Petite Biblio Anthropo Med t1
Petite Biblio Anthropo Med t1
Petite Biblio Anthropo Med t1
(2002)
Un document produit en version numrique par Jean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Courriel: [email protected] Site web pdagogique : http://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de: "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothque numrique fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web: http://classiques.uqac.ca/ Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/
Cette dition lectronique a t ralise par Jean-Marie Tremblay, bnvole, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi partir de :
Jean Benoist, anthropologue Une petite bibliothque danthropologie mdicale. Une anthologie. [Tome I] Paris : A.M.A.D.E.S., Diffusion Karthala, 2002, 363 pp. M Jean Benoist, anthropologue, nous a accord le 19 mai 2008 son autorisation de diffuser ce livre dans Les Classiques des sciences sociales. Courriel : [email protected] Polices de caractres utilise : Pour le texte: Times New Roman, 14 points. Pour les citations : Times New Roman, 12 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2004 pour Macintosh. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition numrique ralise le 10 juin 2008 Chicoutimi, Ville de Saguenay, province de Qubec, Canada.
Jean Benoist
Mdecin et anthropologue Laboratoire dcologie humaine, Universit dAix-Marseille III, France.
Esprit dAlice Lakwena (1985-1996). (A. Mary) BENEDUCE R. et R. COLLIGNON (sous la dir. de), Il sorriso della volpe. Ideologie della morte, lutto e depressione in Africa. (M. Tartari) BENNANI J., Le corps suspect. (R. Berthelier) BENNANI J., La psychanalyse au pays des Saints. Les dbuts de la psychiatrie et de la psychanalyse au Maroc. (O. Douville) BENOIST J., Anthropologie mdicale en socit crole. (A.-M. DAns) BENOIST J., Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical. (R. Mass) BENOIST J. et A. DESCLAUX (sous la dir. de), Anthropologie et sida. Bilan et perspectives. (F. Loux) BENSA A., Les Saints gurisseurs du Perche-Gout. Espace symbolique du Bocage. (J. Gutwirth) BONNET D., Corps biologique, corps social. Procration et maladies de lenfant en pays mossi, Burkina Faso. (M. Dacher) BRODWIN P., Medicine and Morality in Haiti. The Contest for Healing Power. (C. Benot) BRUCHON-SCHWEITZER M. et R. DANTZER, Introduction la psychologie de la sant. (I. Ville) BUCKLEY A.D., Yoruba Medicine. (P. Jorion) CAPRARA A., Transmettre la maladie. (R. Mass) CARRICABURU D., Lhmophilie au risque de la mdecine. (J. Benoist) CHARUTY G., L Saada)
E
COUVENT DES FOUS, LINTERNEMENT ET SES USAGES EN LANGUEDOC AUX XIXE ET XXE SICLES
. (J. Favret-
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TER
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Jean Benoist Une petite bibliothque danthropologie mdicale. Une anthologie. [Tome I]
Quatrime de couverture
Ce volume est un outil pdagogique pour les tudiants et un utile carnet de notes pour les enseignants et les chercheurs. Issu des comptes-rendus parus dans diverses revues scientifiques, il regroupe les analyses et les commentaires crits par des experts sur 149 livres. On y rencontre les multiples aspects de lanthropologie mdicale, depuis son cur jusqu ses frontires fort permables avec lanthropologie gnrale, la religion, lpidmiologie ou la sant publique. Parmi ces livres, quelques uns sont devenus des classiques, dautres peuvent sembler mineurs, tandis que certains seront des dcouvertes pour le lecteur. eux tous, ils construisent le paysage dune anthropologie tourne vers la faon dont les socits peroivent , dfinissent et expliquent ces agressions que sont la maladie et la mort, et les moyens quelles emploient pour prendre en charge les demandes de ceux qui les subissent.
Jean Benoist Une petite bibliothque danthropologie mdicale. Une anthologie. [Tome I]
Remerciements
Nous remercions pour leur autorisation les rdactions des revues suivantes, dont nous vous indiquons ci-dessous ladresse : Anthropologie et socits Dpartement danthropologie, Facult des sciences sociales, Universit Laval, Qubec, G1K 7P4 Canada. courriel : [email protected] Bulletin dAMADES LEHA, 38 avenue de lEurope, 13090 Aix en Provence, tel. 04.42.95.24.20. Cahiers dtudes Africaines Centre dtudes Africaines, cole des Hautes tudes en Sciences Sociales, 54 Boulevard Raspail, 75006 Paris. Ecologie humaine (a cess de paratre)
LEthnographie A/s LEntretemps ditions, 18 Rue Saint-xupry, ZI de la Lauze, BP 30228, 34434 St-Jean de Vdas. courriel : [email protected] Ethnologie franaise Muse des Arts et Traditions populaires, Avenue Mahatma Gandhi, 75016 Paris. Etudes croles Institut dtudes croles, Universit de Provence, 28 avenue R. Schuman, 13621 Aix-en-Provence. LHomme Laboratoire danthropologie sociale du Collge de France, 52 rue du Cardinal Lemoine, 75005 Paris. Psychopathologie africaine Service de psychiatrie, CHU de Fann, BP 5097, Dakar, Sngal. Sant, Culture, Health (a cess de paratre) Sciences sociales et sant CERMES 182 boulevard de La Villette, 75019 Paris.
Jean Benoist Une petite bibliothque danthropologie mdicale. Une anthologie. [Tome I]
Prsentation
Par Jean Benoist
Qui na rv de saisir dun coup dil le panorama de ce que dautres ont pens, vcu, crit sur le thme qui le proccupe ? Or, malgr les lectures accumules, tout semble se passer comme si la mmoire fuyait, la faon du paysage vu dun train en marche : ce qui est rcent est bien peru, net, vident, puis mesure que passe le temps, tout se fond dans un tableau gnral, de moins en moins prcis, et le dtail que lon cherche retrouver est devenu inaccessible. Mais surtout, il y a tout ce quon naura jamais lu Cest de telles rflexions quest ne cette anthologie. Elle offre une vue panoramique, grce cette immense rserve de connaissances que sont les comptes-rendus parus dans des revues scientifiques. Dans cette rserve, souvent nglige, sont enfouis les multiples aspects de lanthropologie mdicale, depuis son cur jusqu ses frontires fort permables avec lanthropologie gnrale, la religion, lpidmiologie ou la sant publique. Rdiges souvent par des experts en la matire, ces analyses prsentent, puis commentent, un livre. Certaines sont plus prcises que dautres, mais je me
suis efforc ici de ne retenir que des contributions qui apportent de linformation au lecteur, et qui concernent des livres quil a intrt dcouvrir, mme sils font parfois lobjet dune apprciation qui les conteste. Je nai pas hsit largir le champ couvert, en direction douvrages qui, sans tre proprement parler au centre du thme de cette anthologie, lenrichissent par des donnes ou des points de vue novateurs. Parmi ces livres, on en trouvera donc quelques-uns qui sont devenus des classiques, dautres qui peuvent sembler mineurs, tandis que certains, peu connus, seront des dcouvertes pour le lecteur. eux tous, ils construisent le paysage dune anthropologie tourne vers la faon dont les socits peroivent, dfinissent et expliquent ces agressions que sont la maladie et la mort, et les moyens quelles emploient pour prendre en charge les demandes de ceux qui les subissent. Par-del limmdiatet du mal et de la mort, ce sont des cadres de rponses aux nigmes que sont le corps et la vie qui se dgagent alors. Car le champ de lanthropologie mdicale est fort large ; dailleurs, comme tout ce qui touche aux soins, il est plus un carrefour o convergent de multiples voies quun territoire bien clos : outre ce qui est directement concern par le fait mdical, y affluent le sacr et les religions, la botanique, lhistoire des ides et les forces et quilibres de pouvoir au sein des socits, et cette anthologie reflte bien cette ralit chatoyante. Comme il est de pratique gnrale dans la communaut scientifique internationale, lexpression d anthropologie mdicale , ne se limite donc pas lacception troite que certains combats darrire-garde franco-franais auraient voulu lui assigner. Pas plus que lanthropologie religieuse ne se limite aux religions codifies de lOccident, ou lanthropologie culturelle la culture au sens du ministre de la culture , lanthropologie mdicale ne se cantonne ce que prennent en compte les mdecins. La lgitimit de sa dnomination tient justement cette largeur de son horizon. Lanthropologie mdicale implique que lattention se porte sur tout ce quoi on remdie en prenant soin de celui qui demande aide : elle traite du malheur, de sa gestion, de son interprtation ; elle dpasse le corps, ses agressions et ses
lsions, et porte sur les voies multiples par lesquelles les socits ont donn des rponses aux questions que le fait dtre vulnrables, souffrants et mortels pose toute lhumanit et chaque individu. Cette anthologie est certes loin dtre complte. Son mode de constitution impose certaines contraintes, du fait que certains ouvrages nont malheureusement pas fait lobjet de recensions dans les revues consultes, du moins dans celles qui ont accept que nous reproduisions des textes quelles avaient publis. Nous navons pas eu de refus, en fait, mais quelques absences de rponse qui ont contraint limiter le champ couvert. Dautre part, au moins dans ce premier essai, il aurait sembl trop lourd daller puiser dans des revues en dautres langues et de simposer des traductions. La slection des analyses a pos quant elle deux problmes : certains ouvrages ont t lobjet de nombre de comptes-rendus entre lesquels il a fallu choisir. On a privilgi dune part ceux qui donnaient un rsum clair et complet du livre, dautre part ceux qui en faisaient une vritable analyse, appuye sur un point de vue thorique ou personnel nettement exprim, mais on ne peut en la matire viter un certain arbitraire. Malheureusement il a t ncessaire de se contenter parfois de comptesrendus plus sommaires afin quun bon ouvrage ne soit pas absent de ce volume. On a limin quelques ouvrages dont les comptes-rendus montraient les insuffisances majeures, mais cela na t fait que rarement, de faon laisser ouvert le spectre des textes prsents. Parmi les absences, on pourra noter quelques ouvrages franais importants, et beaucoup douvrages parus en dautres langues. Limportante production en anglais, bien que dune qualit trs ingale et sujette de nombreuses rptitions au long des fluctuations des modes en matire de thorie a beaucoup plus apporter quil ny parat ici, et on sefforcera ultrieurement de parer ces limitations. Je tiens remercier tous les responsables des revues qui ont aimablement autoris la reproduction de ces extraits, et jen profite pour souligner limportance des revues danthropologie. Elles seules permettent de saisir le mouvement de la pense en marche, de la recherche qui se fait. La pratique
de plus en plus frquente des numros thmatiques permet au lecteur de sorienter dans la multitude des publications. Nous donnons en fin de ce volume les adresses des revues qui ont collabor cette entreprise, et nous conseillons aux lecteurs, surtout ceux qui ne viennent pas directement dune formation en anthropologie, de les suivre rgulirement. Jean Benoist
A. Index thmatique
Accouchement, construction culturelle et enjeux politiques de l : Lindenbaum ACSF (Analyse des comportements sexuels en France) : Bajos Adaptation & volution culturelle : Alland Affaire Milingo, ministre de gurison de Mgr Milingo (Zambie) : Te Haar ges de la vie, services mdicaux spcialiss selon les : Kleinman d Agression, jalousie orales & mauvais il : Dundes Aicadura, maladie infantile provoque par le contact dun enfant ou de sa
mre enceinte avec des morts (Amrique latine) : Sturzenegger Ajustement et coping (processus en vue de diminuer limpact dun vnement) : Bruchon-Schweizer Albert Atcho, prophte thrapeute de Basse Cte dIvoire : Piault Alcool, ethnologie des anciens alcooliques : Fainzang c Alimentation, culture et transplantation : Cook Allaitement et VIH en Afrique de lOuest : Desclaux b Altrations de la conscience : Brodwin me, mdecine de l : Lemoine (des chamanes hmong), Ohnuki-Tierney (des chamanes anous), Perrin (des Indiens Guajiro), Roseman (Temiar de Malaisie), Rsing, Girault (Callawaya, Bolivie), Rubel Amniocentse : Lindenbaum Amulettes : Gimlette a, Girault, Ortigues, Perrin Annonce (et absence dannonce) de la sropositivit au VIH : Hassoun, Klepp, Vidal du cancer : Pfleiderer Anthropologie de la maladie en France : Fainzang b Anthropologie des traumatismes sociaux (guerres, gnocides, famines, terreurs, ) :Kleinman b Anthropologie du mal : Kleinman b Anthropologie mdicale, Alland, Bennani, Fainzang b, Good, Kleinman a, Lindenbaum applique, Allue X., Mass, Mogensen critique, Fassin b, Lindenbaum (dans perspective de la sociologie de la connaissance) Dufresne Anthropologie nutritionnelle : de Th, Fassin d, Sargent b Anthropologie politique de la sant : Fassin a b c, Hours a b Anthropologie psychanalytique : LHomme, Mohia-Navet, Ortigues. Apartheid et sant publique, Kleinman b, Packard (tuberculose) Applicabilit des rgles occidentales dthique de la recherche en contexte transculturel, Macklin Ayurvedique, mdecine indienne , Kleinman b, Mohia-Navet b Bian, objets magiques, rituels chez les Evuzok, Cameroun : Mallart Biomdical, regards critiques sur le savoir : Lindenbaum Biothtique (4 principes : justice sociale, bienfaisance, non malfaisance, respect de la personne) : Macklin. Voir : thique Biomdecine nazie, modle holiste de la : Kleinman b Bori (culte de possession haoussa, Niger, Nigeria) : Lewis Wall
Bouddhisme (incidences des croyances sur les conceptions et les pratiques mdicales, la formation et lexpression des symptmes) : Kleinman c et d Bregbo (village de la lagune Ebri, Basse Cte dIvoire, communaut thrapeutique du prophte harriste Albert Atcho) : Piault Brujo, sorcier : Rossman, Rsing, Sturzenegger Burn out en milieu infirmier :Vga Cahiers dun gurisseur : en ewondo (Cameroun) Mallart a, crole Benoist a Cancer, maladie et exprience : Saillant, et modes de vie, cancers et alimentation : de Th, temporalit et cancer Mnoret Candombl : Bastide (Bahia), Loyola (Rio de Janeiro) Ccit : Davis Chagas (analyse critique dune politique de sant de lutte contre le au Venezuela) : Lindenbaum Chagrin : Kleinman c Chamanes : Kleinman a ( Taiwan), Lemoine (Mhong en France), Menendez (Maya, Yucatan, Mexique), Ohnuko-Tierney (Anou, Japon), Perrin (indiens Guajiro, Venezuela), Rossi (Huichol, Mexique) Chants curatifs chez les Temiar (Malaisie) : Rossman Charmes & talismans : Kleinman d, Voir Drogues Chaud/froid, opposition catgorielle dans les maladies : Faqqi (chez Touareg), Kleinman d (en Chine, Taiwan), Sturzenegger (Argentine) Chronicisation, conomie politique de linvalidit : Lindenbaum Cholra : Fabre Chou-chien (divination en Chine) : Kleinman d Classes gnrationnelles, classes dge : Attias-Donfut Colonies, mdecine et sant aux : Mohia-Navet Conception, procration : Bonnet Confession dans les conflits de sorcellerie chez les Zulu : Jacobson-Widding diaboliques, en sorcellerie : Piault Confidentialit des donnes personnelles et droit des malades : Dozon, Macklin Confrries de possds : Voir : jin-Don, Ghimbala, Torou Consentement clair : Macklin Contagion (limaginaire du mal en Occident) : Fabre Contagion chez les Alladian : Caprara, chez les Bisa, Fainzang a Convulsions : Brodwin
Corps, anthropologie du : Loux b intrieur, reprsentations, intimit avec les fluides, organes, rythmes : Durif immatures de ftus et nourrissons, tres liminaires : LegrandSebille biologique et corps social : Bonnet viols, violents : Kleinman b discours scientifique postmoderne sur le systme immunitaire) : Lindenbaum hrosation des souffrance des veuves politiques (Afrique du Sud) : Kleinman b pratiques dentretien du corps Travaillot Couleurs dans la smiologie mdicale (trilogie blanc, rouge, noir chez les Yoruba) : Buckley, Ngubane (trilogie blanc, rouge, noir chez les Nyuswa-Zulu) Councelling en matire de MST, VIH/sida : Klepp Croles : Benoist a (la Runion) b (Guyane), Sturzenegger (ethnomdecine du Chaco argentin) Culpabilit (sentiment de) : Beneduce, Piault (de la perscution la culpabilit). Cultes populaires en France, Saints gurisseurs : Bensa. Schmitt Culture bound syndrome, syndromes culturels : Winzeler. Dcision (decision making) entre diffrentes alternatives thrapeutiques : Sargent Demande (construction de la de soins) : Allu (en pdiatrie), Corin (chez les migrants) Dmographie (sida en Afrique) : Turner Dpistage du sida en Cte dIvoire : Vidal gntique, risques hrditaires et prvisibles : Dozon Dpression & culture : Beneduce (en Afrique), Kleinman c ( en Afrique et New York ; en Chine ; en Iran ; & bouddhisme au Sri-Lanka) Dsordres de stress post-traumatiques : Lindenbaum Deuil : Beneduce (Afrique), Kleinman c (Iran), Legrand-Sebille (de malmorts, ftus, nouveaux-ns, nourrissons) Dviance : Voir : Drogues, Folie, Idiot de village,
Devins, divination, techniques, fonction divinatoire : Fainzang a (Bisa), Fassin d (Fa, Bnin), Gimlette a (Malaisie), Jacobson-Widding (Meru [Tanzanie], Zulu [Afrique du Sud], Botswana), Kalis (Sereer, Sngal), Kleinman d (Chine, Taiwan), Leiderer (Divination par la mygale [gam] chez les Bekpak Bafia, Cameroun), Mallart a et b (Evuzok, Cameroun) Diagnostic de maladie fatale (annonce) : Macklin Dialectique biologie-culture dans les discours de sant : Lindenbaum Dictionnaire de mdecine malaise : Gimlette b Dite alimentaire dans mdecine chinoise : Kleinman d Disease (versant biologique, maladie du mdecin) : Kleinman a, Mass, Mogensen Douleur, anthropologie de la : Allu, Baszanger, Delvecchio Good, Good, Hassoun, Jaulin, Kleinman b, Rey Drpanocytose ou anmie falciforme : Cook, Dozon, Edelstein Drogues, prostitution, pauvret & marginalit Dakar-Pikine : Werner Drogues, mdicaments dusage populaire en Malaisie : Gimlette a Droit de mourir dans la dignit, droits des malades : Allue M. DSM, Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, American Psychiatric Association : Kleinman c, Pfleiderer. cole, information en matire de VIH/sida l : Klepp cole de mdecine de Harvard : Lindenbaum ducation la sant : Fassin d, Mass Efficacit magique, rituelle, symbolique, thrapeutique : Benoist a ,Corin b, Devisch, Kleinman a Effroi et perte de lme (Callawaya, Bolivie) : Rsing. Voir : Susto glises de gurison, pastorale et gurison : Tardif motions & maladies dpressives : Kleinman c nergie vitale : Bonnet, Kleinman d Enfants malades & monde mdical : Cook Enseignements de gurisseurs Blabak-a-Nnong (Bekpak du Cameroun) : Leiderer Entits nosologiques populaires en Afrique de lOuest : Jaffr pidmie, pidmiologie : Fabre du sida en Afrique : Dozon; Hati Farmer, Brodwin ; Turquie Good thique, droit et morale : Kleinman b, Mohia-Navet b tiologies, conceptions et catgories tiologiques : Fainzang a (Bisa),
Zempleni Ethnomdecine : Sargent Ethnopharmacologie : Sargent b. Mallart Ethnopsychanalyse : Adler, Bennani, Mohia-Navet, Juillerat Ethnopsychiatrie : Bastide a, Beneduce, Bennani, Devisch, Dozon, Kleinman d (Chine, Tawan), Sargent Evu (substance fondamentale, force ncessaire au devin comme au sorcier, chez les Beti) : Mallart a et b Exprience de la maladie : Good, Hassoun, Lindenbaum (sa construction socio-culturelle), Vidal. Expertise psychiatrique en justice pnale : Lindenbaum Explanatory model (modle explicatif) : Kleinman a Familles & soignants : Cook Fantasme (inconscient ; rituel Yangis, et les mythes qui le fondent chez les Yafar) : Juillerat Fatigu (tre), expression, plainte : Pfleiderer Fcondit : Fassin d Femmes face au sida : Hassoun (Abidjan), Kleinman b (Hati), Klepp (Tanzanie), Sobo (aux USA) Feng (vent, comme agent de malaises, de maladies) : Kleinman d Fivre jaune (la fondation Rockefeller dans la lutte conte la au Brsil) : Sargent Financement communautaire des soins de sant en Afrique subsaharienne : Kaddar Flaux sociaux : Fabre Ftus : Legrand-Sebille Folie : Bastide a et b, Brodwin (en Hati), Charuty a (internement en France), Charuty (pratiques chrtiennes de la folie), Ohnuki-Tierney (chez les Anous, Japon), Storper-Perez (au Sngal), Xanthacou (au Ploponnse, Grce). Gnies (les), thrapeutes du politique au service du march (Laos) : Hours b Gestion de la fertilit fminine : Macklin Ghimbala (confrrie de possds Songhay, Niger, Mali) : Gibbal Groupes risques en matire de prvention au VIH : Klepp Gurisseurs itinrants des Andes : Girault Gurison, anthropologie de la de lalcoolisme : Fainzang Guinefort, gurisseur denfants : Schmitt
