Jean Genet Violence Et Brutalité
Jean Genet Violence Et Brutalité
Jean Genet Violence Et Brutalité
Les journalistes jettent la vole des mots qui en mettent plein la vue sans trop se proccuper de la lente germination de ces mots dans les consciences. Violence - et son complment indispensable: non-violence, sont un exemple. Si nous rflchissons n'importe quel phnomne vital, selon mme sa plus troite signification qui est: biologique, nous comprenons que violence et vie sont peu prs synonymes. Le grain de bl qui germe et fend la terre gele, le bec du poussin qui brise la coquille de l'oeuf, la fcondation de la femme, la naissance d'un enfant relvent d'accusation de violence. Et personne ne met en cause l'enfant, la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de bl ". Le procs qui est fait la " RAF " (Rote Armee Fraktion), le procs de sa violence est bien rel, mais l'Allemagne fdrale et, avec elle, toute l'Europe et l'Amrique veulent se duper. Plus ou moins obscurment, tout le monde sait que ces deux mots: procs et violence, en cachent un troisime: la brutalit. La brutalit du systme. Et le procs fait la violence c'est cela mme qui est la brutalit. Et plus la brutalit sera grande, plus le procs infamant, plus la violence devient imprieuse et ncessaire. Plus la brutalit est cassante, plus la violence qui est vie sera exigeante jusqu' l'hrosme. Voici une phrase d'Andreas: " La violence est un potentiel conomique ". Quand la violence est dfinie ou dcrite comme plus haut, il faut dire ce qu'est la brutalit, il ne s'agit pas de remplacer un mot par un autre en laissant la phrase sa fonction accusatrice l'gard des hommes qui emploient la violence. Il s'agit plutt de rectifier un jugement quotidien et de ne pas permettre au pouvoir de disposer leur gr, pour leur confort, du vocabulaire, comme ils l'ont fait, le font encore avec le mot brutalit qu'ils remplacent, ici, en France, par " bavures " ou " incidents de parcours ". Comme les exemples de violence ncessaire sont incalculables, les faits de brutalit le sont aussi puisque la brutalit vient toujours s'opposer la violence. Je veux dire encore une dynamique ininterrompue qui est la vie mme. La brutalit prend donc les formes les plus inattendues, pas dcelables immdiatement comme brutalit: l'architecture des HLM, la bureaucratie, le remplacement du mot -propre ou connu- par le chiffre, la priorit, dans la circulation, donne la vitesse sur la lenteur des pitons, l'autorit de la machine sur l'homme qui la sert, la codification des lois prvalant sur la coutume, la progression numrique des peines, l'usage du secret empchant une connaissance d'intrt gnral, l'inutilit de la gifle dans les commissariats, le tutoiement policier envers qui a la peau brune, la courbette obsquieuse devant le pourboire et l'ironie ou la grossiret s'il n'y a pas de pourboire, la marche au pas de l'oie, le bombardement d'Haphong , la Rolls-Royce de quarante
millions... Bien sr, aucune numration ne saurait puiser les faits, qui sont comme les avatars multiples par lesquels la brutalit s'impose. Et toute la violence spontane de la vie continue par la violence des rvolutionnaires sera tout juste suffisante pour faire chec la brutalit organise. Nous devons Andreas Baader, Ulrike Meinhof, Holger Meins, Gudrun Ennslin et Jan-Carl Raspe, la " RAF " en gnral de nous avoir fait comprendre, non seulement par des mots mais par leurs actions, hors de prison et dans les prisons, que la violence seule peut achever la brutalit des hommes. Une remarque ici: la brutalit d'une irruption volcanique, celle d'une tempte, ou plus quotidienne celle d'un animal, n'appellent aucun jugement. La violence d'un bourgeon qui clate - contre toute attente et contre toute difficult nous meut toujours. Evidemment une chance est possible: que la brutalit, par son excs mme, se dtruise, ou plutt, non qu'elle change de fin - par dfinition elle n'en a pas - mais en arrive s'effacer, s'anantir long terme, devant la violence. La colonisation du 1/3 monde ne fut qu'une srie de brutalits, trs nombreuses et trs longues, sans autre but que celui, plutt atrophi, de servir la stratgie des pays colonialistes et l'enrichissement des socits d'investissement aux colonies. Il en rsulta donc une misre, un dsespoir qui ne pouvaient que nourrir une violence libratrice. Mais jamais dans ce que nous connaissons d'eux, les membres de la " RAF " ne laissent leur violence devenir brutalit pure, car ils savent qu'ils seraient immdiatement mtamorphoss en cet ennemi qu'ils combattent. Dans cette correspondance, dans les