avais pas
simplement en tête les pressions, revendiquées ou non, que peuvent exercer l’État ou les pouvoirs et les
personnalités politiques, mais aussi, en quelque sorte, celles exercées par l’opinion publique en général.
La tendance croissante — du moins, c’est ce qu’il me semble — qu’a le public à entériner les positions
intolérantes adoptées par l’État lui-même à l’encontre des différences et des dissidences, la facilité avec
laquelle les classes moyennes se rallient à la célébration de héros, au culte de la personnalité, à la surenchère
nationaliste ; toutes ces facettes font définitivement partie du paysage politique de l’Inde aujourd’hui. Si l’on
regarde l’élection de Donald Trump, ou la tendance politique en Europe, on peut facilement concevoir qu’il
s’agit d’un phénomène global, même si cette, disons, « fermeture de l’esprit indien » est un processus qui a
commencé il y a un certain temps, avant même que le gouvernement actuel n’arrive au pouvoir ; depuis dix
ans peut-être, sinon plus. On a vu ces dérives préoccupantes prendre une ampleur considérable durant les 30
derniers mois. Le débat que nous avons vécu en 2015 dans ce pays sur la tolérance et l’intolérance a surtout
mis face à face les artistes, les écrivains et les personnalités de la culture, qui critiquaient un gouvernement
qui tolère violence, chauvinisme et ne lève pas un doigt lorsque des minorités sont prises pour cible, et un
pouvoir irrité par cette fronde des intellectuels qui refusaient les honneurs et les récompenses. Puis en 2016,
les attaques ont commencé à cibler le monde universitaire ; on se souvient de la façon dont les événements
se sont déroulés à l’université Jawaharlal Nehru (JNU), et je dirais que les choses ont empiré. Nous avons
un environnement médiatique particulièrement toxique, où le chauvinisme le plus extrême semble être
devenu la norme et où, pour résumer la chose un peu grossièrement, nous nous trouvons dans une situation
telle que la branche exécutive du gouvernement empiète ou s’insinue dans presque toutes les institutions
chargées de contrôler son activité : le système judiciaire, le parlement, la banque centrale, les médias, etc.
Dans ce genre de contexte où, à mon avis, une menace pèse bel et bien sur la pensée critique en Inde, quel
rôle voyez-vous pour les intellectuels publics ? Que devraient-ils faire ? Quel est leur rôle, s’ils en ont un,
dans une situation comme celle-ci ?
Romila Thapar : Vous avez soulevé bon nombre de problématiques. Avant de parler de cette notion
d’intellectuel public, je tiens juste à dire que, comme chacun d’entre nous, je suis très préoccupée par ce
qui est en train de se passer, pas simplement en Inde, mais dans le monde entier. L’élection inattendue
de Trump a certainement servi de piqûre de rappel. Je crois que cela a soulevé des questions auxquelles
nous nous devons de répondre : pourquoi perdons-nous cet esprit d’analyse critique qui nous a toujours été
cher ? Il est vrai que cet esprit est généralement associé aux classes moyennes et qu’il contribue pour une
bonne part à une pensée très conventionnelle, mais il permet également la divergence, et je crois que nous
gagnerions vraiment à nous pencher sur ce genre d’expression de dissentiment. Force est de constater que
la voix de cette rébellion ne se fait pas entendre autant qu’on pourrait le souhaiter, ce qui va dans le sens de
cette idée d’un déclin de la pensée critique, déclin que l’on peut constater aujourd’hui. Mais je pense que
cela pose très concrètement deux questions, et la première est celle des institutions et des structures de la
démocratie : sommes-nous aujourd’hui arrivés à un point où il faudrait les repenser ? On se base toujours
sur le système électoral, la représentation — comment représenter le peuple, ses opinions, et formuler ses
idées, comment aborder la question du principe de majorité, tous ces débats. Est-ce suffisant ou faut-il aller
plus loin et prendre en compte le fait qu’un certain nombre de personnalités semblent parvenir à se hisser au
pouvoir sans obtenir de vote majoritaire ? Les voix d’un tiers des citoyens, ça ne constitue pas une majorité,
et le processus est tel que ces candidats finissent toujours par arriver au pouvoir. Même Trump n’a pas été
porté à la tête de son pays par une vague électorale.
RT : C’est pourquoi je pense qu’il faut maintenant que l’on se dise : « d’accord, ces institutions, ce sont les
bases de la démocratie, mais comment améliorer leur efficacité ? Comment les rendre plus représentatives,
comment permettre au peuple de s’impliquer davantage et d’avoir un plus grand pouvoir décisionnel que
simplement celui conféré par le vote ? » Je pense qu’aujourd’hui, l’idée « un homme, une voix » a fait son temps.
Je ne suis pas en train de dire qu’il faut supprimer le vote, mais au contraire, qu’il faut trouver des manières
de le renforcer, un système qui le rende beaucoup plus efficace et qui encourage tous les citoyens à aller voter,
parce qu’à l’heure actuelle, nombreux sont ceux à rester en retrait et à dire : « Je n’aime pas le système, ça ne
m’intéresse pas, je n’irai pas voter. » C’est là un ensemble de problématiques dont nous devons nous emparer.
Quant à l’autre question, la situation actuelle des États-Unis l’illustre à mon avis très bien. Voilà un pays
qui a toujours été présenté non seulement comme un système démocratique, mais également une société
hautement éduquée, ce qui est d’ailleurs vrai. Alors, comment cette éducation a-t-elle failli ? Quel aspect
du contenu éducatif devons-nous prendre en considération bien plus sérieusement que nous n’avons pu le
faire auparavant ? Cela vaut tout autant pour l’Inde, sinon bien plus. D’ailleurs, combien sommes-nous à
demander : « Qu’est-ce que vous enseignez vraiment à l’enfant ? Vous lui donnez des informations et vous
attendez de lui qu’il les répète, vous lui posez des questions motivées auxquelles il doit répondre « oui » ou
« non ». Ce n’est ni plus ni moins que le vieux modèle catéchistique que vous reproduisez, où l’on reçoit
une question prédéterminée à laquelle correspond une réponse prédéterminée. À l’inverse, pour moi, quel
que soit le système éducatif, il n’a de valeur que s’il apprend à l’enfant à poser des questions et à aiguiser son
regard critique. Ce n’est pas ce que l’on fait aujourd’hui. On a même des ministres qui disent : « Il ne faut
pas poser de questions. »
SV : Ou « c’est antinational de poser des questions », ou encore « si quelqu’un pose des questions à propos
d’argent sale, c’est qu’il en a lui-même ».
RT : C’est là une absurdité que l’on se doit de dissiper, parce que le principe même de l’éducation est
d’apprendre aux citoyens de demain à poser des questions, car s’ils sont incapables de le faire, il sera très
difficile de s’engager dans des débats réfléchis sur la représentation du peuple dans une démocratie, or nous
en avons grandement besoin. C’est bien beau de dire que les États-Unis ont de bonnes écoles, mais qu’y
apprend-on ? L’analyse critique y est-elle vraiment enseignée ou cela n’arrive-t-il que plus tard, au niveau
universitaire ? En réalité, même là, pour une majorité d’Américains, cette éducation ne se fait jamais. Je
reste intimement convaincue qu’il y a dans nos systèmes démocratiques des institutions que l’on considère
comme acquises et que l’on délaisse. Peut-être serait-il temps de se pencher sur celles-ci avec un regard
critique et de se demander comment elles peuvent affecter le type de gouvernement qui parvient au pouvoir
dans nos pays. C’est une chose sur laquelle, oui, les pédagogues entre autres doivent se pencher avec beaucoup
d’attention, et l’intellectuel public a sans aucun doute un rôle important à jouer là-dedans. Quand je dis que
l’intellectuel public peut jouer un rôle important, il faut comprendre comment je le définis. J’entends par
là une personne exerçant une profession, un ou une professionnel-le respecté-e au sein de cette profession.
Ce n’est pas le premier ou la première venu-e. Plutôt que n’importe quel-le journaliste, c’est celui ou celle
qui jouit d’une réputation d’excellence. C’est un ou une scientifique (en sciences humaines ou en sciences
exactes) dont l’opinion est respectée. Cette reconnaissance vient du fait que le savoir que cette personne
essaye de transmettre au public est fiable et vérifiable, et non pas le fruit de son imagination. Ce n’est pas
quelqu’un qui se contente de bondir sur ses pieds pour débiter ce qui lui passe par la tête, mais qui maîtrise
les sujets sur lesquels il ou elle s’exprime. Troisièmement, l’intellectuel public doit posséder un sens éthique,
quelque chose que l’on retrouve de moins en moins dans la vie politique, dans l’exercice du pouvoir ou
dans le monde de l’éducation, pour ne citer que ces domaines. Sans dire « ceci est bien, cela est mal », sans
volonté moralisatrice, il faut tout de même se poser cette question systématiquement : « est-ce éthique ou
non ? » C’est une question que l’on a arrêté de poser dernièrement, ce qui me donné à penser que ce sens
éthique est un aspect vraiment constitutif de l’intellectuel public. Sa relation à la société réside dans son rôle,
celui de se préoccuper de la société civile et des droits, des devoirs et des impératifs des citoyens par rapport
à l’État. Partout où ces sujets ne sont plus au centre de la conversation, son rôle est de les remettre dans le
débat. Enfin, et c’est essentiel, l’intellectuel public est là pour protéger les droits et les devoirs des citoyens.
Ce rôle de gardien est fondamental, surtout lorsque l’on voit des personnalités tirer leur épingle du jeu avec
toutes sortes de stratagèmes et de tromperies. Les intellectuels publics doivent impérativement former une
grande mosaïque éparpillée au sein de la société, être visibles, audibles, et en position de protéger ces droits
en intervenant pour dire : « non, désolé, ce n’est pas une bonne solution ».
SV : Si vous avez en effet raison de considérer les dysfonctionnements du système universitaire comme
l’origine de certaines évolutions qui nous paraissent, à bien des égards, impensables, alors cela permettrait
d’expliquer pourquoi il est si important pour le pouvoir en place en Inde aujourd’hui de prendre pour
cible les universités, et pourquoi les universités sont devenues la première ligne officielle de l’ingérence, des
actions et de la résistance. Ce que j’ai vraiment trouvé remarquable, au cours de ces trente derniers mois,
depuis les étudiants en cinéma du Film and Television Institute of India (FTII) à Pune jusqu’à la colère des
étudiants de l’université de Hyderabad après le suicide de Rohith Vemula, en passant par l’engagement des
étudiants de l’université JNU et d’autres campus, c’est que ni les étudiants ni le personnel universitaire ne
se laissent faire, confrontés à cette attaque sur leur autonomie et leur droit à la pensée critique. Pensez-vous
qu’il y a là de quoi se sentir optimiste quant à l’évolution de la situation dans le pays ?
RT : Je pense que dans une certaine mesure, c’est logique. Cela s’explique en partie par deux choses :
premièrement, il y a l’idée que l’éducation va de pair avec la pensée critique, qui est insufflée dans les
universités comme JNU, pour ne citer qu’elle, où dès le départ nous disons aux étudiants : « vous devez
vous poser des questions, réfléchir et vous renseigner sur ce que vous lisez et écrivez ». Ce que je trouve
intéressant, c’est que les institutions que les autorités pointent du doigt actuellement sont précisément
celles où on retrouve ne serait-ce qu’une once de pensée critique. Ils ne s’attaquent pas à n’importe quelle
université ou n’importe quelle institution, mais à celles où les étudiants ont appris à penser un tant soit peu
par eux-mêmes. Et deuxièmement, il faut rajouter à cela l’autre aspect fondamental, à savoir que dans un
système démocratique, il existe des institutions qui peuvent revendiquer leur autonomie — je pense que,
jusqu’à un certain point, c’était la direction dans laquelle nous allions auparavant — et les universités comme
les instituts de recherche supérieure en font partie. Mais on ne peut pas se contenter de revendiquer cette
autonomie, il faut aussi la défendre. Je pense qu’une partie de ce qui se passe vient précisément du fait que
les gens ont réalisé que cette autonomie des universités et des instituts est très sérieusement menacée. Il faut
absolument la préserver parce qu’on ne peut pas avoir de démocratie si le gouvernement contrôle absolument
tout. Certaines institutions doivent rester autonomes, libres de toute ingérence gouvernementale. Prenez
l’exemple des manuels scolaires. Nous sommes nombreux à plaider depuis dix ans pour que les organismes
qui produisent ces manuels soient : a) tenus uniquement par des professionnels et b) indépendants du
gouvernement. Des organismes comme la NCERT (Conseil national de la pédagogie et de la formation
scolaire) doivent être autonomes et gérés par des chercheurs en sciences sociales qui supervisent l’écriture
des manuels, de sorte qu’il ne faille pas les changer à chaque nouveau gouvernement.
RT : En effet, et c’est franchement devenu risible. Personne ne les prend au sérieux. Je reçois des appels
de parents qui me demandent : « que dois-je dire à mon enfant qui passe l’examen du CBSE (Conseil
central de l’éducation secondaire) : Akbar était-il marié à Jodhabai ou non ? ». L’Histoire se trouve réduite
à ce type de questions. J’estime donc qu’il est nécessaire de souligner l’importance de l’autonomie de ces
institutions et la protéger, et les intellectuels publics ont un rôle important à jouer à ce niveau-là aux côtés
des professionnels, qui, dans l’ensemble en Inde, ont tendance à plaider qu’ils ont l’obligation d’écouter
les demandes du gouvernement, car c’est lui qui les finance. Mais quand les politiques du gouvernement
changent du jour au lendemain, les professionnels sont dans leur bon droit en disant : « Voilà de quoi nous
avons vraiment besoin ». Ce changement doit venir des professionnels et non pas des bureaucrates ou des
politiciens qui, de coups de tête en lubies, décident que c’est de telle ou telle manière que l’on devrait faire
les choses.
SV : En quelque sorte, vous combattez ici un héritage plus ancien, celui d’un système éducatif surbureaucratisé,
où le moindre changement apporté, la moindre mise à jour d’un programme requiert plusieurs réunions de
comité, et doit parfois obtenir une validation hiérarchique jusqu’à des échelons supra-universitaires.
RT : On peut faire cela bien plus simplement, et c’est quelque chose que nous avons démontré quand nous
avons créé la JNU : c’était une université qui ne suivait aucun des programmes des autres universités. On
parlait des programmes, on en discutait, on en débattait, on les travaillait très soigneusement, et on se jetait
à l’eau… Et ça marchait. Les universitaires parmi nous ont vraiment peur que cette autonomie de penser,
de déterminer un programme et de l’enseigner, puisse disparaître.
SV : Cela fait un moment que vous focalisez l’attention sur l’importance de poser des questions. C’est bien
là le problème fondamental de notre époque. Évidemment, cela vaut tout particulièrement pour le monde
universitaire, mais cela doit aussi se faire dans les médias, l’autre secteur de notre société où il est vital
d’adopter une attitude critique. En tant que journaliste, je suis très inquiet de voir le journalisme passer
d’une profession dont on pouvait être fier, avec un rôle d’opposition aux pouvoirs en place, à une situation
telle que les grands groupes médiatiques se targuent d’être les gardiens de la morale étatique, de la nation,
et encouragent l’État à affronter résolument ses ennemis, qu’ils soient extérieurs ou intérieurs. Dans quelle
mesure cette transformation de notre culture médiatique vous alarme-t-elle ? Je ne sais pas si vous regardez
fréquemment les journaux télévisés, mais on y retrouve un ramassis d’horreurs assez sordides, soir après
soir.
RT : Oh, je pense que c’est précisément l’une des raisons pour lesquelles j’ai arrêté de regarder les journaux
télévisés, parce que je les trouve absolument indigestes. Je veux dire, on est assis là, à regarder ce qu’ils
présentent, et on se demande : « comment peuvent-ils faire ça ? » Dans bien des cas, sur bien des chaînes, on
nous donne des informations délibérément trompeuses. Sur d’autres, on refuse de poser des questions. Par
exemple, s’il y a une crise au sein de la communauté adivasi, qu’il s’agisse du culte de leur montagne sacrée
ou de revendications pour améliorer leurs conditions de vie en Madhya Pradesh ou en Chhattisgarh, ou plus
spécifiquement dans des districts comme celui de Bastar, combien de chaînes d’informations font vraiment
l’effort de se déplacer dans des villages adivasis pour demander aux intéressés pourquoi ils soutiennent ou
combattent la rébellion naxalite ? Pratiquement aucune. Ils interviewent constamment des habitants de New
Delhi à ce sujet ; allez poser ces questions à ceux qui sont réellement impliqués. Vous ne le faites pas. À
l’exception d’une ou deux chaînes, il y a globalement une tendance à toujours donner la parole aux mêmes
pontificateurs, quel que soit le sujet, or ce n’est pas le rôle des médias, du moins pas dans la conception que j’en
ai. Certaines personnes semblent penser que le rôle des médias est de divertir, ce que je réfute, car tant qu’ils
seront le moyen de communication par excellence, ils auront le devoir d’être bien plus que cela. Leur rôle est
entre autres de lancer des débats sérieux. À chaque fois que je demande à des personnes qui travaillent pour
la télévision ou les médias pourquoi ils n’élèvent pas le niveau de la conversation, ou pourquoi ils ne laissent
pas la parole une demi-heure chaque soir à des personnes professionnellement qualifiées pour aborder le
sujet, ils me répondent qu’ils perdraient leur audimat. Ça, je n’y crois pas une seconde.
SV : Donc pour vous, cet alibi de « nous donnons à notre audience ce qu’elle réclame » n’est pas convaincant.
RT : Non, je pense que l’on peut changer les attentes des lecteurs et des téléspectateurs en leur donnant
quelque chose de plus substantiel. On peut en trouver un très bel exemple de cela à la télévision française,
qui diffuse depuis des années une émission de critique littéraire d’une demi-heure ou quarante minutes.
Ils prennent un livre et invitent trois personnes pour en parler ; c’est devenu l’une des émissions les plus
populaires de France. Pourtant, la France n’est pas un pays particulièrement plus éduqué que les autres,
elle se situe dans la moyenne européenne. Ce que je veux dire, c’est que, compte tenu de la diversité des
téléspectateurs, il faut bien sûr offrir une programmation variée, mais il n’en demeure pas moins important
de s’assurer que la qualité des émissions proposées dépasse le plus bas dénominateur commun, et c’est à mon
avis là que les médias ne font pas suffisamment d’efforts. Quand il y a une situation de crise, ils ne font ni
l’effort d’aller interviewer les parties intéressées ni celui de les interroger sur ce qui les pousse à s’impliquer,
ce qui les inquiète ou ce qu’ils trouvent problématique. On ne peut pas se contenter de généralités à distance,
il faut se rendre sur les lieux. Et encore, c’est loin d’être toujours suffisant.
SV : Pour revenir sur cette transformation du discours officiel, on connait les stratégies auxquelles le
pouvoir aurait naturellement eu recours auparavant face à une façon de penser gênante : l’ignorer, couper
les fonds du département concerné ou changer les critères à l’embauche pour l’influencer sur le long terme.
Aujourd’hui, le gouvernement semble avoir réussi à mobiliser une partie des médias dans sa campagne
contre l’autonomie des universités, la pensée critique et les différences d’opinions. Un groupe de jeunes qui
crie des slogans, ou un professeur filmé pendant qu’il donne un cours, voilà le genre de clips que l’on montre
pour enflammer l’opinion populaire ; c’est un phénomène aussi récent que dangereux.
RT : En effet, je pense que les médias ne servent aujourd’hui plus à communiquer la réalité, mais à promouvoir
une idéologie. C’est une tout autre utilisation des médias. Cette idée m’a frappée l’année dernière, quand
le sujet de l’intolérance a provoqué un tollé médiatique. Plusieurs chaînes m’ont invitée à des interviews
et j’en ai donné quelques-unes qui ont été diffusées, malgré le fait que je m’y sois exprimée avec beaucoup
de franchise. En revanche, deux chaînes importantes m’avaient invitée et nous avions déjà convenu d’une
date quand j’ai reçu un coup de téléphone où l’on m’a dit : « Nous sommes extrêmement désolés, mais
nous n’avons pas reçu la permission de vous interviewer ». À ce moment, j’ai réalisé que s’il faut demander
la permission du jo upar baitha hai pour une simple interview de dix minutes, alors, vraiment, il n’y a pas
d’autonomie de la presse.
SV : Oui, tout à fait. La situation des médias a toujours été problématique dans ce pays. Je suis journaliste
depuis vingt ans et j’ai travaillé pour diverses organisations médiatiques sous 4 ou 5, peut-être même 6
Premiers ministres : Narasimha Rao, Dewe Gowda, Vajpayee, Gujral, Manmohan et Narendra Modi. Eh
bien, le climat actuel est très différent, dans le sens où les propriétaires de médias sont bien moins enclins à
prendre des risques, à poser des questions ou à exiger cela de leurs employés et bien plus disposés à mettre
un terme à une interview, un sujet de débat ou une tribune libre. On sent que certains types de questions ne
sont pas tolérés, ce que je trouve particulièrement alarmant ; l’université et les médias restent libres sur le
papier, mais cela ne résout rien si des domaines entiers de réflexion ou d’investigation sont proscrits.
RT : Vous voyez, il y a deux raisons à cela. La première, c’est qu’on coupe court au débat parce qu’on ne
veut pas que quelqu’un exprime une différence d’opinions, on veut que tout le monde ait le même avis sur
l’actualité. Mais cela vient d’un sentiment d’insécurité. Quand on a confiance en soi et en ses opinions, on
peut dire : « cela n’a aucune importance, on peut en débattre et écouter ceux qui partagent ma vision des
choses comme ceux qui y sont opposés ». Par contre, quand on a peur de l’opposition et de la contestation,
alors on a recours à la censure pour faire taire les gens ou on ne leur donne pas la permission de s’exprimer.
suprême de l’Inde a rendu un verdict qui impose à tous les cinémas de jouer l’hymne national avant les
projections. Elle y prescrit de façon très détaillée qu’il faut d’abord fermer les portes de la salle, puis afficher
le drapeau à l’écran. Pour vous, historienne et intellectuelle publique avec du recul sur ces sujets, d’où
cela vient-il ? Pourquoi la nation, le nationalisme, la Bharat mata, ont-ils atteint une telle prépondérance
aujourd’hui, et existe-t-il, pour les opposants du gouvernement, une manière simple de composer avec ce
genre de pression ? Car une fois que l’on cède à ce jingoïsme de la « nation en danger », c’est une pente
glissante. Il y a maintenant des chaînes télévisées — pour autant que je me souvienne, ça n’a jamais été le cas
auparavant — où chaque soldat mort est appelé un martyr. Tout le vocabulaire du discours public est devenu
ouvertement nationaliste, ce qui m’inquiète en tant que journaliste, et, à n’en pas douter, vous inquiète aussi
en tant qu’historienne. Comment expliquez-vous cette nouvelle prédominance de la « nation » ?
RT : Je dirais que le discours public ne véhicule pas ouvertement le nationalisme, au sens large, mais plutôt
un type très particulier de nationalisme. Tout d’abord, il faut préciser que, d’un point de vue historique, le
nationalisme correspond à un stade civilisationnel. Ce n’est pas quelque chose qui remonte aux périodes
védique, Gupta ou moghole, mais une transformation par laquelle passent les sociétés lorsqu’elles se
tournent vers l’industrialisation, le capitalisme et tout ce qui en découle, dès que les classes moyennes
prennent une importance considérable. C’est de l’histoire assez élémentaire, mais cela vaut la peine d’être
dit. Le nationalisme surgit comme moyen de restructuration des différentes communautés en une nouvelle
identité et un nouveau système de valeur, qui forment l’identité du citoyen. On passe de sujet d’un royaume
à citoyen d’une nation. La nation est une catégorie parmi toute une série de formes étatiques. On a eu des
sociétés claniques, des royaumes, des monarchies, des empires, et maintenant un État-nation où l’État est
une nation. Au cours de ce processus, on a vu émerger une forme de simulacre de nationalisme qui ne
concerne en fait qu’une communauté que l’on veut favoriser. Dans le cas de l’Inde, on a connu cela à l’époque
de la colonisation, lorsque le nationalisme parlait de l’avènement du citoyen indien, tandis qu’existaient
parallèlement une série d’autres nationalismes, principalement islamiques, musulmans et hindous, qui
parlaient eux de l’avènement d’un État de type théocratique. Dans les années 30, on a vu le Pakistan d’un
côté et la Rashtra (nation) hindoue de l’autre se définir. La différence est qu’un nationalisme général de la
nation rapproche les communautés, leur donne une nouvelle identité de citoyen, synonyme d’égalité entre
tous : l’égalité devant la loi et la justice sociale, l’égalité à l’accès et la distribution des ressources, et ainsi
de suite. Les droits de l’Homme sont garantis par la citoyenneté. Mais les autres types de nationalismes
n’ont pas cette vocation universelle, ils favorisent toujours un groupe particulier pour des questions de
religion, de caste ou de langage. Dans la Rashtra hindoue, le citoyen hindou est placé un cran au-dessus des
autres parce le territoire de l’Inde britannique est sa pitri-bhoomi (terre ancestrale), sa punya-bhoomi (terre
sainte). C’est la théorie de Savarkar dont découle l’idéologie du BJP, du Sangh Parivar et du RSS. Il y a donc
une contradiction, une tension entre la définition du terme nationalisme que nous sommes nombreux à
admettre et la leur, à savoir nationalisme hindou. Ce n’est pas du tout la même chose : dans un système
démocratique où l’on parle de représentation universelle, pour chaque citoyen, on ne peut pas dire que
certains sont un cran au-dessus des autres, pas plus qu’on ne peut favoriser certains individus. Tout le monde
doit être absolument égal. Comment faire, dans ce cas, pour contourner cette définition du nationalisme
comme idéologie du citoyen, qui signifie pour lui droits égaux et respect de la loi ? Il faut se rapprocher
insensiblement d’un groupe religieux, d’une communauté linguistique ou d’une caste. On a alors recours à
des slogans. Si on regarde ceux qu’on nous propose aujourd’hui, ils font tout particulièrement appel à une
identité religieuse. Ils ne s’adressent pas au citoyen en tant que tel, le citoyen areligieux.
RT : Ce genre de nationalisme laisse entrevoir un autre écueil pour la démocratie : celle-ci ne peut être
que laïque. Il ne peut y avoir de démocratie s’il existe des majorités prédéterminées d’aucune sorte. Dans
un système démocratique, quand un problème est identifié, une majorité se forme depuis toutes les
composantes de la société et prend une décision, puis, quand le problème suivant surgit, c’est une nouvelle
majorité, tout à fait différente, qui se constitue. Ainsi, comment font-ils, sans aller jusqu’à proclamer l’État
comme hindou, pour s’assurer que leur préférence implicite se traduise bien dans la perception de l’identité
citoyenne ? En un sens, je pense que les actions de ces « justiciers privés », comme on dit, qui suscitent de
la terreur dans le pays…
SV : Menées par individus qui sont formellement hors de l’État, mais qui y participent pleinement.
RT : C’est précisément ce qu’ils sont en train de faire : ils intègrent cet élément à notre façon de définir ce
qu’est la nation.
SV : Quand le BJP ou le RSS disent embrasser une laïcité authentique et reprochent à d’autres d’être
pseudo-laïques, ce qu’ils font, c’est remettre en question l’obligation pour l’État d’intervenir en défense de
minorités désavantagées, qu’elles soient linguistiques ou religieuses. Ils qualifient ce rôle fondamental de
l’État de politique d’apaisement ou de pseudo-laïcité ; dans leur rhétorique, ces protections, pourtant très
gandhiennes, philosophiquement parlant, deviennent une forme de distorsion du concept de citoyenneté.
RT : Ce qui n’est pas le cas en réalité, parce que leur propre conception de la nation n’est pas pleinement
compatible avec l’égalité entre tous les citoyens, et leurs programmes ne le sont pas du tout. S’ils l’étaient,
on pourrait dire : « bon, soit ». Mais on ne peut pas tolérer une situation où certaines personnes sont plus
vulnérables que d’autres et parler malgré tout d’égalité entre les citoyens. On peut aussi relier cela dans une
certaine mesure à notre définition de la laïcité, puisque l’on continue de parler de coexistence religieuse.
J’ai essayé de démontrer que c’est plus que cela, car il ne s’agit pas que de coexistence religieuse, mais aussi
de l’égalité en droits de chaque individu, peu importe sa religion, à être protégé par la charte des droits de
l’Homme, la Constitution, etc. Ensuite, on ne peut pas tolérer que les organisations religieuses fassent la
pluie et le beau temps dans certains domaines du fonctionnement social. Ces domaines doivent être régis
par des institutions laïques et non pas par des organisations religieuses. Dans un sens, il faudra également
se pencher très sérieusement sur le sujet de l’éducation si l’on décide de s’orienter vers une véritable laïcité.
SV : Si la montée des concepts de citoyens et de citoyenneté est une question centrale à l’idée même de
nation et à son évolution historique, tout comme l’est la nécessité d’une égalité en droits et en accès aux
ressources, il y a une certaine ironie dans le fait que, à une époque marquée par l’hypernationalisme, la
valorisation de la nation prenne place parallèlement aux tentatives de réassujettissement du citoyen. Levez-
vous, renoncez à votre argent et si vous ne faites pas ce qu’on vous dit de faire, peu en importe la raison,
alors vous êtes un ennemi la nation. Donc dans cette rhétorique de nation et de nationalisme, le citoyen est
dépouillé de...
RT : Vous voyez, il me semble qu’il y a là aussi un élément d’insécurité, où l’on doit dire au citoyen de faire
ci et ça pour prouver son amour de la nation.
SV : Ils diffusent des publicités dans les journaux pour dire quels sont nos devoirs fondamentaux, mais ils
ne font jamais ça pour nos droits.
RT : Non, très juste. Ils ne parlent pas de droits et ne concèdent pas que le citoyen puisse dire : « Pardon,
au sujet du Kashmir — ou de Bastar, des Adivasis, des dalits, des églises incendiées, n’importe quel autre
sujet — j’aimerais qu’il y ait une consultation publique ». Les médias devraient s’emparer de ces discussions
pour montrer qu’il existe différents points de vue et que cela n’a rien d’antinational. Mais encore une fois,
s’il s’agit de sentiments d’insécurité, il n’est pas surprenant d’entendre : « vous devez faire cela ».
RT : Pour moi, le fait que l’on débatte du sens des termes nation, national et nationalisme signifie que l’idée
de nation n’a pas profondément pris racine. Cette conversation n’est donc pas terminée. Cela dit, il s’agit à
mes yeux d’un stade historique qui, d’après ce que je vois, a déjà été dépassé dans certaines parties du monde.
C’est le cas de l’Union européenne. En effet, si on considère les relations entre la France et l’Allemagne, on
voit combien le nationalisme, ici comme là-bas, est intrinsèquement lié au territoire, aussi je pense qu’il
s’agit au moins partiellement d’un effet secondaire de la cartographie. Or la capacité à tracer des cartes ainsi
que des frontières qui deviennent des démarcations concrètes, tout cela relève d’une phase historique. Si la
situation peut évoluer ici de la même façon qu’en Europe — encore que, je le crains, l’Europe pourrait bien
revenir à l’idée de nation, mais pour un temps au moins, elle l’aura dépassée — on peut raisonnablement
imaginer un futur, d’ici cinquante ans, où les frontières nationales pourront avoir perdu de leur importance.
Qui sait ? Le rôle des historiens n’est pas de faire des prédictions, mais le futur reste ouvert. Historiquement,
l’idée de la nation n’est pas appelée à durer éternellement, elle sera amenée à changer, mais ce que seront ces
changements, impossible de le prédire.
SV : L’une des choses qui m’effraient personnellement, et je suis sûr que nombreux sont ceux qui partagent
mon inquiétude après avoir suivi les récents développements en Inde, en Europe ou aux États-Unis, c’est
la tendance grandissante de la classe moyenne à adhérer au culte du dirigeant, à se laisser séduire par
des slogans vides de sens et des propositions dangereuses et aberrantes que nous présentent des hommes
politiques en réponse à des problèmes qui n’existent potentiellement même pas. Cela me donne le sentiment
que les pressions exercées sur la pensée critique et les intellectuels publics ne viennent pas seulement de
l’État et de ceux qui endossent indirectement ses peurs, mais aussi de ces glissements d’opinion au sein du
public. Comment expliquer cela ? Est-ce un produit de la culture politique ou de l’éducation ? Comment
expliquer que le public se laisse volontiers embarquer par un certain type de discours rétrograde ?
RT : Ce genre de phénomène peut parfois s’expliquer par l’incertitude et l’insécurité de l’époque dans
laquelle on vit. J’ignore en revanche s’il s’agit d’une particularité de notre époque ou si cela s’est produit par
le passé. Si je regarde ma propre expérience, jeune enfant dans les années 30, écolière dans les années 40, la
vie semblait sûre, déterminée, quand pourtant, au même moment, le mouvement national prenait place de
sorte que, en grandissant un peu et en prenant conscience du monde autour de soi, on réalisait qu’il existait
des tensions extrêmes. Pourtant, mystérieusement, on ne les ressentait pas tellement. Maintenant, à mon
avis, nous avons véritablement traversé une ère de changements révolutionnaires, tout particulièrement
vers la fin du vingtième siècle, une période marquée également par les révolutions stricto sensu, comme
celles en Russie et en Chine — dont les conséquences ont suscité une forme d’incertitude, à cause du
contraste entre ce qui était désiré et ce qui s’est produit — et celles d’un autre genre, comme la révolution
technologique. Certains d’entre nous, raisonnablement intelligents et capables de s’adapter à la technologie
et à ce qui l’accompagne, demeurent dans l’incertitude quant aux limites de leur capacité d’adaptation face
à des évolutions très rapides — je dois moi-même constamment appeler des personnes plus jeunes pour
leur demander comment faire ci ou ça, parce que cela me dépasse. Cette technologie est très excitante si
l’on parvient à la maîtriser, mais le revers de la médaille, c’est l’insécurité générée chez ceux qui ne sont pas
certains d’y parvenir et se répètent : « Vais-je réussir à m’en sortir ? » Tout le monde dit en ce moment qu’il
faut passer aux banques en ligne, mais moi, je reste les bras ballants à me demander comment faire mes
opérations bancaires sur internet, et si, de grâce, quelqu’un veut bien m’apprendre à le faire. Par ailleurs,
nous avons été une nation isolée, très fière, entre autre, de son indépendance et de son autonomie, qui
ont été d’importants moteurs de la croissance économique des années 60 et 70, mais aussi de la crise des
années 90, quand nous sommes passés à une économie de marché où l’on se mélange, se querelle et se lie
d’amitié avec toutes sortes de peuples. Une partie de notre incertitude vient de là, parce que notre propre
futur économique n’est plus indépendant. Il est lié aux futurs d’autres, ce qui alimente une autre forme
d’incertitude. Compte tenu de tout cela, je comprends qu’on puisse trouver une grande source de réconfort
dans l’idée qu’il y a quelqu’un là-haut qui veille sur vous. Quand vous lui témoignez foi et loyauté, un peu
comme on aurait tendance à le faire pour une religion, vous placez votre foi en quelque chose d’extérieur,
vous le faites en toute honnêteté et avec la certitude inébranlable que c’est bien là que vous voulez placer
votre foi. Peut-être que cela tient un peu de ça, de sorte que, quand l’incertitude disparaîtra, diminuera ou
se transformera, les gens commenceront à retrouver une grande part de leur autonomie.
SV : Ambedkar, dans les années 40, avait mis en garde contre la tendance au culte des héros. Lui avait bien
sûr Gandhi et Sinnah en tête, mais cela peut également s’appliquer à l’Inde moderne.
RT : Le culte des héros va assurément de pair avec le nationalisme. On le retrouve à travers le monde,
partout où il y a de forts mouvements nationalistes, parce que, si l’on veut, c’est le héros qui vous guide, vous
mène ailleurs, fait de vous une personne nouvelle, un citoyen. On a toujours enseigné l’histoire du point de
vue du héros. Ce n’est que récemment que l’on a commencé à remettre ce modèle en question et à parler du
passé en d’autres termes. Puis il y a cette idée de l’utopie, comme quoi l’Inde était un grand pays à l’époque
d’Ashoka ou d’Akbar. À moins de voyager dans le temps, impossible de savoir ce qu’il en était, mais cela
n’empêche personne d’y croire, tant et si bien qu’il y a aujourd’hui l’idée que si une forte personnalité a les
rênes du pouvoir, alors il faut avoir foi en lui.
SV : Sur ces mots, nous allons conclure cette interview. Merci beaucoup pour cette conversation, professeure.
Shahid Amin
traduit par Olivier Litvine, tous droits réservés.
Depuis 30 ans, les personnes originaires d’Inde vivant en « Occident » cherchent d’une façon ou d’une autre
à jouer un rôle croissant dans la vie de l’État-nation indien. Rien d’étonnant donc à ce que les chercheurs en
sciences sociales s’intéressent depuis quelque temps aux questions des rapports entre identité et politique, qui
ont une dimension transnationale évidente. Les observateurs ont même parlé, de façon un peu désinvolte, 28. Cet essai est le produit d’une longue
d’un « phénomène Madison Square Garden », en référence à l’exubérant « nationalisme à distance », qui s’est gestation. Une version antérieure a été écrite sur
exprimé à New York à la faveur d’une récente visite officielle du Premier ministre indien aux États-Unis. La l’invitation de Peter Ronald De Souza pour un
dernière manifestation de ce « nationalisme à distance » est la controverse sur la représentation aseptisée colloque international, « Goa : 1961 et au-delà »,
tenu à l’Université de Goa à la fin 2011. Je suis
sinon édulcorée que l’on trouve des inégalités engendrées par le « système des castes» en Inde dans les reconnaissant à Boaventura de Sousa Santos et
manuels scolaires de l’État de Californie29. Maria Paula Meneses pour notre conversation lors
de ce colloque, qui s’est poursuivie depuis. Je tiens
Deux facteurs interdépendants semblent avoir contribué à cette poussée nationaliste chez les Indiens qui ne également à remercier également Homi Bhabha
qui m’a donné l’occasion de tester certaines de mes
résident pas habituellement en Inde : le corps physique est constitué par la migration à grande échelle des
idées lors d’une conférence au Centre des Sciences
cols blancs, irrigué par les artères que constituent les canaux de communications instantanés par lesquelles Humaines Mahindra de l’Université de Harvard, en
affects, humeurs et actions concertées transitent entre le reste du monde et l’espace national situé entre avril 2016.
Océan Indien et Golfe du Bengale. Parallèlement, les États d’Asie du sud cherchent à attirer le plus grand
29. Voir par exemple l’article de journal, « Erasing
nombre possible d’émigrés de première génération, avec leur puissance d’investissement, pour que prospère
History : What the battle over California’s textbooks
la mère patrie. Des organisations transnationales, liées à certaines formations sociales et politiques « au pays really means », Indian Express, 4 mai 2016.
», fonctionnent en quelque sorte comme des prolongements du corps politique, cherchant de leur côté à en Disponible sur < http://indianexpress.com/article/
influencer les formes — le processus démocratique et même le sens commun, ce que Raymond Williams blogs/erasing-history-what-the-battle-over-
appelait « la structure du sentiment » — dans ces pays. On pourrait arguer que ce sont là des conséquences california-textbooks-really-means/>
de relations transnationales qui visent à rendre leur pays plus vivables pour ceux qui résident de façon
permanente dans les pays sous-tropicaux. En un mot: rendre ces pays plus habitables pour leurs habitants.
-I-
Je laisse aux théoriciens comme Arjun Appadurai (1996) et Partha Chatterjee (1997) le soin de débattre des
détails et des implications de ces tendances. Je commencerai plutôt par aborder brièvement quelques-unes
des questions qui forment la toile de fond de mon argument dans cet essai. Dans son article « The Smallness
Thrust Upon Us » (« L’insignifiance qui nous est imposée »), Amartya Sen déclare de façon convaincante
« ‘N’importe quel écolier peut connaître l’amour fou’, écrivait Ogden Nash. ‘Mais haïr, mon garçon, haïr est
un art [...]. Un art pratiqué admirablement par des artistes et des provocateurs de talent dont l’arme préférée
est l’identité’ »30. Si l’on substitue le terme « identité » à « histoire », une bonne partie de la façon dont «
notre passé » — non pas le pluriel « nos passés » — entre dans la définition du Nouvel Indien apparaîtra
plus nettement. Je fais allusion à la véhémence croissante du discours sur la nation et le nationalisme en
Inde, qui vaut également pour le Pakistan et le Bangladesh. Cette virulence a eu pour effet malheureux de
précipiter le sacrifice des citoyens qui incarnent la diversité culturelle et la différence sur l’autel des certitudes
majoritaires, c’est-à-dire les habitudes et les mœurs de la communauté hindoue majoritaire, telle qu’elle se
définit actuellement. Il serait un peu exagéré, mais pas tout à fait inexact, de prétendre qu’après « Maman »,
un des premiers mots qu’un enfant pourrait apprendre à prononcer aujourd’hui au sein de la classe moyenne
de New Delhi est l’adjectif polysyllabique « antinational » ! C’est dire l’omniprésence de cette marque de
négativité pour ceux qui ne sont pas en phase avec le culte la mère-patrie dans l’Inde d’aujourd’hui !
30. Sen Amartya, The Country of First Boys and other
essays. New Delhi : Oxford University Press, 2015,
p. 46.
- II -
Dans cet article, j’essaie de tracer les contours de la montée en puissance d’une politique basée sur les notions
de majorité et de sens commun, en particulier en Inde, au cours des trois dernières décennies. L’espace
qui m’est dévolu ne me permet pas de traiter en profondeur les « racines historiques » et les spécificités
conjoncturelles de la poussée de l’hindouisme politique, ou « Hindutva », comme l’appellent ses fervents
partisans. Je commencerai plutôt par étudier les « racines historiques » de ce phénomène et ses conséquences
sur l’idée de pluralisme et de diversité, telle qu’elle est garantie par la Constitution indienne. Cette Constitution
a été débattue et élaborée entre 1947 et 1949, alors que, à l’instar du célèbre slogan publicitaire « Deux pour
le prix d’un », l’indépendance fut accompagnée par la partition du pays. La division de la masse continentale
indienne en deux états indépendants, Inde et Pakistan (selon des critères religieux) s’est soldée par de graves
troubles, des migrations de masse et ce que l’on appelle depuis un « nettoyage ethnique ».
Cette indépendance marquée par une fracture originelle — l’avènement d’une « aube sombre », comme
l’écrivait le poète pakistanais Faiz Ahmed Faiz — entraîna un réexamen de la « question de l’islam » dans
l’histoire médiévale de l’Inde et de la place occupée par ses descendants, les musulmans de l’Inde, dans la
vie sociale et politique d’un État-nation postcolonial tronqué, une Inde envisagée soit comme constituée de
peuples divers, soit comme un pays exigeant mise au pas et homogénéisation. J’évoquerai ensuite brièvement
la notion de « syncrétisme » utilisée pour décrire la vie religieuse et sociale de ce que l’on considère comme
un âge d’or, du règne des sultans médiévaux et des Grands Moghols (circa 1200-1800) à nos jours. Je ne
passerai sous silence ni les conflits, ni la question de la conquête, afin de ne pas laisser le champ libre — sous 31. Manan Ahmed Asif, A Book of Conquest: the
Chachnama and Muslim Origins in South Asia.
la forme de « leçons à tirer de l’histoire » — à la construction d’un récit confessionnel et partiel censé rendre
Cambridge, MA : Harvard University Press, 2016, p. 4.
compte de la totalité du passé. Lorsque, comme l’écrit l’historien pakistanais de l’Université de Columbia
Manan Ahmed Asif, « nous avons tendance à lire tous les passés à travers le filtre des crédos respectifs »31, 32. Pour ce qui suit, j’ai puisé librement dans mes
des hindous et des musulmans, quelles « nouvelles histoires du passé collectif » est-il possible d’élaborer, qui essais antérieurs. Voir Shahid Amin, (2005a), « Un
saint guerrier: Sur la conquête de l’Inde du Nord par
proposent des modèles épistémologies alternatifs de l’histoire de l’Asie du Sud permettant de dépasser ceux les Turcs au XIesiècle », Annales: Histoire, Sciences
qu’offre la résurgence d’une doxa « Indien-hindouiste » et « Pakistanais-musulman » ? Pour ma part, je suis Sociale, 60(2), 265292. URL : http://www.jstor.org/
favorable à une nouvelle histoire des conflits, des conquêtes et des antagonismes confessionnels car ceux-ci stable/27587609
sont indissociables de l’histoire de la nation indienne. Mon objectif, en défendant (et en écrivant à ma façon) Shahid Amin, (2005b), « Representing the Musal-
cette histoire, est de faire en sorte que cette nation devienne un lieu meilleur et plus épanouissant — en un man: Then and Now, Now and Then », in Shail Maya-
mot, un lieu plus vivable pour ses habitants, quels qu’ils soient. ram, M. S. S. Pandian and Ajay Skaria (éd.), Subaltern
Studies, XII : Muslims, Dalits, and the Fabrication of
History. New Delhi : Permanent Black and Ravi Dayal
L’Oxford English Dictionary (OED) en ligne donne du terme « denizen » la définition suivante : « personne, Publisher, p. 136.
animal ou plante qui vit ou se trouve dans un endroit particulier ». Un exemple d’usage de ce terme pourrait Shahid Amin, (2016), Conquest and Community:
être le suivant : « Je souhaiterais vous faire visiter mon jardin ici à Ithaca pour y rencontrer des plantes the afterlife of warrior saint Ghazi Miyan. Chicago :
acclimatées que je passe beaucoup de temps à admirer ». University of Chicago Press.
Plutôt que de se contenter d’opposer, plus ou moins honnêtement des interprétations du passé et des
documents historiques qui font autorité, l’historiographie, selon moi, devrait ménager un espace à l’étude
de la façon sont les diverses versions du passé sont inscrites dans la mémoire et colportées. J’utilise le verbe
« colporter » dans ses deux acceptions, celui de vendre publiquement des biens en quantité relativement
restreinte, et celui de relater, raconter quelque chose. J’insisterais en outre sur la nécessité d’une élucidation
de la nature de la relation qu’entretiennent ces différentes versions du passé avec le profond sentiment
d’appartenance comme il s’exprime de façon de plus en plus véhémente aujourd’hui. En tant qu’historien
professionnel, il importe de reconstituer le lien entre mémoire et histoire, oral et écrit, entre ce qui est
transmis et ce qui est consigné, entre vision stéréotypée et histoire vécue.
On me pardonnera de ne donner qu’une version très condensée de l’histoire de l’Inde au cours du dernier
millénaire, afin de me permettre de souligner ce qui est en jeu dans la construction d’une vision du passé
médiéval de l’Inde. Gouverné par des souverains musulmans appartenant à différentes dynasties, le Sultanat
de Delhi (circa 1200) s’est taillé un empire pendant trois siècles qui alla jusqu’à englober de grandes parties
de l’Inde du nord et de la péninsule indienne. Renversé dans les années 1520 par un aventurier originaire
de la petite principauté du Ferghana dans l’actuel Ouzbékistan, le royaume de Delhi fut supplanté par le
prestigieux Empire moghol qui consolida son expansion jusqu’au début du XVIIIe siècle, et perdura au
moins symboliquement jusqu’à la répression qui suivit la Grande Rébellion de 1857, dirigée contre le
régime colonial de la compagnie des Indes Orientales. Les vainqueurs britanniques réduisirent le dernier
des Moghols au silence en l’exilant dans la lointaine Rangoun, en Birmanie. La pratique de l’hégémonie
impériale et du pouvoir tels que les Moghols l’ont exercé sur le sous-continent, a totalement transformé
la connotation de prédation originellement accolée au terme Mongol / Moghol, en remodelant (dans une
interaction active avec les élites indigènes / locales / « hindoues ») une grande partie de la société, de la
culture et de la vie culturelle indiennes.
Le fait que cette domination (et cette conquête) médiévale « musulmane » s’inscrive dans la longue durée
à partir de circa 1000-1200 EC, a, de toute évidence, été à l’origine d’une forte « inquiétude narrative », du
XIXe siècle à nos jours. Pour de bonnes raisons d’ailleurs, car la question de la conquête précoloniale du
sous-continent et de ses conséquences se situe au cœur-même de l’écriture de l’histoire. Quelle différence
y a-t-il entre « l’Inde musulmane » médiévale des sultans turcs et des pachas moghols et la conquête et la
colonisation de l’Inde par une Grande-Bretagne d’abord mercantiliste puis industrielle ? Sur cette question,
la plupart des récits historiques ont été incapables de s’émanciper de la dichotomie « condamnation /
éloge », ce qui renvoie en grande partie à la relation entre écriture de l’histoire et formation de la nation.
33. Partha Chatterjee, The Nation and Its Fragments:
En général, l’histoire telle que la pratiquent les historiens entretient un rapport avec la communauté colonial and post-colonial histories. Princeton:
nationale. L’histoire moderne présuppose l’idée d’un peuple souverain et historiquement constitué, ce qui a Princeton University Press, 1994, p. 76-116.
produit la plupart des histoires nationales. Le triomphe de l’idée d’’autodétermination implique désormais
que toute forme de conquête est considérée comme injuste. Comment l’histoire des historiens peut-elle
alors aborder d’une façon neuve la question de la conquête — dans le cas qui nous préoccupe, celle de
la conquête turque du nord de l’Inde, circa 1000-1200, ainsi que la présence impériale moghole et la pax
Mughalia des XVIe et XVIIe siècles ?
L’élaboration politique fantasmée d’une « Inde hindoue » a pour origine principale une lecture particulière de
l’oppression subie par une population indienne désunie suite à la conquête musulmane, au règne des sultans
au XIe siècle et la période qui s’étend jusqu’à l’établissement de la domination britannique au milieu du XVIIIe
siècle. Partha Chatterjee qualifie cette lecture la perspective de la « nouvelle histoire nationaliste de l’Inde» écrite
en bengali à la fin du XIXe siècle. Les histoires de l’Inde écrites en langue vernaculaire véhiculaient le stéréotype
du « musulman », dotée d’un « tempérament national spécifique » : fanatique, bigot, guerrier, dissolu, cruel33.
Il y a suffisamment de preuves, cependant, permettant d’affirmer que les catégories d’hindou et de musulman
sont utilisées contextuellement depuis un certain temps. «Hindous» et «musulmans» ne constituaient pas
des identités exclusives, ayant pour effet de marquer, de façonner et de délimiter le quotidien et la conscience
des personnes concernées. Une littérature de plus en plus importante montre comment les notions de
lieu, les hiérarchies de castes, le statut et la pureté, les classifications de métier, de vocation et de travail,
l’appartenance à une secte, la vénération des pouvoirs de morts divinisés, le partage d’une même langue
et celui d’une même culture érudite et populaire, ont contribué à construire des individus, des familles
et des groupes bien réels et dotés d’une identité multiple34. Aux antipodes de ce qui précède, on trouve 34. Voir la collection d’essais réunis dans Gilmartin
les « émeutes » communautaires ou interreligieuses où le flou qui caractérise les frontières du quotidien et Laurent (2002). Pour une transcription
vient à disparaître violemment et où les individus sont tués, violés, brûlés en tant que représentants d’une ethnographique nuancée des souvenirs d’un
communauté stigmatisée comme autre. adolescent de la relation entre hindous et
musulmans dans un petit État musulman princier
au Rajasthan au milieu des années 1940, voir Ali Ali,
Entre ces deux extrêmes — une certaine porosité des frontières dans le quotidien, et l’horrible découpage Mubarak (2005), Dar-dar ki Thokren. Lahore : Fiction
des corps des victimes des émeutes, comme ce fut notamment le cas dans l’état occidental du Gujarat en House [5e éd.], p. 12-40
2002 — figure la position historiciste pour laquelle, sur une grande étendue de la plaine indo-gangétique
35. Voir Sudhir Chandra, Oppressive Present:
(et dans certaines parties de l’Inde centrale), la constitution d’un lien entre langue, communauté et nation à Literature and Social Consciousness in Colonial India.
l’apogée du colonialisme victorien a conduit à un durcissement des identités communautaires basées sur la New Delhi : Oxford, 1992 and University Press et
religion des groupes hindous urbanisés. Exprimée dans les langues vernaculaires modernes, en particulier Francesca Orsini, The Hindi Public Sphere 1920-1940 :
en hindi dans le nord et le centre de l’Inde (et en marathi dans la région de Bombay), cette angoisse de vivre Language and Literature in the Age of Nationalism, ch.
dans un « présent oppressif » colonial a entrainé la formation d’espaces linguistiques et culturels particuliers 3 “the Uses of History”) New Delhi : Oxford University
où s’est constituée une mémoire exclusivement « hindoue » de la conquête musulmane, faite d’oppression, Press, 2002.
de spoliations, de lascivité, de conversions forcées, etc., consignée dans la littérature et l’écriture de l’histoire 36. Cité par Chandra, ibid., 1992, p. 123.
en hindi, la distinction entre les deux étant très souvent à peine perceptible35. « Jin javanan tuv dharam
nari dhan tinhon linhaun » [« Vous autres, les javanan (étrangers musulmans, expression qui désignait
les Ioniens ou les Grecs après l’invasion d’Alexandre au IVe siècle avant l’ère chrétienne), vous nous [les
hindous] avez volé [notre] dharma, [nos] femmes et [nos] richesses », écrit le poète hindi du nord de l’Inde
Bhartendu Harishchandra en 1888, faisant écho au souvenir stéréotypé de la conquête musulmane des XIe-
XIIe siècle et à son impact sur l’Inde hindoue36.
Ce qui est sous-entendu dans cette tirade mémorable due à l’un des fondateurs de l’hindi moderne, c’est
l’assimilation des conquérants turcs et étrangers du nord de l’Inde à la population musulmane de l’Inde en
son entier. Comme l’a montré une étude majeure de la sphère publique hindi, l’absence de critique de l’écart
qui existe entre le samskara [hindou] (à savoir la façon d’être la plus répandue) et l’idéologie nationaliste dans
les trois premières décennies du vingtième siècle a peut-être permis à un grand nombre de « nationalistes
hindous », tels Manan Dwivedi ou le rashtra-kavi (« poète national ») Maithali Sharan Gupta, « de souscrire
plus tard à une idéologie laïque et ouverte, tout en conservant un sens de l’identité et de l’histoire fondé sur
une notion exclusive et indiscutée de la subjectivité ‘hindoue’ »37.
- III -
Cette conquête ayant été historicisée par les administrateurs-historiens coloniaux presque exclusivement en 37. Francesca Orsini, 2002, p. 196-197. Francesca
termes de « croisade de l’islam » et « de défaite des hindous », n’est-il pas préférable de mettre l’accent sur Orsini se fonde sur Kumar Agarwal, 1986.
le syncrétisme indien, sur les échanges religieux et culturels qui ont eu lieu entre hindous et musulmans
38. Mohammad Habib, Politics and Society during
indiens depuis l’époque médiévale jusqu’au présent ? Tel semble avoir été le consensus qui dominait chez les the Early Medieval Period, vol. I. New Delhi : Peoples
historiens traditionnels de l’Inde à la fin de la période coloniale et après l’indépendance. Publishing House, 1994.
Dans ce cadre, la réaction la plus vigoureuse (et quasiment la première du genre) est venue du professeur
Mohammad Habib, de l’université musulmane d’Aligarh, qui, dans une série d’essais entre 1931 à 1952, a
cherché à contrer la communalisation de l’histoire médiévale de l’Inde (dominée par le confessionnalisme,
le communautarisme ou plus précisément par un agencement des passés des élites et des dominés envisagé
sous l’angle religieux) en adoptant une perspective résolument marxiste38. La cible d’Habib était la partialité
et le caractère politique du savoir distillé par les administrateurs britanniques, des « orientalistes » qui
décrivaient l’Inde musulmane entre circa 1000 et 1700 comme une période d’oppression et de fanatisme
ininterrompus à laquelle la domination coloniale et l’instauration du Raj britannique avait mis un terme au
XVIIIe et au XIXe siècles en libérant l’Inde (hindoue).
Pour Mohammad Habib, l’un des fondateurs d’une « histoire scientifique » de l’Inde médiévale, les « véritables
motifs des razzias »39 associées au nom du fameux spoliateur du nord de l’Inde, Mahmud de Ghazni, originaire
de l’actuel Afghanistan, « étaient l’attrait de l’or et le goût de la rapine ». « Les comportements iconoclastes ne
visaient qu’à satisfaire la galerie »40. Les musulmans de l’Inde n’étaient pas tant les descendants des conquérants
turcs, écrit-il, que des convertis indigènes appartenant à la classe des artisans, qui socialement et spatialement,
vivaient aux marges de la société hindoue et des premières villes médiévales. Encore plus important aux yeux
d’Habib, « les succès limités remportés par l’Islam en Inde [en tant qu’activisme prosélyte] étaient moins à
mettre au crédit de ses souverains et de ses hommes politiques que de ses saints hommes »41.
Pour Habib, le syncrétisme était un trait spécifique à un pays caractérisé par un espace culturel partagé. Les
efforts d’Habib visaient à minimiser le rôle du « Glaive de l’Islam » dans la construction du passé indien
à l’époque coloniale et dans la période qui suivit l’indépendance. Selon lui, limiter l’histoire indienne à la
filiation religieuse des musulmans indiens contemporains risquait de causer à la nation et à sa plus forte
minorité une grave injustice historique. 39. Ibid., p. 21.
40. Ibid., p. 116.
Pour certains intellectuels contemporains, l’une des réactions possibles face à la résurgence de la version 41. Ibid., p. 22-23.
religieuse du passé historique est de réaffirmer l’existence d’une Inde syncrétique telle qu’on la célèbre
souvent, en s’appuyant sur les vers des poèmes populaires de Kabir, poète, saint et tisserand du XIVe siècle,
ou sur les khayals de nos chanteurs hindoustanis classiques, dont les territoires musicaux se situent bien au-
dessus des divisions fondatrices.
Ce point de vue est défendu avec beaucoup d’éloquence par Amartya Sen dans un article publié par la
New York Review of Books, où il s’exprime avec douleur et passion quelques mois après la destruction en
décembre 1992 d’une mosquée médiévale à Ayodhya, dans le nord de l’Inde, suivie d’émeutes entre hindous
et musulmans au cours desquelles ces derniers comptèrent pour la majorité des deux mille morts, beaucoup
d’entre eux étant issus de la mégapole cosmopolite de Bombay (aujourd’hui Mumbai).
Il est difficile de trouver, dans la littérature et la culture indiennes, une quelconque justification à la théorie
des « deux nations », l’une hindoue et l’autre musulmane. Le patrimoine de l’Inde contemporaine combine
influences islamiques, traditions hindoues et d’autres éléments encore, comme il est aisé de le constater
dans la littérature, la musique, la peinture, l’architecture et divers autres domaines. Non seulement les
écrivains, musiciens et peintres islamiques ont contribué de façon extrêmement significative à la culture
indienne, mais leurs œuvres sont parfaitement intégrées à celles des hindous. En outre, même les croyances
et pratiques religieuses hindoues ont été fortement influencées par les idées et les valeurs islamiques42.
Si l’on analyse ce qui sous-tend ces remarques, il est clair qu’Amartya Sen se fait l’écho de certains des
principes qui entrent dans la constitution politique de la laïcité indienne, document rédigée au moment où
s’opérait une redéfinition des deux principales communautés religieuses, hindoues et musulmanes, et où se
créait le Pakistan, un état qui, malgré un exode massif et de terribles massacres, n’a pas absorbé la totalité de
la population musulmane dont une part importante est devenue une minorité dans le nouvel État-nation
indien. Ainsi, dans le cas de l’Inde, la laïcité politique — comme l’a soutenu Rajeev Bhargava (2011) — n’a
pas impliqué l’intégration a posteriori d’une minorité religieuse au sein d’une société homogène, à l’instar 42. Amartya Sen, « Threats to Indian Secularism »,
New York Review of Books (April 8), 1993, p. 30.
de ce qui s’est passé en Europe occidentale. La laïcité est au cœur-même de l’État-nation indien, les droits
des minorités dans les domaines de la religion, de l’éducation et de la famille étant placés sur le même pied
que le droit à la vie et le droit de vote pour toute personne en âge de voter.
Subsistaient cependant des complications : non seulement l’importante minorité musulmane en Inde, si
elle pouvait être influencée, était également susceptible en retour d’influer sur le jeu politique électoral et
partant, sur la vie démocratique, mais une grande partie de l’histoire indienne se caractérisait à son tour par
un métissage spécifiquement sud-asiatique entre une population indo-islamique et une population hindoue-
indo-aryenne. Cette version de l’histoire se retrouve dans les manuels scolaires — c’est elle qui a en partie
été élaborée et était enseignée dans les écoles indiennes à partir du milieu du XIXe siècle. Cette histoire
présentait des catégories nettement tranchées : on y opposait d’un côté le soldat et le guerrier djihadiste,
« glaive de l’islam » au poing et de l’autre le soufi avec son rosaire à la main, dans le rôle du saints homme
prosélyte et pacifiste censé pourvoir aux besoins d’une vaste population multi-religieuse.
La situation sur le terrain était moins claire — je préfère le terme « désordonnée » comme dans le cas d’une pièce
pleine de meubles que l’on n’arrive pas à ranger de façon satisfaisante. Là où les rôles et les allégeances étaient
désordonnées, l’interaction culturelle, si elle était envisagée uniquement à travers le prisme du syncrétisme,
ne pouvait apparaitre que comme une façon d’atténuer les différences du passé. L’histoire était abordée dans
les manuels scolaires soit sous l’angle du syncrétisme ou du « conflit inhérent » — hindous et musulmans
ne se mélangeant pas davantage qu’une fine pellicule d’huile dans une vaste étendue d’eau. Le syncrétisme,
tel qu’il était interprété par nos meilleurs historiens, dotés d’une solide conscience politique et attachés à la
laïcité — comme en témoignent les travaux du professeur Habib entre 1930 et 1950 — était l’inverse d’une
trace de la conquête et du conflit. Ce n’était pas une série d’arrangements multiples, de visions du monde
parcellaires et de circulation d’une communauté à l’autre a posteriori, qui reflétaient davantage la réalité
auprès de la conscience populaire que les certitudes ou l’hubris des travaux des historiens professionnels.
Ce sont précisément ces préoccupations qui ont poussé l’un des plus grands théoriciens politiques de l’Inde
(Partha Chatterjee) à encourager les historiens à travailler à « une analyse des classes populaires ». Chatterjee 43. Chatterjee Partha, « Introduction: History and the
saisit l’inquiétude qui régnait au sein d’une nouvelle génération d’historiens indiens, après la résurgence de Present », Partha Chatterjee and Anjan Ghosh (éd.),
History and the Present, New Delhi : Permanent
l’hindouisme politique, à partir des années 1980. Black, 2002, p. 18-19.
Chatterjee juge que les nouvelles perspectives, rassemblées dans le volume de 2002, History and the Present, sont
motivées par une « volonté de trouver un moyen d’échapper à l’espace clos dans lequel s’est enferrée une histoire
scientifique qui a pour effet de décourager l’historien à étudier les phénomènes populaires, qui semblent le tétaniser ».
- IV -
Depuis le milieu des années 1980, une politique majoritaire s’est institutionnalisée en renonçant à apporter
des nuances au truisme quantitatif : « L’Inde est peuplée d’une majorité d’Hindous ». Or voici ce que cela
signifie : l’Inde a une majorité d’Hindous et il s’en suit que ces hindous ainsi redéfinis doivent être le sujet
de tous les discours qui découlent, pour ainsi dire, de ce fait. Et donc l’Inde est peuplée d’une majorité
d’Hindous à qui il revient de redéfinir la nation : ils ont été sciemment trompés et ont oubliés cette donnée
première; ils ont été privés de ce qui leur revenait en droit dans la construction de l’État-nation ; ils ont été
du côté des opprimés de l’Histoire pendant un millénaire entier, du début des invasions et des conquêtes
turques, circa 1000-1200, jusqu’à nos jours. En un mot, la substitution d’une nuance introduite par «mais»
par la conjonction de coordination « et » transforme un truisme descriptif en arme au service d’une politique
majoritaire. Autrefois, l’expression « l’Inde est peuplée d’une majorité d’Hindous » était systématiquement
suivie par des concessives du type : mais elle a toujours été une terre de diversité, un lieu où des communautés
religieuses variées, en dépit de leurs particularismes et des conflits qui les agitent, ont vécu en relative 44. J’emprunte ce terme à Pandey dans « The
harmonie sans renier leurs différences. C’est là le fondement de « l’unité dans la diversité », la maxime chère New Hindu History », South Asia, XVII (numéro
supplémentaire 001), 1994, p. 97112.http://dx.doi.