Gyncologie, obsttrique juive au Moyen ge : Barkal Handicaps moteurs : Cook Health care system (rseau des rponses aux problmes entrans par la maladie) : Kleinman a Hmophilie : Carricaburu Histoire (ou rcits) de vie et anthropologie de linfortune : Favret-Saada, Kleinman b, Saillant (patients cancreux), Sargent a (femmes racontent leurs grossesses et accouchements, Bariba), Sharp (Madagascar) Holy Spirit Mobile forces : Behrend Homosexuels (choix thrapeutiques de patients infects par VIH) : OConnor Hpital, ethnologie de l : Vga. Voir aussi : Urgences Humanitaires (actions) en matire de sant en Hati, regards critiques : Farmer, Tardif Humeurs, thorie des : Faqqi, Kleinman d. Voir chaud/froid Idiome de dtresse : Migliore Idiot de village : Xanthacou Ifa (dieu de la divination Yoruba, Nigeria) : Buckley Ihamba (rituel de la dent chez les Ndembu) : Macklin Illness : Benoist a, Kleinman a, Mass, Mogensen cf. Disease, Sickness Immigrs : Bennani Imputations de causalit, responsabilit de la maladie : Fainzang b Imu (chez les Anous des les Sakhaline et Hokkaido, Nord du Japon) : Winzeler Incapacit physique ou mentale (disability) : Macklin Infcondit, thrapie rituelle (khita) chez les Yaka (Zare) : Devisch; kaaleen des Diola, Casamance, Sngal) Fassin a et d Infirmier (monde infirmier lhpital) : Vga Infirmit, corps infirmes et socits : Stein. Voir aussi : Handicaps Interruptions mdicales de grossesse : Legrand-Sebille Invalidit, processus symbolique, conomie politique de l : Lindenbaum Itinraires thrapeutiques : Benoist a et b, Brodwin, Fassin a et b, Janzen, Kalis, Loyola, Sturzenegger Jin-Don (confrrie de possds, Mali) : Gibbal a et b
Kahungo, maladie traditionnelle en milieu rural Tonga : Mogensen Kaliya (entit nosologique chez les Senoufo) : Jaffr Kan-hsiang (physiognomonie, en mdecine chinoise) : Kleinman d Kiimse(sing kiima) anctres en moore (Mossi, Burkina Faso) : Bonnet Kinkirse (kinkirga, sing) gnies en moore (Mossi, Burkina Faso) : Bonnet Koteba (thtre Bambara, Mali) : Benoist c Kpere ki (maigrir-mourir, le sida) : Fieloux Laniia (amulettes, Indiens Guajiro) : Perrin Langage du corps : Bennani a Lap (rve guajiro) : Perrin Latah ; Winzeler Lpre : Benoist b, Moulin (construction sociale de la en Colombie) Lobison (Loup garou, Argentine) : Sturzenegger Longing (dsir nostalgique li la perte des mes, Temiar de Malaisie) : Roseman Luette (gurisseur peul coupeur de , Mali) : Gibbal b Maghrbins (travailleurs immigrs en France) : Bennani a Maisons pour femmes ges vgtariennes (Chinois en Malaisie) : Kleinman d Maladie de loiseau chez les Mossi : Jaffr Maladies de lenfant : Bonnet, Kalis, Kleinman a Maladies mentales, sociologie des : Bastide a, Kleinman d (en Chine) Malaria : Moulin (lutte en URSS contre la) Malheur & infortune (imbrication entre ordre biologique et ordre social) : Mogensen Malmort, mauvaises morts, morts malfiques : Legrand-Sebille Manuels danthropologie du corps et de la maladie pour les professions de sant, infirmires : Loux b diagnostique et statistique des troubles mentaux, de lAmerican Psychiatric Association : Kleinman c, Pfleiderer (histoire du ) de sciences sociales lusage des techniciens du dveloppement et de la sant: Fassin d Maraboutage (magie instrumentale), travail ligeeye lebou-wolof) : Ortigues Marcou (7e fils dune srie continue denfants mles, cens gurir) : Bensa
Marionnettes (Haoussa, Niger) : Benoist c Marusio (celles qui assistent aux accouchements) Bariba, Bnin : Sargent a Materia medica dun gurisseur : camerounais, Leiderer ; runionnais , Benoist a Matrones traditionnelles bariba (Nord-Bnin) : Sargent a Mauvais il (,jettatura, malocchio, maluocchiu) : Dundes, Migliore, Sturzenegger Mdecins gnralistes, de ville, de quartier, de famille, de campagne : Galam, Migliore Mdecine, usage de la et de la maladie dans le discours colonial) : Lindenbaum Mdecine chinoise : Kleinman d Mdecine malaise : Gimlette Mdecine telle que pratique dans divers pays occidentaux : Payer Mdecine traditionnelle chez les Anous (les Sakhaline, Hokkaido, Japon) : OhnukiTierney chez les Bekpak (Bafia) du Cameroun : Leiderer chez les Callawaya (Bolivie) : Rsing a et b chez les Evuzok (Cameroun) : Mallart a et b chez les Haoussa (Nigeria : Lewis Wall chez les Kanaks (Nouvelle Caldonie) : Salomon chez les paysans maya du Yucatan : Menendez chez les Sereer du Sngal : Kalis dans les socits industrielles : Spicer des campagnes de France : Loux b thalandaises : Golomb Mdecine tropicale : Moulin Mdecines alternatives, mdecines parallles, mdecines douces : Benoist a, Laplantine, OConnor Zimmermann Mlancolie : Kleinman c, Pfleiderer Mnopause (dimension culturelle de sa perception) : Corin, Lindenbaum (tats-Unis et Japon) Mres/enfants (soins, relations) : Bonnet, Cook Mthodes en anthropologie mdicale : Fassin d, Sargent b Miasmes : Fabre
Mirynchit (Sibrie) :Winzeler Mort (idologie de la mort, deuil, etc.) : Beneduce, Kleinman b, LegrandSebille Mortalit infantile, son histoire et volution : Legrand-Sebille. Sargent a Messianisme : Behrend, Te Haar Mort crbrale : Macklin Mort prochaine, exprience de la : Des Aulniers, Saillant MST (maladies sexuellement transmissibles), lutte contre les : Klepp Musique dans les thrapies chez les Temiar de Malaisie : Roseman et danses dans rituel Ihamba des Ndembu (Zambie) : Turner Mutilations sexuelles chez les femmes : Macklin Narrativit [disease narrative] : Faqqi, Good, Hassoun, Mogensen, Salomon, Vga, Vidal, Werner Ndpp [ou ndoep] (culte de possession par les rab, lebou-wolof, Sngal) : Ortigues Ndimsi, monde de la nuit (Douala, Cameroun) : de Rosny Nng (esprits auxiliaires des chamanes hmong) : Lemoine Neurasthnie : Kleinman c Neurologie, service de dans un hpital parisien : Vga Nevra (tre sur les nerfs, femmes Grecques au Canada) : Pfleiderer Nvrose post-traumatique : Bennani a Nganga (gurisseur dans lre bantu) : Tardif, de Rosny Nkuk, agents surnaturels agissant en faveur de certaines personnes chez les Evuzok, Cameroun : Mallart b Non compliance, non observance des prescriptions mdicales : Lindenbaum Normalit, concept de dans les appareils de ltat moderne : Kleinman b Nostalgie : Roseman (Temiar de Malaisie). Voir : Longing Nourrissons, nouveau-n, nouvelles techniques reproductives : LegrandSebille Observation participante dun service hospitalier en France : Peneff Obsttrique, (croyances et pratiques) : Mallart a (chez Evuzok, Beti, Cameroun), Sargent a (chez les Bariba, Bnin). Occultisme en birmanie : Kleinman d dipe, mythe d, spcificits culturelles et universaux : Juillerat, Ortigues ONG de lutte contre le sida : Klepp
Ong-ia-kong (culte curatif de lancienne mdecine chinoise, Tawan) : Kleinman d Onirologie guarijo : Perrin Orang asli, tradition mdicale : Kleinman d Orisha, Dieux, entits Yoruba (Nigeria) : Buckley Orphelins du sida (prise en charge de enfants) : Desclaux a, Benoist c Paludisme : Fassin d Pangol (animal, esprits ancestraux chez les Sereer) : Ortigues Pasmo (Amrique latine) : Sturzenegger Passions amoureuses, maladies associes aux en Inde : Pfleiderer Peau, grands brls : Allu M. Pdiatrie & culture : Cook. Voir aussi : Allu X., Delaisi de Perceval Plerinages (aux Saints gurisseurs) : Bensa Pense mystique : Fainzang a Perscution (raction et interprtations perscutives) : Beneduce, Ortigues, Piault Personne, notion de , conception de la : Bonnet, Mallart (des Evuzok), Perrin (Guarijo) Personnels de sant (aides-soignants, agents de service, infirmiers, etc.) : Peneff Peste : Fabre Peur : Kleinman b Pharmaciens, au Qubec : Collin Pharmacope : des Indiens Kallawaya, Girault, des Evuzok (Cameroun), Mallart a, La Runion, Benoist a Placebo : Lachaux Pluralisme mdical : Benoist a et b, Brodwin, Fainzang, Fassin a (dans la banlieue de Dakar), Fassin d (au Congo), Girault (dans les Andes), Golomb (en Thalande), Jacobson-Widding (en Afrique), Janzen (au Bas-Congo), Kalis (au Sngal), Kleinman a et d ( Taiwan, Chine), Loyola (au Brsil), Menendez (au Yucatan, Mexique), in 108 (Vietnam, Chine), Pfleiderer, Rossi (Huichol, Mexique), Sargent a (Bariba, Nord-Bnin), Spicer (aux USA), Sturzenegger (Chaco, Argentine) Politiques de la drogue en France et Angleterre : Dozon Pollution, catgorie anthropologique, narrativit de la : Fainzang a, Mogensen Possession : Bastide b, Behrend, Benoist a, Brodwin; de Certeau (
dmoniaque en Europe, Loudun, XVIIe sicle) ; Gibbal a et b (au Mali) ; Hours (Laos), Jacobson-Widding (Borana, Maasai), Lewis Wall (bori haoussa), Ortigues (chez les Wolof, Lebou, Sereer), Sharp (Madagascar), Tardif (et vision que lEglise a du Dmon) Pouvoir et maladie dans la banlieue de Dakar (Sngal) : Fassin a Pratiques de recherches en anthropologie mdicale : Fassin d Prsence des familles sur les lieux dintervention : Peneff Prservatifs, prjugs relatifs leur usage, rle dans la prvention : Klepp Prvention et promotion de la sant : Benoist c, Klepp, Mass Professions de sant : OConnor Prophtisme et thrapeutique : Behrend, Piault Propret, sociologie des pratiques de : Fassin d Proverbes autour du corps et de la sant : Loux b Psychanalyse, au Maroc : Bennani Psychanalyse et anthropologie : Juillerat, Ortigues Psychiatrie sociale : Bastide a, Contini Psychiatrisation des croyances rurales en France : Charuty Psychosomatique (modle) : Bruchon-Schweizer, Pfleiderer PTSD, Post traumatic stress disorders : Lindenbaum Puriculture, pratiques de soins aux enfants : Delaisi de Perceval Plas (tres sacrs chez les indiens Guajiro) : Perrin Quarantaines sanitaires : Fabre Rab (animal, esprit ancestral chez les Wolof, Lebou, Sngal) : Ortigues Ranimation nonatale : Cook Rcits de rves chez les Teliar de Malaisie : Roseman. Rductions embryonnaires : Legrand-Sebille Rfrence (la) anthropologique dans la pratique clinique : Corin b Rfugis : Kleinman b (srilankais en Grande-Bretagne), Regards anthropologiques en psychiatrie : Corin Rincarnation en Afrique & drpanocytose : Edelstein Relation mdecins/malades : Fassin d (dans un village en Colombie), Kleinman a (communication patient-praticien Taiwan), Macklin (analyse thique) Relation mre/enfant : Beneduce Relativisme culturel et thique, plaidoyer contre le : Macklin Renouveau charismatique : Contini Respect des traditions comme argument thique : Macklin
Rves : Bastide, de Rosny, Fainzang a, Perrin, Roseman. Voir aussi : Onirologie Risque, construction culturelle de la notion de li laccouchement discours des pidmiologistes, cliniciens, femmes inuit : Lindenbaum Rituels autour de la mort et traitement du corps : Legrand-Sebille Sages-femmes, pratiques des : Lindenbaum, Sargent a Saints gurisseurs (du Perche-Gout) : Bensa Sanctuaires rpit, pratiques chrtiennes autour de dcs de nouveaux-ns : Legrand-Sebille Sang, dsordres du & reprsentations de ltat de sant, Hati : Brodwin Sant (la) mtaphore de lordre politique au Laos : Hours Sant mentale : Corin (Abitibi, Nord Qubecois) ; conceptions culturelles de la et thrapies : Marsella Sant publique, critique de la : Dozon, Hours, Mass Schizophrne: Lindenbaum Slection sexuelle des enfants natre : Macklin Sexualit (comportements sexuels) & sida : Bajos, Klepp, Sobo, Vidal Sickness (maladie) : Mass Sida : Bajos, Benoist c, Carricaburu, Desclaux a et b, Dozon, Epstein, Fabre, Farmer (en Hati), Grmek (histoire du ), Hassoun (Abidjan), Klepp (Tanzanie), Mogensen (Tonga, Zambie), OConnor, Sobo, Turner, Vidal. Voir aussi : Kpere ki Siiga, force vitale en moore (Mossi, Burkina Faso) : Bonnet Silence des soignants en matire de VIH/sida : Vga Sinistrose : Bennani Sociologie de la sant, faonnement socital de la sant : Druhle Sorcellerie : de Rosny ; Favret-Saada (dans le Bocage, France) ; JacobsonWidding (chez les Zinza, Tanzanie) ; Mallart a et b (chez les Beti, Evuzok, Cameroun), Ohnuki-Tierney (Anous, Japon), Ortigues (dmm wolof-lebou, nacq sereer, Sngal ; sorcier mangeur dme, sorcier anthropophage) ; Piault (socits lagunaires de la Cte dIvoire), Rsing (Mexique, Bolivie), Sargent a (witch-babies chez Bariba), Sturzenegger (Argentine). Souffrance sociale engendre par les pouvoirs politiques : Kleinman b Stress (thorie du) : Bruchon-Schweizer Suan-ming (prdiction en matire mdicale en Chine, Taiwan) : Kleinman d Sujet, en anthropologie et en psychanalyse : LHomme Suicide : Beneduce
Sumu (entit nosographique des Soso de Guine) : Jaffr Surdit : Davis Susto : Rubel, Sturzenegger Syphilis : Fabre Systmes de sant, approche par les malades : Fassin a (Sngal) Tai chi chuan (dtente respiratoire contrle) Kleinman d Tang-ki (chaman, Taiwan) Kleinman a et d Taosme (incidences des croyances sur les conceptions mdicales, et lexpression des symptmes) Kleinman c et d Tmoignage de malades, relations aux soins, au corps mdical, lhpital : Allu M., Jaulin de malades lapproche de la mort : Des Aulniers ; Jaulin sur les rapports avec gurisseurs traditionnels : de Rosny Terreur : Kleinman b Therapy managing group (groupe organisateur de la thrapie) : Janzen Torture : Kleinman b Torou (gnies des eaux chez les Songhay : Gibbal b Trajectoires conjecturales (gestion de) dans les cas de cancer : Menoret Transe : Bastide b , Gibbal a et b, Lemoine, Roseman Transfusion sanguine et transmission du VIH/sida : Klepp Transmission : Caprara, Desclaux b (du VIH), Fabre Transplantation dorganes : Macklin Traumatisme : Kleinman b Tristesse : Kleinman c, Pfleiderer Tromba (possession sakalave Madagascar) : Sharp Tuberculose en Afrique du Sud (histoire, histoire sociale) : Packard Types de prise en charge du malade dans le systme de sant : Kleinman a Umbanda (Brsil) : Benoist b, Loyola Unani, mdecine indienne : Kleinman a Unit psychiatrique de vtrans de guerre, sant communautaire : Lindenbaum Urgences : pdiatriques Allu X. ; VIH/sida en Afrique, Desclaux a et b; service des urgences : Peneff Usages socio-politiques des recherches sur les facteurs de risques : Lindenbaum
Vie quotidienne dans trois dispensaires et un hpital au Cameroun : Hours a Vieillir en Afrique : Attias-Donfut Viol des femmes : Kleinman b Violence, reprsentation de la , du mal : de Rosny, Kleinman b (violences politiques) Vodou : Brodwin Wanl (esprit auxiliaire du chamane, Indiens Guajiro) : Perrin Weisacker [von] (uvre de , pre de la mdecine psychosomatique) : Pfleiderer Weyno (entit nosologique songhay-zerma) : Jaffr Witch-babies, prmaturs, enfants ns dents, se prsentant anormalement : Sargent a Yangis (rituel sans paroles chez les Yafar) : Juillerat Yin/yang : Kleinman b Zones risques en matire de transmission du VIH/sida : Klepp
Abidjan (Cte dIvoire) : Hassoun, Vidal Acholi (Ouganda) : Behrend, Afrique du Nord : Legrand-Sebille, Benoist b, Mohia-Navet Afrique du Sud, : Desclaux b, Jacobson-Widding, Kleinman b, Lindenbaum, Packard Agbandi (Zare) : Beneduce, Anous (Japon) : Ohnuki-Tierney Algrie : Mohia-Navet Alladian (Cte dIvoire) : Caprara Antilles : Benoist b, Zempleni Arabes : Legrand-Sebille Argentine : Sturzenegger, Benoist b Armniens (du Liban) : Dundes Bali : Zempleni Bambara : Attias-Donfut, Gibbal a , Jaffr Bari (Colombie) : Jaulin Bariba (Bnin) Sargent a Bekpak, Bafia (Cameroun) : Leiderer Belgique : Pfleiderer Bnin : Fassin d Sargent, a Berbres : Legrand-Sebille Beti (Cameroun) : Mallart a Birmanie : Kleinman d Bisa (Burkina Faso) : Fainzang a Bolivie : Girault, Rsing a et b Borana (Somalie) : Jacobson-Widding Borno : Winzeler Brsil : Amades, Bastide b, Benoist b, Contini, Loyola, Sturzenegger Burkina Faso : Benoist b et c, Desclaux b, Fainzang a, Fassin d
Bushmen (Afrique du Sud, Namibie) : Jacobson-Widding Calawaya (Hautes terres andines, Bolivie) : Rsing a et b Cameroun : de Rosny, Hours a, Leiderer, Mallart Canada : Collin, Corin, Kleinman c (Asiatiques au ), i Lindenbaum, Migliore (Siciliens au ), Mass Chinantques (Mexique) : Rubel Chine : Kleinman b et d Chine du Sud : de Th, Kleinman d, Lemoine Chinois : de Th, Kleinman b et d Colombie : Fassin d, Congo : Benoist c, Fassin d Cte dIvoire : Benoist c, Caprara, Desclaux b, Hassoun, Vidal Croles : (Argentine) Sturzenegger, (Runion) Benoist a et b Dakar (Sngal) : Vidal Dpression : Kleinman a Diola Voir Joola Dogon, Mali, Burkina Faso) : Fassin d, Jaffr Douala (Cameroun) : de Rosny gypte : Mohia-Navet b quateur : Fassin d Espagne : Allu M., Allue X. Etats-Unis : Kleinman c et d (Chinois aux ), Lindenbaum, Pfleiderer, Stein Evuzok [Beti de dialecte ewondo] (Cameroun) : Mallart a Flamands, Belgique : Pfleiderer France : Peneff, Schmitt Giriama (Knya) : Jacobson Grce : Dundes (antique), Xanthakou Groenland : de Th Guadeloupe : Zempleni Guine-Bissau : Fassin d Guyane : Benoist b Hati : Benoist c, Brodwin, Corin b, Kleinman b
Haoussa [ou Hausa] (Niger, Nigeria) : Fassin d, Lewis Wall Hbrides (les) : Corin b Hindous : (Inde) Kleinman b, (Ocan indien) Benoist a Hmong (Chine du Sud-Ouest, Laos), Lemoine, OConnor ( Philadelphie, USA) Hong-Kong : Kleinman d Huichol [Wixaritari], Mexique : Rossi Igbo (Nigeria) : Edelstein Inde : Benoist b, Dundes, Kleinman b et d, Lindenbaum, Pfleiderer, Zimmerman Indochine : Mohia-Navet b Inuit (Canada) : Lindenbaum, Legrand-Sebille Iran : Dundes, Kleinman c, Marsella Italie : Corin b, Pfleiderer Japon : Lindenbaum, Ohnuki-Tierney Java : Benoist b, Winzeler Joola [ou Diola] (Sngal, Guine-Bissau) : Attias-Donfut, Fassin a Kabyle (Algrie) : Mohia-Navet Kallawaya (Indiens des Andes, Bolivie) : Girault Kanak (Nouvelle Caldonie) : Salomon Kelantan (nord-ouest de la pninsule malaise) : Winzeler Koma (Nigeria : Jacobson Kongo (Congo, Rpublique dmocratique du Congo) Jacobson, Janzen Laos : Hours, Lemoine Lebou (Sngal) : Ortigues Liban : Dundes Maasai (Knya, Tanzanie) : Jacobson-Widding, Klepp Macao : de Th Madagascar : Sharp Malais (Malaisie, Thalande) : Gimlette, Golomb Malaisie, Gimlette, Kleinman d, Winzeler Mali, Benoist b, Faqqi, Gibbal a et b Maroc : Bennani, Benoist b, Marocains [en Belgique] : Pfleiderer
Maronites (Liban) : Dundes Matacos (Argentine) : Sturzenegger Maurice (le) : Benoist b Meru (Tanzanie) : Jacobson-Widding Mexicains (aux USA) : Spicer Mexique : Menendez, Rossi, Rubel Mohaves (Indiens dAmrique) : Devereux Mossi (Burkina Faso) : Bonnet, Jaffr Ndembu (Zambie) : Turner Niger : Benoist c, Fassin d Nigeria : Buckley, Edelstein, Jacobson-Widding, Lewis Wall Noirs marrons (Guyane) : Benoist a et b Nouvelle Caldonie : Salomon Nyuswa-Zulu (Afrique du Sud) : Ngubane Papouasie : Lindenbaum Paraguay : Sturzenegger Ploponnse (Grce) : Xanthacou Peul (Guine, Mali, Sngal), Gibbal a et b, Jaffr Pikine (banlieue de Dakar, Sngal) : Fassin a, Vidal Qubec : Corin a et b, Des Aulniers, Rio de Janeiro (Brsil) : Loyola Roumanie : Dundes Reprsentations du sida : Benoist b, Desclaux Runion (le de la) : Benoist a, Rome antique : Dundes Rwanda : Desclaux a et b Sakalave (Madagascar) : Sharp Sara (Tchad) : Jaulin Sarawak (nord-ouest de Borno) : Winzeler Sngal : Fassin a, Cook,, Kalis, Ortigues, Vidal Sereer [ou Srre] (Sngal) Kalis, Ortigues Senoufo (Cte dIvoire, Mali) : Jaffr Shilluk (Soudan) : Dundes Shona (Zimbabwe) : Jacobson-Widding Sicile : Dundes, Migliore
Somalie : Jacobson-Widding Songhay-Zarma (Mali, Niger) : Gibbal a, Jaffr Sonink (Sngal, Mali, Mauritanie) : Attias-Donfut, Gibbal a Soso (Guine) : Jaffr Sri-Lankais (Sri-Lanka) : Kleinman b et c Sunnites (du Liban) : Dundes Sumer : Dundes Tahiti, Benoist b, Taiwan : Kleinman a et d Temiar (Malaisie) : Roseman Thalande : Fassin d, Golomb, Kleinman d Tanzanie : Desclaux a, Jacobson, Klepp Tonga (Zambia) : Mogensen Toposa (Afrique orientale) : Attias-Donfut Touareg : Faqqi Toucouleur (Sngal) : Attias-Donfut, Ortigues Tunisie : de Th Turkana (Kenya) : Ortigues Turques (en Belgique) : Pfleiderer URSS : Mohia-Navet b USA : Devereux Vanuatu : Mohia-Navet b Venezuela : Lindenbaum, Mohia-Navet b Wajana (Guyane franaise) : Benoist b Wolof (Sngal) : Ortigues, Werner Yafar (Spik occidental, Papouasie-Nouvelle Guine) : Juillerat Yaka (Zare, Rpublique dmocratique du Congo) : Devisch, Pfleiderer Yao (Thalande) : de Th, Fassin d, Lemoine Yaqui (aux USA) : Spicer Yoruba (Nigeria) : Jacobson-Widding Yucatan, Mexique : Menendez Zare : Desclaux a, Devisch, Pfleiderer Zambia : Mogensen, Te Haar
Zapotques (Mexique) : Rubel Zimbabwe : Jacobson-Widding Zinza (Tanzanie) : Jacobson-Widding Zulu (Afrique du Sud) : Jacobson-Widding, OConnor
Matthias ADLER, Ethnopsychanalyse. Das Unbewusste in Wissenschaft und Kultur, Prface de Sven Olaf HOFFMANN, Stuttgart - New York, Schattauer, 1993, 216 p.