dpositions, une proccupation est particulirement remarquable: sans se soucier des anecdotes sur le Kremlin, des vaticinations de De Gaulle sur certain dner de Staline ou d'autres dtails rapports par les kremlinologues et qui ont autant de signification que les carts sentimentaux de la reine d'Angleterre, la " RAF " s'attache dmontrer que, de Lnine jusqu' maintenant, la politique sovitique ne s'est jamais carte du soutien aux peuples du 1/3 monde. Qu'on l'explique comme on voudra, cette politique n'est jamais en dfaut. Elle peut se trouver, et se trouve souvent, embarrasse par la complexit toujours vive des rapports fodaux, tribaux, laquelle ajoutent les intrts, les manoeuvres contradictoires des anciennes puissances coloniales et ceux de l'Amrique, mais depuis 1917 et malgr ce que nous disent les commentateurs occidentaux, malgr ce que serait sa politique intrieure, l'Union sovitique, soit par des accords de gouvernement gouvernement, soit par ses votes l'O.N.U. et dans les organismes internationaux, a pris toujours le parti du plus faible, du plus dmuni. Cela, beaucoup de personnes le savent, c'est certain. En Europe - et par Europe il faut entendre aussi le monde europen d'Amrique - et surtout en Allemagne de l'Ouest, dans cet univers tellement anti-sovitique, la " RAF " rtablit une vidence politique, occulte en Europe. Est-ce pour cela que la Fraction Arme Rouge est si peu - malgr le retentissement de
ses arguments politiques, touffs il est vrai par une action violente nomme ici "terrorisme " (parenthse: un mot encore, celui de "terrorisme " qui devrait tre appliqu autant et davantage aux brutalits d'une socit bourgeoise) - est si peu, disons-nous, accepte par certains gauchismes? Il y a peut-tre encore d'autres raisons: c'est que la Fraction Arme Rouge parat tre le contraire de ce que fut Mai 1968, et son prolongement. Surtout son prolongement. Ds le dbut, la rvolte tudiante - mais non les grves dans les usines - se donne une allure frondeuse qui se traduit en escarmouches o les adversaires, polices et manifestants, cherchent, avec plus ou moins d'lgance, viter l'irrparable. Les jeux nocturnes des rues relvent plus de la dans que du combat. Les manifestations sont verbeuses, ouvertes mme la police et aux provocateurs de droite. Quant aux prolongements de ce mois de mai, nous les apercevons comme une sorte de dentelle anglique, spiritualiste, humaniste. La " RAF " s'est organise avec la fois une duret de bouchon bien viss, avec une tanchit des structures, avec une action violente qui ne cesse ni en prison ni hors d'elle, et conduit, avec prcision, chacun de ses membres aux limites de la mort, aux app-roches de la mort soufferte en s'opposant encore violemment aux brutalits judiciaires et carcrales, et jusqu' la mort elle-mme. L'hrosme n'est pas la porte de n'importe quel militant. On peut donc penser que les gauchistes dsinvoltes, pingls par Ulrike... " le radicalisme seulement verbal "... sont apeurs devant une dtermination aussi consquente. Dans cette longue correspondance et ces dclarations, on ne trouvera pas le mot de Goulag. Ce que l'URSS a fait, ce qu'elle aurait fait de ngatif - sans tre escamot - cde ce qu'elle a fait, qu'elle fait de positif. Chaque membre de la " RAF " accepte, revendique, exige d'tre, et entirement, jusqu' la torture et jusqu' la mort, l'une des les de cet archipel du Goulag occidental. Toute la " dclaration d'Ulrike pour la libration d'Andreas au procs de Berlin-Moabit " dit trs bien, d'une faon explicit, que c'est la brutalit mme de la socit allemande qui a rendu ncessaire la violence de la " RAF ". On le comprend la lecture de cette dclaration, et particulirement du passage commenant par: " La gurilla, et pas seulement ici, car il n'en pas t autrement au Brsil... on est un groupe de camarades qui a dcid d'agir, de quitter l'tat lthargique, le radicalisme seulement verbal, les discussions de plus en plus vaines sur la stratgie, nous avons dcid de lutter... ". L'Allemagne est devenue ce qu'en attendaient les gouvernements des Etats-Unis: leur extrme glacis l'Est, et le plus offensif. A cette brutalit se perptuant elle-mme selon sa logique devenue folle, interdisant ou laminant un parti communiste presque hors-la-loi , la " RAF " ne pouvait opposer que la violence hroque. Admettons un court instant que la correspondance d'Andreas, d'Ulrike et de ses camarades se nourrit, se fortifie d'exigences de plus en plus inaccessibles, de plus en plus "inhumaines ", il faut alors se demander qui est la cause: cette Allemagne inhumaine voulue par l'Amrique.
