La Cause Freudienne 78 - Des Autistes Et Des Psychanalystes
La Cause Freudienne 78 - Des Autistes Et Des Psychanalystes
La Cause Freudienne 78 - Des Autistes Et Des Psychanalystes
com/lacanempdf
SOMMAIRE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h56. © L'École de la Cause freudienne
Éditorial
Nathalie Georges-Lambrichs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h56. © L'École de la Cause freudienne
la Cause freudienne no 78 7
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 8
Éditorial
de cet amour si particulier qui naît quand un sujet rencontre chez un de ses congé-
nères un désir décidé de savoir sans peur et sans reproche. La clinique de la passe y
apporte toujours des éclairages nouveaux. En même temps, elle se fait sensible au
thème du prochain congrès de L’AMP. Quant aux héros du XXe siècle, « grands
hommes » aussi hors normes que les sombres époques qui les ont suscités, ils contri-
buent aussi, quoi qu’ils en aient, à nous débouter de nos préjugés.
Nos chimères (de guérir, d’éduquer), nos fantasmes (de liberté ou de dépendance)
nous tiennent éloignés du réel, aussi longtemps que nous ne les avons pas réduits,
traversés, surmontés. Ils n’ont pas l’étoffe des rêves dont l’artiste fait œuvre.
L’expérience de la psychanalyse, qui nous façonne, nous rend aptes, en revanche,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h56. © L'École de la Cause freudienne
à des actions parentes de celles des créateurs, quand elles aiguisent l’arête qui fait
bord entre nos « façons d’endormis [et nos] façons d’éveillés »2, débouchant sur un
style donnant au savoir son prix.
Lacan énonçait il y a quarante ans : « le psychanalyste ne semble pas avoir rien
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h56. © L'École de la Cause freudienne
changé à une certaine assiette du savoir »3. Voilà une petite phrase bien tournée, qui
tombe à pic. Il ne faut peut-être pas la lire à la va-vite. Il ne me semble pas qu’elle
signifie tout à fait que le psychanalyste semble n’avoir rien changé à une certaine
assiette du savoir, même si Lacan dit, peu avant, qu’elle n’a rien « amélioré » dans les
salles de garde « au regard des biais qu’y prennent les savoirs ». Peut-être y a-t-il,
néanmoins, dans cette assiette, encore un certain mystère, une opacité. Assiette est un
mot qui a deux entrées dans le Trésor de la langue française. La première n’est pas
celle qu’on croit, et l’expression « être dans son assiette » y ravive les couleurs du
corps tout entier. L’assiette semble bien être ce que l’analyste ne doit pas cesser de
remettre sur le métier, et le divan. D’ailleurs les autres, autistes ou non, ne cessent pas
de l’y aider.
« À notre époque postfreudienne, dit Anish Kapoor, le langage est là pour que l’on
en profite », et il ajoute, sibyllin, à un certain niveau du moins 4.
Les quatre premières leçons de L’orientation lacanienne indiquent qu’un pas a été
franchi, à partir du point final mis cette année par Jacques-Alain Miller à l’édition du
Séminaire de Lacan. Son dialogue avec celui qui fut son maître prend un tour nouveau.
Nos conversations se diversifient : outre celle sur la passe, il y a le dialogue entre
les psychoses, l’ordinaire et l’extraordinaire, et une reprise de la Deutung freudienne
du rêve qui s’étoffe, à laquelle un cauchemar de Borges fait écho.
Ainsi, nos échanges témoignent des voies que nous frayons pour nous approcher
de ce certain niveau du moins, en le maintenant, chacun avec les moyens du bord
duquel il participe, dans son corps et dans sa pensée, du fait qu’il y a, encore, des
dires, passés, présents ou à venir, des dires spécifiques, dont la portée nous échappe-
rait pour de bon, si nous n’y faisions de plus en plus attention.
8
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 27
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
Comment parler à ceux qui
préfèreraient ne pas ?
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
Vilma Coccoz
J
« e préférerais ne pas » : cette phrase s’est chargée d’énigme au fur et à mesure
qu’elle a traversé le XXe siècle, et elle suscite encore bien des commentaires. Proférée
par le scribe Bartleby du récit de Melville [1856], elle est devenue l’emblème d’un
comportement déconcertant, certes, mais qui a pourtant le pouvoir de s’emparer
aussitôt de notre imagination, ce qui n’a pas échappé à Borges. Quels ressorts de la
structure de l’être parlant l’auteur a-t-il fait jouer, en lançant dans le monde cette
étrange fiction qui – c’est ici ma thèse – a frayé la voie du psychanalyste1 ? Pouvons-
nous tirer de ces quelques pages une leçon d’humanité ?
Le narrateur, un avocat de Wall Street, témoigne de l’expérience extraordinaire
qu’a été pour lui sa rencontre avec Bartleby. Après nous avoir fait part de l’impossi-
bilité d’écrire la biographie de celui-ci, au motif qu’il ne sait rien de son histoire,
l’avocat commence donc à dresser le décor, non sans se présenter au préalable comme
un caractère bien trempé : « je n’ai […] jamais supporté que quoi que ce soit [des
contraintes propres à [ma] profession] vienne troubler ma paix. […] Tous ceux qui
me connaissent me considèrent comme un homme éminemment sûr »2. Le narrateur
esquisse ensuite le portrait des scribes qui travaillent avec lui depuis longtemps –
Dindon et Lagrinche, plutôt remuants – et de l’espiègle Gingembre, coursier. Il
Vilma Coccoz est psychanalyste, membre de l’ELP [Escuela lacaniana de psicoanálisis].
1. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras, du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001,
p. 193.
2. Melville H., Bartleby le scribe, Paris, Gallimard, coll. Folio, 2010, p. 10-11.
la Cause freudienne no 78 27
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 28
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
bavarde, Bartleby travaillait jour et nuit, comme un homme « affamé de copie » ; il
écrivait en silence et de façon machinale, sans joie aucune. Jusqu’à cette fois où, pour
procéder à la nécessaire vérification, à plusieurs, du texte mot à mot, l’avocat appela
soudainement Bartleby qui, ainsi convoqué pour participer à la tâche collective,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
répondit « d’une voix singulièrement douce et ferme : “Je préférerais ne pas” »4.
L’avocat n’en revient pas. D’abord perplexe, il réitère aussitôt sa demande et se
heurte à la même réponse, ferme et sereine. « Si j’avais décelé dans ses manières la
moindre trace d’embarras, de colère, d’impatience ou d’impertinence ; en d’autres
termes, si j’avais reconnu en lui quelque chose d’ordinairement humain, je l’eusse sans
aucun doute chassé violemment de mon étude »5, nous dit l’avocat, qui tentera dès
lors, en vain de redresser le comportement obstiné du scribe par la persuasion. Face à
cette attitude, l’avocat n’adopte pas une posture hautaine ; au contraire : il se trouve
étrangement désarmé, à la fois touché et déconcerté « d’une façon extraordinaire »6.
La description détaillée des sentiments contradictoires et de révolte que le refus
dans la dimension de la parole peut provoquer chez autrui est un des éléments qui
donne sa valeur au récit : que faire du non de quelqu’un qui s’obstine à refuser toute
satisfaction que pourraient ou devraient lui donner le dialogue, l’échange, l’accord,
la soumission, la crainte ou la pitié ? D’où l’insistance de l’avocat : « Ne parlez-vous
pas ? Répondez ! »7 Or il appert que, poussé dans ses retranchements, acculé, Bartleby
reste constant, c’est-à-dire qu’il devient de plus en plus catégorique : « Je préfère ne
pas », dit-il.
L’avocat saisit bien que Bartleby l’écoute avec attention et comprend parfaite-
ment le sens de ses paroles, même si « quelque considération souveraine l’obligeait à
répondre comme il faisait »8. La certitude de s’être heurté à une décision sans appel,
issue d’un jugement et non d’un caprice – bien que cela aille à l’encontre des bonnes
manières et du sens commun –, conduit l’avocat à cette réflexion profonde : « C’est
un fait assez fréquent que, si un homme se voit contrecarré d’une manière toute
3. Ibid., p. 23-24.
4. Ibid., p. 25.
5. Ibid.
6. Ibid., p. 28.
7. Ibid.
8. Ibid.
28
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 29
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
comportement du scribe, plus l’énigme augmente, ainsi que sa contrariété : « Rien
n’affecte autant une personne sérieuse qu’une résistance passive. » L’avocat en vient
à penser que « si l’individu qui rencontre cette résistance ne manque pas d’humanité
et s’il voit que l’agent de la résistance est parfaitement inoffensif dans sa passivité, il
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
fera, dans son humeur la plus favorable, de charitables efforts pour exposer à son
imagination ce qui demeure impénétrable à son jugement. » Là où d’autres patrons
moins indulgents pourraient maltraiter Bartleby, jusqu’à le faire risquer – imagine-
t-il – de mourir de faim, l’avocat, lui, parvient ainsi à une position d’exception et
décide alors d’assentir à l’obstination du scribe, se donnant ainsi « l’occasion de jouir
fort agréablement » de le protéger, ce qui donne « une friandise » à son narcissisme.
Las ! La tranquillité escomptée n’est pas au rendez-vous ; l’agressivité lovée dans
l’intention caritative est ici décrite par le menu : « Je me sentais étrangement impa-
tient de provoquer un nouveau conflit, de tirer de lui quelque étincelle de colère qui
répondît à la mienne propre. »11 Le jour où « l’impulsion mauvaise » triomphe des
bonnes intentions de l’avocat, une scène violente a lieu, dont les autres scribes profi-
tent pour incriminer l’indulgence de leur chef, qui finit par être insulté et menacé.
Rien n’affecte pour autant le refus égal et inébranlable du scribe silencieux.
L’avocat ne met pas en acte les représailles qu’il a imaginées ; peu à peu il accepte
comme inévitable l’ordre de choses imposé par Bartleby, à qui il reconnaît une honnê-
teté et une décence sans tache, jusqu’au jour où il découvre que Bartleby loge dans
son étude, Bartleby dont la grande pauvreté et l’« abandon combien horrible ! »12 lui
sont alors révélés, ce qui le consterne. Jamais il n’avait connu cette « insurmontable
et lancinante mélancolie » au cours de sa confortable existence. Le sentiment d’une
étrange fraternité humaine avec le scribe produit chez lui un grand abattement,
car s’il doit désormais accepter qu’ils sont « tous deux fils d’Adam » – car fils du
langage – force lui est aussi d’admettre qu’« à mesure que la détresse de Bartleby
prenait dans [son] imagination des proportions de plus en plus grandes, cette mélan-
colie se muait en frayeur, cette pitié en répulsion »13.
9. Ibid., p. 29.
10. Ibid., p. 30-32.
11. Ibid.
12. Ibid., p. 40-41.
13. Ibid., p. 43.
29
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 30
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
préfère ne pas », au moment précis où le sujet est invité à dialoguer et à se montrer
raisonnable. La scène où les autres employés abusent de l’ironie en utilisant le verbe
« préférer » à mauvais escient devient décisive16. Le signe distinctif de Bartleby, celui
qui singularise sa position extrême dans le champ de la parole, devient une sorte de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
ping-pong vénéneux qui le dénigre jusqu’à n’être plus qu’une pièce sans aucune
valeur. Après cette humiliation, Bartleby décide de cesser d’écrire. Interrogé par
l’avocat sur ce dernier refus, il rétorque : « Ne voyez-vous pas la raison de vous-
même ? » Il énonce ensuite sa décision finale : « Il m’informa qu’il avait définiti-
vement renoncé à la copie ».
À partir de cet instant, le dénouement se précipite vers le pire : Bartleby, dépouillé
de sa tâche, mutique et impassible, refuse néanmoins de quitter l’étude. Après que
toutes ses tentatives pour l’en dissuader se furent révélées infructueuses, l’avocat finit
par consentir à cette étrange situation, bien qu’il ait saisi, après s’être retrouvé seul
avec le scribe, le danger de passage à l’acte mortifère. Il parvient à se délivrer de cette
tentation redoutable en se raccrochant à l’idée qu’il a une mission – « Je vins peu à
peu à me persuader que mes désagréments relatifs au scribe étaient prédestinés de
toute éternité »17 – comme s’il avait saisi, dans un intervalle lucide, que le partenaire
de l’être parlant prend, de structure, une forme inhumaine, hors du symbolique,
forme qui s’était incarnée pour lui dans la personne de ce singulier compagnon. Ainsi
l’avocat finit-il par consentir à la présence quasi inerte du scribe.
Néanmoins, les regards et les réflexions suspicieuses de ses collègues et d’autres
personnes quant à sa tolérance coupable vis-à-vis de cet être indifférent et paresseux
l’amènent à s’interroger sur son incapacité à résoudre la situation. Confronté à son
impuissance et cherchant en lui-même des raisons éthiques pour se déprendre de
Bartleby, voilà qu’il décide de changer quelque chose de son côté, d’abandonner son
poste pour s’installer dans sa voiture, puis de déménager : « je dus m’arracher à cet
homme dont j’avais tant aspiré à me débarrasser »18.
30
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 31
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
d’une nouvelle humanité. Bartleby, apôtre ou messager d’une dignité en voie de
disparition ?
31
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 32
Il existe une façon de parler des symptômes propres à l’autisme, qui les considère
comme des déficits, des anomalies, des signes pathologiques ou des syndromes, voire
des troubles. Elle est appareillée à l’hypothèse d’une étiologie génétique, neuro-
logique ou biochimique. Le paradigme scientiste propose des formules universelles
et prescrit des formes standardisées et protocolaires de traitement.
Dans le discours psychanalytique – qui comporte aussi des différences selon les
auteurs – les symptômes sont considérés comme des signes de la subjectivité,
comprise comme position existentielle, fruit d’un travail de défense du sujet devant
l’angoisse. Chacun d’entre nous livre une bataille quotidienne contre le virus inévi-
table dont la parole est porteuse : des pensées qu’on ne veut pas penser, des sentiments
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
contradictoires, des actes énigmatiques, des pertes incompréhensibles, des inhibi-
tions, des échecs. Freud a été le premier à étudier les effets de cette infection. Les
symptômes autistiques, bien qu’ils prennent des formes très précaires, sont le résultat
d’une trouvaille particulière de l’enfant, dans une tentative désespérée pour se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
21. Cf. Zenoni A., L’autre pratique clinique, Toulouse, Érès, 2009.
22. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994.
23. Cf. Egge M., El tratamiento del niño autista, Madrid, RBA, 2008.
32
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 33
À bon entendeur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
tisser un maillage symbolique pouvant le porter. Il s’agit d’un trajet vers la subjecti-
vation, un trajet lent, car il est souvent difficile de modifier certaines inerties, tels que
le découragement ou la conviction que rien ne changera.
Cet itinéraire passe par certains moments logiques, le premier étant la considéra-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 04h57. © L'École de la Cause freudienne
33
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 45
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Préliminaires au traitement de l’autisme
La question de la voix
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Iván Ruiz
L’autiste et la voix
la Cause freudienne no 78 45
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 46
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Dans l’autisme, la voix n’est pas régulée par le signifiant. Les autistes sont
confrontés à un dysfonctionnement de la pulsion invocante, ils ressentent une diffi-
culté spécifique à habiter subjectivement et affectivement une parole qui leur est
adressée. Leur mutisme peut alors être vaincu grâce au support de chansons ou de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
1. « Esta canica hace rui… » Rui pour Ruido, bruit : soit le nom de l’analyste, Ruiz, amputé de sa dernière lettre.
2. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 532-
533.
3. Maleval J.-Cl., L’autisme et sa voix, Paris, Seuil, 2009, p. 240.
4. Miller J.-A., « Jacques Lacan et la voix », Quarto, no 54, 1994, p. 47-52.
46
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 47
ceci prend un tour radical et lui donne son « unité structurale »5 indiquant une
constante dans la préoccupation de séparer le langage de l’énonciation.
Pour l’autiste, la voix est un objet pulsionnel ; il doit constamment y être attentif,
afin de le localiser chez l’Autre, de s’en défendre et de le neutraliser. Ainsi on peut dire
que la voix est le premier objet dont l’autiste n’a d’autre choix que d’en être accom-
pagné : nous recevons souvent des enfants qui n’ont pas encore pu se faire accompa-
gner d’un objet choisi dans leur entourage. Il n’est pas fortuit que nombre d’entre eux
se vouent à neutraliser toujours avec leur propre voix, ou en produisant des sons, du
bruit, de la musique, l’objet dont ils n’ont pu se séparer, soit ce qui de la voix n’appar-
tient pas au registre sonore de la parole, et que Lacan présente comme l’objet a.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Ce point revêt une immense importance dans les séances préliminaires au traite-
ment de l’autisme. En quoi celles-ci peuvent-elles consister ? Le traitement de l’au-
tisme ne peut débuter tant qu’une ouverture, si minime soit-elle, ne s’est pas faite
dans la défense que l’enfant a mise en œuvre, et qui dans certains cas présente une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Trois vignettes
Xavier est né prématuré avec une grave cardiopathie. Il a subi diverses interven-
tions et rencontré une multitude de médecins. C’est un enfant de deux ans, qui
garde les poings fermés, le regard fixé sur ses mains et sur les lumières, et tient à
peine debout. Ses parents – et lui-même – consacrent tout leur temps à combattre
les maladies de son corps. Le seul contact avec son entourage se fait au moyen de
petits objets qu’il prend avec difficulté pour les entrechoquer, toujours dans les bras
de sa mère.
47
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 48
Le son qu’il produit ainsi est devenu, lors des premières rencontres, un indice
d’ouverture à l’Autre. L’analyste répond aux séquences de sons en frappant dans ses
mains ouvertes. Cet échange de sons devient une activité que Xavier se plaira à répéter
à toute occasion, et qu’il élargira en ouvrant progressivement ses poings pour frapper
à son tour dans ses mains, en tapant des pieds, s’essayant même à des variations d’in-
tensité. Presqu’un an plus tard, il découvrira également d’autres objets pour cet
échange avec l’analyste, et aussi des sons pour accompagner la séparation d’un objet
qu’il donne à l’autre. Cependant, à la fin de chaque séance, de retour dans les bras
de sa mère, il me rappelle toujours, pour prendre congé, cette frappe des mains qui
avait inauguré notre « proto-conversation ».
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Alex n’a pas quitté le sol de mon bureau la première fois qu’il est venu en compa-
gnie de ses parents. Il s’amuse à déplacer progressivement les pièces d’un jeu de
construction sans répondre à leurs appels. L’unique son qu’il émet est une sorte de
plainte très discrète qui exprime, soit sa colère quand ses parents interrompent une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
activité qui l’absorbe, soit le plus souvent sans raison. Sa mère me révèle qu’Alex
aime beaucoup la musique, surtout celle des publicités de la télévision. Je lui en mets
aussitôt une sur l’ordinateur, accompagnée d’images animées et aléatoires. À l’écoute
de la musique, il se tourne vers moi en me souriant. Il l’écoute jusqu’à ce que je l’in-
terrompe. Entendant le silence, il rit. Je lui dis que je remettrai la musique après
avoir compté jusqu’à trois. Il attend patiemment de l’entendre à nouveau. Une fois,
j’arrête le décompte attendant sa réponse : il émet un son très discret, que je pense
être « trois ». Lors des premières entrevues, la musique de l’ordinateur accompagnée
de l’image a été d’emblée le levier qui lui a permis d’ébaucher pour lui-même un
autre, dont il peut attendre une musique détachée de la parole, tout en ne l’étant
pas de la matrice symbolique primaire allumé/éteint, musique/silence ; il en découle
pour lui une satisfaction qui, d’une manière ou d’une autre, en passe par l’Autre.
Izan6 présente dès l’abord un niveau d’enfermement sur lui-même très impor-
tant. Son incessante activité durant les séances consiste à disposer méticuleusement
des pièces de Lego sur le sol dans un ordre bien précis, difficilement discernable pour
un observateur. Il accepte que l’autre suive son activité derrière lui, mais en aucun cas
qu’il intervienne dans cet ordre, car il courrait le risque d’être livré à cet ordre chao-
tique qui submerge son environnement. Ce faisant, il prononce des sons (i, a) clai-
rement reconnaissables bien que, là aussi, leur combinaison soit difficile à saisir. Après
diverses tentatives manquées pour entrer avec délicatesse dans cet ordre ritualisé, je
réponds à ses sons par i-a. Izan s’arrête, se tourne et me regarde en répétant i-a. Alors,
modifiant le ton de ces deux voyelles liées, et imitant l’appel de quelqu’un qui s’est
perdu, je m’exclame : Izan ! L’intonation de cet appel le fait rire et il répète, sur le
même ton : I-a ! Ce qui lors des premières séances était une production apparemment
aléatoire de sons vocaliques, est maintenant un appel qu’il lance de lui-même à des
moments où il s’est « perdu » seul dans une activité répétitive, et dont il aime jouer
6. Prononcer [Issann].
48
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 49
en alternant les intonations graves et aiguës. En outre, le i-a initial s’est transformé
pour lui en l’appel à l’analyste, à quelqu’un qui l’accompagne dans les séances et qui
partage avec lui la forme de son prénom : I-ván !
Rien n’est plus angoissant que l’objet de jouissance vocale : les sujets autistes en
témoignent. L’effacement de cette jouissance vocale permet une expression atone et
esquisse la mélodie sonore diaphane où l’autiste peut éventuellement écouter l’autre
et s’écouter lui-même.
C’est la voie préliminaire pour entamer le traitement de l’Autre de l’enfant, et la
construction avec lui d’une sortie sinthomatique de son autisme.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Traduction : Anne Biteau-Goalabré
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
49
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 53
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Les spectres de l’autisme
Éric Laurent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
L e titre que j’ai choisi n’est pas sans évoquer celui du livre écrit par Jacques
Derrida à la fin des années quatre-vingt-dix, dans lequel il soulignait la présence
inexorable de Marx1. À mesure que l’expérience politique « marxiste » s’éloignait, ce
sont la doctrine marxiste et ses critiques à l’endroit du système capitaliste qui repre-
naient force – une vigueur d’outre-tombe en quelque sorte –, la thématique du
spectre faisant résonner la fameuse première phrase du Manifeste du Parti communiste :
« Un spectre hante l’Europe : le communisme… »
L’autisme ne hante ni l’Europe, ni l’Amérique, latine ou du Nord, mais sa présence
se fait néanmoins toujours plus insistante. Depuis que le réordonnancement du
DSM-IV 2 sévit, on observe même une véritable épidémie, qui pose un problème
aigu : Comment en rendre compte ? Comment expliquer qu’en vingt ans, le nombre
d’items colligés dans la catégorie ait été multiplié par dix ? S’il est difficile d’incriminer
une mutation dans l’espèce humaine, l’autisme est bien le spectre qui hante les
bureaucraties sanitaires.
Pourtant, c’est plutôt une angoisse qui m’a fait choisir ce titre, à savoir celle des
usagers qui tombent sous le chef de cette catégorie ; elle s’est fait jour lors de la confé-
rence de présentation du DSM-V – dont la publication initialement prévue pour 2012
la Cause freudienne no 78 53
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 54
Penser l’autisme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
front pour revendiquer leur spécificité et échapper à un spectre qui ne cesse de
s’élargir. Nous devons prêter attention à ces angoisses des sujets concernés, puisque
représentés par ce signifiant pour les autres signifiants, et donc fondés dans leur droit
à être dignement catalogués.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
3. Cf. Lacan J., « Structure des psychoses paranoïaques », in Ornicar ?, no 44, mars 1988, p. 5-18 : « le délire d’inter-
prétation est un délire du palier, de la rue, du forum ».
54
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 55
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
incluent la schizophrénie au titre de variante. On part donc de l’autisme et des
troubles de la communication pour aboutir à ce qui renvoie à la relation à l’autre et
aux troubles affectifs. La communication versus la relation aux autres ! Cette évolu-
tion consonne avec la tendance générale de la psychiatrie, qui favorise toujours plus
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
55
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 56
Penser l’autisme
Le retour du particulier
Il est donc très salutaire que l’enthousiasme des bureaucraties sanitaires pour
étendre le spectre de l’autisme rencontre de la résistance à s’y laisser inclure et que
cette catégorie génère une vaste diversité, du fait des paradoxes corrélatifs de son
extension même. Alors que se lèvent tant d’espoirs de réduire l’explication de l’au-
tisme à une base génétique, les derniers travaux publiés – ainsi que d’autres portant
sur la génétique appliquée – ne se focalisent plus sur les variations typiques de gènes
bien délimités ; ils comptent aujourd’hui sur les performances des nouvelles machines
permettant d’étudier, bien plus largement et rapidement, des ensembles de muta-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
tions génétiques, qu’elles soient massives, particulières, ou encore très nombreuses
chez certains sujets entrant dans ledit « spectre autistique ».
Au contraire du rêve scientifique qui aspirait à la réduction à une base simple, la
considération de variations massives impose aux chercheurs d’étudier au long cours
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
des cas chaque fois différents. Cet horizon nous permet de penser que l’avenir du
spectre des autismes repose sur les autistes eux-mêmes, autrement dit sur les sujets
autistes, avec la singularité propre à chacun.
Face à cette diversité, pour ceux qui s’efforcent d’entrer en relation avec ces sujets
à partir d’une perspective psychanalytique, la difficulté est telle qu’elle impose d’en
appeler à l’invention d’une solution particulière, sur mesure. En effet, s’affronter à
cet impossible n’a d’autre remède qu’une invention, laquelle doit chaque fois inclure
le reste qui, pour un sujet, demeure à la limite de sa relation à l’autre.
Bord de jouissance
Cette difficulté attire spécialement l’attention sur une catégorie qui concerne des
sujets s’étant isolés depuis longtemps, comme l’autisme avec « encapsulement ». Ce
terme renvoie au fait qu’un sujet n’ayant pas d’image, ne réagissant pas à l’image du
corps, a mis en place, au lieu du miroir qui ne fonctionne pas, une néo-barrière
corporelle, dans ou sous laquelle il est totalement enfermé. L’encapsulement
fonctionne comme une bulle de protection dans laquelle le sujet vit ; s’il n’a pas de
corps, il a sa capsule ou sa bulle très solide derrière laquelle il se tient.
Dans les années quatre-vingt-dix, j’ai travaillé cinq ou six ans dans un hôpital de
jour avec des enfants autistes ; dans ce contexte, j’avais avancé en 1992 que dans
l’autisme, le retour de la jouissance ne s’effectue, ni au lieu de l’Autre comme dans
la paranoïa, ni dans le corps comme dans la schizophrénie, mais bien plutôt sur un
bord.
C’était l’époque où Jacques-Alain Miller proposait de reconsidérer les apports de
Lacan en n’ordonnant plus la clinique de la psychose seulement à partir de la forclu-
sion, mais en systématisant la problématique du retour de la jouissance – dans le
corps propre ou dans l’Autre. Cela a permis d’élargir nos perspectives.
Il m’a donc paru opportun d’examiner comment se soutient l’hypothèse de ce
56
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 57
retour, de cette présence opaque de la jouissance avec cette curieuse limite, ce néo-
bord qui est le lieu où le sujet est caché – fût-ce de manière incomplète, comme
l’avait saisi Bruno Bettelheim – sous une défense massive, s’il n’est pas le produit de
son propre vide. Dans l’expérience que constituent les traitements menés avec ces
sujets, comment ce bord peut-il se déplacer ?
Nombre de débuts de traitement témoignent précisément que ce bord forme une
limite quasi corporelle, infranchissable et au-delà de laquelle aucun contact ne semble
possible avec le sujet. Il faut toujours un certain temps, variable selon les cas et après
que quelque chose a pu être accroché, pour que ce néo-bord se desserre, se déplace,
constituant un espace – qui n’est ni du sujet ni de l’autre – où des échanges d’un type
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
nouveau, articulés à un autre moins menaçant, peuvent se produire.
Espaces de jeu
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
À l’intérieur de cet espace, des négociations avec l’autre sont possibles. Du jeu
peut s’introduire ; en effet, même si le terme de « jeu » n’est pas tout à fait adéquat
pour qualifier ces prémices de métonymie, je voudrais le conserver pour soutenir
que ce que nous installons avec la psychanalyse est un espace de jeu : dans les
névroses, c’est celui des équivoques, comme Lacan les nomme dans « L’étourdit »5.
Dans la psychose, c’est celui de la construction d’une langue personnelle pouvant
inclure certaines équivoques, et c’est aussi celui de la construction et du déplacement
de ce nouveau bord.
Il est hors de question de réduire la manière dont on installe un tel espace de jeu
avec un sujet autiste à une méthode technique susceptible de produire desserrage et
ouverture. D’une certaine façon, tout est bon – anything goes – pour obtenir l’instant
d’attention où un sujet dont l’indifférence, absolue jusqu’alors, cède, soit qu’il entre
en relation à un moment donné, soit qu’il fuie, ou bien que cesse la répétition exacte
de son mode de relation à l’autre. La manière même dont nous nous adressons au
sujet implique que nous entendons ne réduire cette approche ni à une technique, ni
à un apprentissage – lequel existe bel et bien dans la perspective comportementa-
liste, l’obtention d’une récompense venant renforcer, comme ils disent, les effets
dudit apprentissage.
Si gain de savoir et récompense signifient quelque chose dans notre perspective,
c’est dans la mesure où tout élargissement du savoir inconscient, ou de l’inconscient
comme savoir, est en même temps un effet de jouissance. Le jeu implique un nœud
indéfectible entre le gain de savoir et la satisfaction, voire l’au-delà de la satisfaction.
Nous visons l’immersion du sujet dans cet espace de jeu, qui n’a rien à voir avec la
communication ou la relation d’apprentissage.
Quand je dis que tout est bon, ce n’est pas trivial pour autant. C’est une manière
de faire entendre qu’on ne peut donner une description finie de ce qui vaut. Il serait
5. Cf. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 491.
57
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 58
Penser l’autisme
plus juste de dire que pas-tout vaut, puisqu’on ne peut réduire ce qui vaut à un
ensemble fermé, ce qui n’empêche pas de dire anything goes, qui passe mieux que not
anything goes. Pour le pas-tout, il faudrait trouver un meilleur titre.
Ainsi, dans un groupe de sujets autistes, on peut se servir du transitivisme de l’un
pour tenter de provoquer une petite épidémie : celui qui supporte d’échanger un
objet avec le thérapeute peut intéresser celui qui ne le supporte pas, dans la mesure
où l’échange met en jeu l’extraction d’un objet faisant partie intégrante de son bord.
Il est parfois possible de susciter un échange entre ces deux sujets, de construire une
chaîne entre eux, en veillant à ce qu’il y ait un nombre suffisant de stylos, par
exemple, pour que chacun ait le sien, ce qui réduit la tension agressive. Et chaque fois
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
que se produit la cession d’un objet qui franchit le bord, passe de l’autre côté, voire
s’y inclut à nouveau, l’accompagner d’une parole dérivée des phonèmes ou des mots
dont le sujet dispose. Il ne s’agit donc pas seulement d’une pratique à plusieurs théra-
peutes, mais de la pratique entre plusieurs corps de sujets autistes. Même s’ils forment
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
un groupe, on n’appréhende pas celui-ci comme tel, car le transitivisme des corps est
tout autre chose.
Ce ne sont pas les effets imaginaires du groupe qui sont pris en compte, mais les
échanges qui peuvent se produire dans le réel. Il s’agit d’obtenir ainsi l’extraction
d’un objet clé de la constitution de cet espace même.
Les objets a des sujets autistes peuvent être très curieux. Ainsi, Temple Grandin,
sujet autiste de renommée mondiale, aujourd’hui professeur à l’université du Colo-
rado et spécialiste mondiale en zootechnie, a inventé un objet transitionnel qu’elle a
appelé cattle trap pour faire entrer les animaux dans les corrals de la manière la plus
efficace tout en leur évitant de souffrir. On met l’objet dans la cage… et clac ! Sa
propre mère a pu dire que ces cattle traps étaient l’objet transitionnel de sa fille, préoc-
cupée par cette question depuis l’enfance, jusqu’à ce qu’elle construise cet objet dans
la réalité ; si le stress des animaux est moindre, la viande n’en est que meilleure, mais
son objectif à elle était de les sauver de la souffrance. Nous sommes loin de la peluche
ou de la poupée transitionnelle, mais ce dispositif nous dit quelque chose de la
manière dont le sujet peut préserver une relation fixe avec un objet qui entre dans son
dispositif, qui prend et donne une forme : ici, l’en-forme de l’objet a n’est autre que
le cattle trap.
D’autres cas montrent comment un sujet est tenu d’inclure un objet transitionnel
– ce serait en effet une merveille qu’il en constitue véritablement un. Lorsque le
trouble ou le dérangement est à son maximum, certains sujets autistes extraient
d’eux-mêmes de la merde, passant la main dans leur anus sur un mode de fist-fucking
assez horrible. C’est moins fréquent dans la clinique d’aujourd’hui où l’on s’occupe
davantage de ces enfants, mais j’ai connu une époque où c’était assez courant.
Comment passer de cette extraction brute aux poupées, objets de merde, délabrées
58
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 59
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
le cas de cet enfant qui se bouche les oreilles quand passe un avion à dix mille mètres
d’altitude – sans que les études statistiques, pourtant nombreuses, soient parvenues
à montrer que la cause de l’autisme résiderait dans cette sensibilité auditive et dans
la transmission du bruit au cerveau ; ces troubles auditifs n’ayant pu être avérés, ledit
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
bruit n’explique donc pas la difficulté des autistes à écouter ce qu’on leur dit. Reste
ce que la clinique connaît bien : l’autiste se trouve dans un espace qui ne comporte
pas de distances. Dès qu’il est entré dans le champ visuel du sujet, qu’il soit à dix kilo-
mètres ou à un mètre, l’avion est là, tout près, et son bruit aussi, compte tenu de la
disjonction entre le visuel et l’acoustique. Le bruit fondamental n’est pas celui du
moteur de l’avion, ce qui demeure, c’est le bruit de la langue qui, lui, jamais ne cesse.
Comment traiter, alors, cet objet-là ? Je me souviens d’un sujet qui avait pour
unique système deux petits bâtons, avec lesquels il faisait du bruit toute la journée.
L’analyste qui le recevait y répondait avec sa voix. Pendant des semaines, des mois,
le sujet frappait ses petits bâtons l’un contre l’autre en séance, jusqu’à ce que l’ana-
lyste vocalise la chose, très doucement, en disant « ti-ti-ti-ti-ti-ti ». Un jour, profitant
de ce que le thérapeute s’était assis en tailleur sur le sol, le sujet déposa ses petits
bâtons dans le faux trou dessiné par les jambes repliées de son partenaire et entonna
lui-même un « ti-ti-ti-ti-ti ». Il put ensuite passer de l’échange des « ti-ti-ti » à la
nomination d’autres choses. Voilà une façon dont peut s’inaugurer la première chaîne
permettant au sujet de sortir de l’enfermement.
Pour parvenir à s’immerger dans cet espace, il arrive que le sujet doive s’isoler –
lorsqu’il peut le supporter. Dans le cas contraire, on peut lui proposer une immer-
sion entre pairs, dans des ateliers de contes, par exemple, au travers d’un récit narratif,
d’une fausse narration à l’aide de personnages. Dans un cas présenté au Forum de
Barcelone, un loup menaçant avait capté l’attention d’un sujet, qui fixa l’image
pendant des mois sans rien vouloir en savoir, envahi par une peur terrible, tandis
que les autres enfants s’identifiaient au loup, ou le tuaient de leur plus belle énergie.
Jusqu’à ce qu’un beau jour, il se lève et laisse tomber ces mots : « Je suis un loup de
merde. » Avec cette identification au loup de merde, non séparé bien sûr de l’objet
a – un loup couvert de toute la merde intérieure et extérieure –, peu à peu l’idée se
fit jour de commencer à parler, il put parler avec un petit oiseau : ce n’était pas un
« ti-ti-ti » mais le « tu tu tu ti ti tu ri ti tui » du petit oiseau. Cette séquence constitua
59
cause 78 def :70 20/06/11 10:20 Page 60
Penser l’autisme
donc un commencement, même si, comme vous le savez, il n’y a aucun lien entre
l’immersion du sujet dans le bain de langue du conte, qui est un prétexte, car il ne
s’agit pas d’un jeu de rôles. La question n’est pas que les sujets jouent ou pas le rôle
du loup, mais d’obtenir qu’à un moment donné, dans cet échange de paroles, dans
cette immersion calculée, il y ait chance d’un échange entre le loup de merde silen-
cieux et le petit oiseau, et qu’à partir de là, le sujet trouve à s’accrocher.
Les rencontres avec ces sujets témoignent, chacune à leur manière, que quelque
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
chose du corps doit s’extraire pour que quelque chose de différent puisse ensuite
entrer dans la langue du sujet, dans son dictionnaire personnel.
Néanmoins, on ne peut pas faire équivaloir l’inclusion d’un signifiant et l’extra-
ction d’une certaine quantité d’objet a, comme dans un système où la poussée d’Ar-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
chimède équilibrerait les niveaux ; il s’agit de chercher quelque chose qui permette
de déplacer la limite du bord autistique. C’est à la suite d’une extraction de l’objet
que des signifiants, dotés d’un statut spécial, peuvent advenir. Prenons l’exemple
d’un sujet de nationalité espagnole, qui extrait de la télévision ce qui fait pour lui
fonction d’Autre. Il est autiste, mais, de nos jours, la télévision est l’Autre de tout le
monde. Il y a désormais deux Autres fondamentaux : la télévision et l’écran de l’or-
dinateur, la page web. En effet, pour la grande majorité d’entre nous, ce qui a une
existence est ce que l’on voit à la télévision ; inversement, ce qui n’est pas vu à la
télévision n’en a pas. Dire d’une chose qu’elle a été vue à la télévision lui ajoute de
l’existence, un poids réel ; faute de quoi, cela n’inspire pas la même confiance, on n’a
pas l’idée que cela existe vraiment. En même temps, les gens passent de moins en
moins de temps devant la télévision et de plus en plus devant l’écran de leur ordi-
nateur, si bien que les choses apparues sur l’écran seront celles qui seront dotées de
consistance. Que restera-t-il comme existence pour un livre qui ne sera pas numé-
risé ? Pour qui aura-t-il un intérêt, une existence véritable ?
Les sujets autistes sont effectivement très centrés sur cet Autre de la télévision, qui
garantit la stabilité de l’Autre parlant et semble beaucoup plus fiable que le reste des
gens. Ainsi, ce sujet a constitué sa langue à partir de rengaines entendues à la télévi-
sion, chutes et bouts du discours de l’Autre. Comme il s’agissait d’un Espagnol de
Galicie – où un célèbre homme politique de droite avait pour slogan : « Je peux
promettre et je promets » –, on entendit un jour ce jeune autiste émettre cette
antienne en la criant avec la dernière énergie. Il s’agissait réellement d’un choix, car
c’était un concentré de tout le discours universel. Extraire cela est un acte de langage
– au sens d’Austin –, c’est vraiment un acte de promesse, et donc, en quelque sorte,
l’acte même. Mais c’est aussi une tautologie : dès qu’elle est extraite, elle ne renvoie
pas à autre chose qu’à l’énoncé même, séparé de son énonciation. Cela semble un acte
ironique, l’ironie psychotique consistant à isoler dans l’Autre l’antienne du « je peux
promettre et je promets » qui anticipe le Berlusconi de la vidéocratie – de la télé-
60
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 61
vision comme discours du maître. Lorsque le sujet autiste prélève telle ou telle canti-
lène, il devient, en un sens, un analyseur du discours commun qui se répète entre
nous.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
équivoque, mais plutôt d’un monde dans lequel, en même temps et littéralement,
Reyes et rois [reyes] mages sont équivalents. Son monde était fait ainsi, et le sujet
disposait de très puissantes procédures de vérification lui permettant de vérifier qu’il
s’adresse bien à la personne nommée Reyes. Il mobilisait en effet toutes les éducatrices
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
pour s’assurer de qui était Reyes, en même temps qu’il faisait cette fausse équivoque
entre Reyes et les rois mages. Les procédures de vérification consistaient à s’adresser
à l’éducatrice pour lui dire : « C’est toi qui t’appelles Reyes, alors, tu es les rois mages,
mais, toi, comment tu t’appelles ? » Il vérifiait qu’il pouvait effectivement s’adresser
à elle, qu’il pouvait lui céder l’objet demandé, qu’il pouvait le céder à une bonne
adresse, sans aucune équivoque possible. Il pouvait donc supporter au niveau de la
langue ce pas de littéralité entre Reyes et les rois mages, mais pas une équivoque au
niveau de la référence.
Nous pouvons aussi porter au débat l’incontestable prévalence de l’autisme chez
les sujets masculins, puisqu’elle est avérée. Freud nous a expliqué pourquoi les
femmes avaient plutôt des troubles de l’humeur ou une dépression quand la perte de
l’amour était en jeu, et Lacan a compliqué un peu la question, mais nous pouvons
approcher le point de savoir, d’une part pourquoi les femmes pleurent et, d’autre
part, pourquoi les hommes sont plutôt autistes, ce avec quoi les femmes sont tout à
fait d’accord : non seulement fétichistes, mais autistes, l’un et l’autre n’étant sans
doute pas sans lien. Puisque Lacan parlait du « style fétichiste de l’amour masculin »,
quelle mutation subit-il dans l’espace de l’autisme ? Vous vous rappelez peut-être
l’article dans lequel J.-A. Miller commentait le cas de Rosine Lefort, l’enfant au loup6,
et notamment la réaction du sujet en découvrant le trou des toilettes. L’horreur
apparut pour lui devant ce trou et il avait tenté de se couper le pénis pour l’y jeter,
ce que J.-A. Miller proposait de nommer « l’entrée en fonction de ce moins qui tente
de s’inscrire dans le réel » ; ainsi faisait-il allusion au fait que le monde plein du sujet
ne permettait pas d’inclure ou de donner une place au manque, qu’il fallait donc
produire. Si l’on suit cette hypothèse, on peut penser pourquoi les enfants saturés
par le pénis ont une sensibilité plus forte à la forclusion du manque. Pour un sujet,
dans sa relation à l’autre, ce n’est pas la même chose d’avoir ou de ne pas avoir cet
6. Cf. Miller J.-A., « La matrice du traitement de l’enfant au loup », La Cause freudienne, no 66, mai 2007, p. 148.
61
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 62
Penser l’autisme
appendice. À mesure que la relation avec cet appendice se construit, comment s’ar-
ticule-t-elle avec cette sensibilité particulière à la forclusion du manque ?
L’exemple de Birger Sellin7 en est une illustration, lorsqu’il témoigne de la façon
dont il a bouché le trou – autrement dit le trou de la langue – avec les mathématiques.
Très doué en mathématiques, il buta sur quelque chose d’insupportable lorsque son
professeur voulut lui apprendre la théorie des ensembles, rencontrant là une limite.
Lui, si brillant en calcul, ne pouvait admettre l’axiome selon lequel l’ensemble vide
peut s’ajouter, s’inclure dans n’importe quel ensemble sans modifier celui-ci. Cela le
mettait en rage et il ne voulut plus rien savoir de cette horreur jusqu’à ce que le
professeur eût l’idée géniale de lui dire : « C’est ainsi parce que c’est ainsi, c’est une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
définition. » Puisque cet axiome faisait partie de la loi du monde, si c’était ainsi parce
que c’est ainsi, il put alors commencer à supporter qu’une chose aussi horrible existe
dans la théorie des ensembles. B. Sellin est finalement devenu professeur de mathé-
matiques, non sans inclure le maniement possible de ce manque.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Pour conclure
62
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 63
Au cours du débat animé qui a suivi cette conférence, Éric Laurent a précisé que,
selon lui, la conversation sur l’autisme ne doit pas se focaliser sur le point de savoir
s’il y a un passage ou non entre l’autisme et la schizophrénie, même si cette question
qui a toute sa dignité du point de vue de la psychiatrie, ou si elle agite les bureau-
craties sanitaires préoccupées d’établir quel cattle trap est le plus adéquat pour
enfermer le sujet ; elle doit plutôt se centrer sur le développement d’une clinique
borroméenne du cas, abordé dans sa singularité absolue9.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
9. La discussion qui a fait suite à cette intervention n’a pas été intégralement reproduite ici. É. Laurent a notamment
indiqué qu’il y a, sans doute, dans l’autisme des phénomènes qui ressortissent à la psychose, tels que le retour du
signifiant dans le réel, tandis que d’autres sont plus spécifiques. « Il ne faut pas penser le débat en termes de caté-
gories, a-t-il affirmé, mais le placer sur le terrain de la particularité, la plus significative dans chaque cas. Comment
jouent les trois consistances du réel, du symbolique et de l’imaginaire, comment se déplacent-elles ? C’est toujours
bien plus intéressant que les discussions infinies où la particularité de chaque cas se perd dans une généralisation
plus ou moins large.
Cette clinique permet notamment une approche fine des différences entre phénomènes de bord et événements de
corps, lisibles à partir d’une “clinique du circuit”. On s’en est servi au départ avec des enfants qui étaient entre la
psychose précoce et l’autisme, dans des cas de psychose infantile grave, sans qu’il s’agisse d’autistes avec un néo-bord.
Complètement éclatés, ces sujets errent dans le monde avec un corps qui semble morcelé, comme on dit en psycha-
nalyse. Mais c’est encore une catégorie trop générale. Il s’agit en effet de savoir ce qu’est cet éclatement. Pour des sujets
sans limites et sans bord, comment tracer une limite ? Certes pas au moyen d’un quelconque apprentissage, mais en
construisant un bord métonymique au circuit pulsionnel, en se servant du “matériel” (jeux, déplacements, paroles,
etc.) qui se présente. Le circuit métonymique peut servir à la construction de bords pulsionnels, à condition qu’il ne
s’agisse pas seulement de faire des dessins ou de disposer des jouets sur le sol ou une table. Cela peut consister, par
exemple, à donner un objet à l’enfant, l’accompagner aux toilettes avec l’objet dans un petit sac, l’en extraire ; l’en-
fant qui quitte les toilettes en emportant du papier entre alors dans un nouveau circuit, etc.
Selon Deleuze, le corps sans organes apparaît comme une sphère ou la superficie de toutes les superficies ; or cette
topologie donne trop de consistance au bord, alors qu’il ne s’agit pas seulement de construire ce bord, mais de
pouvoir, ensuite, le déplacer, pour éviter qu’il ne fonctionne comme un néo-bord absolu.
Pour que ce déplacement ne constitue pas une pure et simple effraction, une invasion, il doit se produire au travers
d’un événement de corps, qui est à considérer, non pas comme un quelconque effet de signification, mais comme
une extraction de jouissance, le sujet parvenant à céder quelque chose de la charge de jouissance qui affecte son corps
et ce, sans que cette cession de jouissance lui soit par trop insupportable. Ceci peut advenir à l’occasion d’un lancer
de ballon. Ou encore au travers d’un échange de regards : le sujet aux yeux perdus dans le vague ou dirigés vers le
ciel est bien plutôt captif du monde, regardé par lui ; une rencontre, des regards qui se croisent mettent en jeu une
possible extraction de l’objet regard.
Les outils que J.-A. Miller extrait du dernier enseignement de Lacan sont très utiles pour penser cette clinique.
D’ailleurs c’est en me demandant comment les utiliser que j’ai été amené à repenser à nouveaux frais ce que j’avais
aperçu il y a vingt ans. Ces outils permettent en effet de rouvrir les choses d’une autre manière, et il faut s’en servir. »
63
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 77
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Langue verbeuse, langue factuelle
et phrases spontanées chez l’autiste
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Jean-Claude Maleval
P armi les onze autistes décrits par Leo Kanner en 1943 dans son article initial,
huit ont appris à parler et tous comprennent le langage. Pourtant, aucun ne l’utilise
pour converser. Pourquoi, dès lors, l’image de l’enfant autiste comme un être muet
se bouchant les oreilles s’est-elle largement répandue ? Sans doute parce que chacun
pressent que l’autisme, plus que tout autre fonctionnement subjectif, s’enracine dans
l’articulation du vivant au langage. Le mutisme condense l’intuition d’une atteinte
de celle-ci, suggérant un nouage qui ne s’effectuerait pas.
Cependant, de multiples biographies d’autistes écrites depuis une vingtaine d’an-
nées attestent que ces sujets ne sont pas des exilés du langage et révèlent des manières
diverses et complexes de composer avec celui-ci. Elles confirment amplement ce que
Lacan devait rappeler aux cliniciens dans les années soixante-dix : si l’autiste se
bouche les oreilles à « quelque chose qui est en train de se parler », c’est bien qu’il est
déjà dans le post-verbal, « puisque du verbe il se protège »1. Mais comment cerner sa
manière d’être dans le post-verbal tout en utilisant fréquemment le langage à d’autres
fins que celle de communiquer ? Lacan donne une autre indication essentielle quand
il insiste, non sur le mutisme, mais sur une parole plutôt verbeuse2. Qu’est-ce que le
verbiage sinon une jouissance solitaire de la langue3 ? Soliloques incompréhensibles,
monologues non adressés, voire invention de néologismes s’avèrent en effet d’une
la Cause freudienne no 78 77
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 78
Penser l’autisme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
À cet égard, Kanner soulignait chez les autistes le « besoin très puissant à être
laissé tranquille »4, c’est-à-dire qu’aucune demande ne vienne les déranger, de même
qu’eux-mêmes ne demandent rien. Donna Williams précise que dans son enfance
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
tout ce qui tournait « autour de l’acte de donner et de recevoir » lui « restait totale-
ment étranger »5. Elle explique ainsi pourquoi les marques d’affection ou d’intérêt à
son égard étaient ressenties comme angoissantes. L’enfant autiste refuse de faire entrer
les objets pulsionnels dans l’échange : non seulement les troubles de l’alimentation
et de l’excrétion sont fréquents, mais les dysfonctionnements dans sa perception du
sonore et du visuel sont réguliers. Initialement, la perception se compose de stimuli
incertains, ambigus, en attente d’une interprétation ; pour qu’elle s’organise, le sujet
doit s’y intéresser, un choix s’opère alors, sélectionnant certains stimuli, négligeant
d’autres. Il est commandé par les investissements libidinaux, lesquels sont eux-mêmes
régulés par l’extraction des objets a.
Quand cette dernière n’est pas opérée, la construction de la réalité se révèle chan-
celante. « Tantôt, note un clinicien, l’enfant autiste entend “trop”, tantôt il n’entend
pas assez. Cela n’a rien à voir avec l’acuité auditive puisque les audiogrammes, bien
que difficiles à pratiquer et à interpréter, se révèlent toujours normaux »6. Dans leurs
études de la perception des enfants autistes, les psychologues cognitivistes discernent
à juste titre un dysfonctionnement du traitement de l’information, mais ils mécon-
naissent que l’organisateur de celui-ci se trouve dans l’économie de la jouissance.
La vision est commandée par la chute du regard, de même que l’écoute par celle de
la voix.
Une des conséquences de la rétention des objets pulsionnels chez les autistes est
l’absence du comportement de pointage, utilisé par la plupart des enfants entre neuf
et quinze mois, quand ils veulent attirer l’attention d’un adulte vers un objet. À cette
occasion, en faisant des va-et-vient, le regard de l’enfant se porte d’abord vers l’objet,
4. Kanner L., « Autistic disturbances of affective contact », Nervous Child, vol. 2, 1942-1943, p. 217-230. Article tra-
duit en français dans l’ouvrage de Berquez G., L’autisme infantile, Paris, PUF, 1983, p. 256.
5. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 66.
6. Lemay M., L’autisme aujourd’hui, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 54.
78
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 79
Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
de soi ». Elle suppose que cette conduite fut très précoce, car elle croit discerner l’uti-
lisation de la troisième méthode sur une photo d’elle prise par son oncle quand elle
n’avait que quelques semaines7. Il en résulte, selon les termes de Birger Sellin, que les
yeux voient « tout sans force expressive » ; il précise même : « c’est excellent de voir
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
79
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 80
Penser l’autisme
soutenu les Lefort ; l’autiste n’est cependant pas, rappelons-le, un sujet hors-langage.
Dans l’autisme, le système du langage peut être interrompu au niveau de la parole11,
il n’en a pas moins déjà imposé sa présence au vivant. Même si le sujet autiste se défend
du langage, il est plongé, dès avant sa naissance, dans un bain verbal qui l’affecte. En
atteste la production des objets pulsionnels, issus de la découpe du langage sur le
corps. Bien qu’ils restent réels, non intégrés dans le circuit pulsionnel, le sujet autiste
doit composer avec eux. Tous ces objets réels sont pour lui angoissants. Leur trop de
présence le contraint à un incessant travail de mise à distance et de régulation.
La deuxième soustraction de jouissance qui intervient dans la construction subjec-
tive, celle qui produit l’extraction des objets a en les connectant au phallus, celle qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
leste le fantasme d’un plus-de-jouir, celle-là, l’opération de séparation, ne fonctionne
pas chez le sujet autiste.
En revanche, pour ce qui concerne l’aliénation, la première soustraction de jouis-
sance, celle qui la chiffre et la rend comptable, celle qui la convertit en signifiants, il
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
s’avère difficile de préciser en quoi elle est mal assumée. Il apparaît peu plausible de
soutenir que l’autiste se situe en deçà de l’aliénation car il est affecté par la négativité
du langage. En témoigne l’angoisse du « trou noir » ouverte par la béance entre la
chose et sa représentation, mise au fondement de l’autisme par Frances Tustin, et
dont fait souvent état Williams : « J’ai toujours eu, écrit-elle, le sentiment d’un trou
noir entre moi et le monde. »12 Un tel trou angoissant, bien différent d’un manque
dynamique, est produit par la première soustraction de jouissance, il témoigne d’un
traumatisme produit par l’intervention du langage.
En outre, l’émergence de l’objet autistique13, en instaurant un bord entre le corps
et le monde extérieur, opère une coupure dans le mode de jouissance, témoignant à
nouveau que le vivant a été affecté par le langage. Pourtant, non seulement certains
troubles du langage incitent à supposer que le signifiant-maître ne fonctionne pas,
mais le S1 tout seul lui-même semble ne pas remplir la fonction de godet de la jouis-
sance. Une anecdote relatée par D. Williams est à cet égard très révélatrice. Il s’agit
d’une expérience qui lui est arrivée à l’occasion d’un travail comme assistante
suppléante dans un centre de rupture pour enfants autistes. « Un garçon de onze
ans, rapporte-t-elle, m’accueillit en plantant ses dents dans mon bras. C’était une
sensation étrange à laquelle je ne savais pas comment réagir. Le garçon s’écarta de moi
en sautillant comme un possédé. Il était choqué et horrifié par mon absence de réac-
tion. Les deux assistantes s’étonnaient de la sienne.
— Regardez ça, dit la femme qui m’avait recrutée. Il ne comprend pas votre réac-
tion. Il ne vous a pas fait mal ?
— Je pense que si, doutai-je, mais certaine d’après leur attitude que j’aurais dû
11. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 99.
12. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 303.
13. Cf. Maleval J.-C., « Les objets autistiques sont-ils nocifs ? », L’autiste, son double et ses objets, (dir.) J.-C. Maleval,
Rennes, PUR, 2009, p. 161-189.
80
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 81
Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste
avoir mal. “Tu aurais dû crier ‘aïe’, me rappelai-je en silence. On crie ‘aïe’ quand on
est mordu.” »14
En cette circonstance, même l’interjection ne fonctionne pas. Elle constitue pour-
tant l’une des connexions les plus intimes entre le vivant et le signifiant – certains ont
même voulu y discerner, bien à tort, une émergence naturelle du langage. L’incident
révèle que l’insensibilité à la douleur physique, observée chez certains autistes, s’ancre
dans un déficit de la marque du signifiant sur le corps : faute de disposer des éléments
de langage qui permettent d’interpréter la sensation, celle-ci reste incompréhensible
et peut ne pas susciter de réaction. Le fait que certains autistes ne sachent pas pleurer
repose sans doute sur la même incapacité15. Notons encore que D. Williams doit ici
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
passer par l’autre pour donner sens à la « sensation étrange » produite par la morsure :
elle déduit de leur attitude qu’elle aurait dû avoir mal. Elle peut avoir accès à un
savoir intellectuel sur la situation, mais celui-ci ne se répercute pas sur le ressenti.
L’interjection ne s’inscrivant pas dans un réseau d’oppositions signifiantes, mais
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
étant déjà prélevée dans la langue de l’Autre, puisqu’elle varie en fonction de la langue
utilisée, elle se prête bien à incarner le S1 tout seul. Dès lors, avec cette vignette
clinique, on constate que le S1 ne se connecte pas au vivant – ce qui semble conforter
l’opinion des Lefort selon laquelle il n’y aurait pas de lalangue dans l’autisme. L’ab-
sence ou la pauvreté du babil16, régulièrement observée, tendrait à le confirmer. Pour-
tant les données cliniques ne permettent guère de douter que l’autiste use parfois de
vocalises qui semblent avoir les caractères d’une lalangue. De ces données apparem-
ment contradictoires, qui traduisent tantôt que le sujet autiste est pris dans l’aliéna-
tion signifiante, tantôt qu’il ne l’est pas, il semble qu’il faille conclure provisoirement
à une aliénation partielle.
Tous les autistes s’accordent pour décrire le monde extérieur, dans leur perception
initiale, comme chaotique, imprévisible, insensé. La plupart des spécialistes consi-
dèrent, non sans pertinence, qu’il s’agit d’un déficit de traitement de l’information.
Mais pourquoi ce déficit, alors qu’il est bien établi que les organes sensoriels ne sont
pas atteints ? Il est difficile de le saisir quand on ne prend pas en compte la dimen-
sion pulsionnelle et l’économie de la jouissance. Pour aller à l’essentiel, et pour le
dire de la manière la plus simple, l’extraction de l’objet a fonctionne comme un orga-
nisateur de la réalité, en permettant d’injecter du sens en celle-ci. La rétention de la
voix et du regard fait obstacle à ce processus. Il en résulte, comme le décrit D.
Williams, que les « commandes du volume et de la luminosité » sont d’une très
grande sensibilité, se déréglant aisément, en particulier quand il lui faut « absorber
quelque chose de nouveau »17.
Cependant, certains autistes, en particulier ceux décrits par Hans Asperger, sont
capables de mettre en jeu des mécanismes compensatoires parfois très complexes. Le
14. Williams D., Quelqu’un, quelque part, Paris, J’ai lu, 1996, p. 44.
15. Sellin B., La solitude du déserteur, op. cit., p. 121.
16. Maleval J.-C., « “Plutôt verbeux” les autistes », op. cit., p. 134.
17. Williams D., Quelqu’un, quelque part, op. cit., p. 132.
81
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 82
Penser l’autisme
chaos les fait souffrir, de sorte qu’ils sont particulièrement attirés par l’ordre des
choses. Il est essentiel pour comprendre l’autisme de saisir combien leur quête de
régularités est importante : « J’aime trouver des règles et des assurances, confie D.
Williams, et m’en souvenir »18. Faute d’être capable de mettre aisément par eux-
mêmes du sens dans le sonore et dans le visuel, ils s’attachent volontiers à ce qu’ils y
découvrent d’un ordre pré-existant. Tout ce qui est propre à structurer le scopique :
les icônes, les dessins, l’appariement des objets, etc., retient volontiers leur attention.
De même pour ce qui met de l’ordre dans le sonore : rythmes, battements, musique,
chansons, etc.
Les diverses manières de faire fuir le regard décrites par D. Williams permettent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
de se fermer au désordre inquiétant du champ scopique, plus accentué encore quand
il est habité par ces êtres imprévisibles que sont les adultes. En revanche, l’oreille ne
se ferme pas. Il est certes possible de la boucher temporairement, ou de pratiquer
une écoute sélective qui ignore certains bruits, en particulier la voix humaine adressée
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
au sujet, néanmoins le sonore reste présent et l’autiste doit composer avec. Son atti-
tude est active à l’égard de celui-ci : il y opère un clivage commandé par la rétention
de la voix et son souci permanent de maîtrise : d’une part, les bruits régulés, orga-
nisés, retenus, prévisibles, qui lui sont plutôt agréables ; d’autre part, les bruits inat-
tendus, forts, incompréhensibles, irréguliers, sans logique décelable, qui l’angoissent.
La diversité de la voix humaine la range parmi les seconds.
Les autistes sont partagés entre une propension à se réfugier dans leur monde
sécurisé, dans lequel ils utilisent volontiers le sonore et le scopique à des fins de jouis-
sance auto-sensuelle, et la souffrance de leur solitude, qui les incite, comme le notait
Kanner, « à accepter graduellement un compromis en allongeant précautionneuse-
ment des pseudopodes vers un monde dans lequel ils ont été totalement étrangers
depuis le début »19.
82
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 83
Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste
Le point commun de tous ces modes d’expression retenue réside dans le refus d’y
engager quoi que ce soit d’intime. Pour que l’autiste sorte de son mutisme, il faut que
la voix énonciative ne soit pas impliquée. Pour l’essentiel, les indications de
D. Williams incitent à un rapprochement avec la notation de Lacan les trouvant
« plutôt verbeux ». Cependant, parmi ce qu’elle décrit des méthodes employées pour
ne pas céder à l’Autre l’objet voix21, l’un laisse la possibilité d’une écriture expressive,
tandis qu’un autre peut permettre de se dégager du verbiage en se contentant de faire
état de simples faits, sans contenu affectif. Ce dernier mode de communication
s’avère d’ailleurs fréquemment utilisé par les autistes démutisés placés en institutions.
L’autiste dispose de deux possibilités pour faire évoluer son langage : soit déve-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
lopper une langue privée, cherchant à cerner ses émotions, prenant volontiers appui
sur la musique, peu apte à la communication ; soit à construire une langue de l’in-
tellect, plus en mesure de faire lien social, trouvant son matériel dans les propos
entendus.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
21. Maleval J.-C., « “Plutôt verbeux” les autistes », op. cit., p. 131.
22. Park C. C., Histoire d’Elly. Le siège, Paris, Calmann Lévy, 1972, p. 99.
23. Peeters T., L’autisme. De la compréhension à l’intervention, Paris, Dunod, 1996, p. 75.
83
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 84
Penser l’autisme
langage de l’autiste avec un contexte événementiel précis, le plus souvent ignoré des
proches, suffirait à rendre ses propos hermétiques. Il confirme que la rétention de
l’objet vocal ne lui permet pas de loger le sujet et son énonciation au champ de
l’Autre, dont résulte une insertion dans le langage tout à fait originale.
D. Williams nous indique deux utilisations possibles des mots. Dans la première
prime une jouissance solitaire du sonore ; dans la seconde, ils deviennent, selon son
expression, « des supports d’accumulation de faits »24. Ce clivage opéré par les autistes
dans le traitement de la parole a maintes fois été remarqué. Souvent, quand ils
parlent, « ils le font d’une voix atone, mécanique, comme si […] la part musicale de
la langue était dissociée du sens, comme s’ils avaient le choix entre parler sans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
musique ou faire des sons sans sens : sens brut ou son brut, code informatif ou
émotion sensitive, mais jamais les deux articulés »25. La langue verbeuse prédomine
chez les autistes de Kanner ; tandis que l’autre langue, le code informatif, la langue
fonctionnelle, connaît ses développements les plus élaborés chez les autistes d’As-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
perger. Dans le clivage dont fait état D. Williams concernant sa construction subjec-
tive, la langue fonctionnelle est issue de la part d’elle-même qui s’est pliée à
l’éducation qui lui fut imposée, tandis que la langue verbeuse appartient à son univers
personnel « complètement coupé du reste du monde »26.
La langue fonctionnelle
Quelles sont les caractéristiques de la langue « d’accumulations de faits » évoquée
par D. Williams ? Partons de deux exemples rapportés par Panayotis Kantzas. Dans
le premier, Jacques répond de la manière suivante à une question sur le rêve : « Ai
dormi a ronflé cette nuit réveillé. Bien, tu t’es étendu sur le lit couvert la couverture
quand tu as dormi tu t’es réveillé tu t’es levé du lit. Il a mis le pantalon, la chemise,
la chaussette j’ai mis les sandales j’ai mis le caleçon. J’ai mis la fermeture aiguille
cousait couture ». P. Kantzas note que la question sur le rêve, un mot sans référent
concret, pour Jacques sans signification, appelle une réponse qui convoque des faits,
les événements de la nuit, éléments tangibles et concrets. Dans le second exemple,
Georges répète une brève historiette : « Le chasseur de peaux se lève très tôt le matin.
Il sort de sa maison avec son fusil et beaucoup de chiens pour aller dans la forêt.
Lorsque les chiens voient le renard ils se mettent à aboyer. Le chasseur épaule alors
son fusil, tire et tue le renard. Le chasseur va ensuite au marché pour vendre la peau
du renard qui sert à faire des vêtements pour la fourrure. »27 Ces successions de faits,
sans commentaires, sans affects, semblent viser à une simple présentation des choses,
sans implication de la voix énonciative. Une autre observatrice du phénomène note
que de tels propos s’avèrent essentiellement de « nature constante » et non inten-
84
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 85
Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste
tionnelle. Aubin par exemple ne pouvait dire que l’un de ses camarades avait été puni
par la maîtresse parce qu’il avait été méchant. Les remarques de cet enfant, rapporte
Barbara Donville, « se cantonnaient au détail, mentionnant la couleur du manteau
d’un camarade, remarques qu’il sortait d’ailleurs inopinément, alors qu’on ne lui
demandait rien de particulier ». On note la subsistance d’un élément de soliloque –
cependant Aubin adresse ses constatations à sa mère. « Il se plantait là tout bonne-
ment devant sa mère pour l’en informer, puis se taisait sans ajouter quoi que ce fut
d’autre. Rien dans son langage ne racontait, ne décrivait, ne cherchait à déduire, au
mieux on obtenait de lui des considérations ponctuelles dont il ne tirait jamais
aucune conséquence… »28. De tels propos s’avèrent très différents du verbiage : ils
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
s’inscrivent dans un effort pour communiquer, c’est pourquoi ils doivent être
produits dans la langue de l’Autre. En outre, la jouissance de la voix s’y trouve
gommée, tandis qu’elle s’affirme dans le verbiage.
Une des particularités de la langue factuelle des autistes, soulignée par tous les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
spécialistes, réside dans l’emploi massif des substantifs, catégorie linguistique qui
exprime simplement l’existence des choses. L’ancrage dans la concrétude dont elle
témoigne semble provenir du souci de n’utiliser essentiellement que des mots ayant
pour référent un objet cernable dans la réalité. Pourtant, il existe beaucoup de mots
qui nécessitent une appréhension d’un contexte et une mise en relation avec d’autres
mots pour pouvoir être compris. On ne peut par exemple cerner ni petitesse ni gran-
deur absolue. En fait, depuis Saussure, on sait que dans la langue il n’y a que des
différences : le signe, le signifiant et le signifié ne se définissent que dans des systèmes
d’oppositions différentielles et interdépendantes. Il en résulte que la signification
d’un élément n’advient que de sa mise en relation avec d’autres, laquelle implique un
travail subjectif et un exercice du jugement auxquels l’autiste ne se risque pas. Il
s’oriente vers un langage qui décrirait les faits sans que lui-même ait à les interpréter.
