Jean Racine by Jules Lemaître
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JULES LEMAÎTRE
JEAN RACINE
PARIS
CALMANN-LÉVY, ÉDITEURS
PREMIÈRE CONFÉRENCE[1]
Pourquoi vous parlé-je cette année de Racine? Tout simplement parce que
c'est Racine qu'on m'a le plus «demandé», et que, d'ailleurs, cela ne me
déplaisait point.
Ce qui est sûr, c'est que je suis content de n'avoir plus à examiner et
à juger les idées. Dans l'art pur et dans la connaissance des âmes et
des mœurs,--qui fut une des occupations du XVIIe siècle,--on peut
arriver à quelque chose de solide et de définitif: dans la philosophie
ou la critique ou les sciences politiques et sociales, je ne sais pas.
Il y a tel écrivain du XIXe siècle qui vous paraît peut-être plus
intelligent que Racine, ou qui, du moins, a su plus de choses que lui,
et qui, en outre, s'est donné des libertés sur des points où Racine
s'est contenu et abstenu. Mais, au bout du compte, si les philosophes et
les critiques nous retiennent, c'est moins par la somme assez petite de
vérité qu'ils ont atteinte que par les jeux--quelquefois ignorés
d'eux-mêmes--de leur sensibilité et de leur imagination et par le
caractère de beauté de leurs ouvrages. Oh! que je suis heureux que
Racine n'ait pas été un «esprit fort», ce qu'on appelle vaniteusement un
«penseur», qu'il n'ait été savant qu'en grec, et qu'il n'ait cherché
qu'à faire de belles représentations de la vie humaine!
Et cependant on l'a beaucoup aimé déjà au XVIIe siècle (aimé autant que
haï). Il a eu pour lui, tout de suite, le roi, la jeune cour, et la plus
grande partie de sa génération. Boileau et ses amis le préfèrent,
secrètement d'abord, puis publiquement, à Corneille. La Bruyère écrit en
1693: «Quelques-uns ne souffrent pas que Corneille lui soit préféré,
quelques autres qu'il lui soit égalé.» Au XVIIIe siècle, tout le monde,
à la suite de Voltaire, adore Racine, le juge parfait. Vauvenargues
l'appelle: «le plus beau génie que la France ait eu». Cela dure
longtemps, jusqu'aux romantiques. Ceux-ci exaltent fort justement
Corneille: mais ils jugent Racine à travers l'insupportable tragédie
pseudo-classique du XVIIIe siècle et de l'Empire,--qui, d'ailleurs, est
plutôt cornélienne et dont Racine n'est pas responsable.
Nous apportons aussi à aimer Racine un sentiment qui est une sorte de
nationalisme littéraire. Après Corneille, Normand impressionné par les
Romains et les Espagnols, très grand inventeur, mais artiste inégal,
Racine, homme de l'Île-de-France, principalement ému par la beauté
grecque, a vraiment «achevé» et porté à son point suprême de perfection
la _tragédie_, cette étonnante forme d'art, et qui est bien de chez
nous: car on la trouve peu chez les Anglais, pas du tout chez les
Espagnols, tardivement chez les Italiens. Il a eu d'ailleurs la chance
de venir au plus beau moment politique, quand la France était la nation
à la fois la plus nombreuse et la plus puissante d'Europe,--et au
meilleur moment littéraire, après les premiers essais, mais quand la
matière de son art était encore presque intacte et qu'il y avait encore
beaucoup de choses qu'il pouvait dire parfaitement pour la première
fois. Racine est le «classique» par excellence, si cette expression de
«classique» emporte ensemble l'idée de la perfection et celle d'une
fusion intime du génie français avec le génie de l'antiquité grecque et
de la romaine, nos deux saintes nourrices.
Je ne pourrai pas faire exactement pour lui ce que j'ai fait pour
Rousseau, car il est clair que le rapport est moins direct, chez Racine,
entre la vie de l'écrivain et son œuvre. Néanmoins, l'homme et l'auteur
communiquent chez lui par beaucoup de points, et par plus de points
encore qu'il ne semble à première vue. Et sa vie, sans être aussi
étrangement dramatique que celle de Rousseau, est si émouvante encore!
Elle soutient avec son théâtre des relations si harmonieuses et
quelquefois si délicates et imprévues! En somme, la vie de Racine
rapproche et finalement concilie les mêmes traditions que ses tragédies
elles-mêmes.
Car ces messieurs, jeunes encore (l'un d'eux avait vingt-quatre ans, et
les autres à peu près la trentaine), étaient quatre messieurs de
Port-Royal qui, chassés de leur retraite l'année précédente, s'étaient
alors réfugiés à la Ferté-Milon chez une famille amie, les Vitart,
alliés des Racine. Ces messieurs s'appelaient Lancelot, Singlin, Antoine
Lemaître et Lemaître de Séricourt. Le mystérieux séjour de ces quatre
saints à la Ferté-Milon fut évidemment un objet d'édification et une
occasion de bons efforts pour les Racine et les Vitart et les chrétiens
sérieux de la petite ville. La vie religieuse du père et de la mère de
Jean Racine était donc particulièrement fervente et ils subissaient
directement l'influence de Port-Royal dans le temps où Jean Racine fut
conçu. Port-Royal le façonna dès avant sa naissance.
En attendant, Jean Racine est un enfant très bien doué et très sensible,
un enfant privilégié, élevé dans le sanctuaire de la piété, et qui
reçoit l'empreinte chrétienne à une profondeur dont il ne s'apercevra
lui-même que plus tard.
Je ne vois pas en quoi cet aimable homme a mis sa marque sur Racine.
Mais je crois qu'il lui apprit très bien le latin[2].
Mais cet homme effacé avait l'âme la plus ardente. Pendant dix ans, il
avait vécu d'un désir: celui de rencontrer M. de Saint-Cyran. Il avait
le don des larmes. Et, quand il fut entré à Port-Royal, il eut aussi le
don du rire,--d'un rire qui n'avait rien du tout de profane.
Il dira:
J'étais plus lâche qu'une femme, et qu'une femme des plus lâches,
car il y en a de courageuses.
Et cætera. Mais on sent avec lui quel secret délice est l'humilité. Car,
dans le chrétien qui se ravale lui-même, il y a deux «moi»: le «moi» qui
est humilié, et le «moi» qui humilie l'autre et le méprise et le
maltraite; et ce second moi, juge implacable du premier, peut
parfaitement goûter un plaisir d'orgueil détourné et comme s'enivrer de
son rôle d'ange flagellateur. Puis, l'humilité supprime presque toutes
les causes de trouble:
Voilà les quatre professeurs de Racine. Celui qu'il semble avoir aimé et
vénéré le plus est justement ce bizarre et délicieux bonhomme, M. Hamon.
Quarante ans plus tard, il écrira dans son testament (10 octobre 1698):
Son plus grand plaisir était de s'aller enfoncer dans les bois de
l'abbaye avec Sophocle et Euripide qu'il savait presque par cœur.
Il avait une mémoire surprenante. Il trouva par hasard le roman
grec des amours de Théagène et de Chariclée. Il le dévorait,
lorsque le sacristain Claude Lancelot, qui le surprit dans cette
lecture, lui arracha le livre et le jeta au feu. Il trouva moyen
d'en avoir un autre exemplaire, qui eut le même sort, ce qui
l'engagea à en acheter un troisième, et, pour n'en plus craindre la
proscription, il l'apprit par cœur et le porta au sacristain en lui
disant: «Vous pouvez brûler encore celui-ci comme les autres.»
Et, somme toute, je comprends que le bon sacristain Lancelot ait cru
devoir, par deux fois, lui confisquer son exemplaire. Car enfin, dès les
premières pages du roman, l'écolier de seize ans y pouvait lire (en
grec) cette description d'une belle personne dont l'ami vient d'être à
moitié égorgé par des pirates:
Apollon! dit la belle captive, les maux que nous avons par
ci-devant endurés ne te sont-ils point satisfaction suffisante?
Être privés de nos parents et amis, être pris par des pirates,
avoir été deux fois prisonniers entre les mains des brigands sur
terre, et l'attente de l'avenir pire que ce que nous avons
jusqu'ici essuyé!... Où donc arrêteras-tu le cours de tant de
misères? Si c'est en mort, mais que ce soit sans vilenie, douce me
sera telle issue. Mais si aucun d'aventure se met en effort de me
violer et connaître honteusement, moi que Théagène même n'a encore
point connue, je préviendrai cette injure en me défaisant moi-même,
et me maintiendrai pure et entière jusques à la mort, emportant
avec moi pour honneur funéral ma virginité incontaminée.
C'est aussi dans ces bois et le long de cet étang qu'il composa les sept
Odes de la _Promenade de Port-Royal: Louanges de Port-Royal en général;
le Paysage en gros; Description des bois; De l'étang; Des prairies; Des
troupeaux et d'un combat de taureaux; Des jardins_.
Ce sont des vers d'enfant, et c'est très bien ainsi. Certes le petit
Racine jouit vivement du charme des eaux, des arbres, des prairies.
Quelques années plus tard, La Fontaine, dans sa Psyché, dira de lui: «Il
aimait extrêmement les jardins, les fleurs, les ombrages.» Mais, n'étant
encore qu'un enfant, Racine, comme il est tout naturel, imite dans sa
forme les poètes descriptifs à la mode, et notamment Théophile de Viau
et Tristan l'Ermite.
À cause, vous entendez bien, des feuillages qui se reflètent dans l'eau.
Cela est beaucoup plus imaginé et concerté que vu: c'est tout à fait du
Théophile.
Je suis sûr que ces petits vers, si l'enfant les lui montra, ne
déplurent point au bon M. Hamon, qui, comme j'ai dit, avait
l'imagination riante, et qui mettait dans ses méditations spirituelles,
pour en tirer de subtiles comparaisons à la manière de saint François de
Sales, beaucoup de fleurs, d'arbres et d'animaux. Mais surtout M. Hamon
dut goûter ces strophes de l'ode deuxième:
(Vous avez compris que ces «temples animés», ce sont les religieuses de
_Port-Royal_.)
(Ils n'étaient que «cent» tout à l'heure: «mille» est pour l'euphonie.)
Je ne vous donne pas ces strophes pour merveilleuses. Mais elles ont de
la piété, de l'onction et, si je puis dire, de la blancheur. Et si l'on
veut, de loin, de très loin, elles font présager l'accent suave des
chœurs d'_Esther_.
DEUXIÈME CONFÉRENCE
En octobre 1658, Racine, âgé de dix-huit ans et neuf mois, est mis au
collège d'Harcourt, à Paris, pour y faire une année de philosophie. Le
proviseur du collège, Pierre Baudet, et le principal, Fortin, étaient
amis des «solitaires.» Toutefois, dès cette année-là, le jeune homme
commence d'échapper à Port-Royal, et s'émancipe assez vivement.
Nous savons, par une de ses lettres, que, dans les premiers mois de
1660, il habite «à l'Image Saint-Louis, près de Sainte-Geneviève» (sans
doute quelque hôtel meublé) et qu'il est déjà lié avec le futile abbé Le
Vasseur, et avec son compatriote et un peu son parent (au 17e degré), le
doux bohème Jean de La Fontaine.
Ce Vitart, de quinze ans plus âgé que Racine, était, lui aussi, un
ancien élève de Port-Royal et, en particulier, du bon Lancelot. Mais il
ne semble pas avoir grandement profité d'une si sainte éducation.
C'était un galant homme, et assez mondain, un «honnête homme», au sens
de ce temps-là, nullement un chrétien austère. Il était sur un bon pied
et traité avec distinction chez les Luynes. D'ailleurs assez riche. Cet
intendant d'un grand seigneur était lui-même un petit seigneur, ayant
acheté de ses deniers divers fiefs et seigneuries.
Et la femme de Vitart aussi était charmante pour son jeune cousin. Elle
semble avoir été enjouée et fort peu prude. De quelques années plus âgée
que Jean Racine, elle le traitait avec une familiarité gentille, une
familiarité de jeune «marraine». Racine lui écrira d'Uzès, en 1661 et
1662, des lettres d'une galanterie respectueuse et tendre, semées de
petits vers. Il se plaint sans cesse qu'elle ne lui écrive pas assez:
Et quand mes lettres seraient assez heureuses pour vous plaire, que
me sert cela? J'aimerais mieux _recevoir un soufflet ou un coup de
poing de vous, comme cela m'était assez ordinaire_, qu'un grand
merci de si loin.
Dans cette lettre, il dit à son ami Le Vasseur qu'il vient de lire toute
la _Callipédie_, et qu'il l'a admirée tout entière. La _Callipédie_?
qu'est cela? C'est un poème latin--fort élégant--du médecin Claude
Quillet, publié en 1655, sur les moyens d'avoir de beaux enfants:
_Callipedia, sive de pulchræ prolis habendæ ratione_. Cette lecture
était convenable à l'âge de Racine, et le devait intéresser par tout le
scabreux d'un docte badinage et par l'ingéniosité des périphrases
exprimant les détails physiologiques les plus osés. Les adolescents
lisent volontiers les traités médicaux sur des sujets délicats.
Et donc, après avoir loué le latin de Quillet, Racine continue ainsi:
Aujourd'hui un jeune poète, même très bien doué, met des années, s'il a
de la chance, à parvenir à un commencement de notoriété. Même un volume
imprimé chez Lemerre, même un prix de l'Académie (à qui l'on a présenté
l'an dernier plus de deux cents volumes de vers) n'avancent pas beaucoup
les affaires du malheureux débutant. Mais Jean Racine, à vingt ans,
écrit, à propos du mariage du roi, une ode intitulée: _la Nymphe de la
Seine à la reine_. Il la fait porter par son cousin Vitart à Chapelain
et à Perrault, qui étaient assez amis de Port-Royal. Chapelain était une
vieille bête très estimée et d'une grande autorité; d'ailleurs bon
humaniste, et assez judicieux dans le détail. Chapelain, après examen,
rendit cet arrêt: «L'ode est fort belle, fort poétique, et il y a
beaucoup de stances qui ne se peuvent mieux. Si l'on repasse ce peu
d'endroits marqués, on en fera une belle pièce.» La plus considérable de
ces remarques portait sur des Tritons que Racine avait logés dans la
Seine, et qui, paraît-il, n'ont le droit d'habiter que dans la mer.
Racine corrigea; Chapelain parla à Colbert; et «ce ministre envoya au
jeune poète cent louis de la part du roi, et peu après le fit mettre sur
l'état pour une pension de six cents livres en qualité d'homme de
lettres». Voilà évidemment des débuts faciles.
Ce n'est pas que cette ode soit un chef-d'œuvre. Elle est encore un peu
dans le goût du temps; elle en garde le vocabulaire; trop d'_astres_, de
_soleils_, de _beautés non pareilles, d'or du Tage et de trésors de
l'Inde_. Mais l'idée est assez gracieuse de faire souhaiter la bienvenue
à la nouvelle reine de France par la Nymphe de la Seine. (Si Hérédia
avait trouvé cela pour la tsarine, on l'eût jugé fort bien.) Et puis,
s'il y a encore des images banales, il n'y a plus de mauvaises pointes.