à Nehru, qui, après l’indépendance et la décolonisation, forma le socle du consensus sur lequel s’appuya org/10.1080/00856409408723218
l’élaboration en 1950 d’une constitution républicaine, ce jusqu’au milieu des années 1980. Il est évident qu’un
tel mouvement, marqué par la substitution d’un « et » par un « mais », a des conséquences incalculables sur
la compréhension que nous avons de notre passé historique et des débats du présent, sur la vision de l’avenir
de l’Inde en tant qu’entité multiculturelle ou entité majoritairement « hindoue ».
Je voudrais soutenir une thèse légèrement différente dans cet essai. J’appelle les Indiens, en quelque sorte, à
réexaminer le passé, afin de sauver la nation d’une résurgence d’un majoritarisme sanctionné par les urnes. Je
tiens, en outre, à souligner que, face au défi majoritaire actuel et à la nécessité, pour des raisons historiques
et de sens commun, d’une « nouvelle histoire hindoue »44, ce dont nous avons le plus besoin ne peut se
limiter à réaffirmer sans cesse la nature composite de la culture indienne. Il va sans dire que nous avons
besoin de cette réaffirmation, mais nous avons également besoin de quelque chose d’autre, qui aille au-
delà du ressassement des certitudes inébranlables. Nous avons besoin d’histoires non-confessionnelles des
antagonismes, des conflits et des conquêtes liées à la religion dans le passé.
Il est bon de se rappeler, au risque de faire bouger et de redéfinir les lignes de partage entre saints soufis
et guerriers (ghazi) djihadistes, que nos célèbres maîtres soufis médiévaux, quelle que soit la modération à
laquelle on les associe, en particulier par contraste avec l’archétype des « guerriers de la foi », ont dû se tailler,
par la force, un domaine spirituel préalablement occupé par des yogis hindous qui exerçaient leur autorité
spirituelle.
Les versions hagiographiques de l’histoire reviennent sans cesse sur la confrontation entre le soufi et le
yogi pour la suprématie spirituelle, dont le yogi ressort invariablement vaincu : soit il se convertit avec ses
disciples, soit il se retire, laissant le soufi prendre possession d’un lieu saint et autrefois paisible (souvent un
lac). On raconte qu’un des soufis les plus vénérables de l’Inde, Muinuddin Chishti d’Ajmer, n’a pu fonder son
khanqah (hospice) qu’après avoir vaincu des ogres et des guerriers rattachés à un site préalablement dirigé
par un yogi et son entourage45. 45. Simon Digby, Encounters with Jogis in Indian Sufi
Hagiography. London : School of Oriental and African
Studies, 1970.
Parfois, le peu qui subsiste de l’influence du yogi est une vague référence à un nom, devenue l’empreinte
toponymique d’une défaite « historique ». Beaucoup de noms de lieux situés au cœur de la plaine indo-gangétique
conservent le souvenir de ces victoires et de ces défaites de saints, même s’il est permis de douter que, chaque
fois qu’une personne du cru parle, par exemple, de Maunathbhanjan, il a à l’esprit la destruction (bhanjan) du
seigneur et maître (nath) de Mau, ville manufacturière prospère sise près de Bénarès depuis le dix-septième
siècle. Dans d’autres cas, le maître spirituel vaincu se transforme en ogre par le simple fait du passage d’une
langue à l’autre. Alors que sanskrit « dev » fait référence à un dieu, ou au titre porté par une personne vénérée,
lorsqu’il est écrit en persan sans être accompagné d’une note explicative, le mot « deo » signifie fantôme, démon
ou monstre. Maîtrisé à la fois sur les plans spirituel et linguistique, la figure à la fois sainte et funeste capitule
souvent devant l’auguste soufi, qui lui accorde un dernier souhait pour bien lui signifier sa soumission, que
retiendra postérité retient en guise de trace ultime, soit sous la forme d’un nom de lieu, soit sous celles d’une
marque aux proportions monstrueuses : à Bahraich, dans le sanctuaire de Salar Masaud Ghazi, au nord-est de
l’Uttar Pradesh, les boucles d’oreilles du « deo » vaincu Nirmal ont la taille de meules à grains.
Voilà quelques-unes des façons dont les rencontres tumultueuses entre saints hommes de l’Islam et hindous
sont consignées dans les histoires de fondation des sites soufis populaires. Et bien sûr, ces tombeaux sont
fréquentés par des fidèles hindous et musulmans. Une clarification s’impose. Je n’ai nullement l’intention de
remettre en cause le caractère multiconfessionnel des adeptes des célèbres saints soufis de l’Inde. Muzaffar
Alam, l’un des médiévistes les plus influents d’Inde, a montré avec beaucoup de perspicacité combien de
telles descriptions sont des représentations ultérieures, probablement motivées par la nécessité politique de
corriger les relations difficiles entre un fondateur et un sultan antérieur ou de faire de ce même fondateur
un prophète indien à part entière (Nabi-yi-Hind), au moment où la domination de Chishtiya silsilah
(approximativement « la confrérie Chishtiya ») se trouvait, au XVIIe siècle, sous la menace des « nouveaux
cheikhs d’Asie centrale » (lieu de provenance des Moghols) et de leurs disciples indiens46. Mon ambition
est de créer un espace où rencontres, affrontements conquêtes sont interprétés comme autant d’éléments
nécessaires à la compréhension de la genèse conflictuelle de sites culturels comme celui de Muinuddin
Chishti, celui d’Ajmer et celui de Nizamuddin Auliya, le plus grand saint soufi de la Delhi médiévale et
moderne. Selon moi, la fabrication des récits du syncrétisme tant vanté de l’Inde est le produit d’événements
46. Alam Muzaffar, The Languages of Political Islam,
et d’affrontements violents, hypostatiques, miraculeux, et pas uniquement d’une tradition nationale c. 12001800. New Delhi : Permanent Black, 2004, p.
d’accommodement. 154-157, p. 164.
Ou, pour le dire d’une manière simple et précise : l’accommodement est prévisible, il est rendu nécessaire par
un conflit préalable. Les figures univoques du saint soufi qui égrène son chapelet ou celle du ghazi (guerrier)
qui brandit son sabre, même lorsqu’elles sont au service d’une politique pluraliste, produisent de la mauvaise
histoire. Ce n’est pas l’Histoire avec un H majuscule, mais la représentation ainsi que le souvenir d’exploits
qui ne figurent pas dans des archives médiévales adéquates, vérifiables, contemporaines, qui constituent
les seuls récits que les historiens puissent exploiter pour écrire l’histoire de la vie du légendaire Muinuddin
Chishti d’Ajmer.
Je dis cela pour deux raisons: primo, parce que, indépendamment de leurs spécificités conjoncturelles,
ces récits deviennent partie intégrante de l’existence textuelle et populaire des histoires des grands soufis,
procurant un modèle qui sert ultérieurement à la remémoration des exploits de personnages locaux de
moindre réputation (mais pas de moindre importance). Secundo, parce que les motifs récurrents, comme
par exemple l’idole muette qui se met à parler et à réciter le crédo islamique sous l’influence d’un cheikh
soufi, trope que l’on trouve dans les textes persans médiévaux, contribuent à valoriser la shahida (le crédo) ;
idem pour les gestes quotidiens des musulmans indiens (comme le kalmi, l’index levé pendant la prière par
analogie avec la singularité d’Allah, ou même le badhna, le récipient d’eau servant aux ablutions), qui figurent
dans toute une série de récits populaires de guerriers et de soufis pendant la campagne de l’Uttar Pradesh
oriental47.
-V-
47. Voir Zaidi (1977) et Zaidi (1984) et Alam (2004,
p. 156-157) ; entretien avec Maulvi Khalid Saheb,
Pour donner un exemple moins évident, s’il importe d’apprécier à sa juste valeur la contribution au
village de Kinhaura, Bara Banki, décembre 1994 ;
développement de l’hindavi (terme qui désigne l’hindi et l’ourdou) par Amir Khusro, soufi des XIIIe et XIVe ballade narrant la capture de Palihar de Hathile, alias
siècle installé à Delhi, brillant intellectuel, musicien, et poète populaire de langue persane, il faut néanmoins Ajab Salar, chantée par Zainullah Dafali, Chittaura
également prêter attention aux extravagances linguistiques auxquelles a recours Khusro pour traiter de la (Bahraich), mai 1996.
conquête au XIVe siècle des royaumes hindous méridionaux par le Sultan de Delhi. Cela me semble important
48. Pour une discussion de Nuh-i-Siphir, voir
car, face à une nouvelle histoire hindoue qui met l’accent sur les conquêtes et les conflits, il nous revient, en Mohammad Wahid Mirza, The Life and Works of Amir
tant qu’historiens, de produire des histoires alternatives des conflits et des conquêtes. Nous ne pouvons pas Kushrau (Lahore, Comité National pour la Célébration
toujours invoquer la notion essentialiste de syncrétisme indien et laisser l’histoire du conflit aux idéologues du 700e Anniversaire d’Amir Kushrau [National
et démagogues sectaires. Committee for the Celebration of 700th Anniversary
of Amir Kushrau], 1975 : première publication 1962),
p. 182-187.
Permettez-moi de passer de façon synoptique aux récits persans contemporains de la conquête médiévale.
Je ne suis pas médiéviste et ce territoire m’est peu familier, mais je souhaiterais néanmoins revenir sur Amir
Khusro, le grand soufi de Delhi, célèbre disciple de Hazrat Nizamuddin, savant, mystique, philosophe,
soldat, politicien, musicien, à l’origine du perfectionnement du sitar et du tabla, et sans doute le plus grand
des poètes indo-persans de langue arabe, hindi et persane. Les devinettes, calembours, chansons de mariage
dues à Khusro sont encore très populaires aujourd’hui. Dans Nuh-i-Sipihr, son ode à l’Inde du nord, Khusro
le « turc hindoustani » célèbre tout ce qui est hindoustani — la flore, la faune, les villes, les habitants, la
nourriture et les boissons ; il préférait de loin le sucre brut de l’Hindoustan aux bonbons raffinés d’Iran ; il
aurait préféré être un perroquet dans le quartier pauvre de Nizamuddin à Delhi qu’un rossignol à Shiraz48.
Har qaum rast rahi dini wa qibla gahi [chaque communauté a ses coutumes, sa religion et son lieu sacré pour
y faire ses dévotions], cette célèbre sentence illustre parfaitement le message universel de Khusro49. Reste
qu’il a également écrit une relation en prose et en persan de la conquête des royaumes méridionaux à la fin
du XIIIe siècle par le Sultan de Delhi Alauddin Khilji afin d’offrir un récit alternatif au Fateh-i-namah, ou
« chronique de la victoire », compilée par l’historien officiel de la Cour. Ce ne sont pas tant les motivations
qui ont poussé le Sultan de Delhi Alauddin à soumettre Warrangal et Mahan qui m’intéressent que les
exagérations linguistiques dont fait preuve Khusro pour rendre compte de la violence de la conquête du
Deccan par ce potentat. Ces excès sont dus pour une large part, aux pirouettes linguistiques de Khusro, à sa
tendance à jouer de toutes les ressources de la prose persane, comme l’écrit un traducteur moderne.
La plupart des chapitres de la relation de Khusro comportent un titre en vers qui indique au lecteur quelles
comparaisons et métaphores l’auteur a ingénieusement disséminé dans le texte, lequel ne tient d’ailleurs que 49. Alam Muzaffar, The Languages of Political Islam,
par la virtuosité littéraire avec lequel il est écrit. Dans la traduction anglaise réalisée par le jeune Mohammad c. 12001800. New Delhi : Permanent Black. 2004, p.
Habib en 1921, des pans entiers du texte comportent des allusions : « allusions aux collines et aux cols », 120.
« allusions à l’épée », « allusions à la selle et à la bride », « allusions à la feuille de bétel ». Le recours à 50. Mohammad Habib, Politics and Society during
des stéréotypes mettant en regard les « hindous nourris de riz » et « les corps d’airain des musulmans » the Early Medieval Period, vol. I. New Delhi : Peoples
abondent50. Incapable de résister à l’envahisseur, le démon Rai Laddar recueille des morceaux de ses trésors Publishing House, 1974 : ii, p. 149-270.
enfouis, construit une statue en or à son image « et reconnaissant être devenu un féal, met une chaîne en or 51. Ibid., p. 215.
autour du cou de la statue ». Il confie ensuite cette statue en or à son effigie représentant son asservissement
à un ambassadeur chargé de la remettre au commandant des forces ennemies. Parmi les nombreux trésors
offerts par le démon Rai Laddar figurent « les éléphants fous de Mabar [la côte sud-orientale de l’Inde], mais
non les éléphants végétariens du Bengale » [!].
Quand les messagers du Rai arrivèrent devant le dais rouge [...] ils frottèrent leurs visages jaunes sur le sol
jusqu’à ce que la terre elle-même prenne leur couleur ; ensuite, ils s’exprimèrent avec éloquence en hindi,
de façon plus tranchante que l’épée hindi (indienne) et remirent le message du Rai51.
Le jeu de mots sur « hindi » que fait l’un des précurseurs de la langue hindavi (hindi-ourdou) constitue
l’intérêt principal de cette scène de soumission narrée par Amir Khusro. Les arcs de Perse, les lances de
Tartarie et les épées hindi ou indiennes étaient les armes que l’on retrouvait dans la littérature persane
médiévale, mais le « ils s’exprimèrent avec éloquence en hindi, de façon plus tranchante que l’épée hindi /
indienne » n’était pas une expression courante dans la langue de l’Inde du nord, que Khusro maîtrisait à
la perfection ; c’est une expression issue d’une protolangue vernaculaire de la péninsule, proche du proto-
telougou parlé dans le Tamil Nadu moderne, sur la côte sud-est de l’Inde.
Il n’est pas nécessaire d’apporter plus ample illustration des stéréotypes opposant hindou et musulman dans
le texte de Kushro. Je ne cherche pas non plus à vérifier l’exactitude historique, par exemple, du meurtre de
Banik Deo et de ses mille cavaliers rapides comme l’éclair qui « attaquèrent de nuit » les fortifications de
« l’armée musulmane [...] quand l’ombre [sombre] du visage hindou s’était [déjà] abattue sur le soleil avec
la nuit et quand le sommeil avait clôt le portail des yeux et assiégé le fort de la pupille »52. Je ne suis pas
spécialiste de cette période, mais j’ai tout de même une modeste proposition à faire. Continuer de célébrer
la contribution d’Amir Khusro à la culture populaire indienne, tout en ignorant les exagérations langagières 52. Ibid., p. 208.
et les stéréotypes dont regorge son persan difficilement compréhensible revient à cautionner la dichotomie
vainqueur / victime des campagnes militaires du Sultan de Delhi Alauddin dans la péninsule indienne,
sans se préoccuper de la langue dans laquelle elle est racontée et des représentations qu’elle charrie. Cela
signifie également que l’on abolit la distance qui sépare un « musulman » d’alors et d’un Indien hindou ou
musulman de la fin du XIXe siècle ou du début du XXIe siècle.
- VI -
Si les conquêtes méridionales du Sultan de Delhi Alauddin nous sont accessibles par le biais des extravagances
linguistiques d’Amir Khusro, on peut se demander quelle sorte d’idiome née de la défaite a servi à fabriquer
un stéréotype régional ou national du musulman — vu comme conquérant et « ennemi intime ». Prenons
par exemple l’expression sarhe-chauhatar [soixante-quatorze et demi] dont j’apprends qu’elle est encore
utilisée par les auteurs de lettres confidentielles au Bengale : si le non-destinataire d’une telle lettre a l’audace
de l’ouvrir, il commet un péché équivalant à l’assassinat de ce nombre précis de Rajpoutes, dont le poids
total des cordons sacrés qu’ils portaient lors du siège de Chittaur par l’empereur moghol Akbar au XVIe
siècle s’élevait à 74 maunds et demie (un maund = 38 kg)53 ! L’ethnographe et fonctionnaire colonial William
Crooke a également attesté l’utilisation de ce sortilège lié au chiffre 74 dans des lettres écrites par des Hindous
en Uttar Pradesh à la fin du XIXe siècle « dont on explique l’existence de façon assez improbable », écrit-
il, « en prétendant qu’il représente le poids en maunds des ornements en or prélevés sur les cadavres des
Rajpoutes tués au célèbre siège de Chithor »54.
Notez ici que ce souvenir de la « défaite hindoue » appartient davantage au domaine du « réalisme magique »
qu’à celui de l’histoire, même si, comme l’a montré Gyanendra Pandey dans un article des années 1990, on
a vu en Inde à la fin des années 1980 se mélanger un historicisme douloureusement remémoré et une bonne
53. Communication de Gautam Bhadra.
dose d’excès langagiers55.
54. William Crooke, Popular Religion and Folklore of
Northern India, vol. II. London : A. Constable & Co,
À Rudauli, à une heure de cheval d’Ayodhya, un éminent soufi moghol originaire de l’Awadh a également écrit 1896, p. 39.
une hagiographie de Syed Salar Masud, combattant (ghazi) et martyr (shaheed) du djihad des campagnes de
Mahmoud de Ghazni (circa 1000), que la culture populaire vénère sous le nom de Ghazi Miyan depuis la fin 55. Pandey, ibid.
du XIIIe siècle. En s’appuyant sur l’histoire hagiographique et folklorique de Ghazi Miyan, on peut avancer 56. Amin, ibid., 2016.
que la conscience populaire des gens était confrontée à un passé « désordonné ». La violence, l’affrontement, 57. Amin, ibid., 2016 : partie II : « Traditions ».
la conquête ont souvent donné naissance à des traditions locales et des tropes, par exemple un Ghazi qui
manie le glaive de l’Islam, que l’on retrouvait sous une autre forme dans la mémoire populaire, sous les
traits du fils unique d’une mère aimante (né après des visites répétées aux sanctuaires consacrée) qui meurt
en sauvant les vaches des vachers, figures associées notamment à la grande divinité dévotionnelle indienne
Krishna et aux transporteurs de paquetages qui accompagnaient à son armée. Le martyr est d’autant plus
poignant qu’il se déroule le jour de son mariage56. Le guerrier (ghazi) turc bénit les femmes stériles en leur
donnant des enfants de sexe masculin, et devient le frère putatif qui apporte des nouvelles du village natal
aux femmes vivant au loin du foyer familial57.
Il est évident que l’écriture de l’histoire « laïque » dominante a éprouvé des difficultés à appréhender ces
« confusions ». Elle leur préfère un modèle opératoire binaire sur le mode « soufi / guerrier ». En réalité,
la laïcité requiert l’approbation d’une histoire du passé de l’Inde qui minimise au maximum les conflits
qui met en avant l’harmonie — ou « le vivre ensemble séparément », pour reprendre le titre d’une récente
collection d’essais spécialisés58. Si l’on ne tient pas à ce point de vue, on constate que les communautés
étaient souvent fondées souvent sur la validation et la ré-imagination des conflits du passé. Dans le cadre
d’une vision ouverte, laïque et nationale, comme celle qui dominait jusqu’à une période récente, une histoire
des conflits, des dissensions et des différences, ne pouvait en aucun cas permettre une structuration du soi.
- VII -
Voilà grosso modo trente ans que l’écriture de l’histoire est confrontée à un véritable défi, qui fait suite au
renforcement du processus démocratique en Inde. Dans le cadre de cet article, je ne peux que faire une 58. Hasan, Mushirul, Roy, Asim (éd.) (2005), Living
brève allusion à deux phénomènes. Sur le plan électoral, il y a eu une augmentation très significative et une Together Separately: Cultural India in History and
consolidation des castes moyennes et des groupes de dalits (« intouchables ») — qui participaient déjà au Politics, New Delhi, Oxford University Press.
processus démocratique mais jusqu’à tout récemment n’y tenaient jamais les premiers rôles. L’autre est la
reconnaissance de l’importance du genre, dans les domaines électoraux et sociaux, en lien avec une série
ininterrompue de violences faites aux femmes, et dans l’espace privé et dans l’espace public. Ce qui importe
pour mon propos est que ces deux nouveaux phénomènes — la « présence » maintenant plus visible des
dalits (les misérables « intouchables » d’autrefois) et des femmes a eu pour résultat de faire de la notion de
différence un des éléments constitutifs de la nation.
Ne doit-on pas considérer que les conflits du passé tels que se les représente l’imagination populaire — un
saint guerrier indo-turc du XIe siècle qui fait depuis l’objet d’un culte œcuménique — sont véritablement des
éléments constitutifs de l’histoire de la vie de la nation ? C’est une question à laquelle je souhaiterais qu’au
moins certains d’entre nous réfléchissent...
Cela semble cependant plus facile à dire qu’à faire, car des questions d’importance demeurent. Quelle
formation ont ceux d’entre nous qui sont passé par l’Université ont-ils reçue pour leur permettre d’écrire
l’histoire de ces passés singulièrement enchâssés dans un imaginaire religieux ? Faut-il que les historiens
professionnels se contentent de travailler sur des questions qui ne prêtent pas à controverse ? En tout état
de cause, comment accéder au monde de la croyance en en rendant compte en tant qu’historien dégagé
de toute croyance ? C’est là une question qui perturbe certains d’entre nous depuis quelques années. Dans
ce contexte, il est utile de s’inspirer de l’enthousiasme dont faisait preuve le grand historien français Marc
Bloch dans les années 1920, alors que la guérison des écrouelles par le toucher royal avait totalement disparu
depuis plus d’un siècle.
Marc Bloch était très clair : c’est parce que cette croyance avait disparu sous les effets conjugués du 59. Marc Bloch, Les Rois thaumaturges. Étude sur le
rationalisme et de la démocratie que son étude avait été rendue possible. Se frottant les mains de joie en caractère surnaturel attribué à la puissance royale,
posant sa plume, il écrivait : particulièrement en France et en Angleterre, Paris,
1924, p. 409.
Or, il se trouve, par une chance précieuse, que ce miracle, parfaitement notoire et admirablement continu, 60. R.G. Collingwood, « Limits of Historical
est un de ceux auxquels aujourd’hui personne ne croit plus : de sorte que, en l’étudiant à la lumière des Knowledge », Journal of Philosophical Studies,
1928, 3 (10), p. 221. URL : http://www.jstor.org/
méthodes critiques, l’historien ne risque point de choquer les âmes pieuses : rare privilège dont il convient
stable/3745642
de profiter59.
61. À ce sujet, voir Amin, inter alia, ibid., 2012.
Pour paraphraser Collingwood, on pourrait dire qu’une telle exaltation n’est envisageable que dans le cas
d’« événements révolus »60, ce qui permet à l’historien d’exercer son métier sans avoir à se demander s’il
offense ou blesse un groupe ou un autre, etc. Dans un passé récent, nous avons eu à défendre le droit
d’enseigner des textes rédigés par de grands érudits, car les instances de hauts-lieux de l’enseignement
supérieur (y compris ma propre université) avaient fait part de leur désaccord quant à l’utilisation de
tels écrits61. Écrivant de New Delhi, je suis donc doublement conscient de la mobilisation de l’histoire,
de l’archéologie et de la croyance majoritaire au service de la remise en cause des injustices historiques
passées, en particulier celles commises par mes coreligionnaires médiévaux ! Raconter l’histoire de Ghazi
Miyan, aussi invraisemblable qu’elle apparaisse, ne signifie pas qu’on esquive les véritables questions liées
aux violences et aux injustices du passé, qu’il s’agisse des conquêtes, des pillages, des profanations, des
destructions, des conversions religieuses — tout ce qui constitue la réalité gênante du despotisme islamique
au pays du Bouddha et du Mahatma Gandhi. Il s’agit de rédiger une histoire des croyances traditionnelles
pour chacun de ces processus, en évitant de s’enfermer dans la vision intérieure qu’en donne une vision
« populaire » — domaine d’un temps sans temps, indifférent aux événements majeurs du monde réel.
- VIII -
Pour retourner une dernière fois au saint guerrier… La personne de Miyan Ghazi et son martyr à Bahraich
en 1034 ne font l’objet d’aucune chronique. Pourtant, ses exploits, comme les racontent les ballades et
un hagiographe persan du XVIIe siècle, sont liés à l’histoire de la conquête turque du nord de l’Inde.
Historiquement douteuses, ces réécritures témoignent néanmoins de pans entiers d’un conflit passé, qui crée
des communautés — des communautés fondées, en partie, sur la mémoire de l’existence de la différence et
de la conquête. Cette mémoire s’exprime sous une forme narrative spécifique qui subvertit le récit dominant 62. Voir le travail de Suniti Kumar Chatterjee, « Daraf
Khan Ghazi »), Sanskriti, i (1368 B.S.)
de la conquête turque de l’Inde du Nord, vers 1200. Raconter l’histoire de Ghazi Miyan implique qu’il faille
se colleter avec autre chose qu’une compréhension narrative d’un saint guerrier incarnant la figure du
conquérant « juste ». Cela suppose également être confronté à des « inventions » inattendues concernant la
vie ce guerrier vierge comme l’on ne soupçonnait pas qu’il en existe. Alors seulement s’ouvre la possibilité
de créer un récit historique nouveau et original — et de renouveler le récit historique du « Glaive de l’Islam »
en Inde.
Faire l’impasse sur l’histoire de Ghazi Miyan telle qu’on la raconte dans les récits hagiographiques et les
ballades et faire le choix de se concentrer sur les seules caractéristiques avérées des aspects syncrétiques
et thaumaturgiques du culte qui lui est voué, revient en d’autres termes à renoncer à offrir une histoire
alternative de la conquête turque du nord de l’Inde : ni Turkianie (le Glaive de l’Islam) ni Soufianie (les
pratiques modérée de la mystique islamique) — pour reprendre les polarités identifiées par Suniti Kumar
Chatterjee62 — mais plutôt une histoire qui met l’accent sur la popularité et le caractère récalcitrant du
premier saint guerrier de l’Inde du nord. Il s’agit aussi de limiter les enjolivements. L’histoire alternative que
je défends n’est pas un récit d’événements sélectionnés pour figurer dans des manuels qui impliquerait une
réécriture et une remise en contexte des faits avérés concernant les incursions de Mahmûd de Ghaznî63. À la
place, je plaide la cause d’un récit alternatif d’événements qui ont disparu, qui ont été tronqués ou corsetés
— d’événements récalcitrants et de vies récalcitrantes — dont la réécriture par les historiens est rendue
possible par la remise en question de la façon dont la «grande histoire » (comme on l’appelle communément
aujourd’hui) ou le récit dominant (comme nous l’entendons en tant qu’historiens) est écrit et légitimé par
la profession et par le public. L’histoire alternative n’est pas une histoire locale ; elle n’est pas non plus une
alternative à l’histoire ; l’histoire alternative est une histoire écrite au sein de la communauté historienne;
dans le meilleur des cas, elle est également accessible aux personnes extérieures à la profession, ce qui
signifie qu’un jour elle pourrait bien constituer la « grande histoire ».
Il ne sert à rien d’établir les conditions de possibilité d’une telle écriture de l’histoire avant qu’elle ne
devienne réalité. Dans mon livre sur Ghazi Miyan, j’ai essayé de donner un sens sur les plans discursif et
historique, de la littérature hagiographique, confessionnelle, populaire et performative consacré au « Prince
des Martyrs », qui se voyait refuser le statut d’histoire sous prétexte qu’elle ne satisfaisait pas aux critères 63. Romila Thapar, Somnatha: many voices of a
History, 2005. New Delhi : Penguin.
de recevabilité historique. Reste que l’histoire de Ghazi — la survivance d’un culte œcuménique pendant
presqu’un millénaire — a, selon moi, des conséquences importantes, pour la représentation de l’Inde en
tant que communauté humaine constituée d’une population et d’un ensemble de citoyens qui sont loin
d’être homogènes.
Il est maintenant largement admis que la communauté politique formée par les ressortissants indiens
présente des différences que l’État-nation ne pourrait balayer d’un revers de main sans prendre des risques.
Les différences régionales, linguistiques, de caste, de sexe et les expressions communautaires sont un fait. La
question est : si on peut trouver des traces de ces différences et conflits dans notre histoire, comment peut-
on les relier aujourd’hui à l’existence de la communauté que forment les ressortissants Indiens ? Il s’agit là
d’une question fondamentale et importante à laquelle l’historiographie indienne doit s’attaquer si elle veut
créer un pont entre un groupe d’historiens partageant les mêmes vues et ceux qui, dans les communautés,
luttent contre les courants d’homogénéisation qui n’ont qu’un objectif, dangereux et limité, à savoir définir
ce qu’est le « Nouvel Indien ».
- IX -
Depuis une quarantaine d’années, dans les manuels de hindi, la première leçon comporte un poème
agressivement nationaliste rédigé en hindi sanskritique que doivent mémoriser les enfants entre 10 et 12
ans. Celui qui est proposé en 4e s’intitule « Chahta hoon desh ki dharti tujhe kuch aur bhi doon » [« Je veux
donner à mon pays plus que mon esprit, mon corps et ma vie », le reste à l’avenant]. Une strophe me revient
en mémoire quand je pense aux difficultés rencontrées par mon fils de 12 ans pour l’apprendre il y a une
dizaine d’années :
Yah suman lo, yah chaman lo, neer ka trn trn samarpit
Chahta hun desh ki dharti tujhe kuch aur bhi dun
[Ici les fleurs, là le jardin, je te donne à toi, ô pays de ma naissance, la moindre brindille de mon nid. Pourtant
je fais tout pour donner encore plus à la mère patrie].
64. Pandey, ibid., p. 90.
J’ai exprimé mon désaccord avec le contenu de ce poème en essayant de faire comprendre à mon fils le
sens du mot « trn trn », lui expliquant que c’était la forme soutenue du mot hindi courant « tinka » qui
signifie « brin d’herbe », « paille », « brindille ». Mon désaccord est encore plus vif alors que j’écris ces lignes
qui s’inscrivent en faux avec un nationalisme, où la culture, la politique et une vue majoritaire de « notre
passé commun » font que l’expression d’une perspective critique historique ou « minoritaire » est synonyme
d’hostilité à la nation, sinon à la loi ! Les débats autour de la culture indienne témoignent d’une vision étroite
et agressive de la religion et de la nation. Gyanendra Pandey l’a exprimé sans ambages : « aujourd’hui en
Inde, comme dans beaucoup d’autres parties du monde, le religieux est devenu le national. En tous cas, cette
équation est communément répandue et largement acceptée »64.
Pour en revenir à la métaphore du nid cannibalisé par la nation, je crois fermement que cette dernière ne
pourra jamais être rendue habitable si elle détruit les différents lieux d’habitation où les peuples de l’Inde ont
niché historiquement — sur un mode à la fois conflictuel et non-conflictuel.
T. M. Krishna
résumé par Chloé Pretesacque
S. Anand
résumé par C. P.
Une vidéo YouTube devenue virale montre un enfant dalit se faire tabasser par deux de ses camarades.
Un commentaire violent et raciste trouve pour seule réponse du diffuseur de la vidéo : « merci d’avoir
regardé ma vidéo et abonnez-vous à ma chaîne ». Le constat de désespoir est sans appel. Le nombre de
vues est plus important qu’un problème désormais quotidien : la violence sur les dalits et les musulmans
par les hindous.
Meera Nanda
traduit par Emita Varenne 65. Voir Georg Feuerstein, Subhash Kak et David
Frawley, In search of the Cradle of Civilization: New
Extrait de l’introduction à Science in Saffron: Skeptical Essays on History of Science Light on Ancient India, Wheaton, IL: Quest Books,
(Delhi : Three Essays Collective, 2016). 1995.
66. L’érudit islamique Al Biruni, a retransmis ce
Dans notre pays, il est une illusion aussi ancrée que répandue : l’Inde est le berceau et le point final de qu’il a appris au cours de ses voyages en Inde dans
notre civilisation elle-même65. Tous les chemins vers la connaissance et la sagesse partent d’Inde et se l’entourage de Mahmud de Ghazna au XIe siècle et
perfectionnent en Inde. Les réponses aux questions qui continuent de déconcerter les scientifiques modernes écrivait avec désespoir que certains mathématiciens
étaient déjà connues de nos anciens sages, qui pouvaient les « voir » par l’œil de leur esprit comme par une hindous ne cessaient d’inventer de nouveaux mots
pour tous les grands nombres « sans prendre en
intuition divine. compte aucun ordre fixe ». Il attribuait cela au
fait qu’ils « […] détestaient devoir avouer leur
Depuis longtemps, nous avons coutume de protéger le cœur de la tradition dharmique des réfutations en ignorance par un franc ‘je ne sais pas’ — une parole
déclarant comme potentiellement menaçantes des idées qui ne sont autres que des réitérations triviales des difficile à prononcer à leurs yeux, quel que soit le
sujet » ; Alberuni’s India, trans. Edward Sachau (éd.),
Vérités Éternelles, déjà connues de tous. Depuis longtemps, nous avons coutume de ne jamais admettre
Aniselie Embree, W. W. Norton & Co, 1971, p. 177.
que l’on pourrait se tromper, que nos croyances pourraient être falsifiées par des preuves nouvelles et plus
convaincantes. Depuis longtemps nous avons coutume de ne jamais admettre que « l’on ne sait pas66 »., 67. L’Institut prestigieux de Birla, de Technologie
et de science, en collaboration avec l’Institut
Bhaktivedanta offrent désormais des diplômes
Consciemment ou non, cette façon de déjouer toute source potentielle de falsification en l’intégrant à (M.Phil et Ph.D) en « études de la conscience ». Ce
la tradition dominante a été le fil directeur de l’esprit de la Renaissance indienne du XIXe siècle. Swami programme se veut « l’équivalent d’un diplôme en
Vivekananda avait le don exceptionnel de trouver des parallèles entre les sutras du Yoga, la philosophie études cognitives dans les universités occidentales ».
Vedanta, les théories modernes de l’évolution et les lois newtonienne de la physique. Néanmoins, cet instinct Il est toutefois difficile d’imaginer que ces universités
était également commun à Brahmo Samaj au Bengale, Arya Samaj en Inde du Nord, aux théosophistes dans occidentales acceptent la prémisse fondamentale de
ce nouveau programme : la conscience préexiste et
les régions du Sud du pays, et à des philosophes de renom comme Sri Aurobindo et Saraswati. Accueillir constitue la cause. C’est tout simplement l’Advaita
les sciences modernes au sein du système de croyance hindou advaïtique67 est devenu le trope dominant. sous un autre nom. L’Institut Bhativedanta est
Saryepalli Radhakrishnan et des scientifiques accomplis comme J.C. Bose et PC Ray ont fourni les bases l’aile de « recherche » de la International Society
scientifico-scolaires à cette harmonie entre la façon traditionnelle de connaître le monde naturel et la façon for Krishna Consciousness (« Hare Krishnas »). Voir
moderne. http://www.bvinst.edu/gradstudies
Cette volonté impatiente de créer l’illusion d’une harmonie entre les sciences modernes et les points de
vue traditionnels sur le monde se trouve aussi au Sri Lanka, au Japon, en Turquie et en Egypte, où la
civilisation pré-islamique est considérée comme la source originaire des sciences grecques. Les « scientifiques
créationnistes » aux États-Unis comme ailleurs, sont aussi coupables de cette supercherie, au même titre que
tous les nouveaux mouvements religieux qui invoquent les sciences (comme la méditation transcendantale,
le Bouddhisme Zen, la science chrétienne, la Scientologie, etc.).
En Inde, l’origine védique de toute connaissance n’est pas une idée aussi contestée que ne l’est, par d’exemple,
la «science créationniste » aux États-Unis, à laquelle s’opposent des voix puissantes de la communauté
scientifique ainsi que des églises chrétiennes dominantes. On trouve bien sûr des voix qui s’y opposent en
Inde, tout comme elles dénoncent cette mauvaise gestion de l’Histoire, mais elles sont reléguées aux marges,
et leur vie est de plus en plus menacée par les fanatiques religieux. En Occident, la notion d’harmonie
entre la science moderne et la foi religieuse est essentiellement limitée à des groupes de réflexion et à des
lieux où des scientifiques à la retraite viennent chercher Dieu. En Inde, à l’inverse, ce mélange éclectique
entre science et foi ne nécessite aucun quartier général, puisque le fait d’harmoniser les opposés est fait
profondément partie de la culture dominante.
Cette illusion d’un accord harmonieux entre la science moderne et la cosmologie védique imprègne la sphère
publique en Inde. Ses partisans viennent de toutes les tendances politiques : des fanatiques safrans aux gurus
modernes, partisans chics du New Age et même mouvements scientifiques de la gauche «alternative» ou
«indigène». La communauté scientifique indienne a été complice de la perpétuation de ce mythe. Si certains
scientifiques célèbres promeuvent la gloire des anciens (le dernier Abdul Kalam par exemple), la majeure
partie de la communauté scientifique ne s’est pas exprimée sur le sujet.
L’Inde est un cas à part du fait de son expérience longue et complexe du colonialisme anglais, qui a engendré
un processus extrêmement agressif de défense de nos traditions anciennes. Les administrateurs coloniaux et
les missionnaires chrétiens tenaient la science moderne, la technologie, et la médecine, pour des signes de
supériorité de la civilisation chrétienne occidentale par rapport à l’Inde superstitieuse et scientifiquement
retardataire. On comprend que cela ait provoqué en réaction une défense fervente et agressive des anciennes
traditions hindoues comme mères de toute la science et de toute la technologie moderne. Exception faite
des dalits, des mouvement non-brahmin, d’un petit nombre de pandits qui défendaient l’orthodoxie contre
des versions édulcorées de leur dharma, et d’une petite minorité d’humanistes séculiers qui adoptent sans
relâche la vision scientifique, l’idée que l’Hindouisme est le berceau de la science — et est par là de nature
scientifique — a reçu la bénédiction des mouvements religieux, culturels, politiques et anticoloniaux, sans
que cela importe qu’ils soient alliés au Congrès supposément séculier ou aux nationalistes hindous.
Si la légitimation scientifique du dharma hindou traverse les affiliations politiques, il n’en demeure pas
moins qu’elle est plus activement et consciemment encouragée par les nationalistes hindous et leurs alliés.
L’attribution d’incroyables découvertes scientifiques à d’anciens rishis hindous faisait partie intégrale
de l’endoctrinement des swayamsevaks (Organisation volontaire nationale ou Organisation patriotique
nationale) depuis le début de l’organisation de l’Hindu Right dans les premières décennies du XXe siècle.
Au cours de leur première période de 1998 à 2004, le BJP (à dominance NDA, Alliance Démocratique
Nationale) a insisté pour introduire des cours d’astrologie, de karma manda (rituels) et des consciousness
studies dans les collèges et les universités. Maintenant que le BJP est de retour avec suffisamment de voix aux
dernières élections pour gouverner tout seul, l’histoire des sciences figure de nouveau en haut de la liste des
« réformes ».
En formant le gouvernement au centre en 2014, le BJP 2.0 n’a pas perdu de temps pour étendre le discours
de sa campagne « L’Inde d’abord » à l’histoire des sciences. Les revendications de la priorité indienne dans
de nombreux domaines, des mathématiques à la médecine, en passant par la chirurgie — pour ne rien dire
des technologies de type Star Trek — ont été faites par des personnes d’importance, des rassemblements
prestigieux à l’échelle nationale, y compris les membres de « Shiksha Bachao » (« Sauvez notre éducation »).
Étant données les multiples tentatives de faire de la science le support des revendications de la supériorité
indienne, et le fait qu’une nouvelle politique éducative est en train de se développer, les craintes qu’une
nouvelle vague de saffronisation ne déferle sur l’éducation élémentaire et supérieure, y compris scientifique,
sont fondées.
Les nationalistes hindous ne s’occupent pas de réécrire l’histoire, bien qu’ils usent de preuves historiques
si cela, ou quand cela, les arrange. Ils fabriquent un héritage devant lequel on est supposé se prosterner, et
auquel on doit se sentir fier d’appartenir. Si aucune histoire n’est complètement à l’abri des préjugés et des
erreurs, les historiens essaient au moins d’améliorer leur narration à la lumière des meilleures preuves. Les
faiseurs-d’héritage, de leur côté, font avec les erreurs et les partis pris. La logique tortueuse, les envolées
lyriques, les girations mentales ne sont pas superflues : ils sont l’outil nécessaire à la création du mythe
du « scientifique indien » comme porteur de l’ancien héritage hindou qui fut scientifique — au sens de
la science telle qu’on la connaît aujourd’hui — bien avant même qu’elle ne soit née. La distinction entre
l’histoire et l’héritage, soulevée par David Lowenthal, illustre bien la civilisation indienne68 :
L’héritage n’est pas un compte-rendu falsifiable ni même rationnellement plausible d’un certain
passé, mais une déclaration de foi dans ce passé… L’héritage n’est pas l’histoire, même quand il mime
l’histoire. Il se sert de traces historiques et raconte des contes historiques, mais ces contes et ces traces
68. Lowenthal, The Heritage Crusade and the Spoils
sont en fait des fables qui ne sont ouvertes ni à l’analyse critique, ni à l’étude comparative…
of History, Cambridge : Cambridge University Press,
1998, p. X.
[…]
69. Lowenthal, 1998, p. 121 ; je souligne.
Le préjugé d’orgueil dans le passé n’est pas une conséquence de l’héritage ; mais c’est son but essentiel.69
Les « Védas scientifiques » appartiennent de droit à la campagne « L’Inde incroyable ! » qui vend l’héritage
indien principalement aux touristes étrangers, avec la différence que les « sites du patrimoine national »
pour ce dernier, ne sont pas physiques mais textuels, et l’audience visée inclut les Indiens d’abord, et les
étrangers ensuite. La façon dont « l’héritage scientifique » est construit et vendu fait des Indiens les touristes
de leur propre histoire. La seule idée qu’un tel discours puisse être enseigné aux enfants à l’école, comme de
l’histoire scientifique, est effectivement effrayante.
Cette entreprise ne vise pas l’éducation mais plutôt, pour reprendre les mots justes de Lowenthal, à créer un
« préjugé d’orgueil » dans le passé de l’Inde via la « célébration » et la « déclaration de foi ». C’est, en vérité,
exactement ce que les faiseurs-d’héritage professent ouvertement.
mais de n’importe quelle ancienne civilisation du monde — et les sciences modernes, est injustifiée et contre-
productive. Elle est injustifiée parce qu’elle ne reconnaît pas la rupture avec la tradition, qui est apparue avec
la science moderne. La science qui a émergé après la révolution scientifique du XVIe siècle au XVIIe siècle,
était une entreprise très différente de toutes les tentatives antérieures de connaître la nature. La plupart
des historiens des sciences72 reconnaissent les transformations révolutionnaires qui suivent comme ayant
marqué la naissance de la science moderne :
La mathématisation de la nature, i.e. une tentative croissante de décrire les choses et les événements naturels
en termes mathématiques qui peuvent être quantifiés, en utilisant des objets de mesure précis (horloges,
compas, thermomètres, baromètres, et autres).
72. Au moins, ces historiens des sciences n’ont pas
Des expériences de recherche alliées à des observations directes. Entre les mains des scientifiques rejeté l’idée même d’une « révolution » scientifique
modernes (dont Galilée est la figure emblématique), la mathématisation de la nature a été conjointe avec vue comme une manigance occidentale pour
l’expérimentation contrôlée. projeter sa supériorité sur les autres.
73. Voir Floris H. Cohen, The Scientific Revolution: a
Le développement d’une vision du monde mécanique qui essayait d’expliquer les fonctionnements du monde Historiographical Inquiry, Chicago: Chicago Univerity
Press, 1994 et Cohen, How Modern Science Came
naturel comme des corpuscules de matière en mouvement.
into the World, One 17th Century Breakthrough,
Amsterdam: Amsterdam University Press, 2010.
Un intérêt peu commun pour le travail manuel, qui a mené à un relatif abaissement des barrières entre les
philosophes issus de l’université et les artisans73.
Cette révolution a, sans aucun doute, été rendue possible par la confluence d’une multitude d’acquis
antérieurs venus de plusieurs civilisations — la Grèce antique, le christianisme, l’Islam et à travers l’Islam,
la contribution de l’Inde ancienne et classique et de la Chine. Mais la nouvelle science qui a émergé
après la révolution scientifique était totalement différente des connaissances traditionnelles de la nature,
y compris dans les traditions gréco-romaine ou judéo-chrétienne, qui sont les ancêtres directs de la
civilisation occidentale. Si elle intègre certains éléments mathématiques et empiriques appartenant au
stock de connaissance des civilisations antérieures, la science moderne a toutefois inversé l’ancien cosmos
et les anciennes méthodes de spéculation, et a produit une nouvelle conception du cosmos et de la place
de l’humanité en son sein. Ces changements furent à ce point révolutionnaires et d’une telle envergure qu’il
est oxymorique de dire que toute tradition de connaissance pré-moderne — qu’elle soit hindoue, chrétienne,
islamique, juive, bouddhiste, taoïste, animiste — avait la réponse aux questions posées par les scientifiques
modernes. La nature du monde naturel (sa composition, ses lois fondamentales gouvernant ses opérations)
n’a pas changé, mais les catégories conceptuelles, les critères méthodologiques et les visées de la recherche
ont subi une transformation tellement radicale qu’il est plus prudent d’affirmer avec Thomas Kuhn que les
scientifiques, anciens et modernes, vivent pratiquement dans des mondes différents.
Si l’on accepte cette représentation de la naissance d’une science moderne, l’idée même que les anciens
avaient déjà les réponses qui ont émergé au cours des 500 dernières années, n’a aucun sens. Bien sûr il y
a les pépites du savoir empirique utile — le savoir des plantes médicinales, ou les méthodes organiques 74. Le point de vue indien classique sur ce sentiment
d’agriculture par exemple — qui peuvent être intégrées au corpus moderne à condition qu’elles passent vient de Swami Vivekananda, qui, dans son fameux
l’examen rigoureux que toute revendication empirique doit traverser pour être considérée « scientifique ». discours de Chicago, a insisté sur le fait que les
Au-delà, il est simplement prétentieux de revendiquer que les sciences modernes ne font que répéter ce que découvertes scientifiques modernes ne réactualisent
que « dans un langage plus… ce que les Hindous
les anciens savaient déjà74. savaient déjà depuis des siècles », Complete Works
of Swami Vivekananda, Advaita Ashram: Mayawati
Non seulement l’insistance sur la continuité entre la science moderne et la science antique est injustifiée, Memorial Edition, 2006.
mais elle est contre-productive. Admettons qu’être un ignoramus — expression latine pour dire « nous ne
savons pas » — est la première étape à l’acquisition du savoir. C’est cela qui a permis à la science moderne
d’émerger et de fleurir en Europe au début de l’ère moderne, du XVIe au XVIIIe siècles. Ce n’était pas dû à un
« esprit faustien » qui n’existait qu’en Occident, mais plutôt à la conjonction de justifications théologiques
de l’empirisme, d’intérêts politiques et mercantiles, d’avancées technologiques, tout cela allant de pair avec
un intérêt pour l’artisanat qui préparait le terrain pour la Révolution Scientifique.
Ce processus n’a en aucun cas été doux. Il y a eu de la résistance de la part de l’Église et des professeurs
aristotéliciens qui contrôlaient les universités médiévales. Même si tous les pionniers — Copernic, Vesale,
Galilée, Newton et, plus tard, Darwin — étaient des chrétiens fervents, travaillant dans le cadre d’une
vision médiévale traditionnelle du monde dérivée de la philosophie grecque et de la Bible, ils sont parvenus
à mettre en mouvement un processus qui a fini par renverser le cadre hérité. Plus important encore, les
révolutionnaires scientifiques n’étaient pas contraints par les forces de la tradition à harmoniser leurs
théories et méthodes avec celles prescrites par Aristote et la Bible. En dépit des condamnations initiales
de la part des forces religieuses, c’était les bastions de la tradition qui devaient capituler devant la force de
l’évidence (oui, il y a des créationnistes au sein des Chrétiens fondamentalistes qui croient encore à la vérité
littérale de l’histoire de la création, mais le courant dominant de la chrétienté s’oppose à eux).
75. Voir Christopher Minkowski, “The Paṇḍt as
Public Intellectual: The Controversy Over Virodha
En Inde, à l’inverse, les forces de la tradition sont parvenues à prendre le pouvoir et à apprivoiser toute or Inconsistency in the Astronomical Sciences,” The
idée susceptible de menacer le point de vue védique essentiel de la primauté de la conscience ou de l’esprit. Paṇḍit: Traditional Sanskrit Scholarship in India, Axel
L’histoire de la science indienne abonde en exemples d’autocensure de la part d’esprits par ailleurs bons ; par Michaels (éd.), Heidelberg: South Asia Institute;
exemple à chaque fois qu’ils percevaient une contradiction entre les Puranas et l’astronomie mathématique New Delhi: Manohar Publications, 2001, pp.79–103;
des Siddhantas, certains de nos célèbres astronomes admettaient que les Puranas dominaient les Siddhantas. Robert Fox Young, “Receding from Antiquity: Hindu
Responses to Science and Christianity on the Margins
Nous avons de nombreux exemples déconcertants, notamment celui de Brahmahupta au XVIIe s’opposant
of the Empire 1800-1850,” Christians and Missionaries
en faveur de Rahu et Ketu à la théorie des éclipses de Aryabhata, de même celui de Yajnesvara Rode au in India: Cross Cultural Communication since 1500,
XVIIe siècle « écrasant la contradiction » que l’astronomie copernicienne posait à la vision puranique du Robert Eric Frykenberg (éd.), London: Routledge,
monde75. Lorsqu’ils étaient confrontés à des arguments désarmants / conflictuels, nos hommes d’esprit ne 2003. pp.183-222.
soutenaient pas ce qu’ils savaient être vrai et appuyé sur de meilleures preuves. Pour la plupart, ils choisirent 76. http://indianexpress.com/article/india/india-
de s’agenouiller devant les Vérités Éternelles des Vedas et des Puranas. Les forces du conservatisme et de others/at-science-congress-vedic-aeroplanes-and-
la conformité ont été si profondément établies dans le système des rituels, les habitudes sociales et les virus-proof-suits/ ; http://www.thehindu.com/
croyances qui gouvernent notre société, que nos hommes d’esprit n’avaient pas à comparaître devant un news/national/telangana/Bhargava-blasts-ISC-for-
tribunal (à l’inverse de Galilée) pour les forcer à renoncer à ce qu’ils savaient être vrai — ils le faisaient de equating-science-with-spirituality/article16981938.
leur propre chef. ece
La même compulsion à laisser le dernier mot aux Vedas et aux Puranas est évidente dans la façon dont les
figures de proue de la renaissance indienne ont coopté des théories scientifiques en physique et en biologie.
L’actuelle flopée des faiseurs-d’héritage, y compris le Premier Ministre et les universitaires qui ont rendu
inoubliable le Congrès de Science, s’acheminent sur des routes déjà tracées par deux des leaders les plus
illustres de la Renaissance Indienne, Swami Dayananda et Swami Vivekananda76. A l’instar des deux
Swamis, ils sont enclins à choisir les nouvelles idées et méthodes scientifiques qu’ils peuvent faire fusionner
avec les Vedas et les Puranas.
Loin d’être une source pour la pensée critique qui accepte que nos livres saints, nos ancêtres et nos traditions
puissent être faux; loin d’accepter que l’on doive renoncer aux anciennes façons de faire si elles ne peuvent
se mesurer aux preuves disponibles, cette célébration de « l’harmonie » entre les sciences modernes et les
points de vue traditionnels n’a fait que s’approprier la science pour en faire un dogme religieux.
Ainsi, la fabrique de l’héritage est un processus de domestication du passé : c’est le fait de changer le passé
en histoires qui servent notre propos actuel. Le présentisme, ou l’anachronisme est ce par quoi le passé est
domestiqué et l’histoire tournée en héritage. Le présentisme est le fait de voir le passé à travers le présent.
C’est l’« erreur du nunc pro tunc », l’expression latine « maintenant pour avant77 ». Dans l’histoire des 77. David Hackett Fischer, Historian’s Fallacies:
sciences (et l’histoire intellectuelle en général), le présentisme fonctionne en introduisant simplement les Toward a Logic of Historical Thought, New York:
catégories conceptuelles et les buts contemporains dans la représentation de ce que les « scientifiques » Harper Perennial, 1970.
des époques antérieures essayaient de faire. Les historiens professionnels ont appris à éviter à tout prix 78. C’est ainsi que débute le roman The Go-
cette erreur du présentisme. « Le passé est un pays étranger : là-bas ils font les choses différemment » est le Between, écrit par L. P. Hartley et publié en 1953.
mantra des historiens professionnels78. L’objectif de l’histoire devient alors de faire l’étude des idées et des C’est également le titre d’un livre célèbre de David
pratiques du passé dans leur propre contexte socio-culturel. Lowenthal.
Pendant que les historiens évitent le présentisme autant qu’ils le peuvent, ceux qui vendent l’héritage le
trouvent indispensable. En fabriquant un héritage, le but est d’investir le passé de significations présentes.
Cela nécessite que le présent soit projeté dans le passé. En ce qui concerne notre propos — comprendre
comment l’histoire et les sciences sont saffronisées — il nous faut comprendre comment les catégories
conceptuelles propres aux sciences modernes (la science génétique, la physique quantique, l’énergie nucléaire
etc.) sont lues rétrospectivement dans les esprits de nos ancêtres. Dans ce livre, particulièrement au dernier
chapitre, on examinera les ressemblances et des parallélismes mis en œuvre pour faire en sorte que de telles
projections apparaissent rationnelles et plausibles.
L’histoire présentiste n’est pas seulement une mauvaise histoire, elle est une histoire dangereuse. Je m’allie
aux observations d’Eric Hobsbawm selon lesquelles : « l’abus le plus courant de l’histoire repose sur
l’anachronisme plutôt que sur des mensonges ». Cette sorte d’histoire, toujours pour citer Hobsbawm :
est le matériel brut, pour les idéologies fondamentalistes nationalistes ou ethniques, de la même façon
que les pavots sont le matériel brut pour l’addiction à l’héroïne. Le passé est un élément essentiel, peut-
être l’élément essentiel, de ces idéologies. S’il n’y pas de passé adéquat, il peut toujours être inventé …
le passé rend légitime79.
L’autre outil nécessaire à la fabrication d’un héritage plausible est de couper son propre passé de celui du reste
du monde. Je crois qu’il manque une perspective comparatiste sérieuse et honnête dans la conception hindoue
nationaliste de l’histoire des sciences. Ou plutôt, pour nuancer ce propos, la perspective comparatiste n’est
pas entièrement absente de leur analyse, mais elle est profondément nimbée de ce qu’on ne peut qu’appeler
un « jagat-guru complex » : invariablement, l’Inde apparaît comme un donneur de science mais jamais
comme un bénéficiaire. 79. Eric Hobsbawm, On History, New York: New Press,
1997, p. 5, p. 7.
Si cette forme d’histoire permet de stimuler l’ego indien, elle n’en demeure pas moins une mauvaise histoire,
comme ne pas sortir des frontières de son village limite ce qu’on peut voir et expérimenter. Cela ne permet
pas de poser des questions nouvelles et intéressantes quant aux différences sociales et culturelles qui peuvent
avoir fait une différence dans les trajectoires qu’ont suivies la science et la technologie dans des sociétés
différentes.
Cette histoire indo-centrée est déséquilibrée dans le fait qu’elle échoue à voir et à connaitre la façon dont les
idées traversent les frontières nationales et culturelles : la circulation des idées n’a pas eu besoin d’attendre le
« World Wide Web » (www), elle fait partie de l’histoire depuis toujours. Je partage l’appel lancé par Joseph
Needh’al, pour adopter ce qu’il nomme une vision œcuménique du monde :
Les différentes civilisations ont effectivement eu des échanges scientifiques de la plus grande
importance. Il apparaît clairement maintenant que dans l’histoire des sciences et de la technologie,
l’Ancien Monde doit être pensé comme un tout 80.
Une fois que l’on voit l’Ancien Monde comme un tout interconnecté, on n’a d’autre choix que de voir notre
civilisation comme une parmi d’autres, liées entre elles par un échange mutuel de biens, de gens, d’idées.
Les idées n’ont pas toujours irradié depuis l’Inde pour atteindre le reste du monde, elles sont aussi venues
en Inde depuis le reste du monde. Comme toute autre civilisation, nous avons été donneur et receveur, sans
aucun monopole sur le don.
Une fois que l’on se débarrasse de notre complexe Jagatguru et que l’on voit l’Inde comme une civilisation
parmi d’autres au sein d’un réseau, une appréhension nouvelle et plus complexe de ce que l’Inde a accompli
commence à prendre forme.
80. Joseph Needham, The Great Titration: Science and
Society in East and West, London: George Allen, 1969,
p. 16.
Aude Engel
L’opéra en Inde, c’est presque un oxymore ! Les Maharajas qui dans les années 1920 collectionnaient les objets
Lalique écoutaient-ils du Mozart sur leur gramophone ? Est-ce qu’un jour le rickshaw-wallah (chauffeur de
tuk-tuk), allumant son poste de radio, tombera sur une version Bollywood du grand air de La Traviata de
Verdi ? Quelle est et quelle peut-être la place d’un art essentiellement européen dans un pays usé par des
siècles de colonisation ? L’Inde, ce grand pays en plein essor, peut-elle se tenir à l’écart de la globalisation,
qui ne concerne heureusement pas que les jeans et le coca-cola ? Interviewée un jour en direct à la télévision
indienne, j’eus la surprise de m’entendre demander s’il existait aussi des femmes chanteuses d’opéra, car,
affirma le journaliste, nul pouvait citer du monde lyrique que deux ténors — Pavarotti et Bocelli.
Né en Italie, l’opéra est par essence européen. Fleurissant un peu partout en Europe, il traverse volontiers
les frontières. Les compositeurs voyagent sans relâche et composent sur des livrets qui ne sont pas toujours
dans leur langue maternelle, célébrant la littérature, la mythologie ou l’histoire de différents pays. Haendel,
allemand de naissance, s’illustra par ses opéras italiens et adopta enfin la nationalité anglaise. Donizetti,
né à Bergame, vécut plusieurs années à Paris où il composa quelques chefs-d’œuvre en français, tout en
étant maître de chapelle à Vienne. Quant à Verdi, dont le célèbre chœur des esclaves de l’opéra Nabucco
faillit devenir l’hymne national italien, il mit aussi en musique un livret français tiré d’un poème de Schiller
racontant le destin de Don Carlos, héritier du trône d’Espagne. Quatre pays, en une seule œuvre ! Bref
l’opéra tisse un tissu européen, sans jamais s’être exporté jusqu’en Inde, l’autre berceau de la culture indo-
européenne.
Ni Mozart ni Verdi ne se rendirent jamais en Inde. Et pourtant l’Inde a toujours été une grande source
d’inspiration, en opéra comme ailleurs. Ainsi le livret du célèbre Metastasio Alessandro nell’Indie, qui raconte
la victoire d’Alexandre le Grand sur le roi indien Poro, fut mis en musique par quelques soixante-cinq
compositeurs, de Leonardo Vinci en 1730 à Pacini en 1824, en passant par Gluck et Cherubini. Au XIXe siècle;
les compositeurs français en particulier s’en donnèrent à cœur joie, emportés par le courant orientaliste :
Lakmé de Léo Delibes, Les Pêcheurs de Perles de George Bizet, Le Roi de Lahore de Jules Massenet, pour ne
citer que les plus connus.
Pour nous, tout a commencé avec Le Fakir de Bénarès. Ce titre énigmatique avait attiré mon attention
alors que je descendais, jeune étudiante, la rue de Rome à Paris, où se trouvent plusieurs magasins de
partitions. Sans trop y penser, j’achetai la réduction piano-chant, en vente d’occas’, pour pas cher. Pendant
que j’étudiais le grec ancien et le chant lyrique, mon père se demandait pourquoi je n’étais attirée que par
des sujets qui n’existaient pas en Inde. Lui-même était né d’un père polonais et d’une mère turque mais,
élevé dans la culture française, il avait pris la nationalité indienne au bout d’une vingtaine d’années passées
dans son pays d’élection. Pour la petite histoire, il était né sur un bateau portugais, alors que ses parents,
tous deux juifs, fuyaient l’Europe des nazis.
Mon père était avant tout un amoureux de l’Inde. Il avait su développer une affaire commerciale qui surfait
sur l’expansion économique du pays. En même temps, il passait ses week-ends à sillonner le Rajasthan
en chinant des objets d’art. Et il dépensait les deniers récoltés en retapant de vieilles bâtisses. Le fort du
village de Neemrana fut le premier qu’il ouvrit au public comme hôtel. Les quatre associés de ce projet fou
et inédit furent surpris par son succès immédiat. Bientôt, Neemrana rimait avec un concept naissant en
Inde, celui de patrimoine, en anglais « heritage », et mon père devenait l’un des membres fondateurs de
la Fondation Nationale Indienne de l’Héritage Artistique et Culturelle (Indian National Trust for Art and
Cultural Heritage).
Sans craindre le paradoxe, le businessman n’hésita pas à devenir le premier producteur à avoir jamais produit
un opéra en Inde. L’opéra est spectaculaire, il a bien sa place au pays de Bollywood ! L’opéra est beau, plein
de sens, émouvant, il doit exister en Inde ! Non pas comme un art importé par les colons, comme cela avait
été le cas à l’époque des Britanniques, qui léguèrent à Bombay son splendide « Royal Opera House, » une
miniature du théâtre homonyme de Londres. Ni comme les opéras importés de toutes pièces d’Italie dans
les années quatre-vingt. Non, Le Fakir de Bénarès fut « made in India » à une époque où l’expression n’avait
pas encore été récupérée par les politiques. En 2001 déjà, un concert fut donné à l’auditorium Kamani, au
cœur de la capitale, où l’on put entendre des extraits de cet opéra inconnu, œuvre du non moins inconnu
Léo Manuel.
Que Le Fakir de Bénarès ait été à sa création un grand succès, et qu’hélas le théâtre ait pris feu lors d’une
représentation où périrent dans les flammes interprètes et partitions, cela est pure invention d’un journaliste
indien. En réalité, l’œuvre représentée au Théâtre Mogador en 1923 ne connut qu’un succès médiocre et
fut retiré de l’affiche à jamais. Certes, l’éditeur de la partition prétendait l’avoir perdue lors d’un incendie
ravageur. Mais cela aussi s’avéra inexact. Elle était tout simplement égarée et nous la retrouvâmes bien des
années plus tard, alors qu’elle avait été entièrement re-composée par notre chef d’orchestre.
Ce qui est vrai, c’est que The Fakir of Benares fut en 2003 le premier opéra jamais représenté à New Delhi, où
il est encore aujourd’hui plus célèbre qu’Aïda. La curiosité attira 4000 spectateurs qui remplirent la grande
salle du Siri Fort Auditorium lors des deux soirées lyriques. La fosse d’orchestre n’avait jamais été utilisée
auparavant. Un célèbre réalisateur, investi de la kurta de metteur en scène, s’était aventuré hors de l’univers
du cinéma en prenant pour l’occasion des cours de français et de piano. S’il s’était bien endormi quelquefois
lors des répétitions, il avait fait un spectacle d’une telle beauté visuelle que les fausses notes des musiciens et
des chanteurs avaient été accueillies avec indulgence. À moins que les auditeurs n’aient pas été vraiment en
mesure de les entendre. La poésie de l’œuvre et la beauté naïve du livret firent le reste du succès. 81. https://youtu.be/bGY784rxD0Q
Synopsis. Un homme aveugle a besoin d’aide pour tirer de l’eau au puits. Seule une femme très laide se
porte volontaire. Pour Sundra, dont le nom en Hindi signifie « belle », rencontrer l’amour sous les traits
d’un aveugle est une chance inespérée ! Mais en Inde la magie n’est jamais loin. Un fakir propose de
rendre la vue à l’aveugle. Le fakir de Bénarès n’est pas le charlatan de l’Elixir d’Amour, il délivre une potion
véritablement magique. Pas moyen de dissuader l’aveugle, celui-ci veut voir la beauté de son amoureuse. La
mort dans l’âme, la pauvre Sundra applique le baume sur les yeux de son fiancé et court cacher sa laideur.