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Matthias Adler propose une vue densemble, but essentiellement didactique, de lethnologie dinspiration psychanalytique. La premire partie est consacre lcole amricaine Culture and Personality, et plus particulirement E. Sapir, R. Benedict, M. Mead, A. Kardiner, C. Dubois, aux tudes de caractre national la manire de Gorer et aux crosscultural studies la manire des Whiting. La seconde porte sur lethnopsychanalyse proprement dite, telle quelle est mene par G. Devereux, P. Parin et F. Morgenthaler (Die Weissen denken zuviel : psychoanalytische Untersuchungen bei den Dogon in Westafrika, 1963 ; Frchte deinen Nchsten wie dich selbst : Psychoanalyse und Gesellschaft am Modell der Agni in Westafrika, 1971), M. Erdheim (Die Psychoanalyse und das Unbewusste in der Kultur, 1988), H. Bosse (Diebe, Lgner, Faulenzer : zur Ethno-Hermeneutik von Abhngigkeit und Verweigerang in der dritten Welt, 1979), M. Nadig (Die verborgene Kultur der Frau : ethnopsychoanalytische Gesprche mit Buerinnen in Mexiko, 1986), E. Heinemann (Mama Africa : das Trauma der Versklavung, 1990), U. Zier (Die Gewalt der Magie, 1987), C. Rodriguez-Rabanal (Uberleben im Slum : psychosoziale Probleme pernanischer Elendsviertel, 1990), etc. Ces aperus critiques sur des publications rcentes sont particulirement bienvenus. G. Roheim est peine effleur, les auteurs dexpression franaise comme Tobie Nathan ou Sami Ali, mais aussi C. G. Jung et son cole, sont ignors. Lauteur montre que le second mouvement est n du premier, aussi bien par les lments quil en a repris que par ceux dont il a pris le contre-pied. Les culturalistes mthodologie psychanalytique ont trop unilatralement mis laccent sur les pratiques ducatives de la petite enfance et lide selon laquelle la personnalit est soumise un troit dterminisme culturel ; ils ont
eu tendance donner des socits tudies des descriptions statiques, coupes de lhistoire, harmonisantes, minimisant les htrognits, les conflits et les influences extrieures, faisant croire une personnalit uniforme. Peu peu, on a volu vers une psychological anthropology et des recherches plus troitement thmatises et spcialises, recevant les influences conjugues de la psychologie cognitive, du bhaviorisme, de linteractionnisme, de lanthropologie symbolique, de la smiologie et de lethnolinguistique, sintressant au changement social, au dynamisme des facteurs historiques, aux individualits porteuses dvolution et la comparaison interculturelle. Les auteurs qui se rclament de lethnopsychanalyse se rapprochent en gnral de la conception freudienne des conflits intrapsychiques et interindividuels, tout en vitant le rductionnisme psychologique la manire de Roheim ou de Spiro. Ils mettent laccent sur la complmentarit qui existe entre psychanalyse et ethnologie, et certains nhsitent pas combiner Freud et Marx. Ils insistent communment sur la ncessit de procder une analyse de lincidence des sujets qui observent sur lobjet de leur observation, jusqu en faire un instrument de connaissance. Mais, selon lauteur, sil est vrai que la psychanalyse peut clairer les processus intersubjectifs que dclenche le face--face ethnologue-informateurs, ne serait-il pas utile quune supervision comptente vienne clairer tout travail dquipe sur le terrain ? Cet ouvrage donne un aperu rapide, mais minemment utile, de lethnologie dinspiration psychanalytique. Il se veut un plaidoyer positivement critique dune science sociale qui se constituerait autour du sujet et intgrerait les perspectives quouvre la prise en compte de linconscient. Pierre Erny LHomme 133, 1995 _______________ Alexander ALLAND, Jr., Adaptation in Cultural Evolution. An Approach to Medical Anthropology, New York - London, Columbia
Cet ouvrage prsente une thorie gnrale de ladaptation culturelle et lapplique aux secteurs du comportement humain qui, directement ou indirectement, concernent la mdecine. La thorie propose est le modle no-darwinien des biologistes, qui pour lauteur sapplique aussi bien lvolution culturelle qu lvolution biologique. Il considre les changements culturels comme une rponse adaptative aux pressions du milieu, rponse qui dpend du systme existant et des lments nouveaux que cre linnovation au sein de la population ou quapporte le contact avec dautres populations (do la varit des adaptations un mme milieu). Quelle soit culturelle ou biologique, ladaptation se prsente comme une chane de Markov ; elle comporte une part dindtermination. Elle tend accorder leffectif de la population celui que le milieu est capable de supporter. Cette capacit du milieu dpend la fois des conditions naturelles et des techniques dexploitation. Ladaptation rsulte de la slection des stratgies les plus efficaces dans un jeu o les joueurs sont la population et le milieu (qui comprend les influences extrieures). Lefficacit dune stratgie dpend souvent de la balance entre les gains conomiques quengendre un changement et les dangers quil fait courir la sant publique (cest le cas pour lemploi de matires fcales humaines comme engrais). En plus dune adaptation au milieu (adaptation externe), il y a une adaptation interne : laccroissement de la cohsion des structures du systme. Lanalyse structurale concerne ladaptation interne ; les mthodes les plus efficaces pour tudier ladaptation externe sont lanalyse comparative des systmes culturels surtout de ceux qui coexistent dans le mme biotope, et larchologie. Mcanismes gntiques et culturels interagissent dans le processus
dadaptation, qui est globalement de nature biologique. Comme exemple dinteraction, lauteur cite celle que, selon Livingstone, prsentent au Liberia la malaria, lagriculture et la frquence du gne sicklmique. Lapplication de cette thorie gnrale de ladaptation est poursuivie au long de chapitres qui traitent successivement de lcologie des maladies humaines, de ladaptation aux maladies, des pratiques et des systmes mdicaux des socits non occidentales. Au cours de ces chapitres danthropologie mdicale, une srie dhypothses sont proposes dans le cadre du modle volutif suivi. Elles concernent surtout le droulement des stratgies adaptatives. Lauteur souligne notamment linfluence des thories mdicales de la population sur les modalits dune stratgie optimale. Il tudie enfin limpact de la mdecine occidentale sur les autres systmes mdicaux ; il lillustre par le cas des Abron de Cte-dIvoire, quil a tudis sur place. Il montre combien les taux dadoption de mdicaments occidentaux et de recours aux mdecins forms loccidentale dpendent du systme culturel existant, en particulier du degr danalogie que prsentent les nouveaux lments avec les techniques et rles mdicaux de la socit abron. Il conclut notamment que le mdecin missionnaire, qui prsente le plus danalogie avec le prtre gurisseur, est le mieux plac pour introduire la mdecine occidentale chez les Abron. Ce livre, dont la lecture ne ncessite pas de connaissance mdicale pralable est dun grand intrt pour toutes les branches des sciences humaines : la thorie gnrale quil propose sapplique tous les domaines du comportement humain. Il suscite la rflexion. Il devrait provoquer la discussion : non seulement sur son thme majeur, une thorie unitaire de lvolution (au sens de changement), mais aussi sur la place rserver la biologie dans la formation des ethnologues et sociologues. Jean Hiernaux LHomme XI (2), 1971 _______________
Marta Allu est une jeune femme dune trentaine dannes, enseignante, anthropologue. Son existence se dchire en juillet 1991 sur une route de vacances lorsque le camping-car familial prend feu. Brle 80 %, selon le diagnostic mdical ses chances de vivre sont considres comme infimes. Elle est membre de lAssociation pour le Droit de Mourir dans la Dignit qui se bat pour leuthanasie. Au moment de sombrer dans un long coma elle demande ceux qui lentourent de ne pas sacharner la maintenir en vie. Mais Marta survit contre toute attente et se bat contre la mort, linfirmit, le regard des autres, les conditions dhospitalisation, etc. Elle trouve dans lcriture une allie, une manire de conjurer par le sens la douleur dune situation qui nen finit pas de gnrer la souffrance. Ce tmoignage poignant est simultanment un formidable document sur les soins aux brls des hpitaux espagnols et amricains et pour sinterroger la premire personne, un peu la manire de Robert Murphy (Vivre corps perdu, Plon), sur le regard de lautre quand il est confront linsolite dun corps abm. Ce rcit parat en langue espagnole quatre ans aprs le drame, il marque le lent retour au monde dune femme de poigne dont la colre nest pas teinte. Il grne dans une criture dune grande sobrit, lmotion toujours contenue, les pripties douloureuses et obstines dune reconqute de soi empruntant souvent le chemin de la gaiet, de la tendresse, mais aussi de la souffrance, de la rvolte contre une mdecine parfois indiffrente la plainte (dun service un autre le climat relationnel, lattitude des soignants face au malade changent radicalement), de lanxit face la rptition des oprations de chirurgie rparatrice et lattente de leur rsultat dont on sait que lavenir dpend. Elle dcrit la douleur de certains soins, son rapport la mort, la mutilation, les attitudes des soignants face son alimentation, ses dplacements, ses besoins intimes, les partages de tendresse et dmotion avec dautres malades ou brls, la prsence des proches dont lamour et le soutien ne se dmentent jamais.
Marta Allu analyse longuement les interactions noues avec les soignants et les mdecins dans la longue quotidiennet de lhospitalisation quand on est totalement soumis aux autres, avant de gagner peu peu, parfois non sans tnacit, non sans se battre contre la surprotection des soignants ou parfois leur routine, leur indiffrence. Son enseignement est infiniment prcieux, qui montre combien la qualit de prsence est essentielle au rconfort du malade et alimente une attention qui prvient la souffrance. Elle raconte sans complaisance comment elle dcouvre jour aprs jour ltendue des squelles de ses brlures et les difficults quelle rencontre avec ses enfants dans un premier temps avant quils ne saccoutument voir leur mre ainsi transforme. Problme constant du regard des autres qui pingle la souffrance sans pouvoir sarracher leur violence symbolique. Les pires obstacles, comme beaucoup de gens lont dit avant moi, sont les barrires mentales qui font que certains pensent que jaurais d rester cloue sur ma chaise roulante avec un plaid sur les genoux. David Le Breton Amades 31, 1997 _______________
Lauteur est lun des pionniers des soins pdiatriques intensifs en Espagne ; depuis les annes 80 il est chef du service de pdiatrie de lHpital Joan XIII de Tarragona. Sa curiosit pour les autres aspects de la pratique sanitaire , la amen faire une Thse danthropologie mdicale, publie dans une collection de mdecine sociale. Paraphrasant ce que disait il y a quelques annes Eduardo L. Menndez, lun des matres de lauteur propos de lautomdication, sur les urgences hospitalires, nous ne connaissons que des opinions de critiques. En effet, chaque anne, en Espagne et sans doute dans dautres pays europens, larrive du mois de novembre, les mdias font cho au blocage des urgences hospitalires . Il sagit dun fait rptitif, sans que pourtant, les responsables des politiques sanitaires envisagent des stratgies pour modifier la situation. Face ce phnomne ladministration sanitaire labore un discours qui accuse la population de faire un mauvais usage des urgences avec peu prs les mmes arguments que pour lautomdication : le mauvais usage des mdicaments aurait pour quivalent le mauvais usage des hpitaux. Xavier Allu essaie de rpondre ce problme partir dune recherche ethnographique, enrichie par son exprience de plus de trente ans de pratique hospitalire aux urgences pdiatriques. Il sagit dune des premires tudes de terrain sur lutilisation dite incorrecte ou mauvaise des urgences hospitalires en pdiatrie. Ce travail important arrive un moment opportun. Lauteur dment une bonne partie de ce type dopinions, laide de donnes qualitatives et quantitatives. Son travail, bien que critique et polmique, rvle aussi lorgueil dun mdecin fier de sa profession et de son travail dans une institution, lhpital qui, malgr ses dfauts, offre aux citoyens des bnfices
que parfois ils narrivent pas comprendre. Comme points importants signalons, en premier lieu, la construction de la demande, au sujet de laquelle lauteur remarque les diffrences des conceptions des diffrents acteurs : personnel sanitaire, usagers (les parents des enfants), responsables de la gestion hospitalire. Pour les sanitaires, les urgences pdiatriques doivent tre en rapport avec un risque vital ou une mutilation. Do la difficult dvaluer, par exemple, larrive dun pre quatre heures du matin, avec son bb de deux mois endormi dans ses bras et qui raconte que le bb a commenc a pleurer a minuit ; que ses pleurs ont rveill sa famille et les voisins (p. 19). Pour les responsables de la gestion, ce type de service doit assurer sa rentabilit, point de vue peu pris en compte par dautres queux. Quant aux parents, lauteur signale que leur demande est toujours associe un vcu temporel, qui va de leur reconnaissance dune situation problme leur arrive aux urgences. Or la surveillance de la sant des enfants est reconnue comme lune des fonctions parentales : la souffrance (ou maladie) dun enfant met en question la fonction protectrice des parents. Autre question importante : laugmentation rgulire de la demande pour ce type de services, malgr la mise en marche dautres services sanitaires, et cela dans un contexte gnral de diminution de la natalit et de la mortalit infantile. Cela est sans doute mettre en rapport avec le changement du statut des enfants dans nos socits. Lloignement des familles dorigine, lisolement des couples, leur mconnaissance de la prise en charge dun enfant poussent les parents linquitude et la demande dune aide professionnelle. Lauteur signale quil ne faut pas oublier limage de lhpital dans limaginaire collectif, en tant que lieu o on fait des miracles . Se rfrant aux vangiles (Mathieu 11,5), il note qu lhpital les aveugles rcuprent leur vision , les sourds rcuprent loue , et les boiteux marchent . De plus, on annonce aux dmunis la bonne nouvelle que tout sera pay avec les impts (p. 165). Lauteur analyse cette ralit sociale avec finesse et prcision : on saisit
le jeu complexe des diffrents acteurs impliqus, les caractristiques de la construction difie partir de chacune de leurs attentes de ce que doit tre un service durgences et comment doit tre formule une demande correcte . Diffrentes perspectives, diffrents regards, bien sr, mais vraiment irrconciliables ? Josep Maria Comelles et Mara Josefa Valderrama Amades 43, 2000 _______________
AMADES, O en est lanthropologie mdicale applique ?, Toulouse, Anthropologie Mdicale Applique au Dveloppement et la Sant, 1992, 134 p., index.
Rien nest plus trouble que lexpression anthropologie mdicale . Il suffit de la confronter anthropologie biologique pour sen rendre compte aussitt : le biologique caractrise simplement un secteur. Mais le mdical est-il un objet ou un partenaire ? Dsigne-t-il la mdecine des autres ou la mdecine occidentale ? Peut-on approcher la premire indpendamment de la seconde ? Peut-on se lancer dans la seconde sans renoncer la premire ? Nul ne saurait aujourdhui garantir que anthropologie mdicale applique nest ni une tautologie ni un non sens. On nest sr que dune chose : il y a l une srie de questions dfricher. La meilleure faon de prsenter la situation actuelle sur ce terrain peu tranquille est celle quadopte cette brochure : une retranscription aussi fidle que possible de dbats mens tambour battant pendant deux jours par une vingtaine de personnes appartenant des horizons diffrents (ethnologues, psychiatres, infirmiers, mdecins, etc.). Le travail rdactionnel a t rduit au minimum : les textes sont lisibles et les noncs correctement formuls,
mais les diteurs ont choisi de conserver les maladresses hsitations, insistance, lourdeurs, rptitions qui permettent souvent loral daccrocher et de stimuler lintuition par des dtails quune rdaction se doit en revanche doblitrer. Du coup, les participants nous livrent leurs craintes, leurs souhaits et leurs perplexits sans ces prudences stylistiques qui dulcorent le vcu du chercheur ou du clinicien. Parmi les points ainsi mis en relief : lventualit dune anthropologie touristique (Andras Zemplni) o psychanalyse et psychiatrie se pareraient du prfixe ethno grce lapport dune technique ponctuelle ; la difficult des demandes dintervention adresses aux anthropologues (JeanLuc Nahel) ; les alas inhrents une sorte de marketing des spcialits au sein des sciences sociales (Bernard Hours) ; la concurrence imaginable entre anthropologues et experts sur le trs court terme, mais, paralllement. le besoin de temps de toute recherche anthropologique (Jean Benoist). Et puis des provocations lapidaires qui ne quittent pas facilement lesprit : lanthropologie, pour nous, interroge un psychiatre (D. Girard), est-ce que cest autre chose quun remde langoisse des patients ? Ajoutons lvocation de stratgies concrtes vis--vis des institutions et des types de formation souhaitables ; et, pour finir, des cas dcole : faut-il encourager, par exemple, une mdecine traditionnelle dont une composante a effectivement un caractre salutaire ou bien faut-il promouvoir isolment un mode de traitement centr sur ce caractre (Ogobara Doumbo) ? En fait, ce petit volume diffus par lassociation AMADES pourra intresser un public dtudiants en anthropologie, au-del dun intrt spcialis pour le lien avec le mdical. Il y dcouvrira, grce la libert du parl , comment les chercheurs traquent des ouvertures pratiques, dnoncent des parasitismes institutionnels et subodorent des ouvertures tactiques dans une socit qui regrette officiellement linutilit des anthropologues mais qui ne se montre gure presse de les voir remdier cette carence. Georges Guille-Escuret LHomme 135, 1995 _______________
Claudine ATTIAS-DONFUT et Lopold ROSENMAYR (sous la dir. de), Vieillir en Afrique, Paris, PUF ( Les champs de la sant ), 1994, 353 p., ill., index.
Voici un ouvrage collectif dune grande richesse sur un sujet encore peu tudi : le statut des personnes ges dans lAfrique sub-saharienne traditionnelle ainsi que son volution contemporaine et ses perspectives. Lintroduction de C. Attias-Donfut rappelle que lge, lanesse, les gnrations, la vieillesse ne sont pas des donnes biologiques mais des catgories sociales ; que la rflexion sur ces questions est ne dans et par rapport la socit occidentale. Cest pourquoi un certain nombre de concepts et de critres nont aucun sens en Afrique : ainsi celui du seuil de soixante ans, induit par la sortie du monde du travail, comme marqueur universel du dbut de la vieillesse. Une premire partie tudie lanesse et la gnration dans lAfrique traditionnelle. C. Meillassoux analyse comment, dans les socits domestiques et agricoles, lanesse, en tant quinstitution associant lge, le savoir et lautorit, se construit et se prennise. partir de deux ethnies apparentes dAfrique orientale, les Toposa et les Turkana, organises selon le principe des classes gnrationnelles et des classes dge, H.-K. MllerDempf montre que la corrlation entre lappartenance gnrationnelle, lge et le statut nest ni vidente, ni obligatoire. Ainsi la russite dun homme ne dpend-elle pas seulement de sa position dans les deux classes. De plus la structure formelle des classes peut se modifier la suite de stress intrieurs ou extrieurs la socit. En dfinitive, la prcdence structurelle et non biologique car il existe des chevauchements dge dune classe gnrationnelle lautre constitue seulement un moyen dassurer la dominance des anciens sur les jeunes et un argument dans les rivalits entre
contemporains. Le principe gnrationnel structure lensemble de la socit nyangatom dcrit par S. Tornay, chaque gnration dans la sphre familiale et chaque classe gnrationnelle dans le systme politique ayant ses propres fonctions. Un change gnralis de btail oblige chacun nourrir tantt ses pres de la classe prcdente, tantt ses pairs de la mme classe. Il peut y avoir non-congruence entre les statuts obtenus dans les classes gnrationnelles et dans la famille mais linscription dans les premires permet de transcender les rivalits nes dans la seconde. Une deuxime partie intitule : Accomplissement des temps et fin de la vie , souligne les valeurs et les institutions de la socit africaine traditionnelle qui aboutissent (ou aboutissaient) au statut lev du vieillard. Manga Bekombo note que le projet des socits africaines est de produire des anctres et non des individus, seraient-ils des hros. Youssouf Ciss insiste sur le fait que la vieillesse en pays bambara est moins une affaire dge que dattitudes spirituelles et corporelles, lesquelles font lobjet dun apprentissage la vie durant. L.-V. Thomas expose une synthse de la situation de la vieillesse et de la mort en Afrique. Un gurisseur malien, Tiefing Boare, interview par L. Rosenmayr, explique que les connaissances techniques ne suffisent pas fonder le savoir du gurisseur. Son efficacit dpend dune force personnelle qui ne peut venir que dune solidarit vcue et, en tout premier lieu, de sa vnration pour son pre et sa mre. Il parle de la force acquise par lhomme qui a pu tenir ses parents dans ses bras au moment de leur mort. La troisime partie aborde le vieillissement des femmes africaines compar celui des hommes. D. Paulme, travers lanalyse de contes africains, montre lambigut des sentiments ports la mre. O. Journet et A. Julliard comparent le statut des vieilles femmes dans deux socits : les Joola dune part, les Toucouleur et les Soninke dautre part. Ils montrent que dans le premier cas les femmes ges forment un groupe parallle celui des hommes et quelles utilisent leur grande libert pour les caricaturer, que dans le deuxime elles sont tenues lcart de la socit masculine et quelles sy opposent, mais quen aucun cas elles ne sont assimiles aux hommes.