Dès lors, son idéal serait un code qui parviendrait à connecter les mots de manière
constante et rigide à des objets ou à des situations clairement déterminés. « Ce n’est
pas la complexité d’une langue qui pose problème aux autistes, explique K. Nazeer.
En fait, il est probable qu’elle les aide plutôt, dans la mesure où plus il y en a, moins
un mot risque d’être polysémique. Plus il y a de règles et de structures, et moins un
autiste doit se reposer sur son intuition et sur le contexte »29. L’idéal pour eux,
souligne-t-il, serait « un sens / un mot », c’est-à-dire une langue qui se réduirait à un
code, dès lors totalement constituée de signes. Il en résulte une adhésivité du mot à
la situation première dans laquelle il a été acquis. À cet égard, nous avons déjà
mentionné le caractère permanent de la situation d’apprentissage qui tend à figer la
signification. Non seulement le mot devrait être univoque, mais les choses elles-
mêmes ne devraient pas changer de dénomination.
28. Donville B., Vaincre l’autisme, Paris, Odile Jacob, 2006, p. 68.
29. Nazeer K., Laissez entrer les idiots, Paris, Oh ! Editions, 2006, p. 26.
85
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 86
Penser l’autisme
Que le signe soit sonore ou scriptural, il reste longtemps corrélé à une expérience
déterminée. C’est ce qui explique que la formidable mémoire musicale de tel autiste
bute toujours sur la même erreur inhérente à la première audition, ou qu’une faute
d’orthographe soit toujours reproduite parce que présente dans le premier texte où
le mot fut rencontré. La difficulté à généraliser s’ancre dans la rigidité du signe lesté
par la persistance de la situation d’apprentissage, de sorte qu’il est peu apte à se modi-
fier quand le contexte change. « Si j’apprenais quelque chose debout avec une femme
un jour d’été, relate D. Williams, la leçon n’évoquait rien si je me trouvais dans une
même situation dans une autre pièce avec un homme un soir d’hiver »30. De ce fait,
même captée dans la langue de l’Autre, la langue fonctionnelle reste compatible avec
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
de radicales incompréhensions dans l’échange. Elles résultent d’une prise au pied de
la lettre de l’information.
Le primat du signe31 conduit à donner un privilège à des éléments linguistiques
isolés au détriment de l’appréhension contextuelle. Il en découle, comme le notait
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Kanner dès son premier article, que le sens d’un mot devient inflexible et ne peut être
utilisé avec n’importe quoi, mais seulement avec la connexion originairement acquise.
La défaillance contextuelle incite l’enfant autiste à appréhender la signification du
mot, non pas en la situant dans le champ des oppositions signifiantes, mais en la
connectant de manière assez rigide à l’objet désigné. « Le signe linguistique, insiste
Gérard Berquez, n’est pas distinct du référent matériel, le signe est la chose même, il
n’y a pas d’espace entre le signe et la réalité, entre la représentation et la chose repré-
sentée, il y a pour l’enfant autistique adéquation totale entre le signe et la chose. Ce
n’est pas comme le dit Kanner, un sens métaphorique que le signe acquiert au niveau
du langage de l’enfant autistique, mais au contraire un sens fixe et arbitraire »32. Toute
modification du rapport chose / signe est ressentie par les enfants autistes comme une
menace pour leur propre sécurité. Gunilla Gerland décrit avec précision combien
l’utilisation du langage par les adultes pouvait l’embarrasser et la décontenancer :
« Le langage avait quelque chose de bizarre : je disais très précisément ce que je voulais
dire, puis ça devenait autre chose […]. Et quand j’entendais précisément ce que les
autres disaient, il s’avérait qu’ils voulaient dire autre chose »33. L’ambiguïté sémantique
ne cesse de créer des obstacles majeurs à la langue « d’accumulation de faits » que les
autistes verbaux appellent de leurs vœux quand ils cherchent à communiquer.
De surcroît, l’adhésivité du signe de l’autiste au référent le rend impropre à coder
les affects, qui s’expriment différemment chez chacun, qui possèdent des nuances, qui
sont souvent fugitifs et changeants, et qu’il est difficile d’objectiver. Les autistes
butent sur les signes qui ne peuvent être rapportés ni à un référent concret ni à une
image. Temple Grandin note que c’était en particulier les termes syntaxiques et les
conjugaisons qui lui faisaient difficulté. « Enfant, rapporte-t-elle, j’omettais des mots
30. Williams D., Quelqu’un, quelque part, op. cit., p. 91.
31. Cf. Maleval J.-C., « De l’objet autistique à la machine. Les suppléances du signe », Pensée psychotique et création de
systèmes, (dir) F. Hulak, Ramonville, Erès, 2003, p.197-217.
32. Berquez G., L’autisme infantile, op. cit., p. 123.
33. Gerland G., Une personne à part entière, Cannes, Autisme France Diffusion, 2005, p. 35.
86
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 87
Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste
comme “est”, “le” ou “ce” parce que, isolés, ils ne signifiaient rien pour moi. De la
même façon, des mots comme “de” et “un” étaient incompréhensibles […]. Encore
aujourd’hui, certaines conjugaisons, comme celle du verbe “être”, n’ont aucun sens
pour moi »34. D’autre part, dès que la notion décolle du référent pour passer d’un
élément à une généralité, la compréhension de l’autiste rencontre un obstacle : « J’ai
toujours eu la plus grande difficulté, confie D. Williams, à concevoir la transforma-
tion d’une chose en une autre. Je savais ce qu’étaient les vaches, mais quand elles
devenaient un troupeau, elles cessaient pour moi d’être des vaches. Je comprenais
bien que le mot “troupeau” désignait un ensemble mais je n’avais, par contre, aucune
idée de ce que pouvait signifier le mot “bétail”. »35
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
On conçoit que les termes polysémiques leur soient d’un abord difficile. Une étude36
de leurs premiers mots révèle qu’à l’encontre des autres enfants, ils utilisent rarement
le « ça », vocable qui peut désigner une multitude de choses (biberon, animal, balle,
etc.)37. Il est notable que les premiers mots expressifs de l’enfant autiste soient le plus
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
souvent des termes qui désignent des objets, et non des manifestations émotionnelles.
Son entrée dans le langage se fait volontiers par l’entremise de signes, compatibles avec
la rétention de la voix, tandis qu’il résiste à l’utilisation de signifiants.
Incapacité à généraliser, pauvreté de la capacité d’abstraction, disent les spécia-
listes, certes, mais plus précisément, faute d’avoir eu accès au signifiant, l’autiste
pense d’abord avec des signes, lesquels se caractérisent de conserver un rapport étroit
avec leur référent. Lorsque T. Grandin affirme « penser en images », elle atteint parfois
à l’idéal du code autistique : celui qui fonctionne à l’aide de représentations en tous
points identiques à la chose. « Mon imagination, affirme-t-elle, fonctionne comme
les logiciels d’animation graphique qui ont permis de créer les dinosaures réalistes de
Jurassic Park. Quand j’essaie une machine dans ma tête ou que je travaille sur un
problème de conception, c’est comme si je le visionnais sur une cassette vidéo. Je
peux regarder l’appareil sous tous les angles, me placer au-dessous ou en dessous, et
le faire tourner en même temps. Je n’ai pas besoin d’un logiciel sophistiqué pour
faire des essais en trois dimensions. »38 Une telle image constitue la forme la plus
achevée du signe iconique. On sait que, parmi les différents signes, les enfants autistes
apprécient particulièrement les icônes, c’est-à-dire des signes motivés, au moins
partiellement, qui représentent schématiquement l’entité, la personne, l’événement
ou l’attribut désignés (par exemple le Z sur les panneaux routiers pour désigner des
lacets ; le plan d’une maison, des images d’hommes ou de femmes à l’entrée des WC,
etc.). Ils les apprécient parce que l’icône constitue le signe le plus approprié à leur
recherche de codage du monde : en elle s’avère immédiatement manifeste une
connexion rigide du signe à l’image du référent.
34. Grandin T., Penser en images, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 33.
35. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 133.
36. Cf. Maleval J.-C., L’autiste et sa voix, Paris, Seuil, 2009.
37. Danon-Boileau L., Leroy M., Morel M.-A., Philippe A., Symptômes précoce : la part du linguiste, Le carnet PSY,
n° 76, novembre 2002, p. 27.
38. Grandin T., Penser en images, op. cit., p. 21.
87
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 88
Penser l’autisme
Au mieux, quand ils ne sont pas sans référent objectivable, les signes ne prennent
en charge les objets du monde qu’image par image ou séquence par séquence. Le
concept de chien renvoie inextricablement pour T. Grandin à chacun des chiens
qu’elle a connus dans sa vie. Pour l’autiste, le langage ne fait pas inexister ce dont il
parle, le mot n’est pas totalement le meurtre de la chose. Or, ce n’est qu’à cette condi-
tion, celle de la significantisation, que le monde devient « semblantifié »39. Tous les
observateurs s’accordent à constater que le « faire semblant » est déficient chez l’au-
tiste. Or, au principe de cet acte, se trouve le décollement du signifiant et de l’objet,
ce qui permet à l’enfant de prétendre qu’un soulier est une voiture, qu’une banane
est un avion, que le chien fait miaou et la chat ouah ouah, etc.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
L’autiste n’ayant pas la possibilité de mobiliser le signifiant pour s’exprimer, il en
passe par des signes auxquels il s’efforce de donner une signification absolue. Selon
Lacan, le signe représente quelque chose pour quelqu’un, réduisant ainsi son accep-
tion à l’icône et à l’indice au sens de Peirce. L’exemple qu’il convoque, celui de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
fumée comme signe du feu, analogue à celui de la girouette comme signe du vent,
relève de l’indice selon Peirce.
Une caractéristique majeure de tels signes est qu’ils n’effacent pas totalement la
chose désignée, puisqu’ils restent avec elle dans un rapport de similarité ou de conti-
guïté. Le référent des signes se trouve dans le monde des choses. Tel n’est pas le cas
du signifiant : s’il est appréhendé, selon la définition donnée par Lacan, comme ce
qui représente le sujet, et sa jouissance, auprès d’un autre signifiant, il se trouve coupé
de la représentation. Le signifiant rompt le lien avec ce qu’il signifie, il ne vaut que
par la différence qu’il introduit, ce qui lui permet de faire advenir le symbole, au
sens de Peirce, qui « ne peut pas indiquer une chose particulière », mais seulement
« un genre de choses »40.
Les obstacles rencontrés par les autistes pour généraliser ou pour faire semblant
manifestent leurs difficultés d’accès au symbole pris dans cette acception. Toutefois,
il est abusif d’affirmer que les autistes n’ont pas accès à l’abstraction : si leurs capa-
cités de symbolisation qui en passent essentiellement par l’indice, voire par l’icône,
sont plus rudimentaires que celles du sujet du signifiant, elles mettent malgré tout
en œuvre un processus de substitution qui permet de porter la chose au langage. De
plus, pour décrire le monde, la langue fonctionnelle de signes parvient à utiliser des
signes sonores ou scripturaux issus de la langue de l’Autre.
Les signes qui forment l’Autre de synthèse41 de l’autiste possèdent deux différences
majeures avec les signifiants qui constituent l’inconscient freudien. D’une part, et
c’est essentiellement ce que décrit T. Grandin, en parlant de « penser en images », ils
restent parasités par le référent, ils n’effacent pas la chose représentée ; d’autre part,
ils n’ont pas la propriété de fonctionner comme « godet de la jouissance » (Lacan),
ou comme « marqueurs somatiques » (Damasio), c’est-à-dire qu’ils ne représentent
39. Miller J.-A., « Clinique ironique », La Cause freudienne, n° 23, 1993, p. 10.
40. Peirce C. S., Écrits sur le signe, Paris, Seuil, 1978, p. 165.
41. Cf. Maleval J.-C., L’autiste et sa voix, op. cit., p. 192-220.
88
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 89
Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste
pas la pulsion, ce que tous les autistes soulignent en notant l’absence de connexion
entre le langage et la vie émotionnelle. Les Lefort mettaient l’accent sur ce point :
« dans la structure autistique, affirmaient-ils, le signifiant manque à devenir corps et
manque ainsi à faire affect »42.
Pour qui pense avec des signes, la structuration de l’être ne se fait pas en utilisant
la matière signifiante. Or, cette dernière possède l’étonnante propriété d’emprunter
non seulement au son – un signifiant laisse une trace sur la bande magnétique –,
mais aussi au corps, ce que montrent les conversions hystériques, l’hypnose ou l’effet
placebo.
Le langage n’est pas un simple outil de communication, c’est, selon Lacan, l’ha-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
bitat du sujet, il tresse dans le corps des brins de jouissance. « S’il n’y avait pas la
substance de la jouissance, souligne Jacques-Alain Miller, nous serions tous logiciens,
un mot en vaudrait un autre, il n’y aurait rien qui ressemble au mot juste, au mot qui
éclaire, au mot qui blesse, il n’y aurait que des mots qui démontrent. Or les mots font
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
bien autre chose que démontrer, les mots percent, les mots émeuvent, les mots boule-
versent, les mots s’inscrivent et sont inoubliables : c’est parce que la fonction de la
parole n’est pas seulement liée à la structure du langage, mais bien à la substance de
la jouissance. »43 Tout au contraire, quand il communique, l’autiste voudrait être
logicien – beaucoup d’entre eux ont une prédilection pour les langues formelles. Le
symbolique avec lequel ces sujets se structurent induit une propension à recourir aux
indices et aux icônes pour appréhender le monde, or ces signes ne s’inscrivent pas
dans le corps et ne sont pas porteurs de la jouissance vocale, d’où l’obligation de
« tout comprendre par l’intellect », soulignée d’emblée par Asperger.
Quand un référent concret n’existe pas, l’autiste se trouve souvent contraint à
l’inventer, pour satisfaire à la nécessité de penser avec des signes. Ainsi, confrontée à
des notions trop abstraites, T. Grandin s’efforce de les transformer en icônes : « Pour
la paix, relate-t-elle, je pensais à une colombe, à un calumet ou aux photos de la
signature d’un accord de paix. »44 Toutefois, T. Grandin note qu’il existe une seule
chose dont elle puisse se rappeler sans information visuelle, c’est-à-dire sans le trans-
former en icône ou en indice, à savoir « un morceau de musique »45, confirmant que
le traitement de l’onde sonore, dans laquelle s’ancre la langue verbeuse, n’est pas du
même ordre, et qu’il peut s’opérer sans découpages.
En effet, tous les éléments de la langue fonctionnelle ne sauraient être réduits à
des signes, l’abstraction de certains résiste à leur saisie par l’indice ou l’icône, de sorte
qu’intervient pour la complémenter un processus de mémorisation qui imite les
usages de l’Autre. Il en est ainsi pour les conjonctions, les prépositions, les adverbes,
les concepts relatifs, certaines conjugaisons de verbes, etc. : « J’ai fini par apprendre
42. Lefort R. & R., La distinction de l’autisme, Paris, Seuil, 2003, p. 87.
43. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Choses de finesse en psychanalyse », enseignement prononcé dans le cadre
du département de psychanalyse de l’université Paris VIII, leçon du 6 mai 2009, inédit.
44. Grandin T., Penser en images, op. cit., p. 35-36.
45. Grandin T., Ma vie d’autiste, op. cit., p. 151.
89
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 90
Penser l’autisme
à les employer correctement, note T. Grandin, parce que mes parents parlaient bien
et que j’imitais leurs tournures de phrases »46. Par l’imitation, par la mémorisation,
et par des processus d’intellection, les autistes de haut niveau arrivent à acquérir une
langue fonctionnelle qui développe si bien leurs capacités de communication que
certains parviennent à faire des conférences publiques. Les différentes manières de
s’exprimer en restant allusif ou évasif décrites par D. Williams peuvent par consé-
quent être dépassées.
Faut-il en conclure que cesse le refus de prendre une position d’énonciation et que
le sujet accepte de céder l’objet de la jouissance vocale ? En fait, il semble plutôt que
« l’hypertrophie compensatoire » des autistes qui avait frappé Asperger puisse les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
pousser à recourir à des positions d’énonciation qui persistent à ne pas les impliquer
subjectivement. Parmi ceux qui ont pu sortir du mutisme et de la langue verbeuse,
certains se montrent inventifs pour s’autoriser à parler, à la condition de rester coupés
de leur ressenti. Une de ces stratégies consiste à décaler le lieu d’émission de l’énon-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
90
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 91
Jean-Claude Maleval Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste
émotions se raccordaient. Quand elle pensait à quelque chose, les données objec-
tives et les émotions formaient un tout. […] Dans mon esprit, ils sont toujours
séparés. »48
Le rapprochement effectué par T. Grandin entre sa pensée et le fonctionnement
d’un ordinateur n’est pas sans quelque pertinence, si l’on conçoit que ce qui carac-
térise la « pensée » d’un ordinateur réside dans son absence d’affects. « Qu’un ordi-
nateur pense, note Lacan, moi je le veux bien. Mais qu’il sache, qui est-ce qui va le
dire ? Car la fondation d’un savoir est que la jouissance de son exercice est la même
que celle de son acquisition. »49 Or c’est précisément une telle acquisition de savoir,
produite à l’occasion du chiffrage de la jouissance par lalangue, qui fait défaut aux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
autistes. La « pensée » de l’ordinateur se déroule dans un désert absolu de jouissance,
elle constitue un idéal autistique. Il n’en reste pas moins que l’usage de la langue
fonctionnelle, couplé à une énonciation traitant de problèmes techniques, n’impli-
quant pas le ressenti du sujet, peut permettre à certains autistes de s’exprimer d’une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Un des phénomènes les plus étranges concernant la parole des autistes, ajoutant
encore à la variété et à la complexité de leur rapport au langage, tient à l’émergence
chez des autistes muets d’une énonciation fugace, qui rompt un instant avec la réten-
tion de l’objet vocal. « Rends-moi ma boule », crie B. Sellin à qui vient de lui prendre
son objet autistique. Il est caractéristique que cela se produise dans des situations
critiques qui débordent les stratégies protectrices du sujet (cas d’urgence ou contra-
riétés), lui faisant abandonner momentanément son refus d’appel à l’Autre et son
refus d’engager la voix dans la parole. Les phrases spontanées possèdent un point
commun : la présence du sujet de l’énonciation s’y trouve nettement marquée. Il
faut même constater que le phénomène de l’inversion pronominale ne s’y produit
pas. Cela peut paraître surprenant, mais en fait bien révélateur d’une prise de parole
effectuée par le sujet en son nom propre : il s’agit d’une énonciation en prise avec sa
jouissance, et non plus d’un énoncé issu du miroir de l’Autre.
La phrase spontanée n’est pas une laborieuse construction intellectuelle, mais une
parole qui sort des tripes. Son caractère impératif témoigne de la jouissance vocale
qui le mobilise. L’appel à l’Autre s’y affirme. Or, tout cela est déchirant pour l’enfant
autiste. Nulle tentative d’explication, nul commentaire, nul retour rétrospectif sur ce
qui vient d’être dit. Bien loin de réitérer cette expérience angoissante, le sujet cherche
à se protéger de son renouvellement, en se murant dans un silence encore plus
profond. Les phrases fugaces ne cessent d’apparaître en son langage comme des
phénomènes étranges et exceptionnels qui ne s’intègrent ni à une langue verbeuse ni
à une langue fonctionnelle.
91
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 92
Penser l’autisme
Les rares circonstances lors desquelles l’autiste engage sa voix énonciative viennent
encore confirmer, par leur non-assomption, qu’il résiste à l’aliénation de son être
dans le langage en retenant l’objet de la jouissance vocale. Notons que ces phéno-
mènes suggèrent fortement que l’autisme s’enracine, non dans un déficit cognitif,
mais dans un choix du sujet, plus ou moins conscient, qui vise à se protéger de l’an-
goisse. Néanmoins, les phrases spontanées semblent suggérer, comme l’angoisse du
trou noir et la découpe des objets autistiques, que l’autiste n’est pas totalement
indemne des répercussions du langage en son être.
Une acquisition du langage qui se fait sans mettre en jeu le circuit de la pulsion
invocante fait obstacle à sa fonction d’« appareil de la jouissance » : sa matière peine
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
à se répercuter dans le corps et à structurer le monde des sensations et des perceptions,
ainsi qu’à construire l’image du corps. Néanmoins, le développement de la langue
fonctionnelle permet au sujet d’assimiler un savoir qui lui donne la possibilité de
mieux s’orienter dans son interprétation de la réalité et, à un degré moindre, dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
celle de ses émotions, ce qui s’accompagne régulièrement de progrès dans son adap-
tation sociale.
S’il est une constante discernable à tous les niveaux du spectre de l’autisme, elle
réside dans la difficulté du sujet à prendre une position d’énonciation. Il parle volon-
tiers, par l’entremise d’une langue verbeuse, ou par celle d’une langue fonctionnelle,
mais à la condition de ne pas dire. Son refus d’une pleine aliénation dans le langage
lui fait élaborer de nombreuses stratégies de contournement de celle-ci. La défense
première qui consiste à préserver une « voix centrifuge » ne cède qu’exceptionnelle-
ment. L’autiste préfère aux bruits chaotiques de l’Autre la maîtrise des siens : « si on
met la tête sur l’oreiller, rapporte l’un d’eux à Asperger, on a un bourdonnement
d’oreille et il faut rester couché tranquillement et c’est très beau »50.
50. Asperger H., Les psychopathes autistiques pendant l’enfance, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1998, p. 114.
92
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 93
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
L’autiste a-t-il quelque chose à dire ?
Transfert autistique et conduite du traitement
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Myriam Perrin
E n 1799, dans les bois d’Aveyron, des chasseurs capturent un enfant sauvage.
Dès son arrivée à Paris, il déclenche un vif débat. Pour le Pr Pinel, l’enfant sauvage
n’est qu’un malheureux idiot de naissance, abandonné par ses parents et parfaite-
ment incurable. Un jeune médecin militaire plein d’ambition, récemment démobi-
lisé et affecté à l’institution des sourds-muets, Jean-Marc Gaspard Itard, soutient une
position différente. Nourri de la philosophie de Condillac, il pense que les idées nais-
sent du commerce réciproque des êtres humains. Il pose l’hypothèse qu’un enfant
laissé seul dans la nature ne saurait être que sauvage. La « sauvagerie » de celui qu’il
appelle Victor est, pense-t-il, acquise. Elle est donc réversible. En dépit du prestige
de son « adversaire », il obtient l’autorisation d’engager un traitement. Celui-ci, basé
sur les théories condillaciennes de l’éducation, mais aussi sur l’expérience acquise par
les premiers éducateurs de sourds-muets, consiste à stimuler, les uns après les autres,
les différents sens. L’approche est graduée et se présente sous forme d’exercices de
plus en plus complexes qui visent également à solliciter la motricité et à instaurer, à
partir d’associations entre les différentes sensations, un raisonnement et un langage1.
Mais la tentative d’Itard est un échec ; selon la nomenclature du siècle, Victor est
donc considéré comme idiot, bien qu’« il présente de multiples traits l’apparentant
Myriam Perrin est maître de conférences en psychopathologie clinique à l’université de Rennes 2 - Haute Bretagne, et
membre de l’ACF–Val de Loire-Bretagne.
1. Hochmann J., Pour soigner l’enfant autiste, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 17.
la Cause freudienne no 78 93
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 94
Penser l’autisme
à un enfant autiste », commente Paul Bercherie2. C’est dans ce contexte qu’un insti-
tuteur, Édouard Seguin, en 1846, reprend et élargit les méthodes d’Itard, auquel il
reproche son inspiration métaphysique prédominante, et fonde l’« éducation physio-
logique ». Diverses formes d’idioties sont alors décrites, certaines liées à un arrêt du
développement infantile et d’autres à des déficits partiels. L’idiot proprement dit se
distingue ainsi de l’arriéré3. Plus tard, en 1887, un Londonien, Langdon Down4,
décrit une forme tout à fait paradoxale d’idiotie chez l’enfant, puisque celle-ci appa-
raît compatible avec d’importantes capacités intellectuelles – il s’agit de l’idiot savant.
Cette nouvelle forme se caractérise donc par l’association de capacités exception-
nelles et d’une mémoire considérable chez un enfant qui présente, pour les auteurs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
de l’époque, une déficience intellectuelle manifeste. Ce sont des enfants, affirme
L. Down, qui, quoique retardés intellectuellement, présentent des facultés inhabi-
tuelles qui peuvent parvenir à un développement remarquable. Cependant, une telle
description clinique ne conduit pas l’auteur à remettre en question la notion même
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
d’idiotie. La déficience est de mise, et pour cause : depuis le début du siècle dernier,
l’organe est venu comme une chape de plomb sur les discussions en cours, sous l’in-
fluence de la paralysie générale de Bayle, qui allait devenir la maladie mentale
« modèle »5 et le support nosologique exemplaire pour l’idéologie neuropsychiatrique,
qui devait mener à la psychiatrie biologique.
Qu’en est-il un siècle plus tard ? La même idéologie fait rage et, dans une civili-
sation en impasse6, elle a plus que jamais la part belle ! Notre hypothèse est que l’au-
tisme supplante la paralysie de Bayle. En effet, par l’énigme qu’il peut susciter, par
l’ampleur de l’intérêt médiatique, par l’engouement des associations parentales codi-
rigées par les tenants de méthodes rééducatives, par la déferlante du référentiel
autisme dans les classifications internationales, l’autiste n’est-il pas devenu le fétiche
de La cause étiologique ? Pire, ce n’est plus seulement une classification psychia-
trique qui est proposée ; s’y ajoute une thérapie standardisée du syndrome autistique,
« subversion radicale du symptôme, commente Dominique Laurent, au nom d’un
nouveau “tout-savoir” qui fait table rase de la clinique psychiatrique classique et des
apports de la psychanalyse »7.
2. Bercherie P., Clinique psychiatrique et clinique psychanalytique, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 47.
3. Seguin É., Traitement moral des idiots, Paris, Baillière, 1846, p. 93.
4. Down L. J., On some Mental affections of childhood and youth, London, Churchill, 1887.
5. Quetel C., Postel J., Nouvelle histoire de la psychiatrie, Paris, Dunod, 1994, p. 205-206.
6. Selon la formule de Jacques-Alain Miller, in Miller J.-A. (avec Laurent É.), « L’orientation lacanienne. L’Autre qui
n’existe pas et ses comités d’éthique » (1996-1997), enseignement prononcé dans le cadre du département de psycha-
nalyse de l’université Paris VIII, inédit.
7. Laurent D., « Du désir de standardisation massive », Agence lacanienne de presse, Bulletin spécial « La guerre des palo-
tins », n° 42, vendredi 26 mars 2004.
94
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 95
ne pouvait encore rien en dire. Pourtant, rappelons8 que les psychiatres les plus favo-
rables à une approche de l’autisme par le biologique, les cognitivistes les plus
convaincus d’un déficit cérébral, ne peuvent en affirmer les principes que sur des
bases présupposées, car aucune infection immunitaire, aucun gène, aucune anomalie
cérébrale ne définissent le trouble autistique. Quand un cognitiviste se refuse à consi-
dérer l’autisme comme un handicap et, comme le canadien Laurent Mottron, l’af-
firme en tant que « différence », celle-ci est donc la conséquence « d’une modification
spontanée du génome humain »9. Quelle que soit l’approche envisagée, l’affection est
affirmée dans le corps… De « la vérité comme cause, affirme Lacan, elle [la science]
n’en voudrait-rien-savoir »10. La tentative de forclore le sujet de l’inconscient n’est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
pas nouvelle et, au sein même des approches psychopathologiques, les annonces de
résorption du psychisme dans les lois de l’organisme se succèdent depuis plus d’un
siècle. L’énigme que l’autisme suscite semble venir stigmatiser la quête de mettre fin
à l’indicible, justement parce que « […] ce réel primitif est pour nous, affirme Lacan,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
littéralement ineffable »11. Le monde scientiste fait alors de l’autiste un enfant sans
subjectivité, on refuse de prendre en compte son environnement pour appréhender
son fonctionnement, on réduit ses créations psychiques originales et ordonnancées
aux conséquences d’un déficit cérébral ou, au moins, à un mal-fonctionnement. La
conclusion est alors sans appel : « il est indéniable, affirme la cognitiviste Uta Frith,
que l’autisme s’est révélé impossible à traiter »12.
8. Cf. Perrin M., « L’autiste au pays des sciences », Cliniques méditerranéennes, n° 79, 2009.
9. Mottron L., L’autisme : une autre intelligence, Diagnostic, cognition et support des personnes autistes sans déficience intel-
lectuelle, Sprimont, Mardaga, 2004, p. 7.
10. Lacan J., « La science et la vérité », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 874.
11. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 101.
12. Cf. Frith U., L’énigme de l’autisme, Paris, Odile Jacob, 1996.
13. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 98 & 95.
14. Williams D., Si on me touche je n’existe plus, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 298.
15. Perrin M., « L’autisme : spécificités structurales. L’avant-gardisme lacanien sur l’autisme et ses enseignements », Les
fondamentaux de la psychanalyse lacanienne, (s./dir.) Jodeau-Belle L. et Ottavi L., Rennes, PUR, 2010, p. 337-356.
95
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 96
Penser l’autisme
ce que Lacan affirme, à savoir que Dick, « Quand sa mère lui propose un nom qu’il
est capable de reproduire d’une façon correcte, il le reproduit d’une façon inintelli-
gible, déformée, qui ne peut servir à rien »16. Il use d’une langue contre « l’intrusion
des adultes », mais aussi contre le « verbe », précise Lacan en 1967, affirmant qu’« un
enfant qui se bouche les oreilles » se protège de « quelque chose en train de se
parler »17, car il y en a « pour qui le poids des mots est très sérieux »18, dit-il en 1975.
Rappelons aussi son propos de 1954, selon lequel Dick « ne peut même pas arriver
à la première sorte d’identification »19. D. Williams décrit cette carence de l’identi-
fication primordiale de manière exemplaire, quand elle se désigne comme « la
personne de nulle part »20. « Ce n’est pas que l’enfant invente, ce signifiant, il le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
reçoit »21 – comme Lacan le dit en 1977 et il termine sa conférence à Genève en
rappelant que « ce qu’il y a de plus originel dans la parole […] c’est qu’on croie à l’im-
pératif ». On y croit parce qu’il faut bien que quelqu’un fasse semblant de
commander. « Le pouvoir, ajoute-t-il, est toujours un pouvoir lié à la parole »22. Déjà
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
96
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 97
c’est donc la voix au champ de l’Autre, une voix qui appelle « obéissance et convic-
tion »27. Le S1 véhicule sous forme vocale « le désir de l’Autre [qui] a pris la forme d’un
commandement », affirme Lacan, et exige du sujet une cession de l’objet de la jouis-
sance vocale à la jouissance de l’Autre. Pour le sujet autiste, la déperdition de jouis-
sance qu’exigent l’existence et l’emploi du langage serait perçue comme vouloir
fondamental de l’Autre tout-puissant, venant engloutir l’être même du sujet, car
seule la mortification du signifiant, qui lui fait horreur, serait entendue. Lacan parle
même en 1975 d’« une fixation »28 au point de l’entendu, où s’origine le sujet.
Le sujet autiste n’est pas pour autant hors ou en-deçà du langage ; Lacan parle
même d’un enfant « maître du langage » qui refuse de répondre. C’est au niveau de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
la parole que quelque chose se fixe. Le langage, Dick le tient sous contrôle en refu-
sant de répondre ; ce n’est pas dire pour autant que l’autiste refuse l’Autre ou qu’il
n’a pas d’Autre, mais qu’il ne peut pas avoir le sentiment de sécurité minimale devant
le signifiant. En effet, « Tout signifiant une fois perçu, a pour effet de provoquer,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
chez le percipiens, un assentiment »29, confirme J.-A. Miller. C’est cet assentiment,
cette dépendance à l’Autre que le sujet autiste refuse, parce qu’il refuse de céder sur
sa jouissance vocale. Or, sans l’aliénation signifiante, pas d’incorporation de la voix.
L’organe voix n’a pas disparu, la voix est pur réel et menace sans cesse le sujet de son
émergence. La seule défense pour le sujet, outre se taire, est d’user d’une langue « qui
ne peut servir à rien »30 ou d’une parole verbeuse, car, comme le souligne Lacan, la
voix n’est pas du registre du sonore, « elle se situe, non par rapport à la musique,
mais par rapport à la parole »31. Dès lors, se défendre de prendre une position d’énon-
ciation, c’est se protéger contre l’angoissante présence de la voix dans toute parole
véritable, la surdité apparente venant autant que le mutisme ou le verbiage comme
stratégies défensives.
Vacance du S1
Déjà Léo Kanner notait que le mutisme des enfants autistes « en de rares occa-
sions [peut être] interrompu par l’émission d’une phrase intégrale dans des situa-
tions d’urgence »32. « Un garçon de cinq ans, gêné par la peau d’une prune au palais
s’exclama : “enlevez-moi ça” »33. Comme le souligne Jean-Claude Maleval34, ces dires
du sujet, s’ils viennent confirmer la possibilité d’une énonciation au comble de
97
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 98
Penser l’autisme
l’angoisse, s’ils confirment par leur formule impérative la jouissance vocale en jeu, affir-
ment qu’une connexion de la jouissance au langage est possible dans ces rares moments,
le sujet cédant dès lors l’objet de sa jouissance vocale à la jouissance de l’Autre, au prix
de vivre une véritable mutilation dans le réel ; car si le sujet autiste a bien affaire au signi-
fiant unaire, il ne l’entend, ni comme le névrosé, ni comme le psychotique. C’est un
signifiant réel, un S1 tout seul, qui le ravage dans son corps, ni carent, ni forclos, mais
vacant. « La vacance du S1 », c’est la situation de la place du signifiant « momentané-
ment » dépourvue de sa fonction, temps de latence qui peut durer toute la vie. Cette
vacance du S1 entraînerait, d’une part, une carence de sa fonction représentative – rien
ne saurait mieux l’illustrer que le Nobody nowhere de D. Williams –, d’autre part, une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
carence de la fonction phallique – le chaos du monde intérieur tant exprimé dans les
dires des autistes le confirme –, et enfin, une carence de l’incorporation de la voix – se
défendre d’engager la voix dans la parole, se protéger du verbe en se bouchant les
oreilles, et le refus de l’interlocution viennent l’argumenter.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
« Il y a des gens en vie et des gens qui ont besoin des lampes »35
Tout le paradoxe, c’est que le sujet autiste se trouve alors en proie à une indicible
terreur. Il est plongé dans le réel, et dans une extrême solitude. À refuser de se bran-
cher sur le corps du langage, aucune animation libidinale ne circule. Si L. Kanner,
en 1941, observe nettement l’intérêt particulier des enfants autistes pour les objets36,
et que H. Asperger note leur présence indispensable, les relations particulières qu’ils
entretiennent avec eux37 et l’« hypertrophie » de certains, c’est à Lacan que nous
devons l’intérêt de saisir les fonctions d’une telle présence et la particularité des carac-
téristiques de ces objets : Dick « déplie et articule ainsi tout son monde […]. Et puis,
de la bassine d’eau, il passe à un radiateur électrique, à des objets de plus en plus
élaborés »38. Écoutons encore D. Williams quand elle note : « Ce fut dans le monde
des objets que j’émergeai, quand je commençai à reprendre goût à la vie […] et
m’acharnai à compenser mon chaos intérieur par une mise en ordre maniaque du
monde environnant »39. Ainsi, le sujet autiste pourra « compenser » son refus initial
par une véritable « aliénation à l’objet-bord », car, selon Éric Laurent, « l’autisme, c’est
le retour de la jouissance sur le bord »40 ; c’est un bord construit, précise J.-C. Maleval,
en trois composants essentiels dont le sujet autiste dispose pour le faire évoluer :
l’image du double, l’îlot de compétence et l’objet autistique41. En effet, l’objet-bord
35. Joey, enfant autiste cité par Bettelheim B., La forteresse vide, l’autisme infantile et la naissance du soi, Paris, Gallimard,
coll. Folio Essais, 1969.
36. Kanner L., « Les troubles autistiques du contact affectif », traduction de l’article « Autistic disturbances of affective
contact », Neuropsychiatrie de l’Enfance, n° 38, 1990, p. 81.
37. Asperger H., Les psychopathes autistiques pendant l’enfance, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1998, p. 129.
38. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, op. cit., p. 101.
39. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, op. cit., p. 73.
40. Laurent É., « Lecture critique II », L’autisme et la psychanalyse, Toulouse, Série de la Découverte Freudienne, n° 8,
Presses Universitaires du Mirail, 1992, p. 156.
41. Maleval J.-Cl., L’autiste et sa voix, Paris, Seuil, 2009, p. 108.
98
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 99
procure au sujet autiste le soutien d’un double aux formes cliniques variées, un
double susceptible de soutenir une dynamique subjective.
Le double autistique, une création stratégique
Quand D. Williams résume les fonctions du double autistique, elle affirme qu’il est
« une excellente stratégie pour rompre le repli, apprendre la sociabilité, lutter contre
l’isolement, élaborer un langage et prendre conscience [du] corps »42. À défaut du consen-
tement du sujet autiste à la chaîne signifiante, le réel, l’imaginaire et le symbolique sont
dénoués ; toute la défense autistique se construit précisément pour articuler ces trois
registres. Le double a cette fonction d’abord apaisante (pour sortir de la solitude dont le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
sujet autiste se plaint grandement), pacifiante (apte à localiser la jouissance en excès),
rassurante (conforme à lui-même), stratégique (support à une parole sans la fonction de
l’interlocution), dynamisante (permettant au sujet un branchement, lui qui s’éprouvait
sans vie). Plus encore, pour qu’advienne la régulation des pulsions, de l’énergie vitale et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
99
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 100
Penser l’autisme
pourra s’orienter d’un vouloir réparer ce rapport premier du sujet autiste au signifiant,
puisque ce sujet le refuse. Ainsi, nous ne pouvons soutenir que le but du traitement
serait une entrée dans la psychose ou une psychotisation. Il s’agira plutôt de tempo-
riser ces « réactions d’affects » qui en sont les conséquences et de soutenir le traite-
ment original auquel le sujet autiste s’efforce de procéder pour remettre de l’ordre
dans le chaos du monde, par l’entremise d’un double, sans le recours à la souplesse
du signifiant, jusqu’à la construction d’un Autre de synthèse (un Autre codé et non
chiffré), voire d’un S1 de synthèse. Ainsi, Joey, « l’enfant-machine », aura l’idée de
s’être lui-même donné la vie : « Je me suis pondu, affirme-t-il, je me suis éclos et j’ai
donné naissance à moi »44.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Le double, un canal nécessaire
La prééminence du double dans la défense autistique nous amène à considérer que
c’est de cette position que l’analyste pourra très vite s’orienter. Quand D. Williams
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
100
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 101
lités du traitement. Est-ce une modalité du transfert ? Chosifier les autres est une
stratégie du sujet autiste contre les manifestations du désir de l’Autre et l’émergence
de la voix. « À la main de l’autiste » pour le clinicien, c’est avant tout supporter cette
chosification, temps nécessaire pour que certains consentent à la présence. « À la
main de l’autre » pour le sujet autiste, c’est aussi un branchement sur le corps du
double qui lui permet de s’animer. La manœuvre n’est pas simple, car quand la
rupture vient de l’initiative de l’Autre, elle est toujours brutale pour le sujet : cris,
pleurs, morsures s’ensuivent, le sujet s’effondre, débranché de sa source libidinale et
vivant cette coupure dans le réel.
Traitement pulsionnel dans le transfert
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Prélever et porter des objets de l’analyste est une pratique courante des sujets
autistes : clés, portable, bottes, manteau, barrette ou lunettes. À partir du constat
qu’il est en position de double, nous proposons deux hypothèses :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
49. Grandin T., Penser en images et autres témoignages sur l’autisme, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 21.
50. Même pour T. Grandin qui témoigne d’une pensée des plus structurées, le signe n’a pas cette capacité : il reste collé
à l’image du référent.
51. Grandin T., Penser en images et autres témoignages sur l’autisme, op. cit., p. 21.
52. Lefort R. et R., Naissance de l’Autre, deux psychanalyses : Nadia, 13 mois, Marie-Françoise, 30 mois, Paris, Seuil, 1980,
p. 272.
101
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 102
Penser l’autisme
contre la jouissance en excès, opérées sur le double apte à la localiser, bien plus qu’une
destruction de l’Autre ou du sujet. Le transfert n’y est pas mortifère dans le sens où
cela se modifie.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Autre tout-puissant, par la voix, la morsure réelle du signifiant et le désir), celle d’un
double peu présent, quand il est support de la créativité, mais sachant faire barrière
à la jouissance en excès. C’est ainsi qu’il pourra « leur dire quelque chose » à la canto-
nade, par chantonnements, par vocalises, par signes (des mots concrets, qui repré-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
sentent quelque chose pour quelqu’un, en gommant le plus possible toute équivoque
ou ambiguïté sémantique). Si le double paraît donc être le canal nécessaire, il faut y
reconnaître un risque pour le sujet, si aucun objet autistique ne vient tempérer le
transfert. Toutefois il ne s’agit pas non plus de suggérer l’introduction d’un objet
autistique. Au contraire, s’opposer dès que les occasions s’en présentent à la jouissance
de l’Autre a pour effet de le faire surgir. Il s’agira dès lors de garantir au sujet une mise
à distance des objets pulsionnels en jeu, en soutenant son cadrage par l’objet autis-
tique, voire sa capture imaginaire ; n’est-ce pas alors faire entendre que quelque chose
peut se céder sans y être tout entier englouti, non par la prise de son être par le signi-
fiant, mais par une imaginarisation de la perte ?
Ainsi, c’est par la mise en mouvement et l’accompagnement du travail sur l’objet
que se dessinent les modalités de la position de l’analyste, c’est-à-dire un double
comme canal du traitement de la jouissance (permettant au sujet un traitement des
pulsions vers une maîtrise de l’énergie libidinale) et comme canal vers l’Autre de
synthèse. En effet, c’est par l’entremise du double, lieu de collection d’un langage sans
équivoque, d’un double à l’autre, que s’élabore une certaine dynamique de l’Autre de
synthèse. L’analyste pourrait donc en faire partie.
La position de l’analyste dans le transfert autistique prend la position d’un double
porteur de vacuité, afin de permettre au sujet de s’en saisir comme canal vers ses
inventions et son Autre de synthèse soit, proposons-nous, de i(a) vers I(a) ; l’acte
s’orientera de l’utilisation (faite par le sujet) du double vers grand I.
53. Lacan J., « Petit discours aux psychiatres », Cercle psychiatrique Henry Ey, Sainte Anne, conférence du 10
novembre 1967, inédit.
102
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 103
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Enfants autistes
Silvia Elena Tendlarz
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Silvia Elena Tendlarz est psychanalyste, membre de l’EOL [Escuela de la orientación lacaniana] et de l’ECF.
Penser l’autisme
Diagnostic
L’autisme infantile a son histoire. Leo Kanner introduit en 1943 le concept « d’au-
tisme infantile précoce ». Quelques mois plus tard, dans un autre contexte, Hans
Asperger introduit les prémisses de ce que l’on appellera le « syndrome d’Asperger ». Le
premier restera comme une interface entre psychiatrie et psychanalyse. Le second suit
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
un chemin éducatif, puisqu’Asperger propose dès le début une « pédagogie curative ».
Le concept même d’autisme est particulier. Il est LE rescapé de l’écroulement
diagnostic que propose le DSM-IV 2. Tant l’« autisme infantile précoce » de Kanner que
le « syndrome d’Asperger » font partie des « troubles envahissants du développe-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
1. La contribution que Silvia Elena Tendlarz nous a envoyée comportait des développements précis sur la conception
et le traitement de l’autisme dans l’orientation lacanienne. Étant donné que les auteurs auxquels elle se référait ont
exposé eux-mêmes leur travail dans ce numéro, nous avons retenu la partie « historique », et écourté la seconde en
indiquant les coupures par la mention […]. Une version intégrale de ce travail est publiée en espagnol dans la revue
électronique Departamento de Autismo y psicosis (DAP) publiée en mai 2011.
2. Cf. American Psychiatric Association, DSM-IV, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, 4e éd. (Version
Internationale, Washington DC, 1995), trad. franç. J.-D. Guelfi & al., Paris, Masson, 1996.
3. Cf. L’article d’Éric Laurent, « Spectres de l’autisme », publié dans ce même numéro.
104
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 105
La question de savoir si les enfants dits atteints d’autisme infantile précoce sont
susceptibles d’évoluer vers le syndrome d’Asperger à l’âge adulte disparaît dans ce
contexte, puisque le TSA réunit en quelque sorte les deux diagnostics. Cela reste pour-
tant une question délicate, dans la mesure où l’on peut souvent observer un chan-
gement de l’enfance à l’âge adulte, qui montre que tous les enfants autistes ne
conservent pas nécessairement leur présentation initiale tout au long de leur exis-
tence, avec des « troubles cognitifs », diagnostiqués au cours des évaluations dans
leur enfance, qui seraient persistants. Comme le dit Ian Hacking, si les noms des
classes interagissent avec les individus qu’elles concernent, ils sont néanmoins insuf-
fisants à faire une place aux sujets avec leurs différences4. Ainsi, au-delà du destin
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
afférent aux diagnostics, demeure ce qui rend chacun unique et réfractaire à la
« norme ».
Les théories cognitives ont donc introduit la notion de « spectre autistique », qui
implique enfants et adultes, en l’étayant sur une étude de Lorna Wing et Judy Gould
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
[1979]. Cette étude postule que tous les enfants présentant une déficience sociale
sévère ont aussi les symptômes principaux de l’autisme ; que les difficultés dans la
réciprocité sociale, la communication et les restrictions dans les conduites, relèvent
des mêmes traitements – cognitifs – que l’autisme. Le spectre autiste augmente donc
considérablement l’incidence de l’autisme5.
Cette augmentation est liée au diagnostic de « trouble envahissant du dévelop-
pement non spécifié » qui, en manquant de critères définis, inclut plus de cas rele-
vant du spectre autiste que d’autisme proprement dit. C’est un des points qui font
débat au sein du projet du DSM-V. Il faut aussi savoir que dans la mesure où il n’existe
pas de traitement médical spécifique de l’autisme, on prescrit aux enfants dits autistes
des médicaments pour l’anxiété, la dépression ou l’hyperactivité. Le postulat d’or-
ganicité et la perturbation de la fonction exécutive de la théorie cognitiviste sur
laquelle se basent le TDAH (Trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité) et le
TED, avec des critères purement descriptifs, brouillent les frontières de ces deux
cadres.
Il ne paraît pas illégitime de s’interroger sur l’augmentation de l’incidence de l’au-
tisme dans l’enfance. Il convient, pour ce faire, de construire une autre perspective.
Le déficit n’a jamais été un bon critère diagnostic parce qu’il conduit quasi inévita-
blement à la prescription médicamenteuse et à la rééducation comportementale. Les
enfants deviennent « tous éducables et médicalisables » au nom du remède appliqué
au symptôme, sans que la cause et le traitement singulier qu’elle appelle soient pris
en compte. Au nom d’une supposée normalité, on cherche à inclure les enfants dans
des programmes pour les rendre pareils aux autres. On dénie ainsi l’absence de norme
valant pour tous, et le défaut d’un critère universel de santé. Or, chaque enfant autiste
a sa manière inimitable de « fonctionner » à l’intérieur de la structure. Même le
4. Cf. Hacking I., Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, Paris, La Découverte, 2001.
5. Cf. Laurent É., « Spectres de l’autisme », op. cit.
105
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 106
Penser l’autisme
neurologue Oliver Sacks affirme qu’il n’y a pas deux individus autistes semblables :
leur style ou expression particuliers sont différents dans chaque cas6. Nous ajouterons
qu’il n’y a pas deux sujets identiques, autistes ou non.
Épidémie d’autisme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
l’étude du Dr. Wakefield du Royal Free Hospital du nord de Londres, qui supposait
un lien entre autisme et vaccin contre la rubéole, est ainsi relayée par les médias
causant inquiétude et scandale notamment sur Internet.
François Ansermet a rappelé aussi à ce propos7 qu’une enquête réalisée en 2004
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
avait révélé qu’une équipe d’avocats avait payé le Dr. Wakefield pour faire cette publi-
cation et lancé aussitôt une action en justice contre les producteurs du vaccin ; une
petite note rectificative publiée dans The Lancet en mars 2004 n’avait pas empêché
la rumeur de continuer à circuler8. Que cela démontre-t-il, sinon que penser l’autisme
comme un déficit génétique, qu’il soit constitutionnel ou induit par un vaccin,
soulage les parents, en les dédouanant des douloureux sentiments qu’ils éprouvent ?
Devant la difficulté de trouver le « gène autiste », les scientifiques ont commencé
à parler de « mutations génétiques spontanées » liées au milieu ambiant. Le savoir
attendu du décryptage du génome humain génère la croyance qu’on finira par trouver
la séquence génétique permettant d’isoler l’autisme. Le consortium du Projet
Genoma a publié une étude dans la revue Nature [juin 2010], faisant état de la décou-
verte de pertes de fragments d’ADN dans 20 % des cas d’autisme examinés. Il s’agi-
rait là de « variantes rares », mutations uniques, avec un gène différent pour chaque
enfant, mutations congénitales qui n’ont rien à voir avec l’hérédité et sont toutes
différentes. On n’a pas réussi à établir la cause de ces changements génétiques, le
« milieu ambiant » demeurant une hypothèse. Ainsi présenté, l’abord génétique
débouche sur la rééducation comme unique solution viable. On verra si le « milieu
ambiant » inclura ou pas la relation du sujet avec le signifiant.
Le discrédit jeté sur la psychanalyse est lié au recours croissant, dans le traitement
des enfants autistes, aux thérapies cognitivo-comportementales, qui tendent à
répandre la croyance selon laquelle les psychanalystes rendent les parents coupables
de la maladie de leurs enfants. I. Hacking lui-même, dans Entre science et réalité,
reprend cette perspective et considère qu’en vérité, la science cognitive est la seule
aujourd’hui qui puisse expliquer l’autisme à travers la « théorie de l’esprit », du fait
6. Cf. Saks O., Un anthropologue sur Mars, Paris, Seuil, coll. Points Essais, 2003.
7. Cf. Ansermet F., Siegrist C.-A. « Vaccin rougeole et autisme, aucune évidence scientifique », Tribune de Genève, 6 mai
2008, p. 33.
8. The Lancet, vol. 363, no 9411, mars 2004, p. 823-824.
106
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 107
des déficits linguistiques en tout genre9. Mais qu’est-ce qu’une telle « théorie » – repo-
sant sur la capacité supposée d’attribuer des états mentaux à soi et à l’autre –, sinon
une version imaginaire de l’Autre ?
Pourtant, l’autisme n’est pas une fatalité, dit Jacqueline Berger, journaliste, auteur
du livre Sortir de l’autisme10, et mère d’enfants autistes. La mauvaise réputation de la
psychanalyse vient de ce que les résultats obtenus ne sont pas évaluables avec les
critères quantitatifs et statistiques cognitivo-comportementalistes utilisés dans les
publications scientifiques.
Du côté de la psychanalyse
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Jean-Claude Maleval parle de la diversité des cas impliqués dans le diagnostic
d’autisme, qui va des cas qui requièrent une attention institutionnelle à vie aux cas
d’autistes de haut niveau. Certains enfants présentent des « ilôts de compétences »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
qui les rendent souvent érudits dans des domaines très spécialisés, avec même des
aptitudes exceptionnelles11. O. Sacks examine les caractéristiques qui en font des
« prodiges », dits aussi « enfants savants », et dont les prouesses techniques, comme
le remarque Éric Laurent, ont déplacé l’intérêt qui autrefois se portait sur le délire.
Pourtant, on ne peut pas appréhender l’autisme par la somme de ses symptômes,
puisqu’il ne s’agit pas d’une maladie, mais d’un « fonctionnement subjectif singu-
lier ». En tant qu’il constitue un type clinique particulier, aucun enfant « normal »
n’est caché derrière sa carapace. La conception déficitaire de l’autisme qui les recense
parmi les « handicapés » enferme inévitablement ces enfants dans des traitements
éducatifs et se désintéresse de la participation du sujet dans un fonctionnement qui
ne fixe pas un destin. […]
É. Laurent indique que l’inclusion du sujet dans l’autisme implique le fonction-
nement d’un signifiant seul dans le réel, sans déplacement, « pièce détachée », qui
opère en cherchant à fixer un ordre et à réaliser un symbolique sans équivoques
possibles, véritable « chiffre de l’autisme ». Sans être nécessairement un déficit, ne pas
ressentir d’empathie est ce qui les amène à fonctionner sans les obstacles imaginaires
propres à la vie quotidienne ordinaire. Il faut alors renoncer à penser l’enfant-machine
– allusion au cas Joey de Bettelheim – et parler plutôt de « l’enfant-organe », puis-
qu’il s’agit d’un montage du corps avec un objet hors du corps qui inclut quelque-
fois un « objet autiste » collé à son corps.
Quant aux particularités du traitement, É. Laurent signale que l’encapsulement
autiste est une bulle de protection fermée d’un sujet sans corps12. […]
9. Cf. Hacking I., Entre science et réalité. La construction sociale de quoi ?, op. cit.
10. Cf. Berger J., Sortir de l’autisme, Paris, éditions Buchet / Chastel, coll. Essais et documents, 2007.
11. Cf. Maleval J.-Cl., « Langue verbeuse, langue factuelle et phrases spontanées chez l’autiste », publié dans ce même
numéro.
12. Cf. Laurent É., « Spectres de l’autisme », op. cit.
107
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 108
Penser l’autisme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
privée. […]
Pour conclure
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
108
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 109
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
La conversation de Clermont :
enjeux d’un débat*
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
* Cette conversation est la reprise d’une discussion qui s’est tenue à la suite de la conférence que Jean-Claude Maleval
donna à Clermont-Ferrand le 4 décembre 2009, sous le titre « Autisme, langage et jouissance vocale », parue initiale-
ment dans Le Poinçon (bulletin de l’Association de la Cause freudienne-Massif Central), n° 20, 2010. Retranscription
et édition : Hervé Damase.
1. Cf. Maleval J.-Cl., L’autiste et sa voix, Paris, Seuil, octobre 2009, p. 171.
Penser l’autisme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
de mieux comprendre la logique à l’œuvre. En fait, il y a deux logiques : la logique
du sujet et la logique générale de l’autisme. La première se greffe sur la seconde. Si
on arrive à préciser quelle est cette logique générale, on se repère mieux dans la
logique de chaque sujet. Pour le reste, c’est la clinique qui permet d’avancer. Je
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
conçois que l’autisme nous confronte à une énigme. J’ai rencontré des autistes, mais
ce ne sont pas ceux-là qui m’ont le plus aidé pour construire une logique de l’autisme.
Je me suis plutôt appuyé sur des écrits. Dans un contexte où la clinique de la psychose
et de l’autisme est si difficile, partir des textes s’avère une méthode heuristique, sans
doute insuffisante mais éclairante. Pour étudier la psychose, Freud, puis Lacan sont
partis du texte de Schreber3, c’est-à-dire de la forme de psychose la plus complexe, là
où la défense a été la plus élaborée, et ils ont pu, à partir de là, éclairer la schizo-
phrénie, la mélancolie, etc. Or, nos collègues de l’IPA4, qui théorisent la psychose à
partir de la schizophrénie, procèdent de façon inverse. Chez eux, la psychose est
toujours considérée comme déficitaire, ce qui ne permet pas de voir qu’un travail est
à l’œuvre dans chaque cas.
Il y a effectivement aujourd’hui une extension démesurée du domaine de l’autisme
qui varie beaucoup d’un auteur à l’autre. On a même tendance à oublier l’essentiel
de ce que disait Léo Kanner5. On se limite souvent à souligner le retrait sur soi-
même, ou les difficultés de langage, alors que le signe essentiel qu’il rapporte concerne
l’immuabilité. Beaucoup de diagnostics d’autisme font actuellement l’impasse sur ce
travail. Ce que j’essaie de dégager de la structure de l’autisme, à partir de la jouissance,
tend par certains aspects à étendre l’autisme jusqu’à des sujets qui n’ont jamais été
diagnostiqués ainsi. S’ils ne se sont pas trop mal débrouillés, c’est parce qu’ils ont eu
la chance de rencontrer un autre plus favorable, souvent un frère ou une sœur. Mon
approche est structurale, centrée sur l’économie de la jouissance ; ce n’est pas une
approche génétique dont le défaut est d’avoir un programme préétabli du dévelop-
pement. Elle considère par exemple qu’un enfant normal doit laisser tomber son
2. Cf. Williams D., Si on me touche, je n’existe plus, Paris, Robert Laffont, 1992.
3. Cf. Schreber D. P., Mémoire d’un névropathe, Paris, Seuil, 1975.
4. IPA : International psychoanalytical association.
5. Cf. Kanner L., « Étude de l’évolution de onze enfants autistes initialement rapportée en 1943 », traduction française
dans La psychiatrie de l’enfant, Paris, vol. 38, n° 2, 1995.
110
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 111
La conversation de Clermont
doudou. Donc un enfant autiste doit faire disparaître l’objet autistique. Frances
Tustin6, qui a inventé l’objet autistique, est prise dans cette conception de la psycha-
nalyse qui lui fait dire que l’objet autistique doit chuter. Or, il peut chuter mais il
prend alors des formes plus discrètes. Temple Grandin7 montre très bien que l’objet
autistique n’a pas du tout chuté pour elle, que cela l’a stabilisée ; elle se plaint, à juste
titre, des interprétations, œdipiennes notamment, des psychanalystes. Les concepts
freudiens ne nous sont pas d’une grande aide pour appréhender l’autisme. Là, il faut
vraiment avoir une approche nouvelle.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
ce qu’il en est du phénomène sonore – ses caractéristiques physiques : les modula-
tions, l’intensité, le timbre, la tessiture – de la conception qu’en a Lacan en tant
qu’objet pulsionnel, lequel a davantage à voir avec le silence. C’est cette conception
qui permet de rapprocher l’objet voix du signifiant tout seul. Il y a une espèce d’at-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
traction de l’objet petit a vers S1 pour faire coalescence. En tant qu’il est tout seul et
réel, le signifiant S1, c’est aussi bien un objet réel, l’objet voix. De la même manière,
lorsque l’on dissocie ce signifiant tout seul du signifiant articulé, c’est le surmoi qui
prend forme du S1. On retrouve là le procès de l’orientation de Lacan dans les
psychoses. Il s’est d’abord attaché à rapporter les psychoses à un arrêt évolutif de la
personnalité au stade du surmoi, comme en témoigne sa thèse. C’est cet arrêt évolutif
au niveau du surmoi qui le coupe du Nom-du-Père, puisque c’est sa fonction essen-
tielle dans la forclusion. Et cet arrêt le coupe aussi bien de l’Autre pour ce qui est de
la signification qu’il n’y a pas, en particulier de la signification phallique.
La conception que l’on peut lire chez Lacan à partir de la paranoïa, soit celle d’une
structure ferme, me faisait dire que l’autisme est à considérer dans le cadre de la
clinique différentielle des psychoses, et non pas comme une autre structure ainsi que
Rosine et Robert Lefort8 l’ont proposé. Penses-tu que l’autisme soit à considérer
comme une quatrième structure, ou bien a-t-il sa place dans le cadre des psychoses,
avec sa particularité, différente de la schizophrénie, différente de la paranoïa, diffé-
rente de la paraphrénie, mais comme étant une psychose quand même ?
6. Cf. Tustin F., Les états autistiques chez l’enfant, Paris, Seuil, 1986.
7. Cf. Grandin T., Ma vie d’autiste, Paris, Odile Jacob, 1999.
8. Cf. Lefort R. et R., La distinction de l’autisme, Paris, Seuil, 2003.
111
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 112
Penser l’autisme
là-dessus : étant donné qu’il y a forclusion dans l’autisme, on peut dire que c’est une
psychose. Pour quelles raisons est-ce que je préfère ne pas le dire ? Dans ce que propo-
saient R. et R. Lefort, il me semble qu’une sorte de contradiction existe entre l’affir-
mation, d’une part, que l’autisme est une quatrième structure, et que, d’autre part,
il évolue vers la psychose. Je soutiens que l’autisme est une quatrième structure parce
que celle-ci n’évolue pas vers la psychose : elle évolue vers l’autisme. L’autisme évolue
vers l’autisme.
On rencontre toujours quelques cas exceptionnels. Hans Asperger, par exemple,
dit qu’il a suivi des sujets pendant plus d’une dizaine d’années ; sur deux cents cas,
il a vu l’un d’eux évoluer vers la schizophrénie. Quand on a un suivi longitudinal, il
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
semble bien que l’autisme évolue vers l’autisme, à condition d’avoir une idée de ce
qui définit une structure autistique. Tous les passages sont possibles au sein de la
structure psychotique, alors que dans l’autisme, ce passage n’existe pas. Il n’existe pas
de cas d’autistes qui deviennent délirants, sinon de façon très exceptionnelle.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Je soutiens que si l’on définit l’autisme tel que je le définis – rétention de la voix
et retour de la jouissance sur un bord et non dans le corps, comme dans la schizo-
phrénie, ou au champ de l’Autre, comme dans la paranoïa –, je pense que l’on peut
en faire une quatrième structure. Compte tenu de la forclusion, on peut penser que
c’est une psychose, rien n’empêche de le dire, mais il faut prendre en considération
la clinique montrant que l’autisme n’évolue pas vers la psychose. Par conséquent,
c’est quelque chose de différent.
Je crois qu’on devrait soutenir l’idée, étant donné les débats actuels, surtout avec
des interlocuteurs hors de notre champ, que c’est un mode de fonctionnement spéci-
fique. Puisqu’il est également admis par les spécialistes cognitivistes de l’autisme, ce
point de vue devrait nous faciliter le dialogue avec eux. C’est une question de déno-
mination mais pas une question de fond.
Jean-Claude Maleval — C’est une idée qui est en quelque sorte incompatible avec une
approche structurale. Mais là n’est pas l’essentiel. L’autisme a l’intérêt de nous inter-
roger sur ce qu’est un sujet, comment il se construit. Voilà le cœur du problème.
Quelle est l’articulation du vivant au langage ? Le processus d’articulation de l’au-
tisme nous oblige à affiner le concept de voix, le rapport signifiant tout seul, S1, et
signifiant articulé, S2, etc.
C’est une aliénation refusée ; il n’y a pas de séparation, parce qu’il ne peut y en
avoir. Le sujet autiste reste au bord d’une entrée pleine et entière dans le langage et
met en place nombre de stratégies. Le retour de la jouissance sur un bord est une
manière de composer avec cette difficulté de langage, de même que la prévalence des
signes. Quand on ne peut pas utiliser le signifiant pour communiquer, ou très peu,
il faut bien trouver autre chose. Le sujet autiste peut développer une langue de signes
112
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 113
La conversation de Clermont
très élaborée. L’autisme est une structure, une manière différente de faire, à partir
d’une difficulté foncière à civiliser la jouissance.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
et spécifique à l’autisme, sur le bord. Il s’agirait d’un mode de retour de jouissance
d’une troisième psychose. Ne serait-ce pas ce que ton apport emprunte aux autistes
de haut niveau qui ferait ici la différence ?
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
Jean-Claude Maleval — À propos du statut natif du sujet ? Oui et non. Oui, au sens
où il n’y a que de l’aliénation et pas de séparation ; l’autisme interroge l’entrée dans
le langage. Non, au sens où la construction du retour de la jouissance sur le bord n’a
rien à voir avec le statut natif du sujet. Tout le monde, par exemple, n’a pas un objet
autistique. Tout un chacun ne construit pas cette carapace. L’idée d’Éric Laurent à
propos du retour sur le bord correspond à l’idée de carapace. Mon idée est différente ;
elle est plus large. La carapace est une forme de l’objet autistique, mais je l’enrichis avec
le double et l’îlot de compétence. J’entends par bord l’ensemble des trois. Si tu tiens
absolument à ce que l’autisme soit une psychose, je n’ai pas d’objection à formuler.
Effectivement, c’est un retour de la jouissance, déterminée par la forclusion. Je fais le
pari toutefois qu’il serait plus utile de ne pas parler de psychose dans le débat actuel.
Michel Héraud — L’accent que vous mettez sur la voix comme objet pulsionnel va à
l’encontre de la conception qu’ont certains psychanalystes, théoriciens de l’autisme,
comme Margaret Mahler, Frances Tustin ou Donald Meltzer. Pour eux, l’objet est un
objet du moi conçu dans une logique du développement. Dans votre livre, vous
évoquez la question du refus de l’aliénation et de la non-séparation d’avec l’objet.
N’avons-nous pas là une certaine identité avec ce que Lacan dit à propos du psycho-
tique qui a son objet dans la poche : l’objet est de son côté ?
Jean-Claude Maleval — Tous les auteurs classiques, tel Bruno Bettelheim, ne possè-
dent pas le concept lacanien d’objet de jouissance, ce qui à mon sens limite beaucoup
leur approche, car c’est indispensable pour aller plus loin dans la compréhension de
l’autisme.
Je ne parle pas de la séparation parce que cela me paraît acquis : il n’y a pas
de séparation dans l’autisme, pas de symbolisation de la perte de l’objet, pas
9. Cf. Miller J.-A., « S’il y a la psychanalyse, alors… », La petite Girafe, Paris, n° 25, juin 2007, p. 7.
113
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 114
Penser l’autisme
d’articulation S1 – S2. L’autiste a-t-il l’objet dans sa poche ? Pas tout à fait ; je dirais
plutôt qu’il l’a à sa main. Le schizophrène, lui, l’a dans son corps. Quant au para-
noïaque, il le situe au champ de l’Autre. L’image de la poche est un peu trompeuse
concernant la paranoïa : la notion essentielle est l’absence de séparation. L’autiste se
débrouille avec le manque, grâce au bord. L’objet autistique est une mise en jeu du
manque, mais d’un manque parfaitement maîtrisé. C’est une manière très originale
de faire avec la non-séparation. Je parle beaucoup de l’aliénation parce que c’est le
plus difficile à saisir. Concernant la séparation, on est tous d’accord, il n’y en a pas.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
ment avec la considération de lalangue, est congruent avec ce que les autistes nous
enseignent et nous indiquent, quant aux façons d’y faire avec une jouissance déré-
gulée ; les solutions qu’ils trouvent sont tout à fait passionnantes et originales.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h01. © L'École de la Cause freudienne
114
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 115
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Un corps, deux écritures
Araceli Fuentes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
S i la psychanalyse est une expérience de parole, l’écriture y tient aussi une place
très importante. De fait, les deux sont inséparables car, d’un côté, la jouissance qui
s’écrit dans le corps comme symptôme est en premier lieu une parole dite ; d’un
autre côté, c’est à partir de la parole que s’écrit de manière contingente ce qui peut
cesser de ne pas s’écrire, car la parole véridique sous transfert se dépose tout en
produisant des effets d’écriture.