Le goût de Racine s'est fort épuré en quatre ans, depuis les sept Odes
enfantines. Et surtout l'harmonie des vers, et la pureté, la fluidité de
la diction, sont déjà bien remarquables. Cette Nymphe de la Seine,
svelte, longue et souple, fait vraiment un peu penser aux nymphes de
Jean Goujon.
Voilà Racine lancé. Nous voyons que, dès septembre 1660, n'ayant pas
encore vingt et un ans, il avait écrit une tragédie d'_Amasis_, dont
nous ignorons le sujet; qu'il l'avait lue à mademoiselle Roste, du
Marais; que mademoiselle Roste l'avait aimée, et aussi le comédien La
Roque; mais qu'ensuite La Roque s'était ravisé:
Huit ou neuf mois après (juin 1661; il a vingt et un ans et demi), nous
trouvons Racine occupé d'une tragédie sur les amours d'Ovide:
J'ai fait, refait, et mis enfin dans sa dernière perfection tout
mon dessein (mon plan). J'y ai fait entrer tout ce que m'avait
marqué mademoiselle de Beauchâteau, que j'appelle la seconde Julie
d'Ovide... Avec cela, j'ai _lu et marqué tous les ouvrages_ de mon
héros, et j'ai commencé même quelques vers.
Dans cette même lettre, il parle avec une légèreté fâcheuse des
tribulations de Port-Royal et de la déposition de M. Singlin, confesseur
des religieuses. C'est que Port-Royal l'accablait alors secrètement de
remontrances et de vitupérations. Mais c'est aussi dans cette même
lettre que Jean Racine écrit:
Mais nous devons à ce séjour d'une année environ qu'il fit à Uzès une
série de lettres charmantes qu'il adressait à son cousin Vitart et à
mademoiselle Vitart, à sa sœur Marie Racine, à son ami La Fontaine, à
son ami l'abbé Le Vasseur.
Ce sont des lettres un peu apprêtées, des lettres soignées, avec pas mal
de ratures. Souvenez-vous qu'alors une lettre était quelque chose de
bien plus important qu'aujourd'hui. Les courriers étaient dix fois,
trente fois, cent fois plus rares. Ajoutez que c'était le destinataire
qui payait le port, quelquefois assez élevé (20 sols, 30 sols). On
voulait lui en donner pour son argent. On ne pouvait guère lui écrire
des billets de trois lignes. Puis, comme il n'y avait guère de
journaux,--si ce n'est, à Paris, _la Gazette de France_ (_le Mercure_ ne
date que de 1672), et, dans les villes de province, des petites feuilles
d'annonces hebdomadaires,--la correspondance privée remplaçait les
journaux. À cause de cela, on faisait plus de cas des lettres, et de
celles qu'on écrivait, et de celles qu'on recevait, et qu'on montrait
volontiers à ses amis et connaissances.
... Chacun veut voir vos lettres, et on ne les lit pas tant pour
apprendre des nouvelles que pour voir la façon dont vous les savez
débiter. Continuez donc, s'il vous plaît, ou plutôt commencez tout
de bon à m'écrire, quand ce ne serait que par charité. Je suis en
danger d'oublier bientôt le peu de français que je sais; je le
désapprends tous les jours, et je ne parle tantôt plus que le
langage de ce pays, qui est aussi peu français que le bas-breton.
Il n'est pas inutile de noter ce souci, dès l'âge de vingt ans, chez
l'homme qui sera, je pense, l'écrivain le plus pur du XVIIe siècle.
Ils causent des mieux... et pour moi, j'espère que l'air du pays va
me raffiner de moitié, pour peu que j'y demeure; car je vous assure
qu'on y est fin et délié plus qu'en aucun lieu du monde.
Ces lettres d'Uzès, très jolies dans leur léger apprêt, semées de
citations de l'Arioste et du Tasse, et aussi de Virgile, de Térence et
de Cicéron, que Racine transcrit tous _par cœur_, ces lettres du
printemps d'un poète de génie nous montrent un jeune homme d'une
sensibilité très vive et d'un esprit très net, inquiet des femmes et de
l'amour, amoureux de la vie et de la gloire, et qui, parmi ses
inquiétudes et ses frissons, poursuit son dessein et travaille
prodigieusement.
Dame! ça n'est pas: «Midi roi des étés». C'est très simple, mais c'est
très net, très précis, très vif. Et, tout de même, la vision de moisson
et la sensation d'été y sont bien.
Dans une autre lettre à Vitart (17 janvier 1662), il parle de la douceur
de l'hiver dans ce pays, et la décrit en des vers faciles, dont les
premiers ne sont qu'agréables, mais dont les derniers sont charmants:
Et plus loin:
J'ai dit qu'il était très préoccupé des femmes. Il écrit à La Fontaine,
le 11 novembre 1661, très peu de temps après son arrivée à Uzès:
C'est un vers de Térence qui veut dire: «Un teint naturel, un corps
ferme et plein de suc.»
Je vous dirai une autre petite histoire assez étrange. Une jeune
fille d'Uzès, qui logeait assez près de chez nous, s'empoisonna
hier elle-même et prit une grosse poignée d'arsenic, pour se venger
de son père qui l'avait querellée fort rudement. Elle eut le temps
de se confesser et ne mourut que deux heures après. On croyait
qu'elle était grosse et que la honte l'avait portée à cette
furieuse résolution. Mais on l'ouvrit tout entière, et jamais fille
ne fut plus fille. Telle est l'humeur des gens de ce pays: ils
portent les passions au dernier excès.
C'est tout. Pas la moindre réflexion édifiante. On dirait une note prise
par Stendhal. Évidemment le jeune Racine est plus intéressé par des
faits de cet ordre que par les paysages où les objets pittoresques.
Serait-il excessif de dire que plus tard, quand il nous montrera des
amoureuses qui vont jusqu'au bout de leur passion, il se souviendra des
Hermione et des Roxane à foulard rouge de ce brûlant pays d'Uzès?
À Le Vasseur, 16 mai 1662, à propos du jeune amoureux qui lui a fait des
confidences:
(Racine voit et dit les choses comme elles sont: c'est un bon réaliste.)
Et il s'en tient là.
Soyez tranquilles, il n'a pas attendu cette rencontre pour vivre ainsi.
Il ne sort presque pas. Il lit et travaille jour et nuit. Il continue
l'immense travail de lectures, de résumés et d'annotations commencé à
Port-Royal. Il se prépare ardemment, sérieusement, patiemment à la
gloire.
Mais pourquoi ce qui a «bonne grâce» dans les vers grecs ou italiens
n'en aurait-il pas dans les vers français? N'est-ce pas affaire aux
poètes de chez nous s'ils le voulaient? Racine ne songe pas à se le
demander; il accepte, pour la poésie, les règles de noblesse
conventionnelle posées avant lui par un idéalisme intéressant, mais un
peu pédant et renchéri. Et pourtant lui-même, un peu plus loin, rapporte
avec un plaisir visible les détails les plus «bas» de l'aventure du
Cyclope, et, à propos d'Ulysse chez Circé, emploie de préférence et
répète à satiété le mot «cochon» quand il pourrait dire «pourceau».
Et de tous les grands écrivains de son temps sans exception, Racine est
celui qui a reçu et s'est donné la plus forte culture grecque.
Chose bien remarquable, Racine avait eu, dès son séjour à Port-Royal, ce
souci de concilier deux traditions qui lui étaient presque également
chères. À seize ans, à dix-sept ans, en lisant Plutarque,--toutes les
_Vies des hommes illustres_, et toutes les _Œuvres morales_,--il se
demandait: «Ne pourrais-je donc adorer ces Grecs, ne pourrais-je même
faire des tragédies comme eux sans être pour cela un mauvais chrétien?»
Et non seulement il extrayait de Plutarque, en abondance, des lieux
communs, des préceptes et des maximes, toute une morale admirable,
et--quoique purement humaine et non appuyée sur un dogme--assez
rapprochée par endroits de la morale du christianisme; mais encore, avec
une singulière subtilité, il notait dans Plutarque toutes les phrases
qui paraissaient se rencontrer (en les sollicitant un peu) avec le dogme
chrétien, et particulièrement avec cette doctrine de la grâce dont ses
bons maîtres étaient obsédés. Et, dans les marges des livres, en regard
de ces précieuses phrases païennes, il écrivait: «Grâce... Libre
arbitre... Cela est semi-pélagien... Providence... Humilité... Honorer
tous les saints... Crainte de Dieu... Amour de Dieu... Attrition...
Confession... Pour les catéchismes... Dieu auteur des belles actions...
Pénitence continuelle... Ingrat envers Dieu... Péché originel...
Martyre... etc.»
Donc, Jean Racine, lassé d'attendre en vain le bénéfice que lui avait
promis son bon oncle, rentre à Paris dans les derniers mois de 1662.
Mais il n'avait pas perdu son temps à Uzès. Il avait fait, à tout
hasard, de la théologie, lu beaucoup de grec, projeté une tragédie sur
_Théagène et Chariclée_, commencé _la Thébaïde_ et écrit quantité de
vers galants et amoureux.
.......................
La douceur de ta voix enchanta mes oreilles:
Les nœuds de tes cheveux devinrent mes liens.
.......................
Je ne voyais en toi rien qui ne fût aimable,
Je ne sentais en moi rien qui ne fût amour.
Lamartine, au même âge que Racine, et alors qu'il imitait Parny, faisait
des vers de ce genre. Il aurait très bien pu écrire ceux-là,--avec un
peu moins de symétries.
Racine est, dès lors, très répandu dans le monde des théâtres; il
connaît des comédiens et des comédiennes; et c'est, je pense, vers ce
temps-là, que l'élève de ces messieurs, si sage encore à Uzès, cesse
décidément d'être le digne neveu de la mère Agnès de Sainte-Thècle.
D'autre part, il n'y avait à Paris (je laisse les bouffons italiens et
les divers tréteaux du Pont-Neuf et des foires Saint-Laurent et
Saint-Germain) que trois théâtres (Marais, Hôtel de Bourgogne,
Palais-Royal) pour cinq cent mille habitants; et qui ne jouaient que
trois jours par semaine (les mardis, vendredis et dimanches) et sept ou
huit mois de l'année, et dans des salles qui ne contenaient pas plus de
sept à huit cents spectateurs. Vous penserez là-dessus qu'il devait être
plus difficile à un débutant de se faire jouer. Mais le public de la
tragédie n'était pas, en somme, très nombreux. Songez qu'il faut une
rude application et quelque littérature pour suivre la plupart des
tragédies des deux Corneille, et seulement pour en saisir le sens à
l'audition. Même celles de Quinault, d'un style plus aisé, mais diffus
et mou, ne sont pas toujours faciles à entendre. Il fallait de toute
force que le public de la tragédie fût d'une culture moyenne supérieure
à celle de notre public. À cause de cela, il était assez restreint. Le
peu de vente des tragédies imprimées le montre d'ailleurs. C'était, en
tout, quelques milliers de gentilshommes, de bourgeois et d'étudiants.
Les spectateurs étaient toujours les mêmes. Les pièces se jouaient, en
moyenne, quinze ou vingt fois. Quand on allait à quarante, c'était un
gros succès. (_Timocrate_ seul atteignit quatre-vingts.) Il fallait donc
souvent changer l'affiche. Oui, je crois que les débuts étaient plus
faciles aux jeunes gens.
Ils furent très faciles à Jean Racine. En 1664, Molière lui joua _la
Thébaïde ou les Frères ennemis_. Si ce fut Molière qui lui en indiqua le
sujet, dans quelle mesure Molière l'aida ou le conseilla, c'est ce que
nous ne savons pas exactement, car les témoignages sur ce point
(Grimarest et les frères Parfait) sont suspects ou contradictoires. La
pièce eut ce qu'on appellerait aujourd'hui un «joli succès».
Il dut agir encore sur Racine par sa compagnie même et son contact, par
le spectacle de sa liberté d'esprit, et de ses souffrances morales, et
de sa vie si tourmentée, et peut-être par les confidences d'une
expérience très étendue et très amère.
Car il semble bien que Molière fut toujours un malheureux. Il avait reçu
une éducation de gentilhomme (condisciple du prince de Conti au collège
de Clermont, auditeur de Gassendi en compagnie de quelques fils de
famille, puis étudiant en droit à Orléans), lorsqu'une vocation
irrésistible ou, si vous voulez, un irrésistible goût de l'aventure, de
la bohème--et de la gloire--l'entraîna vers le théâtre et lui fit, douze
ans entiers, courir la province avec sa troupe vagabonde. Ces douze
années, nous ne les connaissons pas; mais, par ce que nous savons de la
province à cette époque, et des préjugés d'alors contre les comédiens,
ces douze années durent être rudes et humiliantes. Il avait dû beaucoup
souffrir (et souffrit d'ailleurs toute sa vie) dans son orgueil; et,
quand Racine le rencontra, il devait souffrir terriblement dans son
cœur; car il venait d'épouser Armande Béjart, fille de Madeleine, son
ancienne maîtresse.
Pendant ces neuf mois, il est surveillé et menacé par Madeleine Béjart.
Un matin, Armande va se jeter dans l'appartement de Molière, résolue de
n'en point sortir qu'il ne l'eût reconnue pour sa femme, ce qu'il fut
contraint de faire:
Ces détails sont-ils de ceux que Grimarest dit tenir de Racine? Pourquoi
non? Mais quel drame! et quelle comédie! Et nous savons la suite et tout
ce que Molière toléra sans parvenir à l'indifférence.
Après nous avoir conté une fort ridicule entrée en scène de Molière,
dans une farce, sur un âne récalcitrant:
Jamais pièce n'a été plus malheureusement reçue que celle-là, écrit
Grimarest. Le roi ne lui en dit pas un mot à son souper... Il se
passa cinq jours avant que l'on représentât cette pièce pour la
seconde fois; et pendant ces cinq jours, Molière, tout mortifié, se
tint caché dans sa chambre.
Ajoutez enfin, dans cette âme noble et orgueilleuse qui concevra _le
Misanthrope_, la conscience de son état de servitude, et aussi des
désordres de sa pauvre vie, qui n'est point belle, avec sa promiscuité
de roulotte (même si l'on écarte certaines historiettes de _la Fameuse
Comédienne_). Et, parmi ses dégoûts et ses humiliations et son surmenage
et sa maladie et ses hontes, le supplice d'un amour non partagé et
incurable.
D'une partie au moins de ces choses, Racine fut le témoin et sans doute,
à certaines heures, le confident. Il ne trouvera pas de meilleur exemple
d'une âme malheureuse, à la fois délicate et souillée, et en proie à une
passion fatale.
Mais un peu plus loin, à propos d'Homère que Jean Racine expliquait à La
Fontaine, Louis Racine ajoute:
Non, je ne pense pas qu'entre les fils des hommes aucun ait été plus
parfaitement naturel que La Fontaine. Il suivait exactement son instinct
et son plaisir. Et avec cela il était charmant, sans vanité, sans
méchanceté. L'élève de Port-Royal, instruit de la grande misère de
l'homme «naturel», dut être d'abord déconcerté de voir celui-là si
délicieux. Le paganisme tranquille de La Fontaine dut agir sur Jean
Racine comme un dissolvant--au moins momentané--de sa pensée religieuse.
