La Pensee de Pindare Et La 2e Olympique
La Pensee de Pindare Et La 2e Olympique
La Pensee de Pindare Et La 2e Olympique
Salviat François. La pensée de Pindare et la 2e Olympique. Première partie : Victoire, mort et visions d’au-delà. In:
Journal des savants, 2007, n° pp. 3-85;
doi : 10.3406/jds.2007.3314
http://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_2007_num_1_1_3314
Première partie
VICTOIRE, MORT ET VISIONS D’AU-DELÀ
* Pour les textes de Pindare les références sont les éditions de A. PUECH, Pindare I à IV, CUF, Les
Belles Lettres, de B. SNELL et H. MAEHLER, Pindarus I, Epinicia, et H. MAEHLER Pindarus II, Fragmenta,
dans la Bibliotheca Teubneriana. J’ai repris les traductions d’Aimé Puech, qui ont du mérite ; je m’en suis
aussi détaché. Le lecteur disposera le plus souvent du grec. Je remercie pour leur lecture éclairée et leurs
encouragements B. Deforge, B. Holtzmann, D. Pralon, et particulièrement J. Marcadé et P. Bernard.
4 FRANÇOIS SALVIAT
d’injustice, « après un triple séjour dans l’un et l’autre monde », à la béatitude, aux
fleurs d’or de l’« île des Bienheureux », dans le château de Kronos surveillé par Rha-
damanthe.
Le thème est grave, inattendu, unique dans une épinicie. Il devrait relever,
beaucoup l’ont souligné, d’un autre genre lyrique, la consolation funèbre chantée,
le thrène. Avec les thrènes pindariques, que nous connaissons par quelques frag-
ments, la seconde Olympique avait manifestement « des analogies ». Parcours de
l’âme, mise en scène d’immortalité y tiennent en effet lieu du mythe principal ;
« c’est la partie la plus originale de l’ode, et c’est elle qui lui donne son véritable
sens » (A. Puech, dans Pindare I, Olympiques, CUF, 1922-1931, p. 37). Mais pour-
quoi donc dans un hymne de gloire, pour un char vainqueur en piste près de
l’Alphée, et pour son propriétaire couronné d’olivier dans la fête, cette « tristesse
religieuse », cette musique de l’au-delà ?
On avait peu à peu perdu le sens des poèmes de Pindare ; dès la fin du Ve siècle
l’auteur comique Eupolis déplorait qu’ils soient ensevelis dans le silence, par
« défaut de goût des belles choses » chez la plupart des gens (katasesigasmevnwn uJpo;
th`~ tw`n pollw`n ajfilokaliva~, cité par Athénée I, 2d, Kock 366). Lorsque les exégètes
alexandrins qui au IIIe siècle av. J.-C. « éditèrent » et tentèrent d’expliquer une
œuvre pour eux encore bien plus ancienne ils se posèrent la question de fond que
soulève la 2e Olympique ; mais ils ne trouvèrent pas la réponse. Les savants
modernes, qui se sont appuyés sur leurs commentaires tâtonnants, n’ont pas pro-
gressé d’un pas. Les justifications avancées restent embarrassées et incertaines.
D’aucuns, et c’est le cas de Didyme, suivi par Boeckh, et, par exemple, par J. Car-
rière, ont cherché une raison dans une histoire locale douloureuse, dans les conflits
qui déchiraient la Sicile, les menaces qui pouvaient inquiéter Théron : « Le poète…
faisait preuve de sollicitude en lui parlant de la sérénité dans laquelle allait l’installer
sa victoire » (REG 1973, p. 439). Nous connaissons cependant le déroulement de
cette crise politique, qui opposa Hiéron de Syracuse à son frère Polyzalos, soutenu
par Théron : rien qui puisse conduire à une préoccupation assez lourde pour
imposer dans le poème cette présence de la mort ; il y eut un cliquetis d’armes au
bord du fleuve Géla ; mais les querelles étaient apaisées avant la session olympique,
avant la composition de l’ode. Pour d’autres, comme Aristarque, que A. Puech
affecte d’approuver, sans beaucoup de conviction (o.c., p. 36), les malheurs de la
lignée des ancêtres de Théron et du génos des Emménides, remontant à Œdipe, rap-
pelées dans la première partie de l’ode, ont paru autoriser cette consolation, la pro-
messe d’un trépas transfiguré. Mais pourquoi, au vrai, faire le choix de les rappeler ?
Sensible au ton « intime» et « personnel » de l’ode, Lesky pense à des soucis, à une
maladie possible du maître d’Agrigente (« sickness and cares »). W.K.C. Guthrie
estime que le choix du motif de l’« île des Bienheureux » fut surtout esthétique, et
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 5
qu’il « offrait des possibilités poétiques » ; qu’il fallait plaire aussi à une assistance
sicilienne intéressée par « des idées orphico-pythagoriciennes » ; enfin que Théron
« était arrivé au terme de sa vie terrestre » et que « son intérêt devait se porter sur
l’au-delà » (Orphée et la religion grecque…, Payot, 1956, p. 262). Pourtant Théron
ne mourut que quatre ans plus tard.
Aucune de ces hypothèses ne convainc. La 2e Olympique, attirante et énigma-
tique, « œuvre difficile » (Defradas, REG 1971, p. 131), a été la plus étudiée des odes
de Pindare, et la bibliographie foisonne, écrasante ; mais si l’on se fie à l’édition
commentée, très documentée, de J. Van Leeuwen, qui dressait un bilan en 1964 (Pin-
darus’twede Olympische Ode, Leyde) avec les références à plus de 1 500 livres et
articles, ce qui déjà touchait au record, nul n’avait alors rien proposé de plus satis-
faisant ; et il ne semble pas que la situation ait changé depuis. On en est resté, en fait,
jusqu’ici, à l’impression finale d’A. Croiset, d’une trace perdue : « Nous ne pouvons
déterminer aujourd’hui avec certitude la raison de cette singularité apparente, qui
avait très certainement sa cause dans quelque circonstance, aujourd’hui inconnue,
de la fête pour laquelle l’ode de Pindare fut composée » (La poésie de
Pindare…,1880, p. 208). Et l’on ne pouvait qu’espérer en un apport documentaire
nouveau : « Possibly in the future new factual material or a new, correct examina-
tion of the existing material will deepen our insight into the mysteries of this poem
and of the genius who was his author » (J. Van Leeuwen, p. 303).
Or, la lecture comparative de la 2e Olympique et d’une autre ode agrigentine de
Pindare, la 2e Isthmique, livre la solution évidente qui éclaircit ces mystères : Théron
était affecté par un deuil très proche ; il venait de perdre son frère, Xénocratès. Cette
« circonstance » se révèle d’elle-même à qui s’interroge simplement sur l’organisa-
tion, la chronologie des concours, et les conditions dans lesquelles furent préparées,
remportées et célébrées les victoires des princes d’Agrigente aux courses panhellé-
niques de quadriges. Elle donne enfin à la 2e Olympique son vrai sens.
Nous établirons d’abord ce fait, jusqu’ici inaperçu : le deuil de Théron, pour
revenir ensuite, avec un regard nouveau, à la lecture de l’ode.
La famille des Emménides, installée à Agrigente, prétendait descendre de
Cadmos et d’Adraste.
Voici les derniers représentants du genos au VIe siècle et au début du Ve siècle
(pour un stemma plus développé, on se reportera par exemple à T.J. Dunbabin,
The Western Greeks, 1948, p. 484).
Des deux fils d’Ainésidèmos, qui nous retiendront ici, Théron est le plus puis-
sant. Né vers 540, issu d’une grande famille de Géla, homme de cheval et d’épée, il
s’imposa à Agrigente (Akragas) comme « tyran » en 488, peut-être même dès 489
(Dunbabin) et y garda autorité jusqu’à sa mort que Diodore situe en 472-471 ; son
fils Thrasydaios lui succéda un temps. En bonne entente avec son voisin Gélon,
6 FRANÇOIS SALVIAT
Télémachos
Emménès
Ainésidamos
autre ambitieux cavalier, parti de Géla lui aussi, pour devenir le maître de Syracuse,
il mit en place de bonne heure un système croisé de mariages dynastiques. En 483
Théron accrut son pouvoir en rendant Himère sujette et en chassant le tyran
Térillos, qui appela Carthage à la rescousse. Il eut à ses côtés Gélon lorsque la
bataille d’Himère fut remportée sur Hamilcar et les Puniques, en 480, et il en tira
comme lui grande richesse et popularité. Il se distingua par son dévouement pour la
masse (th`/ pro;~ to; plh`qo~ filanqropiva/ polu; proei`cen ; voir Dunbabin, p. 412, n. 5).
Magnifique, il embellit Agrigente, cité coloniale, fille de Géla et petite-fille de
Rhodes, fondée vers 580 av. J.-C., neuve et prospère, « la plus belle des villes mor-
telles » pour Pindare, qui l’a visitée (12e Pythique, v. 1) ; il y engagea la construction
de temples monumentaux ; il y accueillit des poètes. Un encomion de Pindare lui fut
adressé, dont les scholies nous ont transmis quelque vers (Éloges, 1 ; frgt 119
Maehler). Le poète y exalte ainsi les Emménides et leur cité :
uJyh-
la;n povlin ajmfinevmontai,
plei`sta me;n dw`rΔ ajqanavtoi~ ajnevconte~
e{speto dΔ ajenavou plouvtou nevfo~.
« Ils habitent la ville qui haut s’élève, où ils offrent aux immortels des dons innom-
brables ; les y a suivis une richesse inépuisable, comme une nuée. »
On notera le sujet pluriel : Xénocratès, frère de Théron était aussi un person-
nage de tout premier plan. Son fils Thrasyboulos a pu naître vers 510. Dunbabin
suppose que le succès hippique de Xénocratès à Delphes, de peu antérieur à l’instal-
lation de la « tyrannie » agrigentine, a pu servir l’ascension de Théron.
Certes, les quadriges n’avaient aucune utilité pratique. Mais ils véhiculaient
disait-on, les dieux : poètes, à partir de l’Iliade, et imagiers le donnaient à entendre
et à voir. Avec de tels garants, chez les hommes, ces équipages représentaient, étant
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 7
fort coûteux, le plus haut symbole de statut social, à l’exclusion d’aucun autre rôle.
Citons ici Eschyle. Dans le Prométhée enchaîné, lorsque le Titan énumère ses initia-
tives bienfaisantes pour l’humanité démunie, il se fait un mérite de l’attelage des
chars :
uJfΔ a[rma tΔ h[gagon filhnivou~
i{ppou~, a[galma th`~ uJperplouvtou clidh`~
« Je menai au char les chevaux dociles aux guides, dont se pare le faste opulent » (v. 465-
466, trad. Mazon).
Cette formule : a[galma th`~ uJperplouvtou clidh`~ exprime bien le caractère
gratuit de l’invention prométhéenne, don divin insigne cependant, par une applica-
tion assumée comme largement ostentatoire.
Au prétexte d’une émulation sportive, attelés de pouliches, plus dociles, on ali-
gnait des chars légers, en compétition, près des sanctuaires en fête, à dates rituelles.
Les courses avaient lieu tous les quatre ans à Olympie au bord de l’Alphée, depuis
680 (succédant aux biges), à Delphes dans la plaine de Kirrha depuis 582, tous les
deux ans à l’Isthme depuis 582, à Némée depuis 573 – sur des pistes bien planes, en
des courses bien arbitrées, à règles invariables. Les concours de quadriges étaient au
vrai la fleur des spectacles panégyriques. Richement harnachés, lancés au galop dans
le fracas, la poussière et la fureur sur douze longueurs (six tours) d’hippodrome,
d’abord dans les couloirs assignés puis rasant les bornes, à chaque bout virant en
épingle à gauche, se dépassant, s’évitant, se heurtant, brisant essieux et caisses
ornées, s’empêtrant, cochers à terre, bêtes emballées, ils déchaînaient l’enthou-
siasme. Et le spectacle occupait, on ne le sait guère, plusieurs jours : les concurrents
étaient d’abord répartis en séries sélectives, d’où s’extrayaient les dix meilleurs pour
rivaliser, au matin du dernier jour, dans la finale. Les chars, les chevaux de course
contribuaient à signaler les riches, à titrer les puissants, conféraient, confirmaient
aux familles les plus hauts prestiges aristocratiques. Les fils d’Ainésidamos faisaient
partie de ces élites étroites qui de la Thessalie et ses entours à la Cyrénaïque et la
Sicile, incluant la Béotie, l’Attique, Argos et Sparte, entretenaient écuries et haras,
qui engageaient à grands frais des équipages dans les épreuves de ces concours de
haut rang, où l’on ne gagnait que des couronnes de feuillage, olivier, laurier, ache,
mais aussi avec elles dans les vivats, les chœurs et l’emphase des chants commandés
aux poètes, dans les sacrifices, les banquets d’après victoire, une illustration pérenne,
de bénéfice quasi patrimonial : une noblesse. La seule participation était vertu, com-
mandait l’estime ; ainsi pour les Cléonymides de Thèbes, que Pindare loue de leurs
sacrifices :
oujde; panagurivwn xuna`n ajpei`con
kampuvlon divfron, Panellav-
nessi dΔ ejrizovmenoi dapavna/ cai`ron i{ppwn.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 9
« Ils ne se sont pas abstenus de faire participer leur char à rampe courbe aux panégy-
ries, et dans ces joutes avec les Panhellènes, ils se plaisaient à la dépense qu’ils enga-
geaient pour leurs chevaux » (4e Isthmique, pour Mélissos, 28-29).
Le même éloge va à Chromios d’Etna :
ΔEntiv toi fivlippoiv tΔ
aujtovqi kai; kteavnwn yu-
ca;~ e[conte~ krevssona~
a[ndre~.
« Il y a ici des hommes qui aiment les chevaux, et qui ont l’âme au-dessus des biens
qu’ils peuvent avoir » (9e Néméenne, 32-33).
On pouvait, à ce jeu, se ruiner honorablement : Alcibiade, olympionique
magnifique, y réussira plus tard avec panache.
Les victoires remportées aux courses de chars par les Agrigentins sont au
nombre de quatre : une victoire secondaire, à Athènes, et trois de statut « panhellé-
nique », à l’Isthme, à Delphes, à Olympie.
hérité, nous le savons, des cultes de son aïeule, la métropole égéenne (Dunbabin,
Western Greeks, p. 311). Il est certain que les Théoxénies y étaient célébrées à la
même saison que les Théodaisia rhodiennes. Ce qui situe la 3e Olympique, dans
notre manière de compter le temps, non point en 476 (Maehler, et d’autres), mais
vers le mois de mars de l’année 475 av. J.-C., plus de six mois après la victoire qu’elle
continue à exalter.
Il reste à fixer la date de la 2e Isthmique. Il est évident d’après le texte même
que l’ode, rappelant la victoire du printemps 476, fut composée et exécutée après la
mort de Xénocratès, dont elle fait l’éloge.
Poséidon l’a couronné
eujavrmaton a[ndra geraiv-
rwn, ΔAkragantivnwn favo~
« honorant en lui le bon maître des chars, la lumière des Agrigentins ».
Xénocratès cependant, absent à l’Isthme (nous le voyons par les vers 14 à 16)
avait reçu, « pour ceindre sa chevelure », envoyée par Poséidon, la « couronne
d’ache dorienne » en Sicile. Vivant encore.
Mais les mérites du personnage sont rappelés dans toute l’antistrophe de la
troisième triade, au temps du passé :
35 Makra; diskhvsai~ ajkontivs-
saimi tosou`qΔ o{son ojrgavn
Xeinokravth~ uJpe;r ajnqrwvpwn glukei`an
e[scen. Aijdoi`o~ me;n h\n ajstoi`~ oJmilei`n,
iJppotrofiva~ te nomiv-
zwn ejn Panellavnwn novmw/
« Puissé-je lancer assez loin mon javelot pour atteindre le point où s’est portée, au-
dessus des hommes, la douce bonté de Xénocratès ! Le respect de ses concitoyens l’en-
tourait ; il élevait des chevaux, pour les courses panhelléniques … » (v. 35 et s.).
Son fils en conservera le souvenir :
mhvtΔ ajretavn pote sigavtw patrw`/an...
« Non, … que jamais Thrasybule ne taise la vertu de son père… ».
Une première ode en l’honneur du succès isthmique avait été composée par
Simonide, les scholies nous l’apprennent ; sans doute en mai 476, ou très peu de
temps après. Mais lorsque Pindare prend le prétexte de célébrer à son tour cette
victoire pour adresser une ode-épître à Thrasyboulos, Xénocratès est mort.
À quel moment mourut-il donc ?
Les commentateurs modernes ont eu le sentiment que la 2e Isthmique n’avait
pu être composée du vivant de Théron, disparu en 473-472 (Dunbabin, Western
Greeks, p. 412-413). Xénocratès serait mort vers le même temps, et l’ode aurait pu
être chantée alors à Agrigente, ou plus tard encore, vers 470 ; on devrait ainsi la
FIG. 2. – L’« aurige », cocher (anonyme) de Hiéron de Syracuse.
Il était figuré sur son char dans un ensemble de bronze, dédié à Delphes entre 468 et 466 av. J.-C. par Poly-
zalos, frère de Hiéron, après la mort de celui-ci. Le monument, consacré à Apollon près de son temple,
représentait en grandeur réelle l’équipage syracusain qui triompha au concours pythique de 470 av. J.-C.
Cette victoire fut exaltée par Pindare en fin d’été 470 dans la première ode Pythique.
14 FRANÇOIS SALVIAT
dater, pour une victoire gagnée en 476, de quatre à six ans après. C’est la thèse de
Gaspar, de Bury, de Farnell, adoptée par Puech qui affirme : « On ne court pas grand
risque de se tromper beaucoup en indiquant, avec Gaspar, au moins approximative-
ment, l’année 470. » Snell, Maehler suivent : 470, avec un point d’interrogation.
Bury justifie cette impression par la « tonalité » générale du poème et pense,
approuvé par Farnell, qu’il pourrait s’agir d’une « commémoration ». Puech, de son
côté, estime que l’ode s’adresse à des personnages « déchus ». Et il affirme ainsi : « Il
apparaît clairement que la 2e Isthmique a été composée après la mort de Xénocrate,
après celle de Théron (472), après que la démocratie avait été rétablie à Agrigente,
mais alors cependant que Thrasybule pouvait y demeurer sans y être inquiété, c’est-
à-dire sans doute pendant le temps où la ville jouissait en apparence de son indépen-
dance, mais était, en fait, sous la tutelle de Hiéron. »
Ce ne sont là qu’hypothèses arbitraires. Puech remarque lui-même que « s’il
n’est pas impossible que l’ode ait été composée en vue d’un anniversaire de victoire,
elle ne contient rien qui fasse de cette conjecture une nécessité ». On ne trouve dans
une lecture objective aucun indice qui puisse asseoir une date aussi basse ; l’échafau-
dage de raisons historiques confuses qu’on édifie, en accord avec le ton qu’on croit
pouvoir déceler dans le poème, s’avère à l’examen branlant.
En fait, la date de la mort de Xénocratès ne nous est donnée par aucun histo-
rien, aucun scholiaste. Dans ces conditions, il m’a semblé légitime de ne pas épouser
les spéculations qui fondent la chronologie admise. Avec toute liberté de garder
aussi proche que possible dans le temps, comme il est naturel, la 2e Isthmique de la
victoire qu’elle exalte et du deuil pour lequel elle exprime la sympathie du poète.
La 2e Isthmique appartient au genre des odes « secondaires », composées après
l’ode principale. Celle-ci fut, dans le cas précis, nous l’avons vu, une œuvre de Simo-
nide ; et Pindare lui-même le donne à entendre au vers 12 : oujk ajgnw`tΔ ajeivdw, « Je
chante une victoire qui n’est point ignorée… » Le délai écoulé entre ode principale
et ode secondaire ne peut être très long, l’effet triomphal d’actualité s’estompant ;
un an, au maximum, paraît raisonnable. Il est donc assez vraisemblable que la
2e Isthmique fut composée après la 2e Olympique, mais avant la 3e, dans l’automne
476 ou l’hiver 476-475.
On parvient donc à la séquence suivante :
perd du terrain ; et le vieux Nestor raconte qu’il lui arriva, malgré son talent, d’être
battu au char par un attelage monté par deux cochers, l’un guidant, l’autre fouettant.
L’évocation, fort longue pour un génie concis comme Pindare, et dans une ode
fort brève, dont elle occupe une bonne part de la triade centrale, des mérites de
Nicomachos se greffe de manière très surprenante sur le rappel obligé des victoires
du personnage loué, Xénocratès. On voit que le cocher fut l’artisan des succès de
Xénocratès : en 490, dans la plaine touchant au port de Kirrha, au-dessous de
Delphes (Crissa, mentionnée dans la 2e Isthmique est le nom de la cité ancienne,
détruite un siècle plus tôt, dont le site n’était pas éloigné de celui de l’hippodrome) ;
à une époque sans doute ultérieure, à Athènes, à l’occasion des Panathénées ; et en
476 à l’Isthme, au concours patronné par Poséidon. Et Xénocratès a pu se féliciter
de sa parfaite compétence.
Mais Pindare va au-delà. Il n’est plus question alors de couronnes gagnées par
Xénocratès. Le poète rappelle que Nicomachos a accueilli les spondophores éléens.
Ceux-ci étaient l’équivalent pour Olympie des « théores » mieux connus de
Delphes, précurseurs des Pythia ; envoyés par le peuple organisateur, ils allaient
annonçer dans les divers États et cités, plusieurs mois à l’avance, la trêve et la date
précise de l’ouverture des « jeux » ; ici, du début de l’Olympiade, qui était situé de
manière un peu flottante en relation avec la pleine lune, au milieu du mois éléen de
Parthénios ou du mois d’Apollonios, en alternance. Nicomachos a été l’hôte de ces
personnages en tournée, non pas à Athènes, ainsi que le suggère une scholie aber-
rante, malencontreusement suivie par Puech, mais en Sicile, chez lui, dans sa propre
cité, Agrigente. Nicomachos donc ayant reçu ces missionnaires officiels s’est rendu
à Olympie pour le concours le moment venu, et Pindare nous le montre enfin sous
les applaudissements de ces spondophores – et sans doute l’ovation de tous les
Éléens et de tout le public – vainqueur splendide, avec son quadrige, dans l’hippo-
drome au bord de l’Alphée.
Or, nous savons que Xénocratès n’obtint pas cette couronne. Théron, son
frère, présent du reste à Olympie, reçut des hellanodices le feuillage de l’olivier
sacré, pour cette victoire qui devait valoir « aux enfants d’Ainésimos une gloire
immortelle » mais qui était bien à son seul nom.
Que s’est-il donc passé ? Faut-il imaginer une rivalité entre les deux frères,
lançant sur la piste des attelages concurrents ? Et Nicomachos, le cocher si sûr, si
dévoué, qui avait eu si longtemps la confiance de Xénocratès, après quatorze ans au
moins de loyauté, avait-il, pour ce dernier concours, changé d’écurie ? Mais le texte
de Pindare n’exprime que sa fidélité et la bonne entente des frères. Non, Nicoma-
chos n’a pu abandonner Xénocratès dans de telles conditions. On ne voit pas non
plus pourquoi – autre hypothèse vaine – Xénocratès aurait soudainement renoncé à
la course (et libéré son cocher, qui aurait retrouvé un emploi proche), lui que
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 19
Pindare glorifie encore, sans réserve ni terme, comme éleveur d’excellence, ayant fait
courir avec assiduité au plus haut niveau.
Les épreuves olympiques ne devaient être accessibles qu’à des attelages déjà
titrés et à des cochers d’expérience. Et une victoire à Olympie ne se remporte pas
dans l’improvisation. Elle est préparée de loin, à la fois par le propriétaire, qui
consacre à l’hippotrophia de très grandes dépenses et qui en fait le but suprême, et
par son « équipe technique », essentiellement le cocher. Quant aux chevaux « un
seul est capable de les bien dresser, tout au plus quelques-uns, dont c’est le métier »
affirme Platon (Apologie de Socrate, 25 b). L’héniochos, le « teneur de rênes » ou
plus exactement « de guides » exerce un art qui pour les anciens s’apparente à celui
des pilotes de navires. Il a un apprentissage difficile, avec des chutes, avant de se
tenir ferme, pieds à plat sur l’étroit plancher, buste en avant en pleine course, s’in-
clinant vers l’intérieur des courbes pour maintenir l’équilibre de sa légère caisse
treillissée (Gorgias, 516 c). Le mythe de Phaéton, présomptueux novice, que préci-
pita l’attelage de son père Hélios, l’illustre, et aussi l’anecdote, contée dans les
Guêpes d’Aristophane, du Sybarite qui, ne sachant pas l’art hippique, se casse la tête
en essayant de conduire un char : ce qui justifie pour Philocléon la maxime : « À
chacun son métier ». Les textes anciens disent la peine et le danger de mordre la
poussière auquel expose la pratique de l’héniochéia. Le plus connu est dans l’Électre
de Sophocle, le récit forgé qui raconte la mort d’Oreste, supposé avoir été victime
d’une chute entraînée par une faute de main au virage dans l’épreuve finale des
Pythia. Une borne heurtée par la tête de l’essieu, la rupture d’une pièce cruciale
– comme le joug d’Eumélos dans l’Iliade, et le voilà qui roule à bas, et sa tête heurte
le sol –, un concurrent qui dévie de sa ligne : les péripéties font le spectacle, avec ces
carambolages, ces « attelages renversés les uns sur les autres » qu’évoque Aristo-
phane (Paix, 901-904). Il faut dans ces conditions à l’occupant du char beaucoup
d’habileté, et pour mener sa course beaucoup d’intelligence : c’est le sens du dis-
cours que tient le vieux Nestor, conducteur émérite, à son fils Antiloque avant le
départ des biges aux jeux funèbres en l’honneur de Patrocle, au chant XXIII de
l’Iliade. Ce texte est cité par Socrate dans l’Ion de Platon (537 a) où l’héniochéia est
rapprochée de la technè du pilote et de celle du médecin – et l’on a tout dit, à partir
de là, sur la mètis, la ruse du cocher (Detienne et Vernant, Les ruses de l’intelligence,
la mètis des grecs, p. 18 et s.). Pindare lui-même qualifie le héros-cocher Iolaos,
honoré à Thèbes, d’iJppovmhti~ (7e Isthmique, 9). Il faut, pour gagner au galop, au
terme des douze longueurs d’hippodrome, des efforts, des entraînements, la pra-
tique de la compétition, une parfaite connaissance du matériel, une familiarité avec
les bêtes spécialisées qui composent le quadrige, une domination ferme et douce sur
elles, un bras, un doigté sûrs ; le sang-froid, la décision et l’audace aux moments
périlleux : en somme la passion, le talent, la travail, la constance.
20 FRANÇOIS SALVIAT
Lorsque Pindare s’attarde ainsi sur Nicomachos, ce n’est pas, malgré toutes ses
qualités, pour présenter, dans la continuité d’une carrière, sa dernière victoire dans
le cadre olympique comme un aboutissement sportif personnel, mais comme l’ac-
complissement ultime d’un engagement long où il n’était pas concerné seul ; est
impliqué d’abord ce « maître des chars » que fut Xénocratès. Avec Nicomachos, et
par lui, c’est Xénocratès qui a construit dans la durée la victoire olympique : et
Pindare le signifie.
Pourtant Xénocratès n’a pas ceint la couronne d’olivier, au sommet de la hié-
rarchie panhellénique, la plus belle, la plus désirée, qu’il méritait. Rapprochons cette
frustration inattendue de la couleur sombre, des perspectives eschatologiques de
l’ode qui parallèlement exalte la victoire de Théron, la 2e Olympique, et la raison
apparaît.
Si Xénocratès n’a pas été couronné à Olympie, c’est qu’il était mort. Sa dispa-
rition, dans la soixantaine de son âge, se place au printemps de 476 ou au commen-
cement de l’été, entre la fin des Jeux de l’Isthme et l’ouverture de ceux d’Élide.
Nicomachos, qui s’était préparé pour les Olympia, y a gagné la course, mais pour
Théron, au service de qui il était désormais, Théron, l’héritier récent du défunt. Il y
a aussi toutes chances pour que les chevaux de l’attelage vainqueur, dociles à sa
main, aient été élevés dans les écuries de Xénocratès. Quand on l’a reconnu, tout se
met en place.
Xénocratès disparu avant le concours olympique : Pindare évite de le dire. Il le
laisse à entendre. Toute poésie suggère, transpose ; la sienne plus qu’une autre prend
des détours. Et son chant doit, sans effet pathétique, voiler le deuil.
Kalw`n me;n w|n moi`ravn te ter-
pnw`n ej~ mevson crh; panti; law`/
deiknuvnai: eij dev ti~ ajnqrwv-
poisi qeovsdoto~ ajtlavta kakovta~
prostuvch/, tauvtan skovtei kruvptein e[oiken.
« La part qui nous échoit de biens et de joies, il faut ouvertement, à tout le monde, la
montrer ; mais si Dieu envoie aux hommes quelque intolérable malheur, il convient de
le cacher dans l’ombre » (Hymnes, frgt 4 Puech, 42 Maehler).
Mais tout était clair pour les auditeurs de cette 2e Isthmique, qui offrait à Thra-
syboulos la louange des vertus de son père. Ils appréciaient que soit rendue justice
par ce biais du cocher (et sans pouvoir choquer Théron), pour la couronne
détournée par le destin, à celui qui en avait attendu légitimement la gloire.
La douleur en son fond devait laisser la place à la recherche d’un équilibre
serein, que favorise le succès agonistique ; on peut citer pour comparaison la 7e Isth-
mique, où est évoquée la mort récente d’un oncle du vainqueur, le Thébain Stre-
psiade, tué au combat à Oinophyta :
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 21
FIG. 4. – Décadrachme de Syracuse (argent ; vers 412 av. J.-C. ; coin gravé par Kimon).
Quadrige en course et Victoire. Conduite à quatre guides tenues en main gauche et fouet à droite.
D’après P. R. Franke et M. Hirmer, La Monnaie grecque, Paris, 1966, pl. 40.
22 FRANÇOIS SALVIAT
l’honneur qui ont aimé leur fidélité aux serments ils ont en partage une existence sans
larmes.
Les autres ont à subir une peine qu’on ne peut supporter de voir.
Mais tous ceux qui ont eu la force, par trois fois, séjournant dans l’un et l’autre
monde, de garder absolument à l’écart des injustices leur âme, suivent jusqu’au bout la
route de Zeus jusqu’au château de Kronos ; là, l’île des Bienheureux est entourée du
souffle des brises océanes ; des fleurs d’or resplendissent, les unes sur terre, d’autres
nourries par l’eau ; ils en tressent des guirlandes pour leurs bras, et des couronnes, sous
la droite régie de Rhadamanthe, assesseur aux ordres du père puissant, époux de Rhéa,
déesse qui siège sur le trône de tous le plus haut. Pélée et Cadmos sont parmi eux, et
Achille, amené, quand elle eut touché par ses prières le cœur de Zeus, par sa mère; lui
qui fit tomber Hector, de Troie invincible, inébranlable colonne, et donna la mort à
Kyknos, ainsi qu’à l’Éthiopien, fils de l’Aurore.
J’ai sous le coude en nombre, dans mon carquois, de rapides flèches ; elles parlent
à ceux qui comprennent ; pour aller au Tout, il est besoin d’interprètes. Sage est qui a
grand savoir de nature; ceux qui n’ont que l’étude, tout en mots bavards, comme des
corbeaux, laissons-les (tous deux) en paroles vaines, attaquer de Zeus le divin oiseau.
Applique maintenant ton arc à la cible, mon cœur ; qui allons-nous viser, l’esprit
radouci, de nos glorieux traits ? À Agrigente je proclamerai sous serment, l’âme
sincère, que cette ville n’a pas enfanté en cent ans d’homme aux pensées plus généreuses
pour ses amis, à la main plus libérale que Théron.
Pourtant sa louange est en butte à la démesure des repus, qui ne s’accorde pas avec
la justice ; insolents personnages, qui ne veulent que murmurer, et tenir cachées les
belles actions des hommes de valeur. Mais le sable échappe au calcul : les joies que
celui-ci a données aux autres, qui pourrait en dire le nombre ?