Heureusement le baume qu’elle a sur les doigts agit sur son visage et la transforme en Aishwarya Rai (la
reine de Bollywood, pour ceux qui ont loupé en 1994 le sacre de Miss Monde). Il va sans dire que l’aveugle
a recouvré la vue. Happy ending81.
Après le succès du Fakir de Bénarès, on remit ça avec Le Fakir de Bénarès 2, le même en mieux, un an plus
tard, à Bombay. Nous avions tous gagné en maturité, en expérience, et la salle du NCPA avec ses salons
donnant sur la baie et ses colonnes, en marbre s’il vous plaît, avait l’acoustique rêvée. L’opéra fit salle comble
trois soirs de suite. Il n’en fallait pas plus pour persuader mon père de monter une fondation destinée à
promouvoir l’art lyrique, et après avoir en vain cherché un nom qui fût à la fois joli et original, il surprit
tout le monde en adoptant tout simplement Neemrana. Le rapport entre le fort du Rajasthan et l’opéra ? Pas
évident, il faut bien l’avouer.
Ce n’est que huit opéras plus tard que je compris, lorsque l’auteur du paradoxe décéda.
En 2014, je passai de l’autre côté du rideau de scène, abandonnant le proscenium pour reprendre les rênes
de la Neemrana Music Foundation. Je compris que c’était dans l’amour de l’Inde que je devais trouver les
clés pour me guider. « India always gives you more than it takes » était la devise qu’on m’avait léguée. Et
pourtant, l’Inde sait prendre ! Vous prendre votre patience, vous pomper votre énergie. Tant de saleté, de
chaleur, de chaos… Et en même temps des miracles au quotidien, dans ce pays où tout est possible, à la seule
condition d’avoir une énergie herculéenne.
Depuis 2014, la Fondation a pris de l’essor. Elle comporte aujourd’hui plusieurs chœurs : de l’éveil musical
au chœur d’adultes, Neemrana enseigne le chant à tout âge. Des enfants choyés des beaux quartiers de la
capitale aux garçons aveugles de l’Association d’Aide aux Aveugles (Blind Relief Association), en passant
par les écoliers du village ou par les pauvres du bidonville voisin, Neemrana veut s’adresser à tous. Car le
don pour la musique est inné chez les Indiens, tous les enseignants étrangers en sont frappés. Peut-être cela
s’explique-t-il par le fait que tous ont deux ou trois, voire quatre langues maternelles. La musique s’offre
alors comme une simple langue supplémentaire.
Tel jeune chanteur a été repéré dans le lot. Il a une belle voix, il est émouvant quand il chante, il apprend
vite, il a le sens de la scène. La Fondation l’envoie en France pour deux ou trois ans. Il se débrouille bien,
trouve de petits concerts, gagne des concours, remporte des rôles. De plus en plus. Pour le faire aujourd’hui
revenir en Inde, ce qu’il est toujours prêt à faire avec joie, il faut le réserver longtemps en avance82.
Cela ne marche pas à tous les coups. Les chanteurs n’arrivent pas à croire qu’il faille dix ans pour se former.
Ils se découragent. Certains parents les poussent vers de « vrais » métiers. En Inde, comme partout, en fait. 82. https://youtu.be/vExhBL9U5Jk
Mais pourquoi la musique classique (la nôtre, cela s’entend) est-elle si développée en Chine ou en Corée, et
si peu en Inde ? Invitée un jour à Kunming pour un concert, je trouvai là un orchestre symphonique de très
haut niveau, dans une salle immense et splendide. Encore récemment, l’Inde, elle, ne pouvait se vanter que
de la Delhi Symphony Society, qui se résume à une vieille liste poussiéreuse de musiciens rouillés, sans chef,
sans programmation. Aujourd’hui, Mumbai arbore fièrement son Symphony Orchestra of India, qui après
avoir d’abord boudé les musiciens indiens accueille maintenant quelques rares instrumentistes locaux. Et
cela n’est l’œuvre que d’un seul homme, l’un des plus riches mécènes du pays, qui légua sa fortune au centre
d’arts du spectacle qu’il avait créé. La vente de sa demeure familiale en 2014 rapporta à l’association 372
crores de Roupies (environ 53 millions d’euros), de quoi produire quelque deux cents opéras !
La nouvelle école de musique de Chennai, fondé en 2008 par un des plus célèbres compositeurs de musique
de films, ancien pianiste concertiste par ailleurs, est un vrai conservatoire, et produira sans doute une
nouvelle génération de musiciens classiques de haut niveau. Mais pour le moment, ses musiciens servent
surtout à grossir les rangs des orchestres de Bollywood ou Kollywood (l’industrie du cinéma au Tamil
Nadu, en langue tamoule). Oui, un remake de La Traviata version cinéma indien serait tout à fait possible.
Déjà la récente superproduction Befikre, entièrement tournée en France, met en scène une chorégraphie sur
le toit de l’Opéra Garnier.
Un jour je fus contactée par une agence de pub qui cherchait une chanteuse d’opéra d’aspect occidental.
D’abord réticente, je finis par me laisser amadouer par les suppliques de mon interlocutrice, qui me harcelait
de messages WhatsApp — elle n’arrivait pas à trouver quelqu’un d’autre que moi, dans un pays de 1,3
milliard d’habitants… Je lui envoyai un clip de l’une de mes représentations. La réponse arriva comme un
couperet, toujours via la populaire application pour smartphones :
Si l’on excepte les rares mécènes privés cités plus haut, le monde de la musique classique occidentale en
Inde est un paysage désert. Mais il faut préciser « occidentale », car justement, le paysage de la musique
classique indienne, lui, n’est pas désert du tout. C’est même peut-être pour cela qu’on n’a pas besoin, en
Inde, d’importer de l’art étranger. La richesse de la musique indienne est remarquable — au Sud, la musique
carnatique, au Nord, la musique hindoustanie, des musiques à base de rythmes savants et de mélodies
raffinées, sur un mode improvisé. Dans toutes les grandes villes, le spectateur friand de musique peut se
rendre au spectacle tous les jours, et sans débourser une roupie. Récital de danse, concert de sarod, festivals
en tous genres, les salles sont bondées, même lorsque le spectacle dure plus longtemps qu’un opéra de
Wagner. La musique classique indienne a encore de beaux jours devant elle !
La musique classique occidentale pourrait-elle menacer sa suprématie, comme jadis les comédies musicales
ont parasité le cinéma indien ? Est-ce par crainte, par représailles que le Royal Opera House de Mumbai, leg
des Anglais, a longtemps été négligé ? Les propriétaires du bâtiment, une famille de maharajas de l’état du
Gujarat, souhaitaient son effondrement, pour pouvoir construire en cet endroit si bien situé de la capitale
économique, un « mall » flambant neuf — un de ces centres commerciaux où les nouveaux riches dépensent 85. https://youtu.be/nsU1nK6Rs6o
sans compter. Mais le gouvernement du Maharashtra protégea le bâtiment, et les fonds nécessaires à sa
restauration furent réunis, pour le rendre à sa gloire première. Enfin, en apparence en tout cas — les dorures
sont bien là, avec le velours rouge obligé des coussins et du rideau. Mais ayant lu sur la fiche technique du
théâtre qu’il pouvait se vanter de « state of the art acoustics » (l’acoustique de pointe), quelle ne fut pas notre
surprise en découvrant de la moquette aux murs. Un sacrilège pour l’acoustique ! Et que sont ces énormes
enceintes noires suspendues de part et d’autre de la scène ? C’est cela, le matériel acoustique de pointe. On
comprend bien que ce n’est pas avec l’opéra que les investisseurs comptent récupérer leurs billes, après ces
travaux colossaux.
Toutefois, le théâtre d’opéra est là, et on peut y chanter85, jusqu’à ce que les trilles et les contre-uts finissent
par conquérir leur place aux côtés des ragas. Oui, cet art étranger ne peut qu’enrichir le kaléidoscope culturel
du pays aux centaines de langues, aux milliers de divinités.
Javed Iqbal
Des élèves dalit, membres de l’Association des Élèves Ambedkar (AEA), manifestent contre leur expulsion
de l’hôtel, de la cantine et des zones administratives de l’université. Cette mesure disciplinaire fut fondée
sur une plainte déposée par le groupe d’élèves défenseur du Droit Hindou, l’ABVP. La bourse des élèves
membres de l’AEA avait été suspendue et ces derniers n’avaient nulle part où se loger, se nourrir ni étudier,
exactement comme les dalits avaient été interdits d’accès aux espaces sociaux et aux infrastructures pendant
des siècles. Mais l’un d’entre eux, Rohith Vemula, doctorant et boursier mit fin à ses jours dans une
chambre d’hôtel, laissant derrière lui une lettre. Pendant un mois, les élèves expulsés de l’AEA vivèrent et
manifestèrent dans un open space, ressemblant au ghetto dans lequel les dalits avaient été enfermés, selon
cette ancienne pratique de l’intouchabilité des castes indiennes. Les élèves boycottés s’étaient appropriés
cette zone de ségrégation au sein de l’université en l’appelant « Veli Wada », le ghetto intouchable. Après le
meurtre institutionnel de Rohith, ils continuèrent ainsi à mettre en avant la discrimination qui se perpétuait
dans la sphère publique de l’université.
Avant d’être élu Premier Ministre de l’Inde, Narendra Modi est devenu un personnage public en 2001,
au moment de sa nomination comme Ministre en chef de l’état indien du Gujarat par le parti de droite
nationaliste, le Bharatiya Janata Party (BJP), qui prône et incarne la majorité hindoue86. S’il fut d’abord
imposé à l’État, il a ensuite gagné en popularité grâce à son gouvernement, qui, à défaut d’être actif a fait
preuve de passivité. En février 2002, quelques mois après sa nomination, alors qu’éclataient les émeutes
entre la communauté hindoue majoritaire et la minorité musulmane, le gouvernement du Gujarat, loin
d’intervenir, a soutenu son électorat politique alors qu’il menait et collaborait aux violences exercées sur
la minorité par des bandes organisées. Le fait qu’il ait été élu Premier Ministre en 2014 par le biais de la
86. http://www.caravanmagazine.in/reportage/
majorité BJP87 est l’aboutissement logique d’un culte qui, depuis 2002, lui est voué et le présente comme le
emperor-uncrowned-narendra-modi-profile
« Hindu Hriday Samrat » (l’Empereur des cœurs hindous).
87. http://www.caravanmagazine.in/perspectives/
majority-rule-bjp
Le mythe de l’homme providentiel est fragile. Un mythe s’effondre dès que l’on cesse d’y croire. C’est
pourquoi sa montée au pouvoir s’accompagne d’une lutte menée contre les individus et les institutions qui 88. http://indianexpress.com/article/india/india-
osent s’opposer à lui ou le critiquer. Mais pour lutter contre l’opposition, il a fallu restructurer les médias, news-india/manmohan-singh-opening-indian-
economy-1991-economic-reforms-pv-narasimha-
et c’est maintenant le milieu universitaire qui est menacé.
rao-rbi-indian-rupee-devaluation-2886876/
Via des trolls sur twitter, les partisans de Modi usent couramment du terme presstitute pour désigner
les médias et les journalistes, un mot valise dont l’étymologie explicite indique que, l’organisation ou la
personne en question est prête à vendre ses services moyennant redevances. Dans un pays qui œuvre depuis
la libéralisation partielle de l’économie en 199188 à instaurer précisément ce type de rapport, un tel affront
est surprenant. La notion même de « média » comme bien public à autre usage que celui de faire du profit a
été évincée. Depuis plusieurs décennies, le pays a façonné un environnement qui veille à la presstitution des
médias, et c’est maintenant à d’autres secteurs comme le secteur universitaire de suivre le même modèle,
puisqu’il contribue au développement de l’opinion publique.
Bien avant l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir, les gouvernements successifs, majoritairement menés
par le parti du Congrès national indien, ont encouragé ce processus dans le but de contrôler et d’influencer
les informations diffusées par les médias. Si la médiatisation n’était pas autant en faveur du Congrès qu’elle
ne l’est aujourd’hui du BJP, c’est qu’il lui manquait la cohérence idéologique dont le gouvernement actuel
fait preuve. En outre, comme la famille Gandhi contrôle le parti qui reste largement inaccessible aux médias,
le Congrès a plusieurs centres qui permettent de disséminer les informations, souvent sources de conflit,
au sein même du parti et du gouvernement. Le système actuel donne le pouvoir à une idéologie cohérente
et à une hiérarchie stricte, où Narendra Modi et le président du parti contrôlent scrupuleusement toute
information qui doit paraître au sujet du parti ou du gouvernement.
D’où le fait que les trolls qui usent aujourd’hui du terme presstitute pour qualifier les quelques journalistes qui
s’opposent ou critiquent le gouvernement passent en fait à côté de l’essentiel : ces journalistes sont les seules
exceptions dans une industrie médiatique qui a été presstituée. Étant parvenu à ses fins, le gouvernement
s’attaque maintenant au système éducatif. Il est toutefois plus difficile d’appliquer les changements opérés
dans les médias sur le plan universitaire. Dans les médias, les organisations contrôlées par l’État — comme
Doordarshan et All India Radio — ont fait office de moyens de propagande, mais beaucoup d’universités
subventionnées par le gouvernement ont gardé une certaine indépendance. Avec la croissance du système
de privatisation des études supérieures, le corps enseignant et les étudiants des nouvelles universités privées 89. http://www.caravanmagazine.in/perspectives/
freedom-repression
(dont le nombre ne cesse d’augmenter), au même titre que les journalistes dans les agences privées, sont
confrontés à l’idée que le profit est la condition ultime des services qu’ils prodiguent. Le résultat est plus
ou moins le même que dans les médias : le débat et la différence d’opinion sont en train de disparaître des
universités.
Afin de comprendre l’étendue de la crise actuelle, il est nécessaire d’en comprendre les causes. C’est au
début des années 1990, au moment où le ministre des finances Manmohan Singh a ouvert l’économie que
le Times of India (TOI) a introduit les changements qui ont façonné l’actuel environnement médiatique.
Jusque-là, les journalistes étaient soumis à une loi adoptée par le parlement, la « Working Journalist Act »
(WJA, 1955)89, qui déterminait les conditions de travail, les promotions et les salaires. Le TOI de son côté
proposait une rémunération plus importante aux journalistes s’ils optaient pour un contrat direct avec le
journal. Le contrat donnait le droit, entre autres, à l’employeur de renvoyer avec préavis un journaliste, sans
avoir à se justifier.
Ce contrat n’avait aucune réalité légale, puisqu’il apparaissait clairement que tout autre contrat pouvait
améliorer les conditions de travail prescrites par le WJA, mais en pratique, comme tout recours à la loi
pouvait potentiellement prendre sept ans, ce contrat, si illégal qu’il fût, a fini par s’implanter. Le nouveau
dispositif a changé le rapport entre le propriétaire du média et le rédacteur. Sans la contrainte des critères
d’ancienneté et de promotion, les propriétaires pouvaient trier sur le volet leurs rédacteurs, et les licencier
quand bon leur semblait. Ce qui fut un jour une relation d’égal à égal est devenu un contrat d’employeur à
employé. Cela ne signifie pas pour autant qu’avant ces changements, les médias étaient exemplaires, mais
les partis pris reflétaient les points de vue personnels des rédacteurs, alors qu’à présent ils donnent lieu à des
partis pris institutionnels liés aux bénéfices des propriétaires des médias.
Le nouveau contrat veillait à ce que les rédacteurs ne puissent pas s’opposer à la transformation de
l’information en divertissement. Les suppléments qui publient des photographies de fêtes organisées par
90. http://presscouncil.nic.in/OldWebsite/Sub-
les célébrités sont devenus la norme dans des villes comme Delhi et Mumbai. On en vint rapidement à la
CommitteeReport.pdf
conclusion que le pouvoir pouvait payer pour que la couverture médiatique d’un parti se retrouve dans de
tels suppléments, tout en faisant passer cela pour du contenu éditorial90.
Alors que le revenu de la publicité augmentait avec la croissance, on a vu émerger une nouvelle classe de
propriétaires. La plupart des médias indiens appartenaient aux mêmes familles depuis plusieurs générations,
mais les nouveaux propriétaires ont été attirés par de nouvelles opportunités économiques. Quand la crise
économique a frappé l’Inde en 2009, beaucoup se sont aperçus que les médias n’étaient peut-être pas aussi
rentables qu’ils le pensaient, sans pour autant aller jusqu’à fermer les institutions qu’ils avaient financées.
Ils ont alors compris que le profit généré par les médias est infime en comparaison du pouvoir qu’il
exerce. Dans une économie semi-libérale, où le gouvernement décide encore quelle entreprise privée peut
fonctionner, comment et où, les propriétaires des grands médias se sont aperçus que leur pouvoir pouvait
être échangé contre des biens dans les autres secteurs plus rentables où ils opèrent.
Les gros investissements requis pour monter une nouvelle entreprise médiatique garantissent que les
nouveaux propriétaires dont déjà d’importants acteurs dans d’autres secteurs économiques. C’était plus ou
moins le cas des journaux télévisés qui émergèrent après la transition de l’industrie papier vers le nouveau
système de contrat. La WJA n’a jamais été étendue aux journalistes télé, ni plus tard aux journalistes web.
La législation pour les journalistes de presse écrite ne s’étend pas, du moins en théorie, aux journalistes qui
travaillent pour la télévision ou les médias en ligne.
Cette expansion des médias post-libéralisation se fit en l’absence de toute régulation concernant la propriété,
il en résulte aujourd’hui que les stagiaires qui veulent devenir journalistes sont plus surveillés que ceux qui
initient ou achètent une entreprise médiatique. C’est donc de cette situation, où les propriétaires des médias
sont des hommes d’affaires entourés de rédacteurs complaisants, qu’est née la presstitution des médias.
Ce phénomène est bien illustré par l’épisode des « Radia Tapes »91. Les enregistrements furent le résultat
91. http://www.openthemagazine.com/article/
d’une mise sur écoute autorisée par le gouvernement de Niira Radia, alors en charge des relations publiques
india/some-telephone-conversations
de deux des meilleures entreprises d’Inde : Reliance Industries Limited (RIL) et le Tata Group. Ses échanges
avec des journalistes importants, des hommes politiques, notamment des ministres, et des hommes d’affaires 92. http://www.thehoot.org/free-speech/media-
ont révélé un réseau de courtiers influençant tous les aspects de la politique y compris la nomination des freedom/bal-i-open-i-and-the-perils-of-political-
journalism-7146
ministres. Dans ce monde jusque-là invisible, aucune limite ne séparait les médias de la politique et des
affaires, le seul bien dont on faisait commerce était le pouvoir.
La manière dont l’affaire fut révélée au grand jour est significative. J’étais alors journaliste politique à Open
Magazine, le premier journal à s’en occuper. Il nous a fallu deux mois pour comprendre la cohérence de
cette douzaine d’heures enregistrées et pour préparer des retranscriptions pertinentes. Au moment de
l’impression, Manu Joseph, mon rédacteur en chef, et moi, avons décidé de ne pas révéler au propriétaire
ni aux éditeurs la nature du contenu de la une. Le retentissement de l’affaire fut si grand que le propriétaire,
Sanjiv Goenka, à la tête d’un empire estimé à 17.000 Roupies, n’a pas pu prendre ses distances. Trois ans
plus tard, quand l’accession de Narendra Modi au pouvoir fut inévitable, j’ai été licencié92. Joseph me dit
que, selon Goenka lui-même, ce dernier s’était fait de nombreux ennemis politiques suite à certains de mes
articles. Mon remplaçant fut PR Ramesh, un acolyte de Arun Jaitley, notre futur ministre des Finances et
futur ministre de l’Information. Le message envoyé aux propriétaires et aux journalistes était clair.
Après l’accession de Modi au pouvoir, ce processus se répéta dans de nombreuses instances médiatiques,
sans que cela soit forcément aussi explicite. Le message envoyé aux journalistes était clair : à l’heure où les
propriétaires cherchaient à s’associer avec le nouveau ministre des finances, l’opposition n’était pas de mise.
Le message a rapidement été relayé vers les Organisations Non Gouvernementales (ONG), après qu’un
rapport de renseignement préparé sous le régime du Congrès devienne la matrice d’un examen approfondi
des financements étrangers de ces organisations93. L’ONG à surveiller de près était Greenpeace, largement
critique à l’égard des mesures économiques prises par le gouvernement qui empiétaient sur les droits
traditionnels de la population tribale indienne. À l’heure actuelle, les ONG les plus importantes évitent de
critiquer ouvertement les pratiques gouvernementales.
Ces restrictions ont pour conséquence qu’un certain nombre d’organes de presse soi-disant libéraux et
d’ONG interventionnistes connaissent le seuil de tolérance du gouvernement et préfèrent ne pas le dépasser.
Cette autocensure limite la critique, qui ne s’aventure jamais à traiter les sujets qui auraient un impact réel 93. http://indianexpress.com/article/india/india-
sur le gouvernement et permet au BJP de prétendre que l’opposition et la critique existent toujours dans la others/foreign-aided-ngos-are-actively-stalling-
sphère publique. development-ib-tells-pmo-in-a-report/
94. https://kafila.online/2011/03/22/its-here-the-
Les médias et ONG que le BJP a réussi à domestiquer lui servent de modèle pour mener une action privatisation-of-higher-education-in-india/
similaire sur les universités94. Contrairement aux médias, plusieurs universités ont été subventionnées par le
gouvernement, comme l’Université de Delhi, la Jawaharlal Nehru Université (JNU), mais les lois concernant
l’emploi et la rémunération qui sont encore en vigueur ne peuvent pas être violées par le gouvernement.
Comme il est peu probable que la pression directe puisse fonctionner, le gouvernement s’est appuyé sur
la Akhil Bharatiya Vidyarthi Parishad (ABVP, le Conseil pour tous les étudiants d’Inde), un mouvement
étudiant qui s’inspire du mouvement nationaliste Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS). Un conflit entre des
étudiants protestant contre les actions du gouvernement au Cachemire et des étudiants de l’ABVP, a servi
de prétexte à la police pour envahir le campus. Certains manifestants ont dû payer des amendes et l’on a
considéré les enseignants qui s’y opposaient comme des partisans de la cinquième colonne anti-nationaliste.
Une série d’évènements du même ordre s’est produite dans une université subventionnée par le gouvernement
à Hyderabad (Telangana).
Derechef, les leçons du gouvernement ont été vite apprises. À l’université d’Ashoka (Haryana), la plus
célèbre des universités privées (dont les frais d’inscription sont très élevés et qui donne des rémunérations
aux enseignants qui travaillent sous contrat), une pétition lancée par des étudiants contre l’intervention
de l’Inde au Cachemire s’est transformée en répression contre les membres qui l’ont signée. Toute future
pétition sera soumise à de nouveaux critères d’exigence.
Cet assaut coordonné sur les médias, les ONG et les universités a pour conséquence que l’opposition est à
présent le travail de quelques individus prêts à risquer leur travail et leur carrière, plutôt que le résultat d’un
désaccord institutionnel avec les mesures du gouvernement. Dans cet environnement, la lutte pour exprimer
un désaccord, en guise de liberté d’expression, a été plutôt infructueuse parce qu’elle s’est trompée de cible.
Quand le gouvernement a pris des mesures pour interdire NDTV India (l’une des chaînes indiennes les
plus regardées) un jour durant, sous prétexte qu’elle avait trahi les directives de la sécurité nationale dans
son reportage, les protestations ont forcé le gouvernement à abandonner, mais quand la chaîne a elle-même
déclaré qu’elle ne diffuserait aucune déclaration remettant en question les affirmations du gouvernement au
sujet d’une grève de l’armée à la frontière du Pakistan, on n’a pas jugé nécessaire d’examiner l’environnement 95. http://www.caravanmagazine.in/perspectives/
médiatique qui l’a contrainte à procéder ainsi. La réalité de ce second cas est bien plus représentative de la poisonous-roots-bharat-mata-jai-sangh
situation actuelle en Inde que le succès du premier cas, et cela a évidemment influencé l’opinion publique.
C’est la première fois que le BJP a eu la majorité absolue au parlement indien. L’origine de ce parti se trouve
dans le RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh, Organisation patriotique nationale), une organisation culturelle
— le terme de culture est à prendre au sens large — qui touche tous les aspects de la société indienne. Un
réseau d’organisations affiliées intervient, au nom du parti dirigeant, dans différents secteurs comme le
travail, le genre, l’éducation des groupes minoritaires, la politique étudiante et la mobilisation hindoue.
Le RSS, fondé en 1925, a rassemblé jusqu’à 10 millions de membres, bien que l’on n’ait pas d’archives et
qu’il soit donc difficile de faire des estimations précises. Selon le RSS, le terme « hindou » doit s’appliquer à
tous les citoyens indiens. Est hindou selon eux, celui qui considère l’Inde non seulement comme une patrie
(la terre des pères devenant une mère dans certaines formulations) mais aussi comme une terre sacrée95.
La définition est tautologique puisque la terre sacrée qu’est l’Inde est ensuite définie comme la terre où
demeurent les Hindous. Mais l’absence de logique est loin d’être un souci pour l’organisation.
En pratique, cette définition exclut intentionnellement les musulmans et les chrétiens qui considèrent la
Mecque ou la Palestine comme leur terre sainte, mais elle vise cependant à inclure les fidèles des différentes
religions indiennes comme le Sikhisme, le Bouddhisme ou le Jaïnisme. Aux yeux du RSS, la citoyenneté
indienne est un privilège auquel tout le monde n’a pas accès, ce qui exclut de fait les chrétiens et les
musulmans qui pratiquent leur foi comme ils le doivent. En termes de vision de l’Inde, on est aux antipodes
de celle prônée par la Constitution Indienne, qui ne confère aucune importance à l’origine religieuse, ni à
une terre sainte ou à une histoire commune, mais insiste plutôt sur de multiples valeurs partagées, dont une
protection spéciale de toutes les minorités religieuses.
Tout au long de son histoire, le RSS a été en désaccord avec les principaux courants de la pensée indienne,
qui ont mené au mouvement d’indépendance de l’Inde et à la politique des premières décennies post-
indépendance. L’organisation n’a pas participé à « Quit India » (Quittez l’Inde), le mouvement guidé par
Mahatma Gandhi en 1942, et certains de ces membres ont même été impliqués dans l’assassinat de ce
dernier en 1948. L’action menée par une organisation fille du RSS, visant à libérer le lieu de naissance de
Rama (une figure de la mythologie) en décimant une mosquée à Ayodhya (Uttar Pradesh) en 1992, a permis
la montée au pouvoir du BJP.
Étant donné ce passé et ses croyances profondément ancrées, la vision que le RSS se fait de l’Inde ne peut se
réaliser que si la Constitution elle-même est réécrite. Mais tout changement de la Constitution impliquerait
une majorité des 2/3 au Parlement pour le BJP. Cela ne se fait pas simplement en emportant une fois un
scrutin puisque le Sénat ou la Rajya Sabha (Conseil des États, la chambre haute du Parlement indien) est élu
par la législature d’État. Il faudrait aussi que le BJP gagne les élections dans la majorité des états de l’Union
Indienne.
Pour parvenir à leurs fins, il leur faudrait obtenir la majorité, cela passerait donc par un changement de
l’imaginaire collectif indien pour que la vision de l’histoire, et du passé de sous-continent, coïncide avec
celle du RSS. Cette histoire et ce passé reposent sur un âge d’or imaginaire, où les Indiens de la période
Védique possédaient un savoir que nous considérons comme moderne, des mathématiques à l’aviation.
Cette comédie atteint des sommets sous le nouveau gouvernement, et les saints hindous se rendent à des
conférences scientifiques organisées au plus grand institut indien de sciences et de technologies, comme le
Indian Insitute of Technology (l’Institut Indien de Technologie) de Delhi. Cette mode des « Mathématiques
Védiques » ne repose que sur un fourre-tout d’astuces simples dont la connexion avec le passé védique est
attestée par un appendice de l’un des Veda qui, en réalité, a été écrit au XXe siècle96.
Si le RSS veut continuer à subvertir le passé pour mieux manipuler le présent, le pouvoir politique devient
une nécessité. Sans ce pouvoir, le RSS ne sera pas en mesure de placer ses propres hommes aux têtes
d’institutions comme le Conseil indien de la recherche historique. Il ne sera pas non plus en mesure d’avoir
des ministres comme Prakash Javdekar, chargé de l’éducation, qui, depuis longtemps associé au RSS, le
consulte au sujet d’une nouvelle mesure éducative ébauchée pour le pays. Grâce à ce genre d’institutions, le
RSS peut chercher l’histoire dans la mythologie indienne, tout en minimisant ou en déformant l’importance
de l’histoire médiévale réelle du sous-continent, ce qui revient en fait à nier l’influence essentielle de l’Islam
sur l’histoire indienne.
96. http://www.openthemagazine.com/article/art-
Pour le RSS, le contrôle du pouvoir politique est mené à bien par sa filiale BJP. La mainmise sur le pouvoir par
culture/the-fraud-of-vedic-maths
le BJP repose à son tour sur la fortune politique de Narendra Modi. Aux élections de 2014, le gouvernement
mené par le Congrès, affaibli par une suite de scandales liés à la corruption, a été incapable de s’opposer à
Modi. Ce dernier n’a donc a priori pas de rival politique, puisque le parti du Congrès semble être en plein
déclin.
Narendra Modi incarne la vision que le RSS se fait du monde. Durant ses années au pouvoir, les musulmans
ont été marginalisés dans la vie publique (il n’y a jamais eu une aussi faible participation des musulmans au
Gouvernement) et ils ont été la cible de ce qui s’apparente à une campagne de haine. Via les groupes apparentés
au RSS, la question de la protection des vaches s’est transformée en une attaque sur la consommation de bœuf
par les musulmans. L’hostilité envers le Pakistan s’est considérablement accrue sous Modi et sert à extirper
des déclarations patriotiques de la part des musulmans, comme s’il fallait toujours surveiller l’engagement
de ces derniers à l’égard de la République Indienne.
Les journalistes, universitaires et activistes qui n’hésitent pas à s’exprimer et à attaquer le système mis en
place par Modi, sont craints précisément parce qu’ils peuvent avoir une influence négative sur le mythe
qui auréole Modi. En ce sens, Modi et le RSS ont en commun de vouloir restreindre le débat dans la sphère
publique. Si le RSS se repose manifestement sur Modi pour contrôler la sphère politique, leur relation est
symbiotique. Non seulement Modi s’est impliqué dans le RSS dès son plus jeune âge et ses convictions
idéologiques se nourrissent de la vision que le RSS se fait du sous-continent, mais il a constamment recourt
à l’aide du RSS pour soutenir sa carrière politique et l’avenir politique du BJP.
Après l’écrasante victoire du BJP en 2014, le parti a pris part à différentes élections au niveau des Etats,
mais il n’a véritablement vaincu qu’après avoir affronté directement le Congrès. Chaque fois que le BJP s’est
retrouvé face à un autre concurrent que le Congrès, la Aam Aadmi Party à Delhi (AAP, Parti de l’homme
ordinaire), le Janata Dal United (JDU-RJD) au Bihar, le All India Trinamool Congress (AITC ou TMC) au
Bengale Occidental, il a perdu. C’est vraisemblablement la division au sein du système hindou de caste et
de région qui pose le plus grand problème au BJP. Et ce sont précisément ces divisions que la vision RSS de 97. http://www.caravanmagazine.in/vantage/
l’hindouisme-hindutva cherche à éradiquer. why-even-right-wing-intellectuals-should-be-
concerned-about-sangh-influence
Le travail mené par le RSS auprès des populations minoritaires s’illustre dans un changement au niveau des
intentions de vote dont le BJP a largement bénéficié97. Le RSS a cherché à faire la même chose auprès des
Dalits (caste des intouchables) avec des résultats mitigés. Si, dans plusieurs états, le RSS est parvenu à rallier
les Dalits, il reste cependant confronté au problème insoluble que, en dépit de ses déclarations, le système
des castes demeure au cœur de l’hindouisme tel qu’il est pratiqué. En conséquence, les Dalits qui rejoignent
le BJP se retrouvent marginalisés par l’ethos hindou qui prédomine.
Mais s’il y a bien une chose que le RSS a prouvée, c’est sa persévérance et sa capacité de vision à long terme.
Contrairement à la plupart des autres organisations de même taille en Inde, qu’elles soient politiques ou
d’entreprise, le RSS n’a jamais pratiqué le culte de la personnalité. La transition à la direction s’est toujours
faite sans heurt, et a peu contribué à changer la nature de sa démarche. Il est vrai que de manière générale
les dirigeants sont désintéressés et que l’ambition personnelle passe après les besoins de l’organisation.
Face à cette menace substantielle, le charisme politique de la vision autocratique de Modi et la force de
l’organisation du RSS, au déclin de la capacité institutionnelle des médias, des universitaires et des activistes,
pour faire entendre le dissensus, la possibilité que l’Inde soit en transition vers une autocratie néo-religieuse
est réelle (néo- tout simplement parce que la vision qu’a le RSS de l’Hindutva est ancrée dans un nationalisme
moderne : un peuple, une culture, plutôt que dans une vision de l’esprit hindou).
Peut-on envisager alors une réponse réfléchie qui dépasserait les actes individuels de conscience et de
courage ? Lente est la route vers l’autocratie, et il y aura des occasions dans les vingt prochaines années, si
le BJP n’est pas au pouvoir. À l’heure actuelle, il est nécessaire de restaurer la croyance que les médias et les
universités sont des biens publics, que l’on ne doit pas juger en termes de commerce. Il nous faut rappeler
que les mesures de protection concernant les journalistes, les activistes et les universitaires ne sont pas faites
pour les déresponsabiliser, mais sont nécessaires pour qu’ils puissent exprimer librement leurs points de
vue critiques.
Tout cela est si évident que l’on ne devrait pas avoir à le souligner, mais nous avons négligé la plus évidente
des vérités. Le BJP et le RSS menés par Modi n’ont pas créé la situation actuelle, ils ont simplement exploité
la dégradation des médias et de l’université créée par les gouvernements précédents. Ceux qui considéraient
tout cela comme normal quand le BJP n’était pas au pouvoir sont peu crédibles aujourd’hui lorsqu’ils
évoquent les dangers que représentent le RSS ou Modi. Quand nous cherchons à rétablir les institutions,
nous devons rétablir leur liberté d’exprimer leur désaccord en toute circonstance. Les médias ou l’université
n’ont pas à être restructurés pour s’opposer à la vision que le RSS a du monde, ils ont à être restructurés pour
leur permettre de considérer de manière critique l’exercice du pouvoir. Seules ce genre d’institutions seront
crédibles. En attendant, on ne peut compter que sur les individus qui ont le courage de parler librement.
Karuna Nundy
résumé par C. P.
La constitution indienne criminalise le discours de la haine. Mais les termes utilisés par le code pénal
indien pour définir les types de discours à interdire sont flous. Ces discours doivent être, par exemple,
« anti religieux » ou « contre la morale nationale ». Karuna Nundy montre comment les mots choisis
par ces lois peuvent être sujets à diverses interprétations, et quelles sont les conséquences de l’utilisation
abusive des textes de loi pour sanctionner les discours contestataires dans le gouvernement indien
actuel.
Modi, le premier ministre du gouvernement indien, a été le premier à utiliser les médias abondamment
dans sa stratégie politique, à se construire en tant que marque et à renvoyer une image médiatique
contrôlée. La machine médiatique est faite par et pour rendre le discours des hindous nationalistes le
seul discours politique audible, la seule pensée nationale possible.
Perumal Murugan
résumé par C. P.
La censure est un concept large : pour le sens commun, un texte ou une parole est censurée en premier
lieu par un agent extérieur. Mais la censure qu’un auteur s’impose à lui-même est-elle tout aussi
inévitable ? Et en plus de se censurer lui-même, chacun devient le censeur des autres. Dans la mesure
où un discours littéraire, oral ou écrit, est soumis à une censure à la fois intérieure et extérieure, qu’en
est-il de la littérature moderne dans un État autoritaire ? La littérature peut-elle s’échapper seulement
dans des lectures silencieuses et cachées ?
Ravish Kumar
résumé par C. P.
Quand toute la classe politique est constituée de politiciens « arrogants », un nouveau public
d’électeurs se construit. Les électeurs ne choisissent plus désormais d’élire des politiciens selon des
critères de politiques publiques, mais selon des critères d’image, de charisme, ou selon un imaginaire
qu’ils inspirent. Il ne s’agit plus d’électeurs mais de fans. La médiatisation de la classe politique et
l’arrogance de celle-ci face à différents événements changeant le champ politique tout entier et ainsi,
dans le même mouvement, le rapport du peuple indien à ce qu’on appelle encore le « politique ».
Shaj Mohan
traduit par Emita Varenne
« Car il comporte un risque, et peut-être, n’en est-il pas de plus grand. » 98. Le terme d’« Inde » est aussi complexe que celui
d’« Europe » mais pour des raisons différentes bien
–Nietzsche, Par-delà bien et mal qu’ils partagent certains aspects thématiques et
soient liés à l’historiographie. A titre d’exemple, le
L’objet de nos préoccupations est le philosophe en Inde98; le philosophe en tant qu’idée, comme celle d’une « Mythe aryen » et son rapport au « Mythe Nazi »
dryade ou d’une femme pieuse, et aussi sa vie, sans cesse détruite et re-configurée par le saisissement de la est un cas où l’investissement historiographique du
premier implique un retournement thématique du
philosophie — comme lors d’une crise d’épilepsie où ce qui saisit et ce qui est saisi sont le même corps et,
second. Eu égard au contexte actuel, on entendra
en un autre sens, non. Nous devrions aussi nous intéresser à la philosophie en Inde. Y a-t-il déjà eu une par « Inde » l’ensemble des systèmes sociaux du
philosophie en Inde ? Cette question s’apparente à toute une série d’autres : y a-t-il déjà eu une religion du sous-continent régis par le système des castes. La
sous-continent ? Y a-t-il déjà eu une conception de l’homme dans le sous-continent ? Que signifie pour un plupart du temps, nous nous référerons cependant
homme mourir en Inde ? à l’entité politique « Union Indienne » actuellement
régie par l’organisation fasciste pro-hindou BJP,
dont sa parente, le RSS (Rashtriya Swayamsevak
Beaucoup d’hommes, souvent intouchables ou musulmans, meurent en Inde — qu’ils soient tués ou qu’ils Sangh, « Organisation volontaire nationale ») a été
se tuent — pour la simple raison qu’ils sont nés dans la mauvaise caste ou dans la mauvaise religion. Leur décrite comme « une organisation de type nazi »
discours se mue en une sorte de poésie du non-sens ; comme si ces marginaux n’avaient pas encore atteint par J. Nehru, le premier Premier Ministre de l’Union
la maturité nécessaire pour s’exprimer devant l’humanité. Le roman institutionnel et le contenu de ces Indienne.
discours résultent de deux théories liées — la théorie post-coloniale et la subalternité — et veillent sur 99. Aujourd’hui, alors que l’on peut lire le discours
cet « encore ». Ces deux théories sont complices de la montée d’une politique hindoue nazie en Inde, qui inaugural de Donald Trump, on comprend que le
considère l’arrivée d’humains sur le sous-continent comme un acte de colonisation, et pense que le sous- danger qu’encourent la philosophie et le philosophe
continent a été colonisé par l’idée de l’humain, introduite avec l’auto-destination du sol et du sang. Nous n’est pas un phénomène local propre au sous-
verrons qu’en Inde la relation essentielle entre la mort et la pensée détermine la manière dont toutes les continent. C’est la mondialisation de ce processus
d’épuisement du monde de la philosophie qui doit
autres relations sont produites. Nous parcourrons la limite entre la mort et la philosophie : le metaxu (la faire l’objet de nos préoccupations.
substantivation du « entre », comme dans « l’entre-deux ») de la philosophie. La philosophie, sa pauvreté et
sa force, ne peut pas être considérée comme acquise en Inde, pas plus qu’ailleurs aujourd’hui99.
Le saisissement du monde
Le « quelque chose pré-formel100 » du philosophe que nous avons déjà esquissé ne nous permet toutefois pas
de comprendre qui est celui disposé à la forme de pensée que peut conférer un objet — disons, L’idée, si l’on
suit Platon — qui fait que le monde est orienté et s’articule correctement. Le philosophe, contrairement à
l’orthopédiste qui joint l’os à l’articulation, laisse le monde s’articuler ou nous parler, lui-même ne pouvant
être considéré comme une personne articulée. À la place, le philosophe est fait de joints disloqués et de
mots désorientés qui échouent à ressembler aux plans initiaux. Le philosophe déplore la perte irrécupérable
100. Nous faisons ici allusion à Emil Lask et Edmund
du plan. Il s’entraîne à laisser l’obscurité s’attarder dans son langage tandis qu’il rassemble les éclats du
Husserl.
monde — toujours catastrophique — dans ses concepts. Il est ignorant de son innocence et innocent de son
ignorance101. 101. Deleuze nous amène à penser la désorientation
du philosophe en mettant en rapport « innocence »
et « métaphysique », par sa formule « J’ai fait de la
Dans certains cas philosophiques, la dynamique de concepts, distincte de la dynamique des énergies dans le métaphysique innocemment ».
système de Simone Weil, se réfère à ce qu’aucune contraction ne peut épuiser, à ce qui n’est pas l’autre absolu
d’une quelconque contraction, et qui en même temps n’est pas inconvertible avec les choses; nous pouvons le
nommer l’Être ou Ismael, en gardant à l’esprit que l’Être désigne — la désignation en tant que représentation
de la pensée — telle ou telle problématique plutôt qu’une chose véritable. Cette caractérisation s’inscrit dans
un débat d’idées sur l’Être (sur l’analogie, l’équivocité, l’univocité) puisqu’une certaine analogie d’égalité
semble être suggérée avec l’Être (de la même manière que l’animalité se dit à la fois de l’homme et de la bête,
mais de l’homme plus noblement que de la bête), ce qui peut aussi être vu comme une sorte d’univocité.
Si nous considérons la philosophie comme le souci de se saisir soi-même et de choisir pour soi le metaxu qui
assignerait sa part à ce monde-ci, plutôt que le souci d’un autre monde qui assignerait sa part à ses actions,
alors le débat d’idées devrait être en sécurité pour encore un temps. Dans l’histoire de ce débat d’idées, il y
a une tendance qui veille à ne rien mettre entre ce monde-ci et un monde tout autre, mais qui s’attache à
penser tous les entre-deux, le metaxu, comme appartenant au monde — et l’on devrait pouvoir permettre à
cette tendance de s’étendre, avec l’aide de ses adversaires; c’est Simone Weil qui nous donne accès à ce lieu.
La tradition de la guerre d’idées ne doit pas être écartée au nom des soudaines exigences politiques qui
capitulent face à la volonté populaire, de la pure contingence des data qui ne révèlent leur structure
qu’aux machines, ni au nom de l’essor technologique de notre époque qui confère au monde le caractère
de l’« inévitable ». Le danger selon lequel « il ne nous reste que peu de temps pour penser » crée une
insuffisance langagière, qui crée à son tour l’incessant remplacement du langage par l’image, l’image étant
investie par des stimuli et leur régulation. Ce scénario s’est déjà réalisé avec le néo-libéralisme, internet et la
techno-synthèse ayant pour résultat une nouvelle conversion du monde. Sa politique est communément, et
c’est un euphémisme, nommée « politique populiste » : le populisme, une politique menée dans un langage
appauvri sur la pauvreté.
Il est possible que la tradition de la philosophie — qui n’importe que lorsque la forme philosophie lui
advient —, aussi bien que le langage, non comme la somme de tout ce qui a été dit mais comme la possibilité
de dire des choses qui ne sont pas calculables par des algorithmes, ne demeurent pas éternellement parmi
nous. Cependant, jusqu’à présent nous pouvons encore considérer cet appauvrissement du langage et
de la philosophie comme un retrait hors du domaine du « peuple », de ceux qui sont commandés par
le « populisme », comme si l’on expurgeait le « peuple » de ce possible via la politique néolibérale et
complaisante. C’est pourquoi la politique « populiste » se moque du « peuple ». Aujourd’hui, le potentiel
de ce qui ne peut être mis en algorithme — qui s’oppose au « un pour cent » qui sont les seigneurs de
l’infrastructure algorithmique — est concentré entre peu de mains, tout comme la richesse produite par le
travail mondial. Contrairement à la richesse qui est bien gardée, ce potentiel ne l’est pas.
Le philosophe demeure dans le saisissement pré-formel de la philosophie; s’il n’y a personne pour être dans
le saisissement de la philosophie, il n’y a pas de philosophie. La saisie pré-formelle n’est pas l’entéléchie
de l’Être dévoilée au philosophe comme la pré-compréhension de l’Être. Cette saisie n’est pas la puissance
de ce qui se dispense dans son retrait de tout ce qu’il donne; elle n’est pas le donateur qui importe plus ou
moins selon la donation. La saisie du philosophe n’est pas représentée par le vecteur de cette kinesis — le
retrait et la donation —, de telle sorte que les traces de ce vecteur seraient l’objet de la philosophie. Au lieu
de ces variations tardives de l’aristotélisme, la problématique — la configuration de tendances qui soulèvent
d’éventuels problèmes concrets — est le saisissement du monde par lui-même, dans la mesure où il permet
sa conversion en mondes inconnus. La philosophie n’est pas une source intarissable, c’est une aventure
périssable, à moins qu’il n’y ait toujours de nouvelles aventures philosophiques.
Le défi de la philosophie est de concevoir les différentes conversions du monde sans laisser ces mondes se
scinder et devenir des sépulcres les uns pour les autres. Par exemple, concevoir des mondes que l’équivoque
ne sépare pas; quand on parle du monde du « subalterne » et du monde du « techno-politique », le
terme « monde » ne désigne pas deux concepts différents. Plotin a conçu un monde modulable — un monde 102. Plotin, Les Ennéades, tr. M-N Bouillet, Librairie
qui n’est pas uniforme et pourtant Un sous l’aspect de l’âme — à travers l’analogie des sciences : « [...] la de L. Hachette, Paris 1859. Chez Plotin il y a une
science est aussi tout entière dans chacune de ses parties, et elle engendre sans cesser d’être tout entière en substance logique: la substance sous-jacente du
elle-même. De même, une semence est tout entière dans chacune des parties entre lesquelles elle se divise monde la laisse se convertir puis converger en une
naturellement; chacune de ces parties à les même propriétés que toute la semence, néanmoins, la semence unité avant de penser.
reste tout entière sans être diminuée102 ». La dimension pré-formelle du monde auto-convertible est la 103. L’Etre n’est pas une sorte particulière d’étant pour
problématique que traite la philosophie aujourd’hui, à l’heure où le populisme s’attache à faire de chaque Heidegger; il désigne un acte analogue à une saisie.
monde des sépulcres. Nous pouvons toutefois nuancer par le biais de quelques questions. Pourquoi insiste-
t-on sur « le monde » dans nos techno-fantasmes les plus distants ? Comment devrait-on nommer, dans ce
moment difficile, cette forme-monde apparente qui assure la continuité entre les mondes ?
Le monde conçu comme genre recevrait toute conversion —pour autant que raison soit rendue de chaque
conversion— conformément à sa différence spécifique. Heidegger a suivi cette logique pour penser les époques
de l’Être103, où les différences spécifiques entre les époques résultaient de la contraction de la différence entre
l’Être et les étants, ou de la compréhension de l’Être, bien que la logique générale de la différence de l’Être ne
soit pas conçue comme différence spécifique. Le monde conçu sous la logique de potentialité impliquerait
un extra-être au monde qui se tiendrait dans la duratio noumenon (la durée noumènale, i.e une durée infinie
et inconditionnée). L’acte de sécrétion de cet extra-être produirait le monde comme un metaxu, entre lui-
même et nous — le monde comme expérience d’une transition entre nous et la vérité du monde. Le premier
Wittgenstein voyait le but de la philosophie comme la réalisation de cette vérité — « Le sens du monde doit
se trouver en dehors de lui104 ».
Les risques philosophiques de Heidegger viennent de ce qu’il fonde la question de l’Être dans un modèle qui
associe deux logiques. Dans sa logique générale, il conçoit le monde comme un donné, en rapport avec la
différence de potentiel entre l’Être et les étants — le metaxu de l’Être. Une différence de potentiel requiert au
moins deux choses et, entre elles, une troisième chose — Dasein, qui n’est pas forcément un homme — qui
est capable des modes de conductance et de résistance quant à la différence. Cet être conducteur, en tant 104. Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico
qu’il régule la différence de potentiel, est essentiellement le monde. Heidegger a développé cette intuition à Philosophicus, 6.41. La critique du Tractatus par
partir de son étude d’Aristote qui le formule ainsi: Adorno découle de la proposition conclusive qui
stipule que le devoir de la philosophie est d’articuler
les choses qui ne se livrent pas au langage — la
« Et maintenant, récapitulons ce que nous avons dit au sujet de l’âme, et répétons que l’âme est, en un sens, philosophie dit l’ineffable.
toutes les choses existantes. Tout ce qui existe est, en effet, soit sensible soit intelligible, et la science est, en
105. Aristote, Traité de l’âme, III, 8.
un sens, identique à son objet, comme la sensation est identique au sensible.105 »
106. Sur le rapport entre Heidegger et Hegel au sujet
de la logique des transitions de phase, voir Robert
La puissance du monde est proportionnelle à la différence, comme les ravages d’un éclair sont proportionnels
Bernasconi The Question of Language in Heidegger’s
à la différence de potentiel entre la terre et les nuages, ou entre les nuages. L’homme, « le berger de l’être », History of Being.
régule la puissance du monde en pensant attentivement cette différence. Il y a un ratio strict entre la
puissance et la pensée de cette différence — plus on néglige cette différence, moins le monde est fécond. 107. Voir Martin Heidegger, La Fin de la philosophie et
la tâche de la pensée (Questions IV), Gallimard, 1976.
Heidegger a trouvé le paramètre de la phase transitionnelle pour ce ratio dans la notion d’« oubli de l’oubli »
de la différence de potentiel, dont le résultat serait une impuissance radicale106.
En maintenant la puissance par le biais de la pensée essentielle et de l’attention poétique, le monde demeure
fécond. La pensée qui correspond à la potentialité comme possibilité est la pensée essentielle; la pensée
essentielle est la saisie réciproque de la terre du possible et du philosophe. La pensée attentive au potentiel
comme tel, sans chercher à le représenter par des concepts, est poétique; ultérieurement107, cette notion est
remplacée par la piété et le silence. Le silence et la piété sont-ils mode de conductance ou de résistance ?
Ces derniers — conductance et résistance — sont-ils différents lorsqu’ils sont absolus ? Ces questions
sont essentielles pour comprendre l’échec de la tentative de Heidegger d’instituer le concept d’un Nazi
philosophique, auquel on ne peut que faire allusion ici.
Le saisissement du philosophe
Les penseurs de profession, philosophes ou hommes de science, ne sont pas « satisfaits de la liberté ».
– Hannah Arendt, La vie de l’esprit
Ces deux directions logiques — la logique du genre et celle de la puissance — donnent raison aux choses
de ce monde, mais pas au monde lui-même; elles demeurent assujetties aux « principes transcendants ».
La problématique au contraire est de concevoir le monde comme ce qui se saisit lui-même; la conversion 108. Simone Weil, La Pesanteur et la grâce,
du monde capable du possible sans recourir à un autre pour le générer — le monde comme indépendant Bibliothèque des sciences sociales, Jean-Marie
en lui-même, avec ses propres entre-deux pour l’accumulation des possibles et de la conductance. Cette Tremblay, 1947, 1988, p.144
conductance du monde devrait se penser philosophiquement en opposition à Simone Weil, pour qui : « Ce
monde est la porte fermée. C’est une barrière. Et, en même temps, c’est le passage.108»
Le philosophe doit être compris comme celui qui est dans le saisissement de ce monde qui mène à lui-
même, c’est la conductance et la résistance du philosophe qui modulent les dimensions du monde pour
faire place à d’autres mondes. La philosophie entendue comme amour de la sagesse serait neutralisée au cas
où le philosophe se consumerait avec elle et elle accomplirait tout ce que le monde a à offrir comme metaxu.
La discipline propre au philosophe est d’errer le long des promesses d’achèvement et, en même temps,
d’être dans le saisissement du monde — il expérimente le monde comme ce qui échappe à toute prévision.
Le philosophe, en tout temps et en tous lieux— qu’il s’agisse des Grecs, des Juifs, ou d’une femme bionique
— est saisi par ce souci contagieux. La compréhension pré-formelle réticule le philosophe, — comme la
terre qui craque sous la chaleur de l’été pour faire entre elle-même place à la pluie — de telle façon que rien,
aucun monde, ni celui-ci ni l’autre, ne l’emprisonne dans un confinement, ou un confinement du sens.
Bien qu’elle soit une discipline chargée d’une tradition qui pense l’intégralité de la pensée et des choses, la
philosophie n’est pas l’intégralité de la pensée et de la liberté d’expression. Lorsque l’on s’exprime sur le
mode de : « La philosophie est … », on risque de tomber dans l’autobiographie, à la fois du philosophe et de
la philosophie. Nietzsche a évoqué ce problème en disant que l’écriture de chaque philosophe est déterminée
par des instincts inconscients : « Peu à peu s’est révélé à moi ce que fut toute grande philosophie jusqu’à
présent : à savoir l’autoconfession de son auteur et des sortes de mémoires involontaires et inaperçues.109».
Pourtant, c’est seulement en faisant l’expérience de la difficulté de s’exprimer que le philosophe rencontre
l’intolérable gravité et la catastrophe salvatrice, et qu’il peut parler. Quand son discours s’ouvre par « La 109. F. Nietzsche, Par-delà bien mal, GF Flammarion,
philosophie est … », le philosophe est conscient que sa démarche est encore plus pauvre que celle de « Ma trad. Patrick Wotling, p. 52
vie et la psychanalyse » de Freud : l’autobiographie de Sigmund Freud et celle de la psychanalyse — « Elles 110. “They are intimately interwoven”, Sigmund
sont intimement entremêlées110 » — ne font qu’un. Le philosophe s’exprime plutôt à la manière de Husserl Freud, An Autobiographical Study, trad ang. James
dans ses introductions : il introduit par « La philosophie est … » les conditions de son discours. Strachey, Hogarth Press, London 1946, p. 131; voir
Ma vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1950,
trad. fr. Marie Bonaparte.
Le philosophe — qu’il soit phénoménologue en Europe, ou philosophe sous la condition post-coloniale
(sans être le sujet de sa théorie111) dans le sous-continent — fait l’expérience de la politique comme liberté 111. Voir Divya Dwivedi, The Addresee Function or
du monde dans ce saisissement: la Politique est l’expérience de la séparation entre la liberté et son autre. The Uses of Narratological Laity: Lessons of Khasak
in Dwivedi, Nielsen and Walsh (éd.), Narratology
L’autre peut être la sécurité, la prospérité, la nativité, le progrès technologique, la religion. Cette expérience
and Ideology: Encounters between Narrative Theory
du philosophe ne le mène pas à un acte de volonté capable d’affirmer soit une nécessité stricte — comme and Postcolonial Criticism (Columbus: Ohio State
déclarer la contingence essentielle du monde — soit le hasard par le biais d’une volonté paradoxale qui University Press, à paraître).
veut ce qui vient sous forme tragique. Dans le système de Simone Weil, l’affirmation du hasard ouvre sur
112. Simone Weil, La Pesanteur et la grâce,
l’expérience orientale de l’annulation du désir — « L’extinction du désir (bouddhisme) ou le détachement
Bibliothèque des sciences sociales, Jean-Marie
— ou l’amor fati — ou le désir du bien absolu — c’est toujours la même chose112 ». Tremblay, 1947, 1988, p.21
L’idée de la convertibilité du monde est réactualisée par chaque acte philosophique et réactualise par là
la libération des mondes possibles — la Philosophie crée la liberté. Le philosophe n’a pas le monopole sur
l’expérience de l’auto-conversion du monde; les sciences et les arts sont aussi fondés sur cette expérience.
Cependant, en pensant le monde dans son essence — concevoir la convertibilité des mondes qui ne sont
jamais donnés par des algorithmes —, la philosophie pense le monde lui-même, et pas seulement ses parties.
La philosophie, dans son acte, crée quelque chose de plus que les algorithmes. Elle cherche et rend raison
— le plus-qu’un-algorithme — à ce qui fait que le monde répond à des algorithmes. De la même façon,
le principe de raison suffisante n’était pas un principe mécanique, mais ce qui a servi de fondement à la
mécanique.
Le principe de raison — qu’une raison doive être rendue à chaque fois — est une responsabilité, en même
temps qu’une exigence, un poids, pour le philosophe. La pesanteur du principe peut être pensée comme
la différence entre les vérités nécessaires et les vérités contingentes: nécessaires sont les vérités qui sont
analysables et limitées, comme la définition des nombres premiers; contingentes sont les vérités qui sont
infiniment analysables, autrement dit, telles que même Dieu ne pourrait les analyser. La « distinction
essentielle entre les vérités nécessaires et contingentes113» est donnée par le degré de leur analyse. Rendre
raison et recevoir le monde sont indissociables; que l’on reçoive plus ou moins du monde serait une iniquité
confondante ou une catastrophe. Michel Serres a développé à partir du principe de raison un impératif
moral : « Ce serait une injustice, un déséquilibre pour nous de le recevoir gratuitement114. » 113. Leibniz, Lettres et Opuscules inédits, A. Fouchez
de Careil, Librairie Philosophique de Ladrange, Paris,
1854
La raison est la responsabilité du entre, et rien d’autre. La raison laisse ouvert le passage entre nous et les
mondes; toujours entre les mondes, et non entre un monde particulier et son dehors. L’échec du modèle 114. Michel Serres, Le Contrat Naturel, Flammarion,
multiculturaliste tient au refus de la raison comme passage entre les peuples et à l’enfermement des peuples Champs essais, 2009, p.90
dans des confinements non convertibles. Le principe de raison est aussi le fondement de notre expérience
de l’exigence du monde — une raison doit être rendue — et l’expérience de la sapience — il y a une raison ;
le principe nous précipite dans l’action et d’un même geste nous retient dans la contemplation. La liberté
dans un monde est créée par ces deux expériences, donner raison, et laisser d’autres mondes exister.
Le metaxu et le monde
« Les désirs ont cela de dangereux qu’ils sont exaucés. Désirer que le monde ne soit pas, c’est désirer
que moi, tel que je suis, je sois tout. »
– Simone Weil, La Pesanteur et la Grâce
Simone Weil a fondé sa théologie sur trois concepts — pesanteur, vide, et metaxu — en utilisant les
ressources de la métaphysique, toujours présupposée par la théologie. La théologie de Weil est orientale
dans son ethos et dans ses principes transcendants. Le principe selon lequel elle a conçu le monde comme 115. Simone Weil, La Pesanteur et la grâce,
metaxu est oriental, bien que ce terme nous vienne du Banquet de Platon. Metaxu désigne le monde comme Bibliothèque des sciences sociales, Jean-Marie
le entre; le monde est à la fois un intermédiaire et quelque chose entre l’homme et son essence, semblable à Tremblay, 1947, 1988, p.45
un mur de prison : « L’être de l’homme est situé derrière le rideau, du côté du surnaturel115». Par « rideau », 116. Le terme « brahmane » n’a pas toujours désigné
il faut entendre le monde, et dans son équivalent subcontinental, le monde est compris comme « maya » la vérité surnaturelle. Dans le Rig-Véda, ce terme
(l’illusoire) qui dissimule la vérité du « brahmane116 ». désigne la langue de composition des vers et les
Brahmines étaient les hommes (jamais les femmes)
qui savaient manier cette langue.
Mais que désigne vraiment l’Orient ? Au-delà de la rhétorique de la théorie post-coloniale qui voit en
lui la construction d’un objet colonisable, et le mysticisme touristique des cultes hippies qui dérive de 117. Louis Althusser, Philosophie et philosophie
spontanée des savants, 1967, p.50.
l’orientalisme, ce mot porte en lui une tentation, du moins une directive, qui continue à orienter tous les
lieux, comme le joueur de flûte. Peut-être que l’Orient et l’Occident ne sont pas des lieux du tout. Ils devraient
être soumis à une autre répartition. Althusser a écrit au sujet de l’action politique de la philosophie, qui est
son engagement envers la théorie, que « la philosophie ‘divise’ (Platon), ‘trace des lignes de démarcation’
(Lénine) et produit (au sens de manifester, de rendre visible) des distinctions et des différences117». Au lieu
de penser le couple orient/occident en terme d’arrangements géopolitiques fragiles (« l’Ouest » et « l’Est »),
et compte tenu des frontières confuses, ils peuvent être compris comme des courants de pensée; l’Occident
et l’Orient ne sont pas des lieux mais la prégnance de deux courants distincts.
Les courants de pensée peuvent exister n’importe où puisqu’ils possèdent leurs propres inclinaisons, mais ils
peuvent aussi envahir n’importe quel endroit, selon le contexte. L’Occident est le courant des fins — il tend
vers les fins; les fins comprises comme limites extérieures des choses et du monde des choses, les fins comme
buts des choses et limites extérieures des buts que l’on donne aux choses. Le Kairos, qui est attente des fins,
est la fonderie où l’Occident refond pour lui-même de nouveaux mondes, dont il cherche à nouveau les
fins. Tant que cette tendance dirige une région, c’est un endroit occidental, quel que soit l’endroit, peut-être
même, un jour, Mars. L’Occident est une occurrence rare, même dans les loci désignés par « l’Ouest » pour
les accords géopolitiques et militaires.
L’Orient, par contraste, est ce qui tend vers le commencement — vers le commencement et rien d’autre. Un
cas particulier du courant oriental est la notion spinoziste de conatus et ses variations modernes, comme le
fait « de persévérer dans son être ». Gandhi énonce cela en ces termes: «Il incombe à tout amoureux de l’Inde
de se raccrocher à l’ancienne civilisation indienne comme un enfant se raccrocherait au sein de sa mère118». 118. M. K. Gandhi, Leur Civilisation et notre délivrance,
L’obsession indienne d’identifier dans son passé mythique, récemment reconstruit, l’origine de tout ce qui Denoël, Pensée gandhienne, 1957.
fait le pouvoir politique — les bombes nucléaires, la chirurgie plastique, le voyage dans l’espace, le clonage, 119. Il ne faut pas oublier que la théorie post-
la mécanique quantique — au lieu de l’expliquer par son présent, vient de sa tendance à protéger son origine coloniale est une vaste entreprise qui s’adapte aux
mythique et à la préserver; puisque l’Inde doit être l’origine de toute chose, l’Inde ne peut participer aux fins. modes et aux tendances académiques.
Cette tendance en Inde laisse l’a posteriori de la modernité guider la construction a priori de son passé
mythique. Ce passé mythique est lui-même une construction de l’orientalisme, et la théorie post-coloniale
et la politique Hindoue Nazie tentent de créer les conditions objectives des mythes. La théorie post-
coloniale119 est le travail de l’a posteriori dans les universités; elle œuvre à dé-théoriser le sous-continent. La
théorie post-coloniale se sert de la critique européenne et de l’auto-critique de l’Europe contre l’Europe; la
valeur du geste ne vient pas de son originalité mais de la région au nom de laquelle elle est lancée. Puisque
la critique est la méthode du colon, elle ne serait pas applicable dans le sous-continent; et s’il devait y avoir
une critique du sous-continent, elle risquerait de s’européaniser involontairement. L’intelligence de ce geste
est telle qu’elle pourrait aboutir à un isolement théorico-critique du nativisme Hindi qui est devenu la règle
Hindoue-Hindi Nazie d’aujourd’hui: la théorie post-coloniale a été le travail international préparatoire à la
domination de l’« hinduness », ou théorie pro-hindoue-nationaliste. Elle a empêché pendant des décennies
— en contrôlant les institutions et les publications — toute pensée politique susceptible de déranger
l’ordre social du sous-continent. En ce sens, elle est tendue vers le commencement, puisque « le bon
gouvernement » dans le sous-continent a toujours signifié la protection et la maintenance des hiérarchies
de caste ou dharma ; la politique n’aurait pas pu émerger dans le sous-continent avant le colonialisme. Le
colonialisme a ébranlé le système des castes, avec, par exemple le « cast disabilities removal act » de 1850,
qui considérait toute discrimination fondée sur la caste comme criminelle. L’un des actes les plus valeureux
du mythique Dieu-Roi Rama fut la décapitation d’un homme de basse caste pour le crime d’avoir lu les
Vedas, violant par-là une règle originaire selon laquelle seuls les Brahmins avaient accès au Vedas. La dé-
colonisation, décapitation du politique, signerait le retour du royaume mythique de Rama.