De ce point de vue, l’expérience d’une analyse est à la fois exploration de ce qui
est déjà écrit et qui se répète, et exploration du nouveau qui peut venir s’écrire.
Dans mon cas, l’impossibilité de faire le deuil d’une perte qui eut lieu très tôt
dans ma vie, impliqua qu’une jouissance hors castration fût écrite comme écriture
réelle dans mon corps. Le deuil est une réaction à une perte, en général celle d’un être
aimé. Il arrive cependant que cette perte ne puisse être subjectivée et que, par consé-
quent, le deuil ne se fasse pas. En ce qui me concerne, même si l’inconscient n’en
avait pas pris note, un décès prématuré avait laissé une trace qui s’était écrite direc-
tement dans mon corps comme une lésion.
Le travail de l’analyse consista à produire un changement d’écriture et à permettre
ainsi que ce deuil puisse s’écrire symboliquement. Comme l’indique Lacan dans « La
conférence à Genève sur le symptôme », l’invention de l’inconscient peut chiffrer des
bribes de « jouissance spécifique »1, fixée dans le corps au moyen d’une écriture réelle.
Actualité de la passe
Indubitablement, tous les deuils ne se ressemblent pas et tous les sujets ne réagis-
sent pas de la même façon aux problèmes qu’ils posent. Chez moi, l’impossibilité de
subjectiver la mort de ma mère, décédée huit mois après ma naissance, était liée non
seulement à mon très jeune âge, mais aussi à la manière dont la langue de l’Autre
m’avait parlé et transmis cette perte.
Nous vivions dans un village de la région d’Almeria au parlé très sui generis, aussi
certaines voisines qui avaient connu ma mère n’hésitaient-elles pas en me voyant à
s’exclamer : « Ah ! Si sa mère la voyait ! »
Cette phrase de lalangue, j’avais certainement dû l’entendre très petite déjà et, sans
que j’en prenne conscience, elle finit toutefois par prendre en moi la consistance
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
compacte d’une holophrase. Je me souviens en effet que, plus grande, dès que je l’en-
tendais, je sentais mon corps envahi d’un grand malaise sur lequel je ne pouvais pas
mettre de mots ; c’était là une jouissance dont je ne pouvais pas me défendre et qui
s’imposait à moi. Dans le Séminaire I, Lacan précise que « toute holophrase se rattache
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
à des situations limites, où le sujet est suspendu dans une relation spéculaire à l’autre »2.
Si sa mère la voyait ! invoquait sinistrement le regard de ma mère morte tout en
créant, telle une soudure, un bloc compact fait de regard et de mort.
Les habitantes du village qui avaient l’habitude de me dire cette phrase ne me
parlaient pas de ma mère, elles ne me racontaient pas comment elle avait été, ce que
j’aurais beaucoup aimé car que je ne savais que très peu de chose d’elle. Au contraire,
elles invoquaient devant moi, transformée en témoin muet, le regard d’une morte.
Ce qui se laissait entendre s’imposait à moi et provoquait un mal-être qui se réper-
cutait dans mon corps, un corps qui laissa écrire une jouissance dont Lacan dit qu’elle
est de l’ordre du nombre3. Comme un timbre, cette forme d’écriture illisible s’était
fixée au lieu et à l’endroit de ce qui aurait pu être un symptôme.
De cette écriture je n’ai rien su pendant des années, ce n’est que bien plus tard que
ses conséquences apparurent, lorsque je dus faire face à un autre deuil, celui de mon
père. Du premier deuil, je ne savais rien, si ce n’est par le pressentiment qu’un danger
m’attendait le jour où j’allais perdre mon père.
De fait, au moment de sa mort, je fis une expérience étrange. Alors que je l’avais
beaucoup aimé, lorsqu’il décéda, je ne sentis rien. J’étais à côté de lui, mais je ne
réagissais pas. J’étais plongée dans une espèce d’état de congélation. Je ne pleurais pas.
Tout cela était bizarre. Cette absence de sentiment était suspecte étant donné que l’af-
fect est précisément l’effet de l’incidence de lalangue sur le corps. Ainsi, c’est face à
cette épreuve que commença à se révéler que mon corps n’avait pas été affecté comme
il aurait dû l’être par lalangue.
Mon père mourut et mon pressentiment se réalisa sous la forme d’une maladie du
système immunitaire qui mit ma vie en danger. Les premiers symptômes en furent
des douleurs articulaires aiguës et des éruptions cutanées. Mon système immunitaire
2. Lacan J., Le Séminaire, livre I, Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p. 251.
3. Cf. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », op. cit., p. 20.
116
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 117
était devenu fou, il s’était déboussolé. Au lieu de défendre mon corps, il commen-
çait à en attaquer certaines zones, comme la peau par exemple, qu’il ne reconnaissait
plus. Je dus être hospitalisée à plusieurs reprises, je pensais que j’allais mourir, ma vie
devint grise.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
père, la faille épistémo-somatique produite dans l’enfance s’actualisa. Mon corps comme
corps imaginaire devint réel, sa forme consistante s’était laissée coloniser par ces repré-
sentations que lalangue véhicule et que Lacan n’hésitait pas à qualifier d’imbéciles4.
Ce mouvement à deux temps est caractéristique de la temporalité du phénomène
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Une contingence
Alors que j’étais plongée dans la tristesse et que ma libido s’était retirée du monde,
le hasard voulut que je rencontre l’homme avec qui je partage aujourd’hui ma vie,
un homme du désir, au grand sens de l’humour et de l’absurde. Jusque-là, je n’avais
été qu’avec des désaxés qui me faisaient souffrir ou avec des hommes ennuyeux que
je m’efforçais, en vain, de changer.
La demande d’analyse
C’est à cette époque que je pris la décision de faire une demande d’analyse à Paris.
À Madrid, j’avais déjà suivi deux traitements qui avaient duré six ans chacun. Je
choisis une analyste reconnue. En elle, je retrouvais quelque chose, un trait, qui
produisait en moi une certaine frayeur – de fait, pour moi ce sont les femmes qui
incarnent le surmoi.
Lors de la première séance, apparut, sans que j’y aie jamais pensé auparavant, la
phrase qui avait marqué ma vie : Ah ! Si sa mère la voyait ! J’en mentionnai aussi une
autre qu’un cousin plus âgé que moi avait l’habitude de me dire : « Quelle chance elle
a, cette petite fille, avec Doña María ! » Doña María était la femme avec laquelle s’était
remarié mon père, c’était ma seconde mère, la seule que j’aie connue ; la petite fille,
évidemment c’était moi. Cette phrase disait à sa manière que, non seulement c’était
bien d’avoir une seconde mère, mais aussi que c’était une chance de perdre sa mère.
4. Cf. Lacan J, « La troisième », Lettres de l’École freudienne, no 16, 1975, p. 181 : « des mots introduisent dans le corps
quelques représentions imbéciles ».
117
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 118
Actualité de la passe
Outre mes propres difficultés face au deuil, mon père avait les siennes lorsqu’il
s’agissait de me parler de ma mère. Apparemment, il l’avait aimée avec passion, toute-
fois leur relation n’avait pas été exempte de conflits car elle était capricieuse, me
disait-il, en insistant pour que je ne devienne pas comme elle.
Ces sentiments si mélangés qu’il avait éprouvés pour elle ne l’aidèrent pas à en
faire le deuil, et cela eut des conséquences à la fois sur les souvenirs qu’il me transmit
de ma mère et sur son nouveau choix amoureux. Il choisit une femme plus âgée que
lui et qui ne pouvait pas avoir d’enfant. C’était une femme bien et intelligente. Elle
était institutrice. À mes yeux, il avait avec elle une relation plutôt étrange. C’étaient
deux fortes personnalités qui bataillaient pour ne pas se laisser envahir l’une par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
l’autre. Moi, ils me laissaient tranquille et j’étais libre comme l’air.
Ma seconde mère était d’une grande générosité, un peu brusque parfois et avec
une certaine tendance moralisatrice. Elle fut pour moi un soutien décisif à l’heure de
réaliser mon désir d’aller poursuivre mes études à Grenade. Il y eut une autre figure
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
très importante dans ma vie, ma nounou. C’était une femme du village qui s’était
occupée de moi depuis ma naissance, elle était d’une grande tendresse et m’aima de
manière inconditionnelle. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais nous jouions à faire
comme si elle le savait. Nous avions aussi d’autres jeux de semblants – ainsi, alors que
j’étais trop jeune encore pour apprendre à lire l’heure, elle avait l’habitude de me
dire de rentrer à cinq heures, et moi, je jouais le jeu. De son côté, mon père avait un
excellent sens de l’humour ; pendant les repas, par exemple, il faisait de la magie avec
les sentences moralisantes de ma mère et les métamorphosait en histoires drôles. Le
revers de la médaille de son ingéniosité, c’était la cruauté et l’obstination dont parfois
il faisait preuve. Mais l’humour a pour moi une immense valeur curative, le rire me
soignait de tous les maux. De mon enfance à la campagne, je conserve de très bons
souvenirs : nous vivions dans l’école et le matin nous nous levions quand les enfants
frappaient à la porte, lorsqu’il pleuvait nous n’avions pas cours, la pluie étant si excep-
tionnelle dans la région d’Almeria.
Ayant eu deux mères et un père, j’ai en fait eu trois familles. Cette particularité
me permit d’occuper un lieu plutôt particulier, ce qui m’a souvent été très utile dans
des situations tendues, voire même en cas de conflits.
Le transfert
118
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 119
satisfaction en jeu, et cela à partir d’une requête insolite. Un jour, en effet, je proposai
à mon analyste de regarder les taches qui se trouvaient sur ma peau et que j’occul-
tais par les vêtements et le maquillage. Cette demande, qui partait de l’insolite argu-
ment que si elle ne les voyait pas alors elle n’allait pas me croire, révélait en fait mon désir
sous-jacent de donner à voir. Ce « désir à l’Autre », comme le nomme Lacan dans le
Séminaire XI5, c’est précisément ce qui s’était déjà manifesté dans mon premier rêve
de transfert lorsque l’analyste examinait ma gorge.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
La demande qui motiva les deux premiers traitements que j’avais faits à Madrid
était caractéristique de l’impasse hystérique face à la jouissance féminine. L’impulsion
à aller au-delà des limites phalliques m’avait menée à vivre une relation tellement rava-
geuse avec le premier homme dont j’étais tombée amoureuse, que le niveau d’angoisse
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
L’impossible à écrire
Concernant la vérité, j’étais pour ainsi dire son porte-étendard et je prenais plaisir
à la faire valoir, ce qui me joua évidemment bien des mauvais tours, car en réalité ce
qui me guidait n’était rien d’autre que ma propre satisfaction, une satisfaction inhé-
rente au fantasme du « donner à voir ».
Si la vérité fantasmatique se présente bien comme un absolu, l’analyse me permit de
faire l’expérience du passage du sens absolu au non-sens. Ainsi, à plusieurs reprises, il
5. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 105.
119
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 120
Actualité de la passe
arriva que ce que je tenais comme indubitable m’apparaisse la seconde d’après complè-
tement dépourvu de sens, ce qui me laissait face à une profonde sensation d’absurde.
Ma manière de parler était pour sa part marquée par une expression plutôt brusque
et une tendance excessive à la synthèse. Pendant l’analyse, les séances brèves m’appa-
raissaient extrêmement longues et plus d’une fois j’en marquai le terme avant mon
analyste. Je me levais comme une flèche, découvrant immédiatement, et non sans un
certain embarras, que je m’étais précipitée. A posteriori, je suis arrivée à la conclusion
que ce type de temporalité était lié au caractère instantané du regard, et que, fonda-
mentalement, ce n’est pas tant l’horloge qui donne l’heure au sujet, que l’objet lui-même.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Un rêve révèle la tombée d’une identification – « Le rêve de l’habit de torero »
Dans une atmosphère hypnotique, quelqu’un est en train de me vêtir d’un habit
de torero, « un habit de lumière » – je me laisse faire. Je suis comme anesthésiée. Au
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
moment où l’on me tend l’épée pour aller tuer, je me réveille – mais toujours en
rêve – apeurée par ce que j’étais sur le point de faire. Sans y penser davantage, je
retire l’habit de torero et je m’en vais.
Qu’est-ce que cet habit de torero que j’enlève ?
Si dans le rêve le sujet retire ce vêtement, c’est en réalité d’un insigne paternel qu’il
s’agit. Cet insigne, c’était le courage d’un père qui, jeune soldat républicain pendant
la guerre civile, avait dû traverser un champ de bataille et mettre sa vie en danger pour
transmettre un message, acte de bravoure pour lequel il reçut une médaille.
L’effet hypnotique du rêve ainsi que le nom de l’habit de torero, « l’habit de
lumière », montrent comment le régime de l’Idéal qui soutient à la fois l’hypnose et
l’identification au père – le courage – reposait en fait sur une jouissance scopique.
Un rêve antérieur
Bien avant ce rêve, j’en avais fait un autre où apparaissait déjà cette prédisposition
à l’héroïsme. C’était pendant la guerre de Cent Ans. J’étais à cheval et, telle Jeanne
d’Arc, je portais une armure. J’étais en route pour la grande prairie verte du champ
de bataille. Mais, une fois sur place, l’ennemi avait disparu. Ce rêve m’avait fait l’effet
d’une plaisanterie. Cependant, dans une certaine mesure, c’était ce qui était en train
de se jouer en analyse : la figure de l’Autre que le sujet soutenait de sa jouissance
était en train de désenfler jusqu’à ne plus comparaître.
C’est également dans un contexte de guerre – la guerre civile espagnole – que mon père
connut ma mère, et ce, par le biais d’une lettre, alors même qu’il ne la connaissait pas. Un
cousin de ma mère, ami et compagnon de régiment de mon père, ne cessait de lui parler
de sa cousine et insistait pour qu’il lui écrivît. Mon père, pas vraiment convaincu, laissa
120
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 121
courir le temps jusqu’au jour où il découvrit que son ami avait écrit la lettre en se faisant
passer pour lui. Mon père et ma mère initièrent alors une correspondance, et c’est ainsi,
avec une lettre, que commença l’histoire qui allait me donner le jour.
Mon analyse a été jalonnée par toute une série de phénomènes de jouissance, des
événements avaient lieu dans mon corps que mon mari, en référence aux effets
spéciaux utilisés au cinéma, appelait avec humour « des phénomènes spéciaux ».
Parfois, je souffrais de certains troubles hystériques de la vision, il m’arrivait de voir
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
double, ou à moitié, ou d’un seul œil. D’autres fois, quoique plus rarement, c’étaient
des sortes d’hallucinations – comme ce jour où en sortant d’une séance pendant
laquelle j’avais parlé de la fin de l’analyse, de retour à l’hôtel, dans le hall, j’hallucinai
la présence d’une femme qui n’avait rien de particulier, sinon l’étrangeté de son appa-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
rition. Par la suite, me vint l’idée – pour ne pas dire la conviction – que cette présence
était la conclusion logique du fait d’avoir parlé de la fin de l’analyse, mais je ne
comprenais pas pourquoi. Un autre jour, à Madrid, dans mon cabinet, je me sentis
angoissée, je me mis alors au balcon et, l’espace d’un instant, je « vis » sur un écran
de télévision une locutrice qui parlait d’une voix de plus en plus douce et tranquille.
Cette vision me calma, apparemment mon angoisse y avait trouvé son cadre.
Je vivais ces phénomènes de manière très normale, ils me semblaient inévitables,
c’était comme ça. Quand un certain temps passait sans que j’en fasse l’expérience, j’en
arrivais à les regretter – ce fut en particulier le cas d’une certaine sensation physique
proche de l’angoisse, très plaisante en même temps que fugace.
Le rêve du troumatisme
Une fois en rêve, je vis une tache blanche, c’était une calvitie provoquée par la
maladie, qui se transformait en un trou évidé. Cette scène semblait m’indiquer le
trajet de l’analyse, passer de la tache au trou.
Aluminium !
Au cours d’un autre rêve, l’analyste prononçait d’un ton oraculaire le mot « alumi-
nium ! » Cela me fit penser à quelques vers de Jacques Prévert où il est question d’un doux
regard d’acier6. J’associai ce regard à celui de mon père, qui par moments devenait
inflexible et cruel. Dans mon rêve, l’acier se transformait en aluminium, un métal à la
fois solide, léger, ductile et malléable. Une opération d’assouplissement métallurgique
s’était produite ; l’expérience que j’en avais déjà fait avait à voir avec mes choix d’objets.
6. Prévert J., « Sous le soc », La Pluie et le beau temps [1955], Paris, Gallimard, coll. Folio.
121
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 122
Actualité de la passe
Tout cela eut lieu avant l’acting out qui allait marquer un avant et un après dans
mon analyse.
« On vole un enfant »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Un jour où j’étais seule dans le cabinet, le téléphone sonna, une dame voulait
prendre rendez-vous pour son fils avec cette consœur. Comme j’avais pris l’appel, sans
y penser davantage, je court-circuitai la demande et décidai que ce serait moi qui
verrait cet enfant. « Je volai un enfant. »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Évidemment, mon amie n’apprécia pas du tout mon geste : « j’avais volé un
enfant », car ce n’était pas à moi que cette dame voulait parler.
Je racontai ce qui s’était passé à mon analyste. Mon récit terminé, elle me dit :
« Lui, il ne la verra pas mourir et elle, elle ne le verra pas grandir. » L’interprétation
me fit frémir, car en effet, elle touchait au cœur ce que j’avais fait. Cet acting out
réalisa, d’une part, la disjonction entre le regard et la mort, et il défit ce que la phrase
« Ah ! si sa mère la voyait » avait soudé. D’autre part, en faisant le jour sur la limite
de ce qui peut être vu, l’interprétation de l’analyste opéra une séparation entre ce
qui est de l’ordre du regard et ce qui relève de la vue.
Cette double opération de séparation fut une étape nécessaire pour commencer
à faire le deuil de ma mère. Tant que le regard et la mort étaient collés l’un à l’autre,
et tant que le regard et la vue se confondaient, la perte ne pouvait pas s’inscrire
symboliquement.
Par ailleurs, la thématique du vol n’était pas étrangère à ma vie. Lorsque ma mère
mourut, son frère refusa de nous rendre les terres qui avaient servi de garantie à un
prêt financier que mon père lui avait demandé. Ces terres faisant partie de mon héri-
tage, cet épisode pouvait s’intituler : « on vole une enfant ».
Alors que j’étais en train d’écrire ce témoignage, je me suis rendue compte que
l’interprétation inconsciente de mon adoption par ma seconde mère relevait aussi
du registre du vol – j’étais « l’enfant volée ». Cette signification s’était interposée
entre elle et moi, et plusieurs souvenirs me le confirment.
122
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 123
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Ce qui ne cesse de ne pas s’écrire et s’écrit comme trou de la lettre
dans la langue du sujet
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Mon analyse se poursuivait et mon envie d’y mettre fin se faisait de plus en plus
pressante, je sentais l’urgence de terminer. Un jour, au cours d’une séance, pour une
raison dont je ne me souviens plus, je mentionnai à nouveau la phrase Ah ! Si sa mère
la voyait !, et l’air de rien l’analyste me dit : « Ça, ça vient de loin ». Sur le moment,
ce commentaire me parut anodin car je savais bien que cela venait de loin, mais
immédiatement, je fus prise de vertige et me sentis très angoissée. Cette phrase « ça,
ça vient de loin » devint le signifiant nouveau qui, sans ajouter aucun sens, trouait
l’holophrase Ah ! Si sa mère la voyait ! Les sensations que j’avais éprouvées rendaient
compte de l’émergence de ce trou et de la précipitation du sujet en lui.
Grâce à l’analyse, le deuil qui ne s’était pas écrit dans l’inconscient cessa de ne pas
s’écrire pour s’écrire comme lettre. La lettre, c’est l’argument logique d’une fonction
propositionnelle, elle se trouve à la place du trou produit dans la parole du sujet par
l’intervention de l’analyste. Lorsque finalement le deuil s’écrit, il s’écrit comme le
bord d’un trou, un bord qui en même temps le constitue.
La jouissance spécifique qui s’était écrite comme nombre par une lésion sur ma
peau était en fait une jouissance scopique réelle qui n’avait pas été marquée par la
castration. Toutefois, le plus-de-jouir du fantasme, jouissance scopique là encore,
s’écrivit pour sa part en tant que lettre, dans l’ordre donc du semblant.
J’étais arrivée à la fin, j’étais contente. Mes petits moments de mélancolie avaient
disparu. Toutefois, il me fallut encore du temps avant de terminer mon analyse, car
j’attendais que ce soit l’analyste qui prenne la décision de conclure. Je mis du temps
à m’en rendre compte et à accepter que cet acte m’était propre. Finalement, je me
décidai à le faire.
Ma décision était prise, je savais que cela allait être la dernière séance. Je racontai
deux rêves. Le premier était celui où je me situais dans une série parmi d’autres
123
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 124
Actualité de la passe
femmes. Dans le second, l’analyste était sur son pas-de-porte, elle nettoyait les traces
de l’endroit où son mari était mort. Elle me disait qu’elle allait organiser une fête en
son honneur, moi je lui racontais que j’allais me présenter à la passe, puis elle me
demandait : « Qu’en est-il du relief de la voix ? »
Lors de cette séance, j’associai cette question à une invitation du surmoi à conti-
nuer l’analyse. Mais ma décision était prise, j’étais contente du chemin parcouru, et
de toute façon je savais qu’il y aurait des restes.
Au moment de se dire au revoir, l’analyste me demanda : « Alors, vous n’allez plus
revenir ? » Je lui répondis que non. Nous nous quittâmes chaleureusement et en
sortant de son cabinet, elle me dit : « Eh bien, allez-y ! »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Ce qui cesse de s’écrire se met en jeu dans le dispositif de la passe
Plus tard, grâce à un rêve que j’avais oublié de raconter dans le dispositif de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
124
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 125
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Soirée des AE sur la nomination*
Patricia Bosquin-Caroz, Guy Briole, Sonia Chiriaco,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Sonia Chiriaco, AE en fonction à l’ECF, avait invité ses collègues ainsi qu’Éric Laurent à cette soirée sur la nomination,
qui eut lieu le 8 mars dernier au local de l’ECF à Paris.
Transcription : Michèle Simon. Édition : Nathalie Georges-Lambrichs.
1. Platon, Cratyle, Paris, Les Belles-Lettres, 1969, 383b.
Actualité de la passe
propre que Lacan rappelle, telle qu’elle donne au signifiant le pouvoir de désigner de
manière absolue. Mais Cratyle d’objecter aussitôt après : « — “Pas pour toi, en tout
cas, dit-il ; ton nom n’est pas Hermogène, même si tout le monde te le donne”. »2
Platon introduit ainsi son poison-torpille : on dit Socrate, cela désigne bien Socrate,
il n’y en a qu’un, et aussitôt après : tu t’appelles Hermogène mais ce n’est pas du tout ton
nom, tu es bien autre chose que ton nom ; pour le brave Hermogène, fils d’Hyponic,
lié à Hermès etc., toute l’affaire commence là.
Dans cette première partie du texte, Socrate se livre à un véritable feu d’artifice,
montrant que les noms des dieux, des héros, des espèces, des hommes, sont parfai-
tement justifiés, qu’ils disent tous exactement ce que les hommes sont, et que chacun
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
peut lire son destin exact dans le nom qui lui a été dévolu. Il se sert de tout cela en
faisant jouer, non pas des étymologies fantaisistes, comme certains linguistes ont cru
pouvoir le dire, mais toutes les ressources du discours et toutes les équivoques
possibles, dans un feu roulant de Witze, avec une alacrité et une invention sans doute
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
très savoureuses pour les hellénistes – et dont les traductions ne donnent qu’une
petite idée. L’essentiel reste qu’Hermogène est absolument convaincu : les noms
transportent en eux les choses mêmes.
Puis vient le tour de Cratyle, et Socrate, qui vient de démontrer que les noms
sont les choses mêmes – non seulement le nom de chacun censé signifier pour lui son
destin, mais même ces noms premiers qui sont ceux des lettres, supposés vouloir dire
leur être même (que le L est lisse, le r, dur et le ª [rhô] le mouvement etc.) – énonce
qu’ils sont, en fait, tout autre chose : tout n’est que convention humaine et un mot
ne vient à signifier que par l’imperfection du lien humain. On ne peut donc rien
apprendre des lettres, des noms, de la linguistique, on ne peut rien apprendre des
poètes, etc. C’est pour cela qu’il ne reste plus qu’une chose à faire, à savoir des
mathématiques. Nul n’entrera à l’Académie s’il n’est géomètre ; les poètes sont bannis
de la cité idéale dont Platon rêve, parce qu’ils rendent les esprits confus, en faisant
rêver à ces noms supposés renvoyer à quelque chose.
L’entreprise diabolique du Cratyle n’est pas sans évoquer l’analyse : d’abord, nous
sommes tous des Hermogène embrouillés, bien contents que le dispositif analytique
nous révèle que notre destin gît dans les noms et que nous y avons là tout un savoir
disposé, jusqu’au moment où l’analyste passe de son analysant-Hermogène à son
analysant-Cratyle : tout cela n’était que convention, contingences pures, hasard…
C’est pourquoi il nous faut, nous aussi, faire des mathématiques, c’est-à-dire du
mathème ; car nul n’entre dans le discours analytique, finalement, s’il ne prend ses
distances avec les lettres et la poésie pour emprunter le chemin du mathème. Mais,
à la différence de Platon, Lacan a souligné que ce sont les poètes qui nous mènent
du côté du mathème.
Comment chacun a-t-il joué sa partie avec ces deux aspects, dialectiques au sens
platonicien, ces aspects d’endroit et d’envers de la bande de Moebius du sujet, et
comment ils en sont sortis ?
2. Ibid., 384a.
126
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 127
En dégageant les noms du sujet des sédiments qui les recouvraient, en les isolant
comme signifiants-maîtres, en découvrant leur inclusion dans le fantasme et leur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
prise dans lalangue, en révélant leur valeur de fiction, mais aussi de jouissance, en
ajoutant de nouveaux noms grâce à l’acte créationniste de l’analyste, l’analyse
nomme. Le nom propre, bien évidemment, n’échappe pas à ce traitement.
Il fallut une première et longue analyse pour mettre à jour les signifiants-maîtres,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
3. Briole G., « Cette blessure, là », La Cause freudienne, no 77, février 2011, p. 175-182.
4. Miller J.-A., « Le séminaire de Barcelone. Lacan avec Joyce », La Cause freudienne, no 38, p. 13.
127
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 128
Actualité de la passe
entre deux prénoms dont l’un cache l’autre. Ce sujet qui déteste mentir pour cause
de mensonge structurel, de naissance, jouit à son insu du mensonge contenu dans la
double nomination, aux commandes de la construction du fantasme. Si le fantasme
a supporté une série d’identifications reconnues bien plus tôt par l’analysante, dont
celle, centrale, à l’enfant qui va mourir, un trait reste voilé, qui porte sur l’écart même
entre ces deux noms. C’est un nom de l’indicible. La marque singulière et honteuse
signale la blessure féminine structurelle, et au-delà, la béance du langage.
L’interprétation peut dissoudre la douleur, mais ne peut guérir la blessure qui est
de structure ; à l’inverse, elle la révèle. Cette nouvelle nomination aura des effets sur
la suite de la cure jusqu’à son terme, grâce à deux autres interprétations majeures qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
en dévoilent les enjeux après-coup. La conclusion de l’analyse puis la passe ordon-
neront tout cela.
L’une des interprétations, « Je vais vous apprendre à regarder dans les yeux »,
surgie d’un rêve, a permis d’isoler l’objet regard que l’analysante gardait précieuse-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
128
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 129
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
symptôme, le fantasme et l’objet regard, le couple signifiant Sonia / Dominique,
l’angoisse, s’était révélé à l’instant où il se défaisait. Le nom propre a priori indé-
chiffrable, hors sens, ne peut mentir, sauf à devenir, selon les circonstances, nom
commun. Ici, il peut aussi bien être traduit par cacher / montrer, qui a la même
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
structure que le fantasme. Il aura fallu traverser tout le parcours de l’analyse pour qu’il
découvre véritablement cette fonction de condensateur de jouissance.
La jouissance de l’écriture apparaît comme un reste du symptôme et du fantasme.
C’était à la fois une protection contre le réel, mais aussi une chape écrasante. L’ana-
lyse en a changé la visée. On a vu comment le signifiant « ormeau » était venu arra-
cher les dernières défenses de l’analysante, lui montrant que c’était bien l’équivoque
qui désormais gouvernait. Les mots ne peuvent plus servir de cachette au sujet :
devenus « hors mots », ils se rient des mots bien sages et bien à leur place, ils ne sont
plus des refuges, mais désignent aussi bien le hors-sens. « Après cette rencontre, a
commenté É. Laurent, on est en effet soumis au régime de l’équivoque généralisée »5.
Je dirais volontiers que c’est l’équivoque incurable qui est dénudée, l’équivoque que
le sujet a longtemps essayé d’éviter pour cacher la béance, tout en se précipitant dans
l’analyse pour la dévoiler. La fin de l’analyse a dissous la cachette en montrant qu’elle
était vide, mais n’a pu dissoudre l’écriture qui est un mode de jouir dont le sujet se
servira désormais autrement.
Transmis aux passeurs il y a quelques années, au moment même de cette sortie
fulgurante de la cachette, ces éléments n’avaient pas conduit à une nomination. La
sortie resta donc discrète. Une « seconde fin » plus récente, produite par des événe-
ments contingents, a fait retour sur le hors-sens et vérifié après-coup la fin de l’ana-
lyse et ce rapport incurable du sujet à l’écriture et au langage. C’est la réconciliation
avec lalangue qui a permis à l’écriture de sortir de la clandestinité. Un peu plus tard,
contre toute attente, l’analyste a proféré publiquement une nouvelle interprétation,
« AE invisible », autre nom bien éphémère, puisqu’il a aussitôt transformé l’invisible
en son contraire et a reconduit le sujet vers la passe.
La nomination d’AE change la donne, car elle incite à transmettre à l’École ce qui
s’est défait grâce à l’analyse. Cette fois-ci, sans renoncer à écrire, c’est la voix, nouée
5. Laurent É., « L’impossible nomination, ses semblants, son sinthome », La Cause freudienne, no 77, février 2011,
p. 82.
129
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 130
Actualité de la passe
au corps et à lalangue, qui se lance vers l’École. AE est encore un nom transitoire, qui
s’ajoute à la série en emportant avec lui la déclinaison des noms apparus dans l’ex-
périence ; la nomination d’AE montre, à partir du travail qui en découle, le point de
fuite que comporte l’équivoque et qui oriente la position de l’analyste, elle révèle
que non seulement l’analyse a une fin, mais aussi une perspective infinie.
Éric Laurent — Vous avez très précisément centré votre exposé sur une prédication
qui eut lieu d’emblée. Cela nous a permis d’entendre que l’analyste peut dire à l’ana-
lysant « vous êtes ceci », alors que lui-même, par son expérience même, ne croit pas
à l’être, et comment un tel énoncé résonne dans l’analyse. C’est le point sur lequel
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
joue votre travail, où le « vous êtes ceci » et l’interprétation nomination comme
prédiction auto-réalisatrice se conjoignent, lorsque l’analyste vous dit qu’il va vous
apprendre à regarder dans les yeux. En réalité, ce prétendu apprentissage se réduit à
cette seule phrase qui, dans l’énoncé / énonciation qu’elle comporte, vise ce dont il
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
s’agit, à savoir cacher / montrer. Une telle phrase est de l’ordre du « je déclare la
guerre » : c’est un énoncé auto-réalisateur. En le disant, en effet, l’analyste enseigne
ce qu’est « apprendre à regarder dans les yeux ».
Sonia Chiriaco — D’autant plus que c’est l’analyste du rêve qui dit cela.
Éric Laurent — Oui, c’est vraiment ce qui fait bien voir que l’interprétation n’est
pas répartie entre les énoncés de l’analysant, ce qui serait le langage-objet, et l’inter-
prétation de l’analyste, qui serait le métalangage que justement il n’y a pas. Il y a de
l’analyste dans les rêves des analysants, et il y a la façon dont l’analyste se situe pour
provoquer l’interprétation côté analysant.
Sonia Chiriaco — Après que j’ai raconté cet épisode du rêve, l’analyste m’a dit :
« Maintenant je comprends pourquoi je vous ai gardée en face à face. »
Éric Laurent — Cela montre bien que l’analyste et l’analysant sont du même côté par
rapport à l’inconscient. Comme vous le dites très bien, le nom peut être traduit ; il
est aussi bien traduit par cacher / montrer, selon un usage très particulier, ici, de ce
qu’on appelle un nom, puisque, par une équivoque syntaxique, ce qui fonctionne
comme un nom fonctionne comme un verbe : cachermontrer, verbe bizarre, au
demeurant, néanmoins verbe, car il s’agit là d’une action. Vous parlez du « nom dit
de jouissance » car, quand on approche de la fonction dans le fantasme, le nom est
aussi bien un verbe, d’où l’équivoque syntaxique. Je soulignerai pour terminer la
façon dont l’écriture vient à la fin, alors que vous extrayez du trésor des signifiants
l’ormeau, équivoque marquant qu’il n’y pas plus de dernier mot que de fin mot.
Alors, on ne peut plus que se dire que le signifiant est bête et l’analyste, lui, ne se
démonte pas : « Très bien, écrivez sur l’affect d’angoisse que provoque en vous la
bêtise du signifiant ». L’écriture prend alors le relais, comme expansion de ce moment
130
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 131
de fin. Vous dites que quelque chose d’incurable se fait entendre, comme le vers de
Mallarmé vient « rémunérer le défaut des langues », et l’on voit comment le mot, à
la fois or et déchet, passe le témoin à l’écriture, qui est une position particulière. Il me
semble que B. Seynhaeve désigne à la fois le même point, tout en faisant apercevoir
une autre facette.
Bernard Seynhaeve — En effet, il n’y a jamais eu dans mon cas une désignation de la
part de l’analyste du type « vous êtes ceci ». Ce qui m’a profondément ébranlé, c’est
quand il m’a dit : « voilà, c’est pour cela que Lacan a pu dire que le vrai catholique
est inanalysable, vous devriez écrire quelque chose là-dessus. »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Éric Laurent — Il y a donc eu « Tu es un vrai catholique… mais c’est pour cela que
tu es celui qui dois faire apercevoir cela. » Je vous donne la parole.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
131
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 132
Actualité de la passe
plus « il me dit cela parce que… » qui renvoie à la supposition de savoir. La soif de
savoir a été étanchée. Je ne reviens pas sur la coupure dans le discours entre le signi-
fiant-maître et son recours au savoir dont j’ai déjà traité6, mais j’accommode main-
tenant, par-delà les signifiants-maîtres, sur le mode de jouissance isolé par cette
intervention de l’analyste – à savoir la jouissance qui noue le signifiant et le corps,
jouissance de l’inconscient, avec l’équivoque du génitif, subjectif et objectif. Je tiens
que c’est à ce moment que la défense a été touchée, lorsque le sujet supposé savoir
chute.
Ainsi, ce qui occupait la scène n’était plus que la pure présence de deux corps. Je
me suis aperçu que je ne venais plus à ma séance que pour jouir dans et de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
rencontre du désir de l’analyste. Il y avait l’angoisse. J’étais angoissé.
C’est après cette expérience que surgit une nouvelle nomination, celle du pâté de
tête, qui se situa dans un effort de nommer l’innommable de l’être, de trouver le nom
qui permette de ponctuer la cure et de proférer que « c’est ça, c’est fini », sans la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
garantie de l’Autre, dans un dire performatif, selon la formule d’É. Laurent7. C’est
alors que la passe s’est imposée à moi, la passe en tant que traitement par l’urgence
de la coupure de la paire entre S1 et S2, mais aussi de la coupure analysant / analyste.
Une nouvelle paire devait être initiée et faire paire avec l’École pour partenaire.
La tentative de nommer ce qui noue le signifiant et le corps appelle néanmoins
la remise en route de la chaîne signifiante, qu’il fallait faire redémarrer pour vivre et
faire alliance avec la jouissance, en produisant du savoir. Une fois rencontré ce point
de nouage de la pensée à la jouissance du corps, il se fait qu’il devient possible de
quitter son analyste ; l’analyse personnelle se poursuit dans la modalité du néces-
saire. Entre S1 et S2, le désir de l’analyste s’est interposé, il a isolé S1 radicalement et
plongé l’analysant dans l’urgence. C’est cette urgence-là, telle que la définit Lacan,
qui m’a précipité dans le mouvement de la sortie de la cure et, au mouvement suivant,
dans la passe. J’ai fait valoir dans la passe 1 la modalité de la contingence, je fais valoir
aujourd’hui dans l’après-coup de la passe, la modalité du nécessaire. Sortie de cure
et passe 2 se sont présentées comme une nouvelle paire dont l’urgence constituait
l’avant-poste.
De se nommer à être nommé à
Ma « passe 2 » suivie de la nomination d’AE forme encore une nouvelle paire.
Avec la fin de mon mandat d’AE autre chose viendra, dont je vous dirai un mot, pour
faire une autre nouvelle paire. On passe, en effet, de la dimension de la contingence
– de ce qui cesse de ne pas s’écrire au moment de la passe 1, au moment où on a saisi,
où on est saisi de ce qui a fait pour soi rencontre contingente à la fin de la cure – à
la dimension du nécessaire : ce qui ne cesse pas de s’écrire. La rencontre contingente
introduit à l’urgence et relance ainsi la chaîne dans la modalité de la répétition.
6. Seynhaeve B., « Un dire qui ne se soutient que de lui-même », La Cause freudienne, no 72, novembre 2009,
p. 172-174.
7. Ibid., p. 176.
132
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 133
Comment s’y prendre, comment m’y prendre après tout ça ? Avec les moyens du
bord, avec la nouvelle donne, S de (A/ ), la faille, avec la vérité menteuse, avec du
signifiant. Concaténer, forcément, décidément. Enchaîner S1 et S2. C’est dans ce
mouvement que s’est inscrit Le nom qui pour moi fut fondamental, la lettre L déter-
minante. L noue le signifiant au corps. J’isolais la lettre L, le nom qui noue langage
et corps sexué prélevé dans la missive même qui présida à l’union de mes parents :
« occupe-toi d’elle ». Dans le processus analytique, je souligne cette nomination
singulière, fruit mûr qui tombe de la cure, nouage du signifiant au corps.
Cette lettre L, surgie de l’inconscient au moment du rêve d’entrée dans la cure,
alors perdue dans le flot de la chaîne inconsciente, énigmatique, je l’ai isolée comme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
élément contingent, au temps de la passe 1, en tant que nom du nouage du corps à
l’inconscient. Je l’isolai lorsque la pulsion, dans son mouvement de rebroussement,
revint sur le corps. Cette lettre L ne constitue pas seulement une identification, un :
« tu es cela », mais plutôt un : « je souis cela dans mon corps » où le symptôme se noue
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
au fantasme.
Or cette nomination relève – c’est ma thèse – de ce qui agrafe le nœud. La nomina-
tion de ce L majuscule survient dans la modalité de la contingence, mais booste le sujet
dans la modalité du nécessaire. Cet acte de sortie de cure fut suivi de sa conséquence,
une nomination, AE de l’École Une. Ce développement me conduit donc à faire une
différence entre ce qu’on définit comme être nommé à… et comme se nommer à…
Si l’on prend la question qui est mise au travail ce soir à partir des développe-
ments que fait Lacan sur la pulsion, soit le rebroussement grammatical opéré par le
passage relatif à l’objet du faire au se faire, je note qu’on assiste au même rebrousse-
ment grammatical dans la cure analytique en ce qui concerne la nomination. Soit le
renversement grammatical que je situe dans le passage de être nommé à… à se nommer
à…, renversement que je situe à la fin de la cure. Je relève par exemple que l’attri-
bution de mon prénom s’est faite au lieu de l’Autre. C’est la toute première nomi-
nation de l’Autre. Dès mon plus jeune âge, j’ai articulé mon prénom au désir de
l’Autre qui se dissimulait dans la missive de mon oncle. J’ai subverti mon nom en
mariant mon manque à celui de l’Autre parental et en articulant mon symptôme à
mon fantasme selon la modalité névrotique. Je soulignerai que c’est l’Autre dans cette
logique qui nomme à… Par cette nomination, le sujet advient dans ce rebroussement
grammatical en tant qu’il consent à se faire un nom du nom dont l’Autre le nomme.
Il lui faut, en effet, trouver à le compléter par l’histoire qui se noue au corps.
Par ailleurs, la nomination d’un AE est une interprétation de l’École qui fait
mouche pour l’analysant, mais aussi pour les Uns que la communuauté forme. Pour
l’analysant autant que pour l’École, la nomination de l’AE attend son complément.
Il y a un x dans cette nomination à…, nommé à x, l’x du désir de l’analyste de l’École,
qui ne suppose pas le savoir de l’histoire, ce x n’attend plus que soient produits les
signifiants de l’histoire. L’École n’attend pas de l’AE qu’elle a nommé qu’il se taise ;
elle attend ses mots et ses actes ; elle attend aussi que sa parole soit performative ; que
l’acte fasse advenir un nouveau sujet supposé savoir.
133
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 134
Actualité de la passe
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
permet de révéler. Je voudrais aussi faire remarquer que ce nom, singulièrement, a
toutes les propriétés de l’écrit, la lettre L. Cette lettre nomme ce qui constitue la
marque de la jouissance sur le corps. Toutes ces nominations attendent leurs complé-
ments. La nomination plonge le sujet dans l’urgence à dire. La lettre L, proférée dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Éric Laurent — Vous avez accompli un véritable tour de force en bouclant la série de
vos témoignages sur un point ; en présentant la façon dont vous vous adressez à
l’École, vous avez accentué une tension centrale entre la nomination et la nomination
à, dont vous faites un usage particulier. On oppose classiquement la nomination
comme nomination à tout faire et la nomination à faire quelque chose, soit le Nom-
du-Père, qui permet au sujet d’affronter toutes les significations, et ce qui passe par le
fantasme de la mère, lequel nomme à. Vous faites valoir une autre opposition entre être
nommé à et se nommer à, subversion qui me semble liée à la façon dont le discours de
l’Autre s’est présenté pour vous. En effet, vous commencez et vous terminez votre
exposé sur la voix qui se détache : « occupe-toi d’elle ». Le discours de l’Autre ne vous
a pas dit : « vous êtes elle » – cela aurait eu d’autres conséquences pour le sujet – mais
« occupe-toi d’elle », dont vous avez donné une version, une interprétation qui est
« occupe-toi de l’École », sur le modèle « occupe-toi de la psychanalyse », « occupe-
toi de tes oignons ». Ici, « occupe-toi d’elle » est, en un sens, entre la nomination et
la nomination à ; il a fallu desserrer cette nomination à et en faire une nomination, pour
que l’effet de rebroussement puisse se produire ensuite : de ce « tu es cela » qui n’est
pas un être, mais un commandement d’« être cela » – cela qui s’occupait d’elle – à un
134
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 135
« je suis cela ». Dans le jeu entre la nomination et la nomination à que vous avez
construit, on peut lire un des parcours possibles de ce qu’a été votre analyse.
L’écriture s’y présente à l’envers de ce qui a lieu chez S. Chiriaco, pour qui l’écri-
ture, à la fois très marquée et valorisée dans le discours familial préalable, resurgit en
fin d’analyse comme une autre écriture : ce n’est plus l’écriture du savoir de tous les
livres, mais une écriture sans garantie, au défaut de l’angoisse de l’analysante : « écris
là-dessus, à partir de cela. » Au-delà de l’ormeau, il y a l’écriture sans garantie. De
même chez B. Seynhaeve, le L, très condensé puisque c’est le nom de la lettre même,
n’est pas une expansion qui va rémunérer le défaut des langues : « occupe-toi d’L, c’est
comme cela ». En un sens, c’est cette réduction ; pour autant, le L que vous retrouvez
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
à la fin n’est plus le même que celui du début. C’est un L qui ne se définit plus par
rapport au commandement du signifiant-maître : « tu t’occuperas d’elle », comme
cela traverse les générations – vous avez fait valoir à quel point c’était prégnant. À la
fin, le L est quelque chose qui relève de vous, et non plus de ce qu’a été votre traversée
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
de cette histoire ; c’est de ce reste-là qu’il faut s’occuper. C’est un autre statut de
l’écriture, bien qu’il condense tous les effets de signification et d’être ; aussi, la formule
que vous avez donnée me semble très adéquate : « ce qui agrafe le nœud », c’est que
l’écho du signifiant dans le corps fait marque, écriture, tampon. C’est ce qui ressort
le plus clairement et permettra le développement de cette traversée même.
8. Mon propos prend appui sur le dernier travail d’É. Laurent portant sur cette question de la nomination et publié
dans le précédent numéro de La Cause freudienne.
135
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 136
Actualité de la passe
venait de faire deux opérations. Tout d’abord, il avait désigné un espace, plus propice
à libérer la parole associative que celui de l’église. Ensuite, par ce nom « église », il
indexait une forme de croyance religieuse qui colorait déjà mon lien transférentiel.
Effectivement, il en avait été ainsi de mon rapport au père.
Cette première nomination, église, me permettrait de lire les formations de l’in-
conscient et d’ordonner la série des identifications, jusqu’à la mise au jour d’une
identification idéale au christ sacrifié, support de l’identification au père châtré, puis
de mon choix amoureux. Il fallut, d’abord, repérer l’identification virile au père, dont
je m’étais soutenue dans mon rapport à un premier partenaire amoureux. Les
contours de celle-ci se dessineraient, au fur et à mesure que se déposeraient dans la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
cure, à la façon des petits cailloux qui tracent un chemin, les premières balises iden-
tificatoires imaginaires.
Des noms communs
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
136
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 137
au père et aux hommes. Avec ce repérage des identifications et l’aperçu pris sur un
mode de jouir sacrificiel, j’entrai dans l’École par la passe.
Un usage singulier de la nomination
Aujourd’hui, à partir du point de perspective de la fin de l’analyse, je qualifierai
ces premières nominations de métaphoriques, au sens où elles fonctionnent sur un
mode substitutif surmontant la jouissance. Elles identifient déjà un mode de jouir du
sujet, ici sacrificiel, et permettent, par leur effet de révélation, certaines mutations
subjectives. En revanche, au regard de la jouissance impossible à négativer, elles ne
sont que digues ou remparts, vaines tentatives de domestication. Ces identifications,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
qui s’isolent du fait du brassage répétitif des signifiants particuliers de l’histoire, sont
donc à différencier d’autres noms ayant davantage une valeur d’agrafe et de serrage
d’une jouissance singulière.
Du second parcours analytique, je retiens surtout l’usage surprenant que l’analyste
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
137
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 138
Actualité de la passe
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
souvenir infantile, dans lequel le sujet restait captif du regard du père fixé sur l’en-
fant, suspendu au-dessus du vide : regard fasciné, mais aussi courroucé du père,
convoqué sans cesse dans la pantomime amoureuse ; mais le culmen de la nomi-
nation allait être celui que j’ai déjà accentué en plusieurs occasions. Il s’agit de l’as-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
138
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 139
Éric Laurent — C’est aussi un parcours très convaincant, avec des interprétations
formulées sur le mode du « vous êtes… ». Comme B. Seynhaeve le remarquait, on
ne dit pas à tout le monde : « vous êtes ceci ou cela ». On voit comment dans une
configuration de structure, face à une certaine dispersion de la douleur, la nomina-
tion « vous êtes ceci » permet un certain repérage puis une manière de procéder.
Comme je le disais à B. Seynhaeve, dans son analyse, une sorte de « tu es ceci » s’est
néanmoins décanté – dans la mesure où l’on peut toujours rapporter ça à il existe x
tel que x, f(x). Il a montré que la fonction propositionnelle à laquelle le sujet était lié
doit être isolée dans l’analyse, que cette fonction soit un « tu es ceci » ou un « tu es
celui qui doit s’occuper de… »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
C’est aussi très parlant dans le texte de P. Bosquin-Caroz, où les nominations
métaphoriques qui s’approchent, mais ratent la rencontre avec la jouissance, s’op-
posent aux nominations qui la touchent, qui emportent ou déplacent quelque chose.
En donnant à cette opposition cette chair-là, entre la nomination métaphorique et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
9. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne », leçon du 19 janvier 2011, publiée dans ce numéro.
139
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 140
Actualité de la passe
telle, de l’Autre. Le trou du souffleur, c’est aussi bien la voix de la jeune Parque que
Valéry fait vibrer. Tel est le trou dans lequel il faut, en effet, plonger, sans autre
garantie que de pouvoir soutenir son énonciation. C’est ce qui fera la différence entre
ce vide-là et le trou qui vous absorbait dans le cauchemar d’enfance dans lequel, il y
a déjà, pourtant, ce point de défaut fondamental. Ainsi ce défaut s’aborde et se borde,
sans autre garantie que l’expérience de la traversée elle-même, qui permet de pour-
suivre plus loin. Anne Lysy va aussi ponctuer ce moment.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
L’analyse est une « pratique de bavardage », disait Lacan dans « Le moment de
conclure »10. Ce mot de bavardage « met la parole au rang de baver ou de
postillonner », ajoutait-il, mais « cela n’empêche pas que l’analyse ait des consé-
quences ». Elle est un dire, et l’analyste devrait se rendre compte de la portée des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
mots pour son analysant. « Ce qu’il faudrait – dit-il encore dans la même leçon de
1977 – c’est que l’analyse, par une supposition, arrive à défaire par la parole ce qui
s’est fait par la parole. » « La portée des mots » : voilà une expression qui revient assez
souvent chez Lacan dans ces années-là. « Il y a des mots qui portent, et d’autres pas.
C’est ce qu’on appelle l’interprétation », dit-il à Nice en 197411. Il donne là à
l’interprétation une portée particulière. C’est un « dire qui a des effets » et qui va
« plus loin que le simple bavardage auquel le sujet est invité. »
Or, jusqu’où s’étend le pouvoir de la parole ? J’ai cité à plusieurs reprises ces
dernières années la question que Lacan pose dans son Séminaire « L’insu… » ; elle
avait sans conteste une résonance particulière pour moi, dans mon analyse et dans
ma pratique : si le réel comporte l’exclusion de tout sens, comment la psychanalyse
peut-elle opérer ? Car « notre pratique nage dans l’idée que non seulement les noms,
mais simplement les mots, ont une portée. Je ne vois pas comment expliquer ça. Si
les nomina ne tiennent pas d’une façon quelconque aux choses, comment la psycha-
nalyse est-elle possible ? La psychanalyse serait d’une certaine façon du chiqué, je
veux dire du semblant »12. Il en appelle alors à « un signifiant nouveau, qui n’aurait,
comme le réel, aucune espèce de sens. » C’est une question « extrême », dit-il, et « il
n’est pas sans portée que j’y sois introduit par la psychanalyse. Portée veut dire sens,
ça n’a pas d’autre incidence. Nous restons toujours collés au sens »13. Il conclut son
article sur Joyce sur le même constat : par rapport à la jouissance opaque du symp-
tôme qui exclut le sens, la psychanalyse ne peut que recourir au sens et donc « se
faire la dupe du père »14.
10. Lacan J., Le Séminaire, livre XXV, « Le moment de conclure », leçon du 15 novembre 1977, « Une pratique de bavar-
dage », in Ornicar ? no 19, automne 1979, p. 5.
11. Lacan J., « Le phénomène lacanien », Les cahiers cliniques de Nice, no 1, juin 1998, p. 9-25.
12. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIV, « L’insu que sait de l’une-bévue, s’aile à mourre », leçon du 8 mars 1977, in
Ornicar ? no 16, automne 1978, p. 13.
13. Ibid., leçon du 17 mai 1977, in Ornicar ?, no 17/18, printemps 1979, p. 21 & 23.
14. Lacan J., « Joyce le Symptôme », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 570.
140
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 141
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
J.-A. Miller interrogeait dans son cours ce que serait l’interprétation qui n’est pas
de la dimension de la vérité mais qui ferait « sonner la cloche de la jouissance »20, qui
aurait des effets sur la jouissance.
J’ai rencontré la question de la nomination dans mon analyse, sous différents
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
modes que je tenterai d’ordonner en mettant d’un côté les noms, les noms reçus, les
noms donnés, les noms anciens et les nouveaux, dont le statut serait à préciser –
identifications, « dits premiers », injonctions, auto-reproches, injures, interpréta-
tions, nom propre, ou encore ce que j’ai appelé des « quasi-concepts privés »… –, et
d’un autre côté une sensibilité particulière à la question de la langue et à la chose
littéraire, où le bilinguisme et le désir des parents ont joué leur rôle, et qui sans doute
a fait résonner les propos de Lacan cités. Mais je la rencontre aussi après l’analyse ;
le témoignage de passe et l’élaboration attendue des AE me confrontent non seule-
ment à la question de ce que deviennent ces « noms de la scène analytique » après,
mais tout simplement aussi à celle de comment dire ce qui s’est opéré dans l’analyse :
comment se servir des noms qui se sont dégagés, sont-ils encore opérants, comment
en trouver de nouveaux…
Après avoir ouvert largement l’éventail de la question, je rétrécis fortement le
champ, je zoome sur deux points, en rapport avec la nomination, à savoir d’une part,
comment a opéré l’interprétation inoubliable « vous êtes une coureuse ! », puis,
d’autre part, quel est le statut de ce « coureuse ». J’évoquerai, pour terminer, un point
qui concerne le témoignage et ce que j’ai appelé « des quasi-concepts privés »21.
« En somme, vous êtes une coureuse ! »
Dans sa forme, c’est un « vous êtes… », suivi d’un nom, c’est une attribution.
J’ai dit dans mon premier témoignage à quel point cette phrase lancée par l’analyste
141
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 142
Actualité de la passe
m’a surprise et décontenancée. Elle a fait irruption, c’était comme un pavé dans la
mare, qui a fait des vagues. Comme dit Lacan, « l’interprétation n’est pas faite pour
être comprise, elle est faite pour produire des vagues »22. Le mot a d’abord retenti. Je
n’ai pas saisi tout de suite, mais cela m’a frappée, accrochée, comme quelque chose
d’étranger, même si le rapport avec ce que je disais dans l’association libre pouvait se
comprendre : je me plaignais (de façon répétée) de toujours courir et de m’épuiser.
C’était sans doute le fait même de le dire sous cette forme, « vous êtes… », comme
une affirmation plutôt que comme une question ou une relance, qui me surprenait,
voire qui me dérangeait – ce n’était pas a priori une injure, mais ça me revenait quand
même à la figure… Ce n’était pas un plus de sens, mais un épinglage ; l’usage du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
substantif ne décrivait pas, mais créait en quelque sorte aussi une réalité nouvelle. Je
m’y reconnus cependant, ce qui me fit rire. Mais ce n’est que plus tard que je réalisai
que c’était équivoque, ce qui faisait que « ça sonnait bizarre quand même »… La
coureuse, celle qui court tout le temps, n’était pas une coureuse d’hommes, et c’était
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
22. Lacan J., « Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines », Scilicet, no 6/7, Paris, Seuil, 1976,
p. 35.
142
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 143
Là non plus, une seule interprétation n’a pas suffi pour avoir effet de « rectifi-
cation subjective » – qui touchait ici une position par rapport à la jouissance : « c’est
ça qui me satisfait » (ou c’est quand je ne cours pas que ça ne va pas !). La coureuse
était sur la scène du transfert avec son analyste, elle réalisait qu’elle venait chercher
chez lui de l’énergie ; elle le lui dit (deux ans après la première fois !), et lui : « Ah !
l’énergie ! C’est autour de ça que tourne votre analyse ! » Cette force qui pousse dans
le corps, elle en situait donc la source chez l’Autre, comme un ballon branché sur un
soufflet, rendant impossible la séparation sans effondrement.
Les dernières années de l’analyse, avec ces interprétations, et à cause du mode de
présence de l’analyste, le corps devint présent et je découvris aussi une tout autre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
dimension du langage. Voir clair avec des mots devint être frappée par les mots. L’es-
thétique de la nomination mallarméenne qui me charmait – « Je dis : une fleur ! et
[…] musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. »23 – fit
place au « chancre » du langage, au « motérialisme » lacanien des marques laissées par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
« la rencontre de ces mots avec son corps »24, de « ce qui arrive au corps du fait de
lalangue », définition que J.-A. Miller donne du sinthome comme événement de
corps25. Les mots qui portent sont aussi les mots qui frappent – cela va de l’auto-
reproche aux interprétations elles-mêmes. Ce sont les mots qui s’acoquinent pour
tramer le destin ; toutes les reconstitutions possibles de l’histoire échouent à rendre
compte de ce point, et aucun mot ne sera le bon ni le dernier pour le nommer.
Le « Faut y aller ! » propulsif de la fin – qu’on pourrait écrire avec des traits
d’union – est amputé du « il » de l’impératif impersonnel « il faut ». C’est « coureuse »
dégagé de l’Autre mortifère du « Pour qui tu te prends ! », c’est ce que j’ai appelé aux
Journées d’octobre un « vouloir acéphale »26. C’est un nom parmi d’autres pour dire
ce qui ne change pas. Malgré ce qui a complètement changé, par l’épreuve de la
déconsistance de la parole et le détachement du tuteur. Là encore, pour dire ce nouvel
état, un nom m’est venu dans la passe : une liane enroulée autour d’un vide… Pas
sans réminiscence mallarméenne d’ailleurs !
Des « quasi-concepts privés »
J’ai évoqué en octobre le travail d’élaboration après la passe, dans ce temps de
l’AE, et de mon usage de ce que j’appelais des « quasi-concepts privés »… « Si ce n’est
qu’ils ne sont ni éternels ni strictement délimités », avais-je ajouté27. Quand il me faut
écrire un texte, comme pour ce soir, au moment de rendre compte de ce qui a eu lieu,
je suis à chaque fois confrontée à un point d’innommable. Je me sers alors de
quelques noms qui ont eu une valeur particulière, des mots investis dans l’analyse,
23. Mallarmé S., « Crise de vers », in « Variations sur un sujet », Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la
Pléiade, 1945, p. 368.
24. Lacan J., « Conférence à Genève sur le symptôme », Le Bloc-notes de la psychanalyse, no 5, 1985, p. 5-23, notamment
p. 12 & 14.
25. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Pièces détachées », La Cause freudienne, no 61, novembre 2005, p. 152.
26. Lysy A., « Vouloir voir clair et jouir du sombre », op. cit., p. 25-28.
27. Ibid.
143
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 144
Actualité de la passe
devenus langue privée, mais ce sont des restes, et non la chose même. Ils permettent
de redessiner un trajet. Ils ont juste un peu de sens pour faire passer quelque chose.
Mais ils ne suffisent pas à continuer le chemin de l’élaboration.
Éric Laurent — Votre présentation fait résonner les dits de Lacan que vous avez sélec-
tionnés, dans cette première partie où, comme vous l’avez dit, vous avez largement
ouvert l’éventail de la question, pour vous centrer, dans la deuxième, sur un truc ; soit,
un bouquet de citations de Lacan qui parle de « pratique de bavardage », à quoi
s’ajoute que cela « met la parole au rang de baver ou de postillonner », indiquant
comment il faut payer de sa personne et y mettre des fluides. Comme dirait
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
B. Seynhaeve, qui s’est retrouvé au début des rêves de son analyse dans des cloaques
divers, baver, postillonner, pisser, tout cela représente ce qu’il faut extraire de soi-
même. C’est le registre de la parole vécue ; la parole, c’est le fil de l’araignée, il faut
la baver, la sortir de son corps. Il ne faut pas la voir comme un truc qui vient de nulle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
144
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 145
lequel, chez A. Lysy n’est pas rempli de bave ou de postillons, mais plein d’énergie.
On y retrouve des échos de ce qui s’était présenté pour Mauricio Tarrab, à la fin
de son analyse, comme le « trou du souffle » : el soplo, qui était au début « le souffle
au cœur » dont sa mère craignait toujours qu’il ne lui arrive, par lui, quelque chose
et puis, à la fin, le « souffle d’un analyste », vraie figuration concrète de ce trou du
souffleur. Aussi bien peut-elle se dire « liane autour d’un vide ». Les différents exposés
de ce soir ont su donner vie à ce bouquet de citations de Lacan. Chacun a, si je puis
dire, bavé de la bonne façon sur chacune de ces citations afin de ne pas les laisser en
plan comme un dépôt du savoir de la psychanalyse. Vous avez, chacun, extrait
quelque chose de votre expérience qui est précieux et qui a fait vibrer la question
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
dans l’auditoire. Je passe la parole à G. Briole, avant la conversation généralisée.
Guy Briole — Il n’était pas prévu que j’intervienne mais ce que j’ai entendu ce soir
de mes collègues me donne envie de tenter ici, avec vous, une petite improvisation.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Dans ces exposés, des nominations qui venaient d’avant l’analyse et d’autres, qui se
présentaient pendant l’analyse ont été distinguées. Je pense qu’il y a entre elles une
certaine concordance, qu’elles sont de la même veine. En fait, elles ne prennent sens
que d’être un produit de l’analyse. Par exemple, pour moi, Élie28 a toujours existé,
mais cette nomination ne prendra son sens que dans l’analyse. En fait, le « vous êtes »
que relevait É. Laurent en comprend plusieurs sortes. J’ai pu l’appréhender dans
l’écart entre ma seconde et ma troisième analyse.
Je suis repassé, dans l’une puis dans l’autre, par les mêmes points et les mêmes
noms, mais alors que dans la deuxième analyse, ils sont soit tombés à l’eau, soit ils
ont fixé une position de jouissance, ils ont existé différemment dans la troisième et
permis une autre orientation.
Je commencerai en prenant une de ces nominations de l’enfance, « le petit
prince ». Cela se passait lors d’une de ces petites pièces de théâtre qui se jouaient à
la fin de l’année scolaire. J’avais sept ans et j’étais « le petit prince » face à tout le
village réunifié et réconcilié, suivant en cela les impératifs gaulliens de l’après-guerre.
L’interprétation de mon deuxième analyste fut de me dire que j’aimais beaucoup être
au centre, ce qui m’avait laissé fixé à cette posture narcissique. Le troisième ne va pas
interpréter ma position mais la scène où je reste là, figé sous les regards de tous, pres-
sentant que quelque chose ne va pas dans ce village faussement réuni. Je refuse de
sourire et d’entrer dans cette comédie. Le commentaire qu’il fait – « il vous en est resté
quelque chose » – n’est pas à comprendre du côté narcissique, identifié au « petit
prince », mais comme une position, une décision.
Il y eut une autre nomination : « le rebelle ». Dans la deuxième analyse, c’est inter-
prété du côté du contre-transfert alors que, dans la dernière, le propos de l’analyste,
« mais cela vous va bien », fait tomber toute tension et renvoie à une question du sujet.
28. G. Briole reprend ici un des points cruciaux de son premier témoignage en tant qu’AE, publié dans La Cause freu-
dienne, no 77, février 2011, p. 176.
145
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 146
Actualité de la passe
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
tage des secrets qui avaient scellé le silence des familles. Comme vous l’avez dit en
introduction, il n’est plus nécessaire que le nom reste caché à la fin de l’analyse. Néan-
moins, cela ne résout pas la question qu’il n’ait plus à être caché : trop découvert, il
risque d’être surexposé, ce qui serait source d’autres difficultés. Je dirai que la solu-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
tion n’est ni dans « Guy », ni dans « Élie », ni dans aucune écriture. « Guy-Élie » ne
peut convenir car le tiret ou trait d’union répéterait le pacte maudit des familles –
« Élie » tirant du côté de ma famille paternelle, là où « Guy » tire du côté de ma
famille maternelle. En fait, il y a là quelque chose qui est à la fois délocalisé et inlo-
calisable. Il n’y a pas d’écriture possible, pas de signe qui convienne. Je suis donc avec
cet inlocalisable. Au fond, l’écriture qui conviendrait, et qui n’a pas court dans la
langue française, serait celle que permet le castillan : la simple juxtaposition des deux
prénoms, laissant sa signification à chacun. J’ajoute une dernière chose d’actualité :
mon témoignage a été traduit par les collègues d’Israël, en hébreu donc. Quand je
l’ai reçu, je me suis dit qu’il n’y avait que par cette lettre que cela pouvait s’écrire,
comme si cette lettre, en hébreu, venait comme mathème.
Éric Laurent — Même si l’hébreu est une langue qui permet une notation conso-
nantique, non pas idéogrammatique, je suis d’accord, dans la mesure où le mot n’a
pas la fonction de dernier mot : il a la fonction de marquer, d’être la trace de la
marque, impossible à noter comme telle. Leonardo Gorostiza29, lui, a eu besoin de
fabriquer avec des tirets un oxymore qui n’est pas dans la langue et auquel il rajoute
« sans mesure » ; vous, au contraire, vous montrez que cette solution ne vaut pas
dans votre langue, et même si vous approchez la solution dans une autre langue exté-
rieure, cela conserve la structure d’une notation impossible, dont on voit, finale-
ment, comment elle peut se nommer de différentes façons : l’être, vide, point d’où
l’on peut écrire ou bien, énergie ; c’est ce qui vient marquer ce point où ça ne s’écrit
pas. Néanmoins, cela prend la forme de ce qui devrait être écrit là, à cette place.
D’où l’idée que cela permet aussi de comprendre cette place, le fait qu’il y ait une
place et pourtant quelque chose qui pourrait ne pas s’écrire.
Pourquoi Lacan dit-il de l’écriture qu’elle est un effet de discours ? C’est très
29. Gorostiza L., « La densité d’un vide », La Cause freudienne, no 75, juillet 2010, p. 75.
146
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 147
étrange comme formulation. Dans Encore, à un moment, il dit cela, qui revient, non
à valoriser l’écriture à partir des signes de notation, mais à la marquer à partir de la
place. Il y a écriture parce qu’il y a une place qui s’isole, à partir de quoi il peut y avoir,
en effet, des signes d’emprunt de notation qui s’y agrègent. Lacan parle aussi d’« effet
de discours » en 1961, quand il commente les travaux du grand théoricien de l’écri-
ture qu’était James G. Février. Il notait alors que l’écriture a d’abord servi à noter tout
autre chose que la langue : les bœufs, les moutons, etc., soit des tas de trucs qui ne
se prononçaient pas. On ne pense pas qu’à ce stade-là, ces signes écrivaient la langue.