Mais enfin, dit Louis Racine, il en eut honte, et, ayant fait
réflexion que c'était faire un personnage de baladin, il n'alla
plus aux repas où on l'invitait que pour réciter ses ouvrages.
Au temps où il les colportait dans les dîners, ses satires, non encore
revues, plus proches du premier jet, avaient, çà et là, plus de rudesse,
et plus de saveur peut-être que dans la première édition avouée.
Et plus loin:
Ces quatre amis, c'est Polyphile (La Fontaine), Ariste (Boileau), Acante
(Racine) et Gélaste où l'on a voulu voir Molière, mais où il est plus
plausible de reconnaître Chapelle; car Gélaste n'est qu'un rieur de
parti pris, et assez fade, au lieu que les contemporains de Molière nous
parlent tous de son sérieux, même de sa gravité, même de ses noires
humeurs. Au reste, La Fontaine nous dit des quatre amis:
... Ils se donnaient des avis sincères lorsqu'un d'eux tombait dans
la maladie du siècle et faisait un livre, _ce qui arrivait
rarement_.
Ainsi, La Fontaine nous montre dans Racine, vers 1663, un jeune homme
extrêmement sensible, amoureux des spectacles de la nature plus que
Boileau et Chapelle, autant que La Fontaine lui-même,--et amoureux de la
tragédie.
Ce sujet terrible, s'il ne l'a pas choisi, le tendre jeune homme l'a
accepté pourtant. Déjà, à Uzès, nous avons vu qu'il s'intéressait aux
passions violentes et qui vont jusqu'au bout.
Oh! la tragédie d'Euripide est fort belle. Mais elle ne contient guère
qu'une grande scène proprement dramatique: la scène entre Jocaste et ses
deux fils. Le reste est, presque autant que chez Eschyle, lyrique ou
épique. Beaucoup de mythologie (qui plaisait aux Athéniens, puisque
c'était la leur); beaucoup de pittoresque; les récits et les
descriptions sont d'une couleur extraordinaire; Euripide s'y est
particulièrement appliqué. Et pourquoi ce titre: les _Phéniciennes_?
C'est que des Phéniciennes y forment le chœur. Ces Phéniciennes sont des
captives que les Tyriens envoyaient à Delphes pour y être consacrées à
Apollon, et qui ont été obligées, par l'arrivée inattendue de l'armée
des Argiens, de s'enfermer dans Thèbes. Mais pourquoi Euripide a-t-il
voulu qu'elles formassent le chœur? «C'est, dit le scholiaste, pour
qu'elles pussent, étant étrangères, reprocher son injustice à Étéocle.»
Mais c'est bien plutôt encore à cause de la richesse et de la
singularité de leur costume exotique, et pour en amuser les yeux des
Athéniens.
La pièce d'Euripide ainsi réduite, cette pièce dont Rotrou n'avait guère
tiré plus de deux actes, Racine en tire ses cinq actes entiers, et cela,
en ne gardant que les personnages strictement nécessaires à l'action.
Bref, Racine, à vingt-trois ans, n'a pas encore tout son génie; mais _il
a déjà tout son système dramatique_.
HÉMON
.....................
Un moment loin de vous me durait une année,
J'aurais fini cent fois ma triste destinée,
Si je n'eusse songé jusques à mon retour
Que mon éloignement vous prouvait mon amour,
Et que le souvenir de mon obéissance
Pourrait en ma faveur parler en mon absence
Et que, pensant à moi, vous penseriez aussi
Qu'il faut aimer beaucoup pour obéir ainsi.
ANTIGONE
QUATRIÈME CONFÉRENCE
Cette fois, Racine a choisi son sujet lui-même Pourquoi a-t-il choisi
Alexandre? Et qu'en a-t-il fait?
À travers ces incertitudes, ce qui est sûr, c'est que, plus qu'aucun
autre personnage historique, Alexandre est ce qu'un Allemand a appelé le
«surhomme», disons simplement le grand homme d'action. Ce fut évidemment
un être magnifique, un individu incroyablement doué. Il est beau; il est
fort; il est l'homme le plus robuste, le plus agile, le plus courageux
de toute son armée, et le plus résistant à la fatigue et à la
souffrance. Il en est aussi le plus grand buveur. Il dompte les chevaux,
tue les lions. Dans la bataille, il donne de sa personne, il se bat au
premier rang, comme un héros d'Homère. En même temps, élève d'Aristote,
il sait la politique, les sciences, la médecine, et comprend sans doute
la métaphysique la plus abstruse. Il est musicien et joue de tous les
instruments (sauf de la flûte). Il sait par cœur l'_Iliade_ et la moitié
de l'_Odyssée_. Tous ses sentiments sont d'une extrême intensité. Il tue
Clitus par colère; mais il s'arrache les cheveux, gémit et se lamente
pendant trois jours. Sa morale, c'est d'être fort et grand pour agir sur
les autres; c'est d'étendre son être le plus qu'il peut. Il se reconnaît
tous les droits dans l'instant où il a besoin de les exercer. C'est
qu'il croit réellement à sa destinée supérieure. Cruel, atroce, comptant
pour rien le sang versé quand il s'agit de la sécurité de son
inappréciable personne, le reste du temps, il est aisément magnanime,
clément, doux, gracieux. Il estime et respecte la vertu parce que la
vertu est belle, parce que la vertu est utile.
Une autre fois (printemps de 323 avant J.-C.), il reçoit à Babylone des
ambassades de toutes les parties du monde connu. Il en vient d'Italie:
des Bruttiens, des Lucaniens, des Étrusques; il en vient d'Afrique: des
Carthaginois, des Lybiens, des Éthiopiens. Des Scythes d'Europe s'y
rencontrent avec des Celtes et des Ibères. Alexandre veut, de propos
délibéré, rapprocher et mêler les peuples. Plutarque dit splendidement à
propos des dix mille mariages célébrés à la fois:
Comme dans une coupe d'amour se mêlaient la vie et les mœurs des
différentes races; et les peuples, en y buvant, oubliaient leur
vieille inimitié. (_De la fortune d'Alexandre_, I, 6.)
Il veut «tout conquérir pour tout élever». Et sans doute, mort en plein
triomphe, à trente-trois ans, d'une série d'orgies dignes d'Hercule, il
ne réussit pas tout à fait dans son énorme et magnanime entreprise. Mais
toutefois il vaut mieux pour l'univers, semble-t-il, qu'Alexandre soit
venu. Malgré tout, les peuples parcourus et conquis par lui gagnèrent
plus qu'ils ne perdirent à son passage.
Racine, à vingt-cinq ans, est plein d'un grand désir de gloire, et, en
attendant la gloire, d'un désir enragé de succès. _La Thébaïde_,
tragédie très sombre et très sage, a fort joliment réussi pour un début.
Mais ce qu'il veut, ce qu'il lui faut, c'est le «grand succès».
Peut-être a-t-il été trop raisonnable dans _la Thébaïde_. Les deux
auteurs favoris du public, à ce moment-là, c'est Thomas Corneille et
Quinault. Ils plaisent par un certain héroïque galant, que Quinault
pousse même jusqu'au doucereux. Les romans de Gomberville, de. La
Calprenède, de mademoiselle de Scudéry sont en vogue. La Fontaine
lui-même, si ami pourtant du naturel, les lit et s'en amuse. Boileau les
raille, et fort spirituellement, dans son _Dialogue des héros de roman_.
Mais Racine, cette fois, ne consultera pas Boileau.
Ou encore:
J'ai le chagrin de dire que Racine, dans sa pièce, n'a point conservé
cette couleur, et n'a pas non plus reproduit les plus forts arguments du
plaidoyer si politique d'Alexandre.
Quant aux grands desseins, aux larges vues de son héros, à ce qui peut
nous faire tout au moins comprendre les droits exorbitants qu'il
s'arroge et tant de vies humaines sacrifiées, le jeune Racine néglige
parfaitement tout cela. Lorsque, au deuxième acte, Porus dit à Éphestion
(et je cite le morceau pour vous montrer de quelle plume la pièce est
écrite):
Être présent à la pensée des autres hommes et, comme nous disons
aujourd'hui, «vivre dangereusement», voilà tout l'idéal de l'Alexandre
de Racine. Plus rien du civilisateur, du grand rêveur politique, du
constructeur d'histoire. Tandis qu'il conquiert l'Asie, il n'a pas de
pensée plus profonde qu'un colonel de vingt ans des armées du roi.
Et vraiment cela a bon air. Puis, le jeune héros dépose ses lauriers aux
pieds de la reine Cléophile et lui demande son cœur en échange. Et
Cléophile, coquette, feint de se dérober:
C'est que je ne vous avais pas vue... Et maintenant, je vais, pour vous,
conquérir des peuples inconnus,
Et Cléophile:
Et Alexandre:
Et Porus:
Avec un peu de lenteur dans les deux premiers actes, la pièce est
aimable et brillante. Racine, pour ses seconds débuts, avait pleinement
réussi dans le genre qui était le plus à la mode! Il avait fait, mieux
que Thomas Corneille et que Quinault, ce que Quinault et Thomas
Corneille faisaient depuis quinze ou vingt ans, ce que Pierre Corneille
lui-même avait fait souvent et ce qu'il allait encore tenter dans ses
_Pulchérie_ et ses _Suréna_. Racine offrait à ses contemporains, aux
femmes, au jeune roi, aux jeunes courtisans, sous le nom d'Alexandre,
l'image un peu fade, peut-être, mais extrêmement élégante, du héros
galant, du «surhomme» selon la conception du XVIIe siècle, lequel
«surhomme» est aussi, à sa façon «par delà le bien et le mal». Et sur un
point sans doute Racine était resté fidèle à ce qui avait été dès le
début et restera sa poétique: l'action de l'_Alexandre_ (contrairement à
celle de _Timocrate_ ou d'_Astrate_) est fort simple et presque toute
dans les sentiments des personnages. Mais, pour le reste, il avait,
cette fois, délibérément et effrontément suivi la mode. Il avait été
cornélien trois ou quatre fois comme Pierre, le plus souvent comme
Thomas. Quant à la langue, vous avez pu voir par les citations que c'est
déjà presque entièrement la langue de Racine.
* * * * *
Le succès de la pièce fut très grand. Racine l'avait fort bien préparé
par des lectures dans de grandes maisons. Quatre représentations en
furent données à Versailles ou à Saint-Germain, devant le roi et la
cour. Le roi adopta l'_Alexandre_ et en accepta la dédicace. On parla
beaucoup de la nouvelle tragédie. Saint-Évremond, dans son exil de
Londres, se la fit envoyer. Il la critiqua dans une dissertation
adressée à une dame, mais destinée à passer de main en main. Critique
sévère, clairvoyante sur presque tous les points, et dont Racine aura
l'esprit de profiter,--mais où, enfin, Saint-Évremond rendait assez
justice au jeune auteur. «Depuis que j'ai lu _le Grand Alexandre_,
écrivait-il, la vieillesse de Corneille me donne bien moins d'alarmes,
et je n'appréhende plus tant de voir finir avec lui la tragédie; mais je
voudrais que, avant sa mort, il adoptât l'auteur de cette pièce, pour
former avec la tendresse d'un père son vrai successeur.» Vœu assez naïf
de la part d'un sceptique et d'un observateur. Ce vœu ne devait guère
être entendu. Corneille, à qui Racine avait soumis sa tragédie, avait
déclaré que le jeune homme était doué pour la poésie, non pour le
théâtre. C'est un de ces jugements qui ne se pardonnent pas. Et les
premiers succès d'un jeune rival ne sont pas non plus faciles à
pardonner. Corneille et Racine se sont cordialement détestés, voilà le
fait. Nous y reviendrons.
Boileau fut sublime d'amitié. Bien des choses devaient lui déplaire dans
_Alexandre_. Il était alors en train d'écrire son _Dialogue sur les
héros de romans_. À coup sûr, le héros de Racine devait lui paraître
amoureux hors de propos. Mais Boileau aimait Racine. Et alors, dans sa
satire du _Repas ridicule_ qu'il écrivit cette année même, il fit dire
au sot campagnard:
Voici l'action fâcheuse. Racine trouva que l'_Alexandre_ était fort mal
joué, au Palais-Royal, par la troupe de Molière. Il ne put le supporter
longtemps. Au bout de quinze jours, c'est-à-dire de six représentations,
il retira sa pièce et la porta à l'hôtel de Bourgogne. Racine ne violait
ni un engagement ni un règlement. Corneille avait, de la même manière,
porté son _Sertorius_ de l'hôtel de Bourgogne au Palais-Royal. Aussi
Lagrange, le régisseur de Molière, ne reproche à Racine, dans son
registre, qu'un mauvais procédé. Mais assurément, c'en était un. Molière
s'en vengea l'année suivante en jouant sur son théâtre une sorte de
parodie-critique d'_Andromaque_, fort malveillante et assez grossière:
_la Folle Querelle_, de Subligny. Par la suite, on réconcilia tant bien
que mal Racine et Molière, et tous deux eurent l'esprit de se rendre
réciproquement justice, ou à peu près, sur leurs ouvrages.
Elle lui parlait avec horreur de son «commerce avec des gens dont le nom
est abominable à toutes les personnes qui ont tant soit peu de piété, et
à qui on interdit l'entrée de l'Église et la communion des fidèles.»
Elle conjurait son neveu d'avoir pitié de son âme, de rompre «des
relations qui le déshonoraient devant Dieu et devant les hommes». Elle
terminait en lui déclarant que, tant qu'il serait dans un état si
déplorable et si contraire au christianisme, «il ne devait pas penser à
venir la voir». Et la dernière phrase était: «Je ne cesserai point de
prier Dieu qu'il vous fasse miséricorde, et à moi en vous la faisant,
puisque votre salut m'est si cher.»
Racine sait bien que, sur ce sujet, Port-Royal ne peut parler autrement
qu'il ne fait. Même, au fond, je crois, cela lui est assez égal que de
saints hommes, qui doivent nécessairement penser et parler ainsi, lui
disent qu'il corrompt les âmes simples et qu'il est coupable d'une
infinité d'homicides spirituels. Ce sont crimes qu'il porte légèrement.
Dans sa réplique à la réponse de Racine, Goibaud du Bois touchera juste
quand il lui dira:
Je vois qu'on vous fâche quand on dit que les poètes empoisonnent:
et je crois qu'on vous fâcherait encore davantage, si l'on vous
disait que vous n'empoisonnez point, que votre muse est une
innocente, qu'elle n'est capable de faire aucun mal, qu'elle ne
donne pas la moindre tentation, et qu'elle laisse le cœur dans le
même état où elle le trouve.
Et presque tout de suite après, sentant bien qu'au point de vue du pur
christianisme, c'est Port-Royal qui a raison, il laisse la question
doctrinale et, en parfait journaliste, prend brusquement l'offensive:
Ou encore:
... Il semble que vous ne condamnez pas tout à fait les romans.
