La Cause Freudienne 78 - Des Autistes Et Des Psychanalystes

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SOMMAIRE

7 Nathalie Georges-Lambrichs, Éditorial


Des autistes et des psychanalystes
9 Mariana Alba de Luna, Laisser l’objet décliner sa complainte. Travail
préliminaire à l’accueil en institution
13 Enric Berenguer, Mariela Roizner, Acheminements vers la parole dans
l’autisme
23 Sandra Cisternas, « Salut ! Je suis là ! » (indisponível)
27 Vilma Coccoz, Comment parler à ceux qui préfèreraient ne pas ?
34 Monique Delius, Apprendre à parler ?
38 Antonio Di Ciaccia, Les cartésiennes du sujet
41 Armelle Gaydon, L’invention singulière d’une solution « de haut
niveau »(indisponível)
45 Ivan Ruiz, Préliminaires au traitement de l’autisme. La question de la
voix
50 Gracia Viscasillas, « Qu’est-ce que je ferai maintenant ? » (indisponível)
Penser l’autisme
53 Eric Laurent, Les spectres de l’autisme
64 Jean-Robert Rabanel, Une clinique de l’objet a en institution
(indisponível)
77 Jean-Claude Maleval, Langue verbeuse, langue factuelle et phrases
spontanées chez l’autiste
93 Myriam Perrin, L’autiste a-t-il quelque chose à dire ? Transfert
autistique et conduite du traitement
103 Silvia Elena Tendlarz, Enfants autistes
109 Jean-Claude Maleval, Jean-Pierre Rouillon, Jean-Robert Rabanel , La
conversation de Clermont : enjeux d’un débat
Actualité de la passe
115 Araceli Fuentes, Un corps, deux écritures
125 Patricia Bosquin-Caroz, Guy Briole, Sonia Chiriaco, Anne Lysy &
Bernard Seynhaevz avec Eric Laurent, Soirée des AE sur la nomination
L’orientation lacanienne
151 Jacques-Alain Miller, Progrès en psychanalyse assez lents
Entretien avec François Kersaudy
209 Churchill illimited
Sur le rêve et les limites
227 Niels Adjiman, La révolution de la Traumdeutung
235 Carolina Koretsky, Un cauchemar de Borges
Psychoses ordinaires et extraordinaires
243 Michel Grollier, Cri et énonciation chez le président Schreber
248 Sophie Marret, Mélancolie et psychose ordinaire
Causerie avec Marie-Christine Hellmann
259 Sur le jadis
Le Cabinet de lecture
274 Grandes études, Le malentendu et la politique : questions à
JeanClaude Milner • François Regnault, « Il leur fallait de l’être » •
Nathalie Charraud, Mathématiques chinoises
285 Connexions Michel Bassols, Conjectures • Nathalie Charraud,
Le philosophe chinois Tchouang-Tseu • Hervé Castanet, La dupe et
la philosophie • Deborah Gutermann Jacquet, Foucault et la vérité
291 L’autisme, tour d’horizon Monique Kusnierek, Des mots et des
chiffres • Véronique Mariage, Faire sentir la frappe • Fabienne Hody,
Le peintre, le sage et l’autiste • Daniel Pasqualin, La pierre de
Rosette de l’autisme • Philippe Cullard, Le livre de la geste dont les
enfants sont les artistes • Myriam Perrin, Comment entendre la voix
de l’autiste ? • Hervé Damase, Faire entendre la voix de l’autiste •
Véronique ServaisPoblome, Quand l’autisme rencontre le désir de
l’analyste • Jean-Pierre Rouillon, L’autisme aujourd’hui • Vilma
Coccoz, Forum sur l’autisme à Barcelone
304 Actualité psychanalytique Hélène Deltombe, Du père au
symptôme • Myriam Mitelman, Aphasies, nouvelle traduction •
Alan Rowan, S’engager avec Winnicott, Graciela Musachi,
Intonations diverses • Beatriz Premazzi, Psychanalyse et politique
310 Sciences humaines Sophie Gayard, Inter urinas et faeces nascimur
• Nathalie Georges-Lambrichs, Le complexe du nourrissage
313 Des arts et de la lettre Hervé Castanet, Foucault, Picasso,
Vélasquez et…Lacan • Claude This, Du graphisme à la couleur •
Danièle Cohn, Quand art et histoire se confondent… • Victoria
Woollard, Brisures • Nathalie Georges-Lambrichs, Sept ans de
réflexion • Michele Cavallo, La passion de la vérité • Pascale Fari, Le
correcteur, son démon et son désir
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Éditorial
Nathalie Georges-Lambrichs
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L a maladie mentale est-elle vouée à disparaître ? Les premières Journées de


l’Eurofédération de psychanalyse (2 & 3 juillet 2011, Bruxelles) qui portent sur son
envers, « la santé mentale », nous en diront bientôt quelque chose. En tout cas, la
sortie de l’autisme du champ de la maladie mentale et sa consécration officielle
comme « handicap » auront eu pour effet paradoxal de baliser la voie du symptôme :
dire que, « dans le dernier enseignement de Lacan, la psychanalyse est [devenue] un
forçage de l’autisme grâce à la langue, un forçage de l’Un de jouissance grâce à l’Autre
de la langue »1, faire de l’autisme un attribut essentiel du parlêtre, c’est donner chance
à une déségrégation véritable de ceux qui, un par un, ne sont pas résorbables dans
une « population » au sens de l’épidémiologie qui tant les prise.
Inauguré avec Rosine et Robert Lefort auxquels il est plusieurs fois rendu hommage
dans ce numéro, le débat sur l’autisme a pris de la vigueur, notamment parce que des
psychanalystes n’ont pas reculé devant ce « spectre » dont Éric Laurent fait sonner la
polysémie. Le clinicien s’implique, avec toujours plus de rigueur du fait qu’il s’expose,
dans le transfert qu’il suscite et assume, pour le faire servir au traitement par la parole.
La parole qui s’invente entre silence et cris regagne ainsi du terrain, nous enseignant
sur les conditions de son frayage ; ainsi, le psychanalyste aménage des abris sur le
champ de bataille où s’affrontent les industries et les grandes institutions qu’elles asser-
vissent. Cette série de travaux cliniques et théoriques fera-t-elle ouverture à plus de
réflexion quant à nos manières d’y mettre en fonction la parole ?
La psychanalyse ne déroge pas à sa topologie – affine à un espace à même de faire
se recouper des extrêmes – en s’impliquant dans ce débat politique. Elle ne fait
qu’étendre son questionnement quant aux fondements du lien social et au pouvoir
1. Miller J.-A., « Le dernier enseignement de Lacan », La Cause freudienne, no 51, mai 2002, p. 12.

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de cet amour si particulier qui naît quand un sujet rencontre chez un de ses congé-
nères un désir décidé de savoir sans peur et sans reproche. La clinique de la passe y
apporte toujours des éclairages nouveaux. En même temps, elle se fait sensible au
thème du prochain congrès de L’AMP. Quant aux héros du XXe siècle, « grands
hommes » aussi hors normes que les sombres époques qui les ont suscités, ils contri-
buent aussi, quoi qu’ils en aient, à nous débouter de nos préjugés.
Nos chimères (de guérir, d’éduquer), nos fantasmes (de liberté ou de dépendance)
nous tiennent éloignés du réel, aussi longtemps que nous ne les avons pas réduits,
traversés, surmontés. Ils n’ont pas l’étoffe des rêves dont l’artiste fait œuvre.
L’expérience de la psychanalyse, qui nous façonne, nous rend aptes, en revanche,

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à des actions parentes de celles des créateurs, quand elles aiguisent l’arête qui fait
bord entre nos « façons d’endormis [et nos] façons d’éveillés »2, débouchant sur un
style donnant au savoir son prix.
Lacan énonçait il y a quarante ans : « le psychanalyste ne semble pas avoir rien
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changé à une certaine assiette du savoir »3. Voilà une petite phrase bien tournée, qui
tombe à pic. Il ne faut peut-être pas la lire à la va-vite. Il ne me semble pas qu’elle
signifie tout à fait que le psychanalyste semble n’avoir rien changé à une certaine
assiette du savoir, même si Lacan dit, peu avant, qu’elle n’a rien « amélioré » dans les
salles de garde « au regard des biais qu’y prennent les savoirs ». Peut-être y a-t-il,
néanmoins, dans cette assiette, encore un certain mystère, une opacité. Assiette est un
mot qui a deux entrées dans le Trésor de la langue française. La première n’est pas
celle qu’on croit, et l’expression « être dans son assiette » y ravive les couleurs du
corps tout entier. L’assiette semble bien être ce que l’analyste ne doit pas cesser de
remettre sur le métier, et le divan. D’ailleurs les autres, autistes ou non, ne cessent pas
de l’y aider.
« À notre époque postfreudienne, dit Anish Kapoor, le langage est là pour que l’on
en profite », et il ajoute, sibyllin, à un certain niveau du moins 4.
Les quatre premières leçons de L’orientation lacanienne indiquent qu’un pas a été
franchi, à partir du point final mis cette année par Jacques-Alain Miller à l’édition du
Séminaire de Lacan. Son dialogue avec celui qui fut son maître prend un tour nouveau.
Nos conversations se diversifient : outre celle sur la passe, il y a le dialogue entre
les psychoses, l’ordinaire et l’extraordinaire, et une reprise de la Deutung freudienne
du rêve qui s’étoffe, à laquelle un cauchemar de Borges fait écho.
Ainsi, nos échanges témoignent des voies que nous frayons pour nous approcher
de ce certain niveau du moins, en le maintenant, chacun avec les moyens du bord
duquel il participe, dans son corps et dans sa pensée, du fait qu’il y a, encore, des
dires, passés, présents ou à venir, des dires spécifiques, dont la portée nous échappe-
rait pour de bon, si nous n’y faisions de plus en plus attention.

2. C’est le titre d’un recueil d’Henri Michaux.


3. Lacan J., « Savoir, ignorance, vérité et jouissance », Je parle aux murs, Paris, Seuil, 2011, p. 15.
4. Je n’ai rien à dire. Entretiens avec Anish Kapoor, Paris, RMN Grandpalais, 2011, p. 15.

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Comment parler à ceux qui
préfèreraient ne pas ?
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Vilma Coccoz

Melville fraye la voie

J
« e préférerais ne pas » : cette phrase s’est chargée d’énigme au fur et à mesure
qu’elle a traversé le XXe siècle, et elle suscite encore bien des commentaires. Proférée
par le scribe Bartleby du récit de Melville [1856], elle est devenue l’emblème d’un
comportement déconcertant, certes, mais qui a pourtant le pouvoir de s’emparer
aussitôt de notre imagination, ce qui n’a pas échappé à Borges. Quels ressorts de la
structure de l’être parlant l’auteur a-t-il fait jouer, en lançant dans le monde cette
étrange fiction qui – c’est ici ma thèse – a frayé la voie du psychanalyste1 ? Pouvons-
nous tirer de ces quelques pages une leçon d’humanité ?
Le narrateur, un avocat de Wall Street, témoigne de l’expérience extraordinaire
qu’a été pour lui sa rencontre avec Bartleby. Après nous avoir fait part de l’impossi-
bilité d’écrire la biographie de celui-ci, au motif qu’il ne sait rien de son histoire,
l’avocat commence donc à dresser le décor, non sans se présenter au préalable comme
un caractère bien trempé : « je n’ai […] jamais supporté que quoi que ce soit [des
contraintes propres à [ma] profession] vienne troubler ma paix. […] Tous ceux qui
me connaissent me considèrent comme un homme éminemment sûr »2. Le narrateur
esquisse ensuite le portrait des scribes qui travaillent avec lui depuis longtemps –
Dindon et Lagrinche, plutôt remuants – et de l’espiègle Gingembre, coursier. Il
Vilma Coccoz est psychanalyste, membre de l’ELP [Escuela lacaniana de psicoanálisis].
1. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001,
p. 193.
2. Melville H., Bartleby le scribe, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2010, p. 10-11.

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explique ensuite pourquoi il a été amené à recruter un quatrième employé, et évoque


l’impression que lui a faite le candidat pour lequel il s’est décidé : « Je vois encore cette
silhouette si nette et livide, pitoyablement respectable, incurablement abandonnée ! »3
Fragile et vulnérable, cet homme mesuré ne tempérerait-il pas de la meilleure façon
le climat de son étude ? L’avocat le crut, de même qu’il crut avoir trouvé un juste
compromis en installant le pupitre destiné à cet homme tranquille dans la pièce qu’il
occupait lui-même : « afin de rendre cet arrangement plus satisfaisant encore, je
dressai un grand paravent vert qui mettrait Bartleby entièrement à l’abri de mon
regard tout en le laissant à portée de ma voix. Ainsi, nous nous trouvâmes en quelque
sorte unis, mais chacun en privé tout ensemble ». Isolé, protégé de l’ambiance

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bavarde, Bartleby travaillait jour et nuit, comme un homme « affamé de copie » ; il
écrivait en silence et de façon machinale, sans joie aucune. Jusqu’à cette fois où, pour
procéder à la nécessaire vérification, à plusieurs, du texte mot à mot, l’avocat appela
soudainement Bartleby qui, ainsi convoqué pour participer à la tâche collective,
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répondit « d’une voix singulièrement douce et ferme : “Je préférerais ne pas” »4.
L’avocat n’en revient pas. D’abord perplexe, il réitère aussitôt sa demande et se
heurte à la même réponse, ferme et sereine. « Si j’avais décelé dans ses manières la
moindre trace d’embarras, de colère, d’impatience ou d’impertinence ; en d’autres
termes, si j’avais reconnu en lui quelque chose d’ordinairement humain, je l’eusse sans
aucun doute chassé violemment de mon étude »5, nous dit l’avocat, qui tentera dès
lors, en vain de redresser le comportement obstiné du scribe par la persuasion. Face à
cette attitude, l’avocat n’adopte pas une posture hautaine ; au contraire : il se trouve
étrangement désarmé, à la fois touché et déconcerté « d’une façon extraordinaire »6.
La description détaillée des sentiments contradictoires et de révolte que le refus
dans la dimension de la parole peut provoquer chez autrui est un des éléments qui
donne sa valeur au récit : que faire du non de quelqu’un qui s’obstine à refuser toute
satisfaction que pourraient ou devraient lui donner le dialogue, l’échange, l’accord,
la soumission, la crainte ou la pitié ? D’où l’insistance de l’avocat : « Ne parlez-vous
pas ? Répondez ! »7 Or il appert que, poussé dans ses retranchements, acculé, Bartleby
reste constant, c’est-à-dire qu’il devient de plus en plus catégorique : « Je préfère ne
pas », dit-il.
L’avocat saisit bien que Bartleby l’écoute avec attention et comprend parfaite-
ment le sens de ses paroles, même si « quelque considération souveraine l’obligeait à
répondre comme il faisait »8. La certitude de s’être heurté à une décision sans appel,
issue d’un jugement et non d’un caprice – bien que cela aille à l’encontre des bonnes
manières et du sens commun –, conduit l’avocat à cette réflexion profonde : « C’est
un fait assez fréquent que, si un homme se voit contrecarré d’une manière toute

3. Ibid., p. 23-24.
4. Ibid., p. 25.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 28.
7. Ibid.
8. Ibid.

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nouvelle et violemment déraisonnable, il commence à être ébranlé dans ses convic-


tions les plus patentes. Il commence bel et bien à soupçonner vaguement que la
justice et la raison, quelque prodigieux que cela puisse être, sont entièrement dans
l’autre camp. En conséquence, s’il se trouve là quelques personnes désintéressées, il
se tourne vers elles afin de chercher du renfort pour ses esprits défaillants. »9
Nous assistons ainsi à la naissance et au progrès de l’incertitude – induite par l’op-
position réelle du scribe, insensée et inassimilable – chez quelqu’un qui se tenait pour
un homme épargné par le doute. Faire appel à des témoins ne lui est d’aucun secours ;
pis, cela ne fait qu’accroître son obsession : « [Sa] façon insolite “de se conduire”
m’incita à observer étroitement ses mouvements »10. Plus il s’attache aux détails du

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comportement du scribe, plus l’énigme augmente, ainsi que sa contrariété : « Rien
n’affecte autant une personne sérieuse qu’une résistance passive. » L’avocat en vient
à penser que « si l’individu qui rencontre cette résistance ne manque pas d’humanité
et s’il voit que l’agent de la résistance est parfaitement inoffensif dans sa passivité, il
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fera, dans son humeur la plus favorable, de charitables efforts pour exposer à son
imagination ce qui demeure impénétrable à son jugement. » Là où d’autres patrons
moins indulgents pourraient maltraiter Bartleby, jusqu’à le faire risquer – imagine-
t-il – de mourir de faim, l’avocat, lui, parvient ainsi à une position d’exception et
décide alors d’assentir à l’obstination du scribe, se donnant ainsi « l’occasion de jouir
fort agréablement » de le protéger, ce qui donne « une friandise » à son narcissisme.
Las ! La tranquillité escomptée n’est pas au rendez-vous ; l’agressivité lovée dans
l’intention caritative est ici décrite par le menu : « Je me sentais étrangement impa-
tient de provoquer un nouveau conflit, de tirer de lui quelque étincelle de colère qui
répondît à la mienne propre. »11 Le jour où « l’impulsion mauvaise » triomphe des
bonnes intentions de l’avocat, une scène violente a lieu, dont les autres scribes profi-
tent pour incriminer l’indulgence de leur chef, qui finit par être insulté et menacé.
Rien n’affecte pour autant le refus égal et inébranlable du scribe silencieux.
L’avocat ne met pas en acte les représailles qu’il a imaginées ; peu à peu il accepte
comme inévitable l’ordre de choses imposé par Bartleby, à qui il reconnaît une honnê-
teté et une décence sans tache, jusqu’au jour où il découvre que Bartleby loge dans
son étude, Bartleby dont la grande pauvreté et l’« abandon combien horrible ! »12 lui
sont alors révélés, ce qui le consterne. Jamais il n’avait connu cette « insurmontable
et lancinante mélancolie » au cours de sa confortable existence. Le sentiment d’une
étrange fraternité humaine avec le scribe produit chez lui un grand abattement,
car s’il doit désormais accepter qu’ils sont « tous deux fils d’Adam » – car fils du
langage – force lui est aussi d’admettre qu’« à mesure que la détresse de Bartleby
prenait dans [son] imagination des proportions de plus en plus grandes, cette mélan-
colie se muait en frayeur, cette pitié en répulsion »13.
9. Ibid., p. 29.
10. Ibid., p. 30-32.
11. Ibid.
12. Ibid., p. 40-41.
13. Ibid., p. 43.

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Des autistes et des psychanalystes

Tout à la poursuite de son raisonnement, il explique alors que si la détresse chez


autrui mobilise d’habitude nos meilleurs sentiments, ce n’est pas dû – comme certains
le pensent – à un égoïsme humain naturel, mais bien plutôt au désespoir que suscite
l’impossibilité de remédier à un mal organique en excès : « Lorsqu’on voit finale-
ment qu’une telle pitié ne peut produire aucun secours efficace, le sens commun
ordonne à l’âme de s’en débarrasser. »14 L’idée qu’il se trouvait finalement devant un
malade pour qui il ne pouvait rien lui permit donc de se décider à interroger le scribe
calmement, de manière à le licencier de façon civilisée. Or, tout à sa bonne disposi-
tion de nouer un dialogue, il se heurte à un refus net : « Pour l’instant je préférerais
ne pas donner de réponse »15. La formulation je préférerais ne pas renchérit sur « je

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préfère ne pas », au moment précis où le sujet est invité à dialoguer et à se montrer
raisonnable. La scène où les autres employés abusent de l’ironie en utilisant le verbe
« préférer » à mauvais escient devient décisive16. Le signe distinctif de Bartleby, celui
qui singularise sa position extrême dans le champ de la parole, devient une sorte de
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ping-pong vénéneux qui le dénigre jusqu’à n’être plus qu’une pièce sans aucune
valeur. Après cette humiliation, Bartleby décide de cesser d’écrire. Interrogé par
l’avocat sur ce dernier refus, il rétorque : « Ne voyez-vous pas la raison de vous-
même ? » Il énonce ensuite sa décision finale : « Il m’informa qu’il avait définiti-
vement renoncé à la copie ».
À partir de cet instant, le dénouement se précipite vers le pire : Bartleby, dépouillé
de sa tâche, mutique et impassible, refuse néanmoins de quitter l’étude. Après que
toutes ses tentatives pour l’en dissuader se furent révélées infructueuses, l’avocat finit
par consentir à cette étrange situation, bien qu’il ait saisi, après s’être retrouvé seul
avec le scribe, le danger de passage à l’acte mortifère. Il parvient à se délivrer de cette
tentation redoutable en se raccrochant à l’idée qu’il a une mission – « Je vins peu à
peu à me persuader que mes désagréments relatifs au scribe étaient prédestinés de
toute éternité »17 – comme s’il avait saisi, dans un intervalle lucide, que le partenaire
de l’être parlant prend, de structure, une forme inhumaine, hors du symbolique,
forme qui s’était incarnée pour lui dans la personne de ce singulier compagnon. Ainsi
l’avocat finit-il par consentir à la présence quasi inerte du scribe.
Néanmoins, les regards et les réflexions suspicieuses de ses collègues et d’autres
personnes quant à sa tolérance coupable vis-à-vis de cet être indifférent et paresseux
l’amènent à s’interroger sur son incapacité à résoudre la situation. Confronté à son
impuissance et cherchant en lui-même des raisons éthiques pour se déprendre de
Bartleby, voilà qu’il décide de changer quelque chose de son côté, d’abandonner son
poste pour s’installer dans sa voiture, puis de déménager : « je dus m’arracher à cet
homme dont j’avais tant aspiré à me débarrasser »18.

14. Ibid., p. 44.


15. Ibid., p. 46.
16. Ibid., p. 47-50.
17. Ibid., p. 60.
18. Ibid., p. 65.

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Vilma Coccoz Comment parler à ceux qui préfèreraient ne pas ?

Le destin de Bartleby touche à sa fin, inéluctable. Attaché à l’étude, il refuse toute


action et tout mouvement – « J’aime à être sédentaire »19, énonce-t-il. La police inter-
vient à la suite d’une plainte pour vagabondage. L’avocat le verra pour la dernière fois
en prison, « dans la plus tranquille des cours, le visage tourné vers un haut mur »20.
Définitivement hors discours – jusqu’à ce que mort s’ensuive.
La silhouette opaque de Bartleby, défiant le sens, a provoqué d’innombrables
interprétations. Figure extrême de la parole engendrée par la réitération perpétuée de
sa réponse minimaliste, le caractère intraitable, inébranlable et irrévocable de sa déci-
sion est aussi patent que sa cause en demeure ignorée. C’est peut-être pourquoi
certains auteurs (Deleuze, Agamben, Pardo) l’ont exaltée, ayant cru y déceler le signe

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d’une nouvelle humanité. Bartleby, apôtre ou messager d’une dignité en voie de
disparition ?

Apport du discours analytique


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Les discours sont des traitements de la jouissance ; ils poussent à l’interprétation,


étendant le domaine du sens. Parce que le discours analytique se tient à la limite du
sens imposé par le réel, il nous aide à saisir le savoir impeccable de l’artiste, lorsqu’il
relève les contours du possible pour quelqu’un qui se loge en marge du discours. La
tension entre Bartleby et l’avocat est l’instrument avec lequel l’écrivain explore la
logique du discours du maître en en déployant les moyens : dominer, séduire, guérir,
éduquer quelqu’un qui s’oppose franchement à son principe qui veut que « ça
marche ». Le récit de Melville est unique dans son genre, car il met en lumière les
ambivalences, les doutes, les fantasmes, la tentation et la réalisation du passage à
l’acte de celui qui a à faire à quelqu’un qui, du fait d’une insondable décision, préfère
ne pas parler selon la norme. Le conflit s’avère d’autant plus tragique qu’il semblait
au début y avoir un certain accord entre les protagonistes.
Néanmoins, l’inclusion a minima du scribe dans une réalité discursive échoue à
partir du moment où il est prié de se joindre à une activité collective. À cet instant,
le lien fragile est rompu ; il n’y aura pas de marche arrière. La subtilité avec laquelle
l’artiste construit une situation en impasse est surprenante : l’impuissance du discours
du maître est le point où s’enracine l’agressivité, car il méconnaît la logique dans
laquelle le sujet est coincé. Pas d’issue pour ceux qui préfèrent ne pas le faire, ne pas
dire ce qui est attendu, demandé, ordonné. Les interprétations des comportements
en termes de pouvoir ou d’impuissance, qu’elles les louent ou les condamnent, igno-
rent qu’un autre traitement des signes du sujet qui refuse le dialogue, la collabora-
tion ou la participation, est possible. Le discours analytique propose un accueil autre
aux formes radicales du non, en explorant les possibilités du oui. Éviter l’opposition
frontale à l’impossible, face au réel d’une subjectivité ayant échoué à habiter la parole
avec plaisir et aisance, peut engendrer une autre façon de parler.

19. Ibid., p. 69.


20. Ibid., p. 73.

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Des autistes et des psychanalystes

Il existe une façon de parler des symptômes propres à l’autisme, qui les considère
comme des déficits, des anomalies, des signes pathologiques ou des syndromes, voire
des troubles. Elle est appareillée à l’hypothèse d’une étiologie génétique, neuro-
logique ou biochimique. Le paradigme scientiste propose des formules universelles
et prescrit des formes standardisées et protocolaires de traitement.
Dans le discours psychanalytique – qui comporte aussi des différences selon les
auteurs – les symptômes sont considérés comme des signes de la subjectivité,
comprise comme position existentielle, fruit d’un travail de défense du sujet devant
l’angoisse. Chacun d’entre nous livre une bataille quotidienne contre le virus inévi-
table dont la parole est porteuse : des pensées qu’on ne veut pas penser, des sentiments

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contradictoires, des actes énigmatiques, des pertes incompréhensibles, des inhibi-
tions, des échecs. Freud a été le premier à étudier les effets de cette infection. Les
symptômes autistiques, bien qu’ils prennent des formes très précaires, sont le résultat
d’une trouvaille particulière de l’enfant, dans une tentative désespérée pour se
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défendre contre cette effraction.


De quelle manière parler à ceux dont la défense est extrême ? Comment dialoguer
avec ceux qui préfèrent ne pas le faire, car ils manquent d’un écran psychique qui les
protège des paroles, et risquent d’être atteints par ses effets désastreux tels que l’agita-
tion, la violence, le mutisme ? Comment s’adresser à ceux qui ne répondent pas à la
demande ou dont les demandes sont impérieuses, exigeantes, péremptoires ? Si le regard
et la voix prennent pour ces enfants valeur de persécution, comment manœuvrer avec
ces deux objets ? La forme singulière de la difficulté structurale des autistes réside dans
la délocalisation21 de la fonction symbolique du destinataire, voire de son absence radi-
cale. « Il ne s’agit pas seulement de parler, mais de parler à quelqu’un »22, comme l’an-
nonçait Lacan. Quand nous nous adressons aux autres, nous nous servons de la
fonction symbolique du destinataire, nous supposons que l’autre nous entend, que
nous partageons avec lui une interprétation du monde. C’est pourquoi l’absence de
cette fonction produit des effets intrusifs, excessifs, angoissants, ne laissant pas d’autre
échappatoire que l’attaque, l’insulte, la déconnexion, l’isolement, la fugue. Comment
inviter ceux qui n’ont pas accès au discours – ou qui n’ont réussi à tisser qu’un lien
minimal, voire intermittent – à faire l’expérience du plaisir propre au symbolique ? La
position analytique se traduit par un style, par un mode de présence, une façon de dire
qui résulte d’une position paradoxale, distraitement attentive selon la formule de
Virginio Baio, reprise et développée par Martín Egge23. Cette position vise à produire
un vide dans la demande, qui permette de creuser une place pour le sujet à partir de
laquelle l’être puisse advenir en se soutenant d’une énonciation propre. Grâce à l’usage
singulier que le patient fait de son symptôme, à partir de certains objets que nous consi-
dérons comme les vecteurs de sa parole, il est possible de former peu à peu un espace
pour le dialogue, apte à devenir une nouvelle préférence pour le sujet.

21. Cf. Zenoni A., L’autre pratique clinique, Toulouse, Érès, 2009.
22. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994.
23. Cf. Egge M., El tratamiento del niño autista, Madrid, RBA, 2008.

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Vilma Coccoz Comment parler à ceux qui préfèreraient ne pas ?

À bon entendeur

Cette opération dans le champ de la parole ne peut s’accomplir sans la participa-


tion effective des parents, car l’enfant autiste, de par sa structure, est destiné à occuper
une place d’objet : rejeté, manipulé, dirigé, puni, menacé, mais aussi, sur un autre
versant : objet de consolation, jouet précieux – dans des cas extrêmes, objet sexuel
ou maltraité –, d’où le danger de le convertir en objet de la thérapeutique ou de
certains modes de dressage. À partir de l’orientation lacanienne, nous proposons aux
parents le choix de collaborer dans l’invention d’un espace où parler autrement de
leur enfant, soutenant ainsi le travail que leur enfant réalise dans les séances afin de

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tisser un maillage symbolique pouvant le porter. Il s’agit d’un trajet vers la subjecti-
vation, un trajet lent, car il est souvent difficile de modifier certaines inerties, tels que
le découragement ou la conviction que rien ne changera.
Cet itinéraire passe par certains moments logiques, le premier étant la considéra-
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tion du désir de l’enfant. À certains moments, il est nécessaire de dépasser la crainte


des conséquences que cela peut provoquer dans la vie quotidienne. Les parents d’un
enfant qui présentait de sérieux problèmes d’alimentation étaient d’abord scanda-
lisés d’entendre qu’il fallait laisser leur enfant manger ce qu’il voulait. Il est vrai que
ce type de stratégie peut produire chez l’enfant une certaine mégalomanie transi-
toire, dont l’inconvénient est mineur au regard de l’apaisement manifeste et immé-
diat qui s’ensuit. Au cours de cette première étape, il s’agit de faire don d’un « oui »
au sujet, d’assentir à ses choix. Il s’agit d’un moment logique nécessaire pour qu’il
puisse admettre, dans un deuxième temps, certaines limites. Les refus de la demande
de l’Autre se produisent du fait d’être en dehors du circuit de la parole : le sujet le
vit comme un excès, un caprice inadmissible, une négation de sa subjectivité, une
atteinte arbitraire portée à sa place. D’un autre côté, il arrive souvent que les inter-
prétations de ses comportements s’appuient sur la loi d’airain du discours du maître :
« il ne veut en faire qu’à sa tête », « il ne respecte pas les normes », « il ne tolère pas
la frustration », « il est impulsif », « il ne se maîtrise pas ».
La façon de parler propre au discours analytique propose une autre écoute de ces
situations, qui favorise une sortie de l’impasse de l’escalade infernale dans laquelle il
y a toujours plus d’opposition, donc de pression ; plus de pression, donc plus de
refus, et ce, jusqu’au passage à l’acte, que ce soit de la part de l’enfant ou de l’adulte.
Un nouveau mode de parler ne se prescrit pas ni ne s’imite. Il est le fruit d’un enga-
gement éthique dans un discours qui permet aux parents de reprendre leur responsa-
bilité quand l’interruption ou l’échec de la fonction parentale elle-même a altéré
profondément la relation filiale. Parler selon le discours analytique revient à inséminer
la subjectivité en tant qu’antidote efficace contre la suppression et l’annihilation de
toute humanité promue par l’idéologie de l’évaluation, la subjectivité dont le corol-
laire est la civilisation elle-même, et son malaise qui concerne chacun d’entre nous.

Traduction : Beatriz Gonzalez & Romain-Pierre Renou

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Préliminaires au traitement de l’autisme
La question de la voix
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Iván Ruiz

L’autiste et la voix

C omment un enfant peut-il s’adresser à un autre dont la place dans le discours


n’est pas fixée ? Quand il vient me consulter, la difficulté d’Adrian est d’appeler
l’Autre quand celui-ci ne lui demande rien. Il trouve le téléphone, un jouet qui sonne
quand on appuie sur un bouton. L’analyste répond autant de fois que cet enfant
autiste de huit ans l’appelle :
« Qui est-ce ?
— La-voix-la-voix-toi-ne-me-dis-pas-que-non-la-voix, répond-il d’un ton mono-
corde où les éléments de cette sorte d’holophrase se trouvent indifférenciés. »
Il répète cette phrase chaque fois que l’analyste répond à son « appel télépho-
nique ». Cette voix monocorde me surprend ; le reste du temps en effet, il fredonne
des phrases sur des notes aiguës et graves, très contrastées et aléatoires, ou émet de
petits bruits, souvent très aigus comme des cris discrets. Après plusieurs coups de
téléphone où il me répond la même phrase, je lui dis enfin : « Tu n’es pas la voix » et
je raccroche aussitôt.
Dès lors, son incessante production de sons et de fredonnements divers s’arrête
et se reporte peu à peu sur les objets disponibles dans mon bureau : les billes, les
voitures, le dinosaure Playmobil deviennent des objets condensateurs de bruits. On
pourrait presque parler d’objets condensateurs de voix – voix dissociée de l’énoncé

Iván Ruiz est psychanalyste, membre de l’ELP [Escuela Lacaniana de Psicoanálisis].

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Des autistes et des psychanalystes

et de l’énonciation de la parole, bien qu’elle s’en accompagne : chaque fois qu’un


objet tombe par terre, Adrian attend que l’analyste dise : « Cette bille fait du bruit,
cette voiture fait du bruit, ce dinosaure fait du bruit… » S’il le dit lui-même, il laisse
la phrase en suspens, en attente d’être complétée par l’analyste : « Cette bille fait du
rui… »1, ce fragment de mot formant précisément le nom de l’analyste, qui répète
alors à son tour : « Cette bille fait du rui… » À la fin de cet échange, Adrian prononce
la phrase complète.

Séparer la voix du signifiant

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Dans l’autisme, la voix n’est pas régulée par le signifiant. Les autistes sont
confrontés à un dysfonctionnement de la pulsion invocante, ils ressentent une diffi-
culté spécifique à habiter subjectivement et affectivement une parole qui leur est
adressée. Leur mutisme peut alors être vaincu grâce au support de chansons ou de
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petits éléments musicaux, comme les intonations particulières à certaines phrases


scolaires ou à la langue utilisée dans leur entourage.
Dans « D’une question préliminaire », Lacan parle de l’acte d’ouïr et des diverses
façons dont il se produit : « l’acte d’ouïr n’est pas le même selon qu’il vise la cohé-
rence de la chaîne verbale, nommément sa surdétermination à chaque instant par
l’après-coup de sa séquence, comme aussi bien la suspension à chaque instant de sa
valeur à l’avènement d’un sens toujours prêt à renvoi, – ou selon qu’il s’accommode
dans la parole à la modulation sonore, à telle fin d’analyse acoustique : totale ou
phonétique, voire de puissance musicale »2. Dans ce dernier cas décrit par Lacan, le
sujet s’arrête sur les sonorités. Dans l’acte d’ouïr, l’autiste ne considère pas la cohé-
rence de la chaîne verbale, ni la signification du message dont la compréhension
implique une prise en compte de l’énonciation et de son assise sur le signifiant maître.
Dans son ouvrage L’autiste et sa voix, Jean-Claude Maleval signale au passage
qu’une « théorie de l’autisme devrait pouvoir rendre compte du fait que ces compé-
tences musicales sont fréquentes parmi les autistes dits de haut niveau »3. Nombreux
sont les cas où l’on constate cette affinité pour les chansons et la musique, intérêt
dont la fonction est d’effacer de la parole la voix, son énonciation.
« La musique esthétise la jouissance obscène de la voix », affirme J.-Cl. Maleval.
C’est également ce qu’avance Jacques-Alain Miller dans son article « Jacques Lacan
et la voix » : « Si nous parlons tant, si nous faisons nos colloques, nos conversations,
si nous chantons et si nous écoutons les chanteurs, si nous faisons de la musique et
si nous l’écoutons, la thèse de Lacan, selon moi, comporte qu’on fait tout ça pour
faire taire ce qui mérite de s’appeler la voix comme objet a. »4 Dans le cas de l’autisme,

1. « Esta canica hace rui… » Rui pour Ruido, bruit : soit le nom de l’analyste, Ruiz, amputé de sa dernière lettre.
2. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 532-
533.
3. Maleval J.-Cl., L’autisme et sa voix, Paris, Seuil, 2009, p. 240.
4. Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », Quarto, no 54, 1994, p. 47-52.

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Iván Ruiz Préliminaires au traitement de l’autisme

ceci prend un tour radical et lui donne son « unité structurale »5 indiquant une
constante dans la préoccupation de séparer le langage de l’énonciation.
Pour l’autiste, la voix est un objet pulsionnel ; il doit constamment y être attentif,
afin de le localiser chez l’Autre, de s’en défendre et de le neutraliser. Ainsi on peut dire
que la voix est le premier objet dont l’autiste n’a d’autre choix que d’en être accom-
pagné : nous recevons souvent des enfants qui n’ont pas encore pu se faire accompa-
gner d’un objet choisi dans leur entourage. Il n’est pas fortuit que nombre d’entre eux
se vouent à neutraliser toujours avec leur propre voix, ou en produisant des sons, du
bruit, de la musique, l’objet dont ils n’ont pu se séparer, soit ce qui de la voix n’appar-
tient pas au registre sonore de la parole, et que Lacan présente comme l’objet a.

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Ce point revêt une immense importance dans les séances préliminaires au traite-
ment de l’autisme. En quoi celles-ci peuvent-elles consister ? Le traitement de l’au-
tisme ne peut débuter tant qu’une ouverture, si minime soit-elle, ne s’est pas faite
dans la défense que l’enfant a mise en œuvre, et qui dans certains cas présente une
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forme extrême. Il s’agit de commencer par le traitement de l’Autre, un Autre trop


pesant et incontournable, face auquel l’enfant n’est pas disposé à désarmer. Antonio
Di Ciaccia a souvent insisté sur la double opération que l’enfant autiste maintient
simultanément : d’une part se protéger d’un environnement qu’il interprète comme
menaçant pour son homéostase, de l’autre, poursuivre sa propre élaboration avec les
éléments dont il dispose, habituellement la paire signifiante ouvert/fermé,
allumé/éteint, etc. Cette double action se retrouve dans le rapport à la voix : l’autiste
se défend de l’énonciation – dans les mots qu’il entend ou prononce – par l’émission
ou la fabrication de sons tendant à neutraliser le poids angoissant de l’objet invocant.
Il convient donc, lors de ces préliminaires, d’y être attentif, car ces sonorités ont à voir
avec la propre production de l’enfant, en lien direct avec la défense déjà en fonction.
Comment pratiquer alors une petite ouverture dans cette défense autistique afin que
l’enfant consente au traitement de l’Autre ?
Nous avons pu vérifier que la sonorité, dissociée de la parole, débouche souvent
sur une entrée soudaine de l’enfant dans une véritable « proto-conversation » avec
l’autre. C’est là que peut s’ébaucher pour lui un lieu de référence auquel s’adresser.

Trois vignettes

Xavier est né prématuré avec une grave cardiopathie. Il a subi diverses interven-
tions et rencontré une multitude de médecins. C’est un enfant de deux ans, qui
garde les poings fermés, le regard fixé sur ses mains et sur les lumières, et tient à
peine debout. Ses parents – et lui-même – consacrent tout leur temps à combattre
les maladies de son corps. Le seul contact avec son entourage se fait au moyen de
petits objets qu’il prend avec difficulté pour les entrechoquer, toujours dans les bras
de sa mère.

5. Maleval J.-Cl., L’autisme et sa voix, op. cit., p. 246.

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Des autistes et des psychanalystes

Le son qu’il produit ainsi est devenu, lors des premières rencontres, un indice
d’ouverture à l’Autre. L’analyste répond aux séquences de sons en frappant dans ses
mains ouvertes. Cet échange de sons devient une activité que Xavier se plaira à répéter
à toute occasion, et qu’il élargira en ouvrant progressivement ses poings pour frapper
à son tour dans ses mains, en tapant des pieds, s’essayant même à des variations d’in-
tensité. Presqu’un an plus tard, il découvrira également d’autres objets pour cet
échange avec l’analyste, et aussi des sons pour accompagner la séparation d’un objet
qu’il donne à l’autre. Cependant, à la fin de chaque séance, de retour dans les bras
de sa mère, il me rappelle toujours, pour prendre congé, cette frappe des mains qui
avait inauguré notre « proto-conversation ».

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Alex n’a pas quitté le sol de mon bureau la première fois qu’il est venu en compa-
gnie de ses parents. Il s’amuse à déplacer progressivement les pièces d’un jeu de
construction sans répondre à leurs appels. L’unique son qu’il émet est une sorte de
plainte très discrète qui exprime, soit sa colère quand ses parents interrompent une
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activité qui l’absorbe, soit le plus souvent sans raison. Sa mère me révèle qu’Alex
aime beaucoup la musique, surtout celle des publicités de la télévision. Je lui en mets
aussitôt une sur l’ordinateur, accompagnée d’images animées et aléatoires. À l’écoute
de la musique, il se tourne vers moi en me souriant. Il l’écoute jusqu’à ce que je l’in-
terrompe. Entendant le silence, il rit. Je lui dis que je remettrai la musique après
avoir compté jusqu’à trois. Il attend patiemment de l’entendre à nouveau. Une fois,
j’arrête le décompte attendant sa réponse : il émet un son très discret, que je pense
être « trois ». Lors des premières entrevues, la musique de l’ordinateur accompagnée
de l’image a été d’emblée le levier qui lui a permis d’ébaucher pour lui-même un
autre, dont il peut attendre une musique détachée de la parole, tout en ne l’étant
pas de la matrice symbolique primaire allumé/éteint, musique/silence ; il en découle
pour lui une satisfaction qui, d’une manière ou d’une autre, en passe par l’Autre.
Izan6 présente dès l’abord un niveau d’enfermement sur lui-même très impor-
tant. Son incessante activité durant les séances consiste à disposer méticuleusement
des pièces de Lego sur le sol dans un ordre bien précis, difficilement discernable pour
un observateur. Il accepte que l’autre suive son activité derrière lui, mais en aucun cas
qu’il intervienne dans cet ordre, car il courrait le risque d’être livré à cet ordre chao-
tique qui submerge son environnement. Ce faisant, il prononce des sons (i, a) clai-
rement reconnaissables bien que, là aussi, leur combinaison soit difficile à saisir. Après
diverses tentatives manquées pour entrer avec délicatesse dans cet ordre ritualisé, je
réponds à ses sons par i-a. Izan s’arrête, se tourne et me regarde en répétant i-a. Alors,
modifiant le ton de ces deux voyelles liées, et imitant l’appel de quelqu’un qui s’est
perdu, je m’exclame : Izan ! L’intonation de cet appel le fait rire et il répète, sur le
même ton : I-a ! Ce qui lors des premières séances était une production apparemment
aléatoire de sons vocaliques, est maintenant un appel qu’il lance de lui-même à des
moments où il s’est « perdu » seul dans une activité répétitive, et dont il aime jouer

6. Prononcer [Issann].

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Iván Ruiz Préliminaires au traitement de l’autisme

en alternant les intonations graves et aiguës. En outre, le i-a initial s’est transformé
pour lui en l’appel à l’analyste, à quelqu’un qui l’accompagne dans les séances et qui
partage avec lui la forme de son prénom : I-ván !
Rien n’est plus angoissant que l’objet de jouissance vocale : les sujets autistes en
témoignent. L’effacement de cette jouissance vocale permet une expression atone et
esquisse la mélodie sonore diaphane où l’autiste peut éventuellement écouter l’autre
et s’écouter lui-même.
C’est la voie préliminaire pour entamer le traitement de l’Autre de l’enfant, et la
construction avec lui d’une sortie sinthomatique de son autisme.

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Traduction : Anne Biteau-Goalabré
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Les spectres de l’autisme
Éric Laurent
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L’angoisse des spectres

L e titre que j’ai choisi n’est pas sans évoquer celui du livre écrit par Jacques
Derrida à la fin des années quatre-vingt-dix, dans lequel il soulignait la présence
inexorable de Marx1. À mesure que l’expérience politique « marxiste » s’éloignait, ce
sont la doctrine marxiste et ses critiques à l’endroit du système capitaliste qui repre-
naient force – une vigueur d’outre-tombe en quelque sorte –, la thématique du
spectre faisant résonner la fameuse première phrase du Manifeste du Parti communiste :
« Un spectre hante l’Europe : le communisme… »
L’autisme ne hante ni l’Europe, ni l’Amérique, latine ou du Nord, mais sa présence
se fait néanmoins toujours plus insistante. Depuis que le réordonnancement du
DSM-IV 2 sévit, on observe même une véritable épidémie, qui pose un problème
aigu : Comment en rendre compte ? Comment expliquer qu’en vingt ans, le nombre
d’items colligés dans la catégorie ait été multiplié par dix ? S’il est difficile d’incriminer
une mutation dans l’espèce humaine, l’autisme est bien le spectre qui hante les
bureaucraties sanitaires.
Pourtant, c’est plutôt une angoisse qui m’a fait choisir ce titre, à savoir celle des
usagers qui tombent sous le chef de cette catégorie ; elle s’est fait jour lors de la confé-
rence de présentation du DSM-V – dont la publication initialement prévue pour 2012

Éric Laurent est psychanalyste, membre de l’ECF.


Ce texte est la réécriture d’une conférence donnée en espagnol le 1er décembre 2010 à l’Instituto clínico de Buenos Aires
[ICBA]. Édition : Pascale Fari et Nathalie Georges-Lambrichs. Traduction : Nathalie Georges-Lambrichs.
1. Cf. Derrida J., Les spectres de Marx, Paris, éd. Galilée, 1993.
2. Cf. American psychiatric Association, DSM-IV, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 4e éd. (Version
Internationale, Washington DC, 1995), trad. franç. J.-D. Guelfi & al., Paris, Masson, 1996.

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Penser l’autisme

va être retardée, du fait de la vague de protestations qu’elle a soulevée, provoquant


un véritable scandale.
Il était notamment prévu de retirer l’item « Asperger » des « syndromes sans orga-
nisation » pour le réintroduire dans le spectre des autismes – spectre étant entendu
ici au sens, non plus de fantôme, mais de faisceau lumineux. Dans une conférence
de presse, les associations de sujets dits Asperger ont ainsi témoigné de leur angoisse
de perdre leur spécificité diagnostique, démontrant du même coup l’absurdité du
différentiel que l’on prétend leur appliquer en dissociant leurs facultés cognitives,
intactes, et leur supposée incapacité à lire les émotions ou les affects des autres. Refu-
sant d’être confondus avec ceux qui n’ont pas leurs capacités cognitives, ils ont fait

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front pour revendiquer leur spécificité et échapper à un spectre qui ne cesse de
s’élargir. Nous devons prêter attention à ces angoisses des sujets concernés, puisque
représentés par ce signifiant pour les autres signifiants, et donc fondés dans leur droit
à être dignement catalogués.
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Diffraction et tours de passe-passe

Pour cerner la ou les causes de cette angoisse, il faut reconsidérer le caractère et le


destin bien étranges de la catégorie « autisme », en tant qu’elle est une des consé-
quences les plus remarquables de la réincorporation de la psychiatrie dans la méde-
cine à la fin des années soixante-dix. La psychiatrie, qui pratiquait jusque-là l’étude
de la relation que les sujets établissent entre eux – la paranoïa est une maladie de la
place publique3 –, a perdu son statut singulier, pour devenir une discipline biolo-
gique centrée sur le corps au sens de l’organisme. Or l’autisme, caractérisé par le
défaut extrême de relation, présentait l’avantage d’être distingué des troubles de
l’usage de la parole et du langage, schizophrénie et paranoïa se maintenant comme
troubles ou désordres du lien social. L’autisme pouvait donc être considéré comme
une affection psychique pure, libérée des contraintes du langage dans la relation à
l’Autre. Il s’agissait, dès lors, d’en promouvoir la catégorie dans le plus grand nombre
de cas possible, au détriment de celle de psychose, en arguant d’erreurs de diagnostic.
Suivant la mode, l’accent s’est déplacé des troubles du langage vers ceux de l’hu-
meur, requalifiant comme « bipolaires » des sujets schizophrènes. Ce repositionne-
ment a permis de concentrer le maximum de troubles dans la perspective de la
recherche d’une détermination biologique et, spécialement, génétique. Vint alors la
surprise, paradoxale : au lieu d’une causalité plus simple, le signifiant spectre a induit
l’éclatement.
Cela nous remet en mémoire que toute la machinerie du DSM est dirigée contre
la clinique psychiatrique classique, héritée du début du XXe siècle, puis reconfigurée
dans les années cinquante, avec l’inclusion de la schizophrénie isolée par Bleuler et

3. Cf. Lacan J., « Structure des psychoses paranoïaques », in Ornicar ?, no 44, mars 1988, p. 5-18 : « le délire d’inter-
prétation est un délire du palier, de la rue, du forum ».

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Éric Laurent Les spectres de l’autisme

des troubles de l’humeur. La simplification opérée par le DSM et sa liste de syndromes


ont fait voler en éclats les catégories antérieures. Pour autant, ce travail de réordon-
nancement ne cesse pas, dans la mesure où il est précisément articulé, non seule-
ment aux opinions des psychiatres américains qui entendent exercer leur droit de
vote sur ces catégories, leur usage et leur utilité, mais aussi aux déplacements opérés
par la science en toute ignorance de l’état actuel de la clinique – la priorité étant aux
déplacements de la science, peu importe les formes cliniques.
Ainsi, telle publication, engagée dans la rénovation de ce catalogue, a l’ambition
de faire un pas de plus et d’amplifier encore le spectre de l’autisme : les pôles extrêmes
y sont constitués respectivement par l’autisme et par les troubles bipolaires, lesquels

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incluent la schizophrénie au titre de variante. On part donc de l’autisme et des
troubles de la communication pour aboutir à ce qui renvoie à la relation à l’autre et
aux troubles affectifs. La communication versus la relation aux autres ! Cette évolu-
tion consonne avec la tendance générale de la psychiatrie, qui favorise toujours plus
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les troubles de l’humeur au détriment des troubles du langage.


Cela consonne aussi avec les espoirs de médicaliser l’autisme, auquel manque
encore son médicament de référence. La pharmacopée, si utile dans les psychoses,
achoppe encore sur l’autisme. Il ne reste qu’à inventer, en se fiant à la force de l’in-
tention : on préconise déjà la prescription d’ocytocine aux autistes, étant donné que
cette hormone est promue comme médiateur censé stabiliser la relation à l’autre. Ne
joue-t-elle pas un rôle majeur dans la relation mère – enfant ? Non seulement les
mères ayant un taux élevé d’ocytocine s’intéressent davantage à leur progéniture,
mais elles sont des partenaires plus fidèles. Car – point délicat – l’expérimentation a
mis en évidence que le comportement de la rate se dérégule en captivité ; « recher-
chant moins d’activités à l’extérieur », elle n’a plus la même joie à passer d’un préten-
dant à un autre : voilà pourquoi on invoque une prétendue fidélité. C’est un véritable
tour de passe-passe : on observe qu’un comportement est modifié, arrêté, et l’on
explique que, grâce à l’ocytocine, on est plus fidèle et qu’on s’implique davantage
dans son couple. Il ne resterait donc qu’à placer l’ocytocine et la dopamine aux deux
extrêmes du spectre !
Cette conception qui positionne le mâle dans le pôle autisme et la femelle dans
le pôle opposé a le mérite de la simplicité ; elle évoque la fameuse théorie de Simon
Baron-Cohen (Oxford)4 pour qui l’autisme est certainement dû à un excès de testo-
stérone, ce qui expliquerait que la prévalence de l’autisme chez les sujets masculins
(quatre cas sur cinq), tandis que les femmes sont trois fois plus exposées au risque de
dépression à partir de la puberté.
Un tel aplatissement de la clinique ne pouvait que produire un spectre étrange,
mal défini, et favoriser la multiplication des cas supposés faire partie du pôle de l’au-
tisme, si bien qu’un expert a pu en déduire qu’à ce rythme un sujet sur cinquante
serait diagnostiqué autiste d’ici dix ans. C’est trop.
4. Cf. Baron-Cohen S., « L’autisme : une forme extrême du cerveau masculin ? », Terrain, no 42, mars 2004, article
disponible sur internet.

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Penser l’autisme

Le retour du particulier

Il est donc très salutaire que l’enthousiasme des bureaucraties sanitaires pour
étendre le spectre de l’autisme rencontre de la résistance à s’y laisser inclure et que
cette catégorie génère une vaste diversité, du fait des paradoxes corrélatifs de son
extension même. Alors que se lèvent tant d’espoirs de réduire l’explication de l’au-
tisme à une base génétique, les derniers travaux publiés – ainsi que d’autres portant
sur la génétique appliquée – ne se focalisent plus sur les variations typiques de gènes
bien délimités ; ils comptent aujourd’hui sur les performances des nouvelles machines
permettant d’étudier, bien plus largement et rapidement, des ensembles de muta-

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tions génétiques, qu’elles soient massives, particulières, ou encore très nombreuses
chez certains sujets entrant dans ledit « spectre autistique ».
Au contraire du rêve scientifique qui aspirait à la réduction à une base simple, la
considération de variations massives impose aux chercheurs d’étudier au long cours
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des cas chaque fois différents. Cet horizon nous permet de penser que l’avenir du
spectre des autismes repose sur les autistes eux-mêmes, autrement dit sur les sujets
autistes, avec la singularité propre à chacun.
Face à cette diversité, pour ceux qui s’efforcent d’entrer en relation avec ces sujets
à partir d’une perspective psychanalytique, la difficulté est telle qu’elle impose d’en
appeler à l’invention d’une solution particulière, sur mesure. En effet, s’affronter à
cet impossible n’a d’autre remède qu’une invention, laquelle doit chaque fois inclure
le reste qui, pour un sujet, demeure à la limite de sa relation à l’autre.

Bord de jouissance

Cette difficulté attire spécialement l’attention sur une catégorie qui concerne des
sujets s’étant isolés depuis longtemps, comme l’autisme avec « encapsulement ». Ce
terme renvoie au fait qu’un sujet n’ayant pas d’image, ne réagissant pas à l’image du
corps, a mis en place, au lieu du miroir qui ne fonctionne pas, une néo-barrière
corporelle, dans ou sous laquelle il est totalement enfermé. L’encapsulement
fonctionne comme une bulle de protection dans laquelle le sujet vit ; s’il n’a pas de
corps, il a sa capsule ou sa bulle très solide derrière laquelle il se tient.
Dans les années quatre-vingt-dix, j’ai travaillé cinq ou six ans dans un hôpital de
jour avec des enfants autistes ; dans ce contexte, j’avais avancé en 1992 que dans
l’autisme, le retour de la jouissance ne s’effectue, ni au lieu de l’Autre comme dans
la paranoïa, ni dans le corps comme dans la schizophrénie, mais bien plutôt sur un
bord.
C’était l’époque où Jacques-Alain Miller proposait de reconsidérer les apports de
Lacan en n’ordonnant plus la clinique de la psychose seulement à partir de la forclu-
sion, mais en systématisant la problématique du retour de la jouissance – dans le
corps propre ou dans l’Autre. Cela a permis d’élargir nos perspectives.
Il m’a donc paru opportun d’examiner comment se soutient l’hypothèse de ce

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Éric Laurent Les spectres de l’autisme

retour, de cette présence opaque de la jouissance avec cette curieuse limite, ce néo-
bord qui est le lieu où le sujet est caché – fût-ce de manière incomplète, comme
l’avait saisi Bruno Bettelheim – sous une défense massive, s’il n’est pas le produit de
son propre vide. Dans l’expérience que constituent les traitements menés avec ces
sujets, comment ce bord peut-il se déplacer ?
Nombre de débuts de traitement témoignent précisément que ce bord forme une
limite quasi corporelle, infranchissable et au-delà de laquelle aucun contact ne semble
possible avec le sujet. Il faut toujours un certain temps, variable selon les cas et après
que quelque chose a pu être accroché, pour que ce néo-bord se desserre, se déplace,
constituant un espace – qui n’est ni du sujet ni de l’autre – où des échanges d’un type

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nouveau, articulés à un autre moins menaçant, peuvent se produire.

Espaces de jeu
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À l’intérieur de cet espace, des négociations avec l’autre sont possibles. Du jeu
peut s’introduire ; en effet, même si le terme de « jeu » n’est pas tout à fait adéquat
pour qualifier ces prémices de métonymie, je voudrais le conserver pour soutenir
que ce que nous installons avec la psychanalyse est un espace de jeu : dans les
névroses, c’est celui des équivoques, comme Lacan les nomme dans « L’étourdit »5.
Dans la psychose, c’est celui de la construction d’une langue personnelle pouvant
inclure certaines équivoques, et c’est aussi celui de la construction et du déplacement
de ce nouveau bord.
Il est hors de question de réduire la manière dont on installe un tel espace de jeu
avec un sujet autiste à une méthode technique susceptible de produire desserrage et
ouverture. D’une certaine façon, tout est bon – anything goes – pour obtenir l’instant
d’attention où un sujet dont l’indifférence, absolue jusqu’alors, cède, soit qu’il entre
en relation à un moment donné, soit qu’il fuie, ou bien que cesse la répétition exacte
de son mode de relation à l’autre. La manière même dont nous nous adressons au
sujet implique que nous entendons ne réduire cette approche ni à une technique, ni
à un apprentissage – lequel existe bel et bien dans la perspective comportementa-
liste, l’obtention d’une récompense venant renforcer, comme ils disent, les effets
dudit apprentissage.
Si gain de savoir et récompense signifient quelque chose dans notre perspective,
c’est dans la mesure où tout élargissement du savoir inconscient, ou de l’inconscient
comme savoir, est en même temps un effet de jouissance. Le jeu implique un nœud
indéfectible entre le gain de savoir et la satisfaction, voire l’au-delà de la satisfaction.
Nous visons l’immersion du sujet dans cet espace de jeu, qui n’a rien à voir avec la
communication ou la relation d’apprentissage.
Quand je dis que tout est bon, ce n’est pas trivial pour autant. C’est une manière
de faire entendre qu’on ne peut donner une description finie de ce qui vaut. Il serait

5. Cf. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 491.

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Penser l’autisme

plus juste de dire que pas-tout vaut, puisqu’on ne peut réduire ce qui vaut à un
ensemble fermé, ce qui n’empêche pas de dire anything goes, qui passe mieux que not
anything goes. Pour le pas-tout, il faudrait trouver un meilleur titre.
Ainsi, dans un groupe de sujets autistes, on peut se servir du transitivisme de l’un
pour tenter de provoquer une petite épidémie : celui qui supporte d’échanger un
objet avec le thérapeute peut intéresser celui qui ne le supporte pas, dans la mesure
où l’échange met en jeu l’extraction d’un objet faisant partie intégrante de son bord.
Il est parfois possible de susciter un échange entre ces deux sujets, de construire une
chaîne entre eux, en veillant à ce qu’il y ait un nombre suffisant de stylos, par
exemple, pour que chacun ait le sien, ce qui réduit la tension agressive. Et chaque fois

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que se produit la cession d’un objet qui franchit le bord, passe de l’autre côté, voire
s’y inclut à nouveau, l’accompagner d’une parole dérivée des phonèmes ou des mots
dont le sujet dispose. Il ne s’agit donc pas seulement d’une pratique à plusieurs théra-
peutes, mais de la pratique entre plusieurs corps de sujets autistes. Même s’ils forment
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un groupe, on n’appréhende pas celui-ci comme tel, car le transitivisme des corps est
tout autre chose.
Ce ne sont pas les effets imaginaires du groupe qui sont pris en compte, mais les
échanges qui peuvent se produire dans le réel. Il s’agit d’obtenir ainsi l’extraction
d’un objet clé de la constitution de cet espace même.

Extractions, déplacements, inclusions

Les objets a des sujets autistes peuvent être très curieux. Ainsi, Temple Grandin,
sujet autiste de renommée mondiale, aujourd’hui professeur à l’université du Colo-
rado et spécialiste mondiale en zootechnie, a inventé un objet transitionnel qu’elle a
appelé cattle trap pour faire entrer les animaux dans les corrals de la manière la plus
efficace tout en leur évitant de souffrir. On met l’objet dans la cage… et clac ! Sa
propre mère a pu dire que ces cattle traps étaient l’objet transitionnel de sa fille, préoc-
cupée par cette question depuis l’enfance, jusqu’à ce qu’elle construise cet objet dans
la réalité ; si le stress des animaux est moindre, la viande n’en est que meilleure, mais
son objectif à elle était de les sauver de la souffrance. Nous sommes loin de la peluche
ou de la poupée transitionnelle, mais ce dispositif nous dit quelque chose de la
manière dont le sujet peut préserver une relation fixe avec un objet qui entre dans son
dispositif, qui prend et donne une forme : ici, l’en-forme de l’objet a n’est autre que
le cattle trap.
D’autres cas montrent comment un sujet est tenu d’inclure un objet transitionnel
– ce serait en effet une merveille qu’il en constitue véritablement un. Lorsque le
trouble ou le dérangement est à son maximum, certains sujets autistes extraient
d’eux-mêmes de la merde, passant la main dans leur anus sur un mode de fist-fucking
assez horrible. C’est moins fréquent dans la clinique d’aujourd’hui où l’on s’occupe
davantage de ces enfants, mais j’ai connu une époque où c’était assez courant.
Comment passer de cette extraction brute aux poupées, objets de merde, délabrées

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Éric Laurent Les spectres de l’autisme

et informes, puantes parfois, puisque réellement en continuité avec cette extraction


de l’objet anal du corps ? Et, à partir de là, comment transformer l’objet en l’éloignant
du corps, à l’aide d’un dispositif tel qu’il puisse y être pris d’une autre manière ? À
l’instar du cattle trap susceptible d’une inclusion avec d’autres, des sujets témoignent
de tels effets d’extraction, lorsqu’ils parviennent à extraire et en même temps à se
séparer de ces objets si près du corps.
L’espace de ce bord prend alors lui-même une distance par rapport au corps. C’est
un lieu pour transformer le cri fondamental ou, plus exactement, le bruit fonda-
mental de la langue – qu’il lui reste tandis qu’il refuse le signifiant – auquel le sujet
autiste est soumis. L’extrême sensibilité des sujets autistes au bruit est connue – c’est

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le cas de cet enfant qui se bouche les oreilles quand passe un avion à dix mille mètres
d’altitude – sans que les études statistiques, pourtant nombreuses, soient parvenues
à montrer que la cause de l’autisme résiderait dans cette sensibilité auditive et dans
la transmission du bruit au cerveau ; ces troubles auditifs n’ayant pu être avérés, ledit
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bruit n’explique donc pas la difficulté des autistes à écouter ce qu’on leur dit. Reste
ce que la clinique connaît bien : l’autiste se trouve dans un espace qui ne comporte
pas de distances. Dès qu’il est entré dans le champ visuel du sujet, qu’il soit à dix kilo-
mètres ou à un mètre, l’avion est là, tout près, et son bruit aussi, compte tenu de la
disjonction entre le visuel et l’acoustique. Le bruit fondamental n’est pas celui du
moteur de l’avion, ce qui demeure, c’est le bruit de la langue qui, lui, jamais ne cesse.
Comment traiter, alors, cet objet-là ? Je me souviens d’un sujet qui avait pour
unique système deux petits bâtons, avec lesquels il faisait du bruit toute la journée.
L’analyste qui le recevait y répondait avec sa voix. Pendant des semaines, des mois,
le sujet frappait ses petits bâtons l’un contre l’autre en séance, jusqu’à ce que l’ana-
lyste vocalise la chose, très doucement, en disant « ti-ti-ti-ti-ti-ti ». Un jour, profitant
de ce que le thérapeute s’était assis en tailleur sur le sol, le sujet déposa ses petits
bâtons dans le faux trou dessiné par les jambes repliées de son partenaire et entonna
lui-même un « ti-ti-ti-ti-ti ». Il put ensuite passer de l’échange des « ti-ti-ti » à la
nomination d’autres choses. Voilà une façon dont peut s’inaugurer la première chaîne
permettant au sujet de sortir de l’enfermement.
Pour parvenir à s’immerger dans cet espace, il arrive que le sujet doive s’isoler –
lorsqu’il peut le supporter. Dans le cas contraire, on peut lui proposer une immer-
sion entre pairs, dans des ateliers de contes, par exemple, au travers d’un récit narratif,
d’une fausse narration à l’aide de personnages. Dans un cas présenté au Forum de
Barcelone, un loup menaçant avait capté l’attention d’un sujet, qui fixa l’image
pendant des mois sans rien vouloir en savoir, envahi par une peur terrible, tandis
que les autres enfants s’identifiaient au loup, ou le tuaient de leur plus belle énergie.
Jusqu’à ce qu’un beau jour, il se lève et laisse tomber ces mots : « Je suis un loup de
merde. » Avec cette identification au loup de merde, non séparé bien sûr de l’objet
a – un loup couvert de toute la merde intérieure et extérieure –, peu à peu l’idée se
fit jour de commencer à parler, il put parler avec un petit oiseau : ce n’était pas un
« ti-ti-ti » mais le « tu tu tu ti ti tu ri ti tui » du petit oiseau. Cette séquence constitua

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Penser l’autisme

donc un commencement, même si, comme vous le savez, il n’y a aucun lien entre
l’immersion du sujet dans le bain de langue du conte, qui est un prétexte, car il ne
s’agit pas d’un jeu de rôles. La question n’est pas que les sujets jouent ou pas le rôle
du loup, mais d’obtenir qu’à un moment donné, dans cet échange de paroles, dans
cette immersion calculée, il y ait chance d’un échange entre le loup de merde silen-
cieux et le petit oiseau, et qu’à partir de là, le sujet trouve à s’accrocher.

De l’extraction comme acte de langage

Les rencontres avec ces sujets témoignent, chacune à leur manière, que quelque

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chose du corps doit s’extraire pour que quelque chose de différent puisse ensuite
entrer dans la langue du sujet, dans son dictionnaire personnel.
Néanmoins, on ne peut pas faire équivaloir l’inclusion d’un signifiant et l’extra-
ction d’une certaine quantité d’objet a, comme dans un système où la poussée d’Ar-
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chimède équilibrerait les niveaux ; il s’agit de chercher quelque chose qui permette
de déplacer la limite du bord autistique. C’est à la suite d’une extraction de l’objet
que des signifiants, dotés d’un statut spécial, peuvent advenir. Prenons l’exemple
d’un sujet de nationalité espagnole, qui extrait de la télévision ce qui fait pour lui
fonction d’Autre. Il est autiste, mais, de nos jours, la télévision est l’Autre de tout le
monde. Il y a désormais deux Autres fondamentaux : la télévision et l’écran de l’or-
dinateur, la page web. En effet, pour la grande majorité d’entre nous, ce qui a une
existence est ce que l’on voit à la télévision ; inversement, ce qui n’est pas vu à la
télévision n’en a pas. Dire d’une chose qu’elle a été vue à la télévision lui ajoute de
l’existence, un poids réel ; faute de quoi, cela n’inspire pas la même confiance, on n’a
pas l’idée que cela existe vraiment. En même temps, les gens passent de moins en
moins de temps devant la télévision et de plus en plus devant l’écran de leur ordi-
nateur, si bien que les choses apparues sur l’écran seront celles qui seront dotées de
consistance. Que restera-t-il comme existence pour un livre qui ne sera pas numé-
risé ? Pour qui aura-t-il un intérêt, une existence véritable ?
Les sujets autistes sont effectivement très centrés sur cet Autre de la télévision, qui
garantit la stabilité de l’Autre parlant et semble beaucoup plus fiable que le reste des
gens. Ainsi, ce sujet a constitué sa langue à partir de rengaines entendues à la télévi-
sion, chutes et bouts du discours de l’Autre. Comme il s’agissait d’un Espagnol de
Galicie – où un célèbre homme politique de droite avait pour slogan : « Je peux
promettre et je promets » –, on entendit un jour ce jeune autiste émettre cette
antienne en la criant avec la dernière énergie. Il s’agissait réellement d’un choix, car
c’était un concentré de tout le discours universel. Extraire cela est un acte de langage
– au sens d’Austin –, c’est vraiment un acte de promesse, et donc, en quelque sorte,
l’acte même. Mais c’est aussi une tautologie : dès qu’elle est extraite, elle ne renvoie
pas à autre chose qu’à l’énoncé même, séparé de son énonciation. Cela semble un acte
ironique, l’ironie psychotique consistant à isoler dans l’Autre l’antienne du « je peux
promettre et je promets » qui anticipe le Berlusconi de la vidéocratie – de la télé-

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Éric Laurent Les spectres de l’autisme

vision comme discours du maître. Lorsque le sujet autiste prélève telle ou telle canti-
lène, il devient, en un sens, un analyseur du discours commun qui se répète entre
nous.

Traitements de la « forclusion du manque »

Quant à la fameuse littéralité qui caractérise l’extraction et la constitution de la


langue du sujet autiste, quel sens lui donnons-nous ? Voici un sujet qui, au moment
de donner quelque chose à une éducatrice qui se prénommait Reyes, se mettait à
crier : « Je vais voir les rois [reyes] mages. » Il ne s’agit ni d’une métaphore, ni d’une

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équivoque, mais plutôt d’un monde dans lequel, en même temps et littéralement,
Reyes et rois [reyes] mages sont équivalents. Son monde était fait ainsi, et le sujet
disposait de très puissantes procédures de vérification lui permettant de vérifier qu’il
s’adresse bien à la personne nommée Reyes. Il mobilisait en effet toutes les éducatrices
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pour s’assurer de qui était Reyes, en même temps qu’il faisait cette fausse équivoque
entre Reyes et les rois mages. Les procédures de vérification consistaient à s’adresser
à l’éducatrice pour lui dire : « C’est toi qui t’appelles Reyes, alors, tu es les rois mages,
mais, toi, comment tu t’appelles ? » Il vérifiait qu’il pouvait effectivement s’adresser
à elle, qu’il pouvait lui céder l’objet demandé, qu’il pouvait le céder à une bonne
adresse, sans aucune équivoque possible. Il pouvait donc supporter au niveau de la
langue ce pas de littéralité entre Reyes et les rois mages, mais pas une équivoque au
niveau de la référence.
Nous pouvons aussi porter au débat l’incontestable prévalence de l’autisme chez
les sujets masculins, puisqu’elle est avérée. Freud nous a expliqué pourquoi les
femmes avaient plutôt des troubles de l’humeur ou une dépression quand la perte de
l’amour était en jeu, et Lacan a compliqué un peu la question, mais nous pouvons
approcher le point de savoir, d’une part pourquoi les femmes pleurent et, d’autre
part, pourquoi les hommes sont plutôt autistes, ce avec quoi les femmes sont tout à
fait d’accord : non seulement fétichistes, mais autistes, l’un et l’autre n’étant sans
doute pas sans lien. Puisque Lacan parlait du « style fétichiste de l’amour masculin »,
quelle mutation subit-il dans l’espace de l’autisme ? Vous vous rappelez peut-être
l’article dans lequel J.-A. Miller commentait le cas de Rosine Lefort, l’enfant au loup6,
et notamment la réaction du sujet en découvrant le trou des toilettes. L’horreur
apparut pour lui devant ce trou et il avait tenté de se couper le pénis pour l’y jeter,
ce que J.-A. Miller proposait de nommer « l’entrée en fonction de ce moins qui tente
de s’inscrire dans le réel » ; ainsi faisait-il allusion au fait que le monde plein du sujet
ne permettait pas d’inclure ou de donner une place au manque, qu’il fallait donc
produire. Si l’on suit cette hypothèse, on peut penser pourquoi les enfants saturés
par le pénis ont une sensibilité plus forte à la forclusion du manque. Pour un sujet,
dans sa relation à l’autre, ce n’est pas la même chose d’avoir ou de ne pas avoir cet

6. Cf. Miller J.-A., « La matrice du traitement de l’enfant au loup », La Cause freudienne, no 66, mai 2007, p. 148.

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Penser l’autisme

appendice. À mesure que la relation avec cet appendice se construit, comment s’ar-
ticule-t-elle avec cette sensibilité particulière à la forclusion du manque ?
L’exemple de Birger Sellin7 en est une illustration, lorsqu’il témoigne de la façon
dont il a bouché le trou – autrement dit le trou de la langue – avec les mathématiques.
Très doué en mathématiques, il buta sur quelque chose d’insupportable lorsque son
professeur voulut lui apprendre la théorie des ensembles, rencontrant là une limite.
Lui, si brillant en calcul, ne pouvait admettre l’axiome selon lequel l’ensemble vide
peut s’ajouter, s’inclure dans n’importe quel ensemble sans modifier celui-ci. Cela le
mettait en rage et il ne voulut plus rien savoir de cette horreur jusqu’à ce que le
professeur eût l’idée géniale de lui dire : « C’est ainsi parce que c’est ainsi, c’est une

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définition. » Puisque cet axiome faisait partie de la loi du monde, si c’était ainsi parce
que c’est ainsi, il put alors commencer à supporter qu’une chose aussi horrible existe
dans la théorie des ensembles. B. Sellin est finalement devenu professeur de mathé-
matiques, non sans inclure le maniement possible de ce manque.
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Pour conclure

Tel est l’essentiel de ce que je souhaitais transmettre. Nous devons recueillir et


diffuser les expériences de notre pratique auprès de ces sujets, témoigner des résul-
tats obtenus en les publiant dans des ouvrages, pour avoir chance de nous faire
entendre de ceux qui sont en position de décideurs8. On ne peut réduire le sujet
autiste à un système de relations basé sur des apprentissages répétitifs et penser
obtenir ainsi de meilleurs résultats que la psychanalyse. Il faut défendre notre point
de vue et défendre ces sujets qui peuvent parfaitement bénéficier de cette immer-
sion dans le langage, à condition de savoir comment la manier.

7. Cf. notamment Sellin B., La solitude du déserteur, Paris, Laffont, 1998.


8. Non seulement il faut se pencher sur la loi, mais il s’agit de pouvoir influer sur elle. Tel a été le cas du Forum de Barce-
lone sur l’autisme, organisé dans l’urgence en juin 2010. Le gouvernement quasi autonome de Catalogne était sur
le point de promulguer une loi concernant l’autisme ; le lobby cognitivo-comportemental avait l’ambition que ses
méthodes y figurent comme la référence fondamentale du traitement du sujet autiste. C’est alors que le forum de
Barcelone s’est organisé, pour montrer qu’il existait une opposition, déterminée et argumentée, de la part des profes-
sionnels de la « santé mentale » orientés par la psychanalyse. Une grande variété d’interventions a rassemblé ceux qui
pratiquent en tant que thérapeutes, les parents et les familles de sujets autistes, des artistes sensibles au thème de
l’autisme, des sujets sortis de l’autisme et qui étaient en mesure de témoigner des traitements qu’ils avaient reçus, etc.
Ceux que l’on nomme les « usagers » de la santé mentale, sujets souffrants ou malades, plus ou moins soignés et guéris,
montrèrent ainsi qu’ils s’accordaient pour s’opposer au monopole de la référence comportementaliste. Nous devons
donc nous manifester activement sur ce terrain et œuvrer pour infléchir la rédaction des textes de lois, dont les effets
peuvent être dévastateurs. L’autisme se prête à des spéculations, sans doute, mais surtout à des réglementations qui
se concoctent désormais dans le monde entier.

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Éric Laurent Les spectres de l’autisme

Au cours du débat animé qui a suivi cette conférence, Éric Laurent a précisé que,
selon lui, la conversation sur l’autisme ne doit pas se focaliser sur le point de savoir
s’il y a un passage ou non entre l’autisme et la schizophrénie, même si cette question
qui a toute sa dignité du point de vue de la psychiatrie, ou si elle agite les bureau-
craties sanitaires préoccupées d’établir quel cattle trap est le plus adéquat pour
enfermer le sujet ; elle doit plutôt se centrer sur le développement d’une clinique
borroméenne du cas, abordé dans sa singularité absolue9.

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9. La discussion qui a fait suite à cette intervention n’a pas été intégralement reproduite ici. É. Laurent a notamment
indiqué qu’il y a, sans doute, dans l’autisme des phénomènes qui ressortissent à la psychose, tels que le retour du
signifiant dans le réel, tandis que d’autres sont plus spécifiques. « Il ne faut pas penser le débat en termes de caté-
gories, a-t-il affirmé, mais le placer sur le terrain de la particularité, la plus significative dans chaque cas. Comment
jouent les trois consistances du réel, du symbolique et de l’imaginaire, comment se déplacent-elles ? C’est toujours
bien plus intéressant que les discussions infinies où la particularité de chaque cas se perd dans une généralisation
plus ou moins large.
Cette clinique permet notamment une approche fine des différences entre phénomènes de bord et événements de
corps, lisibles à partir d’une “clinique du circuit”. On s’en est servi au départ avec des enfants qui étaient entre la
psychose précoce et l’autisme, dans des cas de psychose infantile grave, sans qu’il s’agisse d’autistes avec un néo-bord.
Complètement éclatés, ces sujets errent dans le monde avec un corps qui semble morcelé, comme on dit en psycha-
nalyse. Mais c’est encore une catégorie trop générale. Il s’agit en effet de savoir ce qu’est cet éclatement. Pour des sujets
sans limites et sans bord, comment tracer une limite ? Certes pas au moyen d’un quelconque apprentissage, mais en
construisant un bord métonymique au circuit pulsionnel, en se servant du “matériel” (jeux, déplacements, paroles,
etc.) qui se présente. Le circuit métonymique peut servir à la construction de bords pulsionnels, à condition qu’il ne
s’agisse pas seulement de faire des dessins ou de disposer des jouets sur le sol ou une table. Cela peut consister, par
exemple, à donner un objet à l’enfant, l’accompagner aux toilettes avec l’objet dans un petit sac, l’en extraire ; l’en-
fant qui quitte les toilettes en emportant du papier entre alors dans un nouveau circuit, etc.
Selon Deleuze, le corps sans organes apparaît comme une sphère ou la superficie de toutes les superficies ; or cette
topologie donne trop de consistance au bord, alors qu’il ne s’agit pas seulement de construire ce bord, mais de
pouvoir, ensuite, le déplacer, pour éviter qu’il ne fonctionne comme un néo-bord absolu.
Pour que ce déplacement ne constitue pas une pure et simple effraction, une invasion, il doit se produire au travers
d’un événement de corps, qui est à considérer, non pas comme un quelconque effet de signification, mais comme
une extraction de jouissance, le sujet parvenant à céder quelque chose de la charge de jouissance qui affecte son corps
et ce, sans que cette cession de jouissance lui soit par trop insupportable. Ceci peut advenir à l’occasion d’un lancer
de ballon. Ou encore au travers d’un échange de regards : le sujet aux yeux perdus dans le vague ou dirigés vers le
ciel est bien plutôt captif du monde, regardé par lui ; une rencontre, des regards qui se croisent mettent en jeu une
possible extraction de l’objet regard.
Les outils que J.-A. Miller extrait du dernier enseignement de Lacan sont très utiles pour penser cette clinique.
D’ailleurs c’est en me demandant comment les utiliser que j’ai été amené à repenser à nouveaux frais ce que j’avais
aperçu il y a vingt ans. Ces outils permettent en effet de rouvrir les choses d’une autre manière, et il faut s’en servir. »

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Langue verbeuse, langue factuelle
et phrases spontanées chez l’autiste
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Jean-Claude Maleval

P armi les onze autistes décrits par Leo Kanner en 1943 dans son article initial,
huit ont appris à parler et tous comprennent le langage. Pourtant, aucun ne l’utilise
pour converser. Pourquoi, dès lors, l’image de l’enfant autiste comme un être muet
se bouchant les oreilles s’est-elle largement répandue ? Sans doute parce que chacun
pressent que l’autisme, plus que tout autre fonctionnement subjectif, s’enracine dans
l’articulation du vivant au langage. Le mutisme condense l’intuition d’une atteinte
de celle-ci, suggérant un nouage qui ne s’effectuerait pas.
Cependant, de multiples biographies d’autistes écrites depuis une vingtaine d’an-
nées attestent que ces sujets ne sont pas des exilés du langage et révèlent des manières
diverses et complexes de composer avec celui-ci. Elles confirment amplement ce que
Lacan devait rappeler aux cliniciens dans les années soixante-dix : si l’autiste se
bouche les oreilles à « quelque chose qui est en train de se parler », c’est bien qu’il est
déjà dans le post-verbal, « puisque du verbe il se protège »1. Mais comment cerner sa
manière d’être dans le post-verbal tout en utilisant fréquemment le langage à d’autres
fins que celle de communiquer ? Lacan donne une autre indication essentielle quand
il insiste, non sur le mutisme, mais sur une parole plutôt verbeuse2. Qu’est-ce que le
verbiage sinon une jouissance solitaire de la langue3 ? Soliloques incompréhensibles,
monologues non adressés, voire invention de néologismes s’avèrent en effet d’une

Jean-Claude Maleval est psychanalyste, membre de l’ECF.


1. Lacan J., « Discours de clôture des Journées sur les psychoses chez l’enfant », Quarto, n° 15, 1984, p. 30.
2. Lacan J., « Conférence de Genève sur le symptôme », Le Bloc-notes de la psychanalyse, n° 5, 1985, p. 17.
3. Cf. Maleval J.-C., « “Plutôt verbeux” les autistes », La Cause freudienne, n° 66, mai 2007, p. 127-140.

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Penser l’autisme

grande fréquence dans la clinique de l’autisme. Il est observable de surcroît que


certains autistes, pas nécessairement de « haut niveau », développent une faculté de
communiquer en acquérant des aptitudes linguistiques propres à faire lien social.
Bien qu’ils parviennent à se faire comprendre, leur usage de la langue se révèle
original. Derrière la grande diversité de cette clinique qui va du mutisme à la maîtrise
d’une langue partageable, en passant par le verbiage, existe-t-il une constante ? Il
semble qu’on puisse en faire l’hypothèse si l’on prend en compte le fonctionnement
pulsionnel.

Rétention des objets pulsionnels

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À cet égard, Kanner soulignait chez les autistes le « besoin très puissant à être
laissé tranquille »4, c’est-à-dire qu’aucune demande ne vienne les déranger, de même
qu’eux-mêmes ne demandent rien. Donna Williams précise que dans son enfance
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tout ce qui tournait « autour de l’acte de donner et de recevoir » lui « restait totale-
ment étranger »5. Elle explique ainsi pourquoi les marques d’affection ou d’intérêt à
son égard étaient ressenties comme angoissantes. L’enfant autiste refuse de faire entrer
les objets pulsionnels dans l’échange : non seulement les troubles de l’alimentation
et de l’excrétion sont fréquents, mais les dysfonctionnements dans sa perception du
sonore et du visuel sont réguliers. Initialement, la perception se compose de stimuli
incertains, ambigus, en attente d’une interprétation ; pour qu’elle s’organise, le sujet
doit s’y intéresser, un choix s’opère alors, sélectionnant certains stimuli, négligeant
d’autres. Il est commandé par les investissements libidinaux, lesquels sont eux-mêmes
régulés par l’extraction des objets a.
Quand cette dernière n’est pas opérée, la construction de la réalité se révèle chan-
celante. « Tantôt, note un clinicien, l’enfant autiste entend “trop”, tantôt il n’entend
pas assez. Cela n’a rien à voir avec l’acuité auditive puisque les audiogrammes, bien
que difficiles à pratiquer et à interpréter, se révèlent toujours normaux »6. Dans leurs
études de la perception des enfants autistes, les psychologues cognitivistes discernent
à juste titre un dysfonctionnement du traitement de l’information, mais ils mécon-
naissent que l’organisateur de celui-ci se trouve dans l’économie de la jouissance.
La vision est commandée par la chute du regard, de même que l’écoute par celle de
la voix.
Une des conséquences de la rétention des objets pulsionnels chez les autistes est
l’absence du comportement de pointage, utilisé par la plupart des enfants entre neuf
et quinze mois, quand ils veulent attirer l’attention d’un adulte vers un objet. À cette
occasion, en faisant des va-et-vient, le regard de l’enfant se porte d’abord vers l’objet,

4. Kanner L., « Autistic disturbances of affective contact », Nervous Child, vol. 2, 1942-1943, p. 217-230. Article tra-
duit en français dans l’ouvrage de Berquez G., L’autisme infantile, Paris, PUF, 1983, p. 256.
5. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 66.
6. Lemay M., L’autisme aujourd’hui, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 54.

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Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste

puis vers le regard de l’adulte, en tentant de le rapporter à ce qu’il lui désigne. Ce


comportement est une demande adressée à l’Autre dans lequel le sujet se pose comme
manquant. Il implique le fonctionnement du regard comme objet perdu dans le
champ scopique : le manque commande l’œil et nourrit son appétence. En revanche,
il est assez caractéristique que l’enfant autiste se montre fuyant, évitant ostensible-
ment l’échange des regards, refusant à l’Autre le don de l’objet scopique.
D. Williams décrit avoir utilisé trois façons « pour éviter le regard des gens. L’une
consistait à regarder droit au travers de ce qu’on avait devant soi. Une autre consis-
tait à regarder quelque chose d’autre, à côté. La troisième consistait à regarder d’un
œil dans le vague, en tournant l’autre vers l’intérieur, ce qui brouillait la vue en face

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de soi ». Elle suppose que cette conduite fut très précoce, car elle croit discerner l’uti-
lisation de la troisième méthode sur une photo d’elle prise par son oncle quand elle
n’avait que quelques semaines7. Il en résulte, selon les termes de Birger Sellin, que les
yeux voient « tout sans force expressive » ; il précise même : « c’est excellent de voir
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mais l’inquiétude est trop grande »8.


La clinique de l’autisme atteste que certains dysfonctionnements des modes de
jouissance vocal et scopique trouvent parfois même leur source dans une interpéné-
tration des jouissances, ce que l’on nomme les synesthésies. Ainsi, dans la perception
de Daniel Tammet9, l’envahissement du vocal par le scopique confère une couleur aux
mots. Il est plus fréquent que les synesthésies rendent la perception chaotique. Elles
témoignent d’un débordement des limites de la jouissance. En revanche, la régula-
tion de celle-ci confère au sujet la capacité à inhiber, à négliger, à laisser de côté
certains éléments perceptifs ; c’est une des conditions de la construction d’une réalité
partagée.
La rétention de la voix énonciative, non placée au champ de l’Autre, déjà souli-
gnée précédemment10, s’avère manifeste dans l’un des troubles du langage les plus
frappants des enfants autistes, l’absence d’inversion pronominale. Leur répétition du
discours de l’Autre de manière imitative révèle que le sujet ne se l’est pas approprié :
quand il dit « tu » au lieu de « je », il utilise les pronoms personnels comme si c’était
l’Autre qui parlait et non lui-même. Faute d’avoir un pied dans l’Autre, il ne peut que
s’en faire l’écho. La fréquence et l’insistance de ces inversions pronominales témoi-
gnent de la position d’un sujet qui ne s’inscrit pas dans le discours de l’Autre, bien
qu’il soit capable de l’utiliser mécaniquement. L’insertion initiale dans le langage qui
se fait le plus souvent par écholalie confirme que la position subjective distanciée de
l’Autre du langage ne relève pas d’un phénomène ponctuel.
De telles données cliniques peuvent venir à l’appui de l’hypothèse de l’absence de
l’Autre et de la non-opérativité de la mutation du réel en signifiant, comme l’ont

7. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 281.


8. Sellin B., La solitude du déserteur, Paris, Laffont, 1998, p. 217.
9. Cf. Tammet D., Je suis né un jour bleu, Paris, Les Arènes, 2007.
10. Cf. Maleval J.-C., « “Plutôt verbeux” les autistes », op. cit., p. 127-140.

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Penser l’autisme

soutenu les Lefort ; l’autiste n’est cependant pas, rappelons-le, un sujet hors-langage.
Dans l’autisme, le système du langage peut être interrompu au niveau de la parole11,
il n’en a pas moins déjà imposé sa présence au vivant. Même si le sujet autiste se défend
du langage, il est plongé, dès avant sa naissance, dans un bain verbal qui l’affecte. En
atteste la production des objets pulsionnels, issus de la découpe du langage sur le
corps. Bien qu’ils restent réels, non intégrés dans le circuit pulsionnel, le sujet autiste
doit composer avec eux. Tous ces objets réels sont pour lui angoissants. Leur trop de
présence le contraint à un incessant travail de mise à distance et de régulation.
La deuxième soustraction de jouissance qui intervient dans la construction subjec-
tive, celle qui produit l’extraction des objets a en les connectant au phallus, celle qui

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leste le fantasme d’un plus-de-jouir, celle-là, l’opération de séparation, ne fonctionne
pas chez le sujet autiste.
En revanche, pour ce qui concerne l’aliénation, la première soustraction de jouis-
sance, celle qui la chiffre et la rend comptable, celle qui la convertit en signifiants, il
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s’avère difficile de préciser en quoi elle est mal assumée. Il apparaît peu plausible de
soutenir que l’autiste se situe en deçà de l’aliénation car il est affecté par la négativité
du langage. En témoigne l’angoisse du « trou noir » ouverte par la béance entre la
chose et sa représentation, mise au fondement de l’autisme par Frances Tustin, et
dont fait souvent état Williams : « J’ai toujours eu, écrit-elle, le sentiment d’un trou
noir entre moi et le monde. »12 Un tel trou angoissant, bien différent d’un manque
dynamique, est produit par la première soustraction de jouissance, il témoigne d’un
traumatisme produit par l’intervention du langage.
En outre, l’émergence de l’objet autistique13, en instaurant un bord entre le corps
et le monde extérieur, opère une coupure dans le mode de jouissance, témoignant à
nouveau que le vivant a été affecté par le langage. Pourtant, non seulement certains
troubles du langage incitent à supposer que le signifiant-maître ne fonctionne pas,
mais le S1 tout seul lui-même semble ne pas remplir la fonction de godet de la jouis-
sance. Une anecdote relatée par D. Williams est à cet égard très révélatrice. Il s’agit
d’une expérience qui lui est arrivée à l’occasion d’un travail comme assistante
suppléante dans un centre de rupture pour enfants autistes. « Un garçon de onze
ans, rapporte-t-elle, m’accueillit en plantant ses dents dans mon bras. C’était une
sensation étrange à laquelle je ne savais pas comment réagir. Le garçon s’écarta de moi
en sautillant comme un possédé. Il était choqué et horrifié par mon absence de réac-
tion. Les deux assistantes s’étonnaient de la sienne.
— Regardez ça, dit la femme qui m’avait recrutée. Il ne comprend pas votre réac-
tion. Il ne vous a pas fait mal ?
— Je pense que si, doutai-je, mais certaine d’après leur attitude que j’aurais dû

11. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 99.
12. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 303.
13. Cf. Maleval J.-C., « Les objets autistiques sont-ils nocifs ? », L’autiste, son double et ses objets, (dir.) J.-C. Maleval,
Rennes, PUR, 2009, p. 161-189.

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Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste

avoir mal. “Tu aurais dû crier ‘aïe’, me rappelai-je en silence. On crie ‘aïe’ quand on
est mordu.” »14
En cette circonstance, même l’interjection ne fonctionne pas. Elle constitue pour-
tant l’une des connexions les plus intimes entre le vivant et le signifiant – certains ont
même voulu y discerner, bien à tort, une émergence naturelle du langage. L’incident
révèle que l’insensibilité à la douleur physique, observée chez certains autistes, s’ancre
dans un déficit de la marque du signifiant sur le corps : faute de disposer des éléments
de langage qui permettent d’interpréter la sensation, celle-ci reste incompréhensible
et peut ne pas susciter de réaction. Le fait que certains autistes ne sachent pas pleurer
repose sans doute sur la même incapacité15. Notons encore que D. Williams doit ici

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passer par l’autre pour donner sens à la « sensation étrange » produite par la morsure :
elle déduit de leur attitude qu’elle aurait dû avoir mal. Elle peut avoir accès à un
savoir intellectuel sur la situation, mais celui-ci ne se répercute pas sur le ressenti.
L’interjection ne s’inscrivant pas dans un réseau d’oppositions signifiantes, mais
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étant déjà prélevée dans la langue de l’Autre, puisqu’elle varie en fonction de la langue
utilisée, elle se prête bien à incarner le S1 tout seul. Dès lors, avec cette vignette
clinique, on constate que le S1 ne se connecte pas au vivant – ce qui semble conforter
l’opinion des Lefort selon laquelle il n’y aurait pas de lalangue dans l’autisme. L’ab-
sence ou la pauvreté du babil16, régulièrement observée, tendrait à le confirmer. Pour-
tant les données cliniques ne permettent guère de douter que l’autiste use parfois de
vocalises qui semblent avoir les caractères d’une lalangue. De ces données apparem-
ment contradictoires, qui traduisent tantôt que le sujet autiste est pris dans l’aliéna-
tion signifiante, tantôt qu’il ne l’est pas, il semble qu’il faille conclure provisoirement
à une aliénation partielle.
Tous les autistes s’accordent pour décrire le monde extérieur, dans leur perception
initiale, comme chaotique, imprévisible, insensé. La plupart des spécialistes consi-
dèrent, non sans pertinence, qu’il s’agit d’un déficit de traitement de l’information.
Mais pourquoi ce déficit, alors qu’il est bien établi que les organes sensoriels ne sont
pas atteints ? Il est difficile de le saisir quand on ne prend pas en compte la dimen-
sion pulsionnelle et l’économie de la jouissance. Pour aller à l’essentiel, et pour le
dire de la manière la plus simple, l’extraction de l’objet a fonctionne comme un orga-
nisateur de la réalité, en permettant d’injecter du sens en celle-ci. La rétention de la
voix et du regard fait obstacle à ce processus. Il en résulte, comme le décrit D.
Williams, que les « commandes du volume et de la luminosité » sont d’une très
grande sensibilité, se déréglant aisément, en particulier quand il lui faut « absorber
quelque chose de nouveau »17.
Cependant, certains autistes, en particulier ceux décrits par Hans Asperger, sont
capables de mettre en jeu des mécanismes compensatoires parfois très complexes. Le

14. Williams D., Quelqu’un, quelque part, Paris, J’ai lu, 1996, p. 44.
15. Sellin B., La solitude du déserteur, op. cit., p. 121.
16. Maleval J.-C., « “Plutôt verbeux” les autistes », op. cit., p. 134.
17. Williams D., Quelqu’un, quelque part, op. cit., p. 132.

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Penser l’autisme

chaos les fait souffrir, de sorte qu’ils sont particulièrement attirés par l’ordre des
choses. Il est essentiel pour comprendre l’autisme de saisir combien leur quête de
régularités est importante : « J’aime trouver des règles et des assurances, confie D.
Williams, et m’en souvenir »18. Faute d’être capable de mettre aisément par eux-
mêmes du sens dans le sonore et dans le visuel, ils s’attachent volontiers à ce qu’ils y
découvrent d’un ordre pré-existant. Tout ce qui est propre à structurer le scopique :
les icônes, les dessins, l’appariement des objets, etc., retient volontiers leur attention.
De même pour ce qui met de l’ordre dans le sonore : rythmes, battements, musique,
chansons, etc.
Les diverses manières de faire fuir le regard décrites par D. Williams permettent

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de se fermer au désordre inquiétant du champ scopique, plus accentué encore quand
il est habité par ces êtres imprévisibles que sont les adultes. En revanche, l’oreille ne
se ferme pas. Il est certes possible de la boucher temporairement, ou de pratiquer
une écoute sélective qui ignore certains bruits, en particulier la voix humaine adressée
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au sujet, néanmoins le sonore reste présent et l’autiste doit composer avec. Son atti-
tude est active à l’égard de celui-ci : il y opère un clivage commandé par la rétention
de la voix et son souci permanent de maîtrise : d’une part, les bruits régulés, orga-
nisés, retenus, prévisibles, qui lui sont plutôt agréables ; d’autre part, les bruits inat-
tendus, forts, incompréhensibles, irréguliers, sans logique décelable, qui l’angoissent.
La diversité de la voix humaine la range parmi les seconds.
Les autistes sont partagés entre une propension à se réfugier dans leur monde
sécurisé, dans lequel ils utilisent volontiers le sonore et le scopique à des fins de jouis-
sance auto-sensuelle, et la souffrance de leur solitude, qui les incite, comme le notait
Kanner, « à accepter graduellement un compromis en allongeant précautionneuse-
ment des pseudopodes vers un monde dans lequel ils ont été totalement étrangers
depuis le début »19.

Quels compromis avec le langage ?


La réponse ne saurait être univoque : non seulement elle varie pour un même
sujet en fonction de son évolution, mais aussi parfois en fonction des lieux et des
personnes. Ainsi, à l’école, Idir se tait, chez lui, il chante, et chez la thérapeute, il
jargonne20. Il est par conséquent souvent aventureux de tirer des conclusions sur le
langage autistique à partir de fragments cliniques insuffisants à l’appréhender dans
sa diversité. Pourtant, le rapport au langage du sujet autiste possède une constante :
la rétention de l’objet de la jouissance vocale, le refus d’engager la voix énonciative
dans la parole ; mais les manières de le faire sont multiples : mutisme, écholalies,
chansons, verbiages, paroles coupées de l’affect, etc.

18. Ibid., p. 92.


19. Kanner L., « Autistic disturbances of affective contact », op. cit., p. 217-230, et dans la traduction française p. 263.
20. Van der Straten A., Un enfant troublant, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 143.

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Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste

Le point commun de tous ces modes d’expression retenue réside dans le refus d’y
engager quoi que ce soit d’intime. Pour que l’autiste sorte de son mutisme, il faut que
la voix énonciative ne soit pas impliquée. Pour l’essentiel, les indications de
D. Williams incitent à un rapprochement avec la notation de Lacan les trouvant
« plutôt verbeux ». Cependant, parmi ce qu’elle décrit des méthodes employées pour
ne pas céder à l’Autre l’objet voix21, l’un laisse la possibilité d’une écriture expressive,
tandis qu’un autre peut permettre de se dégager du verbiage en se contentant de faire
état de simples faits, sans contenu affectif. Ce dernier mode de communication
s’avère d’ailleurs fréquemment utilisé par les autistes démutisés placés en institutions.
L’autiste dispose de deux possibilités pour faire évoluer son langage : soit déve-

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lopper une langue privée, cherchant à cerner ses émotions, prenant volontiers appui
sur la musique, peu apte à la communication ; soit à construire une langue de l’in-
tellect, plus en mesure de faire lien social, trouvant son matériel dans les propos
entendus.
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Une langue verbeuse coupée de l’Autre du signifiant

Les premières tentatives d’utilisation du langage à des fins de communication se


font chez l’autiste à partir de segments significatifs structurés, phrases ou mots, tels
que des fragments de chansons. Il est fréquent que leur caractère allusif les rende
opaques aux parents. « Pendant des années, rapportent ceux d’Elly, nous n’avons pas
su pourquoi Elly, âgée de quatre ans, nous chantait Alouette quand nous lui peignions
les cheveux, après les avoir lavés. Ce ne fut qu’à partir de sa sixième année, lorsqu’elle
parlait déjà beaucoup mieux, que nous découvrîmes le rapport. “Alouette” égalait all
wet (tout mouillé), mots qu’à quatre ans elle ne disait pas et n’avait pas l’air de
comprendre. Il était cependant clair qu’elle avait saisi les sons et établi à travers la
musique un rapport qu’elle ne pouvait pas ou ne pouvait pas faire verbalement. »22
Le mot « Alouette » est ici prélevé dans la matière sonore et utilisé dans une accep-
tion propre au sujet, coupée de l’Autre, puisqu’il a fallu plusieurs années aux parents
pour comprendre l’allusion. Dans cet exemple, le fragment significatif, « Alouette / all
wet », prend sa source dans une situation précise, le lavage des cheveux. Cette vignette
clinique n’est pas anecdotique : elle illustre une propriété remarquable des premières
expressions de sujets autistes décrites sous le terme de « caractère permanent de la
situation d’apprentissage ». « Souvent, écrit Peeters en 1996, on ignore le sens d’une
expression écholalique. Ainsi, je ne comprends pas encore pourquoi Éric prononce
cette phrase “Les trains partent”, mais c’est de cette façon qu’il veut nous commu-
niquer son sentiment : “La situation devient vraiment trop difficile pour moi”. »23 À
lui seul, le phénomène de la connexion des premiers fragments significatifs du

21. Maleval J.-C., « “Plutôt verbeux” les autistes », op. cit., p. 131.
22. Park C. C., Histoire d’Elly. Le siège, Paris, Calmann Lévy, 1972, p. 99.
23. Peeters T., L’autisme. De la compréhension à l’intervention, Paris, Dunod, 1996, p. 75.

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Penser l’autisme

langage de l’autiste avec un contexte événementiel précis, le plus souvent ignoré des
proches, suffirait à rendre ses propos hermétiques. Il confirme que la rétention de
l’objet vocal ne lui permet pas de loger le sujet et son énonciation au champ de
l’Autre, dont résulte une insertion dans le langage tout à fait originale.
D. Williams nous indique deux utilisations possibles des mots. Dans la première
prime une jouissance solitaire du sonore ; dans la seconde, ils deviennent, selon son
expression, « des supports d’accumulation de faits »24. Ce clivage opéré par les autistes
dans le traitement de la parole a maintes fois été remarqué. Souvent, quand ils
parlent, « ils le font d’une voix atone, mécanique, comme si […] la part musicale de
la langue était dissociée du sens, comme s’ils avaient le choix entre parler sans

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musique ou faire des sons sans sens : sens brut ou son brut, code informatif ou
émotion sensitive, mais jamais les deux articulés »25. La langue verbeuse prédomine
chez les autistes de Kanner ; tandis que l’autre langue, le code informatif, la langue
fonctionnelle, connaît ses développements les plus élaborés chez les autistes d’As-
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perger. Dans le clivage dont fait état D. Williams concernant sa construction subjec-
tive, la langue fonctionnelle est issue de la part d’elle-même qui s’est pliée à
l’éducation qui lui fut imposée, tandis que la langue verbeuse appartient à son univers
personnel « complètement coupé du reste du monde »26.