*
* *
Une bonne part de la 2e Olympique – dans les trois premières triades, sur cinq –
a été jusqu’ici commentée à l’aveugle ; les exégètes n’ayant accès qu’à des éléments
disjoints, sans fil directeur, tâtonnaient au premier degré, au mot à mot, s’entre-
glosant. Le brouillard maintenant se lève.
L’ode s’ouvre par l’adresse à Zeus, à Héraclès, patrons d’Olympie ; puis à
Théron, vainqueur et dédicataire, homme fort, solide protecteur et recteur excellent
d’Agrigente ; par le rappel de ses ancêtres, qui furent « l’œil de la Sicile » et le vœu,
utile en cette année de troubles politiques, que la protection de Zeus, fils de Kronos
et de Rhéa, conserve le patrimoine acquis à leur postérité. Rien ne distingue encore
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 29
la 2e Olympique d’une épinicie ordinaire. Mais l’idée de continuité successorale, qui
apparaît dans l’antistrophe, peut être associée aux morts, qui entraînent les héri-
tages : les derniers mots loipw`/ gevnei, en rejet au premier vers de l’épode, préludent
ainsi aux thèmes liés et contrastés, qui vont suivre, du deuil familial et de la joie.
C’est d’abord, dans la tradition lyrique, une sentence d’ouverture.
tw`n de; pepragmevnwn
18 ejn divka/ te kai; para; divkan ajpoiv-
hton oujdΔ a[n
Crovno~ oJ pavntwn path;r
duvnaito qevmen e[rgw`n tevlo~.
« Des actes accomplis, justes tout comme injustes, pas même le Temps, père de Tout,
ne saurait faire qu’ils n’aient été réalisés. »
Ces vers étant restés d’intention énigmatique, on les a souvent jugés anodins :
« maxime sur les vicissitudes » pour A. Puech, représentatif de la forme commune
de démission obligée (Pindare I, notice sur la 2e Olympique, p. 37).
Dans la circonstance maintenant connue, on peut dire, dans une approche de
surface, que Pindare écarte la consolation banale du deuil, l’oubli par le temps qui
s’écoule. Mais le sens est plus riche : ces mots donnent à l’ode sa hauteur, qui évo-
quent, à la survenue de la mort, la trace indélébile, au-delà de sa durée particulière,
d’une vie ; et aussi de toutes les vies humaines achevées. Ils concernent des âmes, qui
n’en ont pas fini, et sont responsables ; leur secret et leur mémoire ; et leur place
dans la dimension d’un temps sans limites, dans l’ordre total du monde, auquel
s’identifie le Temps. Celui-ci est à la fois changement et permanence, et il est aussi,
pour les âmes, justice.
Ce qui a été fait – par Xénocratès en particulier, on le sait maintenant – entre
naissance et mort ne peut pas ne pas avoir été fait, et subsiste. « What’s done cannot
be undone » fera dire Shakespeare à Lady Macbeth (scène 19). On pourrait penser
au contraire que le temps qui passe, puissance d’usure, altère, détruit ; Eschyle en
met l’affirmation dans la bouche d’Oreste – c’est du moins son espoir de parricide
réprouvé :
crovno~ kaqairei` pavnta ghravskwn oJmou`
« Il n’est rien que le temps en vieillissant n’efface » (Euménides, 286).
Contre l’adage populaire, et contre les croyances et les spéculations qui affec-
tent le temps de cycles, de ruptures absolues, de recommencements ex nihilo,
Pindare affirme qu’il ne supprimera rien de l’histoire. Il ne vieillit pas. Il n’est pas
réversible. Il n’abolira rien.
Le Temps, Chronos, est à la fois perçu comme entité conceptuelle, et présenté
comme dieu. Crovno~ oJ pavntwn pathvr : « père de toutes choses ». Il est premier prin-
30 FRANÇOIS SALVIAT
« Père de Tout »
Chronos + Nuit
|
Ouranos + Gaia
|
Titans, Okéanos, etc. Kronos + Rhéa
|
Zeus + épouses diverses
(le couple Ouranos-Gaia est attesté chez Pindare, 7e Olympique, v. 38)
Grâce à lui, ils auront leur vengeance, et leur récompense. Car étant mémoire
et critère de vérité Chronos est aussi lui-même justice.
On retrouve chez Platon des voies parallèles, avc une réflexion sur un temps
« total ». Dans la République Socrate, définissant le « naturel philosophe » lui
attribue une pensée capable de « contemplation de la totalité du temps » (qewriva
panto;~ tou` crovnou) comme de la « totalité du réel » (pavsh~ de; oujs iva~) (VI, 486 a).
Socrate encore, dans le Phédon, estime que la vie morale se juge dans un temps
« total ». La mort, parce qu’elle n’est pas anéantissement, ne saurait en affranchir :
« Si l’âme est immortelle, elle réclame qu’on en ait soin, non pas seulement pour le
temps que dure ce que nous appelons vivre, mais pour la totalité du temps ; car ce
serait dès lors un risque redoutable, semble-t-il, de ne pas se soucier d’elle ». Quelle
chance pour le méchant, si tout s’éteignait, s’effaçait à la mort ! « Si la mort était
l’affranchissement de la totalité (du temps), quelle aubaine ce serait pour les
méchants, d’être débarrassés, avec leur âme, de la méchanceté qui est la leur ! »
(107 c). La référence au Temps dans ce début de la 2e Olympique doit s’apprécier
dans la même ligne « philosophique » et « sotériologique », en rapport avec la
survie des âmes humaines en dépit de leurs avatars apparents. Admise, leur immor-
talité s’enchaîne chez Pindare, de la même manière que chez Platon – mais on
retrouve le thème chez Pascal – en raison de leur rapport à des corps périssables, à
une réflexion sur la durée, sur l’ordre universel, éternel, et ses rapports avec la
justice.
Le lien de la dika au Temps est donc essentiel, dans la perspective morale qui
est, chez Pindare, dominante. Notons que Solon évoquait la « justice de Chronos »,
avec des vues moins larges, car elle intervenait par des sanctions en ce monde d’ici
(frgt 24 DK) ; que Thalès associait aussi le temps et la justice rendue. Euripide
reconnaîtra en Diké la fille de Chronos (frgt 223 N). Mais il est intéressant surtout
de citer, remontant au VIe siècle, le seul fragment conservé verbatim d’Anaximandre,
reproduit par Simplicius d’après Théophraste, suivant lequel la Nécessité fait inter-
venir genèses et destructions dans un équilibre de justice, par des procès que gère le
Temps (frgt 103 DK). Le commentaire socio-théorisant de W. Jaeger est celui-ci :
« L’idée sous-jacente est que le Temps découvrira toujours et vengera tout acte d’in-
justice, même sans coopération humaine. À cette époque, l’idée de justice est
devenue la base sur laquelle état et société devaient se construire ; on ne la considé-
rait pas comme une simple convention, mais comme une norme effective, imma-
nente, inhérente à la réalité même » (The Theology of the Early Greek Philosophers,
1936 [1947], p. 35). En fait, si, pour Pindare, le Temps qui est père de tout, qui est
le Tout, porte en lui la Justice, c’est à l’échelle d’une durée, d’un ordre cosmiques,
incluant et dépassant l’humain, que viendra la sanction – dure pour les méchants,
récompense pour les justes.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 35
Comme la place donnée au Temps, celle qui est faite (allégoriquement) à Dikè
divinisée, présente en plusieurs endroits chez Pindare (7e Olympique, 17 ; 13e, 7 ;
8e Pythique, 1, 71), est notable. Dikè est dite née de Thémis, comme chez Hésiode,
filiation que Bacchylide reproduit aussi ; mais sa prééminence est surtout conforme
à la tradition orphique. On en trouve la preuve chez Platon, qui fait référence à un
palaios logos suivant lequel Dieu, principe universel « commencement, fin et milieu
de tout ce qui est » (formule orphique) ne cesse « d’avoir à sa suite Diké, qui punit
les manquements à la loi divine et que, modeste et rangé, celui qui aura le
bonheur s’attache à suivre… » (Lois, 716 a ; cité par DK). Car il y a dans l’humain
possibilité d’adhésion au divin ou de dérive, celle-ci appelant châtiment. Nous
sommes parfaitement sûrs maintenant, depuis le déchiffrement du papyrus de
Dervéni, où les Hymnes orphiques, nous l’avons vu, sont cités, qu’ils sont bien la
source, le palaios logos qui inspire ce passage de Platon. Ce que confirme un passage
de Démosthène qui dans le Contre Aristogiton (25,2) évoque Dikè assise près du
trône de Zeus, et nomme expressément Orphée. Aussi, lorsque l’on rencontre chez
Eschyle Dikè partout présente, fille de Zeus (comme chez Pindare) et son auxiliaire,
a-t-on pensé depuis longtemps, à juste raison, reconnaître là une influence
orphique (Guthrie, Orphée…, p. 259-260).
Mais il faut noter aussi que Dikè est active chez Héraclite ; gardienne de l’ordre
du monde, elle a pour assistantes les Érinyes, inspectrices de conformité, capables
par exemple dans l’ordre physique de contrôler la grandeur apparente du soleil, qui
ne doit pas excéder la mesure en diamètre d’un pied humain, conforme à sa nature
(DK 94, relié à DK3 grâce au papyrus de Dervéni col. IV) ; mais elle saura aussi
sanctionner parjures et faux témoins. Et l’on sait quel rôle éminent elle joue dans le
poème de Parménide, ouvrant la porte du Jour et de la Nuit à qui est digne de la
franchir. L’un comme l’autre, ces philosophes prolongeaient la tradition de la Dikè
orphique, mais en l’incluant dans une métaphysique rationnelle. Pindare les a
côtoyés sur la même voie ; nous y reviendrons plus au long.
Justice et mémoire du Temps – car rien n’est amnistié – triompheront donc, au
bénéfice de l’âme des meilleurs, prise dans une dimension d’éternel.
Mais si tout subsiste, si rien ne s’efface, le chagrin vécu demeure. Voici cepen-
dant pour Pindare le remède possible à cette souffrance actuelle : une forme au
moins d’oubli (lavqa) peut intervenir, la compensant par la joie qui succède.
20 Lavqa de; povtmw/ su;n euj-
daivmoni gevnoitΔ a[n.
j ΔEslw`n ga;r uJpo; carmavtwn ph`ma qnavskei
palivgkoton damasqevn,
o{tan qeou` Moi`ra pevmph/
ajneka~ o[lbon uJ-
yhlovn.
36 FRANÇOIS SALVIAT
« Mais l’oubli peut être apporté par un destin heureux. Par le bienfait des joies reçues,
la souffrance meurt ; la souffrance lancinante est domptée, lorsque la Moira du dieu
élève tout en haut notre bonheur. »
L’expression qeou` Moi`ra est précise : il ne s’agit pas d’un fatalisme aléatoire ;
Dieu, qui est l’Universel, intervient pour programmer, gouverner les destinées indi-
viduelles ; on retrouve plus loin la Moira, près de lui, comme en lui, à la fois rectrice
et agent, porteuse à l’occasion d’un bonheur dont l’origine divine est à nouveau
affirmée (qeovrtw/ su;n o[lbw/ v. 36).
Quel bonheur si haut, cependant, de source divine, pourra pallier l’absence,
contredire, annuler la souffrance (ph`ma), dompter les accès de tristesse récurrente ?
Car le chagrin cruel revient, persiste (on comprend bien là qu’il ne s’agit pas, comme
on avait pu le penser, de réussite en ce monde et de victoire au char !). Accentuant
la liaison logique, pour ne laisser aucun doute, le poète prend un exemple, rappelant
dans la deuxième strophe le mythe douloureux et exaltant à la fois des filles de
Cadmos, malheureuses, mortes, divinisées – un mythe de consolation.
”Epetai de; lovgo~ eujqrovnoi~
25 Kavdmoio kouvrai~, e[paqon ai{ megavla :
pevnqo~ de; pivtnei baruv
kressovnwn pro;~ ajgaqw`n.
« À mon dire s’accorde l’histoire des filles de Cadmos aux beaux trônes ; elles ont souf-
fert grandement ; mais le deuil lourd retombe, quand sont plus forts les
bonheurs. »
Les mots sont graves ; il s’agit bien du « deuil lourd » de la mort et de son
antidote.
Les deux filles de Cadmos, Sémélè et Inô, sont familières à Pindare. Aimée de
Zeus, mère de Dionysos, Sémélè a sa tombe et un sanctuaire à Thèbes, que décrira
le prologue des Bacchantes d’Euripide. En butte à la haine de Héra, brûlée de la
foudre, elle connut pourtant, grâce à son fils et à Zeus, l’apothéose et le statut
d’épouse du maître de l’Olympe sous le nom nouveau de Thyonè (que Pindare lui
donne dans la 3e Pythique, 99). Hors de Thèbes, à Athènes par exemple, elle est aussi
une grande déesse. Elle est nommée dans chacun des trois hymnes « homériques »
à Dionysos qui nous sont parvenus et dans des dithyrambes. Inô, complice de sa
sœur, tante et nourrice, ayant recueilli Dionysos enfant, après bien des malheurs,
dus aussi à la vindicte de Héra, se jeta dans la mer à l’Isthme, avec son fils Mélicerte ;
changeant elle aussi de nom, elle devint Leukothéa, la Déesse Blanche, dame des
embruns, secourable à Ulysse naufragé, lui prêtant son voile, qui soutient le héros
sur les vagues. Et le poète de l’Odyssée rappelle au chant V qu’Inô « simple
femme », devenant Leukothéa a obtenu au fond de la mer « les honneurs des
dieux » (v. 333 et s.). Son culte est largement répandu, en Béotie, à l’Isthme, dans les
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 37
îles, en Asie, en Ionie du Nord, et jusque dans l’extrême ouest, dans les colonies
phocéennes, à Vélia et à Massalia. On s’interrogeait cependant, de Xénophane à
Cicéron, sur le problème de sa condition, humaine ou divine; fallait-il la pleurer,
comme une femme, ou non ? Pour Pindare, la question ne se pose pas. Mortelles
devenues déesses, les deux sœurs figurent ensemble, invoquées avec Alcmène, mère
d’Héraclès, à l’ouverture de la 11e Pythique, pour Thrasydaios de Thèbes, composée
en 474, deux ans après la 2e Olympique :
Kavdmou kovrai, Semevla me;n ΔOlumpiavdwn ajguia`ti
ΔInw; de; Leukoqeva
pontia`n oJmoqavlame Nhrhivdwn...
« Filles de Cadmos, Sémélé, qui résides parmi les Olympiens, et toi, Inô-Leukothéa,
qui partages la demeure des Néréides marines… »
Thébaines comme le poète, et dans son paysage proche, Sémélé et Inô sont
aussi dans le lignage lointain de Théron et cette parenté est peut-être, comme on l’a
dit, un élément de convenance. Mais on ne voyait jusqu’ici dans l’irruption de leur
légende que l’effet de cette convenance, pour une illustration vague de la maxime
précédente sur « les vicissitudes de la vie humaine » (Puech, Pindare I, notice de la
2e Olympique, p. 27).
Le mot est brutal : ajpoqanoi`sa. Les deux sœurs thébaines, frappées soudain,
mortes. Le drame de leur destinée peut passer pour symbolique de celui des deux
frères d’Agrigente, liés, brusquement séparés ; l’analogie étant recherchée surtout
entre la fin de Xénocratès et le foudroiement de Sémélè, privilégié par le poète (qui
évite de parler du suicide d’Inô). Mortes, mais vivantes encore ; deux verbes se cho-
quent : zwvei... ajpoqanoi`sa… Mais celui qui affirme la vie est jeté d’abord, au
présent. La parabole mythique s’achève ainsi par des apothéoses, par une gloire
d’immortalité et, ce qui n’est pas moins important, par l’absence niée, par les retrou-
vailles, la réunion, la tendresse de ceux qui s’aiment : filei`… Pindare s’appuie sur
le verbe d’amour, repris en forte anaphore. Le retour plein du bonheur après la souf-
france se réalise ainsi avec emphase par delà la mort. Et pour l’éternité : to;n o{lon
ajmfi; crovnon. Pour les siècles des siècles.
Un accord divin se fait autour de ce dénouement heureux. On s’est demandé
pourquoi Athéna (Pallas) intervient, et en premier lieu. Elle est certes alliée natu-
relle contre Héra jalouse ; mais l’explication de sa présence est surtout dans le mythe
capital de cet « orphisme » qui est si présent dans la suite de l’ode : il attribue à la
déesse le sauvetage du jeune Dionysos démembré, cuit et dévoré par les Titans ; elle
a en effet conservé le cœur de l’enfant-roi, l’a remis à Zeus et permis, à partir de cet
organe, sa résurrection par une deuxième naissance. La référence au dieu « porteur
de lierre» est toute naturelle : nous savons que Dionysos a retiré Sémélè, sa
deuxième mère, des Enfers, et cet anodos printanier avec violettes, roses et chœurs
de fête est évoqué par Pindare dans le Dithyrambe 4 de Puech composé pour les
Athéniens (frgt 75 Maehler). Et que le thème bachique soit associé à la tradition de
salut « orphique » est une évidence qui apparaît pour nous maintenant très claire.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 39
*
* *
Mais c’est aussi un sujet qui ouvre sur une vision du monde, qui occupe à ce
titre, on le sait, une place centrale dans la méditation, contemporaine de la jeunesse
de Pindare, d’Héraclite d’Ephèse sur le devenir, sur le perpétuel écoulement. « On
n’a pas assez remarqué, écrivait naguère A.-J. Festugière, combien cet enseignement
(héraclitéen) s’accorde avec le thème lyrique de l’inconstance des choses humaines.
C’est qu’il jaillit de la même expérience » (Contemplation et vie contemplative selon
Platon, 1950, p. 23). Lorsque le thème de fragilité est repris chez Pindare, il est au
point de départ d’une pensée plus longue que la mélancolie ordinaire – spontanée –
la plainte des anciens lyriques.
40 FRANÇOIS SALVIAT
étroite qui liait les deux hommes. On retrouve l’épithète, chez Pindare, qualifiant
Apollon et Artémis jumeaux, qui possèdent ensemble le domaine de Delphes
(9e Néméenne, 5). Un patrimoine commun : cela explique qu’après la mort de Xéno-
cratès l’élevage, les équipements et les écuries de course aient échu à Théron.
L’héritage de frère a frère, jusqu’au lévirat, était la coutume chez les dynastes de
Syracuse ; L. Gernet, en particulier, l’a bien souligné dans un article, qui reste actuel,
sur le mariage des tyrans et sur les fondements de leur pouvoir. Il devait en être de
même à Agrigente. Les koinaiv cavrite~ rappellent naturellement que les succès de
Xénocratès ont rapporté sa part de gloire à Théron, ce qu’exprimait déjà fort bien,
quatorze ans plus tôt, la 6e Pythique : Pindare y assurait déjà que la victoire du père
de Thrasybule à Delphes, honorait tout le génos (patri; tew/`, Qrasuvboule, koinavn te
genea`/... a[rmati nivkan (v. 15-16), et y évoquait le modèle que proposait au jeune
homme son « oncle paternel » (Théron). Elles suggèrent que Xénocratès mort était
lui-même, en retour, concerné par cette ultime victoire. Ainsi, dans la 5e Pythique
Arcésilas de Cyrène est dit partager avec ses aieux défunts koina;n cavrin (v. 102).
Cet engagement mutuel, cette entente ne vont pas de soi : la solidarité affirmée
au-delà de la mort suppose un lien de cœur, une affection fraternelle réelle. Nous
avons à portée un contre-exemple : on sait que Gélon de Syracuse avait remporté
une victoire au char à Olympie en 488, magnifiée par un monument et une statue
dans l’Altis ; alors apparaît l’image, qui persistera, du quadrige au revers des mon-
naies de Syracuse. Or on remarque que cette victoire n’est rappelée dans aucune des
odes triomphales de Pindare ou de Bacchylide pour Hiéron, son héritier pourtant,
son frère.
De même que dans la 2e Isthmique l’éloge de Nicomachos le cocher fera appa-
raître l’absence de Xénocratès dans la victoire d’Élide, de même dans la 2e Olym-
pique le rappel des couronnes anciennes exprime le vide et l’attente déçue. Ici plus
encore, cette façon d’évoquer la disparition du frère de Théron est discrète ; mais
elle suffisait ; plus explicite, plus dramatique, elle n’aurait pas suscité chez les audi-
teurs agrigentins plus d’émotion. La mort de Xénocratès était devant eux.
La gloire des concours gagnés, mais l’hommage ainsi rendu au défunt, la sug-
gestion précise du deuil, justifient le passage à des maximes que l’on jugera mainte-
nant moins oiseuses ou moins surprenantes et d’enchaînement moins abrupt.
To; de; tuvcein
peirwvmenon ajgwniva~
58 paraluvei dusfrona`n.
« Le succès quand on l’obtient dissipe la souffrance de l’épreuve. »
(Je conserve ici le texte retenu par Puech ; il existe une variante du texte qui
exprime la même idée.)
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 45
Le thème, bien exploré par les exégètes modernes de Pindare (en particulier par
J. Duchemin) est celui de la souffrance dans l’effort pénible (povno~ est difficile à tra-
duire, ambigu comme « peine », qu’il ne recouvre pas) mais nécessaire, noble,
fécond, rétribué par la gloire.
La 7e Néméenne pour un vainqueur au pentathlon dit déjà à peu près la même
chose :
Eij povno~ h\n, to; terpno;n plevon pedevrcetai
« S’il y eut de la peine, plus grande est la joie qui s’ensuit » (v. 74).
Et c’est le début de la 4e Néméenne pour un jeune lutteur éginète :
“Aristo~ eujfrosuvna povnwn kekrimevnwn
ijatrov~
« La joie est le meilleur médecin des labeurs endurés pour vaincre… »
Nous retrouverons le thème, comme topos, chez Antiphon : « Cet état même
qui comporte le plaisir comporte aussi, tout proche de lui, la peine : les joies ne vont
pas seules, les chagrins et les épreuves (ponoi) les accompagnent. Ainsi des victoires
olympiques et pythiques et dans les concours de cet ordre ; ainsi des talents de l’in-
telligence, des plaisirs de toute sorte : tout cela ne se laisse gagner qu’à force de souf-
frances… » (Sur la vérité, 13).
On n’abandonne pas le ton de l’épinicie. Mais ce lieu commun des odes a ici
son importance. Il insiste certes sur la valeur de l’enrôlement agonistique : la com-
pétition de haut niveau exige des athlètes entraînement physique douloureux et
dépassement de soi ; un « maître des chars » occupé de soins assidus pour ses équi-
pages, peut encore être considéré lui aussi comme pris par ce labeur. Mais ce combat
vertueux s’attache, plus au large, à la condition humaine. On en trouve l’expression
dans la 10e Olympique, exactement contemporaine de la 2e, pour le boxeur Agési-
damos :
“Aponon dΔ e[labon cavrma pau`roi; tine~
e[rgwn pro; pavntwn biovtw/ favo~.
« Bien rares sont ceux qui sans peine ont reçu la joie qui, pour tous nos actes, illumine
la vie… » (v. 22-23).
Il s’agit de la joie de l’âme née du courage dans l’action, qui peut éclairer notre
vie (traduire « ceux qui ont remporté la victoire », ainsi que le fait Puech, dégrade le
sens ; et dans e[rgwn pro; pavntwn la préposition ne peut signifier que : « en échange
de… »).
La maxime peut ainsi dans l’Olympique avoir le sens le plus plein : la lutte est
aussi celle de la vie méritoire et fructueuse, qui est chemin vers la joie, qui assure la
lumière, le salut et le bonheur.
46 FRANÇOIS SALVIAT
Un autre thème est la richesse. Dans la même résonance double que la maxime
qui précède, est vantée l’opulence qui peut apporter le bonheur.
J ÔO ma;n plou`to~ ajre-
tai`~ dedaidalmevno~
fevrei tw`n te kai; tw`n
60 kairovn, baqei`an uJpevcwn
mevrimnan ajgrotevran,
ajsth;r ajrivzhlo~, ejtumwvtaton
ajndri; fevggo~: eij dev nin e[cwn ti~ oi\-
den to; mevllon,
o{ti qanovntwn me;n ejn-
qa`dΔ aujtikΔ ajpavlamnoi frevne~
poina;~ e[teisan, ta; dΔ ejn
ta`/de Dio;~ ajrca`/
65 ajlitra; kata; ga`~ dikavzei ti~ ejcqra`/
lovgon fravsai~ ajnavgka/.
« La richesse ornée de mérites apporte mainte et mainte chance favorable, en refoulant
au plus profond le souci sauvage ; elle est l’astre étincelant, l’éclat authentique pour
l’homme ; à condition que celui qui la possède connaisse l’avenir que voici : de ceux qui
sont morts ici les âmes sans défense aussitôt subissent leurs peines; pour les crimes
commis ici, en ce royaume de Zeus, sous terre on les juge et, terribles, sont prononcées
des sentences inexorables. »
La réflexion sur la richesse (plou`to~) – foncière ou métallique – source de puis-
sance, de prestige, qui comble les désirs, permet des satisfactions matérielles, mais
qui est aussi source d’abus, de danger social et moral, quand elle est inique et
oppressive, est loin d’être particulière à Pindare. Homère n’y voyait que du bien ; la
première critique vint d’Hésiode. Une scholie renvoie à un vers de Sapho ; c’était
une des préoccupations de Simonide ; elle a sa place chez Eschyle ; elle sera présente
partout ensuite, en particulier chez Platon et c’est un lieu exploré par tous les pen-
seurs, rhéteurs, moralistes. Le thème certes est attendu dans une ode pour une vic-
toire au char, dispendieuse avec étalage : le personnage loué l’est pour sa largesse ;
disposant de l’or, il a su le faire ruisseler en cet engagement panhellénique, qui est
une manière d’évergésie généreuse. Le poète loue donc dans la richesse une valeur
brillante et authentique.
Point seulement pour la puissance et la jouissance ; elle apporte à qui la possède
l’avantage d’ouvrir des opportunités morales, en refoulant au fond le « souci
sauvage », l’inquiétude compagne de misère, qui ronge, qui ravale, triste lot des
démunis. mevrimnan ajgrotevran, vers 60, a pour contraire la vie « douce », l’aiJw;n
aJmevra, idéal de la 9e Néméenne (v. 44). C’est le « bestial » opposé à l’humanisé.
Chiron le Centaure possède ces deux natures, dont l’inférieure est désignée par
l’adjectif ajgrotevron, dans la 3e Pythique, vers 4. Je pense qu’il faut suivre ici abso-
lument, au vers 60 de notre Olympique, l’interprétation de Bollack : richesse
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 47
apporte disponibilité, liberté (cela en dépit du choix de Puech, suivi et explicité par
Defradas, REG 1971, p. 136-137, pour qui il s’agirait tout à l’inverse de « fournir
une riche ambition, toujours en éveil »).
Mais l’on ne saurait s’en tenir là. La richesse seule, favorisant certes la sérénité,
ne suffit pas. En tête, les mots se choquant, a été énoncée une condition très lourde :
pour devenir l’astre lumineux dont l’éclat symbolise l’éclatant bonheur, elle doit être
« parée de mérites » ou « vertus » (ajretaiv). La notion d’ajrethv – élément positif,
d’excellence, dans une conduite sociale – plus ou moins abstraite, a sollicité le com-
mentaire. On a constaté que Pindare fut « le chantre de l’arété » (Festugière), ce qui
– pour faire court – souligne l’obstination d’une exigence que nous disons morale.
Il peut être utile pour éclairer ses intentions de citer un fragment qui montre
comment l’homme est guidé vers les ajretaiv dans les entreprises qui engagent le
Divin lui-même, qeov~ :
qeou` de; deivxanto~ ajrcavn
e{kaston ejn pra`go~, eujqei`a dhv
kevleuqo~ ajreta`n eJlei`n,
teleutai; de; kallivone~
« Lorsque Dieu montre le principe, en chaque affaire, tout droit est le chemin où l’on
atteint l’excellence (les ajretaiv), et les fins sont plus belles » (Puech, Hyporchème 4 ;
frgt 108 a Maehler).
Le début de la 3e Isthmique, pour Melissos de Thèbes, vainqueur au char,
indique bien le danger que font courir richesse et succès, et affirme le lien nécessaire
avec les ajretaiv (où s’implique le Divin, cette fois désigné comme Zeus) lesquelles
apportent le bonheur.
Ei[ ti~ ajndrw`n eujtuchvsai~
h] su;n eujdovxoi~ ajevqloi~
h] sqevnei plouvtou katevcei frasi;n aijanh` kovron,
a[xio~ eujlogivai~ ajstw`n memeivcqai.
Zeu`, megavlai dΔ ajretai; qnatoi`~ e[pontai
5 ejk sevqen: zwvei de; mavsswn
o[lbo~ ojpizovmenwn, plagivai~ de; frevnessin
oujc oJmw`~ pavnta crovnon qavllwn oJmilei`.
« L’homme qui a eu la bonne fortune de glorieux prix gagnés, ou de puissante richesse,
s’il sait contenir en son âme l’ivresse de l’orgueil, est digne d’avoir part aux éloges des
gens de sa cité. Ô Zeus, les grandes vertus qui suivent les mortels, c’est de toi qu’elles
viennent ; il vit longtemps, le bonheur de tes fidèles ; pour les âmes obliques, il n’en est
pas de même ; elles ne l’ont pas toujours, florissant, pour compagnon. »
Parce que la richesse risque d’être terreau d’arrogance, sa possession entraîne
le rappel urgent du devoir de moralité. La deuxième Pythique le répétera à l’adresse
du puissant Hiéron de Syracuse et précisera de même : pour le mieux, il faut qu’elle
soit « associée à la rencontre d’un destin de sagesse » (v. 56).
48 FRANÇOIS SALVIAT
*
* *
Ce sont là des paroles admirables. C’est en considérant cela que je tiens la posses-
sion des richesses pour infiniment précieuse, non pour tout homme, mais pour qui est
sensé. »
Dans le cas contraire, l’homme, selon Céphale, près de ses derniers moments,
« vit dans une affreuse attente » (zh`/ meta; kakh`~ ejlpivdo~). Cette sérénité du juste, qui
peut dormir sans cauchemars à l’approche de la mort, est ce que Pindare souhaite
pour qui parvient au sommet (ei[ ti~ a[kron eJlwvn...) dans la 11e Pythique (v. 55-57).
Et dans le même esprit il écrit dans la 9e Néméenne pour Chromios d’Etna, lieute-
nant de Hiéron :
44 jEk povnwn dΔ, oi} su;n neovtati gevnwntai
suvn te divka/, televqei pro;~
gh`ra~ aiJw;n aJmevra.
« Les labeurs (épreuves ?) que dans notre jeunesse nous avons supportés, si cela fut
dans la justice, assurent à notre vie une douce vieillesse. »
« Le plus connu décide des choses reconnues, qu’il conserve. » Battistini, dans le
même sens : « L’homme qui a le plus d’approbation ne connaît et n’observe que des
probabilités » (31). Ainsi encore Ph. Wheelwright : « Even he who is most in repute
knows only what is reputed and holds fast to it » (87).
On le voit, tous prennent dokeovntwn, leçon du manuscrit de Clément (Lauren-
tianus), ou dokevonta, leur correction favorite, pour un participe neutre. (ta;) dokev-
onta désignerait les « valeurs d’opinion » que connaîtrait et conserverait une sorte
de champion, oJ dokimwvtato~, distingué lui-même par l’opinion. Ce qui est abstrait,
peu intelligible et ne prépare pas ce qui suit. C’est pourquoi Wheelwright détache
carrément cette première phrase et coupe le fragment en deux (Heraclitus, sous les
nos 71 et 87).