Les gens vocalisaient sans doute que lorsqu’il y avait dans la petite bourse trois calcu-
lées cela voulait dire trois moutons ou trois cents, ils prononçaient sans doute « trois
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
moutons » ou « trois cents moutons », mais cela n’écrivait pas pour autant le mot
mouton. Cette écriture du mot est arrivée plus tard, quand les signes ont servi à écrire
la langue. Donc quand nous parlons des signes de notation qui ont eu cours à tel ou
tel moment, je trouve que chaque exposé permet de saisir que cela ne désigne pas
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Patricia Bosquin-Caroz — Cela me fait penser que le travail de fin d’études que j’avais
réalisé alors que j’étais très jeune, à la sortie de l’université, portait sur l’écriture de
Marguerite Duras. Ce que je cherchais dans l’écriture de Duras c’était l’écriture d’un
vide. J’avais à l’époque appelé cela, naïvement, « de La femme au devenir femme »
et je cherchais la féminité dans cette écriture, sinon du vide, du moins de cette
absence, qui est au cœur du texte de Duras.
Clotilde Leguil — Juste une réflexion qui m’est venue à partir des deux interprétations
qu’ont rapportées P. Bosquin-Caroz et A. Lysy. D’un côté, vous êtes « la plus grande
bouffeuse d’émotions » et d’un autre côté « vous êtes une coureuse ». « Vous êtes la
plus grande bouffeuse d’émotions, la première… rencontrée dans la clinique », cette
nomination-là, si j’ai bien compris, au moment où elle est entendue, fait disparaître
en même temps cet être.
Clotilde Leguil — C’est donc une nomination qui nomme ce que vous êtes en même
temps qu’une impasse et donc, cela fait disparaître cet être. Au contraire, « vous êtes une
coureuse » est une nomination qui indique plutôt une solution pour l’être, un mode
d’être plus qu’une impasse. Est-ce que ce ne sont pas deux statuts de la nomination ?
147
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 148
Actualité de la passe
soir, c’était que ces nominations, finalement, on pouvait s’en passer, mais qu’on
pouvait, peut-être, s’en servir pour une nomination sinthomatique c’est-à-dire qui
« réaménage », d’une certaine façon, l’adresse à l’Autre.
La question de l’après-passe a aussi été posée et à cet égard, je voulais poser à nos
collègues, quoique leur passe soit encore proche, une question : cette nomination
sinthomatique que le sujet peut « se » fabriquer à la fin de l’analyse n’est-elle pas,
elle-même, susceptible, sinon de disparaître, du moins de s’effacer pour être reprise
ensuite, de façon nouvelle, à partir de nouveaux éléments de lalangue et qui l’orien-
tent différemment, qui la déplacent, la remanient peut-être ?
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Éric Laurent — Vous-même, qui êtes dans l’après-passe, quelle est votre idée ? Cela
s’efface comme la figure de l’homme sur la grève ? Ou non ?
Rose-Paule Vinciguerra — Cela s’efface, c’est vrai et un jour, on se dit qu’on a oublié.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Sonia Chiriaco — À la fin de mon exposé, j’ai voulu donner cette perspective-là : une
déclinaison des nominations avec, me semble-t-il, un point de fuite. On n’est pas
nommé et puis quitte avec cela. Ce que font apercevoir la fin de l’analyse, puis la
nomination d’AE, puis les premiers témoignages, le premier puis le deuxième, c’est
que cela avance comme cela : il n’y a pas une nomination.
Éric Laurent — Pour le coup, s’il y avait une nomination, ce serait une nomination
à, à ça et pas autre chose. Ce serait terrible, puisque ce serait une assignation à
demeure, ce ne serait même pas le tadvamasi du Bouddhisme que reprenait Lacan
dans « Fonction et champ de la parole et du langage… », où « tu es ça » est accom-
pagné par le fait que toute chose est fluctuante, que l’être fondamentalement se
dérobe. C’est ce qui fait que le ressort de l’ascèse peut être un « tu es ceci », mais
comme « ceci » n’a pas plus d’existence que tout le reste de ce qui est sous le voile de
Maya, la vie est supportable. Sans quoi, ce serait « tu es ça et ça seulement », tu as le
concept de toi-même et après…
148
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 149
Anne Lysy — Elle ne court plus sous l’impératif, je pense que c’est là toute la diffé-
rence. On m’a posé la question en Espagne : « comment est-ce que vous accordez ce
truc, “coureuse”, comme nom sinthomatique à “la liane autour du vide” ? » J’ai trouvé
cette question extrêmement pertinente.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Seguin, autour du piquet, il y a le piquet, il y a la liane…
Éric Laurent — Là, quand même, cela desserre la chose, courir autrement. C’est
comme ce Jamaïcain génie de la course à pied, Usain Bolt : au lieu de l’entraînement
occidental à la douleur, etc., il s’entraîne uniquement avec ses amis, son quartier et
la musique à fond la caisse, il est porté par ça. Ça, c’est courir autrement et à part cela,
il est d’une rapidité folle, étonnante.
Participante — Ainsi, vous avez parlé d’une nomination qui permet d’abord un
desserrage des identifications et un desserrage de jouissance, donc là, il y avait l’idée
de quelque chose qui vient se substituer comme une forme de sublimation. Là où ça
étouffait, le sujet respire. Ensuite, quelque chose, au contraire, se serre autour d’une
jouissance, ce que permet la nomination « la coureuse ». Peut-on penser, chronolo-
giquement, que la désupposition du sujet supposé savoir permet d’arriver au dernier
serrage d’une jouissance qui serait plus positive ?
Éric Laurent — Pour reprendre un mot que vous avez introduit, en effet c’est un
serrage. Le serrage d’une jouissance, c’est aussi bien ce que Freud pouvait décrire
comme des processus sublimatoires dans l’analyse, d’où le paradoxe, souligné par
Lacan, de la sublimation chez Freud, qui est sans refoulement. Cela a posé un
certain nombre de problèmes difficiles aux postfreudiens et mérite d’être repris et
développé.
149
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 150
Actualité de la passe
Anne Lysy — Je pense que la « chronologie » évoquée dans votre question est à
prendre comme un temps logique. En outre, l’analyse n’est pas une ligne droite –
temps 1, temps 2, temps 3. Je me la représente plutôt comme une espèce de boucle,
il faut faire le tour plusieurs fois et à plusieurs moments, il y a des phénomènes de
serrage qui peuvent se présenter.
Éric Laurent — Serrages et desserrages sont aussi une façon de qualifier, avec des
instruments topologiques, le va-et-vient de la pulsion. Il y a le battement, puis le
serrage et le desserrage : jusqu’où est-ce qu’on peut border ce type de phénomènes
aussi bien avec le battement ?
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Nous continuerons à articuler cela, avec toute la précision possible.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
150
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 151
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Progrès en psychanalyse assez lents
Jacques-Alain Miller
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Si j’ai placé ce que j’ai pu vous dire l’an dernier sous le titre « Vie de Lacan » , 1
est-ce pour vous entretenir cette année de l’œuvre de Lacan ? La vie et l’œuvre est un
binaire connu. Y a-t-il, à vrai dire, l’œuvre de Lacan ? S’il y a un mot qui est absent
chez lui, un mot qu’il ne prononce et n’écrit jamais pour désigner le produit de son
travail, c’est bien celui d’œuvre. Plutôt s’est-il attaché à ne présenter ce qu’il donnait
au public que comme des hors-d’œuvre, annonçant indéfiniment le plat de résis-
tance, destinés à mettre en appétit pour la suite – La suite au prochain numéro ! Lacan
n’a jamais proposé de menu que sous la forme d’un feuilleton – celui de son Sémi-
naire. Actualisons. Voyez, les séries télévisées à l’américaine, aujourd’hui à la mode,
où l’on voit chaque année les mêmes personnages repartir pour de nouvelles aven-
tures. Le Séminaire de Lacan, c’est aussi une série.
I. ARCHITECTONIQUE DU SÉMINAIRE
S’il y a une œuvre de Lacan, c’est le Séminaire qui en donne l’axe. Le Séminaire
est, si j’ose dire, le Grand Œuvre de Lacan. Un interminable work in progress dont le
corps est fait de pas moins de vingt-cinq livres – c’est ainsi que je les ai appelés – qui
vont des Écrits techniques de Freud à celui intitulé « Le moment de conclure ».
Ce massif de vingt-cinq livres est lui-même débordé à ses extrêmes. Avant le Sémi-
naire des Écrits techniques de Freud, on compte en effet deux séminaires qui avaient été
donnés dans l’intimité de la maison de Lacan : le premier sur « L’homme aux rats » et
Miller J.-A., « L’orientation lacanienne » [2010-2011], « L’être et l’Un », leçons des 19, 26 janvier, 2 & 9 février 2011. Texte
transcrit et établi par Jacques Péraldi, édité par Nathalie Georges & Yves Vanderveken pour La Cause freudienne. Non relu
par l’auteur.
1. Cf. Miller J.-A., « L’orientation lacanienne. Vie de Lacan » [2009-2010], inédit.
L’orientation lacanienne
le second sur « L’homme aux loups », deux cas de Freud. Après « Le moment de
conclure », nous avons encore trois séminaires. Deux d’entre eux sont voués à la
topologie des nœuds, sous les titres de « La topologie et le temps » et « Objet et repré-
sentation ». Leur sténographie témoigne qu’il n’en reste que peu, même si j’ai pu en
sauver quelques articulations. Puis nous avons le troisième, le séminaire ultime,
contemporain de la dissolution de l’École freudienne de Paris et de la tentative de
Lacan de créer une nouvelle École. Les leçons de ce dernier séminaire avaient été
écrites à l’avance ; elles subsistent intégralement.
Nous avons donc une amplitude de trente années : de 1951 à 1981. Trente années
qui forment, dirait-on, l’époque lacanienne de la psychanalyse, s’il ne fallait en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
remettre encore trente de plus pour que le Séminaire prenne une forme achevée.
Aujourd’hui, nous y sommes ! La somme est là, ou presque. Je dis ou presque, parce
qu’il reste à la publier.
J’ai évoqué les deux séminaires topologiques de Lacan : « La topologie et le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
temps » et « Objet et représentation ». Je peux vous dire que ce qu’il en reste sera
publié en annexe du livre XXV, intitulé « Le moment de conclure ». En ce qui
concerne les deux séminaires initiaux, on ne dispose que du second, celui consacré
à « L’homme aux loups », et seulement sous la forme d’indications, de notes d’audi-
teurs qui ont circulé dans le milieu des élèves de Lacan. J’en ai établi le texte et je
compte le publier avec le séminaire ultime, celui de la dissolution de l’École freu-
dienne de Paris, dans un petit volume intitulé Aux extrêmes du Séminaire. Pour finir
de faire le point sur la publication qui reste à venir du Séminaire, j’indique que je
rassemble en un seul volume les Séminaires XXI et XXII, « Les Noms-du-Père » et
« R.S.I », et, dans un autre volume, les Séminaires XXIV et XXV, « L’insu que sait de
l’une-bévue s’aile à mourre » et « Le moment de conclure ».
Mis à part le petit volume Aux extrêmes du Séminaire, restent donc huit livres à
paraître. J’essayerai de convaincre l’éditeur de les faire sortir à raison de deux par an,
ses intentions à lui étant de n’en faire paraître qu’un durant cette même période. Je
compte que la vox populi se manifeste avec suffisamment d’insistance pour qu’il
veuille bien accélérer cette production et que l’on dispose enfin de la suite des Sémi-
naires que Jacques Lacan a laissés derrière lui.
Lacan n’a jamais dit : « mon œuvre ». Il ne disait pas davantage : « ma théorie ». Il
disait : « mon enseignement ». Il ne s’est pas voulu un auteur. Il ne s’est pas pensé, ni
identifié à la position d’un auteur, mais à celle d’un enseignant. Comme ce mot
d’enseignant est galvaudé, disons d’un mot, qu’il a d’ailleurs lui-même employé, qu’il
s’est identifié à la position d’un enseigneur. Cela ne veut pas seulement dire que son
Grand Œuvre est oral. Qu’est-ce qui distingue un auteur d’un enseigneur ? C’est
d’abord que l’auteur a des lecteurs, tandis que l’enseigneur a des élèves. Avec en plus
ceci, que l’auteur parle potentiellement pour tous, alors que l’enseigneur parle pour
quelques-uns – ce qui nous évoque, bien sûr, les happy few, de Shakespeare à Stendhal.
Les quelques-uns qui ont formé l’adresse de Lacan – adresse constante par-delà
les traverses qui ont renouvelé ses auditeurs – étaient des psychanalystes. Lacan s’est
152
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 153
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
jour devant moi. Certes, il était en même temps travaillé par le vœu que cela n’en
restât point là, mais il y fallut l’occasion, qui ne vint que tard.
Le Séminaire ne devient une œuvre et Lacan ne devient auteur que par l’office,
le truchement d’un autre qui prend sur lui cette transformation, qui s’en fait l’agent.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Cet effet de transformation est de passer de ce qui fut plus ou moins audible au
lisible. C’est une transformation qui, si je puis dire, universalise ce discours.
Lacan a été par ailleurs un auteur. Il y a les Écrits2 et il y a, depuis dix ans, les
Autres écrits. Lacan a commencé à écrire avant de faire son Séminaire, mais une fois
celui-ci commencé, ses écrits en ont été autant de dépôts, de cristallisations, de
chutes, de rebuts. Ses écrits, a-t-il dit, sont des témoignages des moments où il aurait
spécialement senti des résistances à le suivre dans son Séminaire.
Très généralement, ses écrits ont aussi été des occasions qui ont suscité chez lui le
mouvement de boucler par l’écriture une articulation, le plus souvent sous le coup
d’une demande. Les écrits de Lacan ont, un par un, une adresse. Ils ont été adressés
à ceux qui lui demandaient d’écrire, de la même manière qu’il m’était arrivé de lui
demander une préface au Séminaire XI, ou d’écrire Télévision lorsqu’il s’était
démontré incapable d’improviser devant une caméra. Enfin... Il était parfaitement
capable d’improviser devant une caméra, mais quand on filme, on reprend, il y a des
raccords. Entre les prises, la réflexion de Lacan, elle, continuait d’avancer, ce qui
faisait que lorsqu’on devait faire un raccord, ce n’en était jamais un. Au bout d’une
journée, on avait compris que sa pensée ne tenait pas en place. Il avait donc été néces-
saire d’arrêter les frais, et je lui avais dit : Il va falloir que vous écriviez tout ça – ce qu’il
avait fait.
Sans doute que ses écrits, d’une façon que j’ignore ou qui m’est moins familière,
ont tous été rédigés à la demande. Demande de délivrer un rapport pour un congrès,
demande de participer à une encyclopédie, demande de participer à un colloque,
demande de faire une préface, demande de passer à la radio ou à la télévision,
2. Cf. Lacan J., Écrits, Paris, Seuil, 1966 & Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
153
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 154
L’orientation lacanienne
c’est-à-dire des occasions. Le dernier texte des Écrits, intitulé « La science et la vérité »,
avait par exemple été écrit par Lacan parce que je lui avais demandé un texte pour une
publication de l’École normale supérieure, où j’étais élève à l’époque ; une publication
que je comptais faire sortir. Je lui avais demandé d’écrire quelque chose pour le numéro
1. Ce fut donc ce texte, « La science et la vérité », qui achève le recueil des Écrits.
Je dis qu’il s’agit d’occasions, puisque la rédaction des écrits de Lacan est – je crois
bien, sans exception – marquée de contingences, alors que la poursuite du Séminaire
obéit à une nécessité, disons, interne. C’est par rapport à cette extraordinaire conti-
nuité d’un séminaire poursuivi pendant trente ans, que les écrits de Lacan sont à
situer : ils en scandent un moment, ils en cristallisent une articulation, ils précisent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
ce qui auparavant figurait comme approximation.
Désormais, on lira Lacan dans une dialectique entre ses écrits et les séminaires,
même s’il y en avait déjà beaucoup qui étaient là auparavant : treize, si je ne me
trompe. Mais l’ensemble complété – qui est à mon regard déjà accompli, même s’il
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
ne vous est pas encore parvenu – change après coup la nature des éléments. Cet effet
d’après-coup va se produire sous peu et pour tous.
Les écrits, occasions de fixer la doctrine
Loin de moi l’idée de dévaloriser ce que Lacan a produit comme écrits. Rien de ce
que j’évoque ici ne va dans ce sens. Je sais bien qu’un certain nombre de prosateurs
célèbrent le Lacan du Séminaire – ce Séminaire qui les faisait vibrer – et déplorent, par
contre, la rugosité de son style écrit, le qualifiant d’illisible, de maladroit, de torturé.
Ce n’est absolument pas mon point de vue. Ce qui se passe dans l’écrit, par l’écrit,
Lacan en avait d’ailleurs distingué la fonction bien avant qu’elle ne soit mise à l’ordre
du jour de la pensée de la philosophie contemporaine. Il a tout à fait donné sa place
à la fonction de l’écriture, spécialement dans son Séminaire IX sur l’identification,
dans les termes les plus précis, évoquant même une primauté de l’écriture.
C’est par l’écrit que Lacan fixe sa doctrine, l’usage propre de ses termes. C’est là
qu’il sépare, si je puis dire, le bon grain de l’ivraie, qu’il sélectionne dans son Sémi-
naire ce qui mérite, à son gré, d’être isolé, d’être préservé. Dans son Séminaire, Lacan
fait des tas de tentatives, s’avance dans des tas de directions, s’aventure parfois, même
si c’est d’une façon mesurée, dans certaines rêveries, et pousse jusqu’au bout certaines
analogies. Dans ses écrits, par contre, il fait le partage entre ce qui mérite d’être
préservé sous cette forme et ce qui peut, si je puis dire, rester dans son placard.
J’ai d’autant moins l’idée de dévaloriser les écrits de Lacan, que ce sont eux qui,
sur un plan plus personnel, m’ont conduit à lui. Sur l’injonction de Louis Althusser,
j’avais pris connaissance, fin 1963, des articles de Lacan qui étaient disponibles en
librairie. C’est par là, précisément, que j’avais été happé.
Le Séminaire, lieu de l’invention
Cela étant dit, il reste que les écrits de Lacan s’enlèvent et se détachent sur le fond
du Séminaire. Le Séminaire est, à proprement parler, le lieu de l’invention, celui d’un
154
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 155
savoir. Étant donné que les proches d’Althusser ont remis les archives de ce dernier
à un institut-musée, on a aujourd’hui une lettre que Lacan avait adressée à Althusser,
le 21 novembre 1963, au moment où, à la recherche d’un abri, il avait pris langue
avec cet enseignant de l’École normale supérieure afin d’obtenir une salle où il pour-
rait faire son Séminaire, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Il y fit,
d’ailleurs, ensuite, ses quatre séminaires suivants. Lacan écrivait à Althusser en
novembre 1963 et y parlait de son Séminaire à partir du livre I, Les écrits techniques
de Freud, premier séminaire public qu’il avait tenu dans un amphithéâtre de l’hôpital
Sainte-Anne, son protecteur étant, à l’époque, le docteur Jean Delay : Le Séminaire
où j’essayais, depuis dix ans, de tracer les voies d’une dialectique dont l’invention fut pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
moi une tâche merveilleuse.
Ce dernier adjectif, merveilleuse, nous donne un petit aperçu sur ce qu’a été, pour
Lacan, la joie, et même, pour dire le mot, la jouissance qui était sienne de faire ses
séminaires. Jouissance dont il passe suffisamment quelque chose dans ceux-ci pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
que, vieux d’un demi-siècle, ils ne soient pourtant pas reçus quand ils paraissent – et
paraîtront – comme le témoignage de ce que l’on pensait jadis, mais comme au
présent et comme indiquant des voies d’avenir. Je peux prendre faveur de cette expres-
sion de Lacan pour témoigner, au moins une fois, que ma tâche concernant le Sémi-
naire est aussi pour moi une tâche merveilleuse, qui va me manquer. Tout à l’heure,
je dirai précisément comment je vois cette tâche, comment je la vis.
Lire le Séminaire, c’est assister à l’invention d’un savoir à l’état naissant. On ne
peut pas dire que ça verse dans le dialogue, encore que Lacan, ici et là, donne la
parole à certains. C’est pourtant une invention qui suppose – je l’ai dit – une adresse
à l’Autre, une adresse à des psychanalystes, et cela, sans que leur qualification soit
nécessairement validée par Lacan. C’est, au contraire, un thème récurrent du Sémi-
naire qui s’invente que la mise en question de la qualification de cet Autre-là, la mise
en question de la qualification des psychanalystes. Ça ne prend pas la forme de
l’éloge, c’est le moins que l’on puisse dire ! Il y a cependant un hommage constant,
à savoir que ce discours se fait pour les psychanalystes. J’ai été saisi – spécialement
dans le dernier Séminaire auquel je me suis attaché, « L’identification », que j’avais
réservé pour la bonne bouche, étant donné les difficultés spéciales qu’il présente – par
le nombre de fois où Lacan dit : « pour vous ». Et voilà ce que j’ai construit pour vous…
Et voilà pour vous, et pour vous, et pour vous... J’ai dû en enlever certains dans le texte,
parce qu’ils commençaient à faire bouchon. Il y a donc, à cet égard, un hommage
constant. Le Séminaire est, lui-même, un hommage aux psychanalystes.
Mais à l’intérieur de cet hommage, qu’est-ce qu’il traite mal ses auditeurs psycha-
nalystes, Lacan ! Sont-ils seulement à la hauteur ? – eux qui ont le plus souvent
recours à des alibis, et qui, plutôt que de penser la chose même à laquelle ils ont
affaire, oublient les choses essentielles qui leur ont été dites. Il faut donc répéter,
insister. Lacan l’a dit : l’insistance est la mamelle de l’enseignement. Néanmoins, ces
psychanalystes sont les témoins de l’invention, au sens où ce sont eux qui peuvent
témoigner de l’adéquation des propos de Lacan à ce dont il s’agit dans l’expérience
155
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 156
L’orientation lacanienne
analytique, à ce qui se passe dans cette expérience, à ce qui s’y révèle des faits de
transfert, d’une vérité intime, y compris de ses variations. Lacan tient son Séminaire
sur le fond de cette communauté d’expérience, sur le fond de ce que ces psychana-
lystes, si défaillants qu’ils apparaissent dans son discours, ont en commun avec l’en-
seigneur : l’expérience des phénomènes d’analyse. Qu’ils n’y comprennent rien, c’est
une chose. Qu’ils prennent ces phénomènes à l’envers et qu’ils soient conduits dans
des impasses, peu importe ! Ils sont néanmoins en contact avec la chose même.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Mon travail de truchement, je l’avais qualifié au moment où je le commençais, en
disant que j’établissais un texte. J’avais dit cela avec un certain humour, dans la mesure
où j’indiquais en même temps qu’il s’agissait d’établir un texte, dont l’original n’exis-
tait pas. Si j’ai employé le terme d’établir, c’est parce que c’est le vocable qu’on emploie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
quand il s’agit de donner des éditions des textes antiques, grecs ou latins. On dit alors
en français : texte établi par. Au moment où je m’étais mis à la tâche d’établir le Sémi-
naire, je n’avais pas si loin derrière moi le moment où je pratiquais Tacite, voire
Aristote, dans l’édition Les Belles Lettres, où se répétait cette expression de texte établi
par et où les notes marquaient les différentes versions, selon les copies des manuscrits.
En ce qui concerne le Séminaire, l’original n’existe pas, puisqu’il n’y a pas de
manuscrit. Il n’y a que la sténographie d’un discours oral. Si je dis que l’original
n’existe pas, ce n’est pas seulement en raison des erreurs de la sténographie. Ça tient
à la nature même de ce qu’est un discours authentiquement oral, c’est-à-dire un
discours qui n’est pas la simple lecture d’un texte écrit. Comme on le sait, Lacan
improvisait son discours à partir de notes écrites, en donnant libre cours, à partir de
ces pilotis, à ses inventions du moment. La sténographie garde la trace de ce qui
différencie profondément le cours oral de l’expression de son cours écrit. Vous
commencez à dire quelque chose, jusqu’à un moment où vous apparaît une façon de
le dire mieux. Vous pouvez alors vous arrêter et dire : je reprends, mais c’est lourd.
C’est souligner vous-même votre erreur. Au moment où vous apparaît une meilleure
façon de dire ou un angle qui est préférable pour saisir ce dont il s’agit, voilà qu’en
continuité vous dérivez par rapport à votre intention première, pour suivre ce qui
vous est ensuite apparu. Dans la sténographie, vous n’avez qu’une phrase, alors que
cette phrase est intérieurement rompue par la divagation de l’intention. Si vous la
reproduisez telle quelle, vous avez un charabia, vous n’avez rien qui se suive, ce qui
dans l’audition a pu passer en raison de l’inattention générale, de la gestuaire, voire
de l’intonation. Il arrive aussi que le discours oral se précipite vers une conclusion qui
happe l’orateur lui-même : il brûle les étapes.
Traduire la langue de Lacan
Dans ce qui est mon travail, il ne s’agit pas de restituer simplement ce que Lacan
a dit. Il suffirait alors de dactylographier la sténographie, à quoi d’ailleurs se vouent
156
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 157
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
était prononcée pendant qu’il les dessinait. Là, si on ne prend pas pour règle ce qu’il
a voulu dire, on n’y comprend absolument rien. Il s’agit donc bien de l’intention
telle que l’on peut la reconstituer à partir de ce que Lacan a dit. Autrement dit, si
j’avais à qualifier à partir de là ce que j’ai fait, et peut-être ce que j’aurais dû faire
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
157
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 158
L’orientation lacanienne
Il dit aussi qu’avant d’être volume, l’architecture a mobilisé et arrangé des surfaces
autour d’un vide. C’est ainsi que je me représente l’architectonique lacanienne : orga-
niser des surfaces autour d’un vide. Je pourrais même donner comme emblème du
Séminaire – chemin de l’invention d’un savoir – ce premier objet topologique dont
Lacan a traité : le tore. Cet objet se représente au mieux par l’image d’une chambre
à air ou d’un anneau, c’est-à-dire un cylindre recourbé dont les deux bouts viennent
s’accoler. C’est le premier objet que Lacan met en scène dans son Séminaire IX, dont
on trouve déjà, en passant, une allusion dans son écrit « Fonction et champ de la
parole et du langage… »4 Il y a dans ce texte une allusion à la forme de l’anneau. C’est
donc par là que Lacan introduit la topologie dans la psychanalyse.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Dans cette figure du tore, il oppose avec beaucoup de précautions deux dimen-
sions ou deux formes d’existence du trou. Le premier est le trou interne, celui qui est
déjà présent dans le cylindre et autour duquel on enroule une surface qui, donc, se
trouve creuse. Le second trou est le trou central du tore, celui par lequel il commu-
nique avec l’espace environnant. Il y a le trou qui est pris dans le cylindre, et puis il
y a le second trou qui perce le tore verticalement.
Lacan développe longuement l’opposition de ces deux trous pour en proposer,
ensuite, un usage métaphorique, illustrant par ce moyen le rapport de la demande
et du désir. Il invite à tracer, autour du corps cylindrique du tore, des cercles en
spirale, et propose métaphoriquement que ces cercles qui tournent autour de la
chambre à air représentent la répétition et l’insistance de la demande : la demande
se réitère. Autour du trou interne, nous avons cette première représentation des tours
multiples de la demande qui finissent par se boucler au terme du circuit. Lacan fait
alors remarquer que, du seul fait que ces cercles se sont bouclés autour du corps
cylindrique, ils se trouvent invisiblement entourer le trou central. Ce trou central, il
l’identifie, toujours métaphoriquement, à l’objet du désir. Aucun des tours de la
demande n’enveloppe cet objet, mais le corps complet des tours de la demande finit
par dessiner le trou central.
Je n’évoque cela – nous y reviendrons éventuellement cette année – que pour dire
que c’est sur ce modèle que je me représente aujourd’hui le Séminaire de Lacan. Les
séminaires qui se poursuivent s’enroulent comme les tours de la demande, se réitérant
année après année et, il faut bien le dire, jusqu’au bout, tant que Lacan a eu voix. Mais
ils forment en même temps l’entour d’un vide central. C’est en direction de ce vide que
le Séminaire progresse. C’est ce vide qui est en quelque sorte le ressort de la réitération,
le ressort de ce work in progress. Il faudra peut-être mettre un nom sur ce vide.
4. Cf. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », Écrits, op. cit.
158
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 159
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
ton habituel. Ces couplets ont évidemment leur place. Ils ont toujours leur place
dans une argumentation.
Quelle est-elle, cette argumentation ? D’une part, c’est une déduction. Il n’y a pas
de doute qu’à cet égard Lacan est, sinon logicien, du moins logique. Il procède selon
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
5. Cf. Perelman C., Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, avec Lucie Olbrechts-Tyteca, Paris, PUF, 1958.
6. Cf. Courteline G., Un client sérieux, Paris, Le Livre de Poche, 1967.
159
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 160
L’orientation lacanienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Autrement dit, ma traduction de Lacan, s’oriente avant tout sur l’argumentation.
C’est à partir de l’idée que ça doit être bien déduit, qu’il doit y avoir une argumen-
tation impeccable, que je lis les détritus de la sténographie et que je constate que ça
y est. Je constate que ça y est, parce que j’en ai assez fait pour en avoir la conviction
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
7. Cf. Fichte J. G., Doctrine de la science, Paris, Le livre de poche, coll. Classiques de la philosophie, 2000.
160
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 161
autonome de l’autre et lui donner, non pas telle pensée déterminée, mais seulement les
indications pour la penser lui-même.
C’est là ce que fait Lacan dans ses écrits mais aussi dans ses séminaires : il donne
les indications pour que l’on pense par soi-même. C’est une idée qu’il exprime
lui-même à la fin de l’« Ouverture » des Écrits. Il l’exprime à sa façon, mais c’est la
même idée que celle de Fichte : « Nous voulons du parcours dont ces écrits sont les
jalons et du style que leur adresse commande, amener le lecteur à une conséquence
où il lui faille mettre du sien. »8
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Puisque je suis sur l’un des auteurs majeurs de l’idéalisme transcendantal, je vais
conclure en vous donnant l’orientation que j’ai retrouvée dans Schelling, dans un de
ses petits traités sur l’explication de l’idéalisme de la Doctrine de la science.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
« On devrait penser que seul un homme qui a, lors des recherches empiriques, assez
souvent senti combien à elles seules, elles contentent peu l’esprit, senti que précisé-
ment les problèmes les plus intéressants qui s’y trouvent, vous renvoient si souvent à
des principes supérieurs, et avec quelle lenteur et quelle incertitude on progresse en
elles sans idée directrice ; seul un homme qui a appris, par une expérience multiple, à
discerner l’apparence et l’effectivité, l’inanité et la réalité des connaissances humaines ;
seul un tel homme, fatigué par maintes vaines recherches qu’il s’est à lui-même propo-
sées dans l’ignorance de ce dont l’esprit de l’homme est capable ; seul un tel homme
soulèvera en lui, avec un complet intérêt, avec une claire conscience du sens de ce qu’il
demande, la question : qu’est-ce qui, à la fin, est réel dans nos représentations ? »9
Réel se dit, dans le texte allemand, das Real. « Qu’est-ce qui, à la fin, est réel [Real]
dans nos représentations ? »
Cette question est, au fond, ce qu’il y a de plus naturel au psychanalyste.
Non pas par rapport à la représentation, qui est portée à son culmen par l’idéa-
lisme transcendantal, mais dans la dimension des paroles, dans tout ce qui se charrie
dans une analyse, tout ce qui s’y charrie de récits, d’anecdotes, de déplorations, de
reproches, d’approximations, de vœux, de mensonges, de demi-vérités, de repentirs,
de soupirs, de paroles qui en définitive, comme le disait Lacan, ont bien peu de
valeur, qu’est-ce qui dans tout ça, à la fin, est le réel ?
Je dis que ce qui oriente la tâche merveilleuse de cette invention de la dialectique
dont Lacan a parlé et qui est déposée dans les tours spiralés du Séminaire, c’est cette
question, la question que Schelling formule : qu’est-ce qui, à la fin, est das Real ?
La grande réponse de l’enseignement de Lacan à cette question, c’est d’abord que
le réel, c’est le symbolique. C’est le symbolique, parce que ce qu’il appelait le réel à
161
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 162
L’orientation lacanienne
cette date, était exclu de l’analyse. Ce qu’il isolait comme le réel dans la cure analy-
tique, dans le sujet, c’était le noyau du symbolique – à l’occasion incarné par la phrase –,
le symbolique dans son opposition à ce qu’il s’agissait de traverser comme un écran,
à savoir l’imaginaire. Disons que ce qu’on a appelé l’enseignement de Lacan, qui se
tient essentiellement dans les six premiers Séminaires, des Écrits techniques de Freud
au « Désir et son interprétation », c’est le symbolique comme réel de l’imaginaire. Le
symbolique est ce qu’il y a de réel dans l’imaginaire.
Il faut la rupture du septième Séminaire, L’éthique de la psychanalyse, pour que le
réel retrouve ses couleurs à distance du symbolique et de l’imaginaire, ceux-ci prenant
alors statut de semblants. Ce réel apparaît alors comme indexé par le mot allemand
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
de das Ding – ce qui me faisait me référer à Fichte et Schelling entre Kant et Hegel.
Le réel apparaît comme indexé par das Ding, la Chose, qui est une référence par
laquelle Lacan indiquait la pulsion.
C’est là ce qui, cette année et dans le fil du Séminaire de Lacan, fera notre ques-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
tion.
Pour Freud, pour le dire vite, ce qui à la fin est réel, c’est la biologie. À la fin des
fins, pour Freud, le réel c’est la biologie. Si je veux encore rester dans le court-circuit,
je peux dire que ce qui, à la fin des fins, est réel pour Lacan, c’est la topologie. À
savoir, ce qui n’est nulle matière, ce qui n’est que pure relation d’espace, ou même,
un espace que l’on doit, par rapport aux autres, marquer de négation, un n’espace qui
indique qu’il ne s’agit de rien de sensible. Si s’agissant du Séminaire « L’identifica-
tion », Lacan utilise encore les figures topologiques comme des illustrations ou
comme des métaphores, et s’il a, au-delà même de son « Moment de conclure »,
continué de traquer la topologie, c’est qu’il y a vu, qu’il y a situé, en son non-sens,
le réel.
Dans tout ce qu’énonce Lacan, les guillemets sont toujours constants. Dans son
Séminaire, il ne s’exprime jamais sans dire « si je puis dire », « pour ainsi dire », « ce
qu’on appelle ceci ». Il prend tout avec des pincettes, ce qui veut dire justement qu’il
prend tout comme des signifiants avec lesquels on essaye maladroitement de capter
ce qu’il en est du réel. C’est d’ailleurs pourquoi je suis obligé, quand je le mets en
forme de façon lisible, d’enlever un certain nombre de ces expressions, faute de quoi
on ne pourrait plus lire. En conservant les « pour ainsi dire » et les « ce qu’on appelle
ceci », on doublerait le volume du Séminaire. J’en laisse suffisamment pour que l’on
saisisse que l’atmosphère même du discours de Lacan, l’essence même de son énon-
ciation, c’est de prendre les choses, les mots, entre guillemets. Ce sont des façons de
parler, et les façons de parler sont aussi des façons d’effacer ce dont il s’agit.
Cette « attitude propositionnelle » – je peux le dire ainsi, tout comme le disait
Bertrand Russell – a été celle de Lacan depuis toujours. Il disait même que lorsqu’il
était étudiant, il était celui qui disait : « Ce n’est pas tout à fait ça ». Mais parfois,
quand on se tient à cette discipline, c’est précisément tout à fait ça. En particulier,
quand on trouve le mot juste. Souvent, pour trouver le mot juste, il faut le déformer,
il faut qu’il arrive à traverser le mur du signifiant et du signifié. On ne passe pas le
162
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 163
mur du signifiant et du signifié sans le déformer quelque peu, et c’est alors, parfois,
tout à fait ça. Quand je dis que pour Lacan – il l’a dit lui-même une ou deux fois –
la topologie, c’est le réel, je le dis sans guillemets, au sens où, pour Lacan, c’était tout
à fait ça.
La topologie : un nouvel imaginaire
Je me suis servi de mes mains pour vous mimer le rapport de deux cercles, dont
l’articulation est constituante de cet objet topologique qui s’appelle le tore, qui fut
le premier de cet ordre à avoir été introduit par Lacan dans la psychanalyse.
Je dirai que cette topologie est en quelque sorte un nouvel imaginaire inventé par
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Lacan, dans la mesure où il l’avait pêché dans les mathématiques afin de nous exercer
à de nouvelles formes. L’usage que je fais de cette expression de nouvel imaginaire est
justifié, ne serait-ce que parce que Lacan y avait été conduit, me semble-t-il, par un
ouvrage dont l’un des co-auteurs s’appelle David Hilbert – mathématicien bien
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
connu et central de la fin du XIXè siècle, oracle dans les mathématiques – qui, pour
l’occasion de ce livre, s’était adjoint un nommé Cohn que j’identifie moins – ce qui
est une façon de dire qu’il m’est inconnu. Cet ouvrage s’intitule La Géométrie et l’ima-
gination10. C’est là que Lacan a pêché la bande de Moebius, le tore et le cross-cap. Il
donnait ainsi de nouvelles ressources aux psychanalystes, c’est-à-dire essentiellement
de nouveaux rapports ou de nouvelles relations représentables. Lui-même s’était
d’ailleurs exercé – vertu que j’admire d’autant plus que je ne suis pas sur ce point son
émule – à les dessiner dans ses séminaires. J’ai d’ailleurs pu noter – je crois l’avoir déjà
fait, jadis, dans ce Cours – que ces figures topologiques ne sont représentées dans
aucun écrit de Lacan. Ce qui n’est pas dire qu’elles en sont absentes, mais qu’elles sont
là à titre de support, et de support constant.
Lacan a écrit sur la topologie dans un texte qui figure dans les Autres écrits et s’inti-
tule « L’étourdit »11 – titre de Molière, modifié par un t final qui fait précisément appel
au tour du dit, que je plaçais, la semaine dernière, sur le cercle cylindrique du tore.
Je peux témoigner – même si vous êtes ici un certain nombre à savoir que je m’ef-
force de ne pas raconter de bobards, c’est un témoignage que vous pouvez évidem-
ment considérer comme étant sujet à caution, puisque j’ai été le seul témoin – que
Lacan, qui s’était engagé dans la rédaction de cet « Étourdit » afin de satisfaire une
demande de contribution dans un recueil du service de l’hôpital Sainte-Anne où il
faisait sa présentation de malades, s’était trouvé en carafe une fois la première page
terminée – cette page concernant le Qu’on dise reste oublié derrière ce qui se dit dans
ce qui s’entend. Il m’avait alors dit : Je me demande par quoi je vais continuer. Plutôt
que de laisser passer, j’avais pris ça au sérieux et je lui avais glissé : Vous n’avez jamais
rien écrit sur la topologie qui est pourtant pour vous si fondamentale. Ça, c’est une
idée ! m’avait-il répondu. Eh bien, pour ce que j’en sais, le développement que vous
10. Cf. Hilbert D., Cohn S., Geometry and the Imagination, American Mathematical Society, 1952, AMS Chelsea
Publishing.
11. Cf. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 449 & sq.
163
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 164
L’orientation lacanienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
central, ce trou étant alors métaphoriquement désigné comme celui de l’objet du désir.
J’ai utilisé cette représentation pour indiquer la relation du discours de Lacan – dont
les tours se sont poursuivis année après année, perinde ac cadaver, jusqu’à la mort – par
rapport à son objet, à ce dont il s’agissait pour lui, à savoir, ai-je dit, le réel.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
164
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 165
Ce n’est pas par hasard qu’au premier pas que nous pouvons faire à propos du
réel, nous tombons sur la notion de cause. Il y a, pour le dire comme pourraient le
dire les philosophes, une appartenance conceptuelle essentielle entre le réel et la
cause. Quand on se sert du mot de réel, on pourrait en faire le trait distinctif de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
l’adéquation du mot : le réel est cause. Il n’est légitime de parler du réel qu’à la
condition que ce à quoi on attribue la qualité d’être réel soit cause, cause d’un
certain nombre d’effets. C’est pourquoi, dans cette perspective, j’ai pu dire que la
question du réel était, après tout, ce qu’il y a de plus naturel au monde pour un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
psychanalyste. J’aurais même pu dire que la question du réel est posée pour toute
action qu’on dit thérapeutique, dans la mesure où il s’agit pour elle d’atteindre au
réel comme étant le royaume, le règne, l’ordre de la cause, puisqu’on essaye d’ob-
tenir des effets de transformation. Il faut bien pouvoir intervenir là où ça se joue,
là où ça se décide.
En ce sens, la question du réel est instante, spécialement pour toutes les thérapies
qui procèdent par la parole. Depuis l’invention de la psychanalyse, elles se sont multi-
pliées. Que ce soit sous une forme que nous pouvons juger dégradée n’est pas ici en
question. La question du réel est instante pour toutes les parlothérapies. C’est là une
façon de les nommer, une façon qui fait résonner le mot de parlotte. En quoi la
parlotte peut-elle atteindre au réel ? Et que faudrait-il que ce réel soit, pour qu’une
parlothérapie ait des effets ?
Je ne sais pas si nous pouvons, à ce propos, aller plus loin que l’axiome classique
qui veut qu’il y ait une homogénéité de la cause et de l’effet, qui veut que cause et
effet soient du même ordre. Si nous nous rangeons sous cet axiome, au moins pour
aujourd’hui, si nous admettons qu’il faut que le réel soit du même ordre que ce qui
a des effets sur lui, alors il faut que, par quelque biais, le réel subsiste de paroles.
J’ai introduit cela par un court-circuit passant par le philosophe Schelling – le
jeune Schelling, celui qui disait que Hegel avait fait son éducation devant le public,
et qui, peu ou prou, changeait de doctrine tous les ans. Schelling avait fait résonner
une question lorsqu’il était encore le propagandiste de Fichte, lui-même propulsé,
dans sa Doctrine de la science, par sa lecture de la Critique de la raison pratique de
Kant, qui avait été pour lui le point de capiton pour réordonner ladite Critique. C’est
une question qui est vraiment une haute et noble question, à savoir : Qu’est-ce qui,
à la fin, est réel [das Real] dans nos représentations ?
C’est sans doute la question la plus haute qui puisse être posée dans le cadre de
l’idéalisme transcendantal. Je peux m’avancer à le dire, simplement parce que j’ai été,
par un côté, un ancien idéaliste passionné. Non pas au sens clinique, mais au sens de
165
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 166
L’orientation lacanienne
l’histoire de la philosophie. Il y avait une partie de moi, dans mon jeune temps, qui
cherchait en effet la vérité entre Kant, Fichte, Schelling et Hegel.
Le primat de la représentation
Qu’est-ce qui est le réel ? Cette question est devenue instante dans la philosophie
à partir de Descartes, auquel Lacan a fait retour pour essayer d’en déprendre son
concept du sujet. Je dis instante au sens où c’est une question marquée par l’urgence
et par l’insistance. Celui qui en a eu l’aperçu le plus net, le plus clair, le mieux centré,
c’est le nommé Heidegger, dans un article de 1938 qui s’appelle « L’époque des
“conceptions du monde” »12, qui indique et souligne que c’est à partir de Descartes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
que le monde est devenu, à proprement parler, une image conçue par le sujet.
Heidegger emploie le mot allemand Bild qui signifie « image » et qui est le terme
qu’on emploie quand on parle d’image spéculaire, d’image originaire : das Urbild.
Heidegger pose que c’est à partir de Descartes que tout ce qui est, se situe par, et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
166
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 167
Nous avons cassé beaucoup de bois sur la tête des évaluateurs, mais c’est la faute
à Descartes ! C’est avec lui, en effet, qu’évaluer a commencé – évaluer ce qui est
représenté, selon son degré de réalité. Pour que le cogito cartésien émerge, il faut
avoir d’abord révoqué, mis en doute, suspendu, raturé, tout ce qui est représentation,
c’est-à-dire reconnaître que là, il n’y a point de réel. Cela s’effectue précisément dans
ce qu’on appelle gentiment le doute cartésien, comme s’il ne s’agissait que d’un petit
obsessionnel qui, tout en sachant que c’est là, se dit que peut-être bien quand même...
Eh bien, ça n’a strictement rien à voir ! Parce que le doute de Descartes, c’est la
terreur, celle qu’exerce le sujet qui émerge comme seule instance qui existe et résiste
à la suspension de toute représentation en tant que vidée de réel. Nous vivons encore
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
dans cette époque où l’homme devient, ainsi que s’exprime Heidegger, le centre de
référence de l’étant en tant que tel, avec ceci que Heidegger étend ce centre de réfé-
rence au-delà de l’individu, en disant, à l’occasion, qu’on l’étendra jusqu’à la société.
C’est à l’époque de la représentation que devient nécessairement instante la ques-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
tion : Est-ce que tout cela n’est qu’un rêve, un cauchemar ? Est-ce réel ou irréel ?
Comme vous le savez, une fois que cette opération de terreur cartésienne sur la repré-
sentation a été réalisée, le monde s’est converti en représentation et a été récusé à ce
titre-là, au point qu’il ne reste comme résidu, au fond de la bouteille, que le cogito.
La lie de la bouteille, c’est le cogito que l’on n’arrive pas à éliminer avec les moyens
du bord. On obtient alors une certitude, mais qui ne permet de rien se représenter.
Ce cogito n’est donc pas une chose, une chose représentable, et l’on n’est pas non plus
assuré de sa permanence. C’est une certitude, mais instantanée, évanouissante, pour
laquelle se pose la question : pour combien de temps ? On ne peut donc pas recon-
naître, à ce cogito malingre, la qualité d’une substance, puisque la substance exige
précisément, parmi ses attributs, la permanence, sous ses manifestations. Le cogito
est ce qui a tenté Lacan, pour le rapprocher du sujet de l’inconscient qui, lui non plus,
n’est pas substantiel. Autrement dit, le cogito, à lui tout seul, n’assure pas que l’on
puisse passer de l’ordre de la représentation au réel, ne permet pas la transition de la
représentation au réel.
Divine jonction de la représentation et du réel
Pour réaliser cette opération, il faut aller distinguer, parmi les représentations du
sujet, une représentation qui serait spéciale, qui aurait la priorité exceptionnelle
d’opérer la jonction de la représentation et du réel. C’est la transition que Descartes
expose dans la « Troisième méditation » où il explique le statut singulier de l’idée de
Dieu, à savoir que cette idée a nécessairement un corrélat dans le réel : elle ne peut
absolument pas être une fantaisie. Dans un contexte renouvelé par l’émergence du
cogito, Descartes récupère – dans la scolastique – quelque chose qui est de l’ordre des
preuves de l’existence de Dieu. Disons, pour simplifier, qu’il remet en fonction l’ar-
gument de saint Anselme.
Une fois que c’est parti comme ça, on rejette tout ce qu’on avait bousillé au départ
pour isoler le cogito. On respire. Il y a l’idée de Dieu, elle ne peut pas ne pas avoir un
167
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 168
L’orientation lacanienne
corrélat réel, avec ceci que, dans cette idée de Dieu, il y a qu’il ne peut pas vouloir
être trompeur, puisqu’il est ce qu’il y a de plus réel et qu’être de bonne foi est supé-
rieur à être trompeur. Donc on souffle et on voit revenir – je simplifie – tout ce
qu’on avait mis en suspens au départ, par le canal d’un grand Autre qui se pose là
et qui est le passeur de l’ordre de la représentation au réel. On ne dira pas que c’est
un grand Autre supposé savoir. Il est plus que cela : il est supposé dire la vérité, dans
la mesure où il décide de la vérité. Rien ne lui est supérieur, même pas la vérité.
C’est lui qui dit ce qui est vrai et ce qui est faux. Il est donc éminemment le lieu de
la vérité, au sens où il la produit. C’est ce qu’on appelle la doctrine de la création
des vérités éternelles. Voilà ce qui a émergé avec Descartes. C’est, à la fois, la conver-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
sion du monde en représentation et le grand renfermement qui fait que tout rentre
dans l’ordre par le biais d’un recyclage de la scolastique, d’un recyclage de la preuve
de l’existence de Dieu.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
168
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 169
passe. À partir du moment, donc, où cette connexion divine est rompue, la question
du réel devient instante – la question du réel telle qu’elle résonne dans la phrase du
jeune Schelling : Qu’est-ce qui, à la fin, est le réel dans nos représentations si Dieu n’est
plus là pour assurer la transition ?
Vous m’excuserez de rester encore dans le registre abrégé de l’histoire de la philo-
sophie, mais c’est pour que vous saisissiez que c’est à partir de là qu’il y a eu, pour
nous, deux grandes voies : la voie de Hegel et la voie de Schopenhauer ou de
Nietzsche – Schopenhauer vouant à Hegel une détestation particulière. Il y a là tout
un courant de la pensée philosophique, et je vais donc vous dire un mot rapide sur
Schopenhauer, puisqu’il est tout à fait absent des références de Lacan qui a pris clai-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
rement, quant à lui, son départ sur le versant de Hegel. C’est chez Platon et chez
Hegel qu’il a trouvé, avec la notion de la dialectique, à assoir l’opération de la psycha-
nalyse. Jetons maintenant un œil du côté de Schopenhauer.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
13. Cf. Schopenhauer A., Le monde comme volonté et comme représentation, Paris, PUF, 1966.
169
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 170
L’orientation lacanienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
va jusqu’à évoquer la jouissance charnelle, où la volonté de vivre montre qu’elle
dépasse la vie de l’individu, qu’elle est trans-individuelle. Les exégètes ont d’ailleurs
marqué cette place que Schopenhauer a donnée au rapport des sexes dans deux ou
trois pages fulgurantes. Cela les a conduits à penser que Freud avait peut-être
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
14. Cf. Hegel G. W. F., Phénoménologie de l’Esprit, tr. de J.-P. Lefebvre, Paris, Aubier, 1991.
170
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 171
temps dans l’escalier, etc. Mais par contre, le réel dont il s’agit chez Hegel est un
réel qui a des effets, et auquel on accède par la raison parce qu’il est rationnel de
bout en bout.
Si je voulais encore simplifier, je pourrais répartir, comme on le faisait dans l’An-
tiquité, Hegel et Schopenhauer comme Héraclite et Démocrite : Hegel qui rit et
Schopenhauer qui pleure. Schopenhauer le pessimiste, pour qui ça ne peut jamais
bien se terminer, et Hegel l’optimiste, pour qui la rationalité du réel opère conti-
nuellement, avec cette idée qu’à la fin des fins, à la fin de toutes les ruses de la raison
– ça a été, en tout cas, présenté ainsi –, il y aurait une grande réconciliation dans le
savoir absolu. Schopenhauer, lui, jouerait par contre une sorte de Zazie répétant sans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
cesse : Savoir absolu, mon cul ! Et puis arrive Nietzsche qui va reprendre ça.
On peut dire qu’il y a, depuis lors, dans la philosophie, deux grandes familles
d’esprit : les optimistes et les pessimistes. Je simplifie pour vous laisser un souvenir
de la domination exclusive de Hegel sur les esprits à partir de Lacan. Pour cela,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
j’essaye de gonfler un petit peu la figure de Schopenhauer qui n’a pas la même place,
et que je soutiens à partir de Nietzsche qui s’est présenté comme son disciple. C’est
bien de là que procèdera toute une filière anti-hégélienne de la pensée, qui débou-
chera, en France, au XXe siècle, chez Georges Bataille et Maurice Blanchot, ou chez
des philosophes comme Deleuze.
171
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 172
L’orientation lacanienne
Ce que Lacan a trouvé dans la structure, c’est une réponse à la question du réel,
qui lui est apparue opératoire dans la psychanalyse pour passer de la parlotte au réel,
et qui l’a au fond conduit à poser que ce qui est réel et ce qui est cause dans le champ
freudien, c’est la structure du langage. Je me dis qu’en écrivant, dans mon très jeune
temps, un article après une première lecture de Lacan, qui s’appelait « Action de la
structure »15, j’avais au moins saisi en quel sens, chez Lacan, la structure c’est le réel.
Une hiérarchie ontologique
On prend comme de bien entendu le réel, le symbolique et l’imaginaire, parce que
l’on récite ça, si je puis dire, avant même que l’on soit né. Lacan avait pêché ces trois
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
termes dans une page de Claude Lévi-Strauss, dans « L’efficacité symbolique » – qui
est une façon de dire « Action de la structure » – et il en avait fait une conférence,
qui précédait la scission de 1953 et son premier Séminaire public. Vous trouvez cette
conférence rééditée aux éditions du Seuil, dans le petit opuscule que j’ai intitulé Des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Noms-du-Père16, puisque Lacan a dit plus tard que le réel, le symbolique et l’imagi-
naire étaient, au fond, des Noms-du-Père.
On prend donc comme quelque chose d’acquis – à qui, à qui est-ce ? – la tripar-
tition du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Elle est validée par l’usage que nous
en faisons et la clarification qu’elle apporte sur les phénomènes auxquels nous nous
confrontons dans l’expérience analytique. Dans la dernière partie de son enseigne-
ment, Lacan s’est appliqué à mettre cette tripartition sur le même plan avec des ronds
de ficelle. Cependant, au départ, il n’en est rien : il y a d’abord une tripartition, et
même une hiérarchie ontologique entre ces trois termes.
Cette tripartition permet d’abord d’exclure le réel au sens de real, ce qui ici veut
dire au sens du donné, au sens de ce qui est naturel. On peut voir qu’elle exclut en
même temps ce qu’il y aurait de substantiel dans le corps. Elle induit que ne parais-
sent dans le champ freudien que les tours du dit, le reste n’étant pas pris en compte.
On ne va pas dire au patient : Vous me dites ça de votre père, mais allez donc l’inter-
roger pour me donner vraiment son point de vue ! C’est ce que l’on fait très naturelle-
ment dans la thérapie familiale, où il s’agit de se mettre d’accord sur ce qui s’est passé,
où il s’agit de faire la part des choses. C’est un exercice de négociation, une thérapie
par négociation : on deal.
L’exclusion du réel, c’est autre chose. L’exclusion du réel veut dire que, même si
tout cela est très légitime dans une thérapie familiale, ça ne fait pas partie du champ
freudien : on ne demande pas au patient qu’il amène sa mère. Ça nous paraît tout
naturel, mais ça signifie que l’on part d’un on se fie à ce que vous dites, on se fie aux
mensonges que vous dites. On considère que ces mensonges sont plus précieux que
toutes les vérifications, vérifications que les analysants entreprennent d’ailleurs à l’oc-
casion. Ils vont vérifier sur leur lieu de naissance, ils vont interroger les voisins et, en
15. Cf. Miller J.-A., « Action de la structure », Un début dans la vie, Paris, Gallimard, Le promeneur, 2002, p. 57 & sq.
16. Cf. Lacan J., « Le symbolique, l’imaginaire et le réel », Des Noms-du-Père, Paris, Seuil, 2005, p. 9 & sq.
172
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 173
général, ça ne donne que peu. L’exclusion du réel traduit donc bien quelque chose
de concret, qui est tellement évident pour nous, qu’il y a justement besoin de le
conceptualiser.
Quant au symbolique, disons que c’est un des noms du réel. C’est le réel comme
wirklich, le réel comme cause. Tout ce qui reste comme image de Lacan dans l’opi-
nion, tout ce qui reste de ce par quoi il a marqué, c’est précisément l’image de quel-
qu’un qui a montré en quoi le symbolique est réel, en quoi le symbolique est ce qu’il
y a de plus réel dans la psychanalyse et dans la constitution du sujet.
Quant à l’imaginaire, d’où Lacan est parti avant de commencer son enseigne-
ment à proprement parler, Lacan le commente au gré du symbolique et tend à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
montrer que cet imaginaire est quand même un moindre être, ce qui veut dire qu’il
est précisément de l’ordre de la représentation, de l’ordre de la Bild. Même lorsque
des images paraissent maîtresses et semblent gouverner, elles ne tiennent leur puis-
sance sur le sujet que de leur place symbolique. Comme je l’avais dit, jadis, au début
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
de mon cours, l’opération de Lacan était vraiment de montrer comment tous les
termes utilisés par les psychanalystes dans le registre imaginaire ne trouvent leur vraie
place qu’à être retranscrits en termes symboliques.
Un réel structuré
Le choix hégélien de Lacan, l’orientation hégélienne première de Lacan lui
permet, en fait, d’inscrire la psychanalyse dans le registre de la science, puisque cette
orientation l’autorise à dire que le réel dont il s’agit dans la psychanalyse est un réel
structuré. C’est ce qu’il dit sous la forme de son inconscient structuré comme un
langage. On a répété et répété cette formule lévitatoire, mais elle n’a de sens lacanien
qu’à la condition de saisir qu’elle comporte que l’inconscient est réel.
L’inconscient réel, Lacan l’a gardé pour lui. Il ne l’a lâché et écrit que dans son tout
dernier texte que j’ai jadis longuement commenté, à savoir dans sa « Préface à l’édi-
tion anglaise du Séminaire XI » qui est le dernier texte des Autres écrits. Il l’a écrit dans
une parenthèse : « l’inconscient (qui n’est ce qu’on croit, je dis : l’inconscient, soit réel,
qu’à m’en croire) »17.
Le choix hégélien de Lacan est tout à fait cohérent avec son structuralisme, alors
que les structuralistes communs étaient tout naturellement anti-dialecticiens et
anti-hégéliens, et même plutôt positivistes. Claude Lévi-Strauss a poussé ça très loin.
Il était tout prêt de naturaliser la structure. C’est d’ailleurs pour cette raison que nos
rêveurs neuroscientistes peuvent tout à fait s’aboucher avec lui sur ce point. Mais ce
qu’il faut voir, c’est que le Tout ce qui est réel est rationnel de Hegel se traduit pour
Lacan dans sa proposition selon laquelle Il y a du savoir dans le réel, ce qui est, au fond,
le postulat de la science depuis Galilée : la nature est écrite en signes mathématiques.
À cet égard, l’inconscient est, pour Lacan, une structure, c’est-à-dire un savoir dans
le réel. Il s’agit de savoir lequel, mais il y a bien du savoir dans le réel. C’est là que
17. Lacan J., « Préface à l’édition anglaise du Séminaire XI », Autres écrits, op. cit., p. 571.
173
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 174
L’orientation lacanienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
J’ai présenté cette catégorie du réel comme étant au départ naturelle pour le prati-
cien, et j’en ai en même temps montré la genèse à travers une vue de surplomb sur
plusieurs siècles philosophiques ; or, il faut saisir que sa promotion par Lacan, qui n’a
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
fait que monter en puissance au cours de son enseignement, est pourtant arrivée
comme une surprise pour ses élèves. Ils n’ont pas pu s’y faire pendant longtemps,
puisque tout avait commencé par son exclusion, et parce qu’en français, on ne fait
pas la différence entre real et wirklich. Ils n’avaient pas saisi que la structure était
pour Lacan un des noms du réel.
« Fonction et champ de la parole et du langage… », ce premier écrit de Lacan, qui
le lance dans son enseignement, célèbre la puissance de la structure, et essentiellement
sa puissance combinatoire. C’est là, au fond, la version lacanienne du rationnel hégé-
lien. Il fait de cette puissance combinatoire le ressort propre de l’inconscient, c’est-
à-dire le support de la causalité même dont il s’agit dans l’inconscient. Il est essentiel
pour lui de lier structure et combinatoire. Il ne cesse pas, quand il avance des struc-
tures, d’en démontrer les combinaisons, les permutations. C’est ce qu’il fait quand
il vous présente la privation, la frustration et la castration, en les mettant en rapport
avec les catégories de l’objet, de l’agent et du manque. Il vous compose un tableau
où il fait parfaitement permuter les termes. Des années plus tard, ce sera les quatre
discours, chacun composé de quatre éléments permutant sur quatre places. Il est
essentiel pour Lacan d’accentuer le caractère combinatoire de la structure, c’est-à-
dire ses potentialités de déplacement, parce que c’est justement ce qui fait le joint
entre structure et dialectique. On peut dire qu’il est le seul à faire cette jonction – les
structuralistes ayant été au contraire, d’une façon générale, anti-dialecticiens.
C’est par là aussi que, tout en étant structuraliste, Lacan peut dire que l’incons-
cient est histoire, puisqu’il voit l’histoire comme le déploiement d’une combinatoire.
Du côté du symbolique, on a à la fois la structure, la combinatoire, la dialectique,
l’histoire, et, pour l’imaginaire, on a la fixation et l’inertie, où Lacan, dans son opti-
misme premier, ne voit que des ombres qui seront remaniées dès que les termes
symboliques auront tourné. C’est là le trait le plus manifeste du premier enseignement
18. Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse » [1964-1965], inédit.
174
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 175
de Lacan, son triomphe à lui, son optimisme, qui évidemment tranche avec ce qu’il
distribuera d’un atroce pessimisme dans son dernier enseignement. On a là une inver-
sion complète, puisqu’on était parti avec les trompettes du triomphe du symbolique
sur l’imaginaire.
Pour terminer, je dirai que Lacan classait la jouissance du côté de l’imaginaire. Elle
n’entrait pas, à proprement parler, dans le réel. Pour lui, la jouissance était un effet
imaginaire, et il ne retenait du corps, étant donné son point de départ qui était le
stade du miroir, que sa forme. La jouissance, c’était la jouissance de la forme imagi-
naire du corps, de l’image du corps. Dans son écrit sur Schreber et dans ses schémas,
la jouissance est encore qualifiée d’imaginaire, et elle est donc supposée destinée à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
obéir au doigt et à l’œil au prochain déplacement du symbolique.
On peut donc dire qu’il y a d’abord comme une promesse de résorption de l’ima-
ginaire qui est proférée par Lacan. Il y a d’abord – je m’en expliquerai la prochaine
fois – comme une domination de la vérité sur le réel ou, pour le dire mieux, l’idée
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
175
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 176
L’orientation lacanienne
Il fut un temps où Lacan parlait de la cure analytique, parce qu’il lui fallait alors
dédouaner la psychanalyse en la faisant passer pour une thérapeutique, c’est-à-dire une
action ayant pour but une guérison. Vous savez qu’il lui substitua ensuite, dans son
usage le plus courant, un mot que d’ailleurs il employait déjà auparavant, à savoir celui
d’expérience analytique – au sens où, dans une analyse, il se passe des choses, où on y
vit, si je puis dire, quelque chose de tout à fait singulier. Le mot d’expérience a cet avan-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
tage de ne pas spécifier qu’une guérison en résulte – ce qui est prudent et réaliste.
Conceptualiser l’expérience analytique comme cure, ainsi qu’on le faisait et
comme Lacan, durant un temps, l’avait également fait en adoptant cette expression,
obligeait à en distinguer la psychanalyse dite didactique, celle dont le but était de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
19. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’École », Autres écrits, op. cit., p. 243 & sq.
176
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 177
là-dessus que culmine tout son effort d’enseignement jusqu’à cette date, effort
qui se situe entre son Séminaire « La logique du fantasme » et celui de « L’acte
psychanalytique ».
Qu’en est-il du fantasme ?
En premier abord, je dirai qu’il est essentiellement ce qui, pour le sujet, fait écran
au réel. La traversée de cet écran est supposée permettre au sujet d’accéder au réel,
d’avoir avec le réel une entente dont il était jusqu’alors retranché et dont il était inca-
pable. Ce fantasme est, non seulement ce qui fait écran au réel, mais aussi ce qui fait
écran à l’être du sujet. Dans la mesure où ce qui précipiterait un sujet en analyse
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
serait la recherche de cet être, serait la question Qui suis-je ?, parce qu’il ne dispose-
rait pas de cette clef ou parce que quelque chose serait venu opacifier son je suis, ce
qui ferait qu’en tant que psychanalysant, il se soutiendrait comme ce qu’on appelle
en algèbre une inconnue, un x. Il est donc question que l’effet majeur de l’expérience
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
177
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 178
L’orientation lacanienne
ne fait pas afin de ne pas donner tout de suite la clef du truc à ceux qui font la passe.
Cependant, comme maintenant la passe a changé, je peux être plus explicite.
Le premier effet épistémique, je dirai que c’est un effet de désarroi, qui tient préci-
sément à ce que l’assurance que le sujet prend du fantasme – fantasme qui lui fixe sa
place par rapport au réel, qui est ce que le réel veut dire pour lui – est chavirée. Elle
coule et elle est mise en même temps sens dessus dessous. C’est, en effet, le moment
où un sujet peut apercevoir que les catégories significatives qui ont organisé son
monde ne sont que son monde à lui. Cela se confirme, à l’occasion, quand il s’essaye
à la place de l’analyste : il voit chacun arriver avec ses significations dominantes, qui
n’ont rien à voir avec celles du voisin. C’est à partir de la position de l’analyste que
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
l’on se demande comment un monde tient pour tout le monde, alors que chacun est
corrélatif d’un monde qui s’organise d’une façon tout à fait disjointe du monde du
voisin. Il y a le monde du bon samaritain ou de la bonne samaritaine, il y a le monde
du fripon, et ça fait deux : le monde où l’on trompe et le monde où l’on fait du bien.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Et il y a aussi le monde où l’on fait du bien et où l’on trompe. Il y a donc une rela-
tivité qui, lorsqu’elle s’aperçoit – sur le mode du ce n’est que ma façon de comprendre,
ce n’est que ma façon à moi de saisir les choses –, se traduit d’abord par un désarroi, un
désarrimage, avant que cela ne s’ouvre éventuellement à une expansion de l’être.
Deuxièmement, il y a un effet de déflation du désir, à savoir que le désir ne saisit
aucun être à proprement parler. L’être qui suscite le désir ne tient son éclat, son
attrait, que de la libido que j’y investis. Lacan l’exprime en disant que la prise du
désir ne se révèle qu’être la prise d’un désêtre. Le désêtre est un non-être, un non-être
qu’on croyait être, mais qui est destitué de cette qualité – ce que signale le suffixe dés.
Il y a là une ontologie du désir. Tant que l’objet du désir est investi, il a la valeur de
l’agalma, mais son désinvestissement libidinal en fait un désêtre. Ne reste plus qu’une
essence évanouie, c’est-à-dire une signification qui se dissipe, et dont il se révèle
qu’elle enveloppait – si je peux déjà introduire ce terme – la jouissance. Ce qui faisait
l’éclat du désir n’était que ce qui enrobait ma jouissance.