La langue fonctionnelle
Quelles sont les caractéristiques de la langue « d’accumulations de faits » évoquée
par D. Williams ? Partons de deux exemples rapportés par Panayotis Kantzas. Dans
le premier, Jacques répond de la manière suivante à une question sur le rêve : « Ai
dormi a ronflé cette nuit réveillé. Bien, tu t’es étendu sur le lit couvert la couverture
quand tu as dormi tu t’es réveillé tu t’es levé du lit. Il a mis le pantalon, la chemise,
la chaussette j’ai mis les sandales j’ai mis le caleçon. J’ai mis la fermeture aiguille
cousait couture ». P. Kantzas note que la question sur le rêve, un mot sans référent
concret, pour Jacques sans signification, appelle une réponse qui convoque des faits,
les événements de la nuit, éléments tangibles et concrets. Dans le second exemple,
Georges répète une brève historiette : « Le chasseur de peaux se lève très tôt le matin.
Il sort de sa maison avec son fusil et beaucoup de chiens pour aller dans la forêt.
Lorsque les chiens voient le renard ils se mettent à aboyer. Le chasseur épaule alors
son fusil, tire et tue le renard. Le chasseur va ensuite au marché pour vendre la peau
du renard qui sert à faire des vêtements pour la fourrure. »27 Ces successions de faits,
sans commentaires, sans affects, semblent viser à une simple présentation des choses,
sans implication de la voix énonciative. Une autre observatrice du phénomène note
que de tels propos s’avèrent essentiellement de « nature constante » et non inten-

24. Williams D., Quelqu’un, quelque part, op. cit., p. 169.


25. Hébert F., Rencontrer l’autiste et le psychotique, Paris, Vuibert, 2006, p. 208.
26. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 274.
27. Kantzas P., Le passe-temps d’un Dieu. Analyse de l’autisme infantile, Paris, Dialogues, 1987, p. 121-122.

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Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste

tionnelle. Aubin par exemple ne pouvait dire que l’un de ses camarades avait été puni
par la maîtresse parce qu’il avait été méchant. Les remarques de cet enfant, rapporte
Barbara Donville, « se cantonnaient au détail, mentionnant la couleur du manteau
d’un camarade, remarques qu’il sortait d’ailleurs inopinément, alors qu’on ne lui
demandait rien de particulier ». On note la subsistance d’un élément de soliloque –
cependant Aubin adresse ses constatations à sa mère. « Il se plantait là tout bonne-
ment devant sa mère pour l’en informer, puis se taisait sans ajouter quoi que ce fut
d’autre. Rien dans son langage ne racontait, ne décrivait, ne cherchait à déduire, au
mieux on obtenait de lui des considérations ponctuelles dont il ne tirait jamais
aucune conséquence… »28. De tels propos s’avèrent très différents du verbiage : ils

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s’inscrivent dans un effort pour communiquer, c’est pourquoi ils doivent être
produits dans la langue de l’Autre. En outre, la jouissance de la voix s’y trouve
gommée, tandis qu’elle s’affirme dans le verbiage.
Une des particularités de la langue factuelle des autistes, soulignée par tous les
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spécialistes, réside dans l’emploi massif des substantifs, catégorie linguistique qui
exprime simplement l’existence des choses. L’ancrage dans la concrétude dont elle
témoigne semble provenir du souci de n’utiliser essentiellement que des mots ayant
pour référent un objet cernable dans la réalité. Pourtant, il existe beaucoup de mots
qui nécessitent une appréhension d’un contexte et une mise en relation avec d’autres
mots pour pouvoir être compris. On ne peut par exemple cerner ni petitesse ni gran-
deur absolue. En fait, depuis Saussure, on sait que dans la langue il n’y a que des
différences : le signe, le signifiant et le signifié ne se définissent que dans des systèmes
d’oppositions différentielles et interdépendantes. Il en résulte que la signification
d’un élément n’advient que de sa mise en relation avec d’autres, laquelle implique un
travail subjectif et un exercice du jugement auxquels l’autiste ne se risque pas. Il
s’oriente vers un langage qui décrirait les faits sans que lui-même ait à les interpréter.
Dès lors, son idéal serait un code qui parviendrait à connecter les mots de manière
constante et rigide à des objets ou à des situations clairement déterminés. « Ce n’est
pas la complexité d’une langue qui pose problème aux autistes, explique K. Nazeer.
En fait, il est probable qu’elle les aide plutôt, dans la mesure où plus il y en a, moins
un mot risque d’être polysémique. Plus il y a de règles et de structures, et moins un
autiste doit se reposer sur son intuition et sur le contexte »29. L’idéal pour eux,
souligne-t-il, serait « un sens / un mot », c’est-à-dire une langue qui se réduirait à un
code, dès lors totalement constituée de signes. Il en résulte une adhésivité du mot à
la situation première dans laquelle il a été acquis. À cet égard, nous avons déjà
mentionné le caractère permanent de la situation d’apprentissage qui tend à figer la
signification. Non seulement le mot devrait être univoque, mais les choses elles-
mêmes ne devraient pas changer de dénomination.

28. Donville B., Vaincre l’autisme, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 68.
29. Nazeer K., Laissez entrer les idiots, Paris, Oh ! Editions, 2006, p. 26.

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Penser l’autisme

Que le signe soit sonore ou scriptural, il reste longtemps corrélé à une expérience
déterminée. C’est ce qui explique que la formidable mémoire musicale de tel autiste
bute toujours sur la même erreur inhérente à la première audition, ou qu’une faute
d’orthographe soit toujours reproduite parce que présente dans le premier texte où
le mot fut rencontré. La difficulté à généraliser s’ancre dans la rigidité du signe lesté
par la persistance de la situation d’apprentissage, de sorte qu’il est peu apte à se modi-
fier quand le contexte change. « Si j’apprenais quelque chose debout avec une femme
un jour d’été, relate D. Williams, la leçon n’évoquait rien si je me trouvais dans une
même situation dans une autre pièce avec un homme un soir d’hiver »30. De ce fait,
même captée dans la langue de l’Autre, la langue fonctionnelle reste compatible avec

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de radicales incompréhensions dans l’échange. Elles résultent d’une prise au pied de
la lettre de l’information.
Le primat du signe31 conduit à donner un privilège à des éléments linguistiques
isolés au détriment de l’appréhension contextuelle. Il en découle, comme le notait
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Kanner dès son premier article, que le sens d’un mot devient inflexible et ne peut être
utilisé avec n’importe quoi, mais seulement avec la connexion originairement acquise.
La défaillance contextuelle incite l’enfant autiste à appréhender la signification du
mot, non pas en la situant dans le champ des oppositions signifiantes, mais en la
connectant de manière assez rigide à l’objet désigné. « Le signe linguistique, insiste
Gérard Berquez, n’est pas distinct du référent matériel, le signe est la chose même, il
n’y a pas d’espace entre le signe et la réalité, entre la représentation et la chose repré-
sentée, il y a pour l’enfant autistique adéquation totale entre le signe et la chose. Ce
n’est pas comme le dit Kanner, un sens métaphorique que le signe acquiert au niveau
du langage de l’enfant autistique, mais au contraire un sens fixe et arbitraire »32. Toute
modification du rapport chose / signe est ressentie par les enfants autistes comme une
menace pour leur propre sécurité. Gunilla Gerland décrit avec précision combien
l’utilisation du langage par les adultes pouvait l’embarrasser et la décontenancer :
« Le langage avait quelque chose de bizarre : je disais très précisément ce que je voulais
dire, puis ça devenait autre chose […]. Et quand j’entendais précisément ce que les
autres disaient, il s’avérait qu’ils voulaient dire autre chose »33. L’ambiguïté sémantique
ne cesse de créer des obstacles majeurs à la langue « d’accumulation de faits » que les
autistes verbaux appellent de leurs vœux quand ils cherchent à communiquer.
De surcroît, l’adhésivité du signe de l’autiste au référent le rend impropre à coder
les affects, qui s’expriment différemment chez chacun, qui possèdent des nuances, qui
sont souvent fugitifs et changeants, et qu’il est difficile d’objectiver. Les autistes
butent sur les signes qui ne peuvent être rapportés ni à un référent concret ni à une
image. Temple Grandin note que c’était en particulier les termes syntaxiques et les
conjugaisons qui lui faisaient difficulté. « Enfant, rapporte-t-elle, j’omettais des mots
30. Williams D., Quelqu’un, quelque part, op. cit., p. 91.
31. Cf. Maleval J.-C., « De l’objet autistique à la machine. Les suppléances du signe », Pensée psychotique et création de
systèmes, (dir) F. Hulak, Ramonville, Erès, 2003, p.197-217.
32. Berquez G., L’autisme infantile, op. cit., p. 123.
33. Gerland G., Une personne à part entière, Cannes, Autisme France Diffusion, 2005, p. 35.

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Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste

comme “est”, “le” ou “ce” parce que, isolés, ils ne signifiaient rien pour moi. De la
même façon, des mots comme “de” et “un” étaient incompréhensibles […]. Encore
aujourd’hui, certaines conjugaisons, comme celle du verbe “être”, n’ont aucun sens
pour moi »34. D’autre part, dès que la notion décolle du référent pour passer d’un
élément à une généralité, la compréhension de l’autiste rencontre un obstacle : « J’ai
toujours eu la plus grande difficulté, confie D. Williams, à concevoir la transforma-
tion d’une chose en une autre. Je savais ce qu’étaient les vaches, mais quand elles
devenaient un troupeau, elles cessaient pour moi d’être des vaches. Je comprenais
bien que le mot “troupeau” désignait un ensemble mais je n’avais, par contre, aucune
idée de ce que pouvait signifier le mot “bétail”. »35

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On conçoit que les termes polysémiques leur soient d’un abord difficile. Une étude36
de leurs premiers mots révèle qu’à l’encontre des autres enfants, ils utilisent rarement
le « ça », vocable qui peut désigner une multitude de choses (biberon, animal, balle,
etc.)37. Il est notable que les premiers mots expressifs de l’enfant autiste soient le plus
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souvent des termes qui désignent des objets, et non des manifestations émotionnelles.
Son entrée dans le langage se fait volontiers par l’entremise de signes, compatibles avec
la rétention de la voix, tandis qu’il résiste à l’utilisation de signifiants.
Incapacité à généraliser, pauvreté de la capacité d’abstraction, disent les spécia-
listes, certes, mais plus précisément, faute d’avoir eu accès au signifiant, l’autiste
pense d’abord avec des signes, lesquels se caractérisent de conserver un rapport étroit
avec leur référent. Lorsque T. Grandin affirme « penser en images », elle atteint parfois
à l’idéal du code autistique : celui qui fonctionne à l’aide de représentations en tous
points identiques à la chose. « Mon imagination, affirme-t-elle, fonctionne comme
les logiciels d’animation graphique qui ont permis de créer les dinosaures réalistes de
Jurassic Park. Quand j’essaie une machine dans ma tête ou que je travaille sur un
problème de conception, c’est comme si je le visionnais sur une cassette vidéo. Je
peux regarder l’appareil sous tous les angles, me placer au-dessous ou en dessous, et
le faire tourner en même temps. Je n’ai pas besoin d’un logiciel sophistiqué pour
faire des essais en trois dimensions. »38 Une telle image constitue la forme la plus
achevée du signe iconique. On sait que, parmi les différents signes, les enfants autistes
apprécient particulièrement les icônes, c’est-à-dire des signes motivés, au moins
partiellement, qui représentent schématiquement l’entité, la personne, l’événement
ou l’attribut désignés (par exemple le Z sur les panneaux routiers pour désigner des
lacets ; le plan d’une maison, des images d’hommes ou de femmes à l’entrée des WC,
etc.). Ils les apprécient parce que l’icône constitue le signe le plus approprié à leur
recherche de codage du monde : en elle s’avère immédiatement manifeste une
connexion rigide du signe à l’image du référent.

34. Grandin T., Penser en images, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 33.
35. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 133.
36. Cf. Maleval J.-C., L’autiste et sa voix, Paris, Seuil, 2009.
37. Danon-Boileau L., Leroy M., Morel M.-A., Philippe A., Symptômes précoce : la part du linguiste, Le carnet PSY,
n° 76, novembre 2002, p. 27.
38. Grandin T., Penser en images, op. cit., p. 21.

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Penser l’autisme

Au mieux, quand ils ne sont pas sans référent objectivable, les signes ne prennent
en charge les objets du monde qu’image par image ou séquence par séquence. Le
concept de chien renvoie inextricablement pour T. Grandin à chacun des chiens
qu’elle a connus dans sa vie. Pour l’autiste, le langage ne fait pas inexister ce dont il
parle, le mot n’est pas totalement le meurtre de la chose. Or, ce n’est qu’à cette condi-
tion, celle de la significantisation, que le monde devient « semblantifié »39. Tous les
observateurs s’accordent à constater que le « faire semblant » est déficient chez l’au-
tiste. Or, au principe de cet acte, se trouve le décollement du signifiant et de l’objet,
ce qui permet à l’enfant de prétendre qu’un soulier est une voiture, qu’une banane
est un avion, que le chien fait miaou et la chat ouah ouah, etc.

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L’autiste n’ayant pas la possibilité de mobiliser le signifiant pour s’exprimer, il en
passe par des signes auxquels il s’efforce de donner une signification absolue. Selon
Lacan, le signe représente quelque chose pour quelqu’un, réduisant ainsi son accep-
tion à l’icône et à l’indice au sens de Peirce. L’exemple qu’il convoque, celui de la
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fumée comme signe du feu, analogue à celui de la girouette comme signe du vent,
relève de l’indice selon Peirce.
Une caractéristique majeure de tels signes est qu’ils n’effacent pas totalement la
chose désignée, puisqu’ils restent avec elle dans un rapport de similarité ou de conti-
guïté. Le référent des signes se trouve dans le monde des choses. Tel n’est pas le cas
du signifiant : s’il est appréhendé, selon la définition donnée par Lacan, comme ce
qui représente le sujet, et sa jouissance, auprès d’un autre signifiant, il se trouve coupé
de la représentation. Le signifiant rompt le lien avec ce qu’il signifie, il ne vaut que
par la différence qu’il introduit, ce qui lui permet de faire advenir le symbole, au
sens de Peirce, qui « ne peut pas indiquer une chose particulière », mais seulement
« un genre de choses »40.
Les obstacles rencontrés par les autistes pour généraliser ou pour faire semblant
manifestent leurs difficultés d’accès au symbole pris dans cette acception. Toutefois,
il est abusif d’affirmer que les autistes n’ont pas accès à l’abstraction : si leurs capa-
cités de symbolisation qui en passent essentiellement par l’indice, voire par l’icône,
sont plus rudimentaires que celles du sujet du signifiant, elles mettent malgré tout
en œuvre un processus de substitution qui permet de porter la chose au langage. De
plus, pour décrire le monde, la langue fonctionnelle de signes parvient à utiliser des
signes sonores ou scripturaux issus de la langue de l’Autre.
Les signes qui forment l’Autre de synthèse41 de l’autiste possèdent deux différences
majeures avec les signifiants qui constituent l’inconscient freudien. D’une part, et
c’est essentiellement ce que décrit T. Grandin, en parlant de « penser en images », ils
restent parasités par le référent, ils n’effacent pas la chose représentée ; d’autre part,
ils n’ont pas la propriété de fonctionner comme « godet de la jouissance » (Lacan),
ou comme « marqueurs somatiques » (Damasio), c’est-à-dire qu’ils ne représentent

39. Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n° 23, 1993, p. 10.
40. Peirce C. S., Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 165.
41. Cf. Maleval J.-C., L’autiste et sa voix, op. cit., p. 192-220.

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Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste

pas la pulsion, ce que tous les autistes soulignent en notant l’absence de connexion
entre le langage et la vie émotionnelle. Les Lefort mettaient l’accent sur ce point :
« dans la structure autistique, affirmaient-ils, le signifiant manque à devenir corps et
manque ainsi à faire affect »42.
Pour qui pense avec des signes, la structuration de l’être ne se fait pas en utilisant
la matière signifiante. Or, cette dernière possède l’étonnante propriété d’emprunter
non seulement au son – un signifiant laisse une trace sur la bande magnétique –,
mais aussi au corps, ce que montrent les conversions hystériques, l’hypnose ou l’effet
placebo.
Le langage n’est pas un simple outil de communication, c’est, selon Lacan, l’ha-

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bitat du sujet, il tresse dans le corps des brins de jouissance. « S’il n’y avait pas la
substance de la jouissance, souligne Jacques-Alain Miller, nous serions tous logiciens,
un mot en vaudrait un autre, il n’y aurait rien qui ressemble au mot juste, au mot qui
éclaire, au mot qui blesse, il n’y aurait que des mots qui démontrent. Or les mots font
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bien autre chose que démontrer, les mots percent, les mots émeuvent, les mots boule-
versent, les mots s’inscrivent et sont inoubliables : c’est parce que la fonction de la
parole n’est pas seulement liée à la structure du langage, mais bien à la substance de
la jouissance. »43 Tout au contraire, quand il communique, l’autiste voudrait être
logicien – beaucoup d’entre eux ont une prédilection pour les langues formelles. Le
symbolique avec lequel ces sujets se structurent induit une propension à recourir aux
indices et aux icônes pour appréhender le monde, or ces signes ne s’inscrivent pas
dans le corps et ne sont pas porteurs de la jouissance vocale, d’où l’obligation de
« tout comprendre par l’intellect », soulignée d’emblée par Asperger.
Quand un référent concret n’existe pas, l’autiste se trouve souvent contraint à
l’inventer, pour satisfaire à la nécessité de penser avec des signes. Ainsi, confrontée à
des notions trop abstraites, T. Grandin s’efforce de les transformer en icônes : « Pour
la paix, relate-t-elle, je pensais à une colombe, à un calumet ou aux photos de la
signature d’un accord de paix. »44 Toutefois, T. Grandin note qu’il existe une seule
chose dont elle puisse se rappeler sans information visuelle, c’est-à-dire sans le trans-
former en icône ou en indice, à savoir « un morceau de musique »45, confirmant que
le traitement de l’onde sonore, dans laquelle s’ancre la langue verbeuse, n’est pas du
même ordre, et qu’il peut s’opérer sans découpages.
En effet, tous les éléments de la langue fonctionnelle ne sauraient être réduits à
des signes, l’abstraction de certains résiste à leur saisie par l’indice ou l’icône, de sorte
qu’intervient pour la complémenter un processus de mémorisation qui imite les
usages de l’Autre. Il en est ainsi pour les conjonctions, les prépositions, les adverbes,
les concepts relatifs, certaines conjugaisons de verbes, etc. : « J’ai fini par apprendre

42. Lefort R. & R., La distinction de l’autisme, Paris, Seuil, 2003, p. 87.
43. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre
du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 6 mai 2009, inédit.
44. Grandin T., Penser en images, op. cit., p. 35-36.
45. Grandin T., Ma vie d’autiste, op. cit., p. 151.

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Penser l’autisme

à les employer correctement, note T. Grandin, parce que mes parents parlaient bien
et que j’imitais leurs tournures de phrases »46. Par l’imitation, par la mémorisation,
et par des processus d’intellection, les autistes de haut niveau arrivent à acquérir une
langue fonctionnelle qui développe si bien leurs capacités de communication que
certains parviennent à faire des conférences publiques. Les différentes manières de
s’exprimer en restant allusif ou évasif décrites par D. Williams peuvent par consé-
quent être dépassées.
Faut-il en conclure que cesse le refus de prendre une position d’énonciation et que
le sujet accepte de céder l’objet de la jouissance vocale ? En fait, il semble plutôt que
« l’hypertrophie compensatoire » des autistes qui avait frappé Asperger puisse les

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pousser à recourir à des positions d’énonciation qui persistent à ne pas les impliquer
subjectivement. Parmi ceux qui ont pu sortir du mutisme et de la langue verbeuse,
certains se montrent inventifs pour s’autoriser à parler, à la condition de rester coupés
de leur ressenti. Une de ces stratégies consiste à décaler le lieu d’émission de l’énon-
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ciation, à faire parler un double ou un objet à la place du sujet. Certains autistes


parviennent à utiliser cette énonciation décalée pour s’exprimer de manière un peu
plus personnelle (les marionnettes d’André47, les compagnons imaginaires de D.
Williams). Beaucoup d’autistes utilisent ce procédé qui consiste à s’effacer pour parler
par procuration, se déchargeant ainsi de toute assertion qui leur soit propre. C’est le
double qui parle et non eux-mêmes. Dès lors, les propos sont affectés d’une certaine
dérision, et le crédit qu’il convient de leur accorder devient incertain pour l’interlo-
cuteur. Maîtriser l’échange, en protégeant le sujet, qui en reste à distance, telle est la
fonction du double, quand il supporte une énonciation artificielle.
Énonciation mortifiée, énonciation gommée, énonciation déplacée, il existe
encore une autre manière de compenser le clivage a / S1 : l’énonciation technique. Il
est étonnant de voir comment une autiste telle que T. Grandin est capable de prendre
la parole devant une foule de cow-boys pour leur expliquer les mérites des trappes à
bétail issues de ses travaux. T. Grandin peut faire des conférences sur des sujets tech-
niques tels que les méthodes pour conduire les animaux à l’abattoir, dont elle est une
des spécialistes, et sur l’autisme, en se faisant la propagandiste d’une conception
scientiste de celui-ci. Il n’en reste pas moins que, même en ces circonstances, T.
Grandin n’engage guère sa jouissance vocale dans son énonciation. La difficulté à
exprimer son ressenti l’incite à comparer sa manière de penser à celle d’un ordina-
teur. « J’ai récemment assisté, rapporte-t-elle en 1995, à une conférence où une socio-
logue a affirmé que les êtres humains ne parlaient pas comme des ordinateurs. Le soir
même, au moment du dîner, j’ai raconté à cette sociologue et à ses amis que mon
mode de pensée ressemblait au fonctionnement d’un ordinateur et que je pouvais en
expliquer le processus, étape par étape. J’ai été un peu troublée quand elle m’a
répondu qu’elle était personnellement incapable de dire comment ses pensées et ses

46. Grandin T., Penser en images, op. cit., p. 33.


47. Nazeer K., Laissez entrer les idiots, op. cit.

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Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste

émotions se raccordaient. Quand elle pensait à quelque chose, les données objec-
tives et les émotions formaient un tout. […] Dans mon esprit, ils sont toujours
séparés. »48
Le rapprochement effectué par T. Grandin entre sa pensée et le fonctionnement
d’un ordinateur n’est pas sans quelque pertinence, si l’on conçoit que ce qui carac-
térise la « pensée » d’un ordinateur réside dans son absence d’affects. « Qu’un ordi-
nateur pense, note Lacan, moi je le veux bien. Mais qu’il sache, qui est-ce qui va le
dire ? Car la fondation d’un savoir est que la jouissance de son exercice est la même
que celle de son acquisition. »49 Or c’est précisément une telle acquisition de savoir,
produite à l’occasion du chiffrage de la jouissance par lalangue, qui fait défaut aux

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autistes. La « pensée » de l’ordinateur se déroule dans un désert absolu de jouissance,
elle constitue un idéal autistique. Il n’en reste pas moins que l’usage de la langue
fonctionnelle, couplé à une énonciation traitant de problèmes techniques, n’impli-
quant pas le ressenti du sujet, peut permettre à certains autistes de s’exprimer d’une
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manière adaptée et professionnelle.

L’énonciation fugace de phrases spontanées

Un des phénomènes les plus étranges concernant la parole des autistes, ajoutant
encore à la variété et à la complexité de leur rapport au langage, tient à l’émergence
chez des autistes muets d’une énonciation fugace, qui rompt un instant avec la réten-
tion de l’objet vocal. « Rends-moi ma boule », crie B. Sellin à qui vient de lui prendre
son objet autistique. Il est caractéristique que cela se produise dans des situations
critiques qui débordent les stratégies protectrices du sujet (cas d’urgence ou contra-
riétés), lui faisant abandonner momentanément son refus d’appel à l’Autre et son
refus d’engager la voix dans la parole. Les phrases spontanées possèdent un point
commun : la présence du sujet de l’énonciation s’y trouve nettement marquée. Il
faut même constater que le phénomène de l’inversion pronominale ne s’y produit
pas. Cela peut paraître surprenant, mais en fait bien révélateur d’une prise de parole
effectuée par le sujet en son nom propre : il s’agit d’une énonciation en prise avec sa
jouissance, et non plus d’un énoncé issu du miroir de l’Autre.
La phrase spontanée n’est pas une laborieuse construction intellectuelle, mais une
parole qui sort des tripes. Son caractère impératif témoigne de la jouissance vocale
qui le mobilise. L’appel à l’Autre s’y affirme. Or, tout cela est déchirant pour l’enfant
autiste. Nulle tentative d’explication, nul commentaire, nul retour rétrospectif sur ce
qui vient d’être dit. Bien loin de réitérer cette expérience angoissante, le sujet cherche
à se protéger de son renouvellement, en se murant dans un silence encore plus
profond. Les phrases fugaces ne cessent d’apparaître en son langage comme des
phénomènes étranges et exceptionnels qui ne s’intègrent ni à une langue verbeuse ni
à une langue fonctionnelle.

48. Grandin T., Penser en images, op. cit., p. 162.


49. Lacan J., Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 89.

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Penser l’autisme

Les rares circonstances lors desquelles l’autiste engage sa voix énonciative viennent
encore confirmer, par leur non-assomption, qu’il résiste à l’aliénation de son être
dans le langage en retenant l’objet de la jouissance vocale. Notons que ces phéno-
mènes suggèrent fortement que l’autisme s’enracine, non dans un déficit cognitif,
mais dans un choix du sujet, plus ou moins conscient, qui vise à se protéger de l’an-
goisse. Néanmoins, les phrases spontanées semblent suggérer, comme l’angoisse du
trou noir et la découpe des objets autistiques, que l’autiste n’est pas totalement
indemne des répercussions du langage en son être.
Une acquisition du langage qui se fait sans mettre en jeu le circuit de la pulsion
invocante fait obstacle à sa fonction d’« appareil de la jouissance » : sa matière peine

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à se répercuter dans le corps et à structurer le monde des sensations et des perceptions,
ainsi qu’à construire l’image du corps. Néanmoins, le développement de la langue
fonctionnelle permet au sujet d’assimiler un savoir qui lui donne la possibilité de
mieux s’orienter dans son interprétation de la réalité et, à un degré moindre, dans
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celle de ses émotions, ce qui s’accompagne régulièrement de progrès dans son adap-
tation sociale.
S’il est une constante discernable à tous les niveaux du spectre de l’autisme, elle
réside dans la difficulté du sujet à prendre une position d’énonciation. Il parle volon-
tiers, par l’entremise d’une langue verbeuse, ou par celle d’une langue fonctionnelle,
mais à la condition de ne pas dire. Son refus d’une pleine aliénation dans le langage
lui fait élaborer de nombreuses stratégies de contournement de celle-ci. La défense
première qui consiste à préserver une « voix centrifuge » ne cède qu’exceptionnelle-
ment. L’autiste préfère aux bruits chaotiques de l’Autre la maîtrise des siens : « si on
met la tête sur l’oreiller, rapporte l’un d’eux à Asperger, on a un bourdonnement
d’oreille et il faut rester couché tranquillement et c’est très beau »50.

50. Asperger H., Les psychopathes autistiques pendant l’enfance, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 114.

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L’autiste a-t-il quelque chose à dire ?
Transfert autistique et conduite du traitement
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Myriam Perrin

Du mythe de l’enfant sauvage à sa ré-éducabilité contemporaine

E n 1799, dans les bois d’Aveyron, des chasseurs capturent un enfant sauvage.
Dès son arrivée à Paris, il déclenche un vif débat. Pour le Pr Pinel, l’enfant sauvage
n’est qu’un malheureux idiot de naissance, abandonné par ses parents et parfaite-
ment incurable. Un jeune médecin militaire plein d’ambition, récemment démobi-
lisé et affecté à l’institution des sourds-muets, Jean-Marc Gaspard Itard, soutient une
position différente. Nourri de la philosophie de Condillac, il pense que les idées nais-
sent du commerce réciproque des êtres humains. Il pose l’hypothèse qu’un enfant
laissé seul dans la nature ne saurait être que sauvage. La « sauvagerie » de celui qu’il
appelle Victor est, pense-t-il, acquise. Elle est donc réversible. En dépit du prestige
de son « adversaire », il obtient l’autorisation d’engager un traitement. Celui-ci, basé
sur les théories condillaciennes de l’éducation, mais aussi sur l’expérience acquise par
les premiers éducateurs de sourds-muets, consiste à stimuler, les uns après les autres,
les différents sens. L’approche est graduée et se présente sous forme d’exercices de
plus en plus complexes qui visent également à solliciter la motricité et à instaurer, à
partir d’associations entre les différentes sensations, un raisonnement et un langage1.
Mais la tentative d’Itard est un échec ; selon la nomenclature du siècle, Victor est
donc considéré comme idiot, bien qu’« il présente de multiples traits l’apparentant

Myriam Perrin est maître de conférences en psychopathologie clinique à l’université de Rennes 2 - Haute Bretagne, et
membre de l’ACF–Val de Loire-Bretagne.
1. Hochmann J., Pour soigner l’enfant autiste, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 17.

la Cause freudienne no 78 93
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Penser l’autisme

à un enfant autiste », commente Paul Bercherie2. C’est dans ce contexte qu’un insti-
tuteur, Édouard Seguin, en 1846, reprend et élargit les méthodes d’Itard, auquel il
reproche son inspiration métaphysique prédominante, et fonde l’« éducation physio-
logique ». Diverses formes d’idioties sont alors décrites, certaines liées à un arrêt du
développement infantile et d’autres à des déficits partiels. L’idiot proprement dit se
distingue ainsi de l’arriéré3. Plus tard, en 1887, un Londonien, Langdon Down4,
décrit une forme tout à fait paradoxale d’idiotie chez l’enfant, puisque celle-ci appa-
raît compatible avec d’importantes capacités intellectuelles – il s’agit de l’idiot savant.
Cette nouvelle forme se caractérise donc par l’association de capacités exception-
nelles et d’une mémoire considérable chez un enfant qui présente, pour les auteurs

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de l’époque, une déficience intellectuelle manifeste. Ce sont des enfants, affirme
L. Down, qui, quoique retardés intellectuellement, présentent des facultés inhabi-
tuelles qui peuvent parvenir à un développement remarquable. Cependant, une telle
description clinique ne conduit pas l’auteur à remettre en question la notion même
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d’idiotie. La déficience est de mise, et pour cause : depuis le début du siècle dernier,
l’organe est venu comme une chape de plomb sur les discussions en cours, sous l’in-
fluence de la paralysie générale de Bayle, qui allait devenir la maladie mentale
« modèle »5 et le support nosologique exemplaire pour l’idéologie neuropsychiatrique,
qui devait mener à la psychiatrie biologique.
Qu’en est-il un siècle plus tard ? La même idéologie fait rage et, dans une civili-
sation en impasse6, elle a plus que jamais la part belle ! Notre hypothèse est que l’au-
tisme supplante la paralysie de Bayle. En effet, par l’énigme qu’il peut susciter, par
l’ampleur de l’intérêt médiatique, par l’engouement des associations parentales codi-
rigées par les tenants de méthodes rééducatives, par la déferlante du référentiel
autisme dans les classifications internationales, l’autiste n’est-il pas devenu le fétiche
de La cause étiologique ? Pire, ce n’est plus seulement une classification psychia-
trique qui est proposée ; s’y ajoute une thérapie standardisée du syndrome autistique,
« subversion radicale du symptôme, commente Dominique Laurent, au nom d’un
nouveau “tout-savoir” qui fait table rase de la clinique psychiatrique classique et des
apports de la psychanalyse »7.

Seul l’organe a quelque chose à dire

Du point de vue scientiste, la psychanalyse n’aurait pas à s’occuper de l’autiste


car elle serait une pratique archaïque, fondée à une époque où l’avancée de la science

2. Bercherie P., Clinique psychiatrique et clinique psychanalytique, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 47.
3. Seguin É., Traitement moral des idiots, Paris, Baillière, 1846, p. 93.
4. Down L. J., On some Mental affections of childhood and youth, London, Churchill, 1887.
5. Quetel C., Postel J., Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris, Dunod, 1994, p. 205-206.
6. Selon la formule de Jacques-Alain Miller, in Miller J.-A. (avec Laurent É.), « L’orientation lacanienne. L’Autre qui
n’existe pas et ses comités d’éthique » (1996-1997), enseignement prononcé dans le cadre du département de psycha-
nalyse de l’université Paris VIII, inédit.
7. Laurent D., « Du désir de standardisation massive », Agence lacanienne de presse, Bulletin spécial « La guerre des palo-
tins », n° 42, vendredi 26 mars 2004.

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Myriam Perrin L’autiste a-t-il quelque chose à dire ?

ne pouvait encore rien en dire. Pourtant, rappelons8 que les psychiatres les plus favo-
rables à une approche de l’autisme par le biologique, les cognitivistes les plus
convaincus d’un déficit cérébral, ne peuvent en affirmer les principes que sur des
bases présupposées, car aucune infection immunitaire, aucun gène, aucune anomalie
cérébrale ne définissent le trouble autistique. Quand un cognitiviste se refuse à consi-
dérer l’autisme comme un handicap et, comme le canadien Laurent Mottron, l’af-
firme en tant que « différence », celle-ci est donc la conséquence « d’une modification
spontanée du génome humain »9. Quelle que soit l’approche envisagée, l’affection est
affirmée dans le corps… De « la vérité comme cause, affirme Lacan, elle [la science]
n’en voudrait-rien-savoir »10. La tentative de forclore le sujet de l’inconscient n’est

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pas nouvelle et, au sein même des approches psychopathologiques, les annonces de
résorption du psychisme dans les lois de l’organisme se succèdent depuis plus d’un
siècle. L’énigme que l’autisme suscite semble venir stigmatiser la quête de mettre fin
à l’indicible, justement parce que « […] ce réel primitif est pour nous, affirme Lacan,
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littéralement ineffable »11. Le monde scientiste fait alors de l’autiste un enfant sans
subjectivité, on refuse de prendre en compte son environnement pour appréhender
son fonctionnement, on réduit ses créations psychiques originales et ordonnancées
aux conséquences d’un déficit cérébral ou, au moins, à un mal-fonctionnement. La
conclusion est alors sans appel : « il est indéniable, affirme la cognitiviste Uta Frith,
que l’autisme s’est révélé impossible à traiter »12.

Une parole verbeuse

Pour réintroduire la dimension du sujet, il nous faut renverser la perspective : du


« il ne parle pas… pourquoi ne parle-t-il pas ? » des conceptions déficitaires, nous
affirmons que le plus frappant n’est pas le mutisme, mais le verbiage, et nous dédui-
sons des indications de Lacan – l’autiste « n’adresse aucun appel », « n’a pas le désir
de se faire comprendre, il ne cherche pas à communiquer »13 –, une constante
clinique, à savoir une langue sans énonciation, comme position défensive. Donna
Williams témoigne d’une telle stratégie : d’abord, duper, leurrer, c’est-à-dire parler
pour ne rien dire, parler pour ne pas être compris, puis ne pas s’adresser à l’Autre,
chanter, ensuite ne pas témoigner d’une expression personnelle, ni de soi ni de ses
sentiments, dire des choses sans importance14 ; bref, autant de manières de tenir des
paroles verbeuses, qui n’engagent rien du sujet. Pour aller à l’essentiel15, soulignons

8. Cf. Perrin M., « L’autiste au pays des sciences », Cliniques méditerranéennes, n° 79, 2009.
9. Mottron L., L’autisme : une autre intelligence, Diagnostic, cognition et support des personnes autistes sans déficience intel-
lectuelle, Sprimont, Mardaga, 2004, p. 7.
10. Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 874.
11. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 101.
12. Cf. Frith U., L’énigme de l’autisme, Paris, Odile Jacob, 1996.
13. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 98 & 95.
14. Williams D., Si on me touche je n’existe plus, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 298.
15. Perrin M., « L’autisme : spécificités structurales. L’avant-gardisme lacanien sur l’autisme et ses enseignements », Les
fondamentaux de la psychanalyse lacanienne, (s./dir.) Jodeau-Belle L. et Ottavi L., Rennes, PUR, 2010, p. 337-356.

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Penser l’autisme

ce que Lacan affirme, à savoir que Dick, « Quand sa mère lui propose un nom qu’il
est capable de reproduire d’une façon correcte, il le reproduit d’une façon inintelli-
gible, déformée, qui ne peut servir à rien »16. Il use d’une langue contre « l’intrusion
des adultes », mais aussi contre le « verbe », précise Lacan en 1967, affirmant qu’« un
enfant qui se bouche les oreilles » se protège de « quelque chose en train de se
parler »17, car il y en a « pour qui le poids des mots est très sérieux »18, dit-il en 1975.
Rappelons aussi son propos de 1954, selon lequel Dick « ne peut même pas arriver
à la première sorte d’identification »19. D. Williams décrit cette carence de l’identi-
fication primordiale de manière exemplaire, quand elle se désigne comme « la
personne de nulle part »20. « Ce n’est pas que l’enfant invente, ce signifiant, il le

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reçoit »21 – comme Lacan le dit en 1977 et il termine sa conférence à Genève en
rappelant que « ce qu’il y a de plus originel dans la parole […] c’est qu’on croie à l’im-
pératif ». On y croit parce qu’il faut bien que quelqu’un fasse semblant de
commander. « Le pouvoir, ajoute-t-il, est toujours un pouvoir lié à la parole »22. Déjà
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en 1954, Lacan rapprochait schématiquement, à l’aide de la théorie du langage de


Karl Bülher, l’appel à cet impératif originel de l’énoncé et il recommandait de s’in-
terroger sur « ce que représente l’appel dans le champ de la parole » ; il ajoutait « Eh
bien, c’est la possibilité du refus », car « c’est au moment où se produit l’appel que
s’établissent chez le sujet les relations de dépendance »23. Le refus, c’est évidemment
la possibilité pour l’Autre de ne pas répondre, mais c’est aussi la possibilité du sujet
de ne pas émettre cet appel.

Le refus d’appel à l’Autre et ses conséquences


Ce refus d’appel nous porte à interroger le rapport princeps de l’autiste au signi-
fiant primordial, ce « surmoi authentique », porté « par la voix impérative de l’Autre ».
En effet, ce que le sujet reçoit de l’Autre par le langage, lui parvient sous forme vocale.
L’identification primordiale a comme support l’objet voix, « une voix qui résonne
dans un vide, dit Lacan, qui est le vide de l’Autre comme tel »24, celui de la castra-
tion ; c’est dire que la voix ne s’accorde au sujet du signifiant qu’à y perdre, comme
tous les autres objets a, sa substantialité. La voix est une dimension de toute chaîne
signifiante, ce qui fait équivaloir voix et énonciation25. Jacques-Alain Miller propose
alors d’inscrire « l’instance de la voix en troisième entre la fonction de la parole et le
champ du langage »26. Pour le sujet en train de se constituer, ce qui l’attache à l’Autre,
16. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 98.
17. Lacan J., « Allocution sur les psychoses de l’enfant », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 367.
18. Lacan J., « Conférences aux Universités Nord-américaines », Scilicet, n° 6/7, 1975, p. 45-46.
19. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 82.
20. Nobody nowhere est le titre original de Si on me touche je n’existe plus (Williams D., op. cit.).
21. Lacan J., « Vers un signifiant nouveau », Ornicar ?, n° 17/18, 1979, p. 7-23.
22. Lacan J., « Conférence à Genève sur “Le symptôme” », Le bloc-notes de la psychanalyse, n° 5, 1985, p. 22.
23. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 102.
24. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, Paris, Seuil, 2004, p. 318.
25. Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », Quarto, n° 54, 1994, p. 50.
26. Ibid., p. 49.

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Myriam Perrin L’autiste a-t-il quelque chose à dire ?

c’est donc la voix au champ de l’Autre, une voix qui appelle « obéissance et convic-
tion »27. Le S1 véhicule sous forme vocale « le désir de l’Autre [qui] a pris la forme d’un
commandement », affirme Lacan, et exige du sujet une cession de l’objet de la jouis-
sance vocale à la jouissance de l’Autre. Pour le sujet autiste, la déperdition de jouis-
sance qu’exigent l’existence et l’emploi du langage serait perçue comme vouloir
fondamental de l’Autre tout-puissant, venant engloutir l’être même du sujet, car
seule la mortification du signifiant, qui lui fait horreur, serait entendue. Lacan parle
même en 1975 d’« une fixation »28 au point de l’entendu, où s’origine le sujet.
Le sujet autiste n’est pas pour autant hors ou en-deçà du langage ; Lacan parle
même d’un enfant « maître du langage » qui refuse de répondre. C’est au niveau de

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la parole que quelque chose se fixe. Le langage, Dick le tient sous contrôle en refu-
sant de répondre ; ce n’est pas dire pour autant que l’autiste refuse l’Autre ou qu’il
n’a pas d’Autre, mais qu’il ne peut pas avoir le sentiment de sécurité minimale devant
le signifiant. En effet, « Tout signifiant une fois perçu, a pour effet de provoquer,
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chez le percipiens, un assentiment »29, confirme J.-A. Miller. C’est cet assentiment,
cette dépendance à l’Autre que le sujet autiste refuse, parce qu’il refuse de céder sur
sa jouissance vocale. Or, sans l’aliénation signifiante, pas d’incorporation de la voix.
L’organe voix n’a pas disparu, la voix est pur réel et menace sans cesse le sujet de son
émergence. La seule défense pour le sujet, outre se taire, est d’user d’une langue « qui
ne peut servir à rien »30 ou d’une parole verbeuse, car, comme le souligne Lacan, la
voix n’est pas du registre du sonore, « elle se situe, non par rapport à la musique,
mais par rapport à la parole »31. Dès lors, se défendre de prendre une position d’énon-
ciation, c’est se protéger contre l’angoissante présence de la voix dans toute parole
véritable, la surdité apparente venant autant que le mutisme ou le verbiage comme
stratégies défensives.

Vacance du S1

Déjà Léo Kanner notait que le mutisme des enfants autistes « en de rares occa-
sions [peut être] interrompu par l’émission d’une phrase intégrale dans des situa-
tions d’urgence »32. « Un garçon de cinq ans, gêné par la peau d’une prune au palais
s’exclama : “enlevez-moi ça” »33. Comme le souligne Jean-Claude Maleval34, ces dires
du sujet, s’ils viennent confirmer la possibilité d’une énonciation au comble de

27. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 319.


28. Lacan J., « Conférence à Genève sur “Le symptôme” », op. cit., p. 20.
29. Cf. Naveau P., Les psychoses et le lien social, Paris, Antropos, 2005, p. 42.
30. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 98.
31. Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse, op. cit., p. 319.
32. Kanner L., « Le langage hors propos et métaphorique dans l’autisme infantile précoce » [1946], traduction du texte
« Irrelevant and metaphorical language in early infantile autism », par Druel-Salmane G., Sauvagnat F., « Un inédit
de L. Kanner : sur deux applications opposées de la notion de métaphore aux psychoses », Revue de psychologie clinique,
n° 14, 2002, p. 204.
33. Berquez G., L’autisme infantile, introduction à une clinique relationnelle selon Kanner, Paris, PUF, 1983, p. 107.
34. Maleval J.-C., « Plutôt verbeux les autistes », La Cause freudienne, n° 66, 2007, p. 129.

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Penser l’autisme

l’angoisse, s’ils confirment par leur formule impérative la jouissance vocale en jeu, affir-
ment qu’une connexion de la jouissance au langage est possible dans ces rares moments,
le sujet cédant dès lors l’objet de sa jouissance vocale à la jouissance de l’Autre, au prix
de vivre une véritable mutilation dans le réel ; car si le sujet autiste a bien affaire au signi-
fiant unaire, il ne l’entend, ni comme le névrosé, ni comme le psychotique. C’est un
signifiant réel, un S1 tout seul, qui le ravage dans son corps, ni carent, ni forclos, mais
vacant. « La vacance du S1 », c’est la situation de la place du signifiant « momentané-
ment » dépourvue de sa fonction, temps de latence qui peut durer toute la vie. Cette
vacance du S1 entraînerait, d’une part, une carence de sa fonction représentative – rien
ne saurait mieux l’illustrer que le Nobody nowhere de D. Williams –, d’autre part, une

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carence de la fonction phallique – le chaos du monde intérieur tant exprimé dans les
dires des autistes le confirme –, et enfin, une carence de l’incorporation de la voix – se
défendre d’engager la voix dans la parole, se protéger du verbe en se bouchant les
oreilles, et le refus de l’interlocution viennent l’argumenter.
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« Il y a des gens en vie et des gens qui ont besoin des lampes »35

Tout le paradoxe, c’est que le sujet autiste se trouve alors en proie à une indicible
terreur. Il est plongé dans le réel, et dans une extrême solitude. À refuser de se bran-
cher sur le corps du langage, aucune animation libidinale ne circule. Si L. Kanner,
en 1941, observe nettement l’intérêt particulier des enfants autistes pour les objets36,
et que H. Asperger note leur présence indispensable, les relations particulières qu’ils
entretiennent avec eux37 et l’« hypertrophie » de certains, c’est à Lacan que nous
devons l’intérêt de saisir les fonctions d’une telle présence et la particularité des carac-
téristiques de ces objets : Dick « déplie et articule ainsi tout son monde […]. Et puis,
de la bassine d’eau, il passe à un radiateur électrique, à des objets de plus en plus
élaborés »38. Écoutons encore D. Williams quand elle note : « Ce fut dans le monde
des objets que j’émergeai, quand je commençai à reprendre goût à la vie […] et
m’acharnai à compenser mon chaos intérieur par une mise en ordre maniaque du
monde environnant »39. Ainsi, le sujet autiste pourra « compenser » son refus initial
par une véritable « aliénation à l’objet-bord », car, selon Éric Laurent, « l’autisme, c’est
le retour de la jouissance sur le bord »40 ; c’est un bord construit, précise J.-C. Maleval,
en trois composants essentiels dont le sujet autiste dispose pour le faire évoluer :
l’image du double, l’îlot de compétence et l’objet autistique41. En effet, l’objet-bord

35. Joey, enfant autiste cité par Bettelheim B., La forteresse vide, l’autisme infantile et la naissance du soi, Paris, Gallimard,
coll. Folio Essais, 1969.
36. Kanner L., « Les troubles autistiques du contact affectif », traduction de l’article « Autistic disturbances of affective
contact », Neuropsychiatrie de l’Enfance, n° 38, 1990, p. 81.
37. Asperger H., Les psychopathes autistiques pendant l’enfance, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1998, p. 129.
38. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 101.
39. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 73.
40. Laurent É., « Lecture critique II », L’autisme et la psychanalyse, Toulouse, Série de la Découverte Freudienne, n° 8,
Presses Universitaires du Mirail, 1992, p. 156.
41. Maleval J.-Cl., L’autiste et sa voix, Paris, Seuil, 2009, p. 108.

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Myriam Perrin L’autiste a-t-il quelque chose à dire ?

procure au sujet autiste le soutien d’un double aux formes cliniques variées, un
double susceptible de soutenir une dynamique subjective.
Le double autistique, une création stratégique
Quand D. Williams résume les fonctions du double autistique, elle affirme qu’il est
« une excellente stratégie pour rompre le repli, apprendre la sociabilité, lutter contre
l’isolement, élaborer un langage et prendre conscience [du] corps »42. À défaut du consen-
tement du sujet autiste à la chaîne signifiante, le réel, l’imaginaire et le symbolique sont
dénoués ; toute la défense autistique se construit précisément pour articuler ces trois
registres. Le double a cette fonction d’abord apaisante (pour sortir de la solitude dont le

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sujet autiste se plaint grandement), pacifiante (apte à localiser la jouissance en excès),
rassurante (conforme à lui-même), stratégique (support à une parole sans la fonction de
l’interlocution), dynamisante (permettant au sujet un branchement, lui qui s’éprouvait
sans vie). Plus encore, pour qu’advienne la régulation des pulsions, de l’énergie vitale et
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de la jouissance, une élaboration imaginaire de la perte est une étape décisive de la


défense autistique ; un tel traitement par l’imaginaire de la castration peut apaiser dura-
blement le sujet, car quand l’objet réel s’avère capturé et gardé par le double, une sous-
traction de la jouissance est opérée, instaurant ainsi la fonction de la pulsion43.
Que le sujet autiste, souffrant de sa solitude, désire communiquer, mais non au
moyen de la langue commune, est une autre constante clinique. Si le sujet autiste
chosifie les gens pour se protéger du désir de l’Autre, chosifier le langage apparaît dès
lors comme une stratégie, non seulement pour remettre de l’ordre dans le chaos du
monde, mais aussi pour communiquer : « Communiquer par le biais des objets était
sans danger », affirme D. Williams. La structuration de la pensée autistique ne saurait
mieux témoigner d’un sujet au travail, pour affirmer sa position de maîtrise, d’indé-
pendance vis-à-vis de l’Autre, pour utiliser les « mots du monde », selon l’expression
de D. Williams, à la condition que le mot soit la chose. En effet, la pensée se struc-
ture en combinatoires de signes, le double devenant le lieu de collections du langage,
le sujet y stockant les informations aptes à organiser son monde. Si le savoir des autistes
apparaît alors fixe et ordonné, à suivre Temple Grandin, notre hypothèse est que
l’étendue de ses savoirs passe par l’entremise de nouveaux doubles. Dès lors, il s’agit
de la construction d’un langage sans équivoque, soit sans signifiant, mais via le signe,
pour la construction d’un Autre de synthèse qui, de double en double, se dynamise.

Quels enseignements pour la conduite du traitement ?


Lacan affirme « que tout ce qui se construit là autour n’est que réactions d’affects
au phénomène premier, le rapport au signifiant ». Dès lors, la direction de la cure ne

42. Williams D., Quelqu’un, quelque part, op. cit., p. 309.


43. Cf. le cas Charlie et l’élaboration de son « imaginarisation de la perte », selon l’expression de J-Cl. Maleval (« Plutôt
verbeux les autistes », op.cit.), de l’objet regard par l’intermédiaire du double : la machine à laver, « Construction d’une
dynamique autistique », Perrin M., L’autiste son double et ses objets, (s./dir.) Maleval J.-Cl., Rennes, PUR, 2009, p. 69-100.

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Penser l’autisme

pourra s’orienter d’un vouloir réparer ce rapport premier du sujet autiste au signifiant,
puisque ce sujet le refuse. Ainsi, nous ne pouvons soutenir que le but du traitement
serait une entrée dans la psychose ou une psychotisation. Il s’agira plutôt de tempo-
riser ces « réactions d’affects » qui en sont les conséquences et de soutenir le traite-
ment original auquel le sujet autiste s’efforce de procéder pour remettre de l’ordre
dans le chaos du monde, par l’entremise d’un double, sans le recours à la souplesse
du signifiant, jusqu’à la construction d’un Autre de synthèse (un Autre codé et non
chiffré), voire d’un S1 de synthèse. Ainsi, Joey, « l’enfant-machine », aura l’idée de
s’être lui-même donné la vie : « Je me suis pondu, affirme-t-il, je me suis éclos et j’ai
donné naissance à moi »44.

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Le double, un canal nécessaire
La prééminence du double dans la défense autistique nous amène à considérer que
c’est de cette position que l’analyste pourra très vite s’orienter. Quand D. Williams
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fait part de sa psychothérapie, elle décrit comment sa psychiatre fonctionnait pour


elle comme un miroir. Charlie45, qui, au départ, fixait son regard sur mes talons pour
avancer à son tour, m’appareilla ensuite d’un stéthoscope, d’un tensiomètre, d’un
téléphone obturant ma bouche, et ainsi branché sur son circuit, tentait de s’ouvrir au
monde. Je me suis orientée de son invention, seule manière d’obtenir son consente-
ment à ma présence.
Le sujet autiste ne peut se corréler à un autre qu’à en annuler toute dimension
d’adresse et même de présence. Quand le clinicien, par une indifférence calculée,
sait se faire absent de son énonciation, sur le chemin du hors-sens, vers la sonorité
de la parole, par une attitude, un certain positionnement du corps – « fermer les
yeux et les oreilles pour m’entendre et me voir vraiment », affirme D. Williams –, le
sujet autiste semble pouvoir supporter la présence d’un partenaire nouveau. Dès lors,
il s’agit d’accepter le transfert tel qu’il se présente, c’est-à-dire par le canal du double :
« Il s’agit de se faire le nouveau partenaire de ce sujet, écrit É. Laurent, en dehors de
toute réciprocité imaginaire et sans la fonction de l’interlocution »46. Il ne s’agit pas
d’incarner le double, mais d’en supporter l’image. Ceci n’équivaut nullement à
susciter un branchement sur le moi fort de l’analyste, dans un rapport d’ego à ego.
Le double étant au principe de la construction de la défense autistique, il s’agit d’en
prendre acte.
À la main de l’autiste
Une des initiatives fréquentes du sujet autiste consiste à se saisir de la main du
clinicien, tel un simple objet, un « meuble »47 disait Lacan, « le comble de l’utilita-
risme »48 commente Jean-Pierre Rouillon. Un objet parmi les objets est une des moda-
44. Bettelheim B., La forteresse vide, l’autisme infantile et la naissance du soi, op. cit., p. 589.
45. Cf. le cas Charlie (Perrin M., « Construction d’une dynamique autistique », op. cit.).
46. Laurent É., « Réflexions sur l’autisme », Bulletin du Groupe Petite Enfance, n° 10, 1997, p. 44.
47. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 96.
48. Rouillon J.-P., « Amour et autisme », Les feuillets du Courtil, n° 16, 1999, p. 34.

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Myriam Perrin L’autiste a-t-il quelque chose à dire ?

lités du traitement. Est-ce une modalité du transfert ? Chosifier les autres est une
stratégie du sujet autiste contre les manifestations du désir de l’Autre et l’émergence
de la voix. « À la main de l’autiste » pour le clinicien, c’est avant tout supporter cette
chosification, temps nécessaire pour que certains consentent à la présence. « À la
main de l’autre » pour le sujet autiste, c’est aussi un branchement sur le corps du
double qui lui permet de s’animer. La manœuvre n’est pas simple, car quand la
rupture vient de l’initiative de l’Autre, elle est toujours brutale pour le sujet : cris,
pleurs, morsures s’ensuivent, le sujet s’effondre, débranché de sa source libidinale et
vivant cette coupure dans le réel.
Traitement pulsionnel dans le transfert

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Prélever et porter des objets de l’analyste est une pratique courante des sujets
autistes : clés, portable, bottes, manteau, barrette ou lunettes. À partir du constat
qu’il est en position de double, nous proposons deux hypothèses :
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– Ce prélèvement participe de sa tentative de structuration de l’image du corps


et sauvegarde son branchement libidinal. En effet, lors des moments de séparation,
être appareillé d’un de ces objets leur évite l’effondrement. Face à un branchement
qui ne laisse au départ que peu de place au sujet, c’est également un des moyens pour
mettre un peu de distance. Mais surtout, il y a une appropriation par le sujet des
caractéristiques du double. Même une fois stabilisée, T. Grandin écrit qu’après avoir
observé des heures David, l’ingénieur qu’elle allait remplacer, elle prit les mêmes
crayons, la même équerre, la même règle et fit « semblant d’être David »49 et le dessin
se fit tout seul, avec toute la relativité qu’il faut apporter à ce semblant, car justement,
le sujet autiste n’a pas accès à la métaphorisation50. « Je me le suis approprié, écrit
T. Grandin, avec sa technique de dessinateur et tout le reste »51. Le sujet autiste incor-
pore les caractéristiques dynamiques du double, et élabore ainsi une structuration de
l’image du corps.
– Certains prélèvements d’objets (ayant trait à la voix ou au regard, par exemple)
peuvent être mis en lien avec le traitement de la régulation pulsionnelle. Le sujet
autiste tente de mettre à distance l’objet pulsionnel en jeu en le cadrant dans l’objet
autistique, que pourtant il cassera dans une tentative de rompre avec l’objet de jouis-
sance en excès, véritable tentative de coupure, de séparation. Dès lors, quand le
support du double est l’analyste, le traitement de la jouissance en excès se retrouve
lors des tentatives d’arrachage d’un morceau de corps, des morsures ou des pince-
ments à la gorge ; de même, les gifles magistrales de Marie-Françoise à Rosine Lefort52
sont infligées avant que ne s’introduise en séance l’objet autistique – le marin. Ces
manifestations aux allures destructrices et mutilantes sont pour nous des défenses

49. Grandin T., Penser en images et autres témoignages sur l’autisme, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 21.
50. Même pour T. Grandin qui témoigne d’une pensée des plus structurées, le signe n’a pas cette capacité : il reste collé
à l’image du référent.
51. Grandin T., Penser en images et autres témoignages sur l’autisme, op. cit., p. 21.
52. Lefort R. et R., Naissance de l’Autre, deux psychanalyses : Nadia, 13 mois, Marie-Françoise, 30 mois, Paris, Seuil, 1980,
p. 272.

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Penser l’autisme

contre la jouissance en excès, opérées sur le double apte à la localiser, bien plus qu’une
destruction de l’Autre ou du sujet. Le transfert n’y est pas mortifère dans le sens où
cela se modifie.

Vers un au-delà du double

Disons que l’analyste averti de la stratégie de l’autiste ne peut faire l’économie du


double, canal nécessaire à partir duquel s’instaure une relation transférentielle.
Cependant, l’« autre centrement »53 a pour visée un au-delà du double, à charge pour
celui qui en supporte l’image d’asseoir une position réglée (pour ne pas incarner un

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Autre tout-puissant, par la voix, la morsure réelle du signifiant et le désir), celle d’un
double peu présent, quand il est support de la créativité, mais sachant faire barrière
à la jouissance en excès. C’est ainsi qu’il pourra « leur dire quelque chose » à la canto-
nade, par chantonnements, par vocalises, par signes (des mots concrets, qui repré-
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sentent quelque chose pour quelqu’un, en gommant le plus possible toute équivoque
ou ambiguïté sémantique). Si le double paraît donc être le canal nécessaire, il faut y
reconnaître un risque pour le sujet, si aucun objet autistique ne vient tempérer le
transfert. Toutefois il ne s’agit pas non plus de suggérer l’introduction d’un objet
autistique. Au contraire, s’opposer dès que les occasions s’en présentent à la jouissance
de l’Autre a pour effet de le faire surgir. Il s’agira dès lors de garantir au sujet une mise
à distance des objets pulsionnels en jeu, en soutenant son cadrage par l’objet autis-
tique, voire sa capture imaginaire ; n’est-ce pas alors faire entendre que quelque chose
peut se céder sans y être tout entier englouti, non par la prise de son être par le signi-
fiant, mais par une imaginarisation de la perte ?
Ainsi, c’est par la mise en mouvement et l’accompagnement du travail sur l’objet
que se dessinent les modalités de la position de l’analyste, c’est-à-dire un double
comme canal du traitement de la jouissance (permettant au sujet un traitement des
pulsions vers une maîtrise de l’énergie libidinale) et comme canal vers l’Autre de
synthèse. En effet, c’est par l’entremise du double, lieu de collection d’un langage sans
équivoque, d’un double à l’autre, que s’élabore une certaine dynamique de l’Autre de
synthèse. L’analyste pourrait donc en faire partie.
La position de l’analyste dans le transfert autistique prend la position d’un double
porteur de vacuité, afin de permettre au sujet de s’en saisir comme canal vers ses
inventions et son Autre de synthèse soit, proposons-nous, de i(a) vers I(a) ; l’acte
s’orientera de l’utilisation (faite par le sujet) du double vers grand I.

53. Lacan J., « Petit discours aux psychiatres », Cercle psychiatrique Henry Ey, Sainte Anne, conférence du 10
novembre 1967, inédit.

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Enfants autistes
Silvia Elena Tendlarz
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L a fréquence du diagnostic d’autisme dans l’enfance n’a cessé d’augmenter depuis


le début du siècle, au point que l’on peut parler d’une véritable épidémie. Outre
qu’on est en droit de se demander si ce sont encore des individus qui y sont
concernés, quand ce sont plutôt des « populations » que l’on met à l’étude, la ques-
tion se pose, au-delà du diagnostic, de la viabilité des traitements offerts à ces enfants
« autistes ».
L’autisme a la particularité de débuter dans la petite enfance. On ne saurait nier
qu’il peut perdurer : certains adolescents et adultes autistes conservent, inchangées,
certaines caractéristiques autistiques, même si, dans la plupart des cas, la forme
présentée dans l’enfance évolue et si l’implication dans le langage, notamment, s’af-
fermit. Cela ne veut pas dire pour autant que nous devions nous résigner au destin
tragique qu’un tel diagnostic semble comporter.
Il faut aussi, en premier lieu, différencier soigneusement l’autisme de l’idée de
« jouissance autiste ». L’autisme n’est pas une maladie de la rupture du lien comme
expression de notre monde moderne, même si l’on entend couramment dire que
nous serions « tous autistes ». La jouissance est toujours autoérotique, autiste en ce
sens, au-delà du type de lien qui prévaut dans notre monde contemporain.
L’expression « autisme généralisé » nomme alors la jouissance, sans que cette géné-
ralisation implique un diagnostic. Pour Jacques-Alain Miller, l’autisme, au sens
large, est une catégorie transclinique : c’est l’état natif du sujet auquel s’ajoute le
lien social.

Silvia Elena Tendlarz est psychanalyste, membre de l’EOL [Escuela de la orientación lacaniana] et de l’ECF.

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Penser l’autisme

Avant d’examiner le point de vue et l’action de la psychanalyse, je donnerai


quelques repères historiques utiles, allant de l’invention de cette catégorie clinique à
notre actualité.1

Diagnostic

L’autisme infantile a son histoire. Leo Kanner introduit en 1943 le concept « d’au-
tisme infantile précoce ». Quelques mois plus tard, dans un autre contexte, Hans
Asperger introduit les prémisses de ce que l’on appellera le « syndrome d’Asperger ». Le
premier restera comme une interface entre psychiatrie et psychanalyse. Le second suit

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un chemin éducatif, puisqu’Asperger propose dès le début une « pédagogie curative ».
Le concept même d’autisme est particulier. Il est LE rescapé de l’écroulement
diagnostic que propose le DSM-IV 2. Tant l’« autisme infantile précoce » de Kanner que
le « syndrome d’Asperger » font partie des « troubles envahissants du développe-
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ment » (TED) qui mettent l’accent sur le dysfonctionnement du développement.


Selon la description de Kanner, les enfants autistes présentent des troubles dans
leur relation à l’autre (rejet du regard, absence de conduites spontanées telles que
signaler son intérêt pour des objets, manque de réciprocité sociale ou émotionnelle,
etc.), dans la communication (retard ou absence du langage oral, utilisation stéréo-
typée de celui-ci ou incapacité à établir des conversations) et dans le comportement
(manque de flexibilité, rituels, absence de jeu symbolique). Aloneness et sameness,
solitude et fixité, dominent le tableau clinique. L’adjectif « précoce » indique qu’il
peut se manifester dès les tout premiers mois et en tout cas avant l’âge de trois ans.
Ce qui distingue l’autisme infantile de Kanner du syndrome d’Asperger où il n’y
a pas de retard de langage, c’est un diagnostic tardif, ou bien, tout simplement, son
émergence après l’âge de trois ans. Asperger situe parmi les éléments de son diagnostic
des traits qui perdurent tout au long de la vie sans évolution notable.
Dans les DSM, l’un et l’autre diffèrent de la schizophrénie infantile du seul fait de
l’absence d’hallucination ; pourtant, Lacan signale que les enfants autistes, eux aussi,
ont des hallucinations ; il s’agira d’examiner leur particularité.
Le DSM-V qui doit paraître incessamment élimine cette distinction et introduit
une nouvelle catégorie clinique, les « troubles du spectre autistique »3 [TSA], avec des
degrés : léger, modéré et sévère. Il repose sur les critères de déficit social et de commu-
nication, ainsi que d’intérêts figés et de comportements répétitifs, faisant ainsi de
l’autisme aujourd’hui un diagnostic élargi qui comporte une typologie variée.

1. La contribution que Silvia Elena Tendlarz nous a envoyée comportait des développements précis sur la conception
et le traitement de l’autisme dans l’orientation lacanienne. Étant donné que les auteurs auxquels elle se référait ont
exposé eux-mêmes leur travail dans ce numéro, nous avons retenu la partie « historique », et écourté la seconde en
indiquant les coupures par la mention […]. Une version intégrale de ce travail est publiée en espagnol dans la revue
électronique Departamento de Autismo y psicosis (DAP) publiée en mai 2011.
2. Cf. American Psychiatric Association, DSM-IV, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 4e éd. (Version
Internationale, Washington DC, 1995), trad. franç. J.-D. Guelfi & al., Paris, Masson, 1996.
3. Cf. L’article d’Éric Laurent, « Spectres de l’autisme », publié dans ce même numéro.

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Silvia Elena Tendlarz Enfants autistes

La question de savoir si les enfants dits atteints d’autisme infantile précoce sont
susceptibles d’évoluer vers le syndrome d’Asperger à l’âge adulte disparaît dans ce
contexte, puisque le TSA réunit en quelque sorte les deux diagnostics. Cela reste pour-
tant une question délicate, dans la mesure où l’on peut souvent observer un chan-
gement de l’enfance à l’âge adulte, qui montre que tous les enfants autistes ne
conservent pas nécessairement leur présentation initiale tout au long de leur exis-
tence, avec des « troubles cognitifs », diagnostiqués au cours des évaluations dans
leur enfance, qui seraient persistants. Comme le dit Ian Hacking, si les noms des
classes interagissent avec les individus qu’elles concernent, ils sont néanmoins insuf-
fisants à faire une place aux sujets avec leurs différences4. Ainsi, au-delà du destin

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afférent aux diagnostics, demeure ce qui rend chacun unique et réfractaire à la
« norme ».
Les théories cognitives ont donc introduit la notion de « spectre autistique », qui
implique enfants et adultes, en l’étayant sur une étude de Lorna Wing et Judy Gould
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[1979]. Cette étude postule que tous les enfants présentant une déficience sociale
sévère ont aussi les symptômes principaux de l’autisme ; que les difficultés dans la
réciprocité sociale, la communication et les restrictions dans les conduites, relèvent
des mêmes traitements – cognitifs – que l’autisme. Le spectre autiste augmente donc
considérablement l’incidence de l’autisme5.
Cette augmentation est liée au diagnostic de « trouble envahissant du dévelop-
pement non spécifié » qui, en manquant de critères définis, inclut plus de cas rele-
vant du spectre autiste que d’autisme proprement dit. C’est un des points qui font
débat au sein du projet du DSM-V. Il faut aussi savoir que dans la mesure où il n’existe
pas de traitement médical spécifique de l’autisme, on prescrit aux enfants dits autistes
des médicaments pour l’anxiété, la dépression ou l’hyperactivité. Le postulat d’or-
ganicité et la perturbation de la fonction exécutive de la théorie cognitiviste sur
laquelle se basent le TDAH (Trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité) et le
TED, avec des critères purement descriptifs, brouillent les frontières de ces deux
cadres.
Il ne paraît pas illégitime de s’interroger sur l’augmentation de l’incidence de l’au-
tisme dans l’enfance. Il convient, pour ce faire, de construire une autre perspective.
Le déficit n’a jamais été un bon critère diagnostic parce qu’il conduit quasi inévita-
blement à la prescription médicamenteuse et à la rééducation comportementale. Les
enfants deviennent « tous éducables et médicalisables » au nom du remède appliqué
au symptôme, sans que la cause et le traitement singulier qu’elle appelle soient pris
en compte. Au nom d’une supposée normalité, on cherche à inclure les enfants dans
des programmes pour les rendre pareils aux autres. On dénie ainsi l’absence de norme
valant pour tous, et le défaut d’un critère universel de santé. Or, chaque enfant autiste
a sa manière inimitable de « fonctionner » à l’intérieur de la structure. Même le

4. Cf. Hacking I., Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2001.
5. Cf. Laurent É., « Spectres de l’autisme », op. cit.

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Penser l’autisme

neurologue Oliver Sacks affirme qu’il n’y a pas deux individus autistes semblables :
leur style ou expression particuliers sont différents dans chaque cas6. Nous ajouterons
qu’il n’y a pas deux sujets identiques, autistes ou non.

Épidémie d’autisme

La multiplication des diagnostics d’autisme se répercute, non seulement sur les


traitements, mais aussi sur les politiques de santé publique. Or, y a-t-il réellement une
augmentation du nombre d’enfants autistes ou ce phénomène est-il induit par les
classifications en usage dans le monde actuel ? Publiée en 1998 dans The Lancet,

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l’étude du Dr. Wakefield du Royal Free Hospital du nord de Londres, qui supposait
un lien entre autisme et vaccin contre la rubéole, est ainsi relayée par les médias
causant inquiétude et scandale notamment sur Internet.
François Ansermet a rappelé aussi à ce propos7 qu’une enquête réalisée en 2004
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avait révélé qu’une équipe d’avocats avait payé le Dr. Wakefield pour faire cette publi-
cation et lancé aussitôt une action en justice contre les producteurs du vaccin ; une
petite note rectificative publiée dans The Lancet en mars 2004 n’avait pas empêché
la rumeur de continuer à circuler8. Que cela démontre-t-il, sinon que penser l’autisme
comme un déficit génétique, qu’il soit constitutionnel ou induit par un vaccin,
soulage les parents, en les dédouanant des douloureux sentiments qu’ils éprouvent ?
Devant la difficulté de trouver le « gène autiste », les scientifiques ont commencé
à parler de « mutations génétiques spontanées » liées au milieu ambiant. Le savoir
attendu du décryptage du génome humain génère la croyance qu’on finira par trouver
la séquence génétique permettant d’isoler l’autisme. Le consortium du Projet
Genoma a publié une étude dans la revue Nature [juin 2010], faisant état de la décou-
verte de pertes de fragments d’ADN dans 20 % des cas d’autisme examinés. Il s’agi-
rait là de « variantes rares », mutations uniques, avec un gène différent pour chaque
enfant, mutations congénitales qui n’ont rien à voir avec l’hérédité et sont toutes
différentes. On n’a pas réussi à établir la cause de ces changements génétiques, le
« milieu ambiant » demeurant une hypothèse. Ainsi présenté, l’abord génétique
débouche sur la rééducation comme unique solution viable. On verra si le « milieu
ambiant » inclura ou pas la relation du sujet avec le signifiant.
Le discrédit jeté sur la psychanalyse est lié au recours croissant, dans le traitement
des enfants autistes, aux thérapies cognitivo-comportementales, qui tendent à
répandre la croyance selon laquelle les psychanalystes rendent les parents coupables
de la maladie de leurs enfants. I. Hacking lui-même, dans Entre science et réalité,
reprend cette perspective et considère qu’en vérité, la science cognitive est la seule
aujourd’hui qui puisse expliquer l’autisme à travers la « théorie de l’esprit », du fait

6. Cf. Saks O., Un anthropologue sur Mars, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 2003.
7. Cf. Ansermet F., Siegrist C.-A. « Vaccin rougeole et autisme, aucune évidence scientifique », Tribune de Genève, 6 mai
2008, p. 33.
8. The Lancet, vol. 363, no 9411, mars 2004, p. 823-824.

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Silvia Elena Tendlarz Enfants autistes

des déficits linguistiques en tout genre9. Mais qu’est-ce qu’une telle « théorie » – repo-
sant sur la capacité supposée d’attribuer des états mentaux à soi et à l’autre –, sinon
une version imaginaire de l’Autre ?
Pourtant, l’autisme n’est pas une fatalité, dit Jacqueline Berger, journaliste, auteur
du livre Sortir de l’autisme10, et mère d’enfants autistes. La mauvaise réputation de la
psychanalyse vient de ce que les résultats obtenus ne sont pas évaluables avec les
critères quantitatifs et statistiques cognitivo-comportementalistes utilisés dans les
publications scientifiques.

Du côté de la psychanalyse

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Jean-Claude Maleval parle de la diversité des cas impliqués dans le diagnostic
d’autisme, qui va des cas qui requièrent une attention institutionnelle à vie aux cas
d’autistes de haut niveau. Certains enfants présentent des « ilôts de compétences »
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qui les rendent souvent érudits dans des domaines très spécialisés, avec même des
aptitudes exceptionnelles11. O. Sacks examine les caractéristiques qui en font des
« prodiges », dits aussi « enfants savants », et dont les prouesses techniques, comme
le remarque Éric Laurent, ont déplacé l’intérêt qui autrefois se portait sur le délire.
Pourtant, on ne peut pas appréhender l’autisme par la somme de ses symptômes,
puisqu’il ne s’agit pas d’une maladie, mais d’un « fonctionnement subjectif singu-
lier ». En tant qu’il constitue un type clinique particulier, aucun enfant « normal »
n’est caché derrière sa carapace. La conception déficitaire de l’autisme qui les recense
parmi les « handicapés » enferme inévitablement ces enfants dans des traitements
éducatifs et se désintéresse de la participation du sujet dans un fonctionnement qui
ne fixe pas un destin. […]
É. Laurent indique que l’inclusion du sujet dans l’autisme implique le fonction-
nement d’un signifiant seul dans le réel, sans déplacement, « pièce détachée », qui
opère en cherchant à fixer un ordre et à réaliser un symbolique sans équivoques
possibles, véritable « chiffre de l’autisme ». Sans être nécessairement un déficit, ne pas
ressentir d’empathie est ce qui les amène à fonctionner sans les obstacles imaginaires
propres à la vie quotidienne ordinaire. Il faut alors renoncer à penser l’enfant-machine
– allusion au cas Joey de Bettelheim – et parler plutôt de « l’enfant-organe », puis-
qu’il s’agit d’un montage du corps avec un objet hors du corps qui inclut quelque-
fois un « objet autiste » collé à son corps.
Quant aux particularités du traitement, É. Laurent signale que l’encapsulement
autiste est une bulle de protection fermée d’un sujet sans corps12. […]

9. Cf. Hacking I., Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, op. cit.
10. Cf. Berger J., Sortir de l’autisme, Paris, éditions Buchet / Chastel, coll. Essais et documents, 2007.
11. Cf. Maleval J.-Cl., « Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste », publié dans ce même
numéro.
12. Cf. Laurent É., « Spectres de l’autisme », op. cit.

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Penser l’autisme

En arrivant à la consultation, l’enfant autiste rejette habituellement tout contact


avec l’autre, dans la mesure où il l’éprouve comme intrusif face à un bord encapsulé
presque collé à la superficie de son corps. Le déplacement de cette carapace se produit
au travers d’échanges articulés avec un autre éprouvé comme moins menaçant. On
cherche à construire un espace qui ne soit ni du sujet ni de l’autre, un espace qui
permette une approche qui extraie l’enfant de son indifférence et de la répétition
exacte de sa relation avec l’autre, et à articuler ainsi « un espace de jeu » – bien que
reste à préciser le statut de ce jeu. Ces échanges dans le réel, non purement imagi-
naires, ceux où intervient la métonymie des objets, permettent la construction d’un
espace de déplacement du bord et l’émergence de signifiants constitutifs de sa langue

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privée. […]

Pour conclure
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La psychanalyse est une alternative légitime de traitement pour l’autisme, tant


pour un travail individuel avec un dispositif créé dans et par son entourage, que dans
le cadre de la pratique institutionnelle « à plusieurs ». Cette discipline nous enseigne
que le sujet ne peut jamais se réduire à être l’objet d’un diagnostic mais qu’en nous
adressant à lui, comme un analyste peut le faire, des portes s’ouvrent sur un univers
singulier qu’aucun manuel diagnostique ne pourra jamais anticiper.
Pour un enfant autiste, comme pour n’importe quel autre enfant dont le
diagnostic est différent, il n’y a d’autre « normalité » que son fonctionnement propre
en tant que parlêtre.
S’adresser à l’enfant autiste comme sujet, et non comme objet éducable, ouvre à
des possibilités de rencontres inespérées, avec des solutions qui lui permettent de se
réinsérer dans l’Autre sur un mode original, sans se trouver enfermé dans le handicap
ni dans des protocoles préétablis. C’est un traitement au un par un, mais avec
d’autres.

Traduction : Sophie Caussil

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La conversation de Clermont :
enjeux d’un débat*
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Jean-Claude Maleval, Jean-Pierre Rouillon,


Jean-Robert Rabanel & alii

Jean-Pierre Rouillon — Ce que Jean-Claude Maleval développe à propos des îlots de


compétence 1 permet de saisir qu’une logique est à l’œuvre pour nous orienter dans le
travail auprès des autistes. Cela nous dégage d’une approche développementale et
génétique, trop souvent confondue avec le point de vue psychanalytique, selon lequel
il s’agit d’une position subjective, en lien avec le monde, même si cela se présente
d’abord sous le mode du refus.
Cette logique consistant à ne pas céder quelque chose de la jouissance vocale
implique de considérer l’autiste, non pas sur le versant du défaut, de la maladie ou
du handicap, mais à partir de la façon dont il se débrouille avec l’espace, le temps, le
corps, bref avec le réel auquel tout un chacun a affaire.
Par ailleurs, en affirmant que le principe organisateur n’est pas, comme le prétend
le cognitivisme, le rapport au savoir, mais l’économie de la jouissance, J.-C. Maleval
réintroduit la dimension freudienne, ce qui n’est pas sans valeur au moment où surgit
la question de la sexualité pour les personnes handicapées. Il est en effet nécessaire
d’indiquer ici que la régulation de la jouissance en cause ne se fait pas sur le mode
d’un apprentissage, mais d’une invention singulière.

* Cette conversation est la reprise d’une discussion qui s’est tenue à la suite de la conférence que Jean-Claude Maleval
donna à Clermont-Ferrand le 4 décembre 2009, sous le titre « Autisme, langage et jouissance vocale », parue initiale-
ment dans Le Poinçon (bulletin de l’Association de la Cause freudienne-Massif Central), n° 20, 2010. Retranscription
et édition : Hervé Damase.
1. Cf. Maleval J.-Cl., L’autiste et sa voix, Paris, Seuil, octobre 2009, p. 171.

la Cause freudienne no 78 109


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Penser l’autisme

Aussi, le privilège que J.-C. Maleval accorde à la dimension de la rencontre pour


que quelque chose parvienne à se construire n’est-il pas à dissocier du caractère
profondément énigmatique qu’elle revêt ? Dans la clinique quotidienne, où l’on se
trouve convoqué de façon étonnante, avec des effets, soit d’apaisement, soit de ravage,
cela se joue sur un bord, un fil. Même s’il n’existe pas de savoir y faire a priori, que
peut apporter la rencontre avec un psychanalyste d’orientation lacanienne ? Donna
Williams2 témoigne elle-même du fait qu’elle n’a pas été sans prendre appui sur un
thérapeute.

Jean-Claude Maleval — L’intérêt d’affiner la théorie de l’autisme, c’est effectivement

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de mieux comprendre la logique à l’œuvre. En fait, il y a deux logiques : la logique
du sujet et la logique générale de l’autisme. La première se greffe sur la seconde. Si
on arrive à préciser quelle est cette logique générale, on se repère mieux dans la
logique de chaque sujet. Pour le reste, c’est la clinique qui permet d’avancer. Je
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conçois que l’autisme nous confronte à une énigme. J’ai rencontré des autistes, mais
ce ne sont pas ceux-là qui m’ont le plus aidé pour construire une logique de l’autisme.
Je me suis plutôt appuyé sur des écrits. Dans un contexte où la clinique de la psychose
et de l’autisme est si difficile, partir des textes s’avère une méthode heuristique, sans
doute insuffisante mais éclairante. Pour étudier la psychose, Freud, puis Lacan sont
partis du texte de Schreber3, c’est-à-dire de la forme de psychose la plus complexe, là
où la défense a été la plus élaborée, et ils ont pu, à partir de là, éclairer la schizo-
phrénie, la mélancolie, etc. Or, nos collègues de l’IPA4, qui théorisent la psychose à
partir de la schizophrénie, procèdent de façon inverse. Chez eux, la psychose est
toujours considérée comme déficitaire, ce qui ne permet pas de voir qu’un travail est
à l’œuvre dans chaque cas.
Il y a effectivement aujourd’hui une extension démesurée du domaine de l’autisme
qui varie beaucoup d’un auteur à l’autre. On a même tendance à oublier l’essentiel
de ce que disait Léo Kanner5. On se limite souvent à souligner le retrait sur soi-
même, ou les difficultés de langage, alors que le signe essentiel qu’il rapporte concerne
l’immuabilité. Beaucoup de diagnostics d’autisme font actuellement l’impasse sur ce
travail. Ce que j’essaie de dégager de la structure de l’autisme, à partir de la jouissance,
tend par certains aspects à étendre l’autisme jusqu’à des sujets qui n’ont jamais été
diagnostiqués ainsi. S’ils ne se sont pas trop mal débrouillés, c’est parce qu’ils ont eu
la chance de rencontrer un autre plus favorable, souvent un frère ou une sœur. Mon
approche est structurale, centrée sur l’économie de la jouissance ; ce n’est pas une
approche génétique dont le défaut est d’avoir un programme préétabli du dévelop-
pement. Elle considère par exemple qu’un enfant normal doit laisser tomber son

2. Cf. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, Paris, Robert Laffont, 1992.
3. Cf. Schreber D. P., Mémoire d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975.
4. IPA : International psychoanalytical association.
5. Cf. Kanner L., « Étude de l’évolution de onze enfants autistes initialement rapportée en 1943 », traduction française
dans La psychiatrie de l’enfant, Paris, vol. 38, n° 2, 1995.

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La conversation de Clermont

doudou. Donc un enfant autiste doit faire disparaître l’objet autistique. Frances
Tustin6, qui a inventé l’objet autistique, est prise dans cette conception de la psycha-
nalyse qui lui fait dire que l’objet autistique doit chuter. Or, il peut chuter mais il
prend alors des formes plus discrètes. Temple Grandin7 montre très bien que l’objet
autistique n’a pas du tout chuté pour elle, que cela l’a stabilisée ; elle se plaint, à juste
titre, des interprétations, œdipiennes notamment, des psychanalystes. Les concepts
freudiens ne nous sont pas d’une grande aide pour appréhender l’autisme. Là, il faut
vraiment avoir une approche nouvelle.

Jean-Robert Rabanel — La considération que tu as de la voix m’amène à distinguer

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ce qu’il en est du phénomène sonore – ses caractéristiques physiques : les modula-
tions, l’intensité, le timbre, la tessiture – de la conception qu’en a Lacan en tant
qu’objet pulsionnel, lequel a davantage à voir avec le silence. C’est cette conception
qui permet de rapprocher l’objet voix du signifiant tout seul. Il y a une espèce d’at-
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traction de l’objet petit a vers S1 pour faire coalescence. En tant qu’il est tout seul et
réel, le signifiant S1, c’est aussi bien un objet réel, l’objet voix. De la même manière,
lorsque l’on dissocie ce signifiant tout seul du signifiant articulé, c’est le surmoi qui
prend forme du S1. On retrouve là le procès de l’orientation de Lacan dans les
psychoses. Il s’est d’abord attaché à rapporter les psychoses à un arrêt évolutif de la
personnalité au stade du surmoi, comme en témoigne sa thèse. C’est cet arrêt évolutif
au niveau du surmoi qui le coupe du Nom-du-Père, puisque c’est sa fonction essen-
tielle dans la forclusion. Et cet arrêt le coupe aussi bien de l’Autre pour ce qui est de
la signification qu’il n’y a pas, en particulier de la signification phallique.
La conception que l’on peut lire chez Lacan à partir de la paranoïa, soit celle d’une
structure ferme, me faisait dire que l’autisme est à considérer dans le cadre de la
clinique différentielle des psychoses, et non pas comme une autre structure ainsi que
Rosine et Robert Lefort8 l’ont proposé. Penses-tu que l’autisme soit à considérer
comme une quatrième structure, ou bien a-t-il sa place dans le cadre des psychoses,
avec sa particularité, différente de la schizophrénie, différente de la paranoïa, diffé-
rente de la paraphrénie, mais comme étant une psychose quand même ?

Jean-Claude Maleval — Pour ma part, je soutiens comme R. et R. Lefort que c’est


une quatrième structure, mais pas pour les mêmes raisons. Cependant, il faut que je
nuance, parce que je suis également en accord avec toi en ce que le signifiant tout seul
est, pour moi aussi, une part du fonctionnement de l’autiste ; d’ailleurs, pour l’es-
sentiel, l’introduction dans le langage ne va pas au-delà du signifiant tout seul. Par
conséquent, le signifiant maître ne fonctionne pas et, comme tu le dis, il y a forclu-
sion du Nom-du-Père ; R. et R. Lefort ne le discutaient pas. Nous sommes d’accord

6. Cf. Tustin F., Les états autistiques chez l’enfant, Paris, Seuil, 1986.
7. Cf. Grandin T., Ma vie d’autiste, Paris, Odile Jacob, 1999.
8. Cf. Lefort R. et R., La distinction de l’autisme, Paris, Seuil, 2003.

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Penser l’autisme

là-dessus : étant donné qu’il y a forclusion dans l’autisme, on peut dire que c’est une
psychose. Pour quelles raisons est-ce que je préfère ne pas le dire ? Dans ce que propo-
saient R. et R. Lefort, il me semble qu’une sorte de contradiction existe entre l’affir-
mation, d’une part, que l’autisme est une quatrième structure, et que, d’autre part,
il évolue vers la psychose. Je soutiens que l’autisme est une quatrième structure parce
que celle-ci n’évolue pas vers la psychose : elle évolue vers l’autisme. L’autisme évolue
vers l’autisme.
On rencontre toujours quelques cas exceptionnels. Hans Asperger, par exemple,
dit qu’il a suivi des sujets pendant plus d’une dizaine d’années ; sur deux cents cas,
il a vu l’un d’eux évoluer vers la schizophrénie. Quand on a un suivi longitudinal, il

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semble bien que l’autisme évolue vers l’autisme, à condition d’avoir une idée de ce
qui définit une structure autistique. Tous les passages sont possibles au sein de la
structure psychotique, alors que dans l’autisme, ce passage n’existe pas. Il n’existe pas
de cas d’autistes qui deviennent délirants, sinon de façon très exceptionnelle.
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Je soutiens que si l’on définit l’autisme tel que je le définis – rétention de la voix
et retour de la jouissance sur un bord et non dans le corps, comme dans la schizo-
phrénie, ou au champ de l’Autre, comme dans la paranoïa –, je pense que l’on peut
en faire une quatrième structure. Compte tenu de la forclusion, on peut penser que
c’est une psychose, rien n’empêche de le dire, mais il faut prendre en considération
la clinique montrant que l’autisme n’évolue pas vers la psychose. Par conséquent,
c’est quelque chose de différent.
Je crois qu’on devrait soutenir l’idée, étant donné les débats actuels, surtout avec
des interlocuteurs hors de notre champ, que c’est un mode de fonctionnement spéci-
fique. Puisqu’il est également admis par les spécialistes cognitivistes de l’autisme, ce
point de vue devrait nous faciliter le dialogue avec eux. C’est une question de déno-
mination mais pas une question de fond.

Jean-François Cottes – Comment envisages-tu la thèse d’un autisme fondamental,


position de base à tout développement de la subjectivité ?

Jean-Claude Maleval — C’est une idée qui est en quelque sorte incompatible avec une
approche structurale. Mais là n’est pas l’essentiel. L’autisme a l’intérêt de nous inter-
roger sur ce qu’est un sujet, comment il se construit. Voilà le cœur du problème.
Quelle est l’articulation du vivant au langage ? Le processus d’articulation de l’au-
tisme nous oblige à affiner le concept de voix, le rapport signifiant tout seul, S1, et
signifiant articulé, S2, etc.
C’est une aliénation refusée ; il n’y a pas de séparation, parce qu’il ne peut y en
avoir. Le sujet autiste reste au bord d’une entrée pleine et entière dans le langage et
met en place nombre de stratégies. Le retour de la jouissance sur un bord est une
manière de composer avec cette difficulté de langage, de même que la prévalence des
signes. Quand on ne peut pas utiliser le signifiant pour communiquer, ou très peu,
il faut bien trouver autre chose. Le sujet autiste peut développer une langue de signes

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La conversation de Clermont

très élaborée. L’autisme est une structure, une manière différente de faire, à partir
d’une difficulté foncière à civiliser la jouissance.

Jean-Robert Rabanel — En proposant cette conception du statut natif du sujet à


propos de l’autisme9, J.-A. Miller est amené à poser la question de la sortie de l’au-
tisme, précisément pour instaurer le dialogue. D’autre part, c’est à Éric Laurent que
l’on doit la proposition selon laquelle il y a retour de la jouissance sur le bord.
Comme tu l’as rappelé, il distinguait les retours de jouissance corrélatifs de la forclu-
sion : dans l’Autre pour le paranoïaque et dans le corps pour le schizophrène. D’où
l’idée avancée par lui d’une autre modalité du retour de jouissance lié à la forclusion

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et spécifique à l’autisme, sur le bord. Il s’agirait d’un mode de retour de jouissance
d’une troisième psychose. Ne serait-ce pas ce que ton apport emprunte aux autistes
de haut niveau qui ferait ici la différence ?
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Jean-Claude Maleval — À propos du statut natif du sujet ? Oui et non. Oui, au sens
où il n’y a que de l’aliénation et pas de séparation ; l’autisme interroge l’entrée dans
le langage. Non, au sens où la construction du retour de la jouissance sur le bord n’a
rien à voir avec le statut natif du sujet. Tout le monde, par exemple, n’a pas un objet
autistique. Tout un chacun ne construit pas cette carapace. L’idée d’Éric Laurent à
propos du retour sur le bord correspond à l’idée de carapace. Mon idée est différente ;
elle est plus large. La carapace est une forme de l’objet autistique, mais je l’enrichis avec
le double et l’îlot de compétence. J’entends par bord l’ensemble des trois. Si tu tiens
absolument à ce que l’autisme soit une psychose, je n’ai pas d’objection à formuler.
Effectivement, c’est un retour de la jouissance, déterminée par la forclusion. Je fais le
pari toutefois qu’il serait plus utile de ne pas parler de psychose dans le débat actuel.

Michel Héraud — L’accent que vous mettez sur la voix comme objet pulsionnel va à
l’encontre de la conception qu’ont certains psychanalystes, théoriciens de l’autisme,
comme Margaret Mahler, Frances Tustin ou Donald Meltzer. Pour eux, l’objet est un
objet du moi conçu dans une logique du développement. Dans votre livre, vous
évoquez la question du refus de l’aliénation et de la non-séparation d’avec l’objet.
N’avons-nous pas là une certaine identité avec ce que Lacan dit à propos du psycho-
tique qui a son objet dans la poche : l’objet est de son côté ?

Jean-Claude Maleval — Tous les auteurs classiques, tel Bruno Bettelheim, ne possè-
dent pas le concept lacanien d’objet de jouissance, ce qui à mon sens limite beaucoup
leur approche, car c’est indispensable pour aller plus loin dans la compréhension de
l’autisme.
Je ne parle pas de la séparation parce que cela me paraît acquis : il n’y a pas
de séparation dans l’autisme, pas de symbolisation de la perte de l’objet, pas

9. Cf. Miller J.-A., « S’il y a la psychanalyse, alors… », La petite Girafe, Paris, n° 25, juin 2007, p. 7.

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Penser l’autisme

d’articulation S1 – S2. L’autiste a-t-il l’objet dans sa poche ? Pas tout à fait ; je dirais
plutôt qu’il l’a à sa main. Le schizophrène, lui, l’a dans son corps. Quant au para-
noïaque, il le situe au champ de l’Autre. L’image de la poche est un peu trompeuse
concernant la paranoïa : la notion essentielle est l’absence de séparation. L’autiste se
débrouille avec le manque, grâce au bord. L’objet autistique est une mise en jeu du
manque, mais d’un manque parfaitement maîtrisé. C’est une manière très originale
de faire avec la non-séparation. Je parle beaucoup de l’aliénation parce que c’est le
plus difficile à saisir. Concernant la séparation, on est tous d’accord, il n’y en a pas.

Jean-Robert Rabanel — Ce que Lacan amène à la fin de son enseignement, notam-

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ment avec la considération de lalangue, est congruent avec ce que les autistes nous
enseignent et nous indiquent, quant aux façons d’y faire avec une jouissance déré-
gulée ; les solutions qu’ils trouvent sont tout à fait passionnantes et originales.
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Jean-Claude Maleval — On a toujours l’idée que la jouissance serait là d’emblée,


chevillée au corps. Or le corps, si on ne lui donne pas le langage, il crève. On l’a vu
avec certaines expériences faites par des pharaons antiques. Il faut que la jouissance
vienne au corps pour lui conférer au minimum un certain vouloir vivre. La jouissance
ne surgit que de l’articulation au langage.
Les cognitivistes admettent maintenant que le circuit des neurones est plastique,
et qu’il varie pour chacun de nous en rapport à l’apprentissage.
Ils ont encore un pas à faire pour concevoir l’effet godet de la jouissance propre
au signifiant.

Jean-Robert Rabanel — Nous voici, ainsi, revenus à la question du rapport que le


langage entretient avec le vivant.

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Un corps, deux écritures
Araceli Fuentes
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S i la psychanalyse est une expérience de parole, l’écriture y tient aussi une place
très importante. De fait, les deux sont inséparables car, d’un côté, la jouissance qui
s’écrit dans le corps comme symptôme est en premier lieu une parole dite ; d’un
autre côté, c’est à partir de la parole que s’écrit de manière contingente ce qui peut
cesser de ne pas s’écrire, car la parole véridique sous transfert se dépose tout en
produisant des effets d’écriture.
De ce point de vue, l’expérience d’une analyse est à la fois exploration de ce qui
est déjà écrit et qui se répète, et exploration du nouveau qui peut venir s’écrire.

Un deuil écrit dans le corps

Dans mon cas, l’impossibilité de faire le deuil d’une perte qui eut lieu très tôt
dans ma vie, impliqua qu’une jouissance hors castration fût écrite comme écriture
réelle dans mon corps. Le deuil est une réaction à une perte, en général celle d’un être
aimé. Il arrive cependant que cette perte ne puisse être subjectivée et que, par consé-
quent, le deuil ne se fasse pas. En ce qui me concerne, même si l’inconscient n’en
avait pas pris note, un décès prématuré avait laissé une trace qui s’était écrite direc-
tement dans mon corps comme une lésion.
Le travail de l’analyse consista à produire un changement d’écriture et à permettre
ainsi que ce deuil puisse s’écrire symboliquement. Comme l’indique Lacan dans « La
conférence à Genève sur le symptôme », l’invention de l’inconscient peut chiffrer des
bribes de « jouissance spécifique »1, fixée dans le corps au moyen d’une écriture réelle.

Araceli Fuentes est psychanalyste, membre de l’ELP [Escuela Lacaniana de Psicoanálisis].


1. Cf. Lacan J. « Conférence à Genève sur le symptôme », Bloc-notes de la psychanalyse, no 5, 1985, p. 20.

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Indubitablement, tous les deuils ne se ressemblent pas et tous les sujets ne réagis-
sent pas de la même façon aux problèmes qu’ils posent. Chez moi, l’impossibilité de
subjectiver la mort de ma mère, décédée huit mois après ma naissance, était liée non
seulement à mon très jeune âge, mais aussi à la manière dont la langue de l’Autre
m’avait parlé et transmis cette perte.
Nous vivions dans un village de la région d’Almeria au parlé très sui generis, aussi
certaines voisines qui avaient connu ma mère n’hésitaient-elles pas en me voyant à
s’exclamer : « Ah ! Si sa mère la voyait ! »
Cette phrase de lalangue, j’avais certainement dû l’entendre très petite déjà et, sans
que j’en prenne conscience, elle finit toutefois par prendre en moi la consistance

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compacte d’une holophrase. Je me souviens en effet que, plus grande, dès que je l’en-
tendais, je sentais mon corps envahi d’un grand malaise sur lequel je ne pouvais pas
mettre de mots ; c’était là une jouissance dont je ne pouvais pas me défendre et qui
s’imposait à moi. Dans le Séminaire I, Lacan précise que « toute holophrase se rattache
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à des situations limites, où le sujet est suspendu dans une relation spéculaire à l’autre »2.
Si sa mère la voyait ! invoquait sinistrement le regard de ma mère morte tout en
créant, telle une soudure, un bloc compact fait de regard et de mort.
Les habitantes du village qui avaient l’habitude de me dire cette phrase ne me
parlaient pas de ma mère, elles ne me racontaient pas comment elle avait été, ce que
j’aurais beaucoup aimé car que je ne savais que très peu de chose d’elle. Au contraire,
elles invoquaient devant moi, transformée en témoin muet, le regard d’une morte.
Ce qui se laissait entendre s’imposait à moi et provoquait un mal-être qui se réper-
cutait dans mon corps, un corps qui laissa écrire une jouissance dont Lacan dit qu’elle
est de l’ordre du nombre3. Comme un timbre, cette forme d’écriture illisible s’était
fixée au lieu et à l’endroit de ce qui aurait pu être un symptôme.
De cette écriture je n’ai rien su pendant des années, ce n’est que bien plus tard que
ses conséquences apparurent, lorsque je dus faire face à un autre deuil, celui de mon
père. Du premier deuil, je ne savais rien, si ce n’est par le pressentiment qu’un danger
m’attendait le jour où j’allais perdre mon père.
De fait, au moment de sa mort, je fis une expérience étrange. Alors que je l’avais
beaucoup aimé, lorsqu’il décéda, je ne sentis rien. J’étais à côté de lui, mais je ne
réagissais pas. J’étais plongée dans une espèce d’état de congélation. Je ne pleurais pas.
Tout cela était bizarre. Cette absence de sentiment était suspecte étant donné que l’af-
fect est précisément l’effet de l’incidence de lalangue sur le corps. Ainsi, c’est face à
cette épreuve que commença à se révéler que mon corps n’avait pas été affecté comme
il aurait dû l’être par lalangue.
Mon père mourut et mon pressentiment se réalisa sous la forme d’une maladie du
système immunitaire qui mit ma vie en danger. Les premiers symptômes en furent
des douleurs articulaires aiguës et des éruptions cutanées. Mon système immunitaire

2. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 251.
3. Cf. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », op. cit., p. 20.

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était devenu fou, il s’était déboussolé. Au lieu de défendre mon corps, il commen-
çait à en attaquer certaines zones, comme la peau par exemple, qu’il ne reconnaissait
plus. Je dus être hospitalisée à plusieurs reprises, je pensais que j’allais mourir, ma vie
devint grise.

Que s’était-il passé ?

Je mis du temps avant de comprendre ce que le pressentiment que j’avais eu m’an-


nonçait en fait : comme un premier deuil était toujours en suspens, les conditions
n’étaient pas réunies pour que je puisse en faire un autre. Confrontée à la mort de mon

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père, la faille épistémo-somatique produite dans l’enfance s’actualisa. Mon corps comme
corps imaginaire devint réel, sa forme consistante s’était laissée coloniser par ces repré-
sentations que lalangue véhicule et que Lacan n’hésitait pas à qualifier d’imbéciles4.
Ce mouvement à deux temps est caractéristique de la temporalité du phénomène
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psychosomatique : il se produit d’abord, et en silence, une faille épistémo-somatique,


et ce n’est que plus tard qu’elle se réalise.

Une contingence

Alors que j’étais plongée dans la tristesse et que ma libido s’était retirée du monde,
le hasard voulut que je rencontre l’homme avec qui je partage aujourd’hui ma vie,
un homme du désir, au grand sens de l’humour et de l’absurde. Jusque-là, je n’avais
été qu’avec des désaxés qui me faisaient souffrir ou avec des hommes ennuyeux que
je m’efforçais, en vain, de changer.

La demande d’analyse
C’est à cette époque que je pris la décision de faire une demande d’analyse à Paris.
À Madrid, j’avais déjà suivi deux traitements qui avaient duré six ans chacun. Je
choisis une analyste reconnue. En elle, je retrouvais quelque chose, un trait, qui
produisait en moi une certaine frayeur – de fait, pour moi ce sont les femmes qui
incarnent le surmoi.
Lors de la première séance, apparut, sans que j’y aie jamais pensé auparavant, la
phrase qui avait marqué ma vie : Ah ! Si sa mère la voyait ! J’en mentionnai aussi une
autre qu’un cousin plus âgé que moi avait l’habitude de me dire : « Quelle chance elle
a, cette petite fille, avec Doña María ! » Doña María était la femme avec laquelle s’était
remarié mon père, c’était ma seconde mère, la seule que j’aie connue ; la petite fille,
évidemment c’était moi. Cette phrase disait à sa manière que, non seulement c’était
bien d’avoir une seconde mère, mais aussi que c’était une chance de perdre sa mère.

4. Cf. Lacan J, « La troisième », Lettres de l’École freudienne, no 16, 1975, p. 181 : « des mots introduisent dans le corps
quelques représentions imbéciles ».

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Outre mes propres difficultés face au deuil, mon père avait les siennes lorsqu’il
s’agissait de me parler de ma mère. Apparemment, il l’avait aimée avec passion, toute-
fois leur relation n’avait pas été exempte de conflits car elle était capricieuse, me
disait-il, en insistant pour que je ne devienne pas comme elle.
Ces sentiments si mélangés qu’il avait éprouvés pour elle ne l’aidèrent pas à en
faire le deuil, et cela eut des conséquences à la fois sur les souvenirs qu’il me transmit
de ma mère et sur son nouveau choix amoureux. Il choisit une femme plus âgée que
lui et qui ne pouvait pas avoir d’enfant. C’était une femme bien et intelligente. Elle
était institutrice. À mes yeux, il avait avec elle une relation plutôt étrange. C’étaient
deux fortes personnalités qui bataillaient pour ne pas se laisser envahir l’une par

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l’autre. Moi, ils me laissaient tranquille et j’étais libre comme l’air.
Ma seconde mère était d’une grande générosité, un peu brusque parfois et avec
une certaine tendance moralisatrice. Elle fut pour moi un soutien décisif à l’heure de
réaliser mon désir d’aller poursuivre mes études à Grenade. Il y eut une autre figure
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très importante dans ma vie, ma nounou. C’était une femme du village qui s’était
occupée de moi depuis ma naissance, elle était d’une grande tendresse et m’aima de
manière inconditionnelle. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais nous jouions à faire
comme si elle le savait. Nous avions aussi d’autres jeux de semblants – ainsi, alors que
j’étais trop jeune encore pour apprendre à lire l’heure, elle avait l’habitude de me
dire de rentrer à cinq heures, et moi, je jouais le jeu. De son côté, mon père avait un
excellent sens de l’humour ; pendant les repas, par exemple, il faisait de la magie avec
les sentences moralisantes de ma mère et les métamorphosait en histoires drôles. Le
revers de la médaille de son ingéniosité, c’était la cruauté et l’obstination dont parfois
il faisait preuve. Mais l’humour a pour moi une immense valeur curative, le rire me
soignait de tous les maux. De mon enfance à la campagne, je conserve de très bons
souvenirs : nous vivions dans l’école et le matin nous nous levions quand les enfants
frappaient à la porte, lorsqu’il pleuvait nous n’avions pas cours, la pluie étant si excep-
tionnelle dans la région d’Almeria.
Ayant eu deux mères et un père, j’ai en fait eu trois familles. Cette particularité
me permit d’occuper un lieu plutôt particulier, ce qui m’a souvent été très utile dans
des situations tendues, voire même en cas de conflits.