«Mon Dieu, monsieur, me dit l'un de vous, que vous avez de choses à
faire avant de lire les romans!» Vous voyez qu'il ne défend pas de
les lire, mais il veut auparavant que je m'y prépare sérieusement.
Pour moi je n'en avais pas une idée si haute, etc...
Voilà le ton. Cette prose de Racine est un délice. C'est, de toutes les
proses du XVIIe siècle, la plus légère, la plus dégagée,--et celle aussi
qui contient le moins d'expressions vieillies. Cette prose est la plus
ressemblante à la meilleure prose de Voltaire. Et cela, par le tour même
de la plaisanterie, rapide, non appuyée, qui plante le trait sans avoir
l'air d'y toucher, et qui passe.
«ANDROMAQUE»
Ce n'est pas que le drame de Thomas Corneille ne dût être d'un agrément
assez vif, non seulement par l'ingénieuse complication de la fable, mais
par l'idéal romanesque qu'elle exprime. Peut-être que, si vous lisiez
_Timocrate_, vous vous diriez, après l'avoir lu:
«Que l'idéal de cette société est charmant dans son artifice! La pure
théorie platonicienne de l'amour, déjà affinée au moyen âge par les
romans de chevalerie et dans les cours d'amour, reçoit son achèvement
dans les salons «précieux». L'amour n'y est maître que de vertus et
professeur que d'héroïsme. L'aimable fou que ce Timocrate, et le
chercheur exquis de midi à quatorze heures! Il a conquis, comme parfait
amoureux, le cœur de la princesse Ériphile; il n'aurait qu'à le
cueillir. Mais il veut encore le mériter comme héros et grand capitaine;
et c'est pourquoi, à peine élevé au trône par la mort de son père, il
vient assiéger, sans le lui dire, la ville de celle qu'il adore. Et
certes, «la galanterie est rare». Quand, Timocrate et Cléomène à la
fois, il s'est empêtré dans son double rôle, c'est bien simple, il se
tire d'affaire en étant sublime, «en immolant, comme il le dit, l'amour
même à l'amour». Et nous savons bien qu'en réalité il n'a rien sacrifié
du tout, puisque Cléomène et Timocrate ne font qu'un, et que, donnant
son amante au roi de Crète, c'est à lui-même qu'il la donne. Il s'amuse
donc. Mais quel artiste! Et quel grand cœur aussi! L'amour est vraiment
pour lui une religion, et une religion excitatrice de vertus. Il n'aime
que pour orner son âme, et nous le voyons tout le temps préférer à la
possession de sa maîtresse ce qui le rend digne de cette possession. Il
fauche les rangs ennemis, égorge les deux rois alliés d'Argos, ses
rivaux, et, l'instant d'après, épargne Nicandre, son troisième rival,
afin d'être beau de diverses façons et, tour à tour, par sa fureur et
par sa magnanimité. Quand la reine d'Argos, pour tenir deux serments
qu'elle a faits, lui promet la main de sa fille et, après le mariage, la
mort, non seulement il se résigne, mais il se réjouit infiniment: car
enfin il aura été pendant cinq minutes l'époux de celle qu'il aime; et
qu'est-ce que la mort, je vous prie? D'ailleurs ces amours sont chastes.
La chair en est radicalement absente. La subordination, l'immolation de
soi-même et, par surcroît, de l'univers entier, et du ciel et de la
terre, à une petite femme raisonneuse, abondante en propos chantournés,
et qu'on n'aura même pas touchée du doigt: voilà l'idéal, voilà ce qui
vaut la peine de vivre et de mourir. Et les autres personnages ne le
cèdent guère à Timocrate. Ils sont généreux sans effort, mais
obstinément et sans retenue, non pas au-dessus, mais, ce qui est encore
mieux, en dehors de la nature, de la grossière et méprisable nature.
Quelle gentille société que celle qui adorait de tels rêves et qui
faisait le plus formidable succès du siècle à la comédie qui lui en
donnait la plus pure représentation! Et ce que Thomas Corneille trouve
là, qui ne voit, d'ailleurs, que le grand Corneille l'a cherché
naïvement pendant toute la seconde moitié de sa vie!»
C'est vrai, oui, tout cela est vrai.--Mais ce qui est vrai aussi, c'est
que, s'il était possible de considérer gravement ces amusettes, on
verrait que le fond de _Timocrate_--et de tout ce théâtre--c'est
l'exaltation de la fantaisie personnelle par opposition à la morale
commune. Timocrate, Nicandre, la reine d'Argos se forgent à leur guise
des devoirs distingués (comme feront les personnages romantiques).
Timocrate déclare la guerre et fauche les hommes afin d'être en posture
avantageuse aux yeux de sa maîtresse et parce qu'il veut, après la vie
langoureuse, connaître la vie énergique. (Ainsi fait, d'ailleurs,
l'Alexandre de Racine lui-même.) Au dénouement, pour marquer sa
reconnaissance à Timocrate qui lui a laissé la vie, et pour avoir aussi
bon air que lui, l'Argien Nicandre ouvre Argos aux Crétois et trahit
donc sa patrie par délicatesse. Et la reine d'Argos, pour rester à la
hauteur de ces étonnants fantaisistes de la perfection morale, fait
cadeau de son peuple à Timocrate. Et ainsi, ils sont tous trois si
désireux d'être beaux--et si sublimes--que, pour la reine, il n'y a plus
de devoir royal, pour Nicandre, plus de patrie, et pour Timocrate plus
d'humanité.
Car Racine (et cela ne nous étonne plus, mais cela fut neuf et
extraordinaire à son heure), Racine, ami de Molière qui faisait rentrer
la vérité dans la comédie, ami de La Fontaine qui la mettait dans ses
_Fables_, ami de Furetière, qui essayait de la mettre dans le roman, ami
de Boileau qui, dès ses premières satires, s'insurgeait contre le
romanesque et le faux,--Racine, pour la première fois dans _Andromaque_,
choisit et veut une action simple et des personnages vrais; fait sortir
les faits des caractères et des sentiments; nous montre des passionnés
qui ne sont nullement vertueux, mais qui aussi ne prétendent point à la
vertu ni ne la déforment; ramène au théâtre--par opposition à la morale
fantaisiste et romanesque--la morale commune, universelle, et cela, sans
aucunement moraliser ni prêcher, et par le seul effet de la vérité de
ses peintures. Et c'est une des choses par où Racine plut à Louis XIV,
homme de bon sens, grand amateur d'ordre, et qui se souvenait que la
Fronde avait fort aimé le romanesque en littérature. Et ainsi il est
peut-être permis de signaler ici une convenance secrète et une
concordance entre les deux génies réalistes du jeune poète et du jeune
roi.
Un jour, après avoir relu son Euripide, il ouvre son Virgile et est
frappé par un passage du IIIe livre de l'_Énéide_, où il retrouve cette
pure Andromaque qu'il avait déjà aimée dans l'_Iliade_ (car déjà,
écolier à Port-Royal, il avait écrit, en marge de son Homère, sur ce
qu'il appelle la «divine rencontre» d'Andromaque et d'Hector, un petit
commentaire très intelligent et très ému).
Voici le passage de Virgile:
C'est un peu après la prise de Troie. Pyrrhus est rentré en Épire, dans
sa ville de Buthrote. Il a eu dans sa part de butin Andromaque, la veuve
d'Hector, et son fils, l'enfant Astyanax. Et Pyrrhus aime la belle
captive, et ne peut se décider à épouser sa fiancée Hermione, fille
d'Hélène, qui est venue à Buthrote sur sa foi, accompagnée d'une petite
escorte de ses nationaux.
Et, bien que le ton ait été jusqu'ici, tantôt celui de l'élégie et
tantôt celui de la comédie dramatique, nous sentons bien que tous trois,
Hermione, Oreste, Pyrrhus, possédés d'un aveugle amour, sont promis au
crime ou à la folie; et nous voyons aussi que leur sort est lié aux
volontés et aux sentiments de la captive troyenne.
Et voici le second point. On peut presque dire que pour la première fois
l'amour entre dans la tragédie.
Vous vous rappelez peut-être qu'il y eut, là-dessus, voilà quinze ans,
grande querelle à la Comédie-Française, au _Temps_ et au _Journal des
Débats_. Des gens ne voulaient pas qu'Andromaque fût coquette: «Y
songez-vous? Ce Pyrrhus est le fils du meurtrier d'Hector; il a massacré
les parents d'Andromaque et incendié sa ville. Il y a un fleuve de sang
entre eux deux: et vous voulez qu'elle «flirte» avec le bourreau de sa
famille? Racine s'est bien gardé d'une idée aussi indécente.» On
répondait: «Nous ne prétendons point qu'Andromaque cherche expressément
à troubler Pyrrhus. Mais enfin elle voit l'effet qu'elle produit sur
lui, et il est naturel qu'elle en profite pour sauver son enfant. Que si
le mot de «coquetterie», même «vertueuse» vous choque, nous dirons
qu'Andromaque a du moins le sentiment de ce qu'elle est pour Pyrrhus et,
sinon le désir de lui plaire, du moins celui de ne pas le désespérer
tout à fait, de ne pas le pousser à bout, et même de ne pas lui
déplaire. Il n'y a pas à aller là contre; le texte de Racine est plus
fort que tout.
Cette plainte:
cet argument qui, sous prétexte d'éteindre l'amour du jeune chef, lui
présente l'image de ce qu'il y a de plus propre à l'émouvoir:
tous ces vers-là sont assurément faits pour mettre Pyrrhus sens dessus
dessous; et il est clair qu'Andromaque ne l'ignore pas. Et c'est très
bien ainsi. Cette finesse féminine parmi tant de vertu et de douleur et
une aussi parfaite fidélité conjugale, il me semble que cela fait une
combinaison exquise, et hardie, et vraie.
Son cousin Oreste lui a fait autrefois la cour, quand elle avait quinze
ans; et elle lui en veut d'avoir peut-être rêvé de lui, de lui avoir
peut-être donné quelques droits sur son cœur, avant qu'elle eût connu
Pyrrhus, son vrai maître.
De même, Oreste est encore autre chose qu'un possédé de l'amour, qui
aime comme l'on hait; capable de tuer; capable auparavant de dire,
lorsqu'il croit qu'Hermione va être à Pyrrhus:
Il est, dis-je, autre chose encore. Autre chose aussi que l'amant
ténébreux et mélancolique que l'on rencontre quelquefois dans les romans
du XVIIe siècle. Il me paraît le premier des héros romantiques. C'est
déjà l'homme fatal, qui se croit victime de la société et du sort,
marqué pour un malheur spécial, et qui s'enorgueillit de cette
prédestination et qui, en même temps, s'en autorise pour se mettre
au-dessus des lois. C'est déjà le réfractaire, le révolté aux
déclamations frénétiques. Notez que Racine a pris Oreste avant le temps
où il venge sur sa mère le meurtre de son père. Ce n'est pas encore
l'homme poursuivi par les Furies. Ses Furies ne sont qu'en lui-même:
c'est sa passion, son orgueil, les sombres plaisirs du désespoir, le
goût de la mort...
Oui, Oreste déjà porte en lui une tristesse soigneusement cultivée, une
désespérance littéraire, une révolte vaniteuse, qui, cent cinquante ans
après lui, éclateront dans la littérature romantique. Seulement, tandis
que les romantiques crédules exalteront, sous le nom d'Antony ou de
Trenmor, ce type de fou et de dégénéré et le prendront pour un héros
supérieur à l'humanité, Racine, quelque faiblesse secrète qu'il ait
peut-être pour lui, ne le considère que comme un malade et ne nous le
donne en effet que pour un malheureux voué à la folie et qu'on emporte
sur une civière après son accès:
Dans la scène charmante qui termine le deuxième acte, c'est un bon jeune
homme, naïvement amoureux, qui trahit presque comiquement son
inquiétude, son espoir, son dépit. Parmi les contemporains, les uns le
trouvaient trop violent et trop sauvage, et les autres trop doucereux.
Mais qu'il est vrai avec tout cela, dans ses emportements et dans ses
faiblesses, dans ses générosités et dans ses lâchetés, dans ses
mauvaises actions et dans ses gestes chevaleresques! Quand, ayant
cyniquement trahi sa promesse, il tient à revoir Hermione, à s'accuser
devant elle et à reconnaître son crime, soit par un obscur besoin de se
confesser, ou de se faire dire ses vérités et, par là, d'expier un peu,
soit par une bravade de criminel ou simplement pour voir, voir de ses
yeux, la figure de sa victime... oh! que cela paraît humain, et va loin
dans l'observation de notre abominable cœur!
Oui, quelquefois, chez ces personnages qui sentent et parlent comme des
contemporains de Racine et comme nous-mêmes quand nous parlons très
bien, tel trait se distingue, qui appartient à des mœurs et à une
civilisation encore primitives et rudes. Mais ces dissonances sont
rares: et même, sont-ce des dissonances? La suppression d'une vie
humaine par intérêt dynastique ou raison d'État, est-ce que cela n'est
point pratiqué dans des civilisations très avancées? Est-ce que cela ne
pourrait absolument plus se voir aujourd'hui? Cela, ou des choses
analogues?--En tout cas, ne peut-on pas dire que ces traits de dureté
primitive, qui nous reportent subitement aux temps homériques, ne font,
lorsqu'on s'y arrête, que donner du lointain à des figures que, par tous
leurs autres traits, le poète a rapprochées de nous?
Mais, que parfois il les éloigne, ou que plus souvent il les rapproche,
ce n'est pas, croyez-le bien, par ignorance ou inattention, mais
sciemment et de propos délibéré, afin que ces figures, tout en gardant
leur caractère individuel, soient, pour ainsi dire, contemporaines d'une
longue série de siècles.
Les hommes instruits du XVIIe siècle n'étaient pas plus bêtes que nous,
je vous assure. Ils étaient déjà avertis de bien des choses. Un des plus
intelligents et des plus fins fut ce Guilleragues, à qui Boileau a
adressé une de ses meilleures épîtres, et à la fois des plus savoureuses
et des plus philosophiques. Boileau le qualifie en ces termes:
Phèdre sera plus complexe, plus macérée dans la passion: mais nous ne
retrouverons plus la fraîcheur de cet enchantement.
SIXIÈME CONFÉRENCE
«LES PLAIDEURS».--«BRITANNICUS»
Cette tragédie a bien l'air des belles choses; il s'en faut presque
rien qu'il n'y ait du grand. Ceux qui n'entreront pas assez dans
les choses l'admireront, ceux qui veulent des beautés pleines y
chercheront _je ne sais quoi_[5] qui les empêchera d'être tout à
fait contents.
En somme, Racine ne dut pas, cette fois, trop souffrir des critiques. Il
dut jouir de tout ce bruit. Le succès est là, réel, affirmé par le
nombre des représentations, concret, retentissant. Au reste, Racine ne
s'oublie ni ne s'abandonne. En voilà un qui s'est défendu jusqu'au jour
de la conversion et du renoncement! Le duc de Créqui et le comte
d'Olonne se faisaient remarquer parmi les détracteurs de la pièce.