120. Ici, il ne faut pas confondre la notion de
L’Orient non plus n’est pas un lieu, c’est une tendance à la provincialisation. C’est la tendance majoritaire gouvernement avec la théorie du « despotisme
oriental » de Wiffogel. Voir Karl August Wiffogel, Le
dans le monde. Chaque fois que les hommes cherchent à retourner à leur propre naissance, race, langue,
despotisme oriental: étude comparative du pouvoir
terre, sang, richesse, c’est l’Orient qui gouverne120; on peut alors penser la situation délicate du monde actuel total, trad. Micheline Pouteau, Édition de Minuit,
comme une domination de la tendance orientale. Mircea Eliade avait anticipé les risques qu’il y avait à laisser 1977.
partout dominer la tendance orientale, bien que sa propre détermination de la « sagesse orientale » et les
121. Mircea Eliade, Le mythe de l’éternel retour :
alternatives à l’histoire soient à l’œuvre dans la théorie post-coloniale — « La philosophie occidentale tend archétype et répétition, Idée Gallimard, éd. revue et
dangereusement à se provincialiser121». Nous pouvons distinguer une dernière fois la tendance occidentale augmentée en 1969, p.10
comme celle qui convertit les mondes, et la tendance orientale comme celle qui vise à conserver un monde
122. Simone Weil, La Pesanteur et la grâce,
particulier. La tendance à la conservation au sein d’un monde particulier, que l’on protège et qui vous
Bibliothèque des sciences sociales, Jean-Marie
protège, est aussi la proskynèse du monde —comme l’ordre des castes—, qui à son tour peut être projetée Tremblay, 1947, 1988, p. 47
sur un individu singulier: l’essence de la politique charismatique.
Chez Simone Weil, la tendance orientale vise à conserver l’origine de l’homme telle qu’elle lui a été donnée
par Dieu. Le peu qui a été accordé à l’homme par Dieu est ce que l’homme conserve sans le diminuer via ses
acquisitions dans le but de le rendre à Dieu — «Dieu m’a donné l’être pour que je puisse le lui rendre122».
Pour recevoir cet « être » que l’Homme donne à Dieu, ce dernier a besoin du vide comme condition ou
comme intermédiaire. Le vide est opposé à la pesanteur. Weil interprète le rapport entre être et penser
sous le schéma de la gravité. La pesanteur n’est pas seulement le poids du corps vécu comme une force
exercée sur la chair. C’est aussi le poids des pensées et des désirs, qui souffre de la souffrance des autres, le
déchirement des désirs, qui crée des mondes dans lesquels puiser de nouvelles règles. Penser et désirer sont
le poids des choses, des demandes, des souffrances et des idées. Mais la pesanteur — en tant que force des 123. « Obéissance à la pesanteur. Le plus grand
demandes réciproques entre nous et le monde — passe avant la pensée et le désir. péché ». Simone Weil, La Pesanteur et la grâce,
Bibliothèque des sciences sociales, Jean-Marie
Tremblay, 1947, 1988, p.11
Pour Weil, la pré-formalité de la pesanteur — il y a un poids des choses et des pensées — est le péché originel 123.
124. Simone Weil, La Pesanteur et la grâce,
La pesanteur, à ses yeux, est ce qui mène les choses et les pensées à leur « bassesse ». Cela désigne le sol, qui Bibliothèque des sciences sociales, Jean-Marie
lie les hommes les uns aux autres et au monde qui les a façonnés; la force de la pesanteur est ce qui réunit Tremblay, 1947, 1988, p.42
les hommes quand la nourriture se fait rare. Le monde de la pesanteur, auquel sont livrés les hommes, est à
125. Simone Weil, La Pesanteur et la grâce,
l’envers; ce qui est bas — la bassesse— en l’homme est plus élevé que ce qui est haut — « Nous naissons et
Bibliothèque des sciences sociales, Jean-Marie
vivons à contresens, car nous naissons et vivons dans le péché qui est un renversement de la hiérarchie124». Tremblay, 1947, 1988, p.41
Le renversement de l’organisation verticale de l’homme, qui implique le renversement de l’ordre du monde
126. La signification que Weil donne à la « grâce »
tel qu’il est déterminé par la pesanteur, se trouve précisément dans le sous-contient — « retournement du
se rapproche de la signification que Kant donne
positif et du négatif. C’est aussi le sens de la philosophie des Upanisads125 ». à l’universel, à la justice et à l’éducation qui fait
de quelqu’un un réceptacle. Ce n’est pas la justice
Toutefois, nous pouvons nous enquérir de l’ordre social dans lequel le renversement de l’organisation qui permet à l’homme qui a exercé son devoir de
verticale est possible. Le système des castes, qui condamne les hommes à une hiérarchie où ce qui est rendre à Dieu ce qu’Il lui a donné, mais la grâce.
Cependant, la grâce pour Simone Weil s’explique via
considéré comme bas — qui se confronte à la mort et à ce qui est mort — est le Dalit, opprimé par la pesanteur
une énergétique: l’homme est une chose relavant de
de l’existence, et ce qui est considéré comme le plus haut —le sommet d’où la légèreté du Brahmane est l’ordre de l’énergie déterminée comme pesanteur;
accessible —, ne laisse qu’aux Brahmins et à eux seuls la possibilité de revenir à l’ordre vertical véritable de et pour accéder au vide, qui est un ordre distinct
l’homme. L’ordre vertical véritable est l’ouverture par laquelle le vide — le réceptacle de la grâce doit aussi d’énergie, l’homme n’a d’autre ressource que la
être donné par la grâce126 — est préparé par celui qui a renoncé au monde. Le vide reçoit la vérité qui ne peut grâce. Tout ce que l’homme peut faire, c’est se
survivre à la pesanteur du monde — « La vérité est du côté de la mort127 ». Autrement dit, celui qui recherche rendre plus léger, en refusant l’appel du monde et
le vide est le non-participant au monde désigné comme metaxu. La philosophie comme le souci des mondes des mots — « Accepter un vide en soi-même, cela
est surnaturel. […] L’énergie doit venir d’ailleurs.»
et de leurs fins doit être menée à sa fin — la libérer de la pesanteur de la chair— afin de remettre les choses
La Pesanteur et la grâce, Bibliothèque des sciences
dans le bon sens, ou de revenir aux origines. Metaxu : ce qui tient séparés le commencement et la fin, qu’on sociales, Jean-Marie Tremblay, 1947, 1988, p.19
ne saurait distinguer sans lui.
127. Simone Weil, La Pesanteur et la grâce,
Bibliothèque des sciences sociales, Jean-Marie
Tremblay, 1947, 1988, p.19
Dans toute situation où l’on fait l’expérience du monde comme metaxu, le spectateur de l’expérience attend
la création du Vide par une dé-création du monde; la persistance de la hiérarchie des mondes fait que ceux
qui en souffrent nous quittent. Pourtant, les principes sociaux dominant le sous-continent ne sont pas remis
en question. L’ordre social se base sur deux principes. Premièrement, le monde est une illusion, maya. La
Réalité de l’illusion se trouve hors du monde et est nommée Brahman; le même principe se répète à l’échelle
individuelle dans la distinction entre le corps, qui est illusoire, et l’atman (l’âme), qui est réel. Le second 128. « Mais il semble que la notion de métamorphose
liée à la reviviscence sous forme végétale ait plutôt
principe insiste sur le fait que l’obéissance au système de caste est la condition de la libération du monde
été répandue en Grèce par les mythes religieux
illusoire. Le corps illusoire est le seul à souffrir des castes. L’atman, capable de se réincarner, demeure orientaux et qu’elle n’ait pas eu cours de façon
piégé dans ce corps sans être affecté par ses passions. Tant que les hommes exercent leurs devoirs envers très importante à l’époque de Platon. » Gilbert
les castes sans les remettre en question, ils ont la possibilité de s’élever socialement dans leurs prochaines Simondon, Deux leçons sur l’animal et l’homme,
vies, jusqu’à finalement re-naître comme Brahmane. Les deux principes dépendent l’un de l’autre — la Ellipses, Petite bibliothèque de philosophie, Paris,
Réalité du monde est donnée à ceux qui s’élèvent de caste en caste jusqu’au sommet, par le biais de re- 2004, p.40
naissances. Les Brahmines au sommet de l’échelle et les Dalits en bas ont tous deux un risque de voir leur
future réincarnation régresser vers le règne animal si leur obéissance à l’ordre des castes n’est pas stricte.
L’exécution et l’assassinat actuel de philosophes et d’intellectuels en Inde vient du fait que certains refusent
de participer à ces jeux de réincarnation, transmigration de l’atman et à l’ordonnance des castes.
Nous retrouvons les principes de réincarnation de l’âme et de la hiérarchie de l’existence propres au système
oriental dans le Timée de Platon, où la forme de l’homme se dégrade pour créer l’animal dans une certaine
évolution128. Le courant oriental, selon lequel les origines doivent être conservées dans l’ordre social, ne laisse
de place ni à la philosophie, ni à la politique, puisque l’idée d’état dans le sous-continent est l’instrument
de l’ordre social; la théorie post-coloniale voit l’apparition d’états modernes comme une perturbation du
lien avec les origines. Compte tenu de leur conception respective du monde, il est important de dissocier le
métier dangereux de philosophe et le discours para-philosophique de « la fin de la philosophie ». Dans un
monde où la vérité est mise à l’écart, la philosophie doit arriver à sa propre fin, conçue comme un trajet vers
la fin du monde; à l’opposé, dans un monde qui est conversion de plusieurs mondes, le philosophe est né
des saisissements de ces conversions. La démarche de la tendance orientale devrait, elle aussi, être analysée
dans l’historialité du travail de Heidegger, afin d’identifier la signification de cette « fin de la philosophie ».
Heidegger lui-même a fait allusion à l’action de cette tendance quand il parle de Hölderlin — «Nous avons à
peine commencé de penser les relations mystérieuses avec l’Est qui sont devenues paroles dans la poésie de
Hölderlin129». Nous retrouvons l’expérience de cette indifférence entre philosophie et monde dans Qu’est-ce
que la philosophie ? de Gilles Deleuze et Félix Guattari. La dimension autobiographique de la philosophie qui
renvoyait à son vieil âge comme à la saison où la sagesse mûrit, est aussi l’autobiographie de la philosophie
comme ce qui parvient à une fin, suffisamment mûre pour tomber et retourner au sol concret des origines 129. Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme (Lettre
— « Peut-être ne peut-on se poser la question Qu’est-ce que la philosophie que tard, quand vient la vieillesse, à Jean Beaufret), trad. Roger Munier, p.87
et l’heure de parler concrètement130 ». Peut-être le discours récurrent sur l’indifférence entre philosophie
130. Gilles Deleuze, Félix Guattari Qu’est-ce que
et monde est-il le vide qui met en danger ces philosophes qui sont partout dans le saisissement du monde. la philosophie?, Introduction « Ainsi donc la
question… », Les Editions de Minuit, 1991
Arendt a caractérisé la philosophie comme l’activité qui conçoit la liberté en tant ce qui existe en-dehors 131. Hannah Arendt, La Vie de l’esprit, t.II, Le vouloir,
de la fabrique des mondes, et les philosophes comme les hommes fragiles à l’abri des forces qui déchirent PUF, 1983, trad. L. Lotringer, p. 228,
le monde et les font fusionner pour en produire de nouveaux. Cette liberté à ses yeux était une expérience
contemplative de la volonté — « La liberté philosophique, la liberté de la volonté ne s’applique qu’aux gens
qui vivent en dehors des groupements politiques, en individus solitaires.131» — Le philosophe selon Arendt
est indifférent à la politique, au combat pour la liberté. On aura compris que ce style de contemplation dans
la solitude, la piété de la quiétude et la compréhension du politique comme une attente, sont les autres
de la philosophie; une telle pensée vise à faire du monde un écran, et à le déchirer pour ouvrir sur le non-
mondain. Bien plutôt, la philosophie est création de la liberté des mondes; l’activité de créer la liberté ne peut
être séparée de la politique entendue comme le combat pour la liberté. La conjonction de deux affirmations
— la philosophie est création de la liberté, et la politique est le combat pour la liberté — est le poids qui,
partout dans le monde, torture le philosophe d’aujourd’hui.
Rohith Vemula
traduit par Emita Varenne
Bonjour,
Je ne serai plus là quand vous lirez cette lettre. N’en soyez pas fâchés. Je sais que certains d’entre vous ont
sincèrement pris soin de moi, m’ont aimé et m’ont très bien traité. Je ne me plains de personne. C’était toujours
avec moi-même que j’ai eu des problèmes. Je sens un fossé de plus en plus profond entre mon âme et mon corps.
Et je suis devenu un monstre. J’ai toujours voulu être un auteur. Un auteur scientifique, comme Carl Sagan.
Cette lettre est finalement la seule qu’il m’est permis d’écrire.
J’ai toujours voulu être un auteur. Un auteur scientifique, comme Carl Sagan.
J’adorais la Science, les Étoiles, la Nature, mais j’adorais les gens aussi sans savoir que les gens ont depuis
longtemps divorcé d’avec la nature. Nos sentiments sont des sentiments de seconde main. Notre amour est
construit. Nos croyances colorées. Notre originalité validée à travers l’artifice de l’art. Il est devenu véritablement
difficile d’éprouver de l’amour sans se blesser.
La valeur d’un homme a été réduite à son identité immédiate et à sa plus proche possibilité. À un vote. À un
nombre. À une chose. Jamais un homme ne fut traité comme un esprit. Comme une chose glorieuse faite de
poussière d’étoiles. Dans chaque domaine, les études, la rue, la politique, en mourant, en vivant.
J’écris ce genre de lettre pour la première fois. Ma première ultime lettre. Pardonnez-moi si j’échoue à faire sens.
Ma naissance est mon accident fatal. Je ne me remettrai jamais de la solitude de mon enfance. L’enfant dévalué
de mon passé.
Peut-être me suis-je trompé sur toute la ligne, dans ma compréhension du monde. Dans ma compréhension
de l’amour, de la peine, de la vie, de la mort. Il n’y avait pas d’urgence. Mais je me pressais toujours. Prêt à
tout pour commencer une vie. Tandis que, pour certaines personnes, la vie elle-même est une malédiction. Ma
naissance est mon accident fatal. Je ne me remettrai jamais de la solitude de mon enfance. L’enfant dévalué de
mon passé.
Je ne souffre pas en ce moment. Je ne suis pas triste. Je suis simplement vide. Indifférent envers moi-même. Ce
qui est pathétique. C’est la raison de mon geste.
Certains pourront dire que j’étais lâche. Et égoïste, ou stupide quand je serai parti. Je ne suis pas dérangé par
les noms qu’on me donnera. Je ne crois pas aux histoires de vie après la mort, aux fantômes ou aux esprits. S’il
y a une chose entre toutes en laquelle je crois, je crois que je peux voyager jusqu’aux étoiles. Et en savoir plus sur
les autres mondes.
Si vous, qui lisez cette lettre, pouvez faire quelque chose pour moi, je dois percevoir sept mois de bourse, un lakh et
soixante-quinze mille roupies. Merci de veiller à ce que ma famille reçoive cet argent. J’en dois environ quarante
mille à Ramji. Il ne m’a jamais demandé de les lui rembourser. Mais veillez à lui rembourser cette somme.
Laissez mes funérailles être silencieuses et paisibles. Conduisez-vous comme si je venais d’apparaître, et de
partir. Ne versez pas de larmes pour moi. Sachez que je serai plus heureux mort que vivant.
À la famille ASA, pardon de vous décevoir tous. Vous m’aimiez beaucoup. Je vous souhaite tous le meilleur pour
le futur.
Jai Bheem
J’ai oublié d’écrire les formalités. Personne n’est responsable de cet acte, mon suicide.
Personne ne m’a provoqué, que ce soit par ses actes ou par ses mots, à commettre cet acte.
N’ennuyez pas mes amis et mes ennemis à ce sujet après que je sois parti.
Ann Druyan, l’épouse de Carl Sagan qui fut une source d’inspiration majeure pour Rohith.
« Lire [la] lettre de suicide [de Vemula] et connaître les détails de sa situation, c’est avoir un aperçu saisissant
du coût actuel des préjugés de notre civilisation ».
Rationalistes assassinés devant leur maison pour avoir mené campagne et écrit contre la superstition et l’emprise
de la religion, de la caste et du communautarisme dans la vie de tous les jours.
De par le monde, les intellectuels publics se sont empressés de répondre en reformulant des théories
existantes pour les adapter à un contexte particulièrement volatile134. Tandis que des ouvrages de référence,
comme Les Origines du totalitarisme, le classique de Hannah Arendt, sont remis au goût du jour, les
intellectuels du monde entier savent pertinemment que les théories existantes du totalitarisme pourraient
s’avérer insuffisantes pour expliquer les configurations politiques de ces nouveaux mouvements qui naissent
dans un monde profondément néolibéral et très différent de celui que Hannah Arendt a pu connaître135.
Plutôt que de décortiquer plus encore ce qui rend les figures ubuesques à la tête de ces mouvements si
magnétiques, nous nous pencherons sur le demos de ces démocraties pour nous poser la question de
savoir qui, pour paraphraser Arendt, est le « sujet idéal du totalitarisme » dans les démocraties totalitaires
néolibérales. D’après elle, le sujet idéal d’un système totalitaire n’est pas le fidèle du régime, mais la personne
qui, sur certains aspects fondamentaux, ne fait plus la distinction entre réalité et fiction. L’instauration d’un
régime totalitaire passe donc par les questions fondamentales de l’éducation et même de la rééducation.
Quelles leçons peut-on tirer des exemples indien et américain sur le rôle de l’éducation, des intellectuels 135. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme,
publics, et tout particulièrement des humanités dans une démocratie qui vote pour le démantèlement de ses Troisième partie : Le Système totalitaire (traduit de
propres structures démocratiques ? Que peut-on en déduire du moment où une démocratie bascule dans l’américain par Jean-Louis Bourget, Robert Davreu
le totalitarisme ? et Patrick Lévy), Paris, Gallimard, 2002 (1re édition :
1972).
L’accession au pouvoir de Modi s’est faite sur le slogan « Achhe din aane waale hain » (« les beaux jours 136. En 2014, les chiffres officiels [qui sont
vont arriver »), qui était assez universel et ambigu pour ouvrir la porte à une terrifiante résurgence du RSS, très disputés, car bien en deçà des estimations
indépendantes] rapportent 5650 suicides, contre
l’organisation fondamentaliste hindoue. Le but de ce groupe a toujours été de réécrire l’histoire culturelle et
8000 en 2015. Pour une analyse critique de ces
politique de la nation par la coercition et la désinformation, des méthodes dont l’impact économique direct chiffres, voir l’article « The Slaughter of Suicide Data »
se reflète dans l’augmentation brutale des suicides au sein de la paysannerie indienne ces dernières années136. de P. Sainath mis en ligne le 5 août 2015 : http://
D’ores et déjà, la question « les beaux jours, oui, mais pour qui ? » a été posée ad nauseam. Nous avons psainath.org/the-slaughter-of-suicide-data/.
décortiqué jusque dans les moindres détails les conséquences catastrophiques du programme économique
de Modi. L’Inde demeure pourtant la plus vaste démocratie au monde, et l’une des plus dynamiques. Si tel
est le cas, il y a encore des questions auxquelles nous devons trouver une réponse.
Moins d’un mois après l’intronisation de Donald Trump, la situation aux États-Unis évoluait à une telle
vitesse que l’on avait tout juste le temps de formuler une réponse cohérente aux dévoiements des Droits de
l’Homme du jour d’avant que déjà ceux du lendemain les surpassaient. En termes de politique extérieure,
on peut citer entre autres la construction d’un mur à la frontière mexicaine (symbole invraisemblable de
la résurgence du suprémacisme blanc), le retour à la torture, l’interdiction des réfugiés, le flirt inquiétant
avec l’arme atomique et le retrait unilatéral d’accords commerciaux internationaux. En termes de politique
intérieure, on peut citer la résurgence du suprématisme blanc comme idéologie socialement acceptable, la
rétrogression des droits sexuels et génésiques des femmes, l’abrogation du Patient Protection and Affordable
Care Act (la loi sur la Protection des patients et les soins abordables, mieux connue sous le surnom
d’Obamacare). Entre la rédaction du paragraphe précédent et de celui-ci, le « Muslim ban » tant annoncé
par Trump est devenu une réalité, tout comme sa promesse d’accélérer le rythme des déportations pour
atteindre les onze millions d’expulsions fixés comme objectif durant la campagne. Si les États-Unis sont
encore un pays marginalement démocratique, la connivence active entre les deux principaux partis, en vue
d’un démantèlement rapide des structures démocratiques du pays, transforme la nation en un parangon de
démocratie totalitaire. Ce processus a pu être mis en œuvre aussi rapidement au niveau législatif parce que
le demos avait été préparé de longue date à accepter et à adopter ces transformations. Comment l’y a-t-on
préparé ?
Dans ce court essai, nous allons revenir sur Les Origines du totalitarisme, le classique de Hannah Arendt, pour 137. Peter Fritzsche, Germans into Nazis, New York,
essayer de mieux comprendre la genèse de ces démocraties totalitaires. Toutefois, nous poserons la question Zone Press / Cambridge (MA), Harvard University
de savoir si l’analyse d’Arendt, qui a pour objets la Russie de Staline et le Troisième Reich, reste suffisamment Press, 1999.
actuelle pour permettre de formuler une théorie moderne sur la montée de l’autoritarisme dans un contexte
néolibéral. Nous avons spécifiquement l’intention d’établir un diagnostic des structures de coordination
et d’assimilation durant les premières années d’un régime totalitaire — le processus connu sous le nom de
Gleichschaltung dans la taxinomie nazie137. Selon Arendt, la composante essentielle de la coordination n’est
pas tant le placement systématique de sympathisants du régime au sein de l’administration, de la police ou
des structures gouvernementales, ce que Modi a déjà réussi à faire, que l’isolation et l’atomisation du peuple
pour lui faire perdre tout sens de la réalité. Voilà pourquoi ces deux dirigeants trompètent et répandent
leurs versions de la réalité, non pas à l’intention des plus crédules, mais à de vastes secteurs de la société
conditionnés et entrainés à partager leur « réalité alternative ».
L’atomisation, qui conditionne la banalisation des « faits alternatifs », va au-delà de ce qu’Aristote décrit
dans son Éthique à Nicomaque, lorsqu’il affirme que l’amitié est impossible sous un régime tyrannique,
puisque ce dernier détruit les liens de confiance et nourrit la paranoïa ambiante. Arendt ne désigne pas
une fracture entre les seuls individus, mais une rupture profonde avec la nature fondamentale de la réalité
et de la vérité, remplacées par une structure idéologique cohérente. En sapant le rapport qu’ont les gens à
eux-mêmes et à la réalité, les mouvements totalitaires ne créent pas simplement des « faits alternatifs », ils
peuvent même produire une vision alternative de la réalité dont la cohérence repose sur les fondements
d’une mythologie spécifique à l’idéologie promue, comme la suprématie blanche ou le nationalisme hindou.
C’est ainsi qu’une fiction sur Padmavati, la mythique reine rajput, peut valoir à un réalisateur de se faire
agresser tandis que l’État ferme les yeux. Par conséquent, si Arendt a raison d’identifier l’atomisation comme
le levier de la croissance des mouvements totalitaires, et si l’atomisation est la conséquence inévitable d’un
ordre néolibéral, est-il possible alors que les démocraties à l’âge du néolibéralisme soient fondamentalement
indistinctes des régimes totalitaires ? Les démocraties, dans un contexte néolibéral, sont-elles si affaiblies
qu’il n’est plus nécessaire de les détruire de l’intérieur ? Dans ce cas, quelle sorte d’éducation permettra au
demos de reprendre sa place dans la démocratie ?
138. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme,
Troisième partie : Le Système totalitaire (traduit de
I. Arendt et le paradoxe du totalitarisme l’américain par Jean-Louis Bourget, Robert Davreu
et Patrick Lévy), Paris, Gallimard, 2002 (1re édition :
1972), p. 297-302.
Arendt constate qu’il y a un paradoxe au cœur des régimes totalitaires. D’une part, ils se fondent sur une
139. Ibid., p. 747-748.
structure idéologique rationnelle dérivée d’une réalité que l’on peut intégralement expliquer, mais d’autre
part, leurs actions et leurs décisions sont aussi imprévisibles qu’illogiques. Nous aborderons ces deux aspects
dans cet ordre.
Le totalitarisme se base sur une idéologie qui permet de tout expliquer à partir d’une vérité fondamentale.
Arendt décrit cela ainsi : « Le penser idéologique ordonne les faits en une procédure absolument logique,
qui part d’une prémisse tenue pour axiome et en déduit tout le reste ; autrement dit, elle procède avec
une cohérence qui n’existe nulle part dans le domaine de la réalité »138. Dans la logique des structures
cohésives d’une idéologie, le terme de réalité ne décrit plus le monde tel qu’il est, mais tel qu’il devrait être
d’après un glorieux passé mythique et « une réalité purement fictive dans on ne sait quel avenir lointain
et indéfini »139. À l’échelle individuelle, cette réalité alternative n’est pas un ensemble de croyances que
l’on peut potentiellement changer, mais une vision cohésive du monde et de la place que l’on occupe dans
celui-ci. Pour les partisans de Modi, cette idéologie implique, sous sa forme la plus nauséabonde, d’adhérer
sans réserve à une conception historique de l’Inde comme terre purement hindoue. Pour les partisans de
Trump, cela implique d’adhérer à une vision des États-Unis comme nation qui appartient aux hommes
blancs, lesquels ont perdu leur place dominante et doivent donc la restaurer pour rendre leur grandeur aux
États-Unis. En coupant les liens sociaux entre les individus et les liens entre les individus et le monde qui les
entoure, le totalitarisme offre tout un univers alternatif à ceux qui y adhèrent.
Dès lors, il n’est pas étonnant de voir que les informations truquées et manipulées semblent être de plus
en plus banalisées, comme l’illustre le cas de Stephen Bannon, un blogueur du site suprémaciste blanc
Breitbart qui s’est vu confier le rôle crucial de conseiller principal à la Maison-Blanche. En effet, ceux qui
adhèrent à la vision suprémaciste blanche des États-Unis croient les informations qui vont dans le sens
de leurs positions idéologiques fondamentales : ainsi, Obama peut être un musulman né au Kenya, ou
Hilary Clinton une criminelle internationale, simplement parce que leurs aspirations à la présidence des
États-Unis ne sont pas en adéquation avec ce que les suprémacistes blancs considèrent être la place d’un
homme noir ou d’une femme dans la hiérarchie sociale. Cela recoupe l’analyse de la propagande totalitaire 140. Ibid., p. 170.
d’Arendt : « La propagande du mouvement totalitaire sert aussi à émanciper la pensée de l’expérience et de
la réalité ; elle s’efforce toujours d’injecter une signification secrète à tout événement public et tangible, et de
faire soupçonner une intention secrète derrière tout acte politique public »140. Dans l’Allemagne nazie, par
exemple, la propagande antisémite avait atteint de telles proportions en 1939 que Hitler pouvait décrire ses
politiques d’expansion et d’annihilation comme des actes d’autodéfense contre une conspiration mondiale
juive et non pas comme des agressions.
Pourtant, malgré la logique interne cohérente de l’univers idéologique, Arendt constate que les régimes
totalitaires poursuivent souvent des politiques illogiques, voire autodestructrices. C’est naturel, puisqu’ils
s’appuient sur une prolifération intentionnelle de structures bureaucratiques qui se chevauchent et se laissent
aller sciemment à une dispendieuse incompétence. Ces structures redondantes ont pour but d’opacifier la
vraie source du pouvoir et de saper toute possibilité significative de résistance. N’importe quelle entité
gouvernementale superflue peut être éliminée arbitrairement, mais d’après Arendt, les entités auxquelles
le public prête le plus de pouvoirs sont en réalité celles qui en ont le moins, et donc celles dont on peut le
mieux se passer. Le gaspillage n’est qu’une des facettes du totalitarisme, car le dirigeant du régime est même
« assez fou pour aller contre tous les intérêts locaux et régionaux », que ce soit par des actions telles que la
démonétisation ou la construction coûteuse et inutile d’un mur à la frontière141. En effet, plus un régime
totalitaire peut s’assurer de complicité pour ses manœuvres autodestructrices, plus il peut asseoir sa réalité 141. L’étiquette « inutile » prête à confusion, car les
propre. Comme l’écrit Michel Foucault, dans le cas du nazisme, cela explique comment Hitler a pu aller murs frontaliers comme la structure proposée (ou
celles déjà en place), à savoir autour des espaces
jusqu’à ordonner l’auto-destruction complète du peuple allemand plutôt que d’accepter la défaite142.
urbanisés de la frontière, ne servent qu’à forcer les
migrants à prendre des routes plus dangereuses,
Le totalitarisme est logiquement illogique, d’où la tension paradoxale qui affecte la réalité des sujets d’un par exemple des détours périlleux à travers des
régime totalitaire. Arendt décrit le processus de création de ces sujets ainsi : « le sujet idéal du totalitarisme, ce étendues désertiques. Le mur frontalier a ainsi
n’est pas le nazi convaincu ou le communiste convaincu ; ce sont plutôt les gens pour lesquels la distinction une utilité dans la perspective de Trump : il permet
d’accélérer l’élimination d’une population qu’il juge,
entre fait et fiction (c’est-à-dire la réalité de l’expérience) n’existe plus » (Arendt, 2002). Anand Patwardan en fin de compte, indésirable. Voir Reece Jones,
illustre cela de façon particulièrement terrifiante dans son documentaire Ram Ke Naam (Au nom de Dieu, Violent Borders : Refugees and the Right to Move, New
1992) sur la tristement célèbre destruction de la mosquée de Babri, avec les interviews de nombre de kar York, Verso, 2016. De plus, comme le rapportent
sevaks (travailleurs volontaires du groupe d’extrême droite hindou Vishva Hindu Parishad — en français certaines études, si le mur devait servir à empêcher
le « Conseil hindou mondial ») alors qu’ils sont en route pour aller détruire la mosquée. Les questions sur les Mexicains de rentrer dans le pays et à nuire à
l’historicité de l’existence, la naissance ou la mort de Rama les laissent perplexes, mais ne parviennent pas à l’économie mexicaine, le résultat serait inverse, à
l’image du cimentier mexicain CEMEX, dont le cours
susciter une once de doute en eux. C’est l’absence de tout doute ou scepticisme sur la démolition, pourtant
de l’action a fait un bond depuis l’élection de Trump.
on ne peut plus discutable, commise par des milliers de fondamentalistes hindous, l’incapacité à imaginer Voir Adam Tooze, « Notes on the Global Condition:
la vérité, qui fait froid dans le dos pour le spectateur. Nous employons bien ici le mot imagination au sens Trump’s ‘Wall’ and the global cement industry
qu’il revêt depuis longtemps dans le domaine de l’esthétique, à savoir comme le lieu mental d’où l’on peut that will build it » : https://www.adamtooze.
saisir la vérité, en opposition aux limites étroites de la croyance. com/2017/01/27/notes-on-the-global-condition-
trumps-wall-and-the-global-cement-industry-that-
will-build-it/.
En termes philosophiques, cela signifie que le totalitarisme ne relève pas tant de l’épistémologie que de
l’ontologie. Le sujet idéal qu’Arendt décrit ne croit pas à un autre monde, ou à un univers de « faits alternatifs » : 142. Michel Foucault, François Ewald, Alessandro
il existe dans cet autre monde. Contrairement à Arnab Goswami, Steve Bannon et Kellyanne Conway, qui Fontana, Mauro Bertiani, « Il faut défendre la société » :
cours au Collège de France (1975-1976), Paris,
font figure d’idéologues carriéristes au sein de leur parti (qu’il s’agisse du parti nazi en Allemagne, du Gallimard, 1997.
parti Bharatia Janta en Inde, ou du parti républicain aux États-Unis), le sujet idéal est un illustre inconnu
bien loin des idéologues qui débitent de la propagande au kilomètre. Il fait partie d’un grand ensemble
d’anonymes que les théoriciens de la société, les marxistes, les membres du groupe d’études subalternes
ou les penseurs critiques désignent par masses populistes ou lumpenprolétariat. Or il est temps que nous
réalisions que ces deux concepts sont extrêmement limités dans leur capacité à expliquer le changement
radical du paysage politique indien (depuis les années 1980) et américain (depuis l’ère Clinton). Nous ne
prétendons pas pouvoir offrir une présentation exhaustive de ces gens ; nous nous concentrerons plutôt sur
l’une des façons dont les réseaux sociaux ont transformé la relation entre ces sujets et leur dirigeant au cours
de ces dernières années pour mieux créer un environnement où le doute, le scepticisme et l’imagination,
trois piliers essentiels de la vie politique, n’ont plus leur place.
L’Allemagne nazie, pour toute sa rhétorique d’exaltation des racines, a su exploiter de façon révolutionnaire
des technologies telles que le cinéma, la radio ou les journaux pour façonner une nouvelle réalité. Comme
Walter Benjamin l’a démontré dans son célèbre essai L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité 143. Walter Benjamin, « L’Œuvre d’art à l’époque de
technique, de telles technologies sont à double tranchant, car si elles permettent de démocratiser l’accès à sa reproductibilité technique » (traduit de l’allemand
par Lionel Duvoy à partir de la 4e version de l’essai,
l’art et à l’information, simultanément, elles réduisent l’œuvre à une forme d’expérience médiane que l’on
parue en 1939), Paris, Allia, 2012.
peut reproduire, donc commercialiser et consommer143. Benjamin remarque que le fascisme tire parti avec
une redoutable efficacité du potentiel politique offert par ces nouveaux types de médias reproductibles,
particulièrement le cinéma et la radio, dont Benjamin explore par ailleurs le potentiel émancipatoire.
Pourtant, en dépit de leur potentiel, c’est bien le Troisième Reich qui, très en avance sur son temps, parvient
à les utiliser pour créer auprès de la population un semblant de proximité avec un dirigeant que l’on a en
réalité bien peu de chances de rencontrer. Arendt décrit ce dirigeant comme quelqu’un qui, dans l’exercice
de sa double fonction de chef de l’État et de son mouvement, combine encore en lui le paroxysme de
l’intransigeance militante et une normalité rassurante. Il en va de même pour les démocraties totalitaires,
qui s’épanouissent sous des dirigeants intransigeants, mais d’« une normalité rassurante ». Peut-être n’est-
ce pas une coïncidence si, de tous les dirigeants de la planète, les deux à avoir adopté Twitter avec le plus
d’enthousiasme sont Donald J. Trump et Narendra Modi. De tous les comptes Twitter d’hommes politiques,
le plus suivi au monde reste encore celui de Barack Obama — une plateforme de communication hautement
maîtrisée et stylisée où se déploie le savoir-faire d’une équipe de professionnels visiblement très compétente
—, mais ceux de Modi et de Trump sont respectivement second et troisième. Comme tous les réseaux sociaux,
cette plateforme de microblogage offre tout à la fois une impression illusoire de proximité et une distance
infinie avec ceux que l’on nomme — très à propos — les « followers ». Bien que l’on puisse ainsi, en théorie,
communiquer directement avec ces hommes politiques, par ailleurs inaccessibles, de la même manière que
l’on communique avec ses proches, cette communication n’a de directe que le nom, puisqu’elle passe par
une plateforme bien précise dont les partis pris technologiques et financiers sont loin d’être transparents.
De plus, que l’on soit un partisan ou un opposant, Twitter prend les apparences d’un jeu : on envoie des
messages comme l’on participerait à une loterie, avec pour prix la possibilité — ô combien infime — que
son message soit « retweeté », « liké », ou même simplement lu par son dirigeant. Dans leurs travaux sur les
liens entre la montée du fascisme et la démystification du monde, les théoriciens sociaux Theodor Adorno
et Max Horkheimer insistent sur l’importance du rôle d’instrument d’oppression économique que joue la
loterie, en offrant l’illusion d’une échappatoire144. Pour celui qui vit dans une profonde misère économique, 144. Max Horkheimer, Theodor Adorno, Le laboratoire
la loterie laisse entrevoir une solution miracle, certes très loin d’être à portée, mais pas tout à fait inaccessible de la Dialectique de la raison : discussions, notes et
non plus, ce qui, l’espoir aidant, la rend presque palpable. Ce paradoxe de la distance et de la proximité éclaire fragments inédits (traduit de l’allemand par Julia
efficacement la condition néolibérale. C’est tout particulièrement vrai aux États-Unis, où l’on vous inculque Christ et Katia Genel), Paris, Éditions de la Maison
des sciences de l’Homme, 2013.
que vous êtes infiniment spécial et unique tout en vous livrant à un système socio-économique qui, par la
précarité de l’emploi, vous rappelle constamment que vous êtes infiniment remplaçable. Twitter n’est pas le 145. Hayden White, « The Value of Narrativity in the
seul réseau social à jouer sur ces rapports de distance et de proximité — en effet, peut-être est-ce même là un Representation of Reality, » Critical Inquiry vol. 7,
no 1, p. 5–27.
aspect fondamental de tous les réseaux sociaux —, mais il se démarque par un autre attribut qui fait de lui
l’interface rêvée pour donner aux sujets idéaux des démocraties totalitaires accès à leur dirigeant.
Au premier abord, on pourrait penser que le fil d’actualité Twitter est une source unique en son genre.
Pourtant, des analogues existent. En tant que source, le flux Twitter nous renvoie à l’analyse que fait
Hayden White de la chronique médiévale, une liste d’événements décousue, inexplicablement lacunaire
et dépourvue de trame narrative qui souvent ne répertorie guère plus d’un événement d’importance par
année, comme une naissance ou une mort145. Selon White, la chronique médiévale se passe de toute trame
narrative et n’en recherche pas. Il en va de même pour Twitter, qui diffère grandement de la chronique
médiévale par la fréquence des entrées, constamment renouvelées. Si l’on admet que la trame narrative est
une toile de fond produite par l’idéologie, les tweets deviennent alors des confirmations éclair, des rappels
Cependant, si Modi et Trump ont adopté Twitter avec un enthousiasme comparable, leurs fils d’actualité
peuvent faire l’objet d’une véritable étude de contrastes. Celui de Modi, saturé de visuels, témoigne d’une
gestion impeccable par une équipe marketing bien rodée. Le Premier ministre y est dépeint comme l’épicentre
d’un mouvement nationaliste de renouveau hindou, avec des millions de gens qui pratiquent le yoga, des
enfants éduqués dans les valeurs hindoues, une lutte contre la corruption et des alliances internationales
forgées par un pays dynamique en plein développement. Le ton est positif, plein d’espoir, le dirigeant y
apparaît auréolé de lumière dans ses costumes impeccablement taillés, si quelque peu mégalomaniaques146.
Par contraste, le fil de Trump est un ramassis nombriliste et maladroit de prophéties apocalyptiques. Trump
utilise Twitter soit pour dénoncer un ennemi (le plus souvent la presse), soit pour signaler des menaces 146. N.D.T. Narendra Modi a suscité une controverse
(économiques ou venues d’un ennemi) contre lesquelles lui seul saurait protéger la nation. Loin de laisser son en portant, lors d’une visite officielle de Barack
équipe gérer son compte, Trump se targue d’être en communication directe avec le « vrai » peuple américain Obama en Inde, un costume dont le motif était
composé des lettres de son nom (http://www.
grâce à Twitter, contrairement aux médias « mensongers » et « faux » qu’il affuble du qualificatif de « ratés ».
courrierinternational.com/article/2015/01/26/le-
costume-megalo-de-narendra-modi).
Qu’ils prophétisent l’apocalypse ou qu’ils s’auréolent de lumière, l’usage que ces dirigeants font de Twitter 147. Les adresses mensuelles de Narendra Modi à la
a pour effet d’étouffer la recherche d’un logos ou d’une trame narrative. Fondamentalement, Twitter est une nation sont disponibles en ligne sur son site web :
technologie qui prospère sur l’effacement de la mémoire. Lorsque le fil d’actualité se renouvelle suffisamment http://www.narendramodi.in/mann-ki-baat.
assez rapidement, en incluant tous les commentaires concomitants que génère un compte avec autant de
« followers », un public qui interagit ainsi avec son dirigeant ne ressent plus nécessairement le besoin de
trouver un sens à ce flux continu d’événements qui enfle chaque jour un peu plus. En effet, quand l’esprit
reste sur sa faim, on peut toujours augmenter l’intensité du gavage, en lieu et place d’explications. Le fait
qu’il soit si facile à Modi et Trump de manipuler leurs « followers » pour leur faire oublier tout besoin
d’explication nous montre combien leurs esprits avaient déjà été pleinement préparés à privilégier la quantité
plutôt que la qualité des informations. Pourtant, il faut le rappeler, contrairement à Trump, Modi utilise de
multiples médias pour communiquer, tout particulièrement sa propre émission de radio nationale, Mann ki
Baat (« Paroles du cœur »)147.
Les commentateurs ne manqueront pas de débattre pendant les années à venir sur qui a permis à des
dirigeants autocratiques tels que Modi, Trump, Erdogan, Putin et Duterte, pour ne citer qu’eux, d’être élus
démocratiquement. Dans le cas des États-Unis, on peut notamment mettre en cause des stratégies politiques
systématiques qui affaiblissent la démocratie en privant une partie de l’électorat de son droit de vote ou en
rendant l’impact de celui-ci négligeable : on pensera au « gerrymandering », ce découpage électoral abusif à
visée souvent partisane ou raciste, au système obsolète du collège électoral, aux lois concernant l’identification
des électeurs, dans un pays où il est bien plus difficile pour un citoyen pauvre ou issu d’une minorité d’obtenir
certaines pièces d’identité, mais aussi à une politique d’incarcération massive. Toutefois, le fonctionnement de
Twitter comme plateforme d’échange met en évidence au moins une interprétation possible de la façon dont
les électeurs interagissent aujourd’hui avec les informations concernant les candidats. Dans la configuration
indienne, l’une des facettes de l’accession au pouvoir de Modi a été l’utilisation, le plus souvent abusive, de
l’histoire. Il ne s’agit alors plus du nom commun, mais de l’Histoire comme pratique disciplinaire en Inde et
comme déclassement des humanités et de la pensée critique aux États-Unis. Cela nous ramène à la question
148. Mahashweta Devi, « O to Live Again », discours
initiale de cet article : qui est le sujet idéal d’un régime totalitaire ? Nous pouvons maintenant répondre :
d’ouverture au festival littéraire de Jaipur, janvier
celui qui ne recherche plus de fil conducteur à l’histoire, celui dont l’imagination a été si profondément 2013 : http://www.dailyo.in/arts/mahasweta- devi-
déracinée qu’il n’éprouve plus le besoin d’un récit cohérent. On peut donc en déduire que le totalitarisme ne death-writer-padma-vibhushan-bengali-literature/
s’appuie pas simplement sur l’absence d’éducation, mais sur l’incapacité générale du public à concevoir que story/1/12046.html.
l’éducation est fondamentalement liée à l’imagination et au rêve.
III. Conclusion
Dès lors, qu’entend-on par assimilation politique dans un régime totalitaire à l’ère du néolibéralisme ? Les
retombées intellectuelles de notre environnement néolibéral sont vastes et nombreuses. Parmi elles se trouvent
le déclin du scepticisme, le dénigrement du doute et l’appauvrissement de l’imagination. Ce n’est donc pas
étonnant que Mahashweta Devi, qui ne s’était jamais laissée guider par la peur, ait proclamé que « le droit
au rêve est un de nos droits fondamentaux »148. Arrêtons-nous sur cela un instant : comment une enfant de
cinq ans, grandissant aux États-Unis, en Europe ou en Asie, peut-elle appréhender ce droit ? Quelles sont les
conditions nécessaires à l’exercice de ce droit ? Si le marché a envahi l’espace onirique, si l’enfant qui grandit
dans un monde saturé de publicité est convaincue que les biens matériels, l’immobilier, l’argent et le grand
amour sont les rêves auxquels aspirer, comment pourra-t-elle exercer pleinement son droit au rêve, tel que
l’entendait Devi ?
La réponse vient peut-être de la capacité d’imagination. Si la base de notre pédagogie est d’entraîner nos
enfants à être de bons employés, prêts à entrer en fonction de l’usine aux bureaux, avec pour horizon
de rejoindre une branche du secteur bancaire, devenir un rouage des marchés et en maximiser les gains
potentiels, comment peut-on créer un espace pour l’imagination dans leur monde ? Comment décoloniser
nos esprits des ravages du colonialisme, du capitalisme, du néolibéralisme et de ces nouvelles démocraties
totalitaires ? Comment décoloniser nos pédagogies, ce qui est la condition sine qua non pour l’émergence
d’un solide mouvement de résistance aux dérives actuelles ? Il ne s’agit d’ailleurs pas simplement de
résistance contre nos dirigeants, mais également contre la totalité des marchés, des lois et des politiques qui
nous enchaînent, à savoir contre les discours qui nous façonnent et les institutions qui censurent nos rêves
et notre capacité à imaginer. Cette résistance passe avant tout par un travail pédagogique.
Si l’enjeu est bel et bien de contrecarrer le lent processus de dénigrement des humanités qui a lieu depuis les
années 70 et 80, se contenter de ménager davantage de place pour cet enseignement dans les programmes
scolaires n’est pas une solution suffisante. Au contraire, la réponse serait de revoir entièrement nos
approches pédagogiques, plutôt que débattre simplement d’une opposition entre sciences et humanités.
Quelle littérature, quelle science, quelle philosophie, quelle histoire ? Voilà les questions auxquelles il nous
faut répondre. Dans cette optique, nous devons nous demander quelle manœuvre est la plus délétère : est-
ce l’attaque directe de Trump contre les humanités, manifestée par son plan de suppression des agences
fédérales indépendantes que sont la Fondation nationale des humanités (National Endowment for the
Humanities) et la Fondation nationale des Arts (National Endowment for the Arts) ? Ou est-ce la stratégie
de Modi, à savoir préserver et promouvoir les humanités, mais en remplaçant le corps professoral par des
pseudo-universitaires qui enseignent à travers le prisme de l’hindouïté ? Puisque l’on cherche à déterminer
laquelle des deux approches est la plus pernicieuse, il importe de souligner en passant que la stratégie du
régime nazi a été de cultiver l’enseignement des humanités après avoir intégralement nazifié le personnel
universitaire et le corps étudiant. Manifestement, il est plus facile de supprimer les humanités dans un
Ainsi, les sujets idéaux du totalitarisme sont ceux qui, après des générations de mauvaise éducation, ont été
systématiquement dépossédés de la maîtrise de leur imaginaire, ceux dont l’idiome et l’espace onirique ont
été réorganisés par et pour les marchés. Arendt résume cela de façon saisissante lorsqu’elle affirme que :
« Le but de l’éducation totalitaire n’a jamais été d’inculquer des convictions, mais de détruire la faculté
d’en former aucune »149. Par conséquent, l’enjeu de la réforme des humanités, indispensable si l’on doit
résister à ce mouvement, n’est pas de donner aux humanités une plus grande pertinence par rapport aux
marchés, mais permettre aux humanités de s’affranchir des diktats des marchés en toute impertinence.
Compte tenu de la forte corrélation entre le néolibéralisme et la montée globale de l’extrême droite, cela
implique certainement de réinventer complètement l’institution universitaire.
Alok Rai
résumé par Priyanka Deshmukh
Vijay Tankha
résumé par C. P.
En tant que professeur, Vijay Tankha se demande pourquoi la philosophie est une discipline tant sous-
évaluée par le système éducatif indien. Les frontières entre spiritualité, religion, idéologie et philosophie
semblent floues pour le peuple indien. Qui en serait responsable : étudiants, professeurs ou institutions ?
Roshni Vyam
Roshni Vyam est née à Sanpuri, un village situé dans le distict Dindori, dans l’état central du Madhya
Pradesh. Ses parents, Durgabai Vyam et Subbash Vyam, sont tous deux des artistes reconnus aujourd’hui.
Elle a commencé à peindre dès l’âge de cinq ans en s’inspirant des histoires Gond transmises par sa mère. En
grandissant elle à commencé à combiner des éléments traditionnels et contemporains dans son travail. Sa
passion pour la peinture la conduit à poursuivre un cursus universitaire dans la même discipline. Son père
a du être obligé de quitter l’école à la fin de l’école primaire et sa mère n’y est jamais allée. Vyam est devenu
la première artiste Pardhan Gond à être diplômée. En tant que troisième génération d’artiste Gond elle a su
briser les stéréotypes qui entouraient l’art Gond. Avec son approche expérimentale elle a su emmener cet
art à un autre niveau, notamment en explorant des thèmes comme l’oppression de caste, la vie urbaine, le
déplacement de population, la créativité, et ce que signifie être humain dans ces sept pientures.
Son travail a été exposé à Lalit Kala Kendra à Delhi, à la galerie Dhoomimal à Delhi également, à Eklavya à
Bhopal, au Centre International de l’Inde à Delhi, à la galerie Ojas Art à Delhi, à Dakshinchitra à Chennai,
au musée d’art tribal de Bhopal, au festival Paramparik Karigar de Mumbai, à l’université Colorado à Boulder
(USA), à l’université de Staffordshire en Grande-bretagne et au Hublot d’Ivry en France.
En 2015, elle a gagné le prix Ojas du “jeune artiste Gond” au festival de littérature de Jaipur. Elle a aussi
travaillé à l’illustration de livres d’art aux côtés d’éditeurs tels Navayana pour le livre Bhimayana, Tara
Books à Chennai et Eklavya à Bhopal. Depuis 2017, elle est impliquée dans « metro lands », un projet
collaboratif impliquant deux poètes et deux illustrateurs venant d’Inde et de France. Elle continue également
de collectionner et d’écrire les récits spontanés et traditionnels de la tribu Gond et d’autres communautés
tribales qui disparaissent jour après jour.
Baiga.
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Responsibilities.
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Journey.
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Struggle.
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Path.
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Subhashini Ali
traduit par Line Papin
La violence contre les femmes est endémique dans la société indienne. Les hiérarchies sociales en Inde sont
organisées par un système de castes exclusif et cruel, fondé sur la « pureté », qui est elle-même hiérarchique.
La nourriture des castes les plus élevées aspire à un niveau de pureté unique : non seulement elle est
strictement végétarienne, mais elle exclut les aliments « échauffants150 » comme l’ail ou l’oignon qui sont
souvent consommés avec les mets non-végétariens et sont considérés comme impurs. Ceux qui sont placés
plus bas dans la hiérarchie consomment des ingrédients un peu moins purs, et ainsi de suite jusqu’en bas
de l’échelle des castes, où l’on retrouve les intouchables qui consomment des mets impurs, comme le bœuf,
la viande séchée, le poisson, et les restes des repas de toute la hiérarchie des castes. Plus strictes encore que
les lois concernant la pollution alimentaire, il existe des lois relatives à la pollution physique, qui définissent
les catégories du touchable, du moins-touchable, de l’intouchable. Les lois les plus strictement appliquées
concernent la cohabitation. La pureté de la caste est assurée seulement par une paternité incontestable, ce 150. NdT : dans le système ayurvédique, l’ail
qui entraîne la plus sévère des contraintes sur la liberté et l’autonomie des femmes, au moyen de menaces et l’oignon font partie d’un groupe d’aliments
et d’une crainte omniprésentes de la violence – menaces qui se réalisent trop souvent. Ce système de susceptibles d’agiter l’esprit et d’éveiller les passions.
stratification sociale a cours dans toutes les religions en Inde (comme dans toute l’Asie du Sud).
Le patriarcat n’est pas simplement une catégorie sociale inchangée depuis la nuit des temps. C’est une
catégorie sociale née de la transformation des rapports de production, et c’est un ingrédient essentiel pour
maintenir les hiérarchies économiques et sociales qui en résultent. Les relations étroites entre patriarcat
et propriété privée, patriarcat et capitalisme sont bien connues. Au début des années 1990, quand la
rhétorique du développement inclusif, de l’égalité sociale et de la lutte contre la pauvreté a été remplacée
par le chœur de la réforme néo-libérale, on pouvait avoir l’espoir que les choses changent et que l’égalité des
genres soit atteinte. Le culte de l’individu, poursuivi si assidûment par les promoteurs du « vrai » laissez-
faire et la glorification de l’exploitation et du pillage, ont été acceptés en Inde à grande échelle et avec un
enthousiasme qui montre à quel degré la plupart des fractions de la société sont attachées à la hiérarchie
sociale et au patriarcat. Il est important de voir les différentes manières dont le néo-libéralisme affecte les
femmes dans notre pays.
Un développement récent, lié au processus de réforme, est le grand nombre de femmes (environ 50 000 000)
employées par le gouvernement comme « travailleuses aidées ». Cela est dû notamment au retrait de l’Etat du
secteur social. La privatisation des infrastructures éducatives et sanitaires, en particulier, a créé un énorme
vide que le gouvernement tente de remplir avec cette vaste armée de « travailleuses aidées ». Ces femmes,
pour la plupart dalits et appartenant aux basses castes, se voient confier les plus importantes responsabilités
en combattant la malnutrition chez les nourrissons, les enfants, les femmes enceintes, les femmes allaitantes
et en transmettant l’éducation basique et l’alphabétisation aux enfants pauvres. Pourtant, elles ne sont pas
traitées comme des employées et le « travail féminin » n’est pas considéré comme du « vrai travail », puisque
les femmes sont considérées comme des soignantes « naturelles » dans leurs foyers, et on attend d’elles que,
en dehors également, elles étendent leurs devoirs familiaux en travail gratuit — pour élever les animaux, pour
la production laitière, et d’autres fonctions associées à l’agriculture. Cette perception, souvent partagée par
les femmes elles-mêmes, maintient leurs longues heures de travail et leurs bas salaires. La syndicalisation et
les luttes militantes prolongées menées par les syndicats de gauche, après plus de deux décennies, ont produit
quelques avancées dans leurs salaires, qui restent toujours très en-dessous du salaire minimum légal. Grâce
à leur travail non régulé et leurs heures de travail, les taux de mortalité infantile et maternelle, comme de
malnutrition infantile, ont baissé, mais elles ne reçoivent ni reconnaissance ni sécurité pour leurs services.
Au retrait de l’État du secteur social s’ajoute une politique publique qui doit être vue en elle-même comme
une attaque envers les femmes, rendue possible par le renforcement de la norme patriarcale déjà existante.
L’accès à l’éducation et aux soins, quand ils sont dispensés par des organismes privés, est encore plus difficile
pour les femmes et les jeunes filles que pour les hommes. Chaque gouvernement successif, le pire étant le plus
récent mené par le BJP, a taillé un peu plus, d’année en année, dans le budget pour la Santé, l’Education, la
protection des enfants et des femmes. Dans son budget le plus récent de 2016-2017, il a furtivement supprimé
le plan spécial transversal pour les castes et tribus répertoriées en Inde en sabrant — en violation des exigences
légales — les provisions budgétaires pour ces sections. Ce faisant, le budget alloué à ces populations représente
un pourcentage du budget total très inférieur à la proportion de ces castes et tribus au sein de la population
du pays.
BELLARY, Inde, 21 avril 2015 (IPS) — Hulige Amma, une Dalit: « J’avais 12 ans quand mes parents m’ont 151. Stella Paul, « From Slavery to Self Reliance: A
offert à la déesse Yellamma [adorée dans le panthéon Hindou comme la « déesse des causes perdues »], Story of Dalit Women in South India » : http://www.
et ils m’ont dit que j’étais désormais une ‘devadasi’. Je n’avais aucune idée de ce que cela signifiait. Tout ipsnews.net/2015/04/from-slavery-to-self-reliance-
a-story-of-dalit-women-in-south-india/
ce que je savais, c’est que je n’allais pas épouser un homme car j’appartenais à présent à une déesse ». Bien
que ses impressions initiales aient été proches de la vérité, Hulige Amma ne pouvait pas se douter alors, en
tant qu’adolescente innocente, que de terribles années de servitude allaient suivre (malgré l’interdiction
de 1980). En grandissant, elle verrait venir à elle, la nuit, une série d’hommes lui demandant des faveurs
sexuelles. Impuissante face à eux, elle ne put refuser et donna naissance à cinq enfants de cinq hommes
différents — et aucun d’entre eux ne reconnut son enfant. Après la naissance du dernier enfant, Hulige
Amma, devenue folle de faim et de désespoir, s’enfuit du temple et rejoignit Hospet, à Karnataka.
Il ne lui fallut pas longtemps pour trouver un travail dans une mine où le système des castes n’est pas pris
en compte. C’est l’une de ces douze unités similaires, illicites, qui ont opéré dans tout le district de 2004
à 2011. Pendant six ans, de l’aube au crépuscule, Hulige Amma a extrait du fer en utilisant un marteau
afin de forer des trous dans le puits ouvert d’où le fer pouvait être extrait. Elle n’était pas avertie, à ce
moment-là, que ce travail qui lui brisait le dos constituait le noyau d’une immense opération d’exploitation
minière illégale dans l’état de Karnataka, d’où 29.2 millions de tonnes de fer ont été extraites et exportées
entre 2006 et 2011. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle et Roopa, qui travaillait avec elle comme enfant
exploitée, ne gagnaient pas plus de 50 roupies chacune (environ 0,7 dollar) par jour. Pour tenter d’arrêter
cette exploitation illégale, la police a souvent opéré une descente dans les mines et arrêté les travailleurs
qui devaient alors payer de 200 à 300 roupies (environ quatre à six dollars) pour assurer leur libération.
Comme en écho au système devadasi, ce cycle a fait d’eux de perpétuels débiteurs des opérateurs miniers.
Dans le seul Karnataka, on estime à 23,000 le nombre des esclaves de temple, dont 90% sont des femmes
dalits.
(Dans les autres professions qui leur sont ouvertes, même dans une mine illégale, un travailleur non-dalit
gagne de 350 à 400 roupies par jour, tandis qu’un dalit n’est jamais payé plus de 100 roupies, révèle Minj
Amma, une femme Madiga qui a travaillé à la mine pendant sept ans. Cependant, ce sont les femmes
dalits qui ont conduit la masse des travailleurs à être enrôlés dans ce grand trafic de fer. « Entrez dans
n’importe quelle maison dalit de cette région, et vous ne rencontrerez pas une femme ni un enfant qui
n’ait travaillé à la mine comme ‘coolie’ ».
Deux sortes de violences sexuelles, souvent associées à la « tradition » et aux « idées archaïques » — le
fœticide féminin et le « crime d’honneur » — sont encore largement répandues de nos jours. Confinées
pour la plupart aux régions prospères mais socialement conservatrices comme l’Haryana, l’Uttar Pradesh et
le Rajasthan jusqu’à il y a trente ans, elles sont devenues épidémiques dans tout le pays depuis le début de la
période néo-libérale.
La technologie moderne aujourd’hui sert les desseins les plus régressifs, illustrés par le nombre croissant de
fœticides féminins en Inde. Auparavant, les petites filles indiennes étaient souvent étouffées, empoisonnée,
ou encore enterrées vivantes. La technologie de l’échographie a ouvert la voie à une industrie florissante
de sélection du sexe du fœtus, et des médecins peu scrupuleux ont fait fortune en se servant du désir, non
seulement d’avoir un garçon, mais de ne pas avoir une fille. Malgré la ratification de lois rigoureuses, le
fœticide féminin n’a pas diminué, car la privatisation des services de santé par tous les gouvernements
régionaux, à l’exception de ceux dirigés par les partis communistes, a conduit à une multiplication d’hôpitaux
et de nurseries privées. L’idéologie néo-libérale a fait passer le statut de l’avortement sélectif d’un crime
social à l’affirmation d’un « choix ». Les conséquences sont terrifiantes.
Le recensement de 2011 établit que le ratio des sexes en Inde s’est détériorée depuis le recensement de 2001.
Il y a un déficit de 38 millions de femmes, en comptant jeunes femmes, petites filles et fœtus féminins —
lesquels ne sont que rarement considérés comme des victimes de la violence de genre : beaucoup de victimes
d’une société qui tue les femmes avant même qu’elles naissent, juste après leur naissance et bien plus tard
aussi, pour la simple raison qu’elles sont nées femmes. Outre les régions du nord traditionnellement associées
à cette pratique (à savoir l’Ouest Uttar Pradesh, l’Haryana et le Rajasthan), le fœticide féminin est répandu
au Gujarat, l’un des états les plus prospères du pays, souvent présenté comme un modèle de développement
pour le reste de l’Inde. En 2001, on a compté que le ratio des sexes dans cet état était de 920 femmes pour
1000 hommes, ce qui était déjà moins que l’année précédente pour laquelle le recensement donnait 934 152. Le recensement de 1961 rapporte que 65% des
Indiens suivent la pratique du « prix de la mariée ».
femmes pour 1000 hommes. Le ratio des sexes entre enfants est encore pire : 883 filles pour 1000 garçons
(moins que l’année précédente qui comptait 928 filles) En 2005, le ministre en chef du Gujarat, Narendra
Modi (aujourd’hui premier ministre d’Inde), avait lancé une campagne afin d’alerter la population de ce
déséquilibre des sexes dans l’état. Néanmoins, en 2011, le ratio avait encore diminué, passant à 919 femmes
pour 1000 hommes.
Lorsqu’on demande aux gens pourquoi ils ont recours à l’avortement sélectif, la réponse qu’ils donnent le
plus souvent est la suivante : « pour la dot et les dépenses qu’impliquent les mariages de filles ». Une étude
faite en 2002 dans 18 états par l’Association Démocratique des Femmes de Toute l’Inde (AIDWA) révèle
des détails intéressants sur cette supposée tradition, qui ne devrait pas avoir sa place dans un pays développé
moderne. Plus de 80 % des gens interrogés (appartenant à des familles de castes non élevées) affirmaient que
leur propre mariage s’était déroulé très simplement, sans excès quant aux bijoux, vêtements et festivités152,
mais que « quelque chose s’est produit » dans les deux dernières décennies, si bien que les mariages dans
toutes les communautés (tribales, dalits, musulmanes) sont devenus très coûteux. La famille du gendre
demande des mobylettes, des objets de consommation durable, des meubles, des bijoux et des vêtements de
plus en plus onéreux, ce qui plonge les familles dans une dette permanente pour couvrir les frais du mariage
de leur fille. De toute évidence, entre un jeu un autre phénomène que la subordination de la femme et les
exigences d’un système de caste, qui restreint le champ des possibilités pour trouver un gendre convenable.
De nombreux indices pointent vers le vrai coupable : le marché moderne, qui, dans l’ère des réformes
néo-libérales, est devenu le plus important des arbitres sociaux. Dans un pays aussi pauvre que l’Inde où
la majorité des gens ne parviennent pas à joindre les deux bouts, le marché se sert de la croyance répandue
chez la plupart des Indiens (même les non-hindous) que le mariage de leurs filles est le plus important de
leurs devoirs sur terre ou sanskaras. Cela requiert non seulement de trouver un gendre de la caste, sous-
caste et région requises, mais aussi de répondre sans mot dire aux exigences de sa famille. Les castes et les
communautés chez qui la dot n’était pas une pratique courante ont changé leurs habitudes afin d’obtenir un
statut respectable, lequel a été refusé à leurs ancêtres pendant des siècles, et identifient la dot à une conduite
de caste supérieure. Le marché promeut non seulement l’achat d’une série de cadeaux comme quelque
chose « d’essentiel » au maintien d’un nouveau statut et au bonheur futur des filles de la famille, mais il peint
également l’image d’un mariage convenable : des vêtements chics, de multiples fêtes, de nombreux rituels
copiés de ceux que l’on trouve dans diverses régions et divers films, de la musique, des DJs et des dépenses
exorbitantes, pour des « coutumes » qui ont d’ailleurs peu à voir avec les traditions de mariage de la plupart
des Indiens.
En rendant les mariages si onéreux, le marché abaisse également le statut des femmes. La vente de toutes
sortes de biens et services, que ce soit des crèmes blanchissantes, des bijoux, des deux roues, quatre roues
et même des meubles imposants, à des familles qui habitent dans des taudis exigus, est là pour assurer le «
bonheur » des filles et, par implication, pallier l’infériorité inhérente à leur sexe.