Et demandons-nous si l'aggravation n'est pas obtenue par la prison, l'isolement, les systmes d'coute - les lire, on a l'impression que les prisonniers sont l'intrieur d'une norme oreille - , les systmes d'observation, le silence, la lumire; et si l'aggravation n'tait pas voulue - par Buback et le systme - afin que les prisonniers nous apparaissent monstrueux, que leurs crits nous loignent d'eux, que leur mort, lente ou brutale, nous laisse indiffrents; afin que nous ne sachions plus qu'il s'agit d'hommes que d'autres torturent mais d'un monstre qu'on a captur. Si c'tait le but, de Buback et du systme, ils ont perdu: Holger nous donne voir le portrait terrifiant de celui qui s'oppose la brute capitaliste, Ulrike, Andreas, Gudrun et Jan-Carl tout au long de leur correspondance ou de leurs dbats, ont russi nous convaincre, et nous mouvoir. Voici une citation d'Ulrike: " Les flics essaient, par leur tactique de la guerre psychologique de retourner les faits que l'action de la gurilla avait remis sur leurs pieds. A savoir que ce n'est pas le peuple qui dpend de l'Etat mais l'Etat qui dpend du peuple; que ce n'est pas le peuple qui a besoin des socits par actions des multinationales et de leurs usines, mais que ce sont ces salauds de capitalistes qui ont besoin du peuple; que la police n'a pas pour but de protger le peuple des criminels, mais de protger l'ordre des exploiteurs imprialistes du peuple; que le peuple n'a pas besoin de la justice, mais la justice du peuple; que nous n'avons pas besoin ici de la prsence des troupes et des installations amricaines, mais que c'est l'imprialisme US qui a besoin de nous. Par la personnalisation et la psychologisation, ils projettent sur nous ce que eux sont: les cliches de l'anthropologie du capitalisme, la ralit de ses masques, de ses juges, de ses procureurs, de ses matons, de ses fascistes: un salaud qui se complat dans son alination, qui ne vit qu'en torturant, opprimant, exploitant les autres, dont la base d'existence est la carrire, l'avancement, jouer des coudes, profiter des autres; qui se rjouit de l'exploitation, de la faim, de la misre, et du dnuement de quelques milliards d'tres humains dans le 1/3 monde et ici ". Je souligne cette phrase car elle rvle que la misre du 1/3 monde - misre physique, morale, intellectuelle - est constamment prsente en eux, que cette misre la " RAF " la vit dans sont esprit et dans son corps. Quand ils dnoncent les brutalits des Etats-Unis et de son agent privilgi, l'Allemagne fdrale, c'est de cette Allemagne asservie qu'ils se proccupent mais c'est au mme moment, dans le mme mouvement qu'ils se proccupent de toute la misre du monde. Et quand ils crivent cela, les membres de la " RAF " ne prouvent pas seulement la gnrosit et la tendresse voile de tout rvolutionnaire, ils disent encore une sensibilit trs dlicate l'gard de ce qu'ici, en Europe, nous continuons nommer le rebut. Si l'analyse de Marx est juste: " Le progrs rvolutionnaire se fraie son chemin quand il provoque une contre-rvolu-tion puissante, qui se ferme sur elle-mme, en engendrant son adversaire qui ne pourra ame-ner le parti de l'insurrection dans sa lutte contre lui qu' voluer vers un vritable parti rvolutionnaire... ", alors nous devons recon-natre que la "RAF ", au prix de sacrifices cette fois surhumains, dcide de "frayer " le chemin, avec tout ce que cela implique de solitude, d'incomprhension, de violence intrieure.