Une quatrime partie aborde les effets de la modernisation sur le statut des vieillards. W.-H. Sangree dcrit lvolution dune socit kenyane (district de Tiriki) dont les classes dges semi-gnrationnelles taient au centre de lidentit et de la solidarit tribales. Seuls atteignaient le statut de grands-parents ceux qui avaient au moins six enfants dont deux fils en vie. Aujourdhui la socit de Tiriki est trs occidentalise, y compris conomiquement. Les vieillards ont perdu leurs rles traditionnels mais ils en ont acquis de nouveaux : certains, en tant que propritaires de petites entreprises (bars, plantations...) et figures dominantes des glises locales, la plupart parce quils remplacent les parents migrs en ville dans le travail de la ferme et dans la garde et lducation des petits-enfants. L. Rosenmayr reprend les mmes questions, mais davantage sous langle de la psychologie sociale. En particulier il analyse comment lducation malienne traditionnelle permet aux enfants dintrioriser le principe de sniorit. Le fort pouvoir intgrateur du mythe et le culte des anctres font de ces derniers non seulement une instance extrieure reprsentant la loi, mais aussi une substance spirituelle entrant dans la composition du moi. La socialisation de lenfant est le processus cl pour comprendre lenracinement psychologique du principe de sniorit : le respect des vieux na pas sa source dans un enseignement explicite ; il est appris indirectement partir du moment o, lidentification au groupe supplantant lattachement la mre, lenfant reconnat la hirarchie des groupes dge. Les relations de la prime enfance avec la mre, sans rupture ni rivalit, constituent la base motionnelle de la cohsion ultrieure dans les groupes denfants puis dadolescents. Elles se poursuivent jusqu lacceptation du principe non contractuel de sniorit. Lintgration du soi dans lordre formel du principe de sniorit est la contrepartie de louverture et de la solidarit de la personnalit tribale en Afrique noire (p. 283). Louvrage souvre et se termine sur des donnes et des perspectives dmographiques, que la plupart des contributions voquaient dans leur conclusion quant aux menaces pour les quilibres prcaires qui avaient pu tre trouvs. Ces perspectives sont effectivement dramatiques en ce quelles allient un accroissement dmographique galopant, dont celui des personnes ges, une croissance conomique quasiment nulle. De plus, la population
se dplace de faon continue des zones rurales vers les villes, o ladoption des modles occidentaux, en particulier lindividualisation, est trs rapide. Dans ces conditions lavenir des vieillards africains sannonce sombre. Michle Dacher Cahiers dtudes Africaines XXXV (2-3), 1995 _______________
Nathalie BAJOS, Michel BOZON, Alexis FERRAND, Alain GIAMI et Alfred SPIRA (sous la dir. de), La sexualit aux temps du sida, Paris, PUF ( Sociologie daujourdhui ), 1998, 494 p., bibl., tabl., graph.
Depuis lapparition de lpidmie du sida en France au dbut des annes 80, et des campagnes de prvention cinq ans plus tard, des instruments danalyse ont t mis en place pour mesurer leffet de laction publique sur ladoption des comportements de prvention. Cette action concerne le recueil de donnes permettant de suivre lvolution des connaissances sur la maladie, ltude des pratiques sexuelles, des comportements prventifs ou risque , des attitudes lgard des malades, ainsi que lanalyse des logiques qui sous-tendent ces comportements et reprsentations. Lenqute ACSF (Analyse des comportements sexuels en France), coordonne par Alfred Spira et Nathalie Bajos, et publie en mars 1993 1, fait partie de cette collecte dinformations et constitue ce jour le travail le plus important ralis sur la sexualit des Franais. Elle a permis de dresser un panorama de lactivit sexuelle en France au dbut des annes 90 et de lexposition au risque de maladies sexuellement transmissibles en gnral et de transmission du virus du sida en particulier (p. 6). La sexualit aux temps du sida rassemble plusieurs articles des mmes auteurs et propose des analyses originales et minutieuses qui sappuient sur les donnes de lenqute ACSF, mais aussi sur des travaux plus anciens. La premire partie, introductive, prsente des synthses de travaux publis par les membres de lquipe ACSF sur les comportements sexuels et la prvention du sida dans les annes 90. On constate une volution des reprsentations, des normes et des pratiques sexuelles au cours des trois dernires dcennies, due en grande partie au contexte socio-juridique et culturel de la sexualit en
1 Alfred Spira, Nathalie Bajos et le Groupe ACSF, Les comportements sexuels en France, Paris, La Documentation franaise, 1993.
France (diffusion de la contraception moderne, libralisation de lIVG, augmentation du taux dactivit professionnelle des femmes, chute de la fcondit, nombre important de divorces, monte de la cohabitation informelle, naissances hors mariage...). Ces transformations, analyses par Michel Bozon (pp. 11-34), vont dans le sens dune modification des rapports de sexe, notamment de la manire dont la sexualit est vcue, surtout par les femmes. Lauteur compare les rsultats de lenqute ACSF avec ceux de lenqute Simon, ralise en 1972 2. On constate que le nombre de partenaires sexuels dclar par les hommes na pratiquement pas chang (11,8 selon Simon contre 12,1 selon ACSF), alors quil sest accru pour les femmes (1,8 contre 3,2). La sexualit fminine est plus active quil y a vingt ans, mme si le contrle social reste trs prgnant, et leur degr de satisfaction a nettement augment. Le rpertoire des pratiques sexuelles sest largi. Le recours la prostitution est en rgression. Lge au premier rapport des hommes et des femmes volue vers une convergence pour les dcennies 70 et 80, et se stabilise un peu plus de 17 ans pour les premiers et un peu moins de 18 ans pour les secondes, alors quil tait bien plus prcoce pour eux que pour elles. Lenqute ACSF met en lumire des continuits et des transformations dans les valeurs qui rgissent les comportements sexuels et dans les rapports hommes/femmes ; on y dcouvre la notion de culture et de classement sexuel , cest--dire des styles de vie sexuelle (par exemple, lutilisation du prservatif par les jeunes au dbut de leurs relations (p. 34), un rpertoire sexuel plus vari chez les individus plus prcoces sexuellement (p. 20), un nombre moins important de partenaires extraconjugaux chez ceux dont linitiation a t tardive, lutilisation du prservatif par les multipartenaires...), ainsi que la notion de biographie sexuelle dont lide principale est que le rpertoire sexuel dun individu comporte des pratiques et des significations qui se modifient au cours de la vie selon le type de
2 Lenqute Simon portait uniquement sur des couples de Franais maris, dans le contexte des questions souleves par la contraception. Les donnes des deux enqutes sont donc difficilement comparables, puisque lenqute ACSF porte sur lensemble de la population de 18 69 ans vivant en France.
partenaire et la scne sociale o sinscrit la relation. Une des singularits de cet ouvrage est de traiter des conditions de recueil des donnes, des effets de linteraction enquteurs/enquts et de leurs consquences sur les rsultats obtenus. Avec Alain Giami, Hlne Olomucki et Janine de Poplavsky (pp. 65-116), on apprend que les questionnaires sur la sexualit veillent des fantasmes chez les enquteurs. Les effets denquteurs (selon lge et le sexe) sont toutefois limits, comme lindiquent Jean-Marie Firdion et Raphal Laurent travers une analyse statistique des donnes. La diversit des articles qui nous sont proposs prsente une autre originalit, savoir la cohrence et la complmentarit dun travail commun ralis par des chercheurs de disciplines aussi diffrentes que la sociologie, la dmographie, lpidmiologie, la psychologie sociale, lconomie, autant dapproches qui traitent chacune leur manire de la logique des comportements sexuels. Franoise Le Pont, Carole-J. Clem, Alain-Jacques Valleron (pp. 437-466) appliquent aux donnes de lenqute un modle bio-statistique de prvision de lvolution de lpidmie et montrent ainsi lintrt dappliquer des modles danalyse labors dans dautres domaines celui des comportements sexuels et de la prvention du sida. La simulation des donnes rvle que la prvalence du VIH pourrait tre multiplie par cinq chez les femmes et par deux chez les hommes dici 2010. Nathalie Beltzer, Jean-Paul Moatti et Anne-Marie Fericelli (pp. 305-336) superposent la thorie conomique de lutilit espre aux donnes de lenqute et insistent sur limportance de la prise de conscience du risque de contamination dans la formation des stratgies individuelles de protection, lesquelles reposent sur une combinaison de valeurs subjectives individuelles, de normes sociales et de connaissances thoriques. Si la pandmie du sida a modifi le contexte dexercice de la sexualit, elle na pas transform lactivit sexuelle de la majorit de la population. Nathalie Bajos, Batrice Ducot, Brenda Spencer et Alfred Spira (pp. 375410) font voir que, face au risque de transmission sexuelle du sida, les
individus nadoptent pas des conduites qui correspondraient un risque nul, mais utilisent une palette de comportements prventifs (abandon de la pntration, recours au test de dpistage, monopartenariat, abstinence, slection des partenaires, utilisation du prservatif) qui varient selon la relation sexuelle elle-mme et la phase du cycle de vie. Ce point de vue rejoint les conclusions de Rommel Mends-Leite 3 sur la gestion du risque dinfection par le VIH ainsi que celles dautres auteurs qui se sont penchs sur le sujet4. De fait, lacteur social adapte le discours pidmiologique et les pratiques prventives quil prconise son cadre conceptuel et ses propres intrts. Les rationalits des individus ne sont pas toujours identiques la logique pidmiologique, ce qui entrane un manque defficacit dans la transmission des messages de prvention. Marta Maia LHomme 150, 1999 _______________
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Rommel Mends-Leite, Identit et altrit : protections imaginaires et symboliques face au sida, Gradhiva, 1995, 18 : 93-103, Paris, ditions Jean-Michel Place. Cf. notamment Marcel Calvez, La prvention comme un procs dincorporation sociale. Une perspective culturelle, Action coordonne, mars 1993, 9 : Mcanismes et obstacles de la prvention. Les jeunes face au sida : de la recherche laction .
Ron BARKA, Les Infortunes de Dinah ou la gyncologie juive au Moyen ge, Introduction traduite de lhbreu par Jacqueline BARNAVI, traduction du trait mdival et de ses notes par Michel GAREL, Paris, ditions du Cerf ( Toledot-Judasmes ), 1991, 300 p.
Ldition critique en franais du manuscrit hbraque Sefer ha-Toledet, Le livre de la gnration, intressera non seulement les mdivistes, les historiens des sciences et les orientalistes, mais aussi tous les curieux de lhistoire des murs concerns par des domaines aussi varis que sant et sexualit, vocabulaire des simples et de la nature, linguistique occitane et civilisation matrielle du Moyen ge. Le thme principal de louvrage est le corps fminin avec sa nature particulire, ses problmes, ses souffrances et, corollaire immdiat, la conception que les hommes se font de ce corps mystrieux, malfique et nanmoins porteur de gnration. Le livre comporte deux parties qui ont chacune leur originalit et leur audace. Originalit puisque Ron Barka, chercheur isralien, spcialiste de lEspagne et dhistoire de la mdecine, prsente le texte en hbreu du manuscrit (pp. 227-284), dmarche rarissime dans ldition franaise : en effet, seule une infime partie des uvres de rfrence juridiques ou religieuses des diverses socits juives (Talmud, Middrashim, codes Responsa, etc.) a t traduite en franais, et exceptionnelles sont les versions bilingues. Audace parce que des nombreux traits mdicaux manuscrits hbreux et arabes du Moyen ge, peu nombreux sont ceux avoir t dits et qui plus est, traduits. Cest dire demble lintrt de cet ouvrage et combien cette innovation ditoriale parat heureuse. La premire partie (pp. 1-111) fournit un aperu trs gnral sur les diffrentes conceptions de la femme travers la pense et la mdecine grecques, arabes et juives dans lAntiquit et au Moyen ge. Mme si les mythologies dorigine sont diffrentes, elles ont un point commun : la
femme est par nature infrieure lhomme. Le questionnement diachronique demeure le mme : quelle est la part de la femme dans lengendrement ? Y a-t-il une semence fminine ? La distinction tablie entre les sexes ds le rcit de la Gense ainsi que lexil de lden vont justifier de manire durable dans les textes hbraques linfriorit et la malignit de la femme. Si, dans lEspagne des Omeyyades celle de la mdecine arabomusulmane et juive , prdominent les conceptions de Gallien et dHippocrate, trs vite la mdecine juive va intgrer des conceptions qui la fois divergent de ses sources religieuses et valident les rites singuliers du groupe en ce qui concerne la puret et la sexualit. Comment concilier les opinions et le vocabulaire des sages du Talmud avec les conceptions physiologiques et biologiques dAristote dont les Juifs sont, par leur fonction de traducteurs larabe est alors la langue scientifique de lpoque , les principaux diffuseurs en Occident ? Lorsque la perce des Almohades provoque lexode des Juifs vers la Provence et le midi de lEurope, les modes dargumentation vont changer, tout comme la langue de diffusion, mais les ides demeurent. Linfriorit naturelle de la femme conditionne en effet le vocabulaire scientifique et la rflexion thorique. En mme temps, loriginalit de la mdecine juive se prcise : devant lincapacit de la mdecine savante soigner, voire soulager, cest vers la mdecine exprimentale, vers des pratiques magiques pourtant interdites dans la Bible et par la loi religieuse que se tournent le plus souvent mdecins et malades : on laura compris, cette premire partie est en fait une introduction des champs du savoir trs divers destine faciliter la comprhension du texte qui suit, tandis que dabondantes notes en bas de page tmoignent de lampleur de la recherche. La deuxime partie (pp. 117-284) consiste en la prsentation, traduction et dition critique du manuscrit hbreu. Grce des recoupements historiques et palographiques, une tude linguistique lemploi du vocabulaire vernaculaire occitan transcrit en hbreu , Ron Barka russit dater lorigine du texte et prciser sa destination. Il sagit de ladaptation juive dun trait de gyncologie en latin, trait trs rpandu au Moyen ge et dont loriginal grec est luvre du mdecin Soranos dphse (IIe sicle).
Adaptation tonnante car le trait latin, d Mucio, dveloppe des ides peu communes. Quon en juge : la menstruation, les rapports sexuels ne sont pas ncessaires la sant de la femme, ni mme les grossesses ! Lauteur du Sefer ha-Toledet, mdecin juif provenal, probablement du XIIIe sicle, prsente le trait sous la forme dun dialogue entre Jacob et sa fille Dinah : aux questions brves et inquites de cette dernire, le pre rpond tendrement avec la prcision dtaille du mdecin. Grce aux notes, ce texte met au jour lacculturation de la pense mdicale juive : ajout de passages bibliques et de rfrences middrashiques, suppression de passages peu choquants pour le christianisme dalors mais incompatibles avec le judasme, comme par exemple les moyens dviter les grossesses ou lloge de la virginit permanente. La traduction, rigoureuse et lgante (pp. 117-223), est due Michel Garel, conservateur des manuscrits hbreux la Bibliothque Nationale et commissaire de lexposition Dune main forte (cf. le trs beau catalogue du mme titre, Paris, Seuil/BN, 1991). Ce trait, destin aux sages-femmes et aux mdecins juifs provenaux, comporte des descriptions anatomiques prcises, des explications thoriques rationnelles sur les pathologies de la parturiente et du ftus, mais surtout plonge le lecteur daujourdhui dans un univers passionnant et peu connu : celui des conseils pratiques et des remdes. Conseils pour un accouchement sans douleurs et sans cris, pour les soins au nouveau-n, remdes de toutes sortes, pour stimuler les fleurs , pour lavortement, contre la strilit ; cette dernire est envisage dun point de vue tant psychologique que physiologique et, mieux encore, elle peut tre due lhomme. On est loin des textes talmudiques qui obligent un homme rpudier sa femme si le couple na pas de progniture au bout de dix ans de mariage. En bref, il sagit des recettes, de la magie et du savoir-faire dun gyncologue particulirement ouvert aux ides et usages de son temps. Quant ldition critique, les hbrasants avertis apprcieront la numrotation des lignes du manuscrit pour chaque folio recto-verso, ainsi que lapparat critique avec les variantes des trois manuscrits existants et des notes prcises clairant les versions latines des uvres de Mucio.
Ce travail important appelle nanmoins quelques rserves. Labsence de bibliographie en fin douvrage banalise les sources de la premire partie, surtout celles qui sont indites (manuscrits), et rend les rfrences savantes, parfois incompltes, difficilement utilisables. Dans la deuxime partie, lhbrasant aurait aim trouver dans la traduction franaise les repres correspondant ceux du texte hbreu et de ses notes. Tel quel, le recours au texte original est trs difficile, dautant que lhbreu suit la pagination franaise peu justifiable puisque la traduction nest pas en regard. Dans le texte hbreu, les notes (entre 24 et 73 par page !) sont microscopiques et pratiquement illisibles. De plus, le glossaire occitan serait plus utile en caractres hbraques et sil tait index. Ces quelques remarques ne remettent pas en cause lintrt manifeste de ce livre dont la lecture est de surcrot fort agrable. Patricia Hidiroglou LHomme 129, 1994 _______________
Roger BASTIDE, Sociologie des maladies mentales, Paris, Flammarion ( Nouvelle Bibliothque Scientifique ), 1966, 282 p., 21 cm.