Le troisième effet épistémique selon Lacan, dénoue le lien à l’analyste comme
représentant du sujet supposé savoir. Il se révèle, en effet, que ce savoir supposé qui
me soutenait dans ma quête d’analysant n’était qu’une signification qui dépendait de
mon désir. Avec la déflation du désir, avec le virage de son objet en désêtre, mon lien
au sujet supposé savoir, du même coup, se distend et se rompt. Lacan traduit cela en
termes de métamorphose : l’être du désir devient un être du savoir. Il y a là comme
une véritable conversion. Dans cette conversion, le fantasme se dissipe. Le fantasme
était soutenu par le désir et le supportait, dans la mesure où il n’y avait pas savoir. Le
désir se soutient de ne pas savoir, de ne pas savoir ce qui le cause. Au fond, il y aurait
fin de l’analyse quand le désir passe au savoir. C’est là que Lacan a situé le moment
de conclure d’une analyse. De la même façon que, dans son Séminaire, il a continué
de s’exprimer au-delà du « Moment de conclure », il a dû ensuite constater – c’est
l’expérience que nous faisons depuis qu’il a inventé la passe, c’est-à-dire depuis
quarante ans – qu’il y a un au-delà, un au-delà de la conversion du désir en savoir.
178
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 179
Cet au-delà, dont je dirai qu’il n’est pas modifié par cette métamorphose, c’est ce
que Lacan a épinglé sous le nom de sinthome, à savoir l’être de jouissance. L’être du
désir se laisse convertir en être du savoir. Le fantasme est susceptible de révéler et de
traverser la cause du désir, mais l’être de jouissance reste, lui, rebelle au savoir. La
question sur laquelle Lacan nous a laissés, est celle du rapport de la jouissance et du
sens. Ce qu’il a appelé la passe, c’est la résolution de la conversion du désir en savoir.
Mais ce qui est plus coton, si je puis dire, c’est le rapport de la jouissance et du sens.
Ça, ça ne se prête pas à une traversée.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Le réel et la vérité
J’ai évoqué, au début de ce cours, le terme de réel. Je viens encore de le reprendre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
aujourd’hui. Pour fixer les idées, je dirai que je suis contraint de signaler que nous
devons maintenant inscrire un chapitre qui pourrait s’intituler « Les amphibologies
du réel ». En effet, le réel ne veut pas dire toujours la même chose, aussi bien dans
notre usage que dans celui de Lacan. Il y a là une équivoque qu’il faut cerner, même
si Lacan a pu répéter que le réel était ce qui revient toujours à la même place. Cette
formule est d’ailleurs elle-même toujours revenue à la même place. C’est comme
Achille au pied léger : le réel revient toujours à la même place. Ce réel, il pourrait ainsi
figurer dans un dictionnaire des idées reçues à la Flaubert, concernant le discours de
Lacan. Néanmoins, le réel ne veut pas toujours dire la même chose. Qu’il revienne
toujours à la même place, c’est dire, en tout cas, qu’il n’est pas dialectique, et qu’en
cela, il comporte un élément ou un caractère rebelle. D’ailleurs, quand Lacan intro-
duit cette catégorie du réel, il en fait d’emblée un élément exclu : dans l’analyse, il
n’y a pas de réel.
Quand Lacan s’efforce de donner quelques directives concernant la direction de
la cure, il faut voir qu’il les énonce avec un certain cynisme. Quand il parle de la
cure et de la direction que l’analyste peut lui imprimer, il indique d’abord, et très
précisément, quel est le premier temps de cette direction. Je vous renvoie à la page
586 des Écrits : « La direction de la cure […] consiste d’abord à faire appliquer par
le sujet la règle analytique »20.
Il n’en dit pas davantage sur ce point, mais c’est là, pour nous, une invitation
faite à l’analysant de dire sans censure, en toute liberté. L’analysant doit dire ce qui
lui passe par la tête, puisque c’est là, à proprement parler, le sens de ce que Freud
appelle Einfall – « ce qui tombe », ce qui vous tombe dans la tête. Mais, à propos de
ce temps initial, Lacan dit encore ceci – et c’est là que je le taxe de cynisme : « Posons
seulement qu’à le réduire à sa vérité, ce temps consiste à faire oublier au patient qu’il
s’agit seulement de paroles ».
20. Lacan J., « La direction de la cure et les principes de son pouvoir », Écrits, op. cit., p. 586.
179
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 180
L’orientation lacanienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
naire et du réel, il a fait d’emblée du réel ce qui, peu ou prou, est exclu de l’expérience
analytique. Maintenant qu’elle est publiée, vous pouvez vous reporter, dans le petit
livre qui s’appelle Des Noms-du-Père, à la conférence du 8 juillet 195321, où Lacan
demande – pour aussitôt le récuser – si vraiment, dans l’analyse, on a affaire à un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
180
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 181
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
à un texte qui, pour un certain nombre, a servi d’introduction à l’enseignement de
Lacan, à savoir le Séminaire Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Dans
ce Séminaire, vous trouvez en effet, exposé et démontré, un décrochage du réel et du
symbolique. Le réel reste sans doute ce qui revient toujours à la même place, mais en
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
181
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 182
L’orientation lacanienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Dans une photographie, il y a d’abord, selon Barthes, ce qu’il appelle le studium,
c’est-à-dire ce qui intéresse, ce qui est l’objet d’un investissement général, sans acuité
particulière : ça intéresse, ça informe, ça se tient. Le studium, c’est en quelque sorte
la tenue et l’harmonie de l’image. Puis, quand il s’agit d’une bonne photo, quand il
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
s’agit d’une photo qui retient Roland Barthes, il y a un punctum, c’est-à-dire quelque
chose qui vient casser ou scander le studium, le percer comme une flèche. C’est un
hasard qui me point, me poigne, dit-il. Ce punctum est en quelque sorte un détail qui
mobilise spécialement, qui fait tache dans le studium étale de l’image. Eh bien, moi,
je prétends que c’est un texte qui, sur ce point, est directement inspiré du Séminaire
XI de Lacan, avec bien sûr le style et le génie propres de Roland Barthes.
Penser à cette référence m’a reconduit à un autre article du même Barthes, qui a
marqué dans les études littéraires : « L’effet de réel »26. Je peux vous donner un des
exemples qu’il prend dans Un cœur simple 27, un des trois contes de Flaubert : « Un
vieux piano supportait, sous un baromètre, un tas pyramidal de boîtes et de cartons. »
Qu’est-ce que c’est que ces détails ? Barthes concède que ça se passe chez la patronne
de la domestique Félicité et que le vieux piano peut donc signaler son rang social.
Quant aux boîtes et aux cartons, ils indiquent qu’il y a un certain désordre dans la
maison, qu’elle est mal tenue. Mais le baromètre ? Vraiment, là, ça ne s’explique pas.
L’intérêt de Roland Barthes se centre surtout sur ce baromètre, c’est-à-dire sur un
certain détail qui apparaît superflu, qui apparaît en plus. C’est là, en quelque sorte,
le punctum de la description. Barthes – il y faut sans doute de la bonne volonté – en
fait un élément qui ne s’explique pas par la structure du récit, un élément auquel on
n’arrive pas à donner une fonction dans la description et qui apparaît donc, dit-il,
comme scandaleux du point de vue de la structure. Il apparaît comme un luxe de la
narration, comme une notation insignifiante qui est soustraite à la structure séman-
tique du récit. On ne lui trouve pas de signification et, par là-même, cette significa-
tion demeure énigmatique.
25. Cf. Barthes R., « La Chambre claire. Note sur la photographie », Gallimard, 1980, 192 p., repris dans Œuvres
Complètes, Paris, Seuil, 1994, tome V, p. 783-892.
26. Cf. Barthes R., « L’effet de réel », Communications, n°11, 1968, repris dans Œuvres Complètes, op. cit, tome III, p. 25-32.
27. Cf. Flaubert G., « Un cœur simple », Trois contes, Paris, Le Livre de Poche, 1999, p. 47-89.
182
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 183
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
nitive récupérée, dans la mesure où elle est là pour signifier le réel, c’est-à-dire pour
que cet effet de réel se produise chez le lecteur. Elle tient en quelque sorte la place de
représentant du réel.
C’est là un texte, une analyse de Barthes qui, à un moment, a beaucoup marqué
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
dans les études littéraires. Cette analyse a été ensuite reprise et complexifiée par les
commentateurs, mais, en tant que telle, elle témoigne à mon sens d’une inspiration
qui est indiscutablement lacanienne, même si Barthes a ensuite entrepris de démon-
trer que tout signifiait dans un récit. Il a essayé de le montrer à propos d’un court récit
de Balzac intitulé Sarrasine 28, dont il avait d’ailleurs pêché la référence – il le signale
dans Les Cahiers pour l’analyse 29, revue que je publiais à l’époque. Il avait entrepris
d’éplucher ce texte de Balzac phrase par phrase, dans le but de montrer que tout y
était fonctionnel. Mais dans son écrit sur l’effet de réel, le réel se présente par le
détail, c’est-à-dire hors structure, comme résidu de ce dont on peut rendre compte
par la structure. C’est là, au fond, ce que Lacan appellera plus tard le bout de réel, bout
de réel qui est évidemment à l’extrême opposé de la loi structurale.
Qu’en est-il maintenant de la topologie et de son rapport au réel ? La topologie
ne se présente évidemment pas sous l’aspect de bouts de, mais sous les espèces, au
moins telle qu’on la figure, de constructions complexes qui sont en définitive réduc-
tibles à une algèbre. Je vous ai signalé que Lacan avait buté, à un moment, à la fin
du premier développement de son écrit intitulé « L’étourdit », et qu’il avait ensuite,
sur mes instances, poursuivi en parlant de topologie. Ce moment est indiqué dans
le texte. Voyez les Autres écrits, page 469, où Lacan dit, après l’élaboration qu’il a
faite sur le rapport sexuel et sans plus s’embarrasser de transition : « Un peu de topo-
logie vient maintenant. »30 C’est ainsi qu’en deux ou trois pages étourdissantes, il
présente successivement le tore, la bande de Moebius, la bouteille de Klein, le cross-
cap, le plan projectif. Les quatre objets essentiels de sa topologie défilent sans aucune
image, mais avec ceci que Lacan indique que ce développement est à prendre comme
la référence de son discours : « Ce développement est à prendre comme la référence
28. Cf. Barthes R., « S/Z », Œuvres complètes, op. cit., p. 109-346.
29. Cf. Reboul J., « Sarrasine ou la castration personnifiée », Les Cahiers pour l’analyse, n° 7, « Du mythe au roman »,
mars-avril 1967, p. 91-96, épuisé.
30. Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, op. cit., p. 469.
183
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 184
L’orientation lacanienne
– expresse, je veux dire déjà articulée – de mon discours où j’en suis : contribuant au
discours analytique. »31
Valeur de la référence
C’est un mot très fort que celui de référence. La référence, c’est ce dont il s’agit. La
référence a valeur de réel. Lacan y insiste en ajoutant qu’il ne dit pas cela métaphori-
quement. Bien qu’il ait fait image de la topologie, qu’il ait dessiné des figures, il dévalo-
rise cela comme étant une concession faite à ses auditeurs, la concession d’une imagerie,
alors que tout aurait pu être présenté comme, dit-il, « une pure algèbre littérale »32.
Toujours à propos de cette topologie, il indique aussi qu’elle nécessiterait une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
révision de l’esthétique de Kant. Ce n’est certainement pas par hasard que le nom de
Kant vient à ce propos : « La topologie, n’est-ce pas ce n’espace où nous amène le
discours mathématique et qui nécessite révision de l’esthétique de Kant ? »
Enfin, disons que la référence dont il s’agit avec la topologie, c’est la référence à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
la structure, définie ici comme « le réel qui se fait jour dans le langage »33. Là, on voit
que le réel est ce que Lacan a appelé depuis toujours la structure, un réel en tant qu’il
se manifeste dans le langage par un certain nombre de relations.
On ne peut pas ici méconnaître les affinités que depuis toujours la pensée a recon-
nues entre le mathématique et le réel, entre ce qui est de l’ordre du mathématique et
ce qui est de l’ordre du réel. Au fond, Lacan s’inscrit dans cette voie, ce Lacan qui,
dans sa prime jeunesse, à treize ans, s’exerçait, dit-on, à dresser le tableau de
L’Éthique34 de Spinoza, le tableau des inférences des théorèmes de Spinoza qui, lui,
s’efforçait de procéder selon l’ordre géométrique. Il ne faut pas oublier que la réfé-
rence à la géométrie, au raisonnement géométrique euclidien était, pour la pensée
classique, la voie majeure de la raison.
C’est ce qui fait que quand Lacan se réfère au champ du langage, il ne faut pas
traiter comme subsidiaire le fait qu’il l’entend de la façon grecque, c’est-à-dire comme
logos. Quand il parle du langage dans son Rapport de Rome35, le langage est aussi bien
pour lui la raison. Ce mot de raison insiste au sein même de sa construction linguis-
tique, puisque, lorsqu’il écrit « L’instance de la lettre dans l’inconscient »36 où il
présente ses formules de la métaphore et de la métonymie, il met en sous-titre : « ou
la raison depuis Freud ». Autrement dit, le lacanisme est un rationalisme.
Le rationalisme de Lacan
184
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 185
contre tous les irrationalismes, au rang desquels, bien sûr, ils inscrivent Lacan –
qu’ils n’ont jamais lu. Ils considèrent qu’ils ont affaire à un vague mystique de la
psychanalyse, alors que s’il y a une ligne que Lacan a suivie du début jusqu’à la fin
de son enseignement, c’est bien celle de tenir bon dans son effort proprement ratio-
naliste.
Sa référence à l’élément mathématique est tout à fait constante. La géométrie,
par exemple, on la trouve sous la forme de l’optique dans le schéma des miroirs qui
est supposé rendre compte de l’identification. Vous pouvez trouver ce schéma dans
le texte des Écrits intitulé « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache »37, mais
c’était déjà présent dans les premiers Séminaires. Vous avez ensuite la construction
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
du graphe du désir qui est une représentation géométrique de relations algébriques.
Puis ça se retrouve ensuite sous la forme de la topologie des surfaces. Et enfin, dans
le tout dernier enseignement, sous la forme de la topologie des nœuds. Autrement
dit, il y a chez Lacan une postulation vers les mathématiques et l’affirmation d’une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
affinité entre celles-ci et le réel – affinité qui, au fond, ressortit à ce qu’il y a de plus
classique dans l’inspiration philosophique.
Lacan avec Kant
Je dirai maintenant que l’on pourrait tenter un parallèle, au moins sur un point,
entre la Critique de la raison pure de Kant et ce que nous constatons être, dans l’en-
seignement de Lacan, une convergence sur le fantasme. Le temps qui m’est imparti
ne me permet pas de développer ce point. Je le ferai peut-être la fois prochaine, ou
jamais. Je me contenterai ici, de la manière la plus simple, d’indiquer les choses
concernant le b.a.-ba de la doctrine kantienne.
Cette doctrine sépare et distingue, dans la connaissance, deux choses fondamen-
tales et hétérogènes : la sensibilité et l’entendement. La sensibilité est de l’ordre de
ce que vous obtenez à partir de ce que Kant appelle l’expérience et qui relève, depuis
Aristote, du sentir, de la sensation supposée brute. L’entendement, c’est la faculté ou
le pouvoir des concepts, c’est-à-dire ce par quoi on peut généraliser ce qu’on reçoit,
par la sensation, du canal de l’intuition. Ce qui est intuitif est donc toujours
singulier, tandis que ce qui relève de l’ordre du concept est, au contraire, général.
On pourrait là, si vous voulez, évoquer l’opposition du concret et de l’abstrait.
La formule kantienne de la connaissance suppose toujours une certaine conjonc-
tion de l’intuition et du concept. L’intuition est de l’ordre de ce que l’on reçoit du
monde, de l’extérieur, et elle est donc de l’ordre de la réceptivité. Le concept, lui,
appartient à la spontanéité du sujet. La tâche est alors de penser comment s’accor-
dent et se conjuguent entendement et sensibilité.
Lacan, qui d’ailleurs évoque cela rapidement, dit – c’est amusant – que
l’accord de la sensibilité et de l’entendement passe chez Kant par « un certain goulot
37. Cf. Lacan, J., « Remarque sur le rapport de Daniel Lagache : “Psychanalyse et structure de la personnalité” », Écrits,
op. cit., p. 647-684.
185
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 186
L’orientation lacanienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Heidegger disait que c’était le noyau de l’œuvre kantienne. C’est en effet sur l’inter-
prétation de ce schématisme, sur l’importance qu’on lui donne ou la négligence qu’on
lui porte, que se distinguent les commentateurs.
Il faudra peut-être que je revienne sur cette fonction schématisante, puisque ce
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
que j’en dis là est très élémentaire. Cette fonction est affectée, d’une façon qui est au
fond très traditionnelle, à l’imagination, à la faculté des images, à ce phantastikon
qui, depuis Aristote, a une fonction intermédiaire entre le sentir et le penser. Ce sché-
matisme est spécialement mis en œuvre quand il s’agit de concepts qui trouvent leur
intuition. C’est ce qui est également exigé dans les mathématiques, où il faut que
quelque chose du concept puisse être intuitionné. Évidemment, dans la mathéma-
tique, ce sont des images d’un type spécial. Les images du concept doivent comporter
en elles-mêmes quelque chose de la structure, elles doivent présenter elles-mêmes la
règle de leurs variations, de leurs permutations.
C’est sur ce point que culmine la difficulté de la Critique de la raison pure. Je dois
dire que j’ai vraiment compris Kant en lisant Heidegger. On prétend qu’il est confus,
alors que son Kant et le problème de la métaphysique39 donne, de la Critique de la raison
pure, la lecture la plus limpide qui soit. Heidegger explique que Kant a lui-même
reculé devant la difficulté de cet art mystérieux. Dans la deuxième édition de la
Critique de la raison pure, il bouche tout ça. Il affecte le schématisme à l’entendement,
de façon à estomper ce qu’il y avait d’aigu et de difficile dans cette notion.
Au fond, si je voulais en court-circuit ramener Kant à nous, je dirais que ce qui
est essentiellement réceptivité pour le sujet et ce qui fait la difficulté du terme, c’est
la jouissance. Chez Freud, comme chez Lacan, la jouissance, le style de jouissance
d’un sujet, est toujours lié, si je puis dire, à un premier événement de jouissance, à
un événement de valeur traumatique. Ce sujet relève donc essentiellement, dans sa
sensibilité, de l’Autre, de ce qui lui vient de l’Autre.
Retour sur le fantasme
La spontanéité, chez nous, ce n’est pas la spontanéité du sujet, mais c’est tout de
même la spontanéité du jeu des signifiants. Qu’est-ce qui fait le joint ? Qu’est-ce qui,
38. Kant E., Critique de la raison pure, Paris, Gallimard, coll. Folio essais, 2004, p. 193.
39. Cf. Heidegger M., Kant et le problème de la métaphysique, Paris, Gallimard, 1953, collection « Tel ».
186
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 187
chez nous, fonctionne comme schématisme, comme schème qui a, si je puis dire, un
pied de chaque côté ? Eh bien, c’est précisément le fantasme. Le fantasme, tel que
Lacan l’écrit en son mathème de ($ ◊ a), lie précisément, dans son écriture initiale,
deux éléments hétérogènes : l’un qui relève du signifiant, le sujet barré, et l’autre qui,
à l’origine, provient d’une écriture imaginaire, à laquelle Lacan donnera ensuite la
valeur de réel. D’une certaine façon, c’est le fantasme qui, dans l’enseignement de
Lacan, joue le rôle de schème entre ce qui est la réceptivité de la jouissance et la spon-
tanéité du jeu des signifiants. Il n’est après tout pas indifférent que le schématisme
soit affecté à l’imagination, c’est-à-dire à ce qui, chez Aristote, est la fantasia, d’où
vient notre nom de fantasme.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Autrement dit, il y a là comme une structure transhistorique qui, lorsqu’on sépare
des ordres ou des registres distincts, oblige à trouver ce qui est à la fois un terme
médiateur et un terme qui perce un niveau à partir d’un autre. Dans notre discours,
c’est le fantasme qui joue cette fonction.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Dans le parallèle entre Kant et Lacan, je pourrais encore aller plus loin. Il y a, en
effet, un affect que Lacan distingue finalement entre tous les autres, parce qu’il est d’une
certaine façon en connexion avec le réel. Cet affect, Lacan l’appelle l’angoisse. L’angoisse,
à la différence des autres affects, serait ce qui ne trompe pas. Elle serait, au fond, l’index
du réel. Eh bien, c’est là, mutatis mutandis, le rôle que joue le sentiment du respect chez
Kant. Le respect kantien est bien un sentiment, mais qui a la fonction d’index du supra-
sensible, qui pointe le doigt vers une autre dimension que celle de la sensibilité.
J’ai dû abréger ce que j’avais préparé et ce que je ne ferai peut-être jamais devant
vous, à savoir un commentaire plus détaillé de la Critique de la raison pratique.
Notons tout de même que l’intérêt de Lacan pour cette Critique précède, dans son
Séminaire « L’identification »40, sa première élaboration de la topologie, parce qu’elle
se réfère de façon très étroite à l’affinité du réel et des mathématiques, sur laquelle
nous reviendrons et progresserons.
187
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 188
L’orientation lacanienne
complexe, qu’il faut travailler afin de le simplifier. Je crois que, par ma faute, vous n’en
n’avez rien saisi la dernière fois, et je prends donc aujourd’hui les choses par un autre
bout, puisque je suppose que je peux me promener avec vous dans Freud et dans
Lacan, en considérant que, là au moins, vous avez des connaissances ou au moins des
aperçus suffisants.
Pour clore la première partie de cette année, puisque je ne reprendrai ce cours
que le 2 mars, je vais vous faire part de mes progrès dans la lecture de Lacan sur ce
qui nous intéresse cette année, progrès dont vous pourriez dire, en paraphrasant un
titre de Jean Paulhan, qu’ils sont en lecture assez lents.
Ce n’est pas tout de lire Lacan – je le vois bien maintenant – puisque le plus inté-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
ressant est de lire ce qu’il ne dit pas, ce qu’il n’écrit pas. Sinon, on se contente –
même si cela présente déjà une certaine difficulté – de reconstituer – pour reprendre
là un mot que j’ai employé dans le premier cours de cette année – l’architectonique
conceptuelle d’un texte, d’un écrit ou d’une leçon d’un Séminaire. Mais cela ne dit
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
rien du pourquoi, cela ne dit rien de ce que l’écrit écarte ou témoigne ne pas aper-
cevoir. Heidegger dit quelque chose d’approchant concernant sa lecture de Kant, à
savoir qu’il ne s’agit pas seulement d’entrer dans la puissante mécanique conceptuelle
qui est par exemple mise en œuvre dans la Critique de la raison pure, mais encore de
saisir précisément où porte l’accent, et spécialement – dirai-je en termes lacaniens –
ce que cette pensée s’évertue à éviter.
À cet égard, la Critique de la raison pure est un bon exemple, puisque Kant en a
donné une seconde édition sensiblement modifiée, et que Heidegger s’est efforcé de
démontrer qu’elle constituait un recul par rapport à ce qui était l’horizon de la
première. Heidegger utilise la seconde pour montrer ce qu’elle referme de ce que la
première ouvrait. C’est ainsi que dans les différentes parties de la Critique de la raison
pure, il privilégie celle qui s’appelle « L’esthétique transcendantale ». C’est à partir
d’elle qu’il jauge les autres développements que Kant donne aux « Propositions analy-
tiques et synthétiques » et à « La dialectique transcendantale ». D’autres commenta-
teurs ont, au contraire, lu la Critique de la raison pure à la lumière des « Propositions
analytiques » ou à la lumière de « La dialectique ». On a ainsi comme trois types de
lecture, qui ont d’ailleurs été ordonnés dans un livre que je pratiquais beaucoup à
l’époque de ma jeunesse, un livre qui s’intitulait L’Héritage kantien et la révolution
copernicienne41, qui avait été écrit par un philosophe qui s’appelait Vuillemin.
Eh bien, il s’avère que Lacan a aussi donné, parfois, une seconde édition de certains
de ses écrits. Les modifications apportées sont significatives, mais cependant toujours
légères : elles portent sur deux ou trois paragraphes. Le repentir n’est pas le genre de
Lacan, n’est pas son fort. C’est plutôt dans la continuité de sa réflexion qu’il se corrige,
41. Cf. Vuillemin J., L’Héritage kantien et la révolution copernicienne, Fichte, Cohen, Heidegger, Paris, PUF, 1954.
188
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 189
mais son vocabulaire ne change pas, ou très peu. Comme son ton est toujours assertif,
on peut croire qu’il développe, alors qu’il modifie, et parfois zigzague.
J’ai jadis, dans mon Cours, passé quelques années à reconstituer et à divulguer ce
que j’ai appelé l’architectonique de Lacan. Mais le recul que me donne peut-être la
satisfaction d’avoir quasiment achevé la rédaction de l’ensemble des Séminaires me
fait, je crois, apercevoir un relief, où ce que je traitais auparavant comme des difficultés
conceptuelles m’apparaît maintenant relever d’un autre ordre. Je constate, j’ai dû
constater, que ma façon de lire aujourd’hui les écrits canoniques de Lacan – ceux sur
lesquels je me suis moi-même longtemps penché – a changé, en particulier concernant
ce qui maintenant m’occupe au titre de l’œuvre de Lacan, à savoir le statut du réel.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Fonction nodale de la matrice du fantasme
Si j’ai parlé de la fonction nodale du fantasme, c’est parce que Lacan a promu le
fantasme comme ce qui noue et conjugue l’imaginaire et le symbolique, et ce, d’une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
manière qui fait dudit fantasme la fenêtre du sujet sur le réel. C’est là, disais-je, la
matrice à partir de laquelle le monde, la réalité, prend sens et s’ordonne pour le sujet.
Je dis qu’il s’agit de fonction nodale, parce que je vise ce que Lacan développera et
thématisera sous les espèces topologiques. Mais cette fonction, on la trouve aussi
écrite très tôt et couramment chez Lacan, sous la forme du losange qui, dans son
usage, est une pure forme de relation entre deux termes, a et b.
Ce symbole, Lacan ne l’a pas inventé. En logique formelle, et plus précisément
en logique modale, on l’utilise pour désigner le possible, de la même façon qu’on
utilise le carré pour signifier le nécessaire. Lacan indique, une fois, en passant, que
ce symbole du losange nous sert à représenter toutes les relations possibles entre deux
termes. Autrement dit, c’est un symbole polyvalent, un symbole à tout faire, et qui,
par son écriture, indique qu’il y a relation, qu’il y a rapport. Ce n’est pas pour autant
ne rien dire. Songez à l’écho d’une proposition comme Il n’y a pas de rapport sexuel,
qui indique précisément que l’on ne peut pas, dans cette affaire, utiliser un tel
symbole. C’est là au moins le témoignage que, lorsqu’on l’utilise, ce n’est pas en vain.
Ce symbole, Lacan l’utilise éminemment en ce qui concerne le fantasme comme
index d’une relation entre deux termes qui ne sont pas, à proprement parler, des
éléments, mais des ordres. Il l’utilise pour indiquer une relation, et même une imbri-
cation, de l’ordre du symbolique et de l’ordre de l’imaginaire.
S◊I
Ordres, registres, dit-mensions
Le terme même d’ordre mériterait d’être commenté dans son usage lacanien. Il est
surtout utilisé pour ce qu’on appelle le registre symbolique, mais il désigne tout autant
les deux autres, ceux du réel et de l’imaginaire. Ce sont des registres, mais de quoi ?
Eh bien, ce sont des registres de l’être, des registres ontologiques. Avec le symbolique,
l’imaginaire et le réel, nous avons la tripartition de ce que Lacan appellera plus tard
189
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 190
L’orientation lacanienne
des dit-mensions, en jouant sur le mot pour en dégager le mot de dit. Ces trois dit-
mensions sont des façons distinctes de loger le dit. Elles obéissent à des règles sensi-
blement différentes. L’image est, par exemple, d’un fonctionnement tout à fait distinct
de celui du signifiant, lequel est articulé en chaînes ou comme un système.
Lacan a abondamment développé ce qui se passe séparément dans chacun de ces
ordres. Dans l’ordre symbolique, il a mis en valeur un certain nombre de relations
mathématiques et un certain nombre de réseaux proprement linguistiques. L’imagi-
naire, il l’a par contre mis en valeur – ainsi que l’a fait la littérature analytique – comme
un réservoir d’images prévalentes qui jouent un rôle pour le sujet, et dont il est courant
de supposer que certaines de ces représentations sont inaccessibles à la conscience.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Ce qui donc spécifie le fantasme, c’est une connexion, une interpénétration
spéciale du symbolique et de l’imaginaire. Il suffit de se référer au fantasme « Un
enfant est battu »42 pour y voir, à la fois une représentation imaginaire mise en scène
et la présence d’une phrase articulée. La perspective que prend Lacan nous montre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
que se composent, là, des éléments qui relèvent d’ordres différents. Je ne m’étends pas
trop là-dessus, parce que Lacan a suffisamment éduqué notre perception à cet égard.
Par l’insistance de son enseignement, il a fait en sorte que nous vienne spontané-
ment le fait de distinguer ce qui relève de l’imaginaire et ce qui relève du symbo-
lique dans ce que peut nous livrer une cure analytique. C’est par rapport à cette
perception éduquée qui est la nôtre, que le fantasme se distingue par la conjugaison
et l’interpénétration de deux dimensions. Ne serait-ce que par là, on peut comprendre
pourquoi il y a une convergence spéciale de la pratique analytique sur le fantasme.
Il y a, d’un côté, ce qui relève du signifiant, il y a, d’un autre côté, ce qui relève de
l’imaginaire, et c’est sur la scène du fantasme que nous trouvons réunies ces deux
dit-mensions, qui sont pourtant distinctes.
Le fantasme se concrétise et se particularise par l’imbrication de deux ordres diffé-
rents, où se situent respectivement le sujet barré au titre du symbolique et l’objet a
au titre de l’imaginaire – ($ ◊ a). C’est là l’écriture du fantasme que Lacan utilisera
tout au long de son enseignement, sauf dans le tout dernier où il liquidera tous les
éléments et toutes les constructions.
Le Phantasieren de Freud est une représentation imaginaire
Du côté du symbolique, nous avons le sujet barré tel que Lacan l’a construit à
partir de la notion de négation. Il l’a en effet construit comme un vide, une négation
de la substance, et même une négation d’être, et donc, à ce titre, comme voué à
s’identifier. Du côté de l’imaginaire, nous avons l’objet a qui, lui, embrasse dans sa
parenthèse toutes les formes imaginaires qui peuvent captiver l’intérêt du sujet au titre
du désir, depuis sa propre image dans le miroir, comme incarnation de son narcis-
sisme, jusqu’à tout ce qui est image. Là, il faut bien dire que les frontières sont indis-
42. Cf. Freud S., « “Un enfant est battu”. Contribution à la connaissance de la genèse des perversions sexuelles »,
Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF, 1973, p. 219 & sq.
190
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 191
tinctes, puisqu’elles s’étendent aussi loin que ce que la philosophie classique appelle
la représentation – j’y ai déjà fait allusion. L’imaginaire, dans son acception la plus
ample, embrasse tout ce qui est représentation.
D’ailleurs, le Phantasieren de Freud penche plutôt de ce côté-là. C’est un terme
freudien qui est plus aristotélicien que lacanien ou français. J’ai eu, cette semaine, une
petite conversation avec le traducteur de Freud, à savoir Jean-Pierre Lefebvre, celui
qui donne de nouvelles traductions de l’œuvre freudienne depuis l’année dernière.
Il a traduit la Traumdeutung sous le titre d’Interprétation du rêve, mais je peux dire
que je l’avais recommandé comme traducteur en sachant seulement qu’il avait super-
bement traduit la Phénoménologie de l’esprit.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Lors de notre conversation, il m’a dit qu’allait paraître incessamment le livre de
Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, ouvrage qui se trouvera préfacé par
Clotilde Leguil, ici présente. Il ajouta, en se pourléchant les babines : Ça va faire
crier. En effet ! Ce que l’on traduit d’habitude par fantasme, il l’a traduit par repré-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
sentation imaginaire, considérant par là que ce qu’on appelle le fantasme est une créa-
tion de la psychanalyse française, et que ce terme ne rend pas compte du Phantasieren
dans son usage freudien. Eh bien, pour moi, c’est dans le mille et tout à fait cohé-
rent avec ce que j’en pense ! C’est tout ce que je peux en dire pour l’instant, et ce n’est
d’ailleurs pas ce qui empêchera de crier, mais sûrement un peu moins du côté de
l’École de la Cause freudienne.
L’imaginaire a donc l’amplitude de la représentation. Mais ce qui est formidable,
c’est que cette écriture du fantasme a continué d’être utilisée par Lacan, et qu’elle sera
toujours valable quand il posera que le fantasme conjugue le symbolique et le réel,
c’est-à-dire quand il fera virer son symbole petit a d’un ordre à l’autre, quand il consi-
dérera que ce petit a est d’ordre traumatique et que, tout en étant inassimilable, il
reste néanmoins présent dans le fantasme.
$◊a
S◊R
(- f)
191
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 192
L’orientation lacanienne
C’est encore cet algorithme qui prévaut quand Lacan propose la passe comme
fin d’analyse, puisqu’il voit deux versions à cette fin : ou bien accéder à la béance du
complexe de castration, (- f), ou bien accéder à l’objet qui l’obture, petit a – ce petit
a dont il évoque le statut que lui avait donné Freud, celui d’objet prégénital. Il faut
s’apercevoir que si Lacan choisit de se référer au prégénital comme à une approxi-
mation de ce qu’est l’objet a, c’est parce qu’il ne peut pas encore, à cette date, décider
si cet objet a est imaginaire ou réel. C’est pourquoi il botte en touche, en disant que
son objet a s’ensuit de ce que nous a préparé Freud sous les espèces de l’objet prégé-
nital. C’est précisément sur ce point que l’on s’aperçoit que le statut de l’objet a est
tout à fait équivoque. Vous avez là un premier exemple de ce que j’évoquais d’une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
lecture de Lacan qui s’occupe de ce qu’il n’a pas dit.
La permanence du mot jouissance…
Au fond, d’une façon générale, je pourrais dire qu’il en va de même lorsqu’il s’agit
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
192
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 193
qu’il en vient à distinguer, sur les traces de Freud, que le Warheitskern, le noyau de
la vérité, est du côté du réel. Dans un texte que je relisais, qui porte sur les construc-
tions en analyse43, Freud, à propos du délire, parle du noyau de vérité. Eh bien, on
pourrait aussi bien dire que le Lustkern, le noyau de jouissance, est de l’ordre du réel.
Je crée cette expression allemande de Lustkern, mais peut-être est-elle quelque part
dans Freud. C’est une longue trajectoire que d’aller de l’imaginaire au réel quant à
la jouissance, ce n’est pas acquis comme en un tour de passe-passe.
Pour Lacan, le petit a est au départ imaginaire, tandis que ce qu’il désigne comme
(- f) est déjà le résultat d’une opération symbolique, puisque la négation comme
telle relève de cet ordre. Dans les images, l’opération de la négation, en effet, ne fonc-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
tionne pas. À cet égard, on saisit l’imaginaire comme le voile de ce qui relève de
l’ordre symbolique. C’est ce qui prescrit à la pratique psychanalytique de réduire cet
imaginaire pour dégager la castration. Réduire l’imaginaire, tout le monde s’est
aperçu que l’analyse produit un effet de ce genre – quand ça fonctionne. Quand ça
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
I R
S S
Versions du réel
On s’imagine pourtant que c’est la même chose. On s’aperçoit bien que Lacan se
met à parler beaucoup plus de jouissance et, à ce moment-là, on prend comme mot
d’ordre de la pratique lacanienne de la psychanalyse un il faut contrer la jouissance.
Il faut contrer la jouissance de la même façon qu’on avait dit qu’il fallait réduire
43. Cf. Freud S., « Constructions dans l’analyse », Résultats, idées, problèmes, t. II, Paris, PUF, 1985, p. 269 & sq.
193
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 194
L’orientation lacanienne
l’imaginaire. On voit alors arriver les analystes armés de pied en cap pour contrer la
jouissance. Mais, en fait, il s’agit d’autre chose. Il s’agit du réel comme reste inéli-
minable, et ce n’est précisément pas ce que l’on va se mettre à thérapier. Thérapier,
on suppose qu’à cet égard c’est terminé !
Le reste ou le trognon
Seulement, ce réel, il se présente lui aussi sous des angles différents. On peut
d’abord l’approcher au titre de reste. C’est ce que faisait Freud lui-même et c’est ce
que Lacan a repris. Non pas un reste fantasmatique, mais un reste symptomatique.
C’est la fameuse constatation psychanalytique, à savoir que même après une analyse
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
achevée avec satisfaction, demeurent des restes symptomatiques. On peut, bien sûr,
traiter cela comme un défaut, comme la marque que tout n’est pas possible ou qu’à
l’impossible nul n’est tenu. Mais ce qu’il faut voir, c’est que ce réel-là est en infrac-
tion avec le culte du rien.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Le reste symptomatique ne cadre pas tout à fait avec ce que Lacan évoquait du
doigt de saint Jean montrant le vide de l’être. Il y a saint Jean qui montre l’horizon
déshabité de l’être, mais, pendant ce temps-là, le symptomatique lui grimpe, si je puis
dire, sur la figure. L’horizon de l’être, il est peut-être toujours déshabité, mais saint
Jean, lui, il est habité, parasité. On lui dit : regarde en haut, regarde en haut, ne regarde
pas en bas ! Il regarde, il se gratte, il ne voit rien, il se gratte encore. Je fais le clown pour
vous imager une contradiction qui est sensible dans la façon dont les psychanalystes
attrapent l’expérience analytique. C’est donc là le réel au titre de trognon de réel, de
bout de réel. C’est un trognon parce qu’on a bouffé toute la pomme imaginaire. On
dit alors qu’il n’y a plus rien, mais le trognon est là ! Et c’est un trognon qui est un peu
boomerang : il vous revient sur la figure. Nous sommes ici, disons, dans le registre bout
de réel. Là, ça va encore, le fond est sain, même s’il y a sur les bords, nageant dans la
soupe, des bouts de viande, de pain ou de poisson. Des bouts de pain nagent dans le
Buscón44 de Francisco de Quevedo. Mais enfin, il y a le bouillon...
Le sinthome
Il y a aussi une deuxième version du réel, à savoir la version que Lacan appelle le
sinthome. C’est alors vraiment autre chose, puisque le sinthome est un système, qui
va bien au-delà du bout de réel. Le sinthome, c’est le réel et sa répétition. On verse
au crédit du réel la répétition dont il est le ressort. Par là, le réel apparaît lui-même
comme principe et comme ressort du symbolique. Lacan avait éduqué son public à
l’idée que le symbolique était le ressort de l’imaginaire, mais voilà que l’on découvre
une porte dérobée donnant dans les coulisses, où il se révèle que c’est le réel qui est
le ressort du symbolique. Bref, si on parle si bien, si on pense si bien, jusqu’à pouvoir
écrire la Critique de la raison pure, c’est parce qu’il y a, dans les dessous, quelque
chose qui travaille, qui tourne : le sinthome.
44. Cf. De Quevedo F., El Buscón, La vie de l’Aventurier Don Pablos de Ségovie, Paris, Sillage, 2007.
194
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 195
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
infinie »45, qui a été écrit au début de l’année 1937 et publié au mois de juin de la
même année ; c’est également traité dans « Constructions dans l’analyse », qui est
paru en décembre 1937, et l’on retrouve encore cette problématique dans le tout
dernier texte, sur lequel, rappelle Lacan, la plume de Freud est tombée, à savoir celui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
intitulé « Le clivage du moi dans le processus de défense »46, dont le dernier mot a
été écrit au tout début de l’année 1938.
Comme vous le savez, Freud, dans « Analyse finie et infinie », précisément dans
la huitième partie, indique sur quoi lui semble achopper la terminaison définitive de
l’analyse, à savoir le refus de la féminité : das Sträuben gegen seine passive oder femi-
nine Einstellung. Cela concerne quelque chose qui est commun à l’homme et à la
femme, mais qui a des formes d’expression différentes chez chacun d’eux. Chez la
femme, c’est le Penisneid, c’est-à-dire la nostalgie d’avoir le pénis, d’être pourvue de
l’organe génital masculin – Dieu sait que ce diagnostic a été reproché à Freud ! Chez
l’homme, c’est la rébellion – Sträuben – contre la passivité induite par un autre
homme. Freud dit qu’il faut plutôt appeler ça un refus de la féminité. Quand Sträuben
est un verbe, on l’emploie quand il s’agit du hérisson qui dresse ses piquants. C’est
bien choisi. Le sujet se hérisse quand il soupçonne l’autre homme de vouloir le fémi-
niser. Le facteur commun aux deux sexes que Freud dégage, c’est aussi das Streben
nach Männlichkeit, à savoir ce que l’on traduit par aspiration à la virilité. C’est une
aspiration, un effort : on s’efforce vers la virilité comme valeur. Il s’agit – Freud dit
que l’on n’y arrive pas, que c’est très difficile – de faire en sorte que le fait de suivre
un autre homme n’ait pas la signification de la castration, la Bedeutung de la castra-
tion. Vous voyez que Freud emploie très souvent ce terme de Bedeutung à propos du
phallus et de la castration. C’est d’ailleurs ce qui a été repris par Lacan dans son
article célèbre de « La signification du phallus »47. Freud explique aussi que l’on n’ar-
rive pas à effacer le Penisneid, et qu’il est, chez la femme, source de dépression, celle-
ci restant habitée par une certitude intérieure, à savoir que la cure ne servira à rien
de ce point de vue-là. Je résume ici hâtivement des considérations de Freud qui
devraient être reprises mot à mot.
45. Cf. Freud S., « L’analyse avec fin et l’analyse sans fin », Résultats, idées, problèmes, t. II, op. cit., p. 231 & sq.
46. Cf. Freud S., « Le clivage du moi dans le processus de défense », Résultats, idées, problèmes, II, op. cit., p. 283 & sq.
47. Cf. Lacan J., « La signification du phallus », Écrits, op. cit., p. 685 & sq.
195
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 196
L’orientation lacanienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
que ce que Freud appelle l’aspiration à la virilité est d’ordre fantasmatique. Il faudra
que je demande à Jean-Pierre Lefebvre comment traduire ce terme d’aspiration chez
Freud. Aspiration, en effet, ça fait un peu Madame Bovary 48 – j’espère avoir le temps
d’y venir. La virilité est donc, par excellence, de l’ordre du fantasme, ce qui veut dire
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
(- f)
F
Ce qui est d’ailleurs frappant quand Freud parle du refus de la féminité chez
l’homme et chez la femme – das Sträuben gegen seine passive oder feminine Einstellung –
et qu’il pose deux thèses, deux éléments, c’est que, à le lire de près, on ne trouve pas
où ça se situe dans l’appareil psychique. Il faudra que je relise, mais je ne l’ai pas
trouvé. Pour Lacan, par contre, il n’y a pas d’ambiguïté : ça se situe sur la scène du
fantasme, ça tient à l’élévation fantasmatique du phallus. C’est de cela qu’il s’agit
derrière les genres et c’est ce qui, dans cette optique, les réconcilie avec le manque,
avec la castration symbolique. Ils seront capables de dire le C’est ça ou le C’est comme
ça de Hegel, non pas devant la montagne, mais devant le trou : Ça me manquera
toujours.
48. Cf. Flaubert G., Madame Bovary, Paris, Gallimard, Folio classique, 2001.
196
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 197
Il y a donc l’idée que l’on peut destituer le sujet de son fantasme phallique et qu’il
est possible – pour encore l’imager simplement – de lui faire dire oui à la féminité.
On peut le faire renoncer à ce refus de la féminité qui l’affecte, qui affecte tout être
parlant et non pas seulement l’homme. D’ailleurs, le meilleur exemple en est, aux
yeux de Lacan, le psychanalyste lui-même. C’est en effet pour cette raison qu’il peut
dire que la position analytique est la position féminine, ou qu’elle lui est au moins
analogue. Ça signifie que l’on ne peut pas être psychanalyste en étant institué par le
fantasme phallique. Lacan, par des biais divers, revient sur cette affinité spéciale de
la position du psychanalyste et de la position féminine.
Aspiration à la féminité
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
C’est là quelque chose qui se vérifie aujourd’hui. Au XXIe siècle, qui peut douter
– je l’ai déjà dit – que la psychanalyse sera aux mains des femmes ? Gardez les
hommes ! Ils sont dans la psychanalyse comme une espèce à protéger. Mais pour le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
reste, il faut bien dire qu’ils sont en voie de disparition rapide. Ce n’est pas, d’ailleurs,
que dans la psychanalyse. Aujourd’hui, quand on lit dans Freud quelque chose
comme aspiration à la virilité, on se dit que ce n’est pas très apparent dans le monde
qui nous entoure et que ce qui y semble au contraire le plus dominant, c’est bien
l’aspiration à la féminité.
Évidemment, il y a des gens qui ne sont pas d’accord. Il y a, aujourd’hui, un
certain nombre de fondamentalistes qui veulent ramener cette aspiration à la
féminité dans l’ordre androcentrique, dont les grandes religions de l’humanité
donnent un splendide exemple. Cette aspiration énerve spécialement ces fonda-
mentalistes. Il y a, bien sûr, des causes sociales, historiques, tout ce que vous voulez.
Mais d’où je vois les choses, je pense que le phénomène le plus profond est bien cette
aspiration contemporaine à la féminité, avec le désordre qu’elle suscite, le délire et la
rage où elle plonge les tenants de l’ordre androcentrique. Les grandes fractures entre
l’ordre ancien et l’ordre nouveau auxquelles nous assistons, se déchiffrent quand
même, du moins pour une part, comme l’ordre viril reculant devant la protestation
féminine. Je ne dis pas que le débat soit par là tranché, mais l’enjeu me paraît au
moins pouvoir être approché dans ces termes.
L’idée de traversée que Lacan a articulée, elle est quand même très dépendante d’un
ordonnancement imaginaire de la question. C’est l’idée qu’il y a un écran, l’écran du
fantasme – expression que Lacan a employée – et que cet écran peut être traversé, être
percé en direction de ce que j’appelais tout à l’heure le rien, ce rien prenant alors la
valeur de la castration symbolique ou bien celle du non-rapport sexuel. Mais de toute
façon, c’est, dans les deux cas, la référence au phallus qui est le support de cet écran.
C’est là quelque chose qui est très convaincant, et dont on peut également dire que
ça marche quant au désir. À propos du désir, on peut dire qu’il y a une traversée du
fantasme qui aboutit à une révélation de vérité, qui donne accès au Warheitskern, au
noyau de vérité, mais est-ce que ça marche quant à la jouissance ? Si ça marche en ce
qui concerne le désir, c’est parce que le phallus – qui est au principe de l’institution
197
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 198
L’orientation lacanienne
fantasmatique du sujet – est un semblant. Mais ce qui n’est pas un semblant et qui est
réel, c’est la jouissance. Avoir crevé l’écran sur lequel se dessinait le semblant phallique
– fût-il élevé à la dignité du signifiant – ne résout pas pour autant la question de la jouis-
sance.
La cause ultime
Admettons que ce que Lacan appelle la traversée du fantasme règle la question du
problème de la vérité. La vérité, c’est-à-dire quoi ? Eh bien, la question du désir de
l’Autre, la question Que veux-tu ? adressée à l’Autre. À cet égard, nous sommes au
niveau du ça parle, mais reste le réel ; avec ceci que ce qui se joue à ce niveau-là ne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
se joue pas au niveau du ça parle, mais au niveau du se jouit. Autrement dit, la passe
est une réponse à la huitième et dernière partie d’« Analyse finie et infinie », en ce
qu’elle repose sur la réduction de l’enjeu phallique dans le fantasme.
Si j’ai distingué le mot même de traversée, alors que Lacan ne l’a employé qu’une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
49. Freud S., Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, PUF, 1993, p. 97.
198
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 199
Lacan a poussé très loin la domestication de la pulsion. Dans son graphe à deux
étages, dont j’espère que vous connaissez l’architecture, la pulsion est à l’étage supé-
rieur et la parole à l’étage inférieur. Ça se passe entre parole et pulsion. Ces deux étages
fonctionnent simultanément et répondent au même modèle, à savoir que ce sont deux
chaînes signifiantes. Lacan le dit en toutes lettres, il parle « des signifiants constituant
de la chaîne supérieure ». Lacan a fait cette construction pour résoudre la question dite
de la double inscription – dans laquelle je ne rentrerai pas – mais c’est, en tout cas,
une construction qui suppose de faire de la pulsion un certain type d’énoncé.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Pulsion
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Parole
Mais faire de la pulsion un certain type d’énoncé ne règle pas la question du etwas
Reales. Il faut donc poser la question : est-ce que le rapport du sujet à la question du
réel se joue sur la scène du fantasme ? Lacan a tout essayé pour que ça soit le cas. Il
emploie une fois l’expression de fantasme fondamental pour cela. Il y a le fantasme
ordinaire qui est une petite histoire, un scénario, avec un support symbolique et des
représentations imaginaires. Mais au-delà de ce fantasme ordinaire, il y a le fantasme
fondamental où il est question du réel.
On peut très bien dire que l’enseignement de Lacan est, par tout un aspect, une
défense contre le réel. Ce n’est que contraint et forcé qu’il fut obligé de constater
petit à petit que toutes ses constructions, toute cette architecture à la Vauban qu’il
avait construite et à laquelle il avait fait lui-même une fois allusion, devait céder
devant un réel qu’il avait essayé de cerner en en faisant une demande articulée au
niveau supérieur de son graphe, niveau où on irait de la jouissance à la castration –
qui sont les deux termes ultimes – en passant par ces deux lieux que sont la pulsion
écrite à partir de la demande, ($ ◊ D), et le fameux signifiant d’un manque dans
l’Autre, S(A/).
s (A) A
199
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 200
L’orientation lacanienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
dans la pulsion et d’autant plus il est loin du parler. C’est formidable ! Vous n’y voyez
rien, mais ne vous inquiétez pas, le sujet est là, le sujet parle dans la pulsion.
Lacan met en évidence le caractère de demande de la pulsion avec le grand D.
Cependant, il n’en va pas ainsi dans le fantasme où la phrase Un enfant est battu
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
apparaît implicitement. Il faut donc, puisque ça n’apparaît pas dans la pulsion, faire
disparaître le sujet. Nous avons pourtant le $ dans la formule de la pulsion, ($ ◊ D),
et ce serait là l’occasion de dire que c’est le même que dans le fantasme, ($ ◊ a). Mais
Lacan, en ce qui concerne la pulsion, parle d’évanouissement du sujet, et non pas –
même si ces deux termes veulent dire la même chose – de fading du sujet. Du fading
du sujet, il en parle pour le fantasme, mais quand il s’agit de la pulsion, il préfère ne
pas employer, pour le même symbole $, ce mot de fading.
Lacan démontre tout. C’est ce qu’il faut d’abord savoir pour le comprendre : c’est
qu’il est beaucoup plus intelligent que vous ou que moi. Quand il veut démontrer
quelque chose, il y arrive. Il l’avait dit explicitement : Je me fais fort de donner n’im-
porte quel sens à n’importe quel mot, si vous me laissez parler assez longtemps. Quand il
nous a dit ça, il nous a quand même révélé quelque chose de sa façon de faire.
Donc, puisqu’il faut démontrer que ça parle dans la pulsion, les preuves à l’appui
ne manquent pas. D’abord, il y a tout ce qui, chez Freud, démontre que la pulsion
obéit à un ordre grammatical, avec des réversions du sujet à l’objet. C’est déjà présent
dans le cas Schreber et ça l’est également dans le texte intitulé Pulsions et avatars des
pulsions50. Ensuite, Lacan met en valeur le caractère de coupure que présentent les
zones érogènes. Ce sont des zones qui ont des bords, qui sont des bords et le bord a
éminemment, selon Lacan, une fonction signifiante. Puis – et là c’est formidable ! –
la pulsion insiste ; ce qui veut dire qu’elle est dans une mémoire, une mémoire obli-
gatoirement faite de signifiants. Lacan amène cette idée dans son Séminaire de
L’éthique de la psychanalyse. J’en ai gardé le souvenir, parce qu’en le rédigeant, à
l’époque, je m’étais quand même dit qu’il poussait le bouchon un peu loin. Il va en
effet jusqu’à dire que la pulsion a une dimension historique. Au nom de l’insistance
de la pulsion, qui tient pourtant à une fixation précisément invariable, Lacan va
jusqu’à nous dire qu’il s’agit de mémoire, et donc d’histoire. Il cherche tout ce qu’il
50. Cf. Freud S., « Pulsions et destins des pulsions », Métapsychologie, Paris, Gallimard, coll. Folio/Essais, 1968, p. 11 & sq.
200
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 201
peut trouver, pour ramener la pulsion à la parole. Il plaide cette cause. C’est sur ce
modèle-là, sur le modèle énonciatif, que Lacan présente la pulsion.
Je rassure tout de suite ceux qui pourraient s’effrayer de l’horrible critique que je
fais de la pensée de Lacan. D’abord, il faut bien le dire, j’ai toujours eu envie de le
critiquer, mais je critique là un Lacan au nom d’un autre Lacan. Je fais se battre
Lacan contre Lacan, je montre comment il progresse.
Lacan présente donc la pulsion sur un modèle énonciatif. De la même façon qu’il
y a, au niveau de la parole, un bouclage de la signification, il faut qu’il y en ait un
autre là où se situe le fameux S(A/ ). De ce S(A/ ), on a fait le saint des saints de la
psychanalyse. J’y ai d’ailleurs peut-être contribué moi-même, puisque c’est une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
construction chiquée. Mais en fait, ce S(A/), il signifie quoi ? Il est la réponse à ce qu’il
en est de la pulsion comme énoncé, à savoir qu’il n’y a pas, là, de répondant. Inconnu
au bataillon, le répondant ! On prend l’annuaire, on regarde à Trieb... Personne ! Le
répondant ne figure pas dans l’annuaire, il n’y a pas d’abonné au numéro que vous
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
avez demandé. Pour le dire en termes architectoniques, disons que S(A/) répond à un
manque dans l’Autre, ce qui veut dire que toute la pulsion est organisée en
signifiants, que ses objets sont des signifiants. La pulsion est sur une courroie
signifiante, elle n’est pas hors de la parole.
Et pourtant…
Lacan ne dit donc pas que la pulsion est hors de la parole, sinon à la fin, car le
décalage de la pulsion par rapport à l’Autre est par lui concentré à la fin de sa démons-
tration. La pulsion avance sur la chaîne signifiante et ce n’est qu’à la fin que Lacan
rassemble le problème : il n’y a plus de signifiant qui répond et on ne peut donc pas
rendre compte de la pulsion au niveau même du signifiant. En effet, comment, au
niveau de l’Autre, rendre compte de tout ce qu’il y a d’arbitraire ou, plus exactement,
de tout ce qu’il y a de contingent et qui ne se déduit pas ? C’est bien pour cette raison
que, déjà à ce moment-là, Lacan formule que l’Autre n’existe pas. C’est au niveau de
la pulsion que l’Autre n’existe pas. Au niveau de la pulsion, l’Autre de la parole,
l’Autre du langage, l’Autre du savoir, n’est pas là. Il y a donc visiblement une grande
tension entre le statut de cette réponse qu’est S(A/ ) et le statut qui est donné à la
pulsion comme chaîne de signifiants.
Paradoxe de la jouissance dans la dialectique psychanalytique
Mais cela n’empêche nullement que Lacan fasse sa place à la jouissance lorsqu’il
parle de la pulsion. Sur son graphe, il écrit le mot de jouissance au départ du vecteur
supérieur. En effet, comment pourrait-on parler de la pulsion sans faire sa part à la
jouissance ? Mais alors, comment faire entrer la jouissance dans ce système ? J’avais,
bien sûr, commenté ça, mais je ne l’avais pas vu sous cet angle, à savoir que Lacan
ramène ici la jouissance au complexe de castration. Il fait sa place à la jouissance –
c’est même cela le manque dans l’Autre : il n’y a pas le signifiant de la jouissance
qu’il faudrait – mais cette jouissance, il la traite – c’est fondamental – à partir de
201
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 202
L’orientation lacanienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
sance, et une signification qui est très précise, à savoir une signification de trans-
gression, elle-même corrélative de l’interdiction. C’est parce que la jouissance arrive
appareillée d’un discours d’interdiction – tu ne dois pas jouir, tu ne dois pas jouir de
la mère, tu ne dois pas jouir de la voisine, tu ne dois pas jouir de ton organe, etc. – qu’elle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
prend figure de transgression. C’est pourquoi Lacan peut assigner à cette significa-
tion de jouissance – même si c’est un peu pour rire – le symbole √-1, et dire qu’à le
multiplier, on obtient le manque de signifiant : (-1).
Résistance de la chose analytique
Nous avons donc différentes modalités du négatif. Mais ce qui est tout de même
amusant, c’est que la chose analytique résiste. C’est comme cela que je lis Lacan : je
vois les efforts prodigieux qu’il développe dans son argumentation, et puis je constate
qu’il y a tout de même la chose même de la psychanalyse qui résiste. Et comme
l’abord de Lacan est extrêmement précis, on sent – comme avec une baguette de
sourcier – qu’il y a justement là quelque chose.
Il faut, bien sûr, que Lacan réserve quand même la place au fait qu’il y a une jouis-
sance qui se moque de la négation. La négation, à la jouissance, elle ne lui fait rien
du tout ! Il y a une jouissance qui est hors négation. C’est ce que Lacan appelle le
phallus symbolique, signifiant de la jouissance, comme tel impossible à négativer.
Mais comment traite-t-on de l’impossible à négativer dans un système qui est tout
entier articulé autour de la négation ?
Cela se voit dans une phrase. Regardez comment Lacan passe de (- f) à F – je le cite,
page 823 des Écrits : « Tout support qu’il soit du (-1), il y devient F, le phallus symbolique
impossible à négativer »52 (- f) qui est négativé, passe à F qui est impossible à négativer.
Essayez de vous représenter ça ! J’ai essayé, mais c’est bien dans ce mode de phrase que tout
le problème est concentré, problème qui est celui d’accoucher un impossible à négativer à
partir du négatif. On essaye la multiplication, on essaye tout ça, jusqu’au moment où on
jette tout. En effet, qu’est-ce que c’est, l’enseignement de Lacan ? L’enseignement de Lacan,
c’est une avancée. Il a d’abord bien fallu qu’il passe par ce que je recompose ici, pour ensuite
mettre tout ça au panier. Disons au moins qu’il est passé au-delà.
51. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien », Écrits, op. cit., p. 822.
52. Ibid., p. 823.
202
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 203
Je ne vous donne, à ce propos, que l’exemple suivant. Vous avez sans doute appris
ce qu’il en est de la pulsion en lisant le Séminaire des Quatre concepts fondamentaux
de la psychanalyse. Eh bien, les deux chapitres concernant la pulsion, comparez-les à
ce que Lacan a dit deux ans avant. Vous ne reconnaissez plus rien ! C’est tout à fait
différent, construit d’une façon profondément distincte. Dans Les quatre concepts
fondamentaux de la psychanalyse, Lacan prend la question de la jouissance comme
point de départ, et non pas comme point d’arrivée. La pulsion n’est plus du tout un
énoncé, mais un vecteur qui vient entourer l’objet a. Il n’y a plus de S(A/), etc., il y a
la problématique d’une pulsion qui est sans interdiction, une pulsion où l’interdic-
tion ne donne plus la fonction de la jouissance.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
a
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
203
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 204
L’orientation lacanienne
comme toujours, avec un grand succès. C’est toujours réussi avec Lacan. Mais c’est
justement ce qui est gênant, à savoir qu’il faut saisir où, lui, il n’est pas content. Il faut
bien croire qu’il ne l’est pas, à devoir ainsi continuer et changer.
Tout se transforme à partir du moment où l’on parle de la jouissance du corps,
et non pas de la jouissance de l’Autre comme on parlait du désir de l’Autre. Cela fait
que lorsque vous lisez le Séminaire du Sinthome où Lacan s’essaye à tirer son nœud
de toutes les façons possibles – il dédouble, détriple, torture un nœud qui devient
méconnaissable –, vous constatez que s’il y a une chose dont il ne faut pas lui parler,
une chose qu’il ne veut pas entendre, c’est bien la jouissance de l’Autre. De la jouis-
sance de l’Autre, il en vient, il a vu ce que ça donnait. Alors, dans Le sinthome, de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
jouissance de l’Autre, il n’y en a surtout pas, ce n’est pas la question.
C’est dans ce contexte que Lacan évoque que l’interdiction de la jouissance, qu’il
a mise en fonction par rapport au complexe de castration, répond au désir de l’Autre.
Il définit donc le névrosé comme le sujet pour qui l’Autre serait habité par une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
volonté de castration. Quand Lacan dit volonté, il faut entendre désir décidé. L’Autre
est habité par une volonté de castration, et ce n’est donc pas lui qui dirait : Jouis !
L’Autre, il dit : Ne jouis pas ! L’Autre dit non à la jouissance. Tout ce que Lacan déve-
loppe dans cette dernière partie sur laquelle j’ai tellement travaillé, est articulé autour
d’un non à la jouissance. On dit oui à la volonté de castration, ce qui veut dire qu’on
se momifie, qu’on se ratatine complètement devant cette volonté de l’Autre, ou bien
qu’on se suicide en se vouant à la fameuse cause perdue. Au fond, ce que Lacan n’en-
visage même pas à cette date, c’est que l’on puisse dire non à l’aspiration à la virilité.
C’est ce qui ne lui viendra qu’avec la passe. Mais ici, il n’a pas encore l’idée que l’on
puisse dire : Non ! Je ne suis pas concerné par cette volonté de castration.
Les ruses de la dialectique de la jouissance et du désir
Juste avant que Lacan écrive « Nous n’irons pas ici plus loin », il y a quand même,
in extremis, une phrase où se concentre ce qu’il peut, à ce moment-là, dire de la fin
de l’analyse, une phrase qui se présente comme une question sur ce qu’est la Bedeu-
tung de la castration : « La castration veut dire qu’il faut que la jouissance soit refusée,
pour qu’elle puisse être atteinte [...] »54 J’ai beaucoup lu cette phrase de Lacan, je l’ai
beaucoup fait lire et je l’ai beaucoup commentée, mais ce n’est que maintenant que
je la comprends au-delà de ce qu’elle dit.
Cette jouissance qui doit être refusée pour être atteinte, c’est ce qui s’appelle la
vérité. Lacan a réussi – et c’est cela qu’il essayait avec la pulsion – à faire rentrer la
jouissance dans la même dialectique que le désir. Nous avons là, en effet, l’essence de
la dialectique : on dit non, et puis on peut ensuite énoncer un oui d’un ordre supé-
rieur. C’est ce qu’on appelle l’Aufhebung. Il faut d’abord consentir à l’interdiction de
la jouissance, pour la retrouver ensuite à un degré supérieur, comme purifiée, admi-
rable et permise. Il faut, en quelque sorte, prendre sur soi, comme le disait Hegel, la
54. Lacan J., « Subversion du sujet et dialectique du désir… », Écrits, op. cit., p. 827.
204
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 205
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
ment son interdiction par la loi. Le tu ne feras pas ceci, le tu ne coucheras pas, etc., sont
autant d’index du désirable. Dès lors, la loi du désir, c’est la loi qui crée le désir par
l’interdiction et par la négation. Il faut donc renverser cette échelle pour avoir accès
à ce qui jadis était interdit. Si la jouissance est refusée, c’est pour que tu puisses l’at-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
teindre, mon petit ! La jouissance est ainsi intégrée dans la dialectique du désir.
Le décrochage par rapport à cette dialectique est parfaitement sensible dans Les
quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, où l’objet a n’est plus qu’un substitut.
Lacan dit même qu’il n’est qu’un vide et que n’importe quel autre objet peut venir à
cette place. Ce qui compte, c’est la satisfaction que la pulsion obtient par sa trajec-
toire, trajectoire qui ne dépend pas de l’interdit. Dans la problématique précédente,
le désir est créé par l’interdit, il est d’origine œdipienne, et la jouissance en dépend
parce qu’elle tient à la transgression de l’interdit. Mais c’est précisément au-delà que
Lacan va ensuite penser la jouissance. Il va penser la jouissance au-delà de l’inter-
diction, c’est-à-dire une jouissance positivée, celle d’un corps qui se jouit.
La différence est sensible. Là, la jouissance ne tient pas à une interdiction, elle est
un événement de corps. La valeur de ce terme d’événement de corps, c’est précisé-
ment de s’opposer à l’interdiction.
L’ordre du traumatisme
La jouissance n’est pas articulée à la loi du désir, elle est de l’ordre du traumatisme,
du choc, de la contingence, du pur hasard. Ça s’oppose terme à terme à la loi du désir.
La jouissance n’est pas prise dans une dialectique, elle est l’objet d’une fixation.
C’est précisément parce que Lacan a pu passer au-delà de la problématique de
l’interdiction, qu’il a pu ensuite dégager comme telle la jouissance féminine, c’est-à-
dire ne plus la centrer sur le Penisneid qui est par excellence une fonction négative.
Ce que Lacan entend par cette jouissance spéciale qui est réservée à la femme, c’est
précisément la part de jouissance qui subsiste sans subir l’interdiction, la part qui
n’est pas prise dans le système interdiction/récupération, c’est-à-dire dans l’Aufhe-
bung. On sait où ça mène en général, l’Aufhebung concernant la sexualité féminine.
55. Ibid.
205
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 206
L’orientation lacanienne
Ça consiste à dire que finalement, pour la femme, un enfant c’est encore mieux.
Pour elle, un enfant c’est encore mieux que l’organe qui lui manque. Une fois qu’on
a introduit la langue maternelle là-dedans, tout s’ensuit : la famille, la société,
la religion, etc. Ça efface ce qui de la féminité résiste précisément à la logique de
l’Aufhebung : perdre d’abord, pour retrouver ensuite.
Il faudrait voir comment ça fonctionne du côté homme. Mais il y a encore beau-
coup de choses à dire, et c’est ce que je ferai la prochaine fois, puisque je ne vous ai
fait part que d’un petit morceau de ce que j’avais préparé.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
206
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 209
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Churchill illimited
(versus Goering)
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Pourquoi Churchill ?
François Kersaudy — Je suis arrivé sur la scène des thèses de doctorat en 1976.
Jusqu’alors, en France, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, en Allemagne, il y avait
peu d’archives disponibles sur la dernière guerre. Les Anglais ont donné l’exemple en
n’appliquant pas la règle des trente ans et en déclassifiant tous les documents pour
la période 1939-1945. C’était un effet d’aubaine : certains des acteurs et la plupart
des témoins étaient encore vivants, alors que les documents devenaient accessibles.