Dans toutes les communautés religieuses — hindoues, musulmanes, chrétiennes — l’autre face du « bon
gros mariage indien » est la violence de la dot et la violence domestique. Même si elles n’ont pas pour source
les politiques néo-libérales, ces violences n’ont fait qu’augmenter depuis ces dernières années. Les violences
faites suite à une dot inadéquate continuent bien après le jour du mariage, et ce cycle incessant de demandes
devient le moyen par lequel des familles satisfont leur cupidité, obtiennent des biens inaccessibles, et se
procurent de l’argent pour des fins aussi diverses qu’un investissement pour démarrer un business ou un
pot-de-vin pour un emploi. Le statut inégal de la femme sert de motif à l’endettement des parents lors de
son mariage, et aux violences qu’elle doit subir s’ils ne parviennent pas à répondre aux demandes de la
famille du gendre. Cela se termine souvent par le retour, humiliant et très mal reçu, de la femme dans sa
maison natale. Les enfants filles en Inde sont ainsi associées à une image de fardeau pesant : la nourriture
qu’elles mangent, les livres et fournitures scolaires dont elles ont besoin pour étudier, l’insécurité qui les
entoure où qu’elles aillent, et finalement tout ce qui concerne leur mariage. C’est tout cela qui pousse les
parents à tuer leurs filles alors qu’elles sont encore dans le ventre de leur mère, et ce en si grand nombre.
La violence commise contre les fœtus femelles engendre d’autres formes de violence contre les femmes.
L’un des phénomènes remarquables est celui du nombre croissant de « mariages » trans-régionaux ou bien
des enlèvements et trafics de « mariées ». Tous les mariages ne sont pas le fruit d’un enlèvement cependant. 153. Tied in a Cross Knot, Cross Region Marriages
Beaucoup sont négociés par des représentants des gendres et par des membres de la famille de la femme. in Haryana and Rajasthan: Implications for Gender
Rights and Gender Relations, New Delhi, Tamarind
Cela est dû à leur pauvreté et à leur incapacité de former une dot telle qu’on l’exigerait dans leurs propres Tree films, 2013.
régions et communautés. Les familles des femmes donnent alors leur accord pour cette séparation cruelle,
qui éloigne leurs filles de leur famille et de tout ce qui leur est cher.
Une étude importante, menée par Reena Kukreja et Paritosh Kumar153, montre que ces « mariages » sont
arrangés principalement de quatre manières : par le trafic, par des courtiers de mariage, par les maris eux-
mêmes, par les femmes qui sont elles-mêmes des épouses venues d’une autre région. Dans les trois premiers
cas, il y a presque toujours un certain degré de violence et de coercition. Dans les quatre cas, il y a une forme
de tromperie. Ce qui motive d’abord ces « mariages », c’est la production et la reproduction. Dans l’économie
rurale, le travail et la possibilité de faire des enfants constituent la plus grande valeur des femmes. Elles sont
choisies en dehors de la communauté et de la région pour diverses raisons. Dans de tels mariages, les hommes
appartiennent à des régions où le ratio des sexes est faible, ce qui les empêche de trouver une femme dans leur
propre communauté, en particulier quand ils n’ont ni terres ni éducation. Ce qui rend ces mariages encore
plus attirants, c’est l’incapacité des femmes à résister aux violences domestiques, à la surcharge de travail et
à la subordination au sein du foyer. Elles sont alors des domestiques dociles et des travailleuses à la ferme,
qui ne peuvent ni s’enfuir ni revenir dans leur maison natale. Les maris, leurs frères et leurs parents mâles
se partagent souvent les femmes. Une femme peut même être vendue par son mari à un autre homme. Les
enfants issus de ces unions souffrent énormément de la discrimination et de la violence. Puisque ces femmes
appartiennent généralement aux castes inférieures et à des régions où les gens ont la peau plus foncée que
chez leur mari, elles font face, avec leurs enfants, à des agressions racistes et castéistes.
La nature intensément patriarcale du système de caste est très bien illustrée par le fait que ces mariages ne
provoquent pas la colère des khap panchâyats (groupes non élus de chefs de communauté, établis sur des
critères de caste ou d’appartenance à une communauté religieuse, qui arbitrent et ont le pouvoir de prendre
des décisions suivies par toute la communauté). Ceux-ci prennent normalement soin de préserver la pureté
de la caste et de la communauté, en attaquant de manière stricte, violente et meurtrière si nécessaire, ceux
qui transgressent les règles de la caste par une amitié, un amour ou un mariage. Leur silence n’est pas
seulement une forme de soutien tacite pour ce qui serait un moyen d’échapper aux terribles impasses que le
système a créé (les fœticides femelles et les dots). Il s’explique aussi par le fait qu’une femme n’a pas de caste.
Elle prend la caste de son mari. C’est pourquoi son propre choix de mariage ou d’amitié pour un homme de
caste inférieure est vu comme une transgression impardonnable qui invite à une répression violente.
Crimes d’honneur
Comme l’a dit le Ministre de l’intérieur au Parlement, 30% des femmes tuées ont été victimes de « crimes
d’honneur », un genre de crime spécifique au sous-continent indien. L’interdiction aux femmes de faire
leurs propres choix en matière d’amitié ou de mariage se transforme en une intolérance meurtrière lorsque
les personnes choisies appartiennent à une caste inférieure ou à une autre religion. Il y a encore plusieurs
dizaines d’années, ces crimes étaient commis majoritairement dans des zones rurales, dans l’Ouest Uttar
Pradesh, l’Haryana et au Rajasthan – régions peuplées de communautés agricoles marquées par un système
de caste fort et patriarcal. Cependant, les années suivantes, le nombre de ces crimes a cru de manière
exponentielle. Il est de plus en plus évident qu’ils sont liés à la manière dont le développement capitaliste
en Inde, loin de détruire les anciennes structures sociales, tire profit de toutes les situations inégalitaires.
Cette épidémie de « crimes d’honneur » s’accompagne d’un développement et d’une intensification des
politiques identitaires qui non seulement renforcent l’appartenance à une caste ou une communauté,
mais s’accompagnent de sentiments et d’actes d’agression et de violence à l’égard des autres castes et
communautés, celles tout en bas de la hiérarchie en souffrant le plus.
Plus révélateur encore que ces « crimes d’honneur » où le jeune couple et leurs proches et amis sont mutilés
et tués, est cette tendance à faire de la femme la garante de « l’honneur » de sa famille et de sa communauté,
une tendance qui renforce l’identité de caste et attise toutes les haines. L’état de Tamil Nadu a été témoin
d’une croissance impressionnante des conflits entre les Dalits et les membres des castes les plus pauvres,
lesquelles ont bénéficié du pouvoir dérobé par leurs frères de caste. Tandis que ce genre de conflits est lié
directement aux salaires, à l’entrée dans les temples ou au droit des Dalits à porter des chaussures ou à
conduire une bicyclette, la haine entre castes se nourrit toujours de la question du mariage inter-castes,
entre femmes d’une caste inférieure et hommes dalits.
Les politiques d’identité ne se développent pas dans le vide. C’est une arme idéologique puissante qui se
trouve dans les mains des classes dirigeantes et de leurs partis, lesquels trouvent refuge dans le système
de caste et dans les mobilisations communautaires afin d’arriver à leurs fins politiques avec une intensité
encore plus grande durant les années de la réforme néo-libérale. Les processus de désindustrialisation, de
délocalisation du travail, de contrats de travail, ainsi que le retrait progressif de l’Etat des secteurs sociaux
tels que l’éducation, la santé, le soin des enfants, font des politiques d’identité une question de plus en plus
essentielle pour les partis politiques engagés dans le paradigme néo-libéral et, à l’inverse, les rendent de plus
en plus attrayantes pour les masses exploitées. Les groupes formés par affinité semblent procurer plus de
sécurité que les combats et solidarités de classes.
Le 2 décembre 2016, les chefs des groupes des castes inférieures ainsi que quelques chefs musulmans se sont
rencontrés au Tamil Nadu. On a déclaré que des jeunes Dalits ciblaient spécifiquement les filles des autres
castes. On a dit qu’ils les « séduisaient », « gâchaient » leur vie et « les abandonnaient ». Un orateur a dit que
« les jeunes Dalits séduisent les filles en portant des T-shirt, des jeans et des lunettes. Ils se montrent devant
elles avec des téléphones portables et les fascinent ». Cette rhétorique avait déjà servi aux groupes hindutva
et pour préparer des émeutes anti-musulmanes, en particulier juste avant les élections, pour mettre en avant
les projets du BJP. Sans aucun doute, tout cela s’inspire de la propagande anti-juive menée par les nazis.
Il n’est pas étonnant alors qu’à part le CPI(M) et l’AIDWA (une association de femmes de gauche) très peu
de voix s’élèvent contre les meurtres d’honneur, en faveur des mariages librement choisis et de l’élaboration
d’une loi spécifique empêchant les crimes d’honneur. Un projet de loi a été rédigé par l’AIDWA ; après
quoi la Commission Nationale des Femmes, une fois la plupart des dispositions adoptées, a mené de
vastes consultations sur le sujet pour finalement rendre une version finale du projet au gouvernement. Ce
gouvernement a été remplacé par un autre, et il n’y a plus un signe de ce projet de loi à l’horizon.
Les émeutes communautaires sont une caractéristique de la société indienne depuis les XIXe et XXe siècles
jusqu’à aujourd’hui, au XXIe siècle, non parce qu’elles sont inévitables comme certains le croient, mais
parce qu’elles permettent aux partis politiques bourgeois traditionnels de gagner du terrain. En même
temps, il importe de se rendre compte que, tandis que les divers gouvernements au niveau national et
étatique encouragent une polarisation communautaire et exercent une discrimination contre les
communautés minoritaires, de manière plus évidente, pendant les révoltes communautaires, c’est le Sangh
Parivar (un ensemble d’organisations inspirées et dirigées par le RSS, dont l’aile politique est le BJP) qui
promeut un mouvement anti-minoritaire en amalgamant le nationalisme et la religion hindoue. Déjà avant
l’Indépendance, les partis du RSS, y compris son ancêtre idéologique le Mahasabha Hindou qui a maintenant
une identité propre, se sont livrés à la réécriture de l’histoire et ont incité les communautés à la violence et
à la haine. Ces organisations ont été reconnues comme les auteurs de toutes émeutes interethniques qui ont
eu lieu depuis l’Indépendance. Cela n’absout cependant pas les autres partis qui ont aussi dirigé de multiples
gouvernements, lesquels ont permis et même encouragé, d’une manière ou d’une autre, les activités de
Sangh Parivar.
La campagne de Sangh Parivar comporte de nombreuses dimensions, mais la plus puissante est son usage
de l’imagerie de la femme hindoue qui subit enlèvement, viol et meurtre aux mains des musulmans la
plupart du temps, et parfois des chrétiens. La violence que les femmes des minorités doivent endurer entre
les mains des manifestants inspirés et dirigés par Sangh Parivar est particulièrement cruelle.
De toutes les innombrables attaques contre les maisons des Chrétiens, les lieux religieux et les congrégations,
la plus horrible s’est produite à Kandhamal, Orissa, en 2008. Là, le Sangh Parivar n’était pas seulement
impliqué, mais il proclamait même sa responsabilité avec fierté. Une délégation de l’AIDWA a visité cette
zone et soumis un rapport; elle a également aidé dans le combat pour la justice une nonne, violée le 25 août
2008. Latika Devi, l’une des témoins de cet incident qui a eu lieu en plein jour sur la place du marché, dans la
zone tribale, a dit dans son témoignage qu’elle : « connaissait la nonne et le prêtre qui travaillaient dans notre
village. Je reconnais tous les accusés qui se tiennent devant moi, ils sont également de mon village. Je tiens un
magasin en face du Janvikas Kendra, dans la véranda duquel l’incident a eu lieu… Une foule de quarante ou
cinquante hommes a emmené la nonne à l’intérieur du Janvikas Kendra. Quand ils l’en ont sortie, sa blouse
et son sari étaient déchirés… » Le chef de la défense, l’avocat Soura Chandra Mahapatra, a essayé de prouver
au contraire qu’il s’agissait d’un acte de revanche. « L’accusation de viol est seulement secondaire » dit-il, « ce
qui compte, c’est la réputation de l’Odisha. Les hindous d’Odisha ne sont pas des violeurs ». Ses collègues
avocats, insistant sur le fait qu’il défendait le pro bono des accusés, ont admis : « Oui, la nonne a été humiliée
en public et ses vêtements ont été déchirés ». Ils ont déclaré que c’était une « réaction spontanée » au meurtre
du Swami (un Swami VHP a été tué dans cette zone. Plus tard, les maoïstes ont revendiqué ce crime).
La diabolisation des musulmans par le Sangh Parivar n’a pas de limites. Récemment, le pire incident qui a
eu lieu en terme de révoltes communautaires s’est déroulé au Gujarat en 2002, lorsque le premier ministre
indien actuel, Narendra Modi, était alors ministre en chef. Pendant les révoltes, le pamphlet suivant a été
largement distribué par le Vishwa Hindu Parishad, membre du Sangh Parivar. On pouvait lire :
« Dans l’intention de tromper et d’escroquer les filles hindoues qui étudient dans les écoles et collèges, ils
(les Musulmans) prennent des noms hindous tels que Raju, Pintu, Rajan, Montu, Chintu, etc. C’est un
projet sinistre qui est très bien planifié et organisé. Cela a lieu dans tous les villages et toutes les villes. Lors
de l’épisode de Godhra, les ‘gundas’ musulmans ont enlevé quelques 25 ou 30 femmes, qu’ils ont violées et
dont ils ont coupé les seins avant d’enfoncer des tringles brûlantes dans leurs parties intimes. Si l’on compte
la totalité des incidents qui ont lieu chaque jour à différents endroits, rien que dans le Gujarat il y a au moins
dix mille cas d’enlèvements de filles hindoues, et tout autant de cas de filles hindoues violées chaque année.
Malgré l’épisode de Godhra, ils continuent de faire la même chose, avec les mêmes méthodes, et avec une
intensité redoublée. Ils ont tué des centaines d’Hindous au Cachemire. Sous les yeux de leurs frères et de
leurs pères, les terroristes musulmans ont violé leurs sœurs et leurs femmes avant de les tuer. Voilà pourquoi
des centaines et des milliers d’Hindous ont dû fuir le Cachemire. Réveillez-vous, Hindous ! Si vous voulez
sauver vos sœurs et vos femmes et si vous voulez empêcher le Gujarat et le reste de l’Inde de devenir un
autre Cachemire, alors à partir d’aujourd’hui, gardez un œil sur vos filles, qu’elles n’aient aucune sorte
de relation avec des musulmans. Les garçons hindous qui étudient au collège pourraient sauver les filles
hindoues des mains des musulmans ‘goondas’, par eux-mêmes ou avec l’aide d’organisations hindoues. »154 154. Traduction du gujarati
155. Selon le rapport de l’AIDWA.
Il n’est pas surprenant que des violences atroces aient été commises contre les femmes musulmanes
pendant ces émeutes. Un groupe de l’AIDWA a visité le Gujarat alors que les émeutes continuaient. Parmi
les nombreuses, si nombreuses femmes victimes qui ont été interviewées, l’une d’entre elles, Bilqis Bano, est
la seule victime de viol en réunion dont les agresseurs ont été condamnés. Elle a dit que toutes les maisons
des Musulmans de son village avaient été attaquées par les villageois et par des étrangers. Elle a réussi à
s’enfuir avec sa mère, sa fille alors âgée de trois ans, ses frères et sœurs et quelques autres parents. Elle était
enceinte de cinq mois et sa cousine Shamim allait bientôt accoucher lorsqu’elles ont fui leur village155. On
leur a donné refuge dans la mosquée où Shamim a accouché d’une fille, avec l’aide d’une sage-femme, mais
on leur a demandé de quitter les lieux très vite après cela. Alors elles ont marché jusqu’au village de Kudra.
Là, quelques Adivasi Naiks ont eu pitié de la situation de Shamim et les ont accueillies dans leurs tentes.
Bien que très pauvres, ils leur ont donné des vêtements. Après quoi, on leur a demandé de quitter aussi cet
endroit, mais deux des Adivasis les ont accompagnées au village de Chhapadvad, où elles ont été rattrapées
par des personnes de leur propre village qui les avait poursuivies dans un véhicule. Bilqis s’est fait violer par
trois hommes. Elle a dit que les autres femmes, plus jeunes, ont également été victimes de viols collectifs.
Son enfant lui a été enlevé, puis il a été tué. Elle a été laissée pour morte avec tous les autres membres de sa
famille qui ont été tués, dont l’enfant qui venait de naître. Ils ont tous été recouverts de pierre. Elle est restée
là toute la nuit et une grande partie du jour, avant d’être trouvée et sauvée par la police de Limkheda. Les
autres corps ont été laissés là, et elle a été emmenée au poste de police, puis dans un camp. De là, elle a été
admise à l’Hôpital Général de Godhra, où des médecins l’ont examinée et ont fait un rapport. Elle a nommé
les personnes qui ont tué les membres de sa famille et qui l’ont violée.
La campagne de haine communautaire lancée par le Sangh Parivar a donné le nom de « Love jihad » à
l’enlèvement de femmes hindoues par les hommes musulmans. De nombreux cas de mariages entre femmes
hindoues et hommes musulmans ont été rapportés à la police et présentés à la cour comme résultant de
l’idée du « love jihad », mais tant la cour que la police ont dû conclure qu’une telle chose n’existait pas. La
campagne continue sans faiblir. Un exemple du genre de propagande utilisée est un pamphlet imprimé et
distribué au Karnataka et au Kerala en 2007, intitulé « Attention danger pour les femmes hindoues » :
« Cette organisation (responsable du « love jihad ») utilise des groupes de garçons croyant à une
religion particulière. On leur apprend comment séduire les filles… Qui plus est, l’organisation
demande à ses disciples de les épouser durant une courte période de six mois, et de leur faire au
moins quatre enfants. L’organisation donne un lakh de roupies aux femmes converties et apporte une
aide financière aux garçons qui se lancent dans une activité … L’organisation « love jihad » donne
à ses membres des téléphones portables, des motocyclettes, des vêtements de qualité ; etc. afin qu’ils
puissent séduire les filles plus facilement… Les gens de Rama Sena ont sauvé ces pauvres filles en les
empêchant de devenir les vaches reproductrices de l’Islam et de rejoindre des harems musulmans. »
Le Sangh Parivar a ensuite initié le « Bahu-beti bachao andolan » (Mouvement pour sauver les belles-
filles et les filles) dans l’ouest de l’Uttar Pradesh en 2012, lors de la campagne pour les élections de 2014.
La campagne a rencontré un vif succès. Cette campagne a non seulement mobilisé une grande partie des
paysans du Jat, mais elle a provoqué des attaques terribles dans les villages musulmans les plus pauvres, chez
les fermiers qui gagnent leur vie au jour le jour. Beaucoup de femmes et de jeunes filles ont été victimes de
viols collectifs et plus de cinq cents Musulmans ont dû abandonner leurs maisons et leurs villages pour vivre
sous des bâches en plastique dans des « camps de réfugiés ». Certains y vivent encore.
Tout comme lors des émeutes du Gujarat qui ont créé des divisions politiques terribles dans le BJP, les
émeutes de l’ouest de l’Uttar Pradesh ont de fait mené le BJP au pouvoir central lors des élections de 2014.
Les politiques identitaires semblent renforcer les formations politiques construites sur la région et la caste,
mais elles peuvent également être appropriées, manipulées et utilisées par les forces d’extrême droite. On
trouve cela dans le monde entier, et surtout dans l’évolution impressionnante du Sangh Parivar en Inde,
dont l’allié politique, le Parti Bharatiya Janata, est désormais au pouvoir central et dans plusieurs états.
Cela marque un changement radical dans la politique indienne. Alors que les gouvernements précédents
étaient conduits par des partis bourgeois qui poursuivaient des politiques pro-capitalistes et embrassaient
des réformes néo-libérales, et que leur engagement pour une réforme sociale et un sécularisme étaient
plutôt instable et opportuniste, le BJP et Sangh Parivar représentent un courant entièrement différent des
politiques indiennes. Ils n’ont jamais, depuis leur conception, critiqué ou combattu contre l’impérialisme.
Ils se sont toujours opposés à la Constitution de l’Inde libre, laquelle cherche à établir une égalité sociale
et économique. Ils ont ouvertement professé leur ralliement au Manusmriti, un ancien code de loi hindou
qui promeut et glorifie l’inégalité sociale et l’inégalité des sexes ainsi que la plus tyrannique des hiérarchies.
C’est pourquoi il est parfaitement logique que ce gouvernement ait voulu vigoureusement implanter des
réformes néo-libérales. Qui plus est, il promeut l’agenda social le plus régressif et le plus inégalitaire. Ce
sont les pauvres, les Dalits, les minorités et les femmes de toutes les communautés qui souffrent le plus de
ces politiques.
Ces deux dernières années et demie ont vu naître d’autres sortes d’attaques. Le gouvernement a fortement
pris en charge la « protection de la vache » et a encouragé les activités des groupes vigilants qui attaquent
ceux qu’ils accusent de faire partie d’un trafic de vaches (transport de vaches d’un endroit à un autre pour les
abattre), de manger du bœuf ou de tuer des vaches. Ces attaques touchent les femmes en tant que membres
de la famille des victimes, à Dadhri, UP, Jharkhand, Jammu, Una, etc., mais les femmes sont aussi souvent
attaquées elles-mêmes. Par exemple, deux jeunes femmes musulmanes ont été victimes de viols collectifs
brutaux au village de Dingerheri, à Mewat (Nord-Ouest de l’Inde), par des hommes du village voisin. Deux
membres de leur famille, dont une femme, Rashida, ont été tués. Quatre d’entre eux, dont une femme, Aisa,
ont été blessés grièvement. L’une des victimes du viol était mineure. Les victimes de viol ont rapporté que
les accusés leur avaient dit qu’elles étaient punies pour avoir mangé du bœuf. Ils ont même uriné dans leurs
bouches lorsqu’elles suppliaient pour avoir de l’eau156.
Ce ne sont pas seulement des Musulmans qui sont attaqués par ces soi-disant groupes de vigilance de
« protection de la vache ». À Una, Gujarat, six garçons dalits ont été battus à mort parce qu’on les avait
vu dépecer une vache. Cela a conduit à des manifestations sans précédent et à de nombreuses annonces, 156. Selon le rapport établi par la délégation du
CPI(M).
déclarant qu’ils ne dépèceraient plus les animaux morts. Une femme dalit a dû faire face à de terribles
sanctions pour la même raison. Dans le village de Karja, à Banaskantha, Gujarat, en septembre 2016,
Sangitaben, une femme enceinte, a été battue avec son mari car il refusait de jeter des carcasses.
La pensée est sujette à attaques, elle aussi. La critique, le débat, la discussion sont tabous quand ils portent
sur le parti au pouvoir. Tandis que de multiples institutions d’enseignement supérieur, de recherche et
d’excellence voient leur futur menacé, de nombreuses femmes sont cruellement menacées, intimidées et
haineusement ciblées non seulement parce qu’elles osent faire face au Sangh Parivar, mais aussi parce
que les femmes aujourd’hui sont bien visibles dans leur combat contre eux. N. Prabha, une activiste du
Bharatiya Gyan Vigyan Samiti (Société Indienne de Science et de Connaissance) à Bangalore, engagée dans
la promotion d’une pensée rationnelle et scientifique, a trouvé ce commentaire qui lui était adressé par V.
R. Bhat, un activiste RSS, sur le réseau social : « Comment pouvez-vous connaître les racines de Sanathana
Dharma ? Ce sont des gens comme vous, qui lisent des livres écrits par un Dalit, Devanur Mahadeva, qui
vont vous soutenir… Les gens comme vous devraient être tirés par les cheveux et violés ». Sonia Faleiro, la
co-fondatrice du collectif de journalistes Decca, rappelle 157 comment d’éminentes écrivaines comme Meena
Kandasamy et Nilanjana Roy, des femmes activistes et franches, sont généralement la cible d’agressions
similaires portant sur le genre et les castes, dans la sphère publique digitale158.
Il est clair au vu de leur comportement en ligne que ces hommes sont souvent des Hindous privilégiés,
qui vivent pour la plupart en dehors de l’Inde et profitent d’emplois très bien payés. Leur obsession les a
également conduits à cibler des femmes qui appartiennent à une minorité religieuse. Le Twitter indien n’a
pas toujours été un endroit si inhospitalier pour les femmes. Les choses ont changé récemment, en vue des
élections générales de cette année. Le téléphone en ligne du BJP a galvanisé des centaines de volontaires en
Inde et à l’étranger pour inonder Twitter et Facebook avec une rhétorique de droite (comme documenté
dans le livre de Swati Chaturvedi). Ces volontaires cherchent des tweets, des hashtags et même des pseudos
d’intellectuels libéraux importants ; ils répondent aux expressions de méfiance vis-à-vis du BJP ou de
désaccord avec les intentions du leader Narendra Modi — et pas seulement sur un ou deux sujets, mais sur 157. « Women in India Aren’t Safe on Twitter Either » :
https://medium.com/matter/no-safe-places-
des centaines. Leurs réponses (« pute », « bimbo », « vendeuse de haine ») sont toujours ordurières.
d59af0c3ba58#.cajj0n4jk
158. Voir la récente étude de Swati Chaturvedi, I am
La misogynie et la subordination des femmes sont des corollaires. Si la violence contre les femmes n’est a Troll: Inside BJP’s Secret Digital Army, Juggernaut,
certainement pas un fait propre à l’Inde, l’institution sociale des castes l’est. Elle n’existe que dans ce pays et 2016.
dans sa diaspora, et elle ajoute une dimension cruciale à l’humiliation, à la subordination, à l’isolement et à
l’exploitation auxquels les femmes indiennes doivent faire face.
Vivek Muthuramalingam
Photographies prises par Vivek Muthuramalingam des mains et des pieds d’une femme qui a fouillé la décharge
de Kyalsanahalli, près de Bangalore (2011).
Flavia Agnes
résumé par C. P.
Le talâk est une pratique religieuse utilisée par les musulmans en Inde pour divorcer. Prononcer trois
fois le mot talâk revient à répudier sa femme et donc, du même coup, à la déshonorer. Les polémiques
très médiatisées autour de cette pratique laissent de côté les questions de droit à l’éducation, ou les
violences subies tous les jours par les femmes musulmanes ou dalits. Flavia Agnes revient sur une
polémique qui élude les problèmes structurels d’aide sociale pour les femmes musulmanes ou dalits.
Urvashi Butalia
résumé par P. D.
Quel est le sort de la littérature et de l’écriture dans un monde qui connaît de plus en plus de
gouvernements conservateurs ? Pour une éditrice féministe, le choix des manuscrits à publier
est nécessairement un choix politique, une prise de risque et une décision de faire face à toutes les
conséquences de ces choix. Malgré la liberté constitutionnelle indienne vis-à-vis de la publication, les
maisons d’édition indiennes, face à l’hostilité du gouvernement conservateur nationaliste, doivent
faire preuve de plus en plus de prudence vis-à-vis de ce qu’elles choisissent de publier. Qu’implique la
volonté d’aller à l’encontre des valeurs imposées par le gouvernement ?
Vasumathi Badrinathan
La tradition Bhakti, qui est par nature dévotionnelle, a très certainement proliféré de manière significative
en Inde entre le VIe et le IXe siècle. Cette tradition, qui a vu des milliers de chanteurs et poètes offrir leurs
plus beaux chants de dévotion aux divinités hindoues, se divise en deux grands groupes de saints-poètes-
philosophes dans l’Inde du Sud : les Alvârs (ceux qui sont immergés dans le divin) et les Nâyanmârs.
Les Alvârs sont les douze poètes-saints-philosophes qui ont vécu entre le VIe et le Xe siècles. Ils ont composé
une immense poésie versifiée en l’honneur de Vishnou, le dieu tout puissant. Ce recueil de quatre mille vers
s’intitule le Divya Prabandham. Les poèmes mystiques, appelés Pâsouram, furent composés de manière à
être présentés musicalement ; ils sont par ailleurs utilisés dans le répertoire de la musique traditionnelle 159. Âge d’or de la littérature tamoule de l’Inde
carnatique de l’Inde du sud. Seule femme parmi les douze saints-poètes-philosophes, Andal occupe une ancienne.
place illustre dans l’imaginaire des Hindous notamment ceux de l’Inde du sud. 160. A.K. Ramanujan (« Women Saints of India ».
In John Stratton Hawley et Donna Marie Wulff (dir).
Andal a écrit deux œuvres poétiques : le Nâchiyar Tirumozhi et le Tiruppavaï. Le premier est un poème Radha and the Divine Consorts of India. Berkeley :
Berkeley Religious Studies Series, 1982, p. 270)
d’amour, qui reflète l’ardeur et la passion d’Andal pour le dieu Krishna. Le second, en revanche, sublime la
indique dans son étude sur les saintes hindoues
beauté pastorale et la juvénilité. Il se compose de 30 poèmes en tamoul de la période Sangam159, constitués combien l’érotisme (sringara) est présent et associé à
chacun de huit vers. Le chant du Tiruppavaï raconte la quête d’une jeune fille, Goda, réunissant autour l’union avec le divin.
d’elle ses amies laitières, les gopis, afin de les conduire au bain sacré, rituel indispensable pour accomplir la
cérémonie du Pâvaï Nonbu, pénitence de trente jours pour atteindre le divin. Le Tirouppavaï commence
par un hommage à la pleine lune du mois de Margali, jour où le lionceau de Yashoda (le dieu Krishna) offre
sa grâce aux dévots. Les thèmes principaux développés tout au long des trente poèmes sont : le bain rituel et
la cérémonie du Nonbu, la recherche du mari idéal et du bonheur conjugal, la quête du divin.
L’autorité traditionnellement reconnue à Andal permet de valider le rapport qu’elle établit entre la bhakti
dévotionnelle et l’expérience charnelle, érotique160 qu’elle soit métaphorique ou non. Ceci ne laisse aucun
doute sur la régularité de cette voie initiatique, et qui la mène à la plus haute forme de libération (moksha).
La poésie d’Andal est une ode à la célébration des cinq sens. Le monde du sensible y est vu comme un
univers de pureté éternelle propice à la contemplation ; tout y est beauté, équilibre, quiétude. Andal nous
fait entrevoir la magnificence du jardin, elle nous pousse à percevoir la respiration imperceptible d’un
nénuphar, à entendre le bruissement des abeilles ivres de nectar (Pâsouram 4) et également le son du
barattage du yaourt (Pâsouram 7), à humer le parfum des cheveux de Nappinaï, la déesse (Pâsouram 17), à
saliver devant les délices de riz sucrés nappés de beurre clarifié (Pâsouram 27).
Les gopis161 aux cheveux parfumés brassent du petit lait, 161. Gardienne de vaches, laitière.
162. Parure traditionnelle du Tamil Nadu, composée
Au seul mouvement rythmé des mains de pièces de monnaie en or portée en collier.
N’entends-tu pas le bruit sourd du barattage 163. Narayana, Kesava, Murti : Noms du Tout
Puissant, Vishnou.
Et le tintement des Kasumalai162 et des colliers de perles ?
Les poissons trouveront refuge derrière les tiges élancées de blé rouge
Pacifiées, les abeilles paresseront sur les pétales de la fleur Kuvalaï 164. Vishnu, dans sa manifestation de Vamana, le
nain, a mesuré l’univers d’une seule enjambée.
Les vaches, aux mamelles pleines, offriront généreusement leur lait,
Charles Malamoud
165. La périodisation de l’histoire de l’Inde est
sujette à débat. Il est d’usage de considérer que
Dans l’Inde d’aujourd’hui, comme en Europe et en Amérique, et, sans doute, dans l’ensemble des pays l’Inde ancienne se termine avec la conquête
industrialisés, la philosophie est une discipline universitaire. Elle est, avec tous ses compartiments, objet musulmane, qui commence vers l’an 1000. Un autre
d’enseignement et d’une activité de « recherche » qui se traduit par des publications. La place que tiennent point de repère est évidemment le début, ou les
les femmes dans les institutions et les productions qui relèvent de la philosophie ainsi entendue est en soi un débuts de la colonisation européenne. Remarquons
que le sanskrit, langue dans laquelle ont été
sujet d’étude, c’est-à-dire d’enquêtes et d’élaborations sociologiques. Mais s’agissant de l’Inde, des femmes
composés la plupart des textes considérés comme
et de la philosophie, une autre question surgit : l’action et la parole des femmes indiennes engagées dans les « philosophiques » s’est maintenu comme langue de
divers mouvements féministes donnent-elles lieu, de la part des femmes elles-mêmes, à des explicitations culture pan-indienne jusqu’au XIXe siècle.
de caractère philosophique ? C’est là un domaine de réflexion que j’aimerais pouvoir aborder. Mais cela est
166. Sur l’histoire de cette question, voir W.Halbfass,
hors de ma portée. Je me tourne donc vers un terrain qui m’est plus familier : les textes de l’Inde ancienne,
India and Europe, An Essay on Understanding,
plus précisément les textes composés en langue sanskrite sur le sous-continent indien165. NewYork, SUNY, 1988, notamment le chapitre
9, « On the exclusion of India from the History of
Depuis le début du XIXe siècle, des philosophes occidentaux tout à fait reconnus comme philosophes se Philosophy ».
consacrent à l’étude d’un corpus très vaste provenant de l’Inde et qu’ils considèrent comme étant de la 167. G.Bugault, L’Inde pense-t-elle ?, Paris, PUF, 1994.
philosophie, une forme non occidentale de philosophie, mais de la philosophie. Et il existe même en Occident La réponse, en fin de compte, est positive. Notons
des chaires de philosophie indienne qui relèvent soit de départements de philosophie, soit de départements que la même question a été posée, dans les mêmes
d’études indiennes. Malgré cela, il y a toujours une interrogation. S’agit-il vraiment de philosophie ?166 Un termes, à propos de la Chine : Anne Cheng a donné
pour titre à sa leçon inaugurale au Collège de France
livre, écrit par un philosophe français, ami et excellent connaisseur de l’Inde, est tout bonnement intitulé
(2008) « La Chine pense-t-elle ? ».
L’Inde pense-t-elle 167 ? Quelle que soit la réponse que l’on donne à cette question, à supposer qu’on accepte
de la poser, il faut constater, à tout le moins, qu’il y a dans le vocabulaire sanskrit des termes que l’on voit mal 168. Arthaśāstra I, 2. Ce chapitre, consacré au
comment on pourrait les traduire autrement que par « philosophie » d’une part, « système philosophique » rapport entre l’ ānvīkṣikī et les autres sciences
que le roi doit acquérir, se conclut par cette stance :
d’autre part. « l’ ānvīkṣikī a toujours été considérée comme le
luminaire de tous les savoirs, le moyen de toutes les
Le premier de ces termes est ānvīkṣikī, littéralement « investigation », « recherche »168. Il apparaît notamment actions, le point d’appui de toutes les lois ».
dans le grand Traité de politique, l’Arthaśāstra, où il est dit que parmi les principaux savoirs que le roi doit 169. Pour une étude exhaustive de la signification
acquérir, il y a précisément cette ānvīkṣikī : elle lui permet d’examiner et de décider avec des raisons, ce qui et des emplois de ce terme, voir Halbfass, op.cit., p.
est juste et ce qui ne l’est pas dans le texte révélé du Veda, ce qui est profitable ou non dans la science de 273-286.
l’économie, ce qui est approprié ou non dans la science de la politique169.
Un autre terme, plus courant, est darśana, qui veut dire littéralement « vue » ou encore « point de vue ».
Parmi ces darśana, il y a par exemple ce qui correspond à la logique, le nyāya, et aussi des théories de la
connaissance et du langage. Aucun darśana n’est attribué à une femme et du reste il est très rarement
question de femmes dans ces textes. Le plus célèbre de ces systèmes de pensée, exposé d’abord par le plus
révéré des penseurs-philosophes indiens, Śaṅkara, (VIIIe siècle de notre ère), le darśana appelé Vedānta,
c’est-à-dire « fin du Veda » (à la fois « achèvement » et « but ») a cette particularité de prendre appui sur
des assertions que l’on trouve dans les Upaniṣad, textes qui forment la couche la plus récente de la śruti,
c’est-à-dire du Veda en tant que Parole révélée. Les principales de ces Upanisads datent semble-t-il, des
VIème et Vème siècles avant notre ère. Les Upaniṣad n’ont pas la discursivité des darśana philosophiques :
bien qu’elles soient considérées en Inde, généralement, et par nombre de philosophes occidentaux, Paul
Deussen170 par exemple, comme porteuses d’une philosophie, elles consistent surtout en affirmations en
forme de révélation sur le sens profond des correspondances entre éléments constitutifs du cosmos, du
psychisme et éventuellement du rituel. Mais par rapport aux textes védiques plus anciens, elles comportent
des innovations radicales : l’idée que le soi (ātman) de chacun est non seulement transitoire mais aussi qu’il 170. P. Deussen, Die Philosophie der Upanisad’s, 1898,
est une illusion et que le vrai soi est le Soi universel, sans partie ni différences, qui fait un avec l’Absolu, trad. anglaise par A.S. Geden, The Philosophy of the
le brahman. Et aussi, présenté sous la forme d’un mystère qui ne peut être révélé qu’avec précaution, à Upanisads,1906 ; réimpression : New York, Dover,
1966.
des interlocuteurs choisis, la doctrine du karman, de la succession infinie des vies (on ne meurt que pour
renaître, dans une autre vie, déterminée par les actions que l’on accomplies dans les vies précédentes),
enchaînement qui ne peut être rompu que par la prise de conscience du Soi universel.
Ce qui doit retenir ici notre attention, c’est que parfois, à la différence de ce que l’on voit dans les systèmes
des darśana, les énoncés que profèrent les sages, dans les Upaniṣads, sont mis en situation : on nous dit dans
quelles circonstances, devant quel auditoire tel enseignement a été énoncé.
Or parmi les auditeurs, qui sont aussi parfois les interlocuteurs de ces maîtres inspirés, il y a, à des moments
décisifs, des femmes, des femmes qui, par leurs questions, voire leurs objections, amènent les sages à
déployer plus ouvertement les vérités mystérieuses dont ils sont porteurs.
Voici ce que nous lisons dans l’Upaniṣad la plus ancienne, la Bṛhad Āraṇyaka Upaniṣad (BĀU) IV 5171 :
« En ce temps, Yājñavalkya avait deux épouses, Maitreyī et Katyayanī. Maitreyī savait discourir sur les textes
sacrés tandis que Katyayanī n’avait que l’intelligence des femmes. ‘Maitreyī, dit-il, je vais quitter ces lieux
pour mener la vie d’ascète errant ; il faut que je règle la situation pour toi avec Katyayanī’. ‘Si, Seigneur,
toute la terre était à moi, toute pleine de richesse, en serais-je pour cela immortelle ou non’ ? ‘Non certes’
répondit Yājñavalkya, ta vie serait celle des riches ; quant à l’immortalité, il n’est pas question de l’obtenir
par l’argent’. Maitreyī reprit : ‘Que ferais-je de ce qui ne peut me rendre immortelle ? Que ta Seigneurie me
dise ce qu’elle sait’. Yājñavalkya répondit : ‘Tu m’étais, certes, très chère ; voici que tu te rends plus chère
encore à mon cœur. Je vais donc t’exposer les connaissances. Toi, sois attentive à mes explications’ ».
Et Yājñavalkya donc révèle à son épouse le fond de sa pensée, c’est-à-dire, en quelques phrases, l’essentiel
de pensée des Upaniṣad, l’innovation qu’elle constitue par rapport à l’intelligence qu’on avait jusqu’alors de
ce qui est enseigné dans le Veda. Il conclut par cette déclaration : « après la mort, il n’est plus de conscience,
voilà ce que je proclame. » Maitreyī s’exclame : « Ici, Seigneur, tu me jettes dans un trouble extrême… »
Yājñavalkya reprend : « je ne professe vraiment rien de troublant… » et le voilà qui précise et mène sa 171. Je cite la traduction d’Emile Senart, Paris, Belles
Lettres, 1934.
réflexion à son terme.
Les interventions verbales de Maitreyī se réduisent à quelques mots, mais ces mots ont la vertu de déclencher
un discours philosophique de son époux, philosophique au sens qu’il faut donner à ce terme quand on
s’interroge sur la pensée indienne. Maitreyī donc n’est pas seulement l’occasion de ce discours, elle est
véritablement l’interlocutrice du philosophe, et, à ce titre, philosophe elle-même. On remarquera, bien sûr,
que c’est à propos de sa situation concrète, à propos des « choses de la vie », que la femme accède à cette
dignité : c’est la question de sa survie ici-bas, une fois que son époux ne sera plus là, qui entraîne la question
de la survie après la mort. Et le moraliste-psychologue occidental verra dans la déclaration d’amour de
Yājñavalkya à Maitreyī une illustration de cette vérité que connaît bien la sagesse des nations : nous aimons
l’être qui nous donne l’occasion et des raisons de nous plaire à nous-mêmes.
Yājñavalkya a une autre interlocutrice, Gārgī. La situation est tout autre. Yājñavalkya est venu offrir ses
services de prêtre officiant à un roi qui s’apprête à célébrer un grand rituel sacrificiel. Il affirme qu’il est
plus savant que tous ses collègues concurrents. Ceux-ci lui posent alors toute une série de questions de
cosmologie, auxquelles il répond chaque fois avec succès ; à cette occasion il développe une doctrine qui lui
est propre. Il convainc ses questionneurs et en fait ses disciples. Mais dans cette assemblée il y a aussi une
femme, Gārgī : presque d’emblée, elle lui pose une question sur les fondements ultimes de l’univers. Elle
s’attire cette réponse : « ô Gārgī, n’en demande pas trop. Prends garde que ta tête n’éclate. Tu questionnes
par-delà une divinité au-delà de laquelle il n’y a rien à demander »172. Ne nous hâtons pas de détecter dans ce
refus une forme de misogynie : Yājñavalkya fait la même réponse menaçante à un autre de ses interlocuteurs,
un homme, qui lui aussi « outre-questionne » ; celui-là persiste, et comme il incapable de répondre à son
tour à une question que lui a posée Yājñavalkya, sa tête éclate effectivement (« et des voleurs emportent
même ses os »). D’un autre côté, Gārgī, la femme dont Yājñavalkya avait arrêté le questionnement, reprend
une autre série de questions et reçoit, cette fois, des réponses qui satisfont tout le monde173.
Cette épopée est l’histoire du conflit entre deux lignées de princes guerriers, les Kaurava, descendants de
Kuru et les Pāṇḍava, descendants de Pāṇḍu. Ce sont des gens très proches, des cousins, ils s’affrontent et
sont en rivalité pour des raisons qui remontent à l’origine des temps. Les Kaurava forment le camp des
« mauvais », les Pāṇḍava, le camp des « bons », mais l’enseignement de l’Epopée, c’est que les bons ne sont
pas entièrement bons ni les mauvais entièrement mauvais, et qu’en fait les uns et les autres sont le jouet de
forces qui les dépassent.
Dans le camp des bons, les protagonistes, les chefs des Pāṇḍava, sont un groupe de cinq frères qui, à la
suite d’un incident en apparence mineur, ont une épouse commune, Draupadī, ce qui ne les empêche pas
d’avoir chacun un harem d’épouses secondaires174. Draupadī est douée de toutes les perfections physiques et
morales. Elle obéit pieusement à ses maris, comme il se doit ; de leur côté, ses maris la révèrent : la protéger
semble être le principal mobile de leurs actions.
Un moment particulièrement dramatique de l’Epopée, est l’affaire du jeu de dés175. Les deux groupes
d’adversaires se mettent d’accord : plutôt que de nous entretuer, disent-ils, jouons aux dés et le vainqueur
au jeu de dés sera déclaré vainqueur à la guerre et imposera ses conditions au vaincu. Ce jeu de dés a lieu,
174. La polyandrie est tout à fait étrangère à la
le camp des mauvais est représenté dans cette compétition par quelqu’un de particulièrement mauvais, pensée et à la pratique de l’Inde védique et hindoue
un tricheur pervers. Quoiqu’il en soit ou plutôt compte tenu de cela, il l’emporte ; mais le jeu comporte (mais les auteurs du Mahabharata et le public auquel
des enjeux partiels, c’est-à-dire que l’on commence par jouer les différentes possessions de chacun, et le ils s’adressaient pouvaient avoir connaissance de
camp des bons perd peu à peu toutes les richesses dont il dispose. On en arrive à mettre comme enjeu les formes de mariage polyandrique en usage dans les
êtres humains qui font aussi partie des possessions des joueurs, et vient un moment où le champion des populations tibétaines). Le rapport entre Draupadi
bons, Yudhiṣṭhira, doit jouer sa propre personne. Il perd, il devient donc la possession de ses adversaires, et ses cinq époux symbolise le rapport entre les rois
de cette terre, qui sont nombreux, et la terre tout
mais la partie continue (car le nombre de coups a été fixé à l’avance) et il met en jeu Draupadī, l’épouse
entière, qui est une ; chaque roi est l’époux et le
commune. Là encore il perd. Ayant donc pris possession de Draupadī, les mauvais s’emploient à l’humilier, protecteur non seulement du territoire sur lequel il
à la brutaliser et il y a en somme un début, une esquisse de viol. L’un d’entre eux entreprend de la déshabiller règne, mais de la terre comme telle, avec les points
et, comme on sait, une intervention miraculeuse du dieu Kṛṣṇa qui reconstitue indéfiniment, sur le corps cardinaux pour limite.
de Draupadī, le sari dont son agresseur veut la dépouiller. Si son honneur est sauf, elle reste tout de même, 175. Je résume et paraphrase ici la fin du livre II,
en principe, l’esclave des vainqueurs. Les plus rassis, dans le camp des mauvais, sont inquiets, trouvent que chapitres 43 à 72, et, dans le livre III, les chapitres
l’affaire prend mauvaise tournure. On décide de recommencer. Cette fois encore, Yudhiṣṭhira perd tout, 29 à 33 de l’édition critique de Poona, sur laquelle se
mais les deux groupes qui s’affrontent se mettent d’accord sur une sorte de compromis. Les perdants, c’est- fonde la traduction anglaise de J.A.B. van Buitenen,
à-dire le camp des « bons », récupèrent leurs personnes et il est entendu que pendant treize ans, ils iront Chicago Unversity Press, 1975, p.109-169 et p.
vivre en exil, dans la forêt, laissant le champ totalement libre à leurs vainqueurs. 274-286.
Draupadī, pendant qu’elle était insultée et outragée, traitée déjà en servante, a tenu des discours d’une
véhémence magnifique pour protester contre la sottise et la lâcheté de ses époux. Elle jure de se venger de
manière épouvantable, ce qui du reste s’accomplira à la fin de l’épopée. Au milieu de ces imprécations, elle
pose une vraie question qui pourrait être une question philosophique ou qui est en tous cas une question
générale. Elle dit à son époux: « Quand tu m’as jouée, quand tu m’as prise comme enjeu, étais-tu toi-
même libre ou non ? ». Réponse : « Non j’étais déjà esclave, j’étais déjà la possession de mes vainqueurs ».
« Alors, demande-t-elle, étais-tu en droit de disposer de moi quand tu ne disposais plus de toi-même » ? Une
grande discussion sur les fondements juridiques et sociaux du mariage s’engage. La conclusion à laquelle
les hommes en présence finissent par se ranger est que oui, même lorsqu’il ne se possédait plus lui-même, il
était encore le maître de son épouse, c’est-à-dire en capacité de la céder…
Les Pāṇḍavas, Draupadī parmi eux, prennent donc le chemin de l’exil. Draupadī ne renonce pas à son
indignation, elle reste habitée par ses projets de vengeance et accable ses époux de reproches. Pourquoi avoir
accepté aussi facilement cet arrangement ? Aux invectives de Draupadī son époux Yudhiṣṭhira, répond par 176. Draupadī a raison : le dharma n’est pas consigné
une leçon sur la conduite bonne. Comment faut-il agir ? En se conformant à la Loi, au corpus de préceptes, dans un texte unique, ni même dans un corpus
au catalogue de devoirs que constitue le dharma ; le dharma fixe la conduite de chacun en fonction de sa bien défini. Il y a des ouvrages qui se présentent
explicitement et sont considérés comme des traités
situation et de son statut. Le dharma, quand il est bien respecté par les rois, protège à son tour les rois ; et
de dharma, les dharmasūtra et les dharmaśāstra,
le dharma nous enjoint d’abord de ne pas être cruels et ensuite de ne pas chercher systématiquement la mais les deux Epopées, dans leur ensemble, avec
vengeance. Le dharma nous incite à chercher des arrangements et en tous cas nous prescrit de ne pas haïr toutes leurs obscurités et leurs contradictions font
les êtres auxquels nous avons à faire. Et surtout, règle fondamentale, il nous oblige à tenir parole, à respecter également autorité en matière de dharma. En outre,
scrupuleusement nos engagements, une fois que nous les avons énoncés. si le dharma énonce des règles qui, en principe,
doivent être suivies par tous, il se diversifie aussi
en dharma propres à telle catégorie d’êtres, tel
Draupadī rétorque par un long discours (et il est rare que les femmes parlent longtemps dans les textes groupe social, tel âge de la vie etc. Enfin les textes de
indiens). Elle dit : Le dharma, c’est bien plus compliqué, bien moins univoque176… Et elle fait état d’histoires dharma ne contiennent pas seulement des règles à
du passé et d’enseignements de sages du passé qui montrent que dans certaines circonstances, il faut être appliquer : on y trouve aussi des enseignements, non
violent, tandis qu’en règle générale, il est vrai, il faut favoriser l’arrangement, la pitié, la modestie. Le dharma univoques sur l’origine et la structure du monde.
en fait est contradictoire et nous ne pouvons pas l’invoquer pour régler notre conduite. En outre, dit-elle,
que nous savons que les actes vertueux sont récompensés, que les actes violents entraînent dans cette vie-ci
ou dans les vies ultérieures des conséquences terribles, mais en réalité, nous ne sommes pas libres de choisir
nos conduites et tout ce que nous faisons est rigoureusement déterminé par la divinité, une divinité qui en
l’occurrence coïncide avec le destin. Le destin, ce dieu Destin, est le maître de toutes choses, il manipule
toutes les créatures comme il le ferait de marionnettes. Ce dieu Destin rôde parmi nous, nous possède
entièrement. Nous ne sommes pas maîtres de nous-mêmes et c’est lui donc qui agit pour nous et qui nous
fait agir, si bien que nos raisonnements, nos interrogations sur ce qui est bien et ce qui est mal n’ont pas
de sens. La conclusion qu’elle esquisse, c’est nous ne savons pas ce que le Destin veut de nous, mais il
détermine les actions dont nous allons être responsables, il les détermine avant même que le sperme qui va
créer les créatures que nous sommes ne soit écoulé. Puisque nous ne savons pas comment véritablement
nous conduire et que notre liberté est illusoire, tels que nous sommes, agissons selon nos désirs profonds
et les normes morales auxquelles nous sommes attachés, préservons ce que nous percevons comme notre
honneur, notre dignité et aussi nos intérêts.
Yudhiṣṭhira, l’époux à qui ce propos s’adresse, lui dit : Tu viens de nous faire un beau discours — il emploie
des termes du vocabulaire de l’esthétique — un beau discours, bien ficelé, bien articulé, brillant, très lisse,
mais ce que tu as dit, c’est de l’athéisme. Ta manière de considérer le destin, de décrire les divinités et toutes
les créatures comme des marionnettes entre les mains du destin, tout cela c’est le discours des nāstika, des
matérialistes athées qui disent na asti, « cela (c’est-à-dire les dieux, l’au-delà, les principes immémoriaux )
n’existe pas ». La voilà donc reconnue comme philosophe, une collègue, en somme, aussitôt cataloguée, il
est vrai, comme adepte d’un darśana très hétérodoxe.
Voici maintenant le cas de Damayantī. Damayantī aussi est un personnage du Mahābhārata. Elle apparaît
dans une sorte d’épisode, un récit enchâssé dans l’Epopée177. A la différence des deux héroïnes précédentes,
celle-ci ne manifeste pas son aptitude philosophique par les questions qu’elle pose à des interlocuteurs
masculins, mais par la force son intellect qui lui permet de résoudre un problème pour elle vital.
Damayantī est une jeune princesse, éperdument amoureuse d’un prince appelé Nala. Après toutes sortes de
difficultés, romanesques, le père de Damayantī accepte qu’elle épouse son bien-aimé et décide d’organiser
une grande cérémonie de mariage, en l’occurrence une sorte de concours : les prétendants se présenteront
et parmi eux Damayantī choisira librement celui qu’elle veut pour époux, c’est-à-dire, évidemment, Nala. Il
se trouve que quatre des principales divinités du panthéon hindou sont aussi amoureux de cette Damayantī.
Voyant qu’elle n’a d’yeux que pour Nala, son bien-aimé, ces dieux décident de se présenter au concours en 177. Le Nalopakhyāna, l’histoire de Nala et
ayant revêtu l’apparence de Nala : si bien qu’au moment décisif Damayantī se trouve en présence de cinq Damayantī, forme les chapitres 50 à 78 du livre III
images de son bien-aimé, dont une seule est réelle, les quatre autres étant des dieux déguisés. Perplexité, du Mahābhārata (p.323-354 de la traduction de Van
désespoir. Damayantī a recours à ce qu’on appelle « acte de vérité ». Elle proclame : « s’il est vrai je n’ai Buitenen). Traduction française par Sylvain Lévi,
jamais aimé que Nala, s’il est vrai que d’esprit et de cœur je n’ai jamais commis aucun péché, que les Tout- Paris, Bossard, 1920.
Puissants me fassent voir le vrai Nala, distinct de ses sosies ». Ainsi formulée, cette invocation contraint 178. Voir Ch. Malamoud, « Shadows », in Yigal
les dieux : ils apparaissent dans toute leur splendeur divine, tandis que le vrai Nala se révèle dans sa Bonner, David Shulman, Gary Tubb, Innovations and
réalité de mortel, couvert de sueur et de poussière, clignant des yeux, projetant une ombre… C’est lui que Turning Points, Towards a History of kāvya Literature,
désigne Damayantī, en toute certitude. Triomphe donc de la piété, irrésistible quand elle est vraie et qu’elle Oxford University Press, 2014, chapitre 18.
s’exprime selon les règles. Nulle philosophie ici.
Mais il existe une version savante de cette histoire, bien différente du récit épique. Elle est le thème d’un long
poème de style précieux (kāvya), le Naiṣadhacarita, œuvre de Śrīharṣa (Bengale, XIIe siècle de notre ère)178.
Ici Damayantī est accompagnée d’un personnage divin qui se tient en retrait et qui n’est autre que Sarasvatī,
c’est-à-dire la Déesse de la parole. Damayantī, en présence de ces cinq sosies parfaitement indiscernables,
entend Sarasvatī faire l’éloge de chacun d’eux en mettant en œuvre le procédé poétique du śleṣa,
« coalescence » : elle décrit ces Nala (dont quatre sont des pseudo Nala), tour à tour, en des termes qui
peuvent faire sens aussi bien pour le Nala humain, le véritable Nala, que pour un des quatre dieux qui en ont
pris l’apparence. Damayantī donc est au désespoir. Les discours de la déesse l’aident cependant à formuler
exactement le problème qu’elle doit résoudre. Elle réfléchit intensément et aboutit à ce raisonnement :
chacune des quatre premières descriptions faites par la déesse peut donc s’appliquer en même temps à Nala
et à un dieu déterminé de la liste des quatre. Mais le dernier discours qu’elle m’a tenu s’applique à Nala
et à tous les dieux indistinctement. Elle en conclut que c’est ce dernier-là qui est le véritable Nala, qui ne
ressemble à aucun dieu singulier, mais à l’ensemble des dieux que le Nala humain incorpore en lui parce
qu’il est un roi parfait. Elle fait ce raisonnement, mais elle est toute tremblante, elle n’arrive pas encore
à articuler sa décision, car elle se demande si d’autres motifs que la seule logique l’ont conduite à cette
conclusion. Charmée de voir cette femme qui pense si juste, Sarasvatī lui fait une faveur ou plus précisément
obtient des dieux cette faveur ultime : qu’ils apparaissent finalement pour ce qu’ils sont et se distinguent
matériellement de celui dont ils avaient pris l’apparence. C’est donc en toute certitude que Damayantī peut
désigner celui qu’elle veut pour époux : son raisonnement se trouve confirmé par ce qui s’offre à ses yeux.
À la différence des deux héroïnes précédentes, la Damayantī du poème savant ne manifeste pas son aptitude
philosophique par les questions qu’elle pose à des interlocuteurs masculins, mais par la force d’un intellect
qui lui permet de résoudre un problème pour elle vital. Nous avons affaire ici à une femme qui, parce qu’elle
sait conduire sa pensée, maîtrise une situation où se joue tout son destin de femme. L’héroïne triomphe, et,
me semble-t-il, triomphe philosophiquement.
A. Revathi
traduit par Chloé Pretesacque
Je trouve souvent cela étrange qu’une suite apparemment aléatoire d’événements et de rencontres puisse
apparaître dans une vie et pousser quelqu’un à poursuivre certains de ses rêves. Mon désir le plus fort
était de vivre en tant que femme. L’autre chose que je désirais ardemment était d’arrêter complètement
la prostitution. Aujourd’hui, quand je regarde en arrière, je peux dire que rendre ses désirs réalité dépend
entièrement de la force de ses convictions et des opportunités offertes. Aussi, si l’on a de grands désirs, on
chasse les opportunités jusqu’à les trouver.
Cela me rappelle un incident à Namakkal. Un jour, je conduisais mon scooter dans les rues bondées de la
ville. Je me suis arrêtée près d’un groupe d’auto-rickshaw et je les ai entendu spéculer sur le fait que j’étais
ou bien un homme ou bien une femme. La plupart d’entre eux sentaient que j’étais trop grande et trop 179. Pottai est synonyme de hijra.
fortement bâtie pour être une femme. Quelques-uns disaient que j’avais coupé mes cheveux courts et que
j’avais l’air masculin ! J’étais enragée lorsque j’ai surpris ces remarques désagréables. Je ressentais qu’ils
n’avaient pas le droit de parler de moi de façon aussi dégradante.
J’ai marché vers eux et crié : « Donc vous voulez savoir si je suis plus un homme ou plus une femme ?
Devrais-je vous le dire ou devrais-je vous montrer que je ne suis pas un homme mais bien une femme ?
Puisqu’il n’y a que ça qui vous intéresse dans la vie ! ».
Ils n’étaient clairement pas habitués à être mis en difficulté. Ils ont immédiatement désamorcé la situation et
dit qu’ils parlaient de quelqu’un d’autre. J’ai refusé de les croire. Je savais qu’ils avaient besoin d’une bonne
leçon sinon cela allait recommencer.
Je me suis plantée au milieu de la route et j’ai hurlé : « Dai ! Donc vous voulez les laisser parier sur qui est
gros, ce qui est mince, ce qui est un homme ou une femme ? Qu’est-ce que vous cherchez à parler comme
ça camarades ? Ecoutez, je suis un pottai179 ! J’étais un homme et je me suis changée en femme. Si vous en
aviez un dans votre famille, pareriez-vous sur une personne comme moi ? »
Les conducteurs commençaient à se défiler. Une grande foule d’hommes et de femmes se formait. La plupart
me soutenaient. Ils pensaient que les hommes qui se moquent des femmes en public ont besoin d’être remis
à leur place.
J’ai été si heureuse que quelques personnes comprennent mon ressenti. C’était une surprise si agréable de
voir qu’ils ne me haïssaient pas, ne me craignaient pas, mais étaient réellement sincères dans leur sympathie
envers moi. Je me suis rendue compte que j’étais dans la même situation que n’importe quelle femme en
public. Peut-être un peu plus en danger. Mais j’étais heureuse d’avoir eu le courage de crier après mes
détracteurs et de les confronter. Combien de femmes sont capables de le faire ?
Il y a une puissante envie en moi de dénoncer les injustices de la société. Je ne peux détourner le regard 180. Les hammam ou brothels sont des maisons de
quand je suis confrontée à une injustice. Je me demande si c’est le fait d’être née homme puis d’être devenue prostitution hijras.
femme qui me donne le courage d’être agressive dans les lieux publics. Je me demande si j’aurais pu faire ce
181. Ces trois jeunes sont nées avec des organes
que j’ai fait dans cette situation, si j’étais née femme.
génitaux masculins mais leur genre ne correspond
pas avec leur sexe : nous emploierons donc le
Quelques jours après cet incident, j’ai décidé de retourner à Bangaluru. Il y avait plusieurs raisons à cette pronom elle dès le début.
décision. Mes frères avaient honte d’être vus avec moi. Quelques personnes paraissaient hésitantes à 182. Paampaduthi est une salutation traditionnelle
m’adresser la parole dans les lieux publics. Dans une telle atmosphère d’évitement et de suspicion, y-a-t-il chez les hijras.
une possibilité pour les gens comme moi de chercher ses semblables ?
Je suis donc rentrée à Bengaluru et je suis revenue au hammam d’Usloor180 où je vivais avant. C’était un
retour à la prostitution. Il n’y avait pas d’autres moyens pour moi de gagner ma vie. Un jour, alors que j’étais
assise sur les marches à l’entrée du hammam, trois personnes sont venues à ma rencontre.
Dès que j’ai entendu le mot « Mummy », j’ai su qu’elles étaient anglophones et éduquées.
De ce qu’elles m’ont dit, il semblait qu’elles étaient de Bengaluru, bien que chacune d’entre elles vive dans une
partie différente de la ville. J’ai remarqué qu’elles se parlaient entre elles dans un anglais parfait.
« Mummy ! On est amies ! On t’a vue sur cette route beaucoup de fois et on a toujours voulu parler avec toi.
On avait peur de t’approcher. Mais aujourd’hui on a décidé que quoi qu’il arrive, on devait te parler. Tu es
très belle. On a tout le temps envie de t’admirer. »
« Dites-moi, vous avez mis du kohl sur vos yeux ? Et si quelqu’un que vous connaissez vous voyait ? Et s’ils
allaient le dire à vos familles ? »
« C’est de ça dont nous avons toujours peur ! Alors on cherche des parcs, des salles de bain, on met du kohl
et des pottu (bindi ou motif géométriques portées par les femmes hindoues sur leur front). Et on va dans des
lieux où personne ne nous connaît. Sur le chemin du retour, on enlève tout ça. Mais on ne veut pas mener
cette sorte de double vie ; jouer ce jeu de cache-cache permanent. Aujourd’hui nous ne sommes ni d’un côté,
ni de l’autre ? On veut vivre comme toi ; faire l’opération et vivre comme une femme. Mummy, est-ce que tu
nous acceptes ? »
Leurs mots me ramenaient à ma propre décision, extrêmement pénible, de vivre comme une femme. Et la
manière dont cela avait été presque impossible pour moi, d’y arriver avec dignité et respect. J’ai dû m’enfuir
de chez moi pour Delhi, Dubaï, et finalement Bengaluru. Je vivais comme une fugitive ; j’étais persécutée par
la loi et la police, et harcelée par les proxénètes et les bandits. Je ne voulais pas que ces jeunes vivent cette
souffrance et cette angoisse.
« Eh bien, comme vous, je voulais devenir une femme. Tout ce que je peux vous dire c’est à quelle point cette
vie est extrêmement difficile, vous allez devoir affronter énormément de choses. J’en affronte encore tous les
jours. Le conseil que j’ai à vous donner jeunes gens, c’est de rentrer vivre avec vos familles, de finir vos études
et de trouver un bon emploi. »
Mais je les ai réconfortées en leur disant que je comprenais leur ressentiment ; que je comprenais leur désir
de vivre en tant que femme.
« Vous pouvez passer du temps avec nous, chanter, danser, vous amuser ! Mais je ne sais pas si vous devriez
vous faire opérer, abandonner vos études et souffrir comme nous souffrons. Savez-vous à quel point cette
vie est compliquée ? Si vous le voulez, pourquoi ne resteriez pas vous avec nous, vous porteriez des saris, et
après que vous ayez expérimenté tout cela, vous rentreriez dans vos familles en habits d’homme ? Si vous
devenez comme nous, la vie ne sera pas facile ». J’essayais de les raisonner.