Immenses lectures, clarification patiente de concepts enchevtrs, critique serre des rsultats, confrontation de ce qui est confrontable enfin, en peu de mots, conclusions hardies quant au fond, modestes quant lnonc : cest le style ordinaire de Roger Bastide. Le moment est venu dtablir un cadastre , annonce lintroduction. Aprs recensement des nombreuses dfinitions de la psychiatrie sociale, le sociologue, qui nen veut rien perdre, y reconnat autant de chapitres dune discipline plus tendue. savoir : la psychiatrie sociale, qui se rserve le comportement social morbide des individus atteints de troubles mentaux ; la sociologie des maladies mentales, qui sintresse aux collectivits et aux groupes notamment ceux qui se forment spontanment ou non dans les hpitaux psychiatriques ; enfin lethnopsychiatrie qui tablit des corrlations entre faits ethniques et types de maladies. Mais aprs avoir spar, il appartient au sociologue de rtablir le rseau de communication entre les trois domaines ainsi dlimits, thoriquement et pratiquement. Ici se place une remarquable rflexion mthodologique. Lvolution conceptuelle qui va de Comte Durkheim et de Freud Sullivan et Parsons, montre deux grands types dapproches thoriques. Les unes partent de la psychiatrie pour aller vers la sociologie, les autres vont de la sociologie vers la psychiatrie. Mais toutes juxtaposent une exprience psychiatrique une sociologie htrogne. Il faudrait que les psychiatres se forgent leur propre sociologie, quils dterminent linfluence de la sociogense et des facteurs structuraux, diffrencient corrlativement le champ pathologique. Deux mthodes sont employes :
La mthode statistique : Durkheim a montr une fois pour toutes que le suicide offre sur le plan sociologique une lgalit qui nest pas contenue analytiquement dans les conclusions de la recherche psychopathologique. Entre les deux niveaux (micro et macroscopique) il y a disjonction et complmentarit, au sens dHeisenberg. Encore faut-il manier correctement loutil statistique. Entre les faits bruts et leur traitement mathmatique sinterpose la classification du psychiatre, laquelle varie dans le temps et selon les coles. Telle courbe qui montrerait laugmentation du nombre des maladies mentales partir du nombre des admissions dans les hpitaux mentirait si elle ne tenait pas compte de la facilit croissante et de la propension se faire soigner, ni de la tolrance envers la maladie, fait social. Il faut autant que possible structurer les variables, former des matrices compartimentes de classification. Les histoires de cas : elles permettent de dpasser la corrlation ( quoi se borne la preuve statistique) pour arriver la comprhension (Weber) et lexplication. On nchappe donc pas la recherche interdisciplinaire, qui doit inclure aussi lethnopsychiatrie. Il sagit toujours de substituer un objet construit un objet donn, mais en construisant collectivement cet objet, en passant dun registre de preuves un autre, dun Cogitamus un Cogito : lauteur esquisse un code de collaboration interdisciplinaire. Quest-ce quun cas pathologique ? Depuis Benedict, le concept de normalit se dfinit relativement aux normes dune culture donne. Cela ne veut pas dire que le normal sidentifie avec la moyenne statistique du comportement. Seul le psychiatre en fin de compte peut dterminer si telle conduite est pathologique. Comme la montr, dautre part, Devereux, le postulat de la thse relativiste implique que la socit soit toujours saine. Si la socit est malade, lhomme ajuste et intriorise des normes morbides et le chemin de la sant passe par la rbellion. Il reste de la thse relativiste le constat de la plasticit du concept de maladie, de son ingale distribution, de sa varit symptomatique. Le mdecin cherche les causes de la maladie, mais cest la socit qui lui dsigne les malades soigner. Quelle place tient la sociogense dans ltiologie de la folie ? Des
facteurs purement biologiques, comme la race, le sexe, la snescence, agissent autant comme facteurs culturels. Si le vieillard est vulnrable la folie, est-ce parce quil est vieux ou parce que la socit rejette les vieillards ? Ey a object que la folie tant une mise hors socit, elle ne saurait tre explique par la socit. Mais largument, sil vaut pour la psychose, ne vaut pas pour la nvrose. De plus le sociologue envisage ltiologie du point de vue des structures globales qui agissent inconsciemment, et non du point de vue du traumatisme spcifique ; celui-ci peut tre dailleurs un simple prcipitant de la maladie, non sa cause. Linfluence du milieu doit tre reconnue. Dernier problme : les socits peuvent-elles devenir folles ? Ce sont les individus qui en dernire analyse tombent malades. La socit ne fait quamplifier les tendances morbides de ses membres. Il parat confusionnel de parler, comme on la fait, de socits hystriques ou paranoaques, usant abusivement de catgories qui nont de sens que clinique. Le cadastre , ainsi trac, Roger Bastide runit et confronte les rsultats partiels et htrognes acquis depuis trente ans. Nous ne rsumerons pas cette partie encyclopdique et pdagogique au meilleur sens du terme : sa valeur rside dans le dtail de la dmonstration critique. Ces pages informatives cartent le prjug et la platitude. Lon ny enfonce nulle porte ouverte. Sont ainsi successivement passes en revue linfluence de lcologie (la campagne est aussi pathogne que la ville), de la socit industrielle, des facteurs religieux, des groupes ethniques et familiaux. Chaque fois les divers modes dapproches sont combins non juxtaposs lintrieur dune synthse intgrative. Au bout de ce long chemin analytique vient la rcompense, quelques chapitres originaux et profonds o se fait entendre la rsonance humaine de toute haute vrit scientifique. Pour mettre en place les pices disparates des recherches de dtail, il faut les considrer distance convenable et mettre part nvrose et psychose. propos de la nvrose, psychanalyse et sociologie devraient parvenir une thorie gnrale de la rptition. Je cite une formulation brillante : Les structures sociales prsentent des analogies formelles, indpendantes de
leurs contenus diffrents, sous la forme de conflits, de ruptures de comportements qui pourraient tre classs selon certains types ractionnels : lorsque la socit globale prsenterait une personne une structure analogue celle qui a t traumatisante dans sa prime enfance, exigeant delle un comportement similaire, la nvrose sinsinuerait . Ainsi la duret de lorganisation bureaucratique peut rveiller le drame des disciplines svres du pre. La psychose : on sait quil y a des zones pathognes et que les manifestations des psychoses changent suivant les milieux et suivant les poques. Ici encore une rciprocit des perspectives est souhaitable, qui considrerait tour tour la dsorganisation sociale et la dsorganisation individuelle. Le structuralisme parat avantageux, puisquil prtend intgrer le normal et le pathologique dans un systme global et, faisant abstraction de lorigine des troubles, situer le malade dans un ensemble collectif structur. On ouvrirait ainsi deux voies dtudes qui reposeraient, lune sur la complmentarit de lactivit symbolique des malades et des non-malades dans les structures de la mentalit collective, lautre sur la complmentarit des malades et des non-malades dans les structures de la socit globale. Que lon tudie lhistoire de la psychiatrie, la relation du malade au mdecin ou la rinsertion du malade dans la socit, il apparat que la folie nest pas une entit naturelle. Cest le consensus social qui dlimite les zones fluctuantes de la raison et de la draison. Or, en tant que partie prenante du systme gnral de la socit, les fous ne peuvent tre spars des autres dviants. La folie est peut-tre une affectation la maladie dune dviance qui, affecte un autre type de comportement, serait plus dangereuse pour la stabilit du systme. Mais la socit industrielle, notre socit, est une socit liminatrice de dchets. Est dchet limproductif : cest ce titre que le fou est dsign pour la poubelle sociale. Louverture rcente des asiles est moins philanthropie que rcupration des dviants pour limmense machine produire. Le critre de normalit est devenu lutilit. Dans un monde vou la rationalisation et la planification il ny a plus que le fou, de Nietzsche
Artaud, pour lever une protestation. Il oppose poiesis et techn : vainement, puisquau temps de la culture de masse, la poiesis elle-mme devient techn et que, la folie tant rupture des communications, le fou ne parle plus qu des sourds. Lisolement, par quoi peut se dfinir le monde du malade mental, nest ainsi que la traduction de ce marginalisme des valeurs repousses et rprimes par la socit ; en ce sens, la schizophrnie est un parfait modle de catgorie sociologique : elle offre aux hommes la coquille quils doivent scrter autour deux pour y maintenir, en veilleuse, ltat protoplasmique les systmes de valeurs barrs. La folie est une institution sociale. Entre le mdecin et son malade il y a ce mdiateur, le consensus collectif qui dfinit et lalin et sa gurison. Le fou est laspect le moins important du systme de la folie. Si lon tourne maintenant son regard vers lactivit symbolique, on voit que les symboles nont pas le mme sens chez le normal et chez le malade ; dans le premier cas ils assurent la communication, ils lobstruent dans lautre. Le schizophrne invente son lexique, sa syntaxe, inaccessible autrui, ranon de sa rupture avec le monde social. Mais le fou ninvente pas sa folie : il use des strotypes symptomatologiques que lui fournit la socit. Il donne au mdecin les signes morbides que celui-ci attend de lui. La langue du fou est sans doute langue trangre, mais aussi langue connue et apprise : par l le symbolisme priv se rattache au rseau du symbolisme commun. Ce qui est priv, cest moins le symbolisme en lui-mme que son utilisation par le malade. Folie et socit sont soumises ensemble aux lois de transformation du systme global. La loi gnrale de scularisation se lit au registre de la folie : Lasile est le couvent scularis o se clbrent les nouvelles liturgies dun monde qui aprs avoir chass le grand Pan sest attach tuer Dieu . La folie est une maladie du sacr. Les Morts, bannis de la communaut des vivants, reviennent clandestinement en fantasmes dangereux. Logresse scularise devient la mre dvoratrice. moins encore que limaginaire ne senlise dans le soma, comme semble lindiquer la rcente mtamorphose
des symptmes morbides. Telle est la conclusion du livre : le monde de la folie non seulement se nourrit dimages et de signes emprunts au monde environnant, mais encore garde-t-il les lois formelles de ce monde. Le problme du malade dans la socit est le problme de la communaut ellemme. Il nest pas facile de rendre compte dun ouvrage au grain si serr : nous nen donnons que le squelette, dpouill des analyses qui lui donnent sa force de conviction. Sauf de rares dtails (personnellement je ne crois gure que la nvrose ait disparu en URSS ni quelle se manifeste exclusivement sous forme somatique), faits et interprtations simposent puissamment, et forment ensemble une synthse qui ouvre autant de problmes quelle en rsout. Ce qui en fait un modle. Alain Besanon LHomme VII (1), 1967 _______________
linverse de notre socit o le rve, la transe et la folie sont rejets dans le domaine de la subjectivit pure, voire aux confins du pathologique, ces phnomnes acquirent dans dautres socits un statut diffrent, dfini par la rencontre du psychologique et du social. De ce point de vue, une socit engage dans un processus dacculturation, comme celle des Noirs du Brsil tudie par lauteur depuis plusieurs annes, offre un terrain dtude privilgi. Il est en effet possible denregistrer comme avec un sismographe les variations des ractions psychiques en fonction du bouleversement rapide des structures sociales conscutif au passage dune socit esclavagiste une socit de type paternaliste qui, sous le double effet de lurbanisation et de lindustrialisation sest transforme en une socit de concurrence entre Blancs et Noirs. Cest donc des recherches de psychiatrie sociale menes partir de sondages statistiques et inspires par une rflexion critique sur luvre de Durkheim, que conduisent les articles et confrences rassembls dans ce livre selon un ordre chronologique. Dans la premire partie, consacre au rve, R. Bastide souligne la ncessit dtablir une typologie des rves en fonction des groupes sociaux. Une enqute conduite dans la couche sociale la plus pauvre des Noirs du Brsil permet de dgager une corrlation entre limportance prise par la famille maternelle dune part et, dautre part, la frquence des rves de la Femme au pnis. premire vue, toutefois, il napparat pas absolument dcisif, comme le suggre lauteur, de sinterroger sur la couleur du pnis revendiqu par les femmes noires dans leurs rves. Revenant des considrations plus thoriques, les articles suivants mettent laccent sur la continuit qui lie la vie nocturne la vie diurne dans des socits diffrentes de la ntre et o le rve remplit des fonctions sociales bien dfinies.
La seconde partie regroupe des articles concernant les cultes de possession considrs comme fait social. Ces analyses sinscrivent dans la ligne douvrages tels que Le Candombl de Bahia et Religions africaines au Brsil qui sont aujourdhui bien connus du public. La transe afro-amricaine peut tre dfinie comme un langage religieux dont le code, diffrent selon les ethnies, doit tre appris par les initis et contrl par les prtres. Le sociologue se gardera donc dinterprter ces phnomnes travers lidologie de contestation politique qui accompagne, en Occident, les manifestations spontanes de ce genre, et, de son ct, le psychiatre devra viter toute forme de rduction des phnomnes pathologiques. Une thorie de la possession doit en effet rendre compte du diffrentiel partir dun systme de transformation dont llaboration relve la fois de ces deux disciplines. La ncessit de recherches pluridisciplinaires est encore rappele dans les premiers chapitres de la troisime partie, o lauteur propose un essai de typologie de ce genre dtudes dans le domaine des maladies mentales. Cherchant ensuite dgager un modle dexplication de la folie, R. Bastide tente dlargir le cadre durkheimien limit la morphologie sociale, en faisant appel aux variables que la psychiatrie sociale tend multiplier partir des recherches statistiques. Un exemple de lapplication de cette mthode permet, dans les chapitres suivants, destimer le pourcentage des maladies mentales chez les Noirs du Brsil par rapport aux Blancs, et de rendre compte de la formation des complexes et des causes du suicide chez les Afro-Brsiliens ainsi que de linfluence des rapports interethniques sur lapparition des troubles mentaux. Les dernires pages de ce livre nous ramnent notre propre socit pour souligner le rle jou par limage, prsente comme information sur le rel dont elle nest en ralit quune reconstruction au moyen dune syntaxe contrle par un groupe de pression. Cest donc une psychanalyse de limaginaire que conduit ici ltude des rapports de lindividuel et du social, ouvrant ainsi la voie un domaine que lhistoire des religions ne peut plus ignorer.
Isabelle BASZANGER, Douleur et mdecine, la fin dun oubli, Paris, Seuil, 1995, 468 p.
La question du traitement de la douleur compte au nombre des carences reconnues de notre systme de sant. En tant que ministre de la Sant invit prendre la parole devant le congrs de lAssociation Internationale pour ltude de la douleur (IASP), Philippe Douste-Blazy dclarait, en 1993, que lon peut estimer 30 % seulement les douleurs correctement traites, alors que 90 % dentre elles pourraient tre totalement soulages. La presse cite aussi rgulirement les informations diffuses par lassociation ActionDouleur : par exemple le fait que la France se situe au quarantime rang mondial pour lutilisation des morphiniques, ou encore le fait que 10 % seulement des tablissements de soins franais disposent dun centre ou dune consultation spcialiss dans le traitement de la douleur. En France, les mdecins continueraient rsister lide selon laquelle la souffrance physique nest pas un effet normal de la maladie qui doit seulement tre abord comme signe clinique et comme motif de compassion. Que les patients douloureux, en particulier ceux atteints de douleurs chroniques qui durent des mois et des annes, posent un problme mdical spcifique serait donc loin dtre admis. Pour les acteurs de la lutte contre la douleur, mettre fin ce scandale suppose de multiplier les structures spcifiques de prise en charge. Le fait mme que cette dnonciation soit devenue possible suffit pourtant rappeler que beaucoup de choses ont chang. La premire rencontre internationale sur ltude de la douleur a eu lieu en 1973. Depuis, lintrt
pour le traitement de la douleur sest gnralis et une mdecine de prise en charge des douleurs chroniques a vu le jour. Pour ceux qui sintressent aux transformations des pratiques mdicales, il y a l un phnomne fascinant. Transformer la douleur chronique en objet mdical nest, en effet, pas comme constituer une nouvelle entit pathologique partir de la collecte de quelques cas index prsentant une nouvelle combinaison de lsions tissulaires ou molculaires. Cela suppose de prendre pour unit dintervention quelque chose qui est indissociable de la personne et de ce quelle ressent. La multiplication des centres et des consultations de la douleur amne donc se demander ce quest un travail mdical centr sur la personne qui souffre et comment il a pu devenir possible. Ces questions sont au centre du livre quIsabelle Baszanger consacre la mdecine de la douleur. Demble il faut dire que Douleur et mdecine, la fin dun oubli nest pas un livre de sociologie mdicale de plus. Loin des rflexions un peu convenues sur la profession mdicale, les processus de spcialisation, ou encore lvolution des reprsentations de la maladie, louvrage analyse le travail effectu dans les centres et consultations spcialiss afin de comprendre comment la douleur est constitue en objet mdical. Comme sociologue, Isabelle Baszanger a t trs influence par linteractionnisme symbolique amricain, et en particulier par les travaux sur la mdecine dAnselm Strauss et de ses lves. Le cadre quelle nous propose est toutefois plus quune extension des problmatiques interactionnistes un nouveau terrain. Lauteur fait aussi uvre dhistorienne du monde de la douleur . Combinant heureusement archologie des savoirs et tude sociale des sciences, elle vite de sparer analyse des pratiques et exploration des cadres conceptuels. La premire partie, essentiellement historique, sattache aux trajectoires qui ont permis la constitution de ce quIsabelle Baszanger appelle le monde de la douleur . Louvrage privilgie le parcours de celui que les mdecins de la douleur reconnatront, dans les annes 1970, comme une figure fondatrice : le docteur John Bonica, un anesthsiste de la cte Ouest qui dveloppe, dans les annes 1940, une activit de prise en charge des
douleurs qui durent en partant de son exprience de soins aux blesss de guerre. Cette activit prend rapidement de lampleur et loigne progressivement Bonica de lanesthsie. Ds les annes 1950, son service danesthsie comporte une unit de la douleur laquelle sont associs un neurochirurgien, un orthopdiste, un psychiatre, un interniste, et un radiothrapeute qui pratiquent des consultations longues sur un mode pluridisciplinaire. Analysant la stabilisation puis la dlocalisation de cette innovation, I. Baszanger accorde une importance particulire au manuel crit par Bonica en 1953 et au dveloppement de sa clinique de la douleur. Pour I. Baszanger, la rupture a consist prendre appui sur sa pratique pour dplacer les cadres de dfinition de la douleur. Dans son manuel, Bonica fait de la douleur rebelle lobjet dun travail mdical particulier en insistant sur le fait que la dure change la nature du phnomne. Selon cette perspective, ce qui deviendra ultrieurement la douleur chronique nest pas physique ou mental, mais toujours intrication (et non superposition) deffets physiques et mentaux qui concernent lensemble de la personne, son corps, ses attitudes, ses modes de vie. Devenue objet clinique travaillable , la douleur chronique apparat donc comme autre chose que la douleur des exprimentateurs qui travaillent sur les rcepteurs et les voies nerveuses nociceptives ou que la douleur-symptme que les cliniciens dcrivent dans un but nosographique ou diagnostique. Ce que I. Baszanger dcrit comme le projet de Bonica, prend ensuite corps dans la Pain clinic de lUniversit de Washington Seattle. Au dbut des annes 1970, le service de Bonica est la premire niche institutionnelle du monde de la douleur abritant recherche, activit clinique et enseignement . Cette niche est compose dune vingtaine de personnes reprsentant lanesthsie, la mdecine gnrale, la neurologie, la neurochirurgie, la chirurgie dentaire, lorthopdie, la pharmacologie, les soins infirmiers, la psychiatrie, la psychologie et le travail social. Jusquau dbut des annes 1970, la russite est locale. Puis les choses changent brusquement : les lieux de traitement se multiplient, une association internationale est cre, puis une lettre dinformation, une revue
spcialise... Comment rendre compte de cette closion dun monde de la douleur ? Du point de vue factuel, I. Baszanger accorde une place centrale lorganisation, sous limpulsion de Bonica, du premier symposium international de la douleur, lequel runit demble 350 participants et constitue le point de dpart des autres initiatives. Plus fondamentalement, lexplication de la cristallisation privilgie la piste thorique. Le choix peut tre discut mais il a son efficacit. travers une description fine des volutions conceptuelles de laprs-guerre, I. Baszanger montre comment la prpondrance des analyses en termes de systme nociceptif , de stimuli douloureux et de seuils de perception a t branle non pas par les explications psychologiques de la douleur, permanentes depuis la fin du XIXe sicle, mais par une rinterprtation des fonctions du systme nerveux central. Au milieu des annes soixante, celle-ci dbouche sur une nouvelle thorie de la douleur dite thorie de la porte dont lauteur fait une pice essentielle du rassemblement de groupes htrognes autour de la douleur chronique. Au risque dtre simpliste, on peut dire que la thorie de la porte insiste sur la complexit des interactions neuronales et sur le rle de modulations relevant de la sensation, de la motivation et du contrle central qui renforcent ou diminuent lactivit des fibres nociceptives. La douleur serait donc une entit construite centralement et non la rponse directe des stimuli. Pour lhistorien sociologue, limportant est que la thorie de la porte permettait dtablir un lien entre recherche physiologique, psychologie, et mdecine clinique. Sappuyant sur les rflexions des sociologues des sciences lis la tradition interactionniste, I. Baszanger voit dans la thorie de la porte un objet-frontire : une ressource sur laquelle prennent appui les diffrents groupes qui construisent le monde de la douleur, mais une ressource qui peut tre mise en pratique de faon trs contraste dans les diffrentes Pain clinics. Au congrs de 1973, cest la fonction de rassemblement qui a domin. Une des perspectives associe la thorie de la porte, lide dun contrle de la douleur par modulation des influx, introduisait, par exemple, un cadre commun pour interprter les effets de techniques aussi diverses que les
anesthsies locales temporaires, les mthodes de relaxation, ou la stimulation lectrique transcutane des nerfs. lment particulirement important, la thorie de la porte confrait une lgitimit scientifique aux approches de la douleur comme comportement de la personne. Laissant de ct la question de la pathologie sous-jacente la douleur et de son classement comme psychiatrique ou somatique, une partie des intervenants du congrs de Seattle mettait ainsi laccent sur le fait que la douleur devrait tre comprise comme un apprentissage et aborde partir de ses consquences, lattitude thrapeutique rsultant de cette logique comportementale tant de rduire les comportements de douleur en supprimant les renforceurs et daugmenter les comportements bien portants . On peut regretter que cette exploration des origines de la mdecine de la douleur fasse peu de place aux trajectoires dautres acteurs que Bonica, ou encore quelle laisse presque totalement de ct les rapports entre lmergence du monde de la douleur et lhistoire de la psychologie contemporaine. Quoi quil en soit, lauteur peut tirer de son analyse de la diversit historique du monde de la douleur une hypothse forte. Pour I. Baszanger, lintrt croissant pour la douleur est un lment dune volution plus gnrale de la mdecine vers la gestion de la chronicit et de la maladie au long cours. Reprenant les rflexions dArney et Bergen, I. Baszanger se demande sil ne faut pas admettre quon assiste la formation dune nouvelle pistm qui substituerait une prise en charge de la personne et la reconstruction du point de vue du patient au regard clinique et biomdical. Repoussant lide dune succession linaire des grandes formes de la pratique mdicale (les mdecines clinique, exprimentale, technologique, ou comportementale), I. Baszanger considre que le monde de la douleur superpose plusieurs registres daction dont certains sont stabiliss depuis longtemps tandis que dautres sont plus innovants. La mdecine de la douleur serait donc, par construction historique, une mdecine en tension , une mdecine prise entre un cadre de travail clinique centr sur la douleur-symptme et un cadre de travail comportemental centr sur la personne.
Dans la mesure o cette tension fondatrice se rejoue dans lhistoire de chaque centre de la douleur, le modle dvelopp par Bonica sincarne pratiquement dans des approches varies que le sociologue oprant sur le terrain contemporain va pouvoir distribuer sur un axe allant dun ple privilgiant les techniques de diagnostic-gurison un ple privilgiant les modalits de gestion de sa douleur par la personne. La deuxime partie de louvrage, base sur une enqute ethnographique mene dans deux centres de la douleur franais, est donc consacre analyser la faon dont cette polarit sinscrit dans le travail quotidien. Le premier centre illustre le ple technique , le second centre correspond au ple gestion . Plus sociologue quhistorienne et plus attentive aux interactions quaux structures, lauteur fait rapidement son deuil dune interprtation de la diffrence en termes de spcialit ou dinstitution. Si les mdecins du second centre finissent par sorienter vers une pluridisciplinarit intgre sans forte hirarchie, vers une prise en charge longue, vers lconomie des gestes techniques et le recours aux approches cognitivo-comportementales, ce nest pas parce que les fondateurs ntaient ni anesthsiste, ni chirurgien spcialiste des interventions lourdes ou parce que le centre ne dispose pas de lits dhospitalisation, mais plutt parce quen cours de route, le caractre temporaire et rversible des rsultats obtenus sur la base des techniques physiologiques a conduit oprer un changement de modle de la douleur et dobjectif de travail . Ces mdecins oprent la substitution de la douleur en termes de personne douloureuse la douleur en termes de lsion travers une analyse de leur activit pratique et lincorporation de nouvelles dimensions, la personne, son environnement familial et professionnel . Pour I. Baszanger, le contraste des rgimes de travail dun centre lautre est donc li des agencements pratiques de faits thoriques, des savoirs opratoires, que des microgroupes professionnels laborent peu peu en organisant leur pratique autour de certaines techniques . Le compte rendu ethnographique part de lanalyse compare de plusieurs centaines de consultations de la douleur pour prsenter les cadres trs diffrents utiliss par les mdecins des deux centres pour construire les
douleurs chroniques. Dans le premier centre, on tente de gurir une douleurlsion, laquelle est labore selon une dichotomie quelque chose/rien . Le problme est donc de lire les indices pour trancher par limination . Ce que dit le malade est un ensemble dindications, de signes qui sont dchiffrer au mme titre que les examens complmentaires et qui permettront de savoir dans quel registre travailler : douleur somatique supposant une panoplie dinterventions techniques ou douleur psychogne appelant un traitement psychiatrique. La consultation-dchiffrement est organise autour dactes-tests dont certains peuvent mme avoir pour seule mission de justifier le diagnostic final auprs de consultants rsistant lide dune douleur cause par une dpression. Le contraste avec le second site est presque parfait. Les mdecins qui oprent dans ce dernier sont prsents comme travaillant partir de lide dune paisseur des rapports entre somatique et psychogne. tablir la situation de douleur ne passe pas par les procdures de diffrenciation mais demble par un travail sur la subjectivit de la personne qui sorganise autour de la narration de ce quest lexprience quotidienne de la douleur. Il sagit de tisser un rseau plus ou moins dense dinterconnexions entre lsion, sensations, sentiments, attitudes, penses... et dengager une dynamique de changement. Plutt que des tests, les pices de linteraction mdecin-patient sont des situations, des exemples , que le mdecin utilise pour montrer et convaincre du rle des comportements de douleur et de la possibilit dune gestion de la douleur. Dans ce cadre de travail, le mdecin cherche entraner le malade dans cette dynamique de changement en crant des zones de ngociation-conviction . Si je vous enlevais 20 % de votre douleur, quest-ce que vous feriez en plus comme activit ? est une forme typique du marchandage au changement qui un lment cl de lengagement dans un travail commun. Une des richesses de louvrage est le chapitre consacr ce travail entre somatique et psychique qui suppose, non seulement quon ait recours aux dispositifs et gestes techniques tels que la stimulation lectrique des nerfs ou le bio-feedback (une pratique de la relaxation associe la mesure lectronique de la tension musculaire), mais aussi que lon reconstruise la personne travers un apprentissage du bien faire : corriger les gestes, construire les penses, guider les rapports avec
les autres de faon grer la douleur et diminuer son intensit. Refusant la fausse symtrie dune analyse en termes de coconstruction de la douleur, I. Baszanger renvoie la question de laction des patients la fin de ltude. En fait, elle ne pose pas la question de la signification collective ou personnelle que peut prendre le renvoi la personne de lorigine de la douleur ni, plus gnralement, le problme du rle donn aux patients dans la mdecine de la douleur. Son dernier chapitre est centr sur une description des stratgies des personnes confrontes ou associes au travail sur la douleur. Dans les deux centres, les malades valuent la situation de faon pragmatique, par rapport ce quils ressentent. Linterprtation retenue par I. Baszanger est toutefois que les savoirs oprationnels utiliss par les professionnels constituent le principal point de rfrence, do une description contraste des logiques daction mises en uvre par les patients pris en charge dans le cadre clinique ou dans le cadre comportemental qui fait directement cho la polarit des pratiques des mdecins. Donner une image globale du problme de la douleur ne saurait tre le propos dune enqute de cette nature, ce dautant plus que le problme de la douleur est beaucoup plus gnral que le monde de la douleur chronique. Lenqute la plus rcente du ministre de la Sant indique ainsi que la majorit des units qui se prsentent comme consultation ou centre de la douleur sont des structures daccompagnement prenant en charge les douleurs post-opratoires, celles des cancreux et des malades du sida. Il reste que la gnralisation de lintrt pour la douleur repose sur le travail de fond des centres de la douleur chronique et que leur avenir est intimement li aux dbats sur la politique gnrale de la douleur. Plus gnralement, la tendance est-elle bien linvention, dans dautres spcialits prenant en charge des maladies chroniques, dun travail sur la personne qui fasse cho aux pratiques dcrites par I. Baszanger ? Quelles seraient, linverse, les consquences dune innovation radicale de la prise en charge pharmacologique de la douleur ? Aucune de ces questions nadmet de rponse simple. Le grand mrite de ce livre est sans doute de contribuer les poser en partant dune exploration fine du travail mdical.