Une conjonction très rare dans l’histoire…
Alors, pourquoi Churchill ? J’ai d’abord été scandinaviste, puis soviétologue, entre-
temps j’ai étudié l’histoire du général de Gaulle. Churchill était omniprésent dans
toutes ces histoires. Ainsi suis-je tombé – un peu par accident parce qu’on ne m’avait
pas donné le bon dossier – sur le procès-verbal d’un accrochage monumental entre de
Gaulle et Churchill en septembre 1941. Le malheureux secrétaire qui avait dû prendre
des notes s’était efforcé d’arrondir les angles avec le jargon habituel du Foreign Office :
« le Premier Ministre exprime son manque total de confiance en le général de Gaulle »
pour traduire : « Général, si vous m’obstaclerez, je vous liquiderai ! »
Cet entretien a été réalisé par Marie-Hélène Brousse, Serge Cottet, Pascale Fari, Nathalie Georges-Lambrichs et François
Leguil. Transcription : Michèle Simon. Édition : François Kersaudy, François Leguil et Nathalie Georges-Lambrichs.
Entretien
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
connu : ils voulaient comme auteurs des politiciens, des starlettes ou des repris de
justice – c’était la grande période de Mesrine –, et je n’appartenais à aucune de ces
catégories ! J’ai donc décidé d’écrire en anglais… Puis j’ai envoyé à huit éditeurs
quelques chapitres parmi les plus animés, et j’ai reçu… sept contrats ! Après avoir pris
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
conseil auprès de mes collègues d’Oxford, j’ai choisi Collins, qui a vendu les droits
à Plon en une semaine… Du coup, je suis devenu mon propre traducteur, et en
1982, un journal français a pu écrire : « L’auteur est anglais, mais la traduction est
excellente »…
François Kersaudy — Oui, alors que le titre original était Churchill and de Gaulle, of
course…
Nathalie Georges-Lambrichs — Mais vous aviez déjà traduit les textes de Churchill ?
François Kersaudy — Non, la traduction est venue bien plus tard – comme la biogra-
phie, du reste –, car il me semblait qu’on ne pouvait faire mieux que celle de William
Manchester, merveilleusement traduite1, poésies et chansons comprises. Son seul défaut
était de s’arrêter à 1940. Pendant dix ans, les gens ont attendu les volumes suivants, en
vain. Finalement, j’ai décidé de combler le vide, et Tallandier a pris le risque…
1. Cf. Manchester W., Winston Churchill, Paris, Robert Laffont, coll. « Notre époque », 1985.
210
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 211
Marie-Hélène Brousse — Vous avez écrit d’autres biographies. Churchill est votre
favori ?
François Kersaudy — Non, c’est Mountbatten, que j’ai rencontré2. Il réussissait tout
ce qu’il entreprenait et parvenait, en charmant tout le monde, à en obtenir tout ce
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
qu’il voulait. Churchill, lui, laissé tout seul, était un volcan en éruption. Il avait
besoin d’être encadré, sinon il faisait des catastrophes ; il lui fallait de l’action à tout
prix. Il citait Napoléon : « On s’engage et puis on voit ». En même temps, il a su s’en-
tourer de gens qui lui disaient ce qu’il pouvait et ne pouvait pas faire, ce qui n’était
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
pas toujours facile, parce qu’il avait un certain caractère. Dès son plus jeune âge, sa
nurse était aux ordres, et il voulait que cela continue. Mais il s’était entouré de gens
compétents, capables de lui dire : « Non Winston, cela, on ne peut pas le faire, et si
vous le faites quand même, on démissionne et on s’en explique au Parlement… »
François Kersaudy — Oui, mais il a un tel besoin d’action qu’il ne distingue pas
toujours le souhaitable du possible.
François Kersaudy — Dans Le monde selon Churchill 3, j’ai fait un chapitre sur Chur-
chill visionnaire : quinze ans avant les Dardanelles, il écrit un roman où il raconte les
Dardanelles ! Ou encore, il déclare en 1942 : « De toute façon, quand la guerre sera
finie, je serai un vieil homme, j’aurai soixante-dix ans. » Comment peut-il savoir
cela ? On dirait que son imagination est aux commandes. Il s’était rêvé en sauveur
de son pays, et il l’est devenu. Son entourage disait : « Il est fatigant, empoisonnant,
exigeant, tyrannique, mais on ne l’aurait quitté pour rien au monde. Lorsqu’on était
avec lui, il y avait une énergie électrique qui passait et on faisait des choses qu’on se
2. Cf. Kersaudy F., Lord Mountbatten, Paris, Payot, coll. « Biographie Payot », 2006.
3. Cf. Kersaudy F., Le monde selon Churchill, Paris, Tallandier, 2011.
211
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 212
Entretien
François Kersaudy — Le malheureux, oui, et le maréchal Brooke, qui était sans doute
le seul grand stratège du côté britannique. Churchill, formé comme sous-lieutenant
de cavalerie à Sandhurst, était un faux stratège. On n’étudiait pas la stratégie à Sand-
hurst, une école de cavalerie à l’époque. À côté de lui, il y avait Brooke qui se plaignait :
« Il veut faire des choses folles, il me garde éveillé jusqu’à cinq heures du matin pour
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
m’exposer des plans farfelus », etc. Puis, après trois pages de plaintes dans son journal,
il écrit : « Winston est l’homme le plus extraordinaire que j’aie jamais rencontré. »
François Kersaudy — Voilà. On est obligé de donner raison à Roosevelt qui disait :
« Churchill a deux cents idées par jour dont quatre seulement sont bonnes, mais il
ne sait jamais lesquelles. » Il aurait pu dire que les quatre étaient géniales.
François Kersaudy — Non, c’est cela qui est curieux. Pour lui, elles étaient également
bonnes, jusqu’à ce qu’il rencontre suffisamment de résistance.
Marie-Hélène Brousse — Qu’est-ce qui permet de dire que c’était un grand dépressif ?
Serge Cottet — Comme vous vous adressez à des cliniciens, la description que vous
faites nous inviterait à plaquer une catégorie de la psychopathologie bien connue et
surinvestie aujourd’hui qui est le bipolaire ou le maniaco-dépressif.
212
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 213
Serge Cottet — On ne fait quand même pas un homme politique avec ça.
Serge Cottet — Qui ont l’air d’être premières. En général, les cliniciens disent que les
moments d’activité ou d’hyperactivité qu’on peut appeler maniaques ou subma-
niaques sont une défense contre la dépression. Il y a le trou mélancolique et la défense
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
maniaque ; mais votre livre donne le sentiment que Never relax est premier.
François Kersaudy — Oui, parce qu’il a peur de ces moments de dépression : souvent
malade, il est inactif. Inactif, la dépression arrive, alors il fuit dans l’hyperactivité à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
hautes doses.
François Kersaudy — Il prenait des somnifères, qu’il faisait passer avec du whisky. Je
ne sais pas si c’est une bonne recette…
François Kersaudy — C’est-à-dire que les limites qu’il rencontre le forcent à l’inaction,
à être en face de lui-même, et il n’aime pas être en face de lui-même.
213
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 214
Entretien
François Kersaudy — Ni sociales. On doit tenir compte des relations avec ses parents.
Là c’est très difficile parce que comme il a une imagination très riche, il s’est inventé
des parents idéaux. On voit vite que ce n’est pas le cas. Le père le méprise et la mère
n’a pas le temps de s’intéresser à lui. On le met en pension.
Marie-Hélène Brousse — Tous les gamins de cette classe sociale allaient en pension ;
c’est le mode de vie de l’aristocratie aux temps dits modernes, décrit par tous les
historiens.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Vaincre
François Kersaudy — Il écrivait des lettres pour se faire remarquer de son père. Il a
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
fait du mime, de la poésie, des sports ; plus sportif que lui, vous ne trouverez pas :
1 mètre 65, chétif, voyez ses photos de jeunesse, extrêmement maigre, il a été cham-
pion d’escrime, de polo, de tir à la carabine, d’équitation et de natation. À l’escrime
en plus, il battait des adversaires bien plus grands que lui, et personne ne savait
comment il faisait. Au polo, c’était pareil, on le voyait filer entre les chevaux, et même
avec un bras en écharpe, il arrivait à marquer.
François Kersaudy — Il avait une rage de vaincre incroyable, une grande agressivité.
Il ne pouvait pas la tourner contre ses parents, il fallait qu’il la tourne contre autre
chose : le sport, les guerres, le Parlement.
François Kersaudy — C’est venu après, et il l’a développé quand il a vu que cela lui
facilitait les choses au Parlement.
François Kersaudy — L’écriture est aussi une action agressive. Quant à la peinture, les
souvenirs qu’il a rédigés de ses débuts parlent d’eux-mêmes : « D’abord j’étais inti-
midé devant cette toile et puis on m’a montré comment il fallait faire. D’un seul
coup, j’ai attaqué cette pauvre toile sans défense avec mon pinceau. »
214
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 215
François Kersaudy — À peu près cinq cents toiles, qu’il a distribuées généreusement,
il y en a dans tous les musées, des marines surtout. Il existe des photographies de lui
en train de peindre, on voit ses mâchoires crispées qui dénotent l’extrême tension
dans laquelle il était, pour « vaincre » sa toile.
Serge Cottet — Ce sont un peu des élucubrations que je vous soumets, des élucu-
brations de psychanalyste. Il y a beaucoup de références dans votre biographie à l’ora-
lité sous les deux registres de ce que vous venez de dire d’ailleurs, la morsure, la
ténacité : « le chien qui ne lâche pas sa proie », il y a souvent des métaphores comme
cela justement concernant les modalités de sa ténacité. Je voulais vous demander si
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
vous attestez la prégnance de la jouissance orale chez lui. Pouvez-vous nous expliquer
l’effet de sa rhétorique puissante, tant sur le Parlement que sur la presse ? C’est un
orateur, il a un sens de la formule, l’inflexion de sa voix doit jouer aussi probable-
ment. Se sert-il de son zézaiement, par exemple, à des fins de séduction ? Le Premier
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Ministre australien, Robert Menzies, fait une description du rapport qu’a Churchill
aux mots : « Il est l’esclave des mots que son esprit invente à partir des idées. » En
quelque sorte il est entraîné par les mots avant même qu’il trouve la formule de ce
qu’il pense.
François Kersaudy — C’est très bien vu, et attesté par d’innombrables personnes. Le
travailliste Clement Attlee, qui curieusement l’aimait et l’admirait, a décrit sa
tendance à laisser son attention divaguer dès qu’il entendait un bon mot ou une belle
phrase. Il abandonnait le fond pour la beauté de la forme. Il n’a jamais perdu son
imagination juvénile qui lui peignait un monde imaginaire avec des bons et des
méchants. Il lui arrivait de la faire vivre dans des phrases extraordinaires qui lui
venaient d’un seul coup, mais pas forcément au bon moment, en quoi il se jugeait
mauvais orateur.
François Kersaudy — Il est devenu un maître du verbe, mais du verbe écrit. Quand
Churchill est arrivé au Parlement, il a fallu qu’il parle, mais il ne pouvait pas impro-
viser et, de plus, il avait un défaut de prononciation, et un bégaiement qu’il a
rééduqué. Il faisait donc exactement comme son père, rédigeant de merveilleux
discours qu’il apprenait par cœur, pour les réciter ensuite – de Gaulle faisait la même
chose. Sa mémoire était impressionnante. On oublie qu’il lisait ses grands discours
de guerre, tellement ils étaient beaux. Mais au début, si on l’interrompait, il perdait
ses moyens ; comme l’avait dit au début du siècle un de ses adversaires aux
Communes : « L’artillerie de l’honorable député est puissante, mais pas très mobile. »
Par la suite, il a beaucoup amélioré sa technique…
215
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 216
Entretien
Marie-Hélène Brousse — Qu’il ait été en difficulté pour improviser par le verbe, mais
en improvisation permanente dans l’action me fait vous demander ce que furent
pour lui le sexe et les sentiments ?
François Kersaudy — Il n’y a pas grand-chose à en dire… Il avait une vision très
romantique des femmes. Étaient-elles belles, il en avait peur, prenait un air sombre,
ne leur adressait pas la parole ou s’il osait, commençait par leur demander leur âge
puis, pendant deux heures, ne parlait plus que de lui-même. Sa mère voulait qu’il se
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
marie. Il a fini par rencontrer la fameuse Clémentine, à qui il a promis d’envoyer une
biographie de son père – et il s’est empressé d’oublier ! Mais sa mère était très active,
son cousin aussi, et ils ont réparé ses maladresses.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Marie-Hélène Brousse — Mais du point de vue sexuel, il est donc arrivé vierge au mariage.
Marie-Hélène Brousse — Qu’est-ce que ce rêve dont plusieurs grands journaux vien-
nent de publier le texte4 ?
François Kersaudy — C’est un papier qui a été découvert il y a trente ans, après son
décès. On lui avait offert un portrait de son père, en mauvais état. Lui a voulu le
restaurer dans son atelier. Là, il s’est endormi et il a rêvé que son père arrivait et lui
disait ce qu’il avait envie d’entendre.
Marie-Hélène Brousse — Voilà ! Il met dans la bouche de son père : « Quelle est donc
la plus grande puissance aujourd’hui ? » Winston répond : « Les États-Unis », et il
fait répondre à son père : « Cela ne me dérange pas. Tu es à moitié américain, ta
mère était la plus belle femme que la terre ait portée. »
François Kersaudy — Sa mère, très belle, portait une étoile en diamant dans les
cheveux – il écrit dans ses souvenirs de jeunesse : « ma mère brillait à mes yeux
comme l’étoile du soir ». Il en avait un souvenir ébloui, d’autant qu’il la voyait peu :
c’était une étoile filante…
François Kersaudy — Alors oui, ce sont des moments d’agressivité. Des moments où
cela ressort.
4. Churchill W., « Un rêve », revue Commentaire, hiver 2010 & Libération n°9213 du 27/12/2010.
216
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 217
François Kersaudy — Sa mère a cessé de l’ignorer quand elle s’est aperçue qu’on parlait
de lui.
François Kersaudy — Absolument, il connaissait tout le monde. Pour ses parents, les
enfants étaient un encombrement. D’une part, Winston leur en a voulu, d’autre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
part, il recréait sans cesse les parents idéaux qu’il aurait aimé avoir.
François Kersaudy — Oui et non. Il n’était pas belliciste. Voyez les efforts qu’il fait
pour empêcher que la première guerre se déclenche ; il a presque pleuré au moment
où la guerre a commencé.
François Kersaudy — Il aime l’acte guerrier, le métier des armes, les parades, la belle
stratégie, la belle tactique…
217
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 218
Entretien
François Kersaudy — La guerre, c’est comme le sport. Une fois que c’est engagé, il faut
gagner, et pour gagner, il faut faire l’impossible.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Serge Cottet — Cela dit, il n’est pas pacifiste au sens de la SDN entre les deux guerres.
Au contraire, il fait partie de l’aile disons conservatrice, en opposition avec le parti
conservateur qui est plutôt pacifiste, et il est un des rares à pronostiquer la Seconde
Guerre mondiale.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
François Kersaudy — Parce qu’il y a Hitler et que pour lui, les pacifistes sont des
fauteurs de guerre. Il l’a dit souvent : quand on désarme, on encourage l’abominable
du coin à devenir plus tyrannique qu’il ne l’est réellement. En guerre, on se bat à mort
pour gagner, mais une fois que l’ennemi est vaincu…
François Kersaudy — Exactement. Il faut relever l’adversaire. Ses meilleurs amis sont
ses anciens ennemis. Un de ses plus proches conseillers, qui l’a empêché de faire
beaucoup d’erreurs, était le maréchal Smuts, son ancien ennemi de la guerre des
Boers. Le maréchal Brooke, chef d’état-major, disait que lorsqu’il n’arrivait pas à
raisonner Churchill, il envoyait Smuts, pour lui dire : « Voyons Winston, tu ne peux
pas faire cela ! » Smuts était également le seul capable de l’envoyer se coucher à
5 heures du matin, alors que tous les membres du comité des chefs d’état-major
tombaient de sommeil. Churchill était un enfant génial et désarmant !
Marie-Hélène Brousse — Lacan disait « j’ai cinq ans d’âge mental », rappelait Jacques-
Alain Miller.
François Leguil — Comment expliquez-vous sa certitude quand il lit Mein Kampf ? C’est
presque le seul homme politique de ce niveau qui sait immédiatement qui est Hitler.
218
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 219
François Kersaudy — Il savait qu’une bonne partie de Mein Kampf n’était pas de lui
et je ne suis pas sûr qu’il ait tout de suite pris cela si au sérieux. Maintenant, on inter-
prète les choses parce qu’on sait ce qui s’est passé depuis, mais sur le moment.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
Guerre, et Archibald Sinclair, qui étaient juifs, et pour lui, il n’y avait personne au-
dessus des gens qui s’étaient comportés héroïquement, sinon le Parlement et le roi.
De plus, il ne comprenait pas qu’on pût en vouloir à quelqu’un qui ne vous avait rien
fait. Churchill a écrit alors : « Cet homme qui charrie des torrents de haine, ne sera-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
t-il pas assagi par l’exercice du pouvoir ? » Il n’a peut-être pas vu tout de suite le mal
absolu. Des dictateurs, il y en avait beaucoup. Il n’en voulait pas en Angleterre, mais
il avait lui-même un aspect assez autoritaire. Il pouvait être très naïf. Pour lui, la
psychologie, ça n’existait pas – surtout en temps de guerre !
Marie-Hélène Brousse — Vous le dites bien dans votre ouvrage et on est plutôt d’ac-
cord avec vous : la psychologie n’est pas une science…
François Kersaudy — Moins encore chez Churchill, parce qu’il crée le monde à son
image. Prenez la biographie de Marlborough, ou la biographie de son père : ce sont
des projections !
François Kersaudy — Non, j’essaie de me couler dans leurs chaussures pour voir ce
que cela donne. C’est pour cela que je n’ai pas écrit la biographie de Staline.
Marie-Hélène Brousse — Vous avez pourtant fait un petit tour du côté de l’enfer…
François Kersaudy — Ce n’était pas prévu, mais c’était une façon de revisiter le IIIe
Reich sous un angle inattendu. Je me suis aperçu que c’était un incroyable repère de
truands - « une boîte de scorpions », aurait dit le général de Gaulle…
219
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 220
Entretien
François Kersaudy — Il avait raison. Cela prouve qu’il l’avait vu de l’intérieur. Mon
premier contact avec Goering date de ma rencontre en 1974 avec l’aide de camp
d’Hitler à Munich,
François Kersaudy — Je l’étais devenu ; j’ai collectionné les langues, mais unique-
ment celles dont j’avais besoin – à la différence de mon père, qui en a appris 56 – et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
même 57 avec l’espéranto… Bref, je pose à Puttkamer, qui n’avait pas quitté Hitler
entre 1939 et 1945, un certain nombre de questions. D’abord au sujet de l’invasion
de la Norvège, qui m’intéressait au premier chef, puis à propos du livre de l’amiral
Wegener, dont un historien britannique avait écrit qu’il était la « Bible navale »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
d’Hitler. Puttkamer m’a répondu en riant qu’Hitler n’avait pas de bible navale, que
c’était un Autrichien qui avait peur de l’eau – et plus encore de l’eau salée. Sur ordre
de son chef, l’amiral Raeder, Puttkamer avait lu à Hitler ce petit livre, sans parvenir
à l’intéresser. Hitler lisait surtout des romans policiers à trois sous et des histoires de
cow-boys et d’Indiens imaginaires – en plus d’innombrables livres sur l’architecture
et la guerre. Je lui ai ensuite posé la question suivante : « Comment se fait-il que
durant cette campagne de Norvège que les Allemands ont gagnée, la coordination
entre la Marine, la Wehrmacht et la Luftwaffe ait été si mauvaise ? » Il a levé les bras
au ciel et m’a dit : « Ça, Mein Herr, c’est Goering ! » Goering, alors, ne m’intéressait
pas particulièrement, mais j’ai tout de même noté ces propos de Puttkamer : « On
considérait à la Chancellerie que Goering ne prenait pas son antisémitisme au sérieux.
C’était très mal vu ! »
François Kersaudy — L’amant de sa mère – le père de son frère et son parrain – était
juif, il l’admirait et l’a vu jusqu’à son dernier jour. Son frère, qu’il adorait, était donc
à moitié juif. Quand les amis juifs de sa deuxième femme ont été inquiétés, Goering
les a sortis de prison et protégés. Pour lui, l’antisémitisme n’avait aucun sens. Mais
il voulait être dans le ton du national-socialisme, donc il faisait de copieux discours
antisémites – sans en croire un mot !
François Leguil — Plus que cela, il a signé le texte sur la « solution finale ».
220
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 221
le savoir. Le génocide, c’était entre lui, Himmler et Heydrich, personne d’autre dans
les cercles dirigeants. Quiconque en savait trop disparaissait ou était limogé ; ses
secrétaires, ses assistants et ses aides de camp ont témoigné que jamais devant eux, il
n’avait mentionné les camps de la mort. En juillet 1941, quand Goering signe ce
papier, on peut se demander pourquoi. Goering était déjà un truand depuis 1933.
Quand bascule-t-il dans la truanderie criminelle ? Voilà un homme patriote, intelli-
gent, physiquement courageux, chevaleresque, qui devient un assassin dès 1934, et
puis le complice du pire des crimes contre l’humanité. Quand il signe ce papier, il
est de passage à Berlin entre deux expéditions de recherche d’œuvres d’art. On lui
apporte ce papier et on lui dit : « Voilà, le Führer veut que vous signiez cela. » Il le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
signe en tant que directeur du plan quadriennal. Pourquoi ? Parce qu’évidemment,
il y a intérêt : les Juifs déportés abandonnent leurs biens. À qui vont revenir ces
biens ? À lui ou au plan quadriennal…
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
François Kersaudy — En l’absence d’Hitler, sans aucun doute : tuer tant d’innocents,
ce n’était pas « chevaleresque », ni même utile. En présence d’Hitler, il ne s’est pas
opposé au génocide parce qu’il était lâche. Il avait le service d’écoutes le plus perfec-
tionné du Reich, il savait donc tout sur les camps de concentration. Mais ce qui s’y
passait, il ne voulait pas le savoir.
François Kersaudy — Il n’a pas voulu savoir par la suite, mais quand il a signé ce
papier, il ne pouvait pas savoir ce qu’impliquait l’euphémisme typiquement nazi de
« solution finale ». Les réquisitions, l’exil, la déportation à l’Est, les travaux forcés ?
Rien n’était encore fixé à l’été de 1941 ; il faut éviter les anachronismes…
Marie-Hélène Brousse — Vous en faites un cas de quoi ? Vous nous avez parlé des
troubles bipolaires de Churchill.
François Kersaudy — Goering a été examiné deux fois par des psychiatres, une fois
par les Suédois en 1926 et une autre en 1946 par les Américains. Sans se concerter,
à vingt ans d’intervalle, ils sont parvenus à la même conclusion : grand courage
physique, grande lâcheté morale.
221
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 222
Entretien
François Kersaudy — Ce n’est pas si mal tout de même. Il avait une immense faille :
quand il a rencontré Hitler, c’est devenu son dieu – il a abandonné tout esprit
critique, toute réflexion indépendante. Le dieu de Churchill, c’était le Parlement et
le roi – il a mieux choisi.
Marie-Hélène Brousse — Vous avez une théorie, finalement : c’est votre idée du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
« moment de la rencontre déclenchante ». Comment articulez-vous cela à votre
réflexion sur l’Histoire, ces moments cruciaux, ces hasards, ces rencontres historiques ?
François Kersaudy — Et dans quelles circonstances, c’est très curieux ! Lord Mount-
batten était chargé des obsèques, qu’on attendait de longue date. Il y avait depuis dix
ans un comité pour ces obsèques, dont les membres n’arrêtaient pas de mourir…
Pour Mountbatten, avec sa rigueur germanique, il fallait que tout fût planifié. Mais
il lui manquait la date ! Pour des obsèques nationales, l’exercice était difficile, d’au-
tant que Churchill voulait quinze orchestres militaires, ce qui revenait à mobiliser
pratiquement tous ceux du royaume à l’improviste.
François Kersaudy — Il est allé voir le secrétaire de Churchill, Jock Colville, et il lui
a demandé : « C’est pour maintenant ? » Churchill était dans le coma, mais son secré-
taire a répondu : « Ne t’inquiète pas, il m’a toujours dit qu’il ne mourrait que le jour
anniversaire de la mort de son père, et je crois que c’est exactement ce qu’il va faire. »
Mountbatten, interloqué, l’a pris au mot, et le 24 janvier, jour anniversaire de la
mort de son père, soixante-dix ans après, jour pour jour, heure pour heure, à huit
222
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 223
heures du matin, Churchill est mort. C’est impressionnant, l’image de ce père ! Chur-
chill était déjà inconscient depuis des semaines, mais bon…
François Kersaudy — Churchill a vécu une vie rêvée. Il n’arrêtait pas de traduire ses
rêves en réalité. Cela influençait beaucoup les gens. Il avait même réussi à persuader
de Gaulle, très sceptique, d’exécuter l’opération de Dakar, qui était mal conçue dès
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
le début. D’autres, qui le pratiquaient davantage, comme ses chefs d’état-major,
étaient un peu immunisés et savaient lui résister. Les historiens écrivent que Chur-
chill a décidé ceci ou cela, mais c’est un malentendu : si le Cabinet de guerre n’était
pas d’accord, si ses chefs d’état-major protestaient, si le roi refusait, s’il n’y avait pas
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
François Kersaudy — Avec lui, il n’y a pas un moment où les choses ont basculé. Du
début jusqu’à la fin de sa vie, il est resté le même, en public et en privé. J’ai voulu
comprendre comment on peut être Churchill, ave ses qualités comme avec ses
défauts, les unes aussi démesurées que les autres.
François Kersaudy — Self made man, c’est un autodidacte, il n’a jamais fréquenté
l’université, et il n’a pas aimé ce qu’on lui enseignait au collège.
Serge Cottet — Comment a-t-il appris le français ? Il ne le parlait pas très bien, mais
il était francophile.
223
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 224
Entretien
François Kersaudy — On l’a envoyé plusieurs fois en France et en Suisse, et il s’est mis
à parler son français churchillien, avec les résultats que vous connaissez. Il n’avait pas
peur de se lancer à l’assaut du français, mais il le comprenait mal – contrairement à
de Gaulle, qui comprenait bien l’anglais, mais ne voulait pas le parler, parce qu’il
craignait de commettre des impairs.
François Kersaudy — Tout au contraire. « Est-ce que je vous fais de la peine quand
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
j’assassine vos gendres ? »5, dit-il au préfet des Alpes-Maritimes…
François Kersaudy — C’est une bonne question. Je n’ai pas écrit que des biographies !
Ce sont les petites causes qui me passionnent dans la grande Histoire et dans la petite.
J’ai écrit un livre qui s’intitulait Les jeux de la guerre et du hasard 7 : l’action se dérou-
lait en Norvège ; pendant la Grande Guerre, il ne s’était rien passé en Scandinavie…
d’un seul coup, en 1940, tout le monde se retrouve en Norvège et y combat. Pour-
quoi ? C’est ce à quoi je ne trouvais d’explications dans aucun livre. Je me deman-
dais par quel enchaînement extraordinaire on en était arrivé à se battre férocement
pour un lieu stratégiquement improbable. J’ai fini par penser, comme les Hindous,
que le hasard est la règle qui voyage incognito. C’est un enchaînement de petits fils
insignifiants en eux-mêmes. En même temps, il y avait le minerai de fer ; Churchill
débarque à l’Amirauté en septembre 1939 avec l’idée que les Allemands dépendent
du minerai de fer de Laponie. Donc, si on prend le port de Narvik, on interrompt
le transport de minerai de fer vers l’Allemagne en décembre ou en janvier 1940, et
il n’y aura plus besoin de mener une guerre au printemps. Mais son plan n’a été
exécuté qu’en avril, et à ce moment-là, le fer pouvait passer par l’autre côté, par la
Baltique. L’expédition était devenue inutile, mais comme on l’avait planifiée, on l’a
lancée ! À cause de cette malheureuse campagne, Chamberlain est tombé et Chur-
chill est arrivé au pouvoir : une catastrophe qui crée un miracle. Churchill n’avait
vécu que pour cela : pendant la Première Guerre mondiale, son rêve était de devenir
Premier Ministre ; comme le destin l’a favorisé outrageusement, il l’a été pendant la
Seconde…
224
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 225
François Kersaudy — Avec les conséquences que vous avez pu voir. J’ai souligné le côté
lyrique de ses Mémoires de Guerre : les choses ne se sont pas passées exactement
comme il l’écrit, mais c’est une épopée moderne unique en son genre – avec la fasci-
nation qu’exerce la belle phrase sur l’auteur comme sur le lecteur…
François Kersaudy — Oui, mais j’aime surtout que l’on ait dit de Churchill : « Il a
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
mobilisé la langue anglaise et l’a envoyée au combat » – la langue… et le peuple !
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h02. © L'École de la Cause freudienne
225
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 227
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
La révolution de la Traumdeutung
Niels Adjiman
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
La Deutung freudienne
Il n’est pas particulièrement original de remarquer que les rêves contiennent des
représentations dépourvues de cohérence et dont l’unité est par conséquent obscure,
souvent incompréhensible ; le rêve présente même dans certains cas, comme le note
Freud, un cachet « d’absurdité fantastique »1 : ainsi du canot qui se trouve sur le toit
d’une maison, ainsi d’une personne sans tête qui continue de courir. Pourtant, cette
qualification du rêve comme absurde comporte un jugement dont le bien-fondé ne
va pas de soi ; car parler d’absurdité, c’est implicitement se référer à une norme d’in-
telligibilité au regard de laquelle les représentations oniriques se trouvent mesurées.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Or, que celles-ci ne soient pas conformes à cette norme signifie-t-il qu’elles soient
dépourvues de sens ? En l’occurrence, c’est confondre illogisme et non-sens, irratio-
nalité logique et insignifiance. L’entreprise freudienne au sujet du rêve consiste
d’abord à écarter, à « renoncer »2 à cette norme implicite : celle-ci résulte d’une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
conscience critique et, au-delà, d’une censure inconsciente qui font obstacle à la
reconnaissance de ce qu’est réellement le rêve. Elle consiste ensuite à affirmer un
double principe : d’une part, que le rêve a bel et bien un sens ; c’est-à-dire, qu’à
travers des représentations apparemment incohérentes, inarticulées, le rêve exprime
une intention déterminée de signifier – cette intention n’est pas immédiatement
perceptible, mais elle est réelle ; d’autre part, que ce sens peut être « indiqué »3, mis
en évidence par une opération appelée précisément Deutung.
Cependant, caractériser la Deutung freudienne par ces deux principes et prétendre
que cela suffit à la définir serait doublement réducteur. En premier lieu, ni l’opéra-
tion propre à faire apparaître un sens du rêve, ni la présupposition que celui-ci
possède un tel sens ne constituent les éléments d’une conception spécifiquement
freudienne de la Deutung. En effet, comme Freud le souligne lui-même au début du
chapitre II de L’interprétation des rêves, ce sont des idées que l’humanité a presque de
tout temps partagées, et qui se traduisent dès l’Antiquité par la constitution d’une
mantique pour laquelle le rêve est bien l’expression déguisée d’une intention. Ainsi
du songe de Pharaon dans la Bible dont Freud fait remarquer que Joseph lui donne,
au moyen d’une Deutung, un équivalent sémantique : les sept vaches grasses symbo-
lisent les sept années d’abondance, les sept vaches maigres, celles de la famine. Il ne
faut donc pas croire que l’affirmation du caractère signifiant du rêve comme de la
possibilité de l’interpréter serait la marque distinctive de la position freudienne. Ce
serait non seulement faux, mais contraire au propos même de Freud.
En second lieu, la défense par Freud de l’hypothèse d’un sens du rêve n’est jamais
qu’une première étape de l’exposé de sa découverte : elle est l’acte théorique inaugural,
non le tout de cette découverte. C’est qu’elle vise exclusivement à marquer une diffé-
rence de point de vue entre ceux – biologistes, physiologistes, psychiatres – pour qui
228
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 229
le rêve est insignifiant, et ceux – dont Freud fait partie – pour qui, au contraire, il faut
lui reconnaître une valeur signifiante. Pour les scientifiques, qui s’appuient sur des
recherches inspirées par le modèle d’une rationalité expérimentale, le rêve n’est envi-
sagé, en effet, que comme un objet ou un phénomène naturel, obéissant à une causa-
lité strictement somatique. Pour Freud qui s’inscrit ici dans une longue tradition, le
rêve véhicule un message qu’il s’agit de faire advenir malgré l’obscurité apparente
qu’il manifeste.
Or, au fur et à mesure que Freud progresse dans l’explication de sa découverte, il
apparaît que ce qui était un thème de rupture, propre à marquer une différence de
perspective, a lui-même besoin d’être repensé ; car si le rêve possède un sens, la déter-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
mination de ce sens peut donner lieu à de nombreux errements, voire à des extrava-
gances. C’est précisément le cas de la mantique antique, à laquelle Freud donne le
nom de Deutung et avec laquelle il se solidarise dans un premier temps, mais dont il
reconnaît dans un deuxième temps qu’elle est impraticable : elle propose bien des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
équivalents sémantiques, mais ceux-ci sont dénoncés, sinon comme purement fantai-
sistes, en tout cas comme dépourvus de rationalité. Il y a donc une « alliance » initiale
avec la Deutung traditionnelle, mais cette alliance se trouve ensuite rompue au profit
d’une démarche autonome, Freud frayant ici son propre chemin. C’est pourquoi la
question essentielle que pose la Deutung freudienne n’est pas celle du sens du rêve,
mais celle de la manière dont ce sens parvient à être établi, constitué et finalement
déterminé.
« Le rêve parle »
Dans le Séminaire Les psychoses, Lacan s’efforce de condenser « la création de
Freud » telle qu’on peut la tirer de la Traumdeutung, de marquer son originalité. Elle
consiste dans le statut que Freud reconnaît au rêve, véritable clef de sa valeur signi-
fiante : « le rêve parle »4, et c’est en tant qu’il parle qu’il possède un sens. Un tel prin-
cipe comporte au moins trois conséquences : la première est que le rêve, comme
toute parole, est une construction psychique ordonnée, qu’il y a en lui une articula-
tion ; la deuxième est que, si le rêve a un sens, ce sens n’est pas vague, imprécis, mais
rigoureusement et clairement déterminé par la parole même que formule le rêve ; la
troisième est que la finalité de la Deutung est de faire apparaître cette parole.
L’analyse du rêve de l’injection faite à Irma confirme ces trois aspects. On sait
que le sens de ce rêve est d’être une construction par laquelle Freud cherche à la fois
à se dédouaner de toute responsabilité quant à la persistance de l’affection d’Irma, et
à se venger de la partialité supposée de son ami Otto. C’est dans cette perspective que
Freud interprète la présence de la figure de l’ami Léopold, dont il considère qu’elle
vient à la place d’une parole : « C’est comme si je lui disais, écrit Freud : “Je l’aime
mieux que toi” »5. Arrêtons-nous un instant sur cette formule. D’une part, elle
4. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1973, p. 18-19.
5. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 110.
229
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 230
témoigne qu’il y a bien pour Freud une parole au cœur du rêve ; et cette présence de
la parole est ici d’autant plus accentuée que Freud prend le soin de la faire apparaître
au style direct et non pas indirect. C’est donc une parole qui a la valeur d’un dit –
et non pas d’un simple énoncé détaché de son énonciation. Peut-être d’ailleurs est-
ce ainsi que l’on peut traduire le terme de Dichterspruch 6 (littéralement : mot de
créateur) par lequel Freud, au chapitre VI de la Traumdeutung, désigne la résolution
du rêve en une parole : celle-ci est un dit, c’est-à-dire un proverbe7, comme l’indique
Lacan, ayant le statut d’un mot d’auteur. Mais d’autre part, la formule indique aussi
que le rêve n’est pas tout à fait une parole ; s’il peut être réduit à une parole, confondu
(« comme si ») avec elle, il en est en même temps distinct par l’apparence qu’il
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
présente : celle de la figure de Léopold à côté de la figure d’Otto. Ainsi se trouve
posé le double problème de la relation entre les images et la parole à laquelle celles-
ci se réduisent, et de la raison de cette réduction des images à la parole.
Si cette réduction est possible, c’est en vertu d’une opération fondamentale de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
lecture (lesen 8) effectuée sur le rêve. Car, avant de savoir quel sens on peut reconnaître
à chaque rêve en particulier, il s’agit de déterminer la règle à partir de laquelle le rêve
doit être appréhendé. Il ne faut donc pas prendre la Traumdeutung comme un
ouvrage fixant une liste d’équivalences et d’interprétations, mais comme l’œuvre dans
laquelle se trouve exposée la règle première de toute Deutung possible du rêve. Or,
sur ce point, Freud souligne l’existence d’une fausse évidence selon laquelle le rêve
serait fait d’images, c’est-à-dire constitué de représentations de choses. Cette façon
d’envisager le rêve est en réalité déjà une lecture, mais ignorante d’elle-même ; au
point que, même lorsque l’on renonce à interpréter le rêve, c’est bien sur la base
d’une identification du rêve à un ensemble d’images que cet abandon s’effectue.
Contre cette façon de voir, Freud affirme que « le rêve est un rébus »9, c’est-à-dire une
manière d’écrire et non d’imager les choses. C’est ici que se situe le premier moment
de la révolution opérée par la Traumdeutung : ce qu’on appelle image doit être lu
comme la figuration d’« une syllabe ou d’un mot »10 et doit de ce fait être considéré,
selon les termes de Lacan, comme ayant la « valeur de signifiant »11. C’est donc une
« structure littérante (autrement dit phonématique) » qui gouverne l’ensemble des
représentations du rêve. Aussi, pour atteindre le sens du rêve, il faut et il suffit de
remplacer chacune de ces représentations par un aspect du signifiant : de la lettre à
la phrase complète. C’est ce qu’illustre l’image de Léopold donnant son avis : comme
dans le rêve, c’est à celui-ci que Freud fait appel, et non à son autre ami Otto – on
peut supposer que l’avis de Léopold lui apparaît plus important, au point de lui être
préféré, de « l’aimer mieux »12. Il faut finalement appréhender littéralement le rêve,
6. Freud S., Die Traumdeutung, Frankfurt am Main, Fischer Taschenbuch Verlag, 2003, p. 285.
7. Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 510.
8. Freud S., Die Traumdeutung, op. cit., p. 284.
9. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 242.
10. Ibid., p. 242.
11. Lacan J., « L’instance de la lettre dans l’inconscient », op. cit., p. 510.
12. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 110.
230
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 231
les images étant simplement les moyens par lesquels se trouve manifesté le signifiant.
Du coup, ce sont les représentations du rêve qui changent de statut : elles ne sont
pas en réalité les copies de choses dont elles donneraient le dessin (Zeichnen)13, mais
des signes (Zeichen)14 qui figurent la parole elle-même. À vrai dire, la série complète
qui permet de rendre compte du nouveau titre que Freud confère à ces représenta-
tions inclut trois termes : l’image, le symbole et le signe. Même si cette série n’est pas
formellement thématisée dans le texte freudien, elle peut en être déduite.
L’image, telle qu’elle est cernée au chapitre VIII de la Traumdeutung, est une repré-
sentation qui signifie ce qu’elle représente : l’image de la pierre signifie le minéral, et
l’image du chien l’animal domestique. Dans tous les cas, l’image est conçue comme
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
une représentation ayant une signification naturelle. Or, c’est d’abord contre ce type
de représentations que se définit ce que Freud nomme les signes du rêve : ce sont des
éléments qui signifient bien autre chose que ce qu’ils représentent ; comme dans un
rébus, le canot ne signifie pas le petit bateau et la représentation de gens juchés sur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
une mine de charbon ne signifie pas des mineurs. Mais les signes oniriques ne sont
pas seulement distincts des images, ils sont encore autre chose que des symboles.
Freud évoque sous ce nom des représentations qui possèdent une double caractéris-
tique : d’un côté ils ne signifient pas ce qu’ils représentent, puisque leur signification
est indirecte ; ainsi du roi et de la reine, qui ne signifient que de manière substi-
tutive le père et la mère. D’un autre côté, ils sont supposés avoir malgré tout une
signification fixe, codifiée. Par le premier aspect, ils se rapprochent du signe, mais par
le second, ils s’en éloignent. Car le signe n’est véritablement attaché à aucune signi-
fication particulière, qu’elle soit naturelle ou conventionnelle : il présentifie le signi-
fiant qui, en tant que tel, « ne signifie absolument rien »15. Ainsi de la représentation
du lynx évoquée par une patiente de Freud dans un ses rêves16 : elle figure le signi-
fiant « lynx » qui peut être pris en réalité aussi bien dans la série « œil de lynx » que
dans le déplacement signifiant du « sphinx ». De ce fait, cette représentation peut
signifier selon les cas un sujet doté d’un œil particulièrement perçant ou l’animal de
pierre du delta du Nil.
Si les signes du rêve sont ainsi équivoques, on comprend alors qu’une Deutung soit
nécessaire. Par Deutung, il faut entendre d’une manière générale l’opération consis-
tant à faire apparaître un sens, étant donné que ce sens est ambigu, voire caché :
« Deuten veut dire le sens »17 écrit Lacan, mais c’est un sens à trouver parce qu’il ne
se présente pas de manière immédiate ou manifeste. Or, la détermination de ce sens
231
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 232
prend dans la Traumdeutung une forme tout à fait spécifique que Lacan souligne en
affirmant que « le propre de l’inconscient freudien est d’être traduisible »18. Le sens
inconscient du rêve peut être mis en évidence, mais c’est dans la mesure précise où
ce sens est dégagé par une opération de traduction réalisée sur les représentations du
rêve. C’est là le deuxième moment de la révolution effectuée par Freud.
Le signifiant de traduction (Übertragung, Übersetzung) est employé par Freud au
début du chapitre VI ; il contient une double idée ; d’une part, il indique métapho-
riquement la véritable transformation effectuée par la Deutung ; car celle-ci convertit
des représentations de la langue du rêve, qui est comme une langue étrangère, en
une parole intelligible formulée dans la langue ordinaire. On passe de ce fait de l’obs-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
curité à la clarté. Mais le signifiant de traduction marque, d’autre part, que cette
transformation s’effectue de manière réglée ; loin d’être dépendante d’un don supé-
rieur, elle est un exercice qui obéit à des raisons. Car traduire, c’est proposer un équi-
valent sémantique en supposant à la fois qu’il y a un ordre des signes à traduire, et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
qu’il y a une raison qui fonde l’équivalence des signes. Ce deuxième aspect de l’iden-
tification de la Deutung freudienne à une traduction corrige ainsi la part d’arbitraire,
de forçage, que le premier pouvait contenir. La Deutung transforme, c’est-à-dire inter-
prète au sens fort, les représentations du rêve, mais cette transformation se réalise
selon une loi.
À vrai dire, la loi de l’équivalence sémantique est simple : il n’est pas besoin de la
rechercher dans un symbolisme complexe à la manière de Jung, puisqu’elle se déduit
du principe même qui définit le rêve. Si le rêve est un rébus, c’est-à-dire une écriture
par laquelle le signifiant est figuré, c’est dans la langue elle-même, qui est la confi-
guration générale à l’intérieur de laquelle le signifiant s’inscrit, qu’il faut chercher la
raison déterminante de l’équivalence. Certes, précisément parce qu’il est un rébus, le
rêve n’est pas un décalque de la parole ordinaire : il a sa stratégie d’écriture, utilisant
la condensation, le déplacement, la mise en scène (Darstellung) ; mais cette stratégie
repose sur les tours et les détours de la langue. C’est pourquoi Freud peut affirmer
que les clefs pour traduire le rêve sont « universellement connues et livrées par les
locutions usuelles »19 : la loi de la Deutung, c’est l’usage de la langue et non pas un
système artificiel propre au rêve.
Par là, Freud rompt avec toute une tradition qui voudrait voir dans le rêve un
écrit crypté, et faire de la Deutung une opération de décryptage. Le rêve n’est pas à
décoder, mais à traduire. De ce fait, il n’y a pas de dictionnaire des rêves (Traumbuch)
auquel le Traumdeuter devrait s’initier et qu’il devrait consulter pour parvenir à ses
fins : le savoir de la langue commune doit lui suffire, celle-ci étant cependant faite
d’une multiplicité d’éléments qui vont de la littérature la plus élaborée à l’argot le plus
vulgaire, pour peu que l’une et l’autre soient en usage.
Cependant, aussi indispensable soit-il pour traduire le rêve, ce savoir de la langue
est encore en tant que tel insuffisant. Car il reste à décider, dans l’usage que le rêve
18. Lacan J., « Discours aux catholiques », Le triomphe de la religion, Paris, Seuil, 2005, p. 22.
19. Freud S., L’interprétation des rêves, op. cit., p. 294.
232
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 233
fait des signifiants, quelle valeur ceux-ci y prennent. Or cette valeur n’est pas, pour
Freud, objectivement déterminable, elle est essentiellement variable selon les sujets
et, plus précisément, selon la trame fondamentale des signifiants qui fonde leur
histoire. En effet, dans la mesure où un rêve est une production ordinaire qui s’in-
sère « dans la chaîne de nos actions psychiques »20, les signifiants qui surgissent en lui
ne peuvent être saisis que s’ils sont rapportés au système symbolique spécifique, parti-
culier, qui organise la vie du sujet. Ainsi peut-on appliquer au rêve, en l’entendant
au sens fort, la formule de Lacan évoquant « la parole du sujet »21 : le rêve témoigne,
non d’un code abstrait, mais de la valeur singulière qu’ont pris pour un sujet les
signifiants de la langue commune.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
De cette situation il résulte que toute traduction est suspendue à un travail d’ana-
lyse du rêve, auquel l’interprète est dans l’impossibilité de procéder et que seul le
rêveur, dans le cadre de l’expérience psychanalytique, est en mesure d’effectuer. C’est
ici que se révèle le troisième aspect de la révolution opérée par la Traumdeutung :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
aspect « essentiel »22, comme Freud le souligne dans une note capitale dès le début
du chapitre II. Un renversement s’opère : l’opération déterminante de la Deutung
repose, non sur la science du Traumdeuter, mais sur l’élaboration produite par le
Träumer lui-même. Cette élaboration consiste à faire part, autant que possible, de
tout ce qu’un élément du rêve « suggère »23 ; ceci conduit à déplier le rêve et à faire
apparaître quelle substitution ou quelle connexion signifiante particulière a pu
présider à la forme finale du rêve. Le rêveur est le véritable agent de la traduction :
« analysant » selon le terme de Lacan, de son propre rêve, et non patient attendant
la révélation qu’apporterait l’interprète supposé savoir.
L’interprétation
Mais, si c’est le cas, quelle est alors la fonction du Traumdeuter ? Est-elle simple-
ment négative, le Traumdeuter s’abstenant de substituer ses propres associations à la
libre association effectuée par le Träumer ? À vrai dire, ce que Lacan nomme « le
non-agir »24 du psychanalyste ne doit pas être considéré comme purement négatif ;
car l’abstention est précisément la condition indispensable pour que le sens traduit
soit un sens réellement déduit et non pas arbitrairement construit : elle permet d’as-
surer au sujet la pleine articulation de sa parole et par là d’accéder au signifiant
refoulé. C’est bien ainsi que Freud semble avoir exercé sa fonction, si l’on en croit ce
qu’il nous rapporte de sa propre pratique : lorsqu’une « spirituelle hystérique » vient
apporter à Freud un rêve dans lequel, malgré son désir de donner un dîner, elle
se trouve sans autres provisions qu’un peu de saumon fumé, Freud souligne la
233
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 234
nécessité de procéder à une analyse qui seule « peut décider du sens de ce rêve ». Or,
dans un premier temps, l’analyse ne semble pas permettre de mettre en évidence le
désir d’un tel « désir insatisfait »25. Ce n’est que dans un deuxième temps, à la suite
d’un approfondissement du travail d’association, que l’éclaircissement peut s’ac-
complir : l’absence de provisions trouve sa raison dans un refus de voir une de ses
amies « engraisser » et éventuellement plaire à son mari, celui-ci ayant précisément
utilisé le signifiant « engraisser » à la fois pour qualifier son goût de la bonne chère
et pour s’imposer un régime.
Mais cette règle de l’abstention n’est elle-même maintenue que le temps que l’in-
terprète juge bon de la conserver : il s’en affranchit s’il juge nécessaire de ponctuer
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
l’élaboration du sujet. Or, lorsque cette ponctuation se réalise par le moyen d’une
parole interprétative, celle-ci ne saurait prendre la forme d’une parole savante ; car
cela risquerait de produire un effet d’aliénation dans le rapport du sujet aux signi-
fiants qui le déterminent, et de ce fait d’empêcher le travail d’analyse de se pour-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
suivre. C’est pourquoi, plutôt qu’une parole savante, Freud nous fait part des paroles
signifiantes qu’il propose aux différents rêveurs qui viennent le voir : elles sont signi-
fiantes dans la mesure où elles incluent, à titre d’écho, le signifiant que le sujet lui-
même a pu extraire de son travail d’analyse. C’est bien là l’ultime aspect de la
révolution accomplie par la Traumdeutung.
La Deutung, telle que Freud la conçoit, est opération de langage appelée par méta-
phore traduction. Métaphore hautement significative, parce qu’elle implique une
rupture avec l’idée imaginaire d’un dé-chiffrage du rêve, d’un secret à décoder. S’il y
a traduction, c’est que dans le rêve on ne trouve pas, selon Freud, les éléments d’un
chiffre ou d’un code artificiels : ce que présente le rêve, c’est l’écriture du signifiant,
sa mise en scène. Aussi n’y a-t-il rien d’obscur en lui, ce qui n’empêche pas l’opacité,
l’équivocité, la surdétermination. De cette découverte de Freud, il résulte une notion
spécifique de l’inconscient : le sens inconscient, dont Freud montre qu’il est essen-
tiellement celui d’un désir, est l’effet du signifiant ; et s’il est inconscient, c’est unique-
ment parce que dans l’ordre du signifiant s’opèrent condensation et déplacement,
substitution et connexion, qui rendent ce sens méconnaissable. Pour le mettre en
évidence, il n’y a donc pas à le chercher dans les profondeurs du sentiment, mais
dans le « dit »26 du sujet et les dit-sociations qu’il parviendra à produire au cours d’une
analyse.
234
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 235
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Un cauchemar de Borges
Carolina Koretzky
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
« Dans les rêves (Coleridge l’écrit), les images représentent les impres-
sions que nous imaginons qu’elles provoquent. Nous n’éprouvons pas
d’horreur parce qu’un sphinx nous oppresse, mais nous voyons en rêve
un sphinx pour expliquer l’horreur que nous éprouvons. S’il en est
ainsi, comment la simple chronique des images pourrait-elle commu-
niquer la stupeur, l’exaltation, les alarmes, la menace et l’allégresse
qui tissèrent le songe de cette nuit ? »
Jorge Luis Borges1
Deux réveils alors, celui de la nuit qui nous fait retomber dans le « rêve partagé »,
c’est-à-dire, la réalité, et l’autre réveil : celui dont on ne saura jamais rien puisqu’il
n’y a personne qui puisse en témoigner, la mort. Borges, de son côté, rêve que cet
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
autre réveil ne sera pas uniquement sa propre mort, mais l’oubli de ce nom, le Borges
universellement connu qu’il est devenu. Convaincu de l’impossibilité de se réveiller,
il en témoigne encore :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Il est un fait avéré : Borges a su faire une œuvre de ses cauchemars. C’est lui-
même qui l’a affirmé et l’œuvre l’atteste. Dans plusieurs conférences, il a parlé des
cauchemars qui l’ont poursuivi jusqu’à sa mort. Qu’il ait méconnu le mécanisme
onirique en jeu ne l’a pas empêché d’y trouver une source littéraire. Tourmenté par
ses cauchemars nocturnes, il n’a choisi ni de s’en débarrasser ni de les rejeter par une
plongée immédiate dans la veille. Inspiré par l’expérience de Coleridge5, le poème est
le produit d’une transformation : bien que les cauchemars le surprennent, l’annulent,
l’angoissent, le passage à l’œuvre l’obsède. Borges ne reste pas confronté à la stupeur
de l’image apparue. Il ne choisit pas pour autant la voie de l’explication rationnelle.
Il passe de la reconnaissance de l’horreur au matériel d’œuvre. Trois images
terrifiantes se répètent dans ces rêves angoissants : les labyrinthes, les miroirs, les
tigres. Veut-il que l’œuvre l’endorme de nouveau ? En tout cas, il ne transcrit pas les
3. Borges J. L., « Le rêve », La Rose profonde, Œuvres Complètes, t. I, op. cit., p. 562.
4. Borges J. L., « Art poétique », L’Auteur, Œuvres Complètes, t. II, op. cit., p. 54.
5. Coleridge S. C. (1772-1834), poète et critique britannique, est connu pour son célèbre poème Kubla Khan (ou A
Vision in a Dream : A Fragment) qui tire son nom de l’empereur mongol et chinois Kubilai Khan, de la dynastie des
Yuan. Coleridge affirmait avoir écrit le poème à l’automne de 1797, dans une ferme près d’Exmoor, en Angleterre
et qu’il lui avait été inspiré par un rêve généré par l’opium. Borges consacre à l’œuvre de Coleridge deux textes
critiques : « La fleur de Coleridge » et « Le rêve de Coleridge », Autres inquisitions, Œuvres Complètes, t. I, op. cit.,
p. 679-685.
236
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 237
images cauchemardesques, il les pétrit à son goût et à son style. Nous allons voir que
vouloir continuer son rêve sans angoisse ne constitue pas pour autant un déni de
cette horreur.
Le 19 septembre 1980, Borges est invité à donner une conférence à l’École freu-
dienne de Buenos Aires. La première partie a pour thème « Les rêves et la poésie »6.
À cette occasion, Borges parle de manière ouverte de deux types de cauchemars répé-
titifs durant sa vie : les labyrinthes et les miroirs, deux sujets qui occupent donc une
grande partie de son œuvre. Le cauchemar du labyrinthe, le plus fréquent, dit-il, se
répète à chaque fois de la même manière : il rêve qu’il se trouve dans une chambre
quelconque, sans porte, sans sortie, enfermé. Une sortie possible apparaît : il voit
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
une petite fenêtre. Il arrive à escalader et à sortir, mais pour se retrouver exactement
dans la même pièce qu’auparavant. Cela peut se répéter trois ou quatre fois jusqu’au
moment où le rêveur, Borges, se dit à lui-même sans se réveiller : « voilà ! C’est le
cauchemar du labyrinthe ! » C’est ensuite qu’il nous fait part du recours trouvé : il
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
sait dans le rêve qu’il devrait arriver à toucher le mur à gauche. Il étire son bras jusqu’à
toucher le mur et là il se réveille, sauf qu’il ne se réveille pas du tout, il rêve son
réveil : il rêve se réveiller dans un endroit inconnu qui se répète sans fin.
Le deuxième cauchemar est celui des miroirs : il voit son reflet dans un miroir,
mais reflété d’une façon atroce. Ce qui devient terrifiant, ce sont les occasions où, en
se regardant dans le miroir, il se voit masqué. La pensée qu’il énonce dans le rêve
devient terriblement angoissante, il se dit : « si je porte un masque c’est parce que je
suis horrible, monstrueux, et si je retire le masque qui sait quelle tête je verrais ».
C’est à cet instant qu’il se réveille brusquement.
Le cauchemar qui inspire le poème que nous avons choisi est qualifié par Borges
de plus affreux qu’il n’ait jamais fait. Néanmoins, il n’est question ni de miroirs, ni
de labyrinthes ! C’est un cauchemar où l’élément répétitif et circulaire propre aux
cauchemars du labyrinthe, ainsi que le dévoilement propre au rêve du miroir sont
absents. Borges affirmait l’existence d’une « saveur du cauchemar »7 qui était pour lui
impossible à transmettre, « raconté mon rêve n’est rien, rêvé il avait été terri-
fiant »8. De même, à propos de ce rêve il remarquait, avec étrangeté, que l’effroi
survenu était totalement exagéré par rapport à l’image apparue.
237
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 238
Borges disait ceci à propos de ce cauchemar : « J’ai rêvé une fois qu’au pied de mon
lit il y avait un roi très ancien qui soutenait une épée et il y avait un chien à ses côtés.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Je savais que ce roi était du Nord, le roi médiéval, et dans le poème je le dis – je ne
sais pas si de Northumbrie ou de Norvège –, j’ai senti, et lui, il ne me regardait pas,
il regardait vers le haut mais moi je sentais sa présence comme écrasante, comme
atroce ; et je me suis réveillé et pendant un moment je sentis que le roi était là. »10 Si
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Borges assure qu’en tant que rêve raconté, rien ne mérite de le qualifier d’affreux,
qu’est-ce qui rend tellement effroyable ce cauchemar ?
Au premier abord, le poème se prête à une division en deux parties. Nous avons
d’une part l’énigme et la limite du savoir, de l’autre, le regard. Le personnage principal
du rêve, le roi, se présente sous un binaire : savoir / ignorance. Le rêveur sait qu’il
vient du Nord, qu’il porte une épée et qu’à ses côtés, il y a un chien. En revanche, il
ignore tout de ses intentions. À la place de cette faille du savoir, une certitude se
présente : ce roi veut, impose quelque chose et le juge. Le contenu spécifique de ce
vouloir, de cette imposition et de ce jugement, reste obscur. Le rêve n’a aucune
phrase, aucun commentaire, juste une présence énigmatique. Le roi veut quelque
chose, le rêveur ignore le contenu de ce vouloir. Lacan déplace l’horreur de ces figures
mythologiques vers l’apparition d’un type particulier de signifiant, un signifiant
« opaque » quant à sa signification, limitant ainsi le pouvoir de l’Autre comme
ensemble contenant tous les signifiants et les effets de signifié11. Dans le poème, ce
n’est pas la forme imaginaire qui horrifie, mais la confrontation à un type de signi-
fiant qui veut dire sans savoir le contenu. Un défaut apparaît au niveau de ce qu’il veut
dire, d’où l’impression terrifiante d’un être qui veut, impose et juge.
9. Borges J. L., « Le Cauchemar », La Monnaie de fer, Œuvres Complètes, t. II, op. cit., p. 582.
Sueño con un antiguo rey. De hierro/Es la corona y muerta la mirada./Ya no hay caras así. La firme espada/ Lo acatará,
leal como su perro./No sé si es de Nortumbria o de Noruega./Sé que es del norte. La cerrada y roja/ Barba le cubre el pecho.
No me arroja/Una mirada, su mirada ciega./¿De qué apagado espejo, de qué nave/De los mares que fueron su aven-
tura,/Habrá surgido el hombre gris y grave/ Que me impone su antaño y su amargura ?/Sé que me sueña y que me juzga,
erguido./El día entra en la noche. No se ha ido.
10. Borges J. L., « Los Sueños y la poesía », Borges en la Escuela Freudiana de Buenos Aires, op. cit., p. 22 (traduit par l’au-
teur).
11. « La première chose qui apparaît dans le mythe, mais aussi dans le cauchemar vécu, c’est que cet être qui pèse par sa
jouissance est aussi un être questionneur, et même, qui se manifeste dans cette dimension développée de la question
qui s’appelle l’énigme. Le Sphinx, dont, ne l’oubliez pas, l’entrée en jeu dans le mythe précède tout le drame d’Œdipe,
est une figure de cauchemar et une figure questionneuse en même temps », Lacan J., Le Séminaire, livre X, L’angoisse,
Paris, Seuil., 2004, p. 76.
238
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 239
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Le poème présente l’apparition du roi comme étant un miroir qui n’accomplit pas
sa fonction réflexive, qui ne renvoie pas une image et qui montre au contraire sa
limite.
Le roi est pour le rêveur un « ne te regarde pas », compris dans le sens aussi de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
« concerner » de « l’attention » portée à quelque chose. Cette figure du roi dans le rêve
est déjà une interprétation du rêveur. L’horreur expérimentée par le rêveur ne peut
pas être expliquée par un simple refus du « voir ». Ce roi ne le voit pas, mais un
regard se fait jour sur un point précis pour le rêveur, un point qui lui est inconnu.
Une courte citation de Lacan dans l’hommage écrit à Marguerite Duras pour le ravis-
sement de Lol V. Stein éclaire notre lecture : « On dit que ça vous regarde, de ce qui
requiert votre attention. Mais c’est plutôt l’attention de ce qui vous regarde qu’il
s’agit d’obtenir. Car de ce qui vous regarde sans vous regarder, vous ne connaissez pas
l’angoisse. »12 Si l’affect d’angoisse fait irruption dans ce cauchemar, on peut supposer
que l’élision de ce voir laisse au contraire apparaître ce qui le regarde lui, et c’est
précisément ce sur quoi doit porter notre regard et notre attention. Comme dans
l’anecdote de la boîte de sardines13, le roi ne voit pas, mais quelque chose dans ce roi
regarde le dormeur. L’étrangeté éprouvée par le sujet après son réveil témoigne de la
distance entre la figuration onirique et le surgissement d’une autre scène, entre le
peu d’importance de la représentation et l’angoisse qu’elle produit.
Cette autre scène devient tellement imposante, tellement réelle, qu’il dit dans le
poème : « il me rêve ». Quelque chose dans cette figuration onirique apparaît comme
ayant plus de réalité, de force, de consistance, que ce que Borges croit être lui-même
dans sa propre vie, produisant dans un court instant ce que la position idéaliste
soutient : il n’y a pas de différence entre vivre et rêver. La figure imposante du roi
renvoie le poète à une division bien au-delà d’un mauvais rêve dans une mauvaise
nuit. Il ne peut pas le laisser de côté en se disant « qu’il n’est qu’un rêve ». « Le jour
dans la nuit entre. Il ne part point » évoque la force de la présence réelle du roi après
le moment du réveil, il s’incruste dans la réalité, le retour à la veille n’accomplit pas
tout de suite sa fonction rassurante face à la rencontre avec un réel.
12. Lacan J., « Hommage fait à Marguerite Duras du ravissement de Lol V. Stein », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001,
p. 194.
13. Cf. Lacan J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, p. 88-89.
239
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 240
Nous nous demandons si finalement, cette phrase : « Le jour dans la nuit entre,
il ne part point », n’est pas justement ce que Borges va accomplir dans la production
d’un poème qui s’inspire de l’horreur rencontrée. Il n’efface pas cette rencontre par
un retour à la veille. Il y a, en quelque sorte, un redoublement de l’horreur qui passe
du vécu à l’écrit et qui se fixe dans le poème. Ce qui nous fait penser qu’il existe chez
Borges un dépassement du point d’angoisse ; il ne se fait pas dans le rêve lui-même,
mais dans le passage du rêve au poème.
Ceci permet de dire qu’il y a dans son œuvre, un certain savoir-faire avec le pire.
Le lecteur submergé dans son œuvre, l’est aussi dans son rêve, celui de Borges, un rêve
fait de cauchemars14. Mais ce n’est pas une pure invention langagière venant nier
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
l’horreur rencontrée, ce n’est pas une production destinée à oublier vite l’affreuse
rencontre. Il s’agit donc d’un paradoxe : c’est un réel qu’il endort grâce à l’œuvre
dans la mesure même où cette production le revivifie. Ce rêve est l’invention litté-
raire où gît silencieusement le pire : certains de ses contes et de ses poèmes sont des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
240
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 241
Borges nous apprend que ce rêve, survenu après le réveil que constitue sa produc-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
tion littéraire, prend sa force et sa vigueur de cet « autre tigre », celui qui n’est pas et
ne sera jamais dans les vers.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
241
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 243
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Cri et énonciation chez
le président Schreber
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Michel Grollier
la Cause freudienne no 78
243
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 244
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
pour entrer dans le langage. Le shofar aurait donc aussi pour fonction de neutraliser,
de faire taire la voix d’injonction du surmoi archaïque. Le shofar rappelle au père
jouisseur qu’il n’est plus, avec toute l’équivoque nécessaire à soutenir ; que, néan-
moins, l’autre figure de Dieu est toujours là, celle de la loi nouvelle. Dans le hurle-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
ment, Schreber nous indique combien cette production est en lien avec Dieu et éteint
quelque chose de sa jouissance, tout en maintenant sa présence. C’est donc un
miracle permanent qui risque d’être réclamé en l’absence d’une loi qui vienne
rythmer, scander le lien à la communauté. Et c’est uniquement au prix d’un certain
ravaudage que cette manifestation de l’objet voix peut s’atténuer, Schreber ayant
récupéré un usage partiel de cet objet qui ne peut plus le quitter.
Dans son Séminaire sur les psychoses, Lacan revient sur ce phénomène que
Schreber appelle « le miracle du hurlement » : quand s’arrête le discours harcelant du
Dieu ambigu, il ne peut s’empêcher de laisser échapper un cri prolongé, « fonction
vocale absolument a-signifiante, et qui contient pourtant tous les signifiants
possibles »5.
Dans ce Séminaire, nous retrouvons cette notion de l’Autre que se constitue le
sujet, ici pour son malheur. Mais par ailleurs, « c’est à ce que Dieu ou l’Autre jouisse
de son être passivé, qu’il donne lui-même support, tant qu’il s’emploie à ne jamais
en lui laisser fléchir une cogitation articulée, et [il] suffit qu’il s’abandonne au rien-
penser pour que Dieu, cet Autre fait d’un discours infini, se dérobe, et que de ce
texte déchiré que lui-même devient, s’élève le hurlement qu’il qualifie de miraculé
comme pour témoigner que la détresse qu’il trahirait n’a plus avec aucun sujet rien
à faire »6.
Et de cette nécessaire récupération de jouissance dans la tentative schrébérienne,
nous trouvons raison avec Lacan : « La thématique que nous mesurons à la patience
qu’exige le terrain où nous avons à la faire entendre, dans la polarité, la plus récente
à s’y promouvoir, du sujet de la jouissance au sujet que représente le signifiant pour
2. Si le hurlement est bien moins présent dans notre psychiatrie moderne, c’est surtout l’œuvre des médicaments.
3. Voire en cas de bannissement, Herem. Reik avait en son temps associé le son du shofar, souvent corne de bélier, à la
voix de Dieu.
4. Circoncision en hébreu se dit Brit Mila. Brit signifie alliance ou pacte et Mila signifie parole.
5. Lacan J., Le Séminaire, livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, 1981, p. 158.
6. Lacan J., « Présentation des Mémoires d’un névropathe », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 214-215.