Il semble n’être venu à l’esprit d’aucun (encore que la suggestion soit dans le
lexique de LSJ) que ce participe peut être de genre masculin. Le texte en cette hypo-
thèse offre un sens meilleur et enfin satisfaisant.
oiJ dokevonte~ sont en effet « ceux qui ont du renom », dans un usage lexicale-
ment bien attesté, notamment chez Pindare (13e Olympique : ejdovkhsan, v. 56 ;
7e Néméenne, ou dokevonta s’oppose à ajdovkhton, v. 32) et chez Euripide. Le person-
nage qui dans cette catégorie est « le plus en vue », oJ dokimwvtato~, homme éminent,
en qui certains ont décelé une espèce de « juge » (Bollack et Wismann), détient en
tout cas, au sommet, une autorité, dotée de pouvoirs. Comme il a des affinités avec
les gens « considérés » que sont les dokevonte~, qui comptent aussi, à un moindre
rang, dans l’ordre social, il les reconnaît et les protège, en ignorant leurs mensonges,
en organisant leur impunité. On voit dans quel sens politique s’interprète cette pro-
position, et quelle place y tient la justice à initiale minuscule, humainement, c’est-à-
dire imparfaitement rendue, voire méprisée : car elle défère à cette hiérarchie. On se
souvient ici des « rois » d’Hésiode et de leurs « sentences torses ». La Dikè, principe
supérieur, n’obéit qu’à sa règle propre : nous le savons par ailleurs, Héraclite l’a
établie gardienne de l’ordre du monde, aspects physiques inclus (DK 94 + DK3 : le
soleil ne peut changer de diamètre apparent ; il est pour cela soumis à son contrôle).
Nous retrouvons en cette matière Héraclite proche de Pindare. Lorsque
Pindare dans la 2e Olympique (v. 63) fait juger l’âme apalamnos, « démunie », c’est
pour instaurer une Justice infaillible, insensible à la pression sociale ; une Justice
pure qui doit rendre des arrêts aussi inattaquables qu’ils seront inexorables.
Ces vers au milieu de l’ode sont aussi à l’apogée des tensions : avec le sommet
de la haute fortune, la chute possible, la crainte et le tremblement. Rappelons l’aver-
tissement des Lois de Platon (X, 905 a) : « Tel est le jugement des dieux auquel ni
soi, ni aucun autre qui aura connu la même infortune, ne pourra se vanter de s’être
soustrait… ; un jugement que ceux qui l’ont établi ont établi supérieur à tous les
jugements… Jamais par cette justice tu ne seras laissé de côté, fusses-tu petit au
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 55
point de pouvoir t’enfoncer dans les profondeurs de la terre, pas davantage si tu
étais assez haut perché pour prendre jusqu’au ciel ton envol... » Certes Xénocratès
qui vient de mourir a échappé, à l’évidence, et Théron, confronté par le chagrin du
deuil à sa propre angoisse de mort, échappera en ce procès à ces condamnations, qui
la rendent redoutable. Mais Pindare le martèle pour tous, avec des « mots éner-
giques » (Puech) : une justice divine, pour tous, passera.
*
* *
surtout, ainsi que le fait F.M. Cornford (Principium Sapientiae, 1952 p. 150) de citer
Eschyle, qui fait dire à Clytemnestre, s’adressant dans les Euménides, vers 104-105
aux Érinyes endormies :
eu[dousa ga;r frh;n o[mmasin lampruvnetai,
ejn hJmevra/ de; moi`rΔ ajprovskopo~ brotw`n.
« Dans le sommeil l’âme est toute éclairée d’yeux ; mais le jour, ne pas voir devant eux
est le lot des mortels. »
Il faut le souligner : chez Pindare, dans le fragment 131 b, dans les songes des
dormeurs, une prescience répétée, bien affirmée, concerne le jugement, qui
approche, et ses conséquences. Car on ne l’a pas toujours mis en relief ni même
compris : E.R. Dodds par exemple traduit dans le flou, s’éloignant du sens,
terpnw`n… calepw`n te krivs in par « a decision of joy or adversity to come » (The
Greeks…, p. 135). En cet état où l’âme qui participe du divin tend à oublier le corps,
et à se retrouver seule avec elle-même, elle anticipe bonheurs ou tourments, qui
seront sa part après la sentence – car le mot krivs in est bien un terme de technique
judiciaire. Les thèmes – celui de la dikè, implicite, ceux de la bonne et de la mauvaise
conscience – sont essentiels dans un thrène, qui traite de la mort et des punitions et
récompenses qui la suivent. Au parallèle clair, que nous venons de voir, de la
2e Olympique. Ici encore, le meilleur commentaire est chez Platon dans les Lois,
905 : les rêves de l’Hadès et des lieux de châtiment effrayent les plus mauvais, avant
leur mort, et même après : « Ils éprouvent des peurs extrêmes lorsqu’ils rêvent,
vivants, et séparés de leur corps. » Et dans le papyrus de Dervéni, les « visions du
sommeil » inquiètes, les ejnupniva, font partie des raisons qui peuvent persuader de
croire aux châtiments de l’Hadès ta; ejn ”Aidou deinav (col. V, 6-7).
D’autres passages mettant en scène le monde de l’au-delà confirment la
2e Olympique et cette nouveauté par rapport à la tradition homérique : la mort des
meilleurs n’est plus dilution et sombre déchéance ; ils accéderont à la félicité.
Les vers conservés du Thrène VII Maehler (1 Puech) justement rapprochés,
comme complément descriptif, de la présentation rapide des l’« Île des Bienheu-
reux » dans la 2e Olympique, disent d’abord la lumière, et suggèrent un paysage
merveilleux.
toi`s i lavmpei me;n mevno~ ajelivou
ta;n ejnqavde nuvkta kavtw,
foinikorovdoi~ dΔ ejni; leimwvnessi proavstion aujtw`n
kai; libavnw/ skiaro;n kai;
crusevoi~ karpoi`~ bebriqov~...
« Pour eux en bas brille l’ardent soleil tandis qu’ici c’est la nuit ; et ils ont pour fau-
bourg des prairies fleuries de roses pourpres, l’ombre de l’arbre à encens, et des
rameaux ployant sous des fruits d’or… »
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 61
Par là est révélé un lieu de vie nouveau, avec des motifs que reprendront bien
des utopies, qu’a recensées L. Gernet (Anthropologie de la Grèce antique, « La cité
future et le pays des morts », p. 144 et s.). Cette campagne hors-les-murs, définie
comme proavstion, « faubourg » ou « banlieue », rappelle la situation identique de la
« table d’Hélios » des Éthiopiens, où chacun vient festoyer, chez Hérodote III, 18.
Dans ce cadre suburbain de prés fleuris, d’arbres à lourds fruits d’or, à encens,
à ombrages, vaquent les élus. Ils sont ici en nombre indéfini, et pas seulement, on
doit le supposer, quelques héros épiques apparentés aux dieux ; ils sont occupés à
des divertissements : jeux d’échiquiers et dés, assistance à des spectacles hippiques
et gymniques ; sont évoqués, après les couleurs, les odeurs, les sons agréables : la
musique des cithares de concert :
kai; toi; me;n iJppoisiv te gumnasivai~ te, toi; de; pessoi`~
toi; de; fomivggessi tevrpon-
tai, para; dev sfisin eujan-
qh;~ a{pa~ tevqalen o[lbo~
« Les uns prennent plaisir à des concours hippiques et gymniques, d’autres au jeu des
pions, d’autres au son des cithares ; chez eux s’épanouissent toutes les joies… »
Enfin, emplissant le lieu, les parfums brûlés sur les autels ; les grandes fêtes
sacrificielles où l’on immole des bœufs.
Plutarque, qui cite ces passages de Pindare, les complète, en résumant le texte
du thrène : il parle encore de rivières tranquilles et lisses : et aussi, le point est de
grand intérêt, car il suppose un bonheur intellectuel acquis dans la communauté des
esprits, la mémoire et l’échange, il évoque des réunions, des promenades en compa-
gnie, des conversations portant sur des souvenirs, sur des événements passés et
actuels. Le Socrate de Platon se le rappellera qui, à la fin de l’Apologie, se réjouira
d’avance d’aller après sa mort discuter dans ce club de justes, interroger héros et
poètes. Cet aspect particulier du bonheur de l’au-delà se retrouve par exemple dans
l’Axiochos, dialogue « apocryphe », beaucoup plus récent, du genre consolatoire,
qui promet, au séjour des hommes pieux, des conversations pour les philosophes
(371 c : filosovfwn diatribaiv).
Il faut reconnaître là, complétée, développée, la description de l’Île des Bien-
heureux. Et il paraît nécessaire de bien fixer le sens d’un fragment flottant, qui doit
se rapporter à cette description et en ramasser le sens. Il est ainsi transcrit par
Maehler (131 a) :
o[lbioi dΔ a{pante~ ai[sa/ lusipovnwn teleta`n
« Tous sont dans le bonheur par l’effet d’initiations qui délivrent des peines. »
Tels sont le texte et la traduction que préconise par exemple W. Burkert ; mais
ils me semblent tout à fait improbables : l’accès au « paradis » n’est pas réservé par
62 FRANÇOIS SALVIAT
Pindare à des « mystes », distingués par leur soumission à un rituel initiatique, mais
aux justes ; et ce point est de première importance. On ne peut imaginer que le poète,
qui sélectionne par examen et jugement les âmes de mérite, ait accepté ce que refu-
sera Diogène le Cynique, que les Athéniens pressaient de se faire initier aux mys-
tères : « Il serait plaisant, aurait-il-dit, qu’Agésilas et Epaminondas passent leur
temps dans la boue, et que des gens de peu, mais initiés, soient aux Îles des Bienheu-
reux » (Diogène Laerce, VI, 39). Nous retiendrons donc le texte préféré par A. Puech
(Thrène 2) qui refuse la leçon teleta`n, donnée du reste par un seul codex (Vatic. 139).
ojlbiva/ dΔ a{pante~ ai[sa/ lusipovnon (metanivssontai) teleutavn
« Tous, par un sort bienheureux, sont parvenus à la fin qui nous délivre de nos peines. »
Pindare, créant son « paradis » de béatitude, aux traits toujours flexibles, l’ima-
ginaire servant à plaisir le symbole, avait pour références affichées les rivages
d’Homère et les îles d’Hésiode. Mais la mise en scène hédoniste de cet au-delà s’au-
torisait d’autres antécédents moins succincts. Par la bouche d’Adimante dans la
République, Platon évoque chez Musée et son fils (Eumolpos), ces symposia aux-
quels il regrette de voir participer les justes, en récompense octroyée par les dieux
(363 c) : « … Musée et son fils accordent aux justes, au nom des dieux, des biens qui
peuvent plaire aux jeunes gens ; et plus encore : les conduisant, en leur discours,
dans l’Hadès, ils les font se coucher sur des lits et leur ayant préparé un banquet des
Saints ils les font, couronnés, pour l’éternité, vivre dans l’ivresse… » C’est l’idéal
oriental, nous le savons, royal même, transposé dans les images des stèles funéraires
grecques à « banquet, où le défunt héroisé est figuré sur son lit, calé de coussins,
servi par un échanson, la coupe à la main. Façons d’être qui comblent sans doute les
jeunes gens, « juvéniles », juge Adimante (et Platon) ; mais les beuveries, l’ivresse
perpétuelle ne lui paraissent guère convenables pour rétribuer l’arétè. Ces illumina-
tions poétiques au crédit de Musée et d’Eumolpe, dont la République apporte l’in-
direct mais assuré témoignage, car Platon les connaissait pour les avoir lues, sont
évidemment antérieures à la 2e Olympique ; elles ont été inaugurées dans cette tra-
dition « orphique » dont nous redécouvrons aujourd’hui la primauté. Mais on le
reconnaîtra : évoquant banquets, fêtes du vin, cratères et couronnes, parentes pour
le principe de celles de la 2e Olympique et des thrènes pindariques, elles étaient
moins tempérées. Chez Pindare le bonheur des élus harnachés de guirlandes s’ins-
talle dans l’épanouissement équilibré des plaisirs des sens et de l’esprit ; point dans
un nirvana d’intoxication ; dans une modération calme, dans un idéal collectif de
communication et de joies ; la jouissance d’intellects lucides y a sa grande part.
Quartier, jardin de vie parfaite ; et non d’éthyliques délices.
Ces joies sont, on l’a remarqué, le climat constant, la lumière sans défaut, l’exo-
tisme des fleurs d’eau, de l’arbre à encens, absent du milieu hellénique, et, la magie
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 63
des fruits d’or mise à part, pareilles aux terrestres, lorsque les vies dans l’en deçà sont
bien réglées : la lecture de l’œuvre conservée de Pindare le montre, les hommes
peuvent y accéder s’ils s’abstiennent d’arrogance, acceptent leur sort, pratiquent
sans faillir la justice, et bien sûr s’ils vivent dans un milieu aristocratique et une
aisance « moyenne ». Ils atteignent ainsi déjà, dans leur cité, dans leur ville, à la
« tranquillité », l’hésychia sereine – le bonheur. Pourtant dans l’au-delà ils sont, à la
dernière étape, non pas survivants, mais dieux.
Pindare est donc original, par de tels choix. Il l’est aussi par sa luxuriance de
poète, sa fécondité descriptive. On s’en convainc si on le compare par exemple à
Empédocle : lorsqu’un milieu convivial qui pourrait être semblable à celui de l’Île
des Bienheureux, accueille chez l’Agrigentin les âmes divinisées, il est beaucoup plus
sèchement évoqué (frgt. 147) :
e[nqen ajnablastou`s i qeoi; timh`/s i fevristoi
ajqanavtoi~ a[lloisin oJmevstioi, aujtotravpezoi
ejovnte~, ajndreivwn ajcevwn ajpovklhroi, ajteirei`~.
« De là surgeonnent des dieux aux puissants apanages, avec d’autres immortels ayant
même foyer, partageant table, n’ayant plus part aux douleurs des hommes, inalté-
rables. »
En opposition à cette lumière perpétuelle, à cette fête contrôlée, à cette société
réconciliée, l’angoisse des Enfers noirs. C’est là que Musée et son fils, selon Platon,
qui les cite dans le passage de la République auquel nous avons renvoyé plus haut,
enfonçaient dans la boue les âmes réprouvées, et les obligeaient à puiser l’eau avec
un crible. La 2e Olympique évite bien sûr de les montrer ces ”Aidou deinav, châti-
ments effrayants de l’Hadès, thèmes de cauchemars, dissuasifs de conduites injustes
et de crimes, qu’on retrouve, avec cette fonction, dans le texte du Papyrus de
Dervéni (colonne V ; voir le commentaire de R. Janko, Bryn Mawr Classical
Review, 2005). Il n’y est fait qu’allusion chez Pindare, en l’état de l’œuvre ; mais ils
devaient être présents, et prioritairement dans les Thrènes, dans d’autres passages.
Ceux-ci sont pour la plupart perdus. Il en reste pourtant quelques lambeaux.
Deux vers du Thrène VII Maehler (1 Puech) dont nous avons plus haut analysé les
descriptions « paradisiaques », font allusion en contraste à l’Érèbe, où sont jetées les
âmes des méchants, aux sources des ténèbres et à leurs fleuves qui roulent.
e[nqen to;n a[peiron ejreivgontai skovton
blhcroi; dnofera`~ nukto;~ potamoiv.
« De là sortent, en vomissant des ténèbres infinies, les fleuves, au cours lent, de la nuit
obscure. »
Le rapport du Tartare avec la Nuit est conforme à la Théogonie d’Hésiode
(v. 725 et s.). Plutarque précise, introduisant la citation de ces vers de Pindare, que
ceux qui subissent leurs châtiments dans cette région noire sont aussi plongés dans
64 FRANÇOIS SALVIAT
*
* *
(Ce fragment est trop timidement classé dans la catégorie d’« origine incer-
taine », n° 21 dans l’édition de Puech ; dans les thrènes, frgt 133 par Maehler.) Dans
son commentaire immédiat, qui ne doit pas s’écarter de Pindare, lequel fournit les
prémisses de son raisonnement, Socrate spécifie bien que les âmes sont « immor-
telles et maintes fois renaissantes ». On est bien dans la perspective de la métem-
psycose qui est aussi celle de la 2e Olympique.
Rappelons que la « sainte Perséphone », la « reine chthonienne » des Enfers, est
interpellée avec une fonction semblable de juge d’exécution des peines dans les
tablettes de Thourioi, au sujet desquelles W. Burkert et G. Pugliese Carratelli évo-
quent à bon droit notre fragment (La tradition orientale dans la culture grecque,
2001, p. 78 ; Les lamelles d’or orphiques, 2003, p. 100). Le terme poinavn indique le
« prix », le « rachat » d’expiation. On le retrouve en ce sens au vers 64 de la 2e Olym-
pique. On en rapprochera l’usage fait dans le papyrus de Dervéni, à propos des
« mages », qui « pratiquent le sacrifice comme pour rendre réparation » (wJsperei;
poinh;n ajpodidovnte~) (col. VI, 4-5 ; voir W. Burkert, op. cit., p. 125). Et dans les
tablettes de Thourioi, où il est conseillé au défunt de dire : poinh;n ajntapevteisa
e[rgwn ou[ti dikaivwn (G. Pugliese-Caratelli, Les lamelles d’or… p. 99 et s.).
La signification du mot pevnqo~ mérite d’être bien cernée. Les traductions :
« souillure » (Croiset, Puech) ou « mal » (Canto-Sperber) sont des interprétations,
justes sans doute, mais, à la limite, presque des esquives. Le mot exprime propre-
ment le « deuil funèbre», d’où la « mort » : comme lorsque nous disons que nous
avons eu un deuil, voulant parler d’une mort ; et ce sens ne doit pas être outrepassé
et perdu de vue. Il est attesté chez Pindare par exemple Péan 4 (Rutherford D4),
vers 53, ep. 2, dans le discours prêté à l’île de Céos, qui prône parmi ses avantages
l’absence de luttes intestines :
ouj penqevwn dΔ e[lacon, (ouj) stasivwn
« Je n’ai eu en partage ni deuils, ni discordes. »
On retrouve pevnqo~ avec le même sens 10e Néméenne, 76-77. Il s’agit à l’évi-
dence, dans le texte de notre fragment 133, de la fin du séjour contrôlé par Persé-
phone, imposé en rachat expiatoire à la suite d’une mort. Fort justement,
J.-P. Vernant propose de comprendre poina;n palaivou pevnqeo~ comme « littérale-
ment le prix du sang, la rançon rachetant un deuil ancien » (article repris en dernier
lieu dans Vernant et Vidal-Naquet, La Grèce ancienne 2, 1991, p. 30, n. 51).
Quel deuil, quelle mort ? Les hypothèses se dérobent, sauf une. Nous ne sau-
rions envisager qu’il s’agisse d’un moment dans l’itinéraire individuel de l’âme
migrante, comme le dernier décès corporel qui aurait précédé le dernier séjour « de
rachat » chez Perséphone : Pindare ne pouvait le désigner, le qualifier ainsi : cette
mort douloureuse et remarquable qui appelle réparation est « ancienne », pevnqo~
palaiovn. Nous sommes donc obligés de la repousser plus loin dans le passé.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 67
Et il n’existe ici, en vérité, aucune autre ouverture : il faut y reconnaître, sans
échappatoire, le meurtre de l’enfant Dionysos commis par des Titans, punis ensuite,
réduits en cendres, mais dont procéda l’espèce humaine ; il fut la cause de la
« chute » initiale, inaugurant la souffrance et l’errance transmigratoire des âmes. Un
mythe mainte fois scruté, analysé par les historiens des religions ; un peu étrange,
mais capital : cette anthropogonie est fondamentale dans l’« orphisme ». Pour élu-
cider ce passage de Pindare, c’est la solution que propose Tannery, que H.J. Rose a
soutenue en deux études, que W.K.C. Guthrie (Orphée et la religion grecque, 1956,
p. 185-186), J.-P. Vernant (loc. cit.), et E.R. Dodds (The Greeks and the Irrational,
1951, p. 155-156 et p. 176 n. 131 avec les références) admettent aussi. Le dernier,
pourtant très réservé sur les traditions « orphiques », traduit poina;n palaivou
pevnqeo~ par « the penalty of ancient grief » et trouve l’explication « la plus natu-
relle » de ce passage dans la référence « to human responsibility in the slaying of
Dionysos ». Perséphone était la mère de cet enfant-roi, conçu de Zeus, le Dionysos
chthonien (Zagreus), mis en pièces, puis mangé par les Titans, et il lui revient d’en
exiger la poinhv des hommes, race issue de la cendre des coupables foudroyés par
Zeus. Ou retrouve ici une suggestion de L. Robin : il s’agit bien dans la citation pin-
darique du Ménon du deuil de la déesse, de la « souffrance de Perséphone », mater
dolorosa (Platon, Œuvres complètes I, Bibl. de la Pléiade, note p. 1291). J. Duchemin
l’admet ; M. Canto-Sperber ne propose rien d’autre (Platon, Ménon, Garnier-Flam-
marion, 2e éd. 1993, n. 116, p. 253-254).
Le lien de l’espèce humaine avec les Titans et par là sa parenté divine sont bien
établis dans la tradition grecque ancienne ; on les trouve indiqués avec clarté par le
poète de la Suite pythique (vers 570 av. J.-C.) dans les paroles qu’il prête à Héra en
révolte contre Zeus :
Kevklute nu`n moi, Gai`a kai; Oujrano;~ eujru;~ u{perqen
Tith`nev~ te qeoiv, toi; uJpo; cqoni; naietavonte~
Tavrtaron ajmfiv mevgan, tw`n e[x a[ndre~ te qeoiv te.
« Écoutez-moi, Terre et vaste ciel de là-haut, et vous, dieux Titans, qui demeurez sous le
sol autour du grand Tartare, vous dont sont issus les hommes et les dieux… » (v. 334-336).
Mais le mythe de la mort de Dionysos, dépecé, cuit et consommé, ensuite res-
suscité grâce à Athéna, qui avait sauvé le cœur de l’enfant, introduit dans la religion
grecque « la lourde faute originelle et ancienne dont toute la race humaine a hérité »
(Guthrie, Orphée…, p. 204), « la faute sacrilège, conçue comme une puissance
contagieuse de souillure, qui se transmet de génération en génération, et dont il faut
se libérer » (J.-P. Vernant), l’équivalent du péché originel biblique (il n’est pas
d’homme innocent) : c’est le centre de l’« orphisme ». Par lui sont symbolique-
ment signifiés la parenté avec le divin et le caractère borné, infirme, de la condition
humaine, la destinée souffrante de l’âme infectée du mal.
68 FRANÇOIS SALVIAT
Il est connu par des sources récentes mais convergentes : Pausanias (8, 37, 5) le
rapporte à Onomacrite, qui fut poète et devin à Athènes au temps de Pisistrate et de
ses fils. Clément d’Alexandrie précise qu’Onomacrite fut l’auteur de compositions
attribuées à Orphée « vers la cinquantième olympiade » (Stromates I, 332). Héro-
dote (VII, 6) confirme l’existence de ce personnage : on le disait auteur d’une fausse
prophétie qu’il aurait introduite dans un recueil d’oracles de Musée, et il aurait été
pour cela banni d’Athènes par Hipparque (un passage de Diogène Laerce, dans son
introduction à son ouvrage sur les vies des philosophes, rappelle l’opinion de ceux
qui considéraient Orphée le Thrace comme « très ancien » ; Musée d’Athènes, fils
d’Eumolpe, Linos de Thèbes, seraient de générations plus récentes).
En dépit de ces témoignages, on a contesté l’ancienneté du mythe ; et ce fut un
des points le plus tenacement controversés de l’histoire de la religion grecque.
Contre O. Kern, qui en tenait pour l’époque archaïque, Wilamowitz le premier,
Festugière dans un article de la Revue biblique, L. Brisson, entre autres, y ont vu
une invention hellénistique. La datation haute est maintenue par Nilsson, Guthrie,
Boyancé, Lesky, par Dodds, Jeanmaire, Gernet, Detienne ; elle est confirmée par
W. Burkert (La tradition orientale..., p. 100-101). Ce dernier attire à nouveau – après
Jeanmaire, mais en connaisseur mieux averti de la source orientale – l’attention sur
un parallèle babylonien, où l’homme est créé à partir du sang d’un dieu rebelle, qui
aurait connu une interpretatio graeca.
Le fragment de thrène cité dans le Ménon avait le plus souvent retenu l’intérêt
moins pour lui-même que pour ce qu’il révélait de l’héritage culturel – de la biblio-
thèque, de la mémoire – et des options propres de Platon : ainsi chez Guthrie et chez
Dodds. Un problème maintenant réglé ; nous le savons, sans qu’il subsiste de doute :
Platon avait ce mythe bien présent. Ayant gagné un poids incontestable, le texte du
fragment 133 de Pindare peut être considéré à date assez ancienne – la première
moitié du Ve siècle en approximation très large – comme un témoignage direct,
élément décisif du dossier. J’estime, sans qu’il soit besoin de reprendre d’autres
arguments, que la question est tranchée, contre les sceptiques et les précautionneux,
s’il en reste, dans le sens d’une opinion qui a toujours été, au demeurant, majori-
taire : il existait bien sur ce point, remontant au moins au milieu du VIe siècle
av. J.-C., une source « orphique » – Orphée n’étant pour ses successeurs qu’un
prête-nom, comme Homère l’avait été pour les rhapsodes –, un ou des poèmes, des
« hymnes » chantant la passion de Dionysos-Zagreus et la naissance des
hommes issus des cendres des mauvais Titans. Pindare en avait connaissance ; il s’en
est inspiré. Que soit pris en considération et en charge par un grand poète, large-
ment écouté dans le monde grec, le mythe central de l’« orphisme », n’est pas de
mince conséquence, et mérite réflexion. Ainsi les développements qui ont été pro-
duits par les historiens sur la révolution « orphique » archaïque, dans une culture
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 69
nouvelle qui serait une « culture de la culpabilité » (« guilt culture » de Dodds,
succédant à une « shame culture », « culture de la honte ») doivent être en grande
partie conservés ; mais la manière de concevoir l’adaptation et la diffusion de ce
mysticisme nouveau peut être revue, affermie et nuancée.
Il est peut-être difficile de concevoir que Pindare ait accepté le démembrement
de Dionysos-Zagreus, la cuisson et la consommation de sa chair par les Titans can-
nibales ; lui qui proclame : « Non, je ne puis appeler ventre glouton (gastrivmargo~)
aucun dieu ! » (1re Olympique). Mais il faut remarquer que justement le crime des
Titans allait contre la nature divine. Est-il possible que sans épouser la lettre du
mythe, Pindare l’ait modifié pour une variante épurée, de même fonction symbo-
lique ? On peut construire un système apparenté sans recourir au dépeçage : ainsi
par exemple fera Empédocle, chez qui chaque âme met trente mille saisons à
retrouver l’état d’innocence perdu pour une transgression de type voisin, sang versé
et chair consommée, où le dieu n’apparaît pas. Il est plus vraisemblable que Pindare
ait sur cette boucherie volontairement gardé le relatif silence qui sied aux mystères :
ainsi fera Platon, qui préconise cette discrétion dans les cas délicats et choquants
(République, 378 a). Dans l’œuvre platonicienne, les Titans n’apparaissent en effet
qu’une fois, à une place très significative certes, mais comme furtivement, dans un
passage célèbre des Lois (701c) : chez ceux qui s’abandonnent à la licence, insoumis-
sion et comportements amoraux révéleraient et reproduiraient « ce que l’on dit être
la vieille nature titanique », th;n legomevnhn palaia;n Titanikh;n fuvs in.
Le principe de cette faute originelle et son invention « orphique » sont en tout
cas bien établis par ce premier vers du fragment pindarique 133, cité par le Ménon,
même si des inconnues dans le détail subsistent. Pindare, ici, touche au problème du
mal – qui se manifeste par l’arrogance et l’injustice – et de la rédemption : stages
dans l’au-delà (en « purgatoire ») et vies dans la justice assurant la réhabilitation
progressive des âmes humaines, les meilleures parviendront par degrés au stade des
h{rwe~ ajgnoiv (en parallèle à Hésiode, Travaux, 122, daivmone~ ajgnoiv). Le processus de
rachat s’opère par cette alternance ; les rétentions infernales, globalement définies,
corrigées par chaque jugement, pourraient être d’un nombre et d’une durée modu-
lable, en fonction des conduites justes ou injustes de chaque âme en ce monde.
Il faut bien s’en pénétrer et le point est essentiel : hommes, ataviquement cou-
pables, nous pouvons, selon Pindare, nous libérer individuellement des consé-
quences de notre faute « ancienne » – du mal – par une règle et une pratique de
vie droites ; et le poète n’indique aucune autre voie. D’autres options, que l’on
estime souvent avoir prévalu dans la définition et le développement de
l’« orphisme » théoriquement reconstruit – ce sont, par exemple, celles de L. Gernet
(Anthropologie de la Grèce antique, p. 76, d’après REG 1953) –, consistent à
recourir à des initiations, à des rites ; ou au régime non carné ; ou bien, par défiance
70 FRANÇOIS SALVIAT
*
* *
Par ce qui précède, nous avons été ramenés à des pistes que l’on a connues
longtemps brouillées ; plus d’un a cru s’y perdre ; voici qu’elles se dégagent. L’im-
portance de l’« Orphisme » – en quoi Diogène Laërce rapporte que certains recon-
naissaient les prémices de la « philosophie » –, entité fugace, d’abord triomphante,
mais surestimée parfois, par excès d’enthousiasme, et trop schématiquement définie,
ou enjolivée, dans les reconstructions des exégètes, a été contestée, de façon radicale
souvent, jusqu’à une manière de négationisme, de Wilamowitz à Linforth, à
G. Zuntz et à L. Brisson. C’est une longue histoire, dont on suit les jalons dans une
abondante bibliographie. Le débat s’épuisait, risquait l’enlisement sceptique,
lorsque la rencontre de documents neufs l’a rouvert, et réglé.
Des lamelles d’or enfouies dans des tombes indiquant aux défunts le bon
chemin à suivre dans l’Hadès, plus nombreuses, plus anciennes, remontant à Hip-
ponion à la fin du Ve siècle, c’est-à-dire au temps du procès de Socrate (on en trouve
le recueil actualisé chez G. Pugliese-Caratelli, Les lamelles d’or orphiques, 2002).
Surtout, un rouleau de papyrus, exhumé en 1962 à Dervéni, dans la banlieue nord
de Thessalonique, recueilli dans les restes d’un bûcher de crémation en rapport avec
une riche tombe d’aristocrate – sans doute d’un Thessalien en exil, puisque était
thessalienne la tombe voisine au grand cratère « de Dervéni », propriété d’un Laris-
séen dont le nom est gravé sur le bronze. Ce papyrus carbonisé, déroulé, restauré, a
été peu à peu déchiffré, étudié. Le document était accessible dans deux ouvrages,
utilisant les travaux provisoires de K. Tsantsanoglou et de R. Janko : F. Jourdan, Le
papyrus de Dervéni, Les Belles-Lettres, 2003, et de G. Betegh, The Derveni Papyrus,
Cambridge, 2004 ; vient de paraître une publication « officielle », qui servira désor-
mais de référence, sous les signatures de Th. Kouremenos, G.M. Parassoglou,
K. Tsantsanoglou, The Derveni Papyrus, Florence, Leo S. Olschki, 2006. Sur vingt-
six colonnes, mutilées certes, incomplètes dans leur partie basse, mais encore très
lisibles, nous est conservée une partie d’un traité philosophique qui avait pu
apporter un soutien spirituel de son vivant à un personnage cultivé et lettré. Celui-
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 73
ci mourut et fut incinéré dans la deuxième moitié du IVe siècle av. J.-C. ; la copie que
porte le papyrus est antérieure : elle peut être datée, à mon expérience, par compa-
raison de l’écriture avec les graphies très proches des inscriptions gravées sur pierre,
dont on connaît l’évolution, vers 350. Ce texte est l’œuvre d’un Ionien ; non d’un
Attique : le dialecte le refuse ; et cet indice fort permet d’éliminer certaines hypo-
thèses (comme celle d’Archélaos, Athénien). Hésitera-t-on toujours à nommer l’au-
teur ? On ne peut pourtant se résigner à croire que son œuvre ait été ainsi recopiée,
diffusée, appréciée de l’aristocratie thessalienne, et qu’il fût sans notoriété. Citoyen
d’une colonie de Milet sur le Pont-Euxin, qui compta parmi ses colons Anaxi-
mandre, Diogène d’Apollonie, contemporain d’Anaxagore, éclectique au jugement
de Théophraste, disciple du Milésien Anaximène est pour moi le candidat le plus
sérieux. Il s’agit dans les premières colonnes conservées de rites funèbres, de l’ap-
port en ce domaine des « mages » pour un « rachat », de discussions sur l’au-delà,
l’Hadès et ses châtiments, de références aux âmes, aux démons de « sous la terre »,
aux Érinyes ; et des songes, prémonitoires des punitions infernales, auxquelles il est
pour l’auteur, qui devait penser l’âme immortelle (ainsi Diogène), visiblement
nécessaire d’ajouter foi. Puis, portant sur la théogonie d’Orphée, d’un commentaire
« allégorique » – un genre dont les lecteurs de Platon peuvent avoir une idée par
l’Ion (Ion de Chio appliquait la méthode à Homère) ou les parodies ironiques du
Cratyle. Orphée est nommé à deux reprises, et ses Hymnes (XXII, 11) ; d’assez
nombreux vers sont cités ; l’auteur du traité propose de la généalogie divine abou-
tissant au règne absolu de Zeus une interprétation symbolique conforme à ses
options propres, à sa vision « moniste » du monde ; l’air s’identifiant à Zeus et au
nous est pour lui principe premier (ainsi Diogène, DK A8). Il est perméable à des
influences diverses : Héraclite, qu’il cite ; mais aussi Anaxagore, très proche ; Empé-
docle ; Leucippe ; ce qui convient pour situer la rédaction vers la fin du Ve siècle, à
mon avis, vers 430-420 av. J.-C. Après la tenue d’un colloque à Princeton, on trouve
sous la plume précise et raisonnable de W. Burkert le bilan des discussions sur le
papyrus et en particulier, ce qui nous importe ici, sur une base enfin consolidée, la
juste réhabilitation d’un orphisme ancien (La tradition orientale dans la culture
grecque, 2001, p. 69 et s.). On relevait déjà, notons-le, le même jugement, dès 1974,
chez Detienne-Vernant (Les ruses de l’intelligence et la mètis des Grecs, p. 129 avec
la note). Il est maintenant partagé par tous.
