L'homme Qui Marche, Rodin

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Extrait de :

L’Art et la manière
de le regarder
Un manuel écrit par Hubert Comte

i tant de gens s’ennuient dans les musées, ce n’est pas man-


S que d’éducation artistique mais faute de savoir tirer plaisir
et profit de tels lieux. Ce que Hubert Comte veut partager, de
façon pratique, à partir d’expériences vécues, c’est l’entraîne-
ment du regard et le mode d’emploi d’un musée personnel que
chacun peut se construire à tout âge.

Editions Volets verts


46 L’Art et la manière de le regarder

LES LUTINS LUMINEUX


Un matin, au musée Rodin, j’étais à regarder L’Homme
qui marche, ce grand bronze sans tête ni bras. Les deux pieds
prennent appui sur le sol, dans un ins-
tant la jambe gauche va dépasser la
droite, le tronc se redresser après ce
début de chute en avant.
Aucun détail. Ni la beauté du visage
et son expression, ni la forme de la
main et son geste. Cette statue vous
donnait une leçon de sculpture pure.
Elle appelait le regard, elle invitait à
plusieurs façons de l’écouter.
D’abord, on pouvait la mesurer de
loin, la voir sur un fond de boiseries ou
de portes-fenêtres du musée, se dépla-
cer aussi pour l’amener à se rapprocher
d’autres statues du même sculpteur.
Immédiatement, le caractère monu-
mental de ce bronze ressortait. Sa
forme en Y renversé. Son jaillissement
du sol sur deux racines jumelles se
Les lutins lumineux 47

rejoignant pour former un seul tronc. Un arbre, par cette atta-


che au sol. Mais aussi la marche, le mouvement, malgré l’im-
mobilité du bronze. Et pourquoi cela ? Parce que Rodin avait
très exactement représenté, mis en scène ce perpétuel dés-
équilibre, cette chute sans
arrêt retardée qu’est la mar-
che. Aussi cette double assise
du corps de l’homme debout,
cet effet de contrepoids, de
contrebalancement : le poids
du corps non seulement se
projette d’arrière en avant,
mais encore se déplace d’un
côté à l’autre suivant le point
d’appui. La sculpture, toute-
fois, n’agissait pas que sur
mon regard mais aussi sur
mon imagination. Comme si
j’étais moi-même plongé à
l’intérieur du bronze, je sen-
tais cet effort, ce balance-
ment, cette continuité de la
marche. Véritable engrenage :
48 Les lutins lumineux

on imagine le pas suivant de l’homme et l’on en arrive même à


se demander comment l’on peut s’arrêter de marcher.
En observant le marcheur de loin, j’avais vu que sa
silhouette semblait parcourue de dizaines de petites vagues.
Pourtant, un corps humain est lisse… Nous sommes en pré-
sence d’un corps d’athlète :
tout poids superflu étant éli-
miné, rien ne vient enrober
les muscles qui, seuls, appa-
raissent sous la peau. Ils sont
le siège de la force en action,
tension de ceux de la cuisse
et du mollet allongés,
contraction de ceux, sai-
llants, de la jambe verticale,
bombements multiples de la
cuirasse qui s’étend des
épaules au ventre, clé de
voûte du mouvement. La
découverte est bientôt faite :
on marche avec tout son
corps. Ces muscles qui s’al-
longent ou se bombent,
Les lutins lumineux 49

s’étirent ou se resserrent, luttent entre eux pour trouver leur


place sous l’enveloppe élastique de la peau. Cette illusion du
bouillonnement conduisait à la vision de la vie.
Je sentais que chaque portion de la surface, même de la
taille d’une carte de visite n’était jamais plate, ou prise à un
cylindre plus grand, vertical ou hori-
zontal mais toujours souplement ani-
mée, fuselée, pour aller rejoindre, en
douceur ou en rupture, la masse avoi-
sinante. Comment apercevoir toutes
ces variations que sur la patine bril-
lante du bronze la lumière fait vire-
volter et courir comme autant de
reflets dans l’eau ?
À un endroit au moins, ces mouve-
ments étaient saisissables : sur le pro-
fil de la statue, son contour, la
silhouette du bronze sur le fond clair
du mur. Une ligne extrêmement
sinueuse, belle dans sa continuité, sa
souplesse identique à celle de la
découpe d’un paysage. Mais ce profil
vertical saisi d’un seul point de vue
50 Les lutins lumineux

