Sociologie Bourdieu Fiche de Lecture - Sur La Television

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FICHE DE LECTURE

SUR LA TELEVISION Suivi de lemprise du journalisme De Pierre BOURDIEU


1 - Biographie de lauteur
N le 1er aot 1930 Denguin (Pyrnes Atlantiques), dans une famille dorigine paysanne, Pierre Bourdieu fit ses tudes au lyce de Pau de 1941 1947, puis au lyce Louis-le-Grand de 1948 1951. Il fut ensuite tudiant lEcole Normale Suprieure en mme temps qu la Facult des Lettres de Paris. Agrg de philosophie, il enseigna au lyce de Moulins (Allier) en 1955, avant dtre nomm assistant la Facult des Lettres dAlger, puis celle de Paris et enfin celle de Lille, o il exera comme matre de confrences entre 1961 et 1964. En 1964 , il fut nomm directeur dtudes lEcole pratique des hautes tudes, qui devint par la suite lEcole des hautes tudes en sciences sociales. Charg de cours de 1964 1984 lEcole Normale Suprieure, il fut, partir de 1982, professeur titulaire de la Chaire de Sociologie au Collge de France et directeur du Centre de Sociologie de lEducation et de la Culture (EHESS-CNRS). Il fut galement directeur du Centre de Sociologie Europenne (CSE) du Collge de France et de lEcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (depuis 1985). Paralllement cette carrire denseignant, il devint, en 1975, le directeur de la Revue Actes de la Recherche en sciences sociales et de la revue internationale des livres Liber (en 1989), aprs avoir t directeur de la Collection Le sens commun (Editions de Minuit) (1964-1992). En 1993, il cra le Comit international de soutien aux intellectuels algriens (CSIA), puis, en 1996, il fonda lassociation Liber/Raisons dagir , qui dite des petits livres militants qui dnonce le nolibralisme. Parmi ceux-ci, le pamphlet Sur la tlvision , publi en 1997, et lessai La Domination masculine (1998), qui donnrent lieu controverses. Journaliste et ralisateur, Pierre Carles, lauteur de Pas vu, pas pris , lui avait consacr son dernier film : La sociologie est un sport de combat , sorti en 2001o il se fait lcho du refus du nolibralisme de Pierre Bourdieu. Le no-libralisme se base sur la dissociation du social et de lconomie. Or, le social cest de lconomie : cela a un cot. La misre se paye. Pierre Bourdieu, figure majeure de la sociologie contemporaine, est dcde lge de 71 ans, dans un hpital parisien. Principaux ouvrages Les hritiers, les tudiants et la culture, Paris, Editions de Minuit, 1964 rditions augmente en 1966 (avec Jean-Claude Passeron). Lamour de lart, les muses dart europens et leur public, Paris, Editions de Minuit, 1966 rditions augmentes en 1969 (avec A. Darbel, D. Schnapper). Le mtier de sociologue, Paris, Mouton-Bordas, 1968 (avec Jean-Claude Chamboredon et JeanClaude Passeron).

La reproduction. Elments pour une thorie du systme denseignement, Paris, Editions de minuit, 1970 (avec Jean-Claude Passeron). La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Editions de Minuit, 1979. Le sens pratique, Paris, Editions de Minuit, 1980. Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1980. Ce que parler veut dire. Lconomie des changes linguistiques, Paris, Fayard, 1982. Homo academicus, Paris, Editions de Minuit, 1984. Choses dites, Paris, Editions de Minuit, 1987. La noblesse dEtat. Grandes coles et esprit de corps, Paris, Editions de Minuit, 1989. La misre du monde, Paris, Editions du Seuil, 1993. Libre-change, Paris, Editions du Seuil, 1994. Raisons pratiques. Sur la thorie de laction, Paris, Editions du Seuil, 1994. Sur la tlvision, Paris, Liber ditions, 1997. Contre-feux, Paris, Ed. Liber Raisons dagir, 1998. La domination masculine, Paris, Editions du Seuil, 1998.

2 Les postulats Cet ouvrage restitue deux cours tlviss du Collge de France o Pierre Bourdieu prsente les acquis de la recherche sur la tlvision. Le premier cours ausculte les mcanismes de la censure invisible qui sexerce sur le petit cran et livre quelques-uns des secrets de fabrication de ces artefacts que sont les images et les discours de la tlvision. Le second cours explique comment la tlvision, qui domine le monde du journalisme, a profondment altr le fonctionnement dunivers aussi diffrents que ceux de lart, de la littrature, de la philosophie ou de la politique, et mme de la justice et de la science ; cela en y introduisant la logique de laudimat, cest--dire de la soumission dmagogique aux exigences du plbiscite commercial.

3 - Lhypothse La tlvision et le journalisme exercent une emprise sur lensemble des domaines de la socit ; ceuxci en sont altrs dans leur fonctionnement par les manipulations et la pression commerciale quy exercent ces mdias. Pierre Bourdieu alerte sur la ncessit de leur rendre leur autonomie, gage de qualit et de puret de production et de fonctionnement. Pierre Bourdieu souligne l'importance d'utiliser les instruments de diffusion de linformation (tlvision, journalisme) afin de travailler une redistribution dmocratique de laccs au mode dexpression et des acquisitions de connaissances au plus grand nombre, en chappant la logique commerciale.

4 Mode de dmonstration Pierre Bourdieu expose successivement tous les mcanismes visibles ou invisibles qui interviennent dans le fonctionnement de la tlvision et du milieu du journalisme et qui soumettent ces domaines de faon pernicieuse la loi du march. Il explique aussi progressivement les multiples processus dinfluence de la tlvision et du journalisme dans de nombreux univers tels la politique, lart, la littrature, la science, la justice o ils entranent des effets nfastes : place prpondrante de la loi du march, usurpation de pouvoir par rapport aux lois de la hirarchie

A plusieurs reprises, les arguments dvelopps sont illustrs par des faits dactualit.

5 Rsum du livre 5.1 - Plan du livre Avant-propos 1 Le plateau et ses coulisses une censure invisible cacher en montrant la circulation circulaire de linformation lurgence et le fast thinking des dbats vraiment faux ou faussement vrais contradictions et tensions 2 La structure invisible et ses effets parts de march et concurrence une force de banalisation des luttes arbitres par laudimat lemprise de la tlvision la collaboration droit dentre et devoir de sortie Annexe lemprise du journalisme quelques proprits du champ journalistique les effets de lintrusion 5.2 - Rsum Avant-propos La tlvision fait courir un danger trs grand aux diffrentes sphres de la production culturelle, art, littrature, science, philosophie, droit, ainsi qu la vie politique et la dmocratie. En effet, pousse par la recherche de laudience la plus large, par la concurrence sans limites pour laudimat, la tlvision suivie par une partie de la presse, peut, travers la nature des informations quelle diffuse, exacerber les passions primaires des populations. Pour prsenter ses cours la tlvision, Pierre Bourdieu sest efforc de mettre au premier plan lessentiel, cest--dire le discours en risquant de lui donner lapparence dun cours magistral et en renonant aux effets dimage habituels la tlvision afin daffirmer lautonomie de lanalyse. Le discours articul qui a peu peu t exclus des plateaux de tlvision reste, en effet, une des formes les plus sures de la rsistance la manipulation et de laffirmation de la libert de pense. Pierre Bourdieu est conscient que la critique par le discours est certainement moins efficace et divertissante que ce que pourrait tre une vritable critique de limage par limage. Il sait aussi que sa dmarche prolonge et complte le combat constant de tous les professionnels de limage attachs lutter pour lindpendance de leurs code de communication. Cette analyse nest pas une attaque contre les journalistes et contre la tlvision inspire dune nostalgie passiste dune tlvision culturelle. Elle doit contribuer donner des outils ou des armes ceux qui combattent pour que journalisme et tlvision qui auraient pu tre un extraordinaire instrument de dmocratie directe ne deviennent pas un instrument doppression symbolique.