244
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 245
un signifiant toujours autre, n’est-ce pas là ce qui va nous permettre une définition
plus précise de la paranoïa comme identifiant la jouissance dans ce lieu de l’Autre
comme tel »7. Ce que reprenant par la suite, Jacques-Alain Miller proposera comme :
« Le sujet paranoïaque rachète cette déperdition en situant la jouissance au lieu de
l’Autre, jusqu’à identifier la jouissance et le savoir. Schreber porte là un témoignage
que Lacan relève : c’est à penser qu’il s’offre à l’Autre divin pour qu’il jouisse de son
corps ; il suffit qu’apparaisse le “penser-à-rien” pour qu’il se retrouve dans cette déré-
liction où il n’est plus sujet. Son cogito se formulerait : “Je pense, donc il jouit”, ce
dont il a par ailleurs les retombées »8. La part de jouissance que le sujet ne pourra
ranger sous la loi de la métaphore délirante restera donc toujours en prise sur le corps
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
du sujet, trace de sa présence face à l’appétit féroce de l’Autre. Persistance donc du
hurlement chez Schreber et bien d’autres sujets psychotiques.
L’autre référence qui nous vient comme guide est celle du Cri de Munch. Lacan
en le commentant insiste sur le fait que le cri soutient le silence, le silence comme
possible, comme support de la présence. Il précise : « littéralement, le cri semble
provoquer le silence, et, s’y abolissant, il est sensible qu’il le cause, il le fait surgir, il
lui permet de tenir la note. C’est le cri qui le soutient, et non le silence le cri »9.
Pour bien faire sentir ce que présence implique là, il ajoute : « la présence du
silence n’implique nullement qu’il n’y en ait pas un qui parle. C’est même dans ce
cas-là que le silence prend éminemment sa qualité, et le fait qu’il arrive que j’ob-
tienne ici quelque chose qui ressemble à du silence, n’exclut absolument pas que
peut-être, devant ce silence même, tel ou tel s’emploie dans un coin à le meubler de
réflexions plus ou moins haut poussées ».
Lacan de préciser par la suite que « le silence forme un lien, un nœud fermé entre
quelque chose qui est une entente et quelque chose qui, parlant ou pas, est l’Autre, est
ce nœud clos qui peut retenir quand le traverse, et peut-être même le creuse, le cri »10.
Avec Schreber, nous entendons l’inquiétude de ne pouvoir obtenir le penser-à-
rien que Lacan commente comme ce « qui semble bien être le plus humainement
exigible des repos (Schreber dicit) »11. C’est là que surgit le miracle du hurlement, « cri
tiré de sa poitrine et qui le surprend au-delà de tout avertissement, qu’il soit seul ou
devant une assistance horrifiée par l’image qu’il lui offre de sa bouche soudain béante
sur l’indicible vide, et qu’abandonne le cigare qui s’y fixait l’instant d’avant »12.
En effet, Schreber ne peut connaître la paix du silence, celle où peut surgir une
voix, ne serait-ce qu’une voix intérieure. Car le monde est constamment envahi de
7. Ibid.
8. Miller J.-A., « Produire le sujet ? », La clinique psychanalytique des psychoses, Actes de l’ECF, no 4, mai 1983, p. 33.
9. Lacan J., Le Séminaire, livre XII, « Problèmes cruciaux pour la psychanalyse », leçon du 17 mars 1965, inédit.
10. Ibid.
11. Lacan J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 560.
12. Ibid.
245
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 246
ces interventions divines qui viennent marteler le poids du réel à jamais ignoré et
impossible à circonvenir. Il n’y a pas le nœud du silence, et seul le cri creuse désespé-
rément le lien à l’Autre. « Si, comme cela se produit assez souvent aujourd’hui encore,
des douleurs assez fortes ou des moments de hurlements continus surviennent, il ne
reste plus alors, comme recours ultime, qu’à lancer des injures à haute voix »13.
Ainsi, jamais le silence ne peut se faire, jusqu’à ce que Schreber puisse établir un
semblant de nouage de son rapport à l’Autre, construction qui lui prédit un avenir
certain, mais asymptotique lui laissant la possibilité d’un doute, comme il le
soutiendra devant la cour d’appel qui le jugera. Alors oui, il pourra se mettre non à
réciter, mais à écrire des poèmes, il pourra jouer du piano aussi pour quelques autres,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
sa fille notamment, mais il ne pourra éviter de se retirer parfois pour le miracle du
hurlement, prix à payer pour la fragilité de ce nouage qui n’inscrit pas définitive-
ment l’Autre à sa place vide.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
246
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 247
nous pouvons l’aider à introduire, à manier la coupure. Couper dans le flot signifiant,
c’est arriver à le faire tenir ensemble, à obtenir le “c’est cela” »17.
À défaut de la rencontre avec un analyste, le médicament viendra réduire cette
manifestation de corps qu’est le cri du sujet – hurlement plutôt, avons-nous vu –,
l’Autre médical prenant ancrage dans le corps même du sujet, l’asservissant au
discours de la science. Reste que ce qu’apprenaient les jeunes psychiatres pendant
bien des années, c’était à ne pas trop vouloir prendre la main sur l’être du psycho-
tique, à ne pas trop vouloir soigner. Ce petit renoncement de jouissance autorisait le
sujet psychotique à conserver une marge, par l’élaboration de discrètes ou de
bruyantes manifestations lui assurant une place, pour exister dans le circuit de la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
jouissance. Ainsi pouvait-il en contrer les effets réels et récupérer un effet de voix
pour contrer les voix de l’Autre, cet objet bouchant au mieux le réel de la forclusion.
Pour Schreber, la cour d’ailleurs s’intéressera à ce phénomène persistant du hurle-
ment. Elle écarta ainsi la remarque du Ministère public selon laquelle la libre volonté
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
paraît abolie pendant les hurlements, en faisant remarquer que « cela se peut. Néan-
moins, aucun risque n’en découle pour le requérant ; il s’agit manifestement dans tout
cela de perturbations très fugitives de la conscience, pendant lesquelles toute activité
qui puisse comporter des conséquences légales est évidemment exclue »18. Perturba-
tions fugitives, c’est cela le reste du nouage incertain tenté par Schreber. C’est une
occurrence, pas un modèle. C’est cela aussi que nous enseigne cette rencontre entre
le texte schrébérien et Freud depuis maintenant cent ans.
247
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 248
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Mélancolie et psychose ordinaire
Sophie Marret-Maleval
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
248
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 249
La psychose contemporaine
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
chement est patent. Lorsque la structure tient plutôt sous l’aspect roseau, que le sujet
a élaboré un symptôme en glissade, à la dérive, le cas ne prête pas à un franc déclen-
chement. […] Les psychoses ordinaires sont principalement de type roseau »3.
Si l’affinement conceptuel du dernier enseignement de Lacan a conduit à un repé-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
rage plus fréquent du modèle roseau, qui fait souvent l’ordinaire de notre clinique,
et si les neuroleptiques ont contribué à gommer les manifestations aiguës des
psychoses, il semble que la prévalence actuelle du modèle roseau sur celui du chêne
résulte également du changement de discours à notre époque.
L’époque n’est plus à un réglage sur l’Autre, mais plutôt sur le particulier du symp-
tôme. C’est ainsi que J.-A. Miller peut affirmer : « ce qui est cohérent avec l’époque
de l’Autre qui n’existe pas [celle du défaut de garantie de la vérité et du déclin des
idéaux], c’est la psychose ordinaire » – soit la voie du bricolage, du capitonnage de
la fuite du sens. La psychose ordinaire, « c’est la psychose à l’époque de la démo-
cratie »4, note encore Éric Laurent. « Quand nous disons “psychose ordinaire”, pour-
suit-il, nous ne nous attachons plus seulement aux grandes exceptions qui ont
constitué la clinique du regard et la première clinique psychanalytique »5. Un autre
appui diagnostique est requis, fourni par l’abord lacanien du langage, relève-t-il,
plaçant l’accent sur la fuite du sens. Il est frappant de constater, néanmoins, la
fréquence de la convocation de la mélancolie en lien avec la psychose ordinaire, dans
ce volume issu de la conversation d’Antibes.
Le modèle de la mélancolie
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
la suridentification normale souligne que la norme d’identification est folle. »7
Du fait même de cette folie de la norme d’identification relevée par É. Laurent,
la possibilité d’une normalisation de la psychose se dégage, par la voie de la suri-
dentification à des traits spécifiques d’une norme sociale, soit à la « capture dans
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
l’imaginaire d’une série de traits […] qui donnent une cohésion imaginaire au sujet
pré-mélancolique », capture susceptible « d’endiguer le débordement de jouissance »8.
Dans Le sinthome, Lacan met l’accent, en ce qui concerne Joyce, sur le défaut de
sa tenue phallique, associée au dénouage de l’imaginaire auquel l’écrivain a suppléé
par son art. L’absence de déclenchement chez celui-ci nous porte à considérer qu’il
relève de la psychose ordinaire. Si la clinique borroméenne nous conduit à une appré-
hension plus fine de la psychose à partir des effets subtils d’un nouage défectueux des
éléments de la structure, Lacan place en particulier l’accent dans ce Séminaire sur la
manière dont le détachement de l’imaginaire affecte l’identification. C’est d’ailleurs
par une suridentification à l’artiste, que l’on repère dans Portrait de l’artiste, que Joyce
procède au « raboutage de l’Ego », soit supplée au défaut de la représentation de lui-
même9.
C’est en ce sens que le modèle de la mélancolie s’avère intéressant à rapprocher
de la psychose ordinaire, comme repère diagnostique. Il ne s’agit pas tant d’énoncer,
comme le fait François Morel dans la Convention d’Antibes que « la mélancolie est
[…] une psychose ordinaire »10, mais plutôt de souligner comment la psychose ordi-
naire masque souvent une position mélancolique pouvant conduire à penser le fond
mélancolique de toute psychose.
H. Tellenbach, psychiatre d’orientation phénoménologique cherchant à dégager
les structures de la conscience, relevait la proximité de la mélancolie avec la névrose
obsessionnelle, notamment par l’attachement des sujets mélancoliques à l’ordre et la
propreté, ainsi que par leur sens du devoir et leur sérieux. L’état pré-mélancolique
s’avère ainsi parfois difficilement discernable de la névrose. Soulignant qu’Abraham
6. Ibid., p. 260.
7. Ibid.
8. Castanet H. & De Georges P., « Branchements, débranchements, rebranchements », La psychose ordinaire, op. cit.,
p. 40.
9. Lacan J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p. 149-150.
10. La psychose ordinaire, op. cit., p. 270.
250
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 251
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
empirique, qui obéissant à son potentiel, incline vers le champ de gravitation de la
mélancolie. »12 En d’autres termes, il fait du type mélancolique une entité – une
nature, voire une structure –, aux manifestations discrètes dans les formes pré-mélan-
coliques et qui présente un caractère banal semblable à celui de la névrose.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Freud indique pour sa part : « La mélancolie dont le concept est défini, même
dans la psychiatrie descriptive, de façon variable, se présente sous des formes cliniques
diverses dont il n’est pas certain qu’on puisse les rassembler en une unité, et parmi
lesquelles certaines font penser plutôt à des affections somatiques qu’à des affections
psychogènes. »13 Si la forme déclenchée est suffisamment caractéristique pour ne pas
laisser douter de la psychose, l’état pré-mélancolique, ou le type mélancolique de
H. Tellenbach, nous enseigne sur les éléments diagnostiques de la psychose non-
déclenchée ou psychose ordinaire. J.-A. Miller précise, pour sa part, qu’il a introduit
le terme de « psychose ordinaire » pour rendre compte des difficultés rencontrées par
les cliniciens à trancher entre psychose et névrose : « si vous ne reconnaissez pas la
structure très précise de la névrose du patient, vous pouvez parier ou vous devez
essayer de parier que c’est une psychose dissimulée, une psychose voilée »14. Le
questionnement diagnostique ouvert par le type mélancolique, rejoint celui qui
s’avère sous-jacent à l’introduction du terme de « psychose ordinaire ».
Dans une description très précise, H. Tellenbach caractérise ainsi le typus melan-
cholicus à partir d’éléments diagnostiques que l’on peut regrouper en trois orienta-
tions majeures. Il relève, à la suite de Freud, les troubles de l’identification du sujet
mélancolique et pré-mélancolique : son identification narcissique avec l’objet aimé
(qu’il reprend d’Abraham et Freud), le sentiment de « communauté symbiotique »
avec l’autre par lequel « la souffrance d’autrui est votre propre souffrance, et la
maladie de l’autre vous rend parfois malade avec lui »15. Il note la sensibilité de ces
sujets, qui dépasse la moyenne, ainsi que leurs difficultés à se séparer, de leur fille pour
les femmes notamment. Il lie cette extrême sensibilité à la place que tiennent pour
251
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 252
ces sujets le sentiment de la faute et la sensibilité au jugement d’autrui. L’on sait que
la mélancolie déclenchée se caractérise notamment par des auto-reproches qui
semblent, soit énigmatiques, soit excessifs à l’entourage.
H. Tellenbach pointe, par ailleurs, les stratégies déployées par ces sujets pour
remédier à ces troubles de l’identification primordiale, pour « tenir en ordre le fond
de l’homme »16 : l’hyper-normalité, l’hypertrophie du devoir qui les conduit souvent
à exercer une masse de travail supérieure à la moyenne avec l’impression constante
de ne jamais en faire assez, l’« identité immuable de l’être et du paraître »17, la pente
à « exécuter sans recul un rôle prescrit »18, soit la suridentification à une norme.
K. Kraus, rappelle H. Tellenbach, note que le sujet maniaco-dépressif « ne peut plus
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
se défaire de cette aliénation dans un rôle ou dans l’anonymat »19. Cette description
précise montre que Tellenbach met nettement l’accent sur les troubles de l’imagi-
naire et ceux de l’identification primordiale.
Il note enfin que pour le sujet mélancolique, « il manque un contenu à la vie »,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
et ajoute : « on ne peut être soi-même son propre contenu »20. Il situe là les consé-
quences de la non-extraction de l’objet qui fait défaut pour orienter l’existence du
sujet, ce qui retentit dans le champ du sens. Lacan relève que « l’énigme, c’est le
comble du sens »21 : le détachement de l’imaginaire laisse Joyce en proie à la
perplexité, comme en attestent ses épiphanies dont la signification échappe – la signi-
fication étant ce qui tranche et fait choix dans l’ambiguïté du sens, et qui ressortit de
la conjonction du symbolique et de l’imaginaire. Freud insiste ainsi sur le caractère
d’énigme de l’inhibition mélancolique22 ; il laisse déjà entendre que les troubles de
l’imaginaire affectent le sens.
La mélancolie freudienne
252
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 253
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
« Il n’est […] pas difficile de reconstruire ce processus. Il existait d’abord un choix
d’objet, une liaison de la libido à une personne déterminée ; sous l’influence d’un
préjudice réel ou d’une déception de la part de la personne aimée, cette relation fut
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
ébranlée. Le résultat ne fut pas celui qui aurait été normal, à savoir un retrait de la
libido de cet objet et son déplacement sur un nouvel objet, mais un résultat différent,
qui semble exiger pour se produire plusieurs conditions. L’investissement d’objet
s’avéra peu résistant, il fut supprimé, mais la libido libre ne fut pas déplacée sur un
autre objet, elle fut retirée dans le moi. Mais là, elle ne fut pas utilisée de façon quel-
conque : elle servit à établir une identification du moi avec l’objet abandonné.
L’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi qui put alors être jugé par une instance
particulière comme un objet, comme l’objet abandonné »26.
Freud relève alors que « l’identification narcissique avec l’objet devient le substitut
de l’investissement d’amour »27. Il note à nouveau la part de jouissance impliquée
dans le processus, quand il énonce que « la torture que s’inflige le mélancolique et
qui, indubitablement, lui procure de la jouissance, représente, comme le phénomène
correspondant dans la névrose obsessionnelle, la satisfaction des tendances sadiques
haineuses qui, visant un objet, ont subi de cette façon un retournement sur la
personne propre ». Ainsi, la maladie devient parfois un moyen de torturer l’entou-
rage du sujet sans avoir à leur manifester d’hostilité ouverte28. « Seul ce sadisme vient
résoudre l’énigme de la tendance au suicide qui rend la mélancolie si intéressante –
et si dangereuse », ajoute Freud. Il précise que « Le moi ne peut se tuer lui-même que
lorsqu’il peut se traiter lui-même comme un objet », et que, dans cet état, le moi est
« écrasé par l’objet »29.
É. Laurent souligne que pour Freud, le mélancolique ne s’identifie pas tant à un
objet imaginaire qu’à la Chose [das Ding], ce qui est déductible de la distinction faite
253
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 254
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
mécanisme signifiant même qui permet cette modalité de retour de la jouissance
qu’est la Chose qui tombe sur le moi. C’est de la forclusion du Nom-du-Père que se
dénude le rapport à la chose »32.
Ainsi la logique freudienne nous conduit-elle à situer la mélancolie comme carac-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
térisée par une défaillance de l’imaginaire, indice d’une carence de la chasuble phal-
lique qui recouvre l’être, conséquence de la forclusion du Nom-du-Père.
Avec Lacan
30. Laurent É., « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », Ornicar ?, n° 47, octobre-décembre 1988, p. 12.
31. Cf. Freud S., « Le moi et le ça », Essais de psychanalyse, Paris, Payot, coll. Petite bibliothèque Payot, 1968.
32. Laurent É., « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », op. cit., p. 13.
33. Lacan J., « Les complexes familiaux dans la formation de l’individu », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
34. Laurent É., « Mélancolie, douleur d’exister, lâcheté morale », op. cit., p. 8.
254
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 255
à l’objet réel, « hors de toute ponctuation phallique »35. Il retrouve les traces freu-
diennes et précise la nature de l’identification mélancolique à l’objet.
Si l’on suit la description donnée par H. Tellenbach du Typus melancholicus, tout
concourt en effet à spécifier la mélancolie à partir d’un défaut de la tenue phallique
et de ses conséquences. En dehors des manifestations de la mélancolie sous sa forme
déclenchée36, il est possible de saisir le paramètre fondamental de la position mélan-
colique, incluant les formes non déclenchées, à partir d’un défaut de la tenue phal-
lique et d’une défaillance de la marque du trait unaire sur l’objet – conséquence de
la forclusion du Nom-du-Père et qui révèle l’identification du sujet à l’objet a.
C’est en ce sens que l’on peut évoquer le fond mélancolique de toute psychose.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
L’identification à l’objet est l’une des conséquences de la forclusion et se laisse discerner
sous bien des formes dans la plupart des psychoses, y compris la paranoïa et la schi-
zophrénie, où elle devient manifeste quand les défenses chutent. Elle est le centre
diagnostique de la mélancolie. C’est ainsi que l’on peut comprendre que les éléments
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Bien des cas de psychose ordinaire se présentent en faisant porter l’accent sur la
question de l’être plutôt que sur celle du désir, dans une constellation de petits signes
discrets qui attestent de la carence de la fonction phallique, sans phénomènes élémen-
taires manifestes. Le repérage de la position d’objet du sujet est en ce cas précieux –
mais parfois difficile, tant elle reste masquée par des identifications imaginaires – ;
elle ne peut se saisir qu’à condition de rester attentif à la nature de la plainte du sujet,
mais aussi aux autres éléments évocateurs de la psychose. L’un de ceux-ci, dans la
mélancolie, me semble être le rapport au sens, comme le relève Freud qui soulève le
caractère énigmatique de l’inhibition mélancolique, ou H. Tellenbach, qui évoque le
sentiment de perte du sens de l’existence. Une certaine perplexité prévaut soudain,
un rapport particulier du sujet au sens, un caractère d’énigme de la vie, une difficulté
à faire sienne son histoire dont il parle avec un détachement teinté d’inaffectivité, un
engluement dans une difficulté présente hors de toute saisie dans une causalité.
Mme A. se plaignait ainsi du surgissement d’angoisses qu’elle ne pouvait relier à
rien. Une bonne partie du travail avec elle consista à rechercher le détail qui avait fait
surgir l’angoisse et à mettre du sens sur ce qui lui arrivait. Mais il était notable que si
cette appropriation de l’expérience dans le sens avait un effet d’apaisement, elle était
à chaque fois à recommencer, ne suffisant pas à permettre au sujet de s’en saisir, lorsque
survenait une condition similaire à celle qui avait précédemment provoqué l’angoisse
255
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 256
(elle avait pourtant fait de très longues études, si bien que cette difficulté ne pouvait
être mise au compte d’un manque de moyens intellectuels). Il fallait la rencontre et
mes questions pour que le circuit du sens reprenne, jusqu’à ce que les conditions qui
suscitaient les états propres à l’émergence des crises aient pu être écartées.
Par ailleurs, la présence de la culpabilité, conduisant à l’interrogation de l’impli-
cation que le sujet peut prendre dans ce qui lui arrive, est fréquente dans les tableaux
de psychose ordinaire, prêtant souvent à confusion diagnostique. À cet égard, il me
semble important de ne pas confondre la manifestation d’une division subjective
(qui signe l’émergence de l’inconscient), avec une tendance discrète à l’autoreproche,
indice de l’identification mélancolique à l’objet.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
J.-A. Miller situe trois registres dans lesquels repérer les indices de psychose ordi-
naire : une externalité sociale, une externalité corporelle et une externalité subjec-
tive. Concernant l’externalité sociale, il indique : « le plus clair des indices se trouve
dans la relation négative que le sujet a à son identification sociale. Quand vous devez
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
admettre que le sujet est incapable de conquérir sa place au soleil, d’assumer sa fonc-
tion sociale »37, mais il ajoute : « vous devez aussi être sur le qui-vive face aux identi-
fications sociales positives dans la psychose ordinaire. Disons, quand ces sujets
investissent trop dans leur boulot, leur position sociale, quand ils ont une identifi-
cation bien trop intense à leur position sociale »38. Il rejoint là la problématique de
la suridentification à un rôle social relevé par Kraus et Tellenbach.
Il relève par ailleurs l’externalité du sujet psychotique avec son corps, soit le défaut
de tenue phallique que Lacan notait chez Joyce, et dont J.-A. Miller souligne qu’il
peut s’avérer parfois artificiellement compensé (piercing, tatouage, mode, etc.).
Enfin, il insiste sur l’expérience du vide, de la vacuité que l’on rencontre souvent
dans la psychose ordinaire, soulignant que cette expérience diffère du vide rencontré
dans la névrose par sa nature non dialectique et sa fixité. Il insiste sur l’identification
avec l’objet a comme déchet. Il situe comme corrélat de l’externalité subjective le
rapport au langage, indiquant notamment que le sujet peut se défendre d’une iden-
tification au déchet par un maniérisme de la langue. Il évoque enfin un rapport spéci-
fique aux idées, qu’il ne développe pas.
La déclinaison de ces trois externalités retrouve encore les points saillants de la
mélancolie : défaut de tenue phallique, chute des identifications imaginaires, iden-
tification à l’objet a, entraînant des effets au niveau du sens et du langage, souvent
masqués dans la psychose ordinaire par des artifices. Alexandre Stevens précise que
le réglage sur l’identification imaginaire est une caractéristique possible de la psychose
ordinaire39, souvent rencontrée.
J’ai pu constater que les éléments diagnostiques de la mélancolie furent une aide
particulièrement précieuse dans le cas de sujets pour lesquels l’investissement dans de
37. Miller, « Effet retour sur la psychose ordinaire », Retour sur la psychose ordinaire, op. cit., p. 45.
38. Ibid., p. 45.
39. Stevens A., « Mono-symptômes et traits de psychose ordinaire », Retour sur la psychose ordinaire, op. cit., p. 62.
256
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 257
longues études avait permis un étayage, sans qu’aucun trouble précis ne se manifeste
(si ce n’étaient des épisodes dépressifs antérieurs). Ceux-ci venaient à la faveur d’une
maternité, du début de leur vie professionnelle, de l’affirmation d’un choix profes-
sionnel, ou encore d’une confrontation à la vie amoureuse retardée par les études :
des éléments impliquant une mise en jeu du désir ou une prise de responsabilité.
Si bien des névrosés peuvent entamer une cure dans des conditions similaires, il
est important de garder à l’esprit comment la suridentification à une norme peut
aussi venir compenser une défaillance de l’identification primordiale et de la tenue
phallique qui devient apparente quand le sujet se trouve au pied du mur d’une déci-
sion importante. Il convient également de saisir comment l’engagement dans un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
apprentissage peut masquer la carence de la signification phallique et, enfin, de ne
pas risquer de confondre avec la division du sujet une certaine facilité à se remettre
en question, relevant de discrets autoreproches.
Le transfert en ce cas ne s’engage pas tant sur une supposition de savoir sur l’in-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
conscient que sur une demande de soutien, qui tend à le décoller de son identifica-
tion à l’objet et à s’opposer au laisser tomber, visant une régulation de la jouissance.
La mise en fonction du sens, la construction ou un certain usage du langage, peuvent
également contribuer à restaurer l’imaginaire défaillant.
Si la psychose ordinaire présente un empan plus large que celui de la mélancolie40,
la forme princeps de celle-ci constitue néanmoins une boussole diagnostique précieuse
de la psychose ordinaire, révélant des points de fragilité majeurs de la structure, ainsi
que les modalités de leur compensation.
40. Jean-Claude Maleval en donne une description précise à partir des troubles de l’imaginaire, du symbolique et du
réel, cf. « Éléments pour une appréhension clinique de la psychose ordinaire », texte inédit téléchargeable en ligne
à l’adresse suivante : http://w3.erc.univ-tlse2.fr/seminaires.html
257
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 259
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Sur le jadis
Causerie avec Marie-Christine Hellmann
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Archéologie de l’archéologie
Marie-Christine Hellmann — Ils ont toujours été très présents. L’université de Stras-
bourg a toujours été très forte en archéologie et ce, dans toutes les spécialités. Elle a
donc les meilleurs postes, et les meilleurs éléments, car ce sont eux qui y postulent,
en égyptologie ou en archéologie orientale, par exemple. Ils sont très forts dans tout
ce qui touche au Proche-Orient, l’archéologie biblique notamment, mais ils excellent
aussi en archéologie médiévale, pour les châteaux forts en particulier.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
L’erreur que commettent beaucoup de jeunes étudiants – et il faut les en avertir
très tôt –, c’est de croire qu’il faut uniquement faire des études d’art et d’archéologie.
En fait cela vous apprendra tout au plus à fouiller. Sur ce point, c’est la même
méthode pour tout le monde. La fouille stratigraphique est une méthode très stricte.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
On vous apprendra aussi à dessiner, à utiliser les différentes techniques, comme celle
des analyses au carbone 14 pour des datations. Quand on trouve un pot avec un
restant d’un produit qui pourrait être un produit de beauté, par exemple, dans une
tombe féminine, il faut savoir où faire analyser tout ça. On apprend donc des tech-
niques de base comme celles-là, mais cela ne va pas plus loin. Si vous voulez vous
spécialiser en archéologie grecque, comme c’était mon cas, vous devez en même
temps étudier les lettres classiques, savoir le grec ancien et le latin, ainsi que de
nombreuses langues étrangères. Quant aux égyptologues, ils doivent se mettre tout
de suite aux hiéroglyphes.
Je me suis intéressée à l’archéologie grecque parce que j’avais des facilités pour les
études d’une manière générale. Être archéologue suppose d’avoir beaucoup de
connaissances, or j’écris facilement et l’histoire m’a très tôt intéressée.
260
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 261
Sur le jadis
rais pas pu travailler dans une profession qui n’aurait pas été internationale. De plus,
Français à l’étranger et comme tel, mon père était très lié aux musées, et aux artistes,
y compris les contemporains et les plus fantasques d’entre eux.
Il m’a donc emmenée très tôt dans des galeries, des musées d’art contemporain
et d’autres musées aussi. À Aix-la-Chapelle où nous habitions, il y avait un fameux
collectionneur, Peter Ludwig, qui aimait beaucoup mes parents. Lui et sa femme
étaient les propriétaires d’une chocolaterie très importante et ils avaient fait des études
d’histoire de l’art, d’où leur énorme collection d’antiquités grecques, romaines et
d’art contemporain. Leur collection d’antiquités grecques et romaines, dont j’ai eu
très tôt des catalogues, a été donnée à l’Antiken Museum und Sammlung Ludwig de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Bâle ; c’est l’une des plus importantes collections du monde ; leur collection contem-
poraine est au musée de Cologne qui est adossé à la cathédrale. De plus, mon père
a participé à des traductions de catalogues pour des expositions itinérantes : à Aix-
la-Chapelle, il y avait sans cesse des expositions sur Charlemagne avec échanges entre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
261
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 262
Pascale Fari — Tel que vous le présentez, c’est presque comme si l’emploi du temps
avait décidé de l’orientation majeure pour votre existence…
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Marie-Christine Hellmann — Oui, mais aujourd’hui encore, j’aime l’étruscologie.
Marie-Christine Hellmann — C’est vrai. C’est tellement bizarre, les Étrusques. Cette
civilisation est très mal connue. On ne sait même pas d’où ils viennent. Leur élite
n’était pas composée d’indigènes, il semble qu’ils viennent de l’extérieur, de l’est de
la Méditerranée, d’après les trouvailles faites. Leur langue n’est toujours pas vraiment
déchiffrée. Ils avaient un panthéon divin très bizarre, avec quantité de démons
partout. C’est très différent de tous les autres.
Objets animés
Pascale Fari — Vous nous disiez : « J’ai très vite compris que les objets allaient
compter. » À partir de la trajectoire que vous décrivez, vous auriez pu faire de l’his-
toire de l’art, ou conservateur de musée. Pourquoi l’archéologie ?
Marie-Christine Hellmann — J’aime les objets, c’est certain. J’aurais pu faire histoire
tout court aussi, mais j’aime la matière. Voir un tailleur de pierre travailler, je trouve
cela fantastique.
Nathalie Georges-Lambrichs — Cela vous est arrivé très jeune de voir cela ?
262
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 263
Sur le jadis
Myriam Mitelman — Vous m’aviez raconté que vous aviez fait un séjour à la Biblio-
thèque nationale dans un département rassemblant des pièces de monnaie…
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
France tombées dans le domaine public à la Révolution.
Myriam Mitelman — Vous disiez que toutes ces pièces antiques sont gravées dans
votre mémoire.
263
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 264
Cabinet des médailles n’avaient pas encore été vraiment inventoriées ni cataloguées.
Il fallait faire un catalogue scientifique mis en vente à l’entrée, or le seul moyen de
faire ce genre de chose, c’est de voir toutes les autres lampes du même type – des
lampes dont les médaillons comportent une représentation. Certaines représenta-
tions reviennent tout le temps, elles sont connues, on les retrouve dans d’autres
collections, au British Museum ou ailleurs. Vous ne pouvez comprendre ce genre
d’objets que si vous en avez vu d’autres. C’est un travail extrêmement visuel.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Marie-Christine Hellmann — Oui. Ainsi, le professeur de sculptures grecques dont
j’ai suivi les cours au Louvre, dans les réserves, avise une tête trouvée sur l’Acropole
d’Athènes en 1885, la regarde dans tous les sens et il dit : « Elle colle avec tel numéro
dans les réserves du musée d’Athènes. »
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Les représentations phalliques sont très fréquentes dans les médaillons de lampes, car
c’est un porte-bonheur. Nombre d’entre elles comportent également des squelettes.
C’est toujours une allusion à la vie brève : « Jouis de la vie parce bientôt tu seras… »
D’autres encore n’ont rien. Enfin, certaines représentations n’ont pas de parallèle.
Elles sont uniques, absolument. On date les lampes d’après la forme de leur bec.
264
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 265
Sur le jadis
– Ah si, si ! – Mais il n’en est pas question. La loi c’est la loi, répliquai-je. » J’ai fini
par savoir à force de questionner : la mairie était très contente, c’était une trouvaille
importante. Tout n’a pas été fouillé parce que c’est énorme, mais tout à fait au nord
d’Erstein, il y avait quand même au moins quatre tombes tumulaires avec des armes
et de très beaux bijoux. C’était sur un terrain de mon grand-père.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
française d’Athènes, après la partition de l’île en 1974, car les Français avaient obtenu
la concession d’une fouille près de Limassol. Je me suis rendue à Amathonte, un site
très ingrat ; c’est une colline en pente vers la mer avec une muraille byzantine ; mais
tout en haut, il y avait un pierrier, un gros pierrier. On savait qu’il y avait probable-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
ment là des choses intéressantes, parce qu’au musée du Louvre dans le département
des antiquités orientales, tout à fait au fond, il y a la salle du vase d’Amathonte. C’est
un énorme vase de pierre du VIIe siècle avant notre ère, plus large que mon salon, un
vase en pierre avec deux anses sculptées, en calcaire, et des parois très épaisses. Une
frégate française a descendu ce vase de l’Acropole d’Amathonte en 1865 et a réussi à
le rapporter au Louvre.
Or, non seulement les relevés faits par plusieurs personnes à ce moment-là, mais
les dessins antérieurs – des gravures notamment – montraient qu’il y avait bel et bien
deux vases, là-haut. Des voyageurs ont raconté qu’il y en avait deux, mais que le
second avait été cassé. Alors le directeur de la fouille m’a dit : « Emmène des ouvriers
et essaie de faire vider le pierrier là-haut. » Les ouvriers m’ont tout de suite dit en
grec : « Toi, Maria, tu te mets de côté », car entre les pierres il y avait des serpents,
de longues couleuvres le plus souvent, mais aussi quelques très belles vipères dont ils
ont immédiatement tranché la tête avec leurs bêches. Ils avaient tous des bottes hautes
comme les Crétois.
Ils ont fouillé, jusqu’à une pierre qui ne bougeait pas. Je me suis approchée, je
voyais bien un grand morceau courbe, j’ai tout de suite compris que c’était le
deuxième vase. Ils ont déblayé la base à ma demande, et j’ai vu qu’effectivement ce
rocher était taillé pour y adapter le vase et que celui d’à côté était taillé en rond. « Ça,
c’est l’emplacement du vase du Louvre », ai-je pensé. À ce moment-là, le directeur
de la fouille est monté, je lui ai dit : « Ça, c’est le deuxième vase d’Amathonte et là,
c’était le premier. — Tu es folle, m’a-t-il répondu. » Ça paraissait tellement gros ! Le
lendemain, tout le monde s’accordait sur le fait que c’était probablement juste, il n’y
avait pas d’autre explication. On a continué à déblayer, dégager. Quelques jours
après, arrive le directeur du service archéologique chypriote : « Mais c’est le deuxième
vase. » Les Français se sont hâtés, ensuite, de commander une reproduction du vase
du Louvre, parce qu’ils avaient peur que les Chypriotes ne réclament le retour de
l’original. C’est donc ce fac-similé qui est sur place. Les ouvriers avaient compris
265
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 266
tout de suite qu’ils avaient trouvé un fragment d’un vase en pierre. Certains, suffi-
samment au courant, m’ont dit : « Celui-là, tu ne vas pas l’emmener ? »
Myriam Mitelman — Il doit y avoir une sacrée tension dans ces moments-là ? Qu’est
ce que vous avez ressenti, alors ?
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
décrivaient ce deuxième vase.
Restitution, restauration
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
266
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 267
Sur le jadis
Marie-Christine Hellmann — Dans les fouilles, on trouve toujours des objets dont
on ne sait pas trop quoi faire. De temps en temps, un archéologue écrit un article où,
en procédant par comparaison avec d’autres objets, il tente d’expliquer la fonction
d’une trouvaille bizarre, par exemple, que tel objet rectangulaire en terre cuite – une
sorte de plateau avec des casiers – retrouvé dans les maisons de Délos serait un plateau
pour un peintre, avec des casiers pour les différentes couleurs.
Marie-Christine Hellmann — Mais justement, le problème est qu’il n’y a plus de pigments
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
à l’intérieur des casiers ; peut-être y en avait-il à l’époque de la fouille, mais aujourd’hui,
il n’y a rien ; donc chacun y va de son interprétation, parfois fantaisiste, mais c’est toujours
pour montrer les différences. De nos jours, les techniques de fouille sont plus rigoureuses
et l’on est plus soigneux au moment de la trouvaille ; de plus, autrefois, surtout en Grèce,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
il s’agissait de faire sauter très vite les niveaux romains et paléochrétiens, qui n’intéres-
saient personne. Aujourd’hui, on fait très attention aux niveaux romains.
Pascale Fari — Vous avez utilisé tout à l’heure le terme « remonter » : s’agit-il de
reconstruire ?
267
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 268
Pascale Fari — Dans la manière dont les hommes vivent, dans ce qui est perdu ou
pas, dans ce qui s’est transformé, qu’est-ce qui vous, finalement, vous intéresse ?
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
avec des foyers fixes. Mais il est plaisant de les imaginer, là, comme vous et moi
faisons un barbecue : ils sont ensemble, dans un coin où on peut faire un peu d’aé-
ration, ou sur les toits. Aujourd’hui encore, on cuisine sur des toits en terrasses, dans
les îles. C’est ce que les archéologues appellent « le temps long », lorsque rien n’a
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
L’épigraphie
Pascale Fari — Vous expliquez aussi que pour pouvoir interpréter la signature qui
figure sur un monument, il faut se référer à l’ensemble des éléments politiques du
contexte. C’est à partir de là qu’il faut décoder pour pouvoir comprendre.
Marie-Christine Hellmann — En général, elle est exposée sur l’Agora, à côté donc ;
il arrive parfois qu’elle soit sur le bâtiment. Néanmoins, me direz-vous, la majorité
des citoyens ne savaient pas lire, alors, pourquoi faisaient-ils cela ? En creusant la
268
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 269
Sur le jadis
question, on a pensé que c’est un peu comme les publications de bans de mariage à
la mairie : tout y est affiché et habituellement personne ne lit ; mais, de temps en
temps, vous passez devant, et vous dites : « Bon, voilà. »
Marie-Christine Hellmann — C’est cela. Outre les textes formulaires, les décisions du
Conseil ou les devis d’architectes, il y a aussi quelques textes encore plus amusants,
comme les comptes de construction avec la mise à l’amende de l’entrepreneur qui a
mal fait son travail…
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Nathalie Georges-Lambrichs — Avec des astreintes quand il était en retard ?
comme aujourd’hui. D’autres textes sont beaucoup plus rares. Par exemple, parmi
ceux qui attestent les honneurs conférés à certains citoyens ayant payé une construc-
tion (car, peu à peu, au fil des siècles, la Cité – qui n’avait pas toujours l’argent néces-
saire – a fait appel, comme de nos jours, à des mécènes), il y avait des femmes, je
songe en particulier à Archippé, qui vivait au IIIe siècle avant J.-C. à Kymé, en
Turquie ; la stèle est complète, la ville y dit qu’une statue doit être élevée à Archippé
parce que, dans la continuité de sa famille – qui avait apparemment déjà fait du
mécénat – elle a payé le toit de la salle du Conseil après avoir procédé à un concours
d’architectes, avec des maquettes. Des précisions pareilles sont tellement rares ! On
décrit même l’emplacement qui doit lui être réservé pour garer, pour ainsi dire, tout
le matériel sur un coin de la place publique, etc. C’est rare à cause de ces détails, et
parce c’était une femme !
On a aussi parfois des inscriptions très détaillées sur les paiements. Un collègue
belge aujourd’hui en retraite, qui était professeur au Canada et spécialiste des finances
dans les cités grecques – et, plus précisément, des financements des constructions –,
vous expliquerait des choses extraordinaires sur les budgets grecs, les souscriptions,
les emprunts, les cavaleries d’emprunts de telle ville, il vous dirait comment vous
pouvez construire un portique pour que les revenus génèrent l’entretien du portique
et la construction du suivant. Quant aux murailles, généralement, on faisait appel à
la souscription publique et au travail gratuit de tous les citoyens, les femmes
donnaient leurs bijoux pour payer les murailles, ce qui montre bien l’unité du corps
civique. Il est clair que ce qui distingue l’archéologie grecque et romaine de l’ar-
chéologie préhistorique, c’est l’apport capital des textes.
Ce sont, d’une part, les textes qui nous ont enseigné comment interpréter correc-
tement les fouilles et, d’autre part, les préhistoriens, qui, eux, dès le départ, ont fouillé
avec le plus grand soin. Après avoir « bazardé » trop longtemps, nous leur avons
emprunté leurs techniques de fouilles ; et pour mieux interpréter l’habitat, c’est vers
les méthodes des ethnologues et des anthropologues que nous nous sommes tournés.
269
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 270
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
Myriam Mitelman — Ce sont des archéologues qui font cela ?
spécialistes de la langue.
Myriam Mitelman — Ce n’est donc pas le support matériel qui compte pour ces
derniers, mais le texte avant tout. Pourtant, vous ne faites pas passer le rasoir entre
le texte et la pierre, il semble que pour vous ce soit un tout.
Déchets
270
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 271
Sur le jadis
variété d’équipements urbains. Délos est une des rares villes où il y a presque dans
chaque maison des latrines, ce qui est très curieux. En Grèce il y a des lieux avec des
bains et des lieux sans, des lieux où il y a des latrines privées et des lieux où il n’y en
a pas. À Délos, c’en est plein…
Marie-Christine Hellmann — Justement, parmi les bassins que l’on trouve parfois, il
y avait forcément des tinettes. Des textes anciens disent : « Ma femme, prise d’un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
besoin pressant, descendit de l’étage dans la cour, se soulagea et remonta. » Les
latrines privées de Délos étaient collectives, généralement à deux places ou plus près
de l’entrée. Ensuite, chez les Romains, les latrines publiques comprendront de la
place pour quarante personnes. Le contenu des latrines des maisons de Délos était
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h03. © L'École de la Cause freudienne
vidangé par le contenu de l’égout des eaux ménagères qui passaient par la cour ;
ensuite, il atterrissait dans l’égout de la rue, où il n’y avait pas beaucoup d’eau. On
a calculé qu’étant donné la pente des égouts à Délos, cela devait bouchonner encore
en dessous, même au bord de la mer…
Voilà le genre de choses, très vivantes et quotidiennes, avec lesquelles on s’amuse
quand on est sur un site archéologique. On s’invite chez des gens, en somme, à
quelques siècles près…
271
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 273
Le Cabinet de lecture
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
Coccoz, Danièle Cohn, Philippe Cullard, Hervé Damase, Hélène Deltombe,
Fabien Fajnwaks, Pascale Fari, Sophie Gayard, Nathalie Georges-Lambrichs,
Deborah Gutermann-Jacquet, Fabienne Hody, Monique Kusnierek, Juan-Pablo
Luchelli, Véronique Mariage, Jean-Claude Milner, Myriam Mitelman, Graciela
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
273
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 274
GRANDES ÉTUDES
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
Juan Pablo Lucchelli – L’école de Francfort, validée par la science moderne. La méthode
durcissant un peu trop le trait, voyait dans les expérimentale est tenue pour incontour-
USA le triomphe du nazisme. Mais vous, nable. De là d’abominables pratiques,
puisque tous deux baignent dans l’illimité, ne auxquelles se sont livrés des médecins issus
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
mettez-vous pas sur un pied d’égalité, sans les des meilleures universités. La Révolution
confondre pour autant, le nazisme et la Révo- culturelle, pour sa part, accorde peu de poids
lution culturelle, dès lors que cette dernière à la technique moderne et à la méthode
méconnaît cette limite qui s’appelle « la expérimentale. La question de la science est
survie » ? totalement absorbée par la légitimité de la
théorie marxiste ; la référence à la science
Jean-Claude Milner – Si l’on s’en tient à la galiléenne demeure, mais médiée par Marx
question brute de la survie, on peut mettre et Lénine.
en équivalence beaucoup de systèmes. Par Quant à la survie, la grande nouveauté
exemple, le stalinisme devient indistingable de la Révolution culturelle n’est pas d’avoir
du nazisme et réciproquement. Si l’on se tenu la vie pour peu de chose ; cela, vous le
place du point de vue de l’illimité, on peut trouvez partout. Sa nouveauté est d’avoir
soutenir que toutes les tentatives politiques dénoncé la survie comme le noyau d’une
modernes rencontrent la même antinomie : philosophie et d’avoir laissé entendre que
la langue politique vient du monde clos et toute formation culturelle – et en particu-
des touts1 limités ; or, la politique doit s’ins- lier tout savoir enseigné (aussi appelé savoir
crire dans l’univers moderne, qui est illimité. académique) – dépend d’une telle philoso-
Le libéralisme politique anglo-saxon se phie, ce qui est une analyse profonde. En
heurte à la même antinomie que la Révolu- fait, la Révolution culturelle pose la ques-
tion française. Pour autant, lui est-il tion : « pourquoi y a-t-il de la culture et des
analogue ? savoirs plutôt que rien ? », et répond :
Le nazisme et la Révolution culturelle « parce que la culture et les savoirs répon-
s’inscrivent dans l’illimité, soit, mais c’est un dent à une demande de survie ». Elle pose
trait commun à toutes les formations poli- ensuite la question : « quel être parlant
tiques modernes. Je pourrais donc laisser demande la survie ? » et elle répond : « celui
cette question de côté. Seule la question de qui pense à lui au lieu de penser à la Révo-
la survie est pertinente. Mais, même sur le lution ». De là tout suit, et notamment la
premier point, une différence radicale sépare relation entre refus de la culture, refus des
1. Jean-Claude Milner nous a rappelé que telle est l’orthographe retenue par le dictionnaire de l’Académie française.
[NDLR].
274
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 275
savoirs enseignés et dénonciation de la échappe au sujet, elle lui est opaque. C’en est
philosophie de la survie. Au passage, vous presque du « Lacan contre Schmitt », là où
comprenez le lien qui s’établit entre les certains les mettraient dans un même panier ?
thèses que j’ai défendues autrefois dans mon
livre De l’école et mon propos actuel sur la J.-C. Milner – Admettons que j’aie raison
survie. sur Descartes. On peut ramener mon inter-
Le nazisme ne tient pas du tout le même prétation à la mise en lumière d’un suspens.
discours. Bien entendu, il a parlé contre la Celui qui n’est pas prince doit suspendre son
culture et les intellectuels, il a brûlé des jugement sur ce qu’a décidé le prince. Mais
livres, mais il ne s’agit pas de détruire toute du même coup, il est possible que le prince
espèce de savoir, ni toute espèce de trans- lui-même ait décidé en suspendant son
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
mission, ni toute espèce de culture. On propre jugement. Revenons alors à Lacan. Il
constate, au contraire, la volonté de consti- me paraît impossible de le lire sans y recon-
tuer une culture nazie, fondée sur la trans- naître la récurrence d’un suspens analogue :
mission ; le résultat fut piteux. Il n’en reste la hâte, la dimension d’évidement dans l’évi-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
pas moins qu’une telle volonté se constate et dence, la réflexion sur la grammaire de l’as-
se relie à une philosophie de la survie. On sentiment, tout cela oriente vers un même
pourrait même avancer que le nazisme place point, qu’on peut appeler le suspens de la
la survie du peuple allemand au centre de sa conscience. La décision chez Schmitt me
doctrine ; rappelez-vous la notion d’espace paraît tout autre. Elle relève au sens strict
vital. Que cette survie d’un peuple passe, de ce que Kant appelait la sophistication de
pour les individus, par la prise de risque et la conscience ; mais la conscience qui sophis-
l’acceptation de la mort, c’est, je le répète, tique, justement n’est pas mise en suspens.
du classique ; que cette survie requière la
mise à mort d’autres peuples – je pense aux J. P. Lucchelli – Vous dites que vous ne donnez
Juifs et aux Tziganes –, c’est moins classique, pas des stratégies à suivre. Pourtant, vers la fin
mais c’est plutôt accepter la philosophie de de votre dernier livre, Pour une politique des
la survie que la rejeter. On ne trouve rien de êtres parlants, vous semblez vous prononcer en
semblable dans la Révolution culturelle. faveur d’un type de stratégie : cibler peu, mais
de manière certaine, renoncer à demander tout
J. P. Lucchelli – Je vous lis : « Descartes [dans pour demander quelque chose (on voit un
sa lecture du Prince de Machiavel] n’exclut exemple de cela dans la fonction actuelle des
même pas que celui qui décide ne sache abso- « associations ») ; êtes-vous d’accord qu’il y a
lument pas pourquoi il décide ainsi plutôt un changement de ton, par exemple si on
qu’autrement […]. L’exception schmittienne compare la fin de ce livre avec la fin du Triple
demeure dans le champ de la règle grammati- du Plaisir où vous concluiez par un « Amer
cale ; elle suppose des régularités et des normes embarras » ?
[…]. En bref, elle suppose un langage ; dans
la décision cartésienne, au contraire, le langage J.-C. Milner – Un changement de ton, sûre-
se suspend et, avec lui, toute espèce de norme » ment, mais aussi une différence dans l’ordre
[Pour une politique des êtres parlants, p. 71]. des raisons. Dans le Triple, je parle des corps
La prudentia, vertu cardinale définie comme en tant qu’ils vivent et en tant qu’ils sont
la capacité de savoir répondre à la contingence, deux. Le plaisir s’inscrit dans cette dimen-
s’éclaire après vous avoir lu : la capacité (d’ex- sion. La possibilité de la mort existe, mais la
ception) qu’aurait l’homme d’État de répondre question de la mise à mort n’est pas posée
à la contingence est elle-même contingente, elle dans mon livre. Pas plus que la question de
275
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 276
la multiplicité. Dans mes courts traités, je prenant une pose indignée. Ou bien il s’agit
parle des corps en tant qu’ils peuvent être d’obstacles matériels opposés aux consé-
mis à mort et en tant qu’ils sont plusieurs. quences mécaniques. Comme le mécanique
Du même coup, la vie est pensée comme est encore ce qui s’oppose le mieux au méca-
survie. Pour prendre une analogie, je dirais nique, il faut penser à des machineries insti-
que j’ai ajouté des dimensions ; la géométrie tutionnelles. Elles seront toujours irrémé-
s’est enrichie. Mais pas plus que la géométrie diablement déséquilibrées et instables, mais
des solides ne récuse la géométrie des pour commencer à les construire, il faut
surfaces, les courts traités ne récusent le surtout ne pas poser en préalable un chan-
Triple. gement du rapport de forces. Il faut au
contraire raisonner à rapport de forces
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
J. P. Lucchelli – Dans Pour une politique des constant. Sinon on en revient à la contrainte
êtres parlants, vous dites « faire que le plus initiale. En fait, on la reproduit. L’impor-
faible, tout en restant faible, soit fort en face tant, c’est que sans changer le rapport de
du plus fort », évitant ainsi la symétrie mimé- forces, le faible ait quelque force. Cela étant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
tique où le faible deviendrait le plus fort. dit, les rapports de force changent ; en fait ils
Implicitement, vous stipulez que le rapport changent toujours tôt ou tard, et il arrive
fort / faible est asymétrique et « à sens unique » que l’on puisse accélérer le tempo, mais là
– un peu comme le « schéma L » de Lacan. n’est pas la question.
Lévi-Strauss décrit un rituel indien où les
enfants, non-initiés, devenaient encore plus J. P. Lucchelli – De même que la révolution,
puissants que les adultes initiés, dans la mesure selon vous, n’avait peut-être pas besoin de
où ils incarnaient les esprits des ancêtres. Ils langue (et donc des êtres parlants), de même,
sont, dit Lévi-Strauss, des « super-initiés » : cette novlangue qu’est l’évaluation n’a pas
depuis leur place de faibles, ils pouvaient besoin d’un État totalitaire pour régner.
« plus », par l’intermédiaire du rituel (équiva- Sommes-nous dans une ère postorwellienne ?
lent d’une institution), que la société adulte
prise comme un tout. Votre proposition vise-t- J.-C. Milner – Je crois au contraire que la
elle ce type de fait de structure ? révolution aurait eu besoin d’une langue.
Elle a échoué partout, parce que la langue
J.-C. Milner – Non. Je pensais exclusivement lui a manqué. Mais la pointe de votre ques-
à nos sociétés, qui s’imaginent sans rituels et tion concerne plutôt la novlangue et l’État
sans initiations. Je suis convaincu de trois totalitaire. Effectivement, je souhaite
choses : 1) il n’y a pas d’autre loi réelle que démontrer que les novlangues – au pluriel –
la loi du plus fort ; 2) la loi du plus fort est peuvent se dispenser de l’énorme appa-
radicalement asymétrique et il n’y a aucun reillage autoritaire. De même qu’il n’est pas
système de compensation ; 3) il n’y a pas toujours besoin de tuer un être parlant pour
d’autre force que la force physique, je veux qu’il se taise, il n’est pas toujours besoin de
dire la force qui contraint les corps. Tout ce brutalité pour contraindre les corps parlants.
qu’on appelle liberté, égalité, justice, droit, Foucault avait déjà abordé cette question, en
cherche à échapper aux conséquences méca- termes de contrôle.
niques de ces trois réels combinés. Cela peut Pour autant, je récuserais l’expression
se faire de deux manières. Ou bien il s’agit d’ère postorwellienne. À cause d’Orwell,
d’échappatoires purement verbales : la poli- justement. 1984, lorsque le roman a été
tique se borne à déguiser son acceptation publié (en 1949), se proposait comme une
passive de ces conséquences, au besoin, en métonymie du présent ; en ce sens, il tenait
276
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 277
lieu de reportage, dans une conjoncture où et distincte de l’infini. Ils en font usage, sans
le reportage était interdit. Il est entre-temps bien savoir ce que c’est. (2) La notion d’in-
devenu une métaphore de notre présent et fini prend son statut mathématique au cours
de notre avenir ; de tenant lieu de reportage, du XIXe siècle et s’accomplit avec Cantor,
il s’est transformé en œuvre. Plus exacte- mais cette notion demeure sans consé-
ment, on comprend qu’il l’a toujours été. quences pour la physique mathématisée et
Comme le laisse entendre Rousseau, le sens pour la révolution ; l’infini qui importe pour
figuré est premier ; Orwell pouvait croire elles, c’est toujours l’infini non-mathéma-
qu’il parlait de l’URSS au sens propre, en tique. (3) À travers l’infini non-mathéma-
n’usant des figures qu’en second temps, pour tique, la véritable question est celle du tout
parer à la persécution. Maintenant que l’URSS et de ses chicanes, telles que Lacan les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
a disparu, que l’année 1984 est passée, le construit. Cette lecture étant admise, il
texte révèle que d’emblée, le sens figuré apparaît que l’univers infini se situe du côté
opérait ; le sens propre était second et dérivé. de l’illimité. On peut ainsi éclairer l’anti-
1984 est la métaphore de tout gouvernement nomie politique.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
des choses, qu’il soit autoritaire ou libéral. La politique vient du monde clos et des
touts limités – sa langue en témoigne –, mais
Fabian Fajnwaks – Dans Constats, vous elle a à se déployer dans l’univers des touts
abordiez la révolution comme le lieu où « la illimités. La révolution est l’une des tenta-
politique touche à l’éthique, une éthique du tives majeures pour tenter de résoudre la
maximum, déchiffrée comme une éthique de difficulté. Je n’ai jamais supposé que c’était
l’infini ». Dans Pour une politique des êtres la seule. Faire supporter l’illimité par la
parlants, vous évoquez la Révolution française forme-marchandise, ça a été le choix du libé-
comme le projet « d’inscrire l’illimité du côté ralisme anglo-saxon ; le faire supporter par
de la politique », en faisant le constat que « la les seules marchandises qui ne s’usent pas
langue politique a perdu son seul vocable quand on s’en sert, autrement dit l’argent et
moderne : la révolution ». Où est passé aujour- les produits financiers, ça a été le choix de ces
d’hui l’illimité que la Révolution nommait ? dernières décennies. Toutes les variantes de
S’il y a eu déplacement, celui-ci ne s’est-il pas la politique des choses reposent sur l’hypo-
opéré au prix d’une réduction que suppose le thèse que l’être parlant ne fait pas limite aux
passage d’une politique maximaliste à la pers- choses. Le minimalisme rouvre la question.
pective minimaliste que vous proposez pour
une politique des êtres parlants ? F. Fajnwaks – Quel rôle assignez-vous aux
discours de droite et de gauche dans l’anatomie
J.-C. Milner – Dans Constats, il m’impor- de la discussion politique, où dirigeants et
tait de souligner le thème de l’infini, pour citoyens se trouvent dans un échange imagi-
marquer la relation entre la révolution poli- naire des places ? Est-ce que les figures du
tique et l’univers moderne. Depuis, j’ai knave et du fool que Lacan évoquait dans son
précisé mes conceptions. En particulier, j’ai séminaire pour caractériser les figures de l’in-
avancé trois propositions qui n’étaient pas tellectuel de droite et de gauche sont toujours
encore suffisamment nettes dans Constats : d’actualité dans la mimétique de la politique
(1) L’infini de la science moderne n’est pas contemporaine ?
proprement mathématique ; plus exacte-
ment, quand, de Galilée à Newton, la J.-C. Milner – L’opposition droite / gauche
physique se mathématise, les mathémati- n’a de sens que dans un système parlemen-
ciens avouent ne pas avoir une notion claire taire. Elle est liée au vote. Votre question
277
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 278
doit donc être reformulée : quel rôle attri- justement pour cette raison, je ne la crois pas
buer au vote dans la discussion politique ? opérante aujourd’hui.
Je le résumerais ainsi : dans son principe, Je note du reste que Lacan ne l’a pas
l’instant du vote cisaille la mimétique. En souvent reprise. Je ne suis pas seul à conjec-
cet instant en effet, il n’y a plus que des turer qu’il a jugé opportun de transposer le
gouvernés, et les gouvernants sont censé- knave dans la canaille, qui revêt une portée
ment sans pouvoir. Mais cela, c’est du prin- non-circonstanciée. Dans des propos qu’a
cipe. Dans la réalité, la mimétique règne rapportés François Regnault, Lacan n’hési-
avant et après la coupure du vote. Quant au tait pas à désigner Louis XIV et Staline
vote lui-même, je crains qu’il ne soit la comme des canailles. Or, selon moi, le
continuation de la discussion politique, premier est antérieur à la mimétique et le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
plutôt que son suspens. En tout cas, on second la fait exploser, tout en l’instrumen-
discute volontiers des votes possibles – du talisant. La canaillerie détermine donc une
sien propre, de celui de son interlocuteur, de position du sujet qui excède la mimétique.
celui des autres. La règle de ces entretiens C’est pourquoi dans Les noms indistincts,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
278
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 279
F. Fajnwaks – Votre proposition d’une « poli- Debord), pourriez-vous nous indiquer quelles
tique du fragment » semble répondre d’une sont les transformations que ce semblant a
manière pragmatique à la stratégie des experts subies depuis son déploiement ?
et des évaluateurs qui, eux aussi, ont affaire à
un objet de plus en plus fragmenté. Même si J.-C. Milner – Ma position n’est pas celle
cette approche pragmatique peut apporter des que vous dites. Le semblant en politique
résultats concrets (l’action des Forums des existe depuis que la politique existe, c’est-à-
psys), est-ce qu’elle ne risque pas de se voir dire depuis qu’on parle politique. Quand et
réduite à une action micropolitique, et dans où a-t-on commencé à parler politique ? Au
certains cas se trouver récupérée par les déci- fond, je n’en sais rien, mais j’ai admis ce
deurs dans le champ plus ample de la macro- qu’on admet généralement : cela a
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
politique ? commencé en Europe et, en Europe, cela a
commencé à Athènes. Si on me démontre le
J.-C. Milner – Aucune conduite politique contraire, soit, ce n’est pas décisif pour moi.
n’est garantie contre sa corruption. On a vu Est décisive en revanche la proposition
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
que la politique maximaliste s’est imman- suivante : la discussion politique, telle que
quablement orientée vers le despotisme. De je la dispose, commence en Europe après
la même manière, une politique du frag- 1815. Elle n’inaugure donc pas le règne du
ment peut être retournée en simple prag- semblant ; elle le continue, en traitant les
matisme par des experts habiles, mais à la effets des ruptures qui ont suivi 1789.
différence de la politique maximaliste, la Disons, pour faire simple, que la monar-
catastrophe n’est pas certaine. Si j’osais, chie absolue à la française, mais tout autant
j’emprunterais à Freud une analogie. La le gouvernement constitutionnel à l’anglaise
politique du fragment requiert une attention ou à l’américaine, proposaient un traitement
flottante, afin de déterminer, conjoncture du semblant où la mimétique n’avait pas de
par conjoncture, le fragment décisif. Pour rôle majeur. Le sujet ne saurait imiter le roi,
prendre un exemple récent, réclamer et mais le citoyen n’imite pas davantage la
obtenir le départ d’un despote, c’est de Constitution ni aucun pouvoir constitu-
l’ordre du fragment, pas du pragmatisme au tionnel. Encore aujourd’hui, je ne suis pas
sens usuel du terme. certain que la discussion politique et la
mimétique fonctionnent à plein aux USA,
F. Fajnwaks – Le réel de la politique ne dans la mesure exacte où aux USA, la Consti-
continue-t-il pas à être, comme vous l’indi- tution continue de faire foi.
quez, la prise des décisions, au-delà de toute la Nixon a été condamné par l’ensemble
mimétique qui décline la dimension du des citoyens américains ; ce jugement ne me
semblant en politique ? paraît pas fondé sur la mimétique. Le
citoyen n’a pas dit : « à sa place, j’aurais agi
J.-C. Milner – On peut appeler cela la déci- autrement » ; il a dit plutôt : « en tant que je
sion. Je préférerais me tourner vers Lacan, ne suis pas Président, je juge qu’un Président
qui a proposé un essaim de noms : la hâte, ne doit pas agir comme Nixon l’a fait ». De
l’évidence-évidement, l’assentiment, l’inter- là l’importance de l’aveu en première
prétation, le sens, etc. personne dans l’interview de Frost ; on en a
tiré un film très réussi, mais je dois dire que
F. Fajnwaks – Puisque vous indiquez que le l’original, que j’ai revu sur le Net, est infini-
semblant en politique existe depuis que la poli- ment plus impressionnant. Nixon, qui parle
tique ressortit de l’imitation (votre critique de en tant que personne ne peut être à sa place,
279
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 280
et s’adresse aux citoyens en tant qu’ils ne rence avec Nixon. Non seulement personne
peuvent ni ne veulent être ou avoir été à sa ne demande que le Président parle en
place. Le semblant est aux commandes, n’en première personne, mais quand il le fait, le
doutons pas, mais pas sous la forme mimé- rire éclate. C’était déjà vrai sous De Gaulle
tique. et sous Mitterrand, même si on l’a oublié,
Interrogeons-nous à présent sur l’avenir mais ce n’était pas aussi systématique. Le
de la mimétique. Considérons la France pouvoir des imitateurs trahit peut-être
d’aujourd’hui. L’actuel Président de la Répu- l’épuisement de la mimétique et de la
blique est rejeté et raillé par une majorité de discussion. Hegel distinguait le comique,
citoyens ; ce jugement me paraît fondé sur la qui relève de la liberté, et la satire qui
mimétique : « à sa place, etc. ». De là confirme la servitude. Le rire que suscite
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
d’ailleurs, le rôle étrangement important des l’imitateur, est-il comique ou satirique ? La
imitateurs. Le ressort de leur succès ? Ils discussion politique est-elle devenue le
passent leur temps à parler comme le Prési- moyen de ne pas parler politique ?
dent et à lui faire dire je. On mesure la diffé-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
Cette grande étude est la première version d’un texte à paraître en octobre prochain
aux éditions Verdier [NDLR].
« Il leur fallait de l’être » « Dès lors, nous sommes déjà plus à même
de pressentir pourquoi la vérité est éprouvée
Martin Heidegger, Parménide, Biblio- et pensée au sens du “hors-retrait” » [p. 48].
thèque de philosophie / Œuvres de Heidegger part d’une idée simple ; il
Martin Heidegger, traduit de l’allemand recourt, selon sa démarche habituelle qui est
et annoté par Thomas Piel, Paris, Galli- aussi son invention philosophique, à l’éty-
mard, NRF, 2011. Traduit d’après Parme- mologie du mot grec alèthéia (±lhqeia de a
nides, Victorio Klostermann GmbH, et lhqh), et traduit en allemand lèthè par
Francfort-sur-le-Main, 1992, 288 p., « retrait » (Verborgenheit) qui, précédé du a
24,90 €. privatif, produit le « non-retrait » (Unver-
borgenheit) [p. 26]. Mais, là où la philologie
« La tâche de la pensée, en son essence, n’est s’arrêterait, se bornant à circonscrire des aires
jamais que de dire le même, l’ancien, le plus sémantiques ou des dérivations, la pensée de
ancien, l’initial, et de le dire de façon Heidegger commence, et elle entraîne son
initiale. » [p. 127] auditeur de 1942, et son lecteur actuel, dans
une investigation qui leur demande moins
Ce cours de Heidegger sur Parménide a une attention intellectuelle qu’un exercice
été professé durant le semestre de l’hiver 1942- spirituel, une méditation (il utilise le mot)
43 (on notera la période !) à l’université de métaphysique, bien que postérieure à la fin
Fribourg-en-Brisgau. Le texte en a paru en de la métaphysique.
1982 dans le tome LIV de l’édition complète Ce cheminement, dont la progression est
des Œuvres. Sa traduction et des annotations constituée d’autant de reprises, de boucles et
par Thomas Piel viennent de paraître. de bifurcations, s’ordonne selon une
Il s’atteste que, depuis Heidegger – et quadruple pertinence.
évidemment depuis Hölderlin –, il y a une Le mot « hors-retrait » donne lieu à
vitre très opaque entre les Grecs et nous. quatre « indications directrices » (tel est le
280
cause 78 def :70 20/06/11 10:21 Page 281
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
l’être comme oublié, et l’oubli de cet oubli : « pratique », jusqu’à Hegel.