Un détail du texte de Dervéni, inaperçu, mal compris des éditeurs, confirme
cette vue : car il nous assure que l’union de Zeus avec Déméter, qui produira Persé-
phone, puis par un inceste redoublé, Dionysos-Zagreus, avait bien sa place dans la
théogonie ancienne d’Orphée. Il vient d’être question, col. XXII, 11, des Hymnes,
(ejn toi`~ ”Umnoi~...) et de Déméter, identifiée à d’autres divinités féminines, pouvant
répondre à des noms divers. S’annonce alors, au moment où s’installe la puissance
74 FRANÇOIS SALVIAT
– sentences, mythes, traits divers – qu’on commentait ligne à ligne, et qu’on essayait
à grand labeur d’adapter à des canons littéraires et à l’enthousiasme programmé
d’une fête triomphale. Il a choisi son thème ; il le traite sans contrainte, sans tri-
cherie ; il habite son chant et veut dire un espoir authentique, sa vérité.
Sincère, Pindare est aussi constant. La 2e Olympique n’est pas le miroir où se
reflète, vite évanouie, une fantaisie passagère. Il arrive ailleurs au poète d’opposer à
la gloire le terme de la vie ; ainsi, dans la 11e Néméenne, où s’amorce une réflexion
sur le bonheur, les honneurs, la mort :
eij dev ti~ o[lbon e[cwn mor-
fa`/ parameuvsetai a[llou~,
e[n tΔ ajevqloisin ajristeuv-
wn ejpevdeixen bivan,
15 qnata; memnavsqw peristevllwn mevlh,
kai; teleuta;n aJpavntwn
ga`n ejpiessovmeno~.
« Quand on possède le bonheur, que par la beauté on surpasse les autres, et quand,
excellant dans les concours, on a fait la preuve de sa force, qu’on se souvienne que ces
membres que l’on habille sont mortels et qu’à la fin de tout on aura pour vêtement la
terre. »
Mais pas plus que pour Bossuet le biblique et douloureux « elle a passé comme
l’herbe des champs » dans l’oraison pour Henriette d’Angleterre, adressée aux
« puissances » que « le ciel… frappe », ne se conçoit sans l’appel chrétien, qui ruine
les valeurs « mondaines », Pindare ne borne là sa leçon.
Car il n’est plus raison de prétendre que la 2e Olympique a été illustrée d’une
évocation de l’au-delà par brève rencontre, pour plaire à un cénacle, comme le
pensait Farnell (elle aurait été lue, pas même chantée, à un auditoire de secte !). Il
faut rejeter cette vue assez commune, selon laquelle – je cite maintenant Guthrie –
« les vues religieuses orphiques étaient hors de la portée du Grec ordinaire »,
Pindare représentant l’exemple emblématique de cette inaptitude à les saisir
(Orphée…, p. 263). L’ode fut conçue pour et exécutée devant un public large : avec
Théron, revêtu de l’autorité d’un « tyran », avec ses amis, ses proches, de premier
rang, encore en deuil, mais aussi les citoyens, le peuple d’Agrigente, une des plus
grandes villes de l’Ouest, jeune, vivante, la plus riche de Sicile avec Syracuse, dans
une célébration quasi liturgique. Rien de clos, rien de secret. Ce message mystique,
appuyé d’images fortes, était entendu bien au-delà de « confréries » ou de « conven-
ticules » hypothétiques. La cité entière avait retenti des lamentations, des cris, du
vocero des pleureuses ; suivi le cortège des funérailles, dont on peut se former une
idée d’après celles, imposantes, dont les Syracusains voisins avaient honoré Gélon
l’année d’avant, et dont on trouve l’écho chez Diodore ; Xénocratès n’était-il pas, à
Agrigente, le deuxième personnage ? Elle était accueillante à ce chant diffusé pour
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 77
tout un peuple, à tous échos, par un chœur solennel. On ne peut guère imaginer
qu’elle n’y avait pas été préparée, qu’il n’existait pas, dans la foule des rues, des
« fidèles » bien avertis déjà, dociles à cette « bonne nouvelle », complices.
Le relais pindarique a pu être historiquement décisif. À la génération précé-
dente les philosophes étaient moins que le poète ouverts à ces idées « orphiques ».
Héraclite tenait pour acquise l’immortalité des « mortels » (frgt 62 DK : ajqavnatoi
qnhtoiv, qnhtoi; ajqavnatoi...) ; mais leur destin après la mort était réglé pour lui par la
dissolution dans le feu originel. Pythagore adhérait à la métempsycose ; mais la
pliait à une doctrine particulière, intellectualisée, développée dans l’ésotérisme de
communautés fermées : pour elle, la transmigration affecte en même temps tous les
vivants, végétaux, animaux, humains, tous parents, dotés d’âmes (voir DK 14 =
KR 271 : pavnta ta; ginovmena e[myuca oJmogenh` dei` nomivzein). Les croyances
« orphiques » en la survie étaient affectivement plus riches, plus accessibles, on
dirait plus touchantes. Ciblant l’homme, mettant l’accent sur le salut personnel, elles
ont été bien plus populaires qu’on ne l’a cru : les trouvailles de lamelles d’or inscrites
dont le nombre augmente peu à peu, attestent leur diffusion large, de la Grande
Grèce à la Thessalie ; et il faut ajouter des tesselles d’Olbia du Pont. Nous avons
évoqué la résurgence des thèmes « orphiques » dans les Katharmoi : Empédocle,
l’auteur, s’inspire manifestement de leur adaptation dans l’eschatologie pythagori-
cienne ; mais par certains traits aussi de Pindare. Rejeton d’une grande famille (son
grand-père fut olympionique au cheval monté en 496), Empédocle était tout jeune
à Agrigente lorsqu’y fut chantée la 2e Olympique, et il en resta sans doute impres-
sionné : on l’a bien souligné, mais on a eu tort de penser que cette influence sur un
esprit d’enfant fut exercée par un Théron chef de secte, non par Pindare.
Et il y a toute chance pour que les consolations incluses dans le recueil des
Thrènes – un livre entier, admiré des Anciens, dans l’édition alexandrine – aient
repris et mis en scène la même eschatologie, et dans des centres éloignés d’Agri-
gente. Nous en avons cité, d’après Platon et Plutarque, plusieurs fragments, de
pièces diverses, exprimant la même doctrine. Une au moins, le thrène pour Hippo-
cratès l’Alcméonide, concernait Athènes, préparée à l’entendre par le rituel éleusi-
nien (frgt 137 Maehler). Un passage de la 11e Pythique montre clairement que
Thèbes y était ouverte. Dans un thrène en lambeaux, qui, nous l’avons vu, reprend
le thème d’immortalité illustré par la divinisation d’Inô-Leukothéa, apparaît le nom
des Aleuades, la plus puissante famille de Thessalie (Thrène V Maehler = frgt 128 e
l. 9 et c l. 7). Dissipant les brumes et la grisaille des Enfers homériques, proposées
par un poète à la grande voix – un prophète – d’envergure et d’audience panhellé-
niques, dont on gravera les chants dans les temples, personnalité cosmopolite, né à
Thèbes et y vivant, formé à Athènes vers 500, voyageur, fréquentant ses voisins
Opontes, Delphes, Dodone, l’Épire, assidu à Égine, connu dans le Péloponnèse à
78 FRANÇOIS SALVIAT
l’existence reflètent les idées prudentes, méfiantes, qui sont l’héritage populaire de
la Grèce » (Orphée…, p. 263). De fait, il suit le Mhde;n ajgan, « rien de trop », préco-
nise une mesure, mevtron, et ne rejette pas les préceptes, les cultes communs. Comme
si l’on reprochait à Platon d’instituer dans la cité des Lois une religion et des fêtes
inspirées par l’Apollon delphique ; ou si l’on disait Descartes superficiel, à l’aune de
sa morale provisoire, qui lui fait épouser « les mœurs et les coutumes » de son pays.
Pour J. Humbert – qui a compté dans nos études helléniques – et H. Berguin, dans
un bilan sommaire pour un manuel d’écoliers, jugeant Pindare : « ce qui le caracté-
rise avant tout, c’est son attachement au passé… ; c’est à la religion traditionnelle
qu’il demande l’explication de toute chose » (Histoire illustrée de la littérature
grecque, 1947, p. 101). A. Lesky oppose à la tentation que Pindare aurait pu avoir
de se faire initier par Théron à un mysticisme jugé neuf, son fond solide d’ortho-
doxie delphique (« his strong Delphic background ») (History of Greek Literature,
p. 194). Homérisant, delphisant avant tout : c’était aussi le point de vue de
J. Defradas (REG 1954 et 1971, p. 141). Il faut dénoncer cette incompréhension,
proche du mépris. Ce Pindare-là, borné à des préjugés, dénué d’idées, déchu d’am-
bition, est diminué, asthénique, infirme. Il est très injustement maltraité.
Qu’en est-il de la religion ? Pindare concilie certes avec la tradition – au
demeurant, héritage mouvant – les nouveautés qu’il promeut. Il respecte en principe
et intègre les composantes anciennes de la culture religieuse grecque, le fonds des
cultes agraires, le polythéisme anthropomorphique qu’a construit l’épopée et
qu’illustrent à l’envi peintres et sculpteurs. Dans les formes séculaires, aux fêtes, il
chante Apollon dans ses péans et Dionysos dans ses dithyrambes. Il honore les
dieux des centres panhelléniques et des cités, à commencer par ceux, qu’il affec-
tionne, de Thèbes, sa patrie. Mais il a une pensée théologique plus haute et tout ceci
n’est qu’un langage.
Restons-en pour l’instant à la forme du symbole, à l’imagerie divine. Il est dif-
ficile de restituer en détail la théogonie qu’il proposait, malgré les efforts faits par
exemple par B. Snell à partir des bribes conservées de l’Hymne à Zeus. Nous savons
que, suivant les orphiques, il y inclut Chronos ; Perséphone en mère douloureuse ;
et, on peut l’induire à partir de là sans risque, Dionysos roi et enfant martyr à la
double naissance : mais c’est pour bâtir, à partir de ces fables qu’on devine, son mys-
ticisme. Son panthéon est régi par une figure dominante : Zeus le Kronide, pacifica-
teur, qui a amnistié les Titans ; omniprésent, omnipotent, omniscient ;
responsable de l’ordre ; dieu de justice. Autres principes d’unité, la Mère, Rhéa, ou
Gâ ; et Théia, une Océanide selon Hésiode (Théogonie, 371), mère d’Hélios, de
Sélénè et d’Éos, autrement inconnue, qui devient à l’ouverture de la 5e Isthmique le
signe quasi abstrait de cette concentration du Divin : « Mère du Soleil, Théia aux
noms multiples… » Cette manière de confondre des divinités féminines se retrouve
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 81
on le sait chez Eschyle, où le Titan Prométhée nomme sa mère « Thémis et Gaia »
(vers 209-210). Le papyrus de Dervéni atteste aussi avec la référence aux Hymnes
d’Orphée l’assimilation au même de Démètèr, Rhéa, Gè Mètèr, Hestia
(col. XXII, 12). Comme eux, Pindare unifie le Divin.
Intellectuellement, il l’analyse et l’articule. Plus encore qu’Hésiode, et comme
Eschyle, Pindare cultive et au besoin crée des divinités-concepts : à côté des
anciennes Thémis (Règle) ou Mnémosyne (Mémoire) apparaissent Nomos, Ala-
théia, Dika, Eunomia, Hésychia, Eirèna, Euthymia, Elpis, Aglaia et les antino-
miques Polémos, Hybris, Koros (Loi, Vérité, Justice, Bonnes-Lois, Tranquillité,
Paix, Confiance, Espérance, Fête ; Guerre, Démesure, Satiété). Il construit des stem-
mata où la filiation exprime lien logique et hiérarchie : Thémis, parédre et épouse
ancienne de Zeus, est mère des Hôrai (Saisons) « véridiques » (Hymne 1, frgt 30
Maehler), mais aussi de Dika, Eunomia, Eirèna ; et Dika est mère d’Hésychia.
Hybris est mère de Koros. Le polythéisme décline ainsi allégoriquement toutes les
qualités et fonctions diversifiées, en harmonie ou en antagonisme, du même principe
unique.
Nous trouvons chez Pindare, toujours chérie, toujours sollicitée, la matière
narrative des mythes entrelacés qui disent l’aventure des immortels chargés d’épi-
thètes, et des héros leurs parents ; qui hantent les lieux, illustrent les cités, les lignées,
les maisons et dès l’enfance peuplent les mémoires ; trame obligée, langage même du
discours poétique qui ne peut refuser jamais l’émotion, la péripétie, l’attrait sinueux,
la joie du conte : voici Jason, la nef Argo et la toison d’or, Héraclès et les cavales de
Diomède, le roman noir de Coronis, Typhon sous l’Etna en feu... Trésor d’images
primordiales, touchantes ou terribles, éclairant à la demande des prestiges dorés du
sacré les conduites quotidiennes ou introduisant aux vérités profondes. Prises pour
éducatives, signifiantes toujours, en fonction symbolique.
Le merveilleux jugé de mauvais aloi est refusé. Vers les dieux, pas de messagers :
car ils savent tout. Apollon n’a pas besoin qu’un corbeau lui rapporte l’infidélité de
Coronis qui pourtant, dans l’histoire, tirait son nom de celui de l’oiseau : c’est
écarter tout un folklore. Omniscients, ils n’ont pas besoin qu’on leur révèle l’avenir,
sinon par jeu : incité à vaticiner, Chiron le Centaure le rappelle opportunément à
Apollon. Pindare n’aurait pu mettre en scène le Prométhée enchaîné avec un secret
échappant à Zeus. Par la même raison la matière narrative sera filtrée, amendée, si
l’on y relève des incongruités, cruautés ou outrages. Car les dieux ne peuvent être
conçus capricieux et vicieux, tels que les présente souvent l’épopée – ce que dénon-
çaient aussi peu avant Xénophane, avec énergie, et Héraclite. Par leur essence, ils
expriment la loi morale qui s’impose à eux et devrait s’imposer aux hommes – Loi
unique. Et les mythes et leur imagerie, qui attendent du poète un sens, ne sont pas
des absolus, matière à croyance ; plutôt des histoires à façon, matière à imagination,
82 FRANÇOIS SALVIAT
qui ne doit duper : on corrigera donc en ce sens le scandale dans des légendes
conçues comme flexibles.
ejpei; tov ge loidorh`sai qeouv~
ejcqra; sofiva
« Insulter les dieux est un art que j’abhorre » (9e Olympique, 37).
[Esti dΔ ajndri; favmen ejoiko;~
ajmfi; daimovnwn kalav
« L’homme parlant des démons ne doit leur attribuer que de belles choses » (1re Olym-
pique, 35).
Le conte horrible de Pélops dépecé et partiellement mangé ne fut, Pindare nous
en assure, avec autant d’autorité que d’humour désinvolte, qu’une invention de
voisins jaloux. Et il ne veut pas parler de guerre ou de combat entre les dieux
(9e Olympique, 40). Il applique ainsi à son chant, avec la même justification, l’exi-
gence qu’énoncera par Platon, au terme d’un réquisitoire critiquant Hésiode et
Homère, et jusqu’à Eschyle, au livre II de la République : « Il faut toujours repré-
senter Dieu tel qu’il est, quel que soit le genre de poésie, épique, lyrique ou tragique
où on le mette en scène… Or Dieu n’est-il pas essentiellement bon, et n’est-ce pas
ainsi qu’il faut en parler ? » (379 a). S’arrogeant le droit et la mission de garder aux
dieux – à Dieu – bonté et dignité, Pindare s’écarte des bizarreries de certaines fables
épiques ; et l’on peut penser qu’il se démarquait aussi de l’ésotérisme, de la com-
plexité théogonique d’Hésiode, éventuellement de Phérécyde, comme des Hymnes
d’« Orphée », du moins pour leur lettre. Pindare n’accepte pas une
religion « reçue » – si elle existe ; il enseigne, dans le langage qui peut être entendu,
la leçon, originale, d’un Divin unifié et bon.
En morale et politique, les règles de conduite restent « traditionnelles » ;
comme on pouvait l’attendre : les théoriciens changent-ils jamais les bonnes
mœurs ? Aucun ascétisme. Il en donne le conseil à Hiéron :
mhdΔ ajmauvrou tevryin ejn bivw/ : poluv toi
fevriston ajndri; terpno;~ aijwvn.
« N’efface pas de la vie le plaisir : bien meilleure pour l’homme est l’existence où il jouit
du plaisir » (frgt 126 Maehler).
Il prône un idéal de noblesse, par la pratique des actes de représentation qui dis-
tinguent les grands dans les oligarchies classiques, parmi lesquelles brillent Thèbes,
Égine, Sparte, dont il est issu et dont il est le héraut, où l’on a des chevaux, des chars,
des maîtres de palestre, où l’on boit le vin jusqu’à l’euphorie au banquet nocturne,
où l’on court au plaisir, à la fête, où l’on se précipite aux jeux panhelléniques. Une
manière de jouir et de briller ; des façons d’aristocrates, une chevalerie un peu à l’an-
cienne peut-être, dont Achille le guerrier reste le modèle. Mais il est très injuste de ne
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 83
voir en lui qu’une sorte de junker attardé, « le porte-parole d’une éthique aristocra-
tique archaïsante et de plus en plus anachronique » (M.I. Finley, La Sicile antique,
2001, p. 69). Et le pire, M. Detienne : « À la limite, le poète n’est plus qu’un parasite,
chargé de renvoyer à l’élite qui l’entretient son image, une image embellie de son
passé » (Les maîtres de vérité dans la Grèce archaïque, 1967, p.27). Son éthique n’est
pas tribale ; elle est adaptée aux temps nouveaux des cités-états, régénérée ; elle ne
sacralise la gloire des concours, elle n’exalte, avec la prouesse militaire, la puissance
politique, le scintillement de l’or possédé, comme sources de joies légitimes, que si
viennent s’y joindre les « vertus » sociales : la modération, le dévouement, la généro-
sité, l’hospitalité libérale – richesse obligeant à dépense, à largesse, chez des hommes
ayant comme il convient « l’âme au-dessus de l’amour des biens » (9e Néméenne, 31).
Le riche doit donner. Car les hommes souffrants vivent un destin solidaire :
Koi-
nai; ga;r e[rcontΔ ejlpivde~
polupovnwn ajndrw`n.
« Car elles vont du même pas, elles sont solidaires, les espérances des hommes soumis
à beaucoup d’épreuves » (1re Néméenne, 32-33).
Pindare prône donc avant tout et avec insistance pour les régimes aristocra-
tiques, Sparte, Égine, Thèbes, qu’il préfère – mais il pense pouvoir tenir le même
langage aux démocraties et aux tyrans – l’absence d’arrogance ; puis la fidélité aux
serments, l’équité, la mesure, l’attention aux autres, gages de bon renom, d’épa-
nouissement collectif, d’équilibre social entre égaux de la communauté, les astoi, et
de « tranquillité » civique. Cette Tranquillité, déifiée, Hésychia, n’était-elle-pas fille
de Dika, la Justice « qui fait croître les cités » ? On retrouve là l’idéal hésiodique de
bonne gouvernance par euthydikia, que les Travaux et les Jours exaltent, générateur
pour tous de prospérité, et celui du bon roi de l’Odyssée assurant le bonheur des
siens par l’eudikia (XIX, 109 et s.) C’est le début de la 8e Pythique pour l’Éginète
Aristoménès : la Tranquillité, fille de Justice, interpellée comme « bienveillante »,
filovfron ÔHsuciva, «garde les clés souveraines des conseils et des guerres » ; elle sait
au besoin « jeter l’insolence à la sentine ». Elle est ainsi dissuasive de la discorde
civile, la stasis (ou Stasis) ruineuse, meurtrière et redoutée (frgt 109 Maehler).
Pindare le sait cependant, la pratique de la justice n’apporte pas nécessairement
à qui s’en tient à elle élévation et puissance. Il est sans illusion ; et ses vers qui le
constatent ont été plusieurs fois repris dans la tradition antique, en particulier par
Platon, qui les cite dans la République (365 b), et par Cicéron :
povteron divka/ tei`co~ u{yion
h°°] skoliai`~ ajpavtai~ ajnabaivnei
ejpicqovnion gevno~ ajndrw`n,
divca moi novo~ ajtrevkeian eijpei`n.
84 FRANÇOIS SALVIAT
« Est-ce par justice, ou par tromperies torses, que monte au haut du rempart la race des
hommes qui sont sur terre, j’hésite en y pensant et ne saurais le dire » (frgt 213
Maehler).
Mais il y aura, dissipant ce trouble, qui pourrait conduire à un repli amer, à
terme imprévisible, mais assuré, une sanction, qui suivra la mort. Car la vision de
l’immortalité des âmes n’est pas seulement une réponse à l’angoisse existentielle des
éphémères. La révélation eschatologique, vérité des « sages » dépassant les thèmes
pessimistes, topoi séculaires des lyriques, l’humilité, la vue basse de l’homme,
ouvrant une toute autre perspective que la résignation au marasme d’un Hadès
confiné, hanté de spectres blafards, en même temps qu’elle éclaire le dénouement, le
rend plus redoutable. Affirmant la survie personnelle infinie, elle apporte pour les
purs le soulagement et l’espoir, jusqu’au statut héroïque : mais par l’imminence du
jugement, et de sentences rudes, puis de contentions et de corrections infernales, elle
doit contraindre les grands, et les tyrans, portés davantage à l’hybris (11e Pythique)
à respecter la justice en ce monde (de là sans doute la brouille finale avec Hiéron,
qui supportait mal ce donneur pressant de conseils, de plus en plus enclin à
l’exhorter, à le louer pour ce qu’il ne voulait pas être, et qui se souciait peu d’un
directeur de conscience). Car les mauvaises actions ne peuvent passer inaperçues de
Dieu :
Eij de; qeo;n ajnhvr ti~
e[lpetai lelaqevmen e[r-
dwn, aJmartavnei.
« L’homme espérant qu’à Dieu peut échapper un de ses actes se trompe » (1re Olym-
pique, 64).
Et rien ne sera rejeté dans l’oubli. Il y a donc une attente de salut :
ajndrw`n dikaivwn Crovno~ swth;r a[risto~
« Des hommes justes, le Temps est le meilleur sauveur » (frgt « incertain » 48 Puech ;
159 Maehler).
Inversement :
To; de; pa;r divkan
gluku; pikrovtata mevnei teleutav.
« Douceur (de vie) dans l’injustice, la fin la plus amère l’attend » (7e Isthmique, 47-48).
Il est ainsi satisfait, enfin, à la soif de justice qu’exprimaient dans l’amertume
Hésiode et Théognis.
L’universalité du jugement et de la rétribution, chaque âme étant pour elle-
même, dans son propre parcours, responsable, que le poète, eJrmhneuv~, décrypteur,
médiateur du divin total, descripteur de l’invisible, revèle, et dont il se déclare avec
force le prophète, est en rupture franche avec l’esprit de l’archaïsme ancien. Elle
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (I) 85
ouvre à terme la voie aux religions « personnelles ». Réseaux de dépendance cla-
nique, relations fondées sur une forme de sacralité : ces liens seront distendus sinon
brisés par les espérances mystiques proposées à chacun. « All mysticism is indivi-
dualistic » observe M.P. Nilsson dans sa réflexion sur le phénomène orphique
(A History of Greek Religion, p. 221) – un axiome repris par Guthrie (Orphée …,
p. 224). Mais pour la plupart des savants, cet individualisme tendrait à dissoudre
immédiatement non seulement la religion des groupes familiaux, mais celle de la
cité : le portrait qu’ils brossent de « l’Orphique », les sentiments et les conduites
déviantes qu’ils prêtent à ce type de personnage, concrétiseraient ce danger. Sans
doute en existait-il quelques exemples, à l’instar des « orphéotélestes », ostensible-
ment marginaux, « espèces de moines » qui sont « coupés du monde politique de la
cité » et même « s’en sont délibérément évadés » (M. Detienne, Dionysos mis à mort,
1977, p. 169). Pourtant une évolution ainsi orientée vers « une religion totalement
différente du culte policé auquel se ralliaient les Grecs » (Guthrie, Orphée…, p. 229)
n’est pas inéluctable, ni, dans les faits, franchement vérifiée. Le risque est écarté, en
principe, chez Pindare, qui identifie toujours moralité et sens de la solidarité
civique : la dikè, dont la pratique assure le salut individuel, s’exerce dans la polis, et
à son avantage ; elle est bavqron polivwn ajsfalev~, « le socle sûr des cités » (13e Olym-
pique, 6). L’homme idéal de Pindare, sociable, a un devoir d’insertion ; relié forte-
ment au milieu civique, il s’y dévoue ; il y accepte une certaine censure ; il en suit les
coutumes et y adhère à sa loi ; il en épouse sans difficulté les cultes réglementés et
en célèbre les fêtes. Il y recherche la bonne renommée et, avec l’aide du poète, la
gloire qui brillera dans la mémoire des générations à venir. Mais il est vrai que les
équilibres et les régimes politiques sont divers, et ne sont pas, dans cette quête du
bien moral, neutres : pour assurer en chacun le règne de la dikè, si l’on ne peut
penser la justice indépendamment du corps social, une âme sans le peuple des âmes,
se pose à terme le problème de l’eunomia dans la république. Pindare l’effleure. Ce
sera toute l’affaire de Platon de le résoudre.
François SALVIAT
(À suivre dans le fascicule 2007/II)
Journal des savants
Salviat François. La pensée de Pindare et la 2e Olympique. Deuxième partie : Dieu cosmique, harmonie, sagesse. In:
Journal des savants, 2007, n° pp. 173-259;
doi : 10.3406/jds.2007.1884
http://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_2007_num_2_1_1884
Deuxième partie
DIEU COSMIQUE, HARMONIE, SAGESSE
L’ÂME ET LE MONDE
Il faut aller plus loin. Des lecteurs nourrissant un préjugé timoré, se gardant en
bonne conscience du « délire d’interprétation » (Defradas, REG 1971, p. 137), ont
refusé à Pindare la consistance d’un penseur ; arguant de prudente et vertueuse
méthode, on a rogné les ailes de l’aigle. Artiste certes, et sublime : on lui a reconnu
l’accès à un « règne des valeurs » (« realm of values ») qui illuminerait sa création
poétique et ferait l’unité de compositions autrement difficiles à saisir (Fraenkel,
Snell, Lesky). Mais ce n’est pas seulement un sentiment du sacré qui irradie l’œuvre.
C’est une conception réfléchie, approfondie, de l’âme humaine et de la nature dans
son universalité.
Pérennité de l’âme à travers les réincarnations, jugements, sanctions conduisent
aux fondements d’un édifice dont la cohésion est requise. Certains l’ont parfois
assez bien senti sans prendre la mesure du problème. J. Duchemin, par exemple,
estime que : « La préoccupation eschatologique est présente partout chez Pindare »
(J. Duchemin, Enc. Universalis, article « Pindare »). Mais l’observation est courte
encore et même biaise, tant qu’elle n’a pas été développée. Car cette eschatologie ne
se suffit pas ; elle implique une théologie qui la conditionne : existence éternelle et
divinité de l’âme, que Pindare – W. Jaeger l’a justement souligné dans son bref com-
mentaire de la 2e Olympique (Theology…, p. 86) – se trouve être le premier, dans la
tradition grecque en l’état où elle nous est parvenue, à affirmer, ouvrent des pro-
blèmes qui devaient être simultanément affrontés et résolus.
Et voici les flèches en réserve dans le carquois.
Les hommes étant dotés d’âmes immortelles, « venant des dieux », la réflexion
doit d’abord s’approfondir de ce côté.
Un parthénée fragmentaire (1 Puech et Maehler), où Pindare forme des vœux
pour la postérité du Thébain Aioladas, énonçait clairement le dualisme âme-corps.
174 FRANÇOIS SALVIAT
Puech traduit sofiva par « science » et peut-être doit-on aller jusque-là. Cette
disparition de la lumière étonne et désoriente. Certains avaient tenté d’imaginer la
raison des éclipses ; ainsi Héraclite, décrivant les astres comme des vaisseaux garnis
de feu, qui se retournaient à certains moments, à l’instar des « casseroles » de nos
projecteurs, escamotant leur faisceau ; sans y croire, sans convaincre. Mais lorsque
le poète s’adresse à cette ΔAktiv~, divinité au nom nouveau, créée pour la circonstance,
c’est en fait le principe divin tout puissant, qeov~, Dieu, qui est en cause, comme on
le voit par ailleurs, par le fragment 19 des Adèla de Puech, 108 b Maehler (hypor-
chème), qui évoque encore ce phénomène extraordinaire :
qew`/ de; dunato;n melaivna~
ejk nukto;~ ajmivanton o[rsai favo~,
kelainefevi de; skovtei
kaluvyai sevla~ kaqaro;n
aJmevra~.
182 FRANÇOIS SALVIAT
« Dieu peut, de la noire nuit, faire surgir, immaculée, la lumière, et des ténèbres, en
nuée sombre, cacher l’éclat pur du jour. »
Dans le Péan IX, après cette question pressante, Pindare appelle sur Thèbes la
protection divine. Puis s’interroge encore : ce prodige signifie-t-il qu’il faut
s’attendre aux pires fléaux – guerres, disette, chutes de neige, raz-de-marée (tsu-
namis), gel, tempêtes d’été, jusqu’à l’extinction de l’humanité dans une invasion de
la terre par les eaux et le surgissement d’une race nouvelle ? De la survenue de tels
événements catastrophiques, et de tout autre qui pourrait le toucher, Pindare
exprime son acceptation calme :
polevmoio de; sa`ma fevrei~ tinov~,
h] karpou` fqivs in,
h] nifetou` sqevno~
uJpevrfaton, h] stavs in oujlomevnan,
h] povntou kenevwsin a[m pevdon,
h] pageto;n cqono;~, h] novtion qevro~
u{dati zakovtw/ rJevon …
h] gai`an katakluvsaisa qhvsei~
20 ajndrw`n nevon ejx ajrca`~ gevno~ …
ojlofurovmai oujdevn, o{ ti pavn-
twn meta; peivsomai.