Racine, très hardiment, fait courir contre ces deux grands seigneurs
l'atroce épigramme que l'on connaît:
* * * * *
Racine a pris dans _les Guêpes_ peu de chose en somme: le juge qui saute
par la fenêtre et reparaît à la cave ou au grenier, le chien criminel et
les larmes de sa famille. Pour le reste, il se contente de l'intrigue
traditionnelle des farces italiennes, de celle même des farces de
Molière: l'amoureux déguisé en robin et faisant signer un contrat de
mariage au vieux plaideur qui croit signer un procès-verbal. C'est
l'Amour commissaire, au lieu de l'Amour peintre ou de l'Amour médecin.
Furetière dut fournir quelques traits: ceux qui se trouvent dans son
_Roman bourgeois_ (1666). Despréaux apporta la scène de la dispute de
Chicaneau et de la comtesse, qui s'était passée sous ses yeux, chez son
frère Boileau le greffier. La comtesse de Pimbêche, c'était la comtesse
de Crissé, attachée à la maison de la duchesse douairière d'Orléans, et
vieille plaideuse connue pour sa manie. La «pauvre Babonnette», celle
qui emporte les serviettes du buvetier du Palais, c'était la femme du
lieutenant criminel Tardieu, celle que Boileau placera dans sa dixième
satire. Perrin-Dandin à sa lucarne rappelait un vieux juge bizarre du
temps du feu roi Louis XIII, un monsieur Portail, conseiller au
Parlement, dont Tallemant des Réaux nous dit:
Il était fort homme de bien, mais fort visionnaire. Il avait
retranché son grenier et y avait fait son cabinet et ne parlait aux
gens que par la fenêtre de ce grenier.
Un autre disait: «Messieurs, cette pauvre femme n'a pas de pain, que les
Grecs appellent [Grec: ton arton]. (Ceci doit être inventé, mais je n'en
suis pas sûr.) L'avocat La Martellière commença un plaidoyer pour
l'Université contre les jésuites par la bataille de Cannes. Un autre
commença son plaidoyer par «le roi Pyrrhus...» Le président lui dit: «Au
fait! au fait!» Un jeune avocat, plaidant contre un homme qui avait
coupé quelques chênes, alla rechercher tout ce qu'il y a dans
l'antiquité à l'avantage des chênes. Les druides ni les chênes de Dodone
n'y furent oubliés. L'autre avocat, qui l'avait laissé jaser, dit:
«Monsieur, il s'agit de quatre chêneaux que ma partie a coupés et qu'il
offre de payer au dire d'expert.»
Et encore:
Mais surtout, la forme des _Plaideurs_ est unique. Elle est beaucoup
plus «artiste», comme nous dirions aujourd'hui, que celle de Molière.
_Les Plaideurs_ sont la première comédie (cela, j'en suis très sûr) où
le poète tire des effets pittoresques ou comiques de certaines
irrégularités voulues ou particularités de versification: enjambements,
dislocation du vers, ou rimes en calembour:
Et cætera.
Et je suis désolé, pour ma part, que Racine n'ait point écrit d'autre
comédie que les _Plaideurs_.
* * * * *
Agrippine est une femme, belle et encore assez jeune. Je rappelle cela
parce que nous nous représentons volontiers les grandes ambitieuses de
l'histoire comme des créatures désexuées. C'est une erreur. Si
Elisabeth, la reine vierge, fut peut-être une «virago», Catherine, lady
Macbeth, et, selon toute apparence, la reine Sémiramis, sur qui j'ai peu
de lumières, furent très profondément femmes. Agrippine pareillement.
L'espèce même (outre les moyens) de son ambition fut bien féminine. Elle
paraît avoir tenu beaucoup plus aux titres, aux honneurs et à l'argent
qu'à la réalité du pouvoir. Elle «régna» pendant quelque temps, mais ce
fut Pallas qui gouverna.
À mesure que son influence décroît, sa prudence diminue. Elle qui fut si
constante et si suivie dans ses desseins, elle s'abandonne à de
turbulentes contradictions. Lorsque Néron prend pour maîtresse la bonne
Acté (je dis la bonne Acté parce que les historiens la soupçonnent
d'avoir été quelque peu chrétienne), Agrippine jette d'abord les hauts
cris. Mais, peu après, elle offre à Néron son propre appartement «pour
cacher des plaisirs dont un si jeune âge et une si haute fortune ne
sauraient se passer», et elle lui donne de l'argent tant qu'il en veut.
Une autre fois, la complaisance ne lui ayant pas mieux réussi que la
rigueur, elle éclate en colères de femme, en folles et stupides
bravades. Elle crie «avec des gestes de forcenée» que Britannicus n'est
plus un enfant, que c'est lui le légitime héritier de l'empire, que
Néron n'est qu'un intrus: «... Je dirai tout, tout! à commencer par
l'inceste et le poison. J'irai au camp, je présenterai Britannicus aux
soldats. Ils entendront, d'un côté, la fille de Germanicus, et, de
l'autre, ce manchot de Burrhus et ce cuistre de Sénèque. On verra!...»
Elle prononce des mots irréparables. Visiblement elle a perdu la tête.
Voilà les traits dont Racine a formé son Agrippine. Tous y sont, excepté
les complaisances de la mère pour les plaisirs du fils--et l'abominable
geste d'Agrippine «prête à l'inceste». Cela, Racine l'a retranché, non
par timidité d'esprit, mais par pudeur. En revanche, c'est lui qui a
imaginé Agrippine guettant, le matin, le réveil de l'empereur, et aussi
la confession de la mère au fils.
* * * * *
(On peut voir dans Suétone que son quatrième aïeul, son trisaïeul et son
grand-père avaient été déjà des prodiges de méchanceté.) Donc, le fonds
hérité est atroce. Toutefois, le monstre n'ayant encore que dix-huit
ans, il garde quelque enfantillage:
Je le veux, je l'ordonne!
Galanterie sèche et d'une fatuité élégante; puis, surgie tout à coup dès
le premier obstacle qui s'oppose à son désir, cette cruauté dans
l'amour, qui, portée à son plus haut degré, s'appellera le «sadisme», du
nom d'un sinistre fou; c'est-à-dire le plaisir d'étendre son être en
faisant souffrir, les sensations agréables ayant pour mesure la
souffrance d'autrui, et le désir de sentir se confondant avec le désir
de détruire...
* * * * *
* * * * *
Réfléchissez que c'est exactement comme si, chez nous, dans le courant
de la conversation, quelqu'un se mettait à dire:
Et ainsi de suite...
Je crois, d'ailleurs, qu'en général, les gênes soit des trois unités,
soit de l'étroitesse des planches, si elles ont imposé à notre tragédie
quelques artifices un peu froids, lui ont épargné beaucoup plus de
sottises.
Mais les ennemis du poète étaient trop nombreux et trop acharnés. Ils
tournaient tout à la plaisanterie.
Plus loin, il dit «que le premier acte promet quelque chose de fort beau
et que le second ne le dément pas, mais qu'au troisième il semble que
l'auteur se soit lassé de travailler, et que le quatrième ne laisserait
pas de faire oublier qu'on s'est ennuyé au précédent, si, dans le
cinquième, la façon dont Britannicus est empoisonné et celle dont Junie
se rend vestale ne faisaient pas pitié». Voilà la critique du temps,
j'entends celle qui se faisait au théâtre même, puis dans les feuilles.
Il lui arrivait d'être aussi peu définitive que celle d'aujourd'hui.
Cela est pour les deux Corneille, pour Quinault, Boyer, Coras et
quelques autres. Et voici qui est spécialement pour le grand Corneille:
Car le roi fit pour _Britannicus_ ce qu'il avait fait pour _les
Plaideurs_. Il se déclara hautement pour la pièce; et toute la cour
après lui: si bien que _Britannicus_, tombé d'abord à Paris, y fut
repris peu après avec un succès assez vif.
le roi renonça dès lors à paraître dans les ballets de la cour. Le fait
est raconté par Louis Racine, confirmé par une lettre de Boileau, et
n'est point démenti par l'édition des _Amants magnifiques_, où le roi
figure parmi les danseurs, car nous savons d'autre part que le roi, qui
devait y danser et qui avait étudié son rôle, ne dansa point. Il ne
dansa plus, encore que les danses de la cour ressemblassent peu au
cancan et fussent solennelles comme des liturgies. Et il laissa dire
que, s'il ne dansait plus, c'était à cause des vers de Racine; et il est
bien probable qu'il le dit quelque jour à Racine lui-même, avec cette
bonne grâce qu'il avait quand il le voulait. Je note tout cela: car,
songez-y, quels sentiments l'ardent Racine devait-il éprouver pour un
roi charmant qui l'avait soutenu dès ses débuts, qui avait sauvé deux de
ses pièces, et que quelques vers de lui avaient empêché de danser!
Mais il ajoutait:
Retenons-en ceci, que ce qui, chez Racine, frappe une bonne partie de
ses contemporains, ce n'est pas la douceur, ce n'est pas la tendresse,
mais c'est la force, c'est le goût du «noir et de l'horrible» et d'un
certain tragique âpre et sombre, d'autant plus sombre qu'il est dans les
âmes plus encore que dans les situations.
SEPTIÈME CONFÉRENCE
«BÉRÉNICE.»--«BAJAZET»
M. Gazier a démontré l'an dernier que cela n'était plus très sûr. M.
Michaut l'a établi à son tour dans son livre sur _Bérénice_. Ces deux
thèses ont été discutées, en juillet 1907, par M. Emile Faguet, dans
deux feuilletons auxquels je vous renvoie.
L'idée de faire concourir, à l'insu l'un de l'autre, les deux poètes sur
un même sujet semble, assez d'une femme malicieuse et
curieuse.--Henriette était alors trop triste, dit-on, venant de perdre
sa mère, et trop occupée, pour s'amuser à ce jeu.--Mais la tristesse et
les occupations ont des trêves.--Cela, dit-on encore, n'était point trop
charitable pour Corneille.--Mais, après tout, Corneille aussi pouvait
faire un chef-d'œuvre. Et si Henriette a secrètement espéré que non,
c'est sans doute qu'elle était un peu froissée par la façon dont
Corneille et ses amis avaient traité _Britannicus_.
Et encore:
«Il met les âmes à ce prix.» Les âmes? Non pas toutes; il n'y aurait pas
moyen. Mais celle-là, oui: et qui osera dire qu'elle n'en valait pas la
peine? Voilà ce que je voudrais pouvoir appeler--si je ne craignais de
diminuer les choses--un somptueux madrigal théologique.
La pauvre Henriette était morte quand fut jouée cette _Bérénice_ qu'elle
eût tant aimée; car _Bérénice_ est tendre et délicate comme elle. Le roi
ne put donc échanger avec «Madame» nul sourire mystérieux et
mélancolique. Nous savons seulement, par la préface de Racine, que
_Bérénice_ eut «le bonheur de ne pas déplaire à Sa Majesté». Cela veut
dire que le roi s'y reconnut sans chagrin, et que, dès lors, il y eut
donc, entre le roi et Racine, quelque chose de presque intime et
confidentiel, quoique inexprimé, qui n'y était pas auparavant...
* * * * *
Et plus loin:
Et enfin:
Ce n'est point une nécessité qu'il y ait du sang et des morts dans
une tragédie: il suffit que l'action en soit grande, que les
acteurs en soient héroïques, que les passions y soient excitées, et
que tout s'y ressente de _cette tristesse majestueuse qui fait tout
le plaisir de la tragédie_.
Il a compris que Titus, soit pitié, soit manque d'un affreux courage,
devait avoir presque tout de suite l'idée de faire annoncer son malheur
à Bérénice par un intermédiaire. D'où le personnage du roi Antiochus.
Mais, par une inspiration singulièrement heureuse, il a voulu
qu'Antiochus fût amoureux de Bérénice. Et ainsi, non seulement le roi de
Comagène sert à reculer le choc décisif entre les deux amants, à
accroître, par là, le tragique de ce heurt inévitable, si longtemps
souhaité et redouté des spectateurs; non seulement il sert à nous faire
connaître Bérénice et Titus en recevant tour à tour leurs confidences:
mais, comme ces confidences le crucifient, il nous émeut aussi par
lui-même; que dis-je! nous remarquons qu'il est le plus à plaindre des
trois, puisqu'il aime, lui, sans être aimé; et pourtant, comme il reste
au second plan, sa souffrance discrète ne va point jusqu'à détourner
notre attention de ses deux amis: elle nous aide seulement à mieux
accepter la cruelle beauté du dénouement, en nous faisant apercevoir,
derrière la douleur de Titus et de Bérénice, une douleur plus modeste et
peut-être pire.
Dès lors, le drame se déroule tout seul, à ce qu'il semble.
dit Antiochus.
* * * * *
* * * * *
* * * * *
Or, Racine, ayant fait une tragédie si tendre que c'était à peine une
tragédie, ayant peint l'amour le plus vrai, mais le plus pur, et un
amour qui finalement se sacrifie au devoir, Racine se ressouvint, par
contraste, de la démence d'Hermione et d'Oreste, choisit la plus atroce
des histoires d'amour, et écrivit _Bajazet_.
Cette histoire lui fut apportée par son ami Nantouillet, qui la tenait
du comte de Cézy, ancien ambassadeur de France à Constantinople. M. de
Cézy avait connu, nous dit Racine, «toutes les particularités de la mort
de Bajazet; et il y a quantité de personnes à la cour qui se souviennent
de les lui avoir entendu conter lorsqu'il fut de retour en France».
* * * * *
Or, lorsque _Bajazet_ eut été joué, le mot d'ordre, parmi les ennemis de
Racine, fut de dire: «Ce sont des Français sous l'habit turc.» Ce fut
leur «tarte à la crème».
Ce qui est certain, c'est que Racine a très bien profité de Cézy,--et
probablement aussi du grand voyageur Bernier qu'il avait vu dans la
compagnie de Molière, de Chapelle et de Boileau,--et, en outre, de ses
lectures. Ne lui demandez pas l'Orient pittoresque des romantiques:
qu'en aurait-il fait? Ne lui demandez pas le bric-à-brac des
_Orientales_. _Bajazet_ manque évidemment d'«icoglans stupides», de
«Allah! Allah!», de yatagans, de minarets et de muezzins. Dans _le
Bourgeois gentilhomme_, joué l'année précédente, Cléante, déguisé en
fils du Grand Turc, disait à M. Jourdain: «Que votre cœur soit toute
l'année comme un rosier fleuri. Que le Ciel vous donne la force des
lions et la prudence des serpents.» Racine aurait pu se ressouvenir de
cette turquerie facile et l'adapter au style tragique. Je ne crois pas
qu'il y ait songé. La couleur locale de Racine reste surtout intérieure.