Le transfert

Le transfert se mit en place très rapidement, plusieurs rêves en rendirent compte. Je


me souviens notamment d’une fois où j’avais rêvé – comme Irma avec Freud – qu’après
avoir examiné ma gorge, l’analyste prononçait le nom de ma maladie : « lupus ».
L’analyse n’a pas été facile, parfois c’était même une véritable traversée du désert,
car je partais d’un réel muet qui ne se prêtait guère à la symbolisation. Le symptôme
à l’origine de ma demande étant un deuil à faire, ses conséquences ne produisaient
aucun sens, cela s’écrivait dans le réel.
Malgré cette difficulté, la face libidinale du transfert montra vite quelle était la

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satisfaction en jeu, et cela à partir d’une requête insolite. Un jour, en effet, je proposai
à mon analyste de regarder les taches qui se trouvaient sur ma peau et que j’occul-
tais par les vêtements et le maquillage. Cette demande, qui partait de l’insolite argu-
ment que si elle ne les voyait pas alors elle n’allait pas me croire, révélait en fait mon désir
sous-jacent de donner à voir. Ce « désir à l’Autre », comme le nomme Lacan dans le
Séminaire XI5, c’est précisément ce qui s’était déjà manifesté dans mon premier rêve
de transfert lorsque l’analyste examinait ma gorge.

La jouissance féminine fait symptôme

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La demande qui motiva les deux premiers traitements que j’avais faits à Madrid
était caractéristique de l’impasse hystérique face à la jouissance féminine. L’impulsion
à aller au-delà des limites phalliques m’avait menée à vivre une relation tellement rava-
geuse avec le premier homme dont j’étais tombée amoureuse, que le niveau d’angoisse
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frôlait souvent les limites du supportable. Dans un moment d’angoisse maximale, je


fis un rêve où, lors d’un repas, quelqu’un servait dans les assiettes blanches des invités
des cendres sorties de la tête d’un mannequin aux formes féminines. « Des cendres à
manger », c’était sinistre. Des cendres, voilà tout ce qui me restait après la mort de ma
mère. Quelque chose avait été chiffré par l’inconscient mais de manière insuffisante.

L’impossible à écrire

Au cours de mon analyse à Paris, j’abordai l’impossibilité d’écrire la relation


sexuelle à partir de la déconstruction d’un fantasme qui me faisait croire que je savais
ce que c’était qu’être un homme et ce que c’était qu’être une femme. Cela se mani-
festa lors d’une séance où j’exprimai ma colère vis-à-vis d’une amie qui aimait faire
l’homme. « Je vais lui montrer qu’elle n’est pas un homme », dis-je avec emphase.
« Vous avez réussi », me fit alors remarquer l’analyste. Déconcertée, je pensai :
« Qu’est-ce que j’ai réussi ? Qu’est-ce qu’être un homme, qu’est-ce qu’être une
femme ? » Et soudain, je me rendis compte que, comme Ernest Jones, moi aussi je
pensais que l’on naît homme ou femme. Quelle confusion !

Ma relation à la parole et à la vérité

Concernant la vérité, j’étais pour ainsi dire son porte-étendard et je prenais plaisir
à la faire valoir, ce qui me joua évidemment bien des mauvais tours, car en réalité ce
qui me guidait n’était rien d’autre que ma propre satisfaction, une satisfaction inhé-
rente au fantasme du « donner à voir ».
Si la vérité fantasmatique se présente bien comme un absolu, l’analyse me permit de
faire l’expérience du passage du sens absolu au non-sens. Ainsi, à plusieurs reprises, il

5. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 105.

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arriva que ce que je tenais comme indubitable m’apparaisse la seconde d’après complè-
tement dépourvu de sens, ce qui me laissait face à une profonde sensation d’absurde.
Ma manière de parler était pour sa part marquée par une expression plutôt brusque
et une tendance excessive à la synthèse. Pendant l’analyse, les séances brèves m’appa-
raissaient extrêmement longues et plus d’une fois j’en marquai le terme avant mon
analyste. Je me levais comme une flèche, découvrant immédiatement, et non sans un
certain embarras, que je m’étais précipitée. A posteriori, je suis arrivée à la conclusion
que ce type de temporalité était lié au caractère instantané du regard, et que, fonda-
mentalement, ce n’est pas tant l’horloge qui donne l’heure au sujet, que l’objet lui-même.

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Un rêve révèle la tombée d’une identification – « Le rêve de l’habit de torero »

Dans une atmosphère hypnotique, quelqu’un est en train de me vêtir d’un habit
de torero, « un habit de lumière » – je me laisse faire. Je suis comme anesthésiée. Au
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moment où l’on me tend l’épée pour aller tuer, je me réveille – mais toujours en
rêve – apeurée par ce que j’étais sur le point de faire. Sans y penser davantage, je
retire l’habit de torero et je m’en vais.
Qu’est-ce que cet habit de torero que j’enlève ?
Si dans le rêve le sujet retire ce vêtement, c’est en réalité d’un insigne paternel qu’il
s’agit. Cet insigne, c’était le courage d’un père qui, jeune soldat républicain pendant
la guerre civile, avait dû traverser un champ de bataille et mettre sa vie en danger pour
transmettre un message, acte de bravoure pour lequel il reçut une médaille.
L’effet hypnotique du rêve ainsi que le nom de l’habit de torero, « l’habit de
lumière », montrent comment le régime de l’Idéal qui soutient à la fois l’hypnose et
l’identification au père – le courage – reposait en fait sur une jouissance scopique.

Un rêve antérieur

Bien avant ce rêve, j’en avais fait un autre où apparaissait déjà cette prédisposition
à l’héroïsme. C’était pendant la guerre de Cent Ans. J’étais à cheval et, telle Jeanne
d’Arc, je portais une armure. J’étais en route pour la grande prairie verte du champ
de bataille. Mais, une fois sur place, l’ennemi avait disparu. Ce rêve m’avait fait l’effet
d’une plaisanterie. Cependant, dans une certaine mesure, c’était ce qui était en train
de se jouer en analyse : la figure de l’Autre que le sujet soutenait de sa jouissance
était en train de désenfler jusqu’à ne plus comparaître.

La lettre arrive à bon port

C’est également dans un contexte de guerre – la guerre civile espagnole – que mon père
connut ma mère, et ce, par le biais d’une lettre, alors même qu’il ne la connaissait pas. Un
cousin de ma mère, ami et compagnon de régiment de mon père, ne cessait de lui parler
de sa cousine et insistait pour qu’il lui écrivît. Mon père, pas vraiment convaincu, laissa

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courir le temps jusqu’au jour où il découvrit que son ami avait écrit la lettre en se faisant
passer pour lui. Mon père et ma mère initièrent alors une correspondance, et c’est ainsi,
avec une lettre, que commença l’histoire qui allait me donner le jour.

Événements corporels et « phénomènes spéciaux »

Mon analyse a été jalonnée par toute une série de phénomènes de jouissance, des
événements avaient lieu dans mon corps que mon mari, en référence aux effets
spéciaux utilisés au cinéma, appelait avec humour « des phénomènes spéciaux ».
Parfois, je souffrais de certains troubles hystériques de la vision, il m’arrivait de voir

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double, ou à moitié, ou d’un seul œil. D’autres fois, quoique plus rarement, c’étaient
des sortes d’hallucinations – comme ce jour où en sortant d’une séance pendant
laquelle j’avais parlé de la fin de l’analyse, de retour à l’hôtel, dans le hall, j’hallucinai
la présence d’une femme qui n’avait rien de particulier, sinon l’étrangeté de son appa-
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rition. Par la suite, me vint l’idée – pour ne pas dire la conviction – que cette présence
était la conclusion logique du fait d’avoir parlé de la fin de l’analyse, mais je ne
comprenais pas pourquoi. Un autre jour, à Madrid, dans mon cabinet, je me sentis
angoissée, je me mis alors au balcon et, l’espace d’un instant, je « vis » sur un écran
de télévision une locutrice qui parlait d’une voix de plus en plus douce et tranquille.
Cette vision me calma, apparemment mon angoisse y avait trouvé son cadre.
Je vivais ces phénomènes de manière très normale, ils me semblaient inévitables,
c’était comme ça. Quand un certain temps passait sans que j’en fasse l’expérience, j’en
arrivais à les regretter – ce fut en particulier le cas d’une certaine sensation physique
proche de l’angoisse, très plaisante en même temps que fugace.

Deux rêves autour du regard

Le rêve du troumatisme
Une fois en rêve, je vis une tache blanche, c’était une calvitie provoquée par la
maladie, qui se transformait en un trou évidé. Cette scène semblait m’indiquer le
trajet de l’analyse, passer de la tache au trou.
Aluminium !
Au cours d’un autre rêve, l’analyste prononçait d’un ton oraculaire le mot « alumi-
nium ! » Cela me fit penser à quelques vers de Jacques Prévert où il est question d’un doux
regard d’acier6. J’associai ce regard à celui de mon père, qui par moments devenait
inflexible et cruel. Dans mon rêve, l’acier se transformait en aluminium, un métal à la
fois solide, léger, ductile et malléable. Une opération d’assouplissement métallurgique
s’était produite ; l’expérience que j’en avais déjà fait avait à voir avec mes choix d’objets.

6. Prévert J., « Sous le soc », La Pluie et le beau temps [1955], Paris, Gallimard, coll. Folio.

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Tout cela eut lieu avant l’acting out qui allait marquer un avant et un après dans
mon analyse.

« On vole un enfant »

Je tenais temporairement mes consultations dans le cabinet d’une collègue et amie


qui avait une associée – une femme malade du cancer depuis plusieurs années. Je ne
la connaissais pas personnellement, mon amie m’en avait parlé et m’avait raconté
que souvent elle l’entendait dire que si elle résistait, c’était pour voir ses enfants
grandir.

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Un jour où j’étais seule dans le cabinet, le téléphone sonna, une dame voulait
prendre rendez-vous pour son fils avec cette consœur. Comme j’avais pris l’appel, sans
y penser davantage, je court-circuitai la demande et décidai que ce serait moi qui
verrait cet enfant. « Je volai un enfant. »
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Évidemment, mon amie n’apprécia pas du tout mon geste : « j’avais volé un
enfant », car ce n’était pas à moi que cette dame voulait parler.
Je racontai ce qui s’était passé à mon analyste. Mon récit terminé, elle me dit :
« Lui, il ne la verra pas mourir et elle, elle ne le verra pas grandir. » L’interprétation
me fit frémir, car en effet, elle touchait au cœur ce que j’avais fait. Cet acting out
réalisa, d’une part, la disjonction entre le regard et la mort, et il défit ce que la phrase
« Ah ! si sa mère la voyait » avait soudé. D’autre part, en faisant le jour sur la limite
de ce qui peut être vu, l’interprétation de l’analyste opéra une séparation entre ce
qui est de l’ordre du regard et ce qui relève de la vue.
Cette double opération de séparation fut une étape nécessaire pour commencer
à faire le deuil de ma mère. Tant que le regard et la mort étaient collés l’un à l’autre,
et tant que le regard et la vue se confondaient, la perte ne pouvait pas s’inscrire
symboliquement.
Par ailleurs, la thématique du vol n’était pas étrangère à ma vie. Lorsque ma mère
mourut, son frère refusa de nous rendre les terres qui avaient servi de garantie à un
prêt financier que mon père lui avait demandé. Ces terres faisant partie de mon héri-
tage, cet épisode pouvait s’intituler : « on vole une enfant ».
Alors que j’étais en train d’écrire ce témoignage, je me suis rendue compte que
l’interprétation inconsciente de mon adoption par ma seconde mère relevait aussi
du registre du vol – j’étais « l’enfant volée ». Cette signification s’était interposée
entre elle et moi, et plusieurs souvenirs me le confirment.

L’inconscient propose une autre logique au problème sexuel

Deux rêves apparaissent de structure similaire. Dans le premier, je rencontre R.,


une collègue qui a eu une certaine relation avec la passe. En la voyant, je suis agréa-
blement surprise de constater qu’elle est aussi grande que moi. La nuit suivante, je
rêve cette fois d’une autre collègue, qui elle aussi s’appelle R., qui elle non plus n’est

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pas étrangère au dispositif de la passe, et comme dans le rêve précédent, je constate


avec une certaine joie que nous sommes de la même taille. En réalité, toutes deux sont
plus grandes que moi.
Outre le fait de réaliser mon désir d’être plus grande, ces deux rêves offrent une
alternative à la logique du tout et de l’exception. Je n’ai jamais aimé faire partie de
groupes formés uniquement de femmes, et quand c’était le cas je me voyais obligée
de me situer dans la solitude de l’exception, et cela indépendamment du fait que ce
n’était pas ce que je souhaitais. Les deux rêves proposent une autre solution, ni groupe
ni exception, mais série, une série d’un type très particulier, une série ouverte et sans
garantie. Devenir une femme parmi d’autres, cela me convenait et m’amusait même.

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Ce qui ne cesse de ne pas s’écrire et s’écrit comme trou de la lettre
dans la langue du sujet
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Mon analyse se poursuivait et mon envie d’y mettre fin se faisait de plus en plus
pressante, je sentais l’urgence de terminer. Un jour, au cours d’une séance, pour une
raison dont je ne me souviens plus, je mentionnai à nouveau la phrase Ah ! Si sa mère
la voyait !, et l’air de rien l’analyste me dit : « Ça, ça vient de loin ». Sur le moment,
ce commentaire me parut anodin car je savais bien que cela venait de loin, mais
immédiatement, je fus prise de vertige et me sentis très angoissée. Cette phrase « ça,
ça vient de loin » devint le signifiant nouveau qui, sans ajouter aucun sens, trouait
l’holophrase Ah ! Si sa mère la voyait ! Les sensations que j’avais éprouvées rendaient
compte de l’émergence de ce trou et de la précipitation du sujet en lui.
Grâce à l’analyse, le deuil qui ne s’était pas écrit dans l’inconscient cessa de ne pas
s’écrire pour s’écrire comme lettre. La lettre, c’est l’argument logique d’une fonction
propositionnelle, elle se trouve à la place du trou produit dans la parole du sujet par
l’intervention de l’analyste. Lorsque finalement le deuil s’écrit, il s’écrit comme le
bord d’un trou, un bord qui en même temps le constitue.
La jouissance spécifique qui s’était écrite comme nombre par une lésion sur ma
peau était en fait une jouissance scopique réelle qui n’avait pas été marquée par la
castration. Toutefois, le plus-de-jouir du fantasme, jouissance scopique là encore,
s’écrivit pour sa part en tant que lettre, dans l’ordre donc du semblant.
J’étais arrivée à la fin, j’étais contente. Mes petits moments de mélancolie avaient
disparu. Toutefois, il me fallut encore du temps avant de terminer mon analyse, car
j’attendais que ce soit l’analyste qui prenne la décision de conclure. Je mis du temps
à m’en rendre compte et à accepter que cet acte m’était propre. Finalement, je me
décidai à le faire.

La dernière séance – l’acte

Ma décision était prise, je savais que cela allait être la dernière séance. Je racontai
deux rêves. Le premier était celui où je me situais dans une série parmi d’autres

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Actualité de la passe

femmes. Dans le second, l’analyste était sur son pas-de-porte, elle nettoyait les traces
de l’endroit où son mari était mort. Elle me disait qu’elle allait organiser une fête en
son honneur, moi je lui racontais que j’allais me présenter à la passe, puis elle me
demandait : « Qu’en est-il du relief de la voix ? »
Lors de cette séance, j’associai cette question à une invitation du surmoi à conti-
nuer l’analyse. Mais ma décision était prise, j’étais contente du chemin parcouru, et
de toute façon je savais qu’il y aurait des restes.
Au moment de se dire au revoir, l’analyste me demanda : « Alors, vous n’allez plus
revenir ? » Je lui répondis que non. Nous nous quittâmes chaleureusement et en
sortant de son cabinet, elle me dit : « Eh bien, allez-y ! »

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Ce qui cesse de s’écrire se met en jeu dans le dispositif de la passe
Plus tard, grâce à un rêve que j’avais oublié de raconter dans le dispositif de la
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passe, je réalisai ce à quoi visait cette question du relief de la voix.


J’étais à Paris, il y avait une grève et des cortèges de manifestants vociféraient des
slogans. Cependant, j’avais la sensation que l’on avait baissé le volume sonore de
Paris. C’était surprenant. Ce qui, dans mon rêve, avait lieu à l’extérieur, c’est ce qui
m’était arrivé. Ma voix avait perdu de sa brusquerie bruyante et abrupte, j’étais main-
tenant davantage dans la métonymie. Une ancienne patiente très sensible à la voix
me le confirma.
De manière surprenante, j’avais oublié de mentionner ce rêve dans le dispositif de
la passe, j’avais oublié de transmettre quelque chose qui avait cessé de s’écrire, quelque
chose qui est de l’ordre de ce que Lacan appelle le possible. Dans mon cas, ce qui avait
cessé de s’écrire c’était une joui-sens en rapport avec la voix de ma seconde mère.
C’est précisément cela que j’ai oublié.

Traduction : Ariane Husson

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Soirée des AE sur la nomination*
Patricia Bosquin-Caroz, Guy Briole, Sonia Chiriaco,
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Anne Lysy & Bernard Seynhaeve, avec Éric Laurent

Éric Laurent — Je remercie Sonia Chiriaco de son invitation à poursuivre l’interlo-


cution sur le thème – fondamental – de la nomination, et de m’avoir adressé en
temps utile les travaux que vous allez exposer ce soir. J’ai pu y lire comment chacun,
au fil de l’analyse, a traité les noms qui lui avaient été attribués, comme dans ces
contes où l’on voit les fées réunies autour du nouveau-né lui décerner, chacune à son
tour, un nom ou un trait. À partir de ce qui plane au-dessus de tout sujet, chacun,
ayant desserré et traversé ces traits ou ces noms, a pu obtenir une nomination en les
inventant ou les réinventant à l’aide du discours analytique et de sa fonction d’in-
terprétation. L’interprétation-nomination est ainsi un moyen par lequel le rebrous-
sement des noms existants permet une nouvelle approche du « nom de jouissance ».
Je m’autorise de ce que fait résonner en moi la partie de son cours que Jacques-
Alain Miller a appelée « cours de philosophie pour analystes », et ne résiste pas au
plaisir de vous citer le début du Cratyle de Platon, dialogue centré sur les noms, afin
de nourrir les échanges que l’exposé de vos travaux va susciter, entre Socrate et ses
deux interlocuteurs – Hermogène, puis Cratyle. Hermogène rapporte donc à Socrate
son échange avec Cratyle : « Je lui demande donc, moi, si Cratyle est ou non son nom
véritable : il en convient… “Et celui de Socrate ? lui dis-je. — C’est Socrate, répond-
il. — De même aussi pour tous les autres hommes, le nom dont nous appelons
chacun d’eux, c’est là le nom de chacun ?” »1 Telle est, en effet, l’opération du nom

Sonia Chiriaco, AE en fonction à l’ECF, avait invité ses collègues ainsi qu’Éric Laurent à cette soirée sur la nomination,
qui eut lieu le 8 mars dernier au local de l’ECF à Paris.
Transcription : Michèle Simon. Édition : Nathalie Georges-Lambrichs.
1. Platon, Cratyle, Paris, Les Belles-Lettres, 1969, 383b.

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Actualité de la passe

propre que Lacan rappelle, telle qu’elle donne au signifiant le pouvoir de désigner de
manière absolue. Mais Cratyle d’objecter aussitôt après : « — “Pas pour toi, en tout
cas, dit-il ; ton nom n’est pas Hermogène, même si tout le monde te le donne”. »2
Platon introduit ainsi son poison-torpille : on dit Socrate, cela désigne bien Socrate,
il n’y en a qu’un, et aussitôt après : tu t’appelles Hermogène mais ce n’est pas du tout ton
nom, tu es bien autre chose que ton nom ; pour le brave Hermogène, fils d’Hyponic,
lié à Hermès etc., toute l’affaire commence là.
Dans cette première partie du texte, Socrate se livre à un véritable feu d’artifice,
montrant que les noms des dieux, des héros, des espèces, des hommes, sont parfai-
tement justifiés, qu’ils disent tous exactement ce que les hommes sont, et que chacun

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peut lire son destin exact dans le nom qui lui a été dévolu. Il se sert de tout cela en
faisant jouer, non pas des étymologies fantaisistes, comme certains linguistes ont cru
pouvoir le dire, mais toutes les ressources du discours et toutes les équivoques
possibles, dans un feu roulant de Witze, avec une alacrité et une invention sans doute
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très savoureuses pour les hellénistes – et dont les traductions ne donnent qu’une
petite idée. L’essentiel reste qu’Hermogène est absolument convaincu : les noms
transportent en eux les choses mêmes.
Puis vient le tour de Cratyle, et Socrate, qui vient de démontrer que les noms
sont les choses mêmes – non seulement le nom de chacun censé signifier pour lui son
destin, mais même ces noms premiers qui sont ceux des lettres, supposés vouloir dire
leur être même (que le L est lisse, le r, dur et le ª [rhô] le mouvement etc.) – énonce
qu’ils sont, en fait, tout autre chose : tout n’est que convention humaine et un mot
ne vient à signifier que par l’imperfection du lien humain. On ne peut donc rien
apprendre des lettres, des noms, de la linguistique, on ne peut rien apprendre des
poètes, etc. C’est pour cela qu’il ne reste plus qu’une chose à faire, à savoir des
mathématiques. Nul n’entrera à l’Académie s’il n’est géomètre ; les poètes sont bannis
de la cité idéale dont Platon rêve, parce qu’ils rendent les esprits confus, en faisant
rêver à ces noms supposés renvoyer à quelque chose.
L’entreprise diabolique du Cratyle n’est pas sans évoquer l’analyse : d’abord, nous
sommes tous des Hermogène embrouillés, bien contents que le dispositif analytique
nous révèle que notre destin gît dans les noms et que nous y avons là tout un savoir
disposé, jusqu’au moment où l’analyste passe de son analysant-Hermogène à son
analysant-Cratyle : tout cela n’était que convention, contingences pures, hasard…
C’est pourquoi il nous faut, nous aussi, faire des mathématiques, c’est-à-dire du
mathème ; car nul n’entre dans le discours analytique, finalement, s’il ne prend ses
distances avec les lettres et la poésie pour emprunter le chemin du mathème. Mais,
à la différence de Platon, Lacan a souligné que ce sont les poètes qui nous mènent
du côté du mathème.
Comment chacun a-t-il joué sa partie avec ces deux aspects, dialectiques au sens
platonicien, ces aspects d’endroit et d’envers de la bande de Moebius du sujet, et
comment ils en sont sortis ?
2. Ibid., 384a.

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Soirée des AE sur la nomination : Sonia Chiriaco

Je propose que S. Chiriaco, qui a eu l’idée de la soirée, commence avec « Les


noms, lalangue et le météore » ; puis ce seront Bernard Seynhaeve, Patricia Bosquin-
Caroz et Anne Lysy, et enfin, pour une improvisation, Guy Briole dont le tout récent
témoignage d’AE3 démontre comment le nom d’Élie, reçu au berceau, a été déchiffré
d’une façon toute spéciale au cours de son analyse.

Les noms, lalangue et le météore, par SONIA CHIRIACO

En dégageant les noms du sujet des sédiments qui les recouvraient, en les isolant
comme signifiants-maîtres, en découvrant leur inclusion dans le fantasme et leur

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prise dans lalangue, en révélant leur valeur de fiction, mais aussi de jouissance, en
ajoutant de nouveaux noms grâce à l’acte créationniste de l’analyste, l’analyse
nomme. Le nom propre, bien évidemment, n’échappe pas à ce traitement.
Il fallut une première et longue analyse pour mettre à jour les signifiants-maîtres,
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défaire les identifications, construire, puis réduire le fantasme à une formule,


« Mourir pour être désirée », déclinée en « Disparaître pour l’Autre ».
La toute première séance de la seconde analyse va amorcer de manière fulgurante,
à partir du nom propre, la déclinaison des noms apparus dans l’expérience. Le sujet,
pour se présenter, rapporte à l’analyste l’événement de nomination qui la divise :
derrière « Sonia », se cache « Dominique ». Ce nom, apparu à l’occasion d’une
moquerie paternelle, a introduit un vacillement, un « qui suis-je ? », aussitôt décliné
en un « qui suis-je pour l’Autre ? » La moquerie elle-même, véritable morsure signi-
fiante sur le corps, imprimera une marque indélébile sur laquelle viendront résonner
toutes sortes de bévues issues de la lalangue. Si le prénom caché porte une couleur
de honte dès l’enfance, l’âge adulte lui ajoute celle de l’imposture. Chaque démarche
officielle fait apparaître la tache, met à nu la division structurelle.
« En somme, vous êtes un mensonge ambulant », interprète l’analyste. C’est une
nouvelle nomination qui redouble le couple signifiant Sonia / Dominique et le repré-
sente en désignant la jouissance contenue dans le nom propre : c’est son nom de
mensonge, qui fait apparaître « la vérité menteuse ».
« Le nom le plus propre est l’insulte, en tant qu’elle vise quelque chose du réel chez
l’Autre », disait J.-A. Miller lors du séminaire de Barcelone4. Ici, le prénom Domi-
nique a la structure de l’insulte. L’interprétation, proférée à la manière même de l’in-
sulte, démasque le réel en touchant au plus intime du sujet ; comme la moquerie du
père, elle apparaît ravageante l’espace d’un instant, avant de se transformer en bon
mot, qui va relancer l’analyse. L’analysante sait qu’elle vient pour être découverte. La
suite de l’analyse révélera que ce double prénom est la cachette même du sujet : l’ana-
lysante s’y est logée, a joui d’être dans cette cachette, qui a des accointances avec les
coordonnées de sa naissance et son fantasme. Elle s’est cachée dans l’écart même

3. Briole G., « Cette blessure, là », La Cause freudienne, no 77, février 2011, p. 175-182.
4. Miller J.-A., « Le séminaire de Barcelone. Lacan avec Joyce », La Cause freudienne, no 38, p. 13.

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Actualité de la passe

entre deux prénoms dont l’un cache l’autre. Ce sujet qui déteste mentir pour cause
de mensonge structurel, de naissance, jouit à son insu du mensonge contenu dans la
double nomination, aux commandes de la construction du fantasme. Si le fantasme
a supporté une série d’identifications reconnues bien plus tôt par l’analysante, dont
celle, centrale, à l’enfant qui va mourir, un trait reste voilé, qui porte sur l’écart même
entre ces deux noms. C’est un nom de l’indicible. La marque singulière et honteuse
signale la blessure féminine structurelle, et au-delà, la béance du langage.
L’interprétation peut dissoudre la douleur, mais ne peut guérir la blessure qui est
de structure ; à l’inverse, elle la révèle. Cette nouvelle nomination aura des effets sur
la suite de la cure jusqu’à son terme, grâce à deux autres interprétations majeures qui

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en dévoilent les enjeux après-coup. La conclusion de l’analyse puis la passe ordon-
neront tout cela.
L’une des interprétations, « Je vais vous apprendre à regarder dans les yeux »,
surgie d’un rêve, a permis d’isoler l’objet regard que l’analysante gardait précieuse-
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ment, spécialement pour se cacher. Elle ne prendra sa véritable valeur de coupure


qu’une fois rapportée à l’analyste, faisant chuter l’objet regard et du même coup,
céder l’angoisse, jusque-là inaltérable. La cachette est une nouvelle fois touchée, lais-
sant le sujet complètement à découvert et dénudant l’horreur de savoir.
Il faut ce contexte pour produire le rêve de fin qui fait apparaître crûment le
manque dans l’Autre : l’analysante doit subir une opération qui consiste à ouvrir le
couvercle de son crâne pour en extraire quelque chose, le fin mot, se dit-elle, mais
quel est-il ? Lui revient qu’elle a ramassé des coquillages et parmi eux des ormeaux,
pour les exposer, sous forme de tableau, sans leurs coquilles, au public de l’École.
L’apparition de ce signifiant incongru, « ormeaux », qui présente d’abord sa face
hideuse, mollusque dénudé et répugnant, va se décliner en or-mot, le mot en or, le
mot précieux et son envers, « mort », signifiant-maître contenu dans la formule du
fantasme, et jusqu’aux « hors mots », qui, comme j’ai pu dire, le rendent dérisoire,
faisant exploser le mot lui-même et rendant vains tous ces mots auxquels le sujet s’est
accroché, notamment dans son analyse.
On peut considérer la venue du signifiant « ormeau » comme une création de
l’analyse, un nouveau nom dont la particularité est son immédiate dissolution par
l’équivoque qu’il met justement en évidence. Le sujet se retrouve délogé de sa place
de gardienne des mots bien sages et bien à leur place, comme j’ai pu les qualifier.
Contrairement à ce que semblait annoncer le rêve pour mieux se retourner, il n’est
pas de fin mot, pas de signifiant qui puisse nommer le sujet une fois pour toutes, pas
de signifiant qui dise tout de la vérité, ni tout de la jouissance. « Les ormeaux » font
plutôt valoir la chute des signifiants-maîtres, cette chute entraînant avec elle le
nouveau signifiant devenu aussitôt caduc. C’est un signifiant-météore qui fracasse,
disparaît et précipite la fin de l’analyse.
L’analyste dit à l’analysante : « vous voulez finir », ce à quoi elle réplique en riant :
« pas aussi bêtement ». Nouvelle réplique de l’analyste : « écrivez sur la peur d’être
bête ». Cette interprétation va faire apparaître que la fonction même de l’écriture a

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Soirée des AE sur la nomination : Sonia Chiriaco

pour ce sujet une valeur de cachette. En se connectant aux deux précédentes,


« mensonge ambulant » et « je vais vous apprendre à regarder dans les yeux », l’in-
terprétation fait définitivement sortir le sujet de sa cachette. C’est encore une nomi-
nation, « celle qui a peur d’être bête », et une nomination qui se défait, en montrant,
comme l’a dit Lacan, que c’est le signifiant qui est bête. Elle touche par ricochet
lalangue de la petite fille, son rapport à la moquerie paternelle, son inscription dans
le langage. Le texte qui en découlera comme une réponse portera sur la faille même
du langage dont elle est l’effet, comme tout sujet.
Il aura fallu que tout cela s’ordonne et s’articule, pour que se produise la désarti-
culation de la fin. J’ai montré dans mes témoignages comment le nouage entre le

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symptôme, le fantasme et l’objet regard, le couple signifiant Sonia / Dominique,
l’angoisse, s’était révélé à l’instant où il se défaisait. Le nom propre a priori indé-
chiffrable, hors sens, ne peut mentir, sauf à devenir, selon les circonstances, nom
commun. Ici, il peut aussi bien être traduit par cacher / montrer, qui a la même
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structure que le fantasme. Il aura fallu traverser tout le parcours de l’analyse pour qu’il
découvre véritablement cette fonction de condensateur de jouissance.
La jouissance de l’écriture apparaît comme un reste du symptôme et du fantasme.
C’était à la fois une protection contre le réel, mais aussi une chape écrasante. L’ana-
lyse en a changé la visée. On a vu comment le signifiant « ormeau » était venu arra-
cher les dernières défenses de l’analysante, lui montrant que c’était bien l’équivoque
qui désormais gouvernait. Les mots ne peuvent plus servir de cachette au sujet :
devenus « hors mots », ils se rient des mots bien sages et bien à leur place, ils ne sont
plus des refuges, mais désignent aussi bien le hors-sens. « Après cette rencontre, a
commenté É. Laurent, on est en effet soumis au régime de l’équivoque généralisée »5.
Je dirais volontiers que c’est l’équivoque incurable qui est dénudée, l’équivoque que
le sujet a longtemps essayé d’éviter pour cacher la béance, tout en se précipitant dans
l’analyse pour la dévoiler. La fin de l’analyse a dissous la cachette en montrant qu’elle
était vide, mais n’a pu dissoudre l’écriture qui est un mode de jouir dont le sujet se
servira désormais autrement.
Transmis aux passeurs il y a quelques années, au moment même de cette sortie
fulgurante de la cachette, ces éléments n’avaient pas conduit à une nomination. La
sortie resta donc discrète. Une « seconde fin » plus récente, produite par des événe-
ments contingents, a fait retour sur le hors-sens et vérifié après-coup la fin de l’ana-
lyse et ce rapport incurable du sujet à l’écriture et au langage. C’est la réconciliation
avec lalangue qui a permis à l’écriture de sortir de la clandestinité. Un peu plus tard,
contre toute attente, l’analyste a proféré publiquement une nouvelle interprétation,
« AE invisible », autre nom bien éphémère, puisqu’il a aussitôt transformé l’invisible
en son contraire et a reconduit le sujet vers la passe.
La nomination d’AE change la donne, car elle incite à transmettre à l’École ce qui
s’est défait grâce à l’analyse. Cette fois-ci, sans renoncer à écrire, c’est la voix, nouée

5. Laurent É., « L’impossible nomination, ses semblants, son sinthome », La Cause freudienne, no 77, février 2011,
p. 82.

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Actualité de la passe

au corps et à lalangue, qui se lance vers l’École. AE est encore un nom transitoire, qui
s’ajoute à la série en emportant avec lui la déclinaison des noms apparus dans l’ex-
périence ; la nomination d’AE montre, à partir du travail qui en découle, le point de
fuite que comporte l’équivoque et qui oriente la position de l’analyste, elle révèle
que non seulement l’analyse a une fin, mais aussi une perspective infinie.

Éric Laurent — Vous avez très précisément centré votre exposé sur une prédication
qui eut lieu d’emblée. Cela nous a permis d’entendre que l’analyste peut dire à l’ana-
lysant « vous êtes ceci », alors que lui-même, par son expérience même, ne croit pas
à l’être, et comment un tel énoncé résonne dans l’analyse. C’est le point sur lequel

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joue votre travail, où le « vous êtes ceci » et l’interprétation nomination comme
prédiction auto-réalisatrice se conjoignent, lorsque l’analyste vous dit qu’il va vous
apprendre à regarder dans les yeux. En réalité, ce prétendu apprentissage se réduit à
cette seule phrase qui, dans l’énoncé / énonciation qu’elle comporte, vise ce dont il
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s’agit, à savoir cacher / montrer. Une telle phrase est de l’ordre du « je déclare la
guerre » : c’est un énoncé auto-réalisateur. En le disant, en effet, l’analyste enseigne
ce qu’est « apprendre à regarder dans les yeux ».

Sonia Chiriaco — D’autant plus que c’est l’analyste du rêve qui dit cela.

Éric Laurent — Oui, c’est vraiment ce qui fait bien voir que l’interprétation n’est
pas répartie entre les énoncés de l’analysant, ce qui serait le langage-objet, et l’inter-
prétation de l’analyste, qui serait le métalangage que justement il n’y a pas. Il y a de
l’analyste dans les rêves des analysants, et il y a la façon dont l’analyste se situe pour
provoquer l’interprétation côté analysant.

Sonia Chiriaco — Après que j’ai raconté cet épisode du rêve, l’analyste m’a dit :
« Maintenant je comprends pourquoi je vous ai gardée en face à face. »

Éric Laurent — Cela montre bien que l’analyste et l’analysant sont du même côté par
rapport à l’inconscient. Comme vous le dites très bien, le nom peut être traduit ; il
est aussi bien traduit par cacher / montrer, selon un usage très particulier, ici, de ce
qu’on appelle un nom, puisque, par une équivoque syntaxique, ce qui fonctionne
comme un nom fonctionne comme un verbe : cachermontrer, verbe bizarre, au
demeurant, néanmoins verbe, car il s’agit là d’une action. Vous parlez du « nom dit
de jouissance » car, quand on approche de la fonction dans le fantasme, le nom est
aussi bien un verbe, d’où l’équivoque syntaxique. Je soulignerai pour terminer la
façon dont l’écriture vient à la fin, alors que vous extrayez du trésor des signifiants
l’ormeau, équivoque marquant qu’il n’y pas plus de dernier mot que de fin mot.
Alors, on ne peut plus que se dire que le signifiant est bête et l’analyste, lui, ne se
démonte pas : « Très bien, écrivez sur l’affect d’angoisse que provoque en vous la
bêtise du signifiant ». L’écriture prend alors le relais, comme expansion de ce moment

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Soirée des AE sur la nomination : Bernard Seynhaeve

de fin. Vous dites que quelque chose d’incurable se fait entendre, comme le vers de
Mallarmé vient « rémunérer le défaut des langues », et l’on voit comment le mot, à
la fois or et déchet, passe le témoin à l’écriture, qui est une position particulière. Il me
semble que B. Seynhaeve désigne à la fois le même point, tout en faisant apercevoir
une autre facette.

Bernard Seynhaeve — En effet, il n’y a jamais eu dans mon cas une désignation de la
part de l’analyste du type « vous êtes ceci ». Ce qui m’a profondément ébranlé, c’est
quand il m’a dit : « voilà, c’est pour cela que Lacan a pu dire que le vrai catholique
est inanalysable, vous devriez écrire quelque chose là-dessus. »

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Éric Laurent — Il y a donc eu « Tu es un vrai catholique… mais c’est pour cela que
tu es celui qui dois faire apercevoir cela. » Je vous donne la parole.
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Nommer ce qui peut agrafer le nœud, par BERNARD SEYNHAEVE

Je voudrais introduire un différentiel entre « être nommé à… », qui implique


l’Autre, et « se nommer à… », qui implique l’acte du sujet. Je me propose pour cela
d’articuler la clinique au concept de sujet que Lacan amène dans son Séminaire XI,
en distinguant d’abord nomination objective et subjective et en les rapportant aux
deux temps de la cure : son début et sa fin.
Vers une nomination conclusive
Dans le processus analytique, j’ai fait valoir deux interprétations qui mettent en
jeu le désir de l’analyste : « que suis-je à ses yeux ? » L’une et l’autre n’ont pas eu les
mêmes conséquences.
La première a amorcé le sujet supposé savoir dans son appel à l’Autre. Elle a intro-
duit l’analysant dans un mouvement vers le savoir selon la modalité de l’aliénation.
Le rêve d’entrée de cure en a cristallisé l’énigme : « qu’est-ce que ça veut dire ? », et
cette question a mis en mouvement la chaîne signifiante avec ses formations de l’in-
conscient.
Au surgissement du désir de l’analyste, une question qui s’adresse au sujet supposé
savoir est venue répondre. On se situait alors dans le discours du maître, de l’in-
conscient ; mais le nom se trouvait déjà dans le matériel de ce rêve d’entrée dans la
cure, le S1 primordial qui surgit du refoulé et dont je m’emparerais plus tard pour me
nommer. Il s’agit de la lettre L que forme, dans le rêve, le couloir de la maternité.
Cette lettre – à entendre au sens de la missive autant qu’au sens de la trace de jouis-
sance – condense l’injonction de l’Autre : « occupe-toi d’elle », comme cela apparaîtra
à la fin de la cure.
La seconde interprétation, où se situe l’ourlet de la pulsion, s’inscrit sous les
auspices de la séparation. Elle met aussi en fonction l’objet a en pointant le x du
désir de l’analyste : « m’aime-t-il ? », mais les effets ne sont plus les mêmes ; il n’y a

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Actualité de la passe

plus « il me dit cela parce que… » qui renvoie à la supposition de savoir. La soif de
savoir a été étanchée. Je ne reviens pas sur la coupure dans le discours entre le signi-
fiant-maître et son recours au savoir dont j’ai déjà traité6, mais j’accommode main-
tenant, par-delà les signifiants-maîtres, sur le mode de jouissance isolé par cette
intervention de l’analyste – à savoir la jouissance qui noue le signifiant et le corps,
jouissance de l’inconscient, avec l’équivoque du génitif, subjectif et objectif. Je tiens
que c’est à ce moment que la défense a été touchée, lorsque le sujet supposé savoir
chute.
Ainsi, ce qui occupait la scène n’était plus que la pure présence de deux corps. Je
me suis aperçu que je ne venais plus à ma séance que pour jouir dans et de la

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rencontre du désir de l’analyste. Il y avait l’angoisse. J’étais angoissé.
C’est après cette expérience que surgit une nouvelle nomination, celle du pâté de
tête, qui se situa dans un effort de nommer l’innommable de l’être, de trouver le nom
qui permette de ponctuer la cure et de proférer que « c’est ça, c’est fini », sans la
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garantie de l’Autre, dans un dire performatif, selon la formule d’É. Laurent7. C’est
alors que la passe s’est imposée à moi, la passe en tant que traitement par l’urgence
de la coupure de la paire entre S1 et S2, mais aussi de la coupure analysant / analyste.
Une nouvelle paire devait être initiée et faire paire avec l’École pour partenaire.
La tentative de nommer ce qui noue le signifiant et le corps appelle néanmoins
la remise en route de la chaîne signifiante, qu’il fallait faire redémarrer pour vivre et
faire alliance avec la jouissance, en produisant du savoir. Une fois rencontré ce point
de nouage de la pensée à la jouissance du corps, il se fait qu’il devient possible de
quitter son analyste ; l’analyse personnelle se poursuit dans la modalité du néces-
saire. Entre S1 et S2, le désir de l’analyste s’est interposé, il a isolé S1 radicalement et
plongé l’analysant dans l’urgence. C’est cette urgence-là, telle que la définit Lacan,
qui m’a précipité dans le mouvement de la sortie de la cure et, au mouvement suivant,
dans la passe. J’ai fait valoir dans la passe 1 la modalité de la contingence, je fais valoir
aujourd’hui dans l’après-coup de la passe, la modalité du nécessaire. Sortie de cure
et passe 2 se sont présentées comme une nouvelle paire dont l’urgence constituait
l’avant-poste.
De se nommer à être nommé à
Ma « passe 2 » suivie de la nomination d’AE forme encore une nouvelle paire.
Avec la fin de mon mandat d’AE autre chose viendra, dont je vous dirai un mot, pour
faire une autre nouvelle paire. On passe, en effet, de la dimension de la contingence
– de ce qui cesse de ne pas s’écrire au moment de la passe 1, au moment où on a saisi,
où on est saisi de ce qui a fait pour soi rencontre contingente à la fin de la cure – à
la dimension du nécessaire : ce qui ne cesse pas de s’écrire. La rencontre contingente
introduit à l’urgence et relance ainsi la chaîne dans la modalité de la répétition.

6. Seynhaeve B., « Un dire qui ne se soutient que de lui-même », La Cause freudienne, no 72, novembre 2009,
p. 172-174.
7. Ibid., p. 176.

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Soirée des AE sur la nomination : Bernard Seynhaeve

Comment s’y prendre, comment m’y prendre après tout ça ? Avec les moyens du
bord, avec la nouvelle donne, S de (A/ ), la faille, avec la vérité menteuse, avec du
signifiant. Concaténer, forcément, décidément. Enchaîner S1 et S2. C’est dans ce
mouvement que s’est inscrit Le nom qui pour moi fut fondamental, la lettre L déter-
minante. L noue le signifiant au corps. J’isolais la lettre L, le nom qui noue langage
et corps sexué prélevé dans la missive même qui présida à l’union de mes parents :
« occupe-toi d’elle ». Dans le processus analytique, je souligne cette nomination
singulière, fruit mûr qui tombe de la cure, nouage du signifiant au corps.
Cette lettre L, surgie de l’inconscient au moment du rêve d’entrée dans la cure,
alors perdue dans le flot de la chaîne inconsciente, énigmatique, je l’ai isolée comme

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élément contingent, au temps de la passe 1, en tant que nom du nouage du corps à
l’inconscient. Je l’isolai lorsque la pulsion, dans son mouvement de rebroussement,
revint sur le corps. Cette lettre L ne constitue pas seulement une identification, un :
« tu es cela », mais plutôt un : « je souis cela dans mon corps » où le symptôme se noue
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au fantasme.
Or cette nomination relève – c’est ma thèse – de ce qui agrafe le nœud. La nomina-
tion de ce L majuscule survient dans la modalité de la contingence, mais booste le sujet
dans la modalité du nécessaire. Cet acte de sortie de cure fut suivi de sa conséquence,
une nomination, AE de l’École Une. Ce développement me conduit donc à faire une
différence entre ce qu’on définit comme être nommé à… et comme se nommer à…
Si l’on prend la question qui est mise au travail ce soir à partir des développe-
ments que fait Lacan sur la pulsion, soit le rebroussement grammatical opéré par le
passage relatif à l’objet du faire au se faire, je note qu’on assiste au même rebrousse-
ment grammatical dans la cure analytique en ce qui concerne la nomination. Soit le
renversement grammatical que je situe dans le passage de être nommé à… à se nommer
à…, renversement que je situe à la fin de la cure. Je relève par exemple que l’attri-
bution de mon prénom s’est faite au lieu de l’Autre. C’est la toute première nomi-
nation de l’Autre. Dès mon plus jeune âge, j’ai articulé mon prénom au désir de
l’Autre qui se dissimulait dans la missive de mon oncle. J’ai subverti mon nom en
mariant mon manque à celui de l’Autre parental et en articulant mon symptôme à
mon fantasme selon la modalité névrotique. Je soulignerai que c’est l’Autre dans cette
logique qui nomme à… Par cette nomination, le sujet advient dans ce rebroussement
grammatical en tant qu’il consent à se faire un nom du nom dont l’Autre le nomme.
Il lui faut, en effet, trouver à le compléter par l’histoire qui se noue au corps.
Par ailleurs, la nomination d’un AE est une interprétation de l’École qui fait
mouche pour l’analysant, mais aussi pour les Uns que la communuauté forme. Pour
l’analysant autant que pour l’École, la nomination de l’AE attend son complément.
Il y a un x dans cette nomination à…, nommé à x, l’x du désir de l’analyste de l’École,
qui ne suppose pas le savoir de l’histoire, ce x n’attend plus que soient produits les
signifiants de l’histoire. L’École n’attend pas de l’AE qu’elle a nommé qu’il se taise ;
elle attend ses mots et ses actes ; elle attend aussi que sa parole soit performative ; que
l’acte fasse advenir un nouveau sujet supposé savoir.

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Actualité de la passe

Être nommé à… par l’Autre se distingue de se nommer à… La nomination par le


jury de l’École n’est pas la même chose que la nomination qui vient de l’inconscient
du sujet, pour se désigner lui-même. Cette nomination s’écrit dans sa forme réfléchie,
se nommer à…, comme elle l’a été pour moi avec la nomination de la lettre L. Dans
le Séminaire XI, Lacan fait cette distinction à propos de la pulsion. Je la reprends ici
à propos de la nomination. Dans la formulation se nommer à…, l’intention n’est
plus attribuée à l’Autre. L’acte de nommer est posé par le sujet. Se nommer L s’ins-
crit dans le mouvement même de la chute du sujet supposé savoir, lorsqu’il n’y a plus
le recours vers l’Autre. C’est ce à quoi se réduit alors le sujet. Ce L – c’est L – est le
nom qui se marie au réel et que le silence de l’analyste, son désir, sa pure présence,

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permet de révéler. Je voudrais aussi faire remarquer que ce nom, singulièrement, a
toutes les propriétés de l’écrit, la lettre L. Cette lettre nomme ce qui constitue la
marque de la jouissance sur le corps. Toutes ces nominations attendent leurs complé-
ments. La nomination plonge le sujet dans l’urgence à dire. La lettre L, proférée dans
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le silence de la solitude radicale, attend son complément hors du dispositif analytique,


sans la présence de l’analyste. Cette nomination de la passe 1 dans la cure attendait
son complément. Ce fut la passe 2, suivie de la nomination d’AE. Tout cela aura été,
puisque je termine mon mandat d’Analyste de l’École.
Je continue de vivre, je poursuis maintenant dans la répétition, m’appuyant sur
ce que la passe m’a enseigné et que mon enseignement a rendu possible. D’outre-
tombe, la voix se détache aujourd’hui sur le fond du silence de l’analyste : « Occupe-
toi d’L ». Après son détour par la cure, la pulsion se réfléchit sur le sujet : il me faut
m’occuper d’Elle à présent, de l’École, de la psychanalyse. Prenant appui sur L, je
m’adresse à l’Autre, je m’adresse à vous ce soir.

Éric Laurent — Vous avez accompli un véritable tour de force en bouclant la série de
vos témoignages sur un point ; en présentant la façon dont vous vous adressez à
l’École, vous avez accentué une tension centrale entre la nomination et la nomination
à, dont vous faites un usage particulier. On oppose classiquement la nomination
comme nomination à tout faire et la nomination à faire quelque chose, soit le Nom-
du-Père, qui permet au sujet d’affronter toutes les significations, et ce qui passe par le
fantasme de la mère, lequel nomme à. Vous faites valoir une autre opposition entre être
nommé à et se nommer à, subversion qui me semble liée à la façon dont le discours de
l’Autre s’est présenté pour vous. En effet, vous commencez et vous terminez votre
exposé sur la voix qui se détache : « occupe-toi d’elle ». Le discours de l’Autre ne vous
a pas dit : « vous êtes elle » – cela aurait eu d’autres conséquences pour le sujet – mais
« occupe-toi d’elle », dont vous avez donné une version, une interprétation qui est
« occupe-toi de l’École », sur le modèle « occupe-toi de la psychanalyse », « occupe-
toi de tes oignons ». Ici, « occupe-toi d’elle » est, en un sens, entre la nomination et
la nomination à ; il a fallu desserrer cette nomination à et en faire une nomination, pour
que l’effet de rebroussement puisse se produire ensuite : de ce « tu es cela » qui n’est
pas un être, mais un commandement d’« être cela » – cela qui s’occupait d’elle – à un

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Soirée des AE sur la nomination : Patricia Bosquin-Caroz

« je suis cela ». Dans le jeu entre la nomination et la nomination à que vous avez
construit, on peut lire un des parcours possibles de ce qu’a été votre analyse.
L’écriture s’y présente à l’envers de ce qui a lieu chez S. Chiriaco, pour qui l’écri-
ture, à la fois très marquée et valorisée dans le discours familial préalable, resurgit en
fin d’analyse comme une autre écriture : ce n’est plus l’écriture du savoir de tous les
livres, mais une écriture sans garantie, au défaut de l’angoisse de l’analysante : « écris
là-dessus, à partir de cela. » Au-delà de l’ormeau, il y a l’écriture sans garantie. De
même chez B. Seynhaeve, le L, très condensé puisque c’est le nom de la lettre même,
n’est pas une expansion qui va rémunérer le défaut des langues : « occupe-toi d’L, c’est
comme cela ». En un sens, c’est cette réduction ; pour autant, le L que vous retrouvez

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à la fin n’est plus le même que celui du début. C’est un L qui ne se définit plus par
rapport au commandement du signifiant-maître : « tu t’occuperas d’elle », comme
cela traverse les générations – vous avez fait valoir à quel point c’était prégnant. À la
fin, le L est quelque chose qui relève de vous, et non plus de ce qu’a été votre traversée
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de cette histoire ; c’est de ce reste-là qu’il faut s’occuper. C’est un autre statut de
l’écriture, bien qu’il condense tous les effets de signification et d’être ; aussi, la formule
que vous avez donnée me semble très adéquate : « ce qui agrafe le nœud », c’est que
l’écho du signifiant dans le corps fait marque, écriture, tampon. C’est ce qui ressort
le plus clairement et permettra le développement de cette traversée même.

Vers l’indicible…, par PATRICIA BOSQUIN-CAROZ

Dans une psychanalyse, on parle à un Autre dont on attend quelque chose. Je


cherchais depuis longtemps des réponses à mes questions, surtout à celle qui me
taraudait et qui concernait la féminité. J’attendais que l’Autre me réponde. Ainsi,
j’allais faire répondre l’inconscient et sa puissance nominative, ensuite l’analyste lui-
même. À cet égard, je reprendrai quelques-unes des nominations qui ont jalonné du
début jusqu’à la fin mon parcours analytique. Qu’elles soient issues du discours analy-
sant ou des interprétations de l’analyste, je tenterai d’en situer leur valeur de réponse.
Ces nominations ont pris différentes valeurs au cours de l’analyse. Dans un
premier temps, elles ont servi au repérage des identifications majeures du sujet, dans
un deuxième temps au desserrage de celles-ci, et enfin au serrage d’une jouissance
singulière8.
Une nomination inaugurale
Quand je me suis présentée à mon premier analyste, j’étais comme immergée
dans un bain informe de jouissance œdipienne. Une première interprétation allait
mettre en forme le symptôme et me permettre de lire les formations de l’inconscient.
« Nous ne sommes pas dans une église », avait déclaré l’analyste. Par ces mots, il

8. Mon propos prend appui sur le dernier travail d’É. Laurent portant sur cette question de la nomination et publié
dans le précédent numéro de La Cause freudienne.

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Actualité de la passe

venait de faire deux opérations. Tout d’abord, il avait désigné un espace, plus propice
à libérer la parole associative que celui de l’église. Ensuite, par ce nom « église », il
indexait une forme de croyance religieuse qui colorait déjà mon lien transférentiel.
Effectivement, il en avait été ainsi de mon rapport au père.
Cette première nomination, église, me permettrait de lire les formations de l’in-
conscient et d’ordonner la série des identifications, jusqu’à la mise au jour d’une
identification idéale au christ sacrifié, support de l’identification au père châtré, puis
de mon choix amoureux. Il fallut, d’abord, repérer l’identification virile au père, dont
je m’étais soutenue dans mon rapport à un premier partenaire amoureux. Les
contours de celle-ci se dessineraient, au fur et à mesure que se déposeraient dans la

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cure, à la façon des petits cailloux qui tracent un chemin, les premières balises iden-
tificatoires imaginaires.
Des noms communs
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Au décours d’un rêve, je me réveillai affublée d’un énorme phallus, ou encore,


engoncée dans un costume trop grand pour moi. Je me souviens aussi d’une inter-
prétation de l’analyste qui allait révéler la face cachée de cette identification. Alors que
j’associais librement, je m’interrompis au milieu d’une phrase et dis : « Je passe du
coq à l’âne ». « Qui est le coq ? », interrogea l’analyste. Ces noms communs, produits
des formations de l’inconscient, indexaient le « faire l’homme » du sujet, mais aussi
son envers. Le costume du père n’était qu’artefact, habillant la privation féminine
qui avait pris la forme du « ne pas être » à la hauteur de l’idéal du sauveur incarné
par la figure paternelle. Sur le terrain phallique, je m’éprouvais d’emblée battue
d’avance. Plus l’identification au père se cernait dans la cure, plus se révélait ce qu’elle
voilait, et l’affect de dépression qui l’accompagnait se dénudait. La gêne de parler en
public s’éclairait aussi. J’étais prise en flagrant délit d’habiter un costume trop grand
pour moi.
Ces noms, costume (trop grand), phallus (énorme), coq – petits cailloux
se détachant de la chaîne signifiante et pointant l’identification virile du sujet –
étaient aussi pavés dans la mare soulignant, par leur portée métaphorique et
équivoque, le côté mal endossé de la virilité. Issus du travail de l’inconscient, ces
noms en révélaient du même coup sa puissance nominative, forçant la levée du
refoulement.
Un nom d’Idéal
Il fallut pourtant des tours et des tours, pour que le nœud œdipien se desserre et
qu’apparaisse l’identification phallique à la femme sacrifiée qui se logeait sous l’iden-
tification idéale à la figure christique. Ce nom d’Idéal avait pris une valeur d’insigne,
condensant à la fois l’identification au sauveur et la jouissance du sacrifice phallique,
support du fantasme « une femme est battue » : enfant, la passion du Christ avait
laissé au sujet l’empreinte d’une rencontre fascinante avec la jouissance fantasma-
tique d’être battue. Cette jouissance sacrificielle marquerait dorénavant mon rapport

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Soirée des AE sur la nomination : Patricia Bosquin-Caroz

au père et aux hommes. Avec ce repérage des identifications et l’aperçu pris sur un
mode de jouir sacrificiel, j’entrai dans l’École par la passe.
Un usage singulier de la nomination
Aujourd’hui, à partir du point de perspective de la fin de l’analyse, je qualifierai
ces premières nominations de métaphoriques, au sens où elles fonctionnent sur un
mode substitutif surmontant la jouissance. Elles identifient déjà un mode de jouir du
sujet, ici sacrificiel, et permettent, par leur effet de révélation, certaines mutations
subjectives. En revanche, au regard de la jouissance impossible à négativer, elles ne
sont que digues ou remparts, vaines tentatives de domestication. Ces identifications,

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qui s’isolent du fait du brassage répétitif des signifiants particuliers de l’histoire, sont
donc à différencier d’autres noms ayant davantage une valeur d’agrafe et de serrage
d’une jouissance singulière.
Du second parcours analytique, je retiens surtout l’usage surprenant que l’analyste
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a fait de la nomination ; j’en compare la portée à celle d’un missile atteignant sa


cible. Souvent ces nominations étaient précédées d’un : « vous êtes ». Vous êtes ceci,
vous êtes ça ! Il est nécessaire d’en distinguer les effets : il y a d’abord la nomination
qui diffracte, qui souffle, qui dégonfle, qui pulvérise, ensuite celle qui serre, qui
agrafe, qui épingle.
Une nomination qui diffracte
Lors de la première rencontre avec l’analyste, alors que je lui faisais part d’un
premier parcours analytique, il eut cette intervention décisive – « Mais bien sûr, vous
êtes ce jeune homme mis à mort ! » – qui produisit un soufflage instantané du
rempart fantasmatique, dénudant du même coup la jouissance sacrificielle que je
tirais d’une identification idéale, la figure christique. Ensuite, alors que j’évoquais
mon partenaire symptôme dont je disais souffrir, il énonça : « Je le connais votre
mari : massif ». Là, l’analyste avait même joint le geste à la parole, en donnant corps
au mot, puisque tout en parlant, il avait dessiné les contours de son propre corps.
Ces nominations ne servent plus ici de balises, de repères identificatoires. Elles ont
au contraire pour fonction de les desserrer, de les faire chuter afin de dénuder la
valeur de réel du symptôme. La nomination « jeune homme » fait déconsister la
brillance phallique qui sert d’appui au fantasme. La nomination « mari massif »,
incarné par le geste de l’analyste, dégonfle, par l’effet comique produit, le drame du
non-rapport sexuel.
Finalement, ces nominations auront surtout pour conséquence d’isoler une jouis-
sance singulière, celle que j’ai dénommée dans mon premier témoignage, « la douleur
de l’écorchée vive ». Par cet usage de la nomination, l’analyste donnait l’orientation
de la cure vers le sinthome. Dès lors, il n’y avait plus aucune Aufhebung de la jouis-
sance à attendre ; plutôt s’agissait-il d’en trouver un maniement plus satisfaisant, un
savoir y faire qui implique, non une négativation, mais au contraire, une positivation
de la jouissance. C’est ce sens joui dramatique que déjà l’analyste faisait virer au

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Actualité de la passe

comique. À ce titre, ces nominations inaugurales présageaient aussi de la fin de l’ana-


lyse, qui s’achèverait sur une désactivation du drame qu’avait charriée avec elle, depuis
l’enfance, la langue maternelle.
Une nomination qui agrafe
Une fois tombée la chasuble sacrificielle, la répétition d’un mode de jouir
pulsionnel qui infiltrait la parole analysante s’actualiserait. Je dégagerai ici deux
nominations de l’analyste que je qualifierai de culminantes, en tant qu’elles fonc-
tionnent sur le mode de l’injure que Lacan qualifie de pic de la parole. La première,
« vous êtes l’objet perdu de votre père », viendrait ponctuer l’émergence d’un

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souvenir infantile, dans lequel le sujet restait captif du regard du père fixé sur l’en-
fant, suspendu au-dessus du vide : regard fasciné, mais aussi courroucé du père,
convoqué sans cesse dans la pantomime amoureuse ; mais le culmen de la nomi-
nation allait être celui que j’ai déjà accentué en plusieurs occasions. Il s’agit de l’as-
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sertion : « Vous êtes la première bouffeuse d’émotions rencontrée dans la


clinique ! » Ici, à nouveau, l’analyste avait joint le corps à la parole, en mimant la
morsure et les griffes d’une chauve-souris insatiable. L’effet immédiat que procura
cette jaculation incarnée fut celui d’une extraction de jouissance, une mise
hors corps de la jouissance vorace, par la corporisation de celle-ci, selon le terme de
J.-A. Miller. Là, il ne s’agit plus d’un desserrage, d’un dégonflage des identifi-
cations, mais bien plutôt d’un serrage d’une jouissance singulière. « La bouffeuse »
est une nomination qui agrafe le mode de jouir oral du sujet tout en faisant trou
dans l’opacité d’une jouissance.
Le nom de « bouffeuse » ne va pas sans son complément, bouffeuse d’émotions.
La boucle était bouclée, celle d’une bouche se refermant sur son drame, qui avait
habité la langue maternelle, et qui m’avait imprégnée jusqu’au point d’implorer le
père, ensuite l’homme aimé et, enfin, l’analyste pour qu’il en réponde. J’allais ainsi
jusqu’à le faire vibrer avec mes larmes et tourments. Le « faire vibrer » s’isolait comme
ayant été ma façon de répondre à l’impossible à dire, à nommer, à répondre de l’Autre
jouissance. Le silence se fit alors entendre dans la séance, silence qui me donnait le
vertige. Silence qui ouvrait sur un vide, un trou béant, celui qui m’avait aspirée dans
mes cauchemars d’enfant.
Pourtant, ce n’était pas encore la fin du parcours. Je fis encore quelques tours
avant que ne se désactive le sens joui du symptôme, jusqu’au surgissement, dans un
rêve, d’un insupportable impossible à nommer, un indicible logé dans la voix mater-
nelle. Celle-ci indexait la présence de la jouissance féminine, qui avait fait d’une mère
désinvolte pas toute à ses enfants, une pas-toute. Le drame se désactivait, à la façon
d’une mine dont j’étais devenue le démineur, nouveau nom créé dans la cure, dési-
gnant cette fois le savoir y faire avec le symptôme. Il ne me restait plus qu’à plonger
dans le trou de la passe, selon la formulation d’É. Laurent, et de faire entendre ma
voix dans l’École.

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Soirée des AE sur la nomination : Éric Laurent

Éric Laurent — C’est aussi un parcours très convaincant, avec des interprétations
formulées sur le mode du « vous êtes… ». Comme B. Seynhaeve le remarquait, on
ne dit pas à tout le monde : « vous êtes ceci ou cela ». On voit comment dans une
configuration de structure, face à une certaine dispersion de la douleur, la nomina-
tion « vous êtes ceci » permet un certain repérage puis une manière de procéder.
Comme je le disais à B. Seynhaeve, dans son analyse, une sorte de « tu es ceci » s’est
néanmoins décanté – dans la mesure où l’on peut toujours rapporter ça à il existe x
tel que x, f(x). Il a montré que la fonction propositionnelle à laquelle le sujet était lié
doit être isolée dans l’analyse, que cette fonction soit un « tu es ceci » ou un « tu es
celui qui doit s’occuper de… »

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C’est aussi très parlant dans le texte de P. Bosquin-Caroz, où les nominations
métaphoriques qui s’approchent, mais ratent la rencontre avec la jouissance, s’op-
posent aux nominations qui la touchent, qui emportent ou déplacent quelque chose.
En donnant à cette opposition cette chair-là, entre la nomination métaphorique et
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les nominations rempart ou qui dérangent et soufflent la défense, on entend le final


du premier cours de J.-A. Miller de cette année9, quand il rappelait comment Lacan
savait faire entendre que le langage ce n’est jamais cela, c’est ce que je désigne : il y a la
nomination métaphorique en tant qu’elle ne fait que marquer la rencontre manquée
et puis, à un moment, le c’est tout à fait ça, soit ce qui vient déplacer quelque chose.
Ce n’est pas le « tout à fait ça » d’un plein, c’est le moment où la défense est dérangée :
ce qui faisait homéostase est rompu et brisé ; le régime normal de fonctionnement
est touché. C’est donc un « tout à fait ça » qui, loin de désigner une positivité pleine,
indique un moment de rupture ; les nominations qui servent d’abord au repérage des
identifications majeures du sujet, puis au desserrage de celles-ci, pour obtenir, enfin,
le serrage d’une jouissance singulière.
Je risquerais que ce serrage est marqué autour d’une pointe d’écriture chez
B. Seynhaeve, d’une écriture qui recouvre un vide chez S. Chiriaco, tandis que chez
P. Bosquin-Caroz, il enserre une jouissance singulière qui converge vers le point d’in-
dicible où elle dit : « le “vide”, “trou béant” qui m’aspirait ». Ce vide, c’est le trou
central du tore. On peut le qualifier de vide que va cerner tout le fil du langage qui
se déroule, en même temps qu’on peut l’appeler S(A/). On peut le nommer à la fois
comme vide et comme écriture. C’est aussi bien ce vide-là qui, pour B. Seynhaeve,
fait « agrafe du nœud », c’est l’effet de résonance majeure que l’on entend dans l’ex-
posé de S. Chiriaco, point où se nouent le vide central que tout langage va border et
le point d’écriture qui vient s’y ajouter, soit sous la forme du L, soit sous la forme de
S(A/).
À ce moment-là, il ne reste plus qu’à plonger dans le trou de la passe, selon l’ex-
pression de Lacan qui disait que le sujet peut présenter le déroulé de son analyse en
faisant monter sur la scène les personnages et les signifiants de son théâtre privé, mais
qu’il y a toujours le trou du souffleur, c’est-à-dire le trou d’où la voix surgit, comme

9. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne », leçon du 19 janvier 2011, publiée dans ce numéro.

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Actualité de la passe

telle, de l’Autre. Le trou du souffleur, c’est aussi bien la voix de la jeune Parque que
Valéry fait vibrer. Tel est le trou dans lequel il faut, en effet, plonger, sans autre
garantie que de pouvoir soutenir son énonciation. C’est ce qui fera la différence entre
ce vide-là et le trou qui vous absorbait dans le cauchemar d’enfance dans lequel, il y
a déjà, pourtant, ce point de défaut fondamental. Ainsi ce défaut s’aborde et se borde,
sans autre garantie que l’expérience de la traversée elle-même, qui permet de pour-
suivre plus loin. Anne Lysy va aussi ponctuer ce moment.

Des mots qui portent, par ANNE LYSY

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L’analyse est une « pratique de bavardage », disait Lacan dans « Le moment de
conclure »10. Ce mot de bavardage « met la parole au rang de baver ou de
postillonner », ajoutait-il, mais « cela n’empêche pas que l’analyse ait des consé-
quences ». Elle est un dire, et l’analyste devrait se rendre compte de la portée des
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mots pour son analysant. « Ce qu’il faudrait – dit-il encore dans la même leçon de
1977 – c’est que l’analyse, par une supposition, arrive à défaire par la parole ce qui
s’est fait par la parole. » « La portée des mots » : voilà une expression qui revient assez
souvent chez Lacan dans ces années-là. « Il y a des mots qui portent, et d’autres pas.
C’est ce qu’on appelle l’interprétation », dit-il à Nice en 197411. Il donne là à
l’interprétation une portée particulière. C’est un « dire qui a des effets » et qui va
« plus loin que le simple bavardage auquel le sujet est invité. »
Or, jusqu’où s’étend le pouvoir de la parole ? J’ai cité à plusieurs reprises ces
dernières années la question que Lacan pose dans son Séminaire « L’insu… » ; elle
avait sans conteste une résonance particulière pour moi, dans mon analyse et dans
ma pratique : si le réel comporte l’exclusion de tout sens, comment la psychanalyse
peut-elle opérer ? Car « notre pratique nage dans l’idée que non seulement les noms,
mais simplement les mots, ont une portée. Je ne vois pas comment expliquer ça. Si
les nomina ne tiennent pas d’une façon quelconque aux choses, comment la psycha-
nalyse est-elle possible ? La psychanalyse serait d’une certaine façon du chiqué, je
veux dire du semblant »12. Il en appelle alors à « un signifiant nouveau, qui n’aurait,
comme le réel, aucune espèce de sens. » C’est une question « extrême », dit-il, et « il
n’est pas sans portée que j’y sois introduit par la psychanalyse. Portée veut dire sens,
ça n’a pas d’autre incidence. Nous restons toujours collés au sens »13. Il conclut son
article sur Joyce sur le même constat : par rapport à la jouissance opaque du symp-
tôme qui exclut le sens, la psychanalyse ne peut que recourir au sens et donc « se
faire la dupe du père »14.

10. Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », leçon du 15 novembre 1977, « Une pratique de bavar-
dage », in Ornicar ? no 19, automne 1979, p. 5.
11. Lacan J., « Le phénomène lacanien », Les cahiers cliniques de Nice, no 1, juin 1998, p. 9-25.
12. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue, s’aile à mourre », leçon du 8 mars 1977, in
Ornicar ? no 16, automne 1978, p. 13.
13. Ibid., leçon du 17 mai 1977, in Ornicar ?, no 17/18, printemps 1979, p. 21 & 23.
14. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 570.

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Soirée des AE sur la nomination : Anne Lysy

Pourtant, il y a l’équivoque. Lalangue n’est pas le langage abstrait. Dans ce Sémi-


naire et ces conférences de 1975, c’est le mot d’esprit en tant qu’il équivoque qui
« donne le modèle de la juste interprétation analytique »15 ; ou encore la poésie, en
particulier la poésie chinoise qui est « effet de sens mais aussi bien effet de trou »16.
L’interprétation qui « en prend de la graine » pourrait « faire sonner autre chose que
le sens »17, dit Lacan, faire « résonner une signification qui n’est que vide », faire
résonner « le trou dans le réel qu’est le rapport sexuel », commente J.-A. Miller18. Le
« signifiant nouveau », auquel Lacan aspire, serait un autre usage du signifiant qui
aurait un effet de « sidération »19, qui sortirait du sommeil du sens et du jeu sur le
sens.

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J.-A. Miller interrogeait dans son cours ce que serait l’interprétation qui n’est pas
de la dimension de la vérité mais qui ferait « sonner la cloche de la jouissance »20, qui
aurait des effets sur la jouissance.
J’ai rencontré la question de la nomination dans mon analyse, sous différents
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modes que je tenterai d’ordonner en mettant d’un côté les noms, les noms reçus, les
noms donnés, les noms anciens et les nouveaux, dont le statut serait à préciser –
identifications, « dits premiers », injonctions, auto-reproches, injures, interpréta-
tions, nom propre, ou encore ce que j’ai appelé des « quasi-concepts privés »… –, et
d’un autre côté une sensibilité particulière à la question de la langue et à la chose
littéraire, où le bilinguisme et le désir des parents ont joué leur rôle, et qui sans doute
a fait résonner les propos de Lacan cités. Mais je la rencontre aussi après l’analyse ;
le témoignage de passe et l’élaboration attendue des AE me confrontent non seule-
ment à la question de ce que deviennent ces « noms de la scène analytique » après,
mais tout simplement aussi à celle de comment dire ce qui s’est opéré dans l’analyse :
comment se servir des noms qui se sont dégagés, sont-ils encore opérants, comment
en trouver de nouveaux…
Après avoir ouvert largement l’éventail de la question, je rétrécis fortement le
champ, je zoome sur deux points, en rapport avec la nomination, à savoir d’une part,
comment a opéré l’interprétation inoubliable « vous êtes une coureuse ! », puis,
d’autre part, quel est le statut de ce « coureuse ». J’évoquerai, pour terminer, un point
qui concerne le témoignage et ce que j’ai appelé « des quasi-concepts privés »21.
« En somme, vous êtes une coureuse ! »
Dans sa forme, c’est un « vous êtes… », suivi d’un nom, c’est une attribution.
J’ai dit dans mon premier témoignage à quel point cette phrase lancée par l’analyste

15. Lacan J., « Le phénomène lacanien », op. cit., p. 9-25, p. 24 notamment.


16. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue, s’aile à mourre », leçon du 17 mai 1977, in
Ornicar ? no 17/18, op.cit., p. 21-22.
17. Ibid., leçon du 19 avril 1977, p. 15.
18. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Le tout dernier Lacan », enseignement prononcé dans le cadre du départe-
ment de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 28 mars 2007, inédit.
19. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue, s’aile à mourre », leçon du 17 mai 1977, op. cit., p. 21.
20. Miller J.-A., « L’économie de la jouissance », La Cause freudienne, no 77, février 2011, p. 146.
21. Lysy A., « Vouloir voir clair et jouir du sombre », La Cause freudienne, no 77, février 2011, p. 25.

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Actualité de la passe

m’a surprise et décontenancée. Elle a fait irruption, c’était comme un pavé dans la
mare, qui a fait des vagues. Comme dit Lacan, « l’interprétation n’est pas faite pour
être comprise, elle est faite pour produire des vagues »22. Le mot a d’abord retenti. Je
n’ai pas saisi tout de suite, mais cela m’a frappée, accrochée, comme quelque chose
d’étranger, même si le rapport avec ce que je disais dans l’association libre pouvait se
comprendre : je me plaignais (de façon répétée) de toujours courir et de m’épuiser.
C’était sans doute le fait même de le dire sous cette forme, « vous êtes… », comme
une affirmation plutôt que comme une question ou une relance, qui me surprenait,
voire qui me dérangeait – ce n’était pas a priori une injure, mais ça me revenait quand
même à la figure… Ce n’était pas un plus de sens, mais un épinglage ; l’usage du

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substantif ne décrivait pas, mais créait en quelque sorte aussi une réalité nouvelle. Je
m’y reconnus cependant, ce qui me fit rire. Mais ce n’est que plus tard que je réalisai
que c’était équivoque, ce qui faisait que « ça sonnait bizarre quand même »… La
coureuse, celle qui court tout le temps, n’était pas une coureuse d’hommes, et c’était
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justement ce qui lui faisait question et problème : son attachement indéfectible à


l’homme aimé. « Coureuse » introduisait aussi la sexualité là où elle était prétendu-
ment absente, ce qui était pour le moins paradoxal.
Cette interprétation ne resta pas isolée : une seconde toucha le même point et fit,
elle aussi, des vagues, qui donnèrent à « coureuse » un développement ; une série de
mots firent chaîne – énergie, vivante, vouloir, travailleuse, etc. – et pointèrent aussi
ce que ceux-ci tentaient de dire, une sensation indicible, qu’il me semble pouvoir
considérer comme un événement de corps.
Cette seconde interprétation, dans la même période, se fit sous la forme d’une
citation suivie d’un long commentaire. En sortant du bureau, l’analyste s’exclama,
reprenant mes mots, sur lesquels il avait coupé : « je déploie énormément d’énergie !
C’est vous, ça, c’est votre solution, votre façon de combler ce qu’il n’y a pas, votre
style… » ; un peu éberluée, je me disais « ah bon, ce n’est que ça », quand il ajouta :
« ce n’est pas une mauvaise solution ! » Encore une fois, moment d’étrangeté, de
décontenancement, avant d’éprouver que cela touchait juste : « c’est ça ! » Avec un effet
immédiat de vie et aussi de soulagement. Un réaménagement s’était produit : ce dont
je me plaignais, je le reconnaissais et je l’acceptais comme ce qui me satisfaisait.
Cette « énergie » n’est pas a priori une équivoque, c’est même un mot qui m’avait
l’air très banal ; d’où peut-être mon étonnement devant la disproportion entre ce
mot lâché comme ça et l’importance que l’analyste y donnait. Il a reçu son relief de
l’interprétation, qui a provoqué des vagues ; des noms de la prime enfance sont
revenus, des dits parentaux, autour de « la petite fille vivante » et « pleine d’énergie »,
me faisant remonter à ce qui me semblait mon plus ancien souvenir, qui n’était pas
un mot ou une scène, mais une sensation corporelle aux confins du plaisir et du
déplaisir, un « bouillonnement », un « ça pousse ». C’était cela qui toujours encore
me faisait courir.

22. Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, no 6/7, Paris, Seuil, 1976,
p. 35.

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Soirée des AE sur la nomination : Anne Lysy

Là non plus, une seule interprétation n’a pas suffi pour avoir effet de « rectifi-
cation subjective » – qui touchait ici une position par rapport à la jouissance : « c’est
ça qui me satisfait » (ou c’est quand je ne cours pas que ça ne va pas !). La coureuse
était sur la scène du transfert avec son analyste, elle réalisait qu’elle venait chercher
chez lui de l’énergie ; elle le lui dit (deux ans après la première fois !), et lui : « Ah !
l’énergie ! C’est autour de ça que tourne votre analyse ! » Cette force qui pousse dans
le corps, elle en situait donc la source chez l’Autre, comme un ballon branché sur un
soufflet, rendant impossible la séparation sans effondrement.
Les dernières années de l’analyse, avec ces interprétations, et à cause du mode de
présence de l’analyste, le corps devint présent et je découvris aussi une tout autre

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dimension du langage. Voir clair avec des mots devint être frappée par les mots. L’es-
thétique de la nomination mallarméenne qui me charmait – « Je dis : une fleur ! et
[…] musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »23 – fit
place au « chancre » du langage, au « motérialisme » lacanien des marques laissées par
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« la rencontre de ces mots avec son corps »24, de « ce qui arrive au corps du fait de
lalangue », définition que J.-A. Miller donne du sinthome comme événement de
corps25. Les mots qui portent sont aussi les mots qui frappent – cela va de l’auto-
reproche aux interprétations elles-mêmes. Ce sont les mots qui s’acoquinent pour
tramer le destin ; toutes les reconstitutions possibles de l’histoire échouent à rendre
compte de ce point, et aucun mot ne sera le bon ni le dernier pour le nommer.
Le « Faut y aller ! » propulsif de la fin – qu’on pourrait écrire avec des traits
d’union – est amputé du « il » de l’impératif impersonnel « il faut ». C’est « coureuse »
dégagé de l’Autre mortifère du « Pour qui tu te prends ! », c’est ce que j’ai appelé aux
Journées d’octobre un « vouloir acéphale »26. C’est un nom parmi d’autres pour dire
ce qui ne change pas. Malgré ce qui a complètement changé, par l’épreuve de la
déconsistance de la parole et le détachement du tuteur. Là encore, pour dire ce nouvel
état, un nom m’est venu dans la passe : une liane enroulée autour d’un vide… Pas
sans réminiscence mallarméenne d’ailleurs !
Des « quasi-concepts privés »
J’ai évoqué en octobre le travail d’élaboration après la passe, dans ce temps de
l’AE, et de mon usage de ce que j’appelais des « quasi-concepts privés »… « Si ce n’est
qu’ils ne sont ni éternels ni strictement délimités », avais-je ajouté27. Quand il me faut
écrire un texte, comme pour ce soir, au moment de rendre compte de ce qui a eu lieu,
je suis à chaque fois confrontée à un point d’innommable. Je me sers alors de
quelques noms qui ont eu une valeur particulière, des mots investis dans l’analyse,

23. Mallarmé S., « Crise de vers », in « Variations sur un sujet », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1945, p. 368.
24. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Le Bloc-notes de la psychanalyse, no 5, 1985, p. 5-23, notamment
p. 12 & 14.
25. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », La Cause freudienne, no 61, novembre 2005, p. 152.
26. Lysy A., « Vouloir voir clair et jouir du sombre », op. cit., p. 25-28.
27. Ibid.

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Actualité de la passe

devenus langue privée, mais ce sont des restes, et non la chose même. Ils permettent
de redessiner un trajet. Ils ont juste un peu de sens pour faire passer quelque chose.
Mais ils ne suffisent pas à continuer le chemin de l’élaboration.

Éric Laurent — Votre présentation fait résonner les dits de Lacan que vous avez sélec-
tionnés, dans cette première partie où, comme vous l’avez dit, vous avez largement
ouvert l’éventail de la question, pour vous centrer, dans la deuxième, sur un truc ; soit,
un bouquet de citations de Lacan qui parle de « pratique de bavardage », à quoi
s’ajoute que cela « met la parole au rang de baver ou de postillonner », indiquant
comment il faut payer de sa personne et y mettre des fluides. Comme dirait

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B. Seynhaeve, qui s’est retrouvé au début des rêves de son analyse dans des cloaques
divers, baver, postillonner, pisser, tout cela représente ce qu’il faut extraire de soi-
même. C’est le registre de la parole vécue ; la parole, c’est le fil de l’araignée, il faut
la baver, la sortir de son corps. Il ne faut pas la voir comme un truc qui vient de nulle
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part ou un machin cognitif tel que les cognitivo-comportementalistes voudraient


nous le faire gober. Ce n’est pas une fonction du cerveau qui pense, la parole, c’est
de la bave, un truc en nous, une cochonnerie qui émerge, et c’est quand elle arrive
qu’il faut parvenir à défaire par la parole ce qui s’est fait par la parole.
Alors l’analyste, bien qu’il sache que la parole c’est de la bave, va dire : « vous êtes
ceci, vous êtes cela » et « vous êtes tout à fait ça. ». Il va se servir de l’être, qui est vrai-
ment la rêverie des philosophes, et faire de la parole un usage trompeur, car seuls les
philosophes pensent que l’on peut contempler le monde et voir les êtres et les étant,
que tout cela se répond et qu’on arrive, en définissant des essences au moyen des
concepts, à fabriquer du cognitif transmissible.
Or, il n’y a rien de tel. La tromperie de l’analyste, pour la bonne cause, réside en
ceci qu’il va faire comme si la parole était cognitive, comme si on pouvait définir des
êtres alors que ce dont il s’agit, c’est de défaire par la parole ce qui s’est fait par la
parole. On va se servir de ce mode de la parole, c’est-à-dire se faire la dupe du père –
croire au sens, à toutes les essences et autres machins conceptuels ordonnés par des
signifiants-maîtres – on ne va s’en servir que pour mieux s’en passer à la fin, car, à la
fin, on retire le tapis. Tout cela s’est fait sur un certain tapis, l’opération a eu lieu et
quand le sujet a des points d’arrimage suffisants, hop, on peut lui enlever le tapis de
sous les pieds. Il passe, alors, par le trou – ce qui ne peut se faire que de la fameuse
bonne façon… Lacan évoque la poésie chinoise qui procède par le sens et par le trou.
Alors qu’avec les fonctions conceptuelles ou propositionnelles – disons le f(x), « tu es
x, f(x) » –, vous avez la logique d’Aristote en Occident, bâtie sur cet usage des lettres
et de la lettre ; dans la poésie chinoise cela passe par une autre logique, articulée à la
fonction de l’idéogramme ; non que celui-ci soit, comme les naïfs veulent le penser,
à la fois sens et une image du monde – souvenir supposé du premier pictogramme –
car ce que les premiers pictogrammes complexes donnent, c’est un trou dans le monde,
dans la mesure où ils traversent tout le langage. Ainsi, l’idéogramme, ni abstrait, ni
concret, est une traversée du langage, et le trou qu’il opère rejoint celui du souffleur,

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Soirée des AE sur la nomination : Guy Briole

lequel, chez A. Lysy n’est pas rempli de bave ou de postillons, mais plein d’énergie.
On y retrouve des échos de ce qui s’était présenté pour Mauricio Tarrab, à la fin
de son analyse, comme le « trou du souffle » : el soplo, qui était au début « le souffle
au cœur » dont sa mère craignait toujours qu’il ne lui arrive, par lui, quelque chose
et puis, à la fin, le « souffle d’un analyste », vraie figuration concrète de ce trou du
souffleur. Aussi bien peut-elle se dire « liane autour d’un vide ». Les différents exposés
de ce soir ont su donner vie à ce bouquet de citations de Lacan. Chacun a, si je puis
dire, bavé de la bonne façon sur chacune de ces citations afin de ne pas les laisser en
plan comme un dépôt du savoir de la psychanalyse. Vous avez, chacun, extrait
quelque chose de votre expérience qui est précieux et qui a fait vibrer la question

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dans l’auditoire. Je passe la parole à G. Briole, avant la conversation généralisée.

Guy Briole — Il n’était pas prévu que j’intervienne mais ce que j’ai entendu ce soir
de mes collègues me donne envie de tenter ici, avec vous, une petite improvisation.
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Dans ces exposés, des nominations qui venaient d’avant l’analyse et d’autres, qui se
présentaient pendant l’analyse ont été distinguées. Je pense qu’il y a entre elles une
certaine concordance, qu’elles sont de la même veine. En fait, elles ne prennent sens
que d’être un produit de l’analyse. Par exemple, pour moi, Élie28 a toujours existé,
mais cette nomination ne prendra son sens que dans l’analyse. En fait, le « vous êtes »
que relevait É. Laurent en comprend plusieurs sortes. J’ai pu l’appréhender dans
l’écart entre ma seconde et ma troisième analyse.
Je suis repassé, dans l’une puis dans l’autre, par les mêmes points et les mêmes
noms, mais alors que dans la deuxième analyse, ils sont soit tombés à l’eau, soit ils
ont fixé une position de jouissance, ils ont existé différemment dans la troisième et
permis une autre orientation.
Je commencerai en prenant une de ces nominations de l’enfance, « le petit
prince ». Cela se passait lors d’une de ces petites pièces de théâtre qui se jouaient à
la fin de l’année scolaire. J’avais sept ans et j’étais « le petit prince » face à tout le
village réunifié et réconcilié, suivant en cela les impératifs gaulliens de l’après-guerre.
L’interprétation de mon deuxième analyste fut de me dire que j’aimais beaucoup être
au centre, ce qui m’avait laissé fixé à cette posture narcissique. Le troisième ne va pas
interpréter ma position mais la scène où je reste là, figé sous les regards de tous, pres-
sentant que quelque chose ne va pas dans ce village faussement réuni. Je refuse de
sourire et d’entrer dans cette comédie. Le commentaire qu’il fait – « il vous en est resté
quelque chose » – n’est pas à comprendre du côté narcissique, identifié au « petit
prince », mais comme une position, une décision.
Il y eut une autre nomination : « le rebelle ». Dans la deuxième analyse, c’est inter-
prété du côté du contre-transfert alors que, dans la dernière, le propos de l’analyste,
« mais cela vous va bien », fait tomber toute tension et renvoie à une question du sujet.

28. G. Briole reprend ici un des points cruciaux de son premier témoignage en tant qu’AE, publié dans La Cause freu-
dienne, no 77, février 2011, p. 176.

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Actualité de la passe

La dernière nomination que je reprendrai ce soir, c’est « fils de condamné à mort ».


J’ai pu, dans ma deuxième analyse, déployer sans fin ce syntagme lié à une jouis-
sance. Dans la troisième analyse, il en fut tout autrement. « Voilà un S1consistant »
dit l’analyste. L’individualisation de ce S1 produit un tout autre effet : au lieu de le
conserver, ça le fait éclater et c’est ce qui va permettre d’en arriver à l’énoncé du
fantasme qu’il masquait, « je me suis mis au centre d’un univers où c’est moi le
condamné à mort ». Ceci m’amène à « Élie ». Ce n’est que dans la dernière analyse
que j’ai pu en faire autre chose que ce lien d’une mère à son enfant perdu. Par
exemple, j’ai pu considérer cette nomination comme une marque laissée pour que,
à l’insu même de ceux qui l’ont mise, je puisse faire tout ce long travail de décryp-

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tage des secrets qui avaient scellé le silence des familles. Comme vous l’avez dit en
introduction, il n’est plus nécessaire que le nom reste caché à la fin de l’analyse. Néan-
moins, cela ne résout pas la question qu’il n’ait plus à être caché : trop découvert, il
risque d’être surexposé, ce qui serait source d’autres difficultés. Je dirai que la solu-
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tion n’est ni dans « Guy », ni dans « Élie », ni dans aucune écriture. « Guy-Élie » ne
peut convenir car le tiret ou trait d’union répéterait le pacte maudit des familles –
« Élie » tirant du côté de ma famille paternelle, là où « Guy » tire du côté de ma
famille maternelle. En fait, il y a là quelque chose qui est à la fois délocalisé et inlo-
calisable. Il n’y a pas d’écriture possible, pas de signe qui convienne. Je suis donc avec
cet inlocalisable. Au fond, l’écriture qui conviendrait, et qui n’a pas court dans la
langue française, serait celle que permet le castillan : la simple juxtaposition des deux
prénoms, laissant sa signification à chacun. J’ajoute une dernière chose d’actualité :
mon témoignage a été traduit par les collègues d’Israël, en hébreu donc. Quand je
l’ai reçu, je me suis dit qu’il n’y avait que par cette lettre que cela pouvait s’écrire,
comme si cette lettre, en hébreu, venait comme mathème.

Éric Laurent — Même si l’hébreu est une langue qui permet une notation conso-
nantique, non pas idéogrammatique, je suis d’accord, dans la mesure où le mot n’a
pas la fonction de dernier mot : il a la fonction de marquer, d’être la trace de la
marque, impossible à noter comme telle. Leonardo Gorostiza29, lui, a eu besoin de
fabriquer avec des tirets un oxymore qui n’est pas dans la langue et auquel il rajoute
« sans mesure » ; vous, au contraire, vous montrez que cette solution ne vaut pas
dans votre langue, et même si vous approchez la solution dans une autre langue exté-
rieure, cela conserve la structure d’une notation impossible, dont on voit, finale-
ment, comment elle peut se nommer de différentes façons : l’être, vide, point d’où
l’on peut écrire ou bien, énergie ; c’est ce qui vient marquer ce point où ça ne s’écrit
pas. Néanmoins, cela prend la forme de ce qui devrait être écrit là, à cette place.
D’où l’idée que cela permet aussi de comprendre cette place, le fait qu’il y ait une
place et pourtant quelque chose qui pourrait ne pas s’écrire.
Pourquoi Lacan dit-il de l’écriture qu’elle est un effet de discours ? C’est très

29. Gorostiza L., « La densité d’un vide », La Cause freudienne, no 75, juillet 2010, p. 75.

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Soirée des AE sur la nomination

étrange comme formulation. Dans Encore, à un moment, il dit cela, qui revient, non
à valoriser l’écriture à partir des signes de notation, mais à la marquer à partir de la
place. Il y a écriture parce qu’il y a une place qui s’isole, à partir de quoi il peut y avoir,
en effet, des signes d’emprunt de notation qui s’y agrègent. Lacan parle aussi d’« effet
de discours » en 1961, quand il commente les travaux du grand théoricien de l’écri-
ture qu’était James G. Février. Il notait alors que l’écriture a d’abord servi à noter tout
autre chose que la langue : les bœufs, les moutons, etc., soit des tas de trucs qui ne
se prononçaient pas. On ne pense pas qu’à ce stade-là, ces signes écrivaient la langue.
Les gens vocalisaient sans doute que lorsqu’il y avait dans la petite bourse trois calcu-
lées cela voulait dire trois moutons ou trois cents, ils prononçaient sans doute « trois

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moutons » ou « trois cents moutons », mais cela n’écrivait pas pour autant le mot
mouton. Cette écriture du mot est arrivée plus tard, quand les signes ont servi à écrire
la langue. Donc quand nous parlons des signes de notation qui ont eu cours à tel ou
tel moment, je trouve que chaque exposé permet de saisir que cela ne désigne pas
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l’écriture comme effet de discours.

Patricia Bosquin-Caroz — Cela me fait penser que le travail de fin d’études que j’avais
réalisé alors que j’étais très jeune, à la sortie de l’université, portait sur l’écriture de
Marguerite Duras. Ce que je cherchais dans l’écriture de Duras c’était l’écriture d’un
vide. J’avais à l’époque appelé cela, naïvement, « de La femme au devenir femme »
et je cherchais la féminité dans cette écriture, sinon du vide, du moins de cette
absence, qui est au cœur du texte de Duras.

Clotilde Leguil — Juste une réflexion qui m’est venue à partir des deux interprétations
qu’ont rapportées P. Bosquin-Caroz et A. Lysy. D’un côté, vous êtes « la plus grande
bouffeuse d’émotions » et d’un autre côté « vous êtes une coureuse ». « Vous êtes la
plus grande bouffeuse d’émotions, la première… rencontrée dans la clinique », cette
nomination-là, si j’ai bien compris, au moment où elle est entendue, fait disparaître
en même temps cet être.

Patricia Bosquin-Caroz — Cela fait un trou.

Clotilde Leguil — C’est donc une nomination qui nomme ce que vous êtes en même
temps qu’une impasse et donc, cela fait disparaître cet être. Au contraire, « vous êtes une
coureuse » est une nomination qui indique plutôt une solution pour l’être, un mode
d’être plus qu’une impasse. Est-ce que ce ne sont pas deux statuts de la nomination ?

Rose-Paule Vinciguerra — A. Lysy, au cours de son exposé, a parlé de « réaménage-


ments ». Il me semble que l’on peut dire que toutes les nominations, qui ont été
données par l’Autre et que l’on retrouve dans une analyse, mais aussi bien celles que
l’on a fomentées soi-même fantasmatiquement, sont en rapport avec la jouissance de
l’Autre ou la supposée jouissance de l’Autre. Et ce que montraient les exposés de ce

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Actualité de la passe

soir, c’était que ces nominations, finalement, on pouvait s’en passer, mais qu’on
pouvait, peut-être, s’en servir pour une nomination sinthomatique c’est-à-dire qui
« réaménage », d’une certaine façon, l’adresse à l’Autre.
La question de l’après-passe a aussi été posée et à cet égard, je voulais poser à nos
collègues, quoique leur passe soit encore proche, une question : cette nomination
sinthomatique que le sujet peut « se » fabriquer à la fin de l’analyse n’est-elle pas,
elle-même, susceptible, sinon de disparaître, du moins de s’effacer pour être reprise
ensuite, de façon nouvelle, à partir de nouveaux éléments de lalangue et qui l’orien-
tent différemment, qui la déplacent, la remanient peut-être ?

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Éric Laurent — Vous-même, qui êtes dans l’après-passe, quelle est votre idée ? Cela
s’efface comme la figure de l’homme sur la grève ? Ou non ?

Rose-Paule Vinciguerra — Cela s’efface, c’est vrai et un jour, on se dit qu’on a oublié.
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On a oublié cette solution comme on a oublié son symptôme. Et en même temps,


on ne peut pas dire que cela ne revienne pas…, sous une forme décalée, parfois inat-
tendue mais qui rappelle que dans l’analyse, la « folie » a été, disons, expurgée.

Sonia Chiriaco — À la fin de mon exposé, j’ai voulu donner cette perspective-là : une
déclinaison des nominations avec, me semble-t-il, un point de fuite. On n’est pas
nommé et puis quitte avec cela. Ce que font apercevoir la fin de l’analyse, puis la
nomination d’AE, puis les premiers témoignages, le premier puis le deuxième, c’est
que cela avance comme cela : il n’y a pas une nomination.

Éric Laurent — Pour le coup, s’il y avait une nomination, ce serait une nomination
à, à ça et pas autre chose. Ce serait terrible, puisque ce serait une assignation à
demeure, ce ne serait même pas le tadvamasi du Bouddhisme que reprenait Lacan
dans « Fonction et champ de la parole et du langage… », où « tu es ça » est accom-
pagné par le fait que toute chose est fluctuante, que l’être fondamentalement se
dérobe. C’est ce qui fait que le ressort de l’ascèse peut être un « tu es ceci », mais
comme « ceci » n’a pas plus d’existence que tout le reste de ce qui est sous le voile de
Maya, la vie est supportable. Sans quoi, ce serait « tu es ça et ça seulement », tu as le
concept de toi-même et après…

Patricia Bosquin-Caroz — En effet : je ne me balade pas avec le tampon « première


bouffeuse d’émotions rencontrée dans la clinique » ! Cela a plutôt nommé quelque
chose du bouchon et libéré autre chose.

Sonia Chiriaco — Je pense qu’il y a la même différence entre « la coureuse » et « le


mensonge ambulant ». Dès que le mensonge est découvert, cela ne marche plus. « La
coureuse » court toujours.

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Soirée des AE sur la nomination

Anne Lysy — Mais oui, « la coureuse » court toujours, j’avoue.

Éric Laurent — Seulement toujours plus vite, toujours plus loin.

Anne Lysy — Elle ne court plus sous l’impératif, je pense que c’est là toute la diffé-
rence. On m’a posé la question en Espagne : « comment est-ce que vous accordez ce
truc, “coureuse”, comme nom sinthomatique à “la liane autour du vide” ? » J’ai trouvé
cette question extrêmement pertinente.

Éric Laurent — « La coureuse », cela pourrait être comme la chèvre de monsieur

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Seguin, autour du piquet, il y a le piquet, il y a la liane…

Anne Lysy — Je ne sais pas, en fait.


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Éric Laurent — Là, quand même, cela desserre la chose, courir autrement. C’est
comme ce Jamaïcain génie de la course à pied, Usain Bolt : au lieu de l’entraînement
occidental à la douleur, etc., il s’entraîne uniquement avec ses amis, son quartier et
la musique à fond la caisse, il est porté par ça. Ça, c’est courir autrement et à part cela,
il est d’une rapidité folle, étonnante.

Participante — Ainsi, vous avez parlé d’une nomination qui permet d’abord un
desserrage des identifications et un desserrage de jouissance, donc là, il y avait l’idée
de quelque chose qui vient se substituer comme une forme de sublimation. Là où ça
étouffait, le sujet respire. Ensuite, quelque chose, au contraire, se serre autour d’une
jouissance, ce que permet la nomination « la coureuse ». Peut-on penser, chronolo-
giquement, que la désupposition du sujet supposé savoir permet d’arriver au dernier
serrage d’une jouissance qui serait plus positive ?

Patricia Bosquin-Caroz — Le desserrage dans mon parcours, c’était le desserrage de


l’identification christique. « Bien sûr, vous êtes ce jeune homme mis à mort » : après
le repérage de cette identification idéale, il y a le desserrage. Ce que j’appelle serrage,
c’est « vous êtes la première bouffeuse d’émotions rencontrée dans la clinique ». Là,
il y a un serrage de la jouissance singulière de bouffer, l’objet oral est, là, serré. Voilà
entre le desserrage de l’identification phallique et ce serrage de l’objet oral.

Éric Laurent — Pour reprendre un mot que vous avez introduit, en effet c’est un
serrage. Le serrage d’une jouissance, c’est aussi bien ce que Freud pouvait décrire
comme des processus sublimatoires dans l’analyse, d’où le paradoxe, souligné par
Lacan, de la sublimation chez Freud, qui est sans refoulement. Cela a posé un
certain nombre de problèmes difficiles aux postfreudiens et mérite d’être repris et
développé.

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Actualité de la passe

Anne Lysy — Je pense que la « chronologie » évoquée dans votre question est à
prendre comme un temps logique. En outre, l’analyse n’est pas une ligne droite –
temps 1, temps 2, temps 3. Je me la représente plutôt comme une espèce de boucle,
il faut faire le tour plusieurs fois et à plusieurs moments, il y a des phénomènes de
serrage qui peuvent se présenter.

Éric Laurent — Serrages et desserrages sont aussi une façon de qualifier, avec des
instruments topologiques, le va-et-vient de la pulsion. Il y a le battement, puis le
serrage et le desserrage : jusqu’où est-ce qu’on peut border ce type de phénomènes
aussi bien avec le battement ?

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Nous continuerons à articuler cela, avec toute la précision possible.
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Progrès en psychanalyse assez lents
Jacques-Alain Miller
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Si j’ai placé ce que j’ai pu vous dire l’an dernier sous le titre « Vie de Lacan » , 1

est-ce pour vous entretenir cette année de l’œuvre de Lacan ? La vie et l’œuvre est un
binaire connu. Y a-t-il, à vrai dire, l’œuvre de Lacan ? S’il y a un mot qui est absent
chez lui, un mot qu’il ne prononce et n’écrit jamais pour désigner le produit de son
travail, c’est bien celui d’œuvre. Plutôt s’est-il attaché à ne présenter ce qu’il donnait
au public que comme des hors-d’œuvre, annonçant indéfiniment le plat de résis-
tance, destinés à mettre en appétit pour la suite – La suite au prochain numéro ! Lacan
n’a jamais proposé de menu que sous la forme d’un feuilleton – celui de son Sémi-
naire. Actualisons. Voyez, les séries télévisées à l’américaine, aujourd’hui à la mode,
où l’on voit chaque année les mêmes personnages repartir pour de nouvelles aven-
tures. Le Séminaire de Lacan, c’est aussi une série.

I. ARCHITECTONIQUE DU SÉMINAIRE

S’il y a une œuvre de Lacan, c’est le Séminaire qui en donne l’axe. Le Séminaire
est, si j’ose dire, le Grand Œuvre de Lacan. Un interminable work in progress dont le
corps est fait de pas moins de vingt-cinq livres – c’est ainsi que je les ai appelés – qui
vont des Écrits techniques de Freud à celui intitulé « Le moment de conclure ».
Ce massif de vingt-cinq livres est lui-même débordé à ses extrêmes. Avant le Sémi-
naire des Écrits techniques de Freud, on compte en effet deux séminaires qui avaient été
donnés dans l’intimité de la maison de Lacan : le premier sur « L’homme aux rats » et
Miller J.-A., « L’orientation lacanienne » [2010-2011], « L’être et l’Un », leçons des 19, 26 janvier, 2 & 9 février 2011. Texte
transcrit et établi par Jacques Péraldi, édité par Nathalie Georges & Yves Vanderveken pour La Cause freudienne. Non relu
par l’auteur.
1. Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Vie de Lacan » [2009-2010], inédit.