« Apportes-tu un signe de guerre, de récolte avortée, de chute de neige d’une puissance
jamais vue, de sédition funeste, la mer se vidant dans notre plaine, la terre gelée, l’autan
d’été ruisselant en eaux furieuses ? Ou bien vas-tu ayant noyé la terre, y établir, repar-
tant du début, une nouvelle génération d’hommes ?
Je ne me lamente sur rien, de ce qu’avec Toutes choses je pourrai subir. » (52 k Maehler).
Ce péan IX, essentiel pourtant, n’a guère été compris. Lorsqu’il est cité par
G. Vlastos, platonicien savant, celui-ci ne reprend pas le vers 21, mais seulement les
vers qui précèdent, et en rapproche un passage d’Hérodote sur l’éclipse « de
Xerxès » VII, 37,2 ; Vlastos pense simplement trouver a minima chez le poète,
comme il arrive en effet chez le roi des Perses, qui interroge les mages, et, croit-il,
chez le chroniqueur lui-même, un passage de l’injustifiable en raison à un sentiment
de surnaturel, ouvrant la porte à l’exorcisme et la superstition (Plato’s Universe,
Seattle 1975, p. 11-12).
L’ambition « philosophique » du passage est pourtant rendue manifeste par
l’hypothèse extrême du « déluge » entraînant destruction totale, mort de l’humanité ;
puis sa renaissance. Elle n’a pas surgi ex nihilo de l’imagination cosmique de Pindare.
Elle est inspirée par la tradition de l’Année « héliaque », la « grande Année », orien-
tale d’origine, chaldéenne, installée en milieu hellénique par Linos et par
Héraclite, selon Censorinus et Aetius : à la réapparition de telle conjonction astrale,
au bout de cycles récurrents d’une durée de 10 800 (360 x 300) années solaires selon
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 183
l’adaptation grecque, le monde s’embrase, se fond en eau, et tout recommence (Cen-
sorinus, Du jour natal, 18,10-11 ; Héraclite DK, A 13 ; Battistini, 22 et 23). On ajou-
tera donc l’allusion de Pindare aux arguments de ceux qui intègrent ce schéma
d’éternel retour, qui a connu ensuite une grande fortune, dans la doctrine d’Héra-
clite. Mais Pindare omet le feu, privilégie l’eau ; et une inspiration directe pourrait
être cherchée chez Xénophane, qui ayant observé dans des roches émergées (et en
particulier dans les Latomies de Syracuse) des vestiges fossiles d’organismes marins,
envisageait invasions par la mer de la terre réduite en boue, fins de l’humanité, puis
nouvelles naissances (KR, 187 p. 177). On peut citer, bien plus tard, Sénèque qui écrit
dans la lettre 71 à Lucilius : « Toute chose qui est ne sera plus : elle ne périra point,
mais se résoudra… » ; et Sénèque conseille alors « quand on aura parcouru en esprit
l’éternité du temps » de dire comme Caton, dont il reproduit la parole : « Toute la
race humaine, celle d’aujourd’hui, celle de demain, est condamnée à mort… Un subit
raz de marée recouvrira toutes ces plaines fertiles, ou bien un affaissement soudain
du sol les fera disparaître dans un gouffre » (trad. Bréhier). De même, un autre Héra-
clite, l’auteur des Allégories d’Homère, résumant l’opinion des « meilleurs philo-
sophes » sur « la durée de vie de l’univers » (peri; th`~ diamonh`~ tw`n o{lwn) envisage
pour sa fin, comme alternative au feu, l’eau, par kataklusmov~ : « Si l’eau fait irrup-
tion tout d’un coup, ce sera la fin du monde par inondation » (25, 5).
Au vers 21 du péan, A. Puech traduit pavntwn meta; par « (subir) avec tous ».
À tort. Pindare ne justifie pas son refus de l’affliction bruyante, de la plainte-suppli-
cation ritualisée (ojlofurovmai oujdevn) par une fraternité avec tous les hommes affectés
comme lui (nominatif supposé pavnte~) : il le dirait autrement ; cela du reste aurait-il
un sens ? Mais après deux strophes d’accent dramatique, dans une formulation
forte, en asyndète, au premier vers de l’épode, il signifie son accord sans plainte à
l’ordre de l’Univers (pavnta), à sa grande loi. Sagesse suprême : car nous savons que
pour lui l’Univers, le Tout, est identique à Dieu (pa`n = qeov~) et que l’âme humaine
participe du Divin. L’adhésion solidaire, dès lors, est logique. Car si le monde et
l’homme sont de même étoffe, l’acquiescement humain à l’ordre universel, pensé
comme divin, comme optimal, va de soi. Pindare, occupé de morale pratique, cher-
chant une règle de vie, avait, plus que d’autres, l’occasion de l’affirmer en parole sen-
sible. Et sa volonté d’assumer cette conséquence de sa vision « moniste » a été
justement appréciée par M. Yourcenar qui, ayant fait place dans son anthologie de
la poésie grecque au fragment lapidaire 140 d (Tiv qeov~ … o{ ti to; pa`n, cité plus haut) en
lui donnant le titre « Sur Dieu », livre ainsi dans sa notice de synthèse son sentiment
sur l’œuvre : « Ce qui domine chez Pindare… c’est la sérénité héroïque de l’homme
aussi parfait que lui permet de l’être l’humaine condition, soumis comme les dieux
eux-mêmes aux lois universelles, et leur obéissant du seul fait d’exister » (La cou-
ronne et la lyre, 1979, p. 161).
184 FRANÇOIS SALVIAT
Il n’est pas, à mon sens, d’autre moyen de comprendre le Péan IX. L’attitude
calme qui découle d’une compréhension de l’ordre universel sera cultivée, on le sait,
au cours des siècles. Par Platon, au livre X des Lois : l’Athénien s’y adresse à un
jeune homme qui ne sait pas que « (le principe) qui s’occupe du Tout a ordonné
toutes choses en vue du salut et de l’excellence de l’ensemble » et qui regimbe à tort :
« Toi, tu te fâches ; tu ne vois pas que ce qui, dans ton cas, est meilleur pour le Tout
l’est aussi pour toi-même en vertu de notre commune origine » (903 b-d). Par les
Stoïciens, que ne devaient pas troubler si l’on en croit les doxographies et les textes,
les grandes convulsions naturelles, les tempêtes, l’éruption des volcans, ni même la
perspective de la destruction cyclique, et qui pourraient signer aussi la proposition.
Il suffit pour commenter Pindare de revenir à la lettre 71 à Lucilius déjà évoquée :
« Qu’une grande âme obéisse à Dieu, qu’elle accepte sans hésitation la loi univer-
selle : ou bien, partie pour une vie meilleure, elle aura au milieu des êtres divins un
séjour plus lumineux et plus tranquille ; ou bien, sans subir aucun dommage, elle
sera mêlée à la nature et retournera au tout. » On peut aussi citer Épictète (Arrien),
qui se refuse à crier même dans un naufrage : « car… je suis homme, partie du Tout »
(a[nqrwpo~, mevro~ tw`n pavntwn, Entretiens, II, 5,9) ; et Marc Aurèle, en maints passages,
tels que voici, parmi d’autres. « Avant tout ne te laisse pas troubler ; car tout se passe
conformément à la nature universelle » (To; prw`ton mh; taravssou : pavnta ga;r kata; th;n
tou` o{lou fuvs in) (VIII, 5). « Se fâcher contre un des événements qui surviennent, c’est
une désertion par rapport à la Nature, dont font partie les natures de chacun des
autres êtres qu’elle embrasse… » (II, 16). La destruction, la mort même ne sont pas
à craindre : « Pourquoi craindrait-on la transformation et la dissolution du Tout ?
C’est conforme à la nature. Or, rien n’est mal de ce qui est conforme à la nature »
(Pensées, II, 17, trad. Trannoy).
On pourrait être surpris de cette attitude « stoïcienne » avant la lettre, « ata-
raxique » ; mais Pindare n’est pas isolé dans son temps : on le trouve sur la ligne de
son aîné de vingt ans, vivant encore peut-être quand fut chantée la 2e Olympique,
Héraclite d’Éphèse.
Il est certain qu’Héraclite a inspiré les penseurs se réclamant du Portique, et en
particulier dans une perspective à la fois éthique et cosmologique analogue à celle
qui se dessine avec fermeté chez Pindare dans le péan IX. Marc Aurèle en effet, dans
un contexte où il affirme la cohésion de l’univers et la nécessité pour l’homme de
l’accepter, cite ainsi en appui le sage éphèsien, qu’il a mis avec Socrate en tête de ses
grands hommes :
Pavnte~ eij~ e}n ajpotevlesma sunergou`men, oiJ me;n eijdovtw~ kai; parakolouqhtikw`~, oiJ de; ajne-
pistavtw~, w{sper kai; tou;~ kaqeuvdonta~, oi|mai, oJ ÔHravkleito~ ejrgavta~ ei\nai levgei kaiv
sunergou;~ tw`n ejn tw`/ kovsmw/ ginomevnwn.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 185
« Tous nous collaborons à l’achèvement d’une œuvre unique, les uns sciemment et
intelligemment, les autres à leur insu. C’est ainsi qu’Héraclite, je pense, dit que même
ceux qui dorment œuvrent et collaborent aux événements de l’univers » (Pensées, VI,
42 = Héraclite, fragment DK 76).
Volontairement ou non, consciemment ou non, même émoussés par le
sommeil, nous collaborons à l’œuvre du Tout. Corrélativement, le point central de
la doctrine héraclitéenne est l’affirmation, en dépit des accidents apparents, de l’har-
monie universelle sous-jacente, que découvrira le sage : aJrmonivh ajfanh;~ fanerh`~
kreivttwn, « l’invisible harmonie vaut mieux que la visible » (54 DK). (Il faut bien tra-
duire : « harmonie » et non comme certains, « ajustement » ou en anglais « attune-
ment » ou « connexion » : on refusera de débattre ici des raffinements d’un faux
problème). De manière parente, chez Marc Aurèle : « Tous les êtres sont coor-
donnés ensemble, tous concourent à l’harmonie du même monde ; il n’y a qu’un
seul monde, qui comprend tout, un seul dieu, qui est dans tout … » (Pensées, VII, 9).
ÔArmoniva, l’« harmonie », est au sens héraclitéen l’assemblage cohérent, l’accord
des forces antagonistes en guerre dans le Tout (cf. DK 8 : ejk tw`n diaferovntwn kal-
livsthn aJrmonivan). Seul le sage, par la pensée, domine ces contradictions ; A.-J. Fes-
tugière estime qu’il y a là chez Héraclite l’ouverture à une attitude contemplative :
« il voit l’unité du Tout » et en « découvre l’harmonie » (Contemplation…, p. 26-
27). Il est notable que le même mot, avec le même souci de reconnaître l’unité de
l’ensemble, d’y adhérer, d’y collaborer, apparaisse chez Pindare dans la 8e Pythique.
Le poète, en soir de vie (446 av. J.-C., dans une ode sur laquelle nous revien-
drons) s’y adresse ainsi à Apollon :
w|vnax, eJkovnti dΔ eu[comai novw/
68 katav tinΔ aJrmonivan blevpein
ajmfΔ e{kaston, o{sa nevomai.
« Prince, ma prière : donne-moi de considérer, en assentiment, par l’esprit, chaque
chose qui m’advient sous l’aspect d’une harmonie. »
A. Puech note : « Locus a multis male intellectus… » et changeant une pépite
en caillou traduit lui-même avec audace et sans rien comprendre « je souhaite que
tu jettes un regard favorable sur tout ce qu’en tout temps je chante sur des modes
divers » : un massacre philologique qui ne vaut même pas d’être critiqué. D’autres,
c’est un réconfort, traduisent de façon plus pertinente. Ainsi Steven J. Willet, acces-
sible sur Internet : « I pray that with a willing mind I may observe a certain
harmony on every step of my way » (ce qui suit assez bien la syntaxe, mais oublie
katav, et gomme ainsi plus qu’une nuance). L’anglais rend mieux compte de eJkovnti
novw/ qui, rapporté comme il se doit au sujet de eu[comai, est capital. Ce ralliement de
bon gré (eJkovnti) à un ordre que l’esprit doit découvrir annonce le leitmotiv stoï-
cien d’assentiment, dans le dépassement de soi : « Veuille que ce qui arrive arrive
186 FRANÇOIS SALVIAT
that Wisdom stands apart from all else » (Wheelwright, Heraclitus, p. 102). Cette
« sagesse séparée de tout » a passé dans certaines histoires de la philosophie
(J. Burnet, Greek Philosophy…, p. 63 : « apart from all things » ; Bréhier, Histoire de
la philosophie, I, p. 52 : « séparée de tout »). Il est difficile pourtant de trouver au
texte ainsi entendu un sens utile ; les commentaires sont rares ; Ph. Wheelwright
cependant, op. cit., p. 105, affronte le problème : la sagesse vaudrait mieux, intrinsè-
quement, que tout le reste, et s’isolerait donc. M. Conche propose dans le même sens
une laborieuse justification : la sagesse serait hors du Tout, afin de le dévoiler (Héra-
clite, Fragments, 1986, p. 239). J. Bollack et H. Wisman ont beaucoup spéculé sur ce
fragment (Héraclite ou la séparation, 1972, p. 29 et s.) ; il est inutile ici de les résumer.
La sagesse ici (démarche du philosophe) coïncide avec le lovgo~ (qui est uni-
versel).
2o Dans le fragment DK 41 (Diogène Laërce IX, 1, déjà cité plus haut)
la sagesse est définie comme principe unique, et comme moyen de comprendre le
monde :
e{n to; sofovn : ejpivstasqai gnwvmhn, o{Jkh kubernh`tai pavnta dia; pavntwn.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 189
« Le Sage est Un ; (il faut – ou c’est de) connaître la pensée qui gouverne Tout par le
moyen de (à travers) Tout. »
La lecture du fragment 108 telle que je la préconise étant assurée, il apparaît par
elle plus clairement encore que le sofovn, le Sage (ou : la sagesse), ne peut être ni igno-
rant, ni coupé du Tout, de l’univers (pavnta). Celui-ci est aussi l’Un (e{n) ; et il est tou-
jours coextensif au qeov~, principe divin, ou au lovgo~, principe rationnel ; la pensée
ou jugement qui décide, gnwvmh, et qui gouverne, est toujours à l’intérieur du même
cercle. La vérité qu’il faut atteindre par la sagesse est attachée à cette unité ; chaque
fois que nous nous en séparons, nous errons : a} de; a]n ijdiavsomen, yeudovmeqa (chez
Sextus Empiricus, Adv. Math.,VII, 133 [= DK p. 60, 29-30]).
Parmi les historiens de la philosophie antique qui ont reconnu au thème uni-
taire une place primordiale chez Héraclite, je citerai pour sa vigueur E. Bréhier : ce
thème héraclitéen, « c’est l’unité de toutes choses ; c’est la vérité par excellence, que
le vulgaire, incapable de prendre garde aux choses qu’il rencontre, ne remarque pas,
l’or… que la nature aime à cacher… c’est la sagesse qui n’est point la vaine érudi-
tion… mais cette unique chose… qui consiste à reconnaître l’unique pensée qui
dirige toutes choses » (Histoire de la philosophie, I, p. 50-51). Et aussi W. Jaeger : « Il
en revient toujours à cette idée unique, l’unité de toutes choses est pour lui l’alpha
et l’oméga » (Theology…, p. 132). Enfin A.-J. Festugière : « La loi de l’écoulement
n’est qu’un aspect secondaire… Les fous s’arrêtent à l’apparence : le philosophe voit
l’unité » (Contemplation et vie contemplative selon Platon, 2e éd. 1950, p. 28).
Cette manière de voir est confortée par la réinterprétation qui vient d’être pro-
posée du fragment DK 108. Celui-ci en effet le précise : Héraclite considère qu’il
n’est pas de reflexion possible sans reconnaissance initiale de la primauté du Tout et
de son identité avec le principe de sagesse ; et il estime, ce qui est tout aussi impor-
tant, qui témoigne d’une ouverture à d’autres doctrines et d’une information clair-
voyantes, qu’en fait aucun des penseurs, ses contemporains, dont il a entendu la voix
– il faut penser à Xénophane, à coup sûr, et peut-être à Parménide – ne s’est
affranchi de cette reconnaissance fondamentale. On donnera donc toute sa force au
pavnta du lapidaire pavnta rJei`, « Tout s’écoule ». Quant à « la sagesse », to; sofovn, qui
est voie d’accès au vrai, à l’unité du Tout, et en même temps ne peut être dissociée
du Tout qu’elle fait connaître, elle doit être comprise aussi comme condition du
bonheur (Kirk, p. 205). On se souviendra ici de Chrysippe : « Il n’y a pas d’autre
méthode, il n’y a pas de méthode plus essentielle pour parler des biens et des maux,
ou des vertus, ou du bonheur, que de partir de la nature en général et de l’organisa-
tion de l’univers » (chez Plutarque, Sto. Rep. 9, 1035 c ; cité et traduit par G. Rodier,
Études de philosophie grecque, p. 245 et p. 279 n. 1).
Proche d’Héraclite – et des penseurs contemporains – dans cette intuition
capitale du Tout, Pindare l’est en particulier dans la définition, alors nouvelle, des
190 FRANÇOIS SALVIAT
rapports du Tout avec les préoccupations morales de l’homme. Édictant des pré-
ceptes, on leur donne un sens plus profond en les fondant sur la vision centrale où
pour la première fois l’éthique se mêle à la physique, et l’emporte sur elle.
Novmo~, la « Loi » (au masculin), se présente avec les qualifications du Divin uni-
versel dans une pièce pindarique pour nous fragmentaire, citée dans le Gorgias de
Platon. À ce Nomos allégoriquement déifié, Pindare prête le signe de puissance de
la main droite élevée, dans le geste qui reproduit celui de l’Apollon Hyperdexios
apaisant le tumulte, figuré en majesté au centre du fronton de la centauromachie du
temple de Libon à Olympie. Le poème s’ouvre ainsi :
Novmo~ oJ panvtwn basileu;~
qnatw`n te kai; ajqanavtwn
a[gei biaiw`n to; dikaiovtaton
uJpertavta/ ceiriv : tekmaivromai
5 e[rgoisin ÔHraklevo~...
« Nomos (Loi), le roi de Tout, des mortels et des immortels, promeut, en usant de la
force, le plus juste, en élevant sa main ; j’en ai pour preuve les travaux d’Héraclès… »
(49 Puech donne de l’ensemble un texte incomplet et dépassé ; on utilisera 169 a
Maehler, avec le bilan des sources).
On trouve un très bon état des commentaires chez J. de Romilly, La loi dans la
pensée grecque, 1971, p. 62 et s. Les leçons sont diverses ; discuté dans sa lettre, le
texte l’a été aussi sur le fond. Hérodote minimise, réduisant la Loi à la coutume.
Dans le Gorgias, 484 b, Calliclès, par une citation tronquée, détourne en toute mau-
vaise foi le sens : Héraclès a ravi les bœufs de Géryon « sans payer », et ce serait un
précédent pour justifier une éthique réaliste de la force. Les vers 3 et 4 font appa-
raître pourtant de façon claire, avec la « référence à l’ordre du monde » (Romilly,
p. 67), ce Novmo~ comme principe universel, assurant, fût-ce au prix d’une exécution
par la violence, la justice qui s’impose à tous, hommes et dieux ; l’exemple suit des
exploits punitifs d’Héraclès, vengeur d’injustice : bœufs de Géryon, juments de
Diomède, croqueuses d’hommes. La 1re Néméenne, où est également louée l’action
d’Héraclès, confirme dans ses derniers vers cette interprétation ; Tirésias prédit en
effet au héros un destin dans lequel, jusqu’à l’apothéose, il « adhérera à l’auguste
loi » (semno;n aijnhvsein nomovn, v. 72). Le problème sera repris par Platon dans les Lois,
714-715, où le philosophe fonde le pouvoir coercitif d’une archè juste, avec appui
avoué sur Pindare.
On en rapprochera, encore, Héraclite. L’expression Novmo~ oJ panvtwn
basileu;~ évoque la formule d’Héraclite concernant Povlemo~, la « Guerre » ou le
« Combat », principe universel d’antagonisme régissant le devenir, désigné comme
« roi de Tout » : Povlemo~... pavntwn basileuv~ (53 DK). Ce concept de « royauté » est
emprunté – détourné – aux théogonies courantes. Pour le fond, Pindare rejoint
l’affirmation, par le même philosophe d’Ephèse – dans la partie « politique » de son
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 191
œuvre, on peut le conjecturer – de l’existence de la « Loi divine unique » mais qui
s’applique aux hommes.
... trevfontai ga;r pavnte~ oiJ ajnqrwvpeioi novmoi uJpo; eJno;~ tou` qeivou: kratei` ga;r tosou`ton
oJkovson ejqevlei kai; ejxarkei` pa`s in kai; perigivnetai.
« … Car toutes les lois humaines sont nourries par la Loi divine unique ; elle étend sa
domination autant qu’elle le veut, suffit à toutes, et les dépasse » (DK 114).
Le Novmo~-roi de Pindare est de même essence : Loi divine, règle juste, inhérente
à l’univers, « régnant » sur lui. La théorie en raison métaphysique – on songe à Kant
et à sa « loi universelle de la nature » qui doit guider toute action morale – est chez
Héraclite ; Pindare la fait vivre, par le langage de la poésie, par l’allégorie imagée du
mythe, jusqu’aux os qui craquent sous les dents dans les mangeoires des
cavales thraces, horreur de pure violence, que punit Héraclès au nom de la Loi.
Rappelons que Br. Snell, dans son étude sur l’hymne à Zeus, comparant
Pindare et Héraclite, a considéré que les deux « ont ceci en commun que le divin,
l’Un, est leur objectif ». Nous venons de voir combien il est aisé, combien il est
éclairant jusque dans le détail de s’accorder sur cette observation. Mais, selon
Br. Snell, le philosophe chercherait à pénétrer ce divin, tandis que le poète émerveillé
l’approcherait dans une « contemplation pieuse » et se satisferait de le louer, de le
célébrer en de brillantes effusions, en toute naïve « candeur » (Discovery of the
Mind, p. 86). Il est sûr que, sans rien retirer aux mérites sensibles de son art, on doit
absolument faire crédit, sur le plan intellectuel, à Pindare, tout sauf candide. Et il
n’est pas question de piété. Certes, nous n’avons pas d’exposé en forme. Pindare n’a
pas consacré un poème à la Nature ou à la Vérité ; dans ses odes, il ne raisonne pas,
ne dialectise pas, comme le fait de manière si impressionnante Parménide, dans les
années proches de celle où fut composée la 2e Olympique. Mais nous savons – il
n’est guère ici besoin d’argumenter – qu’il n’y a pas de fossé entre la poésie grecque
archaïque d’essence prophétique et le domaine en principe rationnel d’une philoso-
phie en progrès, en quête d’une définition de l’Être, encore engagée dans des voies
mythiques : il y a longtemps que l’on a relevé entre les deux le rapport de « consi-
dérable interaction » que souligne F.M. Cornford (Principium Sapientiae, 1952,
Harper Torchbooks, p. 145). Poètes, philosophes ou sages sont en même posture
singulière, se donnent à peu près même stature, supérieure, opèrent dans des champs
voisins. Xénophane, Empédocle, écrivaient en vers. Et Parménide, le plus abstrait,
mais en qui on peut voir avec L. Gernet « une espèce d’élu », un prophète (Anthro-
pologie de la Grèce antique, « Les origines de la philosophie », p. 419). Il se repré-
sente lui-même monté sur le char des Héliades, franchissant la haute porte du Jour
et de la Nuit ; c’est ainsi par le medium poétique, où il veut briller, qu’il introduit
dans un élan mystique à une pensée discursive, à sa démonstration quasi géomé-
trique de la plénitude de l’Être.
192 FRANÇOIS SALVIAT
(P. Boyancé a attiré l’attention sur l’intérêt du vers 4, qui fond dans l’unité les
deux sexes, et qui peut justifier l’assimilation à Zeus d’Aphrodite, de Peithô et
d’Harmonie dans le papyrus de Dervéni, col. 21.)
En parallèle, le De Mundo citait un passage des Lois de Platon (discours de
l’Athénien, 715 e), souvent sollicité par les exégètes, mais qui restait isolé, et qui ne
donnait lieu qu’à des commentaires très prudents. On peut y reconnaître avec
entière certitude la référence à la source orphique. Il est question chez Platon de
« Dieu » :
oJ... qeov~, w{sper oJ palaio;~ lovgo~, ajrchvn te kai; teleuth;n kai; mevsa tw`n o[ntwn aJpavntwn e[cwn.
« … Dieu qui, comme le dit la vieille tradition, détient le début la fin et le milieu de tout
ce qui est. »
198 FRANÇOIS SALVIAT
La reprise du texte orphique, désigné comme palaio;~ lovgo~, n’est pas chez
Platon littérale ; le nom de Zeus n’apparaît pas, à dessein, mais qeov~ ; pourtant l’ins-
piration est directe. Le passage de Platon est du reste déjà donné comme source du
Fragment 6 de DK sous la rubrique « Orpheus ». Les observations de W. Burkert,
(La tradition orientale dans la culture grecque, 2001, p. 99) soulignent ce lien. Selon
Ph. Wheelwright déjà ce passage, pour lui encore isolé, révélait dans l’orphisme « an
intellectual focus » (Heraclitus, p. 4). On en voit maintenant l’environnement, et on
mesure ce qu’il en est.
Chez les « orphiques » Zeus est donc Dieu, créateur, principe et organisateur
de tout, omnipotent, présent en tout, résumant tout en lui. L’unité du divin s’affirme
ainsi de façon décisive, par révélation, au terme de l’aventure théogonique.
Dans le détail, nous sommes maintenant bien assurés de la fusion qu’ils propo-
saient entre les divinités. Les féminines d’abord. Selon les hymnes archaïques
d’Orphée, cités par Philodème, d’après Philochore, Gè et Déméter étaient « les
mêmes qu’Hestia ». On pouvait tant qu’on ne disposait que de cette référence, se
défier d’un témoignage lointain, en double écho. Mais le vers original des Hymnes
a reparu, cité dans le papyrus de Dervéni col. XXII, 12 :
e[sti de; kai; ejn toi`~ {Umnoi~ eijrhmevnon:
Dhmhvthr ÔReva Gh` Mhvthr ÔEstiva Dhiwvi.
« Il est dit de même dans les Hymnes : Déméter, Rhéa, Gè Mètèr, Hestia, Dèiô. »
(Voir F. Jourdan, Le papyrus de Dervéni, p. 22 ; commentaire et références dans
les notes p. 92-93 ; G. Betegh, The Derveni Papyrus, p. 98-99 ; W. Burkert, La tra-
dition orientale…, p. 93.) Le contexte nous manque ; s’annonce pourtant, à partir du
moment où s’installe la puissance unificatrice de Zeus, l’union sexuelle du dieu avec
Démèter-Rhéa-Gè-Mètèr-Hestia (= Dèiô) :
kalei`tai ga;r kai; Dhiw; o{ti evdhiwvqh evn th`i meivxei ∑ dhlwvsei de; o{tan kata; ta; e[ph gevnhtai.
« On l’appelle aussi Dèiô parce qu’elle fut ravagée dans le coït : (Orphée) le dira dans
la suite du poème » – c’est-à-dire encore dans les Hymnes.
(Il n’est pas fait allusion ici à une naissance, nous l’avons dit ; gevnhtai a, en
réalité, un sens banal).
Il est très significatif de voir ainsi réduite, par un mystère d’identité, à sa source
même, la complexité de la geste théogonique.
Cette réduction à l’identique, cette confusion des divinités féminines anciennes
de diverses générations se retrouvent chez Eschyle, où le Titan Prométhée parle
ainsi de sa propre mère :
Qevmi~
kai; Gai`a, pollw`n ojnomavtwn morfh; mivfa.
« Thémis et Gaia, forme unique sous de nombreux noms » (Prométhée enchaîné,
v. 209-210).
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II)
FIG. 1. – Fragment du papyrus de Dervéni, col. XXII. D’après The Derveni Papyrus, Kouremenos et alii,
éd. Leo Olschki, Florence, 2006.
199
200 FRANÇOIS SALVIAT
*
* *
INFLUENCES ET PROLONGEMENTS
Pindare, immergé dans les courants de son époque, cultive ainsi une probléma-
tique et une vision de l’univers qui tirent profit des outils conceptuels de ce temps,
et s’accordent, avec des inflexions personnelles, et l’exaltation de valeurs ajoutées
par une dynamique propre de la sensibilité et de l’imaginaire, à celles des penseurs
et des pontifes de sa génération.
Quant aux croyances sur l’âme et son destin transmigratoire, avant lui intro-
duites en milieu hellénique, mais au reste on l’a souvent dit archétypales, et par là
aptes à se répandre au large, il a certainement connu, dès son adolescence et sa for-
mation à Athènes, avec des maîtres de l’école de Lasos, un peu avant 500, théogo-
nies et mystique des aèdes de tradition « orphique », dont on ne peut plus contester
l’ancienneté ; bien plus anciens que lui et que ces professeurs à coup sûr, puisque
Onomacrite, qui eut sous Hipparque maille à partir avec Lasos, reprenait Orphée et
Musée – et ceux-ci disaient en particulier la faute originelle et la parenté divine de
l’homme. Peut-être faut-il ajouter la tradition thrace la plus récente (Abaris le
Thrace est cité par Pindare au frgt 270 Maehler).
Plus avant dans sa vie il a lu sinon vu Héraclite, homme d’un seul livre, person-
nalité ombrageuse et originale, esprit paradoxal et critique, acerbe, amer parfois,
mais vigoureux, exprimant ses idées en images, en formules provocatrices et stimu-
lantes, maintenant dans la lutte des contraires et le flux du devenir la souveraineté
202 FRANÇOIS SALVIAT
du Logos unique, raison divine gouvernant le Tout : par Pindare, qui est comme en
dialogue avec lui, on se convainc mieux qu’Héraclite fut bien loin d’être le farouche
esseulé que décrit la légende. Mais Héraclite ne donne pas à l’âme humaine le statut
d’espoir que lui accorde Pindare.
Il a rencontré à Syracuse, autour de Hiéron, outre Simonide, Eschyle et Épi-
charme, le vieux Xénophane, inspirateur des Éléates, et retrouvé dans ce milieu occi-
dental la théorie adaptée sinon approfondie par les Pythagoriciens, de la
transmigration : parti de Samos, Pythagore l’inventeur et le propagateur de cette
variante s’était installé vers 520 à Crotone, où ses disciples furent les maîtres de la
cité ; ils essaimèrent et enseignèrent en Grande Grèce, en Sicile, en Égée ; à Thèbes
même viendra plus tard Philolaos. Parménide lui-même, du même âge que Pindare,
fut le disciple du Pythagoricien Ameinias, auquel il rendit un culte ; et Empédocle,
qui vécut après, adepte aussi de la métempsycose, était un zélote (selon Simplicius)
des Pythagoriciens.
Pindare qui avait des liens avec l’Ouest, qui a séjourné en Sicile, les a côtoyés ;
il les a entendus. Pour quel fruit ?