Mais enfin, dès le début, il marque, par quelques détails habilement
placés, la civilisation où il nous transporte. Il nous fait connaître ou
nous rappelle les us des sultans à l'égard de _leurs frères_, la loi du
mariage chez le Grand Turc, et que la favorite n'est sultane qu'après la
naissance d'un fils, etc. Il n'oublie ni la position et les dangers
habituels des grands vizirs, ni le rôle des janissaires, ni celui des
ulémas, ni l'étendard du prophète, ni la porte sacrée, ni les muets. Et
même, çà et là, se détachent quelques vers, à demi pittoresques
seulement, mais tels que nous achevons facilement les images qu'ils
indiquent:
Cela est déjà assez «oriental», ne croyez-vous pas? Mais les personnages
eux-mêmes, surtout Acomat et Roxane, sont-ils donc si «francisés»?
Le subtil Acomat est, par ses principaux traits, le type même d'une
certaine espèce d'hommes politiques, et, en même temps, un Turc fort
vraisemblable. Ses desseins sont bien ceux d'un vizir expérimenté et du
ministre d'un despote soupçonneux et jaloux: ils n'impliquent aucune
préoccupation de l'intérêt public, et le vizir ne compte, pour les
réaliser, que sur l'intérêt personnel et immédiat de ceux qu'il y
associe. Ce plan est hardi et assez compliqué. Comme il sait que le
sultan, à son retour, le ferait probablement étrangler, il veut lui
substituer son frère, qui est doux, charmant, et «de bonne mine».
Roxane, souveraine maîtresse au sérail, a reçu l'ordre de faire tuer
Bajazet: mais Acomat lui montre ce brave jeune homme, et elle prend feu.
Bajazet épousera Roxane, sera sultan,--puis fera d'elle ce qu'il lui
plaira. Acomat doit épouser la cousine de Bajazet, Atalide (c'est pour
cela que Roxane, d'abord, ne se méfie point d'elle), et restera le
véritable maître de l'empire. Il est bien sûr de son affaire; l'intérêt
de Bajazet et de Roxane lui répond du succès.
C'est dire qu'elle n'en veut qu'à son corps. (Mais sur quelles étranges
caresses compte-t-elle donc pour s'emparer de lui?) Il refuse. Alors,
qu'il meure! Au moins, personne ne l'aura! Et elle jette son terrible:
«Sortez!»
Roxane est un des animaux les plus effrénés qu'on ait mis sur la scène.
Elle est la plus élémentaire et la plus brutale des quatre amoureuses
meurtrières de Racine.
Mais alors, dira-t-on, qu'il soit tout à fait vertueux! Ce pur jeune
homme n'en joue pas moins, avec l'impure sultane, un rôle d'une fâcheuse
duplicité et qui lui donne une assez plate allure.--Mais d'abord, cette
duplicité se borne à des réticences et à des silences: il laisse Roxane
croire ce qu'elle veut.--C'est pire, réplique-t-on.--Attendez; voici par
où Bajazet se relève. Cette dissimulation aurait quelque chose d'assez
bas s'il s'y pliait par crainte de la mort. Mais la mort, comme j'ai
dit, il n'en a point peur; il la connaît; il vit avec elle; depuis qu'il
est au monde, il l'a vue assise à son chevet. Entendez-le répondre à
Acomat qui le presse d'épouser Roxane:
... Acomat, c'est assez.
Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.
La mort n'est pas pour moi le comble des disgrâces.
J'osai, tout jeune encor, la chercher sur vos traces;
Et l'indigne prison où je suis enfermé
À la voir de plus près m'a même accoutumé.
Amurat à mes yeux l'a vingt fois présentée:
Elle finit le cours d'une vie agitée...
Non, s'il craint, ce n'est point pour sa vie, c'est pour son amour,
c'est pour Atalide. C'est pour elle qu'il consent à mentir comme il
fait.
* * * * *
Mais, comme j'ai dit, le mot d'ordre était donné: il était convenu que
la pièce (défaut impardonnable!) n'était pas turque. Apparemment _la
Sultane_ de Gabriel Bonnyn (1561), _le grand et dernier Soliman_ de
Mairet (1639), le _Soliman_ de Dalibray (1637), la _Roxelane_ de
Desmares (1643), _le Grand Tamerlan_ et _Bajazet_ de Magnon, et
l'_Osman_ de Tristan l'Hermite (1656) l'étaient davantage? Le ridicule
Robinet, ami de Molière, s'égaya sur le peu de turquerie de _Bajazet_.
Donneau de Visé, autre ami de Molière, découvrit dans des livres, tels
que les _Voyages du sieur Le Loir contenus en plusieurs lettres écrites
du Levant_ ou l'_Abrégé de l'histoire des Turcs_ de Du Verdier, que la
tragédie de Racine était pleine d'erreurs, qu'Amurat s'était défait de
Bajazet en même temps que de son frère Orcan, et que Roxane avait été
avec Amurat au siège de Bagdad. Et la grosse Sévigné, après avoir assez
vivement admiré _Bajazet_, n'osa plus le faire quand son odieuse fille
l'en eut réprimandée.
Rien de plus. Pour le reste, allez-y voir, ou interrogez ceux qui ont
entendu M. de Cézy. Et la façon péremptoire et ironique dont il se
dérobe ici, parce qu'il sait que, cette fois, on n'ira pas voir, nous
montre tout ce qu'il devait y avoir de concession aux pédants et sans
doute de moquerie secrète dans les passages de ses préfaces où il se
donnait tant de mal pour prouver l'existence historique de tel ou tel
personnage secondaire qu'il aurait pu simplement inventer.
HUITIÈME CONFÉRENCE
«MITHRIDATE»--«IPHIGÉNIE»--«PHÈDRE»
Je vous avoue que j'aime Racine tout entier et que je ne voudrais rien
perdre de lui, pas même _Alexandre_ ni même cette _Thébaïde_, qui est
l'exercice d'un écolier aimé des dieux. Et, d'autre part, si je me
permettais d'exprimer une préférence pour tel ou tel des ouvrages
profanes de sa maturité, je craindrais presque de l'offenser et de lui
faire de la peine, et je craindrais aussi de me tromper. Toutefois, ne
puis-je vous dire que si, par une hypothèse d'ailleurs absurde, je me
trouvais absolument forcé de faire un choix, les deux tragédies que je
sacrifierais avec le moins de désespoir, ce serait peut-être
_Mithridate_ (malgré Mithridate et Monime) et _Iphigénie_ (malgré
Iphigénie et Ériphile), et que celles que je voudrais sauver, si tout le
reste devait être détruit (supposition fort peu raisonnable), ce serait
_Andromaque_, _Bajazet_ et _Phèdre_,--et _Bérénice_, qui est à part.
Aussi sont-ce les deux tragédies que le roi aima le mieux, et celles qui
(_Andromaque_ mise à part) eurent le plus de succès en leur temps.
Toutes deux eurent en outre une magnifique carrière officielle (comme
nous dirions aujourd'hui), firent partie de divertissements, de fêtes
données à l'occasion d'événements royaux et nationaux (c'était alors
même chose), de mariages ou de victoires royales et françaises. Toutes
deux, peut-être à cause de cela, furent ménagées par la critique.
* * * * *
Je ne dis que ce que je dis, et ce n'est pas moi, comme vous le pensez
bien, qui méconnaîtrai la force et la vérité d'_Iphigénie_ et de
_Mithridate_. Mais enfin on sent qu'entre ce décor et _Mithridate_ ou
_Iphigénie_, entre ce décor et ces vers d'_Iphigénie_, par exemple:
ou bien:
* * * * *
De son côté, Racine ne pense qu'à Corneille. Il sait bien tout ce que
disent les partisans du bonhomme. Ils abandonnent à son jeune rival les
histoires d'amour: mais pour les tragédies politiques, pour les machines
romaines, il n'y a encore que Corneille! Racine a bien fait
_Britannicus_, mais _Britannicus_ n'est qu'un drame privé, et n'a eu,
d'ailleurs, presque aucun succès. Et alors Racine cherche... Il veut
montrer que, lui aussi, il est capable de grandes vues et de belles
discussions et délibérations historico-politiques. Il lui faut
absolument un sujet qui comporte l'équivalent du grand dialogue
d'Auguste avec Cinna et Maxime, ou de la première scène de _la Mort de
Pompée_, ou de la grande scène entre Pompée et Sertorius dans
_Sertorius_. Il feuillette les historiens et les compilateurs
d'histoires: Florus, Plutarque, Dion Cassius, Appien,--et les chapitres
de Justin où Pierre Corneille avait trouvé la situation du cinquième
acte de _Rodogune_, et d'où Thomas Corneille avait tiré sa _Laodice_, ce
curieux mélodrame qui fait songer tantôt à _la Tour de Nesle_ et tantôt
à _Lucrèce Borgia_. Et Racine finit par rencontrer ce qu'il lui faut:
Mithridate, vaincu, mais irréductible, exposant son projet d'attaquer
les Romains dans Rome même. La voilà, la grande scène historique, celle
qui lui donnera l'occasion d'être mâle, sérieux, sévère, et d'égaler
Corneille sur son propre terrain!
Sur quoi Racine se dit: «Je vais leur montrer, moi, ce que peut être
l'amour chez un sexagénaire: le sentiment le plus fort, le plus
exigeant, le plus douloureux, le plus féroce.» Il était d'ailleurs assez
naturel qu'aux autres variétés de l'implacable amour il voulût ajouter
celle-là, qui n'avait pas encore été peinte dans toute sa vérité. Racine
complétait ainsi sa ménagerie de fauves bien disants. Et donc il conçoit
et réalise Mithridate, rival de ses fils à cinquante-sept ans, et du
premier coup ramasse et fait vivre en lui tous les terribles caractères
du lamentable amour des hommes trop vieux.
Car vraiment tout y est bien: le désir d'autant plus furieux, qu'il se
sent anormal, et que le vieillard épris sait bien qu'il ne pourra
satisfaire que médiocrement la jeune femme qu'il aime et risque même d'y
échouer tout à fait: d'où une sorte de honte qui l'empêche de parler
directement de cet amour dont il est consumé. Mithridate ne déclare
point en face à Monime qu'il l'aime: il attend d'être tout seul pour
dire avec un râle: «Je brûle, je l'adore.» (Acte IV.) Oui, tout y est:
le manque de clairvoyance, qui vient justement d'une attention et d'une
défiance trop soutenues: celui que Mithridate charge de veiller sur
Monime et de la disposer à ce qu'il veut, c'est précisément Xipharès,
celui de ses fils qui est aimé de Monime.--Tout y est: la torture
continuelle du soupçon et, quand le soupçon est devenu certitude, la
jalousie forcément meurtrière, par la rage de sentir que ce qu'un autre
donnera à la jeune femme, on ne pourrait le lui donner; et cette
inévitable pensée: «Si ce n'est moi qui la possède, que du moins ce ne
soit personne.» Et c'est pourquoi Mithridate, à l'insupportable idée
que, lui mort, Monime serait à Xipharès, n'hésite pas un moment à
envoyer du poison à celle qu'il adore. Tout cela, compliqué par ce fait,
que le rival de Mithridate est un fils pour qui il a de l'estime et de
l'affection; et tout cela, en outre, poussé à l'atroce par la condition,
la race et le passé de Mithridate, sultan oriental vaguement teinté
d'hellénisme, habitué au sang, traqué comme une bête dans sa jeunesse,
et qui a dû, de bonne heure, répondre aux crimes par des crimes, et
trahir pour se défendre de la trahison: à la fois homme de désir et de
volonté indomptables, et homme de dissimulation et de ruse. (Celle par
laquelle il arrache à Monime l'aveu de son amour pour Xipharès convient
singulièrement à son personnage.)
Mais si torturé, avec cela! Rappelez-vous les choses qu'il se dit quand
il est seul:
Adorable créature qui sait dire tant de choses par des mots si discrets:
À Xipharès:
Et plus loin:
* * * * *
Racine, qui aime tant les poètes grecs et qui les connaît si bien, ne
leur a pas emprunté un seul sujet depuis _Andromaque_. Il avait suivi
Corneille dans le monde romain. Mais à présent, il ne craint plus
Corneille qui est en train d'écrire sa dernière tragédie (_Suréna_).
Racine peut faire ce qu'il veut. Évidemment il va revenir à ses chers
Grecs.
Il n'en reste pas moins que la question agitée d'un bout à l'autre
d'_Iphigénie_ est celle-ci: «Égorgera-t-on une jeune fille pour obtenir
des dieux un vent favorable?» Et là-dessus il m'est arrivé de dire
autrefois: «L'action d'_Iphigénie_ est d'un temps où l'on faisait des
sacrifices humains; les mœurs, les sentiments et le langage sont du
XVIIe siècle. Cela décidément s'accorde mal. Et cette discordance est
unique dans le théâtre de Racine. Car, deux frères qui se haïssent (la
_Thébaïde_), un homme entre deux femmes, ou l'inverse (_Bajazet_,
_Andromaque_), la lutte d'une mère et d'un fils (_Britannicus_), deux
amants qui se séparent (_Bérénice_), un père rival de son fils
(_Mithridate_), même une femme amoureuse de son beau-fils (_Phèdre_),
cela est de tous les pays et de tous les temps. Mais ce sacrifice
humain! Cela ne peut même se transposer, ni s'assimiler, par exemple, à
la mise en religion d'une princesse dans un intérêt politique... J'ai
beau songer cette contradiction trop forte entre l'action et le langage
ou les façons me gâte cette magnifique _Iphigénie_.»
Oh! que j'avais tort! Les Grecs de la lointaine légende croyaient que le
sang d'une jeune fille peut apaiser les dieux; mais quoi! cette idée de
la vertu expiatrice du sang était-elle donc étrangère aux chrétiens du
XVIIe siècle? Ignoraient-ils l'histoire du sacrifice d'Abraham? et, dans
le présent, madame de Montespan ne croyait-elle pas que le sang d'un
enfant égorgé par un mauvais prêtre pouvait lui assurer l'amour du roi
et la délivrer de madame de Fontanges? et madame de Montespan
n'était-elle pas une personne intelligente, spirituelle, de façons
raffinées et d'un très beau langage? Ou, si madame de Montespan a été
calomniée, assurément quelque autre dame du temps a connu cet état
d'esprit. Ni la superstition ni le crime n'ont rien d'incompatible avec
la perfection des manières, la politesse du discours, la délicatesse de
la sensibilité, et la finesse même de l'observation psychologique: voilà
la vérité très simple qui absout quand il y a lieu, dans le théâtre de
Racine, l'union--d'ailleurs savoureuse--de l'horreur du fond et de
l'élégance de la forme.
Et enfin:
Oui, cela était bien tentant. Mais Racine a résisté. Ni son Iphigénie
n'injurie son père comme fait celle d'Euripide, ni elle ne se pose
ensuite en héroïne qui sauve son peuple. Ces propos, à son avis,
manqueraient de bienséance et de goût chez une princesse royale.
L'Iphigénie de Racine ne supporte même pas que son fiancé parle
sévèrement de son père. Et, d'autre part, elle ne se glorifie pas
elle-même. Elle a moins d'enthousiasme que de résignation et de
sérénité. Tout ce qu'elle se permet, vers la fin, c'est de se réjouir à
la pensée que sa mort assure la gloire d'Achille et la victoire de son
pays.