1 - Le plateau et ses coulisses Pierre Bourdieu pense quil est important daller parler la tlvision sous certaines conditions. La matrise des instruments de production qui est impose habituellement lintervenant est trs contraignante : temps de parole limit, sujet de parole impos, intervention dun animateur pour canaliser le discours. Malgr ces contraintes, si on accepte de participer des missions de tlvision, cest quon nest pas l pour dire quelque chose mais pour de toutes autres raisons, notamment pour faire voir et tre vu. Ainsi, il serait souhaitable de mener une rflexion collective entre intellectuels et journalistes sur le choix daccepter ou non les invitations la tlvision et des conditions poser afin de surmonter les menaces dinstrumentation. Dans certains cas, il peut y avoir une sorte de devoir sexprimer la tlvision sous des conditions raisonnables. Une mission des savants est de restituer tous les acquis de la recherche. La spcificit de la tlvision tant datteindre tout le monde, le choix dintervenir ou non la tlvision doit tre orient par des questions pralables : qui est destin le message transmettre, quelle forme doit-il prendre ? 1. 1 - Une censure invisible Laccs la tlvision a pour contrepartie une perte dautonomie lie aux conditions de communication impose. Cette censure exerce sur les invits et sur les journalistes a plusieurs origines : - une origine politique par la nomination des dirigeants - lautocensure et le conformisme ds la prcarit de lemploi dans les professions de laudiovisuel - les contraintes conomiques : les diffrents acteurs, (lEtat, les propritaires des chanes de tlvision ) sont lis par des intrts complexes. - Des mcanismes anonymes, invisibles, travers lesquels sexercent des censures de tous ordres qui font de la tlvision un instrument de lordre symbolique. Ce travail de dvoilement des mcanismes ne vise pas rendre responsables les journalistes qui sont autant manipuls que manipulateurs. La corruption des personnes masque cette sorte de corruption structurelle qui sexerce sur lensemble du jeu travers des mcanismes tels que la concurrence pour les parts de march. La tlvision exerce une forme de violence symbolique avec la complicit inconsciente de ceux qui la subissent et de ceux qui lexerce. Le rgne de laudimat a donn une place prpondrante aux faits divers qui taient carts auparavant par souci de respectabilit. La tlvision attire lattention sur des faits omnibus qui font consensus et qui sont sans enjeu. Ce type dinformation prend du temps dantenne, denre rare la tlvision. Ainsi, la tlvision qui a une sorte de monopole sur la formation des cerveaux dune partie trs importante de la population, en mettant laccent sur les faits divers, en remplissant ce temps rare avec du vide, carte les informations pertinentes que devrait possder le citoyen pour exercer ses droits dmocratiques. Elle creuse la division entre ceux qui peuvent lire des quotidiens srieux et ceux qui ont pour seul bagage politique linformation fournie par la tlvision.

1. 2 - Cacher en montrant La tlvision peut cacher en montrant autre chose que ce quil faudrait montrer pour informer, ou en montrant de telle manire que le sens ne correspond pas la ralit. Les journalistes oprent une slection dans linformation et une construction de ce qui est slectionn, leur principe de slection tant la recherche de sensationnel. La tlvision appelle la dramatisation et au double sens, grce aux images et aux mots. En raison de la concurrence inter professionnelle, les journalistes sont en qute du scoop. Comme ils se copient mutuellement en vue de devancer les autres, la recherche de lexclusivit aboutit luniformisation et la banalisation. Cette recherche acharne de lextraordinaire peut avoir des effets politiques. Grce sa puissance dvocation, limage tlvise peut faire exister des ides, des reprsentations ou des groupes. La tlvision devient instrument de cration de ralit. De plus en plus, la tlvision devient larbitre de laccs lexistence sociale et politique. Un des enjeux des luttes politiques est la capacit dimposer des principes de vision du monde selon certaines divisions. En imposant ces divisions, on fait des groupes qui peuvent parvenir obtenir des avantages. Dans ces luttes, aujourdhui la tlvision joue un rle dterminant : il faut de plus en plus produire des manifestations pour la tlvision. 1. 3 - La circulation circulaire de linformation Les produits journalistiques cachent des ressemblances profondes, lies notamment aux contraintes imposes par les sources et par toute une srie de mcanismes dont le plus important est la logique de la concurrence. Lorsquelle sexerce entre des journalistes et des journaux soumis des contraintes identiques, la concurrence homognise. Cela tient en partie au fait que la production est collective et que ce collectif englobe lensemble des journalistes. Pour arriver avant les autres, ils sont amens faire des choses quils ne feraient pas si les autres nexistaient pas. Pour savoir ce quils vont dire, ils doivent savoir ce que les autres ont dit et calquent les sujets quils vont traiter sur les choix journalistiques de leurs confrres. Ce jeu de miroirs se rflchissant mutuellement produit un effet de clture, denfermement mental. Ce mode de fonctionnement des journalistes vise la fois tre dans le coup et se dmarquer, souvent par des diffrences infimes qui passent inaperues pour les tlspectateurs, mais, qui selon les producteurs contribuent au succs de laudimat. Les choix qui soprent la tlvision sont en quelque sorte des choix sans sujet : le fait que les journalistes se lisent les uns les autres, se rencontrent constamment dans des dbats o participent toujours les mmes intervenants a des effets de fermeture et de censure sur linformation. Pour briser ce cercle vicieux, il faut oprer par effraction mdiatique : il faut faire un coup qui intresse les mdias. Les journalistes chargs dinformer le public sont eux-mmes informs par dautres informateurs qui dcident de ce quil est important de transmettre. Cela conduit une sorte de nivellement, dhomognisation des hirarchies dimportance. Au sein du milieu du journalisme, les journalistes selon leur position trouvent ingalement vidents les choix des informateurs dcideurs et certains luttent pour introduire des petites diffrences. Cependant, tous les journalistes ont en commun dtre soumis la contrainte de laudimat. Laudimat est la mesure du taux daudience dont bnficient les chanes de tlvision. Il y a aujourdhui une mentalit audimat dans les salles de rdaction, dans les maisons ddition : on pense en terme de succs commercial. Si autrefois le succs commercial immdiat tait suspect, aujourdhui le march procure la lgitimation.

A travers laudimat, la logique commerciale simpose aux productions culturelles. Or, les plus hautes productions de lhumanit ont t produites contre la logique commerciale. Cela risque de mettre en question la production duvres pouvant paratre sotriques. 1. 4 - Lurgence et le fast thinking Laudimat la tlvision et la concurrence entre journaux se traduisent par une pression de lurgence pour avoir le scoop. Cette pression exerce par les journalistes les uns sur les autres gnrent des consquences qui se traduisent par des choix, des absences, des prsences. La tlvision ne favorise pas lexpression de la pense car il y a un lien entre la pense et le temps, et, un lien ngatif entre lurgence et la pense. Cest pourquoi les intervenants la tlvision mettent des ides reues, des lieux communs recevables instantanment par tout le monde. Ainsi, la tlvision privilgie toujours les mmes intervenants : des fast-thinkers qui proposent du fast_food culturel, des locuteurs habitus des mdias qui dispensent de chercher qui aurait vraiment quelque chose dire. 1. 5 - Des dbats vraiment faux ou faussement vrais Il y a des dbats vraiment faux o se confrontent des gens qui se connaissent. Cet univers des invits permanents est un monde clos de gens qui sopposent mais de manire convenue. Ce monde ferm sur lui-mme est tranger aux problmes du public. Il y a des dbats apparemment vrais, faussement vrais, o lon voit une srie doprations de censure. Dune part, le prsentateur pratique des interventions contraignantes en imposant le sujet, la rgle du jeu, en distribuant la parole, les signes dimportance. Cette situation pose un problme important du point de vue de la dmocratie : tous les locuteurs ne sont pas gaux sur le plateau. Pour rtablir un peu dgalit, le prsentateur devrait assister les personnes qui ne sont pas des professionnels de la parole. Dautre part, la composition du plateau est dterminante car elle doit donner limage dun quilibre dmocratique. Il y a les gens qui sont l pour sexpliquer et dautres pour expliquer. Dautres facteurs invisibles interviennent : - le dispositif pralablement tabli des conversations prparatoires avec les participants pressentis ce qui conduit un scnario plus ou moins rigide et aucune parole libre, - la logique du jeu de langage : il y a des rgles tacites, certaines choses pouvant se dire et dautres non, - la complicit entre professionnels : il y a les invits spcialistes de la pense jetable dont on sait quils ne poseront pas de difficults, - linconscient du prsentateur : les journalistes avec leurs catgories de pense posent parfois des questions qui ne se posent pas. 1. 6 - Contradictions et tensions La tlvision est un instrument de communication trs peu autonome sur lequel psent toutes une srie de contraintes qui tiennent aux relations sociales entre les journalistes, relations de concurrence et relations de connivence. Il sensuit que cet instrument de communication apparemment dbrid est brid. Lors de sa cration, des sociologues estimaient que la tlvision allait niveler, homogniser tous les tlspectateurs. Ctait sous-estimer leurs capacits de rsistance et la capacit de la tlvision transformer ceux qui la produisent par la fascination quelle exerce.