Heike BEHREND, La guerre des esprits en Ouganda. Le mouvement du Saint-Esprit dAlice Lakwena (1985-1996), Prface de C. MEILLASSOUX, Paris, LHarmattan, 1997, 286 p. (trad. O. BARLET et J. LOSSOS).
Aprs le renversement dIdi Amin par lUganda National Liberation Army (UNLA), Obote revient au pouvoir en Ouganda sur la base dlections douteuses. Une guerre civile et militaire sengage entre dun ct les Acholi qui alimentent les rangs de lUNLA et les soldats de la National Resistance Army (NRA) de Yoweri Museveni. Ayant chass Obote et install au pouvoir un prsident acholi, lUNLA se divise et doit finalement abandonner la NRA le contrle de la capitale Kampala en janvier 1986. Des milliers de soldats acholi senfuient alors dans leurs villages du Nord de lOuganda o ils vont constituer une menace pour la socit locale en mme temps quune rserve disponible pour toute relance guerrire. Les exactions et les violences quotidiennes de ces jeunes soldats, qui ont perdu la guerre et qui sont devenus trangers leur propre socit, sont, aux yeux des vieux, les signes de leur maldiction. En labsence de rites de purification, il ne fait pas de doute que ces curs impurs ont amen avec eux tous les esprits de ceux quils ont tus, des esprits errants qui sont porteurs de tous les malheurs qui sabattent sur les villages, et notamment du sida. Le 2 janvier 1985, en pays Acholi, lEsprit Lakwena prend possession dune jeune femme, Alice Auma, qui se met gurir selon les voies traditionnelles. Mais la situation de violence et de guerre fait que le 6 aot 1986, Lakwena donne lordre son mdium darrter de perdre son temps la gurison des maladies et dclare la guerre au mal en crant les Holy Spirit Mobile Forces dont il assumera le commandement militaire. Alice rcupre des soldats de lancienne UNLA en les soumettant des rites initiatiques de purification et une discipline drastique, et attaque la NRA selon la stratgie du Saint-Esprit, les Holy Spirit Tactics. Au dpart, les soldats se devaient de rester droits, sans bouger, sous les pluies de balles de
lennemi. Suivant les ordres de lEsprit, ils chantaient pendant 45 minutes : Jsus est mort, Jsus est ressuscit, Jsus reviendra. Aprs quelques dfaites, les soldats de lEsprit-Saint finissent par remporter des victoires retentissantes qui confirment le pouvoir prophtique dAlice. Laventure de cette Jeanne dArc acholi dure environ un an, jusqu fin 1987 date laquelle Alice senfuit au Kenya dans un camp de rfugis alors que dautres mouvements du mme type prennent le relais. La dernire fois quelle a t vue, vtue dun chemisier blanc et dune jupe, elle buvait un Pepsi Cola avec du gin dans un bar... Lenqute ethnographique que nous prsente Heike Behrend est bien la hauteur de cette ralit africaine particulirement hybride et profondment actuelle dont les mdias se font rgulirement lcho : une guerre commande par lEsprit qui transcende les catgories de lentendement ordinaire en cumulant les contraintes spirituelles et la stratgie militaire, et o sentremlent la politique et le salut, la guerre et la sorcellerie, les esprits impurs et lEsprit-Saint, le Diable et le bon Dieu. Lauteur se mfie particulirement de toute thorie rductionniste en la matire et sefforce de rendre justice la complexit du phnomne en prenant, si lon peut dire, lEsprit la lettre, cest--dire en respectant dans le discours le rle dacteur que lui confrent son mdium et ses partisans. Lethnographe prend acte galement des difficults dune ethnographie par temps de guerre, et surtout de limportance de la rflexivit des sujets engags qui tmoignent en produisant leurs propres textes et font du texte ethnographique une coproduction plusieurs voies. Heike Behrend trs au fait des proccupations rcentes de la discipline anthropologique a le souci constant de citer ses sources et de les contextualiser ; elle nhsite pas faire tat de ses hsitations et de ses ignorances. La mutation de ce qui ntait quun simple culte local de possession vocation thrapeutique en une organisation militaro-religieuse interethnique engage dans le combat contre les forces du Mal suppose un travail symbolique intense. Alice, guide par son pre, sinscrit dans une ligne de personnages prophtiques, nebi (de nabi, le prophte de lAncien Testament), portant le kanzu blanc et le chapelet autour du cou, qui rompent
avec les pratiques des devins-gurisseurs traditionnels, ajwaka, en substituant notamment aux accusations de sorcellerie lintrieur du groupe la dnonciation des complices de Satan, les ennemis extrieurs responsables de tous les malheurs prsents. Leur pouvoir repose sur la possession par des esprits non seulement purs mais saints, tipu maleng, des esprits-saints dorigine chrtienne qui ont fait le succs des mouvements revivalistes (les Balokole, les sauvs ou les born again) partir des annes trente, en Ouganda comme ailleurs. Lakwena serait lesprit chrtien dun Europen italien mort pendant la Seconde Guerre mondiale, mais il nest pas le seul possder Alice ; se font entendre aussi Wrong Element, le trickster amricain, Franco, un esprit du Zare, Ching Poh, le Chinois ou le Coren, et des esprits arabes. Ces esprits sont reprsentatifs dun macrocosme pluraliste et cosmopolite qui merge dans les annes 1970 et 1980, des esprits sans parent sur Terre, vocation universelle, distincts des esprits ancestraux les jogi, qui fondent les pouvoirs des prtres claniques. Les esprits-saints sont ici des chefs spirituels qui commandent autant de compagnies de soldats. Lordre militaro-spirituel du mouvement dAlice pratique un mimtisme par rapport la bureaucratie et ladministration coloniale anglaise que lon retrouve dans la plupart des glises dites indpendantes dAfrique et qui vise sapproprier la puissance associe un mode de vie systmatique et rationnel. Les controllers ou les technicians pratiquent lcriture en anglais, la lecture de la Bible, les chants chrtiens comme des armes de guerre, ce qui apparemment nous loigne beaucoup des tactiques militaires occidentales. En ralit, les esprits qui parlent travers Alice et donnent leurs consignes pour les plans de bataille ne sont pas ignorants de lart de la guerre et ne misent pas de faon aveugle sur linvincibilit que procure la force de lEsprit-Saint ou linvisibilit des tatouages largile blanche. Selon la logique du cumul magico-religieux, les Holy Spirits Tactics additionnent les techniques magiques de refroidissement des armes de lennemi, lusage des pierres-ftiches, les grenades de pierre , et la protection que procurent les aspersions deau bnite ou le badigeonnage du corps par le beurre de karit, autant de prcautions qui ne sont pas sans efficacit, ne serait-ce que parce quelles russissent effrayer lennemi.
Car il sagit bien de gagner, et toute victoire ou dfaite sanctionne une entreprise qui a pu entraner certaines priodes plus de 7 000 soldats. Dans une logique plus thico-ritualiste, les checs, les blessures ou les morts au combat sont systmatiquement expliqus par la transgression individuelle ou collective dune des vingt rgles nonces par Lakwena, les Holy Spirit Safety Precautions, assimiles lors de linitiation dans le yard, le centre spirituel du mouvement. Quant aux versions de lchec final, elles consacrent une fois de plus la perptuit de lidiome de la sorcellerie puisquelles laissent entendre quAlice a finalement trahi Lakwena et est devenue sorcire. Il faut dire que le dispositif cultuel trois dimensions que formaient la pluralit des Esprits, leur mdium Alice et linterprte ou traducteur des paroles, le chief clerk, offrait des possibilits illimites de ddoublement et de manipulation. Alice a toujours dispos du monopole de la possession, mais la pluralit des Esprits qui cohabitaient ou se succdaient en elle et les divergences affiches et croissantes entre lEsprit Lakwena et les initiatives dAlice contribuaient mettre en scne toutes les contradictions dune situation et les incertitudes de laction. Les soldats tmoignent encore aujourdhui de la difficult quil y avait savoir qui parlait en Alice et ils ne savent plus aujourdhui qui elle tait. Avec le recul historique et anthropologique, le personnage dAlice Lakwena ainsi que ses rivaux (son propre pre S. Lukoya et son concurrent J. Kony) prsentent un air de famille incontestable avec lidiome prophtique des populations voisines du sud Soudan, Nuer et Dinka. On y retrouve ces prophtes de paix et de guerre, bien loigns des devinsgurisseurs, qui engagent leurs partisans dans un combat dsespr contre le Mal pour assurer la victoire de la Paix de Dieu. Associant trangement le pouvoir spirituel et le leadership militaire, des prophtes se donnaient pour mission de pallier la dfaillance des chefs et des prtres traditionnels et de rassembler leur peuple en se soumettant lpreuve permanente du champ de bataille et au risque sacrificiel quil comporte 5. Alice Lakwena a
5 Cf., entre autres, D.M. Anderson et D.H. Johnson, Revealing Prophets, London, James Currey, 1995 ( Eastern African Studies ) ; D.H. Johnson, Nuer Prophets. A History of Prophecy from the Upper Nile in the Nineteenth and
contribu ainsi donner vie une tradition prophtique rgionale qui occupe une place singulire au sein des prophtismes africains daujourdhui. Andr Mary Cahiers dtudes Africaines XXXVIII (2-4), 1998 _______________ Roberto BENEDUCE et Ren COLLIGNON (sous la dir. de), Il sorriso della volpe. Ideologie della morte, lutto e depressione in Africa, Naples, Liguori Editore ( Anthropos 28), 1995, ix + 300 p.
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Il sagit l dun recueil dessais ethnopsychiatriques crits dans les annes 70 autour du thme de la dpression et du deuil dans les pays africains. Il se compose de deux parties, lune caractre gnral, lautre essentiellement ethnographique. Parmi les recherches prsentes, certaines ont plus de vingt ans et les points de vue trs diffrents tmoignent des transformations thoriques et mthodologiques de la discipline. Dans le premier essai, qui tient lieu dintroduction, Roberto Beneduce (un second texte de cet auteur figure dans la deuxime partie) souligne la complexit des crmonies concernant la mort, et le fait quelles fournissent un support social lindividu, sans toutefois liminer les vcus dangoisse et dimpuissance. Le drame du rapport avec la perte est ici observ dans des cultures qui, constamment confrontes la prcarit de lexistence, en sont venues constituer un vritable langage de la douleur quexprime linfinie varit des rites funbres. Ce travail de la culture (selon lexpression de Gananath Obeyesekere) opre au cours des diffrentes phases dlaboration du deuil, depuis lexplosion initiale de la souffrance jusqu la manifestation de lambivalence et la disponibilit pour de nouveaux liens affectifs. Il
Twentieth Centuries, Oxford, Oxford University Press, 1994 ( Clarendon Paperbacks ). Labsence, dans louvrage de H. Behrend, de toute rfrence bibliographique ces travaux bien connus du milieu anthropologique est quelque peu troublante et fait contraste avec le souci comparatif et la culture anthropologique trs large de lauteur.
semblerait ainsi que certaines cultures matrisent davantage que la ntre un systme symbolique qui permet de dompter la mort en faisant de celle-ci un patrimoine du groupe, que ce soit dans les rites, les mythes ou la vie quotidienne. Par ailleurs, crmonies et savoirs se caractrisent par une grande flexibilit ; ils se modifient au fur et mesure des changements sociaux et reprsentent, selon lauteur, une forme efficace de prvention du deuil pathologique. Le problme de lexistence dtats dpressifs dans les cultures africaines se pose avec dautant plus dacuit quils sont souvent occults dans les diffrents systmes de reprsentation des motions. Certains auteurs, comme Henri Collomb et Ren Collignon, ne reconnaissent pas laction des mcanismes dpressifs et avancent lhypothse dun dplacement des sentiments de perte vers des vcus de perscution. Un deuxime problme, qui dcoule du prcdent, est limportance accorde lducation des enfants, celle-ci tant considre par de nombreux chercheurs (notamment Henry B. M. Murphy) comme le noyau relationnel qui informe les diffrentes personnalits ethniques. Certaines caractristiques, culturellement dtermines, des relations prcoces comme par exemple les diffrents modles de sevrage dfiniraient certains aspects de lethos dune culture donne. Gilles Bibeau critique la distinction habituelle entre les cultures qui psychologisent les motions en leur donnant des noms abstraits contenu psychique, et celles qui somatisent les tats motifs et les nomment en rfrence au corps. Lauteur se dmarque des recherches psychiatriques qui se contentent de transposer les termes nosographiques occidentaux dans les langues africaines. Pour lui, les liens smantiques entre les affects et les organes du corps signalent un processus de somatisation complexe qui serait d une mentalisation trs ancienne du corps. Il propose la notion de maladie comme nud de noms : Le dsordre mental [...] se situe un croisement auquel on accde de diffrents cts la fois. La comprhension dun trouble est assure par la circularit qui unit un ensemble de noms, chacun deux ayant tendance illustrer un aspect spcifique de la maladie. Le vritable visage dune maladie se dgage ainsi grce au rassemblement
ordonn des noms qui lui sont attribus. Chez les Agbandi (Zare), Gilles Bibeau relve des affects individuels, des sentiments de culpabilit et de responsabilit dont lexistence tait exclue pour la simple raison quon ne les reconnaissait pas dans la diversit de leurs manifestations. Fut ainsi labore une thorie de lagression selon laquelle le malade se vit essentiellement comme la victime dune perscution, la personnalit ayant surtout une connotation groupale, pauvre en capacits introspectives 6. Lauteur semploie renverser ce discours et dfinit la thmatique de perscution non pas comme un effet de la psychologie africaine, mais comme une cause culturelle, toujours dclenche par un mouvement psychique du sujet. Selon cette optique plus proche du principe dunit psychique de lhumanit que Georges Devereux 7 met au fondement de lethnopsychiatrie la dimension individuelle sinscrit au cur de la reprsentation africaine de la personne. Cest ainsi que pour Henri Collomb et Ren Collignon, Ltroite symbiose mre-enfant ou, plus exactement, enfant-groupe, prolonge par la permissivit qui suit le sevrage, retarde les expriences conflictuelles et angoissantes. Le mauvais objet nest pas internalis [...] Cette organisation expliquerait, dans les tats dpressifs, la raret des ides de culpabilit et la frquence de la perscution. 8 cela sajoute la fonction thrapeutique prventive du groupe qui nabandonne jamais lindividu souffrant. Les auteurs dcrivent un contexte diffus de perscution potentielle du milieu, peupl dtres mauvais capables de produire des attaques, directes ou indirectes, dont lissue est la maladie ou la mort. La caractristique de cet ensemble culturel est lvitement systmatique dune confrontation directe avec lagresseur qui, certes, doit tre identifi, mais travers un mdiateur le marabout seul en mesure de sopposer ses pouvoirs. Cette mdiation permet en quelque sorte une mtabolisation de lagressivit, une conduite
6 7 8 Gilles Bibeau, Pralables une pidmiologie anthropologique de la dpression, Psychopathologie africaine, 1981, XVII (1-2-3) : 50. Georges Devereux, Ethnopsychanalyse complmentariste, Paris, Flammarion, 1972 ( Nouvelle Bibliothque scientifique ). Henri Collomb et Ren Collignon, Les conduites suicidaires en Afrique, Psychopathologie africaine, 1974, X (1) : 79.
sociale inhibitoire. Il existerait donc, dans la socit africaine, une tendance rduire lagressivit. En utilisant la terminologie de Gregory Bateson, on pourrait dire que la culture ne favorise pas les conduites de schismogense symtrique 9. Cette thorie nest pas exclusive dune perception des transformations historiques, souvent absente des tudes africaines. Henry B.M. Murphy dfend la thse selon laquelle, au Ghana comme dans lAngleterre du XVIIe sicle, la premire apparition de sentiments de culpabilit en tant que symptmes dpressifs remonte une poque o les accusations de sorcellerie taient frquentes et o un changement stait produit dans les pratiques dducation enfantine. Lauteur a montr ailleurs que la diversit des symptomatologies dpressives est due des variations dans les soins apports aux enfants 10. Dans certaines cultures, il y a toujours un adulte de rfrence prsent auprs de lenfant en qualit de figure parentale substitutive, susceptible dintervenir quand se dclenche une impulsion autodestructrice. Dans les socits traditionnelles, le mcanisme psychique de lintriorisation serait donc plus faible. Cest tout le problme des tudes sur le caractre ethnique menes, depuis les travaux de Margaret Mead, en fonction des diffrentes options ducatives, qui se trouve pos. On pourrait objecter que la faon dlever les enfants est leffet plutt que la cause des diffrences observes dans la personnalit de base, ou mieux, que celles-ci ne sont que des variables intervenant dans un systme complexe. Certes, les diverses modalits relationnelles entre parents et enfants entranent une sensibilit et des comportements spcifiques, comme le montrent par exemple les travaux de Marie-Ccile et Edmond Ortigues 11. Toutefois, les dynamiques profondes qui dterminent la personnalit sont si stratifies que la mthode visant
9 Gregory Bateson, Steps to an Ecology of Mind. Collected Essays in Anthropology, Psychiatry, Evolution and Epistemology, Novato, Chandler Publishing, 1972. 10 Cf. Henry B. M. Murphy, The Advent of Guilt Feclings as a Common Comparison on two Continents, Psychiatry, 1975, 41 : 229-242. 11 Marie-Ccile Ortigues et Edmond Ortigues, dipe africain, Paris, Union Gnrale dditions, 1973.
isoler certaines variables, comme le lien mre-enfant, suscite de nombreuses questions. Sil est lgitime dexaminer les relations entre symptmes individuels et modalits dfensives culturelles (cest en fonction de ces dernires quil faut, mon sens, situer les diffrents systmes dducation enfantine), il parat difficile de le faire uniquement en termes de causalit. L encore, Devereux nous vient en aide : son hypothse dun inconscient ethnique et sa dfinition de la culture comme ensemble organis de dfenses nous semblent donner au problme un caractre plus dynamique qui permet de saisir la circularit des changes entre psych et groupe. Une autre difficult de ces tudes concerne llaboration de nouvelles constructions, tel le moi de groupe qui, en tant que substitut partiel de cette instance que Freud appelle le moi, est cens agir de faon collective. Or, une telle instance suppose une spcificit structurelle du psychisme africain, ce qui est loin dtre vrifi. Les chiffres montrent en effet que les dynamiques familiales se modifient en fonction du degr durbanisation, ressemblant toujours davantage celles que lon constate dans toutes les mtropoles du monde. La deuxime partie prsente plusieurs recherches de terrain qui mettent en contexte les rflexions thoriques prcdentes, comme par exemple le rapport entre culture et inconscient. Ainsi, Andras Zemplni fait voir combien les codes culturels peuvent tre manipuls par le dynamisme de linconscient. Lauteur prsente un cas clinique de deuil pathologique dans lequel lexpression de la culpabilit est vhicule par les reprsentations perscutoires des anctres. Il cite des extraits de sances psychothrapiques, avec leur cortge de rves, souvenirs, associations et interprtations, soulignant en particulier les reprsentations lies aux croyances totmiques de la socit en loccurrence, les Gouro de Cte-dIvoire laquelle appartient le sujet. Il analyse leur articulation dans la vie onirique de son patient qui doit faire face la difficile laboration de la perte dun parent qui lui a servi de pre. Lapparition, dans ses rves, de divers lments en relation avec les interdits familiaux, notamment les animaux qui reprsentent son lignage, lamne identifier son animal totmique, le singe. Il renonce ds lors sen nourrir, ce qui marque la sortie de langoisse perscutoire.