Clément d’Alexandrie assure qu’il fut pythagoricien : on ne le prendra pas à la
lettre. Il faut certes noter que l’on découvre chez lui, sur les phases de tribulation
des âmes, des données chiffrées plus précises même que celles que les sources
antiques nous transmettent, concernant Pythagore (qui, selon Cicéron et d’autres,
n’écrivit rien lui-même) et ses successeurs. Dans la métempsycose (ou
palingenèse) enseignée par Pythagore – Porphyre nous l’apprend – les renaissances
se faisaient dans des périodes définies : peut-être est-ce dans le fil de cette tendance
que chez Pindare, se trouvent indiqués la durée d’une fin de séjour dans l’au-delà,
et le nombre de réincarnations au dernier stade, avant le passage à l’état divin. Mais
Pindare reste absolument étranger à cette particularité de la doctrine, qui n’est pas à
la marge, qui envisage des réincarnations sous forme végétale ou animale, entraînant
refus de faire couler le sang sur les autels, ascétisme et tabous alimentaires. Une
nourriture végétarienne contrôlée découlait de cette conception pythagoricienne,
attachée souvent au nom même de Pythagore, qui accompagne la métempsycose, de
la parenté des êtres vivants – animés – de tous ordres, poissons, oiseaux, plantes,
bêtes terrestres, humains, en espèces hiérarchisées. Empédocle suivit, dans ses
Katharmoi. Il sera fait allusion chez Platon à ce régime dit « orphique » (mais
était-ce l’orthodoxie, ou un « intégrisme », avatar de l’orphisme ?) dans les Lois
782 c. Et les exégètes modernes – par exemple M. Detienne (voir dans Dionysos mis
à mort, 1977, le chapitre « Dionysos orphique et le bouilli rôti », p. 163 et s.) – y ont
attaché beaucoup de sens. Pindare quant à lui voit au contraire un mérite dans la
participation aux fêtes et festins carnés sacrificiels. Preuve éclatante de cet attache-
ment : dans l’île de Kronos, où festoient les bienheureux, on immole encore, et on
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 203
consomme convivialement, de la manière la plus traditionnelle, des bovins. On lit
en effet Thrène VII, frgt 129 Maehler, vers 12 (connu par le papyrus Oxy. 26) :
... dwvroi~ bouqu... ; et l’on ne peut restituer que bouqusiva, composé qui apparaît pour
la première fois chez Pindare et Bacchylide, ou un mot de la même famille : il s’agit
donc d’un grand sacrifice de fête, de type pythique ou olympique, ainsi que le
montre l’étude documentée de J. Casabona (Recherches sur le vocabulaire des sacri-
fices en grec, 1966, p. 140). Pindare mettait aussi en scène, sans réprobation appa-
rente, Héraclès se vantant d’avoir englouti deux bœufs rôtis, os compris (frgt 168
Maehler). La pureté de l’âme ne dépend pas de l’abstention de sacrifices de sang ni
du refus d’ingérer des viandes, cuites ou crues ; elle est bien, nous l’avons vu, affaire
de morale et de justice. Or elle est le suprême mérite, et doit à ce titre être appréciée
par un jugement en forme – dont, nous l’avons dit, il est exclu qu’il puisse trouver
place dans le système pythagoricien.
S’il a pénétré les œuvres, entendu les poèmes, connu les écoles, Pindare n’est
donc pas un catéchumène en tutelle. Platon le savait, qui le lisait au complet, et ne
vécut pas si loin de lui dans le temps : on se rappelle que Socrate naquit en 470 ; tout
jeune, il avait approché (vers 455 ?) Parménide chenu visitant Athènes à soixante-
cinq ans (cf. Théétète, 183 e et Parménide) ; pourquoi pas Pindare, contemporain,
qui jouit aussi d’une longue vie ? Disciple de Socrate, Platon est adolescent dans ce
même siècle. On peut se fier à l’estime qu’il porte au poète : il le considère comme
l’égal des tout premiers parmi les pontifes, ceux qu’on aurait dit, dans une culture
plus dogmatique, docteurs.
Rouvrons encore à la page 81 a-b le Ménon, écrit un peu moins d’un siècle
après la 2e Olympique : Pindare y est cité par excellence, seul nommé, parmi ceux,
hommes ou femmes, « habiles en choses divines » (sofw`n peri; ta; qei`a pravgmata), qui
disent le « vrai » (ajlhqh`) et le « bien » (kalovn). Il s’agit de prêtres, prêtresses et
devins, versés en religion, et parmi les poètes, de Pindare et nombre d’autres, du
moins les « divins » :
kai; Pivndaro~ kai; oiJ a[lloi polloi; tw`n poihtw`n, o{soi qei`oiv eijs in.
« … et Pindare et les autres poètes en nombre, pour autant qu’ils sont divins. »
(On notera que les « philosophes » sont de ce bilan historique absents.) Que
disent-ils ?
Fasi; ga;r th;n yuch;n tou` ajnqpwvpou ei\nai ajqavnaton, kai; tote; me;n teleuta`n, o} dh;
ajpoqnhv/skein kalou`s in, tote; de; pavlin givgnesqai, ajpovllusqai dΔ oujdevpote: dei`n dh; dia; tau`ta
wJ~ oJs iwvtata diabiw`nai to;n bivon.
« Ce qu’ils disent, le voici… ils affirment que l’âme humaine est immortelle, et que
tantôt elle aboutit à un terme (ce qu’on appelle mourir) tantôt elle recommence à
naître ; mais qu’elle n’est jamais anéantie ; et qu’il faut, pour cette raison, avoir une
conduite aussi sainte que possible, tout le cours de la vie » (suit le fragment de thrène
133 copié et traduit plus haut).
204 FRANÇOIS SALVIAT
86 d ; Lois, 860 c, etc.). Par l’instruction de la vérité, par la justice induite, Pindare
comme Platon – celui-ci ouvrant des voies beaucoup plus complexes –, se donnent
mission d’apporter au sage d’abord, mais à chaque âme, ici et dans l’au-delà, le bien
que nous ne pouvons tous que désirer.
*
* *
FIDÉLITÉ AGRIGENTINE : 2e ISTHMIQUE, 3e OLYMPIQUE
Retrouvons maintenant l’ode à Théron.
Le parcours des âmes heureuses s’achève dans la 2e Olympique par l’assimila-
tion à des héros. Médiateurs épiques entre l’humain et le divin, figures choyées par
le poète : Cadmos et Pélée, d’abord, aux noces bénies par les Olympiens, qui revien-
dront en couple dans la 3e Pythique, ici simplement nommés ; puis, dans le même
decrescendo, en peu de mots, comme un autre refrain familier, Achille, avec le
rappel d’une geste souvent reprise, dans les pièces où Pindare honore Égine et ses
gens ; Achille, par Éaque arrière-petit-fils de Zeus, fils de la déesse Thétis, parangon
ordinaire de valeur. Vainqueur de Kycnos, vainqueur d’Hector selon l’Iliade homé-
rique, et aussi de Memnon selon l’Éthiopide d’Arctinos : les trois duels sont égale-
ment rapprochés dans la 5e Isthmique, vers 39 et s. ; et dans la 8e, vers 54-55, on
retrouve Memnon et Hector. Memnon est le sujet d’une trilogie d’Eschyle ; fils
d’Éôs, autre déesse, et protégé pour cela, il est chez Pindare l’adversaire favori
d’Achille, comme on le voit par la 3e Néméenne (vers 63) et par la dernière triade de
la 6e Néméenne. Au bas des chars, un combat à pied, à la lance, tandis que les dieux
siègent, et qu’on pèse les âmes : le sujet figurait en relief sculpté, coloré, légendé
d’inscriptions peintes, sur la frise orientale du trésor de Siphnos ; il s’imposait au
regard du visiteur de Delphes gravissant la voie sacrée. Ces exploits sont connus, par
le récit, par l’image ; une allusion suffit, Pindare le dira lui-même :
kai; tau`ta me;n palaiovteroi
oJdo;n ajmaxito;n eu\ron : e{po-
mai de; kai; aujto;~...
« En cela, les anciens ont trouvé un boulevard (une voie à chars) ; je les suis moi-
même… » (6e Néméeenne, 55).
Achille, que rencontre Ulysse dans sa descente aux Enfers, parmi les ombres
dévitalisées, navrées et falotes, y est placé par le poète de l’Odyssée au-dessus du
troupeau : Pindare lui garde cette dignité de prince des âmes mortes dans une infi-
niment plus réconfortante vision de l’au-delà. Après cette clausule, abrégé de
légendes, l’imaginaire mystique ne contredisant rien, communiant même avec le
trésor rassurant des mythes traditionnels, un silence.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 209
C’est alors que Pindare intervient, en personne, par la voix du coryphée, ainsi
qu’il lui arrive, pour redresser, recadrer le discours, le ramener au réel, et parfois se
féliciter de son originalité et de son génie – mais ici il exulte, avec un sentiment de
réussite, une jubilation d’orgueil, particuliers. Complétant le voyage vers l’au-delà,
ce pays de justice, il se réserve de révéler dans d’autres poèmes, aux sunétoi, la voie
vers le Tout.
Il se consacre pour finir à Agrigente et à son maître : il chante la bienveillance
de Théron, son dévouement, sa générosité envers les gens de sa cité, inégalée un
siècle en arrière – ce qui nous reporterait aux origines mêmes de la jeune colonie.
L’opposition entre la catégorie des nantis insatiables, agressifs, et le groupe des
« bons », esloi – au pluriel, car avec Théron toute la famille des Emménides fidèles
y est incluse – est politique ; mais elle fait attendre pour le tyran d’Agrigente les
récompenses promises dans le cours de l’ode. Et la 2e Olympique culmine par une
dernière louange, qui semble être historiquement assez justifiée, de l’excellent
Théron.
ejpei; yavmmo~ ajriq-
mo;n perievfeugen,
kai; kei`no~ o{sa cavrmatΔ a[lloi~ e[qhken,
110 tiv~ a]n fravsai duvnaito …
« Le sable échappe au nombre ; toutes les joies que cet homme-là a données aux autres,
qui pourrait en dire le compte ? »
L’attention aux autres, le sens de la solidarité : vertu première. Elle est mise en
valeur, à la chute, par l’image du sable, qui suggère l’innombrable bienfaisance : nous
savons encore, par la 9e Pythique que de ses grains, seul le dieu connaît la somme.
On va au-delà de l’éloge ordinaire du vainqueur ; et cette effusion chaleureuse est
exemplaire : le souci d’autrui, qu’exalte à chaque occasion le poète – comme dans le
modèle qu’il propose à l’autre tyran sicilien, Hiéron de Syracuse – est pour lui axe
principal de moralité pratique, comme il le sera pour bien des sagesses ultérieures.
On a beaucoup réfléchi sur la structure de la 2e Olympique. Elle apparaît dans
sa simplicité. L’ode progresse en jouant, avec quelques éléments interstitiels, sur les
thèmes majeurs de deux genres qui tour à tour dominent et comme musicalement
interfèrent : l’éloge plus ou moins associé à la victoire (épinicie), et la consolation,
méditation de réconfort sur le deuil (thrène). 1) Pour le premier, pour le succès
olympique et pour le dynaste agrigentin, trois mouvements : au début interviennent
les dieux ; au milieu, le rappel des couronnes est l’occasion de rendre aussi hommage
au frère défunt ; à la fin, en relief, dans un ton plus personnel, le motif agonistique
s’effaçant, sont exaltées les qualités civiques et humaines de Théron. 2) Dans les
intervalles trouvent place deux développements consolatoires, où il est question de
la condition de l’homme et de sa mort, le premier plus dramatique, le second apaisé.
210
FRANÇOIS SALVIAT
FIG. 2. – Frise du trésor de Siphnos à Delphes : dieux assemblés (pesée des âmes) ; combat d’Achille et de Memnon.
L’assemblée divine est placée sur la frise à gauche du combat. Des inscriptions peintes identifient les personnages.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 211
a) L’auditeur y est d’abord entraîné, au cours de la deuxième triade, dans une
réflexion sur le Temps-mémoire et sa justice ; sur l’oubli possible du malheur, par
l’exemple des Cadméennes, promues dans la douleur à l’immortalité ; puis sur la fra-
gilité et les retours des destins mouvants. b) Il est averti, dans un deuxième temps,
du jugement divin qui attend l’âme de chaque défunt ; et il est initié, dans la strophe
de la quatrième triade, au sommet de l’œuvre, en adagio, à la vision mystique, triom-
phante et calme, de la survie de l’âme et d’un paradis, gagné par degrés, des
meilleurs. 3) Dans un registre mineur, par le loipw`/ gevnei en rejet expressif au début
de la première épode, et par les malheurs et heurs des ancêtres Labdacides puis
Adrastides à la fin de la deuxième, le thème de la persistance du génos, au-delà des
individus, assure des liaisons. 4) Un passage fortement détaché jouant le même rôle
charnière, délivre la signature du poète, l’affirmation de sa qualité « naturelle » de
sage et d’interprète indispensable du vrai, par accès à la compréhension du Tout. Au
bilan, dans les contrastes opposant la vie et la mort, l’espoir et la souffrance, le soleil
et les ténèbres, les statisticiens du vocabulaire l’avaient bien vu et le lecteur l’avait
senti : joie et lumière, comme on doit l’attendre, l’emportent.
Des correspondances sont à partir de là à relever avec les autres œuvres du
dossier agrigentin.
le contraire ; mais le fait est clairement signifié au début de l’ode, où Pindare vante
le désintéressement des anciens poètes, qui apportaient leurs vers en cadeau ; il
dénonce la maxime de l’Argien Aristodèmos : « L’argent, c’est l’homme ». Et ce
chant est un présent gratuit à celui qui, désormais vulnérable, doit garder la
mémoire de l’excellent Xénocratès, Thrasyboulos son fils.
Une ancienne amitié, peut-être, a-t-on dit, amoureuse, suivant les mœurs et les
inclinaisons d’alors, liait Thrasyboulos au Thébain. Quatorze ans plus tôt, en 490,
le jeune homme présent aux courses des Pythia était devenu, par un innocent
détournement d’hommage – car le laurier couronnant le vainqueur était dévolu à
l’armateur du char, Xénocratès son père, mais il le représentait à Delphes – le desti-
nataire effectif de la 6e Pythique. Dans cette ode spontanée, longue pour un chant
immédiat de triomphe, Pindare l’y incitait à garder à sa droite le précepte de mora-
lité, que Chiron enseignait à Achille : honorer les dieux, Zeus avant tous, et ses
parents toute leur vie. (Je note que le sens du passage a partiellement échappé à
Puech, qui a imaginé de faire de Thrasyboulos le cocher du quadrige vainqueur,
parce que Pindare, métaphoriquement, conseille au jeune homme de mener son char
droit, comme on doit le mener surtout dans le « couloir » assigné en début de
course). Le mythe apporte l’exemple du jeune Antiloque, tué sous Troie en affron-
tant Memnon pour protéger son père, Nestor, vieux, débile ; les moments suivant ce
sacrifice étaient illustrés sur la frise sculptée du trésor delphique des Siphniens, où
est représenté le héros gisant, tandis que sur son corps se battent, nous l’avons vu
plus haut, et c’est un grand moment de l’Éthiopide, Achille et Memnon. L’exemple
exaltait la piété filiale. Pindare louait alors Thrasyboulos de « prendre pour règle la
volonté de son père » (Xénocratès) et de « vouloir imiter en tout l’éclatante vertu de
son oncle » (Théron). Pindare avait à cette date (490) vingt-huit ans tout juste,
l’Agrigentin quelques années de moins ; ils nouèrent connaissance à la fête, entre les
coupes. Le poète y fut séduit par ce jeune homme réservé et cultivé :
Novw/ de; plou`ton a[gei,
a[dikon ou[qΔ ujpevroplon h{ban drevpwn,
sofivan dΔ ejn mucoi`s i Pierivdwn...
« C’est raisonnablement qu’il use de la richesse ; sans injustice, sans morgue cueillant
sa jeunesse et le savoir sage dans les retraites des Piérides… »
Un garçon dont la compagnie lui semblait aussi agréable – il le dit au tout
dernier vers de l’ode, avec une pointe d’afféterie – que gâteaux de miel.
Glukei`a de; frh;n kai; sumpov-
taisi ojmilei`n
melissa`n ajmeivbetai trhto;n povnon.
« La douceur de son esprit et son commerce avec ses compagnons de banquet passent
le fruit ajouré du labeur des abeilles. »
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 215
Pour Thrasyboulos, Pindare composa encore, nous ignorons en quelles cir-
constances un éloge particulier, un chant de banquet, pour l’heure où vient l’ivresse
et ses rêves dorés.
« Thrasybule, ce chariot de chants aimables, je te l’envoie pour l’après-dîner ; qu’il soit
pour la compagnie, pour les buveurs au banquet, chose douce ; pour le fruit de Dio-
nysos, pour les coupes d’Athènes, un aiguillon ; quand les soucis qui fatiguent les
hommes quittent les poitrines ; quand, dans une mer de richesse toute d’or, tous égaux,
nous allons à une rive menteuse ; qui est pauvre, alors est opulent, et les riches… »
(Éloge 5, Maehler 124 a.b, choisi et traduit avec plus de fantaisie par M. Yourcenar dans
La couronne et la lyre, p. 172).
Il fallait donc attendre dans l’Isthmique un langage venu du cœur. Et on a bien
senti l’accent de « fidélité » (Puech), on a justement admiré la douceur de miel
(Bury), la compassion inquiète, affectueuse, fraternelle, qui imprègne les vers de
l’ode. Cette pièce délicate rendue à sa date, et mise en couple avec la 2e Olympique,
reconnue plus proche d’elle dans le temps, qui porte un message parent, on
découvre mieux la source sensible où puise dans l’une et l’autre l’inspiration pinda-
rique dans sa maturité. Elles se complètent : l’Isthmique, touchante, dit les vertus de
Xénocratès (« Le respect de tous l’entourait… »), ce que l’on doit à sa mémoire, et
console le fils rendu par ce deuil plus fragile, et qui fait l’expérience, avec la chute de
fortune, de la fuite des amis ; l’Olympique promettait déjà la récompense dans
l’au-delà des mérites du défunt, et consolait le frère.
Témoignent de la même sympathie active les passages où, ici et là, le poète
évoque les difficultés qu’éprouve alors la dynastie agrigentine des Emménides.
D’abord dans la dernière épode de la 2e Olympique après l’éloge de Théron :
« Attaque pourtant sa louange la démesure des repus, qui ne s’accorde pas avec la
justice ; insolents personnages, qui ne veulent que rumeurs, et que soient cachées les
belles actions des hommes de valeur ». On sait (par des références à Solon et
Théognis ; voir aussi 1re Olympique, vers 56) que la « satiété » (koros) est liée à
l’hybris. Et dans la dernière épode de la 2e Isthmique, comme en écho : « Il ne faut
pas, parce que des espoirs envieux, à l’entour de cœurs mortels, menacent, que
Thrasyboulos fasse jamais le silence sur la valeur de son père, ni sur nos chants. »
Ces allusions à des attaques dont les deux frères, Xénocratès et surtout Théron,
étaient l’objet sont en rapport avec une fronde dirigée contre le pouvoir agrigentin
en place, de l’intérieur de son propre clan. Les scholies nous apprennent que lors du
conflit qui opposa dans la première partie de l’année 476 Hiéron et Polyzalos,
Capys et Hippocrate, pourtant Emménides, se tournèrent contre Théron. Il est clair
que cette agitation ne s’éteignit pas ensuite. Le personnage le plus contesté devait
être Thrasydaios, le fils de Théron ; en butte en 476 à l’hostilité des gens d’Himère,
il ne pourra se maintenir plus d’une année à Agrigente après la mort de son père
(473-472). Xénocratès, et Thrasyboulos, proches de Théron, et solidaires, eurent à
216 FRANÇOIS SALVIAT
saura éviter d’être un impie comme Tantale » ; mais il est traité « comme Louis XIV
désirait être traité » : le poète le laisse « se faire sa part dans le sermon » (Puech,
Pindare I, p. 21 et II, p. 51). Faute et punition de Tantale sont pourtant symboliques
des crimes des âmes humaines et des punitions qui doivent frapper en particulier
celles des puissants. La manière dont ce thème du châtiment est introduit, comme
un tonnerre assourdi, dans le poème pour le tyran de Syracuse nous laisse loin de la
confiance amicale, de la palpitation émue qui inspirent l’ode pour Théron, conçue
dans les mêmes journées, achevée et exécutée un peu plus tard ; mais le rapproche-
ment impose un sens explicite. Car Syracuse n’est pas loin d’Agrigente ; Hiéron,
ayant épousé la fille de Xénocratès, devenu le neveu par alliance de Théron, était
concerné par le deuil familial. Il ne répugnait pas à se pencher sur les problèmes de
la destinée, lui qui interrogeait (en vain !) Simonide sur la nature de Dieu : il ne
pouvait ignorer la révélation eschatologique de la 2e Olympique.
Reportons-nous à deux ans plus tard. Aux Pythia de 474, Hiéron, absent, mais
dont les chevaux participent aux concours, connaît la déception de ne pas être cou-
ronné. Pindare, pressenti sans doute pour l’ode éventuelle, reste inemployé. Il
envoie cependant à Syracuse, depuis Thèbes, la 3e Pythique, libérée de tout cadre, au
ton très personnel.
Ce n’est donc pas une ode triomphale. Cette épître chorale spontanée, hors
commande, est toute entière un appel à méditation et une persuasion d’ascèse ; le
percevoir permet de ne pas considérer comme une exception la 2e Olympique, qui
portait aussi de bout en bout un message grave.
La 1re Olympique pour Hiéron était splendide et froide ; avec cette initiative,
dans la 3e Pythique, le poète cherche à établir une relation moins distanciée, qu’il
souhaiterait amicale. L’échec à Delphes fournit le prétexte. Hiéron souffre de la
pierre, au point que cet homme de guerre, autrefois vaillant au combat, qu’il fût
cavalier ou piéton, devait, général invalide, suivre les batailles en litière ; et Pindare,
en 470, dans la 1re Pythique, le comparera au héros Philoctète, terrassé à Lemnos par
le poison, gangrené, grabataire, et cependant de grand courage. Le poème de 474 qui
sous-entend cette misère physique et joue sur cette force d’âme, dispense la compas-
sion et traite, pour le bon usage présent et ultime du mal, de la condition humaine,
et de la mort. Pindare donc caresse par l’éloge, séduit par le mythe et sa magie ; mais
surtout conduit, conseille, et ce fond « hortatif » s’éclaire à la lumière de la défini-
tion d’ensemble de sa pensée telle que nous avons tenté de la rétablir ; il la complète
aussi et la précise.
Voici la traduction du début de la 3e Pythique :
« Je voudrais que Chiron fils de Philyre – s’il faut que nos langues formulent ce vœu,
qui est celui de tous – soit vivant encore, lui qui nous a quittés, puissante race de l’Ou-
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 221
ranide Kronos ; et qu’il règne encore sur les vallons du Pélion, bête sauvage, mais ayant
la pensée, ami des hommes. Tel qu’il fut, il éleva jadis, et cultiva, cet architecte de santé
robuste, Asclépios, héros protecteur contre toutes maladies.
La fille du bon cavalier Phlégyas, avant d’avoir porté à terme, et d’avoir accouché
avec le secours d’Ilythie, patronne des gésines, fut domptée par l’arc d’or d’Artémis, et
descendit de sa chambre dans l’Hadès. Ce fut l’œuvre d’Apollon : le courroux des
enfants de Zeus n’est jamais sans effet.
Elle l’avait rejeté en dédain, dans les désordres de son cœur ; elle avait accepté une
autre union, cachée à son père ; elle qui d’abord avait connu l’étreinte de Phébus aux
longs cheveux. Elle portait la pure semence du dieu, mais n’attendit pas d’aller à la table
nuptiale, ni d’entendre, en voix nombreuses, le cri des hyménées, que les vierges com-
pagnes d’âge aiment au soir, sur de tendres paroles, chanter.
Elle désirait ce qu’elle n’avait pas, comme la plupart. C’est chez les hommes l’es-
pèce la plus vaine, qui faisant outrage à son entour, guette ce qui est au-delà, pourchas-
sant des fantômes en d’irréalisables attentes. Tel fut le grand égarement qu’entraîna le
vouloir de Coronis au beau péplos.
Un étranger vint d’Arcadie ; elle le coucha en son lit ; non sans être aperçue du
veilleur.
À Pythô riche en victimes, se trouvait Loxias, roi en son temple, instruit par le
délateur le plus sûr, par son esprit qui sait tout : il ne se laisse pas prendre aux men-
songes ; ne le trompent dieu ni mortel, en acte ni en intention. Ayant donc su les
amours illégitimes et le dol d’Ischys l’Ilatide, l’étranger, il envoya sa sœur, frémissante
d’implacable colère, à Lacéréia (la jeune fille habitait là, aux bords escarpés du Bolbéis).
Un tout autre démon, porteur de mal, la dompta, et des voisins en nombre partageant
son sort avec elle périrent. Ainsi sur la montagne un feu jailli d’une seule semence
anéantit toute une forêt.
Mais quand ses parents eurent déposé la jeune femme sur le mur de bois du
bûcher, et que la flamme impétueuse d’Héphaïstos eut couru tout autour, Apollon dit :
“Non, mon âme ne souffrira pas plus longtemps que je fasse périr un fils de ma
race de la plus lamentable des morts, entraîné dans le malheur de sa mère.”
Ainsi dit-il ; et d’une enjambée atteignant l’enfant l’arracha au cadavre ; le feu
brûlant s’ouvrait devant lui. Il le porta alors au Centaure de Magnésie, et le lui confia
pour qu’il apprenne à guérir les maladies qui sont la cause, pour les hommes, de
maintes douleurs.
Ceux qui venaient à lui porteurs d’ulcères spontanés, les chairs blessées par le
bronze gris ou la pierre lancée de loin, le corps ravagé par le feu de l’été ou par l’hiver,
il les délivrait chacun de son mal particulier, les uns par des incantations apaisantes,
d’autres par des potions salutaires, ou en enveloppant leurs membres de remèdes de
toute origine ; d’autres encore étaient remis debout par chirurgie.
Mais la sagesse même à l’appât du gain se capture. Lui aussi fut poussé, par un
salaire magnifique, par l’or qui paraît dans les mains, à enlever un homme à la mort qui
déjà l’avait saisi. Le fils de Kronos, de ses mains, lança contre tous deux son trait, ôtant
le souffle à leur poitrine, sans tarder ; la foudre ardente, fatale, tomba sur eux. »
Après rappel de la mémoire de Chiron le Centaure, l’ode commence par un
double conte, noir et cruel.
C’est d’abord l’histoire tragique et édifiante, le roman de Coronis, aimée
d’Apollon, mais infidèle au dieu, punie de mort par Artémis en colère. Le mythe est
222 FRANÇOIS SALVIAT
refaçonné, pour donner au Divin dignité (Coronis, légère, aurait dû attendre sage-
ment mariage ordonné et chœurs d’hyménée légitimes), et omniscience (Apollon
n’a pas besoin de l’annonce faite par le corbeau, triste messager : il sait tout, comme
le poète l’a dit dans la 9e Pythique). Se donnant à un autre amant, Coronis est cou-
pable d’humaine inconséquence : « Elle désirait ce qu’elle n’avait pas, comme beau-
coup. C’est chez les hommes l’espèce la plus vaine, qui outrageant leur entour,
guette ce qui est au-delà, pourchassant des fantômes en d’irréalisables espoirs ». Le
devoir est ainsi assigné, qui reparaîtra plus loin ; c’est un leitmotiv pindarique : l’ac-
ceptation du sort, dans ses données immédiates, sans frustration, sans phantasmes
d’avenir, sans attentes vides ; la discipline nécessaire du désir.
Après ce drame et cette première leçon, Pindare déroule l’histoire du fils de
Coronis, conçu d’Apollon, Asclépios. Future mère, la coupable a péri sous les
flèches d’Artémis ; vivant encore en son sein, récupéré par le dieu, arraché aux
flammes du bûcher funèbre, Asclépios est confié à Chiron et éduqué par lui. Instruit
dans les secrets de la médecine et de la chirurgie, drogues, incantations et scalpel, il
parvient au sommet de l’art de guérir. Mais pris par l’appât du gain, « pour l’or
qu’on montre dans les mains », qui peut tenter même le sage, Asclépios entreprend
de ressusciter un homme déjà pris par la mort ; alors Zeus les foudroie l’un et
l’autre, le praticien qui se laisse corrompre, l’agonisant qui l’a séduit. La médecine
prétendait à un grand pouvoir : Empédocle en témoignera, plus ou moins magicien,
faiseur de miracles, qui se faisait fort d’enseigner les moyens de ramener les morts à
la vie (frgt DK 111). Elle était aussi en grande révérence. Pindare, qui la recom-
mande quand elle est curative, la dénonce quand elle nourrit l’illusion thaumatur-
gique, intéressée de surcroît.
Car le médecin fût-il fils de dieu, ne doit, ne peut pas abolir la mort. Personne
ne peut non plus ni ne doit – provoquant, partageant la faute – avoir le désir d’en
profiter pour lui-même : on ne négocie pas sa mort. Trait nouveau, introduit par
Pindare dans le mythe : le mourant lui-même est frappé, mort une deuxième fois en
somme, pour avoir souhaité, tenté de ne pas mourir.
Voici en effet la moralité, aussitôt après le tonnerre et l’éclair vengeurs :
Crh; ta; ejoikovta pa;r
daimovnwn mnasteuevmen qnatai`~ frasivn
60 gnovnta to; pa;r podov~, oi{a~ eijme;n ai[sa~.
Mhv, fivla yucav, bivon ajqavnaton
speu`de, ta;n dΔ e[mprakton a[ntlei macanavn.
« Il faut demander aux démons ce qu’il convient à des esprits mortels de demander,
sachant ce qui est à nos pieds, et notre condition telle qu’elle est. Non, mon âme ! N’as-
pire pas (pour l’homme) à une vie qui serait sans la mort, mais de ce qu’on peut obtenir
épuise les ressources… »
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 223
On comprend d’ordinaire, à la lettre en apparence, et trop vite, et à tort, en
isolant souvent les deux derniers vers, que l’âme ne doit pas prétendre à l’immorta-
lité : ce qui pourrait conduire, avenir bouché, limité à la fin de vie humaine, à un
repli sans autre espoir sur ce monde, ses gloires, ses joies, ses plaisirs, passagers mais
accessibles, à une morale hédoniste du quotidien, de l’instant à saisir ; à un médiocre
carpe diem. « Vivez, si m’en croyez… » Et rien après. Beaucoup s’y sont trompés.
Tel est bien le contresens de Puech, exégète naïf, abusé par un style trop dense ; mais
déjà de J. Harrison (Prolegomena, p. 477 : « desperate unfaith ») et encore de
W.K.C. Guthrie (Orphée…, p. 263 ; Les Grecs et leurs dieux, p. 270). C’est aussi
l’erreur qu’assume spontanément Paul Valéry, lorsqu’il détache ces deux vers, par
coquetterie non traduits, en exergue à son Cimetière marin, avant de méditer au
soleil de midi entre les tombes de Sète sur le néant des « têtes inhabitées » de nos
« pères profonds » : « L’argile rouge a bu la blanche espèce / Le don de vivre est
passé dans les fleurs. » Le malentendu est grave, qu’il faut dissiper.
Car aucun doute n’est possible : pour Pindare, l’âme subsiste dans l’infini du
Temps. Elle ne saurait désirer une « immortalité » qu’elle possède par essence. Elle
est impérissable, même si elle est déjà « morte » plus d’une fois, et « mourra »
encore, par accident obligatoire, qui ne l’affecte qu’en partie. Il y a dans la manière
de dire de Pindare une subtilité facile à vaincre, qui fait penser à la boutade, à
dénouer, de J.-P. Sartre, que « les défunts sont seuls à jouir de l’immortalité » (Les
Mots, Folio, p. 166). Platon l’affirmera avec force : « Nul d’entre nous n’est naturel-
lement immortel ; qui viendrait à l’être n’aurait pas le bonheur que croit la foule ;
car pour ce qui n’a point d’âme, il n’est pas de mal ou de bien qui compte, mais seu-
lement pour l’âme, pour autant qu’elle est unie au corps ou séparée » (Lettre VII,
335 a). L’âme humaine ne peut certes pas, ne doit pas chercher à changer la mort (du
corps). Celle-ci est inéluctable, la 7e Néménne nous l’a rappelé à l’occasion du destin
de Néoptolème : elle touche riches et pauvres, sa vague déferle sur tous, gens de
renom, gens sans gloire. Avec ce qu’elle implique, les jugements, les cycles purifica-
teurs, les réincarnations successives au fil du temps. Le tout conforme à l’ordre uni-
versel, ordre divin, qu’il n’est permis à personne – fût-il Asclépios – de modifier ou
d’éluder. Épictète le dira : les épis mûrissent (et l’homme) pour être moissonnés
« car ce ne sont pas des êtres isolés du reste » (Entretiens II, 6,11).