Bref, elle songe aux autres (et à sa race) beaucoup plus qu'à elle-même;
ce qui est la marque d'une parfaite éducation. Iphigénie est une héroïne
merveilleusement bien élevée. À ce degré, c'est très beau,--beau de
décence, de possession de soi, de discipline intérieure. Cela est
virginal et royal.
Et, si elle vous apparaît tout de même par trop princesse, par trop
contenue dans sa première scène avec Agamemnon, je vous renvoie à
l'_Entretien sur les tragédies de ce temps_ par l'abbé de Villiers
(1675); car vous y verrez qu'il y avait des gens qui lui trouvaient trop
d'abandon et qui «n'approuvaient pas qu'une fille de l'âge d'Iphigénie
courût après les caresses de son père»; tout cela, à cause de ces vers,
empreints pourtant d'une irréprochable modestie:
Ou bien:
Ou bien:
_Phèdre_ est la plus enivrante de ses tragédies Dans aucune il n'a mis
plus de paganisme ni plus de christianisme à la fois; dans aucune il n'a
embrassé tant d'humanité ni mêlé tant de siècles; dans aucune il n'a
répandu un charme plus délicieux et plus troublant; dans aucune, à ne
considérer que la forme, il n'a été plus poète et plus artiste[7],--à
faire envie à André Chénier.
Phèdre est la seule douce et la seule pure parmi ces «femmes damnées»;
Phèdre est une conscience tendre et délicate; elle sent le prix de cette
chasteté qu'elle offense: elle est torturée de remords; elle a peur des
jugements de Dieu. Victime d'une fatalité qu'elle porte dans son corps
ardent et dans le sang de ses veines, pas un instant sa volonté ne
consent au crime. Le poète s'est appliqué à accumuler en sa faveur les
circonstances atténuantes. Elle ne laisse deviner sa passion à Hippolyte
que lorsque la nouvelle de la mort de Thésée a ôté à cet amour son
caractère criminel, et cet aveu lui échappe dans un accès de délire
halluciné. Plus tard, c'est la nourrice qui accuse Hippolyte: Phèdre la
laisse faire, mais elle n'a plus sa tête et ne respire plus qu'à peine.
Pourtant elle allait se dénoncer, lorsqu'elle apprend qu'elle avait une
rivale; et sa raison part de nouveau. Enfin elle se punit en buvant du
poison et vient, avant de mourir, se confesser publiquement; et le mot
sur lequel son dernier soupir s'exhale est celui de «pureté».
Si vraie avec cela! Tout est indiqué, même les effets physiologiques:
même les choses les plus difficiles à exprimer; même ce que Phèdre sent,
dans les bras du père, en songeant au fils:
même cette manie qu'ont les femmes, mères d'enfants déjà grands, de
faire des amalgames de leur amour maternel avec la passion coupable,
soit pour la purifier, soit pour la justifier et l'élargir. Vous savez
ce qu'elles disent: «Nous élèverons mon fils ensemble. Je me figurerai
que vous êtes son père.» Ainsi Phèdre:
Tout le roman de la femme de trente ans et par delà est dans cette
tragédie.
Pour Hippolyte et pour Aricie, je n'ai pas besoin de dire à quel point
ils sont contemporains de Racine. Ils le sont même un peu trop,
vraiment: et malgré moi, je regrette le farouche et beau chasseur
d'Euripide. Mais peut-être Racine n'a-t-il pas senti la beauté de la
chasteté masculine. Ou plutôt, il a craint les railleries des hommes de
son temps, qui n'auraient pas compris. Par un renversement singulier, il
a fait une Phèdre chaste et un Hippolyte amoureux.
NEUVIÈME CONFÉRENCE
Car songez! Racine était aimé. Il avait la gloire; il était dans toute
la force de son génie. Il avait ses tiroirs pleins de beaux projets de
tragédies. Il devait être persuadé que son art était la plus haute des
occupations humaines. La poésie devait être vraiment sa vie et son tout.
Or, en pleine jeunesse, en pleine force et en pleine joie de production
poétique, non seulement il se range tout à coup à une vie pieuse et à
une pratique exacte de la morale chrétienne, ce qui serait déjà
remarquable et singulier; mais il répudie entièrement et sans retour ce
qui avait été pour lui, jusque-là, la principale raison de vivre. Il
fait une chose plus difficile encore, la plus difficile de toutes: il
brûle, il anéantit les œuvres commencées,--il les anéantit, les sachant
belles. Ce qu'il tue en lui, ce n'est pas seulement la vanité,
l'orgueil, l'amour de la gloire; il cherche, tout au fond de lui-même,
quelque chose de plus intime et de plus cher encore à immoler. Ce qu'il
tue en lui, c'est l'attachement de l'artiste à son œuvre, le désir
invincible de réaliser le beau qu'il conçoit. Et c'est ce sacrifice qui
me paraît prodigieux. Un moment, il songe à se faire chartreux. Mais
chartreux, c'est trop aisé. Puis il trouve sans doute que ce dénouement
sentirait encore son homme de théâtre. Et alors il découvre un genre
d'immolation plus humble: il se marie, il épouse une bourgeoise simple
d'esprit,--non pas sotte (nous avons d'elle des lettres pleines de bon
sens)--qui n'avait pas lu une seule de ses tragédies. Son fils Louis
nous dit ce mot admirable: «_L'amour_ ni l'intérêt n'eurent pas de part
à ce choix.» Et désormais «l'auteur» est bien mort en lui. Le chrétien
écrira un jour _Esther_ et _Athalie_; mais l'auteur, c'est-à-dire la
bête la plus vivace, la plus longue à mourir et la plus prompte à
ressusciter que nous portions dans nos entrailles, se taira pour
toujours.
* * * * *
Racine était sans doute de ceux qu'on aime ou qu'on exècre. Il excitait
l'envie bien plus naturellement que Corneille. Racine était beau,
élégant, brillant, causeur charmant et adroit, très répandu, homme du
monde et homme de cour; d'ailleurs d'esprit mordant et qui rendait les
coups. À cause de tout cela, il y avait beaucoup de gens qui ne
pouvaient pas le souffrir. Le vieux Corneille était timide, gauche,
terne, maussade, et vivait à l'écart. Les gens qui haïssaient Racine se
donnaient l'air et le mérite facile de protéger un vieil homme de génie
sans défense,--mais qui, du reste, n'avait plus besoin d'être défendu et
dont la gloire, consacrée et un peu sommeillante, ne portait point
ombrage aux jeunes auteurs.
Mais Racine avait contre lui presque toute la vieille génération et,
dans la nouvelle, tous les auteurs tragiques. Il avait contre lui Pierre
et Thomas Corneille, et leur neveu Fontenelle, et le vieux Boyer, et le
vieux Leclerc, et Quinault, Boursault et Pradon, et tous les gens qui
s'intéressaient à eux, et presque tous les anciens frondeurs et les
anciennes frondeuses, et la moitié de l'Académie, et presque toute la
«presse théâtrale» de ce temps-là, de l'inepte Robinet à ce
pince-sans-rire de Donneau de Visé, et Saint-Évremond, et Subligny, et
Barbier d'Aucour, et l'intrigante madame Deshoulières, et le duc de
Nevers, cet homme de lettres fieffé, et des gens qui le détestaient sans
trop savoir pourquoi... parce qu'il les «agaçait», et cette duchesse de
Bouillon, pédante et disputeuse à tel point que La Fontaine lui-même
s'en aperçoit:
une gaillarde qui, dans la réalité, eût été fort capable de commettre
les crimes d'Hermione, de Roxane et d'Ériphile, mais qui, peut-être à
cause de cela même, préférait à la vérité de Racine l'héroïsme et le
romanesque de Corneille.
PHÈDRE
THÉSÉE
HIPPOLYTE
PHÈDRE
À la fin:
IDAS
ARICIE
Quoi donc?
THÉSÉE
Je vous avoue que cela m'indigne encore au bout de deux cent trente ans!
Oui, Racine dut beaucoup souffrir. Une injustice si atroce, s'ajoutant à
douze années de critiques stupides et méchantes, c'était trop, vraiment.
Être poursuivi d'une haine acharnée et déloyale, on a beau faire, cela
est pénible à concevoir et à sentir: mais surtout la sottise triomphante
fait mal. On enrage d'avoir raison. Et l'on se dit que les sots ne
sauront jamais qu'ils sont des sots, excepté peut-être dans l'autre
monde, quand cela nous sera égal... Il faut en prendre son parti, c'est
entendu. Mais quoi! si Pradon était peut-être l'homme le plus bête de
son temps, Racine en était l'homme le plus sensible. Il disait à son
fils: «La moindre critique, quelque mauvaise qu'elle ait été, m'a
toujours causé plus de chagrin que toutes les louanges ne m'ont fait de
plaisir.» Cela nous exaspère qu'une platitude comme celle de Pradon ait
pu être mise seulement en regard de la _Phèdre_ de Racine: jugez si cela
dut l'exaspérer, lui, et de quel fiel cela dut l'abreuver! Oui, il a
fort bien pu renoncer au théâtre par dégoût, parce qu'il en avait assez,
et pour qu'on le laissât tranquille.
C'est elle, dit-il, qui m'apprit à connaître Dieu dès mon enfance,
et c'est elle aussi dont Dieu s'est servi pour me tirer de
l'égarement où j'ai été engagé pendant quinze années.
Le malheur, c'est que nous ne voyons pas du tout «en punition de quelles
fautes précédentes» Phèdre est entraînée au péché: nous voyons seulement
qu'elle y est entraînée quoi qu'elle fasse. Et dès lors elle ne nous
inspire qu'une pitié amoureuse.
Son amour pour la Champmeslé parait avoir été moins sérieux, quoiqu'il
ait duré de 1670 à 1677. Elle n'était pas très jolie et n'avait pas la
peau blanche (on tenait alors beaucoup à la blancheur de la peau); mais
elle était bien faite et avait la voix la plus touchante. Je crois que
Racine l'aima surtout à cause de cette voix qui rendait si pénétrantes
les intonations qu'il lui avait serinées. Mais ce furent des amours plus
joyeuses que profondes. «Il y a, dit madame de Sévigné qui savait les
choses par son fils Charles, une petite comédienne, et les Despréaux et
les Racine avec elle; ce sont des soupers délicieux, c'est-à-dire des
diableries.» (_À madame de Grignan_, 1er _avril_ 1671.) Racine devait
être l'amphitryon de ces soupers; Boileau lui écrira plus tard (21 août
1687): «Ce ne serait pas une mauvaise pénitence (il s'agit de boire du
vin de Pantin) à proposer à M. Champmeslé, pour tant de bouteilles de
Champagne qu'il a bues chez lui, _vous savez aux dépens de qui_.» Car
Champmeslé, le mari, était de ces «diableries». Racine avait dans cet
amour bien des concurrents, tous heureux. Il n'était que le préféré, et
s'en contentait... Il faisait souvent au mari de grosses plaisanteries.
On connaît l'amusante et cynique épigramme, qui est très probablement de
Racine:
(Je pense que vous comprenez: «Le jeu n'est sûr» et «nous gâter tous»,
et que vous donnez à ces mots tout leur sens.)
Mais je dois tout vous dire et qu'il y eut dans sa vie une heure
mystérieuse et tragique, suivie d'une heure d'épouvante.
Un peu plus d'un an après qu'il eut pris sa retraite, éclata l'«Affaire
des poisons». Le 21 novembre 1679, la principale accusée, la Voisin,
déclara que la Du Parc, dont elle était la bonne amie depuis quatorze
ans, «devait» avoir été empoisonnée par Racine. Voici d'ailleurs, sur ce
point, la partie essentielle de l'interrogatoire de la Voisin, d'après
le procès-verbal (Frantz Funck-Brentano: le _Drame des poisons_):
Puis on lui demande «si de Gorle ne lui a point dit de quelle manière
l'empoisonnement avait été fait, et de qui on s'était servi pour cela.
Elle répond: «Non.»
Ce qui est sûr, c'est qu'une lettre, écrite le 11 janvier 1680 par
Louvois au conseiller d'État Bazin de Bezons, se termine ainsi: «Les
ordres du roi pour l'arrêt du sieur Racine vous seront envoyés aussitôt
que vous les demanderez.» Il est difficile d'en douter qu'il soit ici
question du poète.
Vous savez comment madame de Maintenon, qu'il voyait souvent chez le roi
et dans une sorte d'intimité, et qui était encore belle, et qui avait de
l'esprit et de la mesure, et qui devait lui plaire, demanda un jour à
Racine d'écrire une pièce pour les pensionnaires de cette maison de
Saint-Cyr où, se souvenant de son enfance pauvre et humiliée, elle
élevait, sous la conduite de trente-six dames, deux cent cinquante
jeunes filles pauvres et nobles, à qui l'on remettait trois mille écus à
leur sortie pour les aider à se marier ou à vivre en province. Madame de
Maintenon jugeait bon que ces demoiselles jouassent la comédie, «parce
que ces sortes d'amusements donnent de la grâce, apprennent à mieux
prononcer et cultivent la mémoire» (madame de Caylus). Mais les pièces
édifiantes qu'écrivait pour elles leur supérieure, madame de Brinon,
étaient vraiment par trop plates; et, d'autre part, quand on avait
essayé de leur faire jouer du Corneille et du Racine, elles avaient trop
mal joué _Cinna_ et trop bien _Andromaque_. Madame de Maintenon pria
donc Racine «de lui faire, dans ses moments de loisir, quelque espèce de
poème moral ou historique dont l'amour fût entièrement banni, et dans
lequel il ne crût pas que sa réputation fût intéressée puisqu'il
demeurerait enseveli dans Saint-Cyr; ajoutant qu'il ne lui importait pas
que cet ouvrage fût contre les règles, pourvu qu'il contribuât aux vues
qu'elle avait de divertir les demoiselles de Saint-Cyr en les
instruisant».
«Qu'on cherche pour le roi des jeunes filles vierges et belles. Qu'on
les rassemble à Suze, dans la maison des femmes, sous la surveillance du
grand eunuque...» Chaque jeune fille, après avoir mariné six mois dans
la myrrhe et six mois dans d'autres aromates, est présentée au roi, le
soir; et, le lendemain matin, elle passe dans la seconde maison des
femmes, et ne retourne au roi que si le roi en a le désir... Mais, parmi
toutes ces belles filles, Esther plut davantage, d'abord à l'eunuque
Hégaï, qui lui donne pour servantes sept jeunes filles choisies dans la
maison du roi; puis au roi lui-même, qui la retient et la fait reine à
la place de Vasthi.
Vous trouverez ensuite dans le saint livre ces détails amusants de conte
oriental: l'ogre Aman obtenant de son maître, qui ne sait point
qu'Esther est juive, l'arrêt d'extermination de tous les juifs, parce
que Mardochée a refusé de se prosterner devant Aman; le naïf _quiproquo_
qui fait qu'Aman est obligé, sur ses propres paroles, de conduire le
triomphe de son ennemi Mardochée; puis le banquet dans les jardins de la
reine, etc.
Et vous lirez enfin la vengeance d'Esther. Aman pendu ne lui suffit pas.