rendrait seulement compte d’une image analogue à ces


silhouettes noires que les romantiques découpaient dans une
feuille de papier. Il y a, en fait, autant de profils que de posi-
tions de mon œil. Sur chacun des 360 degrés incluant la sta-
tue. Ceci tout simplement parce que seuls des volumes élé-
mentaires (la sphère, le cylindre, l’obus…) n’ont qu’un seul
profil. Ils résultent de l’opération du tournage qui est juste-
ment l’application d’une lame, du profil correspondant, à une
masse de métal ou de bois dont on tirera la sphère ou le cylin-
dre. Une statue a beau avoir été travaillée avec autant de préci-
sion qu’une pièce d’usine, aucune machine ne peut la réaliser.
En effet, les profils verticaux de la silhouette – deux dimen-
sions – se combinent avec ceux, horizontaux, que l’on obtien-
drait en découpant la sculpture en tranches.
En tournant autour de la statue, l’examen des profils mon-
tre à quel point ils sont subtils à saisir, fuyants, sans cesse en
train de se fondre les uns dans les autres. Ils ne sont pas tout :
en les suivant, on a tendance à appréhender la statue comme
un dessin et non pas comme un « plein ».
Comme on avait la chance de pouvoir tourner autour d’elle,
j’ai minutieusement regardé la statue de face, de dos, de cha-
que côté. Rodin lui-même avait dû marcher longuement
autour d’elle pour la modeler, ou faire tourner la sellette, ce
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qui revient au même. On ne peut pas rajouter une boule de


terre sur la rotule, devant, sans vouloir contrôler immédiate-
ment si l’on n’a pas trop épaissi l’articulation… il faudrait
alors ôter de la terre glaise en arrière. Un coup d’œil sur le
côté de la statue rassurera l’artiste.
Les quatre faces que je choisis, de L’Homme qui marche ren-
daient parfaitement compte de la beauté de la statue. La torsion
des muscles autour de la rigidité du squelette, la lourdeur du
corps d’un homme dans la force de l’âge, la massivité des
pieds, la totale interdépendance des parties qui tenait le regard
prisonnier. Comme un œil qui suit, au loin, le cheminement du
fil d’une route dans un paysage, le regard, d’ombre en ombre,
de lumière en lumière, passait de l’orteil à la cheville, s’élançait
à l’assaut du genou le long du tibia, contournait la rotule pour
caresser le renflement de la cuisse… déjà il était à la hanche et
à l’horizontale du bassin, cette poutre transversale posée sur
l’arche des jambes. Là, se trouvait la fondation de la tour pen-
chée du torse. Le dos, un large évasement, en voûte vers les
épaules ; le devant, un cuirassement d’écailles articulées. Une
façade crispée, murée sur elle-même, poussant vers l’extérieur
une surface tendue prête à recevoir des coups, à leur résister.
La force même. L’acte dérisoire et commun de la marche met
en œuvre tous les rouages de la machine du corps de l’athlète.
52 Les lutins lumineux

Trouver quatre « vues » rendant compte de L’Homme aussi


parfaitement que possible, c’était, en somme, faire œuvre de
photographe. Les photographies sont à plat parmi les pages
des livres. J’étais devant une sculpture pleine, envahissante,
bombant en tous sens ses formes pour occuper l’espace vide
du monde. Seul, le cinéma aurait rendu compte du souvenir
que je voulais emporter de ma visite à L’Homme qui marche.
À moins que… Je venais moi-même de changer de pied, de
me déplacer insensiblement. Quelque chose avait couru sur la
patine de la statue.Verticales, horizontales, transversales, cour-
bes, spatulées, effilées, dansantes, cent flammèches avaient
changé de place, voyageant le long de la forme, la soulignant.
Ces saillants, ces creux qui auraient parlé à mes mains comme
ils avaient été dociles à celles du sculpteur, ils étaient parfaite-
ment traduits, en termes de lumières courantes, d’ombres
fuyantes. Encore un pas, les lumières étaient toujours là, elles
ruisselaient autrement. La sculpture, c’était cela. Désormais,
face aux statues et à leur mystère, je prendrais pour guides les
mouvants lutins de la lumière.

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