Notre âme doit donc se contenter, en ce monde ci, sauf à pécher par arrogance,
Pindare le répète en plusieurs autres endroits, de ce dont elle dispose, ce qui est près
d’elle, à portée, à ses pieds, to; pa;r podov~, et sans attentes vaines, ni sentiments de
frustration, dans cet espace provisoirement borné, de ce que nous apportent nos
« démons ». Ne jamais vouloir pour soi l’impossible, et se concentrer sur l’instant
présent. Dans la 3e Néméenne, composée (en 475 ?) pour un pancratiaste d’Égine,
aux « vertus » traditionnelles qui caractérisent les trois âges de l’homme – pais,
224 FRANÇOIS SALVIAT
Mais je veux en adresser prière à la Mère, que bien souvent les jeunes filles à ma
porte viennent chanter, avec Pan, déesse auguste, dans la nuit :
si tu sais bien comprendre du plus haut de mes paroles le sens droit, Hiéron,
retiens ce que t’apprennent les Anciens : « un bonheur pour deux malheurs, c’est la part
que font aux hommes les immortels ». Le supporter dignement, les gens sans réflexion
n’en sont pas capables ; mais les bons qui, par un retour, en ont fait paraître les biens.
Tu as en partage un lot heureux. Conducteur de peuple, tyran, la haute fortune te
distingue entre tous les hommes.
Mais la vie n’a pas été sûre, ni pour Pélée l’Éacide, ni pour Kadmos semblable aux
dieux ; dont on dit qu’ils ont eu un bonheur bien au-dessus des mortels. Ils ont entendu
les Muses au diadème d’or chanter sur la montagne et dans Thèbes aux sept portes,
lorsque l’un épousa Harmonia aux yeux de génisse, l’autre, du prudent Nérée l’illustre
fille, Thétis. Les dieux chez tout deux festoyèrent ; ils virent ces rois, enfants de
Kronos, sur leurs sièges d’or ; ils reçurent leurs présents. La faveur de Zeus, qu’il rega-
gnèrent après les épreuves passées, leur rendit courage.
Et puis, en un autre temps, le premier se vit privé d’une part de ses joies par les
malheurs cruels de ses filles ; de trois d’entre elles du moins – car Zeus le Père entra au
lit aimable de Thyoné au teint blanc. Le fils de l’autre, qu’avait mis au monde à Phthie
l’immortelle Thétis, ayant à la guerre, sous les flèches, perdu la vie, fit s’élever, brûlé au
bûcher, la lamentation des Danaens.
Mais si en l’esprit un mortel a la voie de la vérité, il doit, des bienheureux, pour
ce qui lui arrive, recevoir le bonheur.
Les vents des hauteurs ont des souffles changeants. Le bonheur ne vient pas aux
hommes pour longtemps, quand il s’attache à eux dans sa plénitude. Petit en condition
petite, grand dans la grande, tel je serai. Et tel qu’il se présentera, en mon cœur tou-
jours j’assumerai mon destin personnel (démon), y appliquant des soins, suivant les
moyens qui sont les miens.
Si pour autant Dieu me procure l’agrément de la richesse, j’ai l’espoir de trouver
une haute gloire pour le temps à venir. Nestor et le Lycien Sarpédon – en renom chez
les hommes – c’est par des vers harmonieux, assemblés par d’habiles charpentiers, que
nous les connaissons : la vertu célébrée par de glorieux chants fleurit pour des années ;
mais pour bien peu l’obtenir est facile. »
Avec la santé précieuse comme l’or, si le poète avait pu apporter l’hymne de
victoire pythique ! Il traverserait la mer, pour surgir là-bas porteur de lumière, tel
un astre radieux. Mais on sait qu’il a les mains vides.
Que doit donc faire Hiéron ? À la quatrième antistrophe, Pindare marque une
brève pause intime. Il dit adresser ses prières (pour Hiéron) à la Mère et à Pan, fami-
liers, choisis par lui, non sans recherche spéciale du symbole (la génitrice universelle,
le démon du Tout), honorés à sa porte, où chantent de nuit les chœurs des filles thé-
baines. Puis il revient, après une formule qui énonce lourdement l’intention édi-
fiante, sur l’alternance des biens et des maux. Le motif d’alerte est aussi
trompeusement banal et aussi essentiel ici qu’il l’était dans la 2e Olympique. Mais il
faut savoir en tirer le sens, ce qui n’est pas à la portée du commun
80 Eij de; lovgwn sunevmen korufavn, ÔIevrwn, ojr-
qa;n ejpivsta/, manqavnwn oi\sqa protevrwn:
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 227
e{n parΔ ejslo;n phvmata suvnduo daivontai brotoi`~
ajqavnatoi. Ta; me;n w\n
ouj duvnantai nhvpioi kovsmw/ fevrein,
ajllΔ ajgaqoiv, ta; kala; trevyante~ e[xw.
« Si tu sais bien comprendre du plus haut de mes paroles le sens droit, Hiéron, retiens
ce que t’apprennent les Anciens : « un bonheur pour deux malheurs, c’est la part que
font aux hommes les immortels ». Le supporter dignement, ceux qui sont comme
enfants ne le peuvent ; mais les bons qui, par un retour, en ont fait paraître les biens. »
(Br. Snell traduit : « turn the brightness outwards » : pourquoi se restreindre à
une interprétation esthétique ?). Voir le bien, les biens, quoi qu’il advienne. On
revient ici à la compréhension nécessaire du Tout, à l’« harmonie cachée » héracli-
téenne, que savent découvrir par conversion les « bons » (ajgaqoiv) opposés à la masse
imbécile, infantile (nhvpioi) … d’où le calme confiant de leur attitude. Et, par avance, à
Épictète (Arrien) : « Quoi qu’il arrive, il dépend de moi d’en tirer du bien »
(Manuel, XVIII) ; ou à Sénèque qui compare les « bons », boni, à des lutteurs valeu-
reux : « Scias licet idem viris bonis esse faciendum ut dura ac difficilia non reformi-
dent nec de fata quaerantur, quidquid accidit boni consulant, in bonum vertant ». «
Sache que les hommes de bien doivent de même faire en sorte de ne pas redouter les
peines et les difficultés, ne pas se plaindre du destin, approuver et tourner en bien
tout ce qui leur arrive » (De la Providence, 2,4 ; trad. Bréhier). Posture rationnelle,
résultat moral : à cette intelligence se distinguent les « bons », ajgaqoiv, qui par elle
inventent, font naître leur bonheur.
Hiéron, tyran, conducteur de peuple, est au faîte de la fortune ; Pindare, et c’est
encore l’éloge attendu, le rappelle. Mais il n’ignore pas la maladie chronique invali-
dante, les douleurs, la torture des reins ensablés, la mort prévisible. Et il s’engage
dans les paradigmes mythiques à forts contrastes, la gloire et les malheurs de
Cadmos, époux d’Harmonia, et de Pélée, époux de Thétis ; mariés à des déesses, ils
banquetèrent à leurs noces avec les dieux enfants de Kronos, trônant ; mais ils n’ont
pas vécu eux non plus dans la sécurité : sont rappelées la part de destin triste des
trois filles de Cadmos (mais aussi, par un dernier retour favorable, la divinisation de
Sémélè-Thyônè), puis le deuil de Pélée à la mort d’Achille, et les plaintes au bûcher
funèbre.
On ne peut oublier que dans la 2e Olympique, ces personnages d’élite, Cadmos,
Pélée, étaient cités, les premiers, et seuls avec Achille, comme commensaux de Rhéa
(la Mère) sur l’Île des Bienheureux. La reprise dans ces exemples, en variation rapide
et brillante, des thèmes liés de fragilité et d’immortalité, qui règnent dans cette partie
de l’ode à Hiéron, implique pour le Syracusain comblé, mais souffrant, en parallèle
manifeste avec les deux héros, la même promesse que le poète formulait pour Xéno-
cratès et pour Théron d’Agrigente dans l’Olympique, et lui propose une sagesse de
même qualité, gage de même sérénité et de même futur. La résonance est directe et
228 FRANÇOIS SALVIAT
Hiéron devait la percevoir ; même si son discours reste retenu, Pindare sait qu’il est
compris et le laisse entendre en paroles fortes :
Eij de; novw/ ti~ e[cei qna-
tw`n ajlaqeiva~ oJdovn, crh; pro;~ makavrwn
tugcavnontΔ eu\ pascevmen : a[llote dΔ ajlloi`ai pnoaiv
105 uJyipeta`n ajnevmwn.
« Mais si en l’esprit un mortel a la voie de la vérité, il doit, des bienheureux, pour ce qui
lui arrive, recevoir le bonheur. Les vents des hauteurs ont des souffles changeants… »
Puech traduit : « … (il) sait jouir du bonheur que les dieux lui envoient ». C’est
la vulgate interprétative, mais un choix qui infléchit abusivement le sens du texte :
« … sait jouir », ajouté, est loin des mots et de l’intention de Pindare. On entretient
ainsi le contresens commun sur les vers 61-62, qui écarte de l’âme toute ambition
d’immortalité au bénéfice d’un simple art de vivre ; mais il n’aurait de signification
ici que dérisoire.
crh;, escamoté par Puech, qui gouverne tugcavnont(a) eu\ pascevmen, exprime une
conséquence nécessaire. Pro;~ makavrwn eu\ pascevmen rappelle pour sa forme, sinon
pour le sens, la plainte oi|a pro;~ qevwn pavscw de Prométhée dans Eschyle (Prométhée,
92) ; ce sont bien, qualifiés de « bienheureux » les « dieux » qui sont ici nommés,
c’est-à-dire Dieu. Il ne s’agit donc pas, contrairement à ce que pensent Puech et la
plupart, de gérer un bonheur matériel, de jouissances en ce monde-ci, sens mesquin
si l’on s’y arrête, hors de saison pour le malade au corps épuisé ; le but est avec pour
clé d’accès la vérité, acquise par une connaissance intellectuelle en raison (novw)/ , et
par une acceptation de l’ordre du monde divin et juste, en dépit des accidents appa-
rents et des souffles contraires, de gagner la sérénité puis la béatitude. On mesure
toute la différence pour la compréhension de ce passage et de toute la 3e Pythique.
Instabilité donc, précarité de fortune, répondant au cas de Hiéron, avec des
vents aux souffles plus violents sur les cimes élevées, où s’expose le tyran. Mais
surtout, en contraste, en panacée, « voie de la vérité », ajlaqeiva~ oJdovn. C’est cette
voie que deux péans fragmentaires désignaient comme sofiva~ oJdovn, « voie de la
sagesse » (Péan VII b, 20 et Péan IX, 4 voir ci-dessus). On la suivait, même si ni
l’image du chemin ni le mot ajlavqeia n’y apparaissaient, dans la 2e Olympique ; les
circonstances y étaient favorables, et le « sage » (sofov~, le mot y est) en connivence
avec ses auditeurs. Dans la 3e Pythique, Pindare ne dit rien du statut de l’âme ; ne
parle pas du jugement, garant de justice, ni de l’itinéraire outre-tombe ; mais leur
existence est supposée connue du destinataire. Hiéron ne pourrait, les ignorant, bien
conduire sa vie ; il ne saurait, sans affronter les tribulations en ce monde dans les dis-
positions qui conviennent, assumant son statut mortel et se gardant d’injustice,
nourrir l’espoir d’accéder au bonheur, ici même par la paix intérieure, puis, au
terme, à la félicité de l’« Île des Bienheureux ». Il est ainsi invité, pour y parvenir, à
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 229
avoir à l’esprit, en raison (novw/) la connaissance de la route du vrai universel ; et il
apparaît, par la concision du rappel, qu’il est au nombre de ceux qui ont entendu
déjà, médité cette exhortation.
L’accent est donc mis – et ce fut, en son temps, l’originalité de Pindare – sur ce
bonheur auquel on parvient par le vrai, et qui en est la récompense. Vocabulaire de
la révélation et de la raison se côtoient, s’interpénètrent ; mystique et logique de
l’être se rejoignent dans la même sagesse. Le poète ainsi humanise les spéculations
des « philosophes » ; prétend commuer en savoir les vaticinations « orphiques » ;
pour tirer du tout une pratique de vie.
Et l’on ne peut manquer de rapprocher, parce qu’elles témoignent l’une et
l’autre de la même haute ambition, et d’une conversion comparable, l’ajlaqeiva~ oJdov~
pindarique de la « voie de la vérité » qu’emprunte à la même époque l’Éléate Parmé-
nide, « à l’écart des chemins battus par les hommes » et des opinions communes.
C’est une route à chars, comme celle que suit Pindare sur le char des Muses (Péan
VIIb Maehler). Parménide y est entraîné à grande allure et à grand bruit par le qua-
drige des Héliades à la porte du jour et de la nuit, solide, charpentée comme une
porte de ville fortifiée, à deux vantaux, déverrouillée pour lui, et ouverte au large sur
la contemplation de l’Être plein, par une déesse tourière, Diké, la Justice, gardienne
des clés de cette citadelle bien close. Elle accueille le jeune homme (kouros), lui parle
et l’enseigne (frgt 1). On remarque que cette Dikè qui ouvre la « voie de la vérité »
est dite polypoinos, vengeresse, « celle qui châtie » : une épiclèse peu commentée, et
qui a paru parfois embarrassante : où situer fautes et châtiments dans ce système
parménidien en apparence fermé ? Elle a au contraire bien sa place dans une vision
qui se rapproche de celle qu’on peut dire « orphico-pindarique », où est ménagée
une plage large de culpabilité, et qui accepte la déchirure : pour accéder à l’alèthéia,
et passer le rempart qui la défend, le kouros élu doit être en règle – on affirme qu’il
l’est – avec loi divine et sacrée (thémis) et justice (dikè).
Pour clore la 3e Pythique, Pindare applique à lui-même et au chœur – passant
à la première personne, par un procédé qu’il emploie souvent, mais la leçon va à
Hiéron – le principe de résignation et d’accord, qui résume l’ode :
o[lbo~ dΔ oujk ej~ makro;n ajndrw`n e[rcetai
savo~, polu;~ eu\tΔ a]n ejpibrivsai~ e{phtai.
smikro;~ ejn smikrai`~, mevga~ ejn megavlai~
108 e[ssomai, to;n dΔ ajmfevpontΔ aijei; frasivn
daivmonΔ ajskhvsw katΔ ejma;n qerapeuvwn macanavn.
« Le bonheur ne vient pas aux hommes pour se garder longtemps, quand il se pose sur
eux dans sa plénitude. Petit en condition petite, grand dans la grande, ainsi serai-je. Et
tel qu’il s’attachera à moi, en mon cœur toujours j’assumerai mon destin personnel
(daimôn), y appliquant des soins, autant qu’il est en mon pouvoir. »
230 FRANÇOIS SALVIAT
Ici chaque mot compte. Chacun doit s’adapter à son destin. La formule
daivmon(a) qerapeuvwn est chargée de sens. Le daivmwn est, on le sait, dans toute la tra-
dition grecque – avec une définition particulièrement claire dès le VIe siècle chez
Théognis (161-166) – une sorte de sur-moi, porteur d’une destinée personnelle, ou
plutôt de moi second ou caché (« occult self » pour l’érudition de langue anglaise).
Il l’est au IVe siècle chez Platon : il suffit pour s’en assurer de se reporter à l’index de
Ast et de rappeler la formule du Banquet 202 e qui situe le démoniaque entre le
mortel et l’immortel (metaxu; qnhvtou kai; ajqanavtou). Le cas est ambigu : on doit se
rappeler ici l’h\qo~ ajnqrwvpw/ daivmwn d’Héraclite (119 DK) qui rapproche le « démon »
de l’humain, en l’assimilant au « caractère » (et peut-être, ainsi, le nie). La proximité
du démon et de l’homme est bien apparente dans le fragment d’Héraclite DK 79 : «
L’homme se fait traiter de bébé par le démon, comme l’enfant par l’homme ». Mais
explicitement chez Pindare c’est d’un ordre, d’une disposition divine, que procède,
par cet intermédiaire du « démon » investissant chacun (tovn ajmfevponta daivmona),
notre destin individuel, que pilote Zeus :
Diov~ toi novo~ mevga~ kuberna`/
daivmonΔ ajndrw`n fivlwn.
« Le vaste esprit de Zeus gouverne le démon des hommes ses amis » (5e Pythique, pour
Arkésilas, v. 122-123).
Dans ces conditions, la qerapeiva que chacun dispensera au démon identitaire
se définit comme un exercice spirituel, où se distingue et se constitue la personne
morale, où la volonté de l’individu trouve sa place : à ce niveau, dans ce dialogue
intérieur, dans cet espace de contact (cette « interface ») entre divin et humain peut
intervenir une initiative, se glisser un choix libre ; et l’accord librement recherché
avec le démon, s’il est obtenu, apporte le vrai bonheur. Au début de l’ode, Pindare
a donné un contre-exemple : au lieu d’accord, la mésentente. Nous avons vu, dans
l’aventure de cette fille élue par un dieu et volage, comment elle a fait son propre
malheur : il a été question alors de son démon. Coronis a exercé un libre arbitre ; sa
perte découle de sa propre volonté, de son choix (lh`ma) ; car celui-ci a été rebelle ;
elle aurait dû accepter ce qu’elle avait ; son refus de s’y tenir, ses rêves inconsé-
quents, entraînent la punition divine, en provoquant un retournement du démon,
qui devient dans la malveillance « un autre démon ». Pindare instamment conseille
une option inverse : soigner son démon, le cultiver, le « pratiquer », l’« exercer »
(ajskhvsw) s’allier à lui en esprit (frasivn) à chaque instant (aijeiv).
Dans le Timée de Platon, un peu plus d’un siècle plus tard, le daimôn sera dit,
dans le discours de Timée le Locrien, correspondre à la partie « intelligente » de
l’âme, don de Dieu fait à chacun : l’homme qui par celle-ci touche à la vérité atteint
le bonheur « dans la mesure où il donne sans cesse des soins au divin, et où il le
garde toujours en bonne disposition quant au démon qui habite en lui » (a{te de; ajei;
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 231
qerapeuvonta to; qei`on e[contav te aujto;n eu\ kekosmhmevnon to;n daivmona suvnoikon ejn aujtw`/
(90 c). Et beaucoup plus loin encore dans le temps, mais de manière tout aussi signi-
ficative, on peut citer Marc Aurèle, pour qui la philosophie, notre seul guide, doit
« veiller sur notre démon intérieur » (threi`n to;n e[ndon daivmona) en orientant au
mieux actes et pensées (Entretiens, II,17), en évitant de troubler cet hôte par « une
foule de fantasmes », le conservant « satisfait, obéissant, comme il sied, à Dieu » par
une parole vraie et une conduite juste (III,16).
Équanimité, que sert non point passivité, mais adhésion intime, éclairée,
coopérative, en « synergie », dans une situation de vie favorable ou non, douce ou
amère, à l’ordre divin : nous avons rencontré, au vers 104, et évoqué plus haut, par-
ticulièrement à propos du Péan IX sur l’éclipse, ces prémices de stoïcisme. On est
tout près de ce qui sera l’une des règles cartésiennes de morale « provisoire », règle
dite souvent « stoïcienne » : « tâcher plutôt à me vaincre que la fortune, et mes désirs
que l’ordre du monde ». Car le katΔ ejma;n... macanavn, avec ses arrière-plans, annonce
la formule in nostra potestate de Cicéron citant Chrysippe, et la distinction, fonda-
mentale dans le Manuel d’Épictète (Arrien) entre « ce qui dépend de nous » et « ce
qui ne dépend pas de nous », dont I. et P. Hadot viennent de rappeler les racines
anciennes, et l’importance capitale, à la fois éthique et ontologique. « Une onto-
logie… qui oppose la sphère du Monde, qui est aussi celle de la nécessité et du
Destin régi par la Raison universelle… et la sphère de notre liberté et de notre choix,
celle de nos jugements, de nos tendances, de nos désirs ». Il nous appartient ainsi de
dire « oui ou non à l’Univers » selon que « notre raison se conforme ou non à la
Raison universelle » (Apprendre à philosopher dans l’Antiquité, 2004, p. 89-101 et
particulièrement p. 101). Telle est la leçon faite à Hiéron.
Contemporaine exactement de cette 3e Pythique, à l’automne 474, la
e Pythique fut composée pour le jeune Thébain Thrasydaios, vainqueur au stade
11
à Delphes. Pindare y introduit, de manière un peu forcée, au prétexte du meurtre
d’Agamemnon et du fait que les motivations de Clytemnestre, ambiguës, seraient
mal connues, le thème des mauvaises rumeurs, dont visiblement il souffre lui-
même : « Dans l’ombre, le méchant gronde. » Il s’adresse à ses concitoyens, qui
manifestement l’avaient critiqué pour sa complaisance à Hiéron – un tyran ! –, et les
rassure sur l’attachement qu’il leur porte. Devant eux, il s’interroge : dérouté par les
vents, marin égaré, a-t-il perdu son cap ? voyageur, s’est-il fourvoyé à une croisée
de chemins? Il est ainsi conduit à faire l’éloge de ce régime oligarchique de Thèbes
où domine une élite en principe égalitaire, en le comparant, à son plein avantage, aux
régimes tyranniques qui sont alors installés en Sicile, et en particulier à Syracuse. À
cette occasion il reprend sa réflexion sur l’adhésion au destin, par l’accueil des bien-
faits de Dieu, avec un langage de passion, quasi mystique : le verbe ejraivman qu’il
utilise est dans le vocabulaire du désir amoureux. Il insiste sur la modération néces-
saire, la soumission au possible ; enfin sur la mort et ce qui la suit.
232 FRANÇOIS SALVIAT
*
* *
Du point de vue de telles idées la 1re Pythique, composée quatre ans plus tard,
après la victoire au char de Hiéron en 470 n’apporte pas de nouveau. Elle ne revient
pas sur la « voie de la vérité ». Les conseils prodigués au souverain à la fin de l’ode
sont de morale politique : rapprocher citoyens et rois ; honorer le peuple (damos) et
l’orienter vers la concorde civique qui donne l’hésychia ; malgré les avantages atta-
chés à la réserve dans le discours et l’action, ne pas renoncer à s’engager, à parler ; et
parler vrai sans décevoir ; s’exprimer sans perdre prudence, devant une opinion
publique attentive au moindre mot ; poursuivre des libéralités généreuses, sans
chercher le gain. Le souvenir qu’il faut laisser à la postérité est celui de Crésus, non
de Phalaris exécré. Bonne renommée et bonheur ensemble : voilà la plus haute cou-
ronne. Retenons cependant les deux vers 41-42 :
ΔEk qew`n ga;r macanai; pa`-
sai brotevai~ ajretai`~,
kai; sofoi; kai; cersi; biatai; perivglws-
soiv tΔ e[fun.
« Aux dieux en effet sont dus tous les moyens qui vont avec les vertus des mortels ;
sages, bras puissants, langues habiles, par nature. »
habile (2e) ; les politiques sont au 3e rang, les athlètes au 4e, avec les médecins. Mal
classés : les devins et mystes au 5e ; les poètes et les artistes imitateurs au 6e ; on
descend ensuite jusqu’aux artisans et laboureurs (7e rang), aux sophistes et déma-
gogues (8e) et aux tyrans (9e).
Autant que pour cette morale, la 1re Pythique nous intéressera par le sentiment
qu’elle promeut du sacré, en exaltant dans son prologue la gloire et la puissance de
Zeus. On saisit là le rapport de Pindare à une religion « commune », officialisée,
dont il s’approprie, développe, amplifie les mythes ; au service pourtant de sa vision
cosmique du Divin.
L’intitulé de l’ode, qui nous est parvenu, désigne Hiéron vainqueur non point
comme Syracusain mais comme Etnaios. Etna, cité nouvelle vient d’être créée par le
tyran sur le site de l’ancienne Catane, qu’il a vidée de ses habitants, et repeuplée ; il
lui a donné le nom du volcan voisin. Lorsque Pindare chante la majesté de Zeus,
c’est comme dieu de l’Etna, Etnaios lui aussi : le but du poète est d’accompagner la
fondation d’un culte d’état. Il l’atteint par une composition faisant appel à l’imagerie
allégorique, et à la plus brillante des mises en scène, en plusieurs niveaux.
D’abord une présentation d’assemblée olympienne quasi-traditionnelle, de style
homérique, mais un tableau de genre original : bercé par la mélodie de la lyre
d’Apollon, l’aigle dodeline et glisse au sommeil, les dieux, et Arès lui-même, s’apaisent.
En contraste, le mythe de Typhon le monstrueux, l’insoumis, qui n’est que violence.
« Tous les ennemis de Zeus frémissent, entendant le chant des Piérides, sur terre, sur la
mer immense : et celui qui dans l’affreux Tartare gît, qui fit la guerre aux dieux, Typhon
aux cent têtes. Jadis l’éleva l’antre de Cilicie aux noms multiples ; et maintenant les
falaises marines dominant Cumes et la Sicile pressent son torse velu ; colonne vers le
ciel, l’Etna neigeux le contraint aussi, qui nourrit toute l’année des glaces piquantes. De
ses creux sont vomies des sources pures de feu inapprochable : des rivières, produisant
le jour des flots de fumée ardente, et dans les ténèbres une flamme pourpre, roulent des
rocs jusqu’à la plaine profonde de la mer, à grand fracas… Prodige merveilleux à voir,
merveille aussi à pour ceux à qui ceux qui des témoins en font le récit, que cet enchaîné,
aux cîmes noires de l’Etna, à la plaine… » (v. 13-28).
Le mythe est moral : Zeus est dieu de justice ; Typhon mérite d’être supplicié.
Mais tout le paysage, qui s’étend de Cumes, sur la côte napolitaine, au massif de
l’Etna, dans un large survol géographique, est le cadre réaliste des convulsions du
Titan. Le volcan a connu une éruption mémorable en 475 (Thucydide, III, 115) :
Pindare a pu voir les coulées de lave, les rochers roulant à la mer. Le spectacle
naturel du feu tellurique, qui suscite l’émotion, et que Pindare dit merveilleux pour
ceux qui y ont assisté, merveille même pour qui en entend le récit, s’imprègne d’une
grandeur accrue par exaltation de la puissance divine qui s’identifie à lui. Une
conception cosmique du divin entraîne une poésie cosmique.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 235
Il est remarquable que chez Eschyle, dans le Prométhée enchaîné, vers 351 et s.
on rencontre, dans le discours du Titan mis aux fers, évoquant le sort d’autres
damnés, ses frères, un développement comparable, bien que plus bref, sur Typhon,
foudroyé, réduit en cendres par Zeus, mais immortel pourtant, dont il est prédit
qu’il s’agitera sous le volcan sicilien bouillonnant, d’où jailliront des torrents de
lave. La perspective de la trilogie – Prométhée « porteur de feu », enseignant les
hommes, « enchaîné », « délivré » (telle est pour moi, et je suis ici B. Deforge, la suc-
cession des trois pièces) – est théogonique ; elle traite, adaptant en particulier la tra-
dition orphique des règnes successifs, des tensions internes du divin, à travers
l’avènement de Zeus, l’établissement de son pouvoir et l’affirmation de sa justice. Le
problème naît des rapports brouillés entre ce divin et l’humain déchu (car l’enjeu est
le destin de l’homme) et de la médiation généreuse du protagoniste, puni, encloué,
réhabilité. Or le drame d’Eschyle serait daté d’avant 468 av. J.-C. (telle est l’option
la meilleure) : qu’il soit antérieur à l’ode de Pindare (470) me paraît plausible.
Eschyle, qui composa, à la demande de Hiéron, les Etnéennes, cherchait à toucher
le tyran qui venait de changer Catane en Etna ; Pindare suit, et amplifie le mythe
sicilien. Et de même que chez le dramaturge on ne peut contester la croyance pro-
fonde en un dieu cosmique, de même l’auteur de l’épinicie ne saurait se satisfaire
d’un rappel naïf de légendes du fond commun. Pour aucun des deux il n’y a inco-
hérence entre leur conviction et la somptuosité de l’imaginaire poétique, qu’elle
soutient et magnifie.
Il est vraisemblable que comme Pindare et Eschyle, leur commanditaire
Hiéron n’envisageait lui-même rien d’autre qu’un dieu égal à la totalité de l’univers,
un dieu-Tout. Mais ce présupposé théologique ne fit pas obstacle à la poursuite de
desseins politiques qui lui firent installer un culte de Zeus Etnaios. Une compa-
raison me semble pouvoir s’instaurer dans l’esprit entre l’ouverture de la Pythique
et l’image portée par la monnaie d’argent frappée par Hiéron pour Etna, à l’effigie
de ce Zeus accompagné de symboles. On retrouve, au premier coup d’œil, l’aigle, la
végétation des pins (les « noirs feuillages »). À l’analyse se découvre une allégorie
particulièrement riche du divin. On notera d’abord que Zeus est assis sur une peau
de lion : nous avons vu chez Pindare son rapport privilégié avec Héraclès, le bras de
sa justice. Surtout, ce Zeus trônant est le maître des éléments. Le feu, tenu dans la
main gauche : le foudre stylisé. On pourrait retrouver l’air, symbolisé par l’aigle, la
terre par l’arbre qu’elle nourrit, dont le sommet porte l’oiseau. L’« attribut » de la
droite élevée à première vue déconcerte : on attend un sceptre ; or on observe,
partant et descendant de la paume, une ligne brisée ; il ne s’agit pas, pour moi, d’un
bâton rustique, noueux, comme on le dit faute de mieux, il serait dans cette majesté
déplacé ; mais d’une eau qui coule de la main ouverte, comme on voit sur les images
de certains dieux orientaux.
236 FRANÇOIS SALVIAT
On pourrait, avec un fil nouveau, aller plus loin encore dans l’œuvre, de résur-
gence en correspondance, dans un ensemble où comme musicalement tout conspire,
où chaque mot, chaque image, chaque légende pèsent, où l’ellipse allusive, l’adage
qui semble anodin, la formule bifide, sont expliqués ailleurs en langage un peu plus
ouvert. On ne sait quand Pindare est parvenu à la vision qui inspire la poésie de sa
maturité. Sa première œuvre datée, qui remonterait à 495, la 10e Pythique, témoigne
déjà d’un souci de moraliste ; mais d’une sagesse qui pourrait être courante : dans
l’incertitude du futur, saisir dans le présent l’avantage qui s’offre. On ne saurait en
tout cas rien en conclure. En 476 avec la 2e Olympique, nous voyons que sa pensée
est bien affirmée ; il lui restera fidèle jusqu’au bout, et sans doute ira l’approfondis-
sant.
Parce qu’elle est bien datée, de 470, on peut citer la 12e Olympique, pour Ergo-
télès d’Himère ; très courte, d’une seule triade, elle a pour noyau le constat des fra-
gilités humaines.
« Les espérances humaines, qui tantôt s’élèvent, tantôt s’abaissent, s’en vont ballottées
par les flots, s’ouvrant le chemin sur une mer d’illusions vaines. Jamais aucun signe de
reconnaissance, par aucun de ceux qui sont sur terre, fiable pour une action future, n’a
été trouvé, d’origine divine ; sur l’avenir nos pensées sont aveugles. Souvent ce qui
arrive aux hommes est contre leur jugement : tour à tour c’est la joie qu’on perd, ou
bien ceux qui ont été exposés aux orages du chagrin changent leur peine pour un
bonheur profond, en un instant. »
Adressée à Hiéron, l’ode connue comme 2e Pythique ne mérite pas cette appel-
lation ; les Anciens eux-mêmes – les scholies en témoignent – avaient bien vu que
son classement au nombre des pièces composées pour des Pythia faisait problème.
Elle a pour prétexte une victoire au char, dont les circonstances ne sont pas indi-
quées. On s’est donc interrogé sur l’occasion et sur la date, sans aboutir. Wilamo-
witz a estimé que l’ode devait être rapprochée de la 1re Pythique, qui exalte la
couronne obtenue en 470 à Crissa. D’autres ont pensé à des concours de moindre
importance, qu’ils dateraient vers 475, au plus tard. Puech, Maehler, évitent de
conclure.