Ils sont dans cette situation dangereuse, attentifs en refuser l'orgueil, sachant que leur pense doit tre dbarrasse de toutes scories imbciles afin d'tre de plus en plus aigu par une analyse toujours plus fine. Et attentifs aux mthodes de lutte du systme contre eux. Au procs du 26 aot 1975, Andreas dclare schement: "L'Etat se bat ici avec tous les moyens dont il dispose - c'est ce que [le chancelier] Schmidt a suffisamment rpt, qu'il s'agissait de mettre en oeuvre tous les moyens - et ce sont justement tous les moyens organiss de la rpression, du mensonge, de la manipulation, de la technique - il y va de l'image d'omnipotence impriale qu'il se donne de lui-mme contre la tendance historique consciemment articule de notre politique, dans l'insurrection, c'est l qu'elle apparat en antagonisme avec la socit et dont illgitime ". En lisant certaines dclarations au tribunal, nous comprendrons ce qu'il leur faut de franchise et de finesse afin de laisser dans le gris les structures de l'Organisation, de dire, par le moyen de magntophones installs par le tribunal, de dire clairement, expressment ce qu'ils ont voulu faire, de dire la situation de l'Allemagne (celle de[s chanceliers] Brandt et Schmidt), une Allemagne impose par l'Amrique et dont la bourgeoisie, enorgueillie par les exploits du deutsche Mark, se croit tenue pour quitte du nazisme grce son anticommunisme. Il est du reste vident que l'opposition de l'Allemagne fdrale tout parti communiste ouvert est dans une grande part responsable de l'existence de la " RAF " qui prouve, de faon clatante, que la social-dmocratie est dmocrate dans ses discours, inquisitoriale quand elle le veut. Et inquisitoriale - avec tortures " propres ", " raffines ", grce aux techniques modernes - inquisitoriale sans remords, sans troubles. L'Allemagne, qui a aboli la peine de mort, conduit la mort par grves de la faim et de la soif, isolement par la "dprciation " du moindre bruit sauf le bruit du coeur de l'incarcr qui, sous vide, est amen dcouvrir dans son corps le bruit du sang qui bat, des poumons, enfin son bruit organique afin de savoir que sa pense est produite par un corps. Dire que la situation qui est faite aux membres emprisonnes de la " RAF " est criminelle, c'est ne rien dire. Le jugement moral cesse, dans les consciences des magistrats et dans celles de la population que les moyens de presse, donc de pression, ont conduit l'tat passionn du rpit absolu. Il est craindre que l'Allemagne ne se sente purifie quand " tous seront morts, et morts par leur volont de mourir ", donc " morts parce qu'ils se savent coupables ", puisque c'est la signification tranquillisante pour l'Allemagne des grves de la faim et de la soif jusqu' la mort. En lisant ce livre d'Andreas et d'Ulrike, de Gudrun et de Jan-Carl, souvenons-nous que des journalistes allemands s'lvent contre la nutrition par sonde et dcrtent que le devoir du mdecin est de placer la nourriture porte des dtenus: libre eux de vivre ou de mourir. Comme de la mme faon les magistrats se tirent d'affaire en dcrtant que ce sont les avocats, incapables de convaincre leurs clients, qui sont coupables du dlit - ou crime? -
de non-assistance personne en danger. Mais accuser le gouvernement allemand, l'administration allemande, la population allemande, qu'est-ce que cela signifie? Si les USA n'taient pas prsents physiquement en Allemagne, si leur ambition n'avait pas atteint cette enflure, si l'Europe n'avait pas, clairement ou non, assign l'Allemagne de l'Ouest une fonction policire face l'Est, cette aiguille qu'est la " Raf " dans la chair trop grasse de l'Allemagne serait peut-tre moins aigu et l'Allemagne moins inhumaine. Si l'on veut, je crois voir ici un double phnomne de mpris. L'Allemagne cherche - et dans une certaine mesure russit - donner de la " RAF " une image terrifiante, monstrueuse. D'autre part, et par le mme mouvement, le reste de l'Europe et l'Amrique, en encourageant l'intransigeance de l'Allemagne dans son activit tortionnaire contre la " RAF ", cherchent, et dans une certaine mesure russissent, donner de l'Allemagne " ternelle " une image terrifiante, monstrueuse.