« Mummy ! On est sûres que les gens te disaient la même chose quand tu étais à notre place. Nos
sentiments et nos envies ne sont pas différents de ce que tu ressentais à ce moment-là. Même si tu nous le
déconseilles, nous voulons faire l’opération. S’il te plaît dis-nous où aller. » 183. Amma et mata signifient « Maman » ou
« Mère » en hindi.
J’étais certaine de ne pas vouloir qu’elles passent par toute la souffrance et l’humiliation que je vivais
quotidiennement. Je ne voulais pas les attirer subitement avec de fausses promesses. Je ne leur ai pas dit
« Vaa di ! Venez, je vais vous faire opérer si vous le voulez autant ! »
J’ai donc refusé de leur donner l’information. À la place, je les ai congédiées avec des conseils bien avisés.
J’espérais fortement qu’elles allaient m’écouter.
Mais les jeunes n’étaient pas préparées à m’écouter. À la place, elles ont sollicité l’aide d’une autre hijra
qui les a accompagnées à Dingulu (là où moi aussi j’avais subi l’opération). Toutes les trois ont subi leur
castration là-bas. Quand elles sont revenues vers moi deux semaines plus tard, j’étais choquée de les voir.
« Amma, mata… »183
Dès que je les ai vues, j’ai su qu’elles avaient été opérées. Comment en étais-je sûre ? Il y a un proverbe
d’un sage en Tamil qui dit, ory paambin kaal paambinaal taan ariyum, seul un serpent peut reconnaître les
jambes d’un autre serpent. La façon particulière qu’elles avaient de marcher avec les jambes écartées, leurs
visages hésitants, leurs yeux baissés et la fatigue et la peine sur leurs visages, étaient assez pour moi. Après
tout, j’avais été dans la même situation il n’y a pas si longtemps que cela.
J’étais en colère contre elles lorsque j’ai vu qu’elles n’avaient pas suivi mes précieux conseils. Alors même
que déjà avant, je savais qu’elles ne m’écouteraient pas. Mais j’avais été franche avec elles parce que je
voulais qu’elles sachent ce qu’allait être les réalités de leur vie après l’opération. Vivre en tant que femme
transsexuelle n’est pas simple du tout dans notre société car l’on n’accepte toujours pas les femmes
transsexuelles comme de « vraies » femmes.
Cependant, aujourd’hui, en tant qu’activiste, je sais ce qui conduit les jeunes gens à subir une opération
de changement de sexe pour devenir une femme. La société catégorise les gens dans deux compartiments
étanches : homme/femme ou fille/garçon. Si c’est un homme, il doit avoir un pénis. Une femme, elle, doit 184. Le guru est le chef de famille d’un groupe hijra.
avoir un vagin et de la poitrine. Les gens comme nous, sont nés hommes mais ont des désirs féminins.
On se sent enfermées dans un corps masculin. Dans la mesure où les personnes reproduisent les valeurs
sociales, il semble que la seule solution pour satisfaire notre écrasant désir d’être considérée en tant que
femme est d’ôter chirurgicalement nos organes génitaux masculins. Il est même détestable de les regarder,
par conséquent nous voulons les éliminer. Peut-être que si les vieilles perspectives et les vieilles perceptions
liées au genre étaient plus flexibles et adaptées à la différence, nous serions capables d’emprunter d’autres
voies pour « se trouver ».
Même si j’étais en colère, j’ai eu de la compassion pour elles en les voyant si tristes et désespérées. Après tout,
moi aussi je n’avais pas écouté mon guru184 qui voulait que j’attende un peu plus longtemps avant de subir
la castration. Je me suis rendue compte que ça ne servait à rien de leur demander pourquoi elles m’avaient
désobéi. Ils y avaient des aspects de la question plus sérieux qui devaient être examinés immédiatement.
À partir de mon expérience, la castration ou le changement de sexe ne sont qu’une partie de notre chemin
vers notre volonté d’être une femme. Personne ne nous prépare à la vie après ce changement physique
fondamental.
S’il y a un accident de la route et que vous êtes témoins, vous avez deux options. Vous pouvez ne pas vous
déranger (ce que font la plupart des personnes) ou vous pouvez décider d’offrir de l’aide. J’ai compris que ce
dont les trois jeunes trans avaient besoin était non pas un sermon sur l’obéissance, mais un soutien et une
aide inconditionnels. Après tout, n’avais-je pas connu la souffrance du changement de sexe et la difficulté
de la vie quotidienne après cela ? Ainsi, un soutien inconditionnel était ce que j’avais décidé de leur offrir.
« Je vois que vous avez fait l’opération. Maintenant vivez-vous dans la maison où vous l’avez fait » ?
« J’ai volé de l’argent à mes parents, mis en gage quelques bijoux de famille et le titre de propriété de la
maison pour réunir de l’argent pour nous trois, pour faire l’opération. Nous avons donné tout l’argent à la
hijra qui nous a emmenées à Dindugul. Mais maintenant elle nous demande plus et elle dit que ce qu’on
lui a donné couvre à peine le prix de l’opération. Comme nous n’avions pas l’argent, elle a refusé de nous
garder avec elle. On est venues te voir, s’il te plaît, ne nous chasse pas ! »
Il y avait quelque chose de puissant mais aussi de vulnérable dans la manière de parler de Familia. Je ne pouvais
tout simplement pas ignorer sa prière. Mais en même temps un tel comportement allait complètement à
l’encontre des normes et des coutumes sociales de la communauté hijra. Pour compliquer encore davantage
les choses, les parents de Familia avaient déposé un recours à la police contre la communauté hijra les
accusant d’avoir castré de force leur fils.
Gurus et aînées s’opposaient fermement à un tel comportement. Une personne qui souhaite subir un
changement de sexe doit d’abord rejoindre la communauté hijra, et ensuite, après un ou deux ans subir la
castration, elles étaient fermes sur ce point-là. Elles m’ont mis en garde contre le fait de prendre ces trois
hijras têtues comme chelas.
« Ecoute, elles viennent de la ville et sont éduquées. Si tu les acceptes comme tes chelas, leurs familles vont
t’accuser pour ce qu’il s’est passé. En plus, elles ne sont pas comme nous. Elles ne veulent pas vivre avec
nous, apprendre notre culture et notre manière de vivre. Elles sont parties par elles-mêmes et se sont fait
opérer. Un pottai doit savoir tout ce qu’il y a à savoir sur la vie de pottai. Il faut respecter ses gurus et nanis,
travailler pour elles et s’occuper d’elles. Et seulement lorsqu’un guru le permet, une chela peut être opérée.
Ces trois-là ne nous ont pas respectées et se sont fait opérer par elles-mêmes. »
Je faisais face à un dilemme. J’ai demandé à nouveau au trio, « Pourquoi l’avez-vous fait même après que
je vous ai persuadé de ne pas vous faire opérer ? C’est exactement ce que vous avez fait et maintenant vous
venez vous jeter à mes pieds ! »
Elles étaient en larmes. « Amma ! S’il te plaît accepte nous comme tes filles et apprend nous à distinguer le
bien du mal. Si tu ne nous acceptes pas nous n’avons d’autre choix que de mourir ! Si nos familles viennent
et nous demande, on leur dira qu’on a été opérées parce que c’était un choix personnel, pour chacune
d’entre nous ».
C’était la décision la plus difficile que j’ai eu à prendre. D’un côté, je sentais leur souffrance et leur désespoir
et, je voulais leur donner une place où elles seraient en sécurité ; un sanctuaire qui aurait été un refuge pour
elles. D’un autre côté, je savais qu’elles avaient enfreint les règles de la communauté et moi aussi je devais
me conformer aux règles de ma communauté. Pourtant, ma compassion pour elles l’a finalement emportée.
Bien que ce soit considéré tabou dans la communauté hijra, je les ai acceptées pour filles. Elles étaient
connues comme Familia, Ritu et Mayuri. Bien que toutes trois eussent un corps d’homme quand elles sont
venues pour la première fois me voir, Ritu et Mayuri étaient féminines. Familia, d’un autre côté, était grand,
fin et beau.
Je savais que je ne pourrai pas avoir d’enfants biologiques. Mais je pouvais donner mon amour et mon affection
à ces trois filles. Après tout, la maternité n’est-elle pas qu’une affaire d’encouragement et d’attention ? Alors
qu’offrir l’amour et l’attention mutuelle est le sens premier sur lequel la culture hijra a été construite, il y a
certaines hijras qui voient les chelas simplement comme des investissements ; qui vont gagner de l’argent
et le leur rapportent. Comme les politiciens dépensent de l’argent dans les élections, dans l’espoir qu’ils
pourront compenser et surtout gagner plus que ce qu’ils ont dépensé ! Mais pour moi, la consécration de
dire que ces filles étaient mes enfants était bien plus significative que n’importe quelle considération banale.
L’argent ne peut simplement pas égaler l’amour. Comme dans n’importe quelle autre société, il y a autant
de récits d’exploitation que de récits de soutien incroyable parmi les hijras.
Depuis qu’elles étaient amies, toutes trois voulaient devenir mes chelas. Pressentant que mes gurubais
allaient être contrariées par cela, je leur ai dit que j’accepterais l’une d’entre elles comme ma chela et que
les deux autres seraient les leur. Mais le trio était solide et insistait pour devenir toutes trois mes chelas.
Étonnamment, mes gurubais ont cédé.
Je leur ai donné une place pour rester dans le hammam et j’ai décidé d’attendre la période coutumière de
40 jours avant de les emmener dans la maison de ma Nayak185 à Hyderabad pour les accepter en tant que 185. Nayak signifie « dirigeant » en hindi.
mes chelas en sa présence. Mais toutes les trois ont quitté le hammam avant la période prévue. Mayuri, la
186. Nom donné au rituel de castration.
plus âgée, a été la première à cicatriser, alors qu’elle était avec moi dans le hammam. Elle a ensuite décidé
de retourner dans sa famille habillée en homme, comme si elle n’avait pas fait l’opération. Familia avait
appelé ses parents et les avait informés de l’opération, ensuite elle retourna chez elle habillée en homme.
Ritu s’enfuit avec son amant.
Toutes les trois avaient eu un comportement contraire aux normes hijra qui disent qu’on ne doit pas regarder
un homme dans les yeux après le nirvana186, jusqu’à ce que la période des 40 jours soit passée et que tous
les rites aient été effectués. Le trio parti parce qu’elles me disaient que leurs familles les cherchaient et elles
ne voulaient pas me mettre en difficulté. Mais elles m’avaient promis de revenir à temps pour la cérémonie.
Mes gurubais me parlaient des rituels qui devaient être faits pour mes trois chelas.
« Nous tous pottais avons été obéissantes vis-à-vis de nos gurus. On ne faisait pas attention aux agressions
physiques et verbales qu’on recevait d’elles. On les servait, on gagnait de l’argent pour elles et on les protégeait.
Seulement après on allait pour le nirvana. Et maintenant, regarde ces trois-là, elles dépensent leur propre
argent et ont déjà fait le nirvana. Et tu dois dépenser ton temps et ton argent pour les emmener à Hyderabad !
Et si elles s’enfuient après les rites ? Quelle garantie tu as qu’elles gagneront de l’argent pour toi ? »
Je pensais de manière très différente. « Si elles m’ont vraiment acceptée comme leur mère, elles ne me
quitteront pas. Je n’ai pas l’intention de faire ces rites en attendant d’elles qu’elles me payent en retour, peu
importe comment. Je le fais comme une mère le ferait pour ses filles. »
Mes gurubais étaient furieuses contre moi. « Tu es folle ! Pourquoi crois-tu que ton guru a payé pour ton
nirvana ? Parce qu’elle te voyait comme une vache à lait qu’elle pourrait traire ! Souviens-toi, tu as obtenu le
droit d’avoir l’opération grâce à ton comportement et à ton respect pour ton guru ! N’est-ce pas la coutume
entre nous ? »
J’ai alors décidé de dire ce que je pensais et d’en finir avec cette dispute. « Ecoutez ! Ces pottais sont parties
et ont fait leur opération. Elles veulent être mes filles et elles me supplient littéralement et pleurent pour que
je les accepte. Je ne peux pas parler maintenant des obligations d’une chela envers son guru. Je dois remplir
ma responsabilité de guru et je souhaiterais le faire entièrement. C’est bien si elles décident de rester avec
moi. Mais ça me va aussi si elles vivent ailleurs. Je suis heureuse d’avoir ces trois filles. »
J’ai acheté tout ce qui était requis pour le pothiraja mata pooja qui était le rituel principal. J’ai acheté tout
ce dont elles auraient besoin : saris, anneaux pour le nez et bracelets de cheville. Elles sont arrivées un
jour avant la cérémonie. Comme je n’avais pas les moyens de louer une salle, j’ai accompli ma fonction
dans le hammam lui-même. Mes gurus et gurubais étaient présentes. Ensuite, j’ai emmené les trois filles à
Hyderabad, je les ai adoptées et j’ai fait tout ce qui devait être fait selon la tradition.
Ritu et Mayuri ont quitté le hammam car elles étaient incapables de s’adapter à la culture de vie coopérative
du hammam. Familia resta avec moi pour quelque temps. Cependant, elle trouvait les restrictions dans le
hammam trop étouffantes. Familia était libre comme l’air. Elle vivait sa vie comme elle l’entendait. Elle
portait des shorts, des jeans, des T-shirts, elle fumait et lisait les journaux anglais tous les jours. Souvent, elle
croisait les jambes en s’asseyant.
Cela ne faisait pas rire mes gurubais. Pas le moins du monde. « Regarde ta chela ! Parce qu’elle parle anglais
elle pense qu’elle est spéciale ? En tant que femme on attend de nous qu’on se lève tôt, qu’on cuisine, qu’on
nettoie et qu’on prenne soin du foyer et de la famille. Mais regarde cette pudungi (insolente) ! L’arrogante
se lève tard et n’ouvre les yeux que s’il y a du thé et les journaux anglais ! Pour qui se prend-elle ? Une
maharani187 ? Et cerise sur le gâteau, elle fume comme un homme ! »
Finalement Familia compris qu’elle ne pouvait pas s’adapter à vivre parmi les hijras dans le hammam. Alors
elle décida de louer une maison à part et de vivre par ses propres moyens. Mes trois filles invitèrent leurs
parents à discuter de leur de nouvelle vie avec elles. Les parents de Familia lui demandèrent de rentrer chez
eux, mais ils insistèrent pour qu’elle soit habillée en homme. Quand elle refusa, son père coupa les ponts
avec elle. Toutefois, sa mère et son frère, continuèrent à venir la voir. Je vivais toujours dans le hammam.
187. Maharani désigne une souveraine, c’est la forme
Je souhaitais qu’elles soient bien et en sécurité peu importe où, elles seraient toujours mes filles. J’étais féminine du Maharaja.
certaine de ne pas vouloir m’imposer à mes chelas simplement parce que j’étais leur guru. Je ne souhaitais
réduire leur liberté de n’importe quelle façon que ce soit. C’était suffisant pour moi qu’elles soient heureuses
quelque part. Si elles avaient besoin de mon soutien, j’étais toujours là pour elles.
Tout cela était considéré comme radical dans la communauté hijra des années 1990. Aujourd’hui, en tant
qu’activiste, je suis capable de mettre les choses en perspective. Encore aujourd’hui, la communauté hijra est
hiérarchisée et traditionnelle dans son organisation. Déjà à cette époque, je m’y opposais avec force en traitant
mes chelas comme des égales et en refusant d’exercer mon pouvoir et mon contrôle sur elles. Comment,
simplement parce que moi, je m’étais conformée aux principes de la communauté hijra à Mumbai, à Delhi et
maintenant à Bengaluru, pourrais-je attendre de mes chelas qu’elles s’y conforment également ? Après tout,
elles étaient la nouvelle génération et avaient leurs propres rêves et aspirations pour une meilleure vie. Si elles
voulaient vivre comme des filles modernes, qui étais-je pour les empêcher de le faire ?
Mes chelas ont choisi de vivre de façon indépendante. Elles ont été prostituées. Elles ont eu des amants. Ce
faisant, elles ont montré au monde qu’elles pouvaient être indépendantes en tant que femmes. Chaque fois
que je leur rendais visite j’étais effrayée. Et si le voisinage venait à apprendre que j’étais une hijra ? Même mes
chelas avaient cette peur. Parce que dans le voisinage elles se faisaient passer pour des femmes lorsqu’elles
louaient des maisons et elles décrivaient leurs partenaires comme leurs « maris ». C’était différent dans le
hammam car le monde entier savait que nous étions toutes des hijras. Personnellement, j’étais à l’aise avec
la culture du hammam mais je ne voulais pas l’imposer à mes chelas.
Mes chelas étaient des filles éduquées de la ville, qui sont nées et qui ont grandi à Bengaluru. Elles parlaient
couramment anglais, s’habillaient comme dans les Western et allaient dans les bars et les boîtes. Tout cela
était inédit dans la culture hijra où nous ne portions que des saris et des salwar kameez.
Chaque fois que je les voyais comme cela, je voulais aussi m’habiller comme elles. Elles m’ont toujours
appelé « Mummy » et quand nous sortions toutes ensemble, je sentais que j’étais réellement leur mère. Mes
trois chelas m’ont donné l’opportunité de les nourrir et de les aimer inconditionnellement, comme une
mère. La relation avec mes chelas m’a permis d’expérimenter les joies de la maternité sans pour autant être
leur mère biologique. Notre relation a toujours été une source profonde de bonheur pour moi.
https://www.youtube.com/watch?v=LcykWVeip_o
Tejal Shah
La plus ancienne représentation symbolique connue d’un animal à une corne — la licorne — a été extraite
du site archéologique Dholavira, issu de la civilisation de la vallée de l’Indus à Kutch dans l’ouest indien
(5000 - 2000 av. J.-C.). Qu’elle montre un animal réel ou mythique reste inconnu, comme le langage
pictographique de cette civilisation reste non déchiffré. De tels sceaux et tableaux dévoilent les chapitres
marquants de la fable circulaire Between the Waves. Dans l’imagination populaire, les licornes proviennent
de la mythologie occidentale mais à travers cette installation audiovisuelle performative, l’artiste les remet
à leur habitat d’origine supposé, une région dans laquelle Shah retrace également sa généalogie familiale.
Suivant sa méthodologie, Shah résume ici de nombreuses couches de références. Par exemple, alors que
ses Licornes sont des humanimaux en perpétuelle mutation, ils s’appuient sur l’Einhorn de Rebecca Horn
(présentée à Documenta V, 1972). Horn elle-même utilise le tableau de Frida Kahlo, La colonne brisée (1944)
comme référence initiale. Une approche à ce point palimpsestique (sic) implique un discours d’historien de
l’art spécifique et engage une approche unique qui recouvre le queer, non-binaire, écosexuel, inter-espèces,
technologique, spirituel et scientifique ; tout en les dépassant tous poétiquement pour présenter son propre
organisme, sans frontières, dérangeant, (in)approprié dans la forme de cette installation. Le titre de l’œuvre
émerge d’une mauvaise interprétation accidentelle d’une liste de livres écrits par Virginia Woolf, Between
the Acts, The Waves... « Ça m’est resté à cause de la façon dont fonctionnent les vagues dans la science et le
mysticisme et parce que les définir précisément est difficile et toujours contingent de l’origine physique de
chaque occurrence particulière du développement d’une vague, c’est-à-dire que chaque vague doit avoir son
propre contexte. » Captures d’écran de Between the Waves : Chaîne II, Danse de la décharge ; 5:30 min. ; lieu :
décharge d’Urli-Devachi, Pune ; couleurs et noir et blanc ; son multicanal. Toutes les images sont fournies
avec l’aimable autorisation de l’artiste, Project 88, Galerie Mumbai, et Barbara Gross, Munich.
Collage propositionnel, installation audiovisuelle multicanale, en couleurs, réalisé en 2012 par Tejal Shah.
J. Reghu
résumé par P. D.
J. Reghu tente dans cet article de définir la notion de « Hindutva », depuis son origine au début du
XXe siècle jusqu’à son acception dans l’Inde d’aujourd’hui, au-delà de ses frontières géographiques.
Le rêve d’une « nation hindoue » qu’incarne ce mouvement nationaliste global est à comprendre d’une
part dans son rapport aux notions de « nation » et de « racisme », et d’autre part dans sa relation
différentielle avec d’autres religions en Inde.
Dans les manuels scolaires rédigés par le Conseil de l’enseignement dans l’État du Gujarat pour les classes
de Seconde, dans la section qui traite de l’histoire du monde durant l’entre-deux-guerres, on trouve une
section sur « l’idéologie fasciste ».
Il y a une ambivalence frappante dans la manière dont ce phénomène politique est traité, une ambivalence
qui est renforcée dans les derniers paragraphes concernant « le nazisme » :
L’idéologie fasciste : Les décisions concernant l’administration de l’État, prises par Mussolini, le
chef du parti fasciste, sont devenues l’idéologie même du fascisme (les principes du fascisme). Selon
cette idéologie, l’État est souverain. L’individu existe pour l’État. L’individu n’a aucune liberté au-
delà ou par-delà l’État. Ici, tout le monde est absorbé dans l’État. Puisque le parti croit fortement au
nationalisme militant, il s’oppose à l’internationalisme. L’intérêt national et le progrès national sont ses
buts principaux. Le parti croit que le pouvoir entier de la nation devrait être confié à un chef doté d’un
pouvoir divin. Ce parti était alors un fervent opposant de la démocratie et de la liberté individuelle, ainsi
que du communisme. Ainsi, le fascisme est totalement opposé à la démocratie.
(Manuel des études en sciences sociales de l’État de Gujarat pour les classes Seconde)
Bien que ce texte donne une vague explication des phénomènes politiques que sont le fascisme et le nazisme,
on doit constater qu’il n’en fait nullement la critique. La grande fierté nationale que prônent ces deux
phénomènes, l’efficacité dans la bureaucratie et l’administration ainsi que dans d’autres « réalisations », est
détaillée, mais rien n’est dit des conséquences violentes, inhumaines, de ces politiques d’exclusion — des
Juifs, des syndicalistes, des travailleurs migrants, de toutes les sections de population qui ne rentrent pas
dans la définition du bon citoyen selon Mussolini ou Hitler. L’extermination systématique de six millions
de Juifs dans des camps de concentration, c’est-à-dire l’Holocauste, n’est tout simplement pas mentionnée
dans ces textes.
L’idéologie du nazisme : comme avec le fascisme, les principes ou idéologies servant à gouverner
une nation proposés par Hitler sont reconnus comme idéologie du nazisme. En concentrant le
pouvoir, le parti nazi donnait un pouvoir total, illimité, englobant et suprême au dictateur. Ce
dernier était connu sous le nom de « Führer ». Hitler avait déclaré avec conviction que « les
Allemands étaient les seuls aryens purs dans le monde entier et nés pour diriger le monde ». Afin
d’assurer que le peuple allemand suive fermement les principes nazis, ils ont été inclus dans les
programmes des institutions scolaires. Les manuels affirmaient que « Hitler est notre leader et
on l’aime».
Les résultats internes du nazisme : Hitler a rendu dignité et prestige au gouvernement allemand
en très peu de temps, en établissant un cadre administratif robuste. Il a créé le vaste état de la
Grande Allemagne. Il a adopté une politique d’opposition contre le peuple juif et a défendu la
suprématie de la race allemande. Il a entamé des efforts pour l’éradication du chômage. Il a
construit des bâtiments publics, établi des systèmes d’irrigation, construit des lignes de chemin
de fer, des routes, et produit du matériel de guerre. Il a fait des efforts inlassables pour rendre
l’Allemagne auto-suffisante en l’espace d’une seule décennie. Hitler a défait le Traité de Versailles
en le traitant de « simple bout de papier » et il a arrêté de payer les amendes de la guerre. Il a
donné le goût de l’aventure aux gens simples.
https://sabrang.com/cc/comold/oct99/cover2.htm
Krishen Khanna
Supriya Chaudhuri
traduit par Arthur Jazouli
Dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Marx parle des périodes de crise révolutionnaires comme le moment
où « la tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants »,
et où tous les humains, dans leur lutte pour créer quelque chose qui n’existait pas auparavant, « conjurent
nerveusement à leur service les esprits du passé et leur empruntent noms, cris de ralliement et costumes ».
Pour Marx, une telle invocation peut s’avérer une forme utile d’anachronisme créatif si elle permet de
produire un ensemble de masques à travers lesquels le véritable travail de réforme peut s’accomplir ; il ne
réserve son sarcasme qu’aux grotesques répétitions de l’histoire, quand le déguisement lui-même devient la
substance. Pour reprendre ses mots : « la révolution du XIXe siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts
pour réaliser son propre objet ».188
188. Karl Marx, Les luttes de Classes en France
Parler avec et à travers les morts, cependant, demeure l’un des marqueurs des périodes de crise. Il est rare, (1848-1850). Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte,
Paris, Éditions sociales internationales : p. 170-171.
sinon inédit que le futur soit appréhendé assez directement pour disposer de son propre langage d’expression
et de réalisation. Peut-être est-ce d’autant plus vrai des crises sans révolution que l’Inde traverse aujourd’hui
que des périodes antérieures de lutte et de changement qui ont pu forger leur propre vocabulaire. La crise
actuelle, qui découle de la répression plutôt que de la résistance, a cultivé ses propres accointances avec le
passé. C’est bien sûr le cas de la répression, qui instrumentalise lourdement un temps légendaire et héroïque
supposément préservé dans la mémoire collective. Dans le même temps, la résistance cherche elle aussi à
utiliser des relectures du passé pour interagir avec un présent qui paraît avoir trahi ses promesses. Au cœur
de cette crise, on retrouve l’idée disputée de nation, qui est pour les uns séparée de l’histoire et présentée à
l’imaginaire populaire sous une forme mythique presque méconnaissable à travers métaphores et slogans,
pour d’autres sujette à un examen historique rigoureux qui remet en question jusqu’à sa réalité même.
De plus, la querelle ne porte pas simplement sur une question de différence idéologique, puisqu’elle a un
impact concret sur les actions politiques ou sociales, l’exercice du pouvoir à tous les niveaux, les violences
étatiques et sectaires, les pertes d’emplois et de libertés, ainsi que le rétrécissement de la place réservée au
débat. Compte tenu de la nature chaotique, douloureuse et fluide des réalités dans lesquelles nous vivons,
quelle fonction active peut-on attribuer à la philosophie, voire même au travail intellectuel en général ? Alors
que partout de par le monde, les gouvernements négligent leur devoir de travailler au bien commun et se
cantonnent strictement à un rôle de gestion pour préserver la croissance du capital et manipuler l’opinion
publique à grand renfort de campagnes médiatiques, le travail intellectuel n’est plus vu d’un bon œil et
l’espace universitaire est regardé avec suspicion et méfiance ; de surcroît, il semble exister comme une volonté
d’épouser ces sentiments majoritaires en dépit de toute preuve ou logique. C’est indubitablement le cas en
Inde, où l’on a vu ces dernières années une recrudescence d’attaques sur des individus et des institutions, avec
les meurtres d’éminents rationalistes, dont ceux de Narenda Dabholkar (2013) et M. M. Kalburgi (2015), et
des politiques de répression et d’intimidation sur les campus universitaires, comme à Jadavpur, à Hyderabad
ou à l’université Jawaharlal Nehru, qui ont eu comme tragiques conséquences la mort de Rohith Vemula et
la disparition de Najeeb Ahmed. Dans cet essai, je voudrais d’abord me pencher sur le type de résurgences
du passé provoquées par ce bouleversement de notre façon de concevoir la nation, puis poser la question des 189. Nelson Mandela, Dalaï Lama, Jawaharlal Nehru,
implications de cette crise en ce qui concerne nos libertés personnelles et intellectuelles. Le temps est venu : discours de Nelson Mandela lors
de son investiture à la présidence de la République
Démocratique d’Afrique du Sud, 10 mai 1994. Suivi
En 2003, juste après le carnage qui a suivi l’incendie d’un train à Godhra, l’artiste Jitish Kallat, habitant de de Éveillez-vous à la liberté : discours radiodiffusé du
Mumbai, a exposé au public la première pièce de sa série Public Notice (Avis public), constituée de cinq premier ministre indien, Jawaharlal « Pandit » Nehru,
grands miroirs acryliques qui ont été incinérés tour à tour après que l’artiste ait reproduit dessus les mots à l’occasion de l’accès à l’indépendance de l’Inde, 14
du célèbre discours du « rendez-vous avec la destinée » de Jawaharlal Nehru, « Éveillez-vous à la liberté », à août 1947, Paris, Points, 2010.
l’aide d’adhésif en caoutchouc.189 À moitié calcinés, mais néanmoins lisibles, les mots projettent de sombres
réflexions distordues sur les surfaces gondolées des miroirs, des ombres qui changent selon la position de 190. Cité par Madhuvanti Ghose, « From Vivekananda
celui qui les observe. En expliquant ses intentions quelques années plus tard, Kallat dit que : « les mots ont to Kallat: Public Notice 3 » in Jitish Kallat, Public
été incinérés […] tout comme le message du discours a lui-même été distordu par le comportement de la Notice 3, Chicago (ILL), Art Institute of Chicago, New
Haven (CT), Yale University Press, 2011 : p. 7.
nation au cours des soixante dernières années ».190 Quatre ans plus tard, en 2007, Kallat présente la deuxième
installation de sa série, Public Notice 2, pour laquelle il a placé tout au long d’une grande galerie un millier
de mots, formés de 4479 os en fibre de verre, sur des étagères peintes en jaune safran. Ces mots sont ceux
du discours que le Mahatma Gandhi prononce à l’Ashram de Sabarmati le 11 mars 1930, la veille du départ
de la Marche du Sel, ou Dandi Satyagraha (la Marche vers Dandi), qu’il entreprend avec 79 compagnons
pour protester contre les taxes sur le sel imposées par les Britanniques. Cette allocution met un accent tout
particulier sur l’importance du devoir de non-violence, une autre leçon que la nation n’a pas, pour ainsi dire,
prise à cœur, tant et si bien que seul le squelette du discours subsiste, comme un vestige historique. Il faut
souligner que, lorsque Kallat « exige des comptes », il n’hésite ni à employer le mot «nation» ni à déformer
et transformer les textes fondamentaux du passé de façon novatrice et iconoclaste. De fait, il est forcé de
procéder ainsi, car la nation est précisément un concept que l’on ne peut représenter : c’est l’absence, l’espace
vide qui rôde entre les archives textuelles, pris comme équivalent symbolique. Il y a une chose que Kallat n’a
pas pu brûler dans son œuvre sans risquer d’encourir des sanctions légales : la Constitution indienne. Malgré
tout, sa série de textes talismaniques renvoie bien à la catégorie de serment et de proclamation publique à
laquelle appartient la Constitution et sur laquelle l’unité et l’intégrité de la nation sont fondées.
Kallat, avec ses relectures publiques — pour le moment, on ne prend pas en compte la troisième œuvre de
la série, Public Notice 3, une installation conçue spécifiquement pour l’espace de l’Institut d’art de Chicago
en 2010, où il réutilise du matériel de son œuvre Detergent de 2004 pour relier le discours du moine hindou
Vivekananda devant le Parlement mondial des religions en 1893 à l’attaque du World Trade Center en 2001
— crée peut-être les plus grandes des œuvres engagées basées sur de véritables textes (c’est-à-dire des lettres,
des mots, et des documents) dans le contexte de la nation indienne. Il poursuit cette ligne de travail après la
série des trois Public Notices avec son installation relativement récente (2012), Covering Letters (Lettres de
motivation), que j’ai pu voir à Mumbai l’année dernière. L’artiste y projette la retranscription d’une lettre
du Mahatma Gandhi à Adolf Hitler datée du 23 juillet 1939, à la veille de la Seconde Guerre mondiale,
sur un écran de fumée sèche produite par une machine fixée au plafond et que le public peut traverser. La
lettre s’adresse à Hitler en tant que « Cher ami » — ainsi, on ne réalise pas initialement que Hitler en est le
destinataire — et l’enjoint à écouter l’appel au pacifisme d’un homme qui a su « renoncer aux méthodes de
la guerre ». Compte tenu de l’échelle des crimes des nazis, l’observateur peut être frappé par la naïveté folle
du plaidoyer de Gandhi : précisément, la douche de gaz qui sort du pommeau de la machine crée un malaise
en évoquant les camps de concentration. Les mots projetés, avec leur message de non-violence fort, mais
d’une impuissance historique, se dissolvent et se recomposent autour du corps des spectateurs lorsqu’ils
traversent l’écran, puis redeviennent plus visibles une fois l’écran reconstitué, sans jamais s’immobiliser
complètement, menacés qu’ils sont par la fluidité du médium sur lequel ils apparaissent. Le travail de Kallat
est remarquable de par son échelle autant que par son utilisation du contexte et de l’occasion pour contourner
le besoin de commentaire artistique direct de sa part — bien qu’il ait donné des commentaires métatextuels,
pour ainsi dire, dans des interviews et des conversations. Lorsqu’il installe l’appel à la tolérance religieuse
de Vivekananda sur les marches de l’Institut d’Art de Chicago, éclairé de la même couleur que celle utilisée
par le département de la Sécurité intérieure des États-Unis pour classifier les menaces terroristes, il relie
le discours, d’une part, aux attaques du 11 septembre et, de l’autre, à l’héritage houleux de Vivekananda,
devenu une icône pour les fondamentalistes hindous.
En utilisant des textes du passé, Kallat procède à un travail d’archive constitué d’une série de ce que Pierre Nora
qualifierait de lieux de mémoire191. À une telle mémoire (que Nora définit comme « histoire, trace et tri »),
déjà partie intégrante de l’histoire (« la reconstitution toujours incomplète et problématique de ce qui n’est
191.NdT. En français dans le texte.
plus »), Pierre Nora oppose de façon polémique la « mémoire vivante » des sociétés archaïques, « intégrée,
dictatoriale et inconsciente d’elle-même, organisatrice et toute puissante, spontanément actualisatrice, une 192. Pierre Nora, « Entre Mémoire et Histoire. La
mémoire sans passé qui reconduit éternellement l’héritage, renvoyant l’autrefois des ancêtres au temps problématique des lieux », in Les lieux de mémoire,
Paris, Gallimard, 1984 : p. 18.
indifférencié des héros, des origines et du mythe »192. À l’exception des qualificatifs « inconsciente » et
« spontanément actualisatrice », cette description correspond mieux à la version de l’« histoire comme 193. Rabindranath Tagore, Nationalisme (traduit
mémoire institutionnalisée » promulguée aujourd’hui par les ultranationalistes et les partis fondamentalistes de l’anglais par Cecil Georges-Bazile), Paris, A.
Delpeuch, 1924.
hindous qu’à n’importe quelle société paysanne utopique imaginée par Nora. En effet, nous n’assistons pas
dans le domaine public indien à une confrontation entre histoire et mémoire, mais entre deux versions 194. Voir Gouvernement indien, Ministère de
de l’histoire : l’histoire comme trace, fragment, ce qui nous échappe dès que l’on entreprend de l’écrire, l’Intérieur, Order no 14/6/2016-Public: Orders Relating
ou comme répétition publique le plus souvent imposée de périodes et d’images emblématiques du passé to the National Anthem of India, dated 6 December
2016. Quant aux statues, qui coûteront chacune
présentées comme constitutives de la mémoire nationale. Cette dernière doit être sans cesse rabâchée et plus de 30 milliards de roupies indiennes d’ici la
actualisée, ce qui confirme qu’il ne s’agit en aucun cas d’un phénomène spontané. Prenons deux exemples fin de leur construction, voir https://fr.wikipedia.
différents, mais apparentés. D’une part, il y a la récente injonction de la Cour suprême de l’Inde qui dicte org/wiki/Statue_de_l%27Unité et http://www.
que l’hymne national doit être joué dans toutes les salles de cinéma avant la projection. À cela vient s’ajouter hindustantimes.com/mumbai-news/five-things-
l’annexe, qui veut que les portes soient fermées au préalable, de sorte que le public, debout tout du long, ne you-need-to-know-about-shivaji-memorial/story-
puisse ni s’éclipser ni arriver en retard. Quand on sait que Rabindranath Tagore, le compositeur de l’hymne, vS3VYf10M7XkWzC2OyxdKI.html
était un poète opposé par principe à l’idée mécanique de la nation, l’ironie de ce nouveau rituel imposé
devient tragique.193 D’autre part, nous consacrons un budget pharaonique à des projets de construction de
statues colossales, comme celles de Sardar Vallabhbhai Patel en Gujarat et du légendaire héros Maratha
Shivaji, sur un îlot rocheux au large de Bombay.194
Dictatoriale est une épithète appropriée pour de tels travaux de mémoire, qui prennent pour acquis
l’obéissance et l’assujettissement des citoyens à la forme et au choix du mémorial. Une telle version de
l’histoire ne s’appuie pas sur un travail d’archives : on ne cherche ni origines ni vestiges, mais on met l’accent
sur la répétition orale, comme avec la formule Bharat Mata ki Jai (Victoire pour la Mère Inde), ainsi que sur
la dimension concrète des monuments physiques, de préférence nouveaux, sélectionnés pour cimenter un
nationalisme militant. Le monument à Patel est baptisé la Statue de l’Unité et commémore l’homme d’État
surnommé « l’homme de fer indien » pour sa poursuite intransigeante de l’intégration nationale. En tant
que ministre de l’Intérieur aux balbutiements de l’Inde indépendante, il parvient à encadrer l’intégration des
anciens États princiers inféodés à la couronne britannique au sein de l’Union (cela dit, il est aussi l’architecte
de la Partition, une source de profonde détresse pour Gandhi). Nombreux sont ceux à croire que Patel aurait
fait un meilleur Premier ministre que Nehru. Néanmoins, en dépit des critiques reçues de son vivant pour
avoir protégé les musulmans durant les émeutes qui suivirent la fin de la Partition et pour les mesures qu’il
a prises contre les organisations militantes hindoues comme le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), Patel
est devenu assez tardivement une figure emblématique pour la droite hindoue. Le 7 octobre 2010, Narendra
Modi (BJP), alors ministre en chef du Gujarat, a proposé ce mémorial pour marquer sa dixième année en
poste. Subséquemment, dans le cadre d’une campagne conçue pour actualiser la métaphore de l’« homme de
fer », le gouvernement du Gujarat appelle les agriculteurs au don de leurs vieux outils en fer pour la statue
(182 mètres de haut, ce qui correspond au nombre de sièges à l’assemblée du Gujarat), bien que l’on ait appris
ultérieurement que les 5000 tonnes de fer collectées serviraient à une autre partie du projet. Ces plans, qui
se sont multipliés depuis que Narendra Modi est devenu Premier ministre en 2014, sont concurrencés par
l’État voisin, le Maharashtra, qui s’apprête à construire un mémorial plus grand encore (210 mètres) sur un
îlot dans l’océan Indien, initialement proposé dans les années 80, à la gloire du roi guerrier Maratha Shivaji.
Le 24 décembre 2016, le Premier ministre Modi a officiellement consacré les fondations du mémorial avec
l’eau des fleuves de tout le Maharashtra et de la terre de divers endroits symboliques dans la vie de Shivaji.
Il convient de souligner que ce genre d’entreprise cherche à actualiser la mémoire collective en cimentant,
dans tous les sens du terme, la métaphore ou la légende en lui donnant forme. L’utilisation de figures
emblématiques permet de manufacturer une sorte de suprahistoire de la nation, qui passe outre sa définition
moderne pour se rapprocher de celle de V. D. Savarkar pour qui l’hindouïté est le propre de l’identité
nationale.195 Puisqu’il s’agit d’un effort planifié et délibéré, on ne peut pas l’assimiler à une « mémoire vraie, 195. Voir Vinayak Damodar Savarkar, Hindutva,
sociale et intouchée », qui serait, selon Nora, le secret des sociétés prémodernes et que l’histoire a pour « vraie Bombay, Veer Savarkar Prakashan (5e édition), 1969 :
p. 10-12. Pour Savarkar, l’hindouïté et l’Hindouisme
mission » de « détruire ou de refouler ». Au contraire, ils essayent d’implanter une mémoire « dans le concret, sont différents : le premier est un terme plus inclusif
dans l’espace, le geste, l’image ou l’objet », dans des monuments qui, à l’inverse des « lieux de mémoire »196 qui regroupe tous les habitants du subcontinent mais
de Nora (vestiges ou structures anciennes), sont systématiquement créés de toutes pièces. Comme beaucoup rejette, malgré tout, les « envahisseurs étrangers »,
à savoir, les musulmans.
de commentateurs l’ont noté, la généalogie de la nation proposée par l’hindouïté, avec ses clins d’œil à la
tradition et son catalogue d’évènements et de figures, est fondamentalement une invention moderne qui 196. Nora, 1984 : p. 21.
se veut une célébration triomphante dans la continuité du ton positif de son rapport au passé. Plutôt qu’un 197. Nora, 1984 : p. 23-24.
recours nostalgique « [aux] Trois couleurs, [aux] bibliothèques, [aux] dictionnaires, [aux] musées […] [aux]
198. Après l’Indépendance, les monuments coloniaux
commémorations, [aux] fêtes, [au] Panthéon ou [à] l’Arc de Triomphe », que Nora décrit comme des lieux ont naturellement été pris pour cible, mais les conflits
de mémoire français « pathétiques et glacials », nous sommes confrontés à d’immenses réaffirmations de la récents impliquent une variété de sub-nationalismes,
ferveur nationaliste.197 Bien sûr, la contrainte joue un grand rôle dans ces projets, qui ont été remis en question à l’image des Marathas. Une organisation maratha,
la Brigade Sambaji, a répondu violemment à toute
par beaucoup de groupes d’intérêt public, et notamment par des militants écologistes. En effet, la statue de critique de Shivaji ou de ses descendants. Voir l’article
Patel fait face au barrage de Sardar Sarovar, sur le fleuve Narmada, un site controversé en raison de son impact de Shoumojit Barnerjee daté du 3 janvier 2017 et
écologique, devenu un lieu de ralliement pour les manifestants depuis les années 80. Par ailleurs, les pêcheurs paru dans The Hindu : (http://www.thehindu.com/
news/national/other-states/Sambhaji-Brigade-
de Bombay se sont fortement mobilisés pour s’opposer à la construction du mémorial de Shivaji, qui portera vandalises-statue-of-litterateur-R.G.-Gadkari-in-Pune/
sans doute atteinte à la vie aquatique environnante. Aujourd’hui, en Inde, la vie publique des monuments article16982303.ece)
devient un champ de bataille, où les destructions et les dégradations sont des actions symboliques prisées 199. Voir Savarkar, 1969 : p. 12. La querelle sur le lieu
des groupes contestataires.198 Le plus complexe des sites de contestation est peut-être celui de la naissance exact de sa naissance est ancienne. Le 6 décembre
du roi divin Ram Janmabhumi à Ayodhya, en Uttar Pradesh, à mi-chemin entre le lieu de mémoire et ce 1992, une mosquée construite, d’après la tradition,
nouveau nationalisme religieux, puisque Savarkar identifie le règne légendaire de Ramachandra, le héros du par l’empereur moghol Babur (d’où le nom Mosquée
de Babri) à l’emplacement où Shivaji serait né a
récit épique hindou Ramayana, comme le point de départ de la nation hindoue.199 Le gouvernement actuel été détruite par des extrémistes hindous, ce qui
du BJP reste déterminé à construire un temple (le Ram Mandir) sur cet emplacement contesté, bien que déclencha des émeutes partout dans le pays. Pour un
ces plans, marqués par une histoire de conflits communaux, aient été plus ou moins suspendus tandis que aperçu de cela, voir Ashis Nandy, Shikha Trivedy, Shail
Mayaram, et Achyut Yagnik, Creating a Nationality: The
d’autres projets, plus évocateurs du nationalisme ou du subnationalisme militant, prennent les devants de Ramjanmabhumi Movement and Fear of the Self, Delhi,
la scène. Grâce à ce qui apparaît rétrospectivement comme un calcul politique hautement réfléchi, la nation Oxford University Press, 1995.
— à la fois l’idée, le véhicule et le cadre — a été placée au centre du discours public. En effet, la nation est 200. Pour une réflexion historique riche et minutieuse
devenue l’atout maître, la « Trump card », qui permet d’avoir le dernier mot sur tous les sujets, y compris sur ce phénomène, voir Benjamin Zachariah, Playing
sur les questions de religion, de caste, de communauté, de territoire, de classe et de sexe.200 De plus, le terme the Nation Game: The Ambiguities of Nationalism in
India, Delhi, Yoda Press, 2011.
n’étouffe pas ces questions qui pourraient alors recueillir les soutiens de militants pour resurgir brutalement
dans la sphère publique ; il se suffit à lui-même, c’est un argument final, imparable, face auquel tous les autres
doivent se plier. Comme l’a formulé un vétéran du journalisme dans un article publié il y a presque un an
jour pour jour : « Selon la taxinomie nationaliste du Sangh Parivar, les Adivasis d’Inde centrale, les étudiants
dalits (intouchables), les intellectuels de gauche, les militants des droits de l’Homme, une certaine minorité
religieuse, les activistes antinucléaires, ceux qui mangent du bœuf, ceux qui ne détestent pas le Pakistan, les
couples interconfessionnels, les homosexuels et les militants travaillistes sont antinationaux ».201 On aurait
pu ajouter à la liste : presque toute la population du Cachemire.
Mais la nation est aussi une présence puissante, bien que moins définie, dans les représentations d’artistes
comme Kallat, dont le travail converse intimement avec l’histoire par le biais des archives et chez qui le lieu
de mémoire devient un lieu de deuil. L’obsession de Kallat pour les documents et les reliques a donné un
caractère particulier à ses invocations du passé, qui prennent la forme de témoignages textuels plutôt que 201. G. Sampath, « Who is an Anti-National? »,
d’allégories ou d’apparitions. À cet égard, son travail rappelle combien la nation moderne dépend de ce type The Hindu, 17 février 2016 (http://www.thehindu.
de promesses écrites : elle s’ancre dans l’histoire par un processus de documentation qui lui procure un cadre com/opinion/op-ed/Who-is-an-anti-national/
légal et des indications extrajudiciaires. Kallat nous montre matériellement la dérive de ces textes en soulignant article14082785.ece).
leur fragilité et leur éphémérité ; il attire ainsi notre attention sur le fait que ces promesses n’ont de valeur 202. Nora, 1984 : p. 24.
que si elles sont tenues. On ne peut pas compter sur la mémoire : indiscutablement, il n’y a rien d’engageant
du côté de la « mémoire vivante », ce phénomène prémoderne hypothétique postulé par Nora, pas plus que
du côté des répétitions publiques imposées par l’État, comme l’obligation de jouer l’hymne national dans
les salles de cinéma. Il faut alors se résigner avec mélancolie à la disparition inexorable de la mémoire dans
l’archive et au piteux état des lieux de mémoire, dont l’aspect n’évoque « plus tout à fait la vie, pas tout à fait la
mort, comme ces coquilles sur le rivage quand se retire la mer de la mémoire vivante »202. Que cette mémoire
vivante ait existé ou non, indubitablement, en Inde, les arts et les autres formes d’expression culturelle sont à
un stade avancé de délabrement, comme hantés, depuis la destruction de la mosquée de Babri en décembre
1992, suivie des émeutes et des attentats à Bombay. Si Kallat a choisi de se concentrer sur les évocations
textuelles, d’autres ont opté pour des apparitions spectrales, comme le fantôme de Gandhi chez Atul Dodiya,
dans Lamentation en 1997, puis dans Bapu at Rene Block Gallery (Bapu [père, surnom de Gandhi] à la galerie
René Block) en 1998, dans la série d’aquarelles An Artist of Non-Violence (Un artiste de la non-violence) en
1999, et dans des œuvres bien plus tardives, parmi lesquelles des installations avec des rideaux métalliques
peints. Gandhi a une présence persistante dans le paysage artistique depuis l’indépendance.203 Les acteurs
littéraires, par la fiction, peuvent eux aussi invoquer des fantômes pour commémorer la nation. Ainsi, quand
Nalini Malani crée Remembering Toba Tek Singh (Se souvenir de Toba Tek Singh) en 1998-99, une installation
vidéo de 20 minutes qui utilise entre autres des VCD, des écrans de télévision, des cantines métalliques et
des édredons, elle se base sur le classique Tobak Tek Singh (Satire incisive), un récit où Saadat Hasan Manto
dépeint la folie de part et d’autre des deux États-nations durant la Partition. Plus tard, dans son œuvre Mother
India204 (sous-titrée Transactions in the Construction of Pain, à savoir Transactions dans la construction de la
203. Voir, par exemple : Gayatri Sinha, « The
douleur, d’après l’essai éponyme de la sociologue Veena Das) en 2005, une projection vidéo sur cinq écrans
Afterlives of Images: the contested legacies of
synchronisés, elle allie l’imaginaire à l’archivistique. Dans un registre très différent, mais également inspiré Gandhi in Art and Popular Culture », in Deborah
de toute une variété de sources visuelles, littéraires, mythiques et documentaires, Nilima Sheikh présente, Cherry (éd.), The Afterlives of Monuments, London,
entre 2003 et 2010, des rouleaux méticuleusement peints dans l’exposition intitulée Each Night put Kashmir Routledge, 2015 : p. 111-29.
in your Dreams (Chaque nuit, rêvez du Cachemire), d’après un vers du poète cachemiri Agha Shahid Ali. 204. NdT. Mother India, « Mère Inde » ou « Bharat
L’essai de Veena Das, que Malani cite comme sa source d’inspiration, a été publié en 1996 dans la revue Matā » en hindi, est une allégorie de la nation
Daedalus, accompagné d’un commentaire de Stanley Cavell.205 On y trouve une réflexion critique sur la indienne.
naissance violente de la nation indienne, marquée sur les corps des femmes capturées et violées durant la
205. Veena Das, « Language and Body: Transactions
Partition. En examinant trois textes — un passage du philosophe Wittgenstein, le roman Ghare Baire (La in the Construction of Pain », Daedalus, vol. 125:1,
Maison et le Monde) de Rabindranath Tagore, et une autre nouvelle de Manto, « Khol do ! » (« Ouvrez ! ») — Social Suffering, 1996 : p. 67-91; Stanley Cavell,
Das suggère que la nation elle-même a été engendrée pour faire le deuil de cette histoire douloureuse. « Comments on Veena Das’s Essay : Language and
Comment un concept tel que celui de nation, semble-t-elle demander, peut-il être compris face aux violences Body: Transactions in the Construction of Pain »,
et à la sauvagerie vécues par ces femmes ? Elle puise d’abord dans une métaphore employée par Cavell, qui ibid. : p. 93-98.
voit « la philosophie comme un fleuve qui coule entre les deux rives de la métaphysique et du quotidien », où 206. Das, 1996 : p. 68.
la rive du quotidien est proche tandis que la rive de la métaphysique est distante.206 Cette métaphore évoque
nos propres difficultés philosophiques à trouver un langage apte à représenter la souffrance du quotidien. En
revanche, chez Tagore et Manto, on peut comprendre comment le processus d’abstraction dans son ensemble,
duquel résulte un concept comme celui de nation, brouille et supplante les spécificités du chagrin et du deuil
individuels. Il faut se souvenir que Tagore lui-même, chose que Das ne prend pas en compte, rejette ce qu’il
appelle « la forme, arrivée à maturité, d’un formidable appareil de pouvoir à l’appétit surprenant que l’Ouest
a baptisé Nation » et qui a « longtemps prospéré sur le dos d’une humanité mutilée » ; pour lui, il s’agit « d’un
des plus puissants anesthésiants jamais inventés ».207 Quand Tagore qualifie la nation d’anesthésiant, il en
fait une abstraction qui atténue et tempère nos sensibilités, ce qui résonne avec la manière dont Das tente
d’aborder la douleur particulière aux femmes. En s’inspirant de Das, Malani construit aussi une archive de la
souffrance — à l’époque de la Partition, ainsi que depuis l’incendie du train à Godhra en 2002 et les violences
qui l’ont suivi au Gujarat — qu’elle intitule ironiquement Mother India, personnifiant la nation par une
présence maternelle qui souffre depuis toujours et qui endure toutes les violences qui lui sont infligées jour
après jour. Bien sûr, la douleur des femmes n’est que l’un des nombreux types de souffrance qui imbibent tous
les replis de la fabrique nationale, non seulement hier, mais également aujourd’hui, dans un cycle sans fin qui
mêle les déplacements de population, la pauvreté et les opérations militaires au Cachemire et au Nord-Est du
pays, aux luttes pour l’autodétermination, à la loi sur les pouvoirs spéciaux des forces armées (AFSPA), aux 207. Tagore, 1924. Pour un commentaire, voir
crimes contre les Adivasis et à la violence de caste, en passant par les conflits communaux, les insurrections Supriya Chaudhuri, « The Nation and Its Fictions:
armées et l’épuisante oppression ordinaire de l’injustice sociale, de la cruauté et de l’exploitation. De temps History and Allegory in Tagore’s Gora », South Asia:
à autre, le peuple laisse éclater sa colère, et peut-être est-ce cathartique, contre un cas particulier de brutalité, Journal of South Asian Studies, vol. 35:1, 2012 :
p. 97-117.
comme le viol collectif et le meurtre d’une jeune femme à Delhi en décembre 2012, ou le suicide d’un jeune
étudiant dalit (intouchable) expulsé de sa chambre universitaire en janvier 2016, qui symbolise alors un échec 208. Jacques Derrida, Derek Attridge (éd.), « Cette
national qui perdure. Dans ces épisodes, qui, aussi choquants qu’ils soient, se produisent de façon similaire étrange institution qu’on appelle la littérature » in
un nombre incalculable de fois partout dans le pays, la nation se regarde à travers le prisme de catastrophes Thomas Dutoit et Philippe Romanski, Derrida d’ici,
Derrida de là, Paris, Galilée, 2009 : p. 253.
actuelles, elle y voit ce qui ne peut pas être étouffé, les ombres noires des atrocités du passé qui font aussi
partie de l’histoire nationale. 209. Moinak Biswas, « Speaking Through Troubled
Times », Journal of the Moving Image vol. 6, 2007 :
p. 72.
« Il n’y a pas d’histoire sans répétition »208. Par l’impulsion archivistique, on s’efforce d’engager un
dialogue avec le présent en l’exposant à la lumière de l’histoire : l’opération de mémoire culturelle, aussi
fragmentaire et imparfaite soit-elle, permet d’ébranler notre perception linéaire du temps, de sorte que
les textes et les artefacts ont des vies après leur mort qui se déclinent dans de multiples temporalités. D’un
côté, on admet l’art, la littérature et le cinéma dans le « courant qui se joint au présent », comme le formule
Moinak Biswas dans un essai sur le cinéma et l’histoire, mais de l’autre, comme nous l’avons montré, le
passé prend un aspect fantomatique, parfois comminatoire, quand il rencontre le présent, ce qui, par un
effet de défamiliarisation, le rend impénétrable.209 En effet, comment peut-on représenter la nation ? À
mon avis, il s’agit précisément de ce qui échappe ou dépasse la représentation, ce qui explique pourquoi les
mots et les images n’arrivent jamais à la hauteur des équivalences symboliques. C’est cet écart que Kallat
explore en réitérant les textes historiques, en les plaçant, mot pour mot, presque scientifiquement, tel un
conservateur de musée, dans un contexte aliénant et en démantelant leur statut emblématique à travers
des images de violence (l’incinération, les ossements). Simultanément, il nous force à contempler leur
sens et notre propre échec à les mettre en pratique. Il offre une relecture, un redéploiement du passé à
l’usage du présent. S’ils sont mutilés et déformés, les mots demeurent visibles, lourds de souffrance et d’un
potentiel inaccompli. J’irais jusqu’à suggérer que la nation, pour nous, aujourd’hui, ne peut jamais être
vue que sous le signe du deuil : textuellement, grammaticalement, ce n’est pas tant ce que l’on désire, mais
ce que l’on avait désiré. On ne peut l’identifier qu’à travers des documents, des symboles, des slogans et
des images déterrées des archives historiques, mais qui paraissent toujours anachroniques, hors contexte,
comme aphoristique. Dans « L’aphorisme à contretemps », Jacques Derrida revient précisément sur cette
capacité du passé à s’immiscer dans le présent sous forme de répétition, de reprise, par « effet savant de
contretemps : croisement malheureux, par chance, de séries temporelles et aphoristiques »210. Derrida offre
dans cet essai une brève relecture du Roméo et Juliette de Shakespeare, une tragédie du moment inopportun,
210. Jacques Derrida, « L’aphorisme à contretemps »
de l’anachronie ; curieusement, Hindutva de Savarkar commence également par une dissertation sur la in Psyché. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1987 :
dénomination à partir d’une question rhétorique dans Roméo et Juliette. Certes, ce n’est là qu’un détail p. 523.
archivistique, mais peut-être cela illustre-t-il les répétitions de l’histoire.
La promesse d’une nouvelle nation croulait également sous l’énorme fardeau du passé : l’injustice sociale,
l’oppression de caste ou de sexe, les conflits régionaux, les aspirations religieuses, ainsi que les violences
épouvantables et les populations déplacées qui ont accompagné sa naissance. En Inde orientale, nous nous
habituons à appeler les évènements de 1947 deshbhag, Partition. La formation de notre nation moderne s’est
faite dans la souffrance et les lamentations, et cela n’a fait qu’empirer, dirais-je, après un évènement tout aussi
réel que symbolique, l’assassinat du Mahatma Gandhi, que l’artiste Krishen Khanna personnifie en 1948 dans
News of Gandhiji’s Death (« La nouvelle de la mort de Gandhi ») par l’acte de lecture d’une foule, journaux en
mains. Simultanément, on aurait tort d’oublier ou de sous-estimer les espoirs et les efforts investis dans l’idée
de la nation, même s’ils ne se traduisent pas par une confiance en l’État. Peut-être est-ce pour cela qu’il est
nécessaire, bien que douloureux, de revisiter ces textes et ces images du passé. Ce dont on fait le deuil n’est pas
la nation en tant que telle, puisque nous ne pouvons vraiment ni la décrire ni la concevoir : on est endeuillé
pour nous-mêmes, à cause de la distance qui semble nous séparer de ces testaments du passé qui ne nous
apparaissent, aujourd’hui, guère plus que des reliques historiques. Mais parce que ce deuil est principalement
réflexif, pour nous-mêmes plutôt que pour un quelconque objet extérieur, il est similaire en bien des points
à de la mélancolie, telle que décrite par Freud : un état dans lequel nous, et non pas l’insaisissable nation,
sommes vidés intérieurement, ne sachant pas que dire ou que faire pour affirmer ou renier notre nationalité.
Les cérémonies imposées par un militantisme et un culte de la nation, qui opèrent sur la base de l’exclusion
et de la coercition, sont tout aussi creuses : à certains égards, l’un est le revers de l’autre. Après avoir perdu
foi en la capacité de la nation à conserver la confiance de ses membres, on est poussé soit à réexaminer
mélancoliquement les promesses d’hier, soit à embrasser un nationalisme forcené.
Aujourd’hui en Inde, ce nationalisme forcené a pris les devants de la scène, il puise dans le passé pour
mieux proclamer une idée de nation anhistorique, préexistante et éternellement renouvelable qui s’avère
particulièrement destructrice pour nos libertés civiles. Au premier abord, on pourrait penser que ce genre
de manifestations, et l’idéologie fasciste auxquelles elles sont associées, sont l’apanage de la droite hindoue
et à n’en pas douter, nous avons vu, depuis l’accession au pouvoir du gouvernement actuel, des opérations
de répression à grande échelle, aussi bien militaires que politiques, des attaques sur la liberté d’expression
et un harcèlement au nom de la nation des minorités et des groupes défavorisés. L’étiquette « antinational »
est non seulement rentrée dans le vocabulaire courant comme invective, mais aussi dans le vocabulaire
légal comme complément des accusations de sédition ou de crimes contre l’État, pour lesquelles on
arrête des étudiants contestataires (comme Umar Khalid à l’université Jawaharlal Nehru) et des écrivains
reconnus (comme la romancière Arundhati Roy). Jour après jour, l’espace réservé au débat rétrécit comme
peau de chagrin — quant aux opinions divergentes, n’en parlons même pas — tandis que les universités
sont submergées par une culture de surveillance et de contrôle étatique. Néanmoins, je considère que
ces tendances ne sont pas spécifiques au seul nationalisme religieux, mais partagées par diverses formes
d’affirmation nationalistes et de politiques identitaires. Rappelons que Roy a été accusée de sédition pour
la première fois en novembre 2010, sous le gouvernement de l’UPA (Alliance progressiste unie, une
coalition de centre gauche), pour être montée sur une scène avec le chef de file des partis séparatistes du
Cachemire, Syed Ali Shah Geelani, et avoir revendiqué l’indépendance (« azaadi ») de la région. Elle avait
été inculpée en vertu des articles 124 A (sédition), 153 A (exhortation à l’inimitié entre les classes), 153 B
(imputations et allégations préjudiciables à l’intégrité nationale), 504 (insulte avec l’intention de perturber
la paix) et 505 (fausse déclaration, rumeur circulée avec l’intention de provoquer une mutinerie ou de
troubler l’ordre public), interprétés en conjonction avec l’article 13 de la loi de 1967 sur la prévention des
activités illégales. Le recours à la loi anti-sédition héritée des Britanniques n’est que l’un des moments de
rupture où la différence entre État et nation se fait ressentir et où l’on reconnaît l’impossibilité de définir
ce qu’antinational signifie. La nation englobe tous les citoyens, ses ennemis et ses critiques compris, mais
le nationalisme, dans ses manifestations et ses actions publiques, se caractérise presque invariablement
par la coercition, l’exclusivisme et le repli identitaire. À vrai dire, cela tient de la nécessité, car son pouvoir
performatif est lié aux spécificités des caractéristiques, des fonctions et des contenus qu’on lui assigne et
qui resteraient autrement indéfinis. Plus encore que n’importe quel programme religieux, ce nationalisme
performatif implique de recycler des symboles et des slogans emblématiques pour masquer ce qu’il a de vide
ou d’indécis par des figures ou des personnes, généralement par le biais d’une mise en scène du présent.
Alors même que je rédige cet essai, un débat fait rage à propos de la substitution, sur le calendrier de la
Commission du khadi (tissu produit artisanalement) et des industries villageoises, de la représentation
de Gandhi, à l’œuvre derrière un charkha (sorte de rouet) rudimentaire et obsolète, par celle du Premier
ministre Narenda Modi dans la même posture, mais avec un instrument bien plus moderne. On voit donc
que pour Modi, il faut non seulement être identifié avec un programme religieux, mais aussi s’approprier
l’espace de la nation en posant avec ses évocations les plus familières. On ne cherche pas à savoir si Modi
s’assoit fréquemment derrière un rouet, alors que toute la puissance de l’image gandhienne vient de son
authenticité, de notre mémoire (basée sur des photographies et des descriptions) d’une pratique historique
à laquelle il est lié. Tout ce que l’on nous demande aujourd’hui, c’est d’approuver cette substitution qui
tire son pouvoir d’une « performance accomplie » du présent plutôt que d’un vestige ou d’une relique
historique. Pour tous les désaccords sur la convenance de l’image projetée (à savoir un remodelage du Père
de la Nation), une chose est parfaitement claire : il ne s’agit pas pour Narendi Modi de se faire passer pour
le Mahatma Gandhi, mais de le remplacer, remplissant ainsi, ici et là, l’espace vide qu’est la nation. Un
manque de clarté sur la nature de la nation n’empêche pas le moins du monde de faire des affirmations en
son nom, d’attribuer des évènements à une manifestation de ses pouvoirs ou de commettre des crimes pour
sa cause. On nomme ce genre de comportement nationalisme.