Zemplni sinterroge sur la diffrence entre ce totem et les totems collectifs. Pour lui, le totem personnel est un signe de diffrenciation individuelle, alors que les interdits collectifs sont des marques dappartenance qui distinguent un clan des autres mais ne permettent pas au jeune garon de faire la diffrence entre le groupe familial de son vrai pre et celui de son pre putatif dcd. Kess a besoin dun symbole qui diffrencie ces deux groupes pour pouvoir laborer des sentiments ambivalents tant envers le mort quenvers le vrai pre et ses autres enfants. Dynamique clairement dipienne propos de laquelle lauteur rappelle le discours freudien sur les valeurs totmiques de lOedipe. On peut alors penser que le totem personnel du sujet, savoir le singe, est un substitut du pre adoptif dcd. Aussi le respect de son interdit est-il interprt comme une mtaphore de rparation : Ne plus tuer le singe garantirait la bienveillance du mort quil reprsente. [...] On peut ngliger ou vnrer un ascendant mort. Mais on ne peut que tuer et manger ou vnrer un animal interdit. 12 Jajouterai que lavantage consiste dans la possibilit, pour le garon, dagir le renoncement-castration qui pesait sur lui et lempchait de se sparer des aspects homosexuels de son monde dipien et de lombre perscutoire du pre dfunt. La construction de lidentit apparat donc comme un processus intra- et interpsychique grce auquel le sujet manipule les signes de la culture de la mme faon que les rves manipulent les restes diurnes, selon un incessant va-et-vient entre le monde conscient et le monde inconscient, au rythme duquel se dessinent les diffrences individuelles et les aspects collectifs de la personnalit. La culture, en tant quelle constitue le dnominateur commun de multiples expriences, est voque par Roberto Beneduce dans son deuxime essai. Dans les socits traditionnelles, les stratgies thrapeutiques ont non seulement pour but de soulager la souffrance ou de soigner la maladie, mais aussi de conserver et fournir [...] un systme de
12 Andras Zemplni, Deuil et interdit dans une socit totmique . Un cas Gouro (Cte-dIvoire), Psychopathologie africaine, 1975, XI (3) : 392.
valeurs qui ne cesse de se transformer avec le monde local qui la produit (p. 282). Lauteur sintresse un mal appel yapilu, exprience pathologique o se mlent esprits vindicatifs, mes jalouses, ftiches offenss, traditions perdues, selon un mcanisme de condensation qui transforme un vnement personnel en un dsordre collectif et, par l mme, en trouve le remde. Le sens littral du terme yapilu est femme blanche , en rfrence lpouse dun anctre mythique qui fut la premire femme enceinte mourir. Ce terme dsigne aussi les rites qui accompagnent la spulture des femmes mortes pendant leur grossesse ou en couches 13. De nombreuses femmes, quand elles deviennent mres, sont victimes du yapilu et narrivent plus soccuper de leur enfant ; le trouble est si grave que tous deux risquent la mort. Selon lauteur, il nest pas ncessaire de se demander si yapilu est ou non un syndrome dpressif, car cest le rseau symbolique et social tiss autour de cette maladie qui en fournit le sens. Sa particularit rsiderait dans le mcanisme de dplacement de la culpabilit et de ses consquences du corps du malade vers lextrieur : famille, groupe ou esprits des morts. Le support physique du dplacement, vritable oprateur thrapeutique , est un ftiche dtenu par les gurisseurs auxquels sadressent les parents. Cependant, il se pourrait que la prsence de ce rseau symbolique rende possible lexpression, dans la maladie, des aspects dpressifs inconscients que le sujet qui en est victime nie et projette hors de soi en incriminant le hasard 14. Dans leurs discours, les gurisseurs insistent sur le lien entre la transgression dun tabou et lapparition de la maladie. Le rappel des
13 Cette situation est considre comme tellement impure que les parents doivent observer des rgles de comportement trs svres, car cest de celles-ci que dpend galement la fertilit des champs. Parmi elles, il y a lobligation de se dfaire de tous les objets ayant appartenu la dfunte. Quiconque viole cet interdit ou simplement utilise lun dentre eux risque dtre affect du mme mal. 14 Voir, par exemple, ce que la psychanalyse a mis en lumire propos de la compulsion de rptition, mcanisme par lequel lindividu semble contraint par des causes externes ou par le destin se remettre dans des situations qui engendrent la douleur.
traditions, des rgles qui nagure rgissaient les Dogons semble donner le sens du rite et la logique symbolique des vnements : Apaiser les esprits yapilu signifie apaiser lme dune morte, mais signifie aussi et surtout apaiser le ftiche offens par loubli des rgles qui le concernent et signer une nouvelle alliance avec lui (p. 277). On comprend alors pourquoi, outre la mort dune femme enceinte, ce mal est li la transgression des rgles sociales par exemple les interdits associs aux rites funraires , due lexpansion de lislam. On aurait l une situation o se condensent des comportements diffrents abandon de la religion traditionnelle, violation des rites, disparition des coutumes et o les dsordres mentaux apparaissent comme l expression ralise dune menace contre lordre social (p. 278). Ainsi, le comportement transgressif de la femme qui, une fois tombe malade, ne soccupe plus de son enfant, ou celui de la personne qui enfreint les prescriptions en cas de mort dune femme enceinte, peuvent sinterprter comme lexpression de cette agressivit latente qui est lorigine de la dpression. Par ailleurs, le recours des croyances de moins en moins partages, mais qui se rfrent une communaut idale, devient une stratgie efficace face une douleur individuelle ou un malheur collectif qui ne peuvent plus tre nomms. Dans le rseau symbolique qui soutient lexprience yapilu Beneduce repre le droulement de lhistoire dogon : les vnements passs, la migration, le pass idalis. Je voudrais suggrer que le plan symbolique nest pas seul en cause, mais quintervient aussi le plan existentiel : le pass idalis contenait peut-tre dj un changement traumatique. Le prsent, avec ses rapides transformations sociales et religieuses, ne ferait que proposer dune autre faon quelque chose qui a dj eu lieu et a dj influ sur les appareils mythico-rituels. On aurait affaire une dynamique complexe qui utilise les images cristallises de lhistoire dun peuple pour arrter un changement difficile, mais qui, de fait, a dj eu lieu. Reste ce que suggre un nom, yapilu, dont le sens littral femme blanche renverrait la pleur provoque par la maladie. Qui sait en suivant Carlo Severi si dans ce nom ne se cache pas aussi un cho dramatique, celui de la rencontre
dangereuse et contagieuse avec le Blanc ! 15 Manuela Tartari LHomme 153, 2000 _______________
Jalil BENNANI, Le corps suspect, Paris, ditions Galile ( Dbats ), 1980, 142 p.
Jalil Bennani, psychiatre de nationalit marocaine, a longtemps travaill en France, en particulier dans le dpartement de lEssonne o sest en grande partie droule lexprience dont est tire ce livre : il sagit, en fait, de la matire de son mmoire pour le CES de psychiatrie. Psychiatre maghrbin, il sest rapidement trouv confront dautres maghrbins, travailleurs immigrs, malades, prsentant une symptomatologie dapparence exclusivement somatique, mais dont toute organicit tait absente : il sagissait de tous ces accidents du travail porteurs dun diagnostic de sinistrose, ou de nvrose post-traumatique, dont on sait que la prise en charge savre des plus malaises. partir des donnes de cette pratique, J. Bennani a repris le problme de la signification du tableau sinistrosique et des raisons de lchec, frquent sinon habituel, rencontr/engendr par des tentatives thrapeutiques dont la caractristique principale est dtre morceles, non globales. La trajectoire du malade y apparat assez strotype : engag dabord dans un circuit somaticien, objectivant et technicis, il aboutit en dernier ressort, et aprs un assez long temps, en milieu psychiatrique. Dans lun et lautre cas, on assiste gnralement un clivage entre soma et psych qui a, en fait, valeur de rejet du sujet souffrant et de ngation dune souffrance dont la rsolution exige quelle soit
15 Carlo Severi, La memoria rituale. Follia e immagine del Bianco in una tradizione sciamanica amerindiana, Florence, La Nuova Italia Editrice, 1993.
apprhende dans toutes ses dimensions : corporelle, psychologique, culturelle et sociale. Cest ce morcellement ngateur et pathogne que dnonce lauteur. Ce texte est trs explicitement et volontairement centr sur les immigrs maghrbins. Il nous semble toutefois quil a valeur gnrale, tant il est vrai que le signifi sinistrosique transcende les ethnies et/ou les cultures. Il pose la sinistrose comme un questionnement, social dans son essence, dont le vecteur est le corps du migrant ; mais ce corps, porteur de revendications sociales, sadresse dabord et de prfrence au mdecin, la fois sans doute en raison de son statut sociologique, et de ce quon nomme communment le langage du corps chez limmigr . Ce dernier facteur est dimportance, car le travail constitue une inscription dans le corps social et permet dy assurer un rle patriarcal actif pour le travailleur, cette inscription est possible grce son corps : limportance de ce dernier, dj mise en relief par des facteurs culturels, se trouve donc renforce... Cet investissement important du corps chez le migrant fait que la souffrance, et toute brche dans ce corps vcu, est trs vivement ressentie et viendra sexprimer par ce corps... Toutefois, le clivage techniciste au sein du systme de sant, entre les institutions soccupant du corps et celles voues la rparation de lesprit, aboutit le plus souvent, soit une mdicalisation du discours et de lhistoire soit sa psychologisation exclusive, chacune des dimensions excluant radicalement lautre, impasses qui dbouchent dans tous les cas sur lvacuation/occultation de la dimension sociale des manifestations prsentes. De toutes faons, ces approches rductrices nient la vritable histoire individuelle du sujet : dans son pass, le corps du migrant a une autre place que celle dobjet tiquetable que lui assigne la nosographie mdicale ; cependant quune sociatrisation exclusive, qui ne tiendrait pas compte des dimensions morbides, personnelle, et culturelle, serait toute aussi absurde et voue lchec. Seule, une approche globale intgrant toutes les dimensions du problme pos, est susceptible dy apporter une rponse ; et en la matire, peu importe la nationalit du thrapeute, car ce qui compte est son attitude : la tentation de la surspcialisation, qui renvoie tout une suppose spcificit culturelle, nest quune autre forme de rejet qui occulte tous les aspects rvlateurs de la pathologie de limmigr.
Le mrite de ce texte est double : outre quil pose pertinemment le problme de la signification attache au corps souffrant, il le fait sans jargon, dans une langue claire, prcise et accessible. Pour cela, et mme si, juste titre, il ne prtend ni fournir de recettes ni rsoudre les questions poses, il est lire. Robert Berthelier Psychopathologie africaine XVI (3), 1980 _______________
Jalil BENNANI, La psychanalyse au pays des Saints. Les dbuts de la psychiatrie et de la psychanalyse au Maroc, prface dAlain DE MIJOLLA, Casablanca, ditions Le Fennec, 1996, 253 p., ill., 11 photos noir et blanc.
La psychanalyse au pays des Saints rpond un souci prcis, neuf et bienvenu. Le projet de lauteur est de retracer lhistoire de la psychiatrie et de la psychanalyse au Maroc, pendant et aprs la priode coloniale. Lhistoire de la psychiatrie franaise au Maghreb est celle dun long parcours discontinu. Les Franais prennent pied en Algrie en 1830. Un voyageur, Moreau de Tours, commence ses rflexions psychiatriques sur les Arabes et lOrient. Cet homme a toutes les caractristiques de lexplorateur hardi, mais au total, il se montre confit dans les prjugs de son poque. Aprs lui, des rflexions du mme ordre sont le fait des psychiatres franais installs en Algrie. En 1912, quelques jours aprs linstallation du rgime de Protectorat au Maroc, se tient Tunis un congrs essentiel pour la psychiatrie colonial : le Congrs des Alinistes et Neurologistes de Langue franaise. En 1918, Antoine Porot fonde lcole dAlger. Cependant le Maroc, durant la priode coloniale, est le seul pays du Maghreb qui connut aussi une influence psychanalytique. Est-ce d au
hasard de lhistoire, avec lexil dun Laforgue qui, aprs la guerre et fuyant son pass rcent, voulut fonder une mouvance psychanalytique la plus possible loigne de ce quil nommait dcadence et scientisme , estce la consquence dune rceptivit spcifique ? Le fait est que, durant des dcennies, les institutions et les thories du soin, psychiatriques et psychothrapeutiques, ont t marques par les ides et par les travaux des pionniers. Il fallait reprendre les archives, adopter une dmarche historique, au risque ici assum de porter des clairages sur des chemins obscurs, pas toujours glorieux et souvent dconcertants. Lhistoire que retrouve Bennani commence en 1910 : Lwoff et Srieux sont alors chargs dune mission au Maroc par les Ministres franais de lIntrieur et de lInstruction publique. La politique de colonisation prne une prsence mdicale importante. Ils mnent une enqute srieuse dans les maristanes (appellation des centres de soins psychiatriques en pays arabo-musulman lpoque classique) et dans les prisons. lpoque, ces deux auteurs se placent sur le terrain et sur le point de vue de lurgence mdicale, et de mme considraient-ils la psychiatrie comme ce qui viendrait enfin humaniser la condition des malades. La proccupation humaniste et civilisatrice tait lallie oblige des vises colonisatrices. Soigner tait aussi pour ces mdecins loigner lme populaire des charmes de lirrationnel et de la magie. Lide quil faille faire table rase de lhritage culturel des coloniss ntait cependant pas toujours si imprialiste quelle le fut ailleurs. Et si ces deux psychiatres renomms avaient la prudence de rappeler qu lpoque o, en Europe, les maladies mentales taient attribues des causes surnaturelles, la mdecine arabe avait des notions plus justes des maladies et quelle avait cr les premiers tablissements pour alins ce que dj professait juste titre Esquirol 16 ils dcouvrent une ralit de terrain tout autre. Au dbut du sicle, la mdecine arabe classique est peine une survivance partout o domine le magico-religieux. Lwoff et Srieux se saisissent alors de ce constat et prconisent dutiliser les lieux dj existants (les maristanes), en chargeant
16 Ds 1836, alors que le voyage de Moreau de Tours date de 1843, et quil a fallu attendre L. Leclerc pour que soit rdige la premire tentative dhistoire de la mdecine arabe (1876, Paris, rd. New York 1960).
des mdecins dinspecter les lieux et de soigner, alors quen Algrie les psychiatres franais ne trouvaient aucun maristane et quen Tunisie la Tkia tait appele disparatre. On sen doute, le regard que portaient nos deux scientifiques sur la magie tait fascin et inquiet. Et la faon de certains acteurs marocains de tenter de rpondre la disparition graduelle de lassistance mdicale au sein des maristanes par des pratiques thrapeutiques rationalit traditionnelle ne fut approche que par des ethnographes : Doutt (1908), Westermack (1935) et Demerghen (1950), sans que ces tudes anthropologiques soient pour les psychiatres ni mme pour la plupart des psychanalystes installs ultrieurement au Maroc une source de rflexion. Quels que soit les ges de la prsence franaise psychiatrique et psychanalytique les cliniciens et les anthropologues ne se sont gure frquents. [] La prudence de Bennani, car ce nest pas l pur souci de mthode, le montre moins engag et moins systmatique quun Frantz Fanon, bien sr. Mais La psychanalyse au pays des Saints comble une lacune. Mieux, ce livre fait date, de sorte que rester plus avant dans lignorance de ce pass ici rvl : hritage et survivance de la psychiatrie coloniale , aventure laforguienne , reviendrait dsormais senfermer dans le dni. Cest pourquoi nous avons maintenant en main un bon outil de lecture pour voir comment certains thmes rcurrents du culturalisme ethnopsy reconduisent tels que de vieux prjugs oublis. [] Une fois le livre referm, le lecteur est pris toutefois dans un sentiment double. La mthode de lauteur dconcerte. Cest quun abord en masque un autre. Il convient de rendre justice au courage de Bennani. Ce nest pas rien de rendre compte de laspect dialectique des influences et des heurts. Il faut du courage pour refuser les complaisances de lidentification et/ou de la dnonciation facile. Et il est tout fait juste de dire que la pense occidentale, par la colonisation, est venue affronter pour le rduire un autre mode de pense qui tenait sur une autre logique. Mais comment dans la confrontation une parole a toutefois pu passer entre deux discours ? LOccident a t violent, et les Occidentaux chargs du soin nont pour la plupart rien voulu savoir de la symbolique de lindividualit qui vit au cur de la pense arabo-
musulmane. La psychiatrie tait dun ct, avec ses idologies, fonctionnant et sautolgitimant sur une anthropologie nave , celle qui dictant le primat du clan sur lindividu va jusqu poser labsence de vie intrieure du primitif lanthropologie srieuse se tenait ailleurs. Autrement dit, la clinique ntait pas toujours du ct des psychiatres, du ct des soignants. Mais sil est aussi vrai que lorsque des psychiatres observaient des patients, ils observaient dans des systmes de hirarchisation qui interdisaient de saisir la cohrence et la logique du code culturel indigne, ces mmes codes, ces mmes rationalits traditionnelles taient aussi durement mises lpreuve. Les institutions coutumires de la parole vacillaient aussi dans les maristanes devenues lieux dincarcration. Alors comment rendre compte de lhistoire ? Cest l o nous eussions aim faire rencontre dun point de vue dauteur plus affirm, plus exigeant encore. Car soit on campe pleinement dans une vision dialectique selon laquelle les pires contradictions, celles les plus violemment portes au cur de lhistoire, sont, linstar des ruses de la raison , linstrument dune nouvelle synthse et dun nouveau mode de dplacement des rapports des sujets leur rationalit et leurs paroles et nous avons l une vision continue de lhistoire , soit nous pensons que ce qui se transmet cest du vide, du manque de lien et du discontinu. Comment crire lhistoire, comment faire du continu avec du discontinu ? [] Or Jalil Bennani ne retrace pas de gnalogie, non par impuissance tracer une cohrence historique mais parce quon ne saurait dire quil y a eu vritablement, au Maroc, transmission de la psychanalyse. Des pisodes disjoints sont ici scrupuleusement dcrits, quune troisime gnration peut grce ce travail, relire et reprendre. Cest celle des jeunes psychanalystes et psychiatres marocains, celle de Bennani. Car cest essentiellement avec des cliniciens du Maghreb qui ont fait une part de leur formation en Europe, et qui sont revenus ensuite travailler au Maroc, en Algrie ou en Tunisie que le possible dialogue psychanalyse et culture va pouvoir sdifier en ces pays, avec les fortunes diverses que le politique et lidologique permettent. Trs convenablement dit, munie dune iconographie restreinte mais fort intressante, La psychanalyse au pays des Saints mrite de rencontrer,
chez les lecteurs de Psychopathologie africaine, un accueil vaste et bienveillant. Olivier Douville Psychopathologie africaine XXVIII (1), 1997 _______________
Jean BENOIST, Anthropologie mdicale en socit crole, Paris, PUF ( Les Champs de la Sant ), 1993, 286 p. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
On connat la manire de Jean Benoist : limpide, intelligente, humaine, son anthropologie va droit au but, sans lembarras de thories par trop savantes (lesquelles dailleurs vieillissent plus vite que leurs auteurs, et rendent souvent moins compte des faits quelles ne les dissolvent dans le charabia). Une vraie anthropologie de mdecin en somme, avec sa sensibilit et sa sagesse, plus proches de la sollicitude et du bon sens du praticien, que du discours magnifique et glac du spcialiste-patricien. Quon naille cependant pas imaginer que cette anthropologie serait simple ou nave. Sous ses abords amnes, elle nesquive nullement la complexit ; mais elle ne la tire que des faits, considrs avec rigueur et prcision, sans simplifications a priori, induites par lesprit de systme. Enfin, ce qui contribue la haute tenue du livre de Jean Benoist, cest la qualit constamment matrise de son criture, ennemie de lenflure autant que de l-peu-prs. De la belle ouvrage en somme, et faite pour tre mise entre toutes les mains . Sil fallait lui faire un reproche un seul , ce serait son titre : pourquoi socit crole , alors que louvrage ne concerne que la seule Runion ?
Jean Benoist, Petite bibliothque danthropologie mdicale. Une anthologie. I (2002) 101
Dautant plus que nous est longuement explique la situation trs particulire dans laquelle se trouve ce territoire bnficiant, en consquence de sa dpartementalisation dans lensemble franais : - dune modernit mdicale de haut niveau, de surcrot socialement diffuse jusque dans les couches les plus modestes de la population, - et de plus, comme le souligne fort justement Jean Benoist lui-mme, dune modification profonde et positive des cadres gographiques et sociaux de la maladie : Les effets de la dpartementalisation sur la sant ne tiennent pas seulement des actions directement mdicales, mais beaucoup la transformation radicale de lenvironnement de la maladie. Environnement naturel, peu peu assaini grce aux travaux publics, environnement nutritionnel trs amlior la suite de la hausse du niveau de vie, de la prise de repas des enfants dans les cantines scolaires et des efforts dducation pour la sant ; lenvironnement proprement mdical sest lui-mme transform, avec lessor des soins, la multiplication des consultations prventives, louverture dhpitaux et de cabinets mdicaux accessibles toute la population. (p. 37) nen pas douter, la plupart des socits communment dites croles ( commencer par Hati, la pauvre !) ne bnficient aucunement de pareilles amliorations. Cest donc dans un tout autre cadre que sy produit linteraction entre mdecines traditionnelles et moderne . Sinvalide par le fait mme, nous semble-t-il, la crolit comme cadre de rfrence plus gnral que la seule Runion. Voil pourquoi, au lieu dAnthropologie mdicale en socit crole, le titre de louvrage nous aurait paru mieux correspondre son contenu si lauteur avait choisi de reprendre en guise dintitul gnral le titre habile de son chapitre IV : La Runion des mdecines ; ventuellement en lui adjoignant un de ces (excellents) soustitres que lon trouve galement dans le corps de son ouvrage : Une constellation de recours , par exemple. Cette rserve exprime qui ne tire pas consquences compensons-la
immdiatement par lnumration de toute une srie de motifs de satisfaction quon tire de la lecture du livre de Jean Benoist. Et avant tout, celui dy dcouvrir, nonc sans ambages, un non-culturalisme du meilleur aloi : Les cultures humaines ont un pass au long duquel elles se sont constitues, et un avenir. Elles ne sont jamais des tats achevs, figs, qui nauraient dautre choix que de survivre tels quels ou de mourir. Au contraire, valeurs, croyances et conduites sengendrent les unes les autres, les changements senchanent et chaque fait imprvisible laisse sa marque. Il prend place dans la suite de rfrences sur laquelle se formera lavenir ; il devient le point dappui de nouveaux vnements. Il est la source de rgles avant de sy plier. Car la ralit est mobile, fluide, disponible. (p. 85) Faisant la mdecine lapplication de ce principe gnral, Jean Benoist en tire laffirmation que la mdecine traditionnelle est prise elle aussi dans le changement, mouvement qui ne la conduit pas disparatre face aux normes modernes de la mdecine, mais inventer des formes modernises de la tradition (p. 52 ; cest nous qui soulignons). Ce faisant, Jean Benoist aboutit, par des voies diffrentes, cette notion de no-archasme que dveloppe Carmen Bernand dans une autre remarquable tude danthropologie mdicale. Un autre motif de satisfaction que partageront avec lauteur de ce compte rendu tous ceux qui, rtifs aux prjugs dmagogiques, sattachent comprendre et rendre compte objectivement de la gense des socits croles : celui de lire sous la plume de lauteur (pp. 54-55) que les pratiques culturelles de ceux qui furent amens en esclavage nont laiss que de maigres traces dans la culture crole (et encore : une bonne partie dentre ces traces, notamment africaines et malgaches la Runion, sont dues des apports postrieurs labolition de lesclavage). En revanche, on observe avec Jean Benoist que les groupes ethniques qui nont pas t victimes de lesclavage et qui ont pu maintenir une certaine continuit dchanges avec leurs origines disposent de connaissances,
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dattitudes et de symboles fortement caractriss face la maladie et la mort (p. 55). Cette constatation trs vidente, mais nanmoins contraire nombre daffabulations habituelles est dailleurs cohrente avec lobservation selon laquelle ce sont au contraire des principes hippocratiques vhiculs par la mdecine savante et par la mdecine populaire des dbuts de la colonisation qui ont contribu trs largement structurer ds lorigine [la] vritable mdecine crole (p. 57). Ceci dit, Jean Benoist sait se montrer suffisamment bon sociologue pour viter de rifier la socit crole ou la mdecine traditionnelle au point den faire des entits unitaires. Au contraire, on le voit attentif restaurer partout de la diversit. Ainsi, dit-il : La socit globale runionnaise se prsente comme la conjonction de trois sous-systmes principaux : - Celui des plantations o le groupe majoritaire mais domin est form par des Indiens malbars et les mtis dorigine africaine et malgache, - celui de lagriculture paysanne o les petits cultivateurs europens forment lessentiel de la population, - et une socit moderne appuye sur ladministration mtropolitaine et les notables locaux. Chacun de ces sous-systmes sociaux, ajoute-t-il, concorde globalement avec des traditions culturelles particulires ; et ce nest pas schmatiser lexcs que de souligner que chacun de ces sous-ensembles dispose en propre de certaines traditions et dune organisation spcifique en ce qui touche la personne malade, du moins dans le monde rural : - dans la zone des plantations, la tradition magique sud-indienne est largement dominante, mais laisse une place des apports africains et malgache, - dans la rgion paysanne, la tradition europenne lemporte, - alors que la mdecine moderne sidentifie initialement ladministration et aux notables, tout en offrant tous sa technique.
