Téléchargez comme PDF, TXT ou lisez en ligne sur Scribd
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 7
TRAVAIL ET CHOMAGE
Nombreux sont les coliers dont l'environne-
ment familial est hant par le drame du chmage, qu'il soit redout pour l'avenir ou vcu dj depuis de nombreuses annes. Certains d'entre eux n'ont jamais vu leurs parents ou leurs ans partir au tra- vail ; ils ont le sentiment d'tre la deuxime gn- ration de chmeurs et sont persuads que ce statut va tre celui de la gnration suivante. Les ques- tions concernant ce sujet sont celles o ils laissent le plus facilement transparatre leur angoisse sur le sort qui les attend. Quelle chance ont-ils raisonna- blement de pouvoir un jour participer la vie active ? Pour ne pas ajouter cette angoisse, je leur pro- pose tout d'abord une lecture amusante, une petite pice peu connue de Jean Giraudoux : Supplment au voyage de Cook. L'auteur y prsente un pasteur anglais venu apporter des indignes d'une le du Pacifique les bienfaits de la civilisation, en premier lieu le respect de la morale et l'amour du travail. vrai dire, ils comprennent mal ses leons. Pourquoi travailler quand la nature fournit le ncessaire, quand la nourriture est donne par l'arbre pain, la boisson par les sources, le bonheur par la compa- gne ? Ils se souviennent d'un des leurs qui autre- fois, trangement, s'tait mis en tte de travailler ; il s'agitait tant qu'un liquide nausabond sortait de sa peau ; il sentait si mauvais qu'il avait fallu l'abattre. Malgr leur bonne volont, ces sauvages ne parviennent pas comprendre comment le tra- vail peut tre la source de la dignit. En fait, durant la plus grande partie de l'histoire humaine, le concept mme de travail ne correspon- dait aucune ralit. Les chasseurs-cueilleurs qu'taient nos lointains anctres ne connaissaient que des activits considres aujourd'hui comme des loisirs. Ce n'est qu'il y a moins de vingt mille ans que nous avons imagin de retourner le sol, de le semer, de rcolter, de mettre l'abri la nourriture produite par les champs. Pour cela, il a fallu crer des outils, construire des greniers, dfendre ceux- ci contre les voleurs, inventer des moyens de se battre plus efficacement, faire la guerre. Certes, ce statut d'leveurs-agriculteurs permettait de disposer d'une plus grande quantit de nourriture, mais le prix payer, l'obligation de travailler, a pu paratre certains bien lourd. Pour allger ce poids, nos socits ont imagin de sacraliser ce qui n'est qu'une contrainte douloureuse. Parmi les transformations radicales du sort des hommes que nous a apportes ce sicle, le recul de la maldiction du travail, prsente par certains comme une maldiction divine, est celle qui est source des pires contresens. Si l'on avait annonc aux paysans d'autrefois qu'un jour il faudrait cent fois moins d'heures d'efforts pour produire un quintal de bl, ils auraient souhait la venue rapide de ce nouvel ge d'or et imagin les multiples ftes qui rythmeraient les saisons. Aujourd'hui, cette prdiction est ralise, mais il n'y a plus de ftes et les paysans ont d quitter les villages pour venir s'entasser dans les banlieues des mgapoles. L'accs de chacun aux biens produits par l'effort de tous a t conditionn jusqu' prsent par sa participation cet effort : chacun selon ses mrites . Mais, pour produire, il faut dsormais moins d'efforts. Un jour viendra o il n'en faudra plus du tout ; les machines remplaceront presque totalement l'homme. Nous devrions nous en rjouir. Or stupidement, par manque d'imagination devant des conditions nouvelles, nous le dplorons. Pour maintenir le systme de rpartition d'autre- fois, certaines entreprises s'vertuent produire des biens rigoureusement inutiles, les gadgets qui envahissent notre quotidien, dont elles s'efforcent de persuader le public qu'ils sont ncessaires. Cela donne du travail ceux qui les produisent, ceux qui en font la publicit, ceux qui les vendent, ceux qui les dtruisent. Ce travail, finalement, n'est qu'une fatigue inutile et souvent destructrice des ressources non renouvelables de la plante. Pour camoufler la sottise de ce comportement collectif, un mot est utilis : la croissance. Comme si celle- ci tait un bien en soi, alors que, sur notre Terre limite, toute croissance rencontre rapidement son asymptote. Une autre organisation conomique s'impose. Hlas, l'imagination, en ce domaine, n'est gure au pouvoir. Les querelles ce propos sont alimentes par l'ambigut du mot travail . Il peut dsigner des activits qui usent le corps par la fatigue qu'elles entranent, qui usent l'esprit par leur rptition ou leur manque d'intrt, qui sont perues comme imposes, subies, au service d'un objectif qui n'est pas celui du travailleur. Le sens du mot est alors proche de celui dfini par son tymologie, le latin tripalium, qui dsignait un trpied sur lequel on tor- turait un animal ou un homme ; le travail, c'est la torture. Il est normal d'essayer d'chapper ce tra- vail-torture : heureux les sans-travail ! Mais ce mme mot dsigne aussi les activits qui nous rjouissent par leur nature ou par leur finalit. Celles qui nous permettent de participer au fonc- tionnement de la structure collective qu'est la cit contribuent notre propre dveloppement par les changes qu'elles impliquent. tre exclu de ce tra- vail-change est une catastrophe personnelle : mal- heur aux sans-travail ! Le mot chmage lui aussi est double sens. Au cours des sicles passs, il dsignait les jours o, pour fter un vnement royal ou pour honorer un saint patron, le travail s'arrtait et faisait place aux rjouissances. C'est du trop grand nombre de ces jours chms que se plaint le savetier de La Fontaine : On nous ruine en ftes. Aujourd'hui le chmage n'est plus du tout synonyme de rjouis- sance ; signe d'un blocage de la socit, il dsigne les priodes o l'accs une fonction est interdit certains ; il manifeste que la communaut n'est pas capable d'ouvrir ses portes tous et notamment aux jeunes. La recherche des causes de ce blocage aux consquences dsastreuses amne ncessairement une analyse du fonctionnement de l'conomie. Mme en terminale, les jeunes n'ont gure eu de cours ce propos ; ils sont peu prpars une rflexion structure chappant aux trop faciles n'y a qu' . Je ne peux refuser de leur exposer mon point de vue, qui implique une prise de posi- tion politique . L'erreur fondamentale, me semble-t-il, est de n'avoir pas profit de l'arrive des machines pour provoquer un accroissement du travail-change parallle la diminution du travail-torture, transfert que permet la merveilleuse efficacit des robots. Il est utile de prendre un recul historique et d'avoir conscience de la barbarie de nos socits au cours des deux derniers sicles marqus par la cration de l'industrie et la gnralisation du travail salari. En France, il a fallu attendre 1841 pour que la loi interdise de faire travailler plus de huit heures par jour les enfants de moins de huit ans ; 1848 pour qu'elle interdise de faire travailler les ouvriers des usines plus de douze heures par jour, soit quatre-vingt-quatre heures par semaine ; 1900 pour que les ouvriers obtiennent la semaine de soixante- dix heures, 1906 pour la semaine de soixante heures, 1919 pour la semaine de quarante-huit heures, 1936 pour celle de quarante heures, 1982 pour celle de trente-neuf heures. Aujourd'hui, grce notamment l'informatique, les progrs de la productivit se sont acclrs ; il paratrait rai- sonnable de poursuivre un rythme aussi rapide cette conqute du temps libre ; une dure du travail de moins de trente heures, ou mme de moins de vingt-cinq heures hebdomadaires, serait dans la continuit des progrs obtenus depuis un sicle. Mais les mentalits de certains dcideurs restent marques par les fantasmes d'autrefois ; les asso- ciations patronales mnent, par pur rflexe, un combat d'arrire-garde contre tout progrs en ce sens ; un reprsentant du patronat a mme qualifi la loi des trente-cinq heures hebdomadaires d' ar- chaque , ce qui, en bon franais, signifie qu'elle tait adapte aux conditions du pass mais ne l'est plus celles d'aujourd'hui ! Pour faire accepter des vies presque entirement consacres des activits imposes, nos socits ont sacralis le travail et l'ont prsent comme la source de la dignit. Dans cette optique, l'interven- tion des machines est perue non comme un bien- fait mais comme un tarissement de cette source. En ralit, la source de la dignit est la participa- tion au rseau des changes. Le thme central de toutes mes interventions est la mtamorphose de chaque petit d'homme en une personne humaine grce aux liens qu'il tisse avec ceux qui l'entou- rent. L'objectif premier de toute communaut est donc de faciliter ces liens. Le recul de l'obligation de consacrer une part de sa vie au travail-torture est une occasion inespre de mieux poursuivre cet objectif. Il ne s'agit pas de donner du travail tous, mais de permettre tous d'entrer dans le jeu aux ressources inpuisables de la construction de cha- cun grce aux apports des autres. Le rle de l'cole est de prparer les enfants mettre en place et faire vivre cette socit de l'change, dont les principales productions seront des richesses non marchandables, chappant par consquent aux raisonnements des conomistes : sant, ducation, culture, justice... Cette prparation exige au moins autant d'efforts que l'actuelle comptition laquelle les contraint une socit incapable de les accueillir tous. Elle incite chacun une mulation o il ne s'agit pas de lutter contre les autres, mais contre soi.