Colan 0336-1500 1984 Num 61 1 1632 PDF
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Résumé
Les auteurs les plus " instinctifs " seraient-ils ceux dont les lois qui traduisent leur écriture sont les plus évidentes et les
plus rationnelles? On pourrait en formuler l'hypothèse après la lecture de la présente étude. Et si oui, ne pourrait-on
l'expliquer ainsi : les facteurs exogènes à la pulsion d'écriture : soumission à certaines modes littéraires ou adaptation aux
règles de rédaction des genres traités étant absents, le style de l'auteur, libéré de toutes contraintes étrangères, présente
alors une certaine régularité, soit dans sa stabilité, soit dans son évolution.
Richaudeau François. Les phrases de Céline ou la cohérence dans le délire. In: Communication et langages, n°61, 3ème
trimestre 1984. pp. 53-75.
doi : 10.3406/colan.1984.1632
http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1984_num_61_1_1632
DE CÉLINE
OU LA COHÉRENCE
DANS LE DÉLIRE
Les auteurs les plus < instinctifs » seraient-ils ceux dont les lois qui traduisent
leur écriture sont les plus évidentes et les plus rationnelles? On pourrait en
formuler l'hypothèse après la lecture de la présente étude.
Et si oui, ne pourrait-on l'expliquer ainsi : les facteurs exogènes à la pulsion
d'écriture : soumission à certaines modes littéraires ou adaptation aux règles de
rédaction des genres traités étant absents, le style de l'auteur, libéré de toutes
contraintes étrangères, présente alors une certaine régularité, soit dans sa
stabilité, soit dans son évolution.
Mort à crédit
Publié quatre années plus tard. La phrase courante mesure
seulement : 1 1 mots
— la phrase longue : 28 mots
— et la phrase la plus longue : 35 mots
toutes longueurs très inférieures à celle du Voyage.
Mais la proportion de ces phrases terminées par... ou I ou ?
chacune en compagnie d'au moins trois phrases analogues ; la
^ proportion de ce que j'ai appelé les micro-phrases passe de
2 11 % à 72 %, leur longueur moyenne étant de : 10 mots
g, et celle des autres phrases (28 %). de : 11 mots
js On constate donc une rupture très nette entre les phrases de la
H<D première et de la seconde œuvre :
•2
g 1. Voir Richaudeau (François), «Les phrases de Jean Giono», fn Commun!-
S cation et langages, n° 56, 1983.
§ 2. Voir Richaudeau (François), « Simenon, une écriture pas si simple qu'on
S le penserait », in Communication et langages, n° 53, 1982.
o 3. Page 365, La Pléiade I.
Les phrases de Céline 55
Suite page 58
Linguistique
4 — La terminologie
Phrase
La suite des mots comprise entre deux points ; ou limitée
par un point d'exclamation, un point d'interrogation ou trois
points de suspension, si la première lettre qui suit l'un de ces
trois signes est une majuscule.
Phrase courante
Chacune des 192 phrases prélevées dans chacune des 7 œuvres
analysées, soit 1 344 phrases.
Phrase longue
Parmi les 1 344 phrases courantes, les 5 phrases les plus
longues dans chacune des 7 œuvres soit 35 phrases.
CO
Q>O>
Phrase la plus longue
c
Parmi les 35 phrases longues, la phrase la plus longue dans
chacune des 7 œuvres.
Micro-phrase
Néologisme créé spécialement pour l'écriture célinienne :
segment linguistique caractérisé par 2 particularités :
— il se termine par trois points de suspension, ou plus
rarement par un point d'exclamation ou un point d'interrogation,
— il appartient à une séquence d'au moins trois suites de
mots se terminant par une ponctuation analogue.
Macro-phrase
Egalement néologisme pour l'analyse célinienne : la suite de
micro-phrase commencée après, et terminée, par un point ou
un « à la ligne ».
Au sein d'une même macro-phrase, la première lettre du
premier mot d'une micro-phrase est :
— une majuscule dans les 2 premières œuvres, Voyage et
Mort à crédit,
— une minuscule dans les 3 dernières : D'un château l'autre,
Nord, Rigodon,
— tantôt l'un, tantôt l'autre dans les œuvres intermédiaires.
Phrase habituelle
Dans le contexte de cette analyse célinienne : toutes les
phrases qui ne sont pas des macro-phrases, c'est-à-dire des phrases
normales.
5 — Les sources
Pour les 5 romans- analysés : Voyage au bout de la nuit
(VN) ; Mort à crédit (MC) ; D'un château l'autre (CL) ; Nord
(ND) ; Rigodon (RI) : les deux tomes de l'édition de la Pléiade
imprimés respectivement en 1981 et 1982.
Pour les deux pamphlets analysés : L'école des cadavres (EC) ;
l'édition Denoël de 1942 ; Les beaux draps (BD) : les
Nouvelles Editions françaises de 1942.
Pour les autres œuvres examinées : Guignol' s band (GB) ;
Féerie pour une autre fois (FF) ; Entretiens avec le
professeur Y (EP) : l'édition des ({Œuvres de Céline» aux Editions
du Club de l'Honnête Homme en 7 tomes (1981/1983).
Pour Rabelais : les Cinq livres : Œuvres complètes, Paris, La
Pléiade, 1978.
Pour San Antonio : Le gala des emplumés, Paris, Fleuve Noir,
1983.
Linguistique
S
en L'EVOLUTION DES MACRO-PHRASES CEL1NIENNES
| D'UNE ŒUVRE A L'AUTRE
^ Comment néanmoins — en écartant l'obstacle du passage des
® majuscules aux minuscules — mesurer l'évolution quantitative
§ de l'écriture célinienne ?
« Pour y parvenir j'ai été amené à concevoir l'unité syntaxique de
c macro-phrase. Dans le Château, Nord, Rigodon, une macro-phrase
I est constituée par la chaîne de micro-phrases comprises entre
| deux points ; mais à condition que cette chaîne comprenne au
° minimum 3 micro-phrases. Elle coïncide alors avec la phrase
Les phrases de Céline 61
TABLEAU I
LES RESULTATS GENERAUX
DEUX I ES PAMPHLETS
1938 L'école des EC 18 69 3$ 18 n c n c ailcu
cadavres
I94I Les beaux draps BD 17 84 6% 17 ' n c n c slieu 1 f :
Linguistique
A333 i'A^SG
n|iI'
I
j■
. Figure 2
longueurs des macro-phrases
réparties par tiers de chaque œuvre
7. La Pléiade. T. I, p. 42.
Linguistique
macro-phrase
rapport long.
premier tiers second tiers troisième tiers
de l'oeuvre de l'oeuvre ie l*-oeuvre dernier tiers
sur premier
nombre ' nombre nombre nombre nombre nombre tiers
de de mots de de mots de de mots
cro- par. macro par ma par
phrases cro phr. phrase cro ph, phrases cro phr.
Communication
8. Voir
9.
10. LaNoé. Pléiade,
Richaudeau
etLa langages,
Pléiade,
T. Il, (François),
p.Œuvres
n°863.
56, 1983.
de «Les
Giono,phrases
T. Ill, p.de683.
-Jean • Giono», in
1
Les phrases de Céline 65
•2
■5 24. La Pléiade — tome I.
c 25. Bellanger (Lionel) L'expression orale, Que sais-je ? PUF, 1979.
~ 26. Jean Guénot « Voyage au bout de la parole » l'une des plus intéressantes
.S études publiées dans le Céline des Cahiers de l'Herne, nos 3 et 5, 1972, repris
| dans Louis-Ferdinand Céline damné par l'écriture, chez Jean Guénot, 85, rue
E des Tennerolles, 92210 Saint-Cloud, 2« édition, revue et augmentée, 1984.
§ 27. Œuvres de Céline, T. 7 — Club de l'honnête homme, 1983.
° 28. Cahiers, Pléiade, T. I, p. 25.
Les phrases de Céline 71
l'esprit de leur auteur. J'avais noté que les phrases les plus
percutantes — en général des aphonsmes — étaient très courtes, les
plus courtes. Et j'avais remarqué (sans le noter), la ponctuation
bien particulière de ces Cahiers, avec notamment l'usage
fréquent des tirets, tel :
« Voilà une idée — profonde — sublime etc — et ce n'est pas
« moi qui l'ai trouvée. »
Pourquoi ces tirets et non des virgules ? Mais ne pourrait-on
la récrire :
«Voilà une idée... profonde... sublime etc I et ce n'est pas moi
« qui l'ai trouvée »28.
Et cette ponctuation célinienne ne serait-elle pas plus fidèle, que
les virgules, à la nature du processus de la pensée à l'origine
du texte en question ?
Il m'arrive de temps en temps de jeter des mots sur un cahier :
idée nouvelle — ou sentiments personnels par exemple en période
dépressive. Ma plume (mon paper mate, en fait) cherche à
suivre ma pensée (de manière à ne pas la perdre) va donc aussi
vite que possible (ce qui explique que fréquemment j'escamote
les dernières lettres des mots). Et je suis frappé par l'abondance
des tirets, des crochets, de parenthèses, etc., qui parsèment mon
texte (presque illisible) encadrant des segments linguistiques de
quelques mots.