Pourtant la solution s’impose. Il est tout d’abord certain, en dépit de Wilamo-
witz, que cette pièce elle ne saurait être en redondance avec la 1re Pythique, qui
témoigne d’une toute autre inspiration, d’une autre humeur. L’hypothèse pythique
238 FRANÇOIS SALVIAT
étant ainsi disqualifiée, les autres, si on les passe en revue, restent secondaires,
indignes ; et la seule victoire qu’on puisse mettre en jeu, et qui vaille, est l’olym-
pique, en 468. Certes Bacchylide l’avait déjà célébrée, ou allait la célébrer ; mais on
pouvait entrer en concurrence libre : Bacchylide s’était déjà mesuré à Pindare : à
l’occasion du succès à Némée du pancratiaste Pythéas d’Egine : l’Épinicie 13 dou-
blait la 5e Néméenne ; de la même manière, avec plus d’ambition, l’Épinicie 5, expé-
diée de Céos, vint doubler la 1re Olympique, sous le même prétexte, en
remerciement d’hospitalité.
La soi-disant 2e Pythique est donc pour moi sans doute possible une énième
Olympique : ode expédiée à cette date de Thèbes à Syracuse, « à travers la mer
grise », comme une « marchandise phénicienne », spontanément offerte après la vic-
toire du char dans l’Altis, pour l’éloge ; épître surtout pour correspondre, et se rap-
procher du tyran, hors la grande pompe officielle. La dernière des odes de Pindare
adressée à Hiéron, qui allait mourir en 467. Seule cette mise en situation
– méconnue – permet de la bien comprendre.
Le Thébain tente de dissiper les nuages. Il n’a pas obtenu la commande de l’épi-
nicie ; Bacchylide lui a été préféré. Il n’est plus si sûr de Hiéron et de son « amitié »,
que toujours pourtant il invoque. Il est décrié en Sicile, par plusieurs détracteurs.
Après une adresse à la ville de Syracuse, l’annonce du succès, après une évocation de
Hiéron en majesté sur son char, Pindare pose le problème, qui est le sien, à travers
le mythe en contre-exemple d’Ixion, de la loyauté, de la gratitude. Il suffirait que
Hiéron se reprenne et suive ce conseil, donné après la louange : Gevnoi,j oi|o~ ejssi;
maqwvn : « Sois tel que tu as appris à te connaître » qui le crédite d’un « connais-toi
toi-même » déjà réalisé (v. 72).
Suit, aux vers 72-73, un énoncé abrupt, surprenant – mais on peut penser que
cet aphorisme introduit le thème des flatteurs et des hypocrites, qui vient aussitôt
après :
Gevnoi,j oi|o~ ejssi; maqwvn. Kalov~
toi pivqwn para; paisivn aijeiv
kalo~.
Puech traduit le texte tel qu’il est aussi présenté par Maehler, avec une virgule
avant aijeiv : « Le singe semble beau à des enfants, toujours beau. » Et il commente :
« C’est affaire aux singes, que d’écouter les enfants quand ils leur disent : “Que tu
es beau !”, quoiqu’ils fassent. » Hiéron, objet de flagorneries, serait-il donc un
singe vaniteux ?
Pour les interprétations de ce type, il n’existe pas en réalité de beau singe. Ce
sont les enfants qui le pensent et le disent ; mais les singes sont laids.
Il faut comprendre : « Un “beau” singe, pour des enfants, est beau sans
conteste (beau en tous les cas). » Sans virgule, mais la syntaxe l’admet.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 239
On peut soupçonner une « référence culturelle » ; les familiers des « présocra-
tiques » et de Platon auraient dû la déceler : pour accéder au sens, il faut avoir à
l’esprit le(s) passage(s) d’Héraclite cité(s) dans Hippias Majeur 289 a et 289 b. La
discussion entre Socrate et le sophiste d’Elis porte sur la relativité du beau : beauté
paradoxale des marmites bien lisses, bien rondes, bien cuites, comparée à celle des
belles pouliches et des belles filles ; et, au-delà, le beau en soi, aujto; to; kalovn. Deux
citations authentifiées (to; tou` ÔHrakleivtou... … ÔHravkleito~... levgei...) sont introduites
en appui par Socrate, à peu d’intervalle dans le dialogue, ces deux « fragments » sont
maintenus distincts dans les Vorsokratiker (DK 82 et DK 83) ; mais on peut les
fondre en un seul, qui instaure une comparaison à trois termes, comme Héraclite les
aime : Ph. Wheelwright le propose, Heraclitus, 1959, n° 104 et p. 150, et il est
commode de le suivre dans sa restitution :
Piqhvkwn oJ kavllisto~ aijscro;~ ajnqrwvpwn gevnei sumbavllein: ajnqrwvpwn oJ sofwvtato~ pro;~
qeo;n pivqhko~ fanei`tai kai; sofiva/ kai; kavllei kai; toi`~ a[lloi~ pa`s in.
a) « Le singe le plus beau est laid comparé à l’espèce humaine » (il n’est beau que par
rapport aux autres singes ; il ne l’est pas dans l’absolu, donc, ne le sera pas « toujours »,
pas « à chaque fois » que l’on juge, pas aijeiv). b) « Et le plus sage des hommes comparé
à Dieu, est comme un singe sous le rapport de la sagesse, de la beauté, et de tout le
reste. »
L’aphorisme de la Pythique s’inspire indiscutablement de ce texte. Pindare et
Hiéron avaient donc lu Héraclite. Ils connaissaient tous deux le Péri physéôs, cette
œuvre ardue dont Socrate aurait dit à Euripide que pour l’explorer il fallait être « un
plongeur délien ». Ils en avaient parlé ensemble. Ils gardaient ce passage présent en
mémoire, où il était question, dans des comparaisons en chaîne, du singe, mais aussi
de l’homme, et de Dieu.
Il était évident que l’ode ne visait pas un public ouvert ; mais ici l’intention
intime devient très claire, quand on comprend de quel jeu provocateur surgit cette
proposition incongrue. Voici de l’Héraclite, détourné, remanié ; une énigme dans sa
manière originale, et le recours, pour dénoncer l’absurde, à ses favoris, les
« enfants » naïfs. Hiéron est assez averti pour se faire le complice intellectuel du
poète. Car Pindare sait qu’il reconnaîtra la source, masquée pour le vulgaire (comme
elle l’est restée pour les pindarisants modernes). Mise à part cependant cette
recherche de connivence, que veut-il signifier au fond ? « Les enfants tiennent la
beauté d’un singe pour un absolu. » Or le singe étant laid de fait par rapport à
l’homme, il ne faut pas se payer d’erreur. Les hiérarchies (la supériorité de Pindare)
peuvent ne pas apparaître à tous, et il ne faut pas s’en tenir à une excellence toute
relative, de bas d’échelle (la situation de son rival Bacchylide imitateur, imposteur,
comme le singe) que peuvent sans réserve admirer et vanter des enfants sans juge-
ment. On aurait pu le dire moins subtilement.
240 FRANÇOIS SALVIAT
Quatre ans plus tard, en 464, dans la 7e Olympique, pour Diagoras de Rhodes,
reparaît le thème de l’impuissance. L’homme est sujet à une multitude d’erreurs,
qu’il commet lorsqu’il tente de comprendre et d’organiser son destin. Il est impos-
sible en effet à des esprits ignorant le futur, de juger en chaque cas du meilleur, pour
le présent et pour les fins à venir. D’autant que, comme les derniers mots de l’ode
plus avant le rappellent, soufflent toujours des vents changeants.
ΔAmfi; dΔ ajnqrwvpwn fravs in ajmplakivai
ajnarivqmhtoi krevmantai :
tou`to dΔ ajmavcanon eujrei`n
o{ti nu`n ejn kai; teleuta`/
fevrtaton ajndri; tucei`n.
« Sur les esprits humains des erreurs innombrables menacent de s’abattre ; il n’est
aucun moyen de découvrir ce qui à la fois dans le présent et au terme est pour un
homme le meilleur » (v. 24-26).
Un exemple de ces destins inattendus, indéchiffrables, est donné dans cette
e
7 Olympique, par le mythe de la fondation de Rhodes, entreprise heureuse, dont on
n’aurait pu d’abord espérer la réussite, après le meurtre commis par Tlépolèmos.
Connaître et gérer commencement et fin, interdit à l’homme, est une préroga-
tive du Divin. Nous en trouvons l’assurance explicite dans le fragment d’hypor-
chème Maehler 108 a (pour Puech, frgt 19 ; nous avons plus haut cité le texte).
qeou` de; deivxanto~ ajrcavn
e{kaston ejn pra`go~, eujqei`a dhv
kevleuqo~ ajreta`n eJlei`n,
teleutai; de; kallivone~
« Dieu montrant le principe (début) de chaque action, le chemin est droit, qui conduit
aux vertus, et les fins sont plus belles. »
Est affirmée ici l’intervention de Dieu, qui guide l’homme dans le droit chemin
des vertus, tracé entre un point de départ que Dieu assume, et des fins bénéfiques
qu’il peut, lui seul, permettre de rejoindre.
Les deux passages, de la 7e Olympique et de l’hyporchème se complétent, et
l’un par l’autre s’éclairent. Ils révèlent un Dieu dont les voies peuvent être particu-
lières, déconcertantes, mais un Dieu qui offre le meilleur. À partir du moment où
Pindare opte pour une métaphysique du Tout, on pouvait s’attendre à ce que ce
Tout identique à Dieu, étant bon, puisse être appréhendé comme tel dans son
rapport à l’humain.
En 462, pour prendre un autre exemple dans la même période de persistance
des thèmes, la 5e Pythique pour Arcésilas de Cyrène s’ouvre par la reprise de celui
de la richesse, associée à la vertu, écho exact de la 2e Olympique, 58-60. Et se
retrouve en formulation brève une sentence essentielle :
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 243
Sofoi; dev toi kavllion
fevronti kai; ta;n qeovsdoton duvnamin
« Les sages sont plus heureux, même dans la puissance reçue de Dieu » (12-13).
La sagesse, nous le savons, est l’initiation à la « vérité », qu’a reçue et que peut
transmettre Pindare dans sa leçon aux puissants.
On s’accorde à dater d’une époque avancée dans la vie du poète la
11e Néméenne, qui est en fait non point une « néméenne », mais une ode composée
pour Aristagoras de Ténédos, célébrant son entrée en fonction comme magistrat
prytane. On trouve à la fin du poème, à propos de l’irrégularité des filiations cla-
niques, les vers qui suivent sur la variabilité des destins, l’ignorance humaine du
futur, l’aliénante, dangereuse tentation des espoirs excessifs et stériles.
ajrcai`ai dΔ ajretaiv
ajmfevrontΔ allassovmenai geneai`~ ajndrw`n sqevno~:
ejn scerw`/ dΔ ou[tΔ w|n mevlainai
karpo;n e[dwkan a[rourai
40 devndreav tΔ ouj ejqevlei pav-
sai~ ejtevwn perovdoi~
a[nqo~ eujw`de~ fevrein plouvtw/ i[son,
ajllΔ ejn ajmeivbonti. Kai;
qnato;n ou{tw~ e[qno~ a[gei
moi`ra. To; dΔ ejk Dio;~ ajnqrwv-
poi~ safe;~ oujc e{petai
tevkmar: ajllΔ e[mpan megalanorivai~ ejmbaivnomen,
e[rga te polla; menoinw`n-
te~: devdetai ga;r ajnaidei`
ejlpivdi gui`a: promaqeiv-
a~ dΔ ajpovkeintai rJoaiv.
Kerdevwn de; crh; mevtron qhreuevmen:
ajprosivktwn dΔ ejrwvtwn
ojxuvterai manivai.
« Les antiques vertus s’en vont et reviennent, restaurant leur force, dans les familles
humaines. Ainsi les noirs labours donnent-ils des récoltes inconstantes; les arbres ne veulent
point, au bout du cycle de chaque année, porter des fleurs parfumées dans une égale
richesse ; mais une alternance. C’est de même manière que la race des mortels est conduite
par la Moira.
Et de Zeus ne vient aux hommes aucun indice clair. Pourtant, nous nous embarquons
pour de grands desseins, maintes actions dans la tête ; car l’espoir impudent nous a pris dans
ses chaînes ; mais les courants de providence nous échappent.
À la chasse aux gains, il nous faut garder la mesure ; pour d’inaccessibles amours, plus
aiguës sont les folies. »
Il ne faut pas perdre la pointe affûtée de la fin : les traductions ordinaires du
dernier vers estropient le sens. Citons Puech : « Qui se laisse aller à des ambitions
irréalisables s’expose à une démence éperdue. » Ainsi rend-on Pindare nébuleux et
244 FRANÇOIS SALVIAT
sans nerf. Il faut comprendre : qui passe la mesure dans la chasse aux profits (kerdè),
c’est-à-dire dans l’appétit d’avoir et la conquête, est semblable à celui qui est pris par
les délires d’amours inassouvis, et d’autant plus furieux. L’alliance entre érôs et
mania ne laisse pas de doute sur le sens : il suffit de lire le Phèdre de Platon, où
raison et modération sage sont évoquées ajntΔ e[rwto~ kai; maniva~ (241 a) : il ne s’agit
pas d’« ambitions » ni de désirs en général, mais de la passion d’amour et de ses
angoisses, de ses égarements, ici en relation analogique avec ce qui précède. Mal
d’ambition, mal d’amour : dans les deux cas, croissant avec la frustration, folie aiguë.
Avec des mots parfois nouveaux, d’autres images, nous reconnaissons les
pensées, et la conviction ; le commentaire va de soi. Il faut expliquer pourtant le
lapidaire :
promaqeiv-
a~ dΔ ajpovkeintai rJoaiv.
Les « courants » qui se dérobent, qui nous sont cachés, sont ceux du devenir.
La promaqeiva (promhqeiva) est la puissance qui gère ce devenir. C’est bien là un
attribut du Divin. Sommes-nous sur la voie d’une « providence » au sens de la pro-
noiva stoïcienne qu’affirmeront Zénon et Chrysippe ? En fait la promhqeiva vise plutôt
au pourvoir (ici, à prendre en compte, combler nos espoirs), plutôt qu’elle ne
désigne le prévoir ; comme on le voit par l’usage du mot chez Xénophane (DK 1,
vers 19) :
qew`n (de;) promhqeivhn aije;n e[cein ajgaqovn.
« Il est bon d’avoir toujours le souci attentif des Dieux. »
À la même époque de la vie de Pindare doit être placée la 6e Néméenne, pour
Alcimidas d’Égine, lutteur. Nous en avons plus haut cité la première strophe. On y
retrouve ensuite, en écho à la 11e Néméenne, le thème de l’alternance des champs
fertiles, tantôt chargés de récoltes, tantôt au repos, analogue à l’alternance des qua-
lités dans l’hérédité humaine.
*
* *
RÊVE D’UNE OMBRE ET HARMONIE : LA 8e PYTHIQUE
pri;n ojdunara; ghvrao~ s.......molei`n
privn ti~ eujqumiva/ skiazevtw
novhmΔ a[koton ejpi; mevtrΔ, ijdwvn
duvnamin oijkovqeton.
« Avant que ne vienne la vieillesse et ses douleurs, avant
elles, on mettra sous l’abri de sentiments confiants une
pensée sans rancœur, respectant la mesure, ayant
pris en compte le pouvoir dont en son particulier on
dispose » (Péan 1, v. 1 à 4).
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 245
Le souci d’une vieillesse heureuse et pacifiée s’exprime à plusieurs reprises dans
l’œuvre de Pindare. Nous avons plus haut cité, au profit d’analyses thématiques, la
dernière des odes la 8e Pythique, au crépuscule du poète, en 446, trois décennies
pleines après la 2e Olympique. On peut y revenir, pour en suivre le cours, émouvant
de mélancolie calme, en ramasser le sens et conclure.
Vieil homme, au soir, quand la vie s’amenuise, que l’on voit la mort venir à soi,
Pindare a pour prétexte à sa méditation la victoire aux Pythia, à la lutte, dans la caté-
gorie des paides du jeune Aristoménès, fils de Xénarkès, d’Égine. En d’autres temps,
une autre occasion, il eût été plus superficiel, peut-être galant, comme dans l’Éloge
pour Théoxénos de Ténédos (Maehler 123), la 6e Pythique ou la 10e Olympique,
sous les auspices d’une aguichante Aphrodite aux yeux vifs. Mais la déesse ici
appelée, au premier vers, est Hésychia, la Tranquillité :
« Bienveillante Hésychia, fille de Dikè, toi qui fais les grandes cités, toi qui des conseils
et des guerres détiens les clés suprêmes, cet hommage d’honneur rendu pour sa victoire
pythique, à Aristoménès, accueille-le. Tu sais conserver la douceur et la pratiquer, tout
à la fois, quand c’est le moment, sans faute ; mais tu sais aussi, pour qui a mis en son
cœur l’amer ressentiment, avoir rudesse ; affronter l’arrogance agressive et la mettre, de
force, en fond de sentine.
Porphyrion ne comprit pas qu’il avait tort de t’irriter. Le gain le plus cher est celui
qu’on emporte d’une maison qui de plein gré l’accorde. La violence mène à sa perte
l’orgueilleux, le temps venu. Typhon le Cilicien aux cent têtes ne put l’éviter, pas plus
que le roi des Géants, domptés, et par la foudre, et par les flèches d’Apollon.
Apollon qui d’un cœur favorable a reçu le fils de Xénarkès, venant de Kirrha,
couronné de feuillage du Parnasse et accompagné du chœur dorien. »
Hésychia est idéal moral de sérénité personnelle, tout autant que civique ;
douce, elle sait aussi à l’occasion, impérieuse, avec les attributs du Divin souverain,
repousser, punir la violence : ainsi furent frappés Typhon le monstre, par la foudre,
et Porphyrion, roi des Géants, par les flèches d’Apollon ; leurs noms suffisent aux
familiers de la poésie pindarique, comme un rappel codé dans la geste théogonique,
à évoquer démesure et châtiment.
Après l’éloge d’Égine, puis du vainqueur et de sa famille, le mythe, cité au plus
bref, est celui des Épigones, vengeurs à Thèbes de l’echec des Sept, leurs pères, qui
exalte l’espoir porté par la jeunesse. Mais la prédiction de leur succès, prononcée par
Amphiaraos, est ambiguë : Alcméon certes triomphera, mais Adraste perdra son fils
(Aigialeus), seule victime, dont il ramènera, en grand deuil, les cendres. Ainsi va la
victoire, amère, accablante pour certains.
Pindare alors, se réclamant du héros de cette deuxième génération, son voisin,
honoré à Thèbes, Alcméon, fils d’Amphiaraos, devin lui-même, se drape gravement
dans le manteau du prophète. Au père, il dit la précarité des destins ; à l’adolescent,
il conseille, débarquant au retour dans sa patrie, en dépit des couronnes amassées,
246 FRANÇOIS SALVIAT
Dans l’œuvre pindarique, telle qu’elle nous est parvenue, toutes les pièces n’ont
pas la même gravité : il en est de rapides, et sans prétention, de narratives, rhapso-
dies libres d’épopées, ou de grand élan imaginaire, suivant le moment, la destination,
le public escompté, l’humeur, le plaisir imagier, la joie créatrice. Mais aucune jamais,
dans le plus mince adage, la plus brève allusion à un mythe, ne compromet le sens,
ne dévie de la trace. Il me suffira ici d’inciter chacun à reprendre la lecture avec
l’éveil d’une attention critique nouvelle. Et par des voies moins diffuses, à redécou-
252 FRANÇOIS SALVIAT
vrir un poète bien moins abscons qu’on ne l’a fait, même s’il a ses malices, s’il se
dérobe parfois, et sous-entend ce qu’il pourrait dire ; plus proche, quand il se révèle,
à un niveau où on ne l’a pas attendu, esprit ample, pénétrant, et tenace ; attaché à
une représentation de l’humain et du divin qui oriente des croyances, qui justifie des
valeurs à l’épreuve de la plus haute pensée, mises en mouvement, affirmées par un
jeu gnomique qui varie ses formules, brise les proverbes et où il ne subsistera plus,
malgré l’apparence, de truismes pauvres, de sentences plates « coutumières ».
Pindare se hâte, aime à faire court, est concis, ne se répète jamais à l’identique ; il
n’est ni oiseux, ni obscur, comme on l’a rendu, le traduisant dans la fadeur ou de
travers, le sous-estimant, le jugeant à contretemps banal, négligeant les correspon-
dances, coupant les fils qui initient au sens non trivial de ses maximes. Philosophe ?
Penseur ? Il se voulait à la fois médiateur du Dieu, « prophète » ; et « interprète » du
langage du vrai, sophos. Nous lui accorderons à coup sûr, puisque nous sommes
partis de la consolation édifiante d’un deuil, ce que Chateaubriand reconnaissait
dans le Génie du christianisme (III, 3) au grand Bossuet des oraisons funèbres, la
« profondeur de rêverie » qui peut porter son discours au sublime, parce que « rien
ne lui est ténèbres ».
*
* *
POÈTE ET PHILOSOPHE
Il faut donc bannir l’image académiquement installée d’un Pindare limité pris
au premier degré, grand artiste comme par miracle simple des mots, à l’imagination
brillante, au verbe puissant, varié, chatoyant, proie de choix, délices et chasse gardée
des philologues durs, attentifs à bon droit aux inflexions, aux récurrences, aux
rythmes, aux couleurs, aux thèmes, aux structures, mais pour cette raison présenté
par ces amis zélés – faux amis, à œillères étanches – comme étant en quête unique-
ment de beauté lumineuse, « poète avant tout » ou « pur poète » – ce qui a toujours
pour nous un sens « formiste », « parnassien » – et non « théologien » ou philo-
sophe ; « Grec ordinaire », à l’écart des cercles d’intelligence, réfractaire aux idées
non reçues, aux vérités non premières ; adossé à la défense d’un Olympe homéri-
sant, guindé par son habitus d’aristocrate béotien sur une éthique révolue, obnubilé
de valeurs agonistiques primaires, quitte à céder, une fois en passant, pour plaire à
un riche client qui louait ses services, à une mode ésotérique et à orner ses vers à la
façon du temps. Confiné dans son statut de louangeur ; vendeur de gloire ajoutée,
avec hauteur parfois soliloquant ; emphatique ; mais de surface. Et je ne caricature
en rien. A. Lesky par exemple, suivant Fraenkel, rend compte de la poésie de
Pindare par l’adhésion à un royaume de valeurs immuables, éthiques, religieuses,
dont la création artistique serait l’expression transparente (A History of Greek Lite-
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 253
rature, p. 200). Pour M. Untersteiner, tout se ramène à un « symbolisme éthico-
esthétique » sans autre arrière-plan, sans conflits et sans problèmes (The Sophists,
p. 102). Pindare, un non-intellectuel : on en a fait, sans trop de nuances, une doc-
trine.
Cette image, simpliste, est fausse. Pindare cultive les mérites formels, la grâce,
la magie de l’art, qui envoûte ; sensible à l’audience, il recherche la réussite poé-
tique et sait qu’il l’atteint ; il a conscience d’exécuter avec métier un ouvrage de char-
pentier savant, de ciseleur, d’orfèvre. Point du tout pour une perfection en soi et
sans plus séductrice : par le travail artisanal des mots, sa matière – comparable à l’or,
à l’ivoire, à l’ambre, au marbre blanc de Paros –, pour assurer la mémoire, la gloire
qui dure, qu’il promet, à laquelle il croit : l’exploit existe par le poème. Mais c’est
aussi et surtout pour assumer au mieux, en parole vive, un ministère prophétique
qui lui fait un devoir de condamner le mal, d’énoncer le juste et le bien, le vrai.
Certes, il ne renie rien de ses antécédents, de ses racines littéraires lointaines,
épiques et hésiodiques. Mais il ne veut pas cheminer dans l’ornière. La 7e Néméenne
le déplore : Homère sait trop bien exalter Ulysse, bien au-delà de ses mérites :
22 ejpei; yeuvdesiv oiJ potana`/ (te) macana`/
semno;n e[pestiv ti: sofiva
de; klevptei paravgoisa muv-
qoi~. tuflo;n dΔ e[cei
h\tor o{milo~ ajndrw`n oJ plei`sto~.
« Car à ces dires mensongers en sa faveur, à cette invention ailée, il s’attache un pres-
tige ; un talent trompeur séduit par ces fables ; aveugle est le cœur des hommes en foule
nombreuse… »
Pindare condamne cet art caressant, complaisant à la foule. Sa poésie ne doit
pas sur le plan moral décevoir. Critique, novatrice, elle peut choquer ; il revendique
malgré ce risque, dans la 8e Néméenne, l’indépendance :
20 Polla; ga;r polla`/ levlektai, neara; dΔ ejxeu-
rovnta dovmen basavnw/
ej~ e[legcon, a{pa~ kivnduno~: o[-
yon de; lovgoi fqoneroi`s in,
a{ptetai dΔ ejslw`n ajeiv, cei-
rovnessi dΔ oujk ejrivzei.
« Beaucoup a été dit, de beaucoup de façons. Pour qui a trouvé du nouveau le sou-
mettre à l’épreuve est un grand risque ; nos discours sont en pâture à l’envie qui s’at-
tache au mérite, toujours ; pour les mauvais, point de querelle » (8e Néméenne, 20).
Et il dénonce, dans cette même ode, la perversion de ceux qui préfèrent le men-
songe au mérite ; Ulysse ici revient, l’astucieux, préféré à Ajax, naïf mais pur héros,
qui privé par un vote secret des Achéens des armes d’Achille, mourut victime de la
démagogie et de l’injustice. On peut conclure :
254 FRANÇOIS SALVIAT
Discipline du désir :
« La seule règle, pour les mortels la seule voie du bonheur (eutychia), c’est de pouvoir
garder l’âme exempte de douleur au cours de la vie. Qui occupe son esprit de mille
choses ; qui, jour et nuit, pour ce qui va advenir blesse son cœur sans cesse, sans fruit
a de la peine » (Prosodies 1, dans Stobée).
Problème de la multiplicité des vertus, que nous avons rencontré dans la
3e Néméenne de Pindare :
« Innombrables sont les vertus des hommes ; mais il en est une qui l’emporte sur
toutes : gouverner ce qu’on a à sa main, d’un cœur juste » (Épinicie 14, 4-5).
Primauté de la Vérité enfin :
« La pierre de Lydie indique l’or ; pour la vertu des hommes, ce sont la sagesse et la
toute-puissante Vérité » (Hyporch., fr. 14 Snell, 1 CUF).
Aléthéia, allégorisée comme chez Pindare, est pour lui la « concitoyenne des
dieux, seule admise à partager la vie des immortels » (frgt 57 Snell). Reflets seule-
ment de Pindare ? En tout cas, reflets fidèles.
On pourra surtout comparer Pindare et Eschyle, son contemporain à peine plus
âgé, qu’on a beaucoup mieux pénétré et estimé. Comme Clément le dira aussi de
Pindare, Cicéron, déjà, disait Eschyle pythagoricien, étiquette valorisante à prendre
en un sens large et vague : Non poeta solum, sed etiam Pythagoreus ; sic etiam acce-
pimus (Cicéron, Tusculanes, 2, 10,23). Nous avons relevé des communautés de
thèmes, des rencontres littérales. Athénien, nourri aux mêmes officines culturelles,
rompu aux exploits du verbe, Eschyle fut invité lui aussi en Sicile sous Hiéron, à la
cour, à Syracuse et dans la cité nouvelle d’Etna. Un dialogue avec Pindare s’imagine.
Même morale de modération, même intuition, bien mise en valeur par B. Deforge,
d’un Divin unique ordonnant l’univers, vecteur d’une justice immanente. Organisa-
teur du triomphe de Zeus, assimilé à ce Divin total, régisseur de Tout, et pour châtier
l’hybris souvent invoquant Dikè, sa fille, Eschyle, modelant les vieux mythes, mit en
drames dans ses trilogies les problèmes et procès de malédiction, de culpabilité et de
purification, de rédemption ; rachetant Oreste parricide, par la conversion des
Érinyes ; amnistiant, délivrant Prométhée transgresseur, voleur de feu au bénéfice des
« éphémères ». D’autres chemins que ceux de Pindare, dans l’exacerbation de conflits
tragiques, au terme apaisés, pour atteindre des « vérités » voisines. On a accordé à
Eschyle dans son théâtre plus de hauteur de vue, plus d’élan, plus de ressources idéo-
logiques qu’à Pindare ; on lui a reconnu un bilan de théodicée, une « philosophie reli-
gieuse ». Pourtant, dans une mise en parallèle, l’œuvre plus fermée du Thébain
pourrait s’apprécier à un niveau de dignité égal – Pindare passera même peut-être
pour plus audacieux : il nous entraîne dans une eschatologie, tandis qu’Eschyle, pour
ce que l’on en voit dans les pièces conservées, semble s’arrêter au seuil.
LA PENSÉE DE PINDARE ET LA 2e OLYMPIQUE (II) 257
La principale affinité tient, chez des génies différents, en d’autres genres, dans
une même démarche expressive : l’usage symbolique des entités religieuses et des
mythes, par ce transfert de sens appelé par Platon dans la République et par Xéno-
phon dans son Banquet uJponoiva, qu’on a dit aussi ajllhgoriva ; langage de teinte pro-
phétique qui masque et révèle, qui métaphoriquement anime, transposée en flux
sensible, adaptée à l’attente, aux codes de l’auditoire, une pensée abstraite et struc-
turée. S’interrogeant sur les rapports entre poètes et philosophes de ce temps – dis-
tinction délicate, qu’on doit toujours nuancer, mais qui n’est pas inopérante –
F.M. Cornford en a rendu raison : le poète, alors même qu’il est promoteur d’idées,
a par nécessité une attitude conservatrice, parce que la poésie ne peut se passer de
l’imagerie du mythe et de sa charge affective (« emotional appeal »). Et Cornford a
livré ainsi, dans son tout dernier ouvrage, longtemps mûri, son jugement concernant
l’auteur de l’Orestie : « Le Zeus d’Eschyle s’est retiré sur des sommets bien éloignés
de l’Olympe homérique, mais il n’a pas perdu son caractère humain, et ses aventures
mythiques elles-mêmes sont maintenues, même si elles peuvent être lues en termes
de symbolisme et d’allégorie » (Principium Sapientiae, p. 145 de l’édition de 1965).
Il est évident que les vers de Pindare touchant à l’héroïque et au divin, alliant des
vignettes enluminées à des fresques plus amples, reprenant des traditions, les conta-
minant, les rénovant, parfois les augmentant par des inventions superbes, ravissant
le public, relevaient du même jeu, qui allait de soi, de la même manipulation douce,
tacitement admise ; ils appellent la même lecture. G. Murray l’avait dit il y aura
bientôt un siècle : l’allégorie n’est pas en Grèce un phénomène tardif, post-clas-
sique ; la mythologie se détache très tôt de la religion pratique ; « chez Pindare,
Eschyle et Xénophane elle est expurgée, refusée et allégorisée » (Five Stages of
Greek Religion, 3e éd. 1951, Doubleday Anchor Books, p. 72). Non sans consé-
quence si on généralise : l’approche des autres œuvres du Ve siècle, de Sophocle,
d’Euripide, restée parfois trop naïve, avec l’arrière-plan d’un état « religieux »
opaque, au mieux indistinct, pourrait en être encore améliorée.
Enfin, ayant reconnu qu’il fut un choix essentiel de Pindare, on ne pourra plus
juger historiquement de la nature, du développement de l’« orphisme » archaïque
(bien distinct nous l’avons reconnu du pythagorisme), et de l’extension de son
audience sans tenir compte de sa réélaboration au contact des pensers nouveaux, de
son interprétation noble – pure de tout ritualisme, de tout sectarisme –, du prestige
et de la résonance que lui conférait sa mise en scène, orchestrée, colorée par le plus
grand des lyriques grecs. Ni étudier, plus largement, la pensée « présocratique », que
des familles assez fermées de spécialistes n’ont cessé de sonder depuis un siècle,
scrutant avec passion le moindre lambeau labellisé et en discutant à l’infini, fascinées
par la moindre glose, sans traiter enfin avec la considération qu’elle mérite l’œuvre
pindarique, enchâssée dans son époque et répondant aussi pour elle. Sans la faire
258 FRANÇOIS SALVIAT