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L’orientation lacanienne

le second sur « L’homme aux loups », deux cas de Freud. Après « Le moment de
conclure », nous avons encore trois séminaires. Deux d’entre eux sont voués à la
topologie des nœuds, sous les titres de « La topologie et le temps » et « Objet et repré-
sentation ». Leur sténographie témoigne qu’il n’en reste que peu, même si j’ai pu en
sauver quelques articulations. Puis nous avons le troisième, le séminaire ultime,
contemporain de la dissolution de l’École freudienne de Paris et de la tentative de
Lacan de créer une nouvelle École. Les leçons de ce dernier séminaire avaient été
écrites à l’avance ; elles subsistent intégralement.
Nous avons donc une amplitude de trente années : de 1951 à 1981. Trente années
qui forment, dirait-on, l’époque lacanienne de la psychanalyse, s’il ne fallait en

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remettre encore trente de plus pour que le Séminaire prenne une forme achevée.
Aujourd’hui, nous y sommes ! La somme est là, ou presque. Je dis ou presque, parce
qu’il reste à la publier.
J’ai évoqué les deux séminaires topologiques de Lacan : « La topologie et le
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temps » et « Objet et représentation ». Je peux vous dire que ce qu’il en reste sera
publié en annexe du livre XXV, intitulé « Le moment de conclure ». En ce qui
concerne les deux séminaires initiaux, on ne dispose que du second, celui consacré
à « L’homme aux loups », et seulement sous la forme d’indications, de notes d’audi-
teurs qui ont circulé dans le milieu des élèves de Lacan. J’en ai établi le texte et je
compte le publier avec le séminaire ultime, celui de la dissolution de l’École freu-
dienne de Paris, dans un petit volume intitulé Aux extrêmes du Séminaire. Pour finir
de faire le point sur la publication qui reste à venir du Séminaire, j’indique que je
rassemble en un seul volume les Séminaires XXI et XXII, « Les Noms-du-Père » et
« R.S.I », et, dans un autre volume, les Séminaires XXIV et XXV, « L’insu que sait de
l’une-bévue s’aile à mourre » et « Le moment de conclure ».
Mis à part le petit volume Aux extrêmes du Séminaire, restent donc huit livres à
paraître. J’essayerai de convaincre l’éditeur de les faire sortir à raison de deux par an,
ses intentions à lui étant de n’en faire paraître qu’un durant cette même période. Je
compte que la vox populi se manifeste avec suffisamment d’insistance pour qu’il
veuille bien accélérer cette production et que l’on dispose enfin de la suite des Sémi-
naires que Jacques Lacan a laissés derrière lui.
Lacan n’a jamais dit : « mon œuvre ». Il ne disait pas davantage : « ma théorie ». Il
disait : « mon enseignement ». Il ne s’est pas voulu un auteur. Il ne s’est pas pensé, ni
identifié à la position d’un auteur, mais à celle d’un enseignant. Comme ce mot
d’enseignant est galvaudé, disons d’un mot, qu’il a d’ailleurs lui-même employé, qu’il
s’est identifié à la position d’un enseigneur. Cela ne veut pas seulement dire que son
Grand Œuvre est oral. Qu’est-ce qui distingue un auteur d’un enseigneur ? C’est
d’abord que l’auteur a des lecteurs, tandis que l’enseigneur a des élèves. Avec en plus
ceci, que l’auteur parle potentiellement pour tous, alors que l’enseigneur parle pour
quelques-uns – ce qui nous évoque, bien sûr, les happy few, de Shakespeare à Stendhal.
Les quelques-uns qui ont formé l’adresse de Lacan – adresse constante par-delà
les traverses qui ont renouvelé ses auditeurs – étaient des psychanalystes. Lacan s’est

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

adressé, a choisi de limiter son adresse à des psychanalystes, et précisément aux


psychanalystes qui venaient l’écouter, qui se déplaçaient pour ce faire, qui appor-
taient leur corps comme on doit l’apporter à une séance de psychanalyse.
Si du vivant de Lacan, la publication du Séminaire a tant tardé – jusqu’à ce que
je vienne, dirais-je –, ce n’est pas seulement en raison de l’incapacité des autres, de
ses élèves, à le faire, ni seulement en raison des exigences et des réticences que Lacan
lui-même aurait marquées. C’est que la matière même de ce discours adressé à
quelques-uns répugnait, était en quelque sorte antinomique, à être offerte au tout-
venant en librairie. Lacan, en définitive, s’accommodait fort bien de ce que ses sémi-
naires s’accumulent dans un petit placard, rue de Lille, qu’il avait d’ailleurs ouvert un

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jour devant moi. Certes, il était en même temps travaillé par le vœu que cela n’en
restât point là, mais il y fallut l’occasion, qui ne vint que tard.
Le Séminaire ne devient une œuvre et Lacan ne devient auteur que par l’office,
le truchement d’un autre qui prend sur lui cette transformation, qui s’en fait l’agent.
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Cet effet de transformation est de passer de ce qui fut plus ou moins audible au
lisible. C’est une transformation qui, si je puis dire, universalise ce discours.

La dialectique des écrits et des séminaires

Lacan a été par ailleurs un auteur. Il y a les Écrits2 et il y a, depuis dix ans, les
Autres écrits. Lacan a commencé à écrire avant de faire son Séminaire, mais une fois
celui-ci commencé, ses écrits en ont été autant de dépôts, de cristallisations, de
chutes, de rebuts. Ses écrits, a-t-il dit, sont des témoignages des moments où il aurait
spécialement senti des résistances à le suivre dans son Séminaire.
Très généralement, ses écrits ont aussi été des occasions qui ont suscité chez lui le
mouvement de boucler par l’écriture une articulation, le plus souvent sous le coup
d’une demande. Les écrits de Lacan ont, un par un, une adresse. Ils ont été adressés
à ceux qui lui demandaient d’écrire, de la même manière qu’il m’était arrivé de lui
demander une préface au Séminaire XI, ou d’écrire Télévision lorsqu’il s’était
démontré incapable d’improviser devant une caméra. Enfin... Il était parfaitement
capable d’improviser devant une caméra, mais quand on filme, on reprend, il y a des
raccords. Entre les prises, la réflexion de Lacan, elle, continuait d’avancer, ce qui
faisait que lorsqu’on devait faire un raccord, ce n’en était jamais un. Au bout d’une
journée, on avait compris que sa pensée ne tenait pas en place. Il avait donc été néces-
saire d’arrêter les frais, et je lui avais dit : Il va falloir que vous écriviez tout ça – ce qu’il
avait fait.
Sans doute que ses écrits, d’une façon que j’ignore ou qui m’est moins familière,
ont tous été rédigés à la demande. Demande de délivrer un rapport pour un congrès,
demande de participer à une encyclopédie, demande de participer à un colloque,
demande de faire une préface, demande de passer à la radio ou à la télévision,

2. Cf. Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966 & Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.

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L’orientation lacanienne

c’est-à-dire des occasions. Le dernier texte des Écrits, intitulé « La science et la vérité »,
avait par exemple été écrit par Lacan parce que je lui avais demandé un texte pour une
publication de l’École normale supérieure, où j’étais élève à l’époque ; une publication
que je comptais faire sortir. Je lui avais demandé d’écrire quelque chose pour le numéro
1. Ce fut donc ce texte, « La science et la vérité », qui achève le recueil des Écrits.
Je dis qu’il s’agit d’occasions, puisque la rédaction des écrits de Lacan est – je crois
bien, sans exception – marquée de contingences, alors que la poursuite du Séminaire
obéit à une nécessité, disons, interne. C’est par rapport à cette extraordinaire conti-
nuité d’un séminaire poursuivi pendant trente ans, que les écrits de Lacan sont à
situer : ils en scandent un moment, ils en cristallisent une articulation, ils précisent

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ce qui auparavant figurait comme approximation.
Désormais, on lira Lacan dans une dialectique entre ses écrits et les séminaires,
même s’il y en avait déjà beaucoup qui étaient là auparavant : treize, si je ne me
trompe. Mais l’ensemble complété – qui est à mon regard déjà accompli, même s’il
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ne vous est pas encore parvenu – change après coup la nature des éléments. Cet effet
d’après-coup va se produire sous peu et pour tous.
Les écrits, occasions de fixer la doctrine
Loin de moi l’idée de dévaloriser ce que Lacan a produit comme écrits. Rien de ce
que j’évoque ici ne va dans ce sens. Je sais bien qu’un certain nombre de prosateurs
célèbrent le Lacan du Séminaire – ce Séminaire qui les faisait vibrer – et déplorent, par
contre, la rugosité de son style écrit, le qualifiant d’illisible, de maladroit, de torturé.
Ce n’est absolument pas mon point de vue. Ce qui se passe dans l’écrit, par l’écrit,
Lacan en avait d’ailleurs distingué la fonction bien avant qu’elle ne soit mise à l’ordre
du jour de la pensée de la philosophie contemporaine. Il a tout à fait donné sa place
à la fonction de l’écriture, spécialement dans son Séminaire IX sur l’identification,
dans les termes les plus précis, évoquant même une primauté de l’écriture.
C’est par l’écrit que Lacan fixe sa doctrine, l’usage propre de ses termes. C’est là
qu’il sépare, si je puis dire, le bon grain de l’ivraie, qu’il sélectionne dans son Sémi-
naire ce qui mérite, à son gré, d’être isolé, d’être préservé. Dans son Séminaire, Lacan
fait des tas de tentatives, s’avance dans des tas de directions, s’aventure parfois, même
si c’est d’une façon mesurée, dans certaines rêveries, et pousse jusqu’au bout certaines
analogies. Dans ses écrits, par contre, il fait le partage entre ce qui mérite d’être
préservé sous cette forme et ce qui peut, si je puis dire, rester dans son placard.
J’ai d’autant moins l’idée de dévaloriser les écrits de Lacan, que ce sont eux qui,
sur un plan plus personnel, m’ont conduit à lui. Sur l’injonction de Louis Althusser,
j’avais pris connaissance, fin 1963, des articles de Lacan qui étaient disponibles en
librairie. C’est par là, précisément, que j’avais été happé.
Le Séminaire, lieu de l’invention
Cela étant dit, il reste que les écrits de Lacan s’enlèvent et se détachent sur le fond
du Séminaire. Le Séminaire est, à proprement parler, le lieu de l’invention, celui d’un

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

savoir. Étant donné que les proches d’Althusser ont remis les archives de ce dernier
à un institut-musée, on a aujourd’hui une lettre que Lacan avait adressée à Althusser,
le 21 novembre 1963, au moment où, à la recherche d’un abri, il avait pris langue
avec cet enseignant de l’École normale supérieure afin d’obtenir une salle où il pour-
rait faire son Séminaire, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Il y fit,
d’ailleurs, ensuite, ses quatre séminaires suivants. Lacan écrivait à Althusser en
novembre 1963 et y parlait de son Séminaire à partir du livre I, Les écrits techniques
de Freud, premier séminaire public qu’il avait tenu dans un amphithéâtre de l’hôpital
Sainte-Anne, son protecteur étant, à l’époque, le docteur Jean Delay : Le Séminaire
où j’essayais, depuis dix ans, de tracer les voies d’une dialectique dont l’invention fut pour

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moi une tâche merveilleuse.
Ce dernier adjectif, merveilleuse, nous donne un petit aperçu sur ce qu’a été, pour
Lacan, la joie, et même, pour dire le mot, la jouissance qui était sienne de faire ses
séminaires. Jouissance dont il passe suffisamment quelque chose dans ceux-ci pour
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que, vieux d’un demi-siècle, ils ne soient pourtant pas reçus quand ils paraissent – et
paraîtront – comme le témoignage de ce que l’on pensait jadis, mais comme au
présent et comme indiquant des voies d’avenir. Je peux prendre faveur de cette expres-
sion de Lacan pour témoigner, au moins une fois, que ma tâche concernant le Sémi-
naire est aussi pour moi une tâche merveilleuse, qui va me manquer. Tout à l’heure,
je dirai précisément comment je vois cette tâche, comment je la vis.
Lire le Séminaire, c’est assister à l’invention d’un savoir à l’état naissant. On ne
peut pas dire que ça verse dans le dialogue, encore que Lacan, ici et là, donne la
parole à certains. C’est pourtant une invention qui suppose – je l’ai dit – une adresse
à l’Autre, une adresse à des psychanalystes, et cela, sans que leur qualification soit
nécessairement validée par Lacan. C’est, au contraire, un thème récurrent du Sémi-
naire qui s’invente que la mise en question de la qualification de cet Autre-là, la mise
en question de la qualification des psychanalystes. Ça ne prend pas la forme de
l’éloge, c’est le moins que l’on puisse dire ! Il y a cependant un hommage constant,
à savoir que ce discours se fait pour les psychanalystes. J’ai été saisi – spécialement
dans le dernier Séminaire auquel je me suis attaché, « L’identification », que j’avais
réservé pour la bonne bouche, étant donné les difficultés spéciales qu’il présente – par
le nombre de fois où Lacan dit : « pour vous ». Et voilà ce que j’ai construit pour vous…
Et voilà pour vous, et pour vous, et pour vous... J’ai dû en enlever certains dans le texte,
parce qu’ils commençaient à faire bouchon. Il y a donc, à cet égard, un hommage
constant. Le Séminaire est, lui-même, un hommage aux psychanalystes.
Mais à l’intérieur de cet hommage, qu’est-ce qu’il traite mal ses auditeurs psycha-
nalystes, Lacan ! Sont-ils seulement à la hauteur ? – eux qui ont le plus souvent
recours à des alibis, et qui, plutôt que de penser la chose même à laquelle ils ont
affaire, oublient les choses essentielles qui leur ont été dites. Il faut donc répéter,
insister. Lacan l’a dit : l’insistance est la mamelle de l’enseignement. Néanmoins, ces
psychanalystes sont les témoins de l’invention, au sens où ce sont eux qui peuvent
témoigner de l’adéquation des propos de Lacan à ce dont il s’agit dans l’expérience

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analytique, à ce qui se passe dans cette expérience, à ce qui s’y révèle des faits de
transfert, d’une vérité intime, y compris de ses variations. Lacan tient son Séminaire
sur le fond de cette communauté d’expérience, sur le fond de ce que ces psychana-
lystes, si défaillants qu’ils apparaissent dans son discours, ont en commun avec l’en-
seigneur : l’expérience des phénomènes d’analyse. Qu’ils n’y comprennent rien, c’est
une chose. Qu’ils prennent ces phénomènes à l’envers et qu’ils soient conduits dans
des impasses, peu importe ! Ils sont néanmoins en contact avec la chose même.

Transcription au long cours

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Mon travail de truchement, je l’avais qualifié au moment où je le commençais, en
disant que j’établissais un texte. J’avais dit cela avec un certain humour, dans la mesure
où j’indiquais en même temps qu’il s’agissait d’établir un texte, dont l’original n’exis-
tait pas. Si j’ai employé le terme d’établir, c’est parce que c’est le vocable qu’on emploie
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quand il s’agit de donner des éditions des textes antiques, grecs ou latins. On dit alors
en français : texte établi par. Au moment où je m’étais mis à la tâche d’établir le Sémi-
naire, je n’avais pas si loin derrière moi le moment où je pratiquais Tacite, voire
Aristote, dans l’édition Les Belles Lettres, où se répétait cette expression de texte établi
par et où les notes marquaient les différentes versions, selon les copies des manuscrits.
En ce qui concerne le Séminaire, l’original n’existe pas, puisqu’il n’y a pas de
manuscrit. Il n’y a que la sténographie d’un discours oral. Si je dis que l’original
n’existe pas, ce n’est pas seulement en raison des erreurs de la sténographie. Ça tient
à la nature même de ce qu’est un discours authentiquement oral, c’est-à-dire un
discours qui n’est pas la simple lecture d’un texte écrit. Comme on le sait, Lacan
improvisait son discours à partir de notes écrites, en donnant libre cours, à partir de
ces pilotis, à ses inventions du moment. La sténographie garde la trace de ce qui
différencie profondément le cours oral de l’expression de son cours écrit. Vous
commencez à dire quelque chose, jusqu’à un moment où vous apparaît une façon de
le dire mieux. Vous pouvez alors vous arrêter et dire : je reprends, mais c’est lourd.
C’est souligner vous-même votre erreur. Au moment où vous apparaît une meilleure
façon de dire ou un angle qui est préférable pour saisir ce dont il s’agit, voilà qu’en
continuité vous dérivez par rapport à votre intention première, pour suivre ce qui
vous est ensuite apparu. Dans la sténographie, vous n’avez qu’une phrase, alors que
cette phrase est intérieurement rompue par la divagation de l’intention. Si vous la
reproduisez telle quelle, vous avez un charabia, vous n’avez rien qui se suive, ce qui
dans l’audition a pu passer en raison de l’inattention générale, de la gestuaire, voire
de l’intonation. Il arrive aussi que le discours oral se précipite vers une conclusion qui
happe l’orateur lui-même : il brûle les étapes.
Traduire la langue de Lacan
Dans ce qui est mon travail, il ne s’agit pas de restituer simplement ce que Lacan
a dit. Il suffirait alors de dactylographier la sténographie, à quoi d’ailleurs se vouent

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beaucoup de personnes que je n’ai jamais empêchées de s’y employer. Ce dont il


s’agit dans ce qui est mon travail, c’est de retrouver ce que Lacan a voulu dire et qu’il
n’a pas dit, ou qu’il a dit de façon imparfaite, obscure. Évidemment, c’est risqué.
C’est un exercice risqué d’évaluer ce qu’il a voulu dire mais qu’il n’a pas dit, qu’il n’a
pas dit parce que le signifiant résiste à l’intention de dire. Il s’agit de retrouver ce
qu’il a voulu dire au plus près de ce qu’il a dit, en se soustrayant à la dictature de ce
qu’il en reste dans la sténographie.
C’est spécialement valable quand il s’agit, comme dans le Séminaire « L’identifi-
cation », de multiples figures topologiques dont Lacan faisait l’apprentissage en même
temps qu’il les enseignait ou, en tout cas, les dessinait. Une partie de ce qu’il en disait

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était prononcée pendant qu’il les dessinait. Là, si on ne prend pas pour règle ce qu’il
a voulu dire, on n’y comprend absolument rien. Il s’agit donc bien de l’intention
telle que l’on peut la reconstituer à partir de ce que Lacan a dit. Autrement dit, si
j’avais à qualifier à partir de là ce que j’ai fait, et peut-être ce que j’aurais dû faire
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davantage, je dirais qu’il s’agit de traduire Lacan. Il s’agit d’une traduction.


Lacan s’exprimait dans une langue qui n’était parlée que par un seul et qu’il s’ef-
forçait d’enseigner aux autres. Eh bien, cette langue, il s’agit de la comprendre ! Ces
dernières années, je me suis aperçu qu’en définitive, je ne la comprenais vraiment
qu’après l’avoir traduite. Avant, à parcourir à de nombreuses reprises les séminaires,
je sentais sans doute – comment dire ? – de quoi il s’agissait, en tout cas suffisam-
ment pour y prélever les théorèmes qui pouvaient m’inspirer dans mon Cours. Mais
en définitive, c’est seulement une fois que j’ai établi et écrit le texte dans le mouve-
ment de le faire définitivement que, pour moi-même, apparaissent les linéaments et
la trame si serrée de l’invention de Lacan.
Quand je dis traduire, je veux dire qu’il s’agit de faire apparaître l’architecture de
cet enseignement. Lacan dit qu’il s’est voué à l’invention d’une dialectique. Un philo-
sophe – je l’étais jadis – aurait parlé, lui, de l’autodétermination architectonique du
Séminaire, c’est-à-dire de cette succession de choix qui détermine l’unité interne, orga-
nique et articulée du discours. C’est cela qui est l’architectonique au sens de Kant.
La topologie torique du Séminaire
À ce propos, et puisque l’architectonique n’est pas sans rapport avec l’architecture,
je pourrais évoquer la doctrine de l’architecture que Lacan propose dans son Sémi-
naire « L’identification ». Il s’agit pour lui, disons-le, d’arracher l’architecture au
volume pour la rapprocher de la surface dont il fait la topologie. « L’architecture,
dit-il, présente une singulière ambiguïté en ceci que cet art qui apparaît pouvoir de
sa nature se rattacher aux pleins et aux volumes, à je ne sais quelle complétude, se
révèle en fait toujours soumis au jeu des plans et des surfaces. Il n’est pas moins inté-
ressant de voir aussi ce qui en est absent, à savoir toutes sortes de choses que l’usage
concret de l’étendue nous offre, par exemple les nœuds. »3 Voilà comment, en
raccourci, apparaît ce à quoi Lacan va vouer tout son intérêt par la suite.
3. Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », leçon du 30 mai 1962, inédit.

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Il dit aussi qu’avant d’être volume, l’architecture a mobilisé et arrangé des surfaces
autour d’un vide. C’est ainsi que je me représente l’architectonique lacanienne : orga-
niser des surfaces autour d’un vide. Je pourrais même donner comme emblème du
Séminaire – chemin de l’invention d’un savoir – ce premier objet topologique dont
Lacan a traité : le tore. Cet objet se représente au mieux par l’image d’une chambre
à air ou d’un anneau, c’est-à-dire un cylindre recourbé dont les deux bouts viennent
s’accoler. C’est le premier objet que Lacan met en scène dans son Séminaire IX, dont
on trouve déjà, en passant, une allusion dans son écrit « Fonction et champ de la
parole et du langage… »4 Il y a dans ce texte une allusion à la forme de l’anneau. C’est
donc par là que Lacan introduit la topologie dans la psychanalyse.

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Dans cette figure du tore, il oppose avec beaucoup de précautions deux dimen-
sions ou deux formes d’existence du trou. Le premier est le trou interne, celui qui est
déjà présent dans le cylindre et autour duquel on enroule une surface qui, donc, se
trouve creuse. Le second trou est le trou central du tore, celui par lequel il commu-
nique avec l’espace environnant. Il y a le trou qui est pris dans le cylindre, et puis il
y a le second trou qui perce le tore verticalement.
Lacan développe longuement l’opposition de ces deux trous pour en proposer,
ensuite, un usage métaphorique, illustrant par ce moyen le rapport de la demande
et du désir. Il invite à tracer, autour du corps cylindrique du tore, des cercles en
spirale, et propose métaphoriquement que ces cercles qui tournent autour de la
chambre à air représentent la répétition et l’insistance de la demande : la demande
se réitère. Autour du trou interne, nous avons cette première représentation des tours
multiples de la demande qui finissent par se boucler au terme du circuit. Lacan fait
alors remarquer que, du seul fait que ces cercles se sont bouclés autour du corps
cylindrique, ils se trouvent invisiblement entourer le trou central. Ce trou central, il
l’identifie, toujours métaphoriquement, à l’objet du désir. Aucun des tours de la
demande n’enveloppe cet objet, mais le corps complet des tours de la demande finit
par dessiner le trou central.
Je n’évoque cela – nous y reviendrons éventuellement cette année – que pour dire
que c’est sur ce modèle que je me représente aujourd’hui le Séminaire de Lacan. Les
séminaires qui se poursuivent s’enroulent comme les tours de la demande, se réitérant
année après année et, il faut bien le dire, jusqu’au bout, tant que Lacan a eu voix. Mais
ils forment en même temps l’entour d’un vide central. C’est en direction de ce vide que
le Séminaire progresse. C’est ce vide qui est en quelque sorte le ressort de la réitération,
le ressort de ce work in progress. Il faudra peut-être mettre un nom sur ce vide.
4. Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit.

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Une argumentation rhétorique


Comment Lacan procède-t-il dans son Séminaire ? Il faut voir que c’est assez
distinct de ses écrits. Selon moi, il procède essentiellement par argumentations. C’est
d’ailleurs par là qu’il m’a capté. Un certain nombre de personnes sont happées par le
Séminaire de Lacan parce que, selon elles, Lacan poétise, profère, déclame – c’est ça
qui les met K.O. Je constate que Lacan est, pour un grand nombre, une sorte de
prophète romantique. C’est vrai qu’il y a des couplets de Lacan où l’on sent, à certains
moments, des trémolos et des violons qui tremblent. Il manie cela, en veux-tu, en
voilà, mais il n’est pas dupe. Une fois l’effet produit, il arrête aussitôt et repart sur son

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ton habituel. Ces couplets ont évidemment leur place. Ils ont toujours leur place
dans une argumentation.
Quelle est-elle, cette argumentation ? D’une part, c’est une déduction. Il n’y a pas
de doute qu’à cet égard Lacan est, sinon logicien, du moins logique. Il procède selon
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le pas à pas de la démonstration. Par exemple, dans les Séminaires de la première


période, et spécialement dans celle qui va du Séminaire III au Séminaire VI, il procède
selon une dialectique d’inspiration hégélienne et fait des démonstrations. Ensuite, ce
sera sur d’autres modes que le mode hégélien, même s’il faut bien dire, notamment
lorsqu’il s’agit de la topologie, qu’il y a des pas de la démonstration qu’il faut restituer.
Lacan, à l’occasion, se précipite, essaye de dire en une seule phrase ce qui demande à
se découper en plusieurs opérations et, faute de déplier ces temps, on n’y comprend
absolument rien. À cette difficulté, s’ajoute le fait – Lacan a essayé de le montrer dans
ses ultimes Séminaires – qu’il y a précisément une très grande appartenance entre la
topologie et le temps. Il y a des choses qu’il faut faire d’abord, d’autres qu’il faut faire
après, et ça change selon l’ordre dans lequel on fait les opérations. Disons qu’il y a
d’abord, dans les Séminaires, l’argumentation comme déduction.
Il y a aussi dans l’enseignement de Lacan – je crois l’avoir déjà dit dans ce Cours –
une argumentation d’avocat. Il plaide une cause, il plaide la cause de ce qu’il veut
démontrer, et, plaidant cette cause, il apporte des arguments à l’appui. N’oublions
pas que l’une de ses premières références, signalée en particulier dans « Fonction et
champ de la parole et du langage », se rapporte au Traité de l’argumentation5 du profes-
seur Perelman. J’y vois l’indice qu’il ne faut pas seulement entendre l’argumentation
de Lacan comme une argumentation logique, mais aussi comme une argumentation
de rhéteur. Il fixe une direction et accumule les preuves à l’appui, en essayant de sidérer
les objections. C’est ce qui fait que parfois, en d’autres années de son Séminaire et
voulant démontrer autre chose, il remballe aussitôt les preuves à l’appui, pour en
avancer de nouvelles allant dans le sens contraire. D’où, quand on croit que le discours
de Lacan est simultané, l’effet de désorientation où l’on se trouve.
Cela fait penser à la pièce de Courteline, Un client sérieux 6, où Barbemolle, avocat
de Lagoupille, apporte dans sa plaidoirie de quoi dédouaner son client. Mais voilà

5. Cf. Perelman C., Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, avec Lucie Olbrechts-Tyteca, Paris, PUF, 1958.
6. Cf. Courteline G., Un client sérieux, Paris, Le Livre de Poche, 1967.

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qu’en plein milieu de l’audience, Barbemolle est soudainement nommé procureur et


redéfait alors aussitôt tous les arguments de sa plaidoirie, afin d’accabler le malheu-
reux Lagoupille, qui réclame d’ailleurs le remboursement de ce qu’il a versé à son
avocat. Eh bien, c’est de même chez Lacan ! On le voit très bien, à certains moments,
afin de valider une orientation qu’il prend pour les meilleures raisons du monde,
faire feu de tout bois dans une leçon du Séminaire pour justifier cette orientation.
Ça passe alors par des arguments logiques, mais aussi par des couplets à vibrato qui
s’inscrivent dans une stratégie de rhéteur tout à fait précise.
Un appel à y mettre du sien

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Autrement dit, ma traduction de Lacan, s’oriente avant tout sur l’argumentation.
C’est à partir de l’idée que ça doit être bien déduit, qu’il doit y avoir une argumen-
tation impeccable, que je lis les détritus de la sténographie et que je constate que ça
y est. Je constate que ça y est, parce que j’en ai assez fait pour en avoir la conviction
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préalable. Je reconstitue donc une chaîne de déductions. Parfois, un chaînon a sauté


et je le restitue à sa place.
Je fais ça plus que je ne le faisais auparavant. Étais-je plus timide ? Avant, je lais-
sais davantage le lecteur s’en débrouiller. Le débrouillage, je le faisais à l’occasion
dans mon Cours. Disons que je débrouille davantage le texte que par le passé. J’ai
commencé par la phrase, la phrase de Lacan qui confie toujours le terme le plus
important au dernier mot, et qui donc oblige préalablement à des acrobaties que j’ai
très longtemps préservées. Mais à partir d’une certaine date, constatant les difficultés
que cela produisait pour le lecteur, j’ai essayé de détendre la phrase. Aujourd’hui, j’ai
fait un pas de plus, à savoir que j’ai essayé de fournir, dans ces huit Séminaires à
venir, un texte aussi peu équivoque que possible. Par exemple, on voit plus clairement
quels sont les antécédents des relatifs. J’ai fait cela en pensant que, si je ne le faisais
pas, personne ne le ferait. Il faut dire que ce débroussaillage fait émerger comme une
Atlantide engloutie. Il y a comme une excavation où l’on prend dans les mains
quelque chose de poussiéreux, puis on le nettoie avec une petite balayette et l’on voit
alors le relief apparaître. Ça se produit pour moi dans le travail même que je fais,
travail que j’accomplis donc avec la jubilation de l’archéologue qui voit remonter à
la surface des inscriptions enfouies.
Reste certainement qu’il faut y mettre du sien. Si détordue, si complétée que soit
l’argumentation de Lacan, cela n’empêche pas d’y mettre du sien. J’évoquerai ici un
auteur auquel je crois que Lacan avait lui-même fait référence une fois – je ne crois
pas qu’il y en ait une trace. Quand il annonçait la création de son École, Lacan avait
évoqué, peut-être parce que je lui en avais parlé, le philosophe Fichte, élève de Kant,
qui écrit, dans sa seconde introduction à la Wissenschaftslehre – la Doctrine de la
science7 –, parce qu’on lui objecte que l’on ne comprend absolument rien à ce qu’il
énonce dans son cours de philosophie : On dit qu’on doit compter avec l’activité

7. Cf. Fichte J. G., Doctrine de la science, Paris, Le livre de poche, coll. Classiques de la philosophie, 2000.

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autonome de l’autre et lui donner, non pas telle pensée déterminée, mais seulement les
indications pour la penser lui-même.
C’est là ce que fait Lacan dans ses écrits mais aussi dans ses séminaires : il donne
les indications pour que l’on pense par soi-même. C’est une idée qu’il exprime
lui-même à la fin de l’« Ouverture » des Écrits. Il l’exprime à sa façon, mais c’est la
même idée que celle de Fichte : « Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les
jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence
où il lui faille mettre du sien. »8

Qu’est-ce qui, à la fin, est le réel ?

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Puisque je suis sur l’un des auteurs majeurs de l’idéalisme transcendantal, je vais
conclure en vous donnant l’orientation que j’ai retrouvée dans Schelling, dans un de
ses petits traités sur l’explication de l’idéalisme de la Doctrine de la science.
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« On devrait penser que seul un homme qui a, lors des recherches empiriques, assez
souvent senti combien à elles seules, elles contentent peu l’esprit, senti que précisé-
ment les problèmes les plus intéressants qui s’y trouvent, vous renvoient si souvent à
des principes supérieurs, et avec quelle lenteur et quelle incertitude on progresse en
elles sans idée directrice ; seul un homme qui a appris, par une expérience multiple, à
discerner l’apparence et l’effectivité, l’inanité et la réalité des connaissances humaines ;
seul un tel homme, fatigué par maintes vaines recherches qu’il s’est à lui-même propo-
sées dans l’ignorance de ce dont l’esprit de l’homme est capable ; seul un tel homme
soulèvera en lui, avec un complet intérêt, avec une claire conscience du sens de ce qu’il
demande, la question : qu’est-ce qui, à la fin, est réel dans nos représentations ? »9
Réel se dit, dans le texte allemand, das Real. « Qu’est-ce qui, à la fin, est réel [Real]
dans nos représentations ? »
Cette question est, au fond, ce qu’il y a de plus naturel au psychanalyste.
Non pas par rapport à la représentation, qui est portée à son culmen par l’idéa-
lisme transcendantal, mais dans la dimension des paroles, dans tout ce qui se charrie
dans une analyse, tout ce qui s’y charrie de récits, d’anecdotes, de déplorations, de
reproches, d’approximations, de vœux, de mensonges, de demi-vérités, de repentirs,
de soupirs, de paroles qui en définitive, comme le disait Lacan, ont bien peu de
valeur, qu’est-ce qui dans tout ça, à la fin, est le réel ?
Je dis que ce qui oriente la tâche merveilleuse de cette invention de la dialectique
dont Lacan a parlé et qui est déposée dans les tours spiralés du Séminaire, c’est cette
question, la question que Schelling formule : qu’est-ce qui, à la fin, est das Real ?
La grande réponse de l’enseignement de Lacan à cette question, c’est d’abord que
le réel, c’est le symbolique. C’est le symbolique, parce que ce qu’il appelait le réel à

8. Lacan J., « Ouverture de ce recueil », Écrits, op. cit., p. 10.


9. Cf. F. W. J. Schelling, Premiers écrits, tr. J.-F. Courtine, Paris, PUF/Epiméthée, 1987. Les textes de Fichte auxquels
Schelling semble se rapporter en premier sont la Doctrine de la science [1794] et le Précis de ce qui est propre à la
Doctrine de la science (Cf. Fichte J. G., Doctrine de la science, op. cit.)

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L’orientation lacanienne

cette date, était exclu de l’analyse. Ce qu’il isolait comme le réel dans la cure analy-
tique, dans le sujet, c’était le noyau du symbolique – à l’occasion incarné par la phrase –,
le symbolique dans son opposition à ce qu’il s’agissait de traverser comme un écran,
à savoir l’imaginaire. Disons que ce qu’on a appelé l’enseignement de Lacan, qui se
tient essentiellement dans les six premiers Séminaires, des Écrits techniques de Freud
au « Désir et son interprétation », c’est le symbolique comme réel de l’imaginaire. Le
symbolique est ce qu’il y a de réel dans l’imaginaire.
Il faut la rupture du septième Séminaire, L’éthique de la psychanalyse, pour que le
réel retrouve ses couleurs à distance du symbolique et de l’imaginaire, ceux-ci prenant
alors statut de semblants. Ce réel apparaît alors comme indexé par le mot allemand

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de das Ding – ce qui me faisait me référer à Fichte et Schelling entre Kant et Hegel.
Le réel apparaît comme indexé par das Ding, la Chose, qui est une référence par
laquelle Lacan indiquait la pulsion.
C’est là ce qui, cette année et dans le fil du Séminaire de Lacan, fera notre ques-
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tion.
Pour Freud, pour le dire vite, ce qui à la fin est réel, c’est la biologie. À la fin des
fins, pour Freud, le réel c’est la biologie. Si je veux encore rester dans le court-circuit,
je peux dire que ce qui, à la fin des fins, est réel pour Lacan, c’est la topologie. À
savoir, ce qui n’est nulle matière, ce qui n’est que pure relation d’espace, ou même,
un espace que l’on doit, par rapport aux autres, marquer de négation, un n’espace qui
indique qu’il ne s’agit de rien de sensible. Si s’agissant du Séminaire « L’identifica-
tion », Lacan utilise encore les figures topologiques comme des illustrations ou
comme des métaphores, et s’il a, au-delà même de son « Moment de conclure »,
continué de traquer la topologie, c’est qu’il y a vu, qu’il y a situé, en son non-sens,
le réel.
Dans tout ce qu’énonce Lacan, les guillemets sont toujours constants. Dans son
Séminaire, il ne s’exprime jamais sans dire « si je puis dire », « pour ainsi dire », « ce
qu’on appelle ceci ». Il prend tout avec des pincettes, ce qui veut dire justement qu’il
prend tout comme des signifiants avec lesquels on essaye maladroitement de capter
ce qu’il en est du réel. C’est d’ailleurs pourquoi je suis obligé, quand je le mets en
forme de façon lisible, d’enlever un certain nombre de ces expressions, faute de quoi
on ne pourrait plus lire. En conservant les « pour ainsi dire » et les « ce qu’on appelle
ceci », on doublerait le volume du Séminaire. J’en laisse suffisamment pour que l’on
saisisse que l’atmosphère même du discours de Lacan, l’essence même de son énon-
ciation, c’est de prendre les choses, les mots, entre guillemets. Ce sont des façons de
parler, et les façons de parler sont aussi des façons d’effacer ce dont il s’agit.
Cette « attitude propositionnelle » – je peux le dire ainsi, tout comme le disait
Bertrand Russell – a été celle de Lacan depuis toujours. Il disait même que lorsqu’il
était étudiant, il était celui qui disait : « Ce n’est pas tout à fait ça ». Mais parfois,
quand on se tient à cette discipline, c’est précisément tout à fait ça. En particulier,
quand on trouve le mot juste. Souvent, pour trouver le mot juste, il faut le déformer,
il faut qu’il arrive à traverser le mur du signifiant et du signifié. On ne passe pas le

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mur du signifiant et du signifié sans le déformer quelque peu, et c’est alors, parfois,
tout à fait ça. Quand je dis que pour Lacan – il l’a dit lui-même une ou deux fois –
la topologie, c’est le réel, je le dis sans guillemets, au sens où, pour Lacan, c’était tout
à fait ça.
La topologie : un nouvel imaginaire
Je me suis servi de mes mains pour vous mimer le rapport de deux cercles, dont
l’articulation est constituante de cet objet topologique qui s’appelle le tore, qui fut
le premier de cet ordre à avoir été introduit par Lacan dans la psychanalyse.
Je dirai que cette topologie est en quelque sorte un nouvel imaginaire inventé par

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Lacan, dans la mesure où il l’avait pêché dans les mathématiques afin de nous exercer
à de nouvelles formes. L’usage que je fais de cette expression de nouvel imaginaire est
justifié, ne serait-ce que parce que Lacan y avait été conduit, me semble-t-il, par un
ouvrage dont l’un des co-auteurs s’appelle David Hilbert – mathématicien bien
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connu et central de la fin du XIXè siècle, oracle dans les mathématiques – qui, pour
l’occasion de ce livre, s’était adjoint un nommé Cohn que j’identifie moins – ce qui
est une façon de dire qu’il m’est inconnu. Cet ouvrage s’intitule La Géométrie et l’ima-
gination10. C’est là que Lacan a pêché la bande de Moebius, le tore et le cross-cap. Il
donnait ainsi de nouvelles ressources aux psychanalystes, c’est-à-dire essentiellement
de nouveaux rapports ou de nouvelles relations représentables. Lui-même s’était
d’ailleurs exercé – vertu que j’admire d’autant plus que je ne suis pas sur ce point son
émule – à les dessiner dans ses séminaires. J’ai d’ailleurs pu noter – je crois l’avoir déjà
fait, jadis, dans ce Cours – que ces figures topologiques ne sont représentées dans
aucun écrit de Lacan. Ce qui n’est pas dire qu’elles en sont absentes, mais qu’elles sont
là à titre de support, et de support constant.
Lacan a écrit sur la topologie dans un texte qui figure dans les Autres écrits et s’inti-
tule « L’étourdit »11 – titre de Molière, modifié par un t final qui fait précisément appel
au tour du dit, que je plaçais, la semaine dernière, sur le cercle cylindrique du tore.
Je peux témoigner – même si vous êtes ici un certain nombre à savoir que je m’ef-
force de ne pas raconter de bobards, c’est un témoignage que vous pouvez évidem-
ment considérer comme étant sujet à caution, puisque j’ai été le seul témoin – que
Lacan, qui s’était engagé dans la rédaction de cet « Étourdit » afin de satisfaire une
demande de contribution dans un recueil du service de l’hôpital Sainte-Anne où il
faisait sa présentation de malades, s’était trouvé en carafe une fois la première page
terminée – cette page concernant le Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans
ce qui s’entend. Il m’avait alors dit : Je me demande par quoi je vais continuer. Plutôt
que de laisser passer, j’avais pris ça au sérieux et je lui avais glissé : Vous n’avez jamais
rien écrit sur la topologie qui est pourtant pour vous si fondamentale. Ça, c’est une
idée ! m’avait-il répondu. Eh bien, pour ce que j’en sais, le développement que vous

10. Cf. Hilbert D., Cohn S., Geometry and the Imagination, American Mathematical Society, 1952, AMS Chelsea
Publishing.
11. Cf. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 449 & sq.

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trouvez concernant la topologie et qui est dénué de toute représentation, vous le


devez à cette suggestion que j’avais faite à Lacan.
La dernière fois, je vous ai invités à considérer que la spirale des tours enchaînés
du cercle cylindrique qui enserre le corps du tore dessine, quand elle se boucle, le
cercle central de cette figure topologique, celui qui communique et ne fait qu’un avec
l’espace où le tore est situé. À la différence d’un ballon dont vous ne pouvez pas
traverser la surface mais que vous pouvez attraper, tenir, relancer, il y a, pour ce qui
est du tore, un trou au milieu. Quand Lacan l’introduit, il s’en sert aussitôt pour
inviter à y représenter les tours de la demande qui s’enroulent autour du corps cylin-
drique et finissent par se rejoindre, pour ainsi dessiner le cercle qui enserre le trou

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central, ce trou étant alors métaphoriquement désigné comme celui de l’objet du désir.
J’ai utilisé cette représentation pour indiquer la relation du discours de Lacan – dont
les tours se sont poursuivis année après année, perinde ac cadaver, jusqu’à la mort – par
rapport à son objet, à ce dont il s’agissait pour lui, à savoir, ai-je dit, le réel.
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II. LE DISCOURS DE LACAN ET SON OBJET

Je viens de mettre, à la place du mot objet, un ce dont il s’agit, un ce dont il s’agit


pour Lacan. C’est qu’en l’occasion le mot objet, de façon simple, ne convient pas.
C’est qu’il porte avec lui ce suffixe ob que l’on a du mal, si je puis dire, à gober. Ob,
en latin, c’est d’abord « devant », « en face de ». C’est ce qui, dans notre langue, nous
vaut des vocables comme obstacle, objection, c’est-à-dire ce qu’on vous jette à la figure
ou l’obstacle sur lequel vous butez quand vous vous avancez. C’est aussi bien l’obla-
tion que vous offrez sous le nez de l’autre avec les meilleures intentions du monde.
Je me réfère là – je l’avais évoqué dans mon cours – à ce que Freud dit du cadeau.
Puis, nous avons encore l’obligation, l’obscurité, l’obscénité. Au fond, dans le ob latin,
le français a privilégié la valeur de « en face de », « à l’encontre de ». Cet ob, on le
retrouve également sous la forme oc et os, comme dans occasion ou simplement avec
le o qui signale sa présence dans omission. C’est cela qui fait difficulté avec le mot objet
quand je m’y réfère. En effet, il ne s’agit de rien qui soit en face comme vous l’êtes
ici : vous êtes en face de moi, et moi en face de vous.
Si j’ai employé l’expression « ce dont il s’agit », plutôt que le mot objet, c’est que
mon propos vise quelque chose de l’ordre de la substance du discours de Lacan, au
sens de ce qu’il y a dessous, de ce qu’il y a sous les manifestations, sous ce qu’on en
perçoit, sous les phénomènes. Lacan a cependant conservé le mot objet quand il a
parlé de l’objet a. Mais précisément, il ne s’agissait pas de l’objet au sens de ce qui
est en face. Lacan a commencé ainsi, parce que c’était l’usage dans le discours psycha-
nalytique : entendre l’objet comme ce qui est en face. Mais s’il a maintenu le terme
objet pour le petit a, c’est aussi parce qu’il a exploité une autre valeur du ob latin qui
signifie également « à cause de ».
J’ai vérifié dans mon Gaffiot que Cicéron dit ob et ab rem, « à cause de cela »,
ob et ab causa, « pour cette raison ». C’est ainsi que Lacan, dans ses schémas, en

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particulier celui du discours de l’analyste, a pu placer son objet a en deçà du sujet du


désir, et non pas devant. Non pas comme l’objet qu’on vous met sous le nez pour
vous attirer, mais comme l’objet qui, par derrière, cause votre désir.

À nouveau, la question du réel

Ce n’est pas par hasard qu’au premier pas que nous pouvons faire à propos du
réel, nous tombons sur la notion de cause. Il y a, pour le dire comme pourraient le
dire les philosophes, une appartenance conceptuelle essentielle entre le réel et la
cause. Quand on se sert du mot de réel, on pourrait en faire le trait distinctif de

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l’adéquation du mot : le réel est cause. Il n’est légitime de parler du réel qu’à la
condition que ce à quoi on attribue la qualité d’être réel soit cause, cause d’un
certain nombre d’effets. C’est pourquoi, dans cette perspective, j’ai pu dire que la
question du réel était, après tout, ce qu’il y a de plus naturel au monde pour un
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psychanalyste. J’aurais même pu dire que la question du réel est posée pour toute
action qu’on dit thérapeutique, dans la mesure où il s’agit pour elle d’atteindre au
réel comme étant le royaume, le règne, l’ordre de la cause, puisqu’on essaye d’ob-
tenir des effets de transformation. Il faut bien pouvoir intervenir là où ça se joue,
là où ça se décide.
En ce sens, la question du réel est instante, spécialement pour toutes les thérapies
qui procèdent par la parole. Depuis l’invention de la psychanalyse, elles se sont multi-
pliées. Que ce soit sous une forme que nous pouvons juger dégradée n’est pas ici en
question. La question du réel est instante pour toutes les parlothérapies. C’est là une
façon de les nommer, une façon qui fait résonner le mot de parlotte. En quoi la
parlotte peut-elle atteindre au réel ? Et que faudrait-il que ce réel soit, pour qu’une
parlothérapie ait des effets ?
Je ne sais pas si nous pouvons, à ce propos, aller plus loin que l’axiome classique
qui veut qu’il y ait une homogénéité de la cause et de l’effet, qui veut que cause et
effet soient du même ordre. Si nous nous rangeons sous cet axiome, au moins pour
aujourd’hui, si nous admettons qu’il faut que le réel soit du même ordre que ce qui
a des effets sur lui, alors il faut que, par quelque biais, le réel subsiste de paroles.
J’ai introduit cela par un court-circuit passant par le philosophe Schelling – le
jeune Schelling, celui qui disait que Hegel avait fait son éducation devant le public,
et qui, peu ou prou, changeait de doctrine tous les ans. Schelling avait fait résonner
une question lorsqu’il était encore le propagandiste de Fichte, lui-même propulsé,
dans sa Doctrine de la science, par sa lecture de la Critique de la raison pratique de
Kant, qui avait été pour lui le point de capiton pour réordonner ladite Critique. C’est
une question qui est vraiment une haute et noble question, à savoir : Qu’est-ce qui,
à la fin, est réel [das Real] dans nos représentations ?
C’est sans doute la question la plus haute qui puisse être posée dans le cadre de
l’idéalisme transcendantal. Je peux m’avancer à le dire, simplement parce que j’ai été,
par un côté, un ancien idéaliste passionné. Non pas au sens clinique, mais au sens de

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l’histoire de la philosophie. Il y avait une partie de moi, dans mon jeune temps, qui
cherchait en effet la vérité entre Kant, Fichte, Schelling et Hegel.
Le primat de la représentation
Qu’est-ce qui est le réel ? Cette question est devenue instante dans la philosophie
à partir de Descartes, auquel Lacan a fait retour pour essayer d’en déprendre son
concept du sujet. Je dis instante au sens où c’est une question marquée par l’urgence
et par l’insistance. Celui qui en a eu l’aperçu le plus net, le plus clair, le mieux centré,
c’est le nommé Heidegger, dans un article de 1938 qui s’appelle « L’époque des
“conceptions du monde” »12, qui indique et souligne que c’est à partir de Descartes

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que le monde est devenu, à proprement parler, une image conçue par le sujet.
Heidegger emploie le mot allemand Bild qui signifie « image » et qui est le terme
qu’on emploie quand on parle d’image spéculaire, d’image originaire : das Urbild.
Heidegger pose que c’est à partir de Descartes que tout ce qui est, se situe par, et
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dans, la représentation. Le discours philosophique n’implique même pas ici la caté-


gorie de l’universel. Il s’agit d’un rassemblement de tout ce qui est, c’est-à-dire de ce
qu’on appelle, en termes techniques, l’étant – pas avec un g mais avec un t, car les
canards, c’est nous ! Il s’agit d’un rassemblement où, à partir de Descartes, tout ce
qui est – au moins pour les philosophes, mais c’est solidaire de tout un ensemble –
se situe dans, et par la représentation.
Pour saisir la nouveauté de cela, il faut penser que l’idée de se représenter, l’idée
du monde comme une représentation du sujet, était tout à fait absente de la philo-
sophie scolastique et, si l’on peut dire, de l’idéologie médiévale où le monde se soute-
nait en tant que créé par le Créateur avec un grand C. Ce n’était pas un monde
représenté par, et pour le sujet, mais un monde créé par, et pour la divinité, un monde
plaçant la cause suprême sous le signifiant Dieu. J’évoque le Moyen-âge pour ne pas
parler des Grecs, où tout ce qui est, était avant tout – au moins pour Platon – déter-
miné à partir de l’essence, et sans doute plutôt à partir de la description que de la
causalité. Ce qu’il y a de causalité chez Platon est plutôt de l’ordre d’un modèle
optique, que d’ailleurs il indique. C’est plutôt la projection de silhouettes dans la
fameuse caverne, par rapport à quoi, si l’on veut utiliser là le terme de réel, le réel c’est
l’Un, l’idée du Bien : les apparences sont des ombres portées. Je reviendrai sur ce
sujet après y avoir repensé.
Le terme de représentation est capital chez Freud. Il parle en effet de la Vorstel-
lung inconsciente. Malgré ce que Lacan s’est évertué à démontrer, on a du mal à
gommer le fait que l’inconscient soit, chez Freud, tissé de représentations incons-
cientes. La représentation émerge comme telle quand ce que Heidegger appelle le
monde – qui est un héritage de la phénoménologie de Husserl – devient ce qui est
convoqué par le cogito, c’est-à-dire quand le monde est ce qui doit monter sur la
scène du sujet, ce qui doit se présenter devant lui et être évalué par lui.
12. Cf. Heidegger M., « L’époque des “conceptions du monde” », Chemins qui ne mènent nulle part, Paris, Gallimard,
coll. Tel, 1986, p. 99 & sq.

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Nous avons cassé beaucoup de bois sur la tête des évaluateurs, mais c’est la faute
à Descartes ! C’est avec lui, en effet, qu’évaluer a commencé – évaluer ce qui est
représenté, selon son degré de réalité. Pour que le cogito cartésien émerge, il faut
avoir d’abord révoqué, mis en doute, suspendu, raturé, tout ce qui est représentation,
c’est-à-dire reconnaître que là, il n’y a point de réel. Cela s’effectue précisément dans
ce qu’on appelle gentiment le doute cartésien, comme s’il ne s’agissait que d’un petit
obsessionnel qui, tout en sachant que c’est là, se dit que peut-être bien quand même...
Eh bien, ça n’a strictement rien à voir ! Parce que le doute de Descartes, c’est la
terreur, celle qu’exerce le sujet qui émerge comme seule instance qui existe et résiste
à la suspension de toute représentation en tant que vidée de réel. Nous vivons encore

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dans cette époque où l’homme devient, ainsi que s’exprime Heidegger, le centre de
référence de l’étant en tant que tel, avec ceci que Heidegger étend ce centre de réfé-
rence au-delà de l’individu, en disant, à l’occasion, qu’on l’étendra jusqu’à la société.
C’est à l’époque de la représentation que devient nécessairement instante la ques-
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tion : Est-ce que tout cela n’est qu’un rêve, un cauchemar ? Est-ce réel ou irréel ?
Comme vous le savez, une fois que cette opération de terreur cartésienne sur la repré-
sentation a été réalisée, le monde s’est converti en représentation et a été récusé à ce
titre-là, au point qu’il ne reste comme résidu, au fond de la bouteille, que le cogito.
La lie de la bouteille, c’est le cogito que l’on n’arrive pas à éliminer avec les moyens
du bord. On obtient alors une certitude, mais qui ne permet de rien se représenter.
Ce cogito n’est donc pas une chose, une chose représentable, et l’on n’est pas non plus
assuré de sa permanence. C’est une certitude, mais instantanée, évanouissante, pour
laquelle se pose la question : pour combien de temps ? On ne peut donc pas recon-
naître, à ce cogito malingre, la qualité d’une substance, puisque la substance exige
précisément, parmi ses attributs, la permanence, sous ses manifestations. Le cogito
est ce qui a tenté Lacan, pour le rapprocher du sujet de l’inconscient qui, lui non plus,
n’est pas substantiel. Autrement dit, le cogito, à lui tout seul, n’assure pas que l’on
puisse passer de l’ordre de la représentation au réel, ne permet pas la transition de la
représentation au réel.
Divine jonction de la représentation et du réel
Pour réaliser cette opération, il faut aller distinguer, parmi les représentations du
sujet, une représentation qui serait spéciale, qui aurait la priorité exceptionnelle
d’opérer la jonction de la représentation et du réel. C’est la transition que Descartes
expose dans la « Troisième méditation » où il explique le statut singulier de l’idée de
Dieu, à savoir que cette idée a nécessairement un corrélat dans le réel : elle ne peut
absolument pas être une fantaisie. Dans un contexte renouvelé par l’émergence du
cogito, Descartes récupère – dans la scolastique – quelque chose qui est de l’ordre des
preuves de l’existence de Dieu. Disons, pour simplifier, qu’il remet en fonction l’ar-
gument de saint Anselme.
Une fois que c’est parti comme ça, on rejette tout ce qu’on avait bousillé au départ
pour isoler le cogito. On respire. Il y a l’idée de Dieu, elle ne peut pas ne pas avoir un

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L’orientation lacanienne

corrélat réel, avec ceci que, dans cette idée de Dieu, il y a qu’il ne peut pas vouloir
être trompeur, puisqu’il est ce qu’il y a de plus réel et qu’être de bonne foi est supé-
rieur à être trompeur. Donc on souffle et on voit revenir – je simplifie – tout ce
qu’on avait mis en suspens au départ, par le canal d’un grand Autre qui se pose là
et qui est le passeur de l’ordre de la représentation au réel. On ne dira pas que c’est
un grand Autre supposé savoir. Il est plus que cela : il est supposé dire la vérité, dans
la mesure où il décide de la vérité. Rien ne lui est supérieur, même pas la vérité.
C’est lui qui dit ce qui est vrai et ce qui est faux. Il est donc éminemment le lieu de
la vérité, au sens où il la produit. C’est ce qu’on appelle la doctrine de la création
des vérités éternelles. Voilà ce qui a émergé avec Descartes. C’est, à la fois, la conver-

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sion du monde en représentation et le grand renfermement qui fait que tout rentre
dans l’ordre par le biais d’un recyclage de la scolastique, d’un recyclage de la preuve
de l’existence de Dieu.
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Deux grandes voies dans la philosophie


Je vais vite, mais je dirai que les grands cartésiens, qui pourtant, que ce soit
Malebranche ou Spinoza, ont différé de Descartes sur de nombreux points, recon-
naissent au signifiant Dieu cette fonction de passeur de la représentation au réel : la
représentation procède de Dieu. Ils se distinguent de Descartes en ce que, d’une
certaine façon, leur énonciation s’installe d’emblée au lieu de l’Autre. Ils se privent par
là du pathétique de l’expérience cartésienne, ce pathétique auquel on peut être sensible
quand on lit les méditations de ce sujet qui est tout seul, qui essaye de s’y retrouver et
qui chemine péniblement en voyant s’écrouler toutes ses croyances et habitudes, puis
toutes ses certitudes, et enfin l’ensemble de l’étant, pour finalement émerger réduit à
une pointe, à partir de laquelle tout se recompose. Les autres cartésiens passent donc
d’emblée au lieu de l’Autre et s’adonnent à ce qui, chez Malebranche, s’appelle la
vision en Dieu et, chez Spinoza, l’équivalence de Dieu et de la nature – Deus sive
natura. Dieu est la nature qui étend ce lieu de l’Autre à l’ensemble de l’étant.
Nous nous rapprochons de là où nous en sommes avec Freud et la psychanalyse,
à partir du moment où la connexion divine entre l’ordre de la représentation et le réel
a été rompue. Je vous fais un cours de philosophie pour psychanalystes, mais il faut
en passer par là, du moins cette année. Sans m’étendre, je dirai que cette connexion
est rompue à partir de Kant. C’est quand même avec Kant que l’on sort décidément
du Moyen-âge. En est-on d’ailleurs vraiment sorti ? Ce n’est pas sûr. C’est avec Kant
qu’on liquide le résidu scolastique de Descartes. C’est là la valeur de maintenir ce qui
a donné des gorges chaudes à des générations de philosophes – et aussi de non-philo-
sophes – à savoir cette limite que Kant a posée en parlant de la chose en soi, qui n’est
justement pas pour le sujet, qui est comme telle inconnaissable, et qui est précisément
de l’ordre de ce qui, du réel, ne passe pas dans la représentation. C’est à partir de ce
moment que l’on n’a plus pu se servir du signifiant Dieu pour assurer la connexion
entre représentation et réel. Kant, là-dessus, mobilise les ressources de la logique pour
montrer que le raisonnement de Descartes sur l’idée de Dieu est un paralogisme. Je

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passe. À partir du moment, donc, où cette connexion divine est rompue, la question
du réel devient instante – la question du réel telle qu’elle résonne dans la phrase du
jeune Schelling : Qu’est-ce qui, à la fin, est le réel dans nos représentations si Dieu n’est
plus là pour assurer la transition ?
Vous m’excuserez de rester encore dans le registre abrégé de l’histoire de la philo-
sophie, mais c’est pour que vous saisissiez que c’est à partir de là qu’il y a eu, pour
nous, deux grandes voies : la voie de Hegel et la voie de Schopenhauer ou de
Nietzsche – Schopenhauer vouant à Hegel une détestation particulière. Il y a là tout
un courant de la pensée philosophique, et je vais donc vous dire un mot rapide sur
Schopenhauer, puisqu’il est tout à fait absent des références de Lacan qui a pris clai-

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rement, quant à lui, son départ sur le versant de Hegel. C’est chez Platon et chez
Hegel qu’il a trouvé, avec la notion de la dialectique, à assoir l’opération de la psycha-
nalyse. Jetons maintenant un œil du côté de Schopenhauer.
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Le réel selon Schopenhauer : scission


Il annonce clairement la couleur dans le titre de son grand ouvrage, Le Monde
comme volonté et comme représentation13. Le premier livre de cet ouvrage porte sur le
monde comme représentation, le second sur le monde comme volonté. Ce que
Schopenhauer appelle la volonté, je dirai, pour vous simplifier les choses, que c’est
un des noms du sujet. Schopenhauer assume la scission de la représentation – l’ordre
logique qu’elle emporte avec elle pour que ça tienne – et du sujet, qui est autre chose,
qui chez lui porte ce nom de volonté, héritage lointain de la Critique de la raison
pratique. Je dirai que le livre I de Schopenhauer, c’est la Critique de la raison pure
revisitée, et que son livre II est celui de la Critique de la raison pratique. Il explique
que ce sont là deux ordres distincts.
Le premier livre commence en disant que le monde est ma représentation. C’est là
le monde qui a commencé avec Descartes, et que Heidegger, plus tard, appellera une
image conçue. Que le monde soit ma représentation veut dire que c’est le monde de
toute expérience possible et imaginable. Tout ce qui existe, existe pour le sujet, l’uni-
vers entier n’étant qu’objet, objet à l’égard d’un sujet. Schopenhauer traduit, d’une
façon extrêmement compacte, le ob de l’objet au sens de « en face de », et il l’étend
à l’ensemble de ce qui existe. C’est là ce qui échappe souvent, car Schopenhauer c’est
plutôt la simplicité. C’est même tellement simple que ça tiendrait sur deux ou trois
feuilles de papier, alors qu’il y en a six cents pages. Il est un admirable rhéteur qui
apporte indéfiniment des preuves à l’appui, mais l’armature a la simplicité que je dis.
Le second livre, qui traite du monde comme volonté, c’est au fond une exaltation
du sujet. Ce que Kant réservait comme étant le réel inconnaissable de la
chose en soi, Schopenhauer l’appelle la volonté, la volonté du sujet qui n’est pas
représentable, mais que l’on peut approcher à travers la contemplation, sur le mode
platonicien, et qui s’exprime spécialement dans la vie, qui elle est autre chose qu’une

13. Cf. Schopenhauer A., Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966.

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L’orientation lacanienne

simple représentation. Ce que la volonté veut, c’est la vie. Schopenhauer installe le


vouloir-vivre comme catégorie centrale du sujet. C’est dans ce sillage que s’inscrira
Nietzsche en graduant le vouloir-vivre, les ennemis du vouloir-vivre, et en célébrant,
au contraire, la carrière donnée au désir et au vouloir-vivre.
C’est ce qui, par exemple, conduit Schopenhauer à faire une place spéciale, dans
le livre II, à ce qu’il appelle l’acte de la procréation. Il n’y a pas beaucoup de philo-
sophes qui ont fait cette place à l’acte de la procréation. Aristote l’a fait, mais il a
donné une place à tout. Il y a évidemment une place pour la procréation dans son
Histoire des animaux, mais chez Schopenhauer, c’est distinct, puisqu’il considère que
l’acte de la procréation est une incarnation tout à fait distinguée du vouloir-vivre. Il

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va jusqu’à évoquer la jouissance charnelle, où la volonté de vivre montre qu’elle
dépasse la vie de l’individu, qu’elle est trans-individuelle. Les exégètes ont d’ailleurs
marqué cette place que Schopenhauer a donnée au rapport des sexes dans deux ou
trois pages fulgurantes. Cela les a conduits à penser que Freud avait peut-être
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compulsé Le Monde comme volonté et comme représentation, ce qui ne semble pour-


tant pas être le cas.
Le réel selon Hegel : suture
Lacan, lui, est allé vers Hegel. Il est allé de ce côté-là, du côté hégélien, et non pas
du côté schopenhauerien qui constate la scission entre ce qui est de l’ordre de la
représentation et ce qui est de l’ordre du vouloir-vivre, entre ce qui est de l’ordre de
la représentation et ce qui est de l’ordre du réel sans représentation – réel qui est le
vouloir-vivre, puisque cette volonté est pour Schopenhauer ce qu’Emmanuel Kant
désignait comme la chose en soi. Schopenhauer, lui, identifie cette chose en soi au
vouloir-vivre. Lacan, donc, est allé du côté où il y a tout de même une équation entre
le rationnel et le réel. Entendons-nous bien sur ce que Hegel dit dans sa Préface à la
Phénoménologie de l’Esprit14, à savoir : Tout ce qui est réel est rationnel, tout ce qui est
rationnel est réel. Lacan n’a pas insisté là-dessus, il a même récusé la deuxième partie
de la phrase, mais disons que c’est armé de ce tout ce qui est réel est rationnel qu’il est
entré dans la psychanalyse. Entendons-nous donc sur ce qu’est ici le réel.
Dans sa Préface à la Phénoménologie de l’Esprit, Hegel n’emploie pas le mot real
pour dire « réel », il emploie le mot wirklich, qui désigne ce qui est « effectif » ou
« actuel ». L’étymologie lie ce mot à wirken, c’est-à-dire ce qui est « actif » ou « effectif ».
On trouve aussi le mot de Wirkung qui veut dire « effet ». Ce que Hegel désigne, c’est
donc le réel en tant que ce qui a des effets, le réel en tant que ce qui est cause.
Ce n’est pas le cas de la chose en soi kantienne. La chose en soi de Kant, on
ne peut pas en déduire les phénomènes comme étant ses effets. Puisqu’il y a préci-
sément la constitution a priori des catégories, on n’a aucune idée de comment
opèrerait la chose en soi. C’est d’ailleurs de cela que l’on s’est moqué chez Kant :
la chose en soi fait dodo, elle est en soi, elle n’y est pour personne, elle est tout le

14. Cf. Hegel G. W. F., Phénoménologie de l’Esprit, tr. de J.-P. Lefebvre, Paris, Aubier, 1991.

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temps dans l’escalier, etc. Mais par contre, le réel dont il s’agit chez Hegel est un
réel qui a des effets, et auquel on accède par la raison parce qu’il est rationnel de
bout en bout.
Si je voulais encore simplifier, je pourrais répartir, comme on le faisait dans l’An-
tiquité, Hegel et Schopenhauer comme Héraclite et Démocrite : Hegel qui rit et
Schopenhauer qui pleure. Schopenhauer le pessimiste, pour qui ça ne peut jamais
bien se terminer, et Hegel l’optimiste, pour qui la rationalité du réel opère conti-
nuellement, avec cette idée qu’à la fin des fins, à la fin de toutes les ruses de la raison
– ça a été, en tout cas, présenté ainsi –, il y aurait une grande réconciliation dans le
savoir absolu. Schopenhauer, lui, jouerait par contre une sorte de Zazie répétant sans

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cesse : Savoir absolu, mon cul ! Et puis arrive Nietzsche qui va reprendre ça.
On peut dire qu’il y a, depuis lors, dans la philosophie, deux grandes familles
d’esprit : les optimistes et les pessimistes. Je simplifie pour vous laisser un souvenir
de la domination exclusive de Hegel sur les esprits à partir de Lacan. Pour cela,
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j’essaye de gonfler un petit peu la figure de Schopenhauer qui n’a pas la même place,
et que je soutiens à partir de Nietzsche qui s’est présenté comme son disciple. C’est
bien de là que procèdera toute une filière anti-hégélienne de la pensée, qui débou-
chera, en France, au XXe siècle, chez Georges Bataille et Maurice Blanchot, ou chez
des philosophes comme Deleuze.

Prémisses de « l’ontologie de Lacan »

Dans ce réel saisi comme wirklich, Lacan y a évidemment vu la faveur de distin-


guer real et wirklich que l’on trouve dans le texte de Freud. Il l’a donc fait valoir.
Mais il faut s’apercevoir qu’à partir du moment où l’on saisit le réel comme wirklich,
on détermine une hiérarchie de ce qui existe dans ce qui est.
Au fond, il y a d’abord une ontologie basse : les entités apparentes, contingentes,
transitoires, les entités parasites qui dépendent d’autres entités, ou qui sont simple-
ment possibles, qui peuvent exister ou ne pas exister – je dirai d’une façon générale :
les entités sous-développées du point de vue de la raison. Puis, il y a ce qui est, au sens
fort, c’est-à-dire ce qui, en quelque sorte, absorbe ses conditions d’existence, se
présente comme nécessaire, comme ce qui a développé sa nécessité jusqu’à une forme
supérieure d’être. On ne peut pas dire que Hegel bénissait simplement tout ce qui
était wirklich. Il faisait au contraire des distinctions dans ce qui est : ce qui n’est
qu’apparence, ce qui n’a pas développé la nécessité de son existence, et puis les formes
pleines de l’être qui sont au sommet, et qui sont, disons, comme un Dieu qui a opéré
à travers les ruses de la raison, c’est-à-dire un absolu qui est en quelque sorte substan-
tiel au sens d’une réédition du Dieu de Spinoza.
Je dis tout cela pour en venir à souligner, au contraire de ce qu’on rabat de façon
approximative et grossière sur le structuralisme, que ce qui est en jeu dans le struc-
turalisme de Lacan – qui, bien entendu, s’induit de Roman Jakobson et de Claude
Lévi-Strauss –, c’est la question du réel.

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L’orientation lacanienne

Ce que Lacan a trouvé dans la structure, c’est une réponse à la question du réel,
qui lui est apparue opératoire dans la psychanalyse pour passer de la parlotte au réel,
et qui l’a au fond conduit à poser que ce qui est réel et ce qui est cause dans le champ
freudien, c’est la structure du langage. Je me dis qu’en écrivant, dans mon très jeune
temps, un article après une première lecture de Lacan, qui s’appelait « Action de la
structure »15, j’avais au moins saisi en quel sens, chez Lacan, la structure c’est le réel.
Une hiérarchie ontologique
On prend comme de bien entendu le réel, le symbolique et l’imaginaire, parce que
l’on récite ça, si je puis dire, avant même que l’on soit né. Lacan avait pêché ces trois

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termes dans une page de Claude Lévi-Strauss, dans « L’efficacité symbolique » – qui
est une façon de dire « Action de la structure » – et il en avait fait une conférence,
qui précédait la scission de 1953 et son premier Séminaire public. Vous trouvez cette
conférence rééditée aux éditions du Seuil, dans le petit opuscule que j’ai intitulé Des
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Noms-du-Père16, puisque Lacan a dit plus tard que le réel, le symbolique et l’imagi-
naire étaient, au fond, des Noms-du-Père.
On prend donc comme quelque chose d’acquis – à qui, à qui est-ce ? – la tripar-
tition du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Elle est validée par l’usage que nous
en faisons et la clarification qu’elle apporte sur les phénomènes auxquels nous nous
confrontons dans l’expérience analytique. Dans la dernière partie de son enseigne-
ment, Lacan s’est appliqué à mettre cette tripartition sur le même plan avec des ronds
de ficelle. Cependant, au départ, il n’en est rien : il y a d’abord une tripartition, et
même une hiérarchie ontologique entre ces trois termes.
Cette tripartition permet d’abord d’exclure le réel au sens de real, ce qui ici veut
dire au sens du donné, au sens de ce qui est naturel. On peut voir qu’elle exclut en
même temps ce qu’il y aurait de substantiel dans le corps. Elle induit que ne parais-
sent dans le champ freudien que les tours du dit, le reste n’étant pas pris en compte.
On ne va pas dire au patient : Vous me dites ça de votre père, mais allez donc l’inter-
roger pour me donner vraiment son point de vue ! C’est ce que l’on fait très naturelle-
ment dans la thérapie familiale, où il s’agit de se mettre d’accord sur ce qui s’est passé,
où il s’agit de faire la part des choses. C’est un exercice de négociation, une thérapie
par négociation : on deal.
L’exclusion du réel, c’est autre chose. L’exclusion du réel veut dire que, même si
tout cela est très légitime dans une thérapie familiale, ça ne fait pas partie du champ
freudien : on ne demande pas au patient qu’il amène sa mère. Ça nous paraît tout
naturel, mais ça signifie que l’on part d’un on se fie à ce que vous dites, on se fie aux
mensonges que vous dites. On considère que ces mensonges sont plus précieux que
toutes les vérifications, vérifications que les analysants entreprennent d’ailleurs à l’oc-
casion. Ils vont vérifier sur leur lieu de naissance, ils vont interroger les voisins et, en

15. Cf. Miller J.-A., « Action de la structure », Un début dans la vie, Paris, Gallimard, Le promeneur, 2002, p. 57 & sq.
16. Cf. Lacan J., « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 9 & sq.

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général, ça ne donne que peu. L’exclusion du réel traduit donc bien quelque chose
de concret, qui est tellement évident pour nous, qu’il y a justement besoin de le
conceptualiser.
Quant au symbolique, disons que c’est un des noms du réel. C’est le réel comme
wirklich, le réel comme cause. Tout ce qui reste comme image de Lacan dans l’opi-
nion, tout ce qui reste de ce par quoi il a marqué, c’est précisément l’image de quel-
qu’un qui a montré en quoi le symbolique est réel, en quoi le symbolique est ce qu’il
y a de plus réel dans la psychanalyse et dans la constitution du sujet.
Quant à l’imaginaire, d’où Lacan est parti avant de commencer son enseigne-
ment à proprement parler, Lacan le commente au gré du symbolique et tend à

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montrer que cet imaginaire est quand même un moindre être, ce qui veut dire qu’il
est précisément de l’ordre de la représentation, de l’ordre de la Bild. Même lorsque
des images paraissent maîtresses et semblent gouverner, elles ne tiennent leur puis-
sance sur le sujet que de leur place symbolique. Comme je l’avais dit, jadis, au début
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de mon cours, l’opération de Lacan était vraiment de montrer comment tous les
termes utilisés par les psychanalystes dans le registre imaginaire ne trouvent leur vraie
place qu’à être retranscrits en termes symboliques.
Un réel structuré
Le choix hégélien de Lacan, l’orientation hégélienne première de Lacan lui
permet, en fait, d’inscrire la psychanalyse dans le registre de la science, puisque cette
orientation l’autorise à dire que le réel dont il s’agit dans la psychanalyse est un réel
structuré. C’est ce qu’il dit sous la forme de son inconscient structuré comme un
langage. On a répété et répété cette formule lévitatoire, mais elle n’a de sens lacanien
qu’à la condition de saisir qu’elle comporte que l’inconscient est réel.
L’inconscient réel, Lacan l’a gardé pour lui. Il ne l’a lâché et écrit que dans son tout
dernier texte que j’ai jadis longuement commenté, à savoir dans sa « Préface à l’édi-
tion anglaise du Séminaire XI » qui est le dernier texte des Autres écrits. Il l’a écrit dans
une parenthèse : « l’inconscient (qui n’est ce qu’on croit, je dis : l’inconscient, soit réel,
qu’à m’en croire) »17.
Le choix hégélien de Lacan est tout à fait cohérent avec son structuralisme, alors
que les structuralistes communs étaient tout naturellement anti-dialecticiens et
anti-hégéliens, et même plutôt positivistes. Claude Lévi-Strauss a poussé ça très loin.
Il était tout prêt de naturaliser la structure. C’est d’ailleurs pour cette raison que nos
rêveurs neuroscientistes peuvent tout à fait s’aboucher avec lui sur ce point. Mais ce
qu’il faut voir, c’est que le Tout ce qui est réel est rationnel de Hegel se traduit pour
Lacan dans sa proposition selon laquelle Il y a du savoir dans le réel, ce qui est, au fond,
le postulat de la science depuis Galilée : la nature est écrite en signes mathématiques.
À cet égard, l’inconscient est, pour Lacan, une structure, c’est-à-dire un savoir dans
le réel. Il s’agit de savoir lequel, mais il y a bien du savoir dans le réel. C’est là que

17. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 571.

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L’orientation lacanienne

Lacan a pu penser que la psychanalyse rejoignait la science, et qu’il a fait appel à la


topologie pour exhiber le réel de la structure. C’est ce que j’ai pêché dans le Sémi-
naire des « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », où il dit ceci : « La topologie
que je construis pour vous, est quelque chose qui est à entendre à proprement parler
comme le réel, fût-ce le réel dont l’impossible est une des dimensions, sa dimension
propre et essentielle. »18 Pour Lacan, la topologie – qui n’est pas représentation, puis-
qu’elle représente ce qui est, soit des formules mathématiques, des relations mathé-
matiques, un savoir –, est la voie qui correspond à ce qu’exige la structure du langage.

La montée en puissance du réel

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J’ai présenté cette catégorie du réel comme étant au départ naturelle pour le prati-
cien, et j’en ai en même temps montré la genèse à travers une vue de surplomb sur
plusieurs siècles philosophiques ; or, il faut saisir que sa promotion par Lacan, qui n’a
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fait que monter en puissance au cours de son enseignement, est pourtant arrivée
comme une surprise pour ses élèves. Ils n’ont pas pu s’y faire pendant longtemps,
puisque tout avait commencé par son exclusion, et parce qu’en français, on ne fait
pas la différence entre real et wirklich. Ils n’avaient pas saisi que la structure était
pour Lacan un des noms du réel.
« Fonction et champ de la parole et du langage… », ce premier écrit de Lacan, qui
le lance dans son enseignement, célèbre la puissance de la structure, et essentiellement
sa puissance combinatoire. C’est là, au fond, la version lacanienne du rationnel hégé-
lien. Il fait de cette puissance combinatoire le ressort propre de l’inconscient, c’est-
à-dire le support de la causalité même dont il s’agit dans l’inconscient. Il est essentiel
pour lui de lier structure et combinatoire. Il ne cesse pas, quand il avance des struc-
tures, d’en démontrer les combinaisons, les permutations. C’est ce qu’il fait quand
il vous présente la privation, la frustration et la castration, en les mettant en rapport
avec les catégories de l’objet, de l’agent et du manque. Il vous compose un tableau
où il fait parfaitement permuter les termes. Des années plus tard, ce sera les quatre
discours, chacun composé de quatre éléments permutant sur quatre places. Il est
essentiel pour Lacan d’accentuer le caractère combinatoire de la structure, c’est-à-
dire ses potentialités de déplacement, parce que c’est justement ce qui fait le joint
entre structure et dialectique. On peut dire qu’il est le seul à faire cette jonction – les
structuralistes ayant été au contraire, d’une façon générale, anti-dialecticiens.
C’est par là aussi que, tout en étant structuraliste, Lacan peut dire que l’incons-
cient est histoire, puisqu’il voit l’histoire comme le déploiement d’une combinatoire.
Du côté du symbolique, on a à la fois la structure, la combinatoire, la dialectique,
l’histoire, et, pour l’imaginaire, on a la fixation et l’inertie, où Lacan, dans son opti-
misme premier, ne voit que des ombres qui seront remaniées dès que les termes
symboliques auront tourné. C’est là le trait le plus manifeste du premier enseignement

18. Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » [1964-1965], inédit.

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

de Lacan, son triomphe à lui, son optimisme, qui évidemment tranche avec ce qu’il
distribuera d’un atroce pessimisme dans son dernier enseignement. On a là une inver-
sion complète, puisqu’on était parti avec les trompettes du triomphe du symbolique
sur l’imaginaire.
Pour terminer, je dirai que Lacan classait la jouissance du côté de l’imaginaire. Elle
n’entrait pas, à proprement parler, dans le réel. Pour lui, la jouissance était un effet
imaginaire, et il ne retenait du corps, étant donné son point de départ qui était le
stade du miroir, que sa forme. La jouissance, c’était la jouissance de la forme imagi-
naire du corps, de l’image du corps. Dans son écrit sur Schreber et dans ses schémas,
la jouissance est encore qualifiée d’imaginaire, et elle est donc supposée destinée à

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obéir au doigt et à l’œil au prochain déplacement du symbolique.
On peut donc dire qu’il y a d’abord comme une promesse de résorption de l’ima-
ginaire qui est proférée par Lacan. Il y a d’abord – je m’en expliquerai la prochaine
fois – comme une domination de la vérité sur le réel ou, pour le dire mieux, l’idée
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que, dans la psychanalyse, le vrai c’est le réel. Mais le drame de l’enseignement de


Lacan, et peut-être aussi le drame du praticien, tient dans le décrochage du vrai et
du réel, dans ce qui s’isole de Real et qui échappe à la puissance du Wirklich.
Le réel, Lacan l’avait qualifié comme ce qui revient toujours à la même place.
C’était sa première définition du réel et, quand il disait cela, c’était disqualifiant
quant au réel. Le réel revient à la même place comme les astres. Il est aussi stupide
qu’eux. À cet égard, quand Lacan qualifiait le réel de cette manière, il l’opposait à
la puissance dialectique. Dans la dialectique, on n’arrête pas de changer de place et
de costume, on retourne sa veste, l’être se convertit en non-être, etc. Tandis que le
réel, c’est plutôt un Vous m’avez sonné ?... Il est stupide, le réel. Il revient à la même
place.
Il y a, au fond, dans l’enseignement de Lacan, la redécouverte que le corps a un
statut que n’épuise pas l’imaginaire, que n’épuise pas la forme, que n’épuise pas la
vision du corps. Et le lieu où ça se joue, où se joue cet enjeu de la question de Schel-
ling – Qu’est-ce qui, à la fin, est le réel ? –, c’est, dans la psychanalyse, le fantasme. C’est
vers ce point que converge l’interrogation de Lacan. Mais s’il aboutit à l’idée de la
traversée du fantasme, c’est pour aussitôt démentir cette conclusion. Pour lui, la passe
a été, en quelque sorte, le moment de conclure sur la fin de l’analyse. De la même
façon qu’il avait, dans son Séminaire, continué de parler après ce qu’il avait annoncé
comme Le moment de conclure, il s’est trouvé contraint, dans son élaboration, d’aller
au-delà du fantasme et de sa traversée, débouchant par là sur le clivage de la vérité et
du réel qui, il faut bien le dire, a été le symétrique inverse du triomphalisme et de
l’optimisme de son départ.
Je disais que nous avons Hegel qui rit et Schopenhauer qui pleure. Eh bien, dans
le Séminaire de Lacan, nous avons Lacan qui rit et qui pleure, assurant ainsi, à lui
seul, tous les personnages du répertoire.

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L’orientation lacanienne

III. LE RÉEL DE L’EXPÉRIENCE ANALYTIQUE

L’expérience à la place de la guérison

Il fut un temps où Lacan parlait de la cure analytique, parce qu’il lui fallait alors
dédouaner la psychanalyse en la faisant passer pour une thérapeutique, c’est-à-dire une
action ayant pour but une guérison. Vous savez qu’il lui substitua ensuite, dans son
usage le plus courant, un mot que d’ailleurs il employait déjà auparavant, à savoir celui
d’expérience analytique – au sens où, dans une analyse, il se passe des choses, où on y
vit, si je puis dire, quelque chose de tout à fait singulier. Le mot d’expérience a cet avan-

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tage de ne pas spécifier qu’une guérison en résulte – ce qui est prudent et réaliste.
Conceptualiser l’expérience analytique comme cure, ainsi qu’on le faisait et
comme Lacan, durant un temps, l’avait également fait en adoptant cette expression,
obligeait à en distinguer la psychanalyse dite didactique, celle dont le but était de
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formation. Autrement dit, la psychanalyse, jusqu’à Lacan, se trouvait dédoublée. Il


y avait l’expérience comme cure avec finalité de guérison, et il y avait, disons, l’ex-
périence comme pédagogie avec finalité de formation.
Si l’incidence de l’enseignement de Lacan s’est marquée de la façon la plus
évidente, c’est parce qu’elle a accompli la réunification de ces deux aspects ou de ces
deux versants de la pratique. Le mot d’expérience exprime cela. Il qualifie un processus
unique, dont on pourrait dire, a contrario, qu’il est à la fois de guérison et de forma-
tion, sauf que ces deux termes apparaissent l’un et l’autre comme tout à fait inadé-
quats à désigner ce dont il s’agit. La façon dont Lacan mettait en œuvre la
psychanalyse, la façon dont il nous invitait à la pratiquer, ne trouvait pas à se ranger
sous la rubrique de la guérison, ni sous celle de la formation, même à les confondre
toutes les deux.
Tout ce que l’on peut dire, tout ce que l’on peut concéder, c’est qu’il y a des effets
de guérison, des effets thérapeutiques qui découlent du processus unique de la
psychanalyse, et qu’il y a aussi des effets que l’on peut qualifier de didactiques, c’est-
à-dire des effets de formation. Mais ces effets, que l’on peut signaler, ne cristallisent
pas dans la guérison, ni non plus dans la formation.
En revanche, la pratique de la psychanalyse comporte des conséquences qui
convergent sur le fantasme du sujet qui s’analyse, qui est en analyse. Lacan concevait
que ces effets ne se cristallisaient ni en guérison, ni en formation, mais dans ce qu’il
appelait la passe. Par là, il désignait le franchissement d’une impasse constitutive et
proprement originelle du sujet qui se traduisait par un effet majeur. Pour qualifier cet
effet, j’avais retenu un mot employé une fois par Lacan dans ses écrits, à savoir celui
de traversée – traversée du fantasme. Il n’a pas avancé cela avant la treizième année
de son enseignement public, à savoir dans un écrit de circonstance intitulé « Propo-
sition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École »19. C’est néanmoins

19. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, op. cit., p. 243 & sq.

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

là-dessus que culmine tout son effort d’enseignement jusqu’à cette date, effort
qui se situe entre son Séminaire « La logique du fantasme » et celui de « L’acte
psychanalytique ».
Qu’en est-il du fantasme ?
En premier abord, je dirai qu’il est essentiellement ce qui, pour le sujet, fait écran
au réel. La traversée de cet écran est supposée permettre au sujet d’accéder au réel,
d’avoir avec le réel une entente dont il était jusqu’alors retranché et dont il était inca-
pable. Ce fantasme est, non seulement ce qui fait écran au réel, mais aussi ce qui fait
écran à l’être du sujet. Dans la mesure où ce qui précipiterait un sujet en analyse

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serait la recherche de cet être, serait la question Qui suis-je ?, parce qu’il ne dispose-
rait pas de cette clef ou parce que quelque chose serait venu opacifier son je suis, ce
qui ferait qu’en tant que psychanalysant, il se soutiendrait comme ce qu’on appelle
en algèbre une inconnue, un x. Il est donc question que l’effet majeur de l’expérience
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analytique ne soit, ni de guérison ni de formation, mais, à proprement parler, de


révélation ontologique quant au sujet.
Seulement, le fantasme n’est pas uniquement écran du réel. Il est en même temps
fenêtre sur le réel. Il y a là une valeur du fantasme qui mérite d’être confrontée, entre
l’écran et la fenêtre. Je cite Lacan dans sa « Proposition du 9 octobre 1967 sur le
psychanalyste de l’École », tout en variant un peu la phrase : Le fantasme est cela où
se constitue pour chacun sa fenêtre sur le réel.
En ce sens, le fantasme est une fonction du réel, une fonction subjectivée, singu-
larisée, du réel. Il est le réel pour chacun – ce qui laisse, à l’horizon, la possibilité
que, une fois franchie cette fenêtre singularisante, le sujet ait accès au réel pour tous,
à un champ commun du réel qu’il est arrivé à Lacan de célébrer au début de son
enseignement. Il voyait dans l’expérience analytique, le chemin par lequel le sujet
allait se dépouiller de sa singularité pour rejoindre un pour tous, lequel avait une
tonalité indiscutablement hégélienne.
Les effets épistémiques de la passe... et son au-delà
En 1967, Lacan n’évoque pas cet horizon du pour tous ; il avance seulement que
la position du sujet s’assure du fantasme, c’est-à-dire s’assure – c’est la fenêtre – d’un
point de vue singulier sur le réel, point de vue que l’analyse peut lui permettre de
dépasser, pour ne pas dire de transcender.
Cette traversée que Lacan a conçue, elle n’est pas dans Freud. C’est une concep-
tion qui est posée par Lacan, afin de surmonter l’impasse où Freud voyait toute
analyse déboucher, à savoir l’impasse proprement sexuelle, sur laquelle venait buter
l’analyse du côté de l’homme et du côté de la femme, et qui obligeait à la reprise
indéfinie de la cure. Cette traversée a, selon Lacan, des effets de savoir. Au-delà de la
guérison et de la formation, au-delà de la thérapeutique et de la didactique, il y a
l’épistémique. Pour Lacan, il y a des effets épistémiques qui sont acquis à la fin d’une
analyse. Ça s’entend dans ce qu’il en dessine, mais je me contente de le souligner – ce qu’il

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ne fait pas afin de ne pas donner tout de suite la clef du truc à ceux qui font la passe.
Cependant, comme maintenant la passe a changé, je peux être plus explicite.
Le premier effet épistémique, je dirai que c’est un effet de désarroi, qui tient préci-
sément à ce que l’assurance que le sujet prend du fantasme – fantasme qui lui fixe sa
place par rapport au réel, qui est ce que le réel veut dire pour lui – est chavirée. Elle
coule et elle est mise en même temps sens dessus dessous. C’est, en effet, le moment
où un sujet peut apercevoir que les catégories significatives qui ont organisé son
monde ne sont que son monde à lui. Cela se confirme, à l’occasion, quand il s’essaye
à la place de l’analyste : il voit chacun arriver avec ses significations dominantes, qui
n’ont rien à voir avec celles du voisin. C’est à partir de la position de l’analyste que

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l’on se demande comment un monde tient pour tout le monde, alors que chacun est
corrélatif d’un monde qui s’organise d’une façon tout à fait disjointe du monde du
voisin. Il y a le monde du bon samaritain ou de la bonne samaritaine, il y a le monde
du fripon, et ça fait deux : le monde où l’on trompe et le monde où l’on fait du bien.
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Et il y a aussi le monde où l’on fait du bien et où l’on trompe. Il y a donc une rela-
tivité qui, lorsqu’elle s’aperçoit – sur le mode du ce n’est que ma façon de comprendre,
ce n’est que ma façon à moi de saisir les choses –, se traduit d’abord par un désarroi, un
désarrimage, avant que cela ne s’ouvre éventuellement à une expansion de l’être.
Deuxièmement, il y a un effet de déflation du désir, à savoir que le désir ne saisit
aucun être à proprement parler. L’être qui suscite le désir ne tient son éclat, son
attrait, que de la libido que j’y investis. Lacan l’exprime en disant que la prise du
désir ne se révèle qu’être la prise d’un désêtre. Le désêtre est un non-être, un non-être
qu’on croyait être, mais qui est destitué de cette qualité – ce que signale le suffixe dés.
Il y a là une ontologie du désir. Tant que l’objet du désir est investi, il a la valeur de
l’agalma, mais son désinvestissement libidinal en fait un désêtre. Ne reste plus qu’une
essence évanouie, c’est-à-dire une signification qui se dissipe, et dont il se révèle
qu’elle enveloppait – si je peux déjà introduire ce terme – la jouissance. Ce qui faisait
l’éclat du désir n’était que ce qui enrobait ma jouissance.
Le troisième effet épistémique selon Lacan, dénoue le lien à l’analyste comme
représentant du sujet supposé savoir. Il se révèle, en effet, que ce savoir supposé qui
me soutenait dans ma quête d’analysant n’était qu’une signification qui dépendait de
mon désir. Avec la déflation du désir, avec le virage de son objet en désêtre, mon lien
au sujet supposé savoir, du même coup, se distend et se rompt. Lacan traduit cela en
termes de métamorphose : l’être du désir devient un être du savoir. Il y a là comme
une véritable conversion. Dans cette conversion, le fantasme se dissipe. Le fantasme
était soutenu par le désir et le supportait, dans la mesure où il n’y avait pas savoir. Le
désir se soutient de ne pas savoir, de ne pas savoir ce qui le cause. Au fond, il y aurait
fin de l’analyse quand le désir passe au savoir. C’est là que Lacan a situé le moment
de conclure d’une analyse. De la même façon que, dans son Séminaire, il a continué
de s’exprimer au-delà du « Moment de conclure », il a dû ensuite constater – c’est
l’expérience que nous faisons depuis qu’il a inventé la passe, c’est-à-dire depuis
quarante ans – qu’il y a un au-delà, un au-delà de la conversion du désir en savoir.

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Cet au-delà, dont je dirai qu’il n’est pas modifié par cette métamorphose, c’est ce
que Lacan a épinglé sous le nom de sinthome, à savoir l’être de jouissance. L’être du
désir se laisse convertir en être du savoir. Le fantasme est susceptible de révéler et de
traverser la cause du désir, mais l’être de jouissance reste, lui, rebelle au savoir. La
question sur laquelle Lacan nous a laissés, est celle du rapport de la jouissance et du
sens. Ce qu’il a appelé la passe, c’est la résolution de la conversion du désir en savoir.
Mais ce qui est plus coton, si je puis dire, c’est le rapport de la jouissance et du sens.
Ça, ça ne se prête pas à une traversée.

Les amphibologies du réel

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Le réel et la vérité
J’ai évoqué, au début de ce cours, le terme de réel. Je viens encore de le reprendre
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aujourd’hui. Pour fixer les idées, je dirai que je suis contraint de signaler que nous
devons maintenant inscrire un chapitre qui pourrait s’intituler « Les amphibologies
du réel ». En effet, le réel ne veut pas dire toujours la même chose, aussi bien dans
notre usage que dans celui de Lacan. Il y a là une équivoque qu’il faut cerner, même
si Lacan a pu répéter que le réel était ce qui revient toujours à la même place. Cette
formule est d’ailleurs elle-même toujours revenue à la même place. C’est comme
Achille au pied léger : le réel revient toujours à la même place. Ce réel, il pourrait ainsi
figurer dans un dictionnaire des idées reçues à la Flaubert, concernant le discours de
Lacan. Néanmoins, le réel ne veut pas toujours dire la même chose. Qu’il revienne
toujours à la même place, c’est dire, en tout cas, qu’il n’est pas dialectique, et qu’en
cela, il comporte un élément ou un caractère rebelle. D’ailleurs, quand Lacan intro-
duit cette catégorie du réel, il en fait d’emblée un élément exclu : dans l’analyse, il
n’y a pas de réel.
Quand Lacan s’efforce de donner quelques directives concernant la direction de
la cure, il faut voir qu’il les énonce avec un certain cynisme. Quand il parle de la
cure et de la direction que l’analyste peut lui imprimer, il indique d’abord, et très
précisément, quel est le premier temps de cette direction. Je vous renvoie à la page
586 des Écrits : « La direction de la cure […] consiste d’abord à faire appliquer par
le sujet la règle analytique »20.
Il n’en dit pas davantage sur ce point, mais c’est là, pour nous, une invitation
faite à l’analysant de dire sans censure, en toute liberté. L’analysant doit dire ce qui
lui passe par la tête, puisque c’est là, à proprement parler, le sens de ce que Freud
appelle Einfall – « ce qui tombe », ce qui vous tombe dans la tête. Mais, à propos de
ce temps initial, Lacan dit encore ceci – et c’est là que je le taxe de cynisme : « Posons
seulement qu’à le réduire à sa vérité, ce temps consiste à faire oublier au patient qu’il
s’agit seulement de paroles ».

20. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 586.

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Il y a là, comme affichée, une imposture première de l’expérience analytique : il


ne s’y agit que de paroles, il n’y est pas question de réel. On ne vous demande même
pas de dire la vérité. Il serait tout à fait erroné de dire que la règle analytique est un
Dites-moi la vérité – la vérité en tant qu’elle serait, selon sa définition classique, l’adé-
quation de la chose et de la pensée. Dire la vérité est une injonction juridique : Je jure
de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. On s’en garde bien, d’ailleurs. On
s’en garde parce qu’on conserve à la vérité son caractère d’inconnu encore à venir.
L’injonction analytique à proprement parler, c’est, au contraire, de dire n’importe
quoi. Dire n’importe quoi, non pas le vrai, ni non plus le réel. C’est dire ce qui vous
vient. D’ailleurs, lorsque Lacan a amené sa tripartition du symbolique, de l’imagi-

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naire et du réel, il a fait d’emblée du réel ce qui, peu ou prou, est exclu de l’expérience
analytique. Maintenant qu’elle est publiée, vous pouvez vous reporter, dans le petit
livre qui s’appelle Des Noms-du-Père, à la conférence du 8 juillet 195321, où Lacan
demande – pour aussitôt le récuser – si vraiment, dans l’analyse, on a affaire à un
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rapport réel au sujet.


Le signifiant comme cause et la répétition
Lacan trouve ensuite sur son chemin l’imaginaire, dont il dit qu’il est analysable,
mais qu’il ne se confond pourtant pas avec l’analysable. Il se centre, en fait, sur la
fonction symbolique, sur ce que Claude Lévi-Strauss appelait les lois de structure
s’imposant à des éléments articulés, des éléments qui sont empruntés à tous les
registres de la réalité et de l’imaginaire. Lévi-Strauss, dans son article « L’efficacité
symbolique » qui, à cette époque, inspirait Lacan, pouvait dire que l’inconscient était
toujours vide, qu’il n’était constitué que de lois de structure qu’il imposait à un maté-
riel d’images : « Le vocabulaire importe moins que la structure »22, disait-il.
En ce sens, c’est le symbolique – le réel comme réalité étant exclu – qui apparaît
comme wirklich, comme le réel efficace, le réel en tant qu’il a des effets. C’est un pas
que Lacan fait par rapport à son premier abord de la psychanalyse, celui qui s’expri-
mait dans ses « Propos sur la causalité psychique »23, par exemple, où c’est au mode
imaginaire qu’étaient référés les effets psychiques. Les « Propos sur la causalité
psychique » de Lacan ont été écrits, en 1946, pour poser que cette causalité était
imaginaire et pour faire de l’imago l’objet propre de la psychologie, assimilé à ce qui,
dans la physique de Galilée, est le point matériel inerte. On pourra y revenir.
L’enseignement proprement dit de Lacan commence quand il isole le signifiant
comme cause, le signifiant comme dominant tout ce qui a signification pour le sujet.
Sa célèbre exégèse de « La lettre volée »24 est faite pour illustrer les permutations signi-
fiantes qui engendrent – telles qu’elles sont scandées dans le récit d’Edgar Poe – les
effets psychiques. Chaque personnage devient différent selon l’emplacement où se

21. Cf. Lacan J., « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », op. cit.


22. Lévi-Strauss C., « L’efficacité symbolique », Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 225.
23. Cf. Lacan J., « Propos sur la causalité psychique », Écrits, op. cit., p. 151 & sq.
24. Cf. Poe E., « La lettre volée », Histoires extraordinaires, Paris, Gallimard, coll. Folio classique, 2004, p. 92-115.

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

trouve, à un moment donné, le signifiant – en l’occurrence celui de la lettre volée.


Nous avons vraiment, là, le paradigme de la Wirklichkeit, de l’efficacité réelle du
symbolique.
On peut donc dire que le réel est alors essentiellement lié à ce que Lacan appelle
l’ordre symbolique. Le substantif d’ordre a là sa valeur : le symbolique est ordonné.
Il ne s’agit pas de symboles disjoints, il ne s’agit pas de signifiants en vrac, il s’agit de
signifiants qui sont liés par une loi, laquelle, dans « La lettre volée », est une loi de
permutation. On peut dire que le réel est identifié à l’ordre, au point que l’on pour-
rait parler du réel-ordre.
Pour pouvoir maintenant amener un autre sens du réel, il suffit que je me réfère

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à un texte qui, pour un certain nombre, a servi d’introduction à l’enseignement de
Lacan, à savoir le Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Dans
ce Séminaire, vous trouvez en effet, exposé et démontré, un décrochage du réel et du
symbolique. Le réel reste sans doute ce qui revient toujours à la même place, mais en
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tant que la pensée ne le rencontre pas. Le réel apparaît essentiellement comme ce


qui est évité ou, plus précisément, comme ce qui ne se rencontre pas dans l’ordre.
C’est là l’opposition que Lacan fait entre les deux termes aristotéliciens que sont
l’automaton et la tuché. L’automaton, c’est le réseau des signifiants où s’incarne
l’ordre symbolique et où l’on voit les signifiants revenir, insister, permuter, être
solidaires, s’ordonner, c’est-à-dire être calculables. La tuché, par contre, est une trouée.
Elle n’obéit pas à une loi. C’est une rencontre qui a lieu comme au hasard. Ce comme
au hasard est déjà l’annonce de ce que, dans son tout dernier enseignement, Lacan
fera valoir comme le réel sans loi. Là, par rapport au réel-ordre, nous avons le réel-
trauma, c’est-à-dire le réel comme « inassimilable » – adjectif que vous trouvez en
haut de la page 55 du Séminaire XI.
C’est là qu’il ne faut pas se tromper pour situer la répétition. De quel côté est-elle ?
Au début de son enseignement, Lacan l’avait d’abord située du côté de l’ordre symbo-
lique, puisqu’elle était par excellence automaton. Par la suite, la répétition, si régulière
qu’elle puisse apparaître, est foncièrement du côté du réel-trauma. La répétition
freudienne, c’est la répétition du réel-trauma comme inassimilable. C’est précisé-
ment parce que ce réel est inassimilable, qu’il est le ressort de la répétition. Si on ne
distingue pas ces deux interprétations de la répétition par Lacan, on ne s’y retrouve
pas. Il a d’abord interprété la répétition comme manifestation de l’ordre symbolique,
comme automaton. Puis, il l’a ensuite interprétée comme répétition du réel-trauma.
C’est une répétition qui vient trouer, déranger la tranquillité et l’homéostase de
l’ordre symbolique. À cet égard, l’ordre symbolique travaille pour le principe du
plaisir qui a pour fin le bonheur, c’est-à-dire le confort, tandis que la répétition est,
au contraire, un facteur d’intranquillité.

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L’orientation lacanienne

Barthes avec Flaubert


Il y a quelqu’un qui a entendu Lacan sur ce point, quelqu’un qui a sans doute très
bien entendu le Séminaire XI, et l’a traduit à sa façon – c’est Roland Barthes. Barthes,
dans son dernier livre publié de son vivant, La Chambre claire25, a en effet écrit sur
la photographie. On pourrait penser que la photographie est une représentation
brute du réel, mais conformément à la direction de Lacan, Roland Barthes y distingue
deux dimensions qu’il désigne par deux termes latins, le studium et le punctum –
termes qui répondent parfaitement au clivage de l’homéostase et de la répétition, de
l’automaton et de la tuché.

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Dans une photographie, il y a d’abord, selon Barthes, ce qu’il appelle le studium,
c’est-à-dire ce qui intéresse, ce qui est l’objet d’un investissement général, sans acuité
particulière : ça intéresse, ça informe, ça se tient. Le studium, c’est en quelque sorte
la tenue et l’harmonie de l’image. Puis, quand il s’agit d’une bonne photo, quand il
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s’agit d’une photo qui retient Roland Barthes, il y a un punctum, c’est-à-dire quelque
chose qui vient casser ou scander le studium, le percer comme une flèche. C’est un
hasard qui me point, me poigne, dit-il. Ce punctum est en quelque sorte un détail qui
mobilise spécialement, qui fait tache dans le studium étale de l’image. Eh bien, moi,
je prétends que c’est un texte qui, sur ce point, est directement inspiré du Séminaire
XI de Lacan, avec bien sûr le style et le génie propres de Roland Barthes.
Penser à cette référence m’a reconduit à un autre article du même Barthes, qui a
marqué dans les études littéraires : « L’effet de réel »26. Je peux vous donner un des
exemples qu’il prend dans Un cœur simple 27, un des trois contes de Flaubert : « Un
vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. »
Qu’est-ce que c’est que ces détails ? Barthes concède que ça se passe chez la patronne
de la domestique Félicité et que le vieux piano peut donc signaler son rang social.
Quant aux boîtes et aux cartons, ils indiquent qu’il y a un certain désordre dans la
maison, qu’elle est mal tenue. Mais le baromètre ? Vraiment, là, ça ne s’explique pas.
L’intérêt de Roland Barthes se centre surtout sur ce baromètre, c’est-à-dire sur un
certain détail qui apparaît superflu, qui apparaît en plus. C’est là, en quelque sorte,
le punctum de la description. Barthes – il y faut sans doute de la bonne volonté – en
fait un élément qui ne s’explique pas par la structure du récit, un élément auquel on
n’arrive pas à donner une fonction dans la description et qui apparaît donc, dit-il,
comme scandaleux du point de vue de la structure. Il apparaît comme un luxe de la
narration, comme une notation insignifiante qui est soustraite à la structure séman-
tique du récit. On ne lui trouve pas de signification et, par là-même, cette significa-
tion demeure énigmatique.