Dans mon dernier ouvrage w j'avais tenté d'analyser ainsi — et
avec soin — ce qui se passait dans mon esprit et à travers ma
main quand j'écrivais, par le moyen — nécessairement — d'une
analyse introspective. Je renvoie le lecteur qui serait intéressé
au chapitre correspondant de mon livre. Schématiquement j'avais
relevé quatre stades : le premier purement mental ; le second
d'écriture de courtes unités des mots que j'avais intitulées suites
verbales spontanées ; les deux suivants, de constitution de phrases
classiques. Il est intéressant de noter que ces suites verbales
spontanées comprenaient en moyenne chacune 6 mots et que
dans ma transcription j'avais séparé chacune de la suivante
par une barre inclinée : /. J'aurais pu choisir un tiret ou ... trois
points de suspension... Et, j'écrivais à propos de ces séquences
« Nous avons déjà vu que les suites verbales intérieures étaient
« en moyenne très courtes. » « Nous constatons que leur struc-
« ture syntaxique est très élémentaire... »
Alors l'hypothèse que je formule : les micro-phrases céliniennes ne
seraient-elles, davantage que la transposition (sans pour autant
l'exclure) d'un langage oral ; ces micro-phrases, ne seraient-elles
pas d'abord, la matérialisation directe des mots : reflets de la
pensée de l'auteur. Directe: parce qu'avant l'habillage habituel
u
o
1 30.
Proust»,
Richaudeau
in la linguistique
(François), pragmatique,
« Ecrire un Paris,
texte Retz,
littéraire
1981.
: 248 phrases de
Les phrases de Céline, 73
Alors que chez Paul Valéry pour qui « Pas de souvenir d'enfance
« — ou peu.
«Le passé est pour moi plus aboli dans sa structure chronolo-
« gique et narrable que pour un autre. Il semble que mon être
«aime oublier... »M; et l'écriture devient fonction du genre :
31. Si pour Céline on substitue, comme je l'ai fait page 00, à la notion de
phrase traditionnelle (inadaptée dans le cas de son écriture) celle de
macro-phrase.
32. La recherche du temps perdu. La Pléiade, T. Il, p. 110 et suivantes.
33. Ib. T. Ill, p. 636 et suivantes.
34. Ib. T. Ill, p. 778 et suivantes.
35. Voir Richaudeau (François) : « Les phrases de Paul Valéry, ou le génie
impuissant», in Communication et langages, n° 59, 1984.
Linguistique
Alors que chez Jean Giono, l'imagination est reine avec à son
service une extraordinaire virtuosité stylistique, lui permettant
d'être — démiurge protée de la plume — tour à tour un conteur
« régional »M écologiste, un romantique sthendalien, un écrivain
de la mer: avec des phrases de 10 mots pour Que ma joie
demeure, 17 mots pour le Hussard sur le toit, 25 mots pour
Fragments d'un paradis.
Ceci étant dit — au-delà des ressemblances très profondes entre
Céline et Proust : écritures essentiellement personnelles,
stabilités stylistiques, et phrases excessivement longues — les
différences entre les styles apparaissent évidemment capitales :
— d'un côté : de longues enumerations de courtes séquences
[micro-phrases) semblant composées .uniquement en
fonction « du jeu des rythmes, des pulsions verbales scandées
« selon les exigences de la musique bien plus que du sens » "
Des bouts de textes collés les uns à la suite des autres, c'est-
à-dire la forme la plus simple de construction, excluant tout
lien logique entre eux — à part la juxtaposition ; ignorant
— entre eux — ces relations d'autorité, de dépendance, de
hiérarchisation que seule peut exprimer une syntaxe complexe ;
— de l'autre : ces longues phrases très structurées, utilisant
toutes les ressources de cette syntaxe M ; avec pour marquer
ces relations syntaxiques, l'utilisation intensive do ces signaux
de logique linguistique que sont les mots-outils fonctionnels
indicateurs tels -.parce que, pourquoi, dont> lequel, etc.
J'ai montré que dans les phrases longues de Proust ces mots
*. apparaissent presque deux fois plus souvent que dans les textes
^ littéraires courants w. Ils sont pratiquement, absents des macro-
.jd
coo>
c phrases de Céline.
_ 36. J'ai placé régional entre guillemets, cette notation étant très superficielle
® et même contestable. Voir mon étude : « Les phrases de Jean Giono », in
§ Communication et langages, n° 56, 1983.
■■jj • 37. Vitoux (Frédéric), « Présentation des Entretiens avec le Professenr Y »,
.o T. VII, Œuvres de Céline, Club de l'honnête homme, 1983.
§ 38. Et également des figures de réthorique avec l'emploi privilégié de la
g métaphore. Mais c'est une autre histoire...
G 39. Richaudeau (François), La linguistique pragmatique, Paris, Retz, 1981,
Ô P. 146.
Les phrases de Céline 75