Je conclurai donc sur une image qui me semble saisir un élément de — et à propos de — la nation comme
lieu de mémoire, une image qui ne fait référence à aucun évènement historique emblématique, mais qui
s’inscrit dans l’ordinaire. Peut-être cela rappellera-t-il aussi la métaphore du fleuve de la philosophie qui
s’écoule entre les rives de la métaphysique et du quotidien que Veena Das emprunte à Stanley Cavell. En
2005, l’artiste Subodh Gupta présente une exposition de sculpture qui se compose en tout et pour tout
d’une immense barque de pêche keralaise (vingt-et-un mètres de long pour dix mètres de large), aux
planches rongées par le sel, battues par les éléments, et au plancher surchargé d’un enchevêtrement de divers
appareils, ustensiles et mobilier de maison maintenu en place par des cordes en fibre de noix de coco et
du fil de fer. Son œuvre est intitulée, en hommage à un vers du poète soufi Roumi, What does the vessel
contain that the river does not ? (Que contient le navire de plus que la rivière ?) J’ai eu l’occasion de voir cet
objet à New York quelques années plus tard, en 2014, lors d’une exposition d’art indien post-indépendance
appelée After Midnight (Après Minuit) au Musée d’art de Queens. Il m’a alors semblé que notre nation,
telle qu’elle est, ressemble à ce bateau : accablée, hétéroclite, incertaine de sa navigabilité, rafistolée, sans
voix, mais inflexiblement ordinaire, reconnaissable. Je ne suggère en aucun cas une équivalence formelle
ou symbolique — pour autant que je sache, Subodh Gupta n’a fait de commentaire que sur la disparition
progressive des embarcations comme celle-ci dans les bras-morts et les hauts-fonds de la région du Kerala.
Sans prêter d’intention à l’artiste, j’avance néanmoins que, si la nation ne peut pas être représentée, il est
malgré tout possible de s’en rapprocher, tout particulièrement à travers les images du quotidien, qui vont à
l’encontre des récurrences textuelles — et des nationalismes performatifs — que j’ai listées au cours de cet
essai. Dans l’exposition à Queens, la barque était flanquée à droite de Public Notice 1, de Jitish Kallat.
Jitish Kallat
Public Notice 2 redéploie un texte historique sous forme de sculpture : le mémorable discours prononcé par
Mahatma Gandhi à la veille de la « marche du sel », longue de 400 km et qui dura vingt-quatre jours pendant
la lutte pour l’indépendance de l’Inde. Le 11 mars 1930, avant d’organiser la casse de l’impôt brutal sur le
sel institué par les Anglais, Gandhi instaure des codes de conduite pour ses compagnons révolutionnaires.
Il appela à une désobéissance civile radicale, la seule et farouche restriction étant celle du maintien d’une «
paix totale » et d’une « absolue non-violence ».
Le discours comprend plusieurs thèmes qui pourraient aider notre monde malade, rongé comme il est par
l’agression. Dans le monde infecté par la terreur d’aujourd’hui, où les guerres contre le terrorisme sont
menées à l’heure du JT, les voix comme celles de Gandhi nous dévisagent comme des reliques abandonnées.
L’intégralité du discours sera composé d’environ 4500 os reconstitués, aux formes des lettres de l’alphabet.
Chaque lettre de ce discours, comme une relique égarée, produira l’image de la violence dans une clarté
clinique, même si leur chœur collectif plaidera en faveur de la paix.
Dans le contexte indien même, nous avons eu le pire exemple de subversion des mots de Gandhi, en 2002,
au Gujarat, sa région natale. La « marche du sel » et le discours de Gandhi furent évoqués près du site où se
tinrent les émeutes communautaires parmi les plus sanguinaires de l’Inde depuis son indépendance.
Sanjay Kak
« C’est un livre de photographies du Cachemire, prises par des photojournalistes cachemiris au cours des
trente dernières années. Ce sont des décennies tumultueuses durant lesquelles il est devenu impossible
d’ignorer les aspirations d’un peuple depuis longtemps réprimées. ‘Hum kya chahte? Azadi’ ! (Que
voulons-nous ? La liberté !). Un slogan battait la cadence pendant ces années-là, où les cachemiris
commencèrent à s’exprimer comme ils ne l’avaient jamais fait auparavant — lors de défilés publics dans la
rue, de rassemblements massifs dans des lieux de culte et des cimetières, de lancers de pierres protestataires
douloureux, et même dans le sanglant champ de bataille d’une lutte armée.
Ce furent également les années pendant lesquelles la photographie au Cachemire prit son essor, marquant
notamment une rupture avec le passé. S’il existait en effet une pratique antérieure à celle-ci, elle était dominée
par le paysage, et la photographie était perçue comme un accessoire de l’extension du dispositif touristique
et, avant cela, colonial. Les Cachemiris demeuraient eux-mêmes invisibles dans ces photographies... c’est
précisément cette tradition qui a été bouleversée par une nouvelle génération de photographes.
S’il y avait eu 200 000 militaires armés menant une guerre pendant ces premiers temps, surfant sur la vague
d’un soutien populaire, comment se fait-il qu’après seulement quelques années ils aient tous disparu, ne
laissant derrière eux que très peu de traces (à part plusieurs centaines de mazar-e-shohada, cimetières de
martyrs, qui parsemaient les champs) ? Après le début de la violente campagne contre-insurrectionnelle
lancée par l’armée et les forces paramilitaires, au milieu des années 1990, et l’abondance du sang versé au
Cachemire, les récits du peuple devinrent encore plus obscurs. Le travail des photojournalistes semblait
suggérer une manière de recouvrer une mémoire peut-être trop atroce pour la garder vive.
Ce livre raconte la vie et le travail de neuf individus, dont le plus vieux était déjà photographe en 1986, et le
plus jeune n’avait pas 20 ans en 2016. Le cadre dans lequel ces photographes sont placés — celui d’être un
‘témoin’ — n’est pas un cadre fixe, ni toujours transparent quant à sa position. Les preuves recueillies peuvent
être lues de manière multiple et complexe. Ce qui manque est souvent aussi éloquent que ce qui existe.
Avec en tête le flux et le reflux constants d’évènements qui ont tout sauf écrasé le Cachemire et son peuple,
ce livre se veut un repère, un drapeau planté dans un sol contesté. »
— Sanjay Kak, « Introduction », Witness: Kashmir 1986-2016 / Nine Photographers, Delhi, Yarbal, 2016.
Bridal Procession [Cortège nuptial], 2004. Photographie prise par Altaf Qadri. Une future mariée ouvre la marche
du cortège nuptial alors qu’il se dirige à travers un champ de riz vers le futur marié dans le village de
Batkoot, le 3 octobre 2004. Tous droits réservés.
Aftermath of an Encounter [Les conséquences d’un affrontement], 2015. Photographie prise par Showkat Nanda.
Syeda Begum observe l’une des pièces de sa maison, gravement endommagée lors d’une fusillade entre des
soldats et des présumés « militants » dans le village de Ladoora au Baramulla, le 13 août 2015. Tous droits
réservés.
233
REVUE DES FEMMES PHILOSOPHES — N° 4—5
Sanjay Kak
APDP Protest, 2014. Photographie prise par Javed Dar. Des familles de l’Association des Parents de Personnes Disparues
(APPD) se sont réunies au Pratap Park, à Srinagar, le 10 décembre 2014. Depuis quinze ans, le 10 de chaque mois,
l’association demande en public où se trouvent leurs proches. Les défenseurs du droit estiment à plus de 8000 le
nombre de « disparus » au Cachemire, dont la plupart ont été enlevés par les forces gouvernementales. Tous droits
réservés.
234
REVUE DES FEMMES PHILOSOPHES — N° 4—5
Sanjay Kak
Family of the Disappeared [La famille des Disparus], 2016. Photographie prise par Showkat Nanda. Hussain Bibi
et ses enfants dans leur maison, dans un village situé près de la « Ligne de Contrôle », le 10 août 2016. Son mari,
Ahmad Hussain Shah (45 ans) et son fils Nazir Hussain (18 ans), tous les deux porteurs, ont été enlevés chez
eux par des soldats le 15 août 1997. Tous droits réservés.
Protesting Women [Des femmes manifestent], 2008. Photographie prise par Showkat Nanda. Les femmes de Langate
en Cachemire du nord manifestent contre la mort de deux sœurs adolescentes le 4 août 2008. Des manifestations
éclatèrent car beaucoup croyaient que les deux filles étaient victimes d’un complot, parce qu’elles étaient témoins
dans un procès tristement célèbre concernant le viol et l’assassinat d’une jeune fille l’année précédente. Tous droits
réservés.
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REVUE DES FEMMES PHILOSOPHES — N° 4—5
Sanjay Kak
Burial Procession [Marche funèbre], 2008. Photographie prise par Javed Dar. Six membres d’une famille furent
enterrés vivants lorsqu’une avalanche s’abattit sur leur maison après cinq jours de neige ininterrompus dans le
village montagneux de Path Hallan, près de Qazigung, le 8 février 2008. Les équipes de secours de l’armée et
de la police n’ont pu sauver qu’un seul des sept membres de la famille présents dans la maison. Tous droits
réservés.
237
REVUE DES FEMMES PHILOSOPHES — N° 4—5
Sanjay Kak
After the Fire [Après l’incendie], 2012. Photographie prise par Javed Dar. Une femme fait une pause devant sa
maison dévastée par un incendie dans le village de Frislan, après une journée passée à fouiller dans les débris,
aux abords de la station de montagne de Pehlgam, le 25 novembre 2012. Tous droits réservés.
Road to Shamaswari [La route de Shamaswari], 2015. Photographie prise par Azaan Shah. Une femme
passe devant des vieilles maisons du centre-ville le 25 mai 2015. Tous droits réservés.
Pellet Gun Injuries [Blessures au fusil à plomb], 2016. Photographie prise par Yasin Dar
[© AP Images 2017 / Dar Yasin]. Mohammad Imran Parray, blessé par les balles d’un
fusil à plomb tirées par la police lors d’une manifestation, dans un hôpital de Srinagar, le
13 juillet 2016. Le ministre indien de l’intérieur, Rajnath Singh a déclaré que les troupes
armées commenceraient à remplacer le plomb par des capsules remplies de piment pour
contrôler les foules contestataires au Cachemire. D’après les officiels locaux et les docteurs,
l’utilisation de fusils à plomb a tué au moins quatre personnes et rendu plus de
100 personnes partiellement aveugles. Tous droits réservés.
Yashpal Jogdand
traduit par Mathieu Ferry
« L’arme la plus puissante entre les mains de l’oppresseur est l’esprit des opprimés. »
Steve Biko
Qui était Rohith Vemula ? Un examen rapide de sa page Wikipédia vous dira que Rohith était un doctorant
dalit à l’Université Centrale de Hyderabad (Hyderabad Central University, HCU) en Inde et qu’il s’est
suicidé l’année dernière, le 17 janvier 2016. Une recherche Google vous montrera des extraits de différents
articles, de reportages, et de rapports sur les manifestations qui y ont suivi sa mort, sur le rôle joué par le
gouvernement et le vice-chancelier de la HCU, sur le débat pour savoir si le suicide de Rohith se comprend
comme un acte intime ou s’inscrit dans un fait social, si lui-même peut être catégorisé comme dalit, etc. 211. NdT : l’expression « l’accident fatal de la
J’espère que cet exposé va permettre de présenter une version alternative, à savoir que la mort de Rohith naissance » traduit « the fatal accident of birth »,
a été un cas d’extermination systématique — un assassinat institutionnel, de sang-froid. Le « meurtre » de expression de la note qu’a laissée Rohith Vemula
Rohith remet en cause toutes les idées naïves sur le potentiel émancipateur du système éducatif indien. lorsqu’il s’est suicidé (« My birth is my fatal
Rohith rappelle à tous ceux qui partagent avec empathie l’idée de « l’accident fatal de la naissance »211 que ce accident »).
n’est pas seulement une personne qui a été tuée à l’Université Centrale de Hyderabad, mais quelque chose 212. Hannah Arendt, La Vie de l’esprit, PUF, 2013.
d’inestimable que nous partageons tous. C’est cette part inestimable qui appelle chacun à chercher ce que
Hannah Arendt nomme « la vie de l’esprit »212, et c’est elle qui nous rend vulnérable.
Beaucoup d’efforts ont été déployés pour comprendre les atrocités de castes, telles que les violences
extrêmes et les humiliations publiques auxquelles les groupes historiquement opprimés comme les Dalits
sont soumis pour qu’ils se tiennent à leur place dans la société. Mais s’il y a une chose que le meurtre
institutionnel de Rohit a fait ressortir: on ne peut plus ignorer le meurtre des esprits dalits dans les violences
et les humiliations quotidiennes. Celles-ci ne sont pas toujours considérables, sauf dans des cas comme les
atrocités de castes ou les génocides ; elles peuvent aussi être des blessures quotidiennes, qui apparaissent
banales et modérées dans leur intensité, mais sont tout autant fatales. Il est donc important de comprendre
les microprocessus qui contribuent au meurtre des esprits dalits. Dans ce court essai, il ne sera pas possible
d’entrer dans les détails précis de ces microprocessus. Je me concentrerai principalement sur le contexte
éducatif et me bornerai à discuter de la façon dont l’école indienne et la société dans son ensemble contrarient
les aspirations intellectuelles et constituent de sérieux risques pour le bien-être psychologique des dalits.
L’école est un espace et un temps important dans la vie intellectuelle. C’est un espace qui facilite le dialogue, à
la fois intérieur et extérieur. C’est un moment où l’on est exposé aux différentes significations de ce que nous
prenons habituellement pour acquis. Il est plausible d’imaginer que les gens qui aspirent à « la vie de l’esprit »
devraient recevoir leur inspiration dans la salle de classe. Pourtant, pour les Dalits en Inde, l’aspiration à «
la vie de l’esprit » naît d’une activité de lecture autonome et du contact avec des luttes collectives plutôt que
de l’apprentissage à l’école. La caste imprègne l’école indienne et oblitère la création d’un espace où l’on
participe à une activité coopérative de la connaissance en tant que personne égale et digne. Les cours, dans
l’expérience des Dalits, fonctionnent plutôt comme des lieux où l’on se confronte à la réalité brutale de la
caste. Plus un individu dalit se trouve dans un établissement d’enseignement prestigieux, plus le message de
l’école est clair: vous n’appartenez pas à ce lieu. On peut dire avec certitude que l’expérience dalit de l’école
indienne est de l’ordre non de l’épanouissement mais de la survie.
213. Anthony Giddens, The Constitution of Society :
Les écoles indiennes opèrent selon une culture éducative largement fonctionnaliste où l’éducation ne Outline of the Theory of Structuration, Cambridge :
transcende guère la reproduction des relations de pouvoir existantes. Les enseignants exercent un pouvoir Polity Press, 1984, p. 136.
illimité sur le processus de connaissance ainsi que sur les interactions sociales en classe. L’idéologie, le
programme d’études et la pédagogie deviennent des outils par lesquels le pouvoir est utilisé pour assurer
le contrôle social. Giddens observe qu’une salle de classe est un « réceptacle de pouvoir » dans lequel les
enseignants exercent nécessairement « la discipline par la surveillance, [qui] est un puissant moyen de
production d’énergie »213. L’observation de Giddens est pertinente pour comprendre l’école indienne, même
s’il faut préciser que dans les classes indiennes, le pouvoir est souvent généré par la surveillance des identités
sociales plutôt que des personnes.
On peut dire que la caste est l’identité sociale la plus saillante dans les écoles indiennes. Il est important
de reconnaître que la caste est par nature dissimulable. On ne peut pas distinguer la caste d’une autre
personne simplement par son apparence extérieure. Il est donc possible de s’en sortir sans divulguer
sa caste dans certaines occasions. Cependant, la caste est difficile à masquer dans la salle de classe. Des
mécanismes inhérents à l’institution la révèlent : l’enseignant a bien sûr accès à la liste des élèves avec toutes
les informations relatives à leur caste et à leur statut socioéconomique. Avoir une identité qui nécessite une
réflexion stratégique sur sa dissimulation constitue déjà un stress sérieux. De plus, cette dissimulation de
l’identité de caste est rarement possible sans un sentiment de honte.
L’omniprésence de la caste dans les classes indiennes crée un fardeau cognitif et émotionnel pour les Dalits.
Il y a, bien sûr, des cas flagrants d’intouchabilité comme l’évoquent de nombreux poèmes, nouvelles et
autobiographies de Dalits. Grâce à ces récits, nous savons qu’ils sont exclus et maintenus physiquement à
l’écart dans la salle de classe, qu’on s’adresse à eux de manière méprisante, ou encore qu’on les fait souffrir
verbalement et physiquement. Mais pour vraiment se rendre compte des formes d’exploitation liées à la
caste, il faut aussi détailler les manières subtiles dont l’intouchabilité se fait psychologique. En fait, il faut
faire une distinction entre l’intouchabilité physique et l’intouchabilité psychologique.
En particulier, la perspective de l’identité sociale214 en psychologie sociale a montré que le soi fonctionne
plutôt comme un système dans lequel les individus se construisent à différents niveaux d’abstraction. On
peut se définir par son identité individuelle, c’est le « je » contre « les autres », mais il est aussi possible de
se définir par son identité sociale, comme membre d’une catégorie, « nous » contre « eux ». Les deux sont
des moyens valables et pertinents de se définir et de se rapporter aux autres. Les individus ont souvent accès
à une pléthore d’identités sociales, qui deviennent saillantes dans des situations différentes, en fonction de
facteurs liés à l’interaction entre le contexte individuel et le contexte social. Au moment où j’écris cela, je
me catégorise comme un universitaire, mais quand je regarde un match de football, je me considère comme
un fan d’un club de foot. L’auto-présentation ou, comme les théoriciens de l’identité sociale l’appellent,
« l’auto-catégorisation » est fluide, variable et dépend beaucoup du contexte. Je peux faire partie d’un
groupe physique comme un attroupement dans un centre commercial, mais cela ne signifie pas que je
sois impliqué psychologiquement comme lorsque je participe à une manifestation. En ce sens, je peux être
membre d’une certaine caste dans la société indienne, mais cela ne signifie pas que cette appartenance soit
psychologiquement pertinente pour moi ou que je m’identifie psychologiquement à mon groupe de caste.
Ce que ma caste signifie pour vous pourrait ne pas vouloir dire la même chose pour moi. Par conséquent, 215. Evan P. Apfelbaum, Samuel R. Sommers
les individus maintiennent (ou devraient être autorisés à maintenir) une autonomie par rapport à leur et Michael I. Norton, “Seeing race and seeming
auto-catégorisation. Quand nous sommes membres de groupes dévalorisés dans la société, l’autonomie de racist? Evaluating strategic colorblindness in
l’auto-catégorisation est souvent sous pression. social interaction,” Journal of personality and social
psychology, 95.4 (2008): p. 918; M. I. Norton, S. R.
Sommers, E. P. Apfelbaum, N. Pura et D. Ariely, “Color
Le premier cas que je veux mentionner est une situation dans la classe où la référence à la caste est totalement blindness and interracial interaction: Playing the
évitée, pour paraître moderne, sans préjugé, et juste. En nous appuyant sur la recherche autour du daltonisme political correctness game,” Psychological Science,
stratégique215, nous pouvons appeler cette situation une caste-cécité stratégique. Le deuxième cas est l’inverse 2006, p. 949-953.
du précédent. Les psychologues sociaux appellent cela l’effet de projecteur minoritaire216. C’est une situation 216. Jennifer Randall Crosby, Madeline King,
où une remarque directe ou indirecte est faite à propos d’un groupe social faisant ressortir l’appartenance Kenneth Savitsky, “The Minority Spotlight Effect,”
à un groupe, conduisant ceux qui en sont membres à se sentir comme si tous les yeux étaient braqués sur Social Psychological and Personality Science, 2014, p.
eux et à ressentir le poids de la responsabilité de répondre au nom de leur groupe. Le troisième cas peut être 743-750.
qualifié de ciblage stratégique de l’identité sociale217. À l’école, un enseignant peut se référer à un étudiant en 217. Yashpal Jogdand, Humiliation: Understanding
invoquant son identité personnelle (par exemple, vous êtes paresseux, impertinent, etc.) ou bien en invoquant its nature, experience and consequences, Doctoral
son identité sociale (vous, les Dalits, vous êtes paresseux, vous n’êtes jamais responsables, et ainsi de suite). dissertation, University of St Andrews, 2015.
La référence à l’identité sociale est plus grave en tant que remarque négative que la référence à l’identité
personnelle. Il n’est pas nécessaire de faire quoi que ce soit pour en subir les conséquences. Lorsque l’identité
sociale est ciblée négativement, on souffre simplement parce qu’on appartient à ce groupe et rien d’autre.
Ces trois cas représentent des dangers d’identité que les Dalits éprouvent à l’école et dans la société.
L’aveuglement stratégique à la caste nie la victimisation historique des Dalits et suggère à leur égard une
distance psychologique comme objets de culpabilité ou comme agents de nuisance. Les deuxième et troisième
cas empiètent sur l’autonomie nécessaire à un individu dalit pour surmonter son auto-catégorisation. Pour
paraphraser Cornel West, ce sont les situations qui ouvrent les blessures ontologiques d’une identité sociale
stigmatisée. Les écrivains dalits ont fait référence (à juste titre) à ces expériences comme à des expériences
d’humiliation. En ce sens, l’humiliation ne fait pas partie de la violence institutionnelle mais s’infiltre dans
les interactions quotidiennes sous la forme de micro-agressions subtiles218 contre les Dalits. Dans cette
perspective, Rohith Vemula n’a pas été tué lors d’un incident ponctuel, mais graduellement au travers de
micros-agressions quotidiennes.
Le récit du sociologue allemand Wolfgang Sofsky (2013) sur « l’organisation de la terreur » dans les camps de
concentration nazis fait écho à l’expérience dalit219. Sofsky oppose les conditions du camp de concentration
de Dachau alors tout récent en 1933 et les conditions douze ans plus tard, en 1945, lorsque la quarante-
deuxième division arc-en-ciel de l’armée américaine libéra Dachau. L’une des choses frappantes que note 218. Voir Derald Wing Sue, Microaggressions in
Sofsky est que les relations sociales entre les prisonniers juifs et les gardes SS étaient cordiales au départ : les everyday life: Race, gender, and sexual orientation,
gardiens et les prisonniers discutaient entre eux, partageaient des cigarettes, mangeaient le même repas, les Hoboken, NJ: John Wiley & Sons, 2010.
prisonniers ne portaient aucun uniforme et n’étaient pas forcés d’agir contre leur gré. Vingt ans après, voici 219. Wolfgang Sofsky, The order of terror: The
ce que l’on voyait : concentration camp. Princeton, NJ: Princeton
University Press, 2013.
Tous les cadavres décharnés portaient les stigmates de la famine. Beaucoup de ceux qui n’étaient pas encore 220. Sofsky, p. 4-5.
morts avaient atteint un tel état de faiblesse que leur survie paraissait impossible. Le crématorium et les
chambres de torture se trouvaient en dehors de la zone réservée aux détenus. Dans une proche forêt, les
prisonniers avaient édifié, sous la surveillance des SS, un nouveau bâtiment. À l’intérieur, dans les deux
salles utilisées comme chambres de torture, on avait empilé à peu près 2000 cadavres. Dans le crématorium
proprement dit, il y avait des crochets auxquels les SS suspendaient leurs victimes quand ils voulaient les
rouer de coups ou les martyriser d’une autre manière220.
Il est possible que j’accentue la ressemblance entre l’expérience d’un génocide et celle de l’humiliation
quotidienne. Mais « l’organisation de la terreur » dans le camp de concentration et la pratique de
l’intouchabilité psychologique sont toutes deux également coupables d’un point de vue moral et politique. Il
est important de noter que l’on rencontre la même question dans les deux contextes : comment les relations
sociales peuvent-elles changer de façon si spectaculaire qu’il devienne facile d’humilier et de faire souffrir
psychologiquement les autres ? Répondre à cette question exigerait une compréhension approfondie de
la psychologie de la tyrannie et du mal221. Cependant, nous pouvons commencer par l’une des catégories
conceptuelles parmi les plus fondamentales pour comprendre la question ci-dessus : le préjugé.
En Inde, les chercheurs accordent une grande attention à l’examen des causes de l’échec scolaire, à la faible
réussite des élèves dalits. L’expérience des préjugés subis par ces élèves est souvent une explication importante 221. Pour une discussion intéressante, voir Alexander
de l’écart de réussite entre les élèves de castes supérieures et les Dalits222. S’il est important de se concentrer Haslam et Steve Reicher, “Beyond the banality of evil:
Three dynamics of an interactionist social psychology
sur les Dalits en tant que victimes de préjugés, cette explication a ses limites. Le déploiement même du
of tyranny,” Personality and social psychology bulletin,
concept de préjugé dans la compréhension de la discrimination de caste en général, et de la sous-performance 2007, p. 615-622.
des étudiants dalits en particulier, est en fait problématique. Il semble que nous suivions encore une
222. Par exemple, Geetha Nambissan, “Equity in
conceptualisation d’avant la Seconde Guerre mondiale, alors que le classique de Gordon Allport, The Nature
education? Schooling of Dalit children in India”,
of Prejudice, publié en 1954, a marqué un changement de paradigme fondamental dans la compréhension Economic and Political Weekly, 1996, p. 1011-1024.
des préjugés223. Avant la contribution séminale d’Allport, le préjugé était compris en termes de « différence ».
En quoi certains individus et groupes de la société sont-ils « différents » et, par conséquent, confrontés à la 223. Gordon Allport, The nature of prejudice, Addison
Wesley, 1954.
discrimination ? Adoptant une perspective perceptuelle et cognitive, Allport a soutenu que le préjugé ne
porte pas sur la différence mais sur la perception de la différence. Cette perspective se focalise non plus sur
la cible du préjugé mais sur celui qui perçoit le préjugé. La question n’est plus de savoir comment certaines
personnes sont différentes et en quoi cela constitue un problème, mais comment certaines personnes sont
perçues comme différentes et comment de telles perceptions constituent un problème. Le préjugé, en ce sens,
concerne la perception infondée d’une différence concernant les membres des groupes défavorisés de la
société. C’est un point important dont nous devrions nous souvenir en pensant aux préjugés de caste.
Justifier l’humiliation des autres, la souffrance morale et la douleur qu’on leur inflige, dépend de la création
d’une perception de la différence. Cette perception de la différence est enregistrée à travers divers stéréotypes
négatifs concernant les groupes défavorisés, par exemple l’idée répandue que les Dalits, les Afro-Américains
et les femmes sont inférieurs intellectuellement. Dans le cadre indien, en particulier dans les établissements
d’enseignement de premier plan, les étudiants dalits sont perçus comme des représentants du système des
castes, lequel serait maintenu en vie uniquement en raison de dirigeants politiques rusés et d’une politique
de discrimination positive inutile. Les étudiants dalits, par conséquent, ne sont pas considérés comme
occupant une place légitime dans la salle de classe, mais comme la caution d’une histoire et d’une politique
que personne ne veut assumer. Ces problèmes affectent l’enseignement. La présence même des étudiants
dalits au sein de l’institution scolaire est ressentie comme illégitime, parce que leurs parents, qui sont la
première génération éduquée, affichent de manière ostentatoire leur réussite économique, par exemple
avec la possession d’une voiture, ou occupent des postes de hauts fonctionnaires. Quand les étudiants dalits
se politisent en se familiarisant avec la pensée et la lutte révolutionnaire d’Ambedkar, Phule et Marx, ils
deviennent des fauteurs de troubles qui doivent être tenus à distance. Ainsi, l’intouchabilité continue, au
moins de manière psychologique sinon physique. 224. Ernest Harsch, South Africa: White rule, black
revolt. New York: Monad, 1979.
Bien que Gordon Allport ait eu raison de mettre l’accent sur la perception des préjugés, il a peut-être manqué 225. Stephen Reicher, “Rethinking the paradigm of
de noter que les préjugés peuvent parfois être plus qu’un problème de perception. Cela peut aussi être prejudice,” South African Journal of Psychology, 2007,
un problème d’intention. Les préjugés peuvent être intentionnellement mobilisés pour paralyser certaines p. 825.
catégories de personnes. Harsch224 montre qu’au XIXe siècle, en Afrique du Sud, lorsque les colons blancs
ont commencé à découvrir de l’or et des diamants, ils avaient besoin des fermiers noirs pour travailler sous
terre. Pour le justifier, les colons ont alors mobilisé le préjugé du « noir paresseux » qui n’est pas capable
de gérer les terres. Cela s’est avéré être un outil puissant dans la création d’une prophétie auto-réalisatrice
pour les fermiers noirs, qui a finalement conduit à leur expropriation. Comme le souligne le psychologue
social, Stephen Reicher, « le problème avec le préjugé n’est pas tant qu’il est faux, mais qu’il devient trop
souvent vrai »225. Les étudiants dalits vivent ainsi dans le danger perpétuel que le préjugé ne se transforme
en prophétie auto-réalisatrice.
Nous avons examiné comment certaines croyances, attitudes, arrangements et comportements institutionnels
désavantageaient les Dalits à l’école comme dans la société. Nous avons tenté de comprendre comment
l’école indienne fonctionne comme un lieu d’humiliation pour les Dalits. Nous avons également analysé la
dynamique des préjugés et des micro-agressions qui constituent une menace sérieuse pour les aspirations
intellectuelles et le bien-être psychologique des étudiants dalits. Je pense que toute cette discussion témoigne
de la nécessité urgente de s’occuper du problème du castéisme dans la société indienne. On sait depuis
longtemps que le racisme agit comme un facteur de stress majeur pour les Afro-Américains aux États-
Unis et qu’il constitue une menace sérieuse pour leur performance scolaire et leur santé mentale226. Dans le
contexte indien, cependant, il n’y a pas de compréhension théorique claire du castéisme. Les dirigeants et
les intellectuels ont contourné le problème du castéisme sur le plan tant théorique que politique.
Enfin, et ce n’est pas le moins important, même si nous devons développer la théorie, appliquer des politiques
contre le castéisme et développer des ressources professionnelles pour aider les victimes, il est également
important de ne pas perdre de vue le problème d’ensemble. Il faut comprendre que s’attaquer au castéisme
implique aussi de remettre en cause la structure même qui produit et reproduit les catégories de caste et les
relations de pouvoir. Sans l’objectif plus large de l’anéantissement des castes d’un point de vue systémique,
le soutien aux victimes revient à traiter les symptômes plutôt que la maladie elle-même. Cet objectif, alliant
à la fois l’attention pour l’esprit individuel et une dimension collective, est important pour donner un sens
à Rohith Vemula dans la mémoire collective de la société indienne. Rohith a non seulement permis à la
société indienne de se rendre compte de l’érosion quotidienne des esprits dalits, mais il a également mis en
évidence le besoin d’une résistance collective et d’un leadership jeune. Comment pouvons-nous contester
l’érosion ? Comment pouvons-nous faciliter la participation et le leadership pour une société meilleure et
plus respectable ? Steve Biko a souligné l’importance de prendre soin de l’esprit des opprimés car il peut
devenir une cible et un outil faciles pour les oppresseurs. Nous pouvons commencer par prendre Biko au
sérieux.
Anand Teltumbde
résumé par P. D.
Le mouvement nationaliste et l’idéologie Hindutva mettent en rapport deux groupes opposés : d’une
part le RSS, l’organisation nationaliste revendiquant les valeurs hindoues à travers des actes de
violence, et d’autre part les Dalits qui en sont victimes. L’auteur postule que seules les victimes de
l’oppression Hindutva seraient capables, par la résistance, d’y mettre fin.
Comment rendre compte de la violence croissante en Inde contemporaine ? L’auteur de cet article
tente d’y répondre selon deux axes de réflexion : d’une part le système de caste qui va au-delà de
l’hindouisme et qui détermine l’organisation de la société indienne, et d’autre part l’intolérance dans
les rapports entre les différentes communautés religieuses.
O discurso sobre violência na Índia muitas vezes vem acompanhado de um predicado. Os predicados da
violência são tratados na forma de marcadores sociais228 indicando um direcionamento social da violência.
A violência na Índia é discutida sob os predicados de « violência contra as mulheres », « violência contra
227. Mariana Alves possui graduação em
muçulmanos », « violência contra dalits », « violência contra grupos tribais », « violência contra transexuais » antropologia social pelo Goldsmiths College,
e em diversos outros predicados. O discurso sobre violência no país relaciosna os crimes às suas vítimas Universidade de Londres, mestrado em sociologia
específicas. Propomos, neste artigo, um duplo intento: na primeira parte, propomos uma análise de como a pela Universidade Estadual de Campinas, Unicamp,
violência, com seus predicados específicos, é tratada no discurso oficial do governo indiano. Neste momento, e doutorado em andamento em sociologia pela
o artigo irá discorrer sobre os ganhos de representatividade dos movimentos sociais, uma vez que fora por Unicamp. Foi pesquisadora visitante no Institute for
meio de suas lutas que os predicados da violência passaram a integrar a agenda nacional. Porém, há certos Social and Economic Change, ISEC< em Bangalore,
Índia, e no Center for Postcolonial Studies,
predicados, amplos e altamente significativos na sociedade indiana, deixados de fora do discurso oficial de Universidade de Londres.
análise e combate à violência. Trabalhando com certos pressupostos pós-coloniais, lidando diretamente
com as políticas do discurso, este artigo irá discutir a violência discursiva decorrente do ato de silenciar. 228. A teoria feminista indiana, sobretudo a
de Gayatri Spivak e Nivedita Menon, classifica
gênero, casta, classe, raça e religião como « social
Na segunda parte do artigo, seguimos na esteira da proposta de repensar o cânone das ciências sociais, location », mediadores de relações de dominação e
repensando os usos e o vigor das grandes generalizações e dos conceitos universais da teoria social, seguindo violência. Este conceito é relacionado ao feminismo
lições importantes levantadas provavelmente por todos os grandes pensadores indianos desde o século dezenove, negro que opera com a proposta metodológica
no que eles chamam de uma crítica ao pensamento ocidental. Questionar o uso generalizado e universal do de interseccionalidade, como desenvolvido pela
jurista Kimberlé W. Crenshaw (1989). Utilizaremos
pensamento ocidental não significa, porém, um confinamento à sua própria sociedade. Ao contrário, esta
o conceito de « social location » traduzido por «
crítica abre outras possibilidades de lidar com a diferença. Este artigo irá entrar nesta discussão questionando a marcador social » sintetizado na forma de predicados
violência como ponto de partida para análises comparativas. O argumento que será desenvolvido é o de como da violência.
as generalizações em estudos comparativos pode auferir legitimidade a certos aspectos da violência, silenciando
questões importantes. O artigo irá seguir propondo uma análise comparativa com potencial de abarcar as
diferenças, abrindo mão das generalizações e de certos conceitos universais. Os estudos comparativos, desta
forma, não teriam a intenção de hierarquizar a violência em diferentes sociedades; seria uma forma mais
próxima de um diálogo intercultural da violência. Dado o curto escopo deste artigo, propomos uma reflexão
inconclusiva, entrando na discussão sobre violência na Índia pelo ponto de vista de uma pesquisadora brasileira
extremamente interessada na possibilidade de engajar em novas formas de produção do conhecimento e,
sobretudo, na possibilidade de um diálogo com o pensamento social indiano.
* * *
As ciências sociais, e o pensamento social indiano como um todo, integram uma grande tradição intelectual
que visa tratar a estratificação da sociedade, seja no intuito de entender como se dá a unidade cultural
meio a imensa diversidade, seja em analisar como a diferença é normatizada. O que aprendemos com
a sociologia indiana, desde Ghurye, Srinivas, Dumont, aos mais recentes teóricos como Bipan Chandra,
Partha Chatterjee, Gyan Pander, Deepesh Chakrabarthy e tantos outros, é que as ações sociais se relacionam
a predicados, na forma de que todo ato é relacionado a um outrem específico. Esse outrem não é homogêneo,
não é aleatório: é mulher, homem ou trans, é membro de alguma casta, de alguma religião, fala certa língua,
e vem de certa região. Na complexidade da cultura indiana, dificilmente é possível traçar análises amplas
que se desdobrem em conclusões englobantes e gerais.
Se as ações sociais não são neutras, se os predicados são cruciais para compreender a sociedade indiana,
com a violência não poderia ser diferente; a violência é um ato político. Os atos de violência não são neutros,
assim como não são neutros as vítimas e os agressores. A violência é parte da sociedade, e é nutrida pela
cultura, pelo sistema de castas e pela religião; a violência não é um ato extraordinário, é parte integrante da
sociedade indiana. No campo de discursos múltiplos, é importante compreender as razões na escolha de
certos predicados e não outros, expondo, com isso, as políticas da violência.
Nesse sentido, a teoria pós-colonial indiana desenvolve o conceito de subalternidade, que abarca e generaliza
de forma particular as políticas da opressão e da subordinação nas linhas dos predicados a que aludimos.
Podemos dizer que, em linhas gerais, o conceito de subalternidade foi desenvolvido por Ranajit Guha, no
coletivo Subaltern Studies, ampliando e transformando o conceito elaborado por Antonio Gramsci. Porém,
o elabora de tal forma que é possível pensar em conceitos híbridos que pouco ressoam seu significado
primordial.
Ranajit Guha define subalternidade como « a name for the general attribute of subordination in South Asian
society whether this is expressed in terms of class, caste, age, gender and office or in any other way »229. Nesta
perspectiva, os subalternos não necessitam ser, ainda que em muitos casos sejam, uma minoria, seja de
casta, seja étnica, religiosa, linguística ou regional, assim como não necessitam ser a parcela mais desprovida
economicamente. No artigo Subaltern Studies: Deconstructing Historiography (1988) e no seguinte Can
the Subaltern Speak (1989), Gayatri Spivak entra no debate sobre subalternidade ampliando o conceito,
com foco nas relações de gênero. Por esta perspectiva, o caso das mulheres se torna exemplar ao mostrar 229. Ranajit Guha, Elementary Aspects of Peasant
como um grupo que compreende praticamente metade da população existe na condição de subalternidade, Insurgency in Colonial India, Oxford University Press,
subordinado a uma dupla via de opressão, seja pelas elites (assim como os homens subalternos), seja pelos 1983.
membros masculinos de seu próprio grupo social. Violência contra as mulheres, na Índia e alhures, não
se restringe às mulheres de castas baixas e baixo poder econômico, abarcando também as mulheres das
castas mais altas, sujeitas a diversas modalidades de violência doméstica e a outras formas de violência de
gênero, muitas destas modalidades amplamente legitimadas no discurso hegemônico masculino (hindu
e muçulmano). Por outro lado, por ser um conceito amplo, que se define por sua oposição a um discurso
dominante, o conceito de subalternidade não busca englobar todos os subalternos em um grupo, em um
único processo de subordinação por um único discurso dominante. Se todas as mulheres são subalternas,
certamente umas são mais subalternas que outras; trava-se uma relação direta entre privações econômicas
e os predicados sociais.
Movimentos sociais, sobretudo das mulheres e dos dalits nas décadas de 1980 e 1990, criticaram
enfaticamente as políticas em torno dos predicados da sociedade indiana. Estes movimentos sociais são
herdeiros do pensamento brilhante e corajoso de Ambedkar. Na visão de Ambedkar, uma sociedade justa
seria uma sociedade sem castas, com igualdade de gênero, e onde os predicados fossem anulados em nome
de um código civil unificado. Para tanto, Ambedkar afirmava que uma reforma social deveria ser prioridade
na agenda nacional, antes de qualquer outra reforma, seja política, econômica ou religiosa. Ele não viveu
a tempo de ver grandes mudanças na sociedade indiana, mas sua contribuição para os grupos subalternos
dentro e fora da Índia fora concreta e prática. As políticas de ação afirmativas, com o intuito de fechar uma
lacuna milenar de desigualdade, são heranças de sua intervenção política quando primeiro Ministro da
Justiça da Índia independente. A Índia foi o primeiro país no mundo a implementar o sistema de reserva de
cotas nas universidades públicas e postos de trabalho estatais.
As políticas dos predicados são uma constante nas agendas dos movimentos sociais indianos. O coletivo
Subaltern Studies, com sua devida relevância no chamado pensamento pós-colonial, com métodos de
análises que influenciaram um grande número de pesquisas sociais dentro e fora Índia, formou-se em um
momento de ebulição dos movimentos sociais na Índia nas décadas de 1980 e 1990. O coletivo teve o mérito
de amplificar internacionalmente uma discussão extremamente relevante levantada pelos grupos sociais na
Índia.
Uma vitória importante dos movimentos sociais foi a Mandal Commission; uma comissão organizada pelo
governo central com o objetivo geral de mapear a desigualdade do país. Em 1979 o primeiro-ministro
Morarji Desai encomendou o estudo, estabelecido com o objetivo geral de elaborar medidas de inclusão
desses grupos, institucionalizando as ações afirmativas com base no critério de castas e grupos étnicos.
Em um primeiro momento, a Comissão tinha por objetivo levantar dados acerca dos dalits, chamados de
« scheduled caste » (SC), para poder elaborar ações de inclusão. Mas logo em seguida, outros setores da
sociedade civil iniciaram um movimento para inclusão nos programas de reservas de cotas, reivindicando
que não eram somente os dalits que estavam em situação desfavorável por razões que remetem às castas.
A pressão destes grupos, principalmente de membros da casta Shudras, assim como de grupos tribais,
culminou em uma série de tumultos violentos entre os anos de 1980 e 1990. Como consequência, foram
incluídos nas listas governamentais os grupos tribais, intitulados « scheduled tribes » (ST), e outras castas
menos favorecidas englobadas na categoria ampla de « Other Backward Castes » (OBC).
Os grupos favorecidos pela comissão Mandal, os dalits (SC) e os grupos tribais (ST), juntos representavam à
época 23,5 por cento da população total do país; ainda, a comissão calculou um adicional de 52 por cento da
população como parte de outras castas menos favorecidas (OBC). O número total de indivíduos classificados
em categorias que os fazem aptos a reivindicar as reservas de cotas acabou somando um total de três quartos
da população total da Índia. Seria inviável propor ações afirmativas para toda esta parcela da população do
país. A Suprema Corte Indiana determinou que as reservas de cotas não podem ultrapassar a marca dos 50
por cento da população. Com isso, a comissão recomendou a reserva de cotas para apenas 27 por cento da
população classificada por Other Backward Caste. Os grupos muçulmanos foram os mais desfavorecidos
neste corte. As minorias religiosas pertencentes às religiões não indianas (muçulmanos em sua maioria,
cristãos e parsis em menor proporção) não entraram no relatório como uma categoria específica, pois
justificava-se que a estas minorias religiosas específicas, a Constituição já proveria leis especiais voltadas
para salvaguardar seus direitos. As minorias religiosas contempladas nas políticas de reserva de cotas são os
membros das religiões indianas, sendo eles sikhs, budistas e jainistas.
As mulheres não entraram no relatório como uma categoria específica. Ainda que exista um movimento
de mulheres reivindicando inclusão nas categorias de SC e OBC específica às mulheres para que as
oportunidades das políticas de reserva de cotas sejam ampliadas, muito pouco se avançou desde então. A
justificativa do governo indiano é a de que os critérios utilizados para determinar se um grupo pertenceria
à categoria de SC ou OBC levavam em consideração os níveis de educação, acesso a saúde e ao mercado
de trabalho das mulheres destes grupos. Identifica-se, portanto, que a posição social das mulheres de um
grupo é diretamente determinante ao status social de um grupo particular. A discussão gira em torno da
subalternidade de um grupo específico; não a de que exista desigualdade de gênero dentro de um mesmo
grupo.
O governo indiano disponibiliza anualmente, desde 1953, análises estatísticas sobre violência no país.
O National Crime Records Bureau, NCRB, é um órgão atrelado ao ministério do Home Affair, e produz
estatísticas sobre violência com base em crimes reportados à polícia, por meio dos First Information Reports
(FIR), o equivalente ao nosso Boletim de Ocorrência. Até a década de 1990, o Bureau analisava as estatísticas
de crimes contabilizando o total da população.
Como resposta às agitações em torno da Comissão Mandal e ao movimento feminista da década de 1990,
o Bureau passou a reconhecer a existência de um direcionamento da violência. Um dos aspectos centrais
da comissão Mandal ao classificar os grupos subalternos era o de que a condição de subalternidade é
diretamente ligada à violência exercida contra estes grupos. Da mesma forma, o movimento feminista,
com respaldo intenso no Ocidente, reivindica uma atenção especial ao que se refere à violência contra as
mulheres. Dentro deste cenário, a partir da publicação do relatório referente a 1992, o Bureau passou a
elaborar uma seção específica voltada a crimes contra as mulheres que, além de ressaltar a existência de
uma modalidade específica de violência, muitas delas não reconhecidas como crime, o Bureau passou a
enfatizar a violência ao contabilizar as ocorrências no total da população de mulheres, e não no total geral
da população.
Da mesma forma, após 1994, o Bureau passou a elaborar uma seção voltada a crimes contra indivíduos
das castas menos favorecidas, as castas classificadas como tais, pela Comissão Mandal. Nesta perspectiva,
ficou ressaltado que, nos critérios que engendram um grupo subalterno, a violência é parte integrante. Da
mesma forma, no caso das castas menos favorecidas, a violência passou a ser contabilizada pelo total da
população das castas em questão, e não pelo total geral da população indiana. Desta forma, as estatísticas se
aproximam um pouco mais da realidade.
Não é o foco deste artigo refletir sobre a questão importante de quantos crimes de fato vêm a se tornar um
FIR, e entendemos que, por inúmeras razões, muitos crimes não são reportados à polícia. Ainda assim, a
tentativa de lidar com as estatísticas da forma proposta pelo Bureau indiano prove um horizonte plausível
de análise.
Na sessão de Crimes Violentos do Relatório do Bureau de 2013, um dos crimes destacados com maior
incidência no país são os crimes de Riots, os tumultos coletivos230. Os tumultos estão no topo dos índices
de crimes violentos, com mais de 72 mil incidentes em 2013, e os homicídios vêm bem depois, com 33 mil
incidentes.
230. Os tumultos oscilam, juntamente com os
sequestros, como os crimes de maior incidência na
Os tumultos são modalidades criminais que necessitam de atenção especial pois sua definição precisa não é Índia desde que passaram a integrar a aba de crimes
claramente elaborada pelo Bureau. Antes de 2006, os tumultos se enquadravam na categoria de Crime Contra violentos em 2006.
a Segurança Pública, e somente após esta data os tumultos passaram a integrar a aba de Crimes Violentos.
No Relatório do Bureau de 2006, não havia menção alguma a nenhum predicado que caracterizasse os
tumultos, ou seja, não havia menção se os tumultos eram organizados por grupos específicos, seja de
casta, religião, ou quaisquer outros, tampouco era especificado quais eram as vítimas dos tumultos. Nos
Relatórios de 1992 e de 1994, o Bureau apresentou uma discussão elaborada justificando a entrada de novas
categorias de crimes contra as mulheres e crimes contra membros das castas baixas. Quando os tumultos
passaram a integrar a aba de Crimes Violentos, não houve justificativa, tampouco explicação, dos motivos
que levaram a mudança: um crime que antes era classificado por Crime Contra a Segurança Pública passou
a ser classificado por Crime Violento. O que mudou? O Bureau não fornece uma justificativa.
Nos Relatórios publicados entre 2006 e 2013, não há explicações claras e sucintas do que vem a ser um
tumulto, tampouco quem são seus agentes. E o mais relevante: o Bureau não deixa claro, como faz com
as outras categorias de crimes violentos, quem são as vítimas dos tumultos. Da mesma forma, o Bureau
não deixa claro se, caso um tumulto leve a um homicídio, o FIR será elaborado como homicídio ou como
tumulto, pois os First Information Reports só consideram um crime por FIR, se o tumulto desencadeia um
homicídio, intuímos que o FIR será o de um homicídio, e o tumulto em questão não entrará nas estatísticas.
Mas isso é suposição, pois o Bureau não clarifica esta, e outras questões.
Os tumultos são definidos nos artigos 147, 148, 149, 150, 151 e 153 do Código Penal indiano (IPC). Estes
incidentes são definidos da seguinte maneira:
Whenever force or violence is used by an unlawful assembly, or by any member thereof, in prosecution
of the common object of such assembly, every member of such assembly is guilty of the offence of
rioting.
Em tradução livre, os riots são definidos por uma reunião de pessoas (ou membros desta reunião),
aglomeradas de forma ilícita, usando da violência com o objetivo de acusar, ou julgar um objeto comum a
este grupo.
Fourth — By means of criminal force, or show of criminal force, to any person, to take or obtain
possession of any property, or to deprive any person of the enjoyment of a right of way, or of the use
of water or other incorporeal right of which he is in possession or enjoyment, or to enforce any right
or supposed right; or
Fifth — By means of criminal force, or show of criminal force, to compel any person to do what he is
not legally bound to do, or to omit to do what he is legally entitled to do.
Explanation — An assembly which was not unlawful when it assembled, may subsequently become
an unlawful assembly.
Em tradução livre, uma reunião (assembly), é designada como reunião ilícita, criminosa, se o objetivo do
grupo for o de:
por meio de força ou pela demonstração de força, obter possessão de bens, ou de privar alguém do
usufruto de direitos de passagem, uso da água ou qualquer direito adquirido; e
por meios de uso de força ou pela demonstração da mesma constranger qualquer pessoa a fazer o que
não é legal, ou a omissão.
Portanto temos que uma reunião ilegal com objetivos de cometer danos ou ofensas criminosas, que vão
desde a intimidação de outros, a resistência à execução de uma lei, obstruindo por vezes o usufruto de
direitos adquiridos - se monta para acusar ou julgar outrem.
Whoever malignantly, or wantonly, by doing anything which is illegal, gives provocation to any person
intending of knowing it to be likely that such provocation will cause the offence of rioting to be committed.
Em tradução livre, a complementação prescreve que quem quer que seja que, de forma maliciosa ou
desenfreadamente — por meio de ações ilícitas, provocar alguma pessoa com o intuito de deixar claro que
tal provocação irá causar um tumulto.
Há, contudo, episódios de tumultos que seguem um padrão distinto. Existe um grupo de pesquisas
especializadas sobre tumultos, especialmente (mas não somente) no trabalho de Ashgar Ali Engeneer,
Ashutosh Varshney, Gyanendra Pandey e Paul Brass231. Nestas pesquisas, entendemos que, em um intervalo
de duas décadas, precisamente entre 1984 e 2008, ao menos um tumulto por ano ocorreu com um padrão
similar. Estes tumultos envolveram comunidades religiosas específicas, e foram tumultos com um alto
número de vítimas fatais em um curto período de tempo. Estes eventos ocorreram em períodos que variam
entre um dia a um mês, e o número de vítimas fatais variam entre mais de duas mil a não menos de
cinquenta. Estes tumultos analisados por tal literatura específica são eventos de violência coletiva extrema,
com atrocidades brutais, com vítimas incluindo crianças. Estes tumultos causaram o deslocamento das
vítimas, sendo que muitas passaram décadas vivendo em campos de deslocados internos, sem condições,
sejam elas financeiras, psicológicas ou tantas outras questões envolvidas em vítimas de violência coletiva, de
retornar aos seus locais de origem. A característica analítica específica destes tumultos é a do predicado das
comunidades religiosas: são tumultos que envolvem duas ou mais comunidades religiosas e, por esta razão,
são conhecidos na literatura supracitada como Communal Riots, que chamaremos de tumultos sectários.
Tumultos sectários são uma categoria bastante mencionada na literatura que analisa a Índia pós-colonial.
Menos comum, porém, é a categoria de tumultos de casta (caste riots), uma vez que este geralmente é
discutido sob a aba de « tumulto » (sem predicado). Mas nem todo tumulto é um tumulto envolvendo as
castas. Os tumultos de castas são os eventos de violência coletiva onde há uma clara disputa entre grupos
de castas distintas, e há um padrão nestes eventos, sobretudo no acesso à poços artesianos e às reservas de
cotas.
Estas duas categorias de tumultos possuem seus predicados distintos pois suas ações são específicas:
tumultos sectários (communal riots) são episódios de violência coletiva entre duas ou mais comunidades
religiosas, e os tumultos de casta (caste riots) são episódios que envolvem disputas entre castas distintas. No
entanto, o padrão dos predicados na análise dos tumultos não é discutido nas análises do Bureau. O Bureau
apresenta um esforço ímpar em analisar a violência em seus predicados em inúmeros categorias criminais,
mas ao analisar a categoria de tumultos, estes permanecem episódios de violência coletiva sem menção aos
grupos das vítimas ou dos agressores.
A distinção entre tumulto, tumulto de casta e tumulto sectário, pode ser muito clara aos olhos dos indianos;
mas quando estrangeiros buscam estudar a violência no país, o Bureau como porta de entrada para uma
análise comparativa deixa aspectos importantes integrantes da sociedade sem a devida relevância. Ademais,
o Bureau não especifica o que um tumulto vem a ser de fato, e os leitores das análises oficiais de violência
permanecem sem a menor ideia da brutalidade procedente destes crimes, que inclui episódios de estupro
coletivo, desmembramentos corporais, humilhações e outras tantas ações desconcertantes. Os tumultos
são episódios de violência coletiva onde uma comunidade religiosa, ou um grupo de casta, utiliza inúmeras
ferramentas, e muita imaginação, para atacar outra. Ao desconsiderar o papel da religião e das castas nos
crimes de violência coletiva, os crimes de maior incidência na Índia, o Bureau negligencia uma porta de
entrada a um dos debates mais latentes desde a independência: o debate sobre o papel de um Estado secular
na Índia.
* * *
Estudos comparativos na área das ciências sociais tendem partir de uma categoria específica. O objetivo
principal seria o de buscar as incidências, e os desdobramentos de tal categoria na busca por generalizações
pela recorrência de certos padrões sociais entre culturas distintas. No campo dos estudos da violência, os
estudos comparativos tendem a focar em uma categoria de crime específico na análise de dois ou mais
contextos.
A questão final deste artigo é a de como proceder em situações onde os crimes violentos de maior incidência
em duas ou mais sociedades são distintos. Faria sentido comparar crimes, cientes de que tal crime pode não
representar a violência em um país, mesmo que represente em outra? Desta maneira, um estudo comparativo
provocaria um hiato na análise, particularmente onde a diferença aparece. Ao passo que tais estudos
hierarquizariam certos aspectos da violência, corroborando para uma compreensão estática do próprio
conceito de violência. O hiato e a hierarquização são ambos aspectos do mesmo problema: assim que uma
definição estática de crime violento é estabelecida como a legitima e única representação da violência, com
o intuito máximo de definir o « nível de violência » em certa sociedade, outras formas de violência passam a
ser desconsideradas, ou consideradas irrelevantes na análise.
Com o intuito de utilizar os estudos comparativos como um diálogo entre culturas, e não como hierarquizações,
a violência, no caso, passaria a ser a categoria de análise, e não um crime específico. A análise se aproximaria
da realidade estudada se comparássemos o crime de maior incidência em uma sociedade, contra o pano
de fundo do crime de maior incidência na outra sociedade, e não o mesmo crime (escolhido sob critérios
questionáveis). Duas sociedades e seus crimes violentos. A probabilidade de que os crimes sejam diferentes
são imensas. Desta forma, os crimes de homicídio deixam o limiar da definição do que é, e do que não é
violência. Crimes violentos distintos, e vítimas distintas, nos dirão muito sobre as sociedades em questão.
Este artigo não propõe uma análise comparativa da violência na Índia e no Brasil dado o escopo das
possibilidades possíveis neste curto espaço, mas se o fosse, seria uma comparação de diferentes crimes
violentos, e não sobre a incidência de homicídios aqui ou lá. Como pesquisadora brasileira, as análises da
violência giram em torno de homicídios. Mas a Índia tem os tumultos como centro da análise de violência.
Se a análise comparativa se voltasse aos crimes de homicídios como legítimos representantes da violência,
produziríamos certamente o hiato na análise indiana e a hierarquização das sociedades. E nos diria que
a Índia é certamente muito menos violenta que o Brasil. A realidade, porém, nos mostra que poucos
países no mundo ganhariam do Brasil nesta comparação. Buscando nos aproximar da realidade indiana,
um estudo sobre violência tem que trazer os tumultos para análise, crimes de violência coletiva em uma
sociedade altamente estratificada. A questão que buscamos levantar é exatamente o que significa violência
em uma sociedade específica, e o que ela nos diz sobre tal sociedade. Manter o foco nos homicídios em
análises comparativas de violência tem o potencial de silenciar inúmeros crimes e amplificar lacunas na
análise social. No Brasil, o homicídio é o crime principal da análise, mas quais os tipos de homicídios, e
contra quem? Estas questões estão sendo respondidas muito lentamente, e o Brasil carece de muita análise
estatística sobre violência.
A despeito de certas lacunas na análise da violência na Índia, mesmo o discurso oficial se esforça em
responder certas questões que não são tão claramente questionadas no discurso oficial de violência no
Brasil. A violência com seus predicados, como no caso indiano, nos mostra uma sociedade dinâmica,
como desigualdades amplamente reconhecidas. No Brasil, os marcadores sociais da violência não são
explicitamente discutidos, embora existam lutas históricas dos movimentos sociais para mudanças nesta
discussão, e consequentemente, na análise dos problemas. No Brasil, diferentemente da Índia, há a ideia de
que a sociedade é amplamente integrada. Mas a realidade é tanto no Brasil, como na Índia, há aqueles que
são mais integrados do que outros.
M. K. Gandhi
traduit par Line Papin
La persécution des juifs ne semble avoir aucun équivalent dans l’histoire. Aucun des tyrans d’autrefois
n’a jamais été saisi de la folie qui semble s’être emparé d’Hitler. Celui-ci fait montre d’une ferveur toute
religieuse. Il promeut une nouvelle religion basée sur l’exclusion et le nationalisme militant au nom de
laquelle tout acte d’inhumanité devient un acte d’humanité récompensé ici et maintenant et dans l’au-delà.
Les crimes d’un jeune homme fou mais intrépide s’en prennent à sa propre race avec une férocité incroyable.
S’il existait une guerre justifiable au nom de l’humanité et pour elle, une guerre contre l’Allemagne, qui
viserait à empêcher la persécution gratuite d’une race entière, serait parfaitement justifiée. Mais je ne crois
à aucune guerre. Une discussion sur les pour et les contre d’une telle guerre se situe dès lors hors de mon
horizon et de mon domaine.
S’il ne peut y avoir de guerre contre l’Allemagne alors même qu’un tel crime est perpétré contre les Juifs,
il ne peut non plus évidemment pas y avoir d’alliance avec l’Allemagne. Comment pourrait-il y avoir une
alliance entre une nation qui prétend incarner la justice et la démocratie et une autre qui est l’ennemi juré
de ces deux principes? Cela signifie-t-il que l’Angleterre est en train de devenir une dictature armée avec
tout ce que cela suppose?
L’Allemagne montre au monde combien l’usage de la violence peut être efficace lorsque ne vient l’entraver
aucune hypocrisie ou faiblesse parée des oripeaux de l’humanitarisme. Dans sa brutalité crue, elle est
hideuse, abjecte et terrifiante.
Les Juifs ont-ils les moyens de résister à persécution organisée et éhontée? Ont-ils les moyens de préserver
leur estime d’eux-mêmes, sans céder au désespoir, sans avoir le sentiment d’être délaissés, abandonnés? Il
me semble que oui. Quiconque a foi en un Dieu vivant ne peut céder au désespoir ou éprouver le sentiment
d’être abandonné. Le Jéhovah des Juifs est un Dieu plus personnel que le dieu des chrétiens, des musulmans
ou des hindous, même si, essentiellement, il est commun à tous, unique et au-delà de toute description.
Les Juifs attribuent une personnalité à Dieu et croient qu’Il gouverne la moindre de leurs actions, ils ne
peuvent donc céder au désespoir. Si j’étais un juif né en Allemagne et si j’y gagnais ma vie, je revendiquerais
l’Allemagne comme mon pays au même titre que les Allemands, et les mettrais au défi de me fusiller ou de
me jeter au cachot. Je refuserais d’être expulsé, ou de me soumettre à des traitements discriminatoires. Pour
ce faire, je n’attendrais pas que mes coreligionnaires s’engagent à mes côtés dans une campagne de résistance
civique, mais ne douterais pas un instant qu’au final tous suivront mon exemple. Si un Juif ou tous les Juifs
suivaient les conseils formulés ici, ce Juif ou les Juifs ne se trouveraient pas dans une situation pire que celle
qu’ils connaissent aujourd’hui. Le libre consentement à la souffrance leur procurera davantage de force et
de joie qu’une quelconque déclaration de solidarité émanant de l’étranger. Et si la France et l’Amérique
devaient déclarer la guerre à l’Allemagne, ils ne pourront leur apporter ni force intérieure ni joie intérieure.
Il se peut même que la violence calculée de Hitler se traduise par un massacre de masse des Juifs comme
première réaction à une déclaration de guerre. Si les Juifs pouvaient mentalement se préparer à souffrir
volontairement, même le massacre auquel je fais allusion pourrait se transformer en un jour d’action de
grâce et de joie où Jéhovah aura libéré son peuple du joug du tyran. Celui qui craint Dieu n’a pas peur de la
mort. Celle-ci est un sommeil réparateur suivi d’un réveil d’autant plus allègre que le sommeil aura été long.
Inutile de préciser qu’il est plus facile pour les Juifs que pour les Tchèques de suivre mes conseils. Ils
trouveront dans la Satyagraha (protestation non-violente) menée par les Indiens en Afrique du Sud un
parallèle en tous points semblable. En Afrique du Sud, les Indiens étaient dans la même situation que les
Juifs en Allemagne. La persécution avait, là-bas aussi, un caractère religieux. Pour le Président Kruger, les
chrétiens blancs étaient les élus de Dieu et les Indiens des êtres inférieurs voués à servir les blancs. Une
des clauses fondamentales de la constitution du Transvaal stipulait qu’il ne pouvait y avoir d’égalité entre
les blancs et les autres races, y compris asiatiques. Là-bas aussi les Indiens devaient vire dans des ghettos
appelés zones de résidence. Ils étaient soumis à des restrictions pratiquement du même ordre que celles qui
affectent les Juifs en Allemagne. Peu nombreux, les Indiens se lancèrent dans une campagne de Satyagraha
sans aucun soutien du monde extérieur ou de leur gouvernement. En fait, les fonctionnaires britanniques
essayèrent de décourager les participants à la campagne. Ce n’est qu’après huit années de combat que
l’opinion publique mondiale et le gouvernement indien leur vinrent en aide, en utilisant des pressions
diplomatiques plutôt que la menace d’une guerre.
Les Juifs d’Allemagne peuvent pratiquer la Satyagraha sous de bien meilleurs auspices que les Indiens
d’Afrique du Sud. Ils forment une communauté solidaire et homogène en Allemagne. Ils sont bien plus
favorisés que les Indiens d’Afrique du Sud. En outre, ils ont réussi à avoir le soutien de l’opinion mondiale.
Je suis persuadé que s’il existe parmi eux quelqu’un qui possède courage et vision pour les mener à
entreprendre une action non-violente, l’hiver de leur désespoir se transformera en un clin d’œil en l’été de
l’espoir. Ce qui est devenu aujourd’hui une dégradante chasse à l’homme deviendra un combat mené par
des hommes et des femmes sans armes mais possédant la force de souffrir que leur aura donnée Jéhovah.
Il s’agira d’une résistance authentiquement religieuse face à la furie sans dieu d’un homme déshumanisé.
Les Juifs allemands remporteront une victoire durable sur les Gentils allemands dans le sens où ils auront
convertis ces derniers à l’appréciation de la dignité humaine. Ils auront rendu service à leurs compatriotes
allemands et prouvé qu’ils sont tout aussi allemands que ceux qui aujourd’hui, sans le savoir, trainent ce
nom dans la fange.
Teesta Setalvad
traduit par Line Papin
Le « communautarisme », phénomène typique de l’Asie du Sud, est défini comme le “mauvais usage et
manipulation de la religion et des symboles religieux en vue d’une mobilisation politique et à des fins
politiques”. Si l’on met à part les violentes manifestations communautaires entre 1946 et 1947 qui menèrent
à l’indépendance et à la Partition, ce mal insidieux a créé dans l’Inde indépendante une étrange dualité qui
touche à la schizophrénie. Les désastres humains ou faits par l’homme, tels que la fomentation et l’éruption
des violences communautaires, sont en lien direct avec les régimes politiques et les sociétés dans lesquelles
ils ont lieu. Dans le contexte spécifique de l’Inde après l’Indépendance, ces désastres sont mêlés de près au
jeu des politiques électorales et de la consolidation des identités en leur sein. C’est pourquoi les mécanismes
institutionnels mis en place afin de prévenir et contenir les violences communautaires ne sont pas seulement
liés à la mise en place rapide et à la maturité des institutions démocratiques, mais aussi à la réforme des
anciennes pratiques. La démocratie, sans les freins et contrepoids d’un schéma constitutionnel équitable et
non discriminant, a une fâcheuse tendance à glisser vers l’application brute du principe majoritaire. Il y a
donc un besoin urgent de réformes institutionnelles : de réforme électorale, de réforme judiciaire, de réforme
de la police et de l’administration. Il y a également un besoin urgent de réflexion sur la responsabilité des
nouveaux médias , concernant les pratiques nocives des écrits et discours de haine.