25. Cf. Barthes R., « La Chambre claire. Note sur la photographie », Gallimard, 1980, 192 p., repris dans Œuvres
Complètes, Paris, Seuil, 1994, tome V, p. 783-892.
26. Cf. Barthes R., « L’effet de réel », Communications, n°11, 1968, repris dans Œuvres Complètes, op. cit, tome III, p. 25-32.
27. Cf. Flaubert G., « Un cœur simple », Trois contes, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 47-89.

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

Détail ou bouts de réel


D’une certaine façon, on peut dire que toute description est énigmatique par
rapport à l’action. Ces deux dimensions du récit, la description et l’action, sont à
distinguer. On peut d’ailleurs noter beaucoup de scansions historiques dans l’usage
de la description, mais ici, Roland Barthes essaye de situer ce malheureux baromètre
comme le résidu irréductible de toute analyse fonctionnelle du texte. De ce détail-là
– qui vient comme en plus, qui n’est pas fonctionnel –, il dit qu’il représente le réel,
qu’il est là pour représenter le réel en tant que le réel est ce qui résiste à la structure,
en tant qu’il s’agit d’un pur il y a. C’est par là que cette insignifiance se trouve en défi-

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nitive récupérée, dans la mesure où elle est là pour signifier le réel, c’est-à-dire pour
que cet effet de réel se produise chez le lecteur. Elle tient en quelque sorte la place de
représentant du réel.
C’est là un texte, une analyse de Barthes qui, à un moment, a beaucoup marqué
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dans les études littéraires. Cette analyse a été ensuite reprise et complexifiée par les
commentateurs, mais, en tant que telle, elle témoigne à mon sens d’une inspiration
qui est indiscutablement lacanienne, même si Barthes a ensuite entrepris de démon-
trer que tout signifiait dans un récit. Il a essayé de le montrer à propos d’un court récit
de Balzac intitulé Sarrasine 28, dont il avait d’ailleurs pêché la référence – il le signale
dans Les Cahiers pour l’analyse 29, revue que je publiais à l’époque. Il avait entrepris
d’éplucher ce texte de Balzac phrase par phrase, dans le but de montrer que tout y
était fonctionnel. Mais dans son écrit sur l’effet de réel, le réel se présente par le
détail, c’est-à-dire hors structure, comme résidu de ce dont on peut rendre compte
par la structure. C’est là, au fond, ce que Lacan appellera plus tard le bout de réel, bout
de réel qui est évidemment à l’extrême opposé de la loi structurale.
Qu’en est-il maintenant de la topologie et de son rapport au réel ? La topologie
ne se présente évidemment pas sous l’aspect de bouts de, mais sous les espèces, au
moins telle qu’on la figure, de constructions complexes qui sont en définitive réduc-
tibles à une algèbre. Je vous ai signalé que Lacan avait buté, à un moment, à la fin
du premier développement de son écrit intitulé « L’étourdit », et qu’il avait ensuite,
sur mes instances, poursuivi en parlant de topologie. Ce moment est indiqué dans
le texte. Voyez les Autres écrits, page 469, où Lacan dit, après l’élaboration qu’il a
faite sur le rapport sexuel et sans plus s’embarrasser de transition : « Un peu de topo-
logie vient maintenant. »30 C’est ainsi qu’en deux ou trois pages étourdissantes, il
présente successivement le tore, la bande de Moebius, la bouteille de Klein, le cross-
cap, le plan projectif. Les quatre objets essentiels de sa topologie défilent sans aucune
image, mais avec ceci que Lacan indique que ce développement est à prendre comme
la référence de son discours : « Ce développement est à prendre comme la référence

28. Cf. Barthes R., « S/Z », Œuvres complètes, op. cit., p. 109-346.
29. Cf. Reboul J., « Sarrasine ou la castration personnifiée », Les Cahiers pour l’analyse, n° 7, « Du mythe au roman »,
mars-avril 1967, p. 91-96, épuisé.
30. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 469.

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L’orientation lacanienne

– expresse, je veux dire déjà articulée – de mon discours où j’en suis : contribuant au
discours analytique. »31
Valeur de la référence
C’est un mot très fort que celui de référence. La référence, c’est ce dont il s’agit. La
référence a valeur de réel. Lacan y insiste en ajoutant qu’il ne dit pas cela métaphori-
quement. Bien qu’il ait fait image de la topologie, qu’il ait dessiné des figures, il dévalo-
rise cela comme étant une concession faite à ses auditeurs, la concession d’une imagerie,
alors que tout aurait pu être présenté comme, dit-il, « une pure algèbre littérale »32.
Toujours à propos de cette topologie, il indique aussi qu’elle nécessiterait une

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révision de l’esthétique de Kant. Ce n’est certainement pas par hasard que le nom de
Kant vient à ce propos : « La topologie, n’est-ce pas ce n’espace où nous amène le
discours mathématique et qui nécessite révision de l’esthétique de Kant ? »
Enfin, disons que la référence dont il s’agit avec la topologie, c’est la référence à
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la structure, définie ici comme « le réel qui se fait jour dans le langage »33. Là, on voit
que le réel est ce que Lacan a appelé depuis toujours la structure, un réel en tant qu’il
se manifeste dans le langage par un certain nombre de relations.
On ne peut pas ici méconnaître les affinités que depuis toujours la pensée a recon-
nues entre le mathématique et le réel, entre ce qui est de l’ordre du mathématique et
ce qui est de l’ordre du réel. Au fond, Lacan s’inscrit dans cette voie, ce Lacan qui,
dans sa prime jeunesse, à treize ans, s’exerçait, dit-on, à dresser le tableau de
L’Éthique34 de Spinoza, le tableau des inférences des théorèmes de Spinoza qui, lui,
s’efforçait de procéder selon l’ordre géométrique. Il ne faut pas oublier que la réfé-
rence à la géométrie, au raisonnement géométrique euclidien était, pour la pensée
classique, la voie majeure de la raison.
C’est ce qui fait que quand Lacan se réfère au champ du langage, il ne faut pas
traiter comme subsidiaire le fait qu’il l’entend de la façon grecque, c’est-à-dire comme
logos. Quand il parle du langage dans son Rapport de Rome35, le langage est aussi bien
pour lui la raison. Ce mot de raison insiste au sein même de sa construction linguis-
tique, puisque, lorsqu’il écrit « L’instance de la lettre dans l’inconscient »36 où il
présente ses formules de la métaphore et de la métonymie, il met en sous-titre : « ou
la raison depuis Freud ». Autrement dit, le lacanisme est un rationalisme.

Le rationalisme de Lacan

Évidemment, il y a des rationalistes patentés qui se sont réunis en associations


de défense de la raison et qui, depuis des décennies, se répandent et s’insurgent

31. Ibid., p. 471.


32. Ibid., p. 472.
33. Ibid., p. 476.
34. Cf. Spinoza, « L’Éthique », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1954, p. 301-596.
35. Cf. Lacan J., « Fonction et champ… », Écrits, op. cit.
36. Cf. Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, op. cit., p. 493 & sq.

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

contre tous les irrationalismes, au rang desquels, bien sûr, ils inscrivent Lacan –
qu’ils n’ont jamais lu. Ils considèrent qu’ils ont affaire à un vague mystique de la
psychanalyse, alors que s’il y a une ligne que Lacan a suivie du début jusqu’à la fin
de son enseignement, c’est bien celle de tenir bon dans son effort proprement ratio-
naliste.
Sa référence à l’élément mathématique est tout à fait constante. La géométrie,
par exemple, on la trouve sous la forme de l’optique dans le schéma des miroirs qui
est supposé rendre compte de l’identification. Vous pouvez trouver ce schéma dans
le texte des Écrits intitulé « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache »37, mais
c’était déjà présent dans les premiers Séminaires. Vous avez ensuite la construction

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du graphe du désir qui est une représentation géométrique de relations algébriques.
Puis ça se retrouve ensuite sous la forme de la topologie des surfaces. Et enfin, dans
le tout dernier enseignement, sous la forme de la topologie des nœuds. Autrement
dit, il y a chez Lacan une postulation vers les mathématiques et l’affirmation d’une
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affinité entre celles-ci et le réel – affinité qui, au fond, ressortit à ce qu’il y a de plus
classique dans l’inspiration philosophique.
Lacan avec Kant
Je dirai maintenant que l’on pourrait tenter un parallèle, au moins sur un point,
entre la Critique de la raison pure de Kant et ce que nous constatons être, dans l’en-
seignement de Lacan, une convergence sur le fantasme. Le temps qui m’est imparti
ne me permet pas de développer ce point. Je le ferai peut-être la fois prochaine, ou
jamais. Je me contenterai ici, de la manière la plus simple, d’indiquer les choses
concernant le b.a.-ba de la doctrine kantienne.
Cette doctrine sépare et distingue, dans la connaissance, deux choses fondamen-
tales et hétérogènes : la sensibilité et l’entendement. La sensibilité est de l’ordre de
ce que vous obtenez à partir de ce que Kant appelle l’expérience et qui relève, depuis
Aristote, du sentir, de la sensation supposée brute. L’entendement, c’est la faculté ou
le pouvoir des concepts, c’est-à-dire ce par quoi on peut généraliser ce qu’on reçoit,
par la sensation, du canal de l’intuition. Ce qui est intuitif est donc toujours
singulier, tandis que ce qui relève de l’ordre du concept est, au contraire, général.
On pourrait là, si vous voulez, évoquer l’opposition du concret et de l’abstrait.
La formule kantienne de la connaissance suppose toujours une certaine conjonc-
tion de l’intuition et du concept. L’intuition est de l’ordre de ce que l’on reçoit du
monde, de l’extérieur, et elle est donc de l’ordre de la réceptivité. Le concept, lui,
appartient à la spontanéité du sujet. La tâche est alors de penser comment s’accor-
dent et se conjuguent entendement et sensibilité.
Lacan, qui d’ailleurs évoque cela rapidement, dit – c’est amusant – que
l’accord de la sensibilité et de l’entendement passe chez Kant par « un certain goulot

37. Cf. Lacan, J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : “Psychanalyse et structure de la personnalité” », Écrits,
op. cit., p. 647-684.

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L’orientation lacanienne

d’étranglement ». Ce goulot d’étranglement a suscité toutes les controverses imagi-


nables des commentateurs s’évertuant pour que l’on puisse avoir l’idée de comment
ça fonctionne. Je me contenterai de dire qu’il faut que Kant, dans sa construction,
dans son architectonique, trouve un médiateur entre ces deux dimensions. Il faut
qu’il trouve un élément qui, par un côté, appartient à l’intuition, et qui relève aussi,
par un autre côté, du concept. Cet élément commun, Kant le trouve dans ce qu’il
appelle le schème, pour lequel il invente un pouvoir propre de l’âme qu’il appelle le
schématisme, dont il dit que c’est l’art le plus mystérieux. Je vais le citer exactement,
car c’est trop drôle : « Ce schématisme [...] est un art caché dans les profondeurs de
l’âme humaine. »38 Il y a onze pages là-dessus dans la Critique de la raison pure, dont

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Heidegger disait que c’était le noyau de l’œuvre kantienne. C’est en effet sur l’inter-
prétation de ce schématisme, sur l’importance qu’on lui donne ou la négligence qu’on
lui porte, que se distinguent les commentateurs.
Il faudra peut-être que je revienne sur cette fonction schématisante, puisque ce
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que j’en dis là est très élémentaire. Cette fonction est affectée, d’une façon qui est au
fond très traditionnelle, à l’imagination, à la faculté des images, à ce phantastikon
qui, depuis Aristote, a une fonction intermédiaire entre le sentir et le penser. Ce sché-
matisme est spécialement mis en œuvre quand il s’agit de concepts qui trouvent leur
intuition. C’est ce qui est également exigé dans les mathématiques, où il faut que
quelque chose du concept puisse être intuitionné. Évidemment, dans la mathéma-
tique, ce sont des images d’un type spécial. Les images du concept doivent comporter
en elles-mêmes quelque chose de la structure, elles doivent présenter elles-mêmes la
règle de leurs variations, de leurs permutations.
C’est sur ce point que culmine la difficulté de la Critique de la raison pure. Je dois
dire que j’ai vraiment compris Kant en lisant Heidegger. On prétend qu’il est confus,
alors que son Kant et le problème de la métaphysique39 donne, de la Critique de la raison
pure, la lecture la plus limpide qui soit. Heidegger explique que Kant a lui-même
reculé devant la difficulté de cet art mystérieux. Dans la deuxième édition de la
Critique de la raison pure, il bouche tout ça. Il affecte le schématisme à l’entendement,
de façon à estomper ce qu’il y avait d’aigu et de difficile dans cette notion.
Au fond, si je voulais en court-circuit ramener Kant à nous, je dirais que ce qui
est essentiellement réceptivité pour le sujet et ce qui fait la difficulté du terme, c’est
la jouissance. Chez Freud, comme chez Lacan, la jouissance, le style de jouissance
d’un sujet, est toujours lié, si je puis dire, à un premier événement de jouissance, à
un événement de valeur traumatique. Ce sujet relève donc essentiellement, dans sa
sensibilité, de l’Autre, de ce qui lui vient de l’Autre.
Retour sur le fantasme
La spontanéité, chez nous, ce n’est pas la spontanéité du sujet, mais c’est tout de
même la spontanéité du jeu des signifiants. Qu’est-ce qui fait le joint ? Qu’est-ce qui,

38. Kant E., Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2004, p. 193.
39. Cf. Heidegger M., Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953, collection « Tel ».

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

chez nous, fonctionne comme schématisme, comme schème qui a, si je puis dire, un
pied de chaque côté ? Eh bien, c’est précisément le fantasme. Le fantasme, tel que
Lacan l’écrit en son mathème de ($ ◊ a), lie précisément, dans son écriture initiale,
deux éléments hétérogènes : l’un qui relève du signifiant, le sujet barré, et l’autre qui,
à l’origine, provient d’une écriture imaginaire, à laquelle Lacan donnera ensuite la
valeur de réel. D’une certaine façon, c’est le fantasme qui, dans l’enseignement de
Lacan, joue le rôle de schème entre ce qui est la réceptivité de la jouissance et la spon-
tanéité du jeu des signifiants. Il n’est après tout pas indifférent que le schématisme
soit affecté à l’imagination, c’est-à-dire à ce qui, chez Aristote, est la fantasia, d’où
vient notre nom de fantasme.

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Autrement dit, il y a là comme une structure transhistorique qui, lorsqu’on sépare
des ordres ou des registres distincts, oblige à trouver ce qui est à la fois un terme
médiateur et un terme qui perce un niveau à partir d’un autre. Dans notre discours,
c’est le fantasme qui joue cette fonction.
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Dans le parallèle entre Kant et Lacan, je pourrais encore aller plus loin. Il y a, en
effet, un affect que Lacan distingue finalement entre tous les autres, parce qu’il est d’une
certaine façon en connexion avec le réel. Cet affect, Lacan l’appelle l’angoisse. L’angoisse,
à la différence des autres affects, serait ce qui ne trompe pas. Elle serait, au fond, l’index
du réel. Eh bien, c’est là, mutatis mutandis, le rôle que joue le sentiment du respect chez
Kant. Le respect kantien est bien un sentiment, mais qui a la fonction d’index du supra-
sensible, qui pointe le doigt vers une autre dimension que celle de la sensibilité.
J’ai dû abréger ce que j’avais préparé et ce que je ne ferai peut-être jamais devant
vous, à savoir un commentaire plus détaillé de la Critique de la raison pratique.
Notons tout de même que l’intérêt de Lacan pour cette Critique précède, dans son
Séminaire « L’identification »40, sa première élaboration de la topologie, parce qu’elle
se réfère de façon très étroite à l’affinité du réel et des mathématiques, sur laquelle
nous reviendrons et progresserons.

IV. LE STATUT DU RÉEL

J’ai annoncé la dernière fois, en quelques minutes, le développement que je comp-


tais donner à mes remarques sur ce qui concerne la fonction nodale du fantasme sur
laquelle vient converger, selon Lacan, toute la pratique de la psychanalyse. Si j’ai dû
comprimer ce développement, c’est parce que j’avais musardé avant, et que je frétillais
sans doute de reprendre devant vous mes anciennes amours avec Kant, Fichte, Schel-
ling, Aristote, et aussi bien avec le Heidegger du Kant et le problème de la métaphy-
sique, sur quoi j’étais quand la rencontre avec Lacan m’avait fait un certain effet.
Je ne vais pas reprendre ce développement aujourd’hui, parce que j’ai mesuré les
dangers qu’il y avait à m’y avancer : il faut que je le prépare plus soigneusement pour
le livrer à un auditoire qui n’y est pas préparé et pour ordonner un matériau ample,

40. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IX, « L’identification », inédit.

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L’orientation lacanienne

complexe, qu’il faut travailler afin de le simplifier. Je crois que, par ma faute, vous n’en
n’avez rien saisi la dernière fois, et je prends donc aujourd’hui les choses par un autre
bout, puisque je suppose que je peux me promener avec vous dans Freud et dans
Lacan, en considérant que, là au moins, vous avez des connaissances ou au moins des
aperçus suffisants.
Pour clore la première partie de cette année, puisque je ne reprendrai ce cours
que le 2 mars, je vais vous faire part de mes progrès dans la lecture de Lacan sur ce
qui nous intéresse cette année, progrès dont vous pourriez dire, en paraphrasant un
titre de Jean Paulhan, qu’ils sont en lecture assez lents.
Ce n’est pas tout de lire Lacan – je le vois bien maintenant – puisque le plus inté-

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ressant est de lire ce qu’il ne dit pas, ce qu’il n’écrit pas. Sinon, on se contente –
même si cela présente déjà une certaine difficulté – de reconstituer – pour reprendre
là un mot que j’ai employé dans le premier cours de cette année – l’architectonique
conceptuelle d’un texte, d’un écrit ou d’une leçon d’un Séminaire. Mais cela ne dit
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rien du pourquoi, cela ne dit rien de ce que l’écrit écarte ou témoigne ne pas aper-
cevoir. Heidegger dit quelque chose d’approchant concernant sa lecture de Kant, à
savoir qu’il ne s’agit pas seulement d’entrer dans la puissante mécanique conceptuelle
qui est par exemple mise en œuvre dans la Critique de la raison pure, mais encore de
saisir précisément où porte l’accent, et spécialement – dirai-je en termes lacaniens –
ce que cette pensée s’évertue à éviter.

Trois types de lecture

À cet égard, la Critique de la raison pure est un bon exemple, puisque Kant en a
donné une seconde édition sensiblement modifiée, et que Heidegger s’est efforcé de
démontrer qu’elle constituait un recul par rapport à ce qui était l’horizon de la
première. Heidegger utilise la seconde pour montrer ce qu’elle referme de ce que la
première ouvrait. C’est ainsi que dans les différentes parties de la Critique de la raison
pure, il privilégie celle qui s’appelle « L’esthétique transcendantale ». C’est à partir
d’elle qu’il jauge les autres développements que Kant donne aux « Propositions analy-
tiques et synthétiques » et à « La dialectique transcendantale ». D’autres commenta-
teurs ont, au contraire, lu la Critique de la raison pure à la lumière des « Propositions
analytiques » ou à la lumière de « La dialectique ». On a ainsi comme trois types de
lecture, qui ont d’ailleurs été ordonnés dans un livre que je pratiquais beaucoup à
l’époque de ma jeunesse, un livre qui s’intitulait L’Héritage kantien et la révolution
copernicienne41, qui avait été écrit par un philosophe qui s’appelait Vuillemin.
Eh bien, il s’avère que Lacan a aussi donné, parfois, une seconde édition de certains
de ses écrits. Les modifications apportées sont significatives, mais cependant toujours
légères : elles portent sur deux ou trois paragraphes. Le repentir n’est pas le genre de
Lacan, n’est pas son fort. C’est plutôt dans la continuité de sa réflexion qu’il se corrige,

41. Cf. Vuillemin J., L’Héritage kantien et la révolution copernicienne, Fichte, Cohen, Heidegger, Paris, PUF, 1954.

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mais son vocabulaire ne change pas, ou très peu. Comme son ton est toujours assertif,
on peut croire qu’il développe, alors qu’il modifie, et parfois zigzague.
J’ai jadis, dans mon Cours, passé quelques années à reconstituer et à divulguer ce
que j’ai appelé l’architectonique de Lacan. Mais le recul que me donne peut-être la
satisfaction d’avoir quasiment achevé la rédaction de l’ensemble des Séminaires me
fait, je crois, apercevoir un relief, où ce que je traitais auparavant comme des difficultés
conceptuelles m’apparaît maintenant relever d’un autre ordre. Je constate, j’ai dû
constater, que ma façon de lire aujourd’hui les écrits canoniques de Lacan – ceux sur
lesquels je me suis moi-même longtemps penché – a changé, en particulier concernant
ce qui maintenant m’occupe au titre de l’œuvre de Lacan, à savoir le statut du réel.

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Fonction nodale de la matrice du fantasme
Si j’ai parlé de la fonction nodale du fantasme, c’est parce que Lacan a promu le
fantasme comme ce qui noue et conjugue l’imaginaire et le symbolique, et ce, d’une
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manière qui fait dudit fantasme la fenêtre du sujet sur le réel. C’est là, disais-je, la
matrice à partir de laquelle le monde, la réalité, prend sens et s’ordonne pour le sujet.
Je dis qu’il s’agit de fonction nodale, parce que je vise ce que Lacan développera et
thématisera sous les espèces topologiques. Mais cette fonction, on la trouve aussi
écrite très tôt et couramment chez Lacan, sous la forme du losange qui, dans son
usage, est une pure forme de relation entre deux termes, a et b.
Ce symbole, Lacan ne l’a pas inventé. En logique formelle, et plus précisément
en logique modale, on l’utilise pour désigner le possible, de la même façon qu’on
utilise le carré pour signifier le nécessaire. Lacan indique, une fois, en passant, que
ce symbole du losange nous sert à représenter toutes les relations possibles entre deux
termes. Autrement dit, c’est un symbole polyvalent, un symbole à tout faire, et qui,
par son écriture, indique qu’il y a relation, qu’il y a rapport. Ce n’est pas pour autant
ne rien dire. Songez à l’écho d’une proposition comme Il n’y a pas de rapport sexuel,
qui indique précisément que l’on ne peut pas, dans cette affaire, utiliser un tel
symbole. C’est là au moins le témoignage que, lorsqu’on l’utilise, ce n’est pas en vain.
Ce symbole, Lacan l’utilise éminemment en ce qui concerne le fantasme comme
index d’une relation entre deux termes qui ne sont pas, à proprement parler, des
éléments, mais des ordres. Il l’utilise pour indiquer une relation, et même une imbri-
cation, de l’ordre du symbolique et de l’ordre de l’imaginaire.

S◊I
Ordres, registres, dit-mensions
Le terme même d’ordre mériterait d’être commenté dans son usage lacanien. Il est
surtout utilisé pour ce qu’on appelle le registre symbolique, mais il désigne tout autant
les deux autres, ceux du réel et de l’imaginaire. Ce sont des registres, mais de quoi ?
Eh bien, ce sont des registres de l’être, des registres ontologiques. Avec le symbolique,
l’imaginaire et le réel, nous avons la tripartition de ce que Lacan appellera plus tard

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L’orientation lacanienne

des dit-mensions, en jouant sur le mot pour en dégager le mot de dit. Ces trois dit-
mensions sont des façons distinctes de loger le dit. Elles obéissent à des règles sensi-
blement différentes. L’image est, par exemple, d’un fonctionnement tout à fait distinct
de celui du signifiant, lequel est articulé en chaînes ou comme un système.
Lacan a abondamment développé ce qui se passe séparément dans chacun de ces
ordres. Dans l’ordre symbolique, il a mis en valeur un certain nombre de relations
mathématiques et un certain nombre de réseaux proprement linguistiques. L’imagi-
naire, il l’a par contre mis en valeur – ainsi que l’a fait la littérature analytique – comme
un réservoir d’images prévalentes qui jouent un rôle pour le sujet, et dont il est courant
de supposer que certaines de ces représentations sont inaccessibles à la conscience.

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Ce qui donc spécifie le fantasme, c’est une connexion, une interpénétration
spéciale du symbolique et de l’imaginaire. Il suffit de se référer au fantasme « Un
enfant est battu »42 pour y voir, à la fois une représentation imaginaire mise en scène
et la présence d’une phrase articulée. La perspective que prend Lacan nous montre
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que se composent, là, des éléments qui relèvent d’ordres différents. Je ne m’étends pas
trop là-dessus, parce que Lacan a suffisamment éduqué notre perception à cet égard.
Par l’insistance de son enseignement, il a fait en sorte que nous vienne spontané-
ment le fait de distinguer ce qui relève de l’imaginaire et ce qui relève du symbo-
lique dans ce que peut nous livrer une cure analytique. C’est par rapport à cette
perception éduquée qui est la nôtre, que le fantasme se distingue par la conjugaison
et l’interpénétration de deux dimensions. Ne serait-ce que par là, on peut comprendre
pourquoi il y a une convergence spéciale de la pratique analytique sur le fantasme.
Il y a, d’un côté, ce qui relève du signifiant, il y a, d’un autre côté, ce qui relève de
l’imaginaire, et c’est sur la scène du fantasme que nous trouvons réunies ces deux
dit-mensions, qui sont pourtant distinctes.
Le fantasme se concrétise et se particularise par l’imbrication de deux ordres diffé-
rents, où se situent respectivement le sujet barré au titre du symbolique et l’objet a
au titre de l’imaginaire – ($ ◊ a). C’est là l’écriture du fantasme que Lacan utilisera
tout au long de son enseignement, sauf dans le tout dernier où il liquidera tous les
éléments et toutes les constructions.
Le Phantasieren de Freud est une représentation imaginaire
Du côté du symbolique, nous avons le sujet barré tel que Lacan l’a construit à
partir de la notion de négation. Il l’a en effet construit comme un vide, une négation
de la substance, et même une négation d’être, et donc, à ce titre, comme voué à
s’identifier. Du côté de l’imaginaire, nous avons l’objet a qui, lui, embrasse dans sa
parenthèse toutes les formes imaginaires qui peuvent captiver l’intérêt du sujet au titre
du désir, depuis sa propre image dans le miroir, comme incarnation de son narcis-
sisme, jusqu’à tout ce qui est image. Là, il faut bien dire que les frontières sont indis-

42. Cf. Freud S., « “Un enfant est battu”. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles »,
Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 219 & sq.

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tinctes, puisqu’elles s’étendent aussi loin que ce que la philosophie classique appelle
la représentation – j’y ai déjà fait allusion. L’imaginaire, dans son acception la plus
ample, embrasse tout ce qui est représentation.
D’ailleurs, le Phantasieren de Freud penche plutôt de ce côté-là. C’est un terme
freudien qui est plus aristotélicien que lacanien ou français. J’ai eu, cette semaine, une
petite conversation avec le traducteur de Freud, à savoir Jean-Pierre Lefebvre, celui
qui donne de nouvelles traductions de l’œuvre freudienne depuis l’année dernière.
Il a traduit la Traumdeutung sous le titre d’Interprétation du rêve, mais je peux dire
que je l’avais recommandé comme traducteur en sachant seulement qu’il avait super-
bement traduit la Phénoménologie de l’esprit.

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Lors de notre conversation, il m’a dit qu’allait paraître incessamment le livre de
Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, ouvrage qui se trouvera préfacé par
Clotilde Leguil, ici présente. Il ajouta, en se pourléchant les babines : Ça va faire
crier. En effet ! Ce que l’on traduit d’habitude par fantasme, il l’a traduit par repré-
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sentation imaginaire, considérant par là que ce qu’on appelle le fantasme est une créa-
tion de la psychanalyse française, et que ce terme ne rend pas compte du Phantasieren
dans son usage freudien. Eh bien, pour moi, c’est dans le mille et tout à fait cohé-
rent avec ce que j’en pense ! C’est tout ce que je peux en dire pour l’instant, et ce n’est
d’ailleurs pas ce qui empêchera de crier, mais sûrement un peu moins du côté de
l’École de la Cause freudienne.
L’imaginaire a donc l’amplitude de la représentation. Mais ce qui est formidable,
c’est que cette écriture du fantasme a continué d’être utilisée par Lacan, et qu’elle sera
toujours valable quand il posera que le fantasme conjugue le symbolique et le réel,
c’est-à-dire quand il fera virer son symbole petit a d’un ordre à l’autre, quand il consi-
dérera que ce petit a est d’ordre traumatique et que, tout en étant inassimilable, il
reste néanmoins présent dans le fantasme.

$◊a

S◊R

La conjugaison d’un trou et d’un bouchon


Pour ordonner ce rapport, nous avons l’indication d’un algorithme dont Lacan
s’est servi, en particulier dans son Séminaire Le Transfert, à savoir petit a sur (- f).
Ce mathème est le plus élémentaire qui soit, pour permettre de comprendre la conju-
gaison que j’évoquais, c’est-à-dire la conjugaison d’un trou et d’un bouchon.

(- f)

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L’orientation lacanienne

C’est encore cet algorithme qui prévaut quand Lacan propose la passe comme
fin d’analyse, puisqu’il voit deux versions à cette fin : ou bien accéder à la béance du
complexe de castration, (- f), ou bien accéder à l’objet qui l’obture, petit a – ce petit
a dont il évoque le statut que lui avait donné Freud, celui d’objet prégénital. Il faut
s’apercevoir que si Lacan choisit de se référer au prégénital comme à une approxi-
mation de ce qu’est l’objet a, c’est parce qu’il ne peut pas encore, à cette date, décider
si cet objet a est imaginaire ou réel. C’est pourquoi il botte en touche, en disant que
son objet a s’ensuit de ce que nous a préparé Freud sous les espèces de l’objet prégé-
nital. C’est précisément sur ce point que l’on s’aperçoit que le statut de l’objet a est
tout à fait équivoque. Vous avez là un premier exemple de ce que j’évoquais d’une

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lecture de Lacan qui s’occupe de ce qu’il n’a pas dit.
La permanence du mot jouissance…
Au fond, d’une façon générale, je pourrais dire qu’il en va de même lorsqu’il s’agit
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de savoir, quand on lit Lacan, si pour lui, à un moment de son enseignement, la


jouissance est imaginaire ou réelle. Car le mot de jouissance, il est et sera toujours là.
Étant donné le point de départ que Lacan a choisi, on peut dire que son enseigne-
ment – enseignement qui s’est offert à lui, dans lequel il a été pris – repose sur une
bipartition ou, plus exactement, sur la primauté donnée au champ du langage et de
la parole qui, par son dynamisme conceptuel propre, oblige à une partition entre ce
qui est d’un côté champ du langage comme symbolique, comme articulé, causal,
wirklich, et qui repousse donc le reste de l’autre côté, c’est-à-dire dans le statut de la
représentation, autrement dit dans l’imaginaire. Les arguments ne manquent donc
pas pour dire que la jouissance a un statut imaginaire. Se marque là, précisément,
l’image du corps. Le corps en tant que supporté par la représentation est une
ressource éminente, un objet de satisfaction, de contemplation, un objet d’une
extrême complaisance, qui dénote justement que, là, est la jouissance.
C’est particulièrement clair quand Lacan traite du cas Schreber. La jouissance s’y étale
comme imaginaire. La féminisation de Schreber, entouré d’objets supposés féminins, est
précisément pour lui la source vive de la satisfaction la plus extrême, qui nous annonce
déjà, dans le fantasme, sous une forme très pure, le Qu’il serait beau d’être une femme…
L’exaltation du beau est là pour soutenir la jouissance comme référée à l’imagi-
naire. J’aimerais plaider cette cause si c’était nécessaire. C’est en effet une cause beau-
coup plus agréable à défendre que les arguments que nous amenons pour parler du
statut réel de la jouissance, ce réel où on patauge dans le déchet, dans le malaise et
le mal-être. Il y a bien un statut imaginaire de la jouissance – lui, exaltant. C’est un
statut qui est esthétique et qui permettrait de mobiliser ici tout ce qui est de l’ordre
de l’œuvre d’art.
… et les variations de son statut
Étant donné le point de départ de Lacan, la jouissance se classe donc d’abord du
côté de l’imaginaire. Ce n’est que dans un mouvement second de son enseignement

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qu’il en vient à distinguer, sur les traces de Freud, que le Warheitskern, le noyau de
la vérité, est du côté du réel. Dans un texte que je relisais, qui porte sur les construc-
tions en analyse43, Freud, à propos du délire, parle du noyau de vérité. Eh bien, on
pourrait aussi bien dire que le Lustkern, le noyau de jouissance, est de l’ordre du réel.
Je crée cette expression allemande de Lustkern, mais peut-être est-elle quelque part
dans Freud. C’est une longue trajectoire que d’aller de l’imaginaire au réel quant à
la jouissance, ce n’est pas acquis comme en un tour de passe-passe.
Pour Lacan, le petit a est au départ imaginaire, tandis que ce qu’il désigne comme
(- f) est déjà le résultat d’une opération symbolique, puisque la négation comme
telle relève de cet ordre. Dans les images, l’opération de la négation, en effet, ne fonc-

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tionne pas. À cet égard, on saisit l’imaginaire comme le voile de ce qui relève de
l’ordre symbolique. C’est ce qui prescrit à la pratique psychanalytique de réduire cet
imaginaire pour dégager la castration. Réduire l’imaginaire, tout le monde s’est
aperçu que l’analyse produit un effet de ce genre – quand ça fonctionne. Quand ça
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ne fonctionne pas, quand on ne voit pas l’imaginaire se réduire, on s’inquiète. Cette


réduction de l’imaginaire, c’est ce qu’on a très bien désigné dans la langue anglaise
par le terme shrink, c’est-à-dire « ce qui réduit ». On a saisi, au niveau d’une certaine
évidence, qu’il y a une réduction dans l’analyse.
Dans cette problématique, la fin de l’analyse se joue sur les modalités du rien.
C’est bien le rien qui constitue le noyau de vérité, le Warheitskern. Quel que soit le
mot que l’on prenne, de quelque façon qu’on l’énonce dans cette problématique,
que ce soit comme assomption du manque, comme connaissance du rien ou comme
réconciliation avec le rien, ce qu’il y a au fond de la bouteille, si je puis m’exprimer
trivialement, c’est le manque. Même quand Lacan a pu dire, alors même qu’il était
très avancé dans son enseignement, que le Warheitskern est le Il n’y a pas de rapport
sexuel, il s’agissait encore d’une déclinaison du rien. On peut mettre tout ça en série.
Mais quand le schéma est différent, quand le R du réel vient s’inscrire au-dessus
de ce qui est symbolique, quand l’objet a prend la valeur de réel, ce n’est plus la
même chose.

I R

S S

Versions du réel

On s’imagine pourtant que c’est la même chose. On s’aperçoit bien que Lacan se
met à parler beaucoup plus de jouissance et, à ce moment-là, on prend comme mot
d’ordre de la pratique lacanienne de la psychanalyse un il faut contrer la jouissance.
Il faut contrer la jouissance de la même façon qu’on avait dit qu’il fallait réduire

43. Cf. Freud S., « Constructions dans l’analyse », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985, p. 269 & sq.

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L’orientation lacanienne

l’imaginaire. On voit alors arriver les analystes armés de pied en cap pour contrer la
jouissance. Mais, en fait, il s’agit d’autre chose. Il s’agit du réel comme reste inéli-
minable, et ce n’est précisément pas ce que l’on va se mettre à thérapier. Thérapier,
on suppose qu’à cet égard c’est terminé !
Le reste ou le trognon
Seulement, ce réel, il se présente lui aussi sous des angles différents. On peut
d’abord l’approcher au titre de reste. C’est ce que faisait Freud lui-même et c’est ce
que Lacan a repris. Non pas un reste fantasmatique, mais un reste symptomatique.
C’est la fameuse constatation psychanalytique, à savoir que même après une analyse

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achevée avec satisfaction, demeurent des restes symptomatiques. On peut, bien sûr,
traiter cela comme un défaut, comme la marque que tout n’est pas possible ou qu’à
l’impossible nul n’est tenu. Mais ce qu’il faut voir, c’est que ce réel-là est en infrac-
tion avec le culte du rien.
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Le reste symptomatique ne cadre pas tout à fait avec ce que Lacan évoquait du
doigt de saint Jean montrant le vide de l’être. Il y a saint Jean qui montre l’horizon
déshabité de l’être, mais, pendant ce temps-là, le symptomatique lui grimpe, si je puis
dire, sur la figure. L’horizon de l’être, il est peut-être toujours déshabité, mais saint
Jean, lui, il est habité, parasité. On lui dit : regarde en haut, regarde en haut, ne regarde
pas en bas ! Il regarde, il se gratte, il ne voit rien, il se gratte encore. Je fais le clown pour
vous imager une contradiction qui est sensible dans la façon dont les psychanalystes
attrapent l’expérience analytique. C’est donc là le réel au titre de trognon de réel, de
bout de réel. C’est un trognon parce qu’on a bouffé toute la pomme imaginaire. On
dit alors qu’il n’y a plus rien, mais le trognon est là ! Et c’est un trognon qui est un peu
boomerang : il vous revient sur la figure. Nous sommes ici, disons, dans le registre bout
de réel. Là, ça va encore, le fond est sain, même s’il y a sur les bords, nageant dans la
soupe, des bouts de viande, de pain ou de poisson. Des bouts de pain nagent dans le
Buscón44 de Francisco de Quevedo. Mais enfin, il y a le bouillon...
Le sinthome
Il y a aussi une deuxième version du réel, à savoir la version que Lacan appelle le
sinthome. C’est alors vraiment autre chose, puisque le sinthome est un système, qui
va bien au-delà du bout de réel. Le sinthome, c’est le réel et sa répétition. On verse
au crédit du réel la répétition dont il est le ressort. Par là, le réel apparaît lui-même
comme principe et comme ressort du symbolique. Lacan avait éduqué son public à
l’idée que le symbolique était le ressort de l’imaginaire, mais voilà que l’on découvre
une porte dérobée donnant dans les coulisses, où il se révèle que c’est le réel qui est
le ressort du symbolique. Bref, si on parle si bien, si on pense si bien, jusqu’à pouvoir
écrire la Critique de la raison pure, c’est parce qu’il y a, dans les dessous, quelque
chose qui travaille, qui tourne : le sinthome.

44. Cf. De Quevedo F., El Buscón, La vie de l’Aventurier Don Pablos de Ségovie, Paris, Sillage, 2007.

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

Le dernier mot de Lacan a bougé. À un moment, on a cru que le dernier mot du


dernier mot, c’était le Il n’y a pas de rapport sexuel. Lacan l’a formulé, certes, mais
cela a basculé ensuite dans un Il y a le sinthome. Comment alors s’en sortir ? – puisque
ce que le sinthome inspire est de l’ordre de la fameuse parole de Hegel devant la
montagne, à savoir : C’est ça ! Parole immortelle. C’est ça ! Il y a la montagne. C’est
même encore trop d’y mettre un mot. Voilà ce qu’il s’agit d’encadrer.
Ce que découvre Freud à la fin de l’analyse
Il faudrait là s’attacher aux tout derniers textes de Freud, parce qu’on y traite de
ce qui se découvre à la fin de l’analyse. C’est d’abord traité dans « Analyse finie et

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infinie »45, qui a été écrit au début de l’année 1937 et publié au mois de juin de la
même année ; c’est également traité dans « Constructions dans l’analyse », qui est
paru en décembre 1937, et l’on retrouve encore cette problématique dans le tout
dernier texte, sur lequel, rappelle Lacan, la plume de Freud est tombée, à savoir celui
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intitulé « Le clivage du moi dans le processus de défense »46, dont le dernier mot a
été écrit au tout début de l’année 1938.
Comme vous le savez, Freud, dans « Analyse finie et infinie », précisément dans
la huitième partie, indique sur quoi lui semble achopper la terminaison définitive de
l’analyse, à savoir le refus de la féminité : das Sträuben gegen seine passive oder femi-
nine Einstellung. Cela concerne quelque chose qui est commun à l’homme et à la
femme, mais qui a des formes d’expression différentes chez chacun d’eux. Chez la
femme, c’est le Penisneid, c’est-à-dire la nostalgie d’avoir le pénis, d’être pourvue de
l’organe génital masculin – Dieu sait que ce diagnostic a été reproché à Freud ! Chez
l’homme, c’est la rébellion – Sträuben – contre la passivité induite par un autre
homme. Freud dit qu’il faut plutôt appeler ça un refus de la féminité. Quand Sträuben
est un verbe, on l’emploie quand il s’agit du hérisson qui dresse ses piquants. C’est
bien choisi. Le sujet se hérisse quand il soupçonne l’autre homme de vouloir le fémi-
niser. Le facteur commun aux deux sexes que Freud dégage, c’est aussi das Streben
nach Männlichkeit, à savoir ce que l’on traduit par aspiration à la virilité. C’est une
aspiration, un effort : on s’efforce vers la virilité comme valeur. Il s’agit – Freud dit
que l’on n’y arrive pas, que c’est très difficile – de faire en sorte que le fait de suivre
un autre homme n’ait pas la signification de la castration, la Bedeutung de la castra-
tion. Vous voyez que Freud emploie très souvent ce terme de Bedeutung à propos du
phallus et de la castration. C’est d’ailleurs ce qui a été repris par Lacan dans son
article célèbre de « La signification du phallus »47. Freud explique aussi que l’on n’ar-
rive pas à effacer le Penisneid, et qu’il est, chez la femme, source de dépression, celle-
ci restant habitée par une certitude intérieure, à savoir que la cure ne servira à rien
de ce point de vue-là. Je résume ici hâtivement des considérations de Freud qui
devraient être reprises mot à mot.

45. Cf. Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, t. II, op. cit., p. 231 & sq.
46. Cf. Freud S., « Le clivage du moi dans le processus de défense », Résultats, idées, problèmes, II, op. cit., p. 283 & sq.
47. Cf. Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, op. cit., p. 685 & sq.

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L’orientation lacanienne

De la virilité comme fantasme... et de la position du psychanalyste


Mais l’idée de Lacan, c’est que cela peut-être résolu sur la scène du fantasme. Il a
cette idée – et c’est ce qu’on appelle la passe – que ce dont il s’agit dans la huitième
partie d’« Analyse finie et infinie », se joue sur la scène du fantasme, que Freud
n’oublie pas, et que c’est à cette place-là, si l’on reconnaît le caractère fantasmatique
de ce débat, que l’on peut surmonter le problème. Ce qui se joue sur la scène du
fantasme peut se surmonter. Par quelle opération Lacan fait-il du fantasme le champ
où il s’agit de résoudre cet obstacle majeur à la terminaison de la cure psychanaly-
tique ? Il me semble que l’on peut très simplement répondre en disant qu’il fait valoir

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que ce que Freud appelle l’aspiration à la virilité est d’ordre fantasmatique. Il faudra
que je demande à Jean-Pierre Lefebvre comment traduire ce terme d’aspiration chez
Freud. Aspiration, en effet, ça fait un peu Madame Bovary 48 – j’espère avoir le temps
d’y venir. La virilité est donc, par excellence, de l’ordre du fantasme, ce qui veut dire
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qu’elle repose sur un comblement, par petit a, de la castration fondamentale –


marquée (- f) – de tout être parlant. C’est cela qu’on appelle la virilité.
Pour faire encore plus simple, on peut dire que, petit a venant boucher (- f), on
a F. C’est cela même qui est l’institution du sujet. Ce que Freud cerne, c’est le carac-
tère radical de l’institution phallique du sujet par le biais d’un fantasme qui, par
quelque angle qu’on l’aborde, est toujours un fantasme phallique.
Virilité - Fantasme

(- f)

F
Ce qui est d’ailleurs frappant quand Freud parle du refus de la féminité chez
l’homme et chez la femme – das Sträuben gegen seine passive oder feminine Einstellung –
et qu’il pose deux thèses, deux éléments, c’est que, à le lire de près, on ne trouve pas
où ça se situe dans l’appareil psychique. Il faudra que je relise, mais je ne l’ai pas
trouvé. Pour Lacan, par contre, il n’y a pas d’ambiguïté : ça se situe sur la scène du
fantasme, ça tient à l’élévation fantasmatique du phallus. C’est de cela qu’il s’agit
derrière les genres et c’est ce qui, dans cette optique, les réconcilie avec le manque,
avec la castration symbolique. Ils seront capables de dire le C’est ça ou le C’est comme
ça de Hegel, non pas devant la montagne, mais devant le trou : Ça me manquera
toujours.
48. Cf. Flaubert G., Madame Bovary, Paris, Gallimard, Folio classique, 2001.

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

Il y a donc l’idée que l’on peut destituer le sujet de son fantasme phallique et qu’il
est possible – pour encore l’imager simplement – de lui faire dire oui à la féminité.
On peut le faire renoncer à ce refus de la féminité qui l’affecte, qui affecte tout être
parlant et non pas seulement l’homme. D’ailleurs, le meilleur exemple en est, aux
yeux de Lacan, le psychanalyste lui-même. C’est en effet pour cette raison qu’il peut
dire que la position analytique est la position féminine, ou qu’elle lui est au moins
analogue. Ça signifie que l’on ne peut pas être psychanalyste en étant institué par le
fantasme phallique. Lacan, par des biais divers, revient sur cette affinité spéciale de
la position du psychanalyste et de la position féminine.
Aspiration à la féminité

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C’est là quelque chose qui se vérifie aujourd’hui. Au XXIe siècle, qui peut douter
– je l’ai déjà dit – que la psychanalyse sera aux mains des femmes ? Gardez les
hommes ! Ils sont dans la psychanalyse comme une espèce à protéger. Mais pour le
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reste, il faut bien dire qu’ils sont en voie de disparition rapide. Ce n’est pas, d’ailleurs,
que dans la psychanalyse. Aujourd’hui, quand on lit dans Freud quelque chose
comme aspiration à la virilité, on se dit que ce n’est pas très apparent dans le monde
qui nous entoure et que ce qui y semble au contraire le plus dominant, c’est bien
l’aspiration à la féminité.
Évidemment, il y a des gens qui ne sont pas d’accord. Il y a, aujourd’hui, un
certain nombre de fondamentalistes qui veulent ramener cette aspiration à la
féminité dans l’ordre androcentrique, dont les grandes religions de l’humanité
donnent un splendide exemple. Cette aspiration énerve spécialement ces fonda-
mentalistes. Il y a, bien sûr, des causes sociales, historiques, tout ce que vous voulez.
Mais d’où je vois les choses, je pense que le phénomène le plus profond est bien cette
aspiration contemporaine à la féminité, avec le désordre qu’elle suscite, le délire et la
rage où elle plonge les tenants de l’ordre androcentrique. Les grandes fractures entre
l’ordre ancien et l’ordre nouveau auxquelles nous assistons, se déchiffrent quand
même, du moins pour une part, comme l’ordre viril reculant devant la protestation
féminine. Je ne dis pas que le débat soit par là tranché, mais l’enjeu me paraît au
moins pouvoir être approché dans ces termes.
L’idée de traversée que Lacan a articulée, elle est quand même très dépendante d’un
ordonnancement imaginaire de la question. C’est l’idée qu’il y a un écran, l’écran du
fantasme – expression que Lacan a employée – et que cet écran peut être traversé, être
percé en direction de ce que j’appelais tout à l’heure le rien, ce rien prenant alors la
valeur de la castration symbolique ou bien celle du non-rapport sexuel. Mais de toute
façon, c’est, dans les deux cas, la référence au phallus qui est le support de cet écran.
C’est là quelque chose qui est très convaincant, et dont on peut également dire que
ça marche quant au désir. À propos du désir, on peut dire qu’il y a une traversée du
fantasme qui aboutit à une révélation de vérité, qui donne accès au Warheitskern, au
noyau de vérité, mais est-ce que ça marche quant à la jouissance ? Si ça marche en ce
qui concerne le désir, c’est parce que le phallus – qui est au principe de l’institution

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L’orientation lacanienne

fantasmatique du sujet – est un semblant. Mais ce qui n’est pas un semblant et qui est
réel, c’est la jouissance. Avoir crevé l’écran sur lequel se dessinait le semblant phallique
– fût-il élevé à la dignité du signifiant – ne résout pas pour autant la question de la jouis-
sance.
La cause ultime
Admettons que ce que Lacan appelle la traversée du fantasme règle la question du
problème de la vérité. La vérité, c’est-à-dire quoi ? Eh bien, la question du désir de
l’Autre, la question Que veux-tu ? adressée à l’Autre. À cet égard, nous sommes au
niveau du ça parle, mais reste le réel ; avec ceci que ce qui se joue à ce niveau-là ne

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se joue pas au niveau du ça parle, mais au niveau du se jouit. Autrement dit, la passe
est une réponse à la huitième et dernière partie d’« Analyse finie et infinie », en ce
qu’elle repose sur la réduction de l’enjeu phallique dans le fantasme.
Si j’ai distingué le mot même de traversée, alors que Lacan ne l’a employé qu’une
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fois, c’est parce qu’il traduit bien la problématique imaginaire où l’opération de la


passe reste prise. Mais ça ne règle précisément pas du tout ce que Freud expose dans
un texte qu’il faut lire en même temps que la huitième partie d’Analyse finie et infinie,
à savoir le chapitre X d’Inhibition, symptôme, angoisse. Dans ce dernier chapitre, Freud
essaye de cerner ce qu’il appelle la « cause ultime » de la névrose. Il pose qu’elle se situe
au niveau du ça où opère le Wiederholungszwang, c’est-à-dire l’automatisme de répé-
tition dans lequel la pulsion est prise. Il y a une autre phrase de Freud dans ce livre,
une phrase essentielle que j’avais naguère signalée, une phrase que Freud écrit en
toutes lettres dans le « Supplément B », à savoir que l’exigence pulsionnelle est
« quelque chose de réel »49 – etwas Reales. Quelque chose de réel, dit Freud.
La réclamation inconditionnelle de la pulsion
On a traduit par « exigence pulsionnelle » le mot de Freud qui, en allemand, est
celui de Triebanspruch. Anspruch, c’est une revendication, une réclamation, donc un
énoncé. Eh bien, le Triebanspruch, c’est ce dont Lacan, dans son graphe, a fait une
demande. On peut dire qu’il a domestiqué en demande ce dont il s’agit avec le terme
de Triebanspruch. Quand Lacan dit que la demande d’amour est inconditionnelle, il
vaudrait beaucoup mieux appliquer cet adjectif d’inconditionnelle à la Triebanspruch.
La Triebanspruch est une réclamation inconditionnelle. Bien sûr que Lacan en a tenu
compte. En effet, Freud, quand il introduit le quelque chose de réel dans l’exigence
pulsionnelle, dit que c’est le fondement réel de l’angoisse et c’est précisément ce que
Lacan vise quand il dit que l’angoisse n’est pas sans objet. Elle n’est pas sans objet,
parce qu’elle a comme fondement ce qu’il y a de réel dans l’exigence pulsionnelle. Il
en va de même quand il dit que l’objet a a été approché comme objet prégénital,
puisque c’est aussi dans Freud à propos des exigences pulsionnelles de la sexualité
infantile.

49. Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1993, p. 97.

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

Lacan a poussé très loin la domestication de la pulsion. Dans son graphe à deux
étages, dont j’espère que vous connaissez l’architecture, la pulsion est à l’étage supé-
rieur et la parole à l’étage inférieur. Ça se passe entre parole et pulsion. Ces deux étages
fonctionnent simultanément et répondent au même modèle, à savoir que ce sont deux
chaînes signifiantes. Lacan le dit en toutes lettres, il parle « des signifiants constituant
de la chaîne supérieure ». Lacan a fait cette construction pour résoudre la question dite
de la double inscription – dans laquelle je ne rentrerai pas – mais c’est, en tout cas,
une construction qui suppose de faire de la pulsion un certain type d’énoncé.

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Pulsion
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Parole

Mais faire de la pulsion un certain type d’énoncé ne règle pas la question du etwas
Reales. Il faut donc poser la question : est-ce que le rapport du sujet à la question du
réel se joue sur la scène du fantasme ? Lacan a tout essayé pour que ça soit le cas. Il
emploie une fois l’expression de fantasme fondamental pour cela. Il y a le fantasme
ordinaire qui est une petite histoire, un scénario, avec un support symbolique et des
représentations imaginaires. Mais au-delà de ce fantasme ordinaire, il y a le fantasme
fondamental où il est question du réel.
On peut très bien dire que l’enseignement de Lacan est, par tout un aspect, une
défense contre le réel. Ce n’est que contraint et forcé qu’il fut obligé de constater
petit à petit que toutes ses constructions, toute cette architecture à la Vauban qu’il
avait construite et à laquelle il avait fait lui-même une fois allusion, devait céder
devant un réel qu’il avait essayé de cerner en en faisant une demande articulée au
niveau supérieur de son graphe, niveau où on irait de la jouissance à la castration –
qui sont les deux termes ultimes – en passant par ces deux lieux que sont la pulsion
écrite à partir de la demande, ($ ◊ D), et le fameux signifiant d’un manque dans
l’Autre, S(A/).

Jouissance S(A/) $◊D Castration

s (A) A

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L’orientation lacanienne

La bataille de Lacan contre Lacan

Quand ça parle dans la pulsion


Dieu sait si j’ai passé beaucoup de temps à piger cette construction et à la
répandre. Mais il faut maintenant se demander ce que tout cela veut dire. Ce que
Lacan veut démontrer, c’est que dans la pulsion, ça parle. Il veut le démontrer, parce
que c’est la façon la plus simple de concevoir que la fonction de la parole a une inci-
dence sur la pulsion. Le sujet n’a, bien sûr, aucune idée qu’il parle dans la pulsion,
mais ça ne nous dérange pas. Nous, nous disons, comme Lacan, que plus le sujet parle

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dans la pulsion et d’autant plus il est loin du parler. C’est formidable ! Vous n’y voyez
rien, mais ne vous inquiétez pas, le sujet est là, le sujet parle dans la pulsion.
Lacan met en évidence le caractère de demande de la pulsion avec le grand D.
Cependant, il n’en va pas ainsi dans le fantasme où la phrase Un enfant est battu
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apparaît implicitement. Il faut donc, puisque ça n’apparaît pas dans la pulsion, faire
disparaître le sujet. Nous avons pourtant le $ dans la formule de la pulsion, ($ ◊ D),
et ce serait là l’occasion de dire que c’est le même que dans le fantasme, ($ ◊ a). Mais
Lacan, en ce qui concerne la pulsion, parle d’évanouissement du sujet, et non pas –
même si ces deux termes veulent dire la même chose – de fading du sujet. Du fading
du sujet, il en parle pour le fantasme, mais quand il s’agit de la pulsion, il préfère ne
pas employer, pour le même symbole $, ce mot de fading.
Lacan démontre tout. C’est ce qu’il faut d’abord savoir pour le comprendre : c’est
qu’il est beaucoup plus intelligent que vous ou que moi. Quand il veut démontrer
quelque chose, il y arrive. Il l’avait dit explicitement : Je me fais fort de donner n’im-
porte quel sens à n’importe quel mot, si vous me laissez parler assez longtemps. Quand il
nous a dit ça, il nous a quand même révélé quelque chose de sa façon de faire.
Donc, puisqu’il faut démontrer que ça parle dans la pulsion, les preuves à l’appui
ne manquent pas. D’abord, il y a tout ce qui, chez Freud, démontre que la pulsion
obéit à un ordre grammatical, avec des réversions du sujet à l’objet. C’est déjà présent
dans le cas Schreber et ça l’est également dans le texte intitulé Pulsions et avatars des
pulsions50. Ensuite, Lacan met en valeur le caractère de coupure que présentent les
zones érogènes. Ce sont des zones qui ont des bords, qui sont des bords et le bord a
éminemment, selon Lacan, une fonction signifiante. Puis – et là c’est formidable ! –
la pulsion insiste ; ce qui veut dire qu’elle est dans une mémoire, une mémoire obli-
gatoirement faite de signifiants. Lacan amène cette idée dans son Séminaire de
L’éthique de la psychanalyse. J’en ai gardé le souvenir, parce qu’en le rédigeant, à
l’époque, je m’étais quand même dit qu’il poussait le bouchon un peu loin. Il va en
effet jusqu’à dire que la pulsion a une dimension historique. Au nom de l’insistance
de la pulsion, qui tient pourtant à une fixation précisément invariable, Lacan va
jusqu’à nous dire qu’il s’agit de mémoire, et donc d’histoire. Il cherche tout ce qu’il

50. Cf. Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. Folio/Essais, 1968, p. 11 & sq.

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

peut trouver, pour ramener la pulsion à la parole. Il plaide cette cause. C’est sur ce
modèle-là, sur le modèle énonciatif, que Lacan présente la pulsion.
Je rassure tout de suite ceux qui pourraient s’effrayer de l’horrible critique que je
fais de la pensée de Lacan. D’abord, il faut bien le dire, j’ai toujours eu envie de le
critiquer, mais je critique là un Lacan au nom d’un autre Lacan. Je fais se battre
Lacan contre Lacan, je montre comment il progresse.
Lacan présente donc la pulsion sur un modèle énonciatif. De la même façon qu’il
y a, au niveau de la parole, un bouclage de la signification, il faut qu’il y en ait un
autre là où se situe le fameux S(A/ ). De ce S(A/ ), on a fait le saint des saints de la
psychanalyse. J’y ai d’ailleurs peut-être contribué moi-même, puisque c’est une

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construction chiquée. Mais en fait, ce S(A/), il signifie quoi ? Il est la réponse à ce qu’il
en est de la pulsion comme énoncé, à savoir qu’il n’y a pas, là, de répondant. Inconnu
au bataillon, le répondant ! On prend l’annuaire, on regarde à Trieb... Personne ! Le
répondant ne figure pas dans l’annuaire, il n’y a pas d’abonné au numéro que vous
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avez demandé. Pour le dire en termes architectoniques, disons que S(A/) répond à un
manque dans l’Autre, ce qui veut dire que toute la pulsion est organisée en
signifiants, que ses objets sont des signifiants. La pulsion est sur une courroie
signifiante, elle n’est pas hors de la parole.
Et pourtant…
Lacan ne dit donc pas que la pulsion est hors de la parole, sinon à la fin, car le
décalage de la pulsion par rapport à l’Autre est par lui concentré à la fin de sa démons-
tration. La pulsion avance sur la chaîne signifiante et ce n’est qu’à la fin que Lacan
rassemble le problème : il n’y a plus de signifiant qui répond et on ne peut donc pas
rendre compte de la pulsion au niveau même du signifiant. En effet, comment, au
niveau de l’Autre, rendre compte de tout ce qu’il y a d’arbitraire ou, plus exactement,
de tout ce qu’il y a de contingent et qui ne se déduit pas ? C’est bien pour cette raison
que, déjà à ce moment-là, Lacan formule que l’Autre n’existe pas. C’est au niveau de
la pulsion que l’Autre n’existe pas. Au niveau de la pulsion, l’Autre de la parole,
l’Autre du langage, l’Autre du savoir, n’est pas là. Il y a donc visiblement une grande
tension entre le statut de cette réponse qu’est S(A/ ) et le statut qui est donné à la
pulsion comme chaîne de signifiants.
Paradoxe de la jouissance dans la dialectique psychanalytique
Mais cela n’empêche nullement que Lacan fasse sa place à la jouissance lorsqu’il
parle de la pulsion. Sur son graphe, il écrit le mot de jouissance au départ du vecteur
supérieur. En effet, comment pourrait-on parler de la pulsion sans faire sa part à la
jouissance ? Mais alors, comment faire entrer la jouissance dans ce système ? J’avais,
bien sûr, commenté ça, mais je ne l’avais pas vu sous cet angle, à savoir que Lacan
ramène ici la jouissance au complexe de castration. Il fait sa place à la jouissance –
c’est même cela le manque dans l’Autre : il n’y a pas le signifiant de la jouissance
qu’il faudrait – mais cette jouissance, il la traite – c’est fondamental – à partir de

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L’orientation lacanienne

l’interdiction. Il traite la jouissance à partir d’un non à la jouissance, c’est-à-dire à


partir d’une problématique foncièrement œdipienne.
On voit bien ce paradoxe en lisant la phrase qu’il peut employer alors, dans le
commentaire de son graphe, page 822 des Écrits : « C’est ce qui prédestine le phallus
à donner corps à la jouissance »51. Mais la jouissance n’a quand même pas attendu le
phallus pour avoir un corps. C’est même la jouissance comme telle qui est impen-
sable sans un corps, un corps qui jouit. C’est donc dans la dialectique analytique que
le phallus donne corps à la jouissance. C’est alors autre chose, c’est relatif au discours
analytique. En fait, ce qui apparaît dans ce moment de l’élaboration de Lacan, ce n’est
pas que le phallus donne corps à la jouissance, c’est qu’il donne signification à la jouis-

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sance, et une signification qui est très précise, à savoir une signification de trans-
gression, elle-même corrélative de l’interdiction. C’est parce que la jouissance arrive
appareillée d’un discours d’interdiction – tu ne dois pas jouir, tu ne dois pas jouir de
la mère, tu ne dois pas jouir de la voisine, tu ne dois pas jouir de ton organe, etc. – qu’elle
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prend figure de transgression. C’est pourquoi Lacan peut assigner à cette significa-
tion de jouissance – même si c’est un peu pour rire – le symbole √-1, et dire qu’à le
multiplier, on obtient le manque de signifiant : (-1).
Résistance de la chose analytique
Nous avons donc différentes modalités du négatif. Mais ce qui est tout de même
amusant, c’est que la chose analytique résiste. C’est comme cela que je lis Lacan : je
vois les efforts prodigieux qu’il développe dans son argumentation, et puis je constate
qu’il y a tout de même la chose même de la psychanalyse qui résiste. Et comme
l’abord de Lacan est extrêmement précis, on sent – comme avec une baguette de
sourcier – qu’il y a justement là quelque chose.
Il faut, bien sûr, que Lacan réserve quand même la place au fait qu’il y a une jouis-
sance qui se moque de la négation. La négation, à la jouissance, elle ne lui fait rien
du tout ! Il y a une jouissance qui est hors négation. C’est ce que Lacan appelle le
phallus symbolique, signifiant de la jouissance, comme tel impossible à négativer.
Mais comment traite-t-on de l’impossible à négativer dans un système qui est tout
entier articulé autour de la négation ?
Cela se voit dans une phrase. Regardez comment Lacan passe de (- f) à F – je le cite,
page 823 des Écrits : « Tout support qu’il soit du (-1), il y devient F, le phallus symbolique
impossible à négativer »52 (- f) qui est négativé, passe à F qui est impossible à négativer.
Essayez de vous représenter ça ! J’ai essayé, mais c’est bien dans ce mode de phrase que tout
le problème est concentré, problème qui est celui d’accoucher un impossible à négativer à
partir du négatif. On essaye la multiplication, on essaye tout ça, jusqu’au moment où on
jette tout. En effet, qu’est-ce que c’est, l’enseignement de Lacan ? L’enseignement de Lacan,
c’est une avancée. Il a d’abord bien fallu qu’il passe par ce que je recompose ici, pour ensuite
mettre tout ça au panier. Disons au moins qu’il est passé au-delà.
51. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit., p. 822.
52. Ibid., p. 823.

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

Je ne vous donne, à ce propos, que l’exemple suivant. Vous avez sans doute appris
ce qu’il en est de la pulsion en lisant le Séminaire des Quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse. Eh bien, les deux chapitres concernant la pulsion, comparez-les à
ce que Lacan a dit deux ans avant. Vous ne reconnaissez plus rien ! C’est tout à fait
différent, construit d’une façon profondément distincte. Dans Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, Lacan prend la question de la jouissance comme
point de départ, et non pas comme point d’arrivée. La pulsion n’est plus du tout un
énoncé, mais un vecteur qui vient entourer l’objet a. Il n’y a plus de S(A/), etc., il y a
la problématique d’une pulsion qui est sans interdiction, une pulsion où l’interdic-
tion ne donne plus la fonction de la jouissance.

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a
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Ce qui travaillait Lacan

Quand l’Autre c’est le corps


À la toute fin du texte que j’évoquais et qui concerne le graphe, à savoir le texte
intitulé « Subversion du sujet et dialectique du désir… », Lacan bute clairement,
étant donné son point de départ, sur la terminaison de l’analyse. En fait, il évite la
question. Il dit en effet ceci, page 827 des Écrits : « Nous n’irons pas ici plus loin. »53
On n’écrit pas ça quand on achève un texte. Quand on finit un texte, on s’arrête et
c’est tout. Mais si Lacan a besoin de le dire, c’est parce qu’il y a quelque chose qui le
travaille, à savoir, justement, comment aller plus loin ; mais il ne va pas plus loin : il
fait de la clinique. Une fois qu’il a cerné son S(A/ ), il étudie la jouissance dans le
rapport à l’Autre en ce qui concerne la névrose, la perversion et la psychose. Il fait de
la clinique, et une clinique qui est dominée par le rapport de la jouissance à l’Autre
ou, plus précisément, par le rapport à la jouissance de l’Autre. Et voilà qu’il recom-
mence ! Puisque traiter la question du désir à partir du désir de l’Autre lui a réussi,
il se met à traiter la jouissance à partir de la jouissance de l’Autre.
Ce que Lacan en dit est évidemment formidable, mais seulement jusqu’au jour
où il dira que ça ne marche pas comme ça, puisque l’Autre en question, c’est le corps.
Ah bon ?... Pourtant, avant, il s’agissait bien de la jouissance de l’Autre et de l’insérer
dans le petit jeu que Lacan connaissait bien, qu’il avait déjà mis au point, d’ailleurs,

53. Ibid., p 827.

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L’orientation lacanienne

comme toujours, avec un grand succès. C’est toujours réussi avec Lacan. Mais c’est
justement ce qui est gênant, à savoir qu’il faut saisir où, lui, il n’est pas content. Il faut
bien croire qu’il ne l’est pas, à devoir ainsi continuer et changer.
Tout se transforme à partir du moment où l’on parle de la jouissance du corps,
et non pas de la jouissance de l’Autre comme on parlait du désir de l’Autre. Cela fait
que lorsque vous lisez le Séminaire du Sinthome où Lacan s’essaye à tirer son nœud
de toutes les façons possibles – il dédouble, détriple, torture un nœud qui devient
méconnaissable –, vous constatez que s’il y a une chose dont il ne faut pas lui parler,
une chose qu’il ne veut pas entendre, c’est bien la jouissance de l’Autre. De la jouis-
sance de l’Autre, il en vient, il a vu ce que ça donnait. Alors, dans Le sinthome, de

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jouissance de l’Autre, il n’y en a surtout pas, ce n’est pas la question.
C’est dans ce contexte que Lacan évoque que l’interdiction de la jouissance, qu’il
a mise en fonction par rapport au complexe de castration, répond au désir de l’Autre.
Il définit donc le névrosé comme le sujet pour qui l’Autre serait habité par une
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volonté de castration. Quand Lacan dit volonté, il faut entendre désir décidé. L’Autre
est habité par une volonté de castration, et ce n’est donc pas lui qui dirait : Jouis !
L’Autre, il dit : Ne jouis pas ! L’Autre dit non à la jouissance. Tout ce que Lacan déve-
loppe dans cette dernière partie sur laquelle j’ai tellement travaillé, est articulé autour
d’un non à la jouissance. On dit oui à la volonté de castration, ce qui veut dire qu’on
se momifie, qu’on se ratatine complètement devant cette volonté de l’Autre, ou bien
qu’on se suicide en se vouant à la fameuse cause perdue. Au fond, ce que Lacan n’en-
visage même pas à cette date, c’est que l’on puisse dire non à l’aspiration à la virilité.
C’est ce qui ne lui viendra qu’avec la passe. Mais ici, il n’a pas encore l’idée que l’on
puisse dire : Non ! Je ne suis pas concerné par cette volonté de castration.
Les ruses de la dialectique de la jouissance et du désir
Juste avant que Lacan écrive « Nous n’irons pas ici plus loin », il y a quand même,
in extremis, une phrase où se concentre ce qu’il peut, à ce moment-là, dire de la fin
de l’analyse, une phrase qui se présente comme une question sur ce qu’est la Bedeu-
tung de la castration : « La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée,
pour qu’elle puisse être atteinte [...] »54 J’ai beaucoup lu cette phrase de Lacan, je l’ai
beaucoup fait lire et je l’ai beaucoup commentée, mais ce n’est que maintenant que
je la comprends au-delà de ce qu’elle dit.
Cette jouissance qui doit être refusée pour être atteinte, c’est ce qui s’appelle la
vérité. Lacan a réussi – et c’est cela qu’il essayait avec la pulsion – à faire rentrer la
jouissance dans la même dialectique que le désir. Nous avons là, en effet, l’essence de
la dialectique : on dit non, et puis on peut ensuite énoncer un oui d’un ordre supé-
rieur. C’est ce qu’on appelle l’Aufhebung. Il faut d’abord consentir à l’interdiction de
la jouissance, pour la retrouver ensuite à un degré supérieur, comme purifiée, admi-
rable et permise. Il faut, en quelque sorte, prendre sur soi, comme le disait Hegel, la

54. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir… », Écrits, op. cit., p. 827.

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Jacques-Alain Miller Progrès en psychanalyse assez lents

ruse de la raison. La ruse de la raison consiste à interdire d’abord, pour retrouver


ensuite la même chose, mais comme exaltée et dans une autre dimension. Lacan dit
même exactement où on va la retrouver, cette jouissance, où on va l’atteindre, à savoir
« [...] sur l’échelle renversée de la Loi du désir »55. La jouissance va être d’abord
atteinte par quelque chose qui concerne le désir. C’est ça qui compte, c’est ça que
Lacan fait avec la jouissance : il la fait rentrer dans la dialectique du désir.
Mais c’est quoi, l’échelle de la Loi du désir ? Et pourquoi faut-il la renverser ? C’est
très clair. Lacan l’a expliqué à partir de saint Paul et de son Épître aux Romains qu’il
cite dans L’éthique de la psychanalyse. Saint Paul précise en effet que le péché est né
avec la loi. Et Lacan, lui, explique que ce qui fait l’objet être désirable, c’est précisé-

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ment son interdiction par la loi. Le tu ne feras pas ceci, le tu ne coucheras pas, etc., sont
autant d’index du désirable. Dès lors, la loi du désir, c’est la loi qui crée le désir par
l’interdiction et par la négation. Il faut donc renverser cette échelle pour avoir accès
à ce qui jadis était interdit. Si la jouissance est refusée, c’est pour que tu puisses l’at-
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teindre, mon petit ! La jouissance est ainsi intégrée dans la dialectique du désir.
Le décrochage par rapport à cette dialectique est parfaitement sensible dans Les
quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, où l’objet a n’est plus qu’un substitut.
Lacan dit même qu’il n’est qu’un vide et que n’importe quel autre objet peut venir à
cette place. Ce qui compte, c’est la satisfaction que la pulsion obtient par sa trajec-
toire, trajectoire qui ne dépend pas de l’interdit. Dans la problématique précédente,
le désir est créé par l’interdit, il est d’origine œdipienne, et la jouissance en dépend
parce qu’elle tient à la transgression de l’interdit. Mais c’est précisément au-delà que
Lacan va ensuite penser la jouissance. Il va penser la jouissance au-delà de l’inter-
diction, c’est-à-dire une jouissance positivée, celle d’un corps qui se jouit.
La différence est sensible. Là, la jouissance ne tient pas à une interdiction, elle est
un événement de corps. La valeur de ce terme d’événement de corps, c’est précisé-
ment de s’opposer à l’interdiction.
L’ordre du traumatisme
La jouissance n’est pas articulée à la loi du désir, elle est de l’ordre du traumatisme,
du choc, de la contingence, du pur hasard. Ça s’oppose terme à terme à la loi du désir.
La jouissance n’est pas prise dans une dialectique, elle est l’objet d’une fixation.
C’est précisément parce que Lacan a pu passer au-delà de la problématique de
l’interdiction, qu’il a pu ensuite dégager comme telle la jouissance féminine, c’est-à-
dire ne plus la centrer sur le Penisneid qui est par excellence une fonction négative.
Ce que Lacan entend par cette jouissance spéciale qui est réservée à la femme, c’est
précisément la part de jouissance qui subsiste sans subir l’interdiction, la part qui
n’est pas prise dans le système interdiction/récupération, c’est-à-dire dans l’Aufhe-
bung. On sait où ça mène en général, l’Aufhebung concernant la sexualité féminine.

55. Ibid.

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L’orientation lacanienne

Ça consiste à dire que finalement, pour la femme, un enfant c’est encore mieux.
Pour elle, un enfant c’est encore mieux que l’organe qui lui manque. Une fois qu’on
a introduit la langue maternelle là-dedans, tout s’ensuit : la famille, la société,
la religion, etc. Ça efface ce qui de la féminité résiste précisément à la logique de
l’Aufhebung : perdre d’abord, pour retrouver ensuite.
Il faudrait voir comment ça fonctionne du côté homme. Mais il y a encore beau-
coup de choses à dire, et c’est ce que je ferai la prochaine fois, puisque je ne vous ai
fait part que d’un petit morceau de ce que j’avais préparé.

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Churchill illimited
(versus Goering)
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Entretien avec François Kersaudy

Pourquoi Churchill ?

Nathalie Georges-Lambrichs — Comment le désir d’écrire cette biographie de


Winston Churchill s’est-il manifesté ?

François Kersaudy — Je suis arrivé sur la scène des thèses de doctorat en 1976.
Jusqu’alors, en France, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, il y avait
peu d’archives disponibles sur la dernière guerre. Les Anglais ont donné l’exemple en
n’appliquant pas la règle des trente ans et en déclassifiant tous les documents pour
la période 1939-1945. C’était un effet d’aubaine : certains des acteurs et la plupart
des témoins étaient encore vivants, alors que les documents devenaient accessibles.
Une conjonction très rare dans l’histoire…
Alors, pourquoi Churchill ? J’ai d’abord été scandinaviste, puis soviétologue, entre-
temps j’ai étudié l’histoire du général de Gaulle. Churchill était omniprésent dans
toutes ces histoires. Ainsi suis-je tombé – un peu par accident parce qu’on ne m’avait
pas donné le bon dossier – sur le procès-verbal d’un accrochage monumental entre de
Gaulle et Churchill en septembre 1941. Le malheureux secrétaire qui avait dû prendre
des notes s’était efforcé d’arrondir les angles avec le jargon habituel du Foreign Office :
« le Premier Ministre exprime son manque total de confiance en le général de Gaulle »
pour traduire : « Général, si vous m’obstaclerez, je vous liquiderai ! »

Cet entretien a été réalisé par Marie-Hélène Brousse, Serge Cottet, Pascale Fari, Nathalie Georges-Lambrichs et François
Leguil. Transcription : Michèle Simon. Édition : François Kersaudy, François Leguil et Nathalie Georges-Lambrichs.

la Cause freudienne no 78 209


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Entretien

Marie-Hélène Brousse — Les termes de « moment favorable », « aubaine » sont impor-


tants pour vous, c’est aussi « par erreur » qu’on vous donne accès à ce dossier
brûlant…

François Kersaudy — Oui, ce procès-verbal se trouvait dans le dossier sur la


Norvège… Les archivistes avaient dû déclassifier cinq années en quelques mois, au
lieu de travailler année par année. Comme je m’intéressais à de Gaulle, j’ai bien lu le
document avant de le signaler aux archivistes ; et quand je leur ai demandé s’il y en
avait d’autres du même genre, ils m’ont apporté un dossier énorme et inexploité. J’ai
donc proposé à des éditeurs français d’en faire un livre, mais je n’étais pas assez

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connu : ils voulaient comme auteurs des politiciens, des starlettes ou des repris de
justice – c’était la grande période de Mesrine –, et je n’appartenais à aucune de ces
catégories ! J’ai donc décidé d’écrire en anglais… Puis j’ai envoyé à huit éditeurs
quelques chapitres parmi les plus animés, et j’ai reçu… sept contrats ! Après avoir pris
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conseil auprès de mes collègues d’Oxford, j’ai choisi Collins, qui a vendu les droits
à Plon en une semaine… Du coup, je suis devenu mon propre traducteur, et en
1982, un journal français a pu écrire : « L’auteur est anglais, mais la traduction est
excellente »…

François Leguil — L’ouvrage s’appelait alors De Gaulle et Churchill !

François Kersaudy — Oui, alors que le titre original était Churchill and de Gaulle, of
course…

Nathalie Georges-Lambrichs — Mais vous aviez déjà traduit les textes de Churchill ?

François Kersaudy — Non, la traduction est venue bien plus tard – comme la biogra-
phie, du reste –, car il me semblait qu’on ne pouvait faire mieux que celle de William
Manchester, merveilleusement traduite1, poésies et chansons comprises. Son seul défaut
était de s’arrêter à 1940. Pendant dix ans, les gens ont attendu les volumes suivants, en
vain. Finalement, j’ai décidé de combler le vide, et Tallandier a pris le risque…

Sur l’axe de l’impossible

Marie-Hélène Brousse — Churchill, lui, était un vrai trompe-la-mort…

François Kersaudy — Oh oui ! Il aurait dû mourir une cinquantaine de fois ! Il a eu


quatre accidents d’avion, car il savait piloter, mais pas atterrir. Il a été écrasé par une
voiture, il a été électrocuté, bombardé à l’artillerie lourde, il est tombé de dix mètres
du haut d’un sapin, il a eu une demi-douzaine de pneumonies dont deux doubles

1. Cf. Manchester W., Winston Churchill, Paris, Robert Laffont, coll. « Notre époque », 1985.

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François Kersaudy Churchill illimited

avec extrême-onction, une crise cardiaque et un nombre invraisemblable d’accidents


vasculaires cérébraux. À chaque fois, il s’est rééduqué. Et il a vécu jusqu’à quatre-
vingt-dix ans et deux mois, avec, depuis l’âge de quinze ans, des doses d’alcool qui
auraient suffi à tuer un troupeau de bisons.

Marie-Hélène Brousse — Vous avez écrit d’autres biographies. Churchill est votre
favori ?

François Kersaudy — Non, c’est Mountbatten, que j’ai rencontré2. Il réussissait tout
ce qu’il entreprenait et parvenait, en charmant tout le monde, à en obtenir tout ce

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qu’il voulait. Churchill, lui, laissé tout seul, était un volcan en éruption. Il avait
besoin d’être encadré, sinon il faisait des catastrophes ; il lui fallait de l’action à tout
prix. Il citait Napoléon : « On s’engage et puis on voit ». En même temps, il a su s’en-
tourer de gens qui lui disaient ce qu’il pouvait et ne pouvait pas faire, ce qui n’était
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pas toujours facile, parce qu’il avait un certain caractère. Dès son plus jeune âge, sa
nurse était aux ordres, et il voulait que cela continue. Mais il s’était entouré de gens
compétents, capables de lui dire : « Non Winston, cela, on ne peut pas le faire, et si
vous le faites quand même, on démissionne et on s’en explique au Parlement… »

Marie-Hélène Brousse — Vous le présentez comme quelqu’un qui bouillonne et qui


ne sait pas trop où il va…

François Kersaudy — Ah si, il sait où il va, il a des principes…

Marie-Hélène Brousse — Il est orienté intérieurement.

François Kersaudy — Oui, mais il a un tel besoin d’action qu’il ne distingue pas
toujours le souhaitable du possible.

Nathalie Georges-Lambrichs — Vous en faites aussi un visionnaire…

François Kersaudy — Dans Le monde selon Churchill 3, j’ai fait un chapitre sur Chur-
chill visionnaire : quinze ans avant les Dardanelles, il écrit un roman où il raconte les
Dardanelles ! Ou encore, il déclare en 1942 : « De toute façon, quand la guerre sera
finie, je serai un vieil homme, j’aurai soixante-dix ans. » Comment peut-il savoir
cela ? On dirait que son imagination est aux commandes. Il s’était rêvé en sauveur
de son pays, et il l’est devenu. Son entourage disait : « Il est fatigant, empoisonnant,
exigeant, tyrannique, mais on ne l’aurait quitté pour rien au monde. Lorsqu’on était
avec lui, il y avait une énergie électrique qui passait et on faisait des choses qu’on se

2. Cf. Kersaudy F., Lord Mountbatten, Paris, Payot, coll. « Biographie Payot », 2006.
3. Cf. Kersaudy F., Le monde selon Churchill, Paris, Tallandier, 2011.

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Entretien

serait cru totalement incapable de faire. » Pourtant, il était suprêmement égotiste et


tyrannisait ses collaborateurs, le chef d’état-major…

François Leguil — Ismay ?

François Kersaudy — Le malheureux, oui, et le maréchal Brooke, qui était sans doute
le seul grand stratège du côté britannique. Churchill, formé comme sous-lieutenant
de cavalerie à Sandhurst, était un faux stratège. On n’étudiait pas la stratégie à Sand-
hurst, une école de cavalerie à l’époque. À côté de lui, il y avait Brooke qui se plaignait :
« Il veut faire des choses folles, il me garde éveillé jusqu’à cinq heures du matin pour

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m’exposer des plans farfelus », etc. Puis, après trois pages de plaintes dans son journal,
il écrit : « Winston est l’homme le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré. »

Marie-Hélène Brousse — C’est l’imaginaire et le réel, la prise sur le réel.


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François Kersaudy — Voilà. On est obligé de donner raison à Roosevelt qui disait :
« Churchill a deux cents idées par jour dont quatre seulement sont bonnes, mais il
ne sait jamais lesquelles. » Il aurait pu dire que les quatre étaient géniales.

Marie-Hélène Brousse — Il ne savait vraiment pas lesquelles ?

François Kersaudy — Non, c’est cela qui est curieux. Pour lui, elles étaient également
bonnes, jusqu’à ce qu’il rencontre suffisamment de résistance.

Marie-Hélène Brousse — Vous le trouvez romantique ? Pourtant, quand il a lu Mein


Kampf, il ne l’a pas lu en rose.

François Kersaudy — Churchill n’est pas simple, il y a plusieurs degrés. Au départ,


c’était un imaginatif, un hyperactif et aussi un dépressif.

Marie-Hélène Brousse — Qu’est-ce qui permet de dire que c’était un grand dépressif ?

Serge Cottet — C’est le fameux black dog ?

François Kersaudy — Churchill a eu à plusieurs reprises des tentations suicidaires,


des périodes longues où il pensait qu’il n’avait rien à faire, ne valait rien et que ce qu’il
faisait ne servait à rien. Il était renfrogné, ne voulait voir personne, etc. Il avait deux
remèdes pour cela : l’alcool à doses respectables, et surtout l’action. La pire des choses
qu’on pouvait faire à Churchill, c’était le condamner à ne rien faire.

Serge Cottet — Comme vous vous adressez à des cliniciens, la description que vous
faites nous inviterait à plaquer une catégorie de la psychopathologie bien connue et
surinvestie aujourd’hui qui est le bipolaire ou le maniaco-dépressif.

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François Kersaudy — Oui, cela a été diagnostiqué, d’ailleurs.

Serge Cottet — On ne fait quand même pas un homme politique avec ça.

François Kersaudy — Il y a le maniaco-dépressif, c’est indéniable, mais il y a aussi les


périodes d’hyperactivité…

Serge Cottet — Qui ont l’air d’être premières. En général, les cliniciens disent que les
moments d’activité ou d’hyperactivité qu’on peut appeler maniaques ou subma-
niaques sont une défense contre la dépression. Il y a le trou mélancolique et la défense

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maniaque ; mais votre livre donne le sentiment que Never relax est premier.

François Kersaudy — Oui, parce qu’il a peur de ces moments de dépression : souvent
malade, il est inactif. Inactif, la dépression arrive, alors il fuit dans l’hyperactivité à
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hautes doses.

Serge Cottet — À part l’alcool, il ne prenait pas de médicaments ?

François Kersaudy — Il prenait des somnifères, qu’il faisait passer avec du whisky. Je
ne sais pas si c’est une bonne recette…

François Leguil — Ce n’est pas conseillé, mais ça marche.

Marie-Hélène Brousse — On a plutôt l’impression que chez lui, sentiments dépres-


sifs et autres idées noires font suite à une limite qu’il rencontre, ce qui n’est pas clas-
sique. Ce n’est pas quelque chose qui surgit de lui de manière inexpliquée. C’est vrai
dans son enfance par exemple.

François Kersaudy — C’est-à-dire que les limites qu’il rencontre le forcent à l’inaction,
à être en face de lui-même, et il n’aime pas être en face de lui-même.

Marie-Hélène Brousse — Il n’aime pas les limites.

François Kersaudy — Il n’aime pas les limites.

Marie-Hélène Brousse — Ni physiques…

François Kersaudy — Ni physiques…

Marie-Hélène Brousse — Ni morales…

François Kersaudy — Ni morales…

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Entretien

Marie-Hélène Brousse — Ni sociales…

François Kersaudy — Ni sociales. On doit tenir compte des relations avec ses parents.
Là c’est très difficile parce que comme il a une imagination très riche, il s’est inventé
des parents idéaux. On voit vite que ce n’est pas le cas. Le père le méprise et la mère
n’a pas le temps de s’intéresser à lui. On le met en pension.

Marie-Hélène Brousse — Tous les gamins de cette classe sociale allaient en pension ;
c’est le mode de vie de l’aristocratie aux temps dits modernes, décrit par tous les
historiens.

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Vaincre
François Kersaudy — Il écrivait des lettres pour se faire remarquer de son père. Il a
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fait du mime, de la poésie, des sports ; plus sportif que lui, vous ne trouverez pas :
1 mètre 65, chétif, voyez ses photos de jeunesse, extrêmement maigre, il a été cham-
pion d’escrime, de polo, de tir à la carabine, d’équitation et de natation. À l’escrime
en plus, il battait des adversaires bien plus grands que lui, et personne ne savait
comment il faisait. Au polo, c’était pareil, on le voyait filer entre les chevaux, et même
avec un bras en écharpe, il arrivait à marquer.

Marie-Hélène Brousse — Il était rapide…

François Kersaudy — Il avait une rage de vaincre incroyable, une grande agressivité.
Il ne pouvait pas la tourner contre ses parents, il fallait qu’il la tourne contre autre
chose : le sport, les guerres, le Parlement.

Marie-Hélène Brousse — Et l’humour ?

François Kersaudy — C’est venu après, et il l’a développé quand il a vu que cela lui
facilitait les choses au Parlement.

Pascale Fari — Quelle fonction donnez-vous à son travail d’écriture et de peinture ?

François Kersaudy — L’écriture est aussi une action agressive. Quant à la peinture, les
souvenirs qu’il a rédigés de ses débuts parlent d’eux-mêmes : « D’abord j’étais inti-
midé devant cette toile et puis on m’a montré comment il fallait faire. D’un seul
coup, j’ai attaqué cette pauvre toile sans défense avec mon pinceau. »

Serge Cottet — Pourtant, ce sont des portraits académiques, le contraire de l’action


painting… mais avec une grosse production.

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François Kersaudy Churchill illimited

François Kersaudy — À peu près cinq cents toiles, qu’il a distribuées généreusement,
il y en a dans tous les musées, des marines surtout. Il existe des photographies de lui
en train de peindre, on voit ses mâchoires crispées qui dénotent l’extrême tension
dans laquelle il était, pour « vaincre » sa toile.

Serge Cottet — Ce sont un peu des élucubrations que je vous soumets, des élucu-
brations de psychanalyste. Il y a beaucoup de références dans votre biographie à l’ora-
lité sous les deux registres de ce que vous venez de dire d’ailleurs, la morsure, la
ténacité : « le chien qui ne lâche pas sa proie », il y a souvent des métaphores comme
cela justement concernant les modalités de sa ténacité. Je voulais vous demander si

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vous attestez la prégnance de la jouissance orale chez lui. Pouvez-vous nous expliquer
l’effet de sa rhétorique puissante, tant sur le Parlement que sur la presse ? C’est un
orateur, il a un sens de la formule, l’inflexion de sa voix doit jouer aussi probable-
ment. Se sert-il de son zézaiement, par exemple, à des fins de séduction ? Le Premier
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Ministre australien, Robert Menzies, fait une description du rapport qu’a Churchill
aux mots : « Il est l’esclave des mots que son esprit invente à partir des idées. » En
quelque sorte il est entraîné par les mots avant même qu’il trouve la formule de ce
qu’il pense.

François Kersaudy — C’est très bien vu, et attesté par d’innombrables personnes. Le
travailliste Clement Attlee, qui curieusement l’aimait et l’admirait, a décrit sa
tendance à laisser son attention divaguer dès qu’il entendait un bon mot ou une belle
phrase. Il abandonnait le fond pour la beauté de la forme. Il n’a jamais perdu son
imagination juvénile qui lui peignait un monde imaginaire avec des bons et des
méchants. Il lui arrivait de la faire vivre dans des phrases extraordinaires qui lui
venaient d’un seul coup, mais pas forcément au bon moment, en quoi il se jugeait
mauvais orateur.

François Leguil — Il a voulu être un maître du verbe.

François Kersaudy — Il est devenu un maître du verbe, mais du verbe écrit. Quand
Churchill est arrivé au Parlement, il a fallu qu’il parle, mais il ne pouvait pas impro-
viser et, de plus, il avait un défaut de prononciation, et un bégaiement qu’il a
rééduqué. Il faisait donc exactement comme son père, rédigeant de merveilleux
discours qu’il apprenait par cœur, pour les réciter ensuite – de Gaulle faisait la même
chose. Sa mémoire était impressionnante. On oublie qu’il lisait ses grands discours
de guerre, tellement ils étaient beaux. Mais au début, si on l’interrompait, il perdait
ses moyens ; comme l’avait dit au début du siècle un de ses adversaires aux
Communes : « L’artillerie de l’honorable député est puissante, mais pas très mobile. »
Par la suite, il a beaucoup amélioré sa technique…

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Entretien

Où Churchill ne résiste pas

Marie-Hélène Brousse — Qu’il ait été en difficulté pour improviser par le verbe, mais
en improvisation permanente dans l’action me fait vous demander ce que furent
pour lui le sexe et les sentiments ?

François Kersaudy — Il n’y a pas grand-chose à en dire… Il avait une vision très
romantique des femmes. Étaient-elles belles, il en avait peur, prenait un air sombre,
ne leur adressait pas la parole ou s’il osait, commençait par leur demander leur âge
puis, pendant deux heures, ne parlait plus que de lui-même. Sa mère voulait qu’il se

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marie. Il a fini par rencontrer la fameuse Clémentine, à qui il a promis d’envoyer une
biographie de son père – et il s’est empressé d’oublier ! Mais sa mère était très active,
son cousin aussi, et ils ont réparé ses maladresses.
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Marie-Hélène Brousse — Mais du point de vue sexuel, il est donc arrivé vierge au mariage.

François Kersaudy — Absolument.

Marie-Hélène Brousse — Qu’est-ce que ce rêve dont plusieurs grands journaux vien-
nent de publier le texte4 ?

François Kersaudy — C’est un papier qui a été découvert il y a trente ans, après son
décès. On lui avait offert un portrait de son père, en mauvais état. Lui a voulu le
restaurer dans son atelier. Là, il s’est endormi et il a rêvé que son père arrivait et lui
disait ce qu’il avait envie d’entendre.

Marie-Hélène Brousse — Voilà ! Il met dans la bouche de son père : « Quelle est donc
la plus grande puissance aujourd’hui ? » Winston répond : « Les États-Unis », et il
fait répondre à son père : « Cela ne me dérange pas. Tu es à moitié américain, ta
mère était la plus belle femme que la terre ait portée. »

François Kersaudy — Sa mère, très belle, portait une étoile en diamant dans les
cheveux – il écrit dans ses souvenirs de jeunesse : « ma mère brillait à mes yeux
comme l’étoile du soir ». Il en avait un souvenir ébloui, d’autant qu’il la voyait peu :
c’était une étoile filante…

François Leguil — « Je dois tout à ma mère et rien à mon père. »

François Kersaudy — Alors oui, ce sont des moments d’agressivité. Des moments où
cela ressort.

4. Churchill W., « Un rêve », revue Commentaire, hiver 2010 & Libération n°9213 du 27/12/2010.

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Marie-Hélène Brousse — Il a beaucoup souffert quand même.

François Kersaudy — Sa mère a cessé de l’ignorer quand elle s’est aperçue qu’on parlait
de lui.

Serge Cottet — Il a su utiliser son entregent du côté des amants ou ex-amants de sa


mère, qu’il connaissait tous.

François Kersaudy — Absolument, il connaissait tout le monde. Pour ses parents, les
enfants étaient un encombrement. D’une part, Winston leur en a voulu, d’autre

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part, il recréait sans cesse les parents idéaux qu’il aurait aimé avoir.

Nathalie Georges-Lambrichs — Vous parliez, tout à l’heure, de son agressivité, vous


dites aussi que devant la benevolence de l’autre, il est sans défense. Si l’autre est
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aimable, il ne résiste pas.

François Kersaudy — Il ne résiste pas à l’amabilité. Il n’existe que dans l’agressivité.


Contre des ennemis, de préférence abominables, il est dans son élément – Hitler sera
l’exutoire parfait.

« Les yeux étincelants du danger »

Marie-Hélène Brousse — Le « grand homme » rencontre le moment favorable ; lui qui


ne faisait pas de différence entre la politique et la guerre aura vécu une époque singu-
lière.

François Kersaudy — Oui et non. Il n’était pas belliciste. Voyez les efforts qu’il fait
pour empêcher que la première guerre se déclenche ; il a presque pleuré au moment
où la guerre a commencé.

Marie-Hélène Brousse — C’est intéressant : voilà quelqu’un qui adore la guerre


comme acte, l’acte guerrier, et qui n’est pas belliciste !

François Kersaudy — Il aime l’acte guerrier, le métier des armes, les parades, la belle
stratégie, la belle tactique…

François Leguil — Les décorations !

François Kersaudy — Les décorations, la gloire…

Marie-Hélène Brousse — Le risque.

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Entretien

François Kersaudy — Et le danger, « les yeux étincelants du danger ». Il n’y en a pas


beaucoup comme cela. Il y a Clemenceau. On trouve ceux qui méprisent le danger,
comme de Gaulle, Mac Arthur, Patton, mais c’est presque une pose, pour impres-
sionner l’entourage. Les gens qui sont vraiment attirés par le danger, qui vont instinc-
tivement vers le danger, en dehors de Churchill et de Clemenceau, c’est très rare.
Serge Cottet — C’est dans la guerre qu’il jouit.

François Kersaudy — La guerre, c’est comme le sport. Une fois que c’est engagé, il faut
gagner, et pour gagner, il faut faire l’impossible.

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Serge Cottet — Cela dit, il n’est pas pacifiste au sens de la SDN entre les deux guerres.
Au contraire, il fait partie de l’aile disons conservatrice, en opposition avec le parti
conservateur qui est plutôt pacifiste, et il est un des rares à pronostiquer la Seconde
Guerre mondiale.
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François Kersaudy — Parce qu’il y a Hitler et que pour lui, les pacifistes sont des
fauteurs de guerre. Il l’a dit souvent : quand on désarme, on encourage l’abominable
du coin à devenir plus tyrannique qu’il ne l’est réellement. En guerre, on se bat à mort
pour gagner, mais une fois que l’ennemi est vaincu…

Nathalie Georges-Lambrichs — Il s’efforce de ne pas laisser humilier l’ennemi, ne


serait-ce que parce que c’est dangereux.

François Kersaudy — Exactement. Il faut relever l’adversaire. Ses meilleurs amis sont
ses anciens ennemis. Un de ses plus proches conseillers, qui l’a empêché de faire
beaucoup d’erreurs, était le maréchal Smuts, son ancien ennemi de la guerre des
Boers. Le maréchal Brooke, chef d’état-major, disait que lorsqu’il n’arrivait pas à
raisonner Churchill, il envoyait Smuts, pour lui dire : « Voyons Winston, tu ne peux
pas faire cela ! » Smuts était également le seul capable de l’envoyer se coucher à
5 heures du matin, alors que tous les membres du comité des chefs d’état-major
tombaient de sommeil. Churchill était un enfant génial et désarmant !

Marie-Hélène Brousse — Lacan disait « j’ai cinq ans d’âge mental », rappelait Jacques-
Alain Miller.

François Leguil — Comment expliquez-vous sa certitude quand il lit Mein Kampf ? C’est
presque le seul homme politique de ce niveau qui sait immédiatement qui est Hitler.

François Kersaudy — C’est à nuancer. Jusqu’à ce que Hitler arrive au pouvoir, il


pensait pouvoir le rencontrer et, comme il l’a fait avec Staline par la suite, l’influencer.

Serge Cottet — C’est cela, il y a une contradiction.

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François Kersaudy Churchill illimited

François Kersaudy — Il savait qu’une bonne partie de Mein Kampf n’était pas de lui
et je ne suis pas sûr qu’il ait tout de suite pris cela si au sérieux. Maintenant, on inter-
prète les choses parce qu’on sait ce qui s’est passé depuis, mais sur le moment.

Serge Cottet — Il était sensible à l’antisémitisme à cette date-là ?

François Kersaudy — Churchill était un philosémite, ce qui le distinguait de beaucoup


de membres du parti conservateur. Il avait beaucoup d’amis juifs ; l’entreprise des
Juifs en Palestine lui semblait romantique et héroïque, et pour lui tout ce qui était
héroïque était bien. Il avait rencontré, parmi les plus décorés pendant la Grande

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Guerre, et Archibald Sinclair, qui étaient juifs, et pour lui, il n’y avait personne au-
dessus des gens qui s’étaient comportés héroïquement, sinon le Parlement et le roi.
De plus, il ne comprenait pas qu’on pût en vouloir à quelqu’un qui ne vous avait rien
fait. Churchill a écrit alors : « Cet homme qui charrie des torrents de haine, ne sera-
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t-il pas assagi par l’exercice du pouvoir ? » Il n’a peut-être pas vu tout de suite le mal
absolu. Des dictateurs, il y en avait beaucoup. Il n’en voulait pas en Angleterre, mais
il avait lui-même un aspect assez autoritaire. Il pouvait être très naïf. Pour lui, la
psychologie, ça n’existait pas – surtout en temps de guerre !

Marie-Hélène Brousse — Vous le dites bien dans votre ouvrage et on est plutôt d’ac-
cord avec vous : la psychologie n’est pas une science…

François Kersaudy — Moins encore chez Churchill, parce qu’il crée le monde à son
image. Prenez la biographie de Marlborough, ou la biographie de son père : ce sont
des projections !

Dans les chaussures de Goering

Marie-Hélène Brousse — Ce qui n’est pas le cas des vôtres.

François Kersaudy — Non, j’essaie de me couler dans leurs chaussures pour voir ce
que cela donne. C’est pour cela que je n’ai pas écrit la biographie de Staline.

Marie-Hélène Brousse — Vous avez pourtant fait un petit tour du côté de l’enfer…

François Kersaudy — Avec Goering, oui !

Nathalie Georges-Lambrichs — Par quel hasard ?

François Kersaudy — Ce n’était pas prévu, mais c’était une façon de revisiter le IIIe
Reich sous un angle inattendu. Je me suis aperçu que c’était un incroyable repère de
truands - « une boîte de scorpions », aurait dit le général de Gaulle…

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Entretien

François Leguil — C’était la version de Brecht.

François Kersaudy — Il avait raison. Cela prouve qu’il l’avait vu de l’intérieur. Mon
premier contact avec Goering date de ma rencontre en 1974 avec l’aide de camp
d’Hitler à Munich,

François Leguil — Vous êtes germaniste ?

François Kersaudy — Je l’étais devenu ; j’ai collectionné les langues, mais unique-
ment celles dont j’avais besoin – à la différence de mon père, qui en a appris 56 – et

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même 57 avec l’espéranto… Bref, je pose à Puttkamer, qui n’avait pas quitté Hitler
entre 1939 et 1945, un certain nombre de questions. D’abord au sujet de l’invasion
de la Norvège, qui m’intéressait au premier chef, puis à propos du livre de l’amiral
Wegener, dont un historien britannique avait écrit qu’il était la « Bible navale »
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d’Hitler. Puttkamer m’a répondu en riant qu’Hitler n’avait pas de bible navale, que
c’était un Autrichien qui avait peur de l’eau – et plus encore de l’eau salée. Sur ordre
de son chef, l’amiral Raeder, Puttkamer avait lu à Hitler ce petit livre, sans parvenir
à l’intéresser. Hitler lisait surtout des romans policiers à trois sous et des histoires de
cow-boys et d’Indiens imaginaires – en plus d’innombrables livres sur l’architecture
et la guerre. Je lui ai ensuite posé la question suivante : « Comment se fait-il que
durant cette campagne de Norvège que les Allemands ont gagnée, la coordination
entre la Marine, la Wehrmacht et la Luftwaffe ait été si mauvaise ? » Il a levé les bras
au ciel et m’a dit : « Ça, Mein Herr, c’est Goering ! » Goering, alors, ne m’intéressait
pas particulièrement, mais j’ai tout de même noté ces propos de Puttkamer : « On
considérait à la Chancellerie que Goering ne prenait pas son antisémitisme au sérieux.
C’était très mal vu ! »

Marie-Hélène Brousse — Il n’y croyait pas.

François Leguil — L’amant de sa mère était juif.

François Kersaudy — L’amant de sa mère – le père de son frère et son parrain – était
juif, il l’admirait et l’a vu jusqu’à son dernier jour. Son frère, qu’il adorait, était donc
à moitié juif. Quand les amis juifs de sa deuxième femme ont été inquiétés, Goering
les a sortis de prison et protégés. Pour lui, l’antisémitisme n’avait aucun sens. Mais
il voulait être dans le ton du national-socialisme, donc il faisait de copieux discours
antisémites – sans en croire un mot !

François Leguil — Plus que cela, il a signé le texte sur la « solution finale ».

François Kersaudy — Il faut faire attention. Hitler compartimentait. Il avait pour


principe de ne dire aux gens que ce qu’ils devaient savoir, au moment où ils devaient

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François Kersaudy Churchill illimited

le savoir. Le génocide, c’était entre lui, Himmler et Heydrich, personne d’autre dans
les cercles dirigeants. Quiconque en savait trop disparaissait ou était limogé ; ses
secrétaires, ses assistants et ses aides de camp ont témoigné que jamais devant eux, il
n’avait mentionné les camps de la mort. En juillet 1941, quand Goering signe ce
papier, on peut se demander pourquoi. Goering était déjà un truand depuis 1933.
Quand bascule-t-il dans la truanderie criminelle ? Voilà un homme patriote, intelli-
gent, physiquement courageux, chevaleresque, qui devient un assassin dès 1934, et
puis le complice du pire des crimes contre l’humanité. Quand il signe ce papier, il
est de passage à Berlin entre deux expéditions de recherche d’œuvres d’art. On lui
apporte ce papier et on lui dit : « Voilà, le Führer veut que vous signiez cela. » Il le

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signe en tant que directeur du plan quadriennal. Pourquoi ? Parce qu’évidemment,
il y a intérêt : les Juifs déportés abandonnent leurs biens. À qui vont revenir ces
biens ? À lui ou au plan quadriennal…
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Marie-Hélène Brousse — C’était la même chose.

François Kersaudy — Oui, le plan quadriennal, c’était lui ; le collectionneur compulsif


aussi. Ce qui l’intéressait, c’était ce que l’on confisquait, à commencer par les œuvres
d’art !

Marie-Hélène Brousse — Vous croyez vraiment qu’il se serait opposé au génocide ?

François Kersaudy — En l’absence d’Hitler, sans aucun doute : tuer tant d’innocents,
ce n’était pas « chevaleresque », ni même utile. En présence d’Hitler, il ne s’est pas
opposé au génocide parce qu’il était lâche. Il avait le service d’écoutes le plus perfec-
tionné du Reich, il savait donc tout sur les camps de concentration. Mais ce qui s’y
passait, il ne voulait pas le savoir.

Pascale Fari — Vous dites : il n’a pas voulu savoir.

François Kersaudy — Il n’a pas voulu savoir par la suite, mais quand il a signé ce
papier, il ne pouvait pas savoir ce qu’impliquait l’euphémisme typiquement nazi de
« solution finale ». Les réquisitions, l’exil, la déportation à l’Est, les travaux forcés ?
Rien n’était encore fixé à l’été de 1941 ; il faut éviter les anachronismes…

Marie-Hélène Brousse — Vous en faites un cas de quoi ? Vous nous avez parlé des
troubles bipolaires de Churchill.

François Kersaudy — Goering a été examiné deux fois par des psychiatres, une fois
par les Suédois en 1926 et une autre en 1946 par les Américains. Sans se concerter,
à vingt ans d’intervalle, ils sont parvenus à la même conclusion : grand courage
physique, grande lâcheté morale.

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Entretien

Marie-Hélène Brousse — Ce n’est pas un diagnostic, cela.

François Kersaudy — Ce n’est pas si mal tout de même. Il avait une immense faille :
quand il a rencontré Hitler, c’est devenu son dieu – il a abandonné tout esprit
critique, toute réflexion indépendante. Le dieu de Churchill, c’était le Parlement et
le roi – il a mieux choisi.

Quand l’événement rencontre la mentalité de l’époque

Marie-Hélène Brousse — Vous avez une théorie, finalement : c’est votre idée du

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« moment de la rencontre déclenchante ». Comment articulez-vous cela à votre
réflexion sur l’Histoire, ces moments cruciaux, ces hasards, ces rencontres historiques ?

François Kersaudy — Ce n’est pas seulement la rencontre de l’homme et de l’événe-


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ment, c’est la rencontre de la mentalité d’une époque et de l’événement. Le rêve de


Churchill s’est réalisé à un moment où il était dos au mur ; il pouvait mourir, le
danger l’attirait, il pouvait aussi faire de grandes phrases et être écouté. Entre les deux
guerres, il discourait au Parlement, mais personne ne l’écoutait. En 1940, alors que
les Anglais se préparaient à être envahis, les paroles de Churchill ont eu un effet
fantastique : dès lors, les gens avaient honte d’avouer leur peur et devenaient coura-
geux… par contagion, en quelque sorte. Churchill, lui, n’avait pas peur de la mort,
il était fasciné par le danger, et l’idée de bien mourir, héroïquement, ne lui déplai-
sait pas.

Serge Cottet — Il est mort dans son lit…

François Kersaudy — Et dans quelles circonstances, c’est très curieux ! Lord Mount-
batten était chargé des obsèques, qu’on attendait de longue date. Il y avait depuis dix
ans un comité pour ces obsèques, dont les membres n’arrêtaient pas de mourir…
Pour Mountbatten, avec sa rigueur germanique, il fallait que tout fût planifié. Mais
il lui manquait la date ! Pour des obsèques nationales, l’exercice était difficile, d’au-
tant que Churchill voulait quinze orchestres militaires, ce qui revenait à mobiliser
pratiquement tous ceux du royaume à l’improviste.

Marie-Hélène Brousse — Alors, comment a-t-il fait ?

François Kersaudy — Il est allé voir le secrétaire de Churchill, Jock Colville, et il lui
a demandé : « C’est pour maintenant ? » Churchill était dans le coma, mais son secré-
taire a répondu : « Ne t’inquiète pas, il m’a toujours dit qu’il ne mourrait que le jour
anniversaire de la mort de son père, et je crois que c’est exactement ce qu’il va faire. »
Mountbatten, interloqué, l’a pris au mot, et le 24 janvier, jour anniversaire de la
mort de son père, soixante-dix ans après, jour pour jour, heure pour heure, à huit

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François Kersaudy Churchill illimited

heures du matin, Churchill est mort. C’est impressionnant, l’image de ce père ! Chur-
chill était déjà inconscient depuis des semaines, mais bon…

Marie-Hélène Brousse — C’est une performance !

Serge Cottet — Une belle planification !

François Kersaudy — Churchill a vécu une vie rêvée. Il n’arrêtait pas de traduire ses
rêves en réalité. Cela influençait beaucoup les gens. Il avait même réussi à persuader
de Gaulle, très sceptique, d’exécuter l’opération de Dakar, qui était mal conçue dès

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le début. D’autres, qui le pratiquaient davantage, comme ses chefs d’état-major,
étaient un peu immunisés et savaient lui résister. Les historiens écrivent que Chur-
chill a décidé ceci ou cela, mais c’est un malentendu : si le Cabinet de guerre n’était
pas d’accord, si ses chefs d’état-major protestaient, si le roi refusait, s’il n’y avait pas
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de majorité au Parlement, rien ne se faisait. Churchill, ce n’était pas Staline – heureu-


sement, du reste…

Marie-Hélène Brousse — Préférez-vous écrire sur des héros lyriques et romantiques,


ou sur des personnages de l’enfer ?

François Kersaudy — Ni l’un ni l’autre. J’aime comprendre comment les choses se


produisent. Comment un héros de la Grande Guerre, brave, chevaleresque et idéa-
liste comme Goering, a-t-il pu basculer dans la plus abominable truanderie ?
Comment a-t-il pu devenir une sorte de satrape grotesque et de politicien dévoyé ?

Marie-Hélène Brousse — Pour Churchill, quelle question vous êtes-vous posée ?

François Kersaudy — Avec lui, il n’y a pas un moment où les choses ont basculé. Du
début jusqu’à la fin de sa vie, il est resté le même, en public et en privé. J’ai voulu
comprendre comment on peut être Churchill, ave ses qualités comme avec ses
défauts, les unes aussi démesurées que les autres.

Marie-Hélène Brousse — Très travailleur…

François Leguil — Homme de culture…

François Kersaudy — Self made man, c’est un autodidacte, il n’a jamais fréquenté
l’université, et il n’a pas aimé ce qu’on lui enseignait au collège.

Serge Cottet — Comment a-t-il appris le français ? Il ne le parlait pas très bien, mais
il était francophile.

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Entretien

François Kersaudy — On l’a envoyé plusieurs fois en France et en Suisse, et il s’est mis
à parler son français churchillien, avec les résultats que vous connaissez. Il n’avait pas
peur de se lancer à l’assaut du français, mais il le comprenait mal – contrairement à
de Gaulle, qui comprenait bien l’anglais, mais ne voulait pas le parler, parce qu’il
craignait de commettre des impairs.

Marie-Hélène Brousse — Pour Churchill, la barrière du ridicule n’était pas un


problème.

François Kersaudy — Tout au contraire. « Est-ce que je vous fais de la peine quand

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j’assassine vos gendres ? »5, dit-il au préfet des Alpes-Maritimes…

François Leguil — Vous l’avez cité : « L’Histoire, en promenant sa lampe vacillante


sur les chemins du passé, ne jette qu’une faible lueur sur les passions des jours
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révolus. »6 Êtes-vous biographe pour ne pas être historien ?

François Kersaudy — C’est une bonne question. Je n’ai pas écrit que des biographies !
Ce sont les petites causes qui me passionnent dans la grande Histoire et dans la petite.
J’ai écrit un livre qui s’intitulait Les jeux de la guerre et du hasard 7 : l’action se dérou-
lait en Norvège ; pendant la Grande Guerre, il ne s’était rien passé en Scandinavie…
d’un seul coup, en 1940, tout le monde se retrouve en Norvège et y combat. Pour-
quoi ? C’est ce à quoi je ne trouvais d’explications dans aucun livre. Je me deman-
dais par quel enchaînement extraordinaire on en était arrivé à se battre férocement
pour un lieu stratégiquement improbable. J’ai fini par penser, comme les Hindous,
que le hasard est la règle qui voyage incognito. C’est un enchaînement de petits fils
insignifiants en eux-mêmes. En même temps, il y avait le minerai de fer ; Churchill
débarque à l’Amirauté en septembre 1939 avec l’idée que les Allemands dépendent
du minerai de fer de Laponie. Donc, si on prend le port de Narvik, on interrompt
le transport de minerai de fer vers l’Allemagne en décembre ou en janvier 1940, et
il n’y aura plus besoin de mener une guerre au printemps. Mais son plan n’a été
exécuté qu’en avril, et à ce moment-là, le fer pouvait passer par l’autre côté, par la
Baltique. L’expédition était devenue inutile, mais comme on l’avait planifiée, on l’a
lancée ! À cause de cette malheureuse campagne, Chamberlain est tombé et Chur-
chill est arrivé au pouvoir : une catastrophe qui crée un miracle. Churchill n’avait
vécu que pour cela : pendant la Première Guerre mondiale, son rêve était de devenir
Premier Ministre ; comme le destin l’a favorisé outrageusement, il l’a été pendant la
Seconde…

5 En anglais, gender signifie le genre sexué.


6. Cf. Kersaudy F., L’affaire Cicéron, Paris, Librairie Académique Perrin, 2005.
7. Cf. Kersaudy F., Les jeux de la guerre et du hasard, Paris, Hachette, 1977.

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François Kersaudy Churchill illimited

Marie-Hélène Brousse — Voilà, il l’a été.

François Kersaudy — Avec les conséquences que vous avez pu voir. J’ai souligné le côté
lyrique de ses Mémoires de Guerre : les choses ne se sont pas passées exactement
comme il l’écrit, mais c’est une épopée moderne unique en son genre – avec la fasci-
nation qu’exerce la belle phrase sur l’auteur comme sur le lecteur…

Marie-Hélène Brousse — Sur vous aussi, j’imagine, non ?

François Kersaudy — Oui, mais j’aime surtout que l’on ait dit de Churchill : « Il a

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mobilisé la langue anglaise et l’a envoyée au combat » – la langue… et le peuple !
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La révolution de la Traumdeutung
Niels Adjiman
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Q ue l’interprétation concerne la psychanalyse, mais aussi bien qu’elle soit


concernée par la psychanalyse, cela tient à l’existence d’une œuvre fondamentale de
Freud : la Traumdeutung, L’interprétation des rêves. Fondamentale, elle l’est à double
titre : d’abord dans l’œuvre de Freud, à laquelle elle imprime une marque décisive ;
l’interprétation, établie initialement pour le rêve, sera étendue au symptôme, au
lapsus, à l’acte manqué et à tout ce que Freud jugera susceptible d’une Deutung ;
dans l’histoire de la psychanalyse ensuite, à laquelle elle fixe une orientation déter-
minante. En effet, si l’origine de la psychanalyse est difficile à déterminer, dans la
mesure où l’origine a elle-même une origine, en revanche le fondement en est sans
conteste la Traumdeutung. Freud va même jusqu’à envisager de condenser logique-
ment la psychanalyse dans la présentation de cette œuvre.
Freud n’est pas le premier, comme il le reconnaît lui-même, à s’être penché sur le
« problème de la Deutung » des rêves ; il n’est pas non plus le premier à avoir intro-
duit le signifiant de Deutung qui était déjà en usage avant lui. Mais il est celui qui,
doublement, a donné une solution révolutionnaire à ce problème, en faisant de la
Deutung le moyen d’accès à l’inconscient ; de plus, il a conféré au signifiant Deutung
un poids particulier dans la langue allemande. Où et comment situer cette révolu-
tion ? En quoi consiste cette solution grâce à laquelle Freud parvient à mettre en
évidence la présence d’un désir inconscient dans le rêve ? L’enjeu de ces questions est
de cerner à la fois la spécificité de la Deutung freudienne et le fondement sur lequel
elle repose.

Niels Adjiman est doctorant au département de psychanalyse de l’université Paris VIII.

la Cause freudienne no 78 227


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Sur le rêve et ses limites

La Deutung freudienne

Il n’est pas particulièrement original de remarquer que les rêves contiennent des
représentations dépourvues de cohérence et dont l’unité est par conséquent obscure,
souvent incompréhensible ; le rêve présente même dans certains cas, comme le note
Freud, un cachet « d’absurdité fantastique »1 : ainsi du canot qui se trouve sur le toit
d’une maison, ainsi d’une personne sans tête qui continue de courir. Pourtant, cette
qualification du rêve comme absurde comporte un jugement dont le bien-fondé ne
va pas de soi ; car parler d’absurdité, c’est implicitement se référer à une norme d’in-
telligibilité au regard de laquelle les représentations oniriques se trouvent mesurées.

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Or, que celles-ci ne soient pas conformes à cette norme signifie-t-il qu’elles soient
dépourvues de sens ? En l’occurrence, c’est confondre illogisme et non-sens, irratio-
nalité logique et insignifiance. L’entreprise freudienne au sujet du rêve consiste
d’abord à écarter, à « renoncer »2 à cette norme implicite : celle-ci résulte d’une
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conscience critique et, au-delà, d’une censure inconsciente qui font obstacle à la
reconnaissance de ce qu’est réellement le rêve. Elle consiste ensuite à affirmer un
double principe : d’une part, que le rêve a bel et bien un sens ; c’est-à-dire, qu’à
travers des représentations apparemment incohérentes, inarticulées, le rêve exprime
une intention déterminée de signifier – cette intention n’est pas immédiatement
perceptible, mais elle est réelle ; d’autre part, que ce sens peut être « indiqué »3, mis
en évidence par une opération appelée précisément Deutung.
Cependant, caractériser la Deutung freudienne par ces deux principes et prétendre
que cela suffit à la définir serait doublement réducteur. En premier lieu, ni l’opéra-
tion propre à faire apparaître un sens du rêve, ni la présupposition que celui-ci
possède un tel sens ne constituent les éléments d’une conception spécifiquement
freudienne de la Deutung. En effet, comme Freud le souligne lui-même au début du
chapitre II de L’interprétation des rêves, ce sont des idées que l’humanité a presque de
tout temps partagées, et qui se traduisent dès l’Antiquité par la constitution d’une
mantique pour laquelle le rêve est bien l’expression déguisée d’une intention. Ainsi
du songe de Pharaon dans la Bible dont Freud fait remarquer que Joseph lui donne,
au moyen d’une Deutung, un équivalent sémantique : les sept vaches grasses symbo-
lisent les sept années d’abondance, les sept vaches maigres, celles de la famine. Il ne
faut donc pas croire que l’affirmation du caractère signifiant du rêve comme de la
possibilité de l’interpréter serait la marque distinctive de la position freudienne. Ce
serait non seulement faux, mais contraire au propos même de Freud.
En second lieu, la défense par Freud de l’hypothèse d’un sens du rêve n’est jamais
qu’une première étape de l’exposé de sa découverte : elle est l’acte théorique inaugural,
non le tout de cette découverte. C’est qu’elle vise exclusivement à marquer une diffé-
rence de point de vue entre ceux – biologistes, physiologistes, psychiatres – pour qui

1. Freud S., L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1967, p. 279.


2. Ibid., p. 242.
3. Ibid., p. 90.

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Niels Adjiman La révolution de la Traumdeutung

le rêve est insignifiant, et ceux – dont Freud fait partie – pour qui, au contraire, il faut
lui reconnaître une valeur signifiante. Pour les scientifiques, qui s’appuient sur des
recherches inspirées par le modèle d’une rationalité expérimentale, le rêve n’est envi-
sagé, en effet, que comme un objet ou un phénomène naturel, obéissant à une causa-
lité strictement somatique. Pour Freud qui s’inscrit ici dans une longue tradition, le
rêve véhicule un message qu’il s’agit de faire advenir malgré l’obscurité apparente
qu’il manifeste.
Or, au fur et à mesure que Freud progresse dans l’explication de sa découverte, il
apparaît que ce qui était un thème de rupture, propre à marquer une différence de
perspective, a lui-même besoin d’être repensé ; car si le rêve possède un sens, la déter-

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mination de ce sens peut donner lieu à de nombreux errements, voire à des extrava-
gances. C’est précisément le cas de la mantique antique, à laquelle Freud donne le
nom de Deutung et avec laquelle il se solidarise dans un premier temps, mais dont il
reconnaît dans un deuxième temps qu’elle est impraticable : elle propose bien des
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équivalents sémantiques, mais ceux-ci sont dénoncés, sinon comme purement fantai-
sistes, en tout cas comme dépourvus de rationalité. Il y a donc une « alliance » initiale
avec la Deutung traditionnelle, mais cette alliance se trouve ensuite rompue au profit
d’une démarche autonome, Freud frayant ici son propre chemin. C’est pourquoi la
question essentielle que pose la Deutung freudienne n’est pas celle du sens du rêve,
mais celle de la manière dont ce sens parvient à être établi, constitué et finalement
déterminé.

« Le rêve parle »
Dans le Séminaire Les psychoses, Lacan s’efforce de condenser « la création de
Freud » telle qu’on peut la tirer de la Traumdeutung, de marquer son originalité. Elle
consiste dans le statut que Freud reconnaît au rêve, véritable clef de sa valeur signi-
fiante : « le rêve parle »4, et c’est en tant qu’il parle qu’il possède un sens. Un tel prin-
cipe comporte au moins trois conséquences : la première est que le rêve, comme
toute parole, est une construction psychique ordonnée, qu’il y a en lui une articula-
tion ; la deuxième est que, si le rêve a un sens, ce sens n’est pas vague, imprécis, mais
rigoureusement et clairement déterminé par la parole même que formule le rêve ; la
troisième est que la finalité de la Deutung est de faire apparaître cette parole.
L’analyse du rêve de l’injection faite à Irma confirme ces trois aspects. On sait
que le sens de ce rêve est d’être une construction par laquelle Freud cherche à la fois
à se dédouaner de toute responsabilité quant à la persistance de l’affection d’Irma, et
à se venger de la partialité supposée de son ami Otto. C’est dans cette perspective que
Freud interprète la présence de la figure de l’ami Léopold, dont il considère qu’elle
vient à la place d’une parole : « C’est comme si je lui disais, écrit Freud : “Je l’aime
mieux que toi” »5. Arrêtons-nous un instant sur cette formule. D’une part, elle

4. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1973, p. 18-19.
5. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 110.

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Sur le rêve et ses limites

témoigne qu’il y a bien pour Freud une parole au cœur du rêve ; et cette présence de
la parole est ici d’autant plus accentuée que Freud prend le soin de la faire apparaître
au style direct et non pas indirect. C’est donc une parole qui a la valeur d’un dit –
et non pas d’un simple énoncé détaché de son énonciation. Peut-être d’ailleurs est-
ce ainsi que l’on peut traduire le terme de Dichterspruch 6 (littéralement : mot de
créateur) par lequel Freud, au chapitre VI de la Traumdeutung, désigne la résolution
du rêve en une parole : celle-ci est un dit, c’est-à-dire un proverbe7, comme l’indique
Lacan, ayant le statut d’un mot d’auteur. Mais d’autre part, la formule indique aussi
que le rêve n’est pas tout à fait une parole ; s’il peut être réduit à une parole, confondu
(« comme si ») avec elle, il en est en même temps distinct par l’apparence qu’il

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présente : celle de la figure de Léopold à côté de la figure d’Otto. Ainsi se trouve
posé le double problème de la relation entre les images et la parole à laquelle celles-
ci se réduisent, et de la raison de cette réduction des images à la parole.
Si cette réduction est possible, c’est en vertu d’une opération fondamentale de
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lecture (lesen 8) effectuée sur le rêve. Car, avant de savoir quel sens on peut reconnaître
à chaque rêve en particulier, il s’agit de déterminer la règle à partir de laquelle le rêve
doit être appréhendé. Il ne faut donc pas prendre la Traumdeutung comme un
ouvrage fixant une liste d’équivalences et d’interprétations, mais comme l’œuvre dans
laquelle se trouve exposée la règle première de toute Deutung possible du rêve. Or,
sur ce point, Freud souligne l’existence d’une fausse évidence selon laquelle le rêve
serait fait d’images, c’est-à-dire constitué de représentations de choses. Cette façon
d’envisager le rêve est en réalité déjà une lecture, mais ignorante d’elle-même ; au
point que, même lorsque l’on renonce à interpréter le rêve, c’est bien sur la base
d’une identification du rêve à un ensemble d’images que cet abandon s’effectue.
Contre cette façon de voir, Freud affirme que « le rêve est un rébus »9, c’est-à-dire une
manière d’écrire et non d’imager les choses. C’est ici que se situe le premier moment
de la révolution opérée par la Traumdeutung : ce qu’on appelle image doit être lu
comme la figuration d’« une syllabe ou d’un mot »10 et doit de ce fait être considéré,
selon les termes de Lacan, comme ayant la « valeur de signifiant »11. C’est donc une
« structure littérante (autrement dit phonématique) » qui gouverne l’ensemble des
représentations du rêve. Aussi, pour atteindre le sens du rêve, il faut et il suffit de
remplacer chacune de ces représentations par un aspect du signifiant : de la lettre à
la phrase complète. C’est ce qu’illustre l’image de Léopold donnant son avis : comme
dans le rêve, c’est à celui-ci que Freud fait appel, et non à son autre ami Otto – on
peut supposer que l’avis de Léopold lui apparaît plus important, au point de lui être
préféré, de « l’aimer mieux »12. Il faut finalement appréhender littéralement le rêve,

6. Freud S., Die Traumdeutung, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2003, p. 285.
7. Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 510.
8. Freud S., Die Traumdeutung, op. cit., p. 284.
9. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 242.
10. Ibid., p. 242.
11. Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », op. cit., p. 510.
12. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 110.

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Niels Adjiman La révolution de la Traumdeutung

les images étant simplement les moyens par lesquels se trouve manifesté le signifiant.
Du coup, ce sont les représentations du rêve qui changent de statut : elles ne sont
pas en réalité les copies de choses dont elles donneraient le dessin (Zeichnen)13, mais
des signes (Zeichen)14 qui figurent la parole elle-même. À vrai dire, la série complète
qui permet de rendre compte du nouveau titre que Freud confère à ces représenta-
tions inclut trois termes : l’image, le symbole et le signe. Même si cette série n’est pas
formellement thématisée dans le texte freudien, elle peut en être déduite.
L’image, telle qu’elle est cernée au chapitre VIII de la Traumdeutung, est une repré-
sentation qui signifie ce qu’elle représente : l’image de la pierre signifie le minéral, et
l’image du chien l’animal domestique. Dans tous les cas, l’image est conçue comme

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une représentation ayant une signification naturelle. Or, c’est d’abord contre ce type
de représentations que se définit ce que Freud nomme les signes du rêve : ce sont des
éléments qui signifient bien autre chose que ce qu’ils représentent ; comme dans un
rébus, le canot ne signifie pas le petit bateau et la représentation de gens juchés sur
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une mine de charbon ne signifie pas des mineurs. Mais les signes oniriques ne sont
pas seulement distincts des images, ils sont encore autre chose que des symboles.
Freud évoque sous ce nom des représentations qui possèdent une double caractéris-
tique : d’un côté ils ne signifient pas ce qu’ils représentent, puisque leur signification
est indirecte ; ainsi du roi et de la reine, qui ne signifient que de manière substi-
tutive le père et la mère. D’un autre côté, ils sont supposés avoir malgré tout une
signification fixe, codifiée. Par le premier aspect, ils se rapprochent du signe, mais par
le second, ils s’en éloignent. Car le signe n’est véritablement attaché à aucune signi-
fication particulière, qu’elle soit naturelle ou conventionnelle : il présentifie le signi-
fiant qui, en tant que tel, « ne signifie absolument rien »15. Ainsi de la représentation
du lynx évoquée par une patiente de Freud dans un ses rêves16 : elle figure le signi-
fiant « lynx » qui peut être pris en réalité aussi bien dans la série « œil de lynx » que
dans le déplacement signifiant du « sphinx ». De ce fait, cette représentation peut
signifier selon les cas un sujet doté d’un œil particulièrement perçant ou l’animal de
pierre du delta du Nil.

Le rêve est une traduction

Si les signes du rêve sont ainsi équivoques, on comprend alors qu’une Deutung soit
nécessaire. Par Deutung, il faut entendre d’une manière générale l’opération consis-
tant à faire apparaître un sens, étant donné que ce sens est ambigu, voire caché :
« Deuten veut dire le sens »17 écrit Lacan, mais c’est un sens à trouver parce qu’il ne
se présente pas de manière immédiate ou manifeste. Or, la détermination de ce sens

13. Freud S., Die Traumdeutung, op. cit., p. 285.


14. Ibid., p. 284.
15. Lacan J., « Ouverture de la Section clinique », Ornicar ?, no 9, 1977, p. 7-14.
16. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 226.
17. Lacan J., « Ouverture de la Section clinique », op. cit.

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Sur le rêve et ses limites

prend dans la Traumdeutung une forme tout à fait spécifique que Lacan souligne en
affirmant que « le propre de l’inconscient freudien est d’être traduisible »18. Le sens
inconscient du rêve peut être mis en évidence, mais c’est dans la mesure précise où
ce sens est dégagé par une opération de traduction réalisée sur les représentations du
rêve. C’est là le deuxième moment de la révolution effectuée par Freud.
Le signifiant de traduction (Übertragung, Übersetzung) est employé par Freud au
début du chapitre VI ; il contient une double idée ; d’une part, il indique métapho-
riquement la véritable transformation effectuée par la Deutung ; car celle-ci convertit
des représentations de la langue du rêve, qui est comme une langue étrangère, en
une parole intelligible formulée dans la langue ordinaire. On passe de ce fait de l’obs-

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curité à la clarté. Mais le signifiant de traduction marque, d’autre part, que cette
transformation s’effectue de manière réglée ; loin d’être dépendante d’un don supé-
rieur, elle est un exercice qui obéit à des raisons. Car traduire, c’est proposer un équi-
valent sémantique en supposant à la fois qu’il y a un ordre des signes à traduire, et
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qu’il y a une raison qui fonde l’équivalence des signes. Ce deuxième aspect de l’iden-
tification de la Deutung freudienne à une traduction corrige ainsi la part d’arbitraire,
de forçage, que le premier pouvait contenir. La Deutung transforme, c’est-à-dire inter-
prète au sens fort, les représentations du rêve, mais cette transformation se réalise
selon une loi.
À vrai dire, la loi de l’équivalence sémantique est simple : il n’est pas besoin de la
rechercher dans un symbolisme complexe à la manière de Jung, puisqu’elle se déduit
du principe même qui définit le rêve. Si le rêve est un rébus, c’est-à-dire une écriture
par laquelle le signifiant est figuré, c’est dans la langue elle-même, qui est la confi-
guration générale à l’intérieur de laquelle le signifiant s’inscrit, qu’il faut chercher la
raison déterminante de l’équivalence. Certes, précisément parce qu’il est un rébus, le
rêve n’est pas un décalque de la parole ordinaire : il a sa stratégie d’écriture, utilisant
la condensation, le déplacement, la mise en scène (Darstellung) ; mais cette stratégie
repose sur les tours et les détours de la langue. C’est pourquoi Freud peut affirmer
que les clefs pour traduire le rêve sont « universellement connues et livrées par les
locutions usuelles »19 : la loi de la Deutung, c’est l’usage de la langue et non pas un
système artificiel propre au rêve.
Par là, Freud rompt avec toute une tradition qui voudrait voir dans le rêve un
écrit crypté, et faire de la Deutung une opération de décryptage. Le rêve n’est pas à
décoder, mais à traduire. De ce fait, il n’y a pas de dictionnaire des rêves (Traumbuch)
auquel le Traumdeuter devrait s’initier et qu’il devrait consulter pour parvenir à ses
fins : le savoir de la langue commune doit lui suffire, celle-ci étant cependant faite
d’une multiplicité d’éléments qui vont de la littérature la plus élaborée à l’argot le plus
vulgaire, pour peu que l’une et l’autre soient en usage.
Cependant, aussi indispensable soit-il pour traduire le rêve, ce savoir de la langue
est encore en tant que tel insuffisant. Car il reste à décider, dans l’usage que le rêve

18. Lacan J., « Discours aux catholiques », Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 22.
19. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 294.

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Niels Adjiman La révolution de la Traumdeutung

fait des signifiants, quelle valeur ceux-ci y prennent. Or cette valeur n’est pas, pour
Freud, objectivement déterminable, elle est essentiellement variable selon les sujets
et, plus précisément, selon la trame fondamentale des signifiants qui fonde leur
histoire. En effet, dans la mesure où un rêve est une production ordinaire qui s’in-
sère « dans la chaîne de nos actions psychiques »20, les signifiants qui surgissent en lui
ne peuvent être saisis que s’ils sont rapportés au système symbolique spécifique, parti-
culier, qui organise la vie du sujet. Ainsi peut-on appliquer au rêve, en l’entendant
au sens fort, la formule de Lacan évoquant « la parole du sujet »21 : le rêve témoigne,
non d’un code abstrait, mais de la valeur singulière qu’ont pris pour un sujet les
signifiants de la langue commune.

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De cette situation il résulte que toute traduction est suspendue à un travail d’ana-
lyse du rêve, auquel l’interprète est dans l’impossibilité de procéder et que seul le
rêveur, dans le cadre de l’expérience psychanalytique, est en mesure d’effectuer. C’est
ici que se révèle le troisième aspect de la révolution opérée par la Traumdeutung :
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aspect « essentiel »22, comme Freud le souligne dans une note capitale dès le début
du chapitre II. Un renversement s’opère : l’opération déterminante de la Deutung
repose, non sur la science du Traumdeuter, mais sur l’élaboration produite par le
Träumer lui-même. Cette élaboration consiste à faire part, autant que possible, de
tout ce qu’un élément du rêve « suggère »23 ; ceci conduit à déplier le rêve et à faire
apparaître quelle substitution ou quelle connexion signifiante particulière a pu
présider à la forme finale du rêve. Le rêveur est le véritable agent de la traduction :
« analysant » selon le terme de Lacan, de son propre rêve, et non patient attendant
la révélation qu’apporterait l’interprète supposé savoir.

L’interprétation

Mais, si c’est le cas, quelle est alors la fonction du Traumdeuter ? Est-elle simple-
ment négative, le Traumdeuter s’abstenant de substituer ses propres associations à la
libre association effectuée par le Träumer ? À vrai dire, ce que Lacan nomme « le
non-agir »24 du psychanalyste ne doit pas être considéré comme purement négatif ;
car l’abstention est précisément la condition indispensable pour que le sens traduit
soit un sens réellement déduit et non pas arbitrairement construit : elle permet d’as-
surer au sujet la pleine articulation de sa parole et par là d’accéder au signifiant
refoulé. C’est bien ainsi que Freud semble avoir exercé sa fonction, si l’on en croit ce
qu’il nous rapporte de sa propre pratique : lorsqu’une « spirituelle hystérique » vient
apporter à Freud un rêve dans lequel, malgré son désir de donner un dîner, elle
se trouve sans autres provisions qu’un peu de saumon fumé, Freud souligne la

20. Ibid., p. 90.


21. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, op. cit., p. 310.
22. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 92, note 1.
23. Ibid.
24. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, op. cit., p. 314.

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Sur le rêve et ses limites

nécessité de procéder à une analyse qui seule « peut décider du sens de ce rêve ». Or,
dans un premier temps, l’analyse ne semble pas permettre de mettre en évidence le
désir d’un tel « désir insatisfait »25. Ce n’est que dans un deuxième temps, à la suite
d’un approfondissement du travail d’association, que l’éclaircissement peut s’ac-
complir : l’absence de provisions trouve sa raison dans un refus de voir une de ses
amies « engraisser » et éventuellement plaire à son mari, celui-ci ayant précisément
utilisé le signifiant « engraisser » à la fois pour qualifier son goût de la bonne chère
et pour s’imposer un régime.
Mais cette règle de l’abstention n’est elle-même maintenue que le temps que l’in-
terprète juge bon de la conserver : il s’en affranchit s’il juge nécessaire de ponctuer

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l’élaboration du sujet. Or, lorsque cette ponctuation se réalise par le moyen d’une
parole interprétative, celle-ci ne saurait prendre la forme d’une parole savante ; car
cela risquerait de produire un effet d’aliénation dans le rapport du sujet aux signi-
fiants qui le déterminent, et de ce fait d’empêcher le travail d’analyse de se pour-
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suivre. C’est pourquoi, plutôt qu’une parole savante, Freud nous fait part des paroles
signifiantes qu’il propose aux différents rêveurs qui viennent le voir : elles sont signi-
fiantes dans la mesure où elles incluent, à titre d’écho, le signifiant que le sujet lui-
même a pu extraire de son travail d’analyse. C’est bien là l’ultime aspect de la
révolution accomplie par la Traumdeutung.
La Deutung, telle que Freud la conçoit, est opération de langage appelée par méta-
phore traduction. Métaphore hautement significative, parce qu’elle implique une
rupture avec l’idée imaginaire d’un dé-chiffrage du rêve, d’un secret à décoder. S’il y
a traduction, c’est que dans le rêve on ne trouve pas, selon Freud, les éléments d’un
chiffre ou d’un code artificiels : ce que présente le rêve, c’est l’écriture du signifiant,
sa mise en scène. Aussi n’y a-t-il rien d’obscur en lui, ce qui n’empêche pas l’opacité,
l’équivocité, la surdétermination. De cette découverte de Freud, il résulte une notion
spécifique de l’inconscient : le sens inconscient, dont Freud montre qu’il est essen-
tiellement celui d’un désir, est l’effet du signifiant ; et s’il est inconscient, c’est unique-
ment parce que dans l’ordre du signifiant s’opèrent condensation et déplacement,
substitution et connexion, qui rendent ce sens méconnaissable. Pour le mettre en
évidence, il n’y a donc pas à le chercher dans les profondeurs du sentiment, mais
dans le « dit »26 du sujet et les dit-sociations qu’il parviendra à produire au cours d’une
analyse.

25. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 134-135.


26. Lacan J., « Ouverture de la Section clinique », op. cit.

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Un cauchemar de Borges
Carolina Koretzky
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« Dans les rêves (Coleridge l’écrit), les images représentent les impres-
sions que nous imaginons qu’elles provoquent. Nous n’éprouvons pas
d’horreur parce qu’un sphinx nous oppresse, mais nous voyons en rêve
un sphinx pour expliquer l’horreur que nous éprouvons. S’il en est
ainsi, comment la simple chronique des images pourrait-elle commu-
niquer la stupeur, l’exaltation, les alarmes, la menace et l’allégresse
qui tissèrent le songe de cette nuit ? »
Jorge Luis Borges1

L’expérience répétitive du cauchemar a probablement conduit Borges à soutenir


l’idée, comme Lacan, qu’on ne se réveille que pour continuer à rêver dans la réalité.
C’est vraisemblablement l’un des fils qui unit l’œuvre de Borges à l’enseignement de
Lacan. L’univers de Borges trouve une source dans cette maxime lacanienne lui inspi-
rant quelques-uns de ses poèmes, par exemple celui qu’il intitule justement Le Réveil 2.

Les premières clartés se dessinent. J’émerge


Gauchement de mon rêve au rêve partagé ;
Tout va cherchant sa place et son côté exigé.
Je m’attends au présent, mais voici qu’y converge
La vaste irruption d’un accablant passé :
Les voyages dictés et cycliques de l’homme
Et de l’oiseau, le feu de Carthage et de Rome,

Carolina Koretzky est psychanalyste, membre de l’ECF.


1. Borges J. L., « Ragnarok », extrait de L’Autre, le Même, Œuvres Complètes, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La
Pléiade, 1999, p. 25.
2. Ibid., p. 92-93.

la Cause freudienne no 78 235


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Sur le rêve et ses limites

Et Babel illisible et le Fils transpercé.


Elle revient aussi, ma journalière histoire :
Mon visage, ma voix, mon alarme, mon sort.
Si, quand mon jour viendra, l’autre réveil, la mort,
Un temps où tout, jusqu’à mon nom, fût aboli !
Ah, si ce matin-là pouvait être l’oubli !

Deux réveils alors, celui de la nuit qui nous fait retomber dans le « rêve partagé »,
c’est-à-dire, la réalité, et l’autre réveil : celui dont on ne saura jamais rien puisqu’il
n’y a personne qui puisse en témoigner, la mort. Borges, de son côté, rêve que cet

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autre réveil ne sera pas uniquement sa propre mort, mais l’oubli de ce nom, le Borges
universellement connu qu’il est devenu. Convaincu de l’impossibilité de se réveiller,
il en témoigne encore :
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Je serai tous ou personne. Je serai l’autre


Que sans le savoir je suis, celui qui a regardé
Cet autre rêve, ma veille. Il la juge,
Résigné et souriant3.

Voir que la veille est un autre sommeil


Qui se croit veille et savoir que la mort
Que notre chair redoute est cette mort
De chaque nuit qui se nomme sommeil4.

Il est un fait avéré : Borges a su faire une œuvre de ses cauchemars. C’est lui-
même qui l’a affirmé et l’œuvre l’atteste. Dans plusieurs conférences, il a parlé des
cauchemars qui l’ont poursuivi jusqu’à sa mort. Qu’il ait méconnu le mécanisme
onirique en jeu ne l’a pas empêché d’y trouver une source littéraire. Tourmenté par
ses cauchemars nocturnes, il n’a choisi ni de s’en débarrasser ni de les rejeter par une
plongée immédiate dans la veille. Inspiré par l’expérience de Coleridge5, le poème est
le produit d’une transformation : bien que les cauchemars le surprennent, l’annulent,
l’angoissent, le passage à l’œuvre l’obsède. Borges ne reste pas confronté à la stupeur
de l’image apparue. Il ne choisit pas pour autant la voie de l’explication rationnelle.
Il passe de la reconnaissance de l’horreur au matériel d’œuvre. Trois images
terrifiantes se répètent dans ces rêves angoissants : les labyrinthes, les miroirs, les
tigres. Veut-il que l’œuvre l’endorme de nouveau ? En tout cas, il ne transcrit pas les

3. Borges J. L., « Le rêve », La Rose profonde, Œuvres Complètes, t. I, op. cit., p. 562.
4. Borges J. L., « Art poétique », L’Auteur, Œuvres Complètes, t. II, op. cit., p. 54.
5. Coleridge S. C. (1772-1834), poète et critique britannique, est connu pour son célèbre poème Kubla Khan (ou A
Vision in a Dream : A Fragment) qui tire son nom de l’empereur mongol et chinois Kubilai Khan, de la dynastie des
Yuan. Coleridge affirmait avoir écrit le poème à l’automne de 1797, dans une ferme près d’Exmoor, en Angleterre
et qu’il lui avait été inspiré par un rêve généré par l’opium. Borges consacre à l’œuvre de Coleridge deux textes
critiques : « La fleur de Coleridge » et « Le rêve de Coleridge », Autres inquisitions, Œuvres Complètes, t. I, op. cit.,
p. 679-685.

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Carolina Koretzky Un cauchemar de Borges

images cauchemardesques, il les pétrit à son goût et à son style. Nous allons voir que
vouloir continuer son rêve sans angoisse ne constitue pas pour autant un déni de
cette horreur.
Le 19 septembre 1980, Borges est invité à donner une conférence à l’École freu-
dienne de Buenos Aires. La première partie a pour thème « Les rêves et la poésie »6.
À cette occasion, Borges parle de manière ouverte de deux types de cauchemars répé-
titifs durant sa vie : les labyrinthes et les miroirs, deux sujets qui occupent donc une
grande partie de son œuvre. Le cauchemar du labyrinthe, le plus fréquent, dit-il, se
répète à chaque fois de la même manière : il rêve qu’il se trouve dans une chambre
quelconque, sans porte, sans sortie, enfermé. Une sortie possible apparaît : il voit

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une petite fenêtre. Il arrive à escalader et à sortir, mais pour se retrouver exactement
dans la même pièce qu’auparavant. Cela peut se répéter trois ou quatre fois jusqu’au
moment où le rêveur, Borges, se dit à lui-même sans se réveiller : « voilà ! C’est le
cauchemar du labyrinthe ! » C’est ensuite qu’il nous fait part du recours trouvé : il
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sait dans le rêve qu’il devrait arriver à toucher le mur à gauche. Il étire son bras jusqu’à
toucher le mur et là il se réveille, sauf qu’il ne se réveille pas du tout, il rêve son
réveil : il rêve se réveiller dans un endroit inconnu qui se répète sans fin.
Le deuxième cauchemar est celui des miroirs : il voit son reflet dans un miroir,
mais reflété d’une façon atroce. Ce qui devient terrifiant, ce sont les occasions où, en
se regardant dans le miroir, il se voit masqué. La pensée qu’il énonce dans le rêve
devient terriblement angoissante, il se dit : « si je porte un masque c’est parce que je
suis horrible, monstrueux, et si je retire le masque qui sait quelle tête je verrais ».
C’est à cet instant qu’il se réveille brusquement.
Le cauchemar qui inspire le poème que nous avons choisi est qualifié par Borges
de plus affreux qu’il n’ait jamais fait. Néanmoins, il n’est question ni de miroirs, ni
de labyrinthes ! C’est un cauchemar où l’élément répétitif et circulaire propre aux
cauchemars du labyrinthe, ainsi que le dévoilement propre au rêve du miroir sont
absents. Borges affirmait l’existence d’une « saveur du cauchemar »7 qui était pour lui
impossible à transmettre, « raconté mon rêve n’est rien, rêvé il avait été terri-
fiant »8. De même, à propos de ce rêve il remarquait, avec étrangeté, que l’effroi
survenu était totalement exagéré par rapport à l’image apparue.

Je rêve d’un roi ancien. Sa couronne


Est de fer et son regard éteint.
Visage du passé. Sa dure épée,
Loyale comme un chien, lui obéira.
Est-il de Norvège ou de Northumbrie ?
Du Nord, c’est sûr. Sa barbe rousse et drue
Lui barre la poitrine et son regard

6. Borges en la Escuela Freudiana de Buenos Aires, Buenos Aires, Agalma, 1993.


7. Borges J. L., « Le Cauchemar », in Conférences, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1985, p. 53.
8. Ibid., p. 48.

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Sur le rêve et ses limites

Aveugle refuse de m’observer.


De quel miroir éteint, de quel vaisseau
Des mers qui furent son aventure
A pu surgir cet homme grave et gris
Qui m’impose son passé d’amertume ?
Il me rêve, dressé, et il me juge.
Le jour dans la nuit entre. Il ne part point 9.

Borges disait ceci à propos de ce cauchemar : « J’ai rêvé une fois qu’au pied de mon
lit il y avait un roi très ancien qui soutenait une épée et il y avait un chien à ses côtés.

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Je savais que ce roi était du Nord, le roi médiéval, et dans le poème je le dis – je ne
sais pas si de Northumbrie ou de Norvège –, j’ai senti, et lui, il ne me regardait pas,
il regardait vers le haut mais moi je sentais sa présence comme écrasante, comme
atroce ; et je me suis réveillé et pendant un moment je sentis que le roi était là. »10 Si
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Borges assure qu’en tant que rêve raconté, rien ne mérite de le qualifier d’affreux,
qu’est-ce qui rend tellement effroyable ce cauchemar ?
Au premier abord, le poème se prête à une division en deux parties. Nous avons
d’une part l’énigme et la limite du savoir, de l’autre, le regard. Le personnage principal
du rêve, le roi, se présente sous un binaire : savoir / ignorance. Le rêveur sait qu’il
vient du Nord, qu’il porte une épée et qu’à ses côtés, il y a un chien. En revanche, il
ignore tout de ses intentions. À la place de cette faille du savoir, une certitude se
présente : ce roi veut, impose quelque chose et le juge. Le contenu spécifique de ce
vouloir, de cette imposition et de ce jugement, reste obscur. Le rêve n’a aucune
phrase, aucun commentaire, juste une présence énigmatique. Le roi veut quelque
chose, le rêveur ignore le contenu de ce vouloir. Lacan déplace l’horreur de ces figures
mythologiques vers l’apparition d’un type particulier de signifiant, un signifiant
« opaque » quant à sa signification, limitant ainsi le pouvoir de l’Autre comme
ensemble contenant tous les signifiants et les effets de signifié11. Dans le poème, ce
n’est pas la forme imaginaire qui horrifie, mais la confrontation à un type de signi-
fiant qui veut dire sans savoir le contenu. Un défaut apparaît au niveau de ce qu’il veut
dire, d’où l’impression terrifiante d’un être qui veut, impose et juge.

9. Borges J. L., « Le Cauchemar », La Monnaie de fer, Œuvres Complètes, t. II, op. cit., p. 582.
Sueño con un antiguo rey. De hierro/Es la corona y muerta la mirada./Ya no hay caras así. La firme espada/ Lo acatará,
leal como su perro./No sé si es de Nortumbria o de Noruega./Sé que es del norte. La cerrada y roja/ Barba le cubre el pecho.
No me arroja/Una mirada, su mirada ciega./¿De qué apagado espejo, de qué nave/De los mares que fueron su aven-
tura,/Habrá surgido el hombre gris y grave/ Que me impone su antaño y su amargura ?/Sé que me sueña y que me juzga,
erguido./El día entra en la noche. No se ha ido.
10. Borges J. L., « Los Sueños y la poesía », Borges en la Escuela Freudiana de Buenos Aires, op. cit., p. 22 (traduit par l’au-
teur).
11. « La première chose qui apparaît dans le mythe, mais aussi dans le cauchemar vécu, c’est que cet être qui pèse par sa
jouissance est aussi un être questionneur, et même, qui se manifeste dans cette dimension développée de la question
qui s’appelle l’énigme. Le Sphinx, dont, ne l’oubliez pas, l’entrée en jeu dans le mythe précède tout le drame d’Œdipe,
est une figure de cauchemar et une figure questionneuse en même temps », Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse,
Paris, Seuil., 2004, p. 76.

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Carolina Koretzky Un cauchemar de Borges

Le deuxième élément : la présence du « regard » dans le poème. La description du


regard du roi confère au poème son air mystérieux et étrange. Un point essentiel que
Borges répète au cours du poème : le regard du roi est, de plus en plus imminent dans
le poème, en tant que le « voir » est éludé car le roi se présente comme ne le voyant
pas, lui, Borges le rêveur. Souligné à deux reprises dans ce court poème, il est décrit
au moins de trois manières : 1. « son regard éteint » (dans la version espagnole l’ad-
jectif qui qualifie « le regard » est « mort ») ; 2. « et son regard aveugle refuse de m’ob-
server ». Dans cette phrase la division que le poète marque entre regarder et observer
est frappante. Le regard du roi est encore plus puissant du fait qu’il ne voit pas le
rêveur, faisant place au questionnement à propos de ce refus. 3. « Le miroir éteint ».

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Le poème présente l’apparition du roi comme étant un miroir qui n’accomplit pas
sa fonction réflexive, qui ne renvoie pas une image et qui montre au contraire sa
limite.
Le roi est pour le rêveur un « ne te regarde pas », compris dans le sens aussi de
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« concerner » de « l’attention » portée à quelque chose. Cette figure du roi dans le rêve
est déjà une interprétation du rêveur. L’horreur expérimentée par le rêveur ne peut
pas être expliquée par un simple refus du « voir ». Ce roi ne le voit pas, mais un
regard se fait jour sur un point précis pour le rêveur, un point qui lui est inconnu.
Une courte citation de Lacan dans l’hommage écrit à Marguerite Duras pour le ravis-
sement de Lol V. Stein éclaire notre lecture : « On dit que ça vous regarde, de ce qui
requiert votre attention. Mais c’est plutôt l’attention de ce qui vous regarde qu’il
s’agit d’obtenir. Car de ce qui vous regarde sans vous regarder, vous ne connaissez pas
l’angoisse. »12 Si l’affect d’angoisse fait irruption dans ce cauchemar, on peut supposer
que l’élision de ce voir laisse au contraire apparaître ce qui le regarde lui, et c’est
précisément ce sur quoi doit porter notre regard et notre attention. Comme dans
l’anecdote de la boîte de sardines13, le roi ne voit pas, mais quelque chose dans ce roi
regarde le dormeur. L’étrangeté éprouvée par le sujet après son réveil témoigne de la
distance entre la figuration onirique et le surgissement d’une autre scène, entre le
peu d’importance de la représentation et l’angoisse qu’elle produit.
Cette autre scène devient tellement imposante, tellement réelle, qu’il dit dans le
poème : « il me rêve ». Quelque chose dans cette figuration onirique apparaît comme
ayant plus de réalité, de force, de consistance, que ce que Borges croit être lui-même
dans sa propre vie, produisant dans un court instant ce que la position idéaliste
soutient : il n’y a pas de différence entre vivre et rêver. La figure imposante du roi
renvoie le poète à une division bien au-delà d’un mauvais rêve dans une mauvaise
nuit. Il ne peut pas le laisser de côté en se disant « qu’il n’est qu’un rêve ». « Le jour
dans la nuit entre. Il ne part point » évoque la force de la présence réelle du roi après
le moment du réveil, il s’incruste dans la réalité, le retour à la veille n’accomplit pas
tout de suite sa fonction rassurante face à la rencontre avec un réel.

12. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001,
p. 194.
13. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 88-89.

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Sur le rêve et ses limites

Nous nous demandons si finalement, cette phrase : « Le jour dans la nuit entre,
il ne part point », n’est pas justement ce que Borges va accomplir dans la production
d’un poème qui s’inspire de l’horreur rencontrée. Il n’efface pas cette rencontre par
un retour à la veille. Il y a, en quelque sorte, un redoublement de l’horreur qui passe
du vécu à l’écrit et qui se fixe dans le poème. Ce qui nous fait penser qu’il existe chez
Borges un dépassement du point d’angoisse ; il ne se fait pas dans le rêve lui-même,
mais dans le passage du rêve au poème.
Ceci permet de dire qu’il y a dans son œuvre, un certain savoir-faire avec le pire.
Le lecteur submergé dans son œuvre, l’est aussi dans son rêve, celui de Borges, un rêve
fait de cauchemars14. Mais ce n’est pas une pure invention langagière venant nier

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l’horreur rencontrée, ce n’est pas une production destinée à oublier vite l’affreuse
rencontre. Il s’agit donc d’un paradoxe : c’est un réel qu’il endort grâce à l’œuvre
dans la mesure même où cette production le revivifie. Ce rêve est l’invention litté-
raire où gît silencieusement le pire : certains de ses contes et de ses poèmes sont des
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rêves après le réveil.


Ce rêve littéraire est pour lui la fiction, sa manière d’approcher le réel. Le grand
maître des fictions savait pertinemment, comme le résumait Yves Bonnefoy, que « la
notion ne coïncide jamais avec la chose, déterminée qu’elle est tout autant par les
autres mots de la langue, d’où suit que toute représentation est fiction, y compris
l’idée que nous nous faisons de nous-mêmes »15. Dans ce cauchemar, le poète est
regardé et jugé par ce roi chargé d’un passé amer, un aventurier confronté aux vrais
risques de la vie. Dans sa vision élidée, il regarde Borges qui voyage dans les biblio-
thèques, c’est-à-dire dans le langage16. Mais, ce voyage est une aventure impossible
dans laquelle Borges édifiait sa littérature. Tâche impossible de l’écrivain si bien
décrite, à son avis, dans son poème le plus réussi17 :
14. Cf. l’entretien que Michel Butor a accordé à l’université populaire Jacques Lacan [UPJL], publié dans La Cause freu-
dienne (no 74, mars 2010, p. 83-112) où l’auteur de Matière des rêves considère justement le rêve comme une
« matière », une source nocturne de création pour l’écrivain qui se poursuit la veille en faisant rêver le lecteur « non
seulement la création mais la lecture aussi d’un roman est une sorte de rêve éveillé », « Le Roman comme
recherche », Répertoire, Paris, Éditions de Minuit, 1960, p. 10.
15. Bonnefoy Y., « Jorge Luis Borges », La vérité de parole et autres essais, Paris, Gallimard, coll. Folio Essais, 1992, p. 329.
16. À propos de la tension entre l’aventure et la littérature, Borges dit dans son essai autobiographique : « J’ai donc de
deux côtés de ma famille des ancêtres guerriers ; cela peut expliquer mes rêves de destinée épique que les dieux m’ont
refusée, sagement sans doute. » « Comme la plupart des gens de ma famille avaient été soldats, sachant que je ne le
serai jamais, j’ai de très bonne heure eu honte d’être quelqu’un n’aimant que les livres au lieu d’être un homme d’ac-
tion. Pendant toute mon adolescence j’ai pensé que c’était une injustice que l’on m’aimât. Je ne méritais pas que l’on
m’aimât, d’aucune façon… », Borges J. L., Livre de préfaces, suivi de Essais d’autobiographie, Paris, Gallimard, coll.
Folio Essais, 1980, p. 275.
17. Borges J. L., « L’Autre Tigre », Œuvre poétique (1925-1965), mise en vers français par Nestor Ibarra, Paris,
Gallimard, coll. Poésie, 1970. Borges a commenté ce poème dans la conférence prononcée le 19 septembre 1980 à
l’École freudienne à Buenos Aires et il a dit ceci : « Ce poème part de l’idée que la réalité est inaccessible, que toute
expression n’est qu’un artifice, n’est qu’une structure verbale. Donc je pense au tigre, je le nomme, et puis je pense
que le tigre continue sa vie inaccessible à mes mots et je le dis. Ensuite je me rends compte que ces mots sont eux
aussi un artifice verbal et que le tigre poursuit sa vie à Sumatra ou au Bengale et je le dis et en le disant je vois que
c’est encore une structure verbale. On comprend ainsi que cette chaîne de trois termes est infinie et que personne
ne pourra exprimer le tigre parce que le tigre fuira toujours. C’est l’idée et je crois que c’est peut-être mon meilleur
poème, non ? Il me semble, à la fin, il dit “L’autre tigre, celui qui n’est pas dans les vers”. […] Je parlais précisément
de trois, je crois qu’il y a trois tigres et puis on comprend qu’ils sont les maillons d’une chaîne infinie et que le tigre
est hors de portée à jamais. » (traduit par l’auteur).

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Carolina Koretzky Un cauchemar de Borges

Chercherons-nous un autre tigre, le troisième ?


Mais il sera toujours une forme du rêve,
Un système de mots humains, non pas le tigre
Vertébré qui, plus vieux que les mythologies,
Foule la terre. Je le sais – mais quelque chose
Me commande cette aventure indéfinie,
Ancienne, insensée ; et je m’obstine encore
À chercher à travers le temps vaste du soir
L’autre tigre, celui qui n’est pas dans le vers.

Borges nous apprend que ce rêve, survenu après le réveil que constitue sa produc-

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tion littéraire, prend sa force et sa vigueur de cet « autre tigre », celui qui n’est pas et
ne sera jamais dans les vers.
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Cri et énonciation chez
le président Schreber
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Michel Grollier

L e président Schreber a affaire à des « phénomènes », auxquels il va donner fonc-


tion et sens : il lui faut ainsi assurer l’existence et la jouissance de Dieu, en particu-
lier en répondant sans cesse aux phrases stupides des rayons. « Dès que l’activité de
ma pensée se trouve suspendue, Dieu tient aussitôt mes facultés intellectuelles pour
mortes et la destruction de ma maison achevée, moyennant quoi, il se donne à lui-
même toute latitude de se retirer »1. Ainsi, les manifestations qui lui reviennent dans
la réalité déchirent son rapport au langage, mettant à mal son nouage particulier déjà
précaire, qui n’a donc pu faire structure.
L’obligation où il se trouve de soutenir son Autre va contribuer à colorer spécia-
lement « le miracle du hurlement », véritable fonction non réglée, équivalente à la
fonction symbolique du shofar. Si le hurlement tend à devenir un acte de Schreber
dans sa tentative de retrouver une certaine existence face à Dieu, il s’agit d’une récu-
pération dans le corps d’une jouissance tout d’abord destinée à la seule satisfaction
de l’Autre. En le reprenant à son compte, Schreber retrouve une certaine position
subjective. Ce n’est pas une énonciation, tout juste un cri. Et cela finit par être la seule
manifestation où Schreber se sent en accord avec lui-même, même s’il se doit de la
contrôler pour satisfaire a minima à la bienséance sociale. Pour lui, le cri complète
donc le nouvel équilibre que tente d’établir la métaphorisation délirante, en jouant sur
l’écart qu’il a réussi à introduire entre lui et son dieu – écart qui permet de repousser
les conséquences de cette rencontre dans un futur indéfini.

Michel Grollier est psychanalyste, membre de l’ECF.


1. Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 1985, p. 172.

la Cause freudienne no 78
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Psychoses ordinaire et extraordinaire

Interpeller l’Autre à défaut du silence

J’examinerai la fonction du cri, du hurlement2 dans la psychose à la lumière de


deux références.
Celle du shofar d’abord – cet instrument si particulier qui accompagne la fête
juive de Rosh Hashana3. Jacques Lacan, en pensant à Schreber, vient signaler que
cette voix qu’incarne le shofar s’adresse à Dieu. Un Dieu de la loi qui, dans la tradi-
tion juive, celle de la circoncision, vient dans la série de ses différentes figures. La
circoncision est littéralement un « pacte de parole »4, ou « avec la parole », et, en
même temps, la marque d’un manque sur le corps, le reste sacrifié qu’il faut payer

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pour entrer dans le langage. Le shofar aurait donc aussi pour fonction de neutraliser,
de faire taire la voix d’injonction du surmoi archaïque. Le shofar rappelle au père
jouisseur qu’il n’est plus, avec toute l’équivoque nécessaire à soutenir ; que, néan-
moins, l’autre figure de Dieu est toujours là, celle de la loi nouvelle. Dans le hurle-
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ment, Schreber nous indique combien cette production est en lien avec Dieu et éteint
quelque chose de sa jouissance, tout en maintenant sa présence. C’est donc un
miracle permanent qui risque d’être réclamé en l’absence d’une loi qui vienne
rythmer, scander le lien à la communauté. Et c’est uniquement au prix d’un certain
ravaudage que cette manifestation de l’objet voix peut s’atténuer, Schreber ayant
récupéré un usage partiel de cet objet qui ne peut plus le quitter.
Dans son Séminaire sur les psychoses, Lacan revient sur ce phénomène que
Schreber appelle « le miracle du hurlement » : quand s’arrête le discours harcelant du
Dieu ambigu, il ne peut s’empêcher de laisser échapper un cri prolongé, « fonction
vocale absolument a-signifiante, et qui contient pourtant tous les signifiants
possibles »5.
Dans ce Séminaire, nous retrouvons cette notion de l’Autre que se constitue le
sujet, ici pour son malheur. Mais par ailleurs, « c’est à ce que Dieu ou l’Autre jouisse
de son être passivé, qu’il donne lui-même support, tant qu’il s’emploie à ne jamais
en lui laisser fléchir une cogitation articulée, et [il] suffit qu’il s’abandonne au rien-
penser pour que Dieu, cet Autre fait d’un discours infini, se dérobe, et que de ce
texte déchiré que lui-même devient, s’élève le hurlement qu’il qualifie de miraculé
comme pour témoigner que la détresse qu’il trahirait n’a plus avec aucun sujet rien
à faire »6.
Et de cette nécessaire récupération de jouissance dans la tentative schrébérienne,
nous trouvons raison avec Lacan : « La thématique que nous mesurons à la patience
qu’exige le terrain où nous avons à la faire entendre, dans la polarité, la plus récente
à s’y promouvoir, du sujet de la jouissance au sujet que représente le signifiant pour

2. Si le hurlement est bien moins présent dans notre psychiatrie moderne, c’est surtout l’œuvre des médicaments.
3. Voire en cas de bannissement, Herem. Reik avait en son temps associé le son du shofar, souvent corne de bélier, à la
voix de Dieu.
4. Circoncision en hébreu se dit Brit Mila. Brit signifie alliance ou pacte et Mila signifie parole.
5. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 158.
6. Lacan J., « Présentation des Mémoires d’un névropathe », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 214-215.

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Michel Grollier Cri et énonciation chez le président Schreber

un signifiant toujours autre, n’est-ce pas là ce qui va nous permettre une définition
plus précise de la paranoïa comme identifiant la jouissance dans ce lieu de l’Autre
comme tel »7. Ce que reprenant par la suite, Jacques-Alain Miller proposera comme :
« Le sujet paranoïaque rachète cette déperdition en situant la jouissance au lieu de
l’Autre, jusqu’à identifier la jouissance et le savoir. Schreber porte là un témoignage
que Lacan relève : c’est à penser qu’il s’offre à l’Autre divin pour qu’il jouisse de son
corps ; il suffit qu’apparaisse le “penser-à-rien” pour qu’il se retrouve dans cette déré-
liction où il n’est plus sujet. Son cogito se formulerait : “Je pense, donc il jouit”, ce
dont il a par ailleurs les retombées »8. La part de jouissance que le sujet ne pourra
ranger sous la loi de la métaphore délirante restera donc toujours en prise sur le corps

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du sujet, trace de sa présence face à l’appétit féroce de l’Autre. Persistance donc du
hurlement chez Schreber et bien d’autres sujets psychotiques.

Faire sans le silence ?


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L’autre référence qui nous vient comme guide est celle du Cri de Munch. Lacan
en le commentant insiste sur le fait que le cri soutient le silence, le silence comme
possible, comme support de la présence. Il précise : « littéralement, le cri semble
provoquer le silence, et, s’y abolissant, il est sensible qu’il le cause, il le fait surgir, il
lui permet de tenir la note. C’est le cri qui le soutient, et non le silence le cri »9.
Pour bien faire sentir ce que présence implique là, il ajoute : « la présence du
silence n’implique nullement qu’il n’y en ait pas un qui parle. C’est même dans ce
cas-là que le silence prend éminemment sa qualité, et le fait qu’il arrive que j’ob-
tienne ici quelque chose qui ressemble à du silence, n’exclut absolument pas que
peut-être, devant ce silence même, tel ou tel s’emploie dans un coin à le meubler de
réflexions plus ou moins haut poussées ».
Lacan de préciser par la suite que « le silence forme un lien, un nœud fermé entre
quelque chose qui est une entente et quelque chose qui, parlant ou pas, est l’Autre, est
ce nœud clos qui peut retenir quand le traverse, et peut-être même le creuse, le cri »10.
Avec Schreber, nous entendons l’inquiétude de ne pouvoir obtenir le penser-à-
rien que Lacan commente comme ce « qui semble bien être le plus humainement
exigible des repos (Schreber dicit) »11. C’est là que surgit le miracle du hurlement, « cri
tiré de sa poitrine et qui le surprend au-delà de tout avertissement, qu’il soit seul ou
devant une assistance horrifiée par l’image qu’il lui offre de sa bouche soudain béante
sur l’indicible vide, et qu’abandonne le cigare qui s’y fixait l’instant d’avant »12.
En effet, Schreber ne peut connaître la paix du silence, celle où peut surgir une
voix, ne serait-ce qu’une voix intérieure. Car le monde est constamment envahi de
7. Ibid.
8. Miller J.-A., « Produire le sujet ? », La clinique psychanalytique des psychoses, Actes de l’ECF, no 4, mai 1983, p. 33.
9. Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 17 mars 1965, inédit.
10. Ibid.
11. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 560.
12. Ibid.

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Psychoses ordinaire et extraordinaire

ces interventions divines qui viennent marteler le poids du réel à jamais ignoré et
impossible à circonvenir. Il n’y a pas le nœud du silence, et seul le cri creuse désespé-
rément le lien à l’Autre. « Si, comme cela se produit assez souvent aujourd’hui encore,
des douleurs assez fortes ou des moments de hurlements continus surviennent, il ne
reste plus alors, comme recours ultime, qu’à lancer des injures à haute voix »13.
Ainsi, jamais le silence ne peut se faire, jusqu’à ce que Schreber puisse établir un
semblant de nouage de son rapport à l’Autre, construction qui lui prédit un avenir
certain, mais asymptotique lui laissant la possibilité d’un doute, comme il le
soutiendra devant la cour d’appel qui le jugera. Alors oui, il pourra se mettre non à
réciter, mais à écrire des poèmes, il pourra jouer du piano aussi pour quelques autres,

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sa fille notamment, mais il ne pourra éviter de se retirer parfois pour le miracle du
hurlement, prix à payer pour la fragilité de ce nouage qui n’inscrit pas définitive-
ment l’Autre à sa place vide.
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Voix et silence dans la psychose

« C’est là ma thèse. Ce que Lacan a amené avec une rénovation du concept de


symptôme, qu’il a signalée à l’occasion par une écriture nouvelle, le sinthome, c’est
l’effort pour écrire d’un seul trait à la fois le signifiant et la jouissance. »14 Et bien il
y a là aussi un reste dans la psychose, reste plus ou moins important qui met en jeu
le corps. Hurlement et cri sont ainsi souvent ce qui reste au sujet psychotique pour
soutenir sa présence au monde.
Tenir compte de cette dimension du silence comme butée pour le sujet psycho-
tique peut ainsi soutenir notre travail avec eux. Il y a déjà longtemps que les analystes
de l’École ont saisi l’enjeu primordial du silence dans la psychose, enjeu diamétrale-
ment différent de celui qui prévaut dans le travail avec les névroses. Éric Laurent
écrivait ainsi : « Nous visons à l’horizon l’effet de silence, de pause, de stabilisation.
C’est ce qui fait qu’à l’occasion, avec des sujets psychotiques, la séance est un moment
de pause, de silence, de ne penser à rien. »15 Après même son élargissement de l’asile,
Schreber, dans une note complémentaire de 1902, revient sur le problème du hurle-
ment, qui pour lui vient toujours répondre au risque que Dieu le considère comme
un imbécile. Afin, dit-il, d’éviter de troubler par ses cris et attitudes autrui, il doit
mener une occupation qui « témoigne en ma personne de l’être pensant »16.
Le témoignage de Schreber sur le penser-à-rien et ses conséquences continuent
donc à nous enseigner. Reprenant J.-A. Miller, É. Laurent précise ainsi : « Nous
devons apprendre du sujet psychotique comment il réussit à ne penser à rien,
comment il réussit à introduire du silence et pouvoir nous-même savoir comment

13. Schreber D. P., Mémoires d’un névropathe, op. cit., p. 186.


14. Miller J.-A., « Le sinthome, un mixte de symptôme et fantasme », La Cause freudienne, no 39, mai 1998, p. 10.
15. Laurent É., « Interpréter la psychose au quotidien », Mental, no 16, p. 7 & 21.
16. Schreber D.P., Mémoires d’un névropathe, op. cit., p. 280.

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Michel Grollier Cri et énonciation chez le président Schreber

nous pouvons l’aider à introduire, à manier la coupure. Couper dans le flot signifiant,
c’est arriver à le faire tenir ensemble, à obtenir le “c’est cela” »17.
À défaut de la rencontre avec un analyste, le médicament viendra réduire cette
manifestation de corps qu’est le cri du sujet – hurlement plutôt, avons-nous vu –,
l’Autre médical prenant ancrage dans le corps même du sujet, l’asservissant au
discours de la science. Reste que ce qu’apprenaient les jeunes psychiatres pendant
bien des années, c’était à ne pas trop vouloir prendre la main sur l’être du psycho-
tique, à ne pas trop vouloir soigner. Ce petit renoncement de jouissance autorisait le
sujet psychotique à conserver une marge, par l’élaboration de discrètes ou de
bruyantes manifestations lui assurant une place, pour exister dans le circuit de la

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jouissance. Ainsi pouvait-il en contrer les effets réels et récupérer un effet de voix
pour contrer les voix de l’Autre, cet objet bouchant au mieux le réel de la forclusion.
Pour Schreber, la cour d’ailleurs s’intéressera à ce phénomène persistant du hurle-
ment. Elle écarta ainsi la remarque du Ministère public selon laquelle la libre volonté
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paraît abolie pendant les hurlements, en faisant remarquer que « cela se peut. Néan-
moins, aucun risque n’en découle pour le requérant ; il s’agit manifestement dans tout
cela de perturbations très fugitives de la conscience, pendant lesquelles toute activité
qui puisse comporter des conséquences légales est évidemment exclue »18. Perturba-
tions fugitives, c’est cela le reste du nouage incertain tenté par Schreber. C’est une
occurrence, pas un modèle. C’est cela aussi que nous enseigne cette rencontre entre
le texte schrébérien et Freud depuis maintenant cent ans.

17. Laurent É., op. cit., p. 22.


18. Schreber D. P., « Jugement de la cour d’appel royale de Dresde en date du 14 juillet 1902 », Mémoires d’un névro-
pathe, op. cit., p. 378.

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Mélancolie et psychose ordinaire
Sophie Marret-Maleval
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E n 1998, Jacques-Alain Miller introduisait le terme de « psychose ordinaire »


pour évoquer les formes non déclenchées ou tempérées de la psychose, sur lesquelles
la clinique contemporaine, dans le sillage du dernier enseignement de Lacan, a
conduit à mettre l’accent. En effet la psychose est de structure pour Lacan, consé-
quence de la forclusion du Nom-du-Père dont les effets peuvent se repérer dans un
temps d’avant le déclenchement. Dans un récent article, J.-A. Miller précise : « la
psychose ordinaire n’a pas de définition rigide »1 ; il la définit ainsi : peut-être que « la
psychose ordinaire est une psychose qui n’est pas manifeste jusqu’à son déclenche-
ment »2 La psychose ordinaire s’oppose à l’extraordinaire des formes déclenchées.
Lacan réduit, dans son dernier enseignement, le Nom-du-Père au noyau du symp-
tôme – soit à une fonction de nomination du réel – à partir duquel se nouent les
éléments de la structure du sujet (réel, symbolique et imaginaire). Son intérêt pour
Joyce le conduisit en outre à rompre plus encore avec toute conception déficitaire de
la psychose, en mettant l’accent sur les possibilités offertes au sujet de remédier à la
forclusion initiale. Il ouvrait ainsi la voie de l’ordinaire de la psychose, dont les
grandes formes psychiatriques ne sont plus que des réalisations particulières.
J.-A. Miller invite à un repérage plus fin de la structure en l’absence de signes
cliniques apparents de déclenchement, sans phénomènes élémentaires, par exemple.
L’enjeu est d’importance, car si la clinique du sinthome gomme les différences entre
névrose et psychose, elle ne les abolit pas pour autant ; l’incidence du repérage de la
structure sur la conduite de la cure reste essentielle. Dès lors, les particularités des
éléments diagnostiques de la mélancolie s’avèrent un repère diagnostique précieux.
Sophie Marret-Maleval est psychanalyste, membre de l’ECF, Professeur au département de psychanalyse de l’université de Paris 8.
1. La psychose ordinaire. La convention d’Antibes, Paris, Seuil / Agalma, coll. Le Paon, (dir.) Miller J.-A., 1998.
2. Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », Quarto, n° 94-95, janvier 2009, p. 41 & 44.

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Sophie Marret-Maleval Mélancolie et psychose ordinaire

La psychose contemporaine

Le dernier enseignement de Lacan nous convie à affiner nos outils. Il a contribué


à une extension considérable du champ de la psychose, dans ses formes les plus
variées, de la simple clocherie de l’être aux grandes formes psychiatriques, tandis que
la psychose venait se ranger dans ses formes discrètes au rang de drame ordinaire, se
trouvant aussi banalisée. « En fin de compte, note J.-A. Miller, nous nous sommes
mis sous le signe d’une sorte de clinique du capiton généralisé ». Il en vient ainsi à
opposer deux modèles de la psychose, la forme chêne et la forme roseau : « Disons
que lorsque le symptôme est du modèle chêne, quand la tempête arrive le déclen-

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chement est patent. Lorsque la structure tient plutôt sous l’aspect roseau, que le sujet
a élaboré un symptôme en glissade, à la dérive, le cas ne prête pas à un franc déclen-
chement. […] Les psychoses ordinaires sont principalement de type roseau »3.
Si l’affinement conceptuel du dernier enseignement de Lacan a conduit à un repé-
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rage plus fréquent du modèle roseau, qui fait souvent l’ordinaire de notre clinique,
et si les neuroleptiques ont contribué à gommer les manifestations aiguës des
psychoses, il semble que la prévalence actuelle du modèle roseau sur celui du chêne
résulte également du changement de discours à notre époque.
L’époque n’est plus à un réglage sur l’Autre, mais plutôt sur le particulier du symp-
tôme. C’est ainsi que J.-A. Miller peut affirmer : « ce qui est cohérent avec l’époque
de l’Autre qui n’existe pas [celle du défaut de garantie de la vérité et du déclin des
idéaux], c’est la psychose ordinaire » – soit la voie du bricolage, du capitonnage de
la fuite du sens. La psychose ordinaire, « c’est la psychose à l’époque de la démo-
cratie »4, note encore Éric Laurent. « Quand nous disons “psychose ordinaire”, pour-
suit-il, nous ne nous attachons plus seulement aux grandes exceptions qui ont
constitué la clinique du regard et la première clinique psychanalytique »5. Un autre
appui diagnostique est requis, fourni par l’abord lacanien du langage, relève-t-il,
plaçant l’accent sur la fuite du sens. Il est frappant de constater, néanmoins, la
fréquence de la convocation de la mélancolie en lien avec la psychose ordinaire, dans
ce volume issu de la conversation d’Antibes.

Le modèle de la mélancolie

J.-A. Miller, suivant Hubertus Tellenbach et Karl Kraus, et citant le rapport de la


section clinique d’Aix-Marseille du volume de la convention d’Antibes, y évoque « le
copiage d’une sorte d’idéal, non pas du moi, mais d’une norme sociale » dans la
mélancolie. Les auteurs notent que les personnalités pré-mélancoliques sont « plus
facilement typifiées et reconnaissables dans les cultures où les normes sociales sont

3. La psychose ordinaire, op. cit., p. 275 & 276.


4. La psychose ordinaire, op. cit., p. 258.
5. Ibid., p. 259.

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Psychoses ordinaire et extraordinaire

plus clairement définies, voire imposées, comme c’est le cas au Japon et en


Allemagne » ; J.-A. Miller en conclut : « c’est une notation fort utile : à partir du
moment où les normes se diversifient, on est évidemment à l’époque de la psychose
ordinaire. Ce qui est cohérent avec l’époque de l’Autre qui n’existe pas, c’est la
psychose ordinaire »6.
Au défaut de la tenue phallique répond la suridentification à une norme.
É. Laurent poursuit : « Je trouve fécond de prendre la notion de suridentification dans
le cadre général de la psychose ordinaire. En un sens, ces travaux confortent l’idée que
l’identification dans la mélancolie s’aborde de la même façon que dans les autres
psychoses, avec suridentification de traits parfaitement normaux. En un autre sens,

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la suridentification normale souligne que la norme d’identification est folle. »7
Du fait même de cette folie de la norme d’identification relevée par É. Laurent,
la possibilité d’une normalisation de la psychose se dégage, par la voie de la suri-
dentification à des traits spécifiques d’une norme sociale, soit à la « capture dans
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l’imaginaire d’une série de traits […] qui donnent une cohésion imaginaire au sujet
pré-mélancolique », capture susceptible « d’endiguer le débordement de jouissance »8.
Dans Le sinthome, Lacan met l’accent, en ce qui concerne Joyce, sur le défaut de
sa tenue phallique, associée au dénouage de l’imaginaire auquel l’écrivain a suppléé
par son art. L’absence de déclenchement chez celui-ci nous porte à considérer qu’il
relève de la psychose ordinaire. Si la clinique borroméenne nous conduit à une appré-
hension plus fine de la psychose à partir des effets subtils d’un nouage défectueux des
éléments de la structure, Lacan place en particulier l’accent dans ce Séminaire sur la
manière dont le détachement de l’imaginaire affecte l’identification. C’est d’ailleurs
par une suridentification à l’artiste, que l’on repère dans Portrait de l’artiste, que Joyce
procède au « raboutage de l’Ego », soit supplée au défaut de la représentation de lui-
même9.
C’est en ce sens que le modèle de la mélancolie s’avère intéressant à rapprocher
de la psychose ordinaire, comme repère diagnostique. Il ne s’agit pas tant d’énoncer,
comme le fait François Morel dans la Convention d’Antibes que « la mélancolie est
[…] une psychose ordinaire »10, mais plutôt de souligner comment la psychose ordi-
naire masque souvent une position mélancolique pouvant conduire à penser le fond
mélancolique de toute psychose.
H. Tellenbach, psychiatre d’orientation phénoménologique cherchant à dégager
les structures de la conscience, relevait la proximité de la mélancolie avec la névrose
obsessionnelle, notamment par l’attachement des sujets mélancoliques à l’ordre et la
propreté, ainsi que par leur sens du devoir et leur sérieux. L’état pré-mélancolique
s’avère ainsi parfois difficilement discernable de la névrose. Soulignant qu’Abraham

6. Ibid., p. 260.
7. Ibid.
8. Castanet H. & De Georges P., « Branchements, débranchements, rebranchements », La psychose ordinaire, op. cit.,
p. 40.
9. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 149-150.
10. La psychose ordinaire, op. cit., p. 270.

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Sophie Marret-Maleval Mélancolie et psychose ordinaire

et Freud constatent « la parenté structurale des maniaco-mélancolies avec les névrosés


obsessionnels », H. Tellenbach indique : « Que le typus melancholicus […] présente
des éléments qui relèvent de la sphère de l’obsession, c’est incontestable. Allons plus
loin : en anticipant sur les développements ultérieurs, on peut constater que du
dossier des états d’obsession, aujourd’hui encore assez informe, il est possible de
dégager un typus d’obsédé qui […] est analogue au typus melancholicus. Je pense aux
phobies d’impulsion […] sous leurs différentes formes »11 H. Tellenbach s’attache
d’ailleurs à la définition d’un type mélancolique, plutôt qu’aux formes déclenchées
de la maladie, type qu’il définit ainsi : « Nous entendrons donc par typus mélanco-
lique le genre de nature constituée par une certaine structure, repérable de façon

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empirique, qui obéissant à son potentiel, incline vers le champ de gravitation de la
mélancolie. »12 En d’autres termes, il fait du type mélancolique une entité – une
nature, voire une structure –, aux manifestations discrètes dans les formes pré-mélan-
coliques et qui présente un caractère banal semblable à celui de la névrose.
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Freud indique pour sa part : « La mélancolie dont le concept est défini, même
dans la psychiatrie descriptive, de façon variable, se présente sous des formes cliniques
diverses dont il n’est pas certain qu’on puisse les rassembler en une unité, et parmi
lesquelles certaines font penser plutôt à des affections somatiques qu’à des affections
psychogènes. »13 Si la forme déclenchée est suffisamment caractéristique pour ne pas
laisser douter de la psychose, l’état pré-mélancolique, ou le type mélancolique de
H. Tellenbach, nous enseigne sur les éléments diagnostiques de la psychose non-
déclenchée ou psychose ordinaire. J.-A. Miller précise, pour sa part, qu’il a introduit
le terme de « psychose ordinaire » pour rendre compte des difficultés rencontrées par
les cliniciens à trancher entre psychose et névrose : « si vous ne reconnaissez pas la
structure très précise de la névrose du patient, vous pouvez parier ou vous devez
essayer de parier que c’est une psychose dissimulée, une psychose voilée »14. Le
questionnement diagnostique ouvert par le type mélancolique, rejoint celui qui
s’avère sous-jacent à l’introduction du terme de « psychose ordinaire ».
Dans une description très précise, H. Tellenbach caractérise ainsi le typus melan-
cholicus à partir d’éléments diagnostiques que l’on peut regrouper en trois orienta-
tions majeures. Il relève, à la suite de Freud, les troubles de l’identification du sujet
mélancolique et pré-mélancolique : son identification narcissique avec l’objet aimé
(qu’il reprend d’Abraham et Freud), le sentiment de « communauté symbiotique »
avec l’autre par lequel « la souffrance d’autrui est votre propre souffrance, et la
maladie de l’autre vous rend parfois malade avec lui »15. Il note la sensibilité de ces
sujets, qui dépasse la moyenne, ainsi que leurs difficultés à se séparer, de leur fille pour
les femmes notamment. Il lie cette extrême sensibilité à la place que tiennent pour

11. Tellenbach H., La mélancolie, Paris, PUF, 1979, p. 98.


12. Ibid., p. 96.
13. Freud S., cité par Tellenbach H., op. cit., p. 147.
14. Miller J.-A., « Effet retour sur la psychose ordinaire », op. cit., p. 42.
15. Tellenbach H., op. cit., p. 158.

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ces sujets le sentiment de la faute et la sensibilité au jugement d’autrui. L’on sait que
la mélancolie déclenchée se caractérise notamment par des auto-reproches qui
semblent, soit énigmatiques, soit excessifs à l’entourage.
H. Tellenbach pointe, par ailleurs, les stratégies déployées par ces sujets pour
remédier à ces troubles de l’identification primordiale, pour « tenir en ordre le fond
de l’homme »16 : l’hyper-normalité, l’hypertrophie du devoir qui les conduit souvent
à exercer une masse de travail supérieure à la moyenne avec l’impression constante
de ne jamais en faire assez, l’« identité immuable de l’être et du paraître »17, la pente
à « exécuter sans recul un rôle prescrit »18, soit la suridentification à une norme.
K. Kraus, rappelle H. Tellenbach, note que le sujet maniaco-dépressif « ne peut plus

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se défaire de cette aliénation dans un rôle ou dans l’anonymat »19. Cette description
précise montre que Tellenbach met nettement l’accent sur les troubles de l’imagi-
naire et ceux de l’identification primordiale.
Il note enfin que pour le sujet mélancolique, « il manque un contenu à la vie »,
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et ajoute : « on ne peut être soi-même son propre contenu »20. Il situe là les consé-
quences de la non-extraction de l’objet qui fait défaut pour orienter l’existence du
sujet, ce qui retentit dans le champ du sens. Lacan relève que « l’énigme, c’est le
comble du sens »21 : le détachement de l’imaginaire laisse Joyce en proie à la
perplexité, comme en attestent ses épiphanies dont la signification échappe – la signi-
fication étant ce qui tranche et fait choix dans l’ambiguïté du sens, et qui ressortit de
la conjonction du symbolique et de l’imaginaire. Freud insiste ainsi sur le caractère
d’énigme de l’inhibition mélancolique22 ; il laisse déjà entendre que les troubles de
l’imaginaire affectent le sens.

La mélancolie freudienne

Dans « Deuil et mélancolie », Freud caractérise la mélancolie par une dépression


profondément douloureuse, la suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la
perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de toute activité, la diminution du sentiment
d’estime de soi qui se manifeste en autoreproches ou auto-injures pouvant aller
jusqu’à l’attente délirante du châtiment. Il différencie la mélancolie du deuil à partir
du manque d’estime de soi, qui fait défaut dans le deuil23. La mélancolie est rapportée
à la perte d’un objet aimé ou à une perte d’une nature plus morale.
Freud constate qu’il est parfois difficile de reconnaître ce qui a été perdu. Il
indique que la perte de l’objet est « soustraite à la conscience ». Il insiste alors sur la

16. Ibid., p. 137.


17. Kraus K., cité par Tellenbach H., op.cit., p. 186.
18. Ibid., p. 188.
19. Ibid., p. 185.
20. Ibid., p. 128.
21. Lacan J., Le Séminaire, livre XXI, « Les non-dupes errent », leçon du 13 novembre 1973, inédit.
22. Freud, « Deuil et mélancolie », Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. Idées, 1968, p. 152.
23. Ibid., p. 148-149

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Sophie Marret-Maleval Mélancolie et psychose ordinaire

diminution extraordinaire du sentiment d’estime de soi, sur « un immense appau-


vrissement du moi » : « Dans le deuil, le monde est devenu pauvre et vide, dans la
mélancolie c’est le moi lui-même »24. Le moi est tenu pour dépourvu de valeur. Il
relève que la perte concerne le moi. Freud situe pareillement au principe de la mélan-
colie un déficit des identifications imaginaires. Il relève, par ailleurs, la part de jouis-
sance convoquée quand il souligne comment la fonction de la honte devient
inopérante quand le sujet « s’épanche auprès d’autrui de façon importune, trouvant
satisfaction à s’exposer à nu » : « c’est l’aversion morale du malade à l’égard de son
propre moi qui vient au premier plan »25. Freud décrit alors ainsi le processus qui
conduit à l’accablement mélancolique :

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« Il n’est […] pas difficile de reconstruire ce processus. Il existait d’abord un choix
d’objet, une liaison de la libido à une personne déterminée ; sous l’influence d’un
préjudice réel ou d’une déception de la part de la personne aimée, cette relation fut
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ébranlée. Le résultat ne fut pas celui qui aurait été normal, à savoir un retrait de la
libido de cet objet et son déplacement sur un nouvel objet, mais un résultat différent,
qui semble exiger pour se produire plusieurs conditions. L’investissement d’objet
s’avéra peu résistant, il fut supprimé, mais la libido libre ne fut pas déplacée sur un
autre objet, elle fut retirée dans le moi. Mais là, elle ne fut pas utilisée de façon quel-
conque : elle servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné.
L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance
particulière comme un objet, comme l’objet abandonné »26.

Freud relève alors que « l’identification narcissique avec l’objet devient le substitut
de l’investissement d’amour »27. Il note à nouveau la part de jouissance impliquée
dans le processus, quand il énonce que « la torture que s’inflige le mélancolique et
qui, indubitablement, lui procure de la jouissance, représente, comme le phénomène
correspondant dans la névrose obsessionnelle, la satisfaction des tendances sadiques
haineuses qui, visant un objet, ont subi de cette façon un retournement sur la
personne propre ». Ainsi, la maladie devient parfois un moyen de torturer l’entou-
rage du sujet sans avoir à leur manifester d’hostilité ouverte28. « Seul ce sadisme vient
résoudre l’énigme de la tendance au suicide qui rend la mélancolie si intéressante –
et si dangereuse », ajoute Freud. Il précise que « Le moi ne peut se tuer lui-même que
lorsqu’il peut se traiter lui-même comme un objet », et que, dans cet état, le moi est
« écrasé par l’objet »29.
É. Laurent souligne que pour Freud, le mélancolique ne s’identifie pas tant à un
objet imaginaire qu’à la Chose [das Ding], ce qui est déductible de la distinction faite

24. Ibid., p. 151 & 152.


25. Ibid., p. 154.
26. Ibid., p. 157-158.
27. Ibid., p. 158.
28. Ibid., p. 162.
29. Ibid., p. 162 & 163.

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Psychoses ordinaire et extraordinaire

entre l’identification narcissique et l’identification hystérique. « Freud souligne que


l’identification narcissique qu’il voit à l’œuvre dans la mélancolie est la même, en
son principe, que celle qu’il désigne dans la schizophrénie. L’objet, en tant qu’il est
abandonné par le sujet, ne relève plus de la catégorie de Sachen, c’est un objet qui
vient en place de das Ding, de la chose toujours déjà perdue »30. É. Laurent relève que
la seconde version que Freud donne de l’identification mélancolique dans « Le moi
et le ça »31, comme identification au père mort, n’est pas antinomique à cette première
version : « Il nous faut pour cela reconnaître dans la modalité spécifique d’identifi-
cation au père en jeu dans les psychoses, ce que Lacan a isolé sous le nom de forclu-
sion du Nom-du-Père, désignant le régime d’identification qui a alors lieu. C’est ce

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mécanisme signifiant même qui permet cette modalité de retour de la jouissance
qu’est la Chose qui tombe sur le moi. C’est de la forclusion du Nom-du-Père que se
dénude le rapport à la chose »32.
Ainsi la logique freudienne nous conduit-elle à situer la mélancolie comme carac-
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térisée par une défaillance de l’imaginaire, indice d’une carence de la chasuble phal-
lique qui recouvre l’être, conséquence de la forclusion du Nom-du-Père.

Avec Lacan

É. Laurent, montrant qu’« il y a bien une théorie de la mélancolie dans l’ensei-


gnement de Jacques Lacan », souligne que dès les « Complexes familiaux »33, Lacan
situe la psychose maniaco-dépressive « dans la clinique différentielle des psychoses »
comme un trouble du narcissisme. « Environ dix ans plus tard, indique-t-il, en 1946,
cet accent est radicalement modifié par la référence directe à la pulsion de mort freu-
dienne qui écarte définitivement les repères jaspersiens »34. Dans ce même article,
É. Laurent poursuit l’exploration de la trajectoire de Lacan et indique notamment
comment, en 1963, il « précisera les rapports du narcissisme avec le fantasme » : « Le
sujet mélancolique, par la traversée de l’image qu’il effectue dans l’impulsion suicide,
est présenté comme l’exemple même de l’impulsion à rejoindre son être : “comme cet
objet a est d’habitude masqué derrière l’image du narcissisme, c’est là ce qui néces-
site pour la mélancolique de passer au travers de sa propre image, de pouvoir atteindre
cet objet a dont la commande lui échappe, dont la chute l’entraînera dans la préci-
pitation suicide”. » Enfin, en 1973, dans Télévision, Lacan définit la manie à partir
du rejet de l’inconscient, le retour de « ce qui est rejeté du langage ». Elle est retour
d’une jouissance dans le réel corrélative de la non-extraction de l’objet a.
Autrement dit, tout au long de son parcours concernant la mélancolie, Lacan part
de la chute des identifications imaginaires, pour mettre enfin l’accent sur l’identification

30. Laurent É., « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », Ornicar ?, n° 47, octobre-décembre 1988, p. 12.
31. Cf. Freud S., « Le moi et le ça », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, coll. Petite bibliothèque Payot, 1968.
32. Laurent É., « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », op. cit., p. 13.
33. Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
34. Laurent É., « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », op. cit., p. 8.

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Sophie Marret-Maleval Mélancolie et psychose ordinaire

à l’objet réel, « hors de toute ponctuation phallique »35. Il retrouve les traces freu-
diennes et précise la nature de l’identification mélancolique à l’objet.
Si l’on suit la description donnée par H. Tellenbach du Typus melancholicus, tout
concourt en effet à spécifier la mélancolie à partir d’un défaut de la tenue phallique
et de ses conséquences. En dehors des manifestations de la mélancolie sous sa forme
déclenchée36, il est possible de saisir le paramètre fondamental de la position mélan-
colique, incluant les formes non déclenchées, à partir d’un défaut de la tenue phal-
lique et d’une défaillance de la marque du trait unaire sur l’objet – conséquence de
la forclusion du Nom-du-Père et qui révèle l’identification du sujet à l’objet a.
C’est en ce sens que l’on peut évoquer le fond mélancolique de toute psychose.

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L’identification à l’objet est l’une des conséquences de la forclusion et se laisse discerner
sous bien des formes dans la plupart des psychoses, y compris la paranoïa et la schi-
zophrénie, où elle devient manifeste quand les défenses chutent. Elle est le centre
diagnostique de la mélancolie. C’est ainsi que l’on peut comprendre que les éléments
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diagnostiques de la mélancolie sont des repères majeurs pour discerner la psychose


ordinaire, en dehors des manifestations secondaires de sa forme déclenchée.

De la mélancolie à la psychose ordinaire

Bien des cas de psychose ordinaire se présentent en faisant porter l’accent sur la
question de l’être plutôt que sur celle du désir, dans une constellation de petits signes
discrets qui attestent de la carence de la fonction phallique, sans phénomènes élémen-
taires manifestes. Le repérage de la position d’objet du sujet est en ce cas précieux –
mais parfois difficile, tant elle reste masquée par des identifications imaginaires – ;
elle ne peut se saisir qu’à condition de rester attentif à la nature de la plainte du sujet,
mais aussi aux autres éléments évocateurs de la psychose. L’un de ceux-ci, dans la
mélancolie, me semble être le rapport au sens, comme le relève Freud qui soulève le
caractère énigmatique de l’inhibition mélancolique, ou H. Tellenbach, qui évoque le
sentiment de perte du sens de l’existence. Une certaine perplexité prévaut soudain,
un rapport particulier du sujet au sens, un caractère d’énigme de la vie, une difficulté
à faire sienne son histoire dont il parle avec un détachement teinté d’inaffectivité, un
engluement dans une difficulté présente hors de toute saisie dans une causalité.
Mme A. se plaignait ainsi du surgissement d’angoisses qu’elle ne pouvait relier à
rien. Une bonne partie du travail avec elle consista à rechercher le détail qui avait fait
surgir l’angoisse et à mettre du sens sur ce qui lui arrivait. Mais il était notable que si
cette appropriation de l’expérience dans le sens avait un effet d’apaisement, elle était
à chaque fois à recommencer, ne suffisant pas à permettre au sujet de s’en saisir, lorsque
survenait une condition similaire à celle qui avait précédemment provoqué l’angoisse

35. Ibid., p. 15.


36. Freud en souligne la diversité : « la mélancolie dont le concept est défini, même dans la psychiatrie descriptive, de
façon variable, se présente sous des formes cliniques diverses dont il n’est pas certain qu’on puisse les rassembler en
une unité », « Deuil et mélancolie », op. cit., p. 147.

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Psychoses ordinaire et extraordinaire

(elle avait pourtant fait de très longues études, si bien que cette difficulté ne pouvait
être mise au compte d’un manque de moyens intellectuels). Il fallait la rencontre et
mes questions pour que le circuit du sens reprenne, jusqu’à ce que les conditions qui
suscitaient les états propres à l’émergence des crises aient pu être écartées.
Par ailleurs, la présence de la culpabilité, conduisant à l’interrogation de l’impli-
cation que le sujet peut prendre dans ce qui lui arrive, est fréquente dans les tableaux
de psychose ordinaire, prêtant souvent à confusion diagnostique. À cet égard, il me
semble important de ne pas confondre la manifestation d’une division subjective
(qui signe l’émergence de l’inconscient), avec une tendance discrète à l’autoreproche,
indice de l’identification mélancolique à l’objet.

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J.-A. Miller situe trois registres dans lesquels repérer les indices de psychose ordi-
naire : une externalité sociale, une externalité corporelle et une externalité subjec-
tive. Concernant l’externalité sociale, il indique : « le plus clair des indices se trouve
dans la relation négative que le sujet a à son identification sociale. Quand vous devez
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admettre que le sujet est incapable de conquérir sa place au soleil, d’assumer sa fonc-
tion sociale »37, mais il ajoute : « vous devez aussi être sur le qui-vive face aux identi-
fications sociales positives dans la psychose ordinaire. Disons, quand ces sujets
investissent trop dans leur boulot, leur position sociale, quand ils ont une identifi-
cation bien trop intense à leur position sociale »38. Il rejoint là la problématique de
la suridentification à un rôle social relevé par Kraus et Tellenbach.
Il relève par ailleurs l’externalité du sujet psychotique avec son corps, soit le défaut
de tenue phallique que Lacan notait chez Joyce, et dont J.-A. Miller souligne qu’il
peut s’avérer parfois artificiellement compensé (piercing, tatouage, mode, etc.).
Enfin, il insiste sur l’expérience du vide, de la vacuité que l’on rencontre souvent
dans la psychose ordinaire, soulignant que cette expérience diffère du vide rencontré
dans la névrose par sa nature non dialectique et sa fixité. Il insiste sur l’identification
avec l’objet a comme déchet. Il situe comme corrélat de l’externalité subjective le
rapport au langage, indiquant notamment que le sujet peut se défendre d’une iden-
tification au déchet par un maniérisme de la langue. Il évoque enfin un rapport spéci-
fique aux idées, qu’il ne développe pas.
La déclinaison de ces trois externalités retrouve encore les points saillants de la
mélancolie : défaut de tenue phallique, chute des identifications imaginaires, iden-
tification à l’objet a, entraînant des effets au niveau du sens et du langage, souvent
masqués dans la psychose ordinaire par des artifices. Alexandre Stevens précise que
le réglage sur l’identification imaginaire est une caractéristique possible de la psychose
ordinaire39, souvent rencontrée.

J’ai pu constater que les éléments diagnostiques de la mélancolie furent une aide
particulièrement précieuse dans le cas de sujets pour lesquels l’investissement dans de

37. Miller, « Effet retour sur la psychose ordinaire », Retour sur la psychose ordinaire, op. cit., p. 45.
38. Ibid., p. 45.
39. Stevens A., « Mono-symptômes et traits de psychose ordinaire », Retour sur la psychose ordinaire, op. cit., p. 62.

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Sophie Marret-Maleval Mélancolie et psychose ordinaire

longues études avait permis un étayage, sans qu’aucun trouble précis ne se manifeste
(si ce n’étaient des épisodes dépressifs antérieurs). Ceux-ci venaient à la faveur d’une
maternité, du début de leur vie professionnelle, de l’affirmation d’un choix profes-
sionnel, ou encore d’une confrontation à la vie amoureuse retardée par les études :
des éléments impliquant une mise en jeu du désir ou une prise de responsabilité.
Si bien des névrosés peuvent entamer une cure dans des conditions similaires, il
est important de garder à l’esprit comment la suridentification à une norme peut
aussi venir compenser une défaillance de l’identification primordiale et de la tenue
phallique qui devient apparente quand le sujet se trouve au pied du mur d’une déci-
sion importante. Il convient également de saisir comment l’engagement dans un

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apprentissage peut masquer la carence de la signification phallique et, enfin, de ne
pas risquer de confondre avec la division du sujet une certaine facilité à se remettre
en question, relevant de discrets autoreproches.
Le transfert en ce cas ne s’engage pas tant sur une supposition de savoir sur l’in-
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conscient que sur une demande de soutien, qui tend à le décoller de son identifica-
tion à l’objet et à s’opposer au laisser tomber, visant une régulation de la jouissance.
La mise en fonction du sens, la construction ou un certain usage du langage, peuvent
également contribuer à restaurer l’imaginaire défaillant.
Si la psychose ordinaire présente un empan plus large que celui de la mélancolie40,
la forme princeps de celle-ci constitue néanmoins une boussole diagnostique précieuse
de la psychose ordinaire, révélant des points de fragilité majeurs de la structure, ainsi
que les modalités de leur compensation.

40. Jean-Claude Maleval en donne une description précise à partir des troubles de l’imaginaire, du symbolique et du
réel, cf. « Éléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire », texte inédit téléchargeable en ligne
à l’adresse suivante : http://w3.erc.univ-tlse2.fr/seminaires.html

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Sur le jadis
Causerie avec Marie-Christine Hellmann
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« Le temps est une pierre.


Il faut que je la soulève. »
Eva Strittmatter

Nathalie Georges-Lambrichs — Vous avez défini le désir de l’archéologue comme celui


de nous faire regarder les pierres et de nous imprégner de leur langage. Quels sont
les chemins qui vous ont menée à l’archéologie, comment vous retrouvez-vous dans
votre discipline, comment la pensez-vous, aujourd’hui et rétrospectivement ?

Marie-Christine Hellmann — Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, ce


numéro 342 des Dossiers d’Archéologie 1 est un numéro très alsacien : il y a deux ensei-
gnants de l’université de Strasbourg et un architecte, enseignant à l’école d’architec-
ture de Strasbourg…

Archéologie de l’archéologie

Nathalie Georges-Lambrichs — Il y a beaucoup d’Alsaciens archéologues ?

Marie-Christine Hellmann — Ils ont toujours été très présents. L’université de Stras-
bourg a toujours été très forte en archéologie et ce, dans toutes les spécialités. Elle a
donc les meilleurs postes, et les meilleurs éléments, car ce sont eux qui y postulent,

Transcription : Michèle Simon. Édition : Myriam Mitelman et Nathalie Georges-Lambrichs.


1. Ce numéro de novembre-décembre 2010 a été coordonné par Marie-Christine Hellmann, qui est l’auteur de
plusieurs ouvrages concernant l’archéologie grecque : L’architecture grecque, Paris, Livre de poche, 2007 & L’archi-
tecture grecque, Paris, Picard : t. I (Les principes de la construction) ; t. II (L’architecture religieuse et funéraire)
2006, t. III (Habitat, urbanisme et fortifications), 2010.

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en égyptologie ou en archéologie orientale, par exemple. Ils sont très forts dans tout
ce qui touche au Proche-Orient, l’archéologie biblique notamment, mais ils excellent
aussi en archéologie médiévale, pour les châteaux forts en particulier.

Nathalie Georges-Lambrichs — Quelle a été votre propre démarche en archéologie ?

Marie-Christine Hellmann — Il n’y a pas d’archéologues généralistes comme on parle


de médecins généralistes. On est toujours spécialisé. Vous ne pouvez pas former un
spécialiste des Incas comme vous formez un égyptologue, un spécialiste de la Grèce
ou un spécialiste de la Gaule. C’est totalement différent.