Le phnomne le plus important est lemprise de la tlvision sur les activits de production culturelle, scientifique ou artistique. Aujourdhui la tlvision a port lextrme la contradiction entre lautonomie ncessaire la production culturelle, et, les conditions sociales utiles pour transmettre ces productions tout le monde, conditions soumises la pression du commerce par laudimat. Cette contradiction rejaillit dans le monde du journalisme en tensions trs fortes entre ceux qui voudraient dfendre les valeurs de libert lgard du commerce et ceux qui se soumettent et sont pays de retour : opposition entre les tcherons invisibles de linformation et les vedettes grandes fortunes. Mais, on est loin dune situation o ces dpits pourraient prendre la forme dune rsistance individuelle et surtout collective. Pour comprendre tout ce qui vient dtre voqu, il faut passer au niveau des mcanismes globaux, au niveau des structures. La tlvision est un univers o les agents sociaux tout en ayant lapparence de limportance et la libert sont des marionnettes au sein dune structure. 2 La structure invisible et ses effets Pour saisir les mcanismes explicatifs des pratiques des journalistes, il faut faire intervenir la notion de champ journalistique. Le monde du journalisme est un microcosme autonome qui a ses lois propres : ce qui sy passe ne peut tre compris de manire directe partir de facteurs extrieurs. 2. 1 - Parts de march et concurrence Pour comprendre ce qui va se passer sur une chane de tlvision, il faut prendre en compte lensemble des rapports de force objectifs qui constituent la structure du champ : interactions visibles (les gens qui sinfluencent) et rapports de force invisibles. Les effets exercs par une entreprise dans un champ ne sont pas ncessairement le produit de volonts mais sont rendus possibles par son poids conomique. Tlspectateurs et journalistes ne peroivent pas cette structure mais ses effets. Pour comprendre ce que peut faire un journaliste, il faut avoir lesprit, la fois, la position de lorgane de presse auquel il appartient dans le champ journalistique ainsi que sa position propre dans lespace de son journal ou de sa chane. Un champ est un espace social structur, un champ de forces qui est aussi un champ de luttes pour transformer ou conserver ce champ de forces. La concurrence conomique entre les chanes et les journaux sexerce par la concurrence entre journalistes. Il y a ainsi des relations objectives invisibles entre journalistes qui sont amens prendre en compte ce quils font en raison de leurs positions dans leurs organes de presse et du pouvoir de celui-ci en fonction de son poids conomique et symbolique. Il faudrait considrer aussi la position du champ mdiatique national dans le champ mondial. A sa cration, la tlvision tait peine prsente dans le champ journalistique. Avec les annes, au contraire, la tlvision tend y devenir dominante conomiquement et symboliquement. Cela se marque par la crise des journaux qui disparaissent ou luttent pour leur survie. Cest au niveau de lhistoire structurale de lensemble de lunivers journalistique que les choses les plus importantes apparaissent. Ce qui compte dans un champ ce sont les poids relatifs : un journal peut rester identique et tre nanmoins profondment transform car sa position relative dans lespace est transforme. Par exemple, un journal cesse dtre dominant lorsque son pouvoir de dformer lespace autour de lui

diminue et quil ne fait plus la loi. Cest le cas du journal Le Monde qui cumulait deux facteurs de pouvoir : un tirage suffisamment grand aux yeux des annonceurs et un capital symbolique consquent pour tre une autorit. Au XIXe sicle, les journaux de rflexion sont apparus en raction par rapport aux journaux sensation. Lmergence du mdium de masse quest la tlvision nest pas un phnomne sans prcdent sinon par son ampleur. Toutefois, on ne peut comparer que de structure structure, et, on risque toujours de se tromper en dcrivant comme inoue quelque chose de banal par inculture. Pour porter une analyse de sociologue, les travaux sont encore insuffisants propos de phnomnes nouveaux comme le journalisme. 2. 2 - Une force de banalisation Par sa puissance de diffusion, la tlvision pose un problme terrible au journalisme crit et lunivers culturel en gnral en produisant des effets indits. Par exemple, le journal de 20 heures peut rassembler plus de gens que tous les quotidiens franais du matin et du soir runis. Or, pour atteindre un public tendu, un organe de presse ne doit choquer personne et donc traiter de sujets omnibus qui ne soulvent pas de problmes. Ainsi, le travail collectif des journalistes qui tend homogniser, banaliser, conformiser , dpolitiser, convient parfaitement bien quil ne soit jamais pens et voulu comme tel. La tlvision est parfaitement ajuste aux structures mentales du public et ne saurait tre linstigatrice dune quelconque rvolution symbolique. Les gens de tlvision sont devenus des petits directeurs de conscience et se font les porte-parole dune morale conformiste car les bons sentiments et les valeurs tablies favorisent laudimat et les valeurs du march. Les journalistes doivent leur importance dans le monde social au monopole quils dtiennent sur les instruments de diffusion grande chelle de linformation. Ils ont le pouvoir sur les moyens daccs la notorit publique. Ceci leur attire une considration souvent disproportionne avec leurs mrites intellectuels. Les journalistes peuvent imposer lensemble de la socit leurs principes de vision du monde, leur problmatique, leur point de vue. Le champ journalistique repose sur un ensemble de prsupposs et de croyances partages qui constituent cette formidable censure que les journalistes exercent en ne retenant que ce qui est capable de les intresser. La croissance du poids relatif de la tlvision dans lespace des moyens de diffusion et du poids de la contrainte commerciale a conduit passer dune politique daction culturelle par la tlvision une sorte de dmagogie spontaniste : dans les annes 50, la tlvision visait former les gots du grand public ; la tlvision des annes 90 vise exploiter et flatter ces gots pour toucher laudience la plus large. Ces deux positions ne servent pas mieux un usage rellement dmocratique des moyens de diffusion grande chelle. 2. 3 Des luttes arbitres par laudimat En fonction de la position de leurs organes de presse dans lespace journalistique et de leur position dans ces organes, les journalistes sont contraints des interdits ou des injonctions thiques. Actuellement, on a des indices du recul progressif du journalisme de presse crite par rapport la tlvision. Aussi, les journalistes accordent le plus grand prix participer de prs ou de loin lactivit de la tlvision. La position des journalistes de la presse crite sen trouve menace et du mme coup la spcificit de leur profession est mise en question.

Pousses par la concurrence pour les parts de march, les tlvisions recourent aux mthodes des journaux sensation, donnant une place prpondrante aux faits divers et aux nouvelles sportives. La tlvision utilise tout ce qui peut susciter un intrt de simple curiosit, qui ne demande aucune comptence spcifique pralable ou qui peut susciter un immense intrt en flattant les pulsions, les passions les plus lmentaires. Il sensuit que les journalistes de presse crite doivent choisir entre suivre le modle dominant ou accentuer la diffrence. Le problme se pose aussi pour le champ tlvisuel englob dans le champ journalistique. Inconsciemment, les responsables victimes de la mentalit audimat ne choisissent pas vraiment. La tendance gnrale porte les organes de production culturelle lancienne perdre leur spcificit pour aller sur un terrain o ils seront battus de toute faon. Le champ du journalisme est beaucoup plus dpendant des forces externes que tous les autres champs de production culturelle. Il dpend trs directement de la demande, il est soumis la sanction du march. Lalternative du pur ou du commercial sy impose avec une brutalit particulire et le ple commercial y est particulirement fort. En outre, on ne trouve pas dans le journalisme de justice immanente qui fait que celui qui transgresse certains interdits se brle et celui qui respecte les rgles sattire lestime de ses pairs. 2. 4 Lemprise de la tlvision Lunivers du journalisme est un champ plac sous la contrainte du champ conomique par lintermdiaire de laudimat. Et ce champ exerce lui-mme une contrainte sur tous les autres champs, en tant que structure. Cet effet structural objectif, anonyme, invisible, na rien voir avec ce qui se voit directement, cest--dire lintervention de personnes. On ne doit pas se contenter de dnoncer des responsables. Les hommes et les femmes ont leur responsabilit, mais, ils tirent grandement leurs possibilits et leurs impossibilits par la structure dans laquelle ils sont placs et par la position quils occupent dans cette structure. A lintrieur du journalisme, on peut penser des alliances trans-journaux qui permettraient de neutraliser certains effets qui naissent de la concurrence. Si les mcanismes structuraux qui engendrent les manquements la morale devenaient conscients, une action consciente visant les contrler deviendrait possible. Actuellement tous les champs de production culturelle sont soumis la contrainte structurale du champ journalistique lui-mme de plus en plus domin par la logique commerciale. La pression des journalistes sexerce aussi dans dautres univers (justice, science) o il arrive que la logique de la dmagogie se substitue la logique de la critique interne. Avec lautorit que leur confre la tlvision, les journalistes jouent dhtronomie dans les diffrents champs sans que leur spcialisation professionnelle ne le justifie. Les mdias ne cessent pas dintervenir pour noncer des verdicts, par exemple, dsigner les dix grands intellectuels de la dcennie. Ce procd permet dagir sur la bourse des valeurs intellectuelles en essayant de faire monter le cours des actions des intellectuels puissants dans le journalisme ou ldition. Lanti-intellectualisme, constante structurale du monde journalistique, na souvent dautre raison dtre que de permettre aux intellectuels de tlvision dexister mdiatiquement en se faisant un crneau. Ces interventions extrieures sont menaantes car elles peuvent tromper les profanes. Elles rendent aussi trs difficiles lmergence des jeunes auteurs dont les uvres ne garantissent pas des succs commerciaux. 2. 5 La collaboration