Afin de créer une structure institutionnelle capable de réfréner les violences communautaires, il faudrait
tout d’abord reconnaître et accepter l’existence du phénomène du « communautarisme », ainsi que le
rôle de l’histoire et de ses manipulations. Il faudrait reconnaître aussi que les structures politiques, dans
la démocratie indienne, ont tendance à suivre le parti-pris de la majorité. Il est essentiel de se forger une
mémoire institutionnelle robuste, à partir de ces expériences passées. Le racisme sous toutes ses formes
continue à tourmenter les sociétés occidentales, bien qu’elles soient gouvernées par des normes d’équité :
elles n’en tolèrent pas moins les préjugés racistes qui renforcent même les fondements d’une politique de la
diversité. Les préjugés communautaires institutionnalisés doivent être affronté de la même manière.
dirigés par le Bharatiya Janata Party [BJP], le parti suprématiste qui contrôle le centre), comme aussi dans
le Maharashtra, le Gujarat, le Jharkand et le Punjab, dominés par le parti au pouvoir235. Cela manifeste le
fait que, sous l’actuel gouvernement, le « Groupe des Défenseurs de Vaches » est autorisé à plier la loi à sa
volonté, à attaquer, lyncher, tuer. Plus de vingt Etats indiens ont interdit soit l’abattage des vaches soit leur
consommation, parfois même les deux. En conséquence, il est difficile de se procurer du bœuf, bien qu’il
soit consommé par de nombreux Indiens, dont les Dalits, les Hindous, les Musulmans et les Chrétiens236.
Par exemple, l’abattage des vaches est illégal dans le Haryana, qui a fait passer une loi en 2015 le punissant
de dix ans de prison. Une ligne téléphonique ouverte 24h/24 permet aux gens de dénoncer un abattage de
vache, s’ils en sont témoins. Quelques jours avant l’assassinat d’Ayub au Gujarat - un Etat gouverné par
l’actuel premier ministre de l’Inde, Narendra Modi, pendant 13 ans avant son élection - deux viols collectifs
ont été perpétrés par des escouades d’hommes à Mewat, près de la capitale nationale de Delhi, pour venger 235. Des vendeurs de vaches musulmans attaqués et
« la possession de bœuf ». Les autorités policières de Haryana, un Etat gouverné par le BJP (dont le premier pendus à Jharkand; https://www.sabrangindia.in/
ministre a récemment fait la déclaration troublante que « les viols et les meurtres étaient des questions article/2-muslim-cattle-traders-attacked-and-hung-
triviales »), ont reçu des directives de la Commission du service des vaches de l’Haryana dont la mission est jharkand
de veiller au bien-être du bétail. 236. La loi de Haryana Guavansh Sanrakshan et
de Gausamvardhan, en 2015, rend criminels la
Economiquement et culturellement, cette Vigilance des Vaches a beaucoup nui aux Dalits et aux Musulmans. possession, la consommation, la vente et le transport
de bœuf.
Les Dalits, la partie des Indiens autrefois appelés Intouchables, sont souvent responsables de l’élimination
des carcasses de vaches, de la vente de leur peau et de leur cuir aux tanneurs, comme de leur viande aux
bouchers — des tâches qui leur incombent puisque les Hindous de haute caste les considèrent comme
impures. Le 11 juillet 2016, à Una (Gujarat), quatre Dalits ont été fouettés sans pitié pour avoir assuré en toute
légitimité le transport des carcasses pour l’équarissage. Les mouvements de résistance contre cette Vigilance
sont restés rares jusqu’au jour où les Dalits du Gujarat sont descendus dans la rue et ont abandonné des
centaines de carcasses de vaches sur la chaussée et jusque sous les bureaux de l’administration du district
en guise de protestation : « Si la vache est ta mère, enterre-la toi-même. » Les Dalits et les Musulmans du
Gujarat ont forgé une alliance solidaire. Les Musulmans n’entrent pas en compte (en aucun cas) dans les
calculs électoraux du BJP, tandis que les Dalits, qui forment une grande partie de la population indienne,
si. C’est pourquoi le BJP et le RSS cherchent désormais à séduire électoralement les Dalits, par exemple en
édulcorant les propos du grand intellectuel et leader le Dr. B. R. Ambedkar, qui exigeait la suppression des
castes et s’opposait à l’Hindouisme. Depuis l’époque des débats devant l’Assemblée Constituante, entre
1947 et 1950, le fantôme de « la protection des vaches » plane au-dessus des lois et de la jurisprudence
indiennes. Il est clair dans l’analyse d’Ambedkar que la question de la « protection de la vache » et de
la « consommation du bœuf » est culturelle et religieuse, imposée à la majeure partie de la population
indienne. Ambedkar a échoué face à Gandhi — et à beaucoup d’autres leaders — qui accordait la plus haute
importance à la protection de la vache; une mention vague dans les Principes directeurs de la politique de 237. Constitution de l’Inde, 1949, article 48.
l’État (article 48) a été utilisée pour l’imposer237. Organisation de l’agriculture et de l’élevage : “L’Etat
s’efforce d’organiser l’agriculture et l’élevage selon
des principes modernes et scientifiques et prend
Les raisons économiques derrière la Vigilance Violente des Vaches et les campagnes de lynchage dressent
notamment des mesures pour préserver et améliorer
un tableau bien noir et cynique. Depuis 1958, de nombreux jugements de la Cour Suprême ont fait évolué les races et interdire l’abattage des vaches et des
la jurisprudence d’une manière consistante et rationnelle. Ces verdicts de la Cour interprétaient les lois de veaux et autres bovins de lait et de trait”.
ces états de la manière suivante : tandis que le massacre de vaches peut être interdit, celui des taureaux et
238. Constitution de l’Inde, 1949, article 48.
des bœufs ne l’est que lorsque l’animal dépasse quatorze ans (n’est donc plus « utile »). En 2005, cela fut Organisation de l’agriculture et de l’élevage : “L’Etat
modifié. Un groupe de sept membres de la Cour Suprême (alors que les décisions précédentes étaient prises s’efforce d’organiser l’agriculture et l’élevage selon
par un groupe de cinq membres) a tenu tête au chef de justice Lahoti, défendant le fait que les taureaux et des principes modernes et scientifiques et prend
les bœufs étaient « utiles jusqu’à leur mort ». Les vingt états indiens qui avaient fait rentrer en vigueur la loi notamment des mesures pour préserver et améliorer
de protection des vaches (excepté Gujarat) ont pris soin de ne faire référence qu’aux vaches — quant aux les races et interdire l’abattage des vaches et des
veaux et autres bovins de lait et de trait”.
taureaux et aux bœufs, n’est pris en compte que leur utilité, leur productivité. Depuis que le BJP a rejoint
le gouvernement en 2014, les états qu’il dirige ont amendé les lois qui rendent criminels le transport, la 239. Lire le jugement ici : https://www.
possession et la consommation de bœuf238. Tout de suite cette Interdiction de Bœuf, plus rigide et entré sabrangindia.in/judgements/consumption-import-
en vigueur en 2014, a été défiée au Maharashtra (Cour Suprême de Bombay.) Le 6 mai 2016, la Cour a and-possession-beef-allowed-maharashtra-
bombay-high-court
supprimé les sections 5D et 9B de la loi amendée, autorisant ainsi la consommation, l’import et l’export de
bœuf, établissant que ces nouveaux ajouts à la loi empiétaient le droit à l’intimité, et donc à la liberté et à la
vie (une vie sensée, où l’on est libre de choisir)239. Ces appels sont maintenant portés devant la plus haute
juridiction de l’Inde.
Il est rare que la bataille politique contre la violence majoritaire, contre l’imposition de dimensions fascistes
ou néo-fascistes à un état démocratique, prenne la forme d’une bataille juridique. Pourtant, c’est ce que la
lutte pour la reconnaissance, la responsabilité et la justice dans le cas du massacre génocidaire du Gujarat
de 2002 a fini par signifier. Menée à l’intérieur et à l’extérieur des tribunaux, dans le cadre d’une alliance
rare entre survivants et militants des droits civils et légaux, cette bataille de quinze années est parvenue à 240. Le jugement de la Cour Suprême dans le cas de
faire condamner à perpétuité 137 responsables puissants, dont un député en exercice et ancien ministre, et Sardarpura a acquitté, en appel, 14 des malfaiteurs.
une femme médecin qui avait distribué des armes afin que la foule puisse tuer efficacement.240 Le verdict Ce nombre tombe donc à 123 désormais. Voir
rendu le matin du 29 août 2012 dans l’affaire Naroda Patiya est historique et unique. Une femme juge, la https://www.sabrangindia.in/article/gujarat-hc-
acquits-14-upholds-conviction-17-sardarpura-
juge Jyotsana Yagnik, a, très sombrement, infligé une peine exemplaire pour le pire incident des représailles massacre-case
post-Godhra : la tuerie de 2002, qui a été qualifiée de «autorisée par l’Etat, sinon parrainée par lui».241
241. Plus de 300 incidents dans plus de 19 districts
de l’Etat ont provoqué 2000 morts et disparus,
Une compréhension attentive des dispositions du droit pénal indien en matière de complot criminel et 19000 habitations détruites, 10000 bureaux et
de son application aux preuves disponibles dans l’affaire rend le jugement de Yagnik à la fois complet et établissements détruits, sans oublier 290 Durgahs et
unique. L’article 120-A du Code pénal indien (IPC) définit un complot criminel ainsi : c’est un acte illégal Masjids.
(ou une série d’actes) entre au moins deux personnes, avec un objectif partagé, une intention et un dessein 242. http://www.sabrang.com/tribunal/vol2/
communs dont la réalisation est ensuite mise à exécution. L’intention criminelle commune, la possession compgovt.html; Le CCT a également avancé que
d’armes, la présence de certains conspirateurs sur la scène du crime, et des preuves suffisantes en rapport “le massacre post-Godhra à Gujarat était un
avec ces éléments, sont nécessaires pour convaincre les juges qu’il y a complot criminel. Dans le procès du crime organisé par le premier ministre de l’Etat
pogrom de Gujarat, il y a 81 témoins victimes et 52 témoins oculaires (133 témoins en tout) qui ont déposé et son gouvernement. La complicité de l’Etat est
sur le caractère étendu de cette violence organisée qui a commencé le matin (entre 9h30 et 10h) du 28 évidente, si l’on se réfère aux actes de commission
et d’omission du gouvernement et de ses
février 2002, avec une foule rassemblée, criant des slogans incendiaires, cela sans discontinuer, jusque tard
représentants. »
le soir. Le verdict, qui constituera un test, sera bientôt rendu en appel devant la Haute Cour.
Le Tribunal des Citoyens Concernés (Crimes contre l’Humanité, Gujarat 2002) a accusé un homme d’être
« l’auteur et l’architecte en chef de tous les évènements du Gujarat après l’incendie criminel du 27 février
2002242 ». Or, cet homme a non seulement remporté trois élections successives dans l’Etat, mais il a
également été élu au poste le plus élevé du pays, à savoir celui de premier ministre. Cela en dit long quant
aux tensions et conflits entre le principe constitutionnel et la politique électorale. La démocratie indienne,
avec son système de scrutin majoritaire uninominal à un tour et ses institutions, doit encore répondre
de cet écart. C’est une démocratie qui s’accommode facilement des normes discriminantes affichées dans
les discours de haine; mais, plus grave, les institutions démocratiques, comme les corps chargés de faire
appliquer la loi (policiers et paramilitaires), et même les cours de justice, pleines de personnes qui épousent
le rêve anticonstitutionnel d’une Inde Hindoue, ont déchiré le système politique et font de l’égalité une
illusion chimérique. Les tribunaux indiens, y compris l’institution judiciaire suprême, échouent à conserver
une mémoire institutionnelle d’expériences comme celle du Gujarat en 2002. Cela produit non seulement
des clivages majeurs et violents au sein de la société mais la met elle-même en péril243. 243. Lors du combat de Muzaffarnagar en 2013,
par exemple, un effort similaire avait été fait pour
pousser la Cour Suprême à exercer son droit de
Le 2 mai 2002, certains d’entre nous, membres du mouvement Citoyens pour la Justice et pour la Paix mandamus permanent — ce qui assurerait un peu
[CJP], ont constitué le premier dossier pour la Cour Suprême, fondé sur le rapport intérimaire historique de rigueur à la conduite des procès locaux, afin que
de la Commission Nationale des Droits de l’Homme (mars 2002), sous l’égide de l’ancien Juge Suprême les anomalies et omissions puissent être réparées ;
d’Inde, le juge J.S. Verma. Ce rapport recommandait que les grands incidents, dont l’incendie du train à mais le jugement rendu par la Cour Suprême pour
Godhra, fassent l’objet d’une enquête indépendante de la police de Gujarat (la NHRC.) Par conséquent, cette série de cas, début 2014, ne fut qu’une pauvre
notre pétition demandait le transfert des enquêtes concernant neuf affaires criminelles, dont Godhra, au ombre des verdicts judiciaires rendus à Gujarat en
2002. Que le juge en chef en question ait été élu
CBI. Nous ne nous doutions pas que notre première incursion dans le recours judiciaire se transformerait
Gouverneur de la nouvelle organisation de Delhi en
en un procès historique incendiaire. La décision de former le CJP a été prise pendant les jours sombres dit long sur cette histoire.
de mars et avril 2002, alors que je parcourais les villes et les districts du Gujarat, déconcertée et de plus
en plus en colère devant l’ampleur et l’organisation méticuleuse de la violence parrainée par l’État. Tous
ceux d’entre nous qui avaient formé le CJP ont vu Bombay brûler en1992-1993, et se sont engagés comme
citoyens dans le mouvement pour faire publier le Rapport de Justice BN Srikrishna (lorsque le gouvernement
Shiv Sena-BJP a dissous la Commission à son arrivée au pouvoir en 1995). Avec ces expériences passées
et cette préoccupation, nous étions certains que la bonhomie du parti et l’impunité des crimes de masse
(qu’il s’agisse de Delhi et du pogrom anti-Sikh en 1984, de Bombay en 1992-1993, du Gujarat en 2002, de
Kandhamals en 2008, de Muzaffarnagar en 2013) qui avaient permis, après des crises périodiques secouant
une paix sociale de plus en plus instable, que des violences brutales et ciblées contre des catégories d’Indiens
se produisent et se reproduisent. Au sein de ce consensus politique, il y a le compromis essentiel entre la
police et l’administration : entre les agents de l’administration (IAS) et les officiers de police (IPS), il est
rare que l’on puisse s’exempter de la fraternité liée au service et mettre sérieusement en accusation des
camarades, même s’il y a des preuves flagrantes de complicité. C’est pourquoi des hommes comme l’ancien
directeur général de police de Gujarat, RB Sreekumar, ou l’officier IPS de Gujarat, Rahul Sharma, ou encore
le policier retraité Chaman Lal (rapporteur spécial de la Commission Nationale des Droits de l’Homme,
CNDH), sont de très rares exceptions.
Entre 2002 et juillet 2003, les développements historiques du procès de La Meilleure Boulangerie (Best
Bakery Case) ont contraint un témoin décisif à demander l’aide d’un groupe CJP basé à Mumbai, pour
enregister sa déclaration devant la CNDH et faire état des circonstances qui l’ont contrainte à faire un
témoignage à charge. Le système s’est alors assoupi. Secouée par les allégations sensationnelles faites
par Zahira Habibullah Shaikh le 7 juillet 2003, la CNDH s’est déplacée et, après une série de poursuites 244. https://www.sabrangindia.in/article/yet-
légales non moins sensationnelles, la Cour suprême s’est levée pour rendre un jugement historique, Zahira again-supreme-court-raps-indian-state-witness-
protection-anyone-listening
Habibullah Sheikh c. État du Gujarat, 2004 AIR SCW 2325, qui non seulement ordonnait un nouveau
procès dans une affaire de violence de masse ciblée, mais transférait le procès hors de l’État du Gujarat.
La décision judiciaire, largement citée dans les procès pénaux, souligne les responsabilités statutaires du
Juge et du Procureur : ne pas rester des spectateurs muets pendant un procès pénal et veiller à ce que
justice publique soit faite. Cela souligne également, encore une fois, la question cruciale de la protection des
témoins, décisive pour la justice effective, mais qui n’a pas trouvé d’écho dans la classe politique indienne, pas
même dans les partis du centre ou de gauche dévoués à l’ethos constitutionnel et au sécularisme indiens244.
Sur le long terme, ces batailles juridiques individuelles qui s’accumulent depuis 2002 — plus de 126 en tout
— sont parvenues à rétablir quelque peu la confiance de portions désespérées et aliénées de la population,
notamment les minorités religieuses, à l’égard de la démocratie indienne et de sa justice. Cette confiance a
été mise à rude épreuve par la politique de haine et de division qui s’est installée dans le pays surtout depuis
la fin des années 80. La plus grande preuve qu’une bataille est réussie, c’est qu’elle se poursuit. Près de
quinze années de ces expériences amères nous ont appris tout simplement que le système travaillait d’abord
à nous fatiguer. Nous réalisons donc amèrement que la dispensation de la justice peut atteindre des niveaux
de discrimination affolants. Pour l’incendie du train à Godhra, aucune caution n’a été accordée aux accusés
avant le prononcé du jugement en février 2011. Les personnes accusées de viol, de meurtre de masse et de
complot dans les tueries post-Godhra ont été libérées sous caution dans les trois à six mois qui ont suivi les
incidents. Les survivants ont témoigné et les accusés ont été jugés en 2002 (sept ans plus tard) alors qu’ils
étaient chez eux en liberté sous caution. Plus de cinq cent personnes accusées de meurtres, de viols aggravés,
de meurtres et destructions d’objets sacrés, ont toutes été libérées sous caution dans les mois qui ont suivis
les violences de 2002. Aujourd’hui, 137 (moins 14) de ces criminels ont été condamnés à perpétuité.
témoins indépendants et désintéressés. L’opération piège a été validée par des tests scientifiques menés par
le CBI, conformément à l’ordonnance du NHRC, par le témoignage oral du scientifique appartenant à un
laboratoire extérieur, et par le témoignage de Khetan. Si les bandes de Tehelka n’avaient pas été préservées
grâce à l’authentification par le CBI, elles auraient subi le même sort qu’un autre élément de preuve de
grande valeur - le CD des enregistrements des téléphones portables fourni par Rahul Sharma, qui dirigeait
le DCP Crime Branch (2002) : ces enregistrements ont été perdus par le Groupe d’Investigation Spécial
(SIT) de la Cour Suprême avant que l’affaire n’ait été jugée en procès246.
Ce sont les témoignages de témoins oculaires courageux qui ont établi avec succès qu’une foule, venant de
la direction de Krishnanagar et de l’hôtel Nartaj, s’était rassemblée entre la mosquée Noorani et l’atelier
ST, où la députée Mayaben Kodnani, alors élue, était venue avec son garde du corps Kirpalsing, et avait
incité et excité la foule à attaquer et à tuer les musulmans («Cut off Miyans» [musulmans]) ainsi qu’à 246. Le chapitre 3 du jugement de Naroda Patiya,
attaquer et brutaliser les femmes. C’est la confiance et la protection accordées par une personne influente, pages 792-799, contient des observations sérieuses
sur l’échec du SIT à en rester propriétaire et à utiliser
Maya Kodnani, une députée élue, qui a encouragé la foule à commettre des actes criminels. Une chaîne de
certains téléphones mobiles.
responsabilité est ainsi établie, depuis ceux qui ont conspiré, ceux qui ont incité physiquement, jusqu’à ceux
qui ont mis effectivement en œuvre la conspiration criminelle.
On notera que les liens organisationnels au sein de la conspiration ont aussi été examinés de manière
substantielle : on constate la présence d’un député provincial du gouvernement au pouvoir ; quatre autres
accusés sont des agents électoraux et des propagandistes de Kodnani; un autre accusé dirigeait le bureau
électoral du député provincial au pouvoir ; d’autres accusés sont des leaders d’organisations sœurs comme
le Rashtriya Swayamsevak sangh (RSS), le Bishwa Hindu Parishad (VHP) et le Bajrang Dal. Le VHP qui
a appelé à la fermeture générale après l’incident de Godhra était soutenu par le BJP au pouvoir. Quant à
l’accusé Babu Bajrangi, un conspirateur clé, il a juré après l’incident de Godhra que le nombre de morts
musulmans serait quatre fois plus élevé que le nombre de morts à Godhra.
Les brutalités et la violence de genre ne retiennent que rarement l’attention de la justice, et le récit de la
violence sexiste disparaît généralement avec le début du procès. Lors du procès de Naroda Patiya - une autre
première- mené par la Cour Suprême, avec une aide juridique de qualité pour les témoins, une atmosphère
propice (non hostile) assurait que la question de la violence de genre serait traitée. Les femmes victimes
et témoins oculaires, encouragées par l’assistance juridique et la protection physique accordée par le CISF
conformément aux ordonnances de la Cour Suprême, ont témoigné avec courage de l’ampleur des violences
de genre et des viols de femmes et de filles musulmanes.247 248.
La Cour Suprême a eu recours à une assignation de mandamus continu lorsqu’elle a dirigé les principaux
247. En mai 2004, suite à un décret du CJP défendu
procès de Gujarat en 2002. Cette assignation, de la part du plus haut organe judiciaire, reste une exception ensuite par l’Amicus Curæ Harish Salve, 570 témoins
plutôt qu’une règle, difficile à obtenir. Cela soulève la question de la nécessité d’une surveillance par la ont reçu la protection du groupe paramilitaire et
justice, surtout quand il s’agit de délits éventuels commis par l’exécutif. celui de la défenseure des droits de l’homme, Teesta
Setalvad. Dès que les procès ont commencé, une
protection spéciale pour les témoins a été accordée
Alors que dans toute l’Inde, on se déchirait autour de débats éthiques sur la peine de mort, les rescapés du
à toutes les victimes-témoins afin qu’elles puissent
massacre de 2002, aidés par nous, sont parvenus à tenir une position judicieuse et humaine. Confrontés à une déposer, sans crainte ni avantage.
poursuite pénale vicieuse dans l’affaire de l’incendie du train de Godhra — où la Cour Suprême elle-même
avait nommé le SIT —, nous avons demandé pour tous les meurtres commis en représailles après Godhra, 248. En juin 2010, le CJP a fourni un rapport des
survivants du CJP au comité des Nations Unies,
non la peine de mort, mais la prison à perpétuité. Cela trouve un écho dans les mots du Juge Jyotsna Yagnik CEDAW.
(paragraphes pertinents sur la peine de mort, pages 1935-1940). L’affaire maintenant célèbre Zakia Ahsan
Jafri et Citizens for Justice and Peace contre Modi et 59 autres est en appel devant la Haute Cour du Gujarat. 249. Les accusés recherchés sont aujourd’hui au
nombre de 59 et non plus de 61, car deux d’entre eux
Cette plainte est passée de la prière d’enregistrer un premier Rapport d’Information pour accusations en
sont morts.
cours d’élaboration à une accusation de conspiration criminelle pour meurtres de masse dans 19 des 25
districts du Gujarat, déni de justice, destruction de preuves et intimidation de fonctionnaires détenant la
vérité. Pour la première fois de notre histoire, les charges de complot criminel et meurtre de masse ont été
formulées, le premier ministre et 59 autres, ont été et sont encore accusés et toujours recherchés 15 ans
après les faits249. L’abondance des preuves suscitera-t-elle la rigueur des poursuites judiciaires ? La Cour
Suprême a déjà émis l’avis que Amicus Curæ Raju Ramachandran a apporté dans son rapport assez de
preuves pour poursuivre Modi pour manquement au devoir et de discours de haine (Sections 166, 153a et
505 du code pénal indien). Selon ce rapport, les hauts responsables de la police devraient également être
poursuivis non seulement pour manquement au devoir, mais aussi pour subversion du système de justice
pénale et destruction de preuves. Pour le système et les tribunaux indiens, il s’agit d’une cause type, la mère
de toutes les causes. Personne ne croyait qu’un tel succès, obtenu collectivement dans l’affaire Naroda
Patiya, pourrait être notre réalité vécue.
En 1970, la Commission d’enquête du juge D.P. Madon a remis un rapport en neuf volumes sur les troubles
dans différentes parties du Maharashtra (Bhiwandi, Jalgaon, Mahad). Il formulait un ensemble détaillé de
recommandations qui n’ont pas été mises en œuvre pendant plus de deux décennies. En 1992-1993, après
que Bombay se fût enflammé des braises perpétuant cette haine ciblée, le rapport de la Commission du
juge B.N. Srikrishna (février 1998) renvoyait au manque de rigueur dans la mise en œuvre des conclusions
de la Commission Madon. Outre les questions directement liées à la loi et à l’ordre public, le juge Madon
avait mis l’accent sur l’état d’esprit communautaire dérivé des perversions religieuses et des distorsions de
l’histoire251. Cette observation détaillée émanant d’un juge, réitérée dans d’autres rapports de commissions
judiciaires, n’a jamais été plus pertinente qu’aujourd’hui. Un projet politiquement légitimé, visant à tordre
et à manipuler l’histoire, est en cours. Il ne constitue pas seulement une entrave à la liberté d’expression, il 251. Point 106.62 du Rapport de Commission
est motivé par le désir de priver de droits et de diviser le politique. Il faut résister vigoureusement à ce projet du Juge Madon, réimprimé par Sabrang
au moyen de contre-récits créatifs, légitimés et diffusés. Communications et Publishing Private Limited,
Damning Verdict, DP Madon, Judge High Court,
Bombay, Volume VI, Parties Vi and VII, Chapitres 100-
Outre les perversions systématiques liées au projet de fabriquer une histoire communautaire, les rapports 106.:-“ Responsabilité des troubles de Bhiwandi:-
de ces commissions judiciaires ont, après un examen détaillé et contradictoire, établi la responsabilité de 103-155. En vertu de la deuxième partie de l’alinéa
certaines organisations quant à l’explosion de violence. Une réponse appropriée à ces rapports eût été, de la c) du mandat, la Commission doit enquêter et
part de la police indienne, de l’appareil judiciaire indien, des Assemblées des Etats et du Parlement indien, faire rapport sur l’existence d’une organisation
d’en étudier les résultats et d’internaliser leur compréhension des conclusions. Cela aurait considérablement ou d’un groupe au sein du conseil municipal de
Bhiwandi-Nizampur et dans les villages fiscaux de
éclairé notre compréhension du mot communautarisme, organisations communautaires etc. Au lieu de
Khoni et de Nagaon ou à l’extérieur de ces lieux
quoi, les organisations communautaires de la plupart des secteurs de la population ont échappé à toute qui a provoqué directement ou indirectement les
censure et dé-construction, même si, dans l’arène de la politique électorale, un majoritarisme a légitimé troubles de Bhiwandi. L’organisation qui a provoqué
sa revendication exclusive de la citoyenneté et du patriotisme. Le rapport de la Commission Madon est directement et indirectement les troubles qui ont eu
sans équivoque252. D’autres rapports méritent également d’être étudiés de près253. Le juge B.N. Srikrishna lieu à Bhiwandi, Khoni et Nagaon, le 7 mai 1970 et
soumettant son rapport critique sur les violences liées à la démolition de Babri Masjid à Bombay (1992- par la suite, est le Rashtriya Utsav Mandal, dont la
majorité des membres appartenait au Jan Sangh ou
1993), en février 1998, a reproduit de larges sections du rapport de la Commission Madon dans ses
étaient pro-Jan Sangh, et dont le reste, à quelques
recommandations. Vingt-huit longues années entre les deux n’ont vu pratiquement aucune institution de exceptions près, appartenait au Shiv Sena”.
gouvernance adopter ces recommandations courageuses, d’où l’affaiblissement insidieux des structures
démocratiques par le virus du communautarisme. La primauté du droit a été et est la plus grande victime, 252. Teesta Setalvad Communalism Combat, March
creusant la démocratie indienne de l’intérieur. 1998, Who Is To Blame,
253. Ibid.
Le pouvoir judiciaire n’est pas non plus intervenu suffisamment pour contenir les discours et les écrits incitant
à la haine, comme le prévoient les articles du Code pénal indien (IPC) et du Code de procédure criminelle
(CrPC). Pourtant les commissions judiciaires ont identifié cela comme l’une des principales causes de
l’atmosphère communautariste au sein de laquelle la flambée de violence se produit. On lie souvent cette
ambivalence quant à l’action contre les discours motivés «par le désir de répandre l’animosité et la violence
Un rapport du Conseil National de la Recherche Appliquée en Economie (NCAER), rédigé par Abusaleh
Shariff en 2011258, résume bien la discrimination des musulmans du Gujarat. Le rapport explore « le
développement relatif du Gujarat, et les différences socio-religieuses de niveau de vie dans l’Etat. » Shariff
qui a recueilli les données de la National Sample Survey Organisation, du rapport du Sachar Committee et
de la Reserve Bank of India, fournit des statistiques importantes et révélatrices qui témoignent du fait que
les musulmans du Gujarat sont marginalisés en grande partie à cause des politiques de l’État. La pauvreté
parmi les musulmans urbains est huit fois (800 %) plus élevée que celle des Hindous de haute caste, soit
environ 50% de plus que les basses classes hindoues et les castes et tribus répertoriées [S.C.S./S.Ts]. Notons
que plus de 60 % de tous les musulmans gujarati vivent dans des zones urbaines et qu’ils constituent le
groupe social le plus défavorisé du Gujarat. D’autre part, la pauvreté rurale parmi les musulmans est deux
fois plus élevée (200 %) que celle des Hindous de haute caste. Le rapport observe également que, sur le plan
éducatif, les musulmans sont la communauté la plus démunie du Gujarat. Seulement 26 % atteignent la
dernière année de l’enseignement secondaire, ou «matriculation», alors que la proportion pour les autres, 258. http://www.iosworld.org/gujarat-growth.php
à l’exception des S.C.S./S.Ts, est de 41 %. Un grand nombre d’élèves musulmans abandonnent leurs études
autour de la classe V (vers 10 ans). On constate une tendance inquiétante en ce qui concerne l’enseignement
supérieur. Les musulmans qui ont eu le même niveau d’éducation que les autres catégories dans le passé sont
laissés pour compte par rapport aux S.C.S./S.Ts. Un fait surprenant révélé par l’étude est que les Hindous
des castes supérieures sont ceux qui ont le plus bénéficié de l’offre publique d’enseignement supérieur au
cours des dernières années. En ce qui concerne l’emploi, le rapport constate qu’un plus grand nombre
de musulmans du Gujarat sont des travailleurs indépendants ou font du petit commerce. Les revenus du
travail indépendant et du petit commerce n’ont connu qu’une croissance marginale au cours des deux
dernières décennies par comparaison avec d’autres secteurs de l’économie. Au Gujarat, les investissements
directs étrangers et les investissements publics sont canalisés vers le secteur organisé où les musulmans ne
trouvent pas d’emploi. Shariff note que les musulmans ont généralement de meilleures opportunités dans
les entreprises du secteur public du reste de l’Inde, alors qu’au Gujarat ils n’ont accès ni au secteur organisé
ni au secteur public.
Conclusion
Il faut rappeler ce bilan de mauvaise gouvernance alors que nous évaluons, avec appréhension, l’impact
d’un régime intrinsèquement discriminatoire. Un gouvernement qui ne croit ni à l’égalité des citoyens ni
aux principes de la non-discrimination259; un gouvernement qui cherche à colorer et à souiller davantage les
services de l’administration indienne et ses forces de police ; un gouvernement qui cherche à remplacer la
discipline de l’histoire et des sciences sociales par la mythologie et des lectures suprémacistes et exclusivistes
de l’histoire.
L’absence de mémoire institutionnelle est un fléau pour les institutions indiennes de gouvernance, surtout
lorsqu’il s’agit de remédier aux échecs systémiques causés par des crises soigneusement construites et des
cycles de violence ciblée. Cette absence totale de reconnaissance institutionnelle à l’égard de ce qui constitue
259. https://www.sabrangindia.in/indepth/
le communautarisme et la violence communautaire a pour conséquence des paralysies institutionnelles
ideology-rashtriya-swayamsevak-sangh-rss-both-
qui interdisent une réponse rapide et juste à de telles tragédies. Ce n’est pas de la démocratie dans son sens hate-ridden-and-supremacist-part-1
véritable et vivace. C’est de l’autoritarisme majoritaire, voire du proto-fascisme. L’Inde est bel et bien à la
croisée des chemins260. 260. http://www.indowindow.com/akhbar/article.
php?article=136&category=2&issue=19; http://
peoplesdemocracy.in/2015/0621_pd/destruction-
education ; http://www.mainstreamweekly.net/
article5134.html
Arundhati Roy
Dans Le ministère du bonheur suprême, Mlle Jebeen, une petite fille cachemirie, dit à son père: « Akh daleela
waan ». « Raconte-moi une histoire ». Et puis elle commence l’histoire elle-même. L’histoire qu’elle veut
qu’on raconte. « Il n’y avait pas de jungle. Et une sorcière n’y vivait pas. » Elle voulait une vraie histoire. Le
roman démontre que la vraie histoire du sous-continent aujourd’hui et de sa relation avec le reste du monde
ne peuvent être racontées qu’à travers la littérature.
Ce court-métrage, conçu pour donner aux spectateurs des lectures publiques du roman un aperçu des
mondes à travers lesquels l’histoire se déroule, nous emmène à travers certains des événements, les rues,
la terreur, les lacs, les animaux et les jungles entre lesquels la réalisation poétique du réel saisit ses lecteurs.
http://www.theministryofutmosthappiness.com/
Subhashini Ali
Membre du bureau politique du Parti Communiste Indien (marxiste) et vice-présidente de All India
Democratic Women’s Association (AIDWA). Elle a été syndicaliste et, auparavant, actrice et dessinatrice de
costumes pour le cinéma indien. Membre du Parlement, elle était également membre de la Commission
Nationale pour les Femmes.
Maria Alves
Licence d’Anthropologie Sociale à Goldsmiths College, Université de Londres, UK; Master de Sociologie
à l’Université de Campinas, UNICAMP, Brésil; Doctorat de Sociologie à l’Université de Campinas,
UNICAMP, Brésil. Elle a été chercheuse invitée à l’Institut du Changement Social et Economique, ISEC, à
Bangalore, en Inde, et au Centre d’Etudes Post-coloniales à Goldsmiths College, Londres, UK.
Shahid Amin
Spécialiste de l’histoire moderne de l’Asie du Sud, avec un intérêt particulier pour l’histoire politique, sociale,
et intellectuelle des hommes et femmes analphabètes. Son travail combine des lectures attentives des textes
coloniaux, politiques et juridiques, et une approche historique. Parmi ses publications : Event, Mataphor,
Memory : Chauri Chaura, 1922-1992 (University of California Press, 1995) ; ed. A Concise Encyclopedia of
North Indian Peasant Life (Manohar, Delhi, 2005). Son dernier ouvrage est Conquest & Community : the
Afterlife of Warrior Saint Ghazi Miyan (University of Chicago Press, 2016). Il achève une étude sur le rôle
des Indiens cultivés travaillant sous les ordres des savants coloniaux à la compilation et la systématisation
du savoir linguistique et dialectologique dans les années 1890 - 1920.
S. Anand
Auteur, éditeur et journaliste. Avec D. Ravikumar, il a fondé la maison d’édition Navayana en 2003, « la
première et seule maison d’édition indienne centrée sur la question des castes d’un point de vue anti-caste ».
Il a co-écrit avec Srividya Natarajan la bande dessinée populaire Bhimayana: Experiences of Untouchability,
sur la vie de B.R. Ambedkar, illustré par Durgabai Vyam et Suresh Vyam. Il a également annoté le classique
de B.R. Ambedkar’s, Annihilation of Caste, publié par Navayana avec un essai introductif d’Arundhati Roy
intitulé « Le Docteur et le Saint ». Avant de fonder Navayana, Anand était journaliste pour Outlook et Tehelka.
Vasumathi Badrinathan
Associée de recherche, Théodile, Université de Lille 3, France, et membre du Centre de Recherche PLIDAM,
INALCO, Paris. Elle enseigne au département de français de l’Université de Mumbai en tant que chef du
département. Ses intérêts de recherche incluent la pédagogie de l’apprentissage des langues, l’approche
interculturelle, la technologie dans l’apprentissage des langues et le plurilinguisme. Elle aime aussi travailler
sur la poésie indienne ancienne en tant que chanteuse carnatique. Une boursière de Fulbright et d’Erasmus
Mundus, ses travaux principaux incluent le livre coédité Les Enseignants non natifs: Légitimité et identités
dans l’enseignement-apprentissage des langues étrangères (Belgique: EME, 2011), Les Alwars du Tamil Nadu
- interpréter la poésie mystique, La nouvelle revue de l’Inde (Harmattan, 2017), Le plurilinguisme en contextes
asiatiques: dynamiques et articulations, ([co-éd.]), Glottopol, n ° 30, 2018).
Debjani Bhattacharya
Elle enseigne l’histoire à l’Université Drexel. Son travail se situe à l’intersection de l’histoire juridique, des
études environnementales et de la théorie politique. Son premier ouvrage Empire and Ecology in the Bengal
Delta: The Making of Calcutta est à paraître aux éditions Cambridge University Press. Son travail a été
soutenu par le « Junior Fellowship » de l’American Institute of Indian Studies, par le « History Project
Grant » de l’Université de Harvard, ainsi que par l’International Institute of Asian Studies (Leiden).
Urvashi Butalia
Éditrice et écrivaine. Co-fondatrice de Kali for Women, c’est la première éditrice féministe indienne;
aujourd’hui directrice de Zubaan, elle est également l’auteur de The Other Side of Silence : Voices from
Partition of India, qui remporta le prix Oral Partition of History. Parmi ses travaux récents : Women,
Changing India, qui célèbre les 150 ans de BNP Paribas en Inde et, pour marquer le 25ème anniversaire de la
maison d’édition féministe, Kali for Women/Zubaan.
Supriya Chaudhuri
Divya Dwivedi
Philosophe vivant dans le sous-continent. Elle enseigne la philosophie et la littérature au Département des
humanités et des sciences sociales à l’Institut Indien de Technologie de Delhi. Elle est la co-éditrice de Public Sphere
from outside the West (Bloomsbury Académie 2015). Ses publications à venir comprennent une monographie
de M. K. Gandhi avec Shaj Mohan (Bloomsbury Académie), et Narratology and Ideology: Negotiating Context,
Form and Theory in Postcolonial Texts, avec Richard Walsh et Henrik Skov Nielsen (Ohio State University Press).
M. K. Gandhi (1869-1948)
Aussi connu sous le nom de Mahatma, Gandhi était l’un des leaders du mouvement d’Indépendance
indienne contre la domination impériale britannique durant la première moitié du XXe siècle. Avant
cela, il a travaillé pour les causes de la communauté indienne en Afrique du Sud. Il a présenté l’idée et la
méthode de la résistance passive Non-violente, et il a influencé une variété de mouvements de protestation
et écologiques dans le monde entier. Par-dessus tout, il est l’un des penseurs les plus éminents du paradigme
théorique appelé postcolonialisme.
Ramchandra Gandhi
M. F. Husain
Maqbool Fida Husain était un peintre moderne, connu pour exécuter des peintures narratives audacieuses
et colorées dans un style cubiste modifié. Né en 1915 à Maharashtra en Inde, et basé à Bombay, il était
l’un des artistes les plus célèbres du 20 siècle. Husain a également été reconnu comme graveur,
ème
photographe et cinéaste. Son court métrage Through the Eyes of a Painter a remporté un Ours d’or en
1967 au Festival international du film de Berlin. Après avoir mené une série de procès et reçu des
menaces de mort d’extrémistes hindous, Husain a vécu à partir de 2006 en exil volontaire,
principalement à Londres et à Dubaï. En 2010, il a accepté l’offre de citoyenneté du Qatar. Il est décédé
en exil le 9 juin 2011.
Javed Iqbal
Journaliste et photographe indépendant indien. Iqbal a travaillé comme journaliste d’investigation pour
The New Indian Express de novembre 2009 en avril 2011, et a publié des articles et des photographies sur la
Guerre civile népalaise, sur les droits de l’homme et les luttes sociales, à Daily News & Analysis, The Sunday
Guardian, Outlook Magazine, Al Jazeera, Fountain Ink Magazine, Tehelka, Financial Times, Le Courier
International, et Infochange.
Yashpal Jogdand
Assistant (psychologie sociale) au département des Humanités et Sciences sociales de l’IIT (Indian Institute
of Technology Delhi). Ses recherches portent sur le moi et l’identité, les conflits intergroupes, l’humiliation,
l’ostracisme, l’exclusion sociale et le rejet dans les intergroupes et les relations interpersonnelles, les
stéréotypes et préjugés, le leadership et la mobilisation, la psychologie de l’oppression. Ses publications se
concentrent particulièrement sur la manière dont les groupes désavantagés dans la société expérimentent et
gèrent leur identité, leur statut, leur morale et leurs émotions.
Sanjay Kak
Réalisateur de documentaires indépendant avec des intérêts dans l’écologie, les solutions alternatives et les
politiques de résistance. Ses films incluent Red Ant Dream (2013) sur la persistance de l’idéal révolutionnaire
en Inde, Jashn-e-Azadi (2007) sur l’idée de liberté au Cachemire, Words on Water (2002) sur la lutte contre
les barrages de Narmada au centre l’Inde, et In the Forest Hangs a Bridge (1999), sur la fabrication d’un
pont de mille pieds de canne et de bambou dans le nord-est de l’Inde. Il est le rédacteur en chef d’Until My
Freedom Has Come - The New Intifada in Kashmir (Penguin, 2011).
Jitish Kallat
Artiste né à Mumbai en 1974. Son vaste répertoire d’œuvres, couvrant la peinture, la photographie, le
dessin, la vidéo et les installations sculpturales, révèle ses sondes persistantes dans certains des thèmes
fondamentaux de notre existence. Certaines œuvres peuvent être des méditations sur le présent transitoire
tandis que d’autres remontent dans l’histoire et superposent le passé sur le présent à travers des citations
d’énoncés historiques importants. Les œuvres de Kallat ont été largement exposées dans des musées et
institutions tels que Tate Modern (Londres), Martin Gorpius Bau (Berlin), Galerie d’art moderne (Brisbane),
Kunst Museum (Berne), Serpentine Gallery (Londres), Mori Art Museum (Tokyo) , Palais des Beaux-
Arts (Bruxelles), Hangar Bicocca (Milan), Musée ZKM (Karlsruhe), Musée Arken de Moderne Kunst
(Copenhague), Institut Valencia d’Art Moderne (Espagne), Musée d’Art (Tokyo), Musée Jean Tinguley
(Bâle) et le Musée Gemeente (La Haye) entre autres. Son travail a été exposé à la Biennale de La Havane,
à la Biennale de Gwangju, à l’Asia Pacific Triennale, à la Fukuoka Asian Art Triennale, à la Biennale d’Art
Asiatique, à la Biennale de Curitiba, à la Triennale de Guangzhou et à la Biennale de Kiev. Il était conservateur
et directeur artistique de la Biennale Kochi-Muziris 2014.
Geeta Kapur
Geeta Kapur est la première critique d’art, historienne et conservatrice de musée d’Inde ; Durant des
dernières décennies du XXe siècle, elle a à la fois façonné et documenté l’émergence d’une scène artistique
contemporaine dans le sous-continent. Ses essais sur l’art, le cinéma, la théorie culturelle dans le contexte
des perspectives du tiers-monde et ses pratiques artistiques d’avant-garde ont été d’une grande influence.
Kapur a organisé des expositions à l’échelle nationale et internationale, ainsi que des conférences dans le
monde entier dans des contextes universitaires et muséaux. En janvier 2010, l’Asia Art Archive a commencé
à numériser l’ensemble des archives personnelles de Kapur et de son artiste-mari Vivan Sundaram, qui
comprend des milliers de photographies, d’œuvres, de diapositives, d’articles, de coupures, de catalogues
et d’éphémères d’exposition - sans doute l’une des perspectives les plus mystérieuses et uniques sur l’art de
l’Asie du Sud-Est à avoir été collectée en ligne.
Krishen Khanna
Artiste né en 1925 dans l’actuel Faislabad au Pakistan. Figuratif et orienté vers la narration, l’œuvre de
Khanna capte des moments de l’histoire. Parmi ses expositions personnelles figurent Krishen Khanna:
Drawings & Paintings à la Vadehra Art Gallery de New Delhi en 2016 ; When the Band Begins to Play... à la
galerie Grosvenor à Londres en 2015; A Celebration of Lines à la galerie Sakshi à Mumbai en 2013 ; Krishen
Khanna: A Retrospective presented by Saffronart à Mumbai à Lalit Kala Akademi de New Delhi en 2010 ; The
Savage Heart à la Cymroza Art Gallery de Mumbai en 2008 ; Krishen Khanna, Saffronart et Berkeley Square
Gallery à Londres en 2005 ; et An Airing à la Pundole Art Gallery de Mumbai en 2004.
Adam Knowles
Maître de Conférences en philosophie à l’Université Drexel et chercheur invité en 2017-18 au Jack, Joseph
and Morton Center for Advanced Holocaust Studies, United States Holocaust Memorial Museum. Son
ouvrage The Paradox of Silence: Heidegger, Language and National Socialism est à paraître. Il traduit
actuellement Les Cahiers Noirs 1942-8 de Heidegger, aux éditions Indiana University Press.
T. M. Krishna
Thodur Madabusi Krishna est un chanteur célèbre dans la tradition carnatique. Il est engagé dans des
organisations impliquant tout le champ de l’art et de la culture, y compris la recherche, la documentation,
l’éducation et l’activisme. Il soutient des artistes issus de communautés économiquement et socialement
marginalisées. C’est le co-auteur de Voices Within: Carnatic Music – Passing on an Inheritance, un ouvrage
consacré aux grands de la musique carnatique. Son livre le plus récent, A Southern Music (Harper Collins
2013) a reçu le Tata Literature Award en tant que meilleur premier livre de non-fiction pour l’année 2014.
Il a reçu également le Ramon Magsayay Award (2016) pour son engagement soutenu en tant qu’artiste
et avocat de l’art comme arme de guérison capable de briser la barrière des castes et des classes dans une
société indienne profondément divisée.
Ravish Kumar
Journaliste et éditeur senior de NDTV ainsi que présentateur télé de la chaîne d’information Hindi, NDTV
India. Il est également écrivain et auteur notamment de Ishq Mein Shahar Hona (Rajkamal). Il a reçu le
prestigieux Ganesh Shankar Vidyarthi Award for Hindi Journalism and Creative Literature en 2010 remis
par le Président Indien. C’est le lauréat du Ramnath Goenka Excellence in Journalism, comme Journaliste
de l’Année 2013 (Broadcast).
Charles Malamoud
Indologue et auteur de Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne (1989), Le jumeau solaire (2002), La
danse des pierres. Études sur la scène sacrificielle dans l’Inde ancienne (2005), Féminité de la parole. Études
sur l’Inde ancienne (2005). Il a enseigné à l’Université de Lyon ainsi qu’à l’École Pratique des Hautes Études
(EPHE, Paris) où il est aujourd’hui directeur de recherche à titre honorifique. Charles Malamoud est devenu
spécialiste de la religion védique, et étudie les rites sacrificiels avec une attention particulière au rôle de Vāc,
un mot qui apparaît dans les formules sacrificielles et dont la mission, selon cette tradition religieuse, est de
recréer constamment le monde comme une mesure intemporelle.
Shaj Mohan
Philosophe vivant dans le sous-continent. Il a écrit avec Divya Dwivedi une monographie philosophique sur
Gandhi intitulée Gandhi and Philosophy: On Theological Anti-Politics, sous presse (Bloomsbury Academic,
2018). Il est le co-éditeur, avec Dwivedi et J. Reghu, du volume d’essais à paraître, Politics of Conversion.
Perumal Murugan
Auteur, savant et chroniqueur littéraire indien qui écrit en tamil. C’est l’auteur de six romans, quatre recueils
de nouvelles et quatre anthologies de poésie. Trois de ses romans sont traduits en anglais. Il a reçu le prix
du Gouvernement du Tamil Nadu et de Katha Books. Il enseigne le tamil, au Government Arts College de
Namakkal. En janvier 2015, il a annoncé qu’il arrêtait l’écriture après avoir été attaqué par des militants
d’Hindutva qui jugeaient son roman Madhurobhagan (One Part Woman, 2010) blasphématoire. Le roman
explorait les problèmes des castes dans le contexte d’un mariage sans enfant et faisait référence à des lieux
et à des communautés réellement existantes, qui se sont considérées comme diffamées. Un jugement récent
de la Cour Suprême de Madras a jugé qu’il était dans son droit, comme d’autres écrivains et artistes qui
présentent leur communauté de manière critique.
Vivek Muthuramalingam
Photographe documentaire indépendant basé à Bangalore en Inde. Sa pratique est souvent pluridisciplinaire
et implique l’écriture, la vidéo et le multimédia. Dans son travail documentaire, Vivek cherche des idées
pouvant servir à des fins humanitaires. Ses photographies ont été publiées en papier et en version numérique
par certaines de ces organisations : The Wall Street Journal, The Sunday Guardian, Magazine Motherland,
TimeOut Explorer, Outlook, Tehelka, National Geographic Traveler India, Huffington Post India et The Indian
Express. Il a également contribué à des publications et des rapports imprimés pour l’OMS et Greenpeace.
Meera Nanda
Chercheuse indépendante basée aux Etats-Unis. Elle a étudié les sciences et la philosophie, et ses sujets de
recherche portent sur l’histoire des sciences, le nationalisme hindou, la subversion de l’ethos scientifique, le
post-modernisme et la Droite environnementaliste, ainsi que la philosophie des sciences. Elle a été lauréate
de la Fondation John Templeton en Religion et Science (2005-2007), et est actuellement professeure invitée
à l’Institut Indien d’Education Scientifique et de Recherche, à Mohali. Elle est l’auteur de Prophets Facing
backward: Postmodernism, Science and Hindu nationalism; Postmodernism and Religious Fundamentalism:
A Scientific Rebuttal to Hindu Science; The God Market.
Karuna Nundy
Experte en droit constitutionnel et avocate à la Cour Suprême de l’Inde. Elle est spécialiste en droit
constitutionnel – notamment droit digital, droit pour la liberté d’expression et droit du genre– ainsi
qu’en matière de litiges commerciaux. Elle est conseillère auprès des organismes des Nations Unies et des
gouvernements de différents pays afin de les aider à mettre leurs systèmes juridiques en conformité avec les
normes juridiques internationales et constitutionnelles.
Ram Rahman
Né en 1955, Rahman a présenter ses photographies dans des expositions individuelles et collectives en Inde
et dans le monde. Ses plus récentes expositions personnelles comprennent Bioscope: Scenes from an Eventful
Life présenté par Bodhi Art à Rabindra Bhavan, New Delhi, en 2008; Apparao Infinity, à Chennai, en 2007;
Photo Studio/Cutouts à l’India International Centre, New Delhi, 2003; et Visions of India: Photographies
de Ram Rahman au Cleveland Museum of Art, Ohio, en 2002. Parmi les expositions qu’il a organisées,
il y a eu Heat – Moving Pictures Visions, Phantasms and Nightmares à Bose Pacia, New York, en 2003;
Noor – Devyani Krishna, A Retrospective à la Galerie nationale d’art moderne, New Delhi, en 2000; et Sunil
Janah Photographs, A Retrospective à la Gallery 678, New York, en 1998. Rahman est l’un des membres
fondateurs du Safdar Hashmi Memorial Trust (SAHMAT) à New Delhi, un leader dans la résistance aux
forces communautaires et sectaires dans l’Inde à travers son action culturelle publique. L’artiste vit et
travaille à New Delhi.
Alok Rai
Professeur (retraité) du Département d’anglais de l’Université de Delhi. Il a été chef du département des
humanités et sciences sociales de l’IIT Delhi. Il a étudié au Magdalen College, Oxford et à l’University
College London. Ses recherches portent sur la littérature anglaise et les processus culturels dans le nord de
l’Inde, en rapport avec la politique, le langage et la littérature. Il est l’auteur de Orwell and the Politics of
Despair (Cambridge University Press, 1990) et de Hindi Nationalism (Orient Longman, 2000), ainsi que de
nombreux articles scientifiques, et d’essais critiques dans des journaux grand public. C’est un intellectuel
éminent et un traducteur de l’hindi.
J. Reghu
Intellectuel et assistant éditeur à l’Institut Encyclopedia du Kerala. Ses sujets de recherches incluent l’histoire
des idées, l’histoire intellectuelle de l’Inde coloniale et l’histoire sociale des mouvements des basses castes
au Kerala. C’est l’auteur de nombreuses monographies et articles sur ces sujets, en anglais et malayam,
soutenus par DC Books, Subject and Language Press et le Centre pour les initiatives sociales et culturelles du
Kerala. Il est également l’auteur de Community – as De-imagining Nation : Relocating the Ezhava Movment
in Kerala dans un ouvrage collectif publié par Routledge, et de Blackwater Universalism : An Intercommunal
Tale of Being and Becoming, dans un collectif publié par Oxford University Press. Il collabore régulièrement
à des journaux tels que Mathrubmi, Bhasaposhini, Kalakaumudi, Dhesabhimani, et Pachakuthira.
A. Revathi
Écrivain, acteur et activiste basé à Bangalore. Elle travaille avec Sangama, une organisation de défense
des droits humains des minorités sexuelles pour les personnes opprimées en raison de leurs préférences
sexuelles. Elle est l’auteur d’Unarvum Uruvamum ; et son autobiographie, The Truth About Me (Penguin,
2010), est la première en son genre en anglais d’un membre de la communauté hijra. Son dernier livre est A
Life in Transgender Activism (Zubaan, 2016).
Arundhati Roy
Née en 1961 à Shillong, en Inde, Roy est romancière et essayiste. Son célèbre roman The God of Small Things (India
Ink, 1997) a reçu le prix Booker. Ses essais politiques comprennent The Algebra of Infinite Justice (2002), War Talk
(2003), Field Notes on Democracy: Listening to Grasshoppers (2009), Walking with the Comrades (2011), The Doctor
and the Saint (introduction à l’édition annotée de The Annihilation of Caste de BR Ambedkar, Navayana, 2014) et
Capitalism: A Ghost Story (2014). Son deuxième roman, The Ministry of Utmost Happiness, a été publié en 2017.
Teesta Setalvad
Activiste des droits civiques et journaliste. Elle est co-fondatrice et coéditrice du magazine Communalism
Combat. Elle dirige le projet « Khoj: Education for A pluralistic India». Elle est l’une des fondatrices du
Comité de Femmes dans les Médias. C’est la secrétaire des “Citoyens pour la Justice et pour la Paix” (CJP),
une organisation conçue pour défendre les droits des victimes de violences communautaires dans l’Etat de
Gujarat en 2002. Elle est également l’auteur de Beyond Doubt: A Dossier on Gandhi’s Assassination (Tulika
Books, 2015).
Parthiv Shah
Photographe, cinéaste et graphiste. Ancien élève de l’Institut National de Design, il est le fondateur et le
directeur du Centre pour les médias et les communications alternatives (CMAC). Ses intérêts et engagements
récents concernent la perception et la représentation de l’image. Ses voyages visuels l’ont amené à travailler
avec des communautés qui trouvent une voix et une identité traditionnelles, notamment la communauté
transgenre et les enfants des rues. Avec Jan Breman, il est l’auteur de Working in the Mill No More (Oxford
University Press et Amsterdam University Press, 2004) et co-éditeur, avec Sana Das, de Art as witness
(Tulika Books, 2010).
Tejal Shah
Artiste née en 1979 à Bhilai en Inde. Sa pratique comprend la vidéo, la photographie, le spectacle et
l’installation et met l’accent sur « the inappropriate/d other » - celui que vous ne pouvez pas s’approprier
et celui qui est inapproprié. En s’interrogeant de tout, elle crée des mondes alter-curieux criblés de faits,
de fiction, de poésie et de mythologie, nous contraignant à réengager des propositions sur les relations
complexes entre les croisements entre espèces, l’écologie, le genre, la sexualité et la conscience. Ses œuvres
ont été largement diffusées dans les musées, les galeries et les festivals de cinéma dont le Musée d’Art
Moderne de Varsovie (2017), le Musée d’Art de Zuckerman d’Atlanta (2017), l’Office d’Art Contemporain
d’Oslo (2016-17), Whitechapel Gallery de Londres (2014), documenta 13 (2012), Centre Pompidou (2011),
Tate Modern (2006), et « Indian Highway » (2009) sous la direction de Julia Peyton-Jones, Hans Ulrich Obrist
et Gunnar B. Kvaran à la Serpentine Gallery de Londres, le Centre d’Art Contemporain Ullens de Pékin,
MAXXI à Rome, le Musée d’Art Contemporain Astrup Fearnley d’Oslo et le Musée d’Art Contemporain
de Lyon, entre autres.
Éditeur politique de La Caravane, il est aussi l’auteur de Waters Close Over Us: A Journey Along the Narmada.
Il a également été l’éditeur politique du magazine Open. Hartosh Singh Bal est le co-auteur de A Certain
Ambiguity, un roman qui a reçu en 2007 le prix du meilleur livre professionnel/scolaire de mathématiques
par l’Association des Editeurs Américains.
Vijay Tankha
Directeur du Département de philosophie du St. Stephen’s College de l’Université de Delhi. Ses recherches
philosophiques se concentrent sur la philosophie de la Grèce antique. Parmi ses publications récentes :
Ancient Greek Philosophy: From Thales to Plato (Pearson) et un ouvrage à venir sur Platon et la poésie. Ses
écrits philosophiques paraissent régulièrement dans des journaux et magazines.
Anand Teltumbde
Professeur Senior au Goa Institute of Management. Anand Teltumbe est aussi écrivain, fervent défenseur
des droits civiques et analyste politique. Il a écrit plusieurs livres sur le mouvement populaire, notamment
sur la gauche et les Dalits. Parmi ses livres, The Persistence of Caste: The Khairlanji Murders et India’s
Hidden Apartheid (Zed).
Romila Thapar
Historienne de l’Inde ancienne et Professeure émérite à l’Université Jawaharlal Nehru, New Delhi. Romila
Thapar a été Professeure invitée à l’Université de Cornell, l’Université de Pennsylvanie et au Collège de France
à Paris. Elle a été élue Présidente générale du Congrès d’Histoire Indienne en 1983 et Correspondante de la
British Academy en 1999. Elle a reçu le doctorat honoris causa de plusieurs institutions prestigieuses, dont
les Universités d’Oxford, d’Edinburgh, de Chicago, de Londres (SAOS), de Calcutta, de Cornell et de Brown.
Parmi ses nombreux livres, A History of India, Vol. 1 (Penguin) et The Public Intellectual India (Aleph).
Siddharth Varadarajan
Editeur fondateur de « The Wire. » Il a été l’éditeur de The Hindu et a reçu le Ramnath Goenka Award du
Journaliste de l’Année. Il a enseigné l’économie à la New York University et le journalisme à l’Université de
Californie, Berkeley, il collabore au Times of India et au Centre d’Affaires Publiques et de Théorie Critique
de l’Université de Shiv Nadar.
Rohith Vemula
Doctorant érudit à l’Université de Hyderabad, il était aussi militant de auprès de l’Ambedkar Students’
Association. D’un milieu pauvre et dalit, il aspirait à devenir un écrivain scientifique. En janvier 2016, il s’est
suicidé sur le campus de son université pour protester contre son université qui avait arrêter de lui verser à
lui et à ses camarades une bourse ainsi que pour les tentatives de celle-ci pour réprimer leurs protestations.
Ses écrits sont apparus comme Caste is not a Rumour : The Online Diary of Rohith Vemula (Ed. Nikhila
Henry, Juggernaut Books, 2016).
Roshni Vyam
En tant que troisième génération d’artiste Gond, elle a su briser les stéréotypes qui entouraient l’art de Gond.
Avec son approche expérimentale elle a su emmener cet art à un autre niveau, notamment en explorant des
thèmes comme l’oppression de caste, la vie urbaine, le déplacement de population, la créativité, et ce que
signifie être humain. Son travail a été exposé à Lalit Kala Kendra à Delhi, à la Dhoomimal gallery à Delhi,
au Centre International de l’Inde à Delhi, à Dakshinchitra à Chennai, au Musée national d’art tribal de
Bhopal, à l’Université de Colorado à Boulder (Etats-Unis), à l’Université de Staffordshire (Royaume-Uni)
et au Hublot d’Ivry en France. Elle a aussi travaillé dans l’illustration de livres d’art aux côtés d’éditeurs tels
que Navayana pour le livre Bhimayana, Tara Books à Chennai et Eklavya à Bhopal. Depuis 2017, elle est
impliquée dans « Metro lands », un projet collaboratif impliquant deux poètes et deux illustrateurs venant
d’Inde et de France. Elle continue également de collectionner et d’écrire les récits spontanés et traditionnels
de la tribu Gond et d’autres communautés tribales qui disparaissent jour après jour.
Illustration page 10
M. F. Husain
Ce portrait, Saraswati (1976), réalisé par le célèbre artiste indien et musulman, M. F. Husain, est celui d’une
ancienne déesse hindoue de la connaissance, Saraswati, également rivière mythique présumée disparue sous
la terre, fut dénoncé 20 ans plus tard comme offensif et obscène par la droite hindoue, qui vandalisa
la maison de Husain et sa galerie d’art, et brûla bon nombre de ses tableaux. Ils détruisirent ainsi
plusieurs photographies, dont notre image de couverture, qui fit partie d’une exposition plus tardive
célébrant Husain et la liberté de l’art. Suite aux menaces physiques et aux centaines de plaintes déposées
contre lui aux quatre coins du pays, Husain ferma toutes ses galeries et quitta l’Inde. Il ne put y revenir et
mourut, exilé, à Londres.
Texte page 43
Shahid Amin
Rendre la Nation Habitable (2016)
Protesting Women [Des femmes manifestent], 2008. Photographie prise par Showkat Nanda. Les femmes de
Langate en Cachemire du nord manifestent contre la mort de deux soeurs adolescentes le 4 août 2008. Des
manifestations éclatèrent car beaucoup croyaient que les deux filles étaient victimes d’un complot, parce
qu’elles étaient témoins dans un procès tristement célèbre concernant le viol et l’assassinat d’une jeune fille
l’année précédente.
Burial Procession [Marche funèbre], 2008. Photographie prise par Javed Dar. Six membres d’une famille furent
enterrés vivants lorsqu’une avalanche s’abattut sur leur maison après cinq jours de neige ininterrompus dans
le village montagneux de Path Hallan, près de Qazigung, le 8 février 2008. Les équipes de secours de l’armée
et de la police n’ont pu sauver qu’un seul des sept membres de la famille présents dans la maison.
After the Fire [Après l’incendie], 2012. Photographie prise par Javed Dar. Une femme fait une pause devant
sa maison dévastée par un incendie dans le village de Frislan, après une journée passée à fouiller dans les
débris, aux abords de la station de montagne de Pehlgam, le 25 novembre 2012.
Road to Shamaswari [La route de Shamaswari], 2015. Photographie prise par Azaan Shah. Une femme passe
devant des vieilles maisons du centre-ville le 25 mai 2015.
Pellet Gun Injuries [Blessures au fusil à plomb], 2016. Photographie prise par Yasin Dar [© AP Images 2017 /
Dar Yasin]. Mohammad Imran Parray, blessé par les balles d’un fusil à plomb tirées par la police lors d’une
manifestation, dans un hôpital de Srinagar, le 13 juillet 2016. Le ministre indien de l’intérieur, Rajnath Singh
a déclaré que les troupes armées commenceraient à remplacer le plomb par des capsules remplies de piment
pour contrôler les foules contestataires au Cachemire. D’après les officiels locaux et les docteurs, l’utilisation
de fusils à plomb a tué au moins quatre personnes et rendu plus de 100 personnes partiellement aveugles.