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L’erreur que commettent beaucoup de jeunes étudiants – et il faut les en avertir
très tôt –, c’est de croire qu’il faut uniquement faire des études d’art et d’archéologie.
En fait cela vous apprendra tout au plus à fouiller. Sur ce point, c’est la même
méthode pour tout le monde. La fouille stratigraphique est une méthode très stricte.
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On vous apprendra aussi à dessiner, à utiliser les différentes techniques, comme celle
des analyses au carbone 14 pour des datations. Quand on trouve un pot avec un
restant d’un produit qui pourrait être un produit de beauté, par exemple, dans une
tombe féminine, il faut savoir où faire analyser tout ça. On apprend donc des tech-
niques de base comme celles-là, mais cela ne va pas plus loin. Si vous voulez vous
spécialiser en archéologie grecque, comme c’était mon cas, vous devez en même
temps étudier les lettres classiques, savoir le grec ancien et le latin, ainsi que de
nombreuses langues étrangères. Quant aux égyptologues, ils doivent se mettre tout
de suite aux hiéroglyphes.
Je me suis intéressée à l’archéologie grecque parce que j’avais des facilités pour les
études d’une manière générale. Être archéologue suppose d’avoir beaucoup de
connaissances, or j’écris facilement et l’histoire m’a très tôt intéressée.

Nathalie Georges-Lambrichs — L’histoire ancienne ou l’histoire en général ?

Marie-Christine Hellmann — L’histoire en général, la contemporaine aussi. On


comprend mieux le présent quand on connaît le passé.

Pascale Fari — C’est par là qu’est passé votre premier intérêt ?

Marie-Christine Hellmann — Il y a aussi, peut-être inconsciemment, l’influence


paternelle. Mon père était directeur d’un institut culturel français en Allemagne, près
de Maastricht. Ma première langue a été l’allemand – nous avions une
« bonne d’enfants » allemande. J’ai été élevée dans une atmosphère internationale,
j’allais dans une école belge, j’avais des voisins anglais.
De fait, j’ai toujours eu besoin de voir des étrangers. Je me mets à leur place,
ayant été moi-même, somme toute, souvent étrangère. Or l’archéologie grecque est
la plus internationale de toutes. L’on y rencontre des gens de tous les pays. Je n’au-

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rais pas pu travailler dans une profession qui n’aurait pas été internationale. De plus,
Français à l’étranger et comme tel, mon père était très lié aux musées, et aux artistes,
y compris les contemporains et les plus fantasques d’entre eux.
Il m’a donc emmenée très tôt dans des galeries, des musées d’art contemporain
et d’autres musées aussi. À Aix-la-Chapelle où nous habitions, il y avait un fameux
collectionneur, Peter Ludwig, qui aimait beaucoup mes parents. Lui et sa femme
étaient les propriétaires d’une chocolaterie très importante et ils avaient fait des études
d’histoire de l’art, d’où leur énorme collection d’antiquités grecques, romaines et
d’art contemporain. Leur collection d’antiquités grecques et romaines, dont j’ai eu
très tôt des catalogues, a été donnée à l’Antiken Museum und Sammlung Ludwig de

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Bâle ; c’est l’une des plus importantes collections du monde ; leur collection contem-
poraine est au musée de Cologne qui est adossé à la cathédrale. De plus, mon père
a participé à des traductions de catalogues pour des expositions itinérantes : à Aix-
la-Chapelle, il y avait sans cesse des expositions sur Charlemagne avec échanges entre
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Reims, le Louvre, etc.

Nathalie Georges-Lambrichs — Il y avait un trésor à Aix, non, dans la cathédrale ?

Marie-Christine Hellmann — Oui, il y a le trésor, fabuleux. Donc, là aussi j’ai été


habituée très jeune à ce genre de choses, cela me paraissait normal. C’est progressi-
vement que j’ai compris que les « trésors » n’étaient pas du tout une banalité.
J’ai compris tout de même très tôt que les objets et l’art m’intéressaient, et comme
après le bac, je n’arrivais pas à me décider, j’ai fait les classes préparatoires à l’École
normale supérieure. Je n’envisageais pas d’y entrer. Je voulais avoir l’équivalence des
deux premières années parce qu’à partir de là, on peut choisir soit histoire, soit lettres
classiques. À mon grand étonnement, j’ai réussi le concours du premier coup. Proba-
blement parce que j’étais très décontractée, non stressée, mais j’avais quand même
travaillé. Après quoi, j’étais bien embêtée parce qu’il fallait préparer l’agrégation.
Alors, j’ai dit à la direction que je souhaitais préparer le concours de conservateur de
musée. Ils m’ont répondu que cela n’était pas intéressant et qu’il me fallait préparer,
soit le concours de l’École française d’Athènes, soit le concours de l’École française
de Rome. J’ignorais ce que c’était.
Pour réussir ce genre de concours, il faut passer l’agrégation, soit en grammaire
ou en lettres classiques, soit en histoire. En épigraphie, il faut pouvoir lire les inscrip-
tions, c’est-à-dire connaître les différents dialectes grecs. Il en va de même pour les
spécialistes des hiéroglyphes qui ont intérêt à étudier la grammaire. Donc, après
l’agrégation et une double licence en lettres classiques et en histoire de l’art, j’ai choisi
de passer le concours de l’École française d’Athènes plutôt que celle de Rome, pour
une question d’horaires : je suivais les cours pour la licence de lettres classiques, mais,
à l’institut d’art et d’archéologie de la rue Michelet, parmi les cours d’art romain, d’art
étrusque et d’art grec, ces derniers étaient les seuls que je pouvais intégrer dans mon
emploi du temps. C’est donc ce que j’ai fait.

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Pascale Fari — Mais vous n’aviez aucune préférence ?

Marie-Christine Hellmann — Si j’avais une préférence pour l’étruscologie. Je


commençais à avoir envie de faire de l’étruscologie mais comme les horaires ne conve-
naient vraiment pas et que je connaissais déjà la Grèce, je me suis dit : « Allons-y pour
Athènes ! »

Pascale Fari — Tel que vous le présentez, c’est presque comme si l’emploi du temps
avait décidé de l’orientation majeure pour votre existence…

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Marie-Christine Hellmann — Oui, mais aujourd’hui encore, j’aime l’étruscologie.

Nathalie Georges-Lambrichs — Cela reste un objet perdu ?


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Marie-Christine Hellmann — C’est vrai. C’est tellement bizarre, les Étrusques. Cette
civilisation est très mal connue. On ne sait même pas d’où ils viennent. Leur élite
n’était pas composée d’indigènes, il semble qu’ils viennent de l’extérieur, de l’est de
la Méditerranée, d’après les trouvailles faites. Leur langue n’est toujours pas vraiment
déchiffrée. Ils avaient un panthéon divin très bizarre, avec quantité de démons
partout. C’est très différent de tous les autres.

Objets animés

Pascale Fari — Vous nous disiez : « J’ai très vite compris que les objets allaient
compter. » À partir de la trajectoire que vous décrivez, vous auriez pu faire de l’his-
toire de l’art, ou conservateur de musée. Pourquoi l’archéologie ?

Marie-Christine Hellmann — J’aime les objets, c’est certain. J’aurais pu faire histoire
tout court aussi, mais j’aime la matière. Voir un tailleur de pierre travailler, je trouve
cela fantastique.

Nathalie Georges-Lambrichs — Cela vous est arrivé très jeune de voir cela ?

Marie-Christine Hellmann — Je suis quand même d’une famille d’agriculteurs. J’ai


appris à faire la moisson, à nourrir les cochons et à enfiler le tabac. Le travail manuel,
la production humaine, je trouve cela très important. Je ne pourrais pas vivre et
travailler dans un univers totalement théorique, uniquement dans les livres. Cela me
paraît impossible. Mes grands-parents paternels étaient agriculteurs et, de l’autre
côté, c’étaient des ouvriers. Ma grand-mère maternelle était couturière. Je sais parfai-
tement coudre, et c’est très utile sur un chantier, croyez-moi. Contrairement à
d’autres collègues, je n’ai aucun problème pour parler à des ouvriers sur les chantiers
de fouilles.

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Myriam Mitelman — Vous m’aviez raconté que vous aviez fait un séjour à la Biblio-
thèque nationale dans un département rassemblant des pièces de monnaie…

Marie-Christine Hellmann — En sortant de l’École française d’Athènes, il faut trouver


un poste et c’est là tout le problème : il n’y en a presque pas. On a besoin de plom-
biers, pas d’archéologues. C’est la bataille pour avoir un poste au CNRS, à l’Univer-
sité ou dans les musées. Comme je m’intéressais à l’architecture, mais également aux
petits objets, j’ai trouvé un poste, que j’ai occupé quatre ans, au Département des
monnaies, médailles et antiques de la Bibliothèque nationale ; c’est un endroit fantas-
tique, où sont conservées les anciennes collections des rois de France et des églises de

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France tombées dans le domaine public à la Révolution.

Nathalie Georges-Lambrichs — Pourquoi ne sont-ils pas à La Monnaie ?


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Marie-Christine Hellmann — Ce n’est pas la même institution. L’Hôtel de la


Monnaie de Paris, où l’on grave encore des monnaies et médailles de collection, ne
dépend pas du Ministère de la Culture, contrairement au « Cabinet des médailles »,
créé pour recevoir la collection de monnaies de Louis XIV. La grande table sur laquelle
Louis XIV, puis Louis XV se faisaient montrer leurs monnaies, conservées dans leurs
médaillers spéciaux, est toujours là. Au moment de la Révolution, les collections
privées des « ci-devant » y sont entrées, comme c’est écrit dans les archives, et celles
des églises de France. Quelques autres ont été données par la suite au Cabinet des
monnaies, médailles et antiques, car le duc de Luynes, par exemple, trouvait inté-
ressant que son ancienne collection côtoie celle des rois de France. Il y a le jeu
d’échecs de Charlemagne, enfin, dit de Charlemagne, le trône du roi Dagobert et
puis surtout le grand camée de France, le plus grand camée du monde, une merveille
qui faisait partie du trésor de Saint-Denis. D’une manière générale, les gemmes qui
y sont conservées comptent parmi les plus remarquables du monde. Seul le Kuns-
thistorisches Museum de Vienne possède une collection de camées et de gemmes à
peu près comparable. J’ai donc inventorié des collections françaises pendant quatre
ans et publié le maximum de pièces de la collection léguée par un nommé Wilhelm
Froehner, un savant d’origine allemande.
J’avais la chance d’avoir comme bureau, entre deux médaillers du roi, un bureau
d’époque Louis XV, inconfortable et anti-fonctionnel, mais ce n’est quand même pas
désagréable d’utiliser le mobilier de Sa Majesté ou de ses adjoints. C’est très mal
éclairé, aussi… Cela dit, je ne suis pas devenue numismate.

Myriam Mitelman — Vous disiez que toutes ces pièces antiques sont gravées dans
votre mémoire.

Marie-Christine Hellmann — J’ai d’abord eu à publier la collection de lampes


romaines de Froehner ; les autres lampes romaines qui se trouvaient dans le fonds du

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Cabinet des médailles n’avaient pas encore été vraiment inventoriées ni cataloguées.
Il fallait faire un catalogue scientifique mis en vente à l’entrée, or le seul moyen de
faire ce genre de chose, c’est de voir toutes les autres lampes du même type – des
lampes dont les médaillons comportent une représentation. Certaines représenta-
tions reviennent tout le temps, elles sont connues, on les retrouve dans d’autres
collections, au British Museum ou ailleurs. Vous ne pouvez comprendre ce genre
d’objets que si vous en avez vu d’autres. C’est un travail extrêmement visuel.

Myriam Mitelman — Il y a une mémoire des objets, en fait.

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Marie-Christine Hellmann — Oui. Ainsi, le professeur de sculptures grecques dont
j’ai suivi les cours au Louvre, dans les réserves, avise une tête trouvée sur l’Acropole
d’Athènes en 1885, la regarde dans tous les sens et il dit : « Elle colle avec tel numéro
dans les réserves du musée d’Athènes. »
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Les représentations phalliques sont très fréquentes dans les médaillons de lampes, car
c’est un porte-bonheur. Nombre d’entre elles comportent également des squelettes.
C’est toujours une allusion à la vie brève : « Jouis de la vie parce bientôt tu seras… »
D’autres encore n’ont rien. Enfin, certaines représentations n’ont pas de parallèle.
Elles sont uniques, absolument. On date les lampes d’après la forme de leur bec.

Trouvaille pour trouvaille

Marie-Christine Hellmann — J’ai moi-même fouillé pendant de longues années. J’ai


arrêté pour des raisons de santé. On est dans la saleté tout le temps et j’avais des
problèmes respiratoires, ce qui n’est pas très commode. On finit aussi par se lasser de
la compagnie des vipères et des scorpions. Mais l’on n’est pas obligé de fouiller pour
être archéologue : il faut savoir comment cela se fait et ensuite, il faut publier sa
fouille. Une fouille non publiée est une fouille perdue.

Nathalie Georges-Lambrichs — C’est une question un peu anecdotique, mais votre


grand-père n’a jamais rien trouvé en passant la charrue ?

Marie-Christine Hellmann — Je ne crois pas… Mais figurez-vous qu’un de ses


champs qui se trouve à la sortie d’Erstein (dans le Bas-Rhin) a été vendu à la société
des hypermarchés L***, et que lorsque celle-ci a fait creuser pour construire, les
ouvriers sont tombés sur l’une des plus extraordinaires nécropoles mérovingiennes
d’Alsace. C’était il y a une dizaine d’années. J’arrive pour les vacances et, à l’angle de
la rue, je me fais arrêter par un voisin qui me dit : « Tu ne sais pas, mais c’est un
scandale ! Les archéologues empêchent L*** de travailler ». J’ignorais totalement de
quoi il retournait. On était incapable de m’expliquer quelle était la trouvaille. « Ah,
mais c’est honteux, pourquoi L*** doit payer les fouilles ? » J’avançai : « Mais enfin,
ce ne sont quand même pas les archéologues qui vont payer pour faire les fouilles.

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– Ah si, si ! – Mais il n’en est pas question. La loi c’est la loi, répliquai-je. » J’ai fini
par savoir à force de questionner : la mairie était très contente, c’était une trouvaille
importante. Tout n’a pas été fouillé parce que c’est énorme, mais tout à fait au nord
d’Erstein, il y avait quand même au moins quatre tombes tumulaires avec des armes
et de très beaux bijoux. C’était sur un terrain de mon grand-père.

Nathalie Georges-Lambrichs — Et vous, qu’avez-vous trouvé qui vous reste en


mémoire ?

Marie-Christine Hellmann — J’ai travaillé à Chypre, comme jeune membre de l’École

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française d’Athènes, après la partition de l’île en 1974, car les Français avaient obtenu
la concession d’une fouille près de Limassol. Je me suis rendue à Amathonte, un site
très ingrat ; c’est une colline en pente vers la mer avec une muraille byzantine ; mais
tout en haut, il y avait un pierrier, un gros pierrier. On savait qu’il y avait probable-
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ment là des choses intéressantes, parce qu’au musée du Louvre dans le département
des antiquités orientales, tout à fait au fond, il y a la salle du vase d’Amathonte. C’est
un énorme vase de pierre du VIIe siècle avant notre ère, plus large que mon salon, un
vase en pierre avec deux anses sculptées, en calcaire, et des parois très épaisses. Une
frégate française a descendu ce vase de l’Acropole d’Amathonte en 1865 et a réussi à
le rapporter au Louvre.
Or, non seulement les relevés faits par plusieurs personnes à ce moment-là, mais
les dessins antérieurs – des gravures notamment – montraient qu’il y avait bel et bien
deux vases, là-haut. Des voyageurs ont raconté qu’il y en avait deux, mais que le
second avait été cassé. Alors le directeur de la fouille m’a dit : « Emmène des ouvriers
et essaie de faire vider le pierrier là-haut. » Les ouvriers m’ont tout de suite dit en
grec : « Toi, Maria, tu te mets de côté », car entre les pierres il y avait des serpents,
de longues couleuvres le plus souvent, mais aussi quelques très belles vipères dont ils
ont immédiatement tranché la tête avec leurs bêches. Ils avaient tous des bottes hautes
comme les Crétois.
Ils ont fouillé, jusqu’à une pierre qui ne bougeait pas. Je me suis approchée, je
voyais bien un grand morceau courbe, j’ai tout de suite compris que c’était le
deuxième vase. Ils ont déblayé la base à ma demande, et j’ai vu qu’effectivement ce
rocher était taillé pour y adapter le vase et que celui d’à côté était taillé en rond. « Ça,
c’est l’emplacement du vase du Louvre », ai-je pensé. À ce moment-là, le directeur
de la fouille est monté, je lui ai dit : « Ça, c’est le deuxième vase d’Amathonte et là,
c’était le premier. — Tu es folle, m’a-t-il répondu. » Ça paraissait tellement gros ! Le
lendemain, tout le monde s’accordait sur le fait que c’était probablement juste, il n’y
avait pas d’autre explication. On a continué à déblayer, dégager. Quelques jours
après, arrive le directeur du service archéologique chypriote : « Mais c’est le deuxième
vase. » Les Français se sont hâtés, ensuite, de commander une reproduction du vase
du Louvre, parce qu’ils avaient peur que les Chypriotes ne réclament le retour de
l’original. C’est donc ce fac-similé qui est sur place. Les ouvriers avaient compris

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tout de suite qu’ils avaient trouvé un fragment d’un vase en pierre. Certains, suffi-
samment au courant, m’ont dit : « Celui-là, tu ne vas pas l’emmener ? »

Myriam Mitelman — Il doit y avoir une sacrée tension dans ces moments-là ? Qu’est
ce que vous avez ressenti, alors ?

Marie-Christine Hellmann — C’est émouvant, bien sûr, mais je connaissais un peu


le dossier par des gravures. Après cela, je me suis installée dans une bibliothèque
spécialisée à Athènes qui possède toutes les récits de pèlerinage depuis le Moyen-âge,
et j’ai lu les récits des voyageurs qui étaient passés par là et qui mentionnaient ou

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décrivaient ce deuxième vase.

Restitution, restauration
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Les connaissances ne cessent pas de s’affiner. Voyez le Parthénon : on est constam-


ment obligé de faire de la rénovation pour remonter certaines colonnes ou en
redresser d’autres. Les architectes qui restaurent sont tous spécialisés en archéologie,
ils savent que l’architecture grecque antique n’utilise pas de ciment, tout se fait à
joints vifs – ce n’est pas comme dans l’architecture romaine. Éventuellement, on
insère un goujon entre les deux pierres ; mais la pose est essentiellement à joints vifs :
quand on pose une pierre sur une autre, il faut donc la polir à fond, le dernier polis-
sage s’effectuant avec du sable. Même lorsqu’ils posent le tambour supérieur, les
ouvriers continuent à frotter jusqu’à ce que le joint ne se voie pratiquement plus. Au
Parthénon, les joints sont quasiment invisibles. Mais si vous soulevez les blocs pour
les séparer, vous découvrez un travail ahurissant. Au Parthénon, aucune pièce n’est
parfaitement parallélépipédique. C’est une histoire complètement folle : pour
remonter un temple totalement en ruines, il faut remettre chaque pierre à la place
exacte qu’elle occupait dans l’antiquité.

Myriam Mitelman — Comment, le reconstituer ?

Marie-Christine Hellmann — On commence par inventorier toutes les pierres. Dans


la restauration architecturale, rien n’est dû à l’imagination. C’est une technique mise
au point depuis le dix-neuvième siècle, une pierre ne peut pas aller sur n’importe
quelle autre. D’après les dimensions, vous retrouvez forcément l’emplacement des
pierres ; or le plan des temples grecs répond à des normes précises. Contrairement
aux architectes d’aujourd’hui, les architectes grecs d’autrefois n’étaient pas des créa-
teurs, ils suivaient des modèles et ajoutaient une petite touche personnelle.

Myriam Mitelman — À partir de ce que vous trouvez, vous reconstituez l’architec-


ture des villes ou des cités. Arrive-t-il parfois de trouver des objets dont on ne sait pas
quoi faire, qu’on n’arrive pas à interpréter ?

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Marie-Christine Hellmann — Dans les fouilles, on trouve toujours des objets dont
on ne sait pas trop quoi faire. De temps en temps, un archéologue écrit un article où,
en procédant par comparaison avec d’autres objets, il tente d’expliquer la fonction
d’une trouvaille bizarre, par exemple, que tel objet rectangulaire en terre cuite – une
sorte de plateau avec des casiers – retrouvé dans les maisons de Délos serait un plateau
pour un peintre, avec des casiers pour les différentes couleurs.

Nathalie Georges-Lambrichs — Pour les pigments ?

Marie-Christine Hellmann — Mais justement, le problème est qu’il n’y a plus de pigments

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à l’intérieur des casiers ; peut-être y en avait-il à l’époque de la fouille, mais aujourd’hui,
il n’y a rien ; donc chacun y va de son interprétation, parfois fantaisiste, mais c’est toujours
pour montrer les différences. De nos jours, les techniques de fouille sont plus rigoureuses
et l’on est plus soigneux au moment de la trouvaille ; de plus, autrefois, surtout en Grèce,
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il s’agissait de faire sauter très vite les niveaux romains et paléochrétiens, qui n’intéres-
saient personne. Aujourd’hui, on fait très attention aux niveaux romains.

Pascale Fari — Vous avez utilisé tout à l’heure le terme « remonter » : s’agit-il de
reconstruire ?

Marie-Christine Hellmann — Justement, si on a gardé les niveaux romains, c’est


parfois mieux envisageable. Alors, quand on veut reconstituer, il faut savoir quel état
on va choisir. Lorsqu’une maison, un temple, a plusieurs états, il faut que tout le
monde se mette d’accord pour savoir si on « remonte » le quatrième siècle ou le
cinquième siècle, par exemple, puisqu’il y a plusieurs niveaux. Quand il s’agit de
temples, lorsqu’on fait l’inventaire de tous les blocs, les architectes voient s’il y a diffé-
rents états. Pour les maisons, on n’a pas forcément de la pierre, elles sont souvent en
briques crues et seuls sont conservés les soubassements, c’est donc un peu plus délicat.

Myriam Mitelman — Les « états », ce sont les époques ?

Marie-Christine Hellmann — Oui, et il y a toujours un état mieux conservé que les


autres. On dessine chaque bloc, les blocs errants, et la ruine elle-même, avec ce qui
est encore en place, puis on remonte tout cela sur le papier, sur l’écran d’ordinateur
aujourd’hui. Nous faisons beaucoup de publications comme cela. De bas en haut, les
degrés de certitude vont décroissant : dans les parties hautes, parfois, vous n’avez
plus aucune trace de la toiture ; cela peut signifier qu’elle n’a jamais été prévue ou bien
que les constructeurs ne sont pas montés jusque là-haut ; là, il faut argumenter par
rapport à telle ou telle hypothèse. Une fois que vous avez mis plusieurs années à resti-
tuer l’édifice sur le papier et que vous en êtes bien sûr, il faut trouver l’argent pour
« remonter » tout ou partie de l’édifice physiquement. La restitution, c’est théorique.
Ensuite, il faut faire la restauration.

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Pascale Fari — Dans la manière dont les hommes vivent, dans ce qui est perdu ou
pas, dans ce qui s’est transformé, qu’est-ce qui vous, finalement, vous intéresse ?

Marie-Christine Hellmann — Quand on trouve un certain nombre de poids de


métiers à tisser dans une pièce, on peut dire : « Oui, c’est là que les femmes filaient. »
Tous ces détails de la vie quotidienne m’amusent beaucoup. Prochainement, je ferai
un séminaire sur le thème : Comment faisait-on la cuisine dans l’antiquité grecque ?
Il y a très peu de pièces dont on peut dire : c’est la cuisine, pour la simple raison que
les Grecs cuisinaient avant tout sur des petits braseros portatifs, et, donc, sur des
terrasses, dans la cour, etc. De temps en temps, on a quand même trouvé des cuisines

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avec des foyers fixes. Mais il est plaisant de les imaginer, là, comme vous et moi
faisons un barbecue : ils sont ensemble, dans un coin où on peut faire un peu d’aé-
ration, ou sur les toits. Aujourd’hui encore, on cuisine sur des toits en terrasses, dans
les îles. C’est ce que les archéologues appellent « le temps long », lorsque rien n’a
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changé depuis l’antiquité.

L’épigraphie

Pascale Fari — Vous expliquez aussi que pour pouvoir interpréter la signature qui
figure sur un monument, il faut se référer à l’ensemble des éléments politiques du
contexte. C’est à partir de là qu’il faut décoder pour pouvoir comprendre.

Marie-Christine Hellmann — Absolument : les architectes grecs sont des employés de


la ville, ils font ce qu’on leur demande de faire. On a conservé les décisions du Conseil
et du peuple, qui commencent toujours de la même façon : « Il a plu au Conseil et
au peuple de décider que… ». Puis l’on indique comment l’on va s’y prendre pour
construire, avec quel architecte, combien on va payer le secrétaire… C’est amusant.
C’est l’une de mes spécialités, je suis aussi spécialiste des inscriptions architecturales.

Nathalie Georges-Lambrichs — C’est gravé dans la pierre ?

Marie-Christine Hellmann — Oui. Quand la décision était prise par l’assemblée de


peuple et le Conseil restreint, le secrétaire écrivait cela sur un papyrus, dont aucun
n’a été conservé. Ce qui a été conservé, ce sont les stèles, gravées pour que le citoyen
puisse être informé. Ces inscriptions utilisent des formulaires types, qu’on peut donc
restituer quand il manque une partie de la stèle.

Nathalie Georges-Lambrichs — La stèle se trouve-t-elle sur le bâtiment ?

Marie-Christine Hellmann — En général, elle est exposée sur l’Agora, à côté donc ;
il arrive parfois qu’elle soit sur le bâtiment. Néanmoins, me direz-vous, la majorité
des citoyens ne savaient pas lire, alors, pourquoi faisaient-ils cela ? En creusant la

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Sur le jadis

question, on a pensé que c’est un peu comme les publications de bans de mariage à
la mairie : tout y est affiché et habituellement personne ne lit ; mais, de temps en
temps, vous passez devant, et vous dites : « Bon, voilà. »

Myriam Mitelman — Il faut que ce soit écrit. Même si personne ne lit.

Marie-Christine Hellmann — C’est cela. Outre les textes formulaires, les décisions du
Conseil ou les devis d’architectes, il y a aussi quelques textes encore plus amusants,
comme les comptes de construction avec la mise à l’amende de l’entrepreneur qui a
mal fait son travail…

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Nathalie Georges-Lambrichs — Avec des astreintes quand il était en retard ?

Marie-Christine Hellmann — Oui. À l’époque déjà, il existait le dixième de garantie,


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comme aujourd’hui. D’autres textes sont beaucoup plus rares. Par exemple, parmi
ceux qui attestent les honneurs conférés à certains citoyens ayant payé une construc-
tion (car, peu à peu, au fil des siècles, la Cité – qui n’avait pas toujours l’argent néces-
saire – a fait appel, comme de nos jours, à des mécènes), il y avait des femmes, je
songe en particulier à Archippé, qui vivait au IIIe siècle avant J.-C. à Kymé, en
Turquie ; la stèle est complète, la ville y dit qu’une statue doit être élevée à Archippé
parce que, dans la continuité de sa famille – qui avait apparemment déjà fait du
mécénat – elle a payé le toit de la salle du Conseil après avoir procédé à un concours
d’architectes, avec des maquettes. Des précisions pareilles sont tellement rares ! On
décrit même l’emplacement qui doit lui être réservé pour garer, pour ainsi dire, tout
le matériel sur un coin de la place publique, etc. C’est rare à cause de ces détails, et
parce c’était une femme !
On a aussi parfois des inscriptions très détaillées sur les paiements. Un collègue
belge aujourd’hui en retraite, qui était professeur au Canada et spécialiste des finances
dans les cités grecques – et, plus précisément, des financements des constructions –,
vous expliquerait des choses extraordinaires sur les budgets grecs, les souscriptions,
les emprunts, les cavaleries d’emprunts de telle ville, il vous dirait comment vous
pouvez construire un portique pour que les revenus génèrent l’entretien du portique
et la construction du suivant. Quant aux murailles, généralement, on faisait appel à
la souscription publique et au travail gratuit de tous les citoyens, les femmes
donnaient leurs bijoux pour payer les murailles, ce qui montre bien l’unité du corps
civique. Il est clair que ce qui distingue l’archéologie grecque et romaine de l’ar-
chéologie préhistorique, c’est l’apport capital des textes.
Ce sont, d’une part, les textes qui nous ont enseigné comment interpréter correc-
tement les fouilles et, d’autre part, les préhistoriens, qui, eux, dès le départ, ont fouillé
avec le plus grand soin. Après avoir « bazardé » trop longtemps, nous leur avons
emprunté leurs techniques de fouilles ; et pour mieux interpréter l’habitat, c’est vers
les méthodes des ethnologues et des anthropologues que nous nous sommes tournés.

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Causerie avec Marie-Christine Hellmann

Nathalie Georges-Lambrichs — On pourrait penser que les inscriptions et les belles-


lettres, puisque c’est le nom d’une Académie de l’Institut de France, ne font pas vrai-
ment partie de l’archéologie, qu’il s’agit d’un autre domaine, mais non. Les frontières
sont très floues entre ces champs.

Marie-Christine Hellmann — J’ai encore regardé le dernier programme des commu-


nications faites à l’Académie le vendredi après-midi, lors des séances publiques. Il y
est question des inscriptions nabatéennes et des inscriptions d’Afrique du Nord,
présentées par les correspondants tunisiens et d’autres étrangers.

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Myriam Mitelman — Ce sont des archéologues qui font cela ?

Marie-Christine Hellmann — Certains archéologues sont spécialisés en épigraphie


et en langues anciennes, mais d’autres épigraphistes sont uniquement philologues,
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spécialistes de la langue.

Myriam Mitelman — Ce n’est donc pas le support matériel qui compte pour ces
derniers, mais le texte avant tout. Pourtant, vous ne faites pas passer le rasoir entre
le texte et la pierre, il semble que pour vous ce soit un tout.

Marie-Christine Hellmann — Oui. Mais, d’une manière générale, le problème est de


veiller à ne pas sur-interpréter les textes.

Déchets

Nathalie Georges-Lambrichs — Je suppose que les archéologues s’intéressent aussi au


processus d’évacuation des déchets.

Marie-Christine Hellmann — Un Américain, Bradley Ault, à Cincinnati, travaille


beaucoup sur ce genre de choses, dans l’habitation justement. Comme il fouillait
une ville près du canal de Corinthe – aujourd’hui Porto Cheli, autrefois Halieis – il
s’est intéressé à des espèces de fosses dans la cour. Autrefois, tout le monde prenait
cela pour des citernes, mais en fait il suffisait de les fouiller correctement pour décou-
vrir qu’il s’agissait de ce que les Grecs appelaient le kopron, c’est-à-dire les déchets.
Tout atterrissait là, les pots cassés et les ordures. Il a fait également analyser le contenu
des tinettes et, du coup, il a repris certains résultats publiés pour les amender, en
expliquant ainsi que ce que l’on avait pris pour des citernes dans telle maison fouillée
par l’École française d’Athènes à Thasos était bel et bien le kopron, pour reprendre
la terminologie consacrée par les Grecs aux déjections humaines. Des textes attestent
l’existence de « coprologues », employés municipaux qui, non seulement devaient
nettoyer la rue, mais pouvaient entrer dans les cours pour vidanger. Sinon, c’est vous
qui sortez le sale truc vous-même ! Mais à propos de l’évacuation il existait une grande

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Sur le jadis

variété d’équipements urbains. Délos est une des rares villes où il y a presque dans
chaque maison des latrines, ce qui est très curieux. En Grèce il y a des lieux avec des
bains et des lieux sans, des lieux où il y a des latrines privées et des lieux où il n’y en
a pas. À Délos, c’en est plein…

Nathalie Georges-Lambrichs — Il est quand même difficile d’imaginer qu’il n’y en


avait pas ?

Marie-Christine Hellmann — Justement, parmi les bassins que l’on trouve parfois, il
y avait forcément des tinettes. Des textes anciens disent : « Ma femme, prise d’un

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besoin pressant, descendit de l’étage dans la cour, se soulagea et remonta. » Les
latrines privées de Délos étaient collectives, généralement à deux places ou plus près
de l’entrée. Ensuite, chez les Romains, les latrines publiques comprendront de la
place pour quarante personnes. Le contenu des latrines des maisons de Délos était
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vidangé par le contenu de l’égout des eaux ménagères qui passaient par la cour ;
ensuite, il atterrissait dans l’égout de la rue, où il n’y avait pas beaucoup d’eau. On
a calculé qu’étant donné la pente des égouts à Délos, cela devait bouchonner encore
en dessous, même au bord de la mer…
Voilà le genre de choses, très vivantes et quotidiennes, avec lesquelles on s’amuse
quand on est sur un site archéologique. On s’invite chez des gens, en somme, à
quelques siècles près…

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Le Cabinet de lecture

Miquel Bassols, Michele Cavallo, Hervé Castanet, Nathalie Charraud, Vilma

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Coccoz, Danièle Cohn, Philippe Cullard, Hervé Damase, Hélène Deltombe,
Fabien Fajnwaks, Pascale Fari, Sophie Gayard, Nathalie Georges-Lambrichs,
Deborah Gutermann-Jacquet, Fabienne Hody, Monique Kusnierek, Juan-Pablo
Luchelli, Véronique Mariage, Jean-Claude Milner, Myriam Mitelman, Graciela
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Musachi, Catherine Orsot-Cochard, Daniel Pasqualin, Myriam Perrin, Beatriz


Premazzi, François Regnault, Jean-Pierre Rouillon, Alan Rowan, Véronique Servais-
Poblome, Claude This, Victoria Woollard.

Traductions de Betty Bertrand, Anne Biteau-Goalabré, Fabiana Giada Radicati.

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GRANDES ÉTUDES

Le malentendu et la politique : les deux événements. Le nazisme maintient


questions à Jean-Claude Milner la technique moderne. La chambre à gaz en
donne la preuve. La notion de race doit être

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Juan Pablo Lucchelli – L’école de Francfort, validée par la science moderne. La méthode
durcissant un peu trop le trait, voyait dans les expérimentale est tenue pour incontour-
USA le triomphe du nazisme. Mais vous, nable. De là d’abominables pratiques,
puisque tous deux baignent dans l’illimité, ne auxquelles se sont livrés des médecins issus
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mettez-vous pas sur un pied d’égalité, sans les des meilleures universités. La Révolution
confondre pour autant, le nazisme et la Révo- culturelle, pour sa part, accorde peu de poids
lution culturelle, dès lors que cette dernière à la technique moderne et à la méthode
méconnaît cette limite qui s’appelle « la expérimentale. La question de la science est
survie » ? totalement absorbée par la légitimité de la
théorie marxiste ; la référence à la science
Jean-Claude Milner – Si l’on s’en tient à la galiléenne demeure, mais médiée par Marx
question brute de la survie, on peut mettre et Lénine.
en équivalence beaucoup de systèmes. Par Quant à la survie, la grande nouveauté
exemple, le stalinisme devient indistingable de la Révolution culturelle n’est pas d’avoir
du nazisme et réciproquement. Si l’on se tenu la vie pour peu de chose ; cela, vous le
place du point de vue de l’illimité, on peut trouvez partout. Sa nouveauté est d’avoir
soutenir que toutes les tentatives politiques dénoncé la survie comme le noyau d’une
modernes rencontrent la même antinomie : philosophie et d’avoir laissé entendre que
la langue politique vient du monde clos et toute formation culturelle – et en particu-
des touts1 limités ; or, la politique doit s’ins- lier tout savoir enseigné (aussi appelé savoir
crire dans l’univers moderne, qui est illimité. académique) – dépend d’une telle philoso-
Le libéralisme politique anglo-saxon se phie, ce qui est une analyse profonde. En
heurte à la même antinomie que la Révolu- fait, la Révolution culturelle pose la ques-
tion française. Pour autant, lui est-il tion : « pourquoi y a-t-il de la culture et des
analogue ? savoirs plutôt que rien ? », et répond :
Le nazisme et la Révolution culturelle « parce que la culture et les savoirs répon-
s’inscrivent dans l’illimité, soit, mais c’est un dent à une demande de survie ». Elle pose
trait commun à toutes les formations poli- ensuite la question : « quel être parlant
tiques modernes. Je pourrais donc laisser demande la survie ? » et elle répond : « celui
cette question de côté. Seule la question de qui pense à lui au lieu de penser à la Révo-
la survie est pertinente. Mais, même sur le lution ». De là tout suit, et notamment la
premier point, une différence radicale sépare relation entre refus de la culture, refus des

1. Jean-Claude Milner nous a rappelé que telle est l’orthographe retenue par le dictionnaire de l’Académie française.
[NDLR].

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Le malentendu et la politique, questions à Jean-Claude Milner

savoirs enseignés et dénonciation de la échappe au sujet, elle lui est opaque. C’en est
philosophie de la survie. Au passage, vous presque du « Lacan contre Schmitt », là où
comprenez le lien qui s’établit entre les certains les mettraient dans un même panier ?
thèses que j’ai défendues autrefois dans mon
livre De l’école et mon propos actuel sur la J.-C. Milner – Admettons que j’aie raison
survie. sur Descartes. On peut ramener mon inter-
Le nazisme ne tient pas du tout le même prétation à la mise en lumière d’un suspens.
discours. Bien entendu, il a parlé contre la Celui qui n’est pas prince doit suspendre son
culture et les intellectuels, il a brûlé des jugement sur ce qu’a décidé le prince. Mais
livres, mais il ne s’agit pas de détruire toute du même coup, il est possible que le prince
espèce de savoir, ni toute espèce de trans- lui-même ait décidé en suspendant son

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mission, ni toute espèce de culture. On propre jugement. Revenons alors à Lacan. Il
constate, au contraire, la volonté de consti- me paraît impossible de le lire sans y recon-
tuer une culture nazie, fondée sur la trans- naître la récurrence d’un suspens analogue :
mission ; le résultat fut piteux. Il n’en reste la hâte, la dimension d’évidement dans l’évi-
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pas moins qu’une telle volonté se constate et dence, la réflexion sur la grammaire de l’as-
se relie à une philosophie de la survie. On sentiment, tout cela oriente vers un même
pourrait même avancer que le nazisme place point, qu’on peut appeler le suspens de la
la survie du peuple allemand au centre de sa conscience. La décision chez Schmitt me
doctrine ; rappelez-vous la notion d’espace paraît tout autre. Elle relève au sens strict
vital. Que cette survie d’un peuple passe, de ce que Kant appelait la sophistication de
pour les individus, par la prise de risque et la conscience ; mais la conscience qui sophis-
l’acceptation de la mort, c’est, je le répète, tique, justement n’est pas mise en suspens.
du classique ; que cette survie requière la
mise à mort d’autres peuples – je pense aux J. P. Lucchelli – Vous dites que vous ne donnez
Juifs et aux Tziganes –, c’est moins classique, pas des stratégies à suivre. Pourtant, vers la fin
mais c’est plutôt accepter la philosophie de de votre dernier livre, Pour une politique des
la survie que la rejeter. On ne trouve rien de êtres parlants, vous semblez vous prononcer en
semblable dans la Révolution culturelle. faveur d’un type de stratégie : cibler peu, mais
de manière certaine, renoncer à demander tout
J. P. Lucchelli – Je vous lis : « Descartes [dans pour demander quelque chose (on voit un
sa lecture du Prince de Machiavel] n’exclut exemple de cela dans la fonction actuelle des
même pas que celui qui décide ne sache abso- « associations ») ; êtes-vous d’accord qu’il y a
lument pas pourquoi il décide ainsi plutôt un changement de ton, par exemple si on
qu’autrement […]. L’exception schmittienne compare la fin de ce livre avec la fin du Triple
demeure dans le champ de la règle grammati- du Plaisir où vous concluiez par un « Amer
cale ; elle suppose des régularités et des normes embarras » ?
[…]. En bref, elle suppose un langage ; dans
la décision cartésienne, au contraire, le langage J.-C. Milner – Un changement de ton, sûre-
se suspend et, avec lui, toute espèce de norme » ment, mais aussi une différence dans l’ordre
[Pour une politique des êtres parlants, p. 71]. des raisons. Dans le Triple, je parle des corps
La prudentia, vertu cardinale définie comme en tant qu’ils vivent et en tant qu’ils sont
la capacité de savoir répondre à la contingence, deux. Le plaisir s’inscrit dans cette dimen-
s’éclaire après vous avoir lu : la capacité (d’ex- sion. La possibilité de la mort existe, mais la
ception) qu’aurait l’homme d’État de répondre question de la mise à mort n’est pas posée
à la contingence est elle-même contingente, elle dans mon livre. Pas plus que la question de

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Le Cabinet de lecture, Grandes études

la multiplicité. Dans mes courts traités, je prenant une pose indignée. Ou bien il s’agit
parle des corps en tant qu’ils peuvent être d’obstacles matériels opposés aux consé-
mis à mort et en tant qu’ils sont plusieurs. quences mécaniques. Comme le mécanique
Du même coup, la vie est pensée comme est encore ce qui s’oppose le mieux au méca-
survie. Pour prendre une analogie, je dirais nique, il faut penser à des machineries insti-
que j’ai ajouté des dimensions ; la géométrie tutionnelles. Elles seront toujours irrémé-
s’est enrichie. Mais pas plus que la géométrie diablement déséquilibrées et instables, mais
des solides ne récuse la géométrie des pour commencer à les construire, il faut
surfaces, les courts traités ne récusent le surtout ne pas poser en préalable un chan-
Triple. gement du rapport de forces. Il faut au
contraire raisonner à rapport de forces

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J. P. Lucchelli – Dans Pour une politique des constant. Sinon on en revient à la contrainte
êtres parlants, vous dites « faire que le plus initiale. En fait, on la reproduit. L’impor-
faible, tout en restant faible, soit fort en face tant, c’est que sans changer le rapport de
du plus fort », évitant ainsi la symétrie mimé- forces, le faible ait quelque force. Cela étant
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tique où le faible deviendrait le plus fort. dit, les rapports de force changent ; en fait ils
Implicitement, vous stipulez que le rapport changent toujours tôt ou tard, et il arrive
fort / faible est asymétrique et « à sens unique » que l’on puisse accélérer le tempo, mais là
– un peu comme le « schéma L » de Lacan. n’est pas la question.
Lévi-Strauss décrit un rituel indien où les
enfants, non-initiés, devenaient encore plus J. P. Lucchelli – De même que la révolution,
puissants que les adultes initiés, dans la mesure selon vous, n’avait peut-être pas besoin de
où ils incarnaient les esprits des ancêtres. Ils langue (et donc des êtres parlants), de même,
sont, dit Lévi-Strauss, des « super-initiés » : cette novlangue qu’est l’évaluation n’a pas
depuis leur place de faibles, ils pouvaient besoin d’un État totalitaire pour régner.
« plus », par l’intermédiaire du rituel (équiva- Sommes-nous dans une ère postorwellienne ?
lent d’une institution), que la société adulte
prise comme un tout. Votre proposition vise-t- J.-C. Milner – Je crois au contraire que la
elle ce type de fait de structure ? révolution aurait eu besoin d’une langue.
Elle a échoué partout, parce que la langue
J.-C. Milner – Non. Je pensais exclusivement lui a manqué. Mais la pointe de votre ques-
à nos sociétés, qui s’imaginent sans rituels et tion concerne plutôt la novlangue et l’État
sans initiations. Je suis convaincu de trois totalitaire. Effectivement, je souhaite
choses : 1) il n’y a pas d’autre loi réelle que démontrer que les novlangues – au pluriel –
la loi du plus fort ; 2) la loi du plus fort est peuvent se dispenser de l’énorme appa-
radicalement asymétrique et il n’y a aucun reillage autoritaire. De même qu’il n’est pas
système de compensation ; 3) il n’y a pas toujours besoin de tuer un être parlant pour
d’autre force que la force physique, je veux qu’il se taise, il n’est pas toujours besoin de
dire la force qui contraint les corps. Tout ce brutalité pour contraindre les corps parlants.
qu’on appelle liberté, égalité, justice, droit, Foucault avait déjà abordé cette question, en
cherche à échapper aux conséquences méca- termes de contrôle.
niques de ces trois réels combinés. Cela peut Pour autant, je récuserais l’expression
se faire de deux manières. Ou bien il s’agit d’ère postorwellienne. À cause d’Orwell,
d’échappatoires purement verbales : la poli- justement. 1984, lorsque le roman a été
tique se borne à déguiser son acceptation publié (en 1949), se proposait comme une
passive de ces conséquences, au besoin, en métonymie du présent ; en ce sens, il tenait

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Le malentendu et la politique, questions à Jean-Claude Milner

lieu de reportage, dans une conjoncture où et distincte de l’infini. Ils en font usage, sans
le reportage était interdit. Il est entre-temps bien savoir ce que c’est. (2) La notion d’in-
devenu une métaphore de notre présent et fini prend son statut mathématique au cours
de notre avenir ; de tenant lieu de reportage, du XIXe siècle et s’accomplit avec Cantor,
il s’est transformé en œuvre. Plus exacte- mais cette notion demeure sans consé-
ment, on comprend qu’il l’a toujours été. quences pour la physique mathématisée et
Comme le laisse entendre Rousseau, le sens pour la révolution ; l’infini qui importe pour
figuré est premier ; Orwell pouvait croire elles, c’est toujours l’infini non-mathéma-
qu’il parlait de l’URSS au sens propre, en tique. (3) À travers l’infini non-mathéma-
n’usant des figures qu’en second temps, pour tique, la véritable question est celle du tout
parer à la persécution. Maintenant que l’URSS et de ses chicanes, telles que Lacan les

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a disparu, que l’année 1984 est passée, le construit. Cette lecture étant admise, il
texte révèle que d’emblée, le sens figuré apparaît que l’univers infini se situe du côté
opérait ; le sens propre était second et dérivé. de l’illimité. On peut ainsi éclairer l’anti-
1984 est la métaphore de tout gouvernement nomie politique.
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des choses, qu’il soit autoritaire ou libéral. La politique vient du monde clos et des
touts limités – sa langue en témoigne –, mais
Fabian Fajnwaks – Dans Constats, vous elle a à se déployer dans l’univers des touts
abordiez la révolution comme le lieu où « la illimités. La révolution est l’une des tenta-
politique touche à l’éthique, une éthique du tives majeures pour tenter de résoudre la
maximum, déchiffrée comme une éthique de difficulté. Je n’ai jamais supposé que c’était
l’infini ». Dans Pour une politique des êtres la seule. Faire supporter l’illimité par la
parlants, vous évoquez la Révolution française forme-marchandise, ça a été le choix du libé-
comme le projet « d’inscrire l’illimité du côté ralisme anglo-saxon ; le faire supporter par
de la politique », en faisant le constat que « la les seules marchandises qui ne s’usent pas
langue politique a perdu son seul vocable quand on s’en sert, autrement dit l’argent et
moderne : la révolution ». Où est passé aujour- les produits financiers, ça a été le choix de ces
d’hui l’illimité que la Révolution nommait ? dernières décennies. Toutes les variantes de
S’il y a eu déplacement, celui-ci ne s’est-il pas la politique des choses reposent sur l’hypo-
opéré au prix d’une réduction que suppose le thèse que l’être parlant ne fait pas limite aux
passage d’une politique maximaliste à la pers- choses. Le minimalisme rouvre la question.
pective minimaliste que vous proposez pour
une politique des êtres parlants ? F. Fajnwaks – Quel rôle assignez-vous aux
discours de droite et de gauche dans l’anatomie
J.-C. Milner – Dans Constats, il m’impor- de la discussion politique, où dirigeants et
tait de souligner le thème de l’infini, pour citoyens se trouvent dans un échange imagi-
marquer la relation entre la révolution poli- naire des places ? Est-ce que les figures du
tique et l’univers moderne. Depuis, j’ai knave et du fool que Lacan évoquait dans son
précisé mes conceptions. En particulier, j’ai séminaire pour caractériser les figures de l’in-
avancé trois propositions qui n’étaient pas tellectuel de droite et de gauche sont toujours
encore suffisamment nettes dans Constats : d’actualité dans la mimétique de la politique
(1) L’infini de la science moderne n’est pas contemporaine ?
proprement mathématique ; plus exacte-
ment, quand, de Galilée à Newton, la J.-C. Milner – L’opposition droite / gauche
physique se mathématise, les mathémati- n’a de sens que dans un système parlemen-
ciens avouent ne pas avoir une notion claire taire. Elle est liée au vote. Votre question

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Le Cabinet de lecture, Grandes études

doit donc être reformulée : quel rôle attri- justement pour cette raison, je ne la crois pas
buer au vote dans la discussion politique ? opérante aujourd’hui.
Je le résumerais ainsi : dans son principe, Je note du reste que Lacan ne l’a pas
l’instant du vote cisaille la mimétique. En souvent reprise. Je ne suis pas seul à conjec-
cet instant en effet, il n’y a plus que des turer qu’il a jugé opportun de transposer le
gouvernés, et les gouvernants sont censé- knave dans la canaille, qui revêt une portée
ment sans pouvoir. Mais cela, c’est du prin- non-circonstanciée. Dans des propos qu’a
cipe. Dans la réalité, la mimétique règne rapportés François Regnault, Lacan n’hési-
avant et après la coupure du vote. Quant au tait pas à désigner Louis XIV et Staline
vote lui-même, je crains qu’il ne soit la comme des canailles. Or, selon moi, le
continuation de la discussion politique, premier est antérieur à la mimétique et le

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plutôt que son suspens. En tout cas, on second la fait exploser, tout en l’instrumen-
discute volontiers des votes possibles – du talisant. La canaillerie détermine donc une
sien propre, de celui de son interlocuteur, de position du sujet qui excède la mimétique.
celui des autres. La règle de ces entretiens C’est pourquoi dans Les noms indistincts,
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relève bien de la mimétique. On ne peut j’ai transformé l’opposition knaves / fools en


discuter des votes qu’en s’imaginant en posi- une chaîne d’oppositions entre canailles et
tion de gouvernant ; le votant va même imbéciles, entre imbéciles et idiotes. Je ne
jusqu’à croire qu’il est gouvernant quand il commenterai pas le jeu du masculin et du
vote, ce qui est une illusion et l’image stric- féminin dans cette chaîne, bien qu’il soit
tement renversée de la structure ; le vote ne important. Je remarquerai seulement que
fait pas du gouvernant un gouverné ; si le l’anglais knave est intrinsèquement situé du
vote touchait à quelque réel, il ferait que le côté des garçons (voir l’allemand Knabe) et
gouverné en tant que gouverné ait effective- que Lacan use du pluriel, alors que canaille
ment du pouvoir. J’hésite à croire que ce réel est de ces mots qui doivent demeurer au
surgisse jamais, mais ce qui est sûr, c’est que féminin, alors même qu’ils désignent un
les termes « droite » et « gauche » ont pour mâle et qui peuvent demeurer au singulier,
mission d’obturer toute éventualité d’un tel alors même qu’ils désignent une multipli-
surgissement. Ils s’inscrivent dans la conver- cité.
sation de l’avant-vote et de l’après-vote ; ils Vous évoquez le cas des intellectuels.
parasitent le vote lui-même. Être de droite J’admets qu’ils parlent plus que d’autres. Du
ou de gauche, c’est sans doute voter à droite même coup, ils s’adonnent plus que d’autres
ou à gauche, mais c’est surtout dire et à la mimétique. Mais je ne crois pas que la
proclamer qu’on vote (a voté, votera) à mimétique leur soit propre. Vous évoquez la
droite ou à gauche. Dès qu’on parle ainsi, division entre intellectuels de gauche et
on s’inscrit dans la mimétique. intellectuels de droite. Je ne tiens pas cette
L’opposition que Lacan dresse entre division pour importante. Plus importante
knaves et fools a pu se superposer un temps à est la division suivante : est-ce par canaillerie
l’opposition droite / gauche. En fait, elle tire ou par imbécillité ou par idiotie qu’un intel-
sa valeur d’être circonstanciée (je ne dis pas lectuel choisit la position qu’il choisit ? Dans
circonstancielle) ; c’est une réflexion sur la plupart des cas, ce n’est pas par
l’avènement du gaullisme et la décomposi- canaillerie ; je situerais la différence en
tion de la gauche française ; elle est contem- termes d’imbécillité (fléchissement) ou
poraine de la déploration que Sartre a placée d’idiotie (fidélité), mais cette différence
en préface d’Aden Arabie. À certains égards, traverse toutes les positions, droite, gauche,
elle en constitue une interprétation mais, centre, extrêmes.

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Le malentendu et la politique, questions à Jean-Claude Milner

F. Fajnwaks – Votre proposition d’une « poli- Debord), pourriez-vous nous indiquer quelles
tique du fragment » semble répondre d’une sont les transformations que ce semblant a
manière pragmatique à la stratégie des experts subies depuis son déploiement ?
et des évaluateurs qui, eux aussi, ont affaire à
un objet de plus en plus fragmenté. Même si J.-C. Milner – Ma position n’est pas celle
cette approche pragmatique peut apporter des que vous dites. Le semblant en politique
résultats concrets (l’action des Forums des existe depuis que la politique existe, c’est-à-
psys), est-ce qu’elle ne risque pas de se voir dire depuis qu’on parle politique. Quand et
réduite à une action micropolitique, et dans où a-t-on commencé à parler politique ? Au
certains cas se trouver récupérée par les déci- fond, je n’en sais rien, mais j’ai admis ce
deurs dans le champ plus ample de la macro- qu’on admet généralement : cela a

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politique ? commencé en Europe et, en Europe, cela a
commencé à Athènes. Si on me démontre le
J.-C. Milner – Aucune conduite politique contraire, soit, ce n’est pas décisif pour moi.
n’est garantie contre sa corruption. On a vu Est décisive en revanche la proposition
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que la politique maximaliste s’est imman- suivante : la discussion politique, telle que
quablement orientée vers le despotisme. De je la dispose, commence en Europe après
la même manière, une politique du frag- 1815. Elle n’inaugure donc pas le règne du
ment peut être retournée en simple prag- semblant ; elle le continue, en traitant les
matisme par des experts habiles, mais à la effets des ruptures qui ont suivi 1789.
différence de la politique maximaliste, la Disons, pour faire simple, que la monar-
catastrophe n’est pas certaine. Si j’osais, chie absolue à la française, mais tout autant
j’emprunterais à Freud une analogie. La le gouvernement constitutionnel à l’anglaise
politique du fragment requiert une attention ou à l’américaine, proposaient un traitement
flottante, afin de déterminer, conjoncture du semblant où la mimétique n’avait pas de
par conjoncture, le fragment décisif. Pour rôle majeur. Le sujet ne saurait imiter le roi,
prendre un exemple récent, réclamer et mais le citoyen n’imite pas davantage la
obtenir le départ d’un despote, c’est de Constitution ni aucun pouvoir constitu-
l’ordre du fragment, pas du pragmatisme au tionnel. Encore aujourd’hui, je ne suis pas
sens usuel du terme. certain que la discussion politique et la
mimétique fonctionnent à plein aux USA,
F. Fajnwaks – Le réel de la politique ne dans la mesure exacte où aux USA, la Consti-
continue-t-il pas à être, comme vous l’indi- tution continue de faire foi.
quez, la prise des décisions, au-delà de toute la Nixon a été condamné par l’ensemble
mimétique qui décline la dimension du des citoyens américains ; ce jugement ne me
semblant en politique ? paraît pas fondé sur la mimétique. Le
citoyen n’a pas dit : « à sa place, j’aurais agi
J.-C. Milner – On peut appeler cela la déci- autrement » ; il a dit plutôt : « en tant que je
sion. Je préférerais me tourner vers Lacan, ne suis pas Président, je juge qu’un Président
qui a proposé un essaim de noms : la hâte, ne doit pas agir comme Nixon l’a fait ». De
l’évidence-évidement, l’assentiment, l’inter- là l’importance de l’aveu en première
prétation, le sens, etc. personne dans l’interview de Frost ; on en a
tiré un film très réussi, mais je dois dire que
F. Fajnwaks – Puisque vous indiquez que le l’original, que j’ai revu sur le Net, est infini-
semblant en politique existe depuis que la poli- ment plus impressionnant. Nixon, qui parle
tique ressortit de l’imitation (votre critique de en tant que personne ne peut être à sa place,

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Le Cabinet de lecture, Grandes études

et s’adresse aux citoyens en tant qu’ils ne rence avec Nixon. Non seulement personne
peuvent ni ne veulent être ou avoir été à sa ne demande que le Président parle en
place. Le semblant est aux commandes, n’en première personne, mais quand il le fait, le
doutons pas, mais pas sous la forme mimé- rire éclate. C’était déjà vrai sous De Gaulle
tique. et sous Mitterrand, même si on l’a oublié,
Interrogeons-nous à présent sur l’avenir mais ce n’était pas aussi systématique. Le
de la mimétique. Considérons la France pouvoir des imitateurs trahit peut-être
d’aujourd’hui. L’actuel Président de la Répu- l’épuisement de la mimétique et de la
blique est rejeté et raillé par une majorité de discussion. Hegel distinguait le comique,
citoyens ; ce jugement me paraît fondé sur la qui relève de la liberté, et la satire qui
mimétique : « à sa place, etc. ». De là confirme la servitude. Le rire que suscite

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d’ailleurs, le rôle étrangement important des l’imitateur, est-il comique ou satirique ? La
imitateurs. Le ressort de leur succès ? Ils discussion politique est-elle devenue le
passent leur temps à parler comme le Prési- moyen de ne pas parler politique ?
dent et à lui faire dire je. On mesure la diffé-
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Cette grande étude est la première version d’un texte à paraître en octobre prochain
aux éditions Verdier [NDLR].

« Il leur fallait de l’être » « Dès lors, nous sommes déjà plus à même
de pressentir pourquoi la vérité est éprouvée
Martin Heidegger, Parménide, Biblio- et pensée au sens du “hors-retrait” » [p. 48].
thèque de philosophie / Œuvres de Heidegger part d’une idée simple ; il
Martin Heidegger, traduit de l’allemand recourt, selon sa démarche habituelle qui est
et annoté par Thomas Piel, Paris, Galli- aussi son invention philosophique, à l’éty-
mard, NRF, 2011. Traduit d’après Parme- mologie du mot grec alèthéia (±lhqeia de a
nides, Victorio Klostermann GmbH, et lhqh), et traduit en allemand lèthè par
Francfort-sur-le-Main, 1992, 288 p., « retrait » (Verborgenheit) qui, précédé du a
24,90 €. privatif, produit le « non-retrait » (Unver-
borgenheit) [p. 26]. Mais, là où la philologie
« La tâche de la pensée, en son essence, n’est s’arrêterait, se bornant à circonscrire des aires
jamais que de dire le même, l’ancien, le plus sémantiques ou des dérivations, la pensée de
ancien, l’initial, et de le dire de façon Heidegger commence, et elle entraîne son
initiale. » [p. 127] auditeur de 1942, et son lecteur actuel, dans
une investigation qui leur demande moins
Ce cours de Heidegger sur Parménide a une attention intellectuelle qu’un exercice
été professé durant le semestre de l’hiver 1942- spirituel, une méditation (il utilise le mot)
43 (on notera la période !) à l’université de métaphysique, bien que postérieure à la fin
Fribourg-en-Brisgau. Le texte en a paru en de la métaphysique.
1982 dans le tome LIV de l’édition complète Ce cheminement, dont la progression est
des Œuvres. Sa traduction et des annotations constituée d’autant de reprises, de boucles et
par Thomas Piel viennent de paraître. de bifurcations, s’ordonne selon une
Il s’atteste que, depuis Heidegger – et quadruple pertinence.
évidemment depuis Hölderlin –, il y a une Le mot « hors-retrait » donne lieu à
vitre très opaque entre les Grecs et nous. quatre « indications directrices » (tel est le

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François Regnault, « Il leur fallait de l’être »

concept qui commande l’ordonnance du tomber, et donc sur la prééminence de l’im-


cours). Les deux premières se laissent perium romain sur la pensée du faux, suivie
formuler et fixer à travers les deux accen- de celle de l’Église catholique ; jusqu’à une
tuations possibles du mot « hors-retrait » : méditation sur la polis [la polij qui n’est ni
hors-retrait et hors-retrait [p. 33]. Heidegger la ville ni l’État, p. 147] et sur la tragédie,
part donc de ce retrait, de ce cèlement, qui se termine avec la fin de la République
comme source inaugurale du concept grec de Platon dans la « plaine de la Léthé » [p.
de vérité, puis s’interroge ensuite sur cette 196 et République, 621b].
sortie du retrait que suppose le mot grec, et Cette première partie traverse donc toute
la pensée qu’elle induit. Car ce retrait est la métaphysique de la vérité (Veritas,
aussi bien oubli (de la racine laq, lath), Wahrheit, etc.), telle que la philosophe la

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l’être comme oublié, et l’oubli de cet oubli : « pratique », jusqu’à Hegel.
« L’homme moderne a oublié l’essence de La quatrième indication, qui occupe la
l’oubli. » Depuis lors, « L’oubli de l’être seconde partie, est le point de vue heideggé-
nimbe l’ensemble du globe terrestre et de rien : une quatrième voie s’ouvre à l’alèthéia :
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l’humanité qu’il porte » [p. 53]. On est « Dans l’essence du hors-retrait règne l’ou-
parfois surpris que l’oubli de l’être, qui nous vert » [p. 226], concept non-grec, et « l’es-
semble à la fois souverain et irrémédiable, sence encore voilée de l’ouvert en tant que ce
donne lieu à des considérations qu’on peut qui s’ouvre initialement est la liberté ». Ce
juger naïves, comme lorsque l’auteur de Sein libre-espace est une éclaircie de la lumière, et
und Zeit nous explique que : « La machine à elle détermine l’Occident comme pays du
écrire voile l’essence de l’écriture et de l’écrit. soir qui « cèle et abrite en soi le matin de ce
Elle retire à l’homme le rang essentiel de la pays » [p. 237], le matin grec. Ce soir est
main, sans que l’homme fasse dûment dominé par une opposition du « théorique »
l’épreuve de ce retrait ni qu’il reconnaisse et du « pratique », dont le dernier avatar est
qu’à travers lui une mutation du rapport de le pragmatisme américain : « Par cette “philo-
l’être à l’essence de l’homme s’est d’ores et sophie”, déclare Heidegger en 1942, l’Occi-
déjà produite. » [p. 140]. Considération qui dent ne sera ni rédimé ni sauvé » [p. 238].
ouvre évidemment sur l’essence de la tech- Cette partie, scandée par un commen-
nique, cette machine à oublier l’être. taire de l’ «ouvert » dans une poésie de Rilke
La troisième indication directrice vise le (Huitième élégie de Duino, p. 243 & sq.)
caractère conflictuel du hors-retrait, qui n’est pas sans une sombre beauté. Heidegger
deviendra en « Occident » l’opposition incrimine en même temps « la métaphysique
canonique du vrai et du faux, sans oublier du complet oubli de l’être, qui est au fonde-
que les Grecs, pour dénommer ce faux, utili- ment du biologisme du XIXe siècle ainsi que
sent une autre racine, yeudoj : la réflexion, de la psychanalyse » [p. 245], marquée par
alors plus volontiers héraclitéenne que « le primat de l’inconscient sur le
parménidienne, rabâche tant la sentence conscient » : « L’esprit de la philosophie de
d’Héraclite : « La guerre est le père de toutes Schopenhauer, par la médiation de
choses », qu’« elle n’a guère plus rien de Nietzsche et des doctrines psychanalytiques,
grec » et nous rapproche plutôt de la contra- se tient à l’arrière-plan de cette poésie » [p.
diction selon Hegel et Schelling [p. 38-39]. 253].
Cette troisième indication commande toute Mais peut-être me risquerai-je à situer
la première partie de l’ouvrage ; à noter un justement ici la réflexion de Lacan sur la
intéressant développement sur le faux vérité comme fiction, comme ce au nom de
comme falsum, mot latin, du verbe fallere, quoi on parle, etc., moins comme une thèse

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Le Cabinet de lecture, Grandes études

relative à ce triomphe de la technique sous Aussi laisse-t-il le soin à la théologie de dire


les espèces de la psychanalyse, que comme son mot aujourd’hui : « Laissons la théologie
une catégorie proche de la recherche de décider si la méditation ici tentée de l’es-
Heidegger, voire inspirée un temps par elle, sence de la vérité […] n’est pas plus féconde
puisque Lacan arrache tout autant cette pour la sauvegarde de ce qui est chrétien que
vérité à l’opposition contradictoire classique, le désir absurde de construire, sur la “base”
avec l’inconscient « absence de contradic- de la physique atomique moderne, de
tion » selon Freud [« L’inconscient », Méta- nouvelles preuves “scientifiquement”
psychologie, §5], et que, chez lui, cette Vérité fondées de l’existence de Dieu et de la
prend la parole [« La chose freudienne… », “liberté de la volonté”. » [p. 267]. Dieu sans
Écrits]. Heidegger ne dit-il pas d’ailleurs que l’être, de Jean-Luc Marion, semble bien une

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« L’être se donne initialement dans la réponse négative à cette question.
parole » ? [p. 127] Et s’il a pu dire une fois (dans une inter-
Peut-être sera-t-il permis un jour view, je crois), que « Seul un dieu peut nous
d’écouter la parole de Heidegger comme sauver », on en conclura que ce n’est donc
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l’immense nostalgie, comme le refoulement pas l’Être ! Aussi, dans le poème de Parmé-
de la religion révélée, dont le Dieu caché est nide, la Vérité qui est d’abord une déesse –
l’Être, et considérera-t-on des phrases telles Heidegger y insiste longuement – nous
que « Nous plions notre être à l’appel du laisse-t-elle hors-salut, malgré la Voie qu’elle
commencement, lequel […] nous est plus prétend indiquer. Il faut reconnaître cepen-
proche encore que ce que nous avons dant, au-delà de cette espèce de nostalgie
coutume de tenir pour le plus proche » chrétienne que Nietzsche eût pu dénoncer,
comme un fac-similé, une singerie des tout ce que doivent à cette immense médi-
sentences pauliniennes. Ou encore, tation sur la différence ontologique, sur le
remplacez dans l’Évangile de saint Jean, le Retrait et sur l’Ouvert, les réflexions posté-
Logos, le Verbe, par l’Être, et vous aurez des rieures sur l’archi-écriture, la trace, la diffé-
phrases telles que « Au commencement était rance et le différend, jusqu’à cette patiente
l’être […] il était auprès de nous […] nous déconstruction dont ceux qui l’entrepren-
ne l’avons pas connu, etc. ». Aussi est-on nent n’entendent pas venir à bout.
surpris que, citant la phrase du Christ : « Je On en conclura alors qu’à tant faire que
suis la voie, la vérité, la vie », Heidegger de déconstruire, mieux vaut encore
conclue si vite que « cette parole n’a plus de s’adresser au fondateur de l’entreprise qu’à
grec que les mots » [p. 81], ce dont il tentera ses épigones, à celui qui, plutôt que de nous
de rendre compte dans une analyse de la imposer un travail interminable, aura
différence entre les dieux grecs et le Dieu préféré nous disposer entre la posture de
chrétien [p. 178]. On renverserait, ce Sentinelles du Destin, et celle de Bergers de
faisant, la formule de l’onto-théologie, l’Être.
puisque Heidegger se demande, dans l’un de C’est qu’aux métaphysiciens, comme dit
ses constants questionnements, pourquoi Lacan, que voulez-vous : « Il leur fallait de
l’ontologie s’est muée en onto-théologie, l’être »1.
Dieu ayant comme usurpé la place de l’Être. François Regnault

1. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 70 : « Les métaphysiciens, les penseurs
grecs ont traduit [la parole de Yahvé à Moïse dans Exode, III, 14] Je suis celui qui est, parce que, bien sûr, il leur fal-
lait de l’être. »

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Nathalie Charraud, Mathématiques chinoises

Mathématiques chinoises la vérité des affirmations dans un style


sophistique, entraîna une méfiance vis-à-vis
Kiyosi Yabuuti, Une histoire des mathé- de la logique, si bien que les avancées des
matiques chinoises, Paris, Belin / Pour la mathématiques chinoises, tout en témoi-
Science, 2000, 192 p., 19,95 €. gnant d’une véritable pensée mathématique,
se fondaient essentiellement sur une
En découvrant cette histoire des mathé- confiance en l’intuition.
matiques chinoises, nous allons de surprise Les premières traces d’une écriture sur les
en surprise et une foule de questions surgis- écailles de tortue contiennent déjà des carrés
sent sur les relations qui ont pu exister entre magiques et les premières notations de
l’Europe et l’Extrême-Orient bien avant nombres ont d’abord valeur divinatoire. Des

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Marco Polo. En effet, les objets mathéma- cordelettes nouées servaient également à
tiques sont les mêmes, les questions et exprimer les nombres et l’auteur de cette
problèmes à résoudre également, mais la histoire des mathématiques chinoises nous
façon de les traiter est fort différente, donne l’exemple du nombre 12555,5 qui
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donnant relief à l’inquiétante et familière accrédite l’utilisation des nombres décimaux


étrangeté propre à l’étude des mathéma- dès la plus haute Antiquité.
tiques. Quelle porosité entre les deux bouts L’ouvrage le plus commenté des mathé-
du continent a permis que les Chinois s’in- matiques de l’Antiquité chinoise s’intitule
téressent de façon à peu près concomitante « Les neuf chapitres sur les procédures
aux mêmes figures géométriques, approxi- mathématiques » [rédigé sous les Han, 200
ment la valeur de pi (π) par les mêmes av.-200 apr. J.-C.], qui fait partie des dix
méthodes, avec une précision d’ailleurs plus classiques mathématiques rassemblés sur le
grande, posent le « triangle de Pascal » trois modèle des dix classiques du confucianisme.
siècles avant Pascal, résolvent à la même Karine Chemla a pu avancer à propos des
période des équations à plusieurs inconnues, neuf chapitres que « des motivations d’ordre
en donnant à celles-ci un signe propre philosophique ont pu jouer un rôle dans le
(comme notre X plus tard), ce que Viète et fait que les mathématiciens ont consacré une
Descartes ne feront qu’au XVIIe siècle ? grande partie de leurs efforts aux algo-
Joseph Needham avait démontré que la rithmes » [« Le calcul dans les mathé-
science chinoise, et pas seulement la tech- matiques chinoises », in Le réel en
nique, était plus en avance que l’européenne mathématiques, (s./dir.) P. Cartier et N.
jusqu’au XVe siècle, et que l’inversion s’est Charraud, Agalma, 2004, p. 230]. Elle
produite à partir de l’idée moderne de lois montre que la multiplication et la division,
de la nature conçues par un Créateur en tant que transformations inverses l’une
rationnel et écrites en langage mathématique de l’autre, incarnaient le fait que des muta-
[La science chinoise et l’Occident, Seuil, 1969, tions sont partout à l’œuvre dans le réel, et
p. 240-243]. Rien de tel n’était possible en que le célèbre Yi Jing (le livre des mutations
Chine où la notion de loi correspond consignées sous forme de trigrammes et
toujours à une loi humaine, édictée par le d’hexagrammes) est présent et cité dans les
législateur pour assurer l’harmonie entre le neuf chapitres.
Ciel, la Terre et l’homme grâce au respect À partir de problèmes concrets de distri-
des rituels et des règles éthiques. Par ailleurs, bution des terres et des céréales, des calculs
le rejet du mouvement mohiste, autour du sur les fractions et les proportions, ainsi que
philosophe Mozi, qui posait la question de sur les aires et les volumes sont présentés à
l’aide de baguettes distribuées sur un

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Le Cabinet de lecture, Grandes études

plateau. Les nombres décimaux sont utilisés Guangqi. Il rédige également avec Li Zhizao
jusqu’à 10 000, et le théorème de Pythagore, un « Indicateur arithmétique commun aux
démontré géométriquement pour 3, 4, 5, est cultures ».
généralisé intuitivement à tout triangle Bien avant la querelle des rites, un
rectangle. Le principal commentateur, Liu mathématicien comme Mei Wending
Hui (~263 apr. J.-C.), apporta une approxi- (1633-1721) réintroduisit dans « Le calcul
mation de pi au-delà de 3, avec plusieurs au pinceau » [1693] l’idée de la supériorité
chiffres après la virgule. Il introduisit pour des mathématiques chinoises : les Éléments
cela un principe d’exhaustion pour les n’apporteraient rien de neuf, toute la géomé-
cercles, les approchant avec des polygones trie occidentale pouvant s’interpréter à partir
réguliers à un nombre croissant de côtés. du « principe base-hauteur » (le théorème de

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Des travaux d’astronomie utilisent la trigo- Pythagore). Il prône le maintien de l’écriture
nométrie, alors que l’écriture décimale chinoise et la disposition verticale, rejetant
indienne est adoptée vers 600. les chiffres arabes.
Au XIIIe siècle, un moine taoïste invente Au long du XVIIIe siècle, époque de
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« l’art de l’inconnue céleste » dans un grande stabilité politique en Chine, les


ouvrage au titre poétique : « Reflets des échanges entre l’Europe et la Chine se font
mesures du cercle sur la mer » (1248). Le intenses ; sous le règne de l’empereur
signe zéro apparaît à cette époque, marqué Kangxi, le calcul différentiel et intégral est
par un point, puis par un rond, comme en introduit en Chine mais les disciples de Mei
Inde. C’est le siècle d’or des mathématiques Wending demeurent influents, surtout après
chinoises, où l’inconnue dans les équations le discrédit et la méfiance à l’égard des occi-
est marqué d’un caractère, un autre désigne dentaux qui s’affirment après la querelle des
la constante, mais l’algèbre qui se développe rites. On assiste à un renouveau des mathé-
demeure « instrumentale », au regret de l’au- matiques traditionnelles, ce qui fait dire à
teur. En effet Kiyosi Yabuuti souligne l’im- notre auteur japonais que la Chine prit un
portance de la transmission d’une culture à retard de cinquante ans sur le Japon – qui
une autre comme occasion d’enrichissement ne connut pas les mêmes réticences à l’égard
des connaissances. Les mathématiques des apports de l’Occident.
grecques doivent beaucoup aux mathéma- Le travail mathématique n’est pas sans
tiques égyptiennes, de même que les mathé- s’ancrer dans une culture, comme en
matiques européennes doivent leur témoigne en 1876 le mathématicien Li
développement à leurs racines prises dans les Shanlan qui déclare que c’est parce qu’il avait
mathématiques arabes et grecques. Dans le lu « Reflets de la mesure du cercle sur la mer »
cas de la Chine, la science s’est développée qu’il avait pu comprendre le calcul infinité-
en vase clos : « Une fois leur modèle général simal des Occidentaux, car finalement « le
mis en place, elles [les mathématiques] n’ont principe de toutes les mathématiques occi-
connu aucune transformation radicale » dentales était celui de l’inconnue céleste » ;
[p. 41]. l’inconnue (céleste) est en effet au fondement
Cependant, au XVIe siècle, avec l’arrivée de l’algèbre et de sa libération par l’écriture,
des premiers Jésuites, les Éléments d’Euclide qu’elle soit d’Orient ou d’Occident.
que l’Europe vient de redécouvrir sont
traduits par Matteo Ricci, avec l’aide de Xu Nathalie Charraud

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CONNEXIONS

Conjectures De coniecturis, grand texte resté en retrait,


dans le monde francophone comme dans
Nicolas de Cues, Les conjectures. De d’autres aires linguistiques. Cette lecture
coniecturis, Paris, Les Belles Lettres, éclairera considérablement le sens à conférer

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2011, 336 p., 39 €. à l’expression « sciences conjecturales », que
Lacan reprenait, à un moment de son ensei-
En plein milieu du XVe siècle, quelqu’un gnement, pour situer la place de la psycha-
avait pressenti l’avènement d’une science qui nalyse par rapport à la science. De quoi
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devait attendre Galilée, deux siècles donc s’agit-il ?


encore, pour voir la lumière. Et il l’avait Les Conjectures sont une œuvre énigma-
senti en anticipant les effets du maniement tique à plus d’un titre. Elles se posent d’em-
de la vérité dans ses disjonctions avec le blée comme projet d’un art général destiné
savoir d’un côté, avec l’exactitude et la préci- à trouver la vérité, méthode intellectuelle
sion des instruments techniques de l’autre. pour aborder n’importe quel objet dans le
C’était le cardinal Nicolas de Cues, « ce champ du savoir, dans un horizon qu’on a
magnifique constructeur de systèmes », pu faire dériver d’un autre « art général »,
comme l’avait qualifié Alexandre Koyré, en celui du majorquin Raymond Lulle dont
repérant que son œuvre montrait la voie de Nicolas de Cues avait été un grand lecteur
la rupture épistémologique menant à la nais- [Cf. Colomer E., Nikolaus von Kues und
sance de la science moderne [« La pensée Raymond Lulle, Berlin, De Gruyer, 1961].
moderne », Études d’histoire de la pensée Mais elles peuvent aussi être considérées
scientifique, Paris, Gallimard, 1973, p. 20]. comme une sorte de Discours de la méthode
C’est en effet Nicolas de Cues qui a « inau- avant la lettre, dans un esprit très éloigné
guré le travail destructif qui mène à la démo- déjà de l’art médiéval, étant donné leur
lition du cosmos bien ordonné, en mettant rigueur conceptuelle.
sur le même plan ontologique la réalité de D’une part, elles reprennent le sens que
la Terre et celle des Cieux », à partir de la le terme « conjecture » avait dans cette tradi-
géométrisation de l’espace et de la dispari- tion médiévale : ce qu’on ne peut pas appré-
tion de la hiérarchie qui distinguait hender avec précision, ce qui s’oppose à la
jusqu’alors ces deux réalités [Koyré A., parole de Dieu et à la certitude qu’elle
« L’apport scientifique de la Renaissance », produit, ce qui porte sur le multiple et le
Études d’histoire de la pensée scientifique, contingent, ce dont la connaissance est
Paris, Gallimard, 1973, p. 54]. toujours médiatisée – comme c’était le cas
On connaît surtout son De docta igno- dans l’art de la médecine où cette notion
rantia, que Jacques Lacan a cité à plusieurs était également en usage. D’autre part, la
reprises dans son repérage de la place de conjecture – terme que Nicolas de Cues
l’analyste – devant se maintenir dans une avait déjà employé dans De la docte ignorance
« ignorance docte », position la plus élevée à propos des mesures astronomiques –,
du savoir. On connaissait beaucoup moins désigne la conviction dans un calcul, et

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Le Cabinet de lecture, Connexions

même une certitude dans un réel qui reste [p. 8]. Nicolas de Cues fonde ainsi la conjec-
inaccessible à l’esprit humain : un réel parti- ture dans ce que le langage véhicule de plus
culier qui échappe à la raison de l’Un pour réel – soit le nombre comme distinct de la
rester dans une altérité irréductible – les quantité ou de l’exactitude inatteignable.
termes unius et alteritate sont du Cusain lui- Comme le disait Lacan, « si l’inconscient
même. La conjecture sera ainsi le concept témoigne d’un réel qui lui soit propre, c’est
majeur pour appréhender cette altérité dans inversement là notre chance d’élucider
la nature et son modèle premier sera le comment le langage véhicule dans le nombre
nombre, mais le nombre comme un concept le réel dont la science s’élabore » [« Intro-
distinct du quantifiable. Dans cette pers- duction à l’édition allemande d’un premier
pective, Nicolas de Cues vise la dimension volume des Écrits », Autres écrits, Paris, Seuil,

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d’une mathesis au sens large du terme – non 2001, p. 558]. On pourra donc suivre toute
une élaboration réductible à la quantifica- l’argumentation conjecturale du Cusain en
tion toujours abusive, mais le principe de la tenant compte de cette distinction si cruciale
science future d’un Galilée. dans l’orientation qui est la nôtre en psycha-
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Voyons donc la façon de fonder cette nalyse : le nombre n’est pas la quantité, de
conjecture, dans une division aussi instruc- même que la vérité n’est pas l’exactitude.
tive qu’indépassable entre vérité et exacti- Disons, pour conclure, que cet art de la
tude : « L’exactitude de la vérité est hors de conjecture de l’Un sur l’altérité, l’auteur
notre atteinte. La conséquence en est que n’exclut pas d’en appliquer la procédure à sa
toute assertion humaine portant sur le vrai propre logique. Il s’agit, dit-il, de « conjec-
est conjecture » [p. 2]. Et pourtant, la conjec- turer mon propos, et, si tu le veux, conce-
ture n’est pas le doute ou la brume obscure voir, par un art général, la différence aussi
de l’incertain, mais une façon d’opérer – bien entre les conjectures qu’entre ceux qui
toujours par l’art de l’altérité opposé à l’unité les produisent » [p. 106]. Au lecteur, donc,
de la nature –, à savoir logiquement : « La de suivre les effets de cet art. Ils ne seront
logique n’est autre chose que l’art où se pas sans conséquences pour ce qui est de
déploie la puissance de la raison » [p. 76]. repérer la place de la conjecture du sujet
Son principe conceptuel sera le nombre, dans la science de notre temps.
comme modèle symbolique des choses :
« Rien ne peut être antérieur au nombre » Miquel Bassols

Le philosophe chinois Tchouang- mots, plutôt que le pinyin qui s’impose


tseu maintenant partout – dans lequel
Tchouang-tseu est transcrit Zhuangzi.]
Jean-François Billeter, Notes sur
Tchouang-tseu et la philosophie, Paris, Après les Leçons sur Tchouang-tseu et les
Éditions Allia, 2010, 110 p., 6,10 €. Études sur Tchouang-tseu, Jean-François
Billeter nous livre ses Notes sur Tchouang-tseu
[Nous avons gardé la transcription fran- et la philosophie, ensemble de réflexions qui
çaise qui est celle que Jean-François Billeter lui sont venues à la suite d’un colloque tenu
utilise car elle préserve la prononciation des à Taipei sur son premier ouvrage. Une série

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Nathalie Charraud, Le philosophe chinois Tchouang-tseu

de malentendus avec ses interlocuteurs sujet qui s’extrait du monde pour accéder à
chinois, d’ordre terminologique, mais aussi la méditation, tandis que J.-F. Billeter intro-
concernant l’interprétation de la pensée duisait une notion du sujet liée à une défi-
même de Tchouang-tseu, restaient à nition nouvelle du corps, qui serait implicite
éclaircir. L’auteur juge que celle-ci a une chez Tchouang-tseu et qu’il définit « comme
portée universelle, car fondée sur l’expé- l’ensemble de nos facultés, de nos ressources
rience que tout individu peut éprouver dans et de nos forces, connues et inconnues de
son rapport au langage, au corps et à la nous, autrement dit comme un monde sans
société. Il aborde ainsi les concepts d’har- limites discernables, au sein duquel la
monie et d’énergie, au fondement même de conscience tantôt disparaît, tantôt se détache
la pensée chinoise, de façon neuve au regard à des degrés variables selon les régimes de

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de la tradition chinoise. notre activité » [p. 30]. Là encore, les inter-
On connaît la controverse qui l’opposa locuteurs chinois avaient adhéré, mais en
à François Jullien pour ce qui est de la ramenant cette nouvelle acception du corps
traduction du terme Tao, par exemple. Ce à ce qu’ils connaissaient – ils y retrouvaient
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dernier estime qu’il faut garder le même mot le Qi [tsi] : l’énergie, le souffle, supposé
pour traduire toutes les occurrences de Tao, constituer le fond commun de toutes choses.
alors que notre auteur préconise, au Il est classique de considérer Tchouang-
contraire, de tenir compte du contexte et de tseu comme un philosophe du Qi, ce contre
choisir à chaque fois le mot qui s’appliquera quoi J.-F. Billeter proteste, pour deux
le mieux à la phrase française et facilitera la raisons, explique-t-il. Il n’y a, d’une part, pas
compréhension de celle-ci. Les risques de d’abord doctrinal chez Tchouang-tseu, et
distorsions sont dès lors plus grands et l’on donc pas de doctrine du Qi : « Un discours
ne peut s’étonner de la perplexité avec trop cohérent lui paraissait suspect parce
laquelle les spécialistes chinois ont accueilli qu’il s’intéressait en premier lieu aux apories
certains de ses commentaires. La démarche de la pensée, aux paradoxes et aux disconti-
est pourtant séduisante et donne sans aucun nuités sur lesquels nous butons dans l’expé-
doute à penser. Je vais tenter d’en restituer rience de nous-mêmes et du monde » [p.
quelques fils. 34] ; le second point est que l’interprétation
Le courant philosophique européen le traditionnelle du Qi s’est imposée à partir
plus proche de ce que J.-F. Billeter développe des Song (960-1279) et ne correspond pas
à partir de sa lecture de Tchouang-tseu serait à ce que pensait véritablement Tchouang-
la méthode phénoménologique, mais avec tseu. Cette interprétation devenue classique
cette différence : « Ce n’est pas l’épistémo- implique une continuité entre les phéno-
logie qui intéresse Tchouang-tseu, mais mènes, entre objectif et subjectif, sans
notre liberté subjective, notre capacité de rupture, avec pour conséquence que « le
nous dégager des choses pour agir juste », sujet ne peut être conçu comme le lieu d’où
affirmait-il déjà dans les Leçons [Billeter J.-F., surgit le nouveau » [p. 35].
p. 108]. Il voit dans ce philosophe antique – Selon J.-F. Billeter, les pièces de
IVe siècle avant notre ère – un auteur qui Tchouang-tseu suggèrent que la subjectivité
apporte des solutions à nos problèmes les consiste en un va-et-vient entre le vide et les
plus contemporains et les plus universels, choses – le vide correspondant alors à une
une ouverture pour créer du nouveau corrélé capacité de changement. Ce vide créateur est
à un sujet enfin autonome et créateur. à situer dans l’individu, précise J.-F. Billeter,
Les interlocuteurs chinois avaient opiné, ce que ne font pas les Chinois dans leur
mais, pour eux, le sujet autonome était le lecture de Tchouang-tseu. Ce détournement

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Le Cabinet de lecture, Connexions

du « véritable Tchouang-tseu » servait une « L’oreille ne peut faire plus qu’écouter, l’es-
politique impériale, qui situait le fondement prit ne peut faire plus que reconnaître,
de l’ordre des choses dans l’univers, et non tandis que l’énergie est un vide entièrement
dans le sujet, celui-ci devant s’y plier pour disponible. L’acte s’assemble seulement dans
que l’harmonie soit préservée. ce vide. Et ce vide, c’est le jeûne de l’esprit. »
Terminons cette brève évocation par une [cité p. 82]
citation qui donne envie d’aller connaître
davantage Tchouang-tseu lui-même : Nathalie Charraud

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La dupe et la philosophie tromperie de la parole dans l’ordre de la
vérité. La dissimulation dans l’ordre de la
Augustin Giovannoni, Les figures de parole ne désigne pas seulement le mensonge
mais la tromperie, c’est-à-dire le mensonge
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l’homme trompé, Paris, PUF, coll. L’inter-


rogation philosophique, 2011, 408 p., en tant qu’il comporte, en promettant le vrai,
30 €. la possibilité supplémentaire de dire le vrai
pour égarer l’autre, pour lui faire croire autre
Augustin Giovannoni vient de publier chose que le vrai. » [p. 11]
un livre ambitieux qui peut se résumer par Ce livre, en quatre cents pages serrées,
une question : qu’est-ce que la dupe ? Cette travaille cette interrogation. Le psychana-
question est explicitement posée à la philo- lyste peut y trouver matière à réflexion, car
sophie. L’auteur avance dans une direction la dupe, il connaît. Elle est sa partenaire des
précise : que produit dans la philosophie bons et des mauvais jours. Comment
l’introduction de la dupe ? Il ne répond pas oublier que, dès le début de son enseigne-
à la question : qu’est-ce que la dupe pour la ment, Lacan fait de la tromperie la preuve
philosophie ?, mais plutôt à celle-ci : quels pratique de l’existence de l’Autre ? L’Autre, je
effets, quelles modifications produit l’intro- le rencontre au moment où il me trompe et
duction de la dupe dans la philosophie ? La c’est parce qu’il peut me tromper que juste-
dupe est donc une « aporie » – elle ne va pas ment il est Autre. Mais l’Autre qui me
de soi ; tel un virus, elle porte un incompa- trompe n’est pas pour autant transparent à
tible avec le lieu philosophique où elle se lui-même – la tromperie est trompeuse pour
pose. Le philosophe universitaire ne veut pas l’Autre qui trompe. L’exemple de Lacan est
se livrer ; il manie les concepts, les réfé- lumineux : on connaît, dit-il, des animaux
rences, les citations mais lui, comme sujet, qui effacent leurs traces pour échapper aux
veut s’effacer. prédateurs ; par contre, on ne trouve aucun
Et pourtant ? Que penser d’un philosophe animal qui laisse volontairement ses traces
qui prétend adresser à la philosophie ce qu’elle afin de conduire le prédateur là où il veut –
ne peut diriger ? Il doit bien y avoir une jouis- pour lui tendre un piège, par exemple. Bref,
sance particulière à faire taire la philosophie le monde animal, sans l’Autre du langage,
pour enfin dire « je » comme philosophe. ne connaît pas les faux indices qui font vrai :
A. Giovannoni réglerait-il ses comptes avec les indices et autres traces y sont toujours
pères sévères de sa discipline ? exacts. Les exemples pourraient être multi-
Quelle est cette aporie ? « Ce dont la pliés et notamment ceux qui font référence
dupe est incapable, c’est de témoigner de la à Épiménide le Crétois ou à la blague juive

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Hervé Castanet, La dupe et la philosophie

sur Cracovie rapportée par Freud. seulement individuelle et privée, cela devient
Nous ne pouvons dialoguer avec toutes cette expérience subjective dont l’histoire
les références d’A. Giovannoni, qui se comp- n’est plus exclue. C’est l’opposé d’une fin de
tent par centaines. Rappelons les titres des l’histoire, parce que cette traversée implique
quatre parties du livre : Le rapport à soi et la le surgissement d’un futur dans le présent.
structure de la subjectivité dupée ; De la A. Giovannoni parlera d’une « politique de
duperie de soi à la subjectivation exilique. l’hospitalité » [p. 396], soit l’accueil du
Passivation, dénégation, assujettissement singulier où chacun est une exception.
corporel ; Les paradoxes de l’auto-illusion ; C’est en cela que ce livre rigoureux peut
La reconnaissance mutuelle. Nommons une être médité par le psychanalyste. Le psycha-
avancée clef : A. Giovannoni fait de la nalyste orienté par Lacan regrettera cepen-

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duperie de soi une expérience à traverser et dant que l’auteur dialogue avec des
en cela la rapproche de l’exil : « Examiner la psychanalystes qui ont fondé leurs travaux
question de l’exil invite à mettre en lumière sur le refus de Lacan. La lecture des Sémi-
les ruptures du tissu historique, l’exclusion naires de Lacan D’un discours qui ne serait
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massive des citoyens sans abri de toute parti- pas du semblant et Les non-dupes errent aurait
cipation à la vie démocratique des États, les été, par contre, une excellente orientation.
sursauts et les révoltes de tant d’apatrides et Ce nouveau débat est désormais à produire :
d’immigrés, la tradition souterraine des en quoi la dupe selon Lacan permet-elle de
oubliés, et à porter témoignage pour toutes reposer l’enjeu de cette aporie ?
les victimes de l’histoire. » [p. 390] Traverser
la duperie de soi n’est plus une aventure Hervé Castanet

Foucault et la vérité système d’exclusion. La logique de pouvoir


qui la sous-tend est ainsi décortiquée et illus-
Michel Foucault, Leçons sur la volonté de trée à travers les exemples pris dans l’Anti-
savoir. Cours au Collège de France [1970- quité. Il y repère comment la volonté de
1971], Paris, Gallimard / Seuil, coll. savoir s’est muée, de l’époque archaïque à
Hautes Études, 2011, 316 p., 23 €. l’époque classique, en volonté de vérité. Une
vérité soucieuse d’opérer la partition entre le
Michel Foucault inaugure ses leçons au vrai et le faux. Une vérité qui ne s’articule
Collège de France en décembre 1970. Au plus à un sujet, mais à un système de domi-
cours de l’année 1970-1971, il prononce les nation.
Leçons sur la volonté de savoir, aujourd’hui Partant de l’analyse de la Métaphysique
publiées et accompagnées du Savoir de d’Aristote, il s’agit d’abord de montrer
l’Œdipe. Le philosophe, mais aussi l’histo- comment la philosophie classique fait de la
rien, s’y essaient à la construction d’une volonté de savoir un désir universel et
généalogie et d’une épistémologie de la univoque. L’univers aristotélicien est celui
volonté de savoir, fondées sur l’articulation d’un savoir pacifié, confondu avec le désir,
logique entre les concepts de connaissance, étranger à la violence, à l’ambivalence et à
de vérité et de savoir. Confrontant Aristote l’interdit. Don de la nature, il est aussi géné-
et Nietszche, M. Foucault entend histori- rateur de plaisir et s’éloigne par là même de
ciser cette volonté en l’analysant comme la redoutable conception du savoir qui fait le

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Le Cabinet de lecture, Connexions

ressort des tragédies grecques, comme celle Ce rapport entre pureté et vérité est
d’Œdipe, où ce qu’il ignore le traque avant illustré de manière paradigmatique par
de le tuer. Œdipe, tenu dans une position d’exclusion
M. Foucault entreprend ainsi de décons- à l’égard du savoir, du fait de son ignorance
truire le système de contraintes et d’exclu- de la Loi fondamentale. À partir de cet
sion qui régit le rapport au savoir et à la exemple, M. Foucault interroge la significa-
vérité. Pour cela, il mêle à l’analyse philoso- tion de l’histoire d’Œdipe et c’est pour lui
phique l’investigation historique. C’est cette l’occasion de marquer sa divergence d’inter-
enquête qui le conduit à confronter la prétation par rapport à Freud. Pour lui,
conception de la vérité qui prévaut dans la Œdipe ne raconterait « peut-être pas le
Grèce archaïque à celle de la Grèce classique, destin de nos instincts ou de notre désir.

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et ce à partir du modèle politico-judiciaire. Mais il manifeste peut-être un certain
La conception de la vérité qui s’y impose est système de contrainte auquel obéit depuis la
le fruit des rapports de pouvoir, comme de Grèce le discours de vérité dans les sociétés
la lutte qui oppose les aristocrates au peuple. occidentales. […] Freud, avançant dans la
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La régulation des rapports sociaux qui direction des rapports du désir à la vérité, a
découle de la prise de pouvoir de la plèbe et cru qu’Œdipe lui parlait des formes univer-
l’écriture de la loi favorisent la mutation de selles du désir, alors qu’il lui racontait les
la vérité. Celle-ci, longtemps confisquée par contraintes historiques de notre système de
l’aristocratie et l’appareil d’État, devient vérité » [p. 185].
vérité judiciaire. Établie sur des faits, elle Les Leçons sur la volonté de savoir retra-
peut être revendiquée par tout un chacun et cent ainsi le déplacement du lieu de la vérité,
devient le garant d’un nouvel ordre du et se servent aussi de cette migration pour
monde comme d’un nouvel ordre moral. Au réinterpréter le « mythe fondateur du
sein de celui-ci, le crime qui souille la cité névrosé », le faire glisser vers le paradigme
est lavé par l’établissement d’une vérité des de la procédure d’exclusion inhérente au
faits. La vérité est ainsi l’instrument de l’ex- processus de savoir. Là se lit toute la distance
clusion : la souillure du crime frappe de Foucault à la psychanalyse : la vérité du
l’impur, et celui qui s’est rendu coupable sujet, vérité de son désir, est éludée, au profit
d’avoir ignoré la loi est condamné à l’er- d’une étude toujours plus poussée des
rance. M. Foucault met alors en lumière le processus de contrainte qui sont censés le
double ressort de la logique de l’exclusion : brider pour mieux le normer – la naissance
« les rapports de l’impureté à la loi se nouent de la psychiatrie moderne étant, selon lui,
finalement par l’intermédiaire du savoir. un des outils de cette coercition.
Pour savoir énoncer la loi, il ne faut pas être
impur. Mais pour être pur, il faut savoir la Deborah Gutermann-Jacquet
loi » [p. 182]. Celui qui est impur n’a donc
pas accès à l’ordre des choses.

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L’AUTISME, TOUR D’HORIZON

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Des mots et des chiffres langage – ce sont ses propres termes. Lors
d’une présentation publique, en mars 2004

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Daniel Tammet, Embrasser le ciel à Oxford, il a pu réciter de mémoire la
immense : Le cerveau des génies, Paris, Les constante π (pi) jusqu’à la 22 514e décimale.
Arènes, 2008, 331 p., 22 €; Editions de Il connaît, par ailleurs, une douzaine de
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poche, Paris, J’ai lu, 2011, 317 p., 6,37 €. langues et est capable d’en apprendre une
nouvelle en une semaine.
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« J’ai rencontré beaucoup de difficultés Le rapport de D. Tammet aux mots et


pendant mes premières années de scolarité aux nombres est de satisfaction. On s’en
[…]. Je suivais un traitement contre l’épi- aperçoit rapidement quand on lit ce qu’il dit
lepsie et ma façon de penser, rêveuse et idio- de sa prestation à Oxford : « Ce record est
syncrasique, allait à l’encontre des rythmes d’abord le résultat de plusieurs semaines de
standards et impersonnels de l’école. Mes travail et de discipline. Auxquelles il faut
professeurs […] ne connaissaient pas les ajouter, il est vrai, la capacité de mon esprit
programmes adaptés aux enfants surdoués à percevoir les nombres comme des formes
[…]. Aussi me laissèrent-ils apprendre à ma complexes, en trois dimensions, avec une
manière. couleur et une texture. » C’est grâce à cette
Avec le soutien et l’encouragement vision des formes que « j’ai pu dérouler les
continuel de ma famille, j’ai trouvé le moyen décimales du nombre π dans ma tête comme
de libérer mes dons. J’ai passé beaucoup de un panorama numérique. J’étais fasciné et
temps dans les bibliothèques […], inventé émerveillé par une telle beauté. […] C’est
des jeux de rôle avec mes frères et soeurs, l’un de mes souvenirs les plus heureux.
joué au Scrabble, récité des poésies […]. À […] Chiffre après chiffre, j’entrais dans une
mesure que ma confiance et ma sociabilité sorte de méditation, comme enveloppé par
se développaient, il m’est devenu plus facile le flot des décimales […]. Les nombres se
de décrire […] les magnifiques paysages de structuraient de façon rythmique en formes
mots, de nombres et d’idées qui défilaient lumineuses, colorées et personnalisées. Je
dans ma tête […]. Petit à petit, j’ai réussi à composais une sorte de mélodie visuelle qui
me convaincre de la capacité de mon esprit serpentait dans le labyrinthe de mon esprit
à faire des choses prodigieuses. J’ai pris et me donnait à entendre la musique des
conscience que ma différence était une béné- chiffres. » [p. 73-74]
diction, et non le fardeau que je croyais S’agissant de son rapport à la langue,
devoir porter. J’ai trouvé la force d’accepter amour est le mot juste, à son avis, pour
ce que j’étais, ce que je suis. » [p. 50] décrire ce qu’il ressent. Certains mots, ou
Daniel Tammet est fasciné par les combinaisons de mots, sont pour lui parti-
nombres et amoureux des mots et du culièrement esthétiques et émouvants. « Par

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Le Cabinet de lecture, L’autisme, tour d’horizon

exemple : buttercup, bouton-d’or en anglais ; toutefois, qu’il y aurait souvent chez les
ljósmódir, sage-femme en islandais ou litté- génies créatifs une « hyperconnectivité » du
ralement « mère lumière » ; et le finnois aja cerveau. En ce qui le concerne, il s’agirait
hiljaa sillalla, « faites attention en condui- d’une hyperconnectivité entre les aires céré-
sant sur le pont ! » [p. 107]. Et, en effet, à brales dédiées au langage et au calcul. Un
prononcer cet aja hiljaa sillalla, dans une manque d’inhibition produirait dans son
langue que l’on ne comprend pas, on s’aper- cerveau un dérèglement, engendrerait des
çoit que ça chante. Un peu de cette musique communications anarchiques entre ces
passe d’ailleurs dans la traduction française : parties habituellement séparées et serait à la
faites attention en conduisant sur le pont. source de ses « tempêtes créatives » [p. 187].