« L’homme moderne a oublié l’essence de La quatrième indication, qui occupe la
l’oubli. » Depuis lors, « L’oubli de l’être seconde partie, est le point de vue heideggé-
nimbe l’ensemble du globe terrestre et de rien : une quatrième voie s’ouvre à l’alèthéia :
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
l’humanité qu’il porte » [p. 53]. On est « Dans l’essence du hors-retrait règne l’ou-
parfois surpris que l’oubli de l’être, qui nous vert » [p. 226], concept non-grec, et « l’es-
semble à la fois souverain et irrémédiable, sence encore voilée de l’ouvert en tant que ce
donne lieu à des considérations qu’on peut qui s’ouvre initialement est la liberté ». Ce
juger naïves, comme lorsque l’auteur de Sein libre-espace est une éclaircie de la lumière, et
und Zeit nous explique que : « La machine à elle détermine l’Occident comme pays du
écrire voile l’essence de l’écriture et de l’écrit. soir qui « cèle et abrite en soi le matin de ce
Elle retire à l’homme le rang essentiel de la pays » [p. 237], le matin grec. Ce soir est
main, sans que l’homme fasse dûment dominé par une opposition du « théorique »
l’épreuve de ce retrait ni qu’il reconnaisse et du « pratique », dont le dernier avatar est
qu’à travers lui une mutation du rapport de le pragmatisme américain : « Par cette “philo-
l’être à l’essence de l’homme s’est d’ores et sophie”, déclare Heidegger en 1942, l’Occi-
déjà produite. » [p. 140]. Considération qui dent ne sera ni rédimé ni sauvé » [p. 238].
ouvre évidemment sur l’essence de la tech- Cette partie, scandée par un commen-
nique, cette machine à oublier l’être. taire de l’ «ouvert » dans une poésie de Rilke
La troisième indication directrice vise le (Huitième élégie de Duino, p. 243 & sq.)
caractère conflictuel du hors-retrait, qui n’est pas sans une sombre beauté. Heidegger
deviendra en « Occident » l’opposition incrimine en même temps « la métaphysique
canonique du vrai et du faux, sans oublier du complet oubli de l’être, qui est au fonde-
que les Grecs, pour dénommer ce faux, utili- ment du biologisme du XIXe siècle ainsi que
sent une autre racine, yeudoj : la réflexion, de la psychanalyse » [p. 245], marquée par
alors plus volontiers héraclitéenne que « le primat de l’inconscient sur le
parménidienne, rabâche tant la sentence conscient » : « L’esprit de la philosophie de
d’Héraclite : « La guerre est le père de toutes Schopenhauer, par la médiation de
choses », qu’« elle n’a guère plus rien de Nietzsche et des doctrines psychanalytiques,
grec » et nous rapproche plutôt de la contra- se tient à l’arrière-plan de cette poésie » [p.
diction selon Hegel et Schelling [p. 38-39]. 253].
Cette troisième indication commande toute Mais peut-être me risquerai-je à situer
la première partie de l’ouvrage ; à noter un justement ici la réflexion de Lacan sur la
intéressant développement sur le faux vérité comme fiction, comme ce au nom de
comme falsum, mot latin, du verbe fallere, quoi on parle, etc., moins comme une thèse
281
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 282
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
« L’être se donne initialement dans la réponse négative à cette question.
parole » ? [p. 127] Et s’il a pu dire une fois (dans une inter-
Peut-être sera-t-il permis un jour view, je crois), que « Seul un dieu peut nous
d’écouter la parole de Heidegger comme sauver », on en conclura que ce n’est donc
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
l’immense nostalgie, comme le refoulement pas l’Être ! Aussi, dans le poème de Parmé-
de la religion révélée, dont le Dieu caché est nide, la Vérité qui est d’abord une déesse –
l’Être, et considérera-t-on des phrases telles Heidegger y insiste longuement – nous
que « Nous plions notre être à l’appel du laisse-t-elle hors-salut, malgré la Voie qu’elle
commencement, lequel […] nous est plus prétend indiquer. Il faut reconnaître cepen-
proche encore que ce que nous avons dant, au-delà de cette espèce de nostalgie
coutume de tenir pour le plus proche » chrétienne que Nietzsche eût pu dénoncer,
comme un fac-similé, une singerie des tout ce que doivent à cette immense médi-
sentences pauliniennes. Ou encore, tation sur la différence ontologique, sur le
remplacez dans l’Évangile de saint Jean, le Retrait et sur l’Ouvert, les réflexions posté-
Logos, le Verbe, par l’Être, et vous aurez des rieures sur l’archi-écriture, la trace, la diffé-
phrases telles que « Au commencement était rance et le différend, jusqu’à cette patiente
l’être […] il était auprès de nous […] nous déconstruction dont ceux qui l’entrepren-
ne l’avons pas connu, etc. ». Aussi est-on nent n’entendent pas venir à bout.
surpris que, citant la phrase du Christ : « Je On en conclura alors qu’à tant faire que
suis la voie, la vérité, la vie », Heidegger de déconstruire, mieux vaut encore
conclue si vite que « cette parole n’a plus de s’adresser au fondateur de l’entreprise qu’à
grec que les mots » [p. 81], ce dont il tentera ses épigones, à celui qui, plutôt que de nous
de rendre compte dans une analyse de la imposer un travail interminable, aura
différence entre les dieux grecs et le Dieu préféré nous disposer entre la posture de
chrétien [p. 178]. On renverserait, ce Sentinelles du Destin, et celle de Bergers de
faisant, la formule de l’onto-théologie, l’Être.
puisque Heidegger se demande, dans l’un de C’est qu’aux métaphysiciens, comme dit
ses constants questionnements, pourquoi Lacan, que voulez-vous : « Il leur fallait de
l’ontologie s’est muée en onto-théologie, l’être »1.
Dieu ayant comme usurpé la place de l’Être. François Regnault
1. Lacan J., Le Séminaire, livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, 2006, p. 70 : « Les métaphysiciens, les penseurs
grecs ont traduit [la parole de Yahvé à Moïse dans Exode, III, 14] Je suis celui qui est, parce que, bien sûr, il leur fal-
lait de l’être. »
282
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 283
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
Marco Polo. En effet, les objets mathéma- cordelettes nouées servaient également à
tiques sont les mêmes, les questions et exprimer les nombres et l’auteur de cette
problèmes à résoudre également, mais la histoire des mathématiques chinoises nous
façon de les traiter est fort différente, donne l’exemple du nombre 12555,5 qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
283
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 284
plateau. Les nombres décimaux sont utilisés Guangqi. Il rédige également avec Li Zhizao
jusqu’à 10 000, et le théorème de Pythagore, un « Indicateur arithmétique commun aux
démontré géométriquement pour 3, 4, 5, est cultures ».
généralisé intuitivement à tout triangle Bien avant la querelle des rites, un
rectangle. Le principal commentateur, Liu mathématicien comme Mei Wending
Hui (~263 apr. J.-C.), apporta une approxi- (1633-1721) réintroduisit dans « Le calcul
mation de pi au-delà de 3, avec plusieurs au pinceau » [1693] l’idée de la supériorité
chiffres après la virgule. Il introduisit pour des mathématiques chinoises : les Éléments
cela un principe d’exhaustion pour les n’apporteraient rien de neuf, toute la géomé-
cercles, les approchant avec des polygones trie occidentale pouvant s’interpréter à partir
réguliers à un nombre croissant de côtés. du « principe base-hauteur » (le théorème de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
Des travaux d’astronomie utilisent la trigo- Pythagore). Il prône le maintien de l’écriture
nométrie, alors que l’écriture décimale chinoise et la disposition verticale, rejetant
indienne est adoptée vers 600. les chiffres arabes.
Au XIIIe siècle, un moine taoïste invente Au long du XVIIIe siècle, époque de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
284
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 285
CONNEXIONS
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
2011, 336 p., 39 €. à l’expression « sciences conjecturales », que
Lacan reprenait, à un moment de son ensei-
En plein milieu du XVe siècle, quelqu’un gnement, pour situer la place de la psycha-
avait pressenti l’avènement d’une science qui nalyse par rapport à la science. De quoi
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
285
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 286
même une certitude dans un réel qui reste [p. 8]. Nicolas de Cues fonde ainsi la conjec-
inaccessible à l’esprit humain : un réel parti- ture dans ce que le langage véhicule de plus
culier qui échappe à la raison de l’Un pour réel – soit le nombre comme distinct de la
rester dans une altérité irréductible – les quantité ou de l’exactitude inatteignable.
termes unius et alteritate sont du Cusain lui- Comme le disait Lacan, « si l’inconscient
même. La conjecture sera ainsi le concept témoigne d’un réel qui lui soit propre, c’est
majeur pour appréhender cette altérité dans inversement là notre chance d’élucider
la nature et son modèle premier sera le comment le langage véhicule dans le nombre
nombre, mais le nombre comme un concept le réel dont la science s’élabore » [« Intro-
distinct du quantifiable. Dans cette pers- duction à l’édition allemande d’un premier
pective, Nicolas de Cues vise la dimension volume des Écrits », Autres écrits, Paris, Seuil,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
d’une mathesis au sens large du terme – non 2001, p. 558]. On pourra donc suivre toute
une élaboration réductible à la quantifica- l’argumentation conjecturale du Cusain en
tion toujours abusive, mais le principe de la tenant compte de cette distinction si cruciale
science future d’un Galilée. dans l’orientation qui est la nôtre en psycha-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
Voyons donc la façon de fonder cette nalyse : le nombre n’est pas la quantité, de
conjecture, dans une division aussi instruc- même que la vérité n’est pas l’exactitude.
tive qu’indépassable entre vérité et exacti- Disons, pour conclure, que cet art de la
tude : « L’exactitude de la vérité est hors de conjecture de l’Un sur l’altérité, l’auteur
notre atteinte. La conséquence en est que n’exclut pas d’en appliquer la procédure à sa
toute assertion humaine portant sur le vrai propre logique. Il s’agit, dit-il, de « conjec-
est conjecture » [p. 2]. Et pourtant, la conjec- turer mon propos, et, si tu le veux, conce-
ture n’est pas le doute ou la brume obscure voir, par un art général, la différence aussi
de l’incertain, mais une façon d’opérer – bien entre les conjectures qu’entre ceux qui
toujours par l’art de l’altérité opposé à l’unité les produisent » [p. 106]. Au lecteur, donc,
de la nature –, à savoir logiquement : « La de suivre les effets de cet art. Ils ne seront
logique n’est autre chose que l’art où se pas sans conséquences pour ce qui est de
déploie la puissance de la raison » [p. 76]. repérer la place de la conjecture du sujet
Son principe conceptuel sera le nombre, dans la science de notre temps.
comme modèle symbolique des choses :
« Rien ne peut être antérieur au nombre » Miquel Bassols
286
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 287
de malentendus avec ses interlocuteurs sujet qui s’extrait du monde pour accéder à
chinois, d’ordre terminologique, mais aussi la méditation, tandis que J.-F. Billeter intro-
concernant l’interprétation de la pensée duisait une notion du sujet liée à une défi-
même de Tchouang-tseu, restaient à nition nouvelle du corps, qui serait implicite
éclaircir. L’auteur juge que celle-ci a une chez Tchouang-tseu et qu’il définit « comme
portée universelle, car fondée sur l’expé- l’ensemble de nos facultés, de nos ressources
rience que tout individu peut éprouver dans et de nos forces, connues et inconnues de
son rapport au langage, au corps et à la nous, autrement dit comme un monde sans
société. Il aborde ainsi les concepts d’har- limites discernables, au sein duquel la
monie et d’énergie, au fondement même de conscience tantôt disparaît, tantôt se détache
la pensée chinoise, de façon neuve au regard à des degrés variables selon les régimes de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
de la tradition chinoise. notre activité » [p. 30]. Là encore, les inter-
On connaît la controverse qui l’opposa locuteurs chinois avaient adhéré, mais en
à François Jullien pour ce qui est de la ramenant cette nouvelle acception du corps
traduction du terme Tao, par exemple. Ce à ce qu’ils connaissaient – ils y retrouvaient
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
dernier estime qu’il faut garder le même mot le Qi [tsi] : l’énergie, le souffle, supposé
pour traduire toutes les occurrences de Tao, constituer le fond commun de toutes choses.
alors que notre auteur préconise, au Il est classique de considérer Tchouang-
contraire, de tenir compte du contexte et de tseu comme un philosophe du Qi, ce contre
choisir à chaque fois le mot qui s’appliquera quoi J.-F. Billeter proteste, pour deux
le mieux à la phrase française et facilitera la raisons, explique-t-il. Il n’y a, d’une part, pas
compréhension de celle-ci. Les risques de d’abord doctrinal chez Tchouang-tseu, et
distorsions sont dès lors plus grands et l’on donc pas de doctrine du Qi : « Un discours
ne peut s’étonner de la perplexité avec trop cohérent lui paraissait suspect parce
laquelle les spécialistes chinois ont accueilli qu’il s’intéressait en premier lieu aux apories
certains de ses commentaires. La démarche de la pensée, aux paradoxes et aux disconti-
est pourtant séduisante et donne sans aucun nuités sur lesquels nous butons dans l’expé-
doute à penser. Je vais tenter d’en restituer rience de nous-mêmes et du monde » [p.
quelques fils. 34] ; le second point est que l’interprétation
Le courant philosophique européen le traditionnelle du Qi s’est imposée à partir
plus proche de ce que J.-F. Billeter développe des Song (960-1279) et ne correspond pas
à partir de sa lecture de Tchouang-tseu serait à ce que pensait véritablement Tchouang-
la méthode phénoménologique, mais avec tseu. Cette interprétation devenue classique
cette différence : « Ce n’est pas l’épistémo- implique une continuité entre les phéno-
logie qui intéresse Tchouang-tseu, mais mènes, entre objectif et subjectif, sans
notre liberté subjective, notre capacité de rupture, avec pour conséquence que « le
nous dégager des choses pour agir juste », sujet ne peut être conçu comme le lieu d’où
affirmait-il déjà dans les Leçons [Billeter J.-F., surgit le nouveau » [p. 35].
p. 108]. Il voit dans ce philosophe antique – Selon J.-F. Billeter, les pièces de
IVe siècle avant notre ère – un auteur qui Tchouang-tseu suggèrent que la subjectivité
apporte des solutions à nos problèmes les consiste en un va-et-vient entre le vide et les
plus contemporains et les plus universels, choses – le vide correspondant alors à une
une ouverture pour créer du nouveau corrélé capacité de changement. Ce vide créateur est
à un sujet enfin autonome et créateur. à situer dans l’individu, précise J.-F. Billeter,
Les interlocuteurs chinois avaient opiné, ce que ne font pas les Chinois dans leur
mais, pour eux, le sujet autonome était le lecture de Tchouang-tseu. Ce détournement
287
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 288
du « véritable Tchouang-tseu » servait une « L’oreille ne peut faire plus qu’écouter, l’es-
politique impériale, qui situait le fondement prit ne peut faire plus que reconnaître,
de l’ordre des choses dans l’univers, et non tandis que l’énergie est un vide entièrement
dans le sujet, celui-ci devant s’y plier pour disponible. L’acte s’assemble seulement dans
que l’harmonie soit préservée. ce vide. Et ce vide, c’est le jeûne de l’esprit. »
Terminons cette brève évocation par une [cité p. 82]
citation qui donne envie d’aller connaître
davantage Tchouang-tseu lui-même : Nathalie Charraud
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
La dupe et la philosophie tromperie de la parole dans l’ordre de la
vérité. La dissimulation dans l’ordre de la
Augustin Giovannoni, Les figures de parole ne désigne pas seulement le mensonge
mais la tromperie, c’est-à-dire le mensonge
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
288
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 289
sur Cracovie rapportée par Freud. seulement individuelle et privée, cela devient
Nous ne pouvons dialoguer avec toutes cette expérience subjective dont l’histoire
les références d’A. Giovannoni, qui se comp- n’est plus exclue. C’est l’opposé d’une fin de
tent par centaines. Rappelons les titres des l’histoire, parce que cette traversée implique
quatre parties du livre : Le rapport à soi et la le surgissement d’un futur dans le présent.
structure de la subjectivité dupée ; De la A. Giovannoni parlera d’une « politique de
duperie de soi à la subjectivation exilique. l’hospitalité » [p. 396], soit l’accueil du
Passivation, dénégation, assujettissement singulier où chacun est une exception.
corporel ; Les paradoxes de l’auto-illusion ; C’est en cela que ce livre rigoureux peut
La reconnaissance mutuelle. Nommons une être médité par le psychanalyste. Le psycha-
avancée clef : A. Giovannoni fait de la nalyste orienté par Lacan regrettera cepen-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
duperie de soi une expérience à traverser et dant que l’auteur dialogue avec des
en cela la rapproche de l’exil : « Examiner la psychanalystes qui ont fondé leurs travaux
question de l’exil invite à mettre en lumière sur le refus de Lacan. La lecture des Sémi-
les ruptures du tissu historique, l’exclusion naires de Lacan D’un discours qui ne serait
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
massive des citoyens sans abri de toute parti- pas du semblant et Les non-dupes errent aurait
cipation à la vie démocratique des États, les été, par contre, une excellente orientation.
sursauts et les révoltes de tant d’apatrides et Ce nouveau débat est désormais à produire :
d’immigrés, la tradition souterraine des en quoi la dupe selon Lacan permet-elle de
oubliés, et à porter témoignage pour toutes reposer l’enjeu de cette aporie ?
les victimes de l’histoire. » [p. 390] Traverser
la duperie de soi n’est plus une aventure Hervé Castanet
289
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 290
ressort des tragédies grecques, comme celle Ce rapport entre pureté et vérité est
d’Œdipe, où ce qu’il ignore le traque avant illustré de manière paradigmatique par
de le tuer. Œdipe, tenu dans une position d’exclusion
M. Foucault entreprend ainsi de décons- à l’égard du savoir, du fait de son ignorance
truire le système de contraintes et d’exclu- de la Loi fondamentale. À partir de cet
sion qui régit le rapport au savoir et à la exemple, M. Foucault interroge la significa-
vérité. Pour cela, il mêle à l’analyse philoso- tion de l’histoire d’Œdipe et c’est pour lui
phique l’investigation historique. C’est cette l’occasion de marquer sa divergence d’inter-
enquête qui le conduit à confronter la prétation par rapport à Freud. Pour lui,
conception de la vérité qui prévaut dans la Œdipe ne raconterait « peut-être pas le
Grèce archaïque à celle de la Grèce classique, destin de nos instincts ou de notre désir.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
et ce à partir du modèle politico-judiciaire. Mais il manifeste peut-être un certain
La conception de la vérité qui s’y impose est système de contrainte auquel obéit depuis la
le fruit des rapports de pouvoir, comme de Grèce le discours de vérité dans les sociétés
la lutte qui oppose les aristocrates au peuple. occidentales. […] Freud, avançant dans la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
La régulation des rapports sociaux qui direction des rapports du désir à la vérité, a
découle de la prise de pouvoir de la plèbe et cru qu’Œdipe lui parlait des formes univer-
l’écriture de la loi favorisent la mutation de selles du désir, alors qu’il lui racontait les
la vérité. Celle-ci, longtemps confisquée par contraintes historiques de notre système de
l’aristocratie et l’appareil d’État, devient vérité » [p. 185].
vérité judiciaire. Établie sur des faits, elle Les Leçons sur la volonté de savoir retra-
peut être revendiquée par tout un chacun et cent ainsi le déplacement du lieu de la vérité,
devient le garant d’un nouvel ordre du et se servent aussi de cette migration pour
monde comme d’un nouvel ordre moral. Au réinterpréter le « mythe fondateur du
sein de celui-ci, le crime qui souille la cité névrosé », le faire glisser vers le paradigme
est lavé par l’établissement d’une vérité des de la procédure d’exclusion inhérente au
faits. La vérité est ainsi l’instrument de l’ex- processus de savoir. Là se lit toute la distance
clusion : la souillure du crime frappe de Foucault à la psychanalyse : la vérité du
l’impur, et celui qui s’est rendu coupable sujet, vérité de son désir, est éludée, au profit
d’avoir ignoré la loi est condamné à l’er- d’une étude toujours plus poussée des
rance. M. Foucault met alors en lumière le processus de contrainte qui sont censés le
double ressort de la logique de l’exclusion : brider pour mieux le normer – la naissance
« les rapports de l’impureté à la loi se nouent de la psychiatrie moderne étant, selon lui,
finalement par l’intermédiaire du savoir. un des outils de cette coercition.
Pour savoir énoncer la loi, il ne faut pas être
impur. Mais pour être pur, il faut savoir la Deborah Gutermann-Jacquet
loi » [p. 182]. Celui qui est impur n’a donc
pas accès à l’ordre des choses.
290
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 291
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
Des mots et des chiffres langage – ce sont ses propres termes. Lors
d’une présentation publique, en mars 2004
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
Daniel Tammet, Embrasser le ciel à Oxford, il a pu réciter de mémoire la
immense : Le cerveau des génies, Paris, Les constante π (pi) jusqu’à la 22 514e décimale.
Arènes, 2008, 331 p., 22 €; Editions de Il connaît, par ailleurs, une douzaine de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
poche, Paris, J’ai lu, 2011, 317 p., 6,37 €. langues et est capable d’en apprendre une
nouvelle en une semaine.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
291
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 292
exemple : buttercup, bouton-d’or en anglais ; toutefois, qu’il y aurait souvent chez les
ljósmódir, sage-femme en islandais ou litté- génies créatifs une « hyperconnectivité » du
ralement « mère lumière » ; et le finnois aja cerveau. En ce qui le concerne, il s’agirait
hiljaa sillalla, « faites attention en condui- d’une hyperconnectivité entre les aires céré-
sant sur le pont ! » [p. 107]. Et, en effet, à brales dédiées au langage et au calcul. Un
prononcer cet aja hiljaa sillalla, dans une manque d’inhibition produirait dans son
langue que l’on ne comprend pas, on s’aper- cerveau un dérèglement, engendrerait des
çoit que ça chante. Un peu de cette musique communications anarchiques entre ces
passe d’ailleurs dans la traduction française : parties habituellement séparées et serait à la
faites attention en conduisant sur le pont. source de ses « tempêtes créatives » [p. 187].
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
Dans son livre, D. Tammet ne se Il observe d’ailleurs une analogie dans le
contente pas de transmettre son goût et son rapport qu’il entretient aux mots et aux
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
savoir-faire avec les mots et les nombres. Il chiffres : il est capable d’appréhender les
s’interroge également sur les processus nombres, à l’instar des phrases, comme des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
292
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 293
toute personne à intégrer une articulation sait privilégier une pratique libératrice du
verbale dans une génétique fuyant toute rire et de l’humour au quotidien » nous
parole, c’est briser un mot dès son origine. enseigne-t-elle.
Un autiste raisonne très isolément. Il joue L’auteure témoigne aussi très finement de
avec les mots tout en les codifiant selon son son rapport au corps. Elle se considère comme
état émotionnel, il fabrique son dictionnaire. spectatrice d’elle-même, percevant son propre
L’instinct de survie exige ça. « Il nous corps comme extérieur, objet d’une étude
manque la parole, non les mots », écrit-elle. détaillée sur internet. Elle dit l’effort constant
Cette singularité lui donne une grande de « jouer des apparats physiques pour harmo-
liberté dans son rapport au langage et la niser son mental ». Et elle développe l’impor-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
pousse aussi à dénoncer toute volonté de tance de son rapport à Dieu.
normalisation déployée par les rééducations Chaque ligne de cet ouvrage, et plus
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
comportementales. Elle se défend de leurs spécialement les poèmes, témoigne de l’au-
manipulations afin de s’affirmer en tant que dace et de l’originalité de leur auteure. Le
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
sujet, et témoigne aussi de l’insoutenable des livre de A. Deshays permettra au lecteur une
thérapies qui privilégient l’observation et nouvelle approche de l’autisme et lui ensei-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
annulent la parole. « Faire du comporte- gnera que « retrouver la simplicité dans l’ori-
mentalisme, c’est inciter à nous rendre ginalité, et la règle du silence dans la
“facile” par un formatage réduisant notre quiétude, tels sont les arts premiers utiles à
liberté d’expression ; c’est durcir notre grave l’accompagnement des autistes ».
problème d’identification et d’humanisa-
tion. Un vrai accompagnement est celui qui Véronique Mariage
293
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 294
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
de l’enfant. Il ne mentionne pas non plus le
désir de la mère, son rapport à l’Autre, au
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
phallus ni même au père. Pourtant, quand il
reprend la thèse oubliée de D. Meltzer sur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
294
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 295
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
parler, d’apprendre à lire ou écrire, prison- Étrange quatuor que ce doublon de
nier de lui-même, il appartient à un monde mères et d’enfants, qui déloge un peu Portia
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
auquel ses parents n’ont pas accès. Strange du strange son. Il y a bien un combat,
son, comme le dit le titre anglais. Rien ne le comme l’indique le titre français. Entre les
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
ramène dans le lien, comme si on lui avait fils, et entre les mères, aussi. Le forçage de
volé son esprit. Portia découvre alors les la communication n’est pas le « doux forçage
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
poèmes d’un jeune indien autiste surdoué, du signifiant » produisant un sujet suscep-
Tito, qui, assisté de sa mère Soma, parvient tible de prendre place dans le monde par son
à communiquer à l’aide d’un alphabet et bricolage sinthomatique. Différence fonda-
d’un clavier. mentale entre « parler » comme un ordina-
Qu’est-ce que communiquer ? C’est la teur et se représenter par le signifiant ou la
question centrale de ce témoignage. Tito ne lettre. Ici, pas d’angoisse chez ce jeune
parvient pas à engager sa voix dans une autiste, il doit apprendre à tout prix, c’est
énonciation ; il ne parle pas à l’Autre mais dans l’air du temps ; l’on ne décèle ni persé-
désigne des lettres sur un alphabet, aidé par cution ni défense.
sa mère qui doit le soutenir, ou toucher son Sur quel lien social cela débouche-t-il ?
corps pour lui donner l’impulsion. Cela Sur quelle présence au monde ? L’idée de
évoque la communication facilitée, avec Dov, devenir rabbin sur internet, est surpre-
l’aide d’un double, ici Soma, la mère de nante : retour à la spiritualité, de celui à qui
Tito. Ce n’est, toutefois, pas à dédaigner : son esprit avait été volé. Le sujet nous donne
nous, cliniciens orientés par une clinique ainsi une indication de son bricolage de
lacanienne, savons que le sujet peut s’ap- signes, de son « Autre de synthèse » comme
puyer sur un double et sur un objet autis- le dit J.-Cl. Maleval [op. cit., p. 172], qui
tique pour traiter la jouissance qui l’envahit peut l’inscrire dans un pseudo lien social
et le coupe du monde [Maleval J.-Cl., « Les sans « trop de corps ». Se creuse ainsi un
objets autistiques complexes sont-ils écart qui peut le décoller quelque peu d’être
nocifs ? » dans L’autiste, son double et ses la cause qui satellise l’existence de sa mère.
objets, PUR, 2009]. Cet écart constitue une étape essentielle,
Tito et sa mère Soma sont invités aux comme la clinique de l’autisme nous le
USA par Portia Iversen, afin de prouver au prouve au quotidien. Même si, dans le cas
monde que l’autiste non verbal est doué exposé, la question du « corps encapsulé »
d’intelligence, et qu’il peut communiquer. reste au seuil.
Portia espère que Dov, lui aussi, pourra
apprendre cette technique et révéler son Daniel Pasqualin
monde caché. Tito et sa mère articulent
295
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 296
Le livre de la geste dont les enfants autistes et psychotiques, même les plus
sont les artistes atteints, paradoxalement libres et autonomes,
se battent donc tout d’abord seuls et sont déjà
« Quelque chose à dire » à l’enfant autiste. pris dans un travail incessant mais qui ne
Pratique à plusieurs à l’Antenne 110, parvient pas à s’inscrire – quoique visant à
(s./dir.) Bruno de Halleux, Paris, Éditions traiter, pacifier un Autre féroce, déréglé et fou
Michèle, 2010, 301 p., 21 €. qui jouit d’eux comme objet. À ce titre, ils
« précèdent l’analyste » et sont donc à situer
Certainement attendu par de nombreux du côté des artistes, comme le pensait Freud.
praticiens, l’ouvrage collectif coordonné par D’où, d’autre part, la nécessité de leur
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
Bruno de Halleux, directeur de l’Antenne faire rencontrer des intervenants « sachant
110 dans la banlieue de Bruxelles, est un ne pas savoir » et soumis par un tiers à des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
florilège d’articles de solides signatures. règles, pour les aider par un « doux forçage »
Certains, qu’on relit avec plaisir, ont déjà été – prenant appui sur les intérêts originaux de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
publiés dans diverses revues de l’ ECF en ces sujets, mais pas sans l’autre –, à la réali-
Belgique et en France ; d’autres, inédits, sation de l’acte de se produire précisément
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
296
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 297
Philippe Cullard, Le livre de la geste dont les enfants sont les artistes
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
« par la tangente », offre d’un choix, délai Philippe Cullard
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
Comment entendre la voix de l’autiste ? mais ce qui porte la présence du sujet dans
son dire. » [p. 78] J.-Cl. Maleval repère ainsi
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
297
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 298
Au contraire, s’il peut développer les poten- limite subsiste cependant à chaque fois : « le
tialités défensives du bord autistique, celui- double ne permet pas de nouer le langage à
ci constitue une formation protectrice la jouissance ».
contre l’Autre réel menaçant. J.-Cl. Maleval Le sujet autiste se présente comme un
déplie trois composants essentiels dont sujet au travail pour tempérer son angoisse,
dispose le sujet autiste pour sortir de son capable de prouesses auto-thérapeutiques
retrait : l’image du double, les îlots de aux effets durables, permettant notamment
compétence et l’objet autistique. Comme le la création de supports originaux de l’énon-
firent Freud et Lacan, J.-Cl. Maleval tire ciation et la structuration d’un Autre de
enseignement des cas d’autistes les plus synthèse par l’assimilation de signes, princi-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
évolués afin d’examiner précisément les palement l’icône et l’indice. Le sujet dispose
ressources que ces sujets parviennent à tirer alors d’un savoir clos et figé pour s’orienter
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
de chacun des composants du bord pour dans un monde routinier et limité. L’Autre
établir un certain nombre de compromis. de synthèse peut néanmoins s’enrichir, via
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
Faire d’un double le support de cette ouver- l’acquisition de nouveaux signes et l’aptitude
ture au monde – par l’entremise d’un objet, à se saisir de règles de transformation et
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
298
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 299
évidence dans notre champ puisque, dans le A contrario, l’ouvrage s’emploie métho-
sillage ouvert par les travaux pionniers de diquement à fonder en raison la pertinence
Rosine et Robert Lefort, une communauté d’une doctrine psychanalytique appliquée
effective œuvre depuis plus de trente ans à aux phénomènes autistiques. Présentant une
produire les résultats épistémiques relatifs à série de travaux de haute tenue scientifique,
la prise en charge et au traitement de l’au- il mobilise des plumes averties et concernées
tisme dans l’orientation lacanienne. Aussi ce pour délimiter l’empan d’une question qui,
livre n’a-t-il pas tant la prétention de prêcher aujourd’hui plus que jamais, suscite toutes
les convertis que de faire entendre au-delà la les convoitises du marché de la santé
légitimité d’une position qui, si elle est anti- mentale.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
dogmatique, n’est pas pour autant sans Fonder en raison une telle approche
doctrine. requiert l’usage de concepts, sans manquer
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
En s’inscrivant dans le champ des de leur restituer leur portée historique. Cela
productions universitaires, où domine ne serait rien, pourtant, sans l’articulation à
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
d’abord politique. C’est par un effet de ploient les cinq parties du livre qui abordent
déplacement de discours que la cible est ici la problématique de l’autisme sous différents
atteinte. Cet objet littéraire se révèle ainsi angles. Après un rappel des fondements
exemplaire d’un exercice de reconquête du historiques de la catégorie de l’autisme, l’ap-
champ freudien, et c’est en cela que chacun proche clinique est déclinée selon les deux
trouvera à tirer profit de cette lecture érudite versants que promeuvent les élèves de J.-Cl.
autant que pragmatique. Autrement dit, ce Maleval : la question du double et celle des
n’est là rien de moins qu’un manifeste visant objets autistiques. Les cas célèbres de la litté-
à faire entendre haut et clair un point de vue rature, tel celui de Joey, sont réexaminés à la
des plus actuels, et, surtout, réaliste et huma- lumière de ces concepts. Une série de cas
niste sur la question de l’autisme. présentés par des praticiens en institution
Comme le rappelle Pierre-Gilles démontre également la pertinence de l’ap-
Gueguen dans sa postface, la publication de proche relationnelle : sans modèle préétabli,
cet ouvrage est contemporaine du plan ni objectif prédéfini, il est possible d’espérer
autisme 2008-2010 promu par le ministère un traitement respectueux des exigences
de la Santé. Ce dernier « répond à des modé- subjectives.
lisations nivelantes et purement statistiques L’étrange n’est pas à éradiquer, mais à
relevant de l’erreur empiriste cognitiviste » considérer comme faisant partie de la nature
[p. 269.], pour fonder l’idée que l’autisme même de l’humain. Les psychanalystes ont
serait une maladie biologique. Les consé- le devoir de soutenir ce point de vue et de le
quences directes d’une telle conception relè- faire entendre, y compris des pouvoirs
vent de l’objectivation du sujet autiste. publics. C’est à ce prix qu’un renversement
Réduit à un dysfonctionnement de la peut avoir chance de s’opérer : que l’on en
perception, l’autisme réclamerait, dès lors, vienne à s’enseigner soi-même des trouvailles
une rééducation. L’expérimentation des originales que font les sujets autistes pour
méthodes cognitives est ici préconisée dans inventer leur vie.
la perspective d’en étendre les supposés bien-
faits : sous couvert d’insertion, une entre- Hervé Damase
prise de normalisation est en marche.
299
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 300
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
petits enfants du service de Jenny Aubry, « Le loup ! », c’est essentiellement la
depuis sa rencontre avec Jacques Lacan dont parole réduite à son trognon, comme incar-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
l’enseignement oriente toujours le désir de nation du surmoi que, selon Daniel Roy,
nombreux autres. Chacun des auteurs de ce Lacan met en position centrale, faisant
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
livre répond de ce qui l’a marqué et lui sert surgir une loi stricte : le signifiant qui fait
de boussole dans la clinique avec les sujets entrer le sujet dans le monde humain est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
300
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 301
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
l’autisme. Comme son titre l’indique, il se charge ces enfants (considérés d’abord
situe dans une perspective historique, afin comme idiots, puis comme autistes) et qui
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
de pouvoir restituer à la question de l’au- ont tenté de les éduquer ou de les soigner. Il
tisme la dimension d’énigme qu’elle recèle, démontre comment les méthodes dérivées
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
301
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 302
pas acte du désaccord de Lacan avec ceux-ci des défenses que le sujet met en œuvre pour
dans l’« Allocution sur les psychoses de l’en- border le réel, elle consent à l’usage particu-
fant » [Autres écrits, Seuil, 2001]. lier que l’autiste fait du langage. Délaissant
En effet, dans ce texte, Lacan ne critique les allées du sens, elle instaure un dialogue
pas seulement une pratique se fondant sur en prenant appui sur la diffraction entre
une lecture psychogénétique et développe- destruction et création qui se loge au cœur
mentale. Prenant acte des transformations à même du signifiant Un.
l’œuvre dans la société et dans le discours du Il ne s’agit alors pas tant de redonner ses
maître – transformations dont nous mesu- droits à l’histoire que d’inventer une langue
rons aujourd’hui toutes les conséquences inédite, qui témoigne de la suite des hasards
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
dans la mise en œuvre des politiques de qui président à l’existence de chacun, afin
santé mentale –, il nous donne les lignes de qu’une satisfaction venant faire limite à la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
force d’une pratique pouvant se soutenir à jouissance puisse s’en extraire.
l’époque de l’Autre qui n’existe pas. Cette
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
302
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 303
difficultés des enfants pris dans la problé- transmet, sans contourner les difficultés, une
matique de l’autisme [p. 41]. Elle invite les logique impeccable.
parents à s’unir pour lutter contre les modes Enfin, le dernier texte du dossier, écrit
d’exclusion qui les menacent. par Alexandre Stevens et l’équipe de l’an-
Elizabeth Escayola, dans « Le traitement tenne 110, « La rééducation et ses prélimi-
de l’autisme » évoque la spécificité de ces naires », avance une façon singulière de
symptômes qui empêchent ou rendent diffi- répondre à la demande sociale d’apprentis-
ciles le processus d’entrée d’un enfant dans sage, qui se base sur ce principe que « les
la communication et dans le lien social [p. autistes sont potentiellement capables de
65]. Les autistes s’isolent pour se défendre, comprendre et de s’exprimer » [p. 62].
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
ils réagissent par des comportements spon- Le témoignage de María et moi
tanés, décidés, qui leur apportent un ordre [Gallardo M. & M., María y yo, Astiberri,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
précaire que nous devons respecter et ne pas 2007], présenté sous forme de bande
brusquer par des mesures pédagogiques dessinée et qui a été porté à l’écran, a
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h04. © L'École de la Cause freudienne
comme le dit Gemma Barnés dans « Les remporté un grand succès. María ordonne
systèmes alternatifs de la communication le monde avec des ensembles, faisant montre
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 10.0.0.127 - 09/01/2018 14h46. © L'École de la Cause freudienne
dans un cadre théorique psychanalytique ». d’une excellente mémoire. Son père détecte
J’ai tâché de montrer dans mon propre texte le plaisir qu’elle ressent à l’admiration qu’elle
que la psychanalyse nous invite à accepter suscite. Le livre contient une série de picto-
« L’énigme de l’autisme » [p. 29] : si le désir grammes – on suppose que les autistes
– « grand problème de la vie » – est une comprennent mieux avec des images. Mais
énigme pour les être parlants, il est néces- qui a décidé que l’image d’une voiture devait
saire d’accueillir cette forme particulière signifier rentrer à la maison et non sortir de
qu’il prend chez les autistes et que les TCC chez soi, ou voiture en panne ou bien la
tentent d’éliminer. voiture que je voudrais m’acheter ? Le
Les autistes de haut niveau enseignent problème de l’autisme ne réside pas dans la
comment, grâce à leur autotraitement, ils cognition ni dans compréhension, mais
parviennent à résister aux « pratiques norma- dans la fonction de la parole comme lien à
tivantes ». Félix Rueda analyse ainsi l’irrésis- l’autre. C’est ce que démontre l’émouvant
tible ascension d’« Une nouvelle ségrégation dialogue que transcrit le père de María après
: le syndrome d’Asperger » [p. 37] : résultat lui avoir demandé ce qu’elle a mangé aujour-
de la « réduction de l’homme à la chose céré- d’hui au collège. L’enfant lui répond qu’une
brale » promue par les neurosciences. autre petite fille l’a battue. Le père répète sa
La psychanalyse considère l’autisme question avec insistance, mais se heurte à la
comme une position subjective de défense réponse impassible de sa fille : « Pili m’a
extrême. C’est ce que démontre le livre battue ». Quand il change de disque et lui
incontournable de Martin Egge La cure de sort : « Ah oui ? Avec quoi Pili t’a-t-elle
l’enfant autiste [La cura del bambino autis- battue ? Attends un peu que je l’attrape ! »
tico, Astrolabio, 2006], véritable boussole María répond : « Des spaghettis avec du
pour la clinique de l’autisme, dont Iván Ruiz poulet. »
a rédigé le compte-rendu [p. 85]. Les bases
théoriques y sont expliquées avec rigueur par Vilma Coccoz
l’auteur et illustrées avec des cas cliniques. À
travers sa lecture des phénomènes, l’auteur
303
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 304
ACTUALITÉ PSYCHANALYTIQUE
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
par Clotilde Leguil, Paris, Seuil, coll. laissant inachevée ? Freud a tenté d’éclairer
Points / Essais, mars 2011, 125 p., 5 €. l’impasse subjective de Léonard de Vinci, en
se penchant sur son œuvre picturale et sur
Sigmund Freud, Un souvenir d’enfance de les écrits où il a consigné quelques rares
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
304
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 305
par la religion, moyen d’échapper au ses productions. Cette forte inhibition s’est
désarroi. Celle-ci témoigne dans les civilisa- manifestée plus radicalement quand il n’a
tions du « fort besoin d’une autorité que l’on plus eu d’appui paternel. Il s’est mis à déve-
puisse admirer ». Cette « nostalgie du père » lopper des bizarreries surprenantes pour ses
est telle que la question est posée dans cet contemporains, donnant un tour tragique à
essai de savoir s’il sera possible de se passer sa destinée, devenant, pourrait-on dire,
de cette illusion à l’avenir. Léonard le symptôme. Évoquant son cas dans
Freud, souligne C. Leguil, « croit en la le Séminaire La relation d’objet, Jacques
possibilité d’affronter le désarroi pour Lacan montre qu’« il y a en effet pour l’être
accéder à une liberté responsable » [p. 31] ; une possibilité fondamentale d’oubli dans le
et c’est en effet ce que permet la psychana- moi imaginaire » [Seuil, 1994, p. 435]. Il
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
lyse, non pas en faisant appel au père, mais précise, en s’appuyant sur le texte même de
en s’orientant du symptôme pour y prendre ses pensées, à quel autre imaginaire L. de
en compte le plus singulier de l’être. L. de Vinci a eu affaire – la nature – au détriment
Vinci a souffert d’une lenteur devenue de cet Autre radical, lieu de l’inconscient.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
305
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 306
physiologique, les éléments issus de l’obser- sible, dans le champ de la science, de cette
vation clinique et une part de conjecture trace originelle.
théorique. Parmi les nombreux mérites de la traduc-
Freud fait la démonstration des apories des tion limpide de Fernand Cambon, souli-
schémas existants, et met en évidence la néces- gnons en premier lieu celle du titre : Pour
sité d’une nouvelle conception. Par la rigueur concevoir les aphasies. Modelée sur le « Pour
du raisonnement, et la force de démonstra- introduire le narcissisme », elle fait saisir
tion au fondement de ce premier texte freu- immédiatement l’effort conceptuel qu’exige
dien, celui-ci ne peut pas ne pas évoquer, au l’élucidation des troubles du langage. Grâce
lecteur éduqué par le Séminaire de Lacan, aux intertitres ponctuant les étapes du texte,
maintes formulations indiquant la corrélation l’on prend plaisir à suivre pas à pas le raison-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
entre l’écriture et la science ; par exemple : nement serré de Freud.
« L’articulation, j’entends algébrique, du La précision avec laquelle Fernand
semblant – et comme tel il ne s’agit que de Cambon nous fait saisir l’appareil concep-
lettre – et ses effets, voilà le seul appareil au tuel freudien est notamment rendue par la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
moyen de quoi nous désignons ce qui est réel. » mention permanente des termes allemands
[Le Séminaire, livre XVIII, D’un discours qui ne (vertreten, darstellen, vorstellen) quand ils ne
serait pas du semblant, Seuil, 2006, p. 28.] peuvent être autrement traduits en français
Si ce premier écrit de Freud se préoccupe que tout uniment par représenter.
déjà des racines du langage, il problématise,
dans le même geste, le traitement admis- Myriam Mitelman
306
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 307
Bion. Ce dernier considère que la fonction un espace intermédiaire entre réalité interne
maternelle contenante permet à l’enfant de et externe. À partir de cette expérience s’ins-
recevoir et de gérer les identifications projec- talle la « capacité à jouer » et, plus tard, celle
tives insupportables, ce qui à son tour faci- d’investir, ou non, la vie de manière créative.
lite leur réintégration par l’enfant – la 4 – Winnicott a tout particulièrement
« contention » devenant au fil du temps une appliqué sa théorie du développement
structure du psychisme de l’enfant. Aux précoce aux patients psychotiques avec
yeux de Winnicott, cela suppose un déve- lesquels l’interprétation était moins impor-
loppement beaucoup trop avancé, en ceci tante – réservée aux patients névrosés – que
que le bébé devrait alors pouvoir faire des la provision d’un espace de « confiance ». Ici,
distinctions « soi – autre ». Le holding, pour l’analyste « fiable » offre une forme de
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
Winnicott, tient plutôt à la capacité de la holding permettant l’expérience de non inté-
mère à s’identifier et à élaborer l’expérience gration : la souffrance psychique est trans-
de son enfant. L’indéniable contribution de formée en matériel susceptible d’être oublié.
Winnicott se distribue selon quatre axes : Plus loin, les auteurs soulignent
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
307
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 308
Si la construction de cas est défi, c’est cées dans l’EOL – avec les limites que cette
que mettre en jeu l’extime est nécessaire ; ici, expérience impose à la doctrine.
la construction est parfaitement affine au Un livre ne se raconte pas, il raconte ou
style. pas. Ici chacun pourra conclure, ainsi que L.
La recherche naissante sur l’histoire du Erneta aime à le répéter, si véritablement il
Champ freudien en Argentine trouve dans est scorie ou reste.
ce livre un document de valeur, car L. Erneta
confronte chaque fois son expérience – liée Graciela Musachi
notamment aux responsabilités qu’il a exer-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
Psychanalyse et politique connue. Je choisis plutôt ici de m’attarder
sur la place qu’occupe la psychanalyse dans
Mariano Ben Plotkin, Histoire de la la culture.
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
308
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 309
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
tive de ladite libération. Si la lecture de la pendamment du marxisme ou de son utili-
réalité passait par différentes dichotomies sation à des fins politiques. Un aspect de la
telles que libération/dépendance, révolution psychanalytique était « l’analyse
science/idéologie, normalité/folie, les divers du désir », selon une citation reprise d’un
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
309
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 310
SCIENCES HUMAINES
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
Ethnologie française, « Anatomie du pologues, philosophes, spécialistes de
dégoût », no 1, vol. XLI, Paris, PUF, janvier science politique, il n’est question de
2011, 180 p., 22 €. démêler les raisons du dégoût. Il s’agit en
revanche de constater, dans le champ social,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
310
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 311
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
taires qui visaient à promouvoir le goût du finalement ce qu’il y a de plus dégoûtant ?
tabac sont maintenant utilisés pour produire
son dégoût. Mais, plus inquiétant, un glis- Sophie Gayard
sement s’est produit : du dégoût du tabac,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
311
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 312
savoir en question – car vous savez tout ce Osons le dire, par les temps qui courent…
qui est écrit dans ce livre, tout sauf ce qui y La mise à sac de la planète programmée de
est écrit et qui, d’avance, vous cause des toujours, sans doute, connaît une accéléra-
sueurs froides – a perdu toute son efficacité. tion que nous préférons ignorer, mais de
Vous saviez que l’Umwelt de lom – qui quoi est fait ce « nous » ? Quelle est cette
n’existe que sous la forme de sa Kultur – logique qui nous pousse à nous contenter de
s’égalait à son envers, l’antique Cloaca servir encore un peu plus la pulsion de mort,
maxima, parce que vous aviez lu cela sous la à pousser à la roue dans le grand mouve-
plume de Jacques Lacan, mais vous ne ment qui s’accélère, maintenant que près
vouliez pas entendre que « le versant d’un tiers des terres de la planète est consacré
animal » n’existait déjà plus que sous la à cet élevage-là ? [p. 195]
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
forme de cette prose-poème due à Jean- Jonathan Safran-Foer ne s’indigne pas, il
Christophe Bailly [Le versant animal, sait avec Nietzsche que c’est là l’affect le plus
Bayard, Paris, 2007], c’est-à-dire un livre, mensonger. Il y va d’un livre personnel, cru
lui-même bientôt vestige d’un monde en dans son propre – saignant à dévorer d’une
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
312
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 313
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
Foucault, Picasso, Vélasquez et… Entre août et décembre 1957, Picasso a
Lacan peint cinquante-huit huiles qui sont autant
d’interprétations des Ménines de Vélasquez.
Foucault, Paris, L’Herne, coll. Cahiers, Le texte de Foucault est très minutieux,
parfois difficile à suivre. À le lire attentive-
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
313
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 314
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
tions qui lui plaisent » [p. 30]. Par contre, du tableau, telle était la lumière là-bas qui
chez Picasso, c’est le regard qui surgit à cette passait à travers les hautes baies vitrées, et les
place et vient se poser sur chaque spectateur. paysages qui reflétaient en silence tous ces
Les identifications tombent ; l’objet se yeux immobiles » [p. 32]. Voilà, la boucle
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
dénude. Au plaisir, au choix, se sont substi- est bouclée : le regard au dehors est toujours
tués l’inquiétude et la contrainte ! actif même si l’apaisement d’un paysage
La cinquième partie de ce court texte de enchanté le présentifie. Oui, au creux de cet
dix-huit pages, par son titre, « Regarder au Éden, toujours le regard inquiétant – celui
dehors », fait conclusion en isolant le regard de Vélasquez ? De l’infante ? Des autres
dégagé de ses représentations et les condi- personnages ? Celui plutôt de la peinture
tionnant. Foucault démontre – même si son elle-même qui fixe Pablo sans relâche durant
vocabulaire est autre – que le regard est ce ces mois de l’année 1957.
qui manquera à toute image – « le secret de
l’image telle que Lacan dans son analyse de Hervé Castanet
314
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 315
des volumes, celle de l’espace dans lequel élites intellectuelles et artistiques de son
peuvent flotter des objets, et celle de la époque bien avant que ne lui soit reconnue
construction des plans. D’autre part, il la notoriété qu’il méritait.
devint l’ami du botaniste Armand Clavaud ; Peu à peu, il abandonnera « le charbon ».
celui-ci lui ouvrit des perspectives scienti- En 1899 il écrit à Maurice Fabre : « J’ai
fiques, littéraires et philosophiques. « J’ai pu essayé de faire un fusain comme autrefois, je
donner de la logique visuelle aux éléments n’y arrive plus ».
imaginaires que j’entrevoyais ». La deuxième partie de l’exposition nous
Avec des encres et du papier, son inven- présente alors l’œuvre d’un très grand
tivité est remarquable : pastel noir, fusain, peintre. La toile Les yeux clos [1890] inau-
encre, craie blanche, tout lui sert à intensi- gure ce tournant décisif. La même invention
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
fier les contrastes. Il n’hésite pas à estomper, est à l’œuvre. Il prend toutes les libertés avec
écraser, gratter la matière jusqu’à retrouver l’huile qu’il mélange au pastel pour obtenir
la trame du support. L’apprentissage qu’il fit ces effets vibrants que nous admirons.
chez le graveur et lithographe Rodolphe « J’ai épousé la couleur et depuis il m’est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
315
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 316
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
« Pour qui regarde une première fois une souvent mise en avant au titre de schèmes
œuvre d’Anselm Kiefer ou découvre une explicatifs de l’activité du peintre. Strates,
œuvre nouvelle, le choc est toujours là, l’in- couches, la terre est là en vrai, comme les
compréhension au premier abord égale- objets ou les plantes, petits avions, bateaux,
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
ment. Lourde de symboles, exigeant un robes, arbres, bois sec, branchages, collectés,
glossaire, contenant souvent quelques mots chinés, cueillis, stockés, formes anciennes
écrits à la main, combinant les techniques et que leur vieillissement a condensées, fossili-
engrangeant les qualités de médiums divers sées en matière première et que la peinture,
sans pour autant les fusionner, ou même les le travail du peintre façonnent dans une
« monter » pour leur donner une continuité conformation nouvelle. La mémoire y
sémantique et matérielle, une œuvre de prend comme prend une matière qui fige,
Kiefer s’installe dans notre perception et épaissit. Elle capture l’histoire, l’histoire qui
comme un monument, et comme une trace triche, qui ment, qui avoue parfois, et
mnésique individuelle, un souvenir d’un bricole de la mémoire pour ceux qui n’ont
quotidien dans sa banalité. La peinture de pas de souvenir […]. La mémoire de Kiefer
Kiefer est cultivée, savante même. Elle est n’est pas une faculté qui permet de récu-
imprégnée de littérature et d’histoire de l’art, pérer le passé, de le restituer ou de le
de musique et d’histoire de l’architecture, de restaurer et de le commémorer. La mémoire
philosophie et de science, de théologie et de Kiefer est une mémoire productrice et
d’alchimie […]. Cette peinture poétique, non reproductrice, elle est imagination
avec ses codes, sa rhétorique, son poids, ses créatrice ».
pesanteurs – peinture souvent volontaire- L’atelier du peintre
ment monumentale, gigantesque, déme-
surée –, nous lui accordons intuitivement un « L’atelier contient tout cela, les œuvres
caractère d’urgence, une nécessité psychique, du début, comme celles d’hier et les
une gravité intérieure. » ébauches de celles de demain. Hangar
« La seule réalité qui vaille, qui soit réelle, fermé, entrepôt, usine désaffectée, garage en
est l’art, l’activité artistique. Kiefer s’attelle sous-sol des villes comme une termitière,
en artiste à la tâche qui le délivrera peut-être grotte naturelle ou artificielle, caves ou
du fardeau de ce qu’il appelle sa biographie garde-manger, greniers devenus biblio-
comme biographie de l’Allemagne. Il le fait à thèques, hectares à ciel ouvert, chantiers avec
coup de tableaux, de constructions, de engins de construction, grues et scrapers,
sculptures et d’invention d’espaces. Il jette l’atelier de Kiefer est à la fois caché et à
des échelles à l’assaut des cieux, ces échelles découvert, habitacle et dépôt logistique.
316
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 317
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
Brisures brisent sur le littoral des Cornouailles,
brisant « la nappe de la mer et son image de
Virginia Woolf. L’écriture, refuge contre jouissance pure » [p. 15].
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
la folie, (s./dir.) Stella Harrison, Éditions Cet ouvrage a son origine dans la passion
Michèle, Coll. Je est un autre, Paris, 2011, de Stella Harrison pour l’écriture de V.
238 p., 19 €. Woolf et la référence à un commentaire de
Jacques-Alain Miller situant le stream of
Dans son avant-propos, Jacques Aubert consciousness dans les effets de l’invention
nous met sur la piste de la langue et de son freudienne sur la littérature. Avec son mari,
rapport à l’écriture et à la jouissance. Évitant V. Woolf était éditrice de Freud en anglais
de nous laisser nous noyer dans l’imagerie et elle témoigne, dans son Journal, du
romantique et lisse convoquée par l’expres- sérieux qu’elle accordait aux découvertes de
sion stream of consciousness, style littéraire la psychanalyse. Pourtant, malgré sa souf-
caractérisant Woolf et Joyce, il souligne france, elle n’en a jamais fait l’expérience
l’effet de brisure que visent ces deux écri- elle-même. Elle croyait à l’écriture.
vains. Les auteurs de ce livre, psychanalystes et
Il nous rappelle la comparaison que fait chercheurs en littérature, ont chacun réalisé
Lacan de la langue anglaise avec la langue leur lecture des romans, lettres, textes auto-
japonaise et sa « double duplicité » : de la biographiques et du journal de V. Woolf.
prononciation et de l’écriture. Loin d’être Tous constatent que, au-delà du style qu’elle
une aide à l’inconscient, dit Lacan, ceci crée partage avec d’autres écrivains de l’époque,
« une difficulté spéciale » pour le sujet japo- sa vie et son écriture sont tissés de façon
nais. Et pour le sujet anglais ? Dans l’espace inséparable et singulière.
qui se loge au-delà de l’interprétation signi- Sophie Marret situe le « creux de la
fiante, là où il y a énonciation et jouissance, vague » comme le lieu où V. Woolf est
J. Aubert situe la singularité de cette langue énigme pour elle-même, ce qui la pousse à
en ce qu’elle « offre matière à une lecture vouloir atteindre une réalité au-delà des
profondément diffractée de son discours : le images. Aucune ne lui convient, tout est
même signifiant, pour peu qu’on l’isole et le illusion et sujet à réflexion à l’ironie. V.
fasse jouer, peut être nom, verbe, adjectif, Woolf semble ne pas avoir de corps. Elle se
adverbe » [p. 14]. Quant à Virginia Woolf, décrit « sans périphérie », note Michèle
il situe la brisure plus dans sa vie que dans Rivoire, ne trouvant de discours pour
son œuvre. Il évoque l’écriture incessante de s’animer que chez les autres, ceux qui l’ai-
ses souvenirs d’enfance : les vagues qui se ment et apprécient ses productions litté-
317
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 318
raires. Dans Mrs Dalloway, Pierre Naveau vers l’horreur, la folie. Quelque chose ne se
isole, chez ses personnages, un vide, une noue pas : comme le remarque J. Aubert,
froideur, où l’amour est impossible à vivre plus que d’un nœud, il s’agit d’un nouage,
et où l’horreur apparaît comme un imprévi- d’un nœud en cours, comportant toujours
sible choc qui pousse V. Woolf à écrire. la possibilité qu’il rate. Un ratage de trop en
Nicolas Pierre Boileau critique la relec- 1941, et V. Woolf se sépare de la vie en se
ture de V. Woolf faite à la lumière des théo- noyant dans une rivière, dans l’eau, aspirée
ries actuelles sur le traumatisme, qui par le signifiant au cœur de son écriture.
n’amène qu’à voiler l’impossible du « choc » Avec finesse, chaque auteur éclaire un
auquel elle ne cesse pas de se heurter. Son aspect de la bataille acharnée de V. Woolf
dernier roman Entre les actes, découvrant un avec l’existence. Face à ses voix, à ses vagues
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
rythme haché, un monde fragmenté, vise la de douleur, elle tente de traiter le réel par
« plénitude absolue » où « l’amour parfait est l’écriture pour en extraire des « moments
celui des morts », nous dit Monique Harlin. d’être ». Le signifiant doit s’inscrire dans un
S. Harrison souligne l’usage particulier discours pour que « les êtres apparaissent à la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
que fait V. Woolf de la langue anglaise, que surface du réel...», nous a dit J.-A. Miller
la traduction française a tendance à rendre [leçon du 16 mars 2011, inédit]. Faute de
trop lisse. La lire en anglais permet de se l’invention qui tiendrait là où il n’y a pas de
frotter à une langue plus incisive, plus rude, discours, il ne reste à V. Woolf que le « waste
qui vise « l’entière réalité » afin de supprimer of waters », l’étendue d’eau, où finalement
le pouvoir du réel de blesser. elle se perd comme déchet, waste.
Cependant ce tissage, ce refuge, est
fragile et par moments laisse glisser V. Woolf Victoria Woollard
318
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 319
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
Pas looser pour autant, le jeune profes- prentissage, au sens où elle aura extirpé, à la
seur n’a pas mis non plus ses yeux dans sa racine, les vertus publiques exsangues à l’abri
poche, ni sa langue, qui fleurit multicolore – desquelles les carpetbaggers de l’éducation
avec une dilection pour le vert – car c’est nationale font fructifier les épices au goût
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
bien tout ce qu’il lui reste pour respirer et étrange venues du Québec libre. « Mais je
croquer son précaire de prochain bâclé à la préfère l’avenir aux vieilles lunes, aussi vais-
six quatre deux à tous les coins de zones. Le je de l’avant. » [p. 186] Voilà qui nous
croquer pour l’éterniser, dans la bonne tradi- donne un ton, un peu là plutôt que las.
tion. Il se dépeint aussi, modeste agent Un jour Yannick Haenel décida de ne
recueillant les symboles fracassés des élans pas monter dans le train qui l’emmenait
créateurs du troupeau abscons de ses chaque matin dans son collège. Ce sont les
ouailles, dont le courage inconscient d’une premières pages de Cercle [Paris, Gallimard,
seule brebis justifie soudain l’ineffable et 2007].
stupide existence [cf. l’épisode Séléna, p. 69- Ce sont les dernières qui, ici, laissent leur
73]. Virant au détective malgré lui quand il auteur à quai. Et à pied d’œuvre.
se fait exclure, pour cause d’esprit retors, du
grand projet qui va déferler dans l’établisse- Nathalie Georges-Lambrichs
ment relooké aux couleurs d’un avenir
319
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 320
ment la littérature, fonctionne comme donner consistance aux aspects les plus
analyste de l’inconscient, là où le sujet conflictuels, les plus insensés, les plus para-
semble pétrifié. doxaux de l’existence.
La reprise de Shakespeare faite par N. Il défie la langue grâce à une expansion
Fusini évoque comment un certain type de infinie, une invention lexicale et syntaxique
jouissance s’était hier comme aujourd’hui allant « jusqu’à la création de nouveaux
constitué comme principal organisateur du mots, de mots composés ; il élargit le voca-
discours. Les passions de ces personnages bulaire, de sorte que des mots sublimes
illustrent la structure des liens sociaux, la d’étymologie latine passent dans les mono-
langue qui les informe, la discordance entre syllabes saxonnes, ou encore le langage
volonté et désir, pensée et action. Othello, hiératique du héros […] à l’obscénité du
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
Iago, Macbeth semblent contaminés par un clown »[p. 170]. Une langue capable de
Lust, un appétit illimité qui les rend sourds rendre compte de l’écart, de l’indicible.
et aveugles au bien, c’est-à-dire l’Autre. Cela Ce n’est pas par hasard que nous rencon-
explique le titre : Di vita si muore. Le désir trons des personnages qui, pour rétablir la
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
même est une maladie qui infecte et vérité, ont recours à la folie ; « la folie est
corrompt le corps de l’intérieur, répandant l’endroit de l’écart » [p. 155] en tant que tel,
dans chaque fibre sa contamination. elle est capable de cueillir le hors-sens de la
Pour défendre leur jouissance, les person- vérité et la différence absolue de la subjecti-
nages de Shakespeare se feront faussaires, vité.
hypocrites, menteurs, cruels, inhumains, au La langue de la cour médiévale désigne
nom d’une passion qu’ils veulent poursuivre. les castes, les clans, les rôles sociaux, mais ne
Ces anti-héros, qui prennent la liberté de peut nommer le sujet dans sa singularité.
défier la loi, se retrouveront seuls, perdus, Seule la langue du fool en est capable.
sans repère. N. Fusini pose la question : N. Fusini nous guide dans une recherche
« peut on vivre ab-solutus, dénoué, dés- critique des histoires et des personnages
enchaîné de la chaîne de l’être ? » [p. 186]. shakespeariens, en nous proposant un éclai-
Dans toutes ces trajectoires, l’existence rage nouveau sur les concepts psychanaly-
apparaît comme un scandale où seraient en tiques essentiels.
conflit le singulier et l’universel, la nécessité
et le hasard, le comique et le tragique. Michele Cavallo
Shakespeare invente une langue capable de
320
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 321
manifeste pour éviter la censure. Ces articles survivants du massacre », reste hanté par
ont été choisis et sont présentés par le sino- « cette nuit et cette aube transpercées par les
logue Jean-Philippe Béjat, directeur de baïonnettes ». Mais ce mouvement pour la
recherche au CNRS. On trouve également démocratie lui a révélé « la bonté, le courage,
dans ce volume une courte biographie de le sens de la justice et l’esprit de sacrifice des
l’auteur, une préface de Vaclav Havel, et la gens ordinaires », qualités dont Mengzi
reproduction de la Charte 08 qui appelle à la disait que c’est « la nature qui les a mises en
démocratisation des institutions de la Chine nous, mais qu’il n’en faut pas moins les
et au respect de la liberté d’expression. cultiver : “Si vous les cherchez, vous les trou-
Jeune professeur de littérature, Liu a verez, si vous les négligez, vous les perdrez”. »
acquis une notoriété en Chine par sa dénon- On trouve ainsi au fil des pages, en dépit des
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
ciation virulente des tendances confucéennes prises de position iconoclastes de Liu, des
des écrivains chinois, ce qui lui a valu dans les échos de Mengzi, philosophe confucéen du
années quatre-vingt le surnom de « cheval IVe siècle av. J.-C., telle cette idée que
noir ». Quelques séjours sur les campus en l’homme peut facilement renoncer au Bien
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
Le correcteur, son démon et son [29 avril 2011]. Ce n’est pas le moindre des
désir paradoxes de ces « mémoires d’un correc-
teur », qui se veulent un plaidoyer contre
Souvenirs de la maison des mots l’effacement de cette fonction indispensable
[anonyme], Paris, Éditions 13 bis, 2011, de l’édition.
112 p., 10 €. L’auteur anonyme de cet ouvrage [AA
dans la suite de cette note] dénonce les
Avec son auteur anonyme et son éditeur piètres conditions de travail du correcteur
confidentiel, Souvenirs de la maison des mots (rétribution misérable, textes à corriger dans
avait peu de chances de trouver ses lecteurs l’urgence, nuits blanches pour parvenir à un
sans l’article généreux que Pierre Assouline résultat convenable et avoir la conscience
lui a consacré dans Le Monde des livres tranquille, mépris de son travail et surtout
321
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 322
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
que son nom figure dans l’« achevé d’im- certains auteurs. « L’auteur est un être ingrat
primer » – : « l’invisibilité, soit. L’inexis- par nature, et il considère le correcteur
tence, non » [p. 101]. comme un sous-homme, un raté, pire, un
S’il reste des fautes, les correcteurs en pauvre. » [p. 60] Humilié, le correcteur est
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
sont bien sûr tenus pour coupables. Mais, tenté par la joie de se venger en lui « faisant
en même temps, ceux « qui les payent sont remarquer sans façon toutes ses déficiences,
généralement mécontents des résultats de ses incohérences, ses oublis, ses manques ».
leurs recherches, et d’autant plus horrifiés Mais sa frustration est parfois telle qu’il en
qu’il y a davantage de résultats » [p. 29]. arrive à mûrir une tout autre vengeance,
AA piste pour nous les identités multiples insidieuse et bien plus terrible : laisser passer
du correcteur : flic d’un genre particulier, il les fautes de celui qui refuse de le saluer.
« connaît le coupable – l’auteur, le nègre – et Lutte hargneuse, coups furieux, embus-
recherche les fautes » [p. 22] ; journaliste- cades meurtrières… lorsqu’une lutte imagi-
interviewer, il est obligé de poser maintes naire entre auteur et correcteur s’amorce, elle
questions concernant ses corrections à l’au- s’achève fatalement par la mise à mort du
teur (requis d’y répondre) ; général en chef, second : il « s’immole en croyant triompher,
il est comblé par la marche que composent il se supprime en voulant l’emporter » [p. 73
alignements, espaces, usage des capitales, & 75]. À bon entendeur… Il y a donc au
gestion des ponctuations, présentation des moins un point commun entre le correcteur
notes… et l’analyste : le propre du correcteur, c’est de ne
Le démon de la correction (qui ne pas vaincre, con ou pas [Cf. Lacan J., Encore,
sommeille pas toujours en nous) ne boudera Seuil, 1975, p. 50].
pas les conseils du pro et glanera au passage Nous voilà au cœur de cette énigme
quelques recommandations utiles : qu’est le désir du correcteur. Redresseur de
– travailler la nuit et dans l’urgence est fautes, censeur, châtieur, il mène, selon AA,
une source d’erreurs, de même que la baisse « une grande croisade au nom du “bien”
potentielle de l’attention induite par « le contre le “mal”, pour la bonne orthographe,
succès » et « l’autosatisfaction » du correcteur ; pour la bonne syntaxe, la bonne grammaire,
– sauf rarissime exception, ne jamais le bon style, etc. Ce n’est pas assez pour son
faire confiance à la mémoire de l’auteur pour grand cœur. Il veut aussi […] faire triom-
les citations, les personnages ou événements pher le “vrai” sur le “faux” » [p. 46]. On
historiques, les formules latines et autres cerne mieux de quoi est faite la pente
locutions d’origine étrangère ; mortelle de la rencontre entre auteur et
– pour aller le plus vite possible sans correcteur, si d’aventure elle vire au duel : ici
bâcler son travail, agir avec méthode et aussi, vouloir servir le bien, c’est servir la
322
cause 78 def :70 20/06/11 10:22 Page 323
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.8.216.194 - 23/03/2018 05h05. © L'École de la Cause freudienne
323