Les forces et les manipulations journalistiques peuvent agir aussi de manire plus subtile en introduisant dans les univers autonomes, des producteurs htronomes qui, avec lappui des forces externes, reoivent une conscration quils ne peuvent pas recevoir de leurs pairs. Lorsquun producteur dmission de tlvision ou de radio invite un chercheur, il lui donne une forme de reconnaissance. Larbitrage mdiatique devient de plus en plus important dans la mesure o lobtention de crdits peut dpendre dune notorit dont on ne sait plus trop ce quelle doit la conscration mdiatique et la rputation auprs des pairs. Ainsi,, sexprimer ou non la tlvision est une question centrale dont la communaut scientifique devrait se proccuper afin de protger lautonomie, condition du progrs scientifique. Pour que les mdias imposent leur pouvoir sur des univers comme lunivers scientifique, il faut quils trouvent des complicits dans le champ considr. Les crivains, les artistes, les savants sont demandeurs de leur accs aux mdias. On peut analyser cette dpendance en disant que plus les gens sont reconnus par leurs pairs pour leur comptences, plus ils sont ports rsister ; linverse, plus ils sont htronomes et attirs par le commercial, plus ils sont enclins collaborer. Un champ trs autonome est un champ dans lequel les producteurs nont pour clients que leurs concurrents. Conqurir lautonomie impose de dbattre entre spcialistes avec des mthodes scientifiques pour avoir un vrai dbat scientifique. Or, la tlvision oppose trs souvent des gens qui nont rien en commun et qui ne devraient pas parler ensemble. On ne peut condamner priori toute forme de collaboration avec les mdias. Mais, la collaboration entendue comme soumission sans conditions des contraintes destructrices des normes des champs autonomes est combattre. La tlvision met galement en question lautonomie du champ politique. Les mdias agissant comme instrument dinformation mobilisatrice, une forme perverse de la dmocratie directe sous la pression des passions collectives pas ncessairement dmocratiques annihile la distance lgard de lurgence. On voit rapparatre une logique de la vengeance contre laquelle toute la logique juridique et politique sest constitue. 2. 6 - Droit dentre et devoir de sortie La question des rapports entre sotrisme et litisme se pose avec les mdias. Comment concilier lexigence de puret inhrente aux travaux intellectuels, qui conduit lsotrisme, avec le souci dmocratique de rendre ces acquis accessibles au plus grand nombre ? La tlvision produit deux effets. Dune part, elle abaisse le droit dentre dans un certain nombre de champs en consacrant sociologue, crivain des gens non reconnus comme tels dans ces professions. Dautre part, elle peut atteindre le plus grand nombre. Pour chapper lalternative entre litisme et dmagogie, il faut maintenir voire lever le droit dentre dans les champs de production, et, renforcer le devoir de sortie . Le nivellement du niveau culturel peut venir des exigences mdiatiques dans les champs de production culturelle. Il faut dfendre les conditions de production pour faire progresser luniversel et, en mme temps, il faut travailler gnraliser les conditions daccs luniversel afin dlever le niveau culturel des citoyens. On peut et on doit lutter contre laudimat au nom de la dmocratie.

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La tlvision rgie par laudimat contribue faire peser sur le consommateur suppos libre et clair les contraintes du march, qui ne sont pas lexpression dmocratique dune opinion collective claire, rationnelle. Annexe Lemprise du journalisme Lobjet ici est lemprise que les mcanismes dun champ journalistique de plus en plus soumis aux exigences du march exercent, dabord sur les journalismes, et ensuite en partie travers eux, sur les diffrents champs de production culturelle, champ juridique, littraire, artistique, scientifique. Il sagit dexaminer comment la contrainte structurale du champ journalistique modifie les rapports de force lintrieur des diffrents champs et exerce des effets trs semblables dans ces univers trs diffrents. Le champ journalistique fait peser sur les champs de production culturelle un ensemble deffets lis la distribution des journaux et des journalistes, selon leur autonomie par rapport au march des lecteurs et celui des annonceurs. Le degr dautonomie dun organe de diffusion se mesure sans doute la part de ses recettes provenant de la publicit et de laide de lEtat, ainsi quau degr de concentration des annonceurs. Le degr dautonomie dun journaliste dpend dabord de la scurit de son emploi, ensuite de la position de son journal dans lespace des journaux (plus prs du ple intellectuel ou du ple commercial ), puis, de sa position dans lorgane de presse, enfin, de sa capacit de production autonome de linformation. Les diffrents pouvoirs, en particulier les instances gouvernementales, agissent par les contraintes conomiques mais aussi par toutes les pressions autorises par le monopole de linformation lgitime (notamment des sources officielles). Ce monopole donne aux autorits des armes dans la lutte qui les oppose aux journalistes pour manipuler les informations ou les agents chargs de les transmettre tandis que la presse essaie de son ct de manipuler les dtenteurs de linformation pour tenter de lobtenir et de sen assurer lexclusivit. Sans oublier le pouvoir symbolique exceptionnel que confre aux autorits de lEtat la capacit de dfinir, par leurs actions, dcisions, interventions dans le champ journalistique (interviews, confrences de presse ) lordre du jour et la hirarchie des vnements qui simposent aux journaux. Quelques proprits du champ journalistique Le champ journalistique contribue renforcer, au sein de tous les champs, le commercial au dtriment du pur , car il sorganise selon une structure homologue celle des autres champs et le poids du commercial y est beaucoup plus grand. Le champ journalistique sest constitu au XIXe sicle autour de lopposition entre les journaux sensation et les journaux analyses et commentaires objectifs. Deux principes de lgitimation du champ journalistique sopposent : la reconnaissance par les pairs accorde aux journalistes respectueux des valeurs internes, et, la reconnaissance par le plus grand nombre matrialis par le profit financier. La dontologie en matire de journalisme rside dans les contraintes et les contrles croiss que les journalistes font peser les uns et les autres et dont le respect fonde les rputations dhonorabilit professionnelle. Il y a peu de sanctions positives pour les journalistes, part les reprises . Et les sanctions ngatives sont peu prs inexistantes. Le champ journalistique est soumis en permanence aux verdicts du march, travers la sanction directe de la clientle ou indirecte de laudimat. Les journalistes sont sans doute dautant plus enclins adopter le critre audimat dans la production (faire simple, faire court, etc) ou dans lvaluation des