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Dans son livre, D. Tammet ne se Il observe d’ailleurs une analogie dans le
contente pas de transmettre son goût et son rapport qu’il entretient aux mots et aux

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savoir-faire avec les mots et les nombres. Il chiffres : il est capable d’appréhender les
s’interroge également sur les processus nombres, à l’instar des phrases, comme des
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« neurocérébraux » impliqués dans ses capa- formations syntaxiques.


cités savantes. Il cherche à localiser dans le Quant à nous, nous lirons plutôt cette
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cerveau le réel qui rendrait compte de ses hyperconnectivité comme morsure de la


capacités exceptionnelles. Il fait l’hypothèse langue et fascination pour le signifiant hors
de l’existence d’un instinct du langage et sens – le Un, qu’il soit chiffre ou mot –, une
d’un instinct des nombres, qui résideraient fascination qui peut aller effectivement
dans deux aires distinctes du cerveau. Et il jusqu’au prodige.
en déduit que les capacités numériques des
autistes savants ne seraient que le résultat de Monique Kusnierek
processus cérébraux naturels. À ceci près,

« Faire sentir la frappe » nuité avec elle, A. Deshays se livre à l’écri-


ture comme à une tâche essentielle ; elle veut
Annick Deshays, Libres propos philoso- consacrer sa vie à cette œuvre : faire sentir
phiques d’une autiste, Paris, Presses de la aux parents la frappe et les effets produits.
Renaissance, 2009, 194 p., 14,80 €. L’auteur vante le travail partagé. Elle déve-
loppe l’idée exaltante d’une « communica-
Libres propos philosophiques d’un autiste tion d’être à être », de la prolongation
est le témoignage d’un sujet autiste mutique, éternelle du processus d’enfantement par le
affecté d’un syndrome de Rett qui bloque sa biais du clavier, merveilleux cadeau des
motricité. Annick Deshays ne parle pas mais parents. « On continue de se nourrir de
écrit grâce à la découverte de l’aide à la l’énergie de ses parents ».
communication dite AICO, qui permet d’ac- Dès le premier chapitre, elle s’insurge et
compagner les gestes des autistes et des nous communique la raison de son écrit :
personnes mutiques. Elle la définit comme faire reconnaitre son droit à la singularité.
« tout autant fiable que la parole ». L’autisme ouvre des portes au-delà des
« Moi j’utilise une machine comme vous normes et illustre vraiment et judicieuse-
utilisez votre voix ». Aidée par sa mère qui ment la question de la différence. La norme
soutient physiquement son geste, en conti- détruit l’originalité dans l’œuf… Obliger

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Véronique Mariage, « Faire sentir la frappe

toute personne à intégrer une articulation sait privilégier une pratique libératrice du
verbale dans une génétique fuyant toute rire et de l’humour au quotidien » nous
parole, c’est briser un mot dès son origine. enseigne-t-elle.
Un autiste raisonne très isolément. Il joue L’auteure témoigne aussi très finement de
avec les mots tout en les codifiant selon son son rapport au corps. Elle se considère comme
état émotionnel, il fabrique son dictionnaire. spectatrice d’elle-même, percevant son propre
L’instinct de survie exige ça. « Il nous corps comme extérieur, objet d’une étude
manque la parole, non les mots », écrit-elle. détaillée sur internet. Elle dit l’effort constant
Cette singularité lui donne une grande de « jouer des apparats physiques pour harmo-
liberté dans son rapport au langage et la niser son mental ». Et elle développe l’impor-

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pousse aussi à dénoncer toute volonté de tance de son rapport à Dieu.
normalisation déployée par les rééducations Chaque ligne de cet ouvrage, et plus

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comportementales. Elle se défend de leurs spécialement les poèmes, témoigne de l’au-
manipulations afin de s’affirmer en tant que dace et de l’originalité de leur auteure. Le
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sujet, et témoigne aussi de l’insoutenable des livre de A. Deshays permettra au lecteur une
thérapies qui privilégient l’observation et nouvelle approche de l’autisme et lui ensei-
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annulent la parole. « Faire du comporte- gnera que « retrouver la simplicité dans l’ori-
mentalisme, c’est inciter à nous rendre ginalité, et la règle du silence dans la
“facile” par un formatage réduisant notre quiétude, tels sont les arts premiers utiles à
liberté d’expression ; c’est durcir notre grave l’accompagnement des autistes ».
problème d’identification et d’humanisa-
tion. Un vrai accompagnement est celui qui Véronique Mariage

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Le Cabinet de lecture, L’autisme, tour d’horizon

représentation et sans fantasme, dans le


respect absolu de son altérité » [p. 244]. Le
premier regard, les premières tétées seraient,
selon cette conception, le temps zéro de l’ap-
parition du langage, moment où la mère tisse
une « enveloppe symbolique, où sa rêverie,
son souffle et sa parole rassemblent et
contiennent l’enfant » [p. 203].
H. Rey-Flaud passe sous silence le réseau
symbolique qui précède la venue au monde

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de l’enfant. Il ne mentionne pas non plus le
désir de la mère, son rapport à l’Autre, au

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phallus ni même au père. Pourtant, quand il
reprend la thèse oubliée de D. Meltzer sur
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l’abord esthétique du visage de la mère, il


aborde la relation du sujet au manque
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maternel : « Si la mère est trop belle, si elle est


la Merveille à quoi rien ne manque [...], le
bébé ne peut trouver en elle aucune place où
se loger » [p. 95-96].
Il est plus proche des Lefort lorsqu’il déve-
loppe les conséquences de la rencontre ratée
du sujet autiste avec l’Autre, déficit de symbo-
lisation qui ne lui permet pas d’organiser les
empreintes sensorielles (sensations) en images
(perceptions) et, au-delà, en traces (représen-
tations, signifiants). D’où le primat des sensa-
tions dans l’autisme archaïque et celui de
l’image pour les autistes dits « de haut
niveau ». L’autiste vit donc dans un monde
chaotique sans organisation spatiale ni tempo-
relle. Son corps n’est pas bordé ni unifié, ni
son identité assurée. Le puzzle est au principe
de sa construction du monde [p. 80]. H. Rey-
Flaud cite à l’appui de sa démonstration de
nombreux témoins autistes ou artistes :

La pierre de Rosette de l’autisme ?


La mise en perspective de certains témoi-
Portia Iversen, Derrière le silence. Le gnages de sujets autistes et de leurs familles,
combat de deux mères pour révéler le axés le plus souvent sur la communication,
monde caché de l’autisme, traduit de l’an- et ce que Lacan n’a eu de cesse de prendre
glais par Valérie Moran, Paris, Robert au sérieux : la responsabilité de chaque
Laffont, 2009, 324 p., 21 €. parlêtre face à la jouissance, rencontrent l’ac-

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Daniel Pasqualin, La pierre de Rosette de l’autisme ?

tualité de l’enseignement à l’ECF, sur le beaucoup de choses, à commencer par des


thème de l’autisme généralisé. Paradoxale- lettres. Cela forme des mots, puis des
ment, c’est souvent ce que démontrent, à phrases. Il s’agit d’une forme de communi-
leur insu, ces témoignages mettant en valeur cation, mais qui n’exprime ni affects, ni
la conduite inédite que parviennent parfois pensées personnelles. Qu’à cela ne tienne,
à inventer certains de ceux que l’on dit Tito veut publier ses poèmes, devenir un
autistes. écrivain, il est invité partout pour en faire
Portia apprend des spécialistes que son démonstration. Portia est maintenant bran-
fils de deux ans, Dov, est autiste. « Non chée sur Tito plus que sur Dov et sur Soma
verbal », comme elle l’écrit, incapable de plus que sur elle-même.

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parler, d’apprendre à lire ou écrire, prison- Étrange quatuor que ce doublon de
nier de lui-même, il appartient à un monde mères et d’enfants, qui déloge un peu Portia

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auquel ses parents n’ont pas accès. Strange du strange son. Il y a bien un combat,
son, comme le dit le titre anglais. Rien ne le comme l’indique le titre français. Entre les
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ramène dans le lien, comme si on lui avait fils, et entre les mères, aussi. Le forçage de
volé son esprit. Portia découvre alors les la communication n’est pas le « doux forçage
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poèmes d’un jeune indien autiste surdoué, du signifiant » produisant un sujet suscep-
Tito, qui, assisté de sa mère Soma, parvient tible de prendre place dans le monde par son
à communiquer à l’aide d’un alphabet et bricolage sinthomatique. Différence fonda-
d’un clavier. mentale entre « parler » comme un ordina-
Qu’est-ce que communiquer ? C’est la teur et se représenter par le signifiant ou la
question centrale de ce témoignage. Tito ne lettre. Ici, pas d’angoisse chez ce jeune
parvient pas à engager sa voix dans une autiste, il doit apprendre à tout prix, c’est
énonciation ; il ne parle pas à l’Autre mais dans l’air du temps ; l’on ne décèle ni persé-
désigne des lettres sur un alphabet, aidé par cution ni défense.
sa mère qui doit le soutenir, ou toucher son Sur quel lien social cela débouche-t-il ?
corps pour lui donner l’impulsion. Cela Sur quelle présence au monde ? L’idée de
évoque la communication facilitée, avec Dov, devenir rabbin sur internet, est surpre-
l’aide d’un double, ici Soma, la mère de nante : retour à la spiritualité, de celui à qui
Tito. Ce n’est, toutefois, pas à dédaigner : son esprit avait été volé. Le sujet nous donne
nous, cliniciens orientés par une clinique ainsi une indication de son bricolage de
lacanienne, savons que le sujet peut s’ap- signes, de son « Autre de synthèse » comme
puyer sur un double et sur un objet autis- le dit J.-Cl. Maleval [op. cit., p. 172], qui
tique pour traiter la jouissance qui l’envahit peut l’inscrire dans un pseudo lien social
et le coupe du monde [Maleval J.-Cl., « Les sans « trop de corps ». Se creuse ainsi un
objets autistiques complexes sont-ils écart qui peut le décoller quelque peu d’être
nocifs ? » dans L’autiste, son double et ses la cause qui satellise l’existence de sa mère.
objets, PUR, 2009]. Cet écart constitue une étape essentielle,
Tito et sa mère Soma sont invités aux comme la clinique de l’autisme nous le
USA par Portia Iversen, afin de prouver au prouve au quotidien. Même si, dans le cas
monde que l’autiste non verbal est doué exposé, la question du « corps encapsulé »
d’intelligence, et qu’il peut communiquer. reste au seuil.
Portia espère que Dov, lui aussi, pourra
apprendre cette technique et révéler son Daniel Pasqualin
monde caché. Tito et sa mère articulent

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Le Cabinet de lecture, L’autisme, tour d’horizon

Le livre de la geste dont les enfants autistes et psychotiques, même les plus
sont les artistes atteints, paradoxalement libres et autonomes,
se battent donc tout d’abord seuls et sont déjà
« Quelque chose à dire » à l’enfant autiste. pris dans un travail incessant mais qui ne
Pratique à plusieurs à l’Antenne 110, parvient pas à s’inscrire – quoique visant à
(s./dir.) Bruno de Halleux, Paris, Éditions traiter, pacifier un Autre féroce, déréglé et fou
Michèle, 2010, 301 p., 21 €. qui jouit d’eux comme objet. À ce titre, ils
« précèdent l’analyste » et sont donc à situer
Certainement attendu par de nombreux du côté des artistes, comme le pensait Freud.
praticiens, l’ouvrage collectif coordonné par D’où, d’autre part, la nécessité de leur

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Bruno de Halleux, directeur de l’Antenne faire rencontrer des intervenants « sachant
110 dans la banlieue de Bruxelles, est un ne pas savoir » et soumis par un tiers à des

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florilège d’articles de solides signatures. règles, pour les aider par un « doux forçage »
Certains, qu’on relit avec plaisir, ont déjà été – prenant appui sur les intérêts originaux de
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publiés dans diverses revues de l’ ECF en ces sujets, mais pas sans l’autre –, à la réali-
Belgique et en France ; d’autres, inédits, sation de l’acte de se produire précisément
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témoignent d’une recherche continue aux comme sujet.


franges du non-savoir. Ils sont les jalons du Ces partenaires attentifs, dociles, respon-
chemin, toujours fécond, que trace une expé- sables, mais interchangeables et qui se
rience inédite avant 1974 – et aujourd’hui relayent, « trouvaillent » ainsi à plusieurs – y
pilote – pour l’accueil des enfants autistes et compris les parents et les stagiaires – à appli-
psychotiques en institution, en référence à quer la psychanalyse, c’est-à-dire mettre en
l’enseignement de Jacques Lacan. acte une éthique, pas sans lui donner une
Son beau titre – vraisemblablement issue sociale et politique. Aussi, si on ne fait
inspiré par le cas Dick de Mélanie Klein – pas d’analyse à l’Antenne 110, sa spécificité
est d’ailleurs une citation de sa conférence à innovante et véritablement révolutionnaire
Genève. Il indique bien son moyen théra- a été, et demeure, qu’il n’y a pas d’un côté les
peutique privilégié : ni la carotte et encore soins et de l’autre la vie quotidienne. Exit la
moins le bâton, mais le dire. Une pratique dichotomie thérapeute-éducateur.
de parole visant à alléger le poids de réel des Cette « pratique à plusieurs » bien
mots par un « pas de sens ». nommée par Jacques-Alain Miller en 1992,
Ce livre, riche de cas, raconte donc des et qui se distingue donc radicalement de la
histoires parfois extraordinaires et souvent psychothérapie institutionnelle, exige encore
drôles. Mais la première qu’on doit absolu- qu’une place essentielle soit réservée à la
ment évoquer, est sans doute celle du fonda- « réunion clinique ». Animée par un « direc-
teur de cette expérience, Antonio di Ciaccia. teur thérapeutique » qui doit incarner ou
Avec quelques pionniers, dont Virginio Baio, il garantir, à l’instar du plus-un du cartel, un
tira en effet toutes les conséquences d’un vide central dans le savoir, on y privilégie la
constat clinique simple : ces enfants réputés singularité du cas, moins dans la perspective
inguérissables et insupportables, recherchent d’interpréter un comportement que d’en
et s’adressent préférentiellement à ceux qui saisir la logique et la fonction. Il s’y élabore
dans l’institution en savent le moins, comme des directions stratégiques au « un par un »
les femmes de ménage. Encore fallait-il le voir ! – à l’opposé des programmes standardisés et
Ils en déduisent d’une part une clinique normalisants des tenants du cognitivo-
nouvelle qui montre comment ces jeunes comportementalisme qui savent à la place
du sujet –, sans pour autant négliger les

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Philippe Cullard, Le livre de la geste dont les enfants sont les artistes

objectifs de la réinsertion sociale et des accordé à la réponse, énigme, hors-sens…


apprentissages. Rendre accessible à un large public une
On ne peut que signaler ici l’une ou telle expérience est le mérite de Philippe
l’autre des tactiques découvertes par cette Lacadée, qui dirige la collection « Je est un
pratique inventive pour laisser de la marge autre » aux Éditions Michèle où paraît ce
au sujet, et dont l’efficace n’est plus à compendium captivant, qui se clôt par une
démontrer : permanence des lieux, respect bibliographie et un annuaire des institutions
des rituels et des stéréotypies, horaires affi- du RI3 qui mettent en œuvre cette « pratique
chés et vérifiables, adresse au groupe plutôt à plusieurs ».
que demande à l’individu, apprentissage

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« par la tangente », offre d’un choix, délai Philippe Cullard

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Comment entendre la voix de l’autiste ? mais ce qui porte la présence du sujet dans
son dire. » [p. 78] J.-Cl. Maleval repère ainsi
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Jean-Claude Maleval, L’autiste et sa voix, la constante majeure du fonctionnement


Paris, Seuil, coll. Champ Freudien, 2009, autistique qui est de se protéger de toute
341 p., 23 €. émergence angoissante de l’objet voix, de la
sienne propre par le verbiage ou le mutisme,
À l’encontre de travaux contemporains et de celle de l’Autre par l’évitement de l’in-
sur les troubles précoces de la perception de terlocution.
la voix maternelle, ou encore de ceux, très Plus encore, la position du sujet autiste
en vogue, de l’imagerie cérébrale qui révéle- semble se caractériser de ne pas vouloir céder
raient une incapacité à activer les aires de sur la jouissance vocale, ce qui porte atteinte
reconnaissance de la voix humaine, Jean- à l’inscription du sujet au champ de l’Autre.
Claude Maleval propose un travail sur la En résulte que l’incorporation de l’Autre du
voix du sujet autiste, en tant qu’elle langage ne s’opère pas. Dès lors, le signifiant
constitue un objet de jouissance, dont Lacan ne chiffre pas la jouissance, de sorte que
a mis en évidence l’importance décisive dans pour le sujet autiste, les sensations et les
le fonctionnement pulsionnel. images manquent d’éléments régulateurs,
Partant de l’indication essentielle de que sa perception du monde est très chao-
Lacan faisant de l’autiste non un être muet, tique et qu’il se trouve encombré par cette
mais un personnage « plutôt verbeux », jouissance non régulée par le symbolique. Il
J.-Cl. Maleval s’emploie à démontrer combien s’efforce alors de la détourner du corps au
le souci de couper le langage de l’énoncia- bénéfice de sa sécurité et de ses défenses. En
tion apparaît une constante de l’autisme, 1992, Éric Laurent faisait déjà de ce retour
tant dans l’écoute que dans la parole : « Le de la jouissance sur un bord, une des carac-
verbiage n’est pas essentiellement jouissance téristiques majeures de l’autisme [Cf.
solitaire de la voix ; tout au contraire il « Discussion », L’autisme et la psychanalyse,
travaille à la mise à l’écart de celle-ci, qui fait Toulouse, PUM, 1992, p. 156].
horreur au sujet. Dans l’enfance, de même J.-Cl. Maleval précise que si le bord
qu’il parle en effaçant la voix, l’autiste se autistique est trop peu formé ou détruit par
bouche les oreilles. La voix en tant qu’objet l’entourage, le sujet se vit objet d’une jouis-
pulsionnel n’est pas la sonorité de la parole, sance maligne, entraînant automutilations,
sensations de morcellement et hurlements.

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Le Cabinet de lecture, L’autisme, tour d’horizon

Au contraire, s’il peut développer les poten- limite subsiste cependant à chaque fois : « le
tialités défensives du bord autistique, celui- double ne permet pas de nouer le langage à
ci constitue une formation protectrice la jouissance ».
contre l’Autre réel menaçant. J.-Cl. Maleval Le sujet autiste se présente comme un
déplie trois composants essentiels dont sujet au travail pour tempérer son angoisse,
dispose le sujet autiste pour sortir de son capable de prouesses auto-thérapeutiques
retrait : l’image du double, les îlots de aux effets durables, permettant notamment
compétence et l’objet autistique. Comme le la création de supports originaux de l’énon-
firent Freud et Lacan, J.-Cl. Maleval tire ciation et la structuration d’un Autre de
enseignement des cas d’autistes les plus synthèse par l’assimilation de signes, princi-

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évolués afin d’examiner précisément les palement l’icône et l’indice. Le sujet dispose
ressources que ces sujets parviennent à tirer alors d’un savoir clos et figé pour s’orienter

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de chacun des composants du bord pour dans un monde routinier et limité. L’Autre
établir un certain nombre de compromis. de synthèse peut néanmoins s’enrichir, via
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Faire d’un double le support de cette ouver- l’acquisition de nouveaux signes et l’aptitude
ture au monde – par l’entremise d’un objet, à se saisir de règles de transformation et
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d’un compagnon imaginaire, ou d’un d’appariement de ceux-ci ; il fait preuve ainsi


semblable – est le principe à l’œuvre dans d’une certaine capacité dynamique, support
toutes les situations cliniques évoquées. Ce de créativité.
recours au double résulte d’un processus Dès lors, un gain sur le nouage du vivant
complexe, d’un travail psychique important, et de la pensée s’opère. Pourtant, sans le
démontrant les capacités intellectuelles impli- recours à la souplesse du signifiant, pas de
quées dans l’élaboration de la frontière, car chiffrage possible de la jouissance : certes,
rien n’est plus constant dans l’autisme que la « l’apprentissage intellectuel de la conduite
scission permanente des émotions et de l’in- adéquate, dans une situation donnée, s’avère
tellect du sujet. apte à fournir au sujet un cadre de fonc-
Les méthodes utilisées par le sujet autiste tionnement qui lui permet de canaliser sa
pour ne pas habiter sa parole sont diverses, jouissance en ces circonstances. » [p. 274],
mais toutes tentent de suppléer à la « défi- mais l’éducatif ne suffit pas. « Le traitement
cience énonciative ». Maîtriser l’échange, en le plus approprié est à chercher dans des
protégeant le sujet resté à distance, « telle est institutions averties de son fonctionnement
la fonction du double quand il supporte une subjectif et organisées en fonction de lui » –
énonciation artificielle ». Si un tel dispositif celles qui se réfèrent à « la pratique à
produit de nombreux gains pour le sujet, plusieurs »[p. 326].
comme l’illustre la clinique examinée dans
l’ouvrage, J.-Cl. Maleval constate qu’une Myriam Perrin

Faire entendre la voix de l’autiste vrage se présente d’emblée comme un plai-


doyer pour une clinique psychanalytique du
L’autiste, son double et ses objets, (dir.) sujet autiste : « L’autiste n’est pas un handi-
Maleval, Rennes, PUR, 2009, 286 p., 18 €. capé mental, mais un sujet au travail pour
tempérer son angoisse. » [p. 9] Il s’agit là
Paru en 2009 aux PUR, sous la direction d’une position éthique, d’une pétition de
de notre collègue Jean-Claude Maleval, l’ou- principe qui semble s’imposer comme une

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Hervé Damase, Faire entendre la voix de l’autiste

évidence dans notre champ puisque, dans le A contrario, l’ouvrage s’emploie métho-
sillage ouvert par les travaux pionniers de diquement à fonder en raison la pertinence
Rosine et Robert Lefort, une communauté d’une doctrine psychanalytique appliquée
effective œuvre depuis plus de trente ans à aux phénomènes autistiques. Présentant une
produire les résultats épistémiques relatifs à série de travaux de haute tenue scientifique,
la prise en charge et au traitement de l’au- il mobilise des plumes averties et concernées
tisme dans l’orientation lacanienne. Aussi ce pour délimiter l’empan d’une question qui,
livre n’a-t-il pas tant la prétention de prêcher aujourd’hui plus que jamais, suscite toutes
les convertis que de faire entendre au-delà la les convoitises du marché de la santé
légitimité d’une position qui, si elle est anti- mentale.

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dogmatique, n’est pas pour autant sans Fonder en raison une telle approche
doctrine. requiert l’usage de concepts, sans manquer

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En s’inscrivant dans le champ des de leur restituer leur portée historique. Cela
productions universitaires, où domine ne serait rien, pourtant, sans l’articulation à
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aujourd’hui l’empire cognitivo-comporte- une pratique clinique éclairée. C’est à ce


mental, l’enjeu de cette publication est double mouvement dialectique que s’em-
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d’abord politique. C’est par un effet de ploient les cinq parties du livre qui abordent
déplacement de discours que la cible est ici la problématique de l’autisme sous différents
atteinte. Cet objet littéraire se révèle ainsi angles. Après un rappel des fondements
exemplaire d’un exercice de reconquête du historiques de la catégorie de l’autisme, l’ap-
champ freudien, et c’est en cela que chacun proche clinique est déclinée selon les deux
trouvera à tirer profit de cette lecture érudite versants que promeuvent les élèves de J.-Cl.
autant que pragmatique. Autrement dit, ce Maleval : la question du double et celle des
n’est là rien de moins qu’un manifeste visant objets autistiques. Les cas célèbres de la litté-
à faire entendre haut et clair un point de vue rature, tel celui de Joey, sont réexaminés à la
des plus actuels, et, surtout, réaliste et huma- lumière de ces concepts. Une série de cas
niste sur la question de l’autisme. présentés par des praticiens en institution
Comme le rappelle Pierre-Gilles démontre également la pertinence de l’ap-
Gueguen dans sa postface, la publication de proche relationnelle : sans modèle préétabli,
cet ouvrage est contemporaine du plan ni objectif prédéfini, il est possible d’espérer
autisme 2008-2010 promu par le ministère un traitement respectueux des exigences
de la Santé. Ce dernier « répond à des modé- subjectives.
lisations nivelantes et purement statistiques L’étrange n’est pas à éradiquer, mais à
relevant de l’erreur empiriste cognitiviste » considérer comme faisant partie de la nature
[p. 269.], pour fonder l’idée que l’autisme même de l’humain. Les psychanalystes ont
serait une maladie biologique. Les consé- le devoir de soutenir ce point de vue et de le
quences directes d’une telle conception relè- faire entendre, y compris des pouvoirs
vent de l’objectivation du sujet autiste. publics. C’est à ce prix qu’un renversement
Réduit à un dysfonctionnement de la peut avoir chance de s’opérer : que l’on en
perception, l’autisme réclamerait, dès lors, vienne à s’enseigner soi-même des trouvailles
une rééducation. L’expérimentation des originales que font les sujets autistes pour
méthodes cognitives est ici préconisée dans inventer leur vie.
la perspective d’en étendre les supposés bien-
faits : sous couvert d’insertion, une entre- Hervé Damase
prise de normalisation est en marche.

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Le Cabinet de lecture, L’autisme, tour d’horizon

Quand l’autisme rencontre le désir Évoquant sa cure, elle rend compte de sa


de l’analyste rencontre avec un trou qui l’a terrifiée et sur
lequel elle n’a pu mettre aucun mot ; c’est ce
L’avenir de l’autisme avec Rosine et même trou, dit-elle, qu’elle a rencontré avec
Robert Lefort (s./dir.) Judith Miller, Paris, les enfants autistes. Grâce à l’analyse, la place
Navarin, coll. La Bibliothèque laca- imaginaire de déchet qu’elle occupait s’est
nienne, 168 p., 14,50 €. renversée, faisant émerger le désir de l’ana-
lyste. Elle précise que Lacan a insisté pour
L’autisme a de l’avenir, c’est sûr – depuis qu’elle transmette les cures effectuées avec
la rencontre de Rosine Lefort avec ces tout des sujets autistes dans ce moment de passe.

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petits enfants du service de Jenny Aubry, « Le loup ! », c’est essentiellement la
depuis sa rencontre avec Jacques Lacan dont parole réduite à son trognon, comme incar-

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l’enseignement oriente toujours le désir de nation du surmoi que, selon Daniel Roy,
nombreux autres. Chacun des auteurs de ce Lacan met en position centrale, faisant
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livre répond de ce qui l’a marqué et lui sert surgir une loi stricte : le signifiant qui fait
de boussole dans la clinique avec les sujets entrer le sujet dans le monde humain est
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autistes. celui-là même qui le détruit littéralement en


Oui, l’autisme est « le statut natif du tant que sujet, l’excluant de cet ordre
sujet », comme l’énonce Jacques-Alain [p. 22]. D’après Esthela Solano-Suárez, Le
Miller [p. 106]. Il a de l’avenir parce que loup ! est « un signifiant tout seul », privé de
nous partageons tous un certain rapport au tout sens, qui incarne cependant la fonction
signifiant Un, au signifiant tout seul. « C’est du langage.
à partir de ce point-là, commun à tous, où le « Du surmoi au signifiant tout seul » est
signifiant nous met en rapport avec la jouis- le joli titre du texte de J.-R. Rabanel, qui
sance, que nous nous distinguons par une extrait de l’enseignement de Lacan
série de choix, d’engagements dans un mode quelques-uns des noms de ce premier mot
de jouissance plutôt qu’un autre », souligne chargé de jouissance : trognon de parole,
Jean-Robert Rabanel [p. 106]. langage sans code, signifiant dans le réel,
L’autisme a de l’avenir à l’époque de holophrase, signifiant tout seul, lalangue, S1,
l’Autre qui n’existe pas – à condition d’une objet voix. Reprenons ce que Lacan dit à
rencontre avec le désir de l’analyste ! Rosine Lefort : « C’est par ce Le loup ! que
Comme le dit Éric Laurent, « Rosine et vous avez eu dès le début la possibilité d’ins-
Robert Lefort ont fait un pas en avant qu’ils taurer le dialogue. »
ont maintenu jusqu’au bout de leur trans- Concluons avec Judith Miller que, face à
mission, grâce à leur orientation vers le réel. la logique paradoxale du monde contempo-
Fidèle à l’événement inaugural, Rosine rain, ce recueil résiste au scientisme, qui
Lefort ne cesse, par son commentaire ulté- voudrait réduire la subjectivité au fonction-
rieur, de tenter de rejoindre le réel en jeu nement neuronal et au comportement
dans ce moment de traversée où la passe et « environnemental ». Attestant la dignité de
l’invention clinique se nouaient. » [p. 112 la différence, il invite à s’embarquer en acte.
& 115]
En quels termes Rosine Lefort parle-t- Véronique Servais-Poblome
elle du désir de l’analyste et de son émer-
gence ?

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Jean-Pierre Rouillon, L’autisme, aujourd’hui

L’autisme, aujourd’hui retard dans le traitement de l’autisme, qu’il


existerait des méthodes qui auraient fait
Jacques Hochmann, Histoire de l’autisme. leurs preuves pour permettre à ces enfants et
De l’enfant sauvage aux troubles envahis- ces adultes de devenir utiles et autonomes,
sants du développement, Paris, Odile que notre pays resterait inféodé à des
Jacob, 2009, 528 p., 33 €. méthodes obscurantistes comme la psycha-
nalyse, alors que l’on ne cesse de se plaindre
Ce livre de Jacques Hochmann occupe de l’abandon dont seraient victimes ces
une place particulière dans le nombre sans enfants, J. Hochmann redonne vie à ceux
cesse croissant des parutions concernant qui, depuis plus de deux siècles, ont pris en

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l’autisme. Comme son titre l’indique, il se charge ces enfants (considérés d’abord
situe dans une perspective historique, afin comme idiots, puis comme autistes) et qui

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de pouvoir restituer à la question de l’au- ont tenté de les éduquer ou de les soigner. Il
tisme la dimension d’énigme qu’elle recèle, démontre comment les méthodes dérivées
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au-delà et en dépit des promesses de traite- de la psychanalyse et de la phénoménologie


ments efficaces qu’on ne cesse de nous ont permis de soustraire ces enfants à un
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annoncer. destin funeste, en se mettant à l’écoute de


Psychiatre et psychanalyste, leurs souffrances et de leurs inventions. Il
J. Hochmann a créé et dirigé un centre insiste sur le fait que l’autisme, de tout
public de soins psychiatriques pour enfants temps, a renvoyé chacun qui allait à sa
et adolescents. Il s’est plus particulièrement rencontre, à son opacité propre et aux
occupé de l’accueil et de l’accompagnement limites mêmes que le discours de son époque
d’enfants autistes. Se situant dans la faisait naître, dans son avancée résolue vers
mouvance de la psychothérapie institution- le progrès.
nelle, il a promu une approche humaniste Ce qui émerge pour J. Hochmann au fur
de la maladie mentale, en prenant appui sur et à mesure de sa marche érudite et savante
les théories de Freud, pour inventer un trai- dans les arcanes de l’histoire, c’est l’automa-
tement de l’autisme laissant toute sa place à tisme de répétition qui désigne la rencontre
la subjectivité. Membre de la Société psycha- avec un réel. « Si on envisage cette histoire
nalytique de Paris, c’est dans la lignée de sur la longue durée, on est frappé en effet
Roger Misès et de Serge Lebovici qu’il inscrit par le retour perpétuel des mêmes problé-
sa conception du traitement analytique des matiques et des mêmes attitudes idéolo-
enfants. Ouvert à une confrontation avec les giques, qui estompent la diversité des
neurosciences et les sciences cognitives, il opinions à un moment donné. L’idiotie et
reste toutefois résolument critique à l’égard l’autisme sont un bon révélateur de la
des approches comportementales et attentif permanence de théorisations qui, travesties
« aux tentatives menées par l’enfant autiste dans un langage moderne, visent peut-être
pour nous communiquer, par-delà ses diffi- encore, comme autrefois, à rationaliser ces
cultés et ses douleurs, des bribes de sa vie attitudes, sur un mode plus scientifique que
intérieure » [p. 477]. philosophique. » [p. 34]
L’importance de ce livre tient dans ce C’est pourtant à cet endroit même que
parti-pris de répondre aux polémiques qui son travail imposant trouve sa limite, ainsi
envahissent le champ de la santé mentale, que dans sa rencontre manquée avec Jacques
par le moyen de l’histoire. Alors que l’on ne Lacan. Faisant la confusion entre ce dernier
cesse d’entendre que la France serait en et ses élèves, en ce qui concerne le traitement
de l’autisme et de la psychose, il ne prend

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Le Cabinet de lecture, L’autisme, tour d’horizon

pas acte du désaccord de Lacan avec ceux-ci des défenses que le sujet met en œuvre pour
dans l’« Allocution sur les psychoses de l’en- border le réel, elle consent à l’usage particu-
fant » [Autres écrits, Seuil, 2001]. lier que l’autiste fait du langage. Délaissant
En effet, dans ce texte, Lacan ne critique les allées du sens, elle instaure un dialogue
pas seulement une pratique se fondant sur en prenant appui sur la diffraction entre
une lecture psychogénétique et développe- destruction et création qui se loge au cœur
mentale. Prenant acte des transformations à même du signifiant Un.
l’œuvre dans la société et dans le discours du Il ne s’agit alors pas tant de redonner ses
maître – transformations dont nous mesu- droits à l’histoire que d’inventer une langue
rons aujourd’hui toutes les conséquences inédite, qui témoigne de la suite des hasards

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dans la mise en œuvre des politiques de qui président à l’existence de chacun, afin
santé mentale –, il nous donne les lignes de qu’une satisfaction venant faire limite à la

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force d’une pratique pouvant se soutenir à jouissance puisse s’en extraire.
l’époque de l’Autre qui n’existe pas. Cette
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pratique s’adresse au singulier : prenant acte Jean-Pierre Rouillon


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Forum sur l’autisme à Barcelone cérébrales de l’enfant et par conséquent


nécessitant un soin spécialisé en stimulation,
Ouvrage collectif, Ce que l’évaluation fait logopédie et thérapie comportementale. »
taire. Un cas urgent : l’autisme, volume Jean-Claude Milner révèle « Le grand
préparatoire, Barcelone, forum sur l’au- secret de l’idéologie de l’évaluation » [p. 7] :
tisme organisé par l’ELP [Escuela Laca- l’alliance mortelle du scientisme et de l’idéo-
niana de Psicoanálisis], 19 juin 2010. logie des managers. Puis, José R. Ubieto
Certains des textes composant ce volume énumère « Les paradoxes de l’évidence scien-
sont consultables en espagnol sur le site : tifique » [p. 9] et explique les distorsions de
[http : //www. foroautismo. com/]. langage par lesquelles les neurosciences ont
réussi à exercer « un pouvoir habillé de scien-
L’ELP a publié un dossier substantiel tisme dans ces différents champs : acadé-
avant la tenue du forum : y sont notamment mique, professionnel et institutionnel ». Éric
présentés le texte de l’association de parents Laurent, dans « Le chiffre de l’autisme »,
Aprenem [p. 91], la résolution du Parlement offre quant à lui une réponse lumineuse à
de Catalogne sur la détection précoce de un rapport du CCNE [p. 19]. Il remarque que
l’autisme [p. 97] et un extrait de la séance brandir une cause neurologique réduit l’en-
plénière des Cortes Generales – le Parlement fant autiste à un être à éduquer et élude la
espagnol – durant laquelle a été débattu un nécessité de s’adresser à lui et d’accueillir sa
plan national pour l’autisme [p. 99]. Julio parole. Nous devons soutenir le dialogue
González, dans « Géographie de la situation avec l’autiste et soulager les parents de la
actuelle de l’autisme » [p. 89], affirme : « Il culpabilité qui les porte à se faire éducateurs
est intéressant de suivre les argumentations « jusqu’aux limites de leurs forces ». Ainsi,
des divers groupes parlementaires car, par Jacqueline Berger, journaliste et mère de
delà les différences, on constate un commun deux autistes, met en avant, « À la faveur
accord à considérer l’autisme comme un d’un autre regard », la nécessité d’adopter
trouble du développement des fonctions une perspective différente pour traiter les

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Vilma Coccoz, Forum sur l’autisme à Barcelone

difficultés des enfants pris dans la problé- transmet, sans contourner les difficultés, une
matique de l’autisme [p. 41]. Elle invite les logique impeccable.
parents à s’unir pour lutter contre les modes Enfin, le dernier texte du dossier, écrit
d’exclusion qui les menacent. par Alexandre Stevens et l’équipe de l’an-
Elizabeth Escayola, dans « Le traitement tenne 110, « La rééducation et ses prélimi-
de l’autisme » évoque la spécificité de ces naires », avance une façon singulière de
symptômes qui empêchent ou rendent diffi- répondre à la demande sociale d’apprentis-
ciles le processus d’entrée d’un enfant dans sage, qui se base sur ce principe que « les
la communication et dans le lien social [p. autistes sont potentiellement capables de
65]. Les autistes s’isolent pour se défendre, comprendre et de s’exprimer » [p. 62].

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ils réagissent par des comportements spon- Le témoignage de María et moi
tanés, décidés, qui leur apportent un ordre [Gallardo M. & M., María y yo, Astiberri,

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précaire que nous devons respecter et ne pas 2007], présenté sous forme de bande
brusquer par des mesures pédagogiques dessinée et qui a été porté à l’écran, a
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comme le dit Gemma Barnés dans « Les remporté un grand succès. María ordonne
systèmes alternatifs de la communication le monde avec des ensembles, faisant montre
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dans un cadre théorique psychanalytique ». d’une excellente mémoire. Son père détecte
J’ai tâché de montrer dans mon propre texte le plaisir qu’elle ressent à l’admiration qu’elle
que la psychanalyse nous invite à accepter suscite. Le livre contient une série de picto-
« L’énigme de l’autisme » [p. 29] : si le désir grammes – on suppose que les autistes
– « grand problème de la vie » – est une comprennent mieux avec des images. Mais
énigme pour les être parlants, il est néces- qui a décidé que l’image d’une voiture devait
saire d’accueillir cette forme particulière signifier rentrer à la maison et non sortir de
qu’il prend chez les autistes et que les TCC chez soi, ou voiture en panne ou bien la
tentent d’éliminer. voiture que je voudrais m’acheter ? Le
Les autistes de haut niveau enseignent problème de l’autisme ne réside pas dans la
comment, grâce à leur autotraitement, ils cognition ni dans compréhension, mais
parviennent à résister aux « pratiques norma- dans la fonction de la parole comme lien à
tivantes ». Félix Rueda analyse ainsi l’irrésis- l’autre. C’est ce que démontre l’émouvant
tible ascension d’« Une nouvelle ségrégation dialogue que transcrit le père de María après
: le syndrome d’Asperger » [p. 37] : résultat lui avoir demandé ce qu’elle a mangé aujour-
de la « réduction de l’homme à la chose céré- d’hui au collège. L’enfant lui répond qu’une
brale » promue par les neurosciences. autre petite fille l’a battue. Le père répète sa
La psychanalyse considère l’autisme question avec insistance, mais se heurte à la
comme une position subjective de défense réponse impassible de sa fille : « Pili m’a
extrême. C’est ce que démontre le livre battue ». Quand il change de disque et lui
incontournable de Martin Egge La cure de sort : « Ah oui ? Avec quoi Pili t’a-t-elle
l’enfant autiste [La cura del bambino autis- battue ? Attends un peu que je l’attrape ! »
tico, Astrolabio, 2006], véritable boussole María répond : « Des spaghettis avec du
pour la clinique de l’autisme, dont Iván Ruiz poulet. »
a rédigé le compte-rendu [p. 85]. Les bases
théoriques y sont expliquées avec rigueur par Vilma Coccoz
l’auteur et illustrées avec des cas cliniques. À
travers sa lecture des phénomènes, l’auteur

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ACTUALITÉ PSYCHANALYTIQUE

Du père au symptôme magnifique personnage de la Renaissance,


pour les dons qu’il a déployés et l’énigme
Sigmund Freud, L’avenir d’une illusion, qu’il était. Comment un homme aussi génial
traduit par Bernard Lortholary, présenté a-t-il pu se laisser détourner de son œuvre, la

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par Clotilde Leguil, Paris, Seuil, coll. laissant inachevée ? Freud a tenté d’éclairer
Points / Essais, mars 2011, 125 p., 5 €. l’impasse subjective de Léonard de Vinci, en
se penchant sur son œuvre picturale et sur
Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de les écrits où il a consigné quelques rares
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Léonard de Vinci, traduit par Dominique souvenirs d’enfance.


Tassel, présenté par Clotilde Leguil, Paris, Comme le relève Clotilde Leguil dans sa
Seuil, coll. Points / Essais, mars 2011, présentation, Freud n’a cédé ni à une idéali-
163 p., 6 €. sation de la vie de L. de Vinci, ni à un rabais-
sement du personnage, car il a cherché à
Maintenant que l’œuvre de Freud est « saisir sa logique inconsciente » en caracté-
passée dans le domaine public, les éditions risant d’emblée ce qui a fait pour lui symp-
du Seuil en poursuivent avec bonheur la tôme : « le chercheur en lui, tout au long de
publication grâce à de nouvelles traductions son évolution, n’a jamais laissé sa pleine
réalisées sous la direction de Jean-Pierre liberté à l’artiste, il lui a même souvent nui,
Lefebvre. Viennent de paraître, en mars et l’a peut-être, finalement, étouffé » [p. 40].
2011, deux ouvrages, traduits à l’origine par Freud a scruté les documents épars pour
Marie Bonaparte, L’avenir d’une illusion, reconstituer les étapes de la vie de Léonard –
bénéficiant d’une traduction plus fluide et d’abord délaissé par son père, puis tôt
plus moderne de Dominique Tassel, et Un arraché à sa mère par ce père qui le confia à
souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, sa nouvelle femme. Ainsi, le tableau Sainte
traduit par Bernard Lortholary. Ce dernier Anne en tierce témoigne de la présence de
a traduit depuis trente ans beaucoup deux mères, auxquelles il attribue ce sourire
d’œuvres littéraires – en particulier Bertolt énigmatique et merveilleux, de même qu’à
Brecht, Kafka, Le parfum de Patrick Süskind Mona Lisa qui ranima son désir un temps,
– et il souligne par son travail la qualité de mais un temps seulement, après qu’il ait été
l’écriture de Freud, qui disait de ce texte : à nouveau délaissé par le père qu’était
« C’est la seule belle chose que j’aie écrite ». devenu pour lui son mécène, Ludovic Le
En tant que lecteur de Freud, on n’accorde More, mort prisonnier dans un cachot fran-
pourtant pas moins de valeur littéraire au çais. Cela fut fatal à L. de Vinci ; c’est dire
reste de son œuvre dont le style jamais ne se l’importance de la fonction paternelle dans
relâche et parvient à transmettre une pensée une existence.
dense et rigoureuse, articulée à la clinique et Dans L’avenir d’une illusion, Freud met
maniant l’humour. en évidence combien l’être humain, devenu
Cette confidence de Freud laisse plutôt adulte, éprouve toujours le désir d’une
entendre à quel point il s’est attaché à ce « providence bienveillante » qu’il maintient

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Hélène Deltombe, Du père au symptôme

par la religion, moyen d’échapper au ses productions. Cette forte inhibition s’est
désarroi. Celle-ci témoigne dans les civilisa- manifestée plus radicalement quand il n’a
tions du « fort besoin d’une autorité que l’on plus eu d’appui paternel. Il s’est mis à déve-
puisse admirer ». Cette « nostalgie du père » lopper des bizarreries surprenantes pour ses
est telle que la question est posée dans cet contemporains, donnant un tour tragique à
essai de savoir s’il sera possible de se passer sa destinée, devenant, pourrait-on dire,
de cette illusion à l’avenir. Léonard le symptôme. Évoquant son cas dans
Freud, souligne C. Leguil, « croit en la le Séminaire La relation d’objet, Jacques
possibilité d’affronter le désarroi pour Lacan montre qu’« il y a en effet pour l’être
accéder à une liberté responsable » [p. 31] ; une possibilité fondamentale d’oubli dans le
et c’est en effet ce que permet la psychana- moi imaginaire » [Seuil, 1994, p. 435]. Il

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lyse, non pas en faisant appel au père, mais précise, en s’appuyant sur le texte même de
en s’orientant du symptôme pour y prendre ses pensées, à quel autre imaginaire L. de
en compte le plus singulier de l’être. L. de Vinci a eu affaire – la nature – au détriment
Vinci a souffert d’une lenteur devenue de cet Autre radical, lieu de l’inconscient.
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proverbiale, a laissé des peintures inachevées,


et a montré peu d’intérêt pour le destin de Hélène Deltombe

Aphasies, nouvelle traduction langage », et l’étude de chacune des aphasies


répertoriées dans la littérature scientifique
Sigmund Freud, Pour concevoir les apha- de l’époque contribue à en ciseler les
sies, Epel, Paris 2010, traduit par Fernand contours et les articulations. Avec minutie,
Cambon, Paris, Epel, 2010, 254 p., 32 €. Freud extrait de quelques vignettes neurolo-
giques l’essentiel : détail pertinent ou erreur
Il est sans doute vain de se demander si de raisonnement.
la recherche de Freud sur les aphasies est Dans son effort de compréhension du
antérieure à la découverte de la psychana- langage, la neurologie de la fin du XIXe siècle
lyse, ou s’il convient au contraire de la consi- isole chacun des composants de la parole
dérer comme inaugurant l’œuvre. Mieux (image, son, mot, lettre), et les confronte à
vaut partir de ceci : cette étude neurolo- l’état de la connaissance anatomique du
gique, datant de 1891, pose la question de cerveau, de ses centres ; mais tandis que les
savoir comment rendre compte de ce fait, doctrines existantes privilégient la représen-
que révèlent les aphasies : le langage est tation anatomique, Freud défend déjà une
inscrit dans le système du sujet. L’aphasie, description du processus du langage et de ses
conçue comme interruption, panne de la altérations en termes de modifications
voie menant de l’inscription du langage à sa physiologiques.
restitution, éclaire donc le chemin inverse, Les diverses doctrines neurologiques –
celui de son expression. ou représentations de l’appareil du langage –
L’enjeu de ce travail est de forger une sont restituées sous forme de schémas
représentation – la plus précise possible – (marquant les processus du langage, centres
de l’inscription du langage dans le cerveau : nerveux, voies de conduction) qui conden-
d’en définir la structure [Bau]. C’est cette sent en une seule écriture des éléments aussi
structure que Freud appelle « appareil du hétérogènes que les savoirs anatomique et

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Le Cabinet de lecture, Actualité psychanalytique

physiologique, les éléments issus de l’obser- sible, dans le champ de la science, de cette
vation clinique et une part de conjecture trace originelle.
théorique. Parmi les nombreux mérites de la traduc-
Freud fait la démonstration des apories des tion limpide de Fernand Cambon, souli-
schémas existants, et met en évidence la néces- gnons en premier lieu celle du titre : Pour
sité d’une nouvelle conception. Par la rigueur concevoir les aphasies. Modelée sur le « Pour
du raisonnement, et la force de démonstra- introduire le narcissisme », elle fait saisir
tion au fondement de ce premier texte freu- immédiatement l’effort conceptuel qu’exige
dien, celui-ci ne peut pas ne pas évoquer, au l’élucidation des troubles du langage. Grâce
lecteur éduqué par le Séminaire de Lacan, aux intertitres ponctuant les étapes du texte,
maintes formulations indiquant la corrélation l’on prend plaisir à suivre pas à pas le raison-

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entre l’écriture et la science ; par exemple : nement serré de Freud.
« L’articulation, j’entends algébrique, du La précision avec laquelle Fernand
semblant – et comme tel il ne s’agit que de Cambon nous fait saisir l’appareil concep-
lettre – et ses effets, voilà le seul appareil au tuel freudien est notamment rendue par la
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moyen de quoi nous désignons ce qui est réel. » mention permanente des termes allemands
[Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne (vertreten, darstellen, vorstellen) quand ils ne
serait pas du semblant, Seuil, 2006, p. 28.] peuvent être autrement traduits en français
Si ce premier écrit de Freud se préoccupe que tout uniment par représenter.
déjà des racines du langage, il problématise,
dans le même geste, le traitement admis- Myriam Mitelman

S’engager avec Winnicott Le livre évoque Balint qui influença sa


conception de la régression comme retour à
Reading Winnicott (sous la direction de l’expérience originelle du défaut de soins
L. Caldwell & A. Joyce), Londres, Rout- maternels. Pourtant, Winnicott était simul-
ledge, coll. The New Library of Psychoa- tanément critique à l’égard de Balint,
nalysis, 2011, 336 p., £ 20.89. concernant, par exemple, la primauté de
l’objet dans la relation à la mère. Avec
Les éditeurs proposent une introduction Mélanie Klein, Winnicott partageait visi-
à la vie et à l’œuvre de Winnicott ainsi blement l’intérêt pour les expériences infan-
qu’une notice avant chaque article, tiles précoces du moi ; pourtant, il était aussi
montrant comment sa pensée a été déve- en désaccord avec elle sur un grand nombre
loppée théoriquement et cliniquement, par de points, tels sa position sur le fonctionne-
lui-même et par des analystes jusqu’à nos ment précoce, sa relative négligence de
jours. Ils indiquent ses influences analy- l’influence maternelle réelle sur le déve-
tiques majeures en soulignant ses points loppement du bébé, et sur l’accent mis sur
d’inspiration et de désaccord. Enfin, ils l’angoisse infantile.
incluent une section « Autres écrits » qui Les auteurs précisent également ce qui
situe la plupart des articles par rapport à distingue des concepts semblant parfois se
d’autres travaux de Winnicott et à ceux de recouper, comme la notion winnicottienne
ses contemporains. de holding et le « contenant-contenu » de

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Alan Rowan, S’engager avec Winnicott

Bion. Ce dernier considère que la fonction un espace intermédiaire entre réalité interne
maternelle contenante permet à l’enfant de et externe. À partir de cette expérience s’ins-
recevoir et de gérer les identifications projec- talle la « capacité à jouer » et, plus tard, celle
tives insupportables, ce qui à son tour faci- d’investir, ou non, la vie de manière créative.
lite leur réintégration par l’enfant – la 4 – Winnicott a tout particulièrement
« contention » devenant au fil du temps une appliqué sa théorie du développement
structure du psychisme de l’enfant. Aux précoce aux patients psychotiques avec
yeux de Winnicott, cela suppose un déve- lesquels l’interprétation était moins impor-
loppement beaucoup trop avancé, en ceci tante – réservée aux patients névrosés – que
que le bébé devrait alors pouvoir faire des la provision d’un espace de « confiance ». Ici,
distinctions « soi – autre ». Le holding, pour l’analyste « fiable » offre une forme de

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Winnicott, tient plutôt à la capacité de la holding permettant l’expérience de non inté-
mère à s’identifier et à élaborer l’expérience gration : la souffrance psychique est trans-
de son enfant. L’indéniable contribution de formée en matériel susceptible d’être oublié.
Winnicott se distribue selon quatre axes : Plus loin, les auteurs soulignent
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1 – La conceptualisation de « l’environ- comment Winnicott fait explicitement réfé-


nement relationnel » comme condition pour rence au stade du miroir de Lacan, dans la
être : c’est au sein de la dyade perspective de comprendre le « rôle-miroir »
« mère – enfant » – « le bébé n’existe pas » – de la mère. Ils pointent également la
que le bébé est capable de créer un monde à connexion potentielle entre l’espace de l’illu-
partir d’un état de non différenciation sion nécessaire de Winnicott et la notion
initial. Les échecs du holding à ce stade lacanienne de méconnaissance comme
d’« absolue dépendance » produisent « une caractéristique du fonctionnement du moi.
angoisse d’anéantissement », une « rupture Pour une exploration plus approfondie de
de l’être » – pré-condition de la psychose. cette connexion, un second ouvrage est à
2 – La notion d’« agression primaire » en conseiller : Between Winnicott and Lacan. A
tant que force ou énergie primitive (érotisme Clinical Engagement (s./dir.) L. A. Kirshner,
musculaire), qui devient destructrice avec l’in- Routledge, 2011.
tégration du moi, car consciente et délibérée.
3 – Le concept d’objet transitionnel, Alan Rowan
grâce auquel l’enfant commence à habiter

Intonations diverses trouve les effets d’un style singulier et prouve


ainsi sa pertinence, qui est autre que celle de
Luis Erneta, Intermitencias de la práctica l’écoute ; sans compter que dans ce trajet se
psicoanalítica en singular, Buenos Aires, trouve aussi une vie écrite « en forme d’ana-
Grama Ediciones, 2010, 246 p., 55 $. lyste » ; c’est l’avantage d’avoir dû tant
attendre pour le lire – bien plus que les neuf
Cet ouvrage, il a fallu l’exhorter à le ou dix ans que conseillait Horace ! Ainsi, la
publier, car l’auteur connaît le destin de ce faveur d’une prudence incommensurable
qui se publie, même du meilleur. Il reste que voilée par une délicate ironie et un goût
c’est un destin qui épouse les occasions de pour la lecture, convient à cet « en forme
son trajet ou de sa trajectoire. L’écriture y de ».

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Le Cabinet de lecture, Actualité psychanalytique

Si la construction de cas est défi, c’est cées dans l’EOL – avec les limites que cette
que mettre en jeu l’extime est nécessaire ; ici, expérience impose à la doctrine.
la construction est parfaitement affine au Un livre ne se raconte pas, il raconte ou
style. pas. Ici chacun pourra conclure, ainsi que L.
La recherche naissante sur l’histoire du Erneta aime à le répéter, si véritablement il
Champ freudien en Argentine trouve dans est scorie ou reste.
ce livre un document de valeur, car L. Erneta
confronte chaque fois son expérience – liée Graciela Musachi
notamment aux responsabilités qu’il a exer-

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Psychanalyse et politique connue. Je choisis plutôt ici de m’attarder
sur la place qu’occupe la psychanalyse dans
Mariano Ben Plotkin, Histoire de la la culture.
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psychanalyse en Argentine. Une réussite « L’un des phénomènes culturels qui


singulière, Campagne Première, 2010, 357 contribuèrent de la façon la plus détermi-
pages, 24 €. nante à l’émergence d’une culture psycha-
nalytique en Argentine » est « la rencontre
Prenant l’exemple de l’Argentine, l’au- de la psychanalyse et de la politique » [page
teur propose de rendre compte de la diffu- 265]. Cette rencontre se fait surtout à travers
sion et du développement de la psychanalyse « l’inclusion de la psychanalyse dans l’arsenal
dans la culture. Il ne s’intéresse pas à l’his- théorique de la gauche intellectuelle » au
toire du mouvement psychanalytique, mais cours des années 1960, qui permettait d’uti-
plutôt à l’essor d’une « culture psychanaly- liser la psychanalyse en tant que grille de
tique » devenue, dans certaines sphères, une lecture de la société, au même titre que le
vision du monde, un système de croyances, marxisme ou la philosophie.
ainsi qu’une profession. Cette insertion de Ces années ont été traversées par l’idée
la psychanalyse dans la vie quotidienne que « le personnel est politique », soit sur le
d’une société donnée se produit sans que son mode psychanalytique, soit du côté de la
statut épistémologique soit bien défini dans psychologie humaniste, dans le cas des Etats-
les sciences – sociales ou biologiques – Unis. La psychologie humaniste convenait
quand bien même les unes et les autres de mieux à la vision optimiste de l’homme en
ces sciences ont été fortement influencées accord avec le rêve d’autodétermination de
par elle. l’individu propre à l’Amérique du Nord,
Mariano Plotkin entend développer une tandis que le pessimisme psychanalytique
approche historique ; pour lui, la diffusion s’adaptait à la compréhension de soi du côté
de la psychanalyse est un processus qui de la gauche argentine. Ajoutons que, pour
résulte d’un croisement de facteurs sociaux, l’auteur, la gauche intellectuelle argentine
culturels, économiques, intellectuels et poli- était « traumatisée » par le fait d’être
tiques, sur lesquels la psychanalyse agit en toujours du mauvais côté de l’histoire : en
devenant un outil interprétatif. Le livre opposition au mouvement péroniste,
interroge ces croisements. soutenu massivement par les classes popu-
L’importance de la psychiatrie dans son laires.
rôle d’accueil de la psychanalyse est bien Autre déclinaison de « le personnel est

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Beatriz Premazzi, Psychanalyse et politique

politique » : la question de la militance où qui concerne plus particulièrement Lacan.


privé et public se mélangeaient. « Pour de L’introduction des théories de Lacan
nombreux militants, la psychanalyse était un dans les années 1970 constitue une contri-
espace qui permettait d’articuler et de penser bution fondamentale. Les lacaniens venaient
les rapports entre l’intimité de leur monde de la littérature, de la philosophie ou de la
privé et les exigences du dévouement corps psychologie et portaient le langage psycha-
et âme au militantisme » [page 304]. Dès nalytique vers d’autres champs que celui du
lors, la question de la libération dans un thérapeutique.
discours de type opprimés/oppresseurs, se La position de Germán García est souli-
trouvait, au niveau intime, connectée avec gnée en tant qu’il affirme le caractère
les interrogations sur la dimension subjec- révolutionnaire de la psychanalyse, indé-

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tive de ladite libération. Si la lecture de la pendamment du marxisme ou de son utili-
réalité passait par différentes dichotomies sation à des fins politiques. Un aspect de la
telles que libération/dépendance, révolution psychanalytique était « l’analyse
science/idéologie, normalité/folie, les divers du désir », selon une citation reprise d’un
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outils – parmi lesquels la psychanalyse – ouvrage de García. [Germán García, « Cues-


devaient servir à traiter sinon résoudre ces tionamos : las aventuras del bien social »,
dichotomies, tant dans le domaine intime dans Los Libros 3, Nº 25, mars 1972.]
que social. Je terminerai en notant que ce n’est sans
La psychanalyse existe en tant qu’elle est doute pas un hasard si Jorge Alemán,
incarnée ; Plotkin a choisi trois « diffuseurs » membre de l’ELP, continue à travers ses
qui contribuèrent à ce que la psychanalyse travaux, à lire la politique avec les outils laca-
soit incorporée à l’arsenal théorique de la niens.
gauche en Argentine : José Bleger et León
Rozitchner, ainsi que Oscar Masotta, en ce Beatriz Premazzi

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SCIENCES HUMAINES

Inter urinas et faeces nascimur Dans aucune des onze contributions de


ce dossier, dues à des sociologues, anthro-

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Ethnologie française, « Anatomie du pologues, philosophes, spécialistes de
dégoût », no 1, vol. XLI, Paris, PUF, janvier science politique, il n’est question de
2011, 180 p., 22 €. démêler les raisons du dégoût. Il s’agit en
revanche de constater, dans le champ social,
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Les responsables du dossier du premier ses points particuliers d’émergence et de


trimestre 2011 de la revue Ethnologie fran- repérer les traitements qui lui sont appliqués
çaise consacré au dégoût ne s’y sont pas en vue de le réduire. Par là, le dégoût devient
trompés en choisissant pour titre de ce un indicateur intéressant du fonctionne-
numéro : « Anatomie du dégoût ». En effet, ment de notre monde contemporain et de
c’est bien du corps dont il s’agit dans cette ses institutions.
affaire. La cartographie que dessinent les Certaines professions sont particulière-
objets les plus susceptibles de susciter le ment en prise avec le dégoût : agents des
dégoût rejoint en grande partie celle des morgues, égoutiers, ouvriers des stations
orifices du corps dont s’échappent excré- d’épuration doivent surmonter le leur dans
ments, sang, sueur, sperme, etc., autant de l’accomplissement de leurs tâches, c’est-à-
sécrétions visqueuses dont la présence fait dire le supporter et non s’en délecter, mais ils
brèche à la bonne forme du corps par le deviennent aussi eux-mêmes, par contagion,
rappel de sa dissolution toujours possible. À possibles objets de dégoût pour autrui. Se
la différence de la nausée sartrienne comme révèle là combien le travail est susceptible de
dégoût fondamental lié à la conscience d’être marquer le corps. D’où la mise en place par
un corps, le problème ici est bien plutôt d’en ces personnels de stratégies, entre secret et
avoir un et d’être confronté à ses déchets. transmission d’un savoir particulier, pour
Le dégoût surgit d’un désordre, d’une trouver comment faire avec la place difficile
frontière qui vacille, du constat que quelque qu’ils occupent. Le personnel médical et
chose n’est pas à sa place – « il y a un cheveu soignant dans son ensemble est aussi mis à
sur la soupe », nous dit la langue dans un l’épreuve, mais dans ce champ-là le dégoût
fondu saisissant des sens propre et figuré. Il devient tabou : le silence, voire le déni, l’en-
déclenche l’exclusion et vise au rétablisse- toure. L’institution peine à traiter ce qui ne
ment de la distinction : la pourriture, par relève pas du strict registre médical.
exemple, met à mal la barrière entre le vivant Depuis le XIXe siècle, l’hygiénisation crois-
et le mort ; les normes variables de tolérance sante a peu à peu donné la préférence dans
à la pilosité visent à éviter toute confusion nos sociétés au propre, au net, au lisse, à
entre l’humain et l’animal ; la transpiration l’aseptisé, au désodorisé et donc à ce qui en
et les odeurs questionnent la limite entre le permet le contrôle. Si Freud pouvait écrire à
dedans et le dehors. Fliess en 1897 pour expliquer le refoule-

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Nathalie Georges-Lambrichs, Le complexe du nourrissage

ment : « le souvenir dégage maintenant la on est passé au dégoût à l’endroit du fumeur.


même puanteur qu’un objet actuel » [Freud Même les campagnes de prévention du sida,
S., La naissance de la psychanalyse, lettre du plutôt exemplaires pendant longtemps
14 novembre 1897, PUF, 1973, p. 206.], quant à leur effort de non discrimination,
alors méfions-nous du retour du refoulé. ont franchi ce cap, avec en toile de fond la
Dans l’art également, le dégoût s’est pénalisation de sa transmission.
invité, mettant l’expérience esthétique à la Avec une table des matières qui pourrait
question. Mais il est aussi devenu instru- presque s’apparenter à une liste d’objets a,
ment d’une gestion politique des corps, cette revue est d’une lecture passionnante.
prenant pied dans les campagnes de préven- Elle nous invite aussi à la vigilance : les
tion sanitaire. Les mêmes ressorts publici- dérives vers la ségrégation ne sont-elles pas

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taires qui visaient à promouvoir le goût du finalement ce qu’il y a de plus dégoûtant ?
tabac sont maintenant utilisés pour produire
son dégoût. Mais, plus inquiétant, un glis- Sophie Gayard
sement s’est produit : du dégoût du tabac,
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Le complexe du nourrissage famille qui fut, certes, honorable et casher,


puis trop moderne pour le demeurer et qui,
Jonathan Safran Foer, Faut-il manger les maintenant, ne se reconnaît plus dans ses
animaux ?, Paris, 2010, Éditions de l’Oli- rites domestiques, complice qu’elle est
vier, 364 p., 22 €, [édition originale en devenue des atrocités ordinaires qui, s’en-
langue anglaise, 2009]. chaînant dans le silence des agneaux, font de
votre assiette le dernier séjour – béni, étant
Son premier roman, Tout est illuminé donné leur vie de supplice – d’un thon grillé
[2004], l’a immédiatement fait connaître ou d’un appétissant gigot. Il faudra expli-
aux États-Unis, tandis que Lev Schreber quer, donc, les choses de la petite famille,
l’adaptait au cinéma en Ukraine. Jonathan mais aussi celles de la grande, du global
Safran Foer, c’est avant tout un ton, inat- village en devenir qui surpeuple la planète et
tendu, une vivacité décoiffante et l’art d’en- de ses administrateurs, si tentés par le profit
trer en matière sur des sujets au dernier que rien ne les arrête plus.
degré de l’incorrection politique, sans autre Vous voulez savoir ? Bien sûr que non,
projet que celui de persévérer dans son être, vous vous défendez contre la jouissance
et celui de son lecteur – n’est-ce pas le désir ignoble embusquée dans le récit de ces
de l’écrivain ? – qu’il emmène avec lui horreurs. La jouissance d’accommoder les
comme un ami. bêtes, de les savourer, déguster et digérer
Sur le point de devenir père, Jonathan n’est-elle pas assez problématique ? Vous
Safran Foer est surpris par une question qui n’allez pas en rajouter… Vous vous en pren-
se formule en lui : comment vais-je nourrir drez plutôt, sans aménités, à celui qui vous
cet enfant ? Sommé de répondre, il examine, pourchasse avec ses bons sentiments, et l’on
pèse, compare, et pour finir se lance dans ne vous donnera pas tort, à vous qui n’en
une enquête. À ce fils, il faudra parler, en savez déjà que trop, car les medias aussi vous
effet, sinon rendre des comptes (encore gavent périodiquement de ces turpitudes,
que), du moins expliquer ; les choses de la elles vous les distillent si savamment que le

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Le Cabinet de lecture, Sciences humaines

savoir en question – car vous savez tout ce Osons le dire, par les temps qui courent…
qui est écrit dans ce livre, tout sauf ce qui y La mise à sac de la planète programmée de
est écrit et qui, d’avance, vous cause des toujours, sans doute, connaît une accéléra-
sueurs froides – a perdu toute son efficacité. tion que nous préférons ignorer, mais de
Vous saviez que l’Umwelt de lom – qui quoi est fait ce « nous » ? Quelle est cette
n’existe que sous la forme de sa Kultur – logique qui nous pousse à nous contenter de
s’égalait à son envers, l’antique Cloaca servir encore un peu plus la pulsion de mort,
maxima, parce que vous aviez lu cela sous la à pousser à la roue dans le grand mouve-
plume de Jacques Lacan, mais vous ne ment qui s’accélère, maintenant que près
vouliez pas entendre que « le versant d’un tiers des terres de la planète est consacré
animal » n’existait déjà plus que sous la à cet élevage-là ? [p. 195]

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forme de cette prose-poème due à Jean- Jonathan Safran-Foer ne s’indigne pas, il
Christophe Bailly [Le versant animal, sait avec Nietzsche que c’est là l’affect le plus
Bayard, Paris, 2007], c’est-à-dire un livre, mensonger. Il y va d’un livre personnel, cru
lui-même bientôt vestige d’un monde en dans son propre – saignant à dévorer d’une
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voie de disparition. pièce ou cuit à point – et à digérer lente-


Pourtant, l’homme qui a aussi choisi ment, un livre pour chacun de nous, invité
d’écrire encore un livre, et ce livre-là qui fait au festin.
aujourd’hui un tabac, force l’attention. Son De quoi « lom » de base se venge-t-il sur
plaidoyer pour un « mangez responsable » les animaux devenus viande vive et défou-
pourrait vous rester sur l’estomac, mais l’en- loir au sadisme banalisé ? L’adieu aux veaux,
voyer d’un revers de main par le fond ne va vaches, cochons et poulets relaye l’annonce
pas de soi. Car ce n’est pas un plaidoyer, ni de la mort du grand Pan. Au fait, comment
un état des lieux, ni une plainte ni… qu’est- tourne la fabrique de lom de base ? Qu’est-
ce donc ? Il me semble que c’est simplement ce qui ressortit là du real, et quoi du wirklich
un essai. À la Montaigne, un essai de luci- – je m’empare de ce binaire qui a structuré
dité et, en même temps, une élucidation. le Cours de Jacques-Alain Miller en janvier
Voilà un type qui a l’idée que la jouissance, dernier ?
ça pourrait peut-être se réfréner. Lacan ne Avant le prochain best-seller qui s’inté-
nous rappelle-t-il pas que tel est l’enjeu de ressera peut-être aux souffrances des
toute formation ? Alors, dit ce Rouletabille bananes, je crois que ce qui s’est décanté de
en herbe, au nom de quoi les éleveurs sont- « savoir » dans ce livre mérite qu’on en fasse
ils dispensés de formation ? Quel est l’Autre cas comme d’un symptôme à élever à la
qui veut les river à la honte de s’être eux- dignité (supposée) de notre temps.
mêmes formés sur des immondices de souf-
france muette ? Pourquoi ces pratiques ne Nathalie Georges-Lambrichs
sont-elles soumises à aucune évaluation ?

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DES ARTS ET DE LA LETTRE

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Foucault, Picasso, Vélasquez et… Entre août et décembre 1957, Picasso a
Lacan peint cinquante-huit huiles qui sont autant
d’interprétations des Ménines de Vélasquez.
Foucault, Paris, L’Herne, coll. Cahiers, Le texte de Foucault est très minutieux,
parfois difficile à suivre. À le lire attentive-
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2011, 416 p., 39 €


ment, on saisit combien les descriptions
L’Herne vient de consacrer un imposant détaillées n’ont qu’une visée : extraire le
Cahier à Michel Foucault. Les contributeurs, regard. Le lecteur du Séminaire XI, connais-
issus de différents champs, s’efforcent de sant par cœur la définition lacanienne du
démontrer en quoi l’œuvre du philosophe, regard comme objet a – « Dans notre
archéologue des savoirs, a eu, pour eux- rapport aux choses, tel qu’il est constitué par
mêmes et pour leurs recherches, une impor- la voie de la vision, et ordonné dans les
tance incontournable. « Foucault vivant. figures de la représentation, quelque chose
Celui dont nous voudrions montrer la glisse, passe, se transmet, d’étage en étage,
présence foisonnante – parfois jusqu’au pour y être toujours à quelque degré éludé –
désordre ; les usages possibles – parfois jusqu’à c’est ça qui s’appelle le regard » [Le Sémi-
la trahison ; le travail sans fin – parfois jusqu’à naire, livre XI, Les quatre concepts fondamen-
l’épuisement » écrivent les quatre initiateurs taux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 70]
du Cahier pour situer l’enjeu de leur projet. –, prendra un intérêt vif à lire Foucault.
Le lecteur pourra donc lire ce dernier au gré Pourquoi ? Parce que, justement, son insis-
de son humeur, de ses intérêts. Il n’y a pas un tance à décrire la topographie picturale
début ou une fin. On y butine et les trou- démontre que le regard et ses échanges sont
vailles ne sont pas toujours où on les attend. les moteurs des interprétations picassiennes :
Volontairement, je ne dirai rien des diverses « Là où Vélasquez avait placé un chien inso-
contributions. Par contre, je propose une lemment endormi, voilà [chez Picasso] que
halte sur un texte inédit de Foucault, « Les nous surveille un inquiétant regard. Un
Ménines de Picasso », conçu comme scénario regard fixe qui, d’abord éteint […] ne nous
d’un film voulu par la galerie Maeght et qui a guère quitté depuis un bon moment »
ne put jamais être tourné. Le texte est un [Foucault, op. cit., p. 30]. Ce regard est
bijou, et apporte une contribution essentielle présence active dans chacune des toiles de
à l’objet regard et à l’interprétation du célèbre 1957 – sans lui, la succession des cinquante-
tableau de Vélasquez qui, par séminaires huit tableaux ne peut trouver son ordre. Il y
interposés, a vu dialoguer Foucault et Lacan a une différence entre les deux maîtres quant
[cf. Le Séminaire, livre XIII, « L’objet de la au traitement du regard : « Vélasquez faisait
psychanalyse », inédit]. glisser toute la scène vers la gauche, vers

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Le Cabinet de lecture, Des arts et de la lettre

l’ombre : du côté de la peinture, et de la la pulsion scopique le découvre, le secret du


peinture peignant la peinture. Picasso fait champ visuel, c’est la castration » comme le
glisser toutes ses variations vers la droite – dit Jacques-Alain Miller dans son cours
vers la lumière » [p. 30]. Selon Foucault, « Silet » [cours des 14 juin et 12 juillet
Picasso radicalise la présence du regard alors 1995]. C’est pourquoi la peinture est
que Vélasquez choisit les jeux de miroirs où porteuse de cette charge libidinale que
s’élude la perte : « Chez Vélasquez, n’im- Picasso image comme paysages avec pigeons.
porte qui pouvait occuper la place du spec- Écoutons Foucault : « Et pendant les jours
tateur […] N’importe quelle figure qui vont suivre, la “grande volière sauvage”
anonyme peut venir se loger ici dans cette envahit l’atelier chassant la princesse et sa
lucarne ronde et tirer à son tour les varia- suite. Car tel était, cette saison-là, le dehors

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tions qui lui plaisent » [p. 30]. Par contre, du tableau, telle était la lumière là-bas qui
chez Picasso, c’est le regard qui surgit à cette passait à travers les hautes baies vitrées, et les
place et vient se poser sur chaque spectateur. paysages qui reflétaient en silence tous ces
Les identifications tombent ; l’objet se yeux immobiles » [p. 32]. Voilà, la boucle
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dénude. Au plaisir, au choix, se sont substi- est bouclée : le regard au dehors est toujours
tués l’inquiétude et la contrainte ! actif même si l’apaisement d’un paysage
La cinquième partie de ce court texte de enchanté le présentifie. Oui, au creux de cet
dix-huit pages, par son titre, « Regarder au Éden, toujours le regard inquiétant – celui
dehors », fait conclusion en isolant le regard de Vélasquez ? De l’infante ? Des autres
dégagé de ses représentations et les condi- personnages ? Celui plutôt de la peinture
tionnant. Foucault démontre – même si son elle-même qui fixe Pablo sans relâche durant
vocabulaire est autre – que le regard est ce ces mois de l’année 1957.
qui manquera à toute image – « le secret de
l’image telle que Lacan dans son analyse de Hervé Castanet

Du graphisme à la couleur noir à la couleur ne fait cependant pas


oublier que, dès ses débuts, Redon a
« Odilon Redon, prince du rêve 1840- toujours peint. Bien souvent, il ne le
1916 », Paris, Galeries nationales du montrait pas.
Grand Palais, du 23 mars au 20 juin « Dans ce monde obscur et indéterminé :
2011. les noirs », on repère quatre manières
d’aboutir à ce qui sera modestement titré
« J’ai fait un art selon moi avec les yeux sous les rubriques : fusain, lithographie,
ouverts sur les merveilles du monde visible » encre, pastel, estampe, etc.
On est frappé par une rigueur qu’il a sans
L’exposition Odilon Redon présente doute acquise lorsqu’il prépara le concours
d’abord, dans une très belle installation, d’entrée à l’école d’architecture des Beaux-
toute la première période de l’œuvre Arts de Paris. Éliminé à l’épreuve de mathé-
graphique du peintre. Ce qu’il a appelé « ses matique, il fréquentera ensuite l’atelier de
noirs ». Ensuite c’est l’explosion de la Jean-Léon Gérôme : il l’abandonna rapide-
couleur. Ayant été progressif, le passage du ment. Sûrement y avait-il acquis la science

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Claude This, Du graphisme à la couleur

des volumes, celle de l’espace dans lequel élites intellectuelles et artistiques de son
peuvent flotter des objets, et celle de la époque bien avant que ne lui soit reconnue
construction des plans. D’autre part, il la notoriété qu’il méritait.
devint l’ami du botaniste Armand Clavaud ; Peu à peu, il abandonnera « le charbon ».
celui-ci lui ouvrit des perspectives scienti- En 1899 il écrit à Maurice Fabre : « J’ai
fiques, littéraires et philosophiques. « J’ai pu essayé de faire un fusain comme autrefois, je
donner de la logique visuelle aux éléments n’y arrive plus ».
imaginaires que j’entrevoyais ». La deuxième partie de l’exposition nous
Avec des encres et du papier, son inven- présente alors l’œuvre d’un très grand
tivité est remarquable : pastel noir, fusain, peintre. La toile Les yeux clos [1890] inau-
encre, craie blanche, tout lui sert à intensi- gure ce tournant décisif. La même invention

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fier les contrastes. Il n’hésite pas à estomper, est à l’œuvre. Il prend toutes les libertés avec
écraser, gratter la matière jusqu’à retrouver l’huile qu’il mélange au pastel pour obtenir
la trame du support. L’apprentissage qu’il fit ces effets vibrants que nous admirons.
chez le graveur et lithographe Rodolphe « J’ai épousé la couleur et depuis il m’est
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Bresdin lui donna, en plus de la technique, difficile de m’en passer. »


la liberté de tout exprimer. Il puise dans toutes les mythologies son
C’est à ses rêveries d’enfant chétif, souf- inspiration. Cela lui permet de reprendre les
frant d’épilepsie, et pour cela envoyé à trois thèmes qui lui sont chers : les origines, la
ans en nourrice chez son oncle dans la monstruosité, l’œil, les rêves et les songes. Il
propriété familiale de Peyrelebade, qu’il devient à l’occasion décorateur. Plus libre
attribue d’être « un être flottant contem- que jamais, on constate qu’il n’a jamais
platif, tout enveloppé de ses rêves ». oublié les merveilles que son ami botaniste
« Enfant, je recherchais les ombres […]. J’ai Clavaud lui avait fait découvrir.
passé des heures ou plutôt tout le jour, La dernière toile présentée est intitulée :
étendu sur le sol […] à regarder passer les Le Char d’Apollon. Quatre chevaux s’élan-
nuages, à suivre avec un plaisir infini, les cent dans l’azur. Terrassé, un monstre sans
éclats féériques de leurs fugaces change- tête enroule son corps de serpent au bord de
ments. » C’est sans doute là la source d’un la toile. S’agit-il ici d’Apollon? Ou d’Hélios,
imaginaire non dépourvu d’angoisse, mais celui qui parcourt le ciel sur un char de feu
riche de trouvailles fantasmagoriques. traîné par quatre chevaux ? L’un d’eux
Enfin, Odilon Redon est aussi poète. Il semble sur le point de tomber. La chute
faut lire les titres, les légendes qui accompa- probable évoque plutôt l’aventure d’Icare !
gnent toujours les planches graphiques. Qu’importe après tout, Odilon Redon n’a
Mallarmé rendit le plus bel hommage au jamais été un illustrateur. Sa force est celle
talent littéraire du dessinateur en lui écrivant d’inventer. Avec une fougue égale à celle des
à propos de l’album de lithographies Songes, quatre coursiers, il nous entraîne dans un
qui venait d’être publié en 1891 à Bruxelles : monde irréel et nous invite à l’y suivre « avec
« Vous le savez Redon, je jalouse vos un plaisir infini. »
légendes. » Ce compliment révèle que cet
homme discret fut adopté d’emblée par les Claude This

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Le Cabinet de lecture, Des arts et de la lettre

Quand art et histoire se confon- de Jacob qui reviennent, référence biblique


dent… comme ces tours de Babel écroulées avant
d’avoir touché à la voûte céleste ; il explore
Anselm Kiefer dans la collection Würth, les souterrains, descend dans la mine, il est
Musée Würth France Erstein [cf. un artiste bâtisseur. »
http://www.musee-wurth.fr/fr/principal/ « L’histoire devient une affaire de maté-
exposition/exposition_en_cours/expo- riaux, d’objets, la mémoire doit trouver sa
kiefer-1.html] matière pour qu’il y ait des formes de souve-
nirs, pour que les souvenirs – ou les cauche-
mars – soient métamorphosés en œuvres.
L’œuvre La relation à la géologie et l’archéologie est

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« Pour qui regarde une première fois une souvent mise en avant au titre de schèmes
œuvre d’Anselm Kiefer ou découvre une explicatifs de l’activité du peintre. Strates,
œuvre nouvelle, le choc est toujours là, l’in- couches, la terre est là en vrai, comme les
compréhension au premier abord égale- objets ou les plantes, petits avions, bateaux,
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ment. Lourde de symboles, exigeant un robes, arbres, bois sec, branchages, collectés,
glossaire, contenant souvent quelques mots chinés, cueillis, stockés, formes anciennes
écrits à la main, combinant les techniques et que leur vieillissement a condensées, fossili-
engrangeant les qualités de médiums divers sées en matière première et que la peinture,
sans pour autant les fusionner, ou même les le travail du peintre façonnent dans une
« monter » pour leur donner une continuité conformation nouvelle. La mémoire y
sémantique et matérielle, une œuvre de prend comme prend une matière qui fige,
Kiefer s’installe dans notre perception et épaissit. Elle capture l’histoire, l’histoire qui
comme un monument, et comme une trace triche, qui ment, qui avoue parfois, et
mnésique individuelle, un souvenir d’un bricole de la mémoire pour ceux qui n’ont
quotidien dans sa banalité. La peinture de pas de souvenir […]. La mémoire de Kiefer
Kiefer est cultivée, savante même. Elle est n’est pas une faculté qui permet de récu-
imprégnée de littérature et d’histoire de l’art, pérer le passé, de le restituer ou de le
de musique et d’histoire de l’architecture, de restaurer et de le commémorer. La mémoire
philosophie et de science, de théologie et de Kiefer est une mémoire productrice et
d’alchimie […]. Cette peinture poétique, non reproductrice, elle est imagination
avec ses codes, sa rhétorique, son poids, ses créatrice ».
pesanteurs – peinture souvent volontaire- L’atelier du peintre
ment monumentale, gigantesque, déme-
surée –, nous lui accordons intuitivement un « L’atelier contient tout cela, les œuvres
caractère d’urgence, une nécessité psychique, du début, comme celles d’hier et les
une gravité intérieure. » ébauches de celles de demain. Hangar
« La seule réalité qui vaille, qui soit réelle, fermé, entrepôt, usine désaffectée, garage en
est l’art, l’activité artistique. Kiefer s’attelle sous-sol des villes comme une termitière,
en artiste à la tâche qui le délivrera peut-être grotte naturelle ou artificielle, caves ou
du fardeau de ce qu’il appelle sa biographie garde-manger, greniers devenus biblio-
comme biographie de l’Allemagne. Il le fait à thèques, hectares à ciel ouvert, chantiers avec
coup de tableaux, de constructions, de engins de construction, grues et scrapers,
sculptures et d’invention d’espaces. Il jette l’atelier de Kiefer est à la fois caché et à
des échelles à l’assaut des cieux, ces échelles découvert, habitacle et dépôt logistique.

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Danièle Cohn, Quand art et histoire se confondent…

L’artiste ne s’y peint jamais au travail, il cosme du macrocosme où palpite toujours


y vit, s’y promène, le parcourt en vélo, en entre destruction et reconstruction une
moto, en voiture, à pied. Ses lieux sont des possibilité de vie. »
espaces où le temps s’accumule, où ce qui est Danièle Cohn
conservé, usé, usagé devient neuf plusieurs Extraits choisis par Myriam Mitelman
fois, repris, réemployé, reconfiguré. »
« L’artiste en Titan, Prométhée encore
fragile, mortel, participe dans son micro-

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Brisures brisent sur le littoral des Cornouailles,
brisant « la nappe de la mer et son image de
Virginia Woolf. L’écriture, refuge contre jouissance pure » [p. 15].
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la folie, (s./dir.) Stella Harrison, Éditions Cet ouvrage a son origine dans la passion
Michèle, Coll. Je est un autre, Paris, 2011, de Stella Harrison pour l’écriture de V.
238 p., 19 €. Woolf et la référence à un commentaire de
Jacques-Alain Miller situant le stream of
Dans son avant-propos, Jacques Aubert consciousness dans les effets de l’invention
nous met sur la piste de la langue et de son freudienne sur la littérature. Avec son mari,
rapport à l’écriture et à la jouissance. Évitant V. Woolf était éditrice de Freud en anglais
de nous laisser nous noyer dans l’imagerie et elle témoigne, dans son Journal, du
romantique et lisse convoquée par l’expres- sérieux qu’elle accordait aux découvertes de
sion stream of consciousness, style littéraire la psychanalyse. Pourtant, malgré sa souf-
caractérisant Woolf et Joyce, il souligne france, elle n’en a jamais fait l’expérience
l’effet de brisure que visent ces deux écri- elle-même. Elle croyait à l’écriture.
vains. Les auteurs de ce livre, psychanalystes et
Il nous rappelle la comparaison que fait chercheurs en littérature, ont chacun réalisé
Lacan de la langue anglaise avec la langue leur lecture des romans, lettres, textes auto-
japonaise et sa « double duplicité » : de la biographiques et du journal de V. Woolf.
prononciation et de l’écriture. Loin d’être Tous constatent que, au-delà du style qu’elle
une aide à l’inconscient, dit Lacan, ceci crée partage avec d’autres écrivains de l’époque,
« une difficulté spéciale » pour le sujet japo- sa vie et son écriture sont tissés de façon
nais. Et pour le sujet anglais ? Dans l’espace inséparable et singulière.
qui se loge au-delà de l’interprétation signi- Sophie Marret situe le « creux de la
fiante, là où il y a énonciation et jouissance, vague » comme le lieu où V. Woolf est
J. Aubert situe la singularité de cette langue énigme pour elle-même, ce qui la pousse à
en ce qu’elle « offre matière à une lecture vouloir atteindre une réalité au-delà des
profondément diffractée de son discours : le images. Aucune ne lui convient, tout est
même signifiant, pour peu qu’on l’isole et le illusion et sujet à réflexion à l’ironie. V.
fasse jouer, peut être nom, verbe, adjectif, Woolf semble ne pas avoir de corps. Elle se
adverbe » [p. 14]. Quant à Virginia Woolf, décrit « sans périphérie », note Michèle
il situe la brisure plus dans sa vie que dans Rivoire, ne trouvant de discours pour
son œuvre. Il évoque l’écriture incessante de s’animer que chez les autres, ceux qui l’ai-
ses souvenirs d’enfance : les vagues qui se ment et apprécient ses productions litté-

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Le Cabinet de lecture, Des arts et de la lettre

raires. Dans Mrs Dalloway, Pierre Naveau vers l’horreur, la folie. Quelque chose ne se
isole, chez ses personnages, un vide, une noue pas : comme le remarque J. Aubert,
froideur, où l’amour est impossible à vivre plus que d’un nœud, il s’agit d’un nouage,
et où l’horreur apparaît comme un imprévi- d’un nœud en cours, comportant toujours
sible choc qui pousse V. Woolf à écrire. la possibilité qu’il rate. Un ratage de trop en
Nicolas Pierre Boileau critique la relec- 1941, et V. Woolf se sépare de la vie en se
ture de V. Woolf faite à la lumière des théo- noyant dans une rivière, dans l’eau, aspirée
ries actuelles sur le traumatisme, qui par le signifiant au cœur de son écriture.
n’amène qu’à voiler l’impossible du « choc » Avec finesse, chaque auteur éclaire un
auquel elle ne cesse pas de se heurter. Son aspect de la bataille acharnée de V. Woolf
dernier roman Entre les actes, découvrant un avec l’existence. Face à ses voix, à ses vagues

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rythme haché, un monde fragmenté, vise la de douleur, elle tente de traiter le réel par
« plénitude absolue » où « l’amour parfait est l’écriture pour en extraire des « moments
celui des morts », nous dit Monique Harlin. d’être ». Le signifiant doit s’inscrire dans un
S. Harrison souligne l’usage particulier discours pour que « les êtres apparaissent à la
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que fait V. Woolf de la langue anglaise, que surface du réel...», nous a dit J.-A. Miller
la traduction française a tendance à rendre [leçon du 16 mars 2011, inédit]. Faute de
trop lisse. La lire en anglais permet de se l’invention qui tiendrait là où il n’y a pas de
frotter à une langue plus incisive, plus rude, discours, il ne reste à V. Woolf que le « waste
qui vise « l’entière réalité » afin de supprimer of waters », l’étendue d’eau, où finalement
le pouvoir du réel de blesser. elle se perd comme déchet, waste.
Cependant ce tissage, ce refuge, est
fragile et par moments laisse glisser V. Woolf Victoria Woollard

Sept ans de réflexion climatique n’avait pas encore eu raison des


glaçons.
Martin Quenehen, Jours tranquilles d’un Ici, la débâcle a sonné. Cramponné à son
prof de banlieue, Paris, Grasset, 2011, petit morceau qui fond sous ses pieds,
210 p., €. chacun tente de persévérer dans son être, qui
n’est plus qu’une place au soleil. Elle se fait
C’est un compte à rebours, une genèse à rare, mouvante. Il faut donc y mettre du
l’envers, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, sien. C’est ce que fait Martin Quenehen,
un, zéro jours tranquilles comme on n’en désopilant, au-delà du bien, du mal, du
fait plus à Clichy ou ailleurs, une dernière tragique, du comique, des bonnes et des
classe. En verlan souvent, mâtiné de réfé- mauvaises intentions. Nous sommes après.
rences implicites, îlots ou isolats de Après la catastrophe, le déluge, l’espoir.
« culture » dérivant comme des glaçons sur Après la répétition. Après l’idée de tout
la Volga et ses nageurs ripolinés de Deux après. C’est dire si ça commence. Son vadé-
heures en URSS gravées sur la rétine des mécum cousu sur sa poitrine (« ce que tu as
écoliers benêts du baby boom tassés dans le voulu et que tu ignores, ce sont les consé-
dernier wagon du train de l’éducation natio- quences de tes actes qui te l’apprennent »,
nale, has been du temps où le réchauffement dit par deux fois un certain Jacques-Alain

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Nathalie Georges-Lambrichs, Sept ans de réflexion

Miller), introït l’anti-héros, le professeur spécialement radieux, le héros retrouve le


depuis sept ans dans son premier collège où sens de son action : un seul mot-clé vous
il pleut des canettes chargées jusqu’à la manque et tout est dépeuplé ; ce mot, c’est
gueule. Toutes les pages ont tourné, tous les le beau, le bon mot d’intérêt, supposé ne pas
coups sont permis. Tom Jones, Casanova, avoir cours dans le champ de l’éducation,
Candide et Fabrizio (Adieu David Copper- laquelle, si elle n’a plus beaucoup de bourses
field, Oliver Twist, rebonjour ! le prince et le à dispenser – antienne rabâchée – reste un
pauvre), les meilleurs de nos « jeunes » grand corps vulnérable aux mains des demi-
bivouaquent dans les marges du monde. Le habiles toujours prêts, tapis dans l’ombre et
champ de bataille est partout et la guerre plus tentés que patentés. CQFD.
nulle part. Cette reality-saga tient du roman d’ap-

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Pas looser pour autant, le jeune profes- prentissage, au sens où elle aura extirpé, à la
seur n’a pas mis non plus ses yeux dans sa racine, les vertus publiques exsangues à l’abri
poche, ni sa langue, qui fleurit multicolore – desquelles les carpetbaggers de l’éducation
avec une dilection pour le vert – car c’est nationale font fructifier les épices au goût
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bien tout ce qu’il lui reste pour respirer et étrange venues du Québec libre. « Mais je
croquer son précaire de prochain bâclé à la préfère l’avenir aux vieilles lunes, aussi vais-
six quatre deux à tous les coins de zones. Le je de l’avant. » [p. 186] Voilà qui nous
croquer pour l’éterniser, dans la bonne tradi- donne un ton, un peu là plutôt que las.
tion. Il se dépeint aussi, modeste agent Un jour Yannick Haenel décida de ne
recueillant les symboles fracassés des élans pas monter dans le train qui l’emmenait
créateurs du troupeau abscons de ses chaque matin dans son collège. Ce sont les
ouailles, dont le courage inconscient d’une premières pages de Cercle [Paris, Gallimard,
seule brebis justifie soudain l’ineffable et 2007].
stupide existence [cf. l’épisode Séléna, p. 69- Ce sont les dernières qui, ici, laissent leur
73]. Virant au détective malgré lui quand il auteur à quai. Et à pied d’œuvre.
se fait exclure, pour cause d’esprit retors, du
grand projet qui va déferler dans l’établisse- Nathalie Georges-Lambrichs
ment relooké aux couleurs d’un avenir

L’œuvre de Shakespeare au risque exprimée dans les œuvres de l’auteur, c’est


de la psychanalyse certainement Nadia Fusini.
Dans son ouvrage récent Di vita si
Nadia Fusini, Di vita si muore [On meurt muore, elle évoque les thèmes fondamentaux
de vivre]. Le spectacle des passions dans le de la pensée psychanalytique à travers cinq
théâtre de Shakespeare, Mondadori, personnages qui se constituent comme
Milano, 2010, 495 p., 22 €. autant de points de capiton pour la théorie
analytique : Hamlet, Othello, Brutus, Lear,
S’il est bien un artiste qui ouvrit la voie Macbeth. Il ne s’agit pas de psychanalyse
à la théorie psychanalytique et continue d’en appliquée à l’art, mais d’un travail critique
indiquer le développement, c’est certaine- sur l’inconscient, la jouissance, le désir et la
ment Shakespeare. Et s’il existe un spécia- loi. Si l’homme contemporain livre à contre-
liste éclairant la profonde prise de coeur son inconscient à l’interprétation,
conscience de la dynamique humaine nous dirions qu’aujourd’hui l’art, et notam-

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Le Cabinet de lecture, Des arts et de la lettre

ment la littérature, fonctionne comme donner consistance aux aspects les plus
analyste de l’inconscient, là où le sujet conflictuels, les plus insensés, les plus para-
semble pétrifié. doxaux de l’existence.
La reprise de Shakespeare faite par N. Il défie la langue grâce à une expansion
Fusini évoque comment un certain type de infinie, une invention lexicale et syntaxique
jouissance s’était hier comme aujourd’hui allant « jusqu’à la création de nouveaux
constitué comme principal organisateur du mots, de mots composés ; il élargit le voca-
discours. Les passions de ces personnages bulaire, de sorte que des mots sublimes
illustrent la structure des liens sociaux, la d’étymologie latine passent dans les mono-
langue qui les informe, la discordance entre syllabes saxonnes, ou encore le langage
volonté et désir, pensée et action. Othello, hiératique du héros […] à l’obscénité du

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Iago, Macbeth semblent contaminés par un clown »[p. 170]. Une langue capable de
Lust, un appétit illimité qui les rend sourds rendre compte de l’écart, de l’indicible.
et aveugles au bien, c’est-à-dire l’Autre. Cela Ce n’est pas par hasard que nous rencon-
explique le titre : Di vita si muore. Le désir trons des personnages qui, pour rétablir la
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même est une maladie qui infecte et vérité, ont recours à la folie ; « la folie est
corrompt le corps de l’intérieur, répandant l’endroit de l’écart » [p. 155] en tant que tel,
dans chaque fibre sa contamination. elle est capable de cueillir le hors-sens de la
Pour défendre leur jouissance, les person- vérité et la différence absolue de la subjecti-
nages de Shakespeare se feront faussaires, vité.
hypocrites, menteurs, cruels, inhumains, au La langue de la cour médiévale désigne
nom d’une passion qu’ils veulent poursuivre. les castes, les clans, les rôles sociaux, mais ne
Ces anti-héros, qui prennent la liberté de peut nommer le sujet dans sa singularité.
défier la loi, se retrouveront seuls, perdus, Seule la langue du fool en est capable.
sans repère. N. Fusini pose la question : N. Fusini nous guide dans une recherche
« peut on vivre ab-solutus, dénoué, dés- critique des histoires et des personnages
enchaîné de la chaîne de l’être ? » [p. 186]. shakespeariens, en nous proposant un éclai-
Dans toutes ces trajectoires, l’existence rage nouveau sur les concepts psychanaly-
apparaît comme un scandale où seraient en tiques essentiels.
conflit le singulier et l’universel, la nécessité
et le hasard, le comique et le tragique. Michele Cavallo
Shakespeare invente une langue capable de

La passion de la vérité subversion du pouvoir d’État », Liu Xiaobo


ne peut se rendre à Oslo pour recevoir le
Liu Xiaobo, La philosophie du porc et prix qui lui a été attribué en raison de « ses
autres essais, Paris, Gallimard, coll. Bleu efforts durables et non violents en faveur des
de Chine, 2011, 521 p., 26 €. droits de l’homme en Chine ». Liu devient
célèbre, mais il reste un inconnu pour le
Décembre 2010 : le Nobel de la paix est grand public. L’occasion nous est donnée
décerné pour la première fois à un citoyen aujourd’hui de le découvrir, à travers une
chinois résidant en Chine. Condamné à quinzaine d’articles, dans lesquels Liu
onze ans de prison pour « incitation à la Xiaobo poursuit sa réflexion, sans procédé

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Catherine Orsot-Cochard, La passion de la vérité

manifeste pour éviter la censure. Ces articles survivants du massacre », reste hanté par
ont été choisis et sont présentés par le sino- « cette nuit et cette aube transpercées par les
logue Jean-Philippe Béjat, directeur de baïonnettes ». Mais ce mouvement pour la
recherche au CNRS. On trouve également démocratie lui a révélé « la bonté, le courage,
dans ce volume une courte biographie de le sens de la justice et l’esprit de sacrifice des
l’auteur, une préface de Vaclav Havel, et la gens ordinaires », qualités dont Mengzi
reproduction de la Charte 08 qui appelle à la disait que c’est « la nature qui les a mises en
démocratisation des institutions de la Chine nous, mais qu’il n’en faut pas moins les
et au respect de la liberté d’expression. cultiver : “Si vous les cherchez, vous les trou-
Jeune professeur de littérature, Liu a verez, si vous les négligez, vous les perdrez”. »
acquis une notoriété en Chine par sa dénon- On trouve ainsi au fil des pages, en dépit des

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ciation virulente des tendances confucéennes prises de position iconoclastes de Liu, des
des écrivains chinois, ce qui lui a valu dans les échos de Mengzi, philosophe confucéen du
années quatre-vingt le surnom de « cheval IVe siècle av. J.-C., telle cette idée que
noir ». Quelques séjours sur les campus en l’homme peut facilement renoncer au Bien
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Europe et aux États-Unis lui font ensuite pour les biens.


prendre conscience de ses « insuffisances » et Liu Xiaobo s’est donné pour mission de
de son « arrogance ». Son admiration sans « résister à la vie dans le mensonge par la
borne pour la culture occidentale, qui le piété et l’expiation ». Sa manière de vivre en
poussait à vouloir « améliorer la Chine » à accord avec ses idées, au prix d’un renonce-
l’aide de celle-ci, le laisse « aussi limité que le ment à une carrière et à une vie de famille,
crapaud au fond du puits qui n’a devant lui fait la singularité de son parcours. Dans la
qu’un bout de ciel bleu ». De ce constat, il lutte menée contre « un système fondé sur le
tire des conséquences : « Quand on pense la mensonge », Liu donne ainsi la primauté au
réalité, on se doit d’être sur le champ de fait de dire la vérité, une vérité qui pourrait
bataille. » Ses activités dissidentes seront son se dire toute, et n’aurait pas partie liée à
champ de bataille. l’impossible, à l’opposé de l’essence de la vérité
La répression du printemps de Pékin en qui ne saurait s’énoncer que dans un mi-dire.
1989, place Tian’anmen, constitue « un
tournant radical ». Liu Xiaobo, « l’un des Catherine Orsot-Cochard

Le correcteur, son démon et son [29 avril 2011]. Ce n’est pas le moindre des
désir paradoxes de ces « mémoires d’un correc-
teur », qui se veulent un plaidoyer contre
Souvenirs de la maison des mots l’effacement de cette fonction indispensable
[anonyme], Paris, Éditions 13 bis, 2011, de l’édition.
112 p., 10 €. L’auteur anonyme de cet ouvrage [AA
dans la suite de cette note] dénonce les
Avec son auteur anonyme et son éditeur piètres conditions de travail du correcteur
confidentiel, Souvenirs de la maison des mots (rétribution misérable, textes à corriger dans
avait peu de chances de trouver ses lecteurs l’urgence, nuits blanches pour parvenir à un
sans l’article généreux que Pierre Assouline résultat convenable et avoir la conscience
lui a consacré dans Le Monde des livres tranquille, mépris de son travail et surtout

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Le Cabinet de lecture, Des arts et de la lettre

de sa personne de la part de l’éditeur comme donc, aussi, lentement ; AA préconise


de l’auteur…) ; pure injustice, car, professe- notamment des vitesses de lectures diffé-
t-il, le correcteur est « la cheville ouvrière » rentes pour un même texte (feuilletage ultra-
d’un livre et l’importance croissante de son rapide plus ou moins aléatoire, lecture page
travail « directement proportionnelle au à page, lecture lente), qui permettront
déclin absolu de l’auteur et du nègre » chacune de « repérer des niveaux de scories
[p. 47]. Il milite donc pour une « revalorisa- différents ».
tion de la caste correctrice, de l’activité correc- La « promenade [promise par AA] à
tionnelle », en particulier sous les auspices travers la littérature mondiale » tourne
d’une charte où droits et devoirs du correc- parfois au règlement de compte féroce (et,
teur seraient enfin reconnus – par exemple, cette fois, pas anonyme du tout) avec

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que son nom figure dans l’« achevé d’im- certains auteurs. « L’auteur est un être ingrat
primer » – : « l’invisibilité, soit. L’inexis- par nature, et il considère le correcteur
tence, non » [p. 101]. comme un sous-homme, un raté, pire, un
S’il reste des fautes, les correcteurs en pauvre. » [p. 60] Humilié, le correcteur est
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sont bien sûr tenus pour coupables. Mais, tenté par la joie de se venger en lui « faisant
en même temps, ceux « qui les payent sont remarquer sans façon toutes ses déficiences,
généralement mécontents des résultats de ses incohérences, ses oublis, ses manques ».
leurs recherches, et d’autant plus horrifiés Mais sa frustration est parfois telle qu’il en
qu’il y a davantage de résultats » [p. 29]. arrive à mûrir une tout autre vengeance,
AA piste pour nous les identités multiples insidieuse et bien plus terrible : laisser passer
du correcteur : flic d’un genre particulier, il les fautes de celui qui refuse de le saluer.
« connaît le coupable – l’auteur, le nègre – et Lutte hargneuse, coups furieux, embus-
recherche les fautes » [p. 22] ; journaliste- cades meurtrières… lorsqu’une lutte imagi-
interviewer, il est obligé de poser maintes naire entre auteur et correcteur s’amorce, elle
questions concernant ses corrections à l’au- s’achève fatalement par la mise à mort du
teur (requis d’y répondre) ; général en chef, second : il « s’immole en croyant triompher,
il est comblé par la marche que composent il se supprime en voulant l’emporter » [p. 73
alignements, espaces, usage des capitales, & 75]. À bon entendeur… Il y a donc au
gestion des ponctuations, présentation des moins un point commun entre le correcteur
notes… et l’analyste : le propre du correcteur, c’est de ne
Le démon de la correction (qui ne pas vaincre, con ou pas [Cf. Lacan J., Encore,
sommeille pas toujours en nous) ne boudera Seuil, 1975, p. 50].
pas les conseils du pro et glanera au passage Nous voilà au cœur de cette énigme
quelques recommandations utiles : qu’est le désir du correcteur. Redresseur de
– travailler la nuit et dans l’urgence est fautes, censeur, châtieur, il mène, selon AA,
une source d’erreurs, de même que la baisse « une grande croisade au nom du “bien”
potentielle de l’attention induite par « le contre le “mal”, pour la bonne orthographe,
succès » et « l’autosatisfaction » du correcteur ; pour la bonne syntaxe, la bonne grammaire,
– sauf rarissime exception, ne jamais le bon style, etc. Ce n’est pas assez pour son
faire confiance à la mémoire de l’auteur pour grand cœur. Il veut aussi […] faire triom-
les citations, les personnages ou événements pher le “vrai” sur le “faux” » [p. 46]. On
historiques, les formules latines et autres cerne mieux de quoi est faite la pente
locutions d’origine étrangère ; mortelle de la rencontre entre auteur et
– pour aller le plus vite possible sans correcteur, si d’aventure elle vire au duel : ici
bâcler son travail, agir avec méthode et aussi, vouloir servir le bien, c’est servir la

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Pascale Fari, Le correcteur, son démon et son désir

jouissance. L’orthopédie de la bonne forme à un impossible : entre l’amour de la langue,


tue, et le désir, et le style. le souci de lisibilité et le coup de pouce par
C’est méconnaître que la vérité sur la lequel chacun écrit sa langue vivante, avec
langue – et la langue elle-même – a struc- quel stylet opère-t-il pour ciseler ? Le désir
ture de fiction ; gageons que le correcteur du correcteur n’est pas un désir anonyme.
trouvera à s’en orienter.
Reste à savoir quelle est son éthique de la Pascale Fari
lettre. Sa praxis le confronte nécessairement

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