Elle exige que l'on pende les dix fils d'Aman. Puis elle obtient du roi
des lettres qui donnent aux Juifs la permission de massacrer leurs
ennemis y compris les femmes et les petits enfants, et de piller leurs
biens. Et ces lettres sont portées dans les villes par des courriers
montés sur des chevaux et des mulets. À Suze les Juifs tuèrent cinq
cents hommes. Esther demande un nouveau massacre. Et les Juifs tuèrent
encore dans Suze trois cents hommes. «Mais ils ne mirent pas la main au
pillage.» Et dans les provinces «les Juifs tuèrent soixante-quinze mille
de ceux qui leur étaient hostiles. Mais ils ne mirent pas la main au
pillage». (Le saint rédacteur, qui a l'âme délicate, tient beaucoup à ce
détail.) «Et Mardochée fut le premier après le roi... Et il n'y avait
pour les Juifs que bonheur, allégresse, gloire. Et beaucoup de gens du
pays se faisaient Juifs, car la crainte des Juifs les avait saisis.»
Voilà un récit d'une forte saveur et d'une belle férocité. Mais, dans la
tragédie de Racine, Esther est une colombe gémissante; elle se contente
de dire à Aman:
C'est égal, dire que c'est de ce farouche livre d'_Esther_ que Racine a
pu tirer ce délicieux poème, où la Muse de la tragédie paraît enveloppée
des voiles neigeux et ceinte des rubans bleus d'une élève de «catéchisme
de persévérance», et qui est finalement comme un conte des _Mille et une
nuits_ suave et pieux!
Ce fut un succès fou. Le roi ne s'en rassasiait pas. Cette grâce, cette
douceur, cette piété, ces chœurs, cette musique, ces petites filles...
Il y trouvait sans doute une volupté innocente, un chatouillement sans
péché. Oh! madame de Maintenon savait bien comment il fallait l'amuser!
_Athalie_ est unique chez nous. _Athalie_ est une sorte de miracle.
C'était trop dur et trop injuste. «Dégoûté plus que jamais de la poésie,
nous dit son fils Louis, par le malheureux succès d'_Athalie_, Racine se
précipite dans la sainteté.
DIXIÈME CONFÉRENCE
Et, coïncidence touchante, le même jour (en sorte que les deux lettres
se sont croisées), Racine écrivait à Boileau:
... Que tout ce que je vous dis ne vous chagrine point: car du
reste je suis très content de vous, et je ne vous donne ces petits
avis que pour vous exciter à faire de votre mieux en toutes choses.
... Elle est toujours fort farouche pour le monde. Elle pensa hier
rompre en visière à un neveu de madame Le Challeux qui lui faisait
entendre, par manière de civilité, qu'il la trouvait bien faite, et
je fus obligé, quand nous fûmes seuls, de lui en faire une petite
réprimande. Elle voudrait ne bouger de sa chambre et ne voir
personne.
Cette intransigeante Marie, qui avait été novice, aux Carmélites, finit
par se marier: âme tourmentée, tantôt à Dieu, tantôt au monde. Nanette
fut Ursuline, et Babet aussi après la mort de son père; Fanchon et
Madelon moururent filles, assez jeunes encore et tout embaumées de piété
et de bonnes œuvres... Racine sanglotait à la vêture de ses deux aînées,
quoiqu'il sût bien que, par les leçons dont il avait nourri sa nichée de
colombes, il était sans le vouloir le vrai prêtre de ce sacrifice.
«Tout de l'honnête homme», ceci est à rapprocher des propos que Louis
Racine rapporte au commencement de ses _Mémoires_:
Ne croyez pas, disait Racine à son fils aîné, que ce soient mes
pièces qui m'attirent les caresses des grands. Corneille fait des
vers cent fois plus beaux que les miens, et cependant personne ne
le regarde; on ne l'aime que dans la bouche de ses acteurs: au lieu
que, sans fatiguer les gens du monde du récit de mes ouvrages,
_dont je ne leur parle jamais_, je les entretiens des choses qui
leur plaisent. Mon talent avec eux n'est pas de leur faire sentir
que j'ai de l'esprit, mais de leur apprendre qu'ils en ont.
* * * * *
Madame de Maintenon, dit Louis Racine, qui avait pour lui une
estime particulière, ne pouvait le voir trop souvent, et se
plaisait à l'entendre parler de différentes matières, parce qu'il
était propre à parler de tout. Elle l'entretenait un jour de la
misère du peuple: il répondit qu'elle était une suite ordinaire de
longues guerres; mais qu'elle pourrait être soulagée par ceux qui
étaient dans les premières places, si on avait soin de la leur
faire connaître. Il s'anima sur cette réflexion; et comme dans les
sujets qui l'animaient il entrait dans cet enthousiasme dont j'ai
déjà parlé, qui lui inspirait une éloquence agréable, il charma
madame de Maintenon, qui lui dit que, puisqu'il faisait des
observations si justes sur-le-champ, il devrait les méditer encore
et les lui donner par écrit, bien assuré que l'écrit ne sortirait
pas de ses mains. Il accepta malheureusement la proposition, non
par une complaisance de courtisan, mais parce qu'il conçut
l'espérance d'être utile au public. Il remit à madame de Maintenon
un mémoire aussi solidement raisonné que bien écrit. Elle le
lisait, lorsque le roi, entrant chez elle, le prit, et après en
avoir parcouru quelques lignes, lui demanda avec vivacité qui en
était l'auteur. Elle répondit qu'elle avait promis le secret. Elle
fit une résistance inutile: le roi expliqua sa volonté en termes si
précis, qu'il fallut obéir. L'auteur fut nommé.
Vous savez le reste du récit; le mot du roi: «Parce qu'il sait faire
parfaitement les vers, croit-il tout savoir? et parce qu'il est grand
poète, veut-il être ministre?» Madame de Maintenon éplorée, et évitant
Racine; le rencontrant un jour dans le jardin de Versailles et lui
promettant de tout arranger; puis, le bruit d'une calèche: «C'est le roi
qui se promène, s'écria madame de Maintenon, cachez-vous.» Il se sauva
dans un bosquet. Dès lors sa santé s'altéra tous les jours. Etc..
Des critiques très sûrs d'eux-mêmes ont voulu que ce Mémoire sur les
souffrances du peuple ait été confondu par Louis Racine avec un autre
Mémoire, une demande de dégrèvement de la taxe extraordinaire imposée
sur les charges de secrétaires du roi. (Racine en possédait une, qu'il
avait achetée en février 1696. Ne nous scandalisons point de cette
demande de dégrèvement: l'ancien régime était le régime de la
faveur,--comme tous les régimes.)
* * * * *
Cela n'empêcha point Racine de louer le roi avec l'exagération qui était
d'usage. Toutefois les louanges qu'il lui décerna peuvent passer pour
une exhortation à les mériter: car il le loue, à la veille de la
Révocation, d'être «plein d'équité, plein d'humanité, toujours maître de
lui».--Il avait l'âme fière. Dans ce même discours, il a le courage (je
dis le courage, car tout est relatif) de proclamer égaux devant la
postérité les grands écrivains et les grands rois:
Et l'on sait que, quelques jours après, il lut son discours chez le roi,
et que le roi s'en montra ravi.
* * * * *
Vous vous rappelez aussi que le roi, avec son très grand goût, et très
sûr, avait toujours été le défenseur de Racine; qu'il avait accepté la
dédicace d'_Alexandre_, qu'il avait, contre l'erreur du public, défendu
et relevé les _Plaideurs_ et _Britannicus_; que quelques vers de
_Britannicus_ l'avaient fait renoncer à la danse; qu'il avait souffert
et même goûté, dans _Bérénice_, de secrètes allusions à un épisode de sa
vie sentimentale; enfin qu'il comblait Racine de ses dons et de ses
faveurs. Racine était de tous les Marly; avait un appartement à
Versailles; entrait quand il le voulait au lever du roi,--à la grande
surprise de l'huissier Rousseau, «qui avait toujours envie de me fermer
la porte au nez», écrit-il à son fils Jean-Baptiste (25 avril
1691).--Saint-Simon nous dit:
Racine avait (nous l'avons déjà vu) une conversation charmante, et était
en outre un lecteur étonnant et un commentateur enflammé de ses
lectures. Il avait facilement la parole ardente et passionnée. Louis
Racine nous dit:
Des relations de cette sorte, et pendant trente ans, doivent amener une
espèce de familiarité et d'intimité, même entre un roi et un bourgeois.
Racine était vraiment fondé à croire que le roi lui rendait quelque
affection, et que le _Mémoire_ ne le fâcherait pas.
Mais le roi, avec les années, s'était sans doute desséché et endurci.
Puis, peut-être le _Mémoire_ lui fut-il remis dans un mauvais moment. À
coup sûr il fut remis d'une façon maladroite, et comme une chose qu'on
voulait cacher. Il se peut que ce _Mémoire_ ait réveillé chez le roi des
griefs endormis. Il se dit sans doute: «Voilà bien l'esprit janséniste.
Ces gens-là critiquent tout». Racine ne peut s'être mépris tout à fait
sur les causes de la bouderie du roi: or, dans la fameuse lettre à
madame de Maintenon, où il déclare qu'il n'a «jamais rougi ni de Dieu ni
du roi» (parole qui semblerait courtisanesque si elle n'était une parole
de loyalisme amoureux), Racine, sans renier ses anciens maîtres, se
défend surtout de l'accusation de jansénisme.
Enfin, et quoi qu'il en soit, le roi eut un mouvement d'humeur, dont les
suites furent aggravées par la pusillanimité de madame de Maintenon.
Cela ne dura pas. Il ne faut point parler de la «disgrâce» de Racine,
mais d'un petit refroidissement passager de la part de Louis XIV.
Néanmoins, Racine fut profondément peiné; et, comme il souffrait alors
d'une maladie de foie, on peut croire, avec Louis Racine, que son
chagrin hâta le progrès du mal, et qu'il «y a grande apparence que sa
trop grande sensibilité abrégea ses jours».
Au cimetière idéal des grands poètes, je placerais sur son tombeau une
figure de femme pleurante, et qui représenterait, à volonté, sa Muse
tragique, ou son âme elle-même. Elle serait chaste et drapée à petits
plis. Et, sur la pierre funèbre, je graverais en beaux caractères le mot
de madame de Maintenon: «Racine, qui veut pleurer, viendra à la
profession de sœur Lalie»; le mot, un peu risqué, de la joviale Sévigné:
«Il aime Dieu comme il aimait ses maîtresses»; le mot de Racine
lui-même, recueilli par La Fontaine: «Eh bien, nous pleurerons, voilà un
grand mal pour nous!» et ce vers du premier de ses quatre _Cantiques
spirituels_:
* * * * *
* * * * *
1° _Ordre et mouvement_.
«La tragédie française est une crise» (Gœthe). Cela est surtout vrai de
la tragédie de Racine. «Racine prend son point de départ si près de son
point d'arrivée, qu'un tout petit cercle contient l'action, l'espace et
le temps» (Lanson). Il prend Pyrrhus vingt-quatre heures avant qu'il ne
se décide pour Andromaque, Néron vingt-quatre heures avant son premier
crime, Bérénice vingt-quatre heures avant son départ de Rome, etc. Nulle
intrusion du hasard (excepté dans _Mithridate_ et dans _Phèdre_, par le
retour imprévu d'un personnage qu'on croyait mort). L'action se noue
simplement par les caractères, les passions et les intérêts des
personnages en présence; et seules ces forces agissent. Un peu de
lenteur au premier acte, où il est nécessaire de nous apprendre ce que
nous devons connaître du passé; mais, dans aucun théâtre, l'action
intérieure n'est plus continue que dans celui-ci. Le drame est toujours
en marche.
* * * * *
2° _Vérité_.
On l'a répété des milliers de fois, mais il faut bien encore le redire:
Si l'on fait abstraction des noms royaux ou mythologiques, les
situations, dans Racine, sont communes et prises dans le train habituel
de la vie humaine. Une femme délaissée qui fait assassiner son amant par
un rival (_Andromaque_); une femme trompée qui se venge et sur sa rivale
et sur son amant (_Bajazet_); un amant qui se sépare de sa maîtresse
pour un intérêt ou un devoir (_Bérénice_); la lutte entré deux frères de
lits différents, ou entre une mère impérieuse et un fils émancipé
(_Britannicus_); un père rival de ses deux fils (_Mithridate_); un père
sacrifiant sa fille à un grand intérêt (_Iphigénie_); une jeune femme
amoureuse de son beau-fils et le persécutant parce qu'il ne l'aime pas
(_Phèdre_), voilà des choses qui se voient, notamment dans les «faits
divers» ou dans les comptes rendus des tribunaux. Et vrais aussi, les
personnages, et jusqu'au bout, jusqu'au suicide, jusqu'à la trahison et
au meurtre, jusqu'à la folie. La tragédie racinienne (mettons à part
_Esther_ et _Athalie_) n'est pas idéaliste, pas optimiste, pas
édifiante, pas morale. Nous avons vu qu'il n'y a dans les caractères nul
christianisme prémédité. Ils n'ont de chrétien, que ce que le poète,
produit lui-même d'une civilisation chrétienne, en a fait couler en eux
sans le savoir.
* * * * *
3° _Poésie_.
Et c'est par tout cela que ses tragédies nous font tant de plaisir.
Elles prêtent indéfiniment au souvenir et au rêve.--Il est fort
difficile de relire une pièce d'intrigue, une fois qu'on la connaît.
Quant aux comédies ou drames d'amour, quelques-uns de ceux du XIXe
siècle peuvent, un moment, nous mordre pu nous secouer plus fort, parce
que nous y voyons des êtres voisins de nous, et aussi par la vertu des
détails familiers et actuels. En revanche, nous aurons peut-être quelque
peine à les relire, justement à cause de ces détails éphémères, et qui
vieillissent vite, ou encore à cause du trop d'esprit qu'on y a mis...
Mais la tragédie de Racine, si proche à la fois et si lointaine, ne nous
lasse plus. Rien d'inutile; point de bavardage; le fond de l'âme des
personnages, ce qu'ils ne sauraient vraisemblablement confier à un
autre, s'exprime par des monologues substantiels. On ne s'arrête point
aux minuties. Les entrées et les sorties sont très brièvement
justifiées, et seulement quand il le faut. Je ne sais pas si l'on pleure
à voir jouer la pièce ou à la lire. Mais l'esprit s'y occupe et s'y
délecte de diverses manières. Vous transposez la fable, si vous le
voulez; vous la modernisez, vous l'imaginez se déroulant chez nous. Ou
bien, par un amusement inverse, vous remontez jusqu'à ses origines, vous
cherchez à reconnaître dans le drame les apports des civilisations
successives, et vous avez la joie de planer sur les âges, à la façon
d'un dieu.
* * * * *
ou:
* * * * *
Mais, quand j'aurai répété tout cela, aurai-je expliqué tout le charme
de ce théâtre unique?
* * * * *
FIN
NOTES
[3: Mais ce fut malgré lui et pour arrêter les contrefaçons. (A.
Gazier.)]
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