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produits (passe bien la tlvision, se vend bien, etc) quils occupent une position hirarchique plus leve, dans un organe de presse plus directement dpendant du march. Dans la logique spcifique dun champ orient vers la production de nouvelles , la concurrence pour la clientle conduit la recherche du scoop et dautant plus que lon est proche du ple commercial. Or, nombre de scoops ne sont perus que par les concurrents, les journalistes tant les seuls lire lensemble des journaux. Ce fonctionnement place la pratique journalistique sous le signe de la prcipitation et du renouvellement permanent. Effet peu favorable lautonomie, la concurrence incite surveiller en permanence les activits des concurrents afin de profiter de leurs checs en vitant leurs erreurs, et de contrecarrer leurs succs en essayant demprunter les instruments supposs de leur russite. Ainsi, la concurrence favorise souvent luniformit de loffre. Ce mcanisme impose aussi lensemble du champ les choix des instruments de diffusion les plus soumis aux verdicts du march, telle la tlvision, ce qui contribue orienter toute la production vers la conservation des valeurs tablies. Mme si leur efficience saccomplit presque toujours travers les actions de personnes singulires, les mcanismes du champ journalistique et les effets quils exercent sur les autres champs sont dtermins par sa structure propre. Les effets de lintrusion Lemprise du champ journalistique tend renforcer en tout champ les agents et les institutions proches du ple le plus soumis leffet du nombre et du march. Les journalistes et les journaux srieux sont eux-mmes contraints de faire des concessions la logique du march introduite par la tlvision commerciale. Certaines analyses de la tlvision ont d leur succs auprs des journalistes au fait quelles confrent une lgitimit dmocratique la logique commerciale en se contentant de poser en termes de plbiscite un problme de production et de diffusion culturelle. Ainsi, lemprise du champ journalistique menace lautonomie des diffrents champs de production culturelle en renforant les agents les plus sensibles aux profits externes parce quils sont moins riches en capital spcifique. Lemprise du champ journalistique sur les champs de production culturelle sexerce principalement travers lintervention de producteurs culturels situs entre le champ journalistique et les champs spcialiss (littraires, philosophiques, etc). Ces intellectuels-journalistes sont en mesure dexercer deux effets majeurs : - introduire des formes nouvelles de production culturelle situes entre sotrisme universitaire et journalisme exotrique - imposer des principes dvaluation des productions culturelles qui donne la ratification dune apparence dautorit intellectuelle aux sanctions du march. Et ils peuvent compter sur le soutien de ceux qui prennent des produits de culture moyenne pour des uvres davant-garde ou qui dnigrent les recherches davant-garde au nom des valeurs du bon sens. Et ces derniers peuvent leur tour compter sur lapprobation de tous les consommateurs intresss se dissimuler leurs capacits dappropriation. Devant cette menace, deux stratgies sont possibles : marquer fermement les limites du champ et restaurer les frontires menaces par lintrusion journalistique, ou tenter dimposer dans les diffrents champs les acquis et les conqutes rendues possibles par lautonomie. Divulguer les acquis les plus rares de la recherche scientifique ou artistique avance suppose la mise en question du monopole des instruments de diffusion de cette information par le champ journalistique

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et aussi la critique de la reprsentation des attentes du public que construit la dmagogie commerciale de ceux qui sinterposent entre les producteurs culturels et la grande masse des consommateurs. Le champ politique a en commun avec le champ journalistique dtre plac sous lempire de la sanction du march et du plbiscite. Lemprise du champ journalistique renforce les tendances du champ politique se soumettre la pression des attentes du plus grand nombre, parfois passionnelles et irrflchies, et, souvent constitues en revendications par la presse. La presse surtout tlvise agit comme le sondage qui instaure une relation directe avec les lecteurs sans mdiation. Il dpossde tous les porte-parole de leur capacit travailler une laboration critique des opinions de leurs mandants. Ce processus affaiblit lautonomie du champ politique et la capacit accorde aux reprsentants (politiques ou autres) dinvoquer leurs comptences dexperts ou leur autorit de gardiens des valeurs collectives. Enfin, le champ juridique, loin dobir des vrits et des valeurs universelles, est galement travers par des contraintes qui bouleversent les procdures ou les hirarchies sous la pression des ncessits conomiques ou la sduction des succs journalistiques. 6 Conclusion Gnralits Cette analyse sur la tlvision et le journalisme est dune parfaite actualit. Ces moyens de communication sont placs au cur des socits actuelles et participent activement la construction des civilisations modernes. Si lon considre les centaines de millions de tlspectateurs qui y consacrent une part importante de leur temps libre, la tlvision reprsente le phnomne mondial le plus important la fin du XXe sicle. Elle lest aussi par linfluence quelle exerce sur les comportements individuels et collectifs. Cest pourquoi laudiovisuel est un secteur stratgique sur le plan conomique et sur le plan culturel. Afin danalyser les arguments de Pierre Bourdieu, il me semble utile de prciser quelques points de lhistoire et du contexte dans lequel volue laudiovisuel. La tlvision a connu trois priodes dans son volution. Durant environ cinquante ans jusquen 1985, les tlspectateurs taient captifs et ne recevaient que un, puis deux, puis trois programmes mis par le service public. Une deuxime priode de 1986 1996 a t le temps de la concurrence entre tlvisions commerciales prives et le secteur public. LEtat a conserv alors un quasi-monopole de diffusion et la possibilit ddicter des rglementations protectrices en faveur de la production audiovisuelle franaise. En 1986, la Commission Nationale de la Communication et des Liberts (CNCL) a garanti lindpendance de la tlvision. En 1989, le Conseil Suprieur de lAudiovisuel (CSA) a t la clef de vote du systme du double secteur public et priv, et le point de passage oblig des dcisions qui rgissent laudiovisuel. La troisime priode est celle des bouleversements technologiques. Elle a commenc depuis peu. Les satellites de diffusion directe et le numrique font entrer la tlvision dans son ge adulte. Les images et les sons parviennent du monde entier au tlspectateur, qui peut choisir ses programmes en tout indpendance. La politique franaise dintervention et de rglementation active devrait donc tendre disparatre et lusager orientera les programmes puisquil arbitrera entre les supports. Les tlspectateurs taient, il y a une vingtaine dannes, plusieurs centaines de millions face quelques groupes nationaux de diffusion, sans grande possibilit de choix hors des limites nationales. Ils sont maintenant plus de deux milliards face des milliers de chanes dont certaines diffusent sur tout ou partie dun continent, voire dans le monde entier. Le village mdiatique est devenu un village mondial. Mais qui, des tlspectateurs ou des diffuseurs, sera le plus puissant et qui simposera ? Les tlspectateurs dans leur grande majorit nont pas encore pris conscience de cette question. Or, si en

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dmocratie cest le nombre qui lemporte, encore faut-il que ceux qui forment cette majorit le sachent. Cest pourquoi dans le face--face diffuseurs-tlspectateurs, les premiers continuent dominer la situation grce aux moyens en tout genre dont ils disposent. Si des nations saccordent reconnatre une fonction humaniste la tlvision, elles doivent avoir le courage dune politique conforme cette conviction. Elles devront rsister la pression de puissances, qui, faute de contre-pouvoirs, pourraient entraner luniformisation des peuples au plus bas niveau, en gommant toute identit culturelle. Pierre Bourdieu dnonce le fait que la tlvision creuse la division entre ceux qui peuvent lire des quotidiens srieux et ceux qui ont pour seul bagage politique linformation fournie par la tlvision. Il me semble que la division ne sarrte pas ce niveau : avec lapparition des chanes tlvises abonnement ou page, des catgories de tlspectateurs vont sans doute apparatre en fonction de contingences conomiques beaucoup plus fortes, le prix dun abonnement tlvisuel tant bien plus lev que celui dun journal. Comme l'analyse Dominique Wolton dans "Eloge du grand public", "jamais une opration de segmentation sociale et culturelle, dans la pure tradition de marketing, n'aura t pense en faisant pour se lgitimer, autant appel ce qui lui est le plus noble, les valeurs culturelles et dmocratiques". Le progrs technologique, qui connat une si rapide volution, va aussi entraner une croissance exponentielle de la production de fictions. Les nations industrialises vont se lancer dans une prodigieuse comptition qui les conduira engager une lutte sans merci. Par consquent, loffre de programmes ira dans le sens de linternationalisation et de luniformisation, sachant que la croissance de loffre, et donc de la demande, ainsi que le dveloppement de la technologie rduisent considrablement les cots de production et de diffusion. Les programmes destins au march international devront correspondre aux gots dun public aussi large que diversifi. De ce point de vue, les standards amricains (civilisation de melting-pot) et asiatiques (par dculturation progressive et capacit dadaptation tonnante) sont les plus performants. Certes, les chanes vocation thmatique ou culturelle se dvelopperont, mais, en sadressant un public restreint, il leur faudra recourir au financement par abonnements, ce qui limitera forcment leur impact. La tlvision du plus grand nombre risque de se cantonner une offre de programmes bas de gamme ; et si une certaine partie de la population accepte de sabonner des chanes thmatiques culturelles, la tlvision numrique pourrait accentuer encore les ingalits au sein de la socit. Cette situation est grave pour lidentit culturelle de chaque pays. Cest pourquoi il serait indispensable dadopter, lchelle de lEurope, une stratgie qui permette aux industries audiovisuelles europennes de se hisser au niveau de leurs concurrentes amricaines et japonaises. Lvolution technologique va encore sacclrer avec la tlvision numrique et le multimdia. Hier, des images, familires ou inconnues, saffichaient lcran de notre tlvision ; aujourdhui, cest sur celui de notre ordinateur quelles commencent apparatre. Tout ce que lhomme dit, tout ce quil crit, peint, compose ou btit et tout ce que la nature nous offre de remarquable circulera bientt sur les autoroutes de linformation. Aujourdhui, nous sentons confusment que lmergence de ces nouvelles techniques de diffusion et dinformation va entraner, court terme, des bouleversements importants dans les industries et dans les pratiques culturelles. Le numrique, par exemple, apporte lamlioration de la qualit de limage, laccroissement de la quantit dimages diffuses et dinformations fournies, linteractivit. De grandes incertitudes demeurent car les nouvelles technologies multimdias modifieront en profondeur les habitudes de consommation audiovisuelle. La segmentation de loffre influera invitablement sur la demande sans quil soit possible den prvoir avec exactitude les consquences. A la fin du 20e sicle, les organisations de laudiovisuel patiemment mises au point lchelle de chaque pays dans le monde ont subi larrive dune pluie de chanes venues du ciel qui font pntrer partout des images dailleurs. La tlvision est omniprsente, un peu la faon dune immense toile daraigne qui entoure le monde. Il est donc indispensable de savoir sen servir afin den faire un outil de civilisation et non

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dalination. Il faudrait la fois de la formation par les mdias et de la formation aux mdias. Double projet pour un seul projet : l'humanisme. Aujourdhui, le rle de la tlvision varie dun pays lautre en fonction de lavance culturelle de la population et de sa culture propre et de la structure des mdias du pays. Lemprise de la tlvision et du journalisme sur la socit sexerce travers tous les mcanismes dcrits par Pierre Bourdieu, mais aussi, par un poids conomique que je dirai direct : laudiovisuel reprsente un secteur dactivit potentiel important avec les emplois de ceux qui le fabriquent ou laniment et les quipements matriels ncessaires son fonctionnement. Actuellement, sur le systme hertzien terrestre, de couverture quasi nationale, le secteur public de laudiovisuel franais dispose de trois canaux (France 2, France 3 et le cinquime rseau occup par Art et la cinquime) tandis que le secteur commercial en utilise trois (TF1, M6, Canal +). Ensemble, ces chanes diffusent quelques cinquante-sept mille heures de programme par an. Dautre part, plusieurs dizaines de chanes sont disponibles par cble ou satellite (les fameux bouquets de tlvision numrique). Ces innovations technologiques sont porteuses de croissance conomiques en raison des nombreux quipements quelles rendent ncessaires. Au plan mondial, le seul renouvellement du parc de tlviseurs reprsente un march de lordre du milliard dunits ! Dans tous les pays dvelopps, la tlvision ncessite un ensemble considrable de moyens, tandis qu'elle met en jeu d'innombrables intrts. C'est dire que, si elle pose des problmes d'une extrme complexit, il importe, avant tout, de ne pas oublier les usagers qui peuvent en tre soit les bnficiaires soit les victimes. Il leur faut en effet avoir conscience des mcanismes par lesquels le got de la tlvision devient un besoin tyrannique et de ce qu'il en rsulte, non seulement pour eux, mais surtout pour leurs enfants. Il n'est pas exagr de dire que c'est un problme essentiel pour l'homme moderne puisqu'il s'agit de l'exercice de sa libert. Tout se passe dans la civilisation moderne comme si on inoculait aux personnes pour des fins commerciales, des gots et des dsirs qui n'ont pas de racines dans notre vie physiologique profonde, mais qui rsultent d'excitations psychiques ou sensorielles dlibrment infliges. C'est le cas de la tlvision. Une fois l'influence du petit cran admise, on peut reconnatre que la tlvision ne peut que montrer le monde tel qu'il est. Toutefois, il en est comme d'un rayon de soleil qui rflchi sur un miroir plan ne peut qu'blouir, mais, rflchi par un miroir concave peut incendier. Pierre Bourdieu incrimine la perversit des mdias en raison de leur structure, mais, il me semble que la structure est notamment la rsultante des agissements individuels. La structure donne simplement du poids lappt du gain et du pouvoir aux humains qui laniment. Violence et tlvision En diffusant des images, tant fictives que relles, du monde et de la vie, la tlvision nous offre le spectacle de la violence qui marque si fort notre prsent. Voil qui pose un premier problme. Il existe un second rapport, moins gnralement peru, entre tlvision et violence. En quelques annes, la tlvision a pris une place essentielle dans notre vie quotidienne en devenant le grand moyen de distraction. Elle influence nos esprits et pas toujours dans le sens souhaitable : il suffit de penser la propagande de la politique, de la publicit (cette tlvision est agressive l'gard de ceux qu'elle affole ou sduit et qui n'ont pas les moyens de cder aux messages), et, de la sous-culture laquelle elle confre le prestige de l'image. La manipulation et l'emprise des mdias sur tous les secteurs de la socit dnonces par Pierre Bourdieu sont aussi une forme de violence exerce. Afin d'informer, la tlvision donne chaque jour le spectacle des drames et des cruauts qui se dchanent travers le monde, et l'on ne peut pas dire qu'elle le fasse toujours avec sobrit. Mais,

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comme elle doit galement distraire, elle y ajoute avec plus d'abondance encore, les spectacles de la violence imaginaire, sujet favori des films et des uvres de fiction. Or, elle touche tous les publics (adultes, adolescents, enfants) et les fascine tous. C'est surtout par cette violence que nous avons l'impression de vivre dans un climat chang et d'assister une dgradation irrsistible de la civilisation. Une telle vision du monde peut-elle, la longue, rester sans effet ? En somme, la tlvision tant la fentre sur le monde o sont montres la fois fiction et ralit, et, o saffichent de nombreux drames quotidiennement, les images poignantes perdent de leur force. La fiction en arrive produire autant dmotion que la ralit parfois. Le mot de violence est parfois difficile dfinir car il peut tre confondu et rduit l'emploi de la force physique. Or, la violence englobe toutes les situations o une contrainte oblige autrui faire ou subir ce qu'il ne veut pas, qu'il s'agisse de force physique comme dans un crime, de pression morale comme dans l'intimidation, ou de supriorit intellectuelle comme dans l'escroquerie. En outre, cette violence peut agir d'un seul coup ou bien s'exercer par une pression continue. Si la tlvision fait autant appel la violence, c'est qu'il s'agit d'une loi constante du spectacle. La technique pour attirer les foules et retenir leur attention a toujours t de faire appel leur motivit. Les deux ressorts les plus prouvs furent de tout temps l'amour (on dit maintenant le sexe) et la violence. Au sommet du palmars de la violence se situent, sans concurrence possible, les productions amricaines dont notre tlvision fait une grande consommation. Des observations particulirement srieuses ont t faites en 1976 par une commission d'enqute cre dans l'Ontario au Canada. Les rsultats des recherches de cette commission sont valables au premier chef pour la tlvision : les mdias peuvent collaborer la propagation de la violence sociale, et cela de trois faons. Tout d'abord, ils peuvent contribuer faire natre un climat favorable la violence, non seulement en engendrant des frustrations et des besoins que les adolescents ne peuvent satisfaire que par la violence, mais aussi en prsentant la violence comme un moyen assez normal en notre monde et, en tout cas, facile, efficace et gnralement impuni. Ensuite, ils peuvent exagrer ou aggraver les effets de la violence, soit en augmentant la peur et le sentiment d'inscurit, soit en affaiblissant par l'accoutumance la sensibilit l'anomalie que la violence constitue. Cette commission canadienne a tabli que deux catgories de tlspectateurs sont vulnrables la violence mdiatise : les adultes psychiquement et psychologiquement vulnrables (environ 5 10% des adultes) et la grande majorit des enfants et des adolescents. A la suite de ces travaux canadiens, des chercheurs amricains se sont tourns vers l'tude d'autres effets moins connus de programmes qui sont, au contraire, teneur pro-sociale et dont on a pu constater de effet bnfique. La violence tlvise est rvlatrice d'une entreprise de dvalorisation du monde, des fins purement commerciales. Il faut donc s'lever contre l'ide que la tlvision ne serait qu'un fidle reflet de notre socit dans ses grands et petits cts. De la mme faon, l'affirmation selon laquelle la tlvision ne donne au public que ce qu'il demande n'est pas totalement fonde. En ralit, la violence vhicule dans les mdias est, avant toute chose, l'expression subreptice d'un pouvoir, car elle exprime bien l'une des reprsentations, fruste mais efficace, du pouvoir. Cette violence met en scne victimes et bourreaux, opprims et oppresseurs, domins et dominants. Elle engourdit les facults de l'imagination. Elle pousse accrditer l'image d'un monde irrmdiablement imperfectible. Les images dfilent mais la ralit se fige. L'agressivit est la principale consquence de l'exposition rpte la violence tlvisuelle, mais elle n'en est pas la seule.

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La dsensibilisation, pour tre moins visible, n'en est pas moins grave. On parle de dsensibilisation lorsqu'une exposition prolonge un stimulus engendre une raction motionnelle rduite ce stimulus et une accoutumance. Le troisime effet de la violence dans les mdias est la peur. La tlvision violente conduit le spectateur faire concider ses perceptions de la ralit avec celles du monde irrel de l'image tlvise. Il s'agit aussi de la peur de devenir victime de la violence. La rptition de scnes violentes la tlvision entretient un climat et provoque le repli sur soi ou sur le "chez soi". Il s'agit sans doute l de l'un des lments du cocooning apparu au cours des annes 80. Les jeunes tlspectateurs, qui ont forcment moins d'exprience de la vie relle, y sont particulirement sensibles. Il est presque criminel de leur prsenter une image aussi dgrade du monde dans lequel ils vont entrer et o ils vont prendre leur place. La tlvision n'est pas un mdia comme les autres : c'est l'lment culturel prdominant dans lequel la plupart des enfants grandissent et se forment aujourd'hui. Le but de l'enseignement est de former les esprits et cette formation passe par l'explication de la reprsentation du monde. Face une ralit complexe, un jeune enfant doit apprendre la rduire en schmas reprsentatifs clairs afin de juger et d'agir. Or, la tlvision, devenue le prcepteur brouillon et bavard de tous les enfants, les pousse se faire du monde une reprsentation kalidoscopique et donc inutilisable, quand elle n'est pas fausse ou effrayante. Pour la premire fois dans l'histoire de l'humanit, la transmission de la reprsentation du monde ne se fait plus seulement par les parents, l'cole, l'glise ou les livres de la maison familiale, mais, par des conglomrats d'intrts lointains qui ont quelque chose vendre. L'abus de tlvision modifie de fond en comble l'attitude de l'homme vis--vis du monde. La ralit devient pour lui un spectacle auquel il reste tranger. Que risque la jeunesse sous l'influence de cette sous-culture qui consiste absorber passivement, et hautes doses, des programmes de tlvision sans effectuer de choix vritables ? Il est probable que la jeunesse sera coupe des vrais problmes, prive d'autrui car elle aura pour ides des clichs, et pour passions des dsirs fabriqus. Il est donc temps d'exercer l'une des plus importantes responsabilits qui soient : celle de choisir ce quoi nous occupons nos loisirs. Cette ncessit de choix s'est matrialise au Canada par l'invention d'une puce antiviolence qui rend possible pour les parents et les ducateurs le contrle de l'accs aux missions prsentes sur le petit cran. Information et mdias Pour le citoyen aujourd'hui, le problme est d'chapper l'emprise de la puissance mdiatique afin de conserver une libert de jugement et de dcouvrir la ralit des choses derrire la mise en scne. Tout le monde croit gnralement qu'un mdia consiste donner une image ou reproduire un fait. Or, le mdia produit un rel nouveau des faits. Nous vivons ainsi dans un univers plusieurs dimensions : celle que nous connaissons travers notre vie quotidienne, et puis, plus prsente encore et surtout plus forte, celle que d'autres nous restituent sur le petit cran. L'information devrait dvelopper la rationalit, mais elle provoque l'inverse, comme si la raison basculait sous la vague des images, de l'affectivit, des passions. Les sentiments collectifs parfois les plus irrationnels sont soudain rveills ; cela est d'autant plus redoutable qu'ils sont amplifis par les moyens instantans de communication. Les passions ont des racines plus puissantes que la raison. La raison donne une certaine libert : dans la mesure o elle critique, elle aide prendre de la distance alors que l'immersion dans le sensible peut rendre fanatique ou fou. Quand l'information devient un produit vendre et donc capter de l'auditoire pour faire de l'argent, les acteurs des mdias sont embarqus dans un bateau ivre.

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Le chroniqueur Philippe Meyer lanait ainsi cette boutade : "Le risque est grand que la socit perde la boussole, si la tlvision perd le nord !" La dsinformation est devenue monnaie courante. Il est paradoxal de constater qu' l'poque de l'emploi de technologies ultra-sophistiques de prise de vue et de tlcommunication, les journalistes ne parviennent parfois rendre que peu d'images intressantes lors d'vnements majeurs. C'tait le cas lors de la guerre du Golfe en 1991. La pression tait telle l'antenne que les journalistes n'avaient plus le temps d'aller aux sources de l'information, d'analyser les vnements avant de les prsenter. Le choix d'une information, son traitement, sa hirarchisation ne sont pas des oprations neutres. Se retrancher derrire la fameuse distinction faits/commentaires ne suffit pas. Ces considrations poussaient Hubert Beuve-Mry, qui aprs l'avoir fond, a dirig "Le Monde" pendant vingt-cinq ans, recommander plutt qu'une mythique objectivit le respect absolu de l'honntet qui consiste chercher la vrit ; et sans hsiter, si l'on s'est tromp, reconnatre ses erreurs. La charte franaise du journalisme est claire : "un journaliste, digne de ce nom, tient la calomnie, l'altration des documents, la dformation des faits, le mensonge, pour les plus graves fautes professionnelles." Ainsi, la dontologie se ramne essentiellement une question d'thique personnelle. De leur ct, les hommes politiques veulent naturellement profiter d'une influence dont ils constatent le pouvoir sans toujours en mesurer la nocivit. Ils utilisent la tlvision, productrice d'images, pour promouvoir leur image et leur position sous l'angle le plus favorable. Cette mthode explique comment une lection aujourd'hui peut se gagner sur une impression temporaire, bonne ou mauvaise, produite lors d'un dbat tlvis. Il suffit que l'image propose concide suffisamment avec le politiquement correct ambiant. Les dbats sont organiss comme un spectacle qui doit plaire o les acteurs connaissent parfaitement les rgles du jeu. Ils ont le dsir de marquer des points plus que d'informer. L'image l'emporte sur le concept. La tlvision donne lieu un trafic d'influences. Certains hommes politiques vont choisir, par exemple, l'mission dans laquelle ils interviendront, le prsentateur ou le journaliste qui les interrogera, les invits clbres en compagnie desquels ils apparatront. La tlvision devient un march de la notorit. Les plus grands gagnants de ce systme sont les hommes des mdias qui ont acquis le pouvoir d'exercer une pression auprs de ceux qui veulent se montrer leur ct et de faire monter les enchres. En parallle des pouvoirs lgislatif, excutif et judiciaire ncessaires au fonctionnement de l'Etat franais, se sont ajouts le pouvoir de la presse la fin du XVIIIe sicle et celui de l'audiovisuel depuis quelques dcennies. Dans la socit moderne, l'opinion publique doit tre indpendante vis--vis des pressions politiques pour que les citoyens aient une ide juste du fonctionnement de l'Etat et des orientations donner leur vie. Si cette indpendance existe, le peuple peut se faire couter, se dfendre et peser sur les dcisions de l'Etat. Culture et tlvision Pierre Bourdieu met en avant le rle noble de la tlvision, savoir la diffusion des connaissances des scientifiques auprs du public en permettant ainsi sa formation. Prter un rle ducatif limage, cest un peu prsomptueux. Pour apprendre, il faut du temps. Il est noter que les heures passes regarder la tlvision ne semblent pas produire le mme effet denrichissement intellectuel que le temps consacr apprendre travers la lecture douvrages : elles ne permettent demmagasiner que fort peu de connaissances.

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La tlvision donne au spectateur limpression de savoir car elle lui laisse le souvenir des images marquantes par leur valeur motive. Mais, laudiovisuel nest pas le conceptuel, et, les informations instructives diffuses quotidiennement par la tlvision ne sont pas retenues comme elles le seraient si elles taient issues dune lecture. La tlvision apporte une ouverture desprit indniable au public. Trs jeunes, les enfants peuvent avoir vu des spectacles quune vie humaine ne suffisait pas auparavant rencontrer : des hommes sur la lune, New-York, des villes sous les bombardements Plus rien ne les surprend, mais, ils nont pas emmagasin pour autant des connaissances tangibles. Ceci sexplique sans doute par la quantit dinformations diffuses par la tlvision sans lien logique entre elles et la vitesse laquelle ces lments dfilent. Le tlspectateur na pas la possibilit de structurer les images en ides ordonnes qui lui permettraient de restituer des connaissances. Le tlspectateur peut garder de nombreuses images en mmoire parmi celles qui ont touch sa sensibilit, un peu comme des visions isoles. Mais, ces images ne constituent pas une culture. Les images peuvent dfiler sans tre parlantes pour le spectateur qui na alors rien retenir. Au contraire, lorsque les producteurs savent mettre en uvre le langage visuel avec un talent pdagogue ou artistique, on saperoit que les informations passent si vite sous les yeux quil nest pas possible de vraiment en profiter. La tlvision droule quotidiennement des kilomtres de pellicule, chargs d'images plus ou moins insignifiantes empruntes aux domaines les plus divers et dans lesquels se noient les documentaires et les films les mieux construits. Cette situation ne favorise pas la porte culturelle de ces missions dans l'ensemble du public. Bien plus, le tlspectateur refuse en gnral de faire un effort intellectuel et n'attend que de la distraction. Ainsi, dans ces conditions, la majorit des spectateurs ont tendance se laisser porter par les programmes tlviss en s'abandonnant au mouvement qui les emporte de plaisir en plaisir, mme si ils seraient capables de choisir. Un grand nombre de tlspectateurs s'assoient rgulirement pour de nombreuses heures devant le petit cran, quelque soit le programme propos. Donc, la grande masse des tlspectateurs a une attitude passive qui n'est gure favorable apprendre quelque chose ou avoir un il critique pour discerner les manipulations utilises couramment par les producteurs et les journalistes. Rclament de la culture la tlvision, les tlspectateurs cultivs et ceux qui ressentent le besoin de progresser dans leur vie professionnelle, sociale ou personnelle. Il faut se rendre l'vidence : on ne cultive pas ceux qui ne le dsirent pas, mme avec les meilleures missions du monde. On risque au contraire de les ennuyer et de les inciter se tourner vers des programmes moins austres, souvent emprunts de mdiocrit, voire de vulgarit. Pourtant, les manipulations de fabrication dnonces par Pierre Bourdieu visent en partie rendre les missions agrables regarder pour soutenir l'attention du public et lui offrir un produit sans dfauts apparents. Il sagit notamment pour les producteurs des chanes de tlvision de crer du contenu afin que les tlspectateurs restent attentifs jusqu la plage de publicit qui est la source dargent essentielle pour les tlvisions commerciales. Tous les produits diffuss la tlvision font lobjet dune prparation mticuleuse, quils soient enregistrs pralablement avant leur diffusion ou bien quils soient mis en direct. Tout est rpt soigneusement afin de fabriquer un produit attirant de qualit et conforme au bon got actuel, quil sagisse de la messe du dimanche, du journal tlvis ou de nimporte quelle autre mission. Cependant, la tlvision dispose d'un atout majeur pour intresser le spectateur : elle offre la prsence de celui qui exprime sa pense et rend ainsi l'accs l'information beaucoup plus vivant que si il devait

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se plonger seul dans des ides. Si les producteurs de tlvision veulent bien ne pas dtourner les buts nobles de vulgarisation des connaissances, le petit cran est un outil intressant qui a ses attraits. La tlvision a sans doute un rle complmentaire ct de celui des livres. Le rle de la tlvision dans la diffusion et la dmocratisation de la culture devient, par contre, indiscutable lorsqu'elle retransmet des concerts, des opras, des pices de thtre. Grce elle, ce ne sont plus seulement quelques Parisiens ou provinciaux de passage dans la capitale qui accdent ces reprsentations, mais, des millions de personnes peuvent aussi en bnficier quelque soit leur situation gographique. Si la tlvision reflte la socit, en mme temps, elle la modle : le temps consacr une consommation irrflchie et passive d'images tend dtourner les hommes de leurs devoirs envers leurs semblables et notamment de l'ducation des enfants. La tlvision fait les modes, fabrique les gots du public. Les comptences, les qualits objectives ne motivent pas toujours trs logiquement les succs mdiatiques, et, ne garantissent pas la reconnaissance du talent par le plus grand nombre. Le sociologue Francis Balle prcise que "ce qui importe, ce n'est pas le contenu du message, mais la faon dont il est transmis, et plus encore, le mdia grce auquel il est transmis". Ceci signifie par exemple que le mode de transmission de la culture influe sur cette culture, donc, dtermine les modes de penser, d'agir et de sentir de la socit. Ceci rejoint aussi la tlvision cratrice de ralit que dcrit Pierre Bourdieu. La tlvision est un danger pour la dmocratie dans la mesure o le public accepte des programmes de plus en plus mauvaise qualit imprgns de violence, de sexe et de sensationnel. Apprendre regarder le petit cran devrait tre enseign comme on apprend l'usage de produits dangereux afin d'aller vers une consommation responsable. Il faut dvelopper en particulier l'esprit critique des citoyens devant la rception des images afin qu'ils distinguent, par exemple, la nouvelle de la rumeur ou qu'ils comparent les diffrentes interprtations des faits proposes. Dvelopper un usage responsable de la tlvision est l'affaire de tous les citoyens ; ce n'est pas seulement celle des lites intellectuelles de la nation comme le laisserait penser l'interpellation de Pierre Bourdieu convenir d'un mode de fonctionnement pour accepter d'intervenir sur le petit cran. Le moyen d'action des citoyens le plus direct et lgitime est d'intervenir auprs de leurs reprsentants du Parlement pour qu'ils mettent en place les moyens ncessaires au contrle du secteur de l'audiovisuel. Les citoyens ne peuvent tirer leur motivation effectuer cette dmarche que dans la mesure o ils comprennent le rle de la tlvision dans la formation de l'opinion publique, dans l'ducation des enfants, dans l'veil la culture, dans les mcanismes psychologiques et l'influence sur les comportements. En fonction des choix collectifs dominants, la tlvision peut devenir un moyen de distraction mdiocre, de propagande insidieuse, de publicit abusive qui dveloppe la passivit, ou bien, elle peut contribuer notamment au dveloppement des esprits dans le sens de notre culture nationale avec une ouverture sur le monde. L'article premier de la loi du 7 aot 1974 dfinissait bien un rle noble la tlvision : "Le service public national de la radiodiffusion-tlvision franaise assume, dans le cadre de sa comptence, la mission de rpondre aux besoins et aux aspirations de la population, en ce qui concerne l'information, la communication, la culture, l'ducation, le divertissement et l'ensemble des valeurs de civilisation." Mais, depuis cette date, est-ce que les conjonctures conomiques et l'ampleur du poids des mdias expliquent que les professionnels de l'audiovisuel ne se recentrent plus face ces obligations ? En tout cas, les professionnels de la tlvision du service public et ceux de la tlvision prive n'ont certainement pas la mme interprtation de cette phrase.

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En matire d'audiovisuel comme dans toutes les activits humaines, il est possible de respecter les droits de l'homme en recherchant la justice, ou de suivre une politique la Machiavel base sur la force et la ruse. Le trait de Pierre Bourdieu est trs utile dans la mesure o il met en lumire des mcanismes qui vont l'encontre du droit et de la dmocratie. Il faut souhaiter, en effet, une tlvision et une presse honntes et soucieuses de tous les citoyens plutt qu'au service des intrts particuliers de quelquesuns. Emprise du journalisme Lannexe intitule lemprise du journalisme nonce des ides qui ont t reprises et dveloppes dans la partie principale du livre Sur la tlvision . Plusieurs ides sont reprises dans plusieurs chapitres ; par exemple, la tlvision fabrique des ralits, la concurrence entre journalistes aboutit luniformisation de linformation. La censure exerce sur linformation par les journalistes franais est telle que certaines nouvelles sont connues grce la presse trangre. Les journalistes, les intellectuels-journalistes constituent une socit-corporation de linformation qui ne se contente pas de slectionner les faits quelle transmet mais les commente et les analyse pour le public. Or, une exprience tonnante peut tre vcue lorsque linformation diffuse concerne directement le tlspectateur qui la reoit. Ceci permet de sapercevoir que souvent les donnes exposes sont inexacte (noms corchs, chiffres errons, faits mal interprts) tel point quon a du mal croire quil sagit de sa propre ralit. Sans tre directement concern par linformation, il est facile aussi de remarquer lorsque des informations sont diffuses en boucle, que les donnes diffrent parfois dun journal lautre. On ralise ainsi quil est difficile de parler de ce que lon ne vit pas soi-mme. Or, les journalistes diffusent grande chelle des ides approximatives. Tout le monde peut ainsi croire se forger un jugement sur tel sujet ou telle personne et ne faire que lenfermer dans des ides prconues. Les journalistes ont tous la mme formation, la mme culture, les mmes sources. Le manque de culture gnrale ou spcialise ne permet aux journalistes de mettre en perspective les informations quils recueillent.

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