(p. 48) Aprs avoir tir au clair la multiplicit de ces champs sociaux, Jean Benoist corrige ce que cette prsentation a dexagrment schmatique, dabord en soulignant quune large interpntration existe entre ces trois socits de la Runion ( de plantation , paysanne et pseudoindustrielle ). Ensuite, passant au plan de la mdecine, il fait toucher du doigt que lopposition classique entre mdecine traditionnelle et mdecine moderne est simplificatrice . Cest pourquoi, comme la plupart des anthropologues, il juge plus clair de distinguer au sein de tout systme mdical trois secteurs et non deux : - le secteur familial et populaire, - le secteur o oprent des spcialistes traditionnels, - et enfin celui de la mdecine moderne (p. 86). Enfin, pour achever de situer son objet au niveau de complexit qui lui convient, Jean Benoist, lheure de centrer son regard sur les praticiens de la mdecine populaire runionnaise, additionne aux entrecroisements de ces diverses catgorisations, le principe de la non-reproduction lidentique des faits culturels dune gnration sur lautre. En effet, il observe fort pertinemment que quand le moment de prendre leur suite sera venu, les gurisseurs auront bien souvent des successeurs qui nauront pas ncessairement une ide trs nette de lordre sous-jacent leurs entreprises. Bien quinforms des rfrences sur lesquelles celles-ci sappuient, ils en construisent une rinterprtation qui scarte du message de leur initiateur. Cest ainsi que les pratiques culturelles en gnral et celles de la mdecine traditionnelle en loccurrence ne sont jamais dfinitivement figes ; au contraire, elles voluent tout le temps ; lessentiel rsidant dans cette muette flexibilit qui leur permet de se rajuster sans cesse, sans cependant avoir jamais se le dire explicitement (ce qui reviendrait renier leur caractre traditionnel , prtendument dfini par limmobilit historique).
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Sur ce canevas, fait de multiplicit, de souplesse et de plasticit, le livre organise ses fondements thoriques, avant de passer la prsentation dtaille de ce qui fait son irremplaable matire : ltude trs prcise de cinq visages de gurisseurs runionnais et de la palette bigarre de leurs pratiques curatives. Bien entendu, ceci qui constitue la matire principale du livre et fait son originalit dfie le rsum et la synthse : nous atteignons ici le point o le devoir de compte rendu cde devant celui de recommander la lecture pleine et entire de louvrage. Celle-ci faite, quen conclure ? Eh bien dabord, en dpit de ces variations partout prsentes et, comme nous lavons vu, inhrentes lobjet : accepter la dmonstration faite par Jean Benoist de lincontestable UNIT STRUCTURELLE de cet espace o les plantes se font symboles, les dieux mdicaments, les rituels traitements et les promesses vaccins... espace aussi o la mdecine moderne, la scurit sociale, le scanner et les antibiotiques ont leur place inconteste, mais o ils sajustent aux activits issues de la tradition et qui les compltent... (p. 148). Espace plus de subtilit que dambiguts en vrit, dans la mesure o, comme le montre Jean Benoist, la tradition thrapeutique traditionnelle en Runion apparat moins quauparavant comme une technique, et de plus en plus comme une rfrence, une zone de consensus identitaire, o la prise en charge des malades met laccent sur ce qui est irrductible dans cette identit : syndromes lis la culture, pratiques mdico-religieuses fortement insres dans lespace local, liens troits entre prvention du mal et rapport aux anctres, usage des plantes locales, etc. (pp. 52-53). En somme, il sagit moins ici, comme ctait le cas dans le monde rellement ancien, de compenser (ou plutt de tenter de masquer) par des discours et des pratiques symboliques lincapacit technique de faire face la maladie, que de tenter de rsorber les dficits de sens que laissent derrire elles les techniques mdicales contemporaines, dont lefficacit pourtant nest mise en doute par personne. Tel est la rflexion que dveloppe Jean Benoist dans un dernier et trs
remarquable chapitre o il sinterroge sur le thme classique de lefficacit symbolique. Sefforant jusquau bout dadopter le point de vue de ceux qui portent le fardeau du mal , Jean Benoist suggre que si assurment il reste des choses dcouvrir du ct du psychosomatique (cest--dire du ct des effets biologiques des croyances et des reprsentations), lessentiel selon lui nest pas l. Il lui parat plus fructueux de se faire lide dune discontinuit entre les formes et niveaux de la thrapeutique, qui reflterait le caractre multidimensionnel de la demande de soin lorsque survient le malheur . Ds lors, propose-t-il, lefficacit symbolique se trouverait rejete dans un territoire extrieur celui de la mdecine proprement dite, sachant que ce qui est primordial nest pas tant dagir concrtement sur le mal, mais bien plutt sur les effets de son absence de sens (p. 211). Lanthropos ternel se rappellerait ainsi lattention dune modernit, par dfinition rtrcie la vision du seul prsent. Andr-Marcel dAns tudes croles XVII (2), 1994 _______________
Jean BENOIST (sous la dir. de), Soigner au pluriel. Essais sur le pluralisme mdical, Paris, Karthala ( Mdecines du Monde ), 1996, 520 p., fig., ref., tabl., index. [Texte disponible dans Les Classiques des sciences sociales. JMT.]
Au confluent des traditionnelles tudes anthropologiques des ethnomdecines abordes comme systmes ferms de croyances et de pratiques et des analyses critiques de la biomdecine menes par une anthropologie mdicale critique merge depuis quelques annes un regain dintrt pour la rencontre des mdecines. Soigner au pluriel sinscrit dans le
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cadre de cet intrt pour le pluralisme mdical. Sous la direction de Jean Benoist, les auteurs des 17 textes qui composent cet ouvrage sintressent la dynamique par laquelle le pluriel prend forme dans des contextes socioculturels diversifis, essentiellement des socits issues de mtissages multiples et lies la France postcoloniale (Guyane, Mali, le Maurice, La Runion, Tahiti, Burkina Faso, Sngal). Le but ici est daller au-del des simples descriptions de la pluralit des savoirs, des conduites, des thrapeutes ou des tiologies. Lenjeu est de mettre jour les facteurs qui influent sur les itinraires thrapeutiques de malades qui semblent saccommoder facilement de lusage simultan dune pluralit de soins apparemment contradictoires et fonds sur des thories thnomdicales incommensurables. Un premier constat qui se dgage de ces ethnographies est que le pluralisme se prsente sous la forme dune multitude de singularits ; quelles quen soient les formes, ce pluralisme est la rgle et non lexception dans lensemble des socits tudies. Une premire explication tient la nature des groupes ethniques en prsence, la spcificit des rapports historiques quont entretenu des cultures ethnomdicales et religieuses originales, aux dynamiques interethniques et aux rapports sociopolitiques propres chaque socit de mme quaux modalits dintgration de la biomdecine. Mais, dans le cadre de ces rencontres de socits, le pluralisme mdical nest aucunement rductible un produit historique : il est une dynamique qui faonne les rapports sociaux. Une illustration en est limpact des ethnomdecines sur les dynamiques identitaires. Chapuis, par exemple, analyse le rle de certaines maladies frontires qui, en tant que zones de rsistance dune identit menace, fondent lidentit des Wajana de la Guyane franaise. Le pluralisme devient un stimulant qui, dans un contexte de confrontation interculturelle, permet au chamanisme traditionnel, non seulement de subsister, mais de se renouveler travers un processus syncrtique dintgration de savoirs et de pratiques autres. Dans certains contextes, on assiste mme un processus dinversion symbolique qui consiste attribuer les pouvoirs thrapeutiques les plus levs aux groupes ethnoculturels occupant le bas de la hirarchie sociale. Cest ce que montre Taverne avec les cas des Noirs Marrons et des Amrindiens de Guyane qui
voient le pouvoir de leur mdecine crole tre consacr par le biais dune idologie naturaliste des racines vhicule par les Blancs ; comme le fait remarquer Sturzenegger, cest aussi le cas des Indios du Chaco Argentin consults par les Croles chez qui, paradoxalement, les pouvoirs attribus lindien tmoignent de sa marginalit (p. 87). Dans dautres cas notamment celui que relate Micollier, le Qigong chinois le recours aux pratiques traditionnelles peut tre mis au service dune logique politique axe sur la ractualisation scientifique de ces pratiques par un tat proccup de renforcer sa lgitimit et de donner des assises scientifiques la mdecine chinoise exporte. Mais le pluralisme mdical (tout comme le pluralisme alimentaire La Runion, selon Cohen) ne fait pas que dfinir les frontires de lidentit ethnique. Dans plusieurs cas, comme le montre Benoist travers ltude du Sivananda Healing Center de lle Maurice. les lieux de soins sont des lieux privilgis de permabilit interethnique (p. 95), des lieux de pratique interethnique des soins, de convergence des religions, et par l des groupes sociaux. De mme, Jacquemot montre que le terreiro umbandiste, loin dtre le lieu ferm de lexclusivisme thrapeutique, est le lieu daccs privilgi aux conduites de recours pluriels (p. 170). Bref, le pluralisme mdical peut tantt dfinir les frontires de lidentit ethnique. tantt devenir un lieu dchange interethnique. Au-del de cette trame de fond marque par les logiques de reproduction ou de redfinition de la dialectique identit/altrit, se dessine une pluralit de motifs guidant les choix thrapeutiques. Jacquemot invoque la classification tiologique en maladie matrielle et maladie spirituelle comme lacteur dlimitant les sphres daction de lumbandisme brsilien et de la biomdecine. Radi et Headley en arriveront aux mmes conclusions dans leurs analyses du recours aux mdecines traditionnelles et la biomdecine au Maroc et Java, tout en reconnaissant que, chacune ayant son champ spcifique dactivit, il ny a pas interfrence, le malade les consultant pour des raisons diffrentes. Vernazza-Licht propose, dans un autre registre, que le recours des sidens franais aux mdecines parallles fait deux des rformateurs sociaux , car il leur offre un moyen de sindividualiser par rapport aux autres patients en dnonant lapathie et lattitude de perdants
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de ceux qui ont une confiance aveugle en la biomdecine. Ce recours devient un geste de protestation contre linstitution mdicale laquelle une socit intolrante a dlgu le pouvoir de contrler ses dviants. Le recours aux mdecines traditionnelles peut aussi servir d outil de promotion sociale et dapprentissage professionnel dans des professions relatives au champ de la pourvoyance mdicale (p. 421), comme le montre Epelboin partir de lanalyse dtaille de litinraire thrapeutique dun jeune Sngalais possd par les djinns. Les multiples consultations faites en France, au Sngal et en Arabie saoudite constituent une sorte de voyage initiatique qui fera du possd passif un possd actif apte gurir. Mais le recours aux mdecines alternatives rsulte aussi, parfois, dune certaine impermabilit de la biomdecine aux attentes et aux besoins des populations. Desclaux, par exemple, montre de quelle faon la propension des professionnels de la biomdecine culpabiliser les mres pour les maladies de leurs enfants conduit labstention thrapeutique ou, au moins, un certain retour aux mdecines traditionnelles au Burkina Faso. En revanche Bargs, partir de lanalyse du traitement biomdical de la lpre au Mali, montre que cest parfois la mdecine occidentale qui balise ellemme ses propres frontires et celles des malades, alors que les thrapeutes traditionnels dmontrent plus de souplesse et douverture envers un traitement moins sgrgationniste des lpreux. Lobjectif de louvrage nest toutefois pas une qute des logiques qui gouvernent les choix thrapeutiques. Les collaborateurs taient invits se dmarquer des approches rationalistes, parfois rductionnistes, qui, partir du suivi au cas par cas du chapelet htrogne de pratiques diagnostiques et thrapeutiques, visent mettre en vidence la rgularit, la cohrence et lordre logique dans la squence des tapes de la recherche daide. Benoist propose dviter de construire tout prix des rgles l o priment souvent des ttonnements (p. 7) et de surinterprter les faits ; sans tomber dans le pige dune hermneutique des itinraires, il conviait les collaborateurs analyser la conjugaison de logiques multiples et les conditions conjoncturelles qui sapent les tentatives de formalisation de ces itinraires. Plusieurs des textes concluent dailleurs limportance dun retour une
logique pragmatique. Cathbras pense que les motifs idologiques prvalant dans les annes 1970 pour justifier le recours aux mdecines alternatives (recherche dune mdecine humaniste) feraient place des motifs pragmatiques de recherche du bien-tre et daugmentation des chances de gurison, bref une logique consumriste . Bourdier souligne quen Inde, au-del des multiples fondements des logiques de recours, le patient recherche moins une forme de recours particulier quune solution efficace, abordable (socialement, conomiquement...) et en conformit avec la totalit inscable de la maladie (p. 436). Tahiti, selon Lematre, le recours aux mdecines de contact se caractrise par une attitude pragmatique douverture des Tahitiens toutes les possibilits de soins offertes ; on a besoin doptimiser les chances de gurison en utilisant les moyens qui paraissent les plus adquats (p. 462). Cette mise jour des logiques des choix thrapeutiques ne serait aucunement facilite par une analyse microscopique des itinraires thrapeutiques ; au contraire, conclut Werner partir dune ethnographie minutieuse des itinraires des Sngalais de Pikine, en changeant dchelle, la complexit augmente et le microcosme familial devient un univers qui se drobe linvestigation (p. 387). En faisant cho ces observations, Benoist soulve deux questions fondamentales dans sa conclusion : la rationalit sous-jacente aux itinraires et leur qute de sens. Il met les anthropologues en garde contre la hantise de ne laisser subsister aucune incohrence dans les conduites et lobsession de voir dans chaque itinraire la concrtisation dun projet de trajectoire (p. 500). Mme si les analyses prsentes dans ce livre mettent en vidence une part dindtermination dans les cheminements thrapeutiques individuels, il faut une grande prudence pour avancer que tout se droule dans la dynamique dune micro-historicit individuelle souvent imprvisible et construite coup de rencontres, de symptmes, de moyens matriels accessibles ou absents (p. 501), que le sens des recours pluralistes se dveloppe plus dans la marge dautonomie du sujet que dans le cadre des rgles de la socit et des connaissances et des valeurs quon y partage (p. 501). Si lanthropologie moderne doit dpasser lvaluation de la logique des comportements de recherche de soins, elle ne peut vacuer
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lanalyse des conditions du recours la pluralit des corps de logiques alternatives (symbolique, de participation, consensuelle, de sens commun, etc.) qui encadrent les comportements individuels. Mme si les soignants ethnomdicaux et les soigns saccommodent de logiques divergentes sans y voir de contradictions, il faut viter le risque de rduire ces recherches de soins une fonction utilitariste de recherche de moyens complmentaires de gurison et une recherche daction, defficacit cest--dire un simple dsir de transformer positivement un tat en exploitant toutes les voies disponibles. Mme si les anthropologues interprtent, parfois abusivement, les recherches de soins comme des qutes de sens de la maladie, le recours aux thrapies plurielles ne peut tre rduit une simple qute de soins efficaces ; ces dmarches sont charges de sens et les thrapies sont productrices de sens. Les polmiques autour de ces questions fondamentales pour lanthropologie de la maladie contemporaine souleves en conclusion ne font, toutefois, que souligner la pertinence du matriel ethnographique prsent dans cet important ouvrage. Raymond Mass Anthropologie et Socits 20 (2), 1996 _______________
Jean BENOIST et Alice DESCLAUX (sous la dir. de), Anthropologie et sida. Bilan et perspectives, Paris, Karthala ( Mdecines du Monde ), 1996, 381 p.
Ce livre est le fruit dun colloque organis, en mai 1994, par le laboratoire dcologie humaine et dAnthropologie de lUniversit dAixMarseille III et lassociation Amades (Anthropologie mdicale applique au dveloppement et la sant). Tentant de faire le bilan de la recherche anthropologique sur le sida, ce colloque, qui rassemblait des anthropologues, des soignants, et des responsables de programmes de recherche, montre la fois la convergence mais aussi les divergences de leurs regards, do lintrt du choix quont fait les diteurs scientifiques de faire figurer une partie des discussions la fin des chapitres. Bien que les donnes concernant la maladie aient chang en trois ans, que certaines des pistes de recherche qui avaient t conseilles ont maintenant t empruntes et que des contributions dans cet ouvrage prsentent des travaux qui ont donn lieu dautres publications, le livre, par son bilan et par la qualit des auteurs, par le caractre des questions quil pose, en particulier au niveau mthodologique, reste dune profonde actualit. Ainsi en est-il de la premire partie, intitule O en est lanthropologie du sida . Pour Joseph Lvy : Rvlateur des lignes de faille dans notre socit, le sida prsente aussi des possibilits de mieux rflchir sur les dfis que lanthropologie doit affronter dans la dfinition de son propre projet disciplinaire. Anthropologue montralais, comme J. Lvy, Gilles Bibeau, avec La spcificit de la recherche anthropologique sur le sida , propose des pistes de recherche mettant en question des ides reues, y compris chez les anthropologues eux-mmes. On verra tout au long des chapitres du livre et le sida permet sans doute daborder cela de faon tout fait pertinente le rle souvent inconfortable que tient lanthropologue dans les quipes mdicales ou de prvention, qui est de reformuler les questions, de discuter
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les vidences apparentes. Les innovations mthodologiques que lauteur prconise sont au nombre de quatre : une ethnopidmiologie visant dconstruire la notion de sous-culture des groupes risque ; le dpassement des recherches classiques sur la sexualit ; le dpassement des tudes quantitatives dnommes CCAP (connaissances, croyances, attitudes et pratiques) ; ltude des organisations communautaires et des associations. G. Bibeau propose ainsi de repenser la notion de culture, trop souvent entendue de faon ngative et stigmatisante, la notion de risque, dont il montre quelle nexiste pas en soi mais quelle est toujours une construction sociale, et la notion dhomognit des sous-cultures. Dans deux articles parallles, ric Chevallier (mdecin) et Joseph Lvy (anthropologue) rflchissent sur les questions poses aux anthropologues et sur celles que les anthropologues acceptent de se poser, et montrent les tensions habituelles mais peut-tre ractives par le sida, entre recherche applique et recherche thorique : autre question galement transversale tout louvrage. Sur ce sujet galement, Claude Raynaut affirme une position claire. Les questions que lpidmie pose lanthropologue, celles qui peuvent linterroger en tant que scientifique possdant des comptences spcifiques, sont en fin de compte celles qui font sens par rapport aux rflexions thoriques qui ordonnent sa pense. Cela ne veut nullement dire quil doive ignorer les multiples questions concrtes que lui posent ceux qui sont engags dans laction et qui attendent dautant plus de sa collaboration que les solutions mdicales actuellement disponibles sont pratiquement inexistantes. Tout au contraire. Cela signifie seulement que si lon veut que sa contribution soit pleinement efficace, il faut accepter quil prenne vis-vis des interrogations quon lui adresse le recul le regard loign qui fait la richesse de sa dmarche. Il faut accepter aussi quil replace ces questions en perspective par rapport aux rflexions plus larges quil mne au sujet des processus matriels et immatriels qui commandent le fonctionnement, la transformation, la diffrenciation des systmes sociaux. La deuxime partie est intitule Contamination, risque et prvention .
Paul Farmer avec Lanthropologue face la pauvret et au sida dans un contexte rural , partir de ses donnes hatiennes, insiste sur la ncessit dune anthropologie engage sur les questions de la domination conomique et de la pauvret. Suivent deux articles, lun de Jean-Louis San Marco, Quelle est la valeur prdictive des tudes pidmiologiques ? , lautre de Diane Vernon, Un exemple danthropologie adapte : un programme de prvention contre le sida pour les Noirs Marrons de Guyane . Un autre intrt du livre est sans doute la prsence darticles concrets dans lesquels lanthropologue explique de faon claire quelle a t sa place. En ce qui concerne D. Vernon, ctait une place, non dpourvue dembches, dintermdiaire entre deux cultures pour laquelle son exprience antrieure du terrain lui a permis de participer une campagne de prvention ayant particulirement russi. la lecture de cette partie du livre consacre aux risques et la prvention, on peut stonner du faible nombre de recherches consacres ces problmes, pourtant dune grande importance anthropologique. Ce nest quaprs que sont venus des travaux employant des mthodes dinvestigation non classiques et permettant par exemple de mettre en lumire des protections imaginaires . La troisime partie sintitule Reprsentations du sida . Elle inclut des recherches dauteurs dont les travaux sont gnralement connus, mais quil est intressant de voir ici regroups. Remarquons au passage que cest sur ce domaine des reprsentations que les anthropologues semblent stre le plus penchs ce qui a pu donner lieu certains malentendus dans leurs contacts avec des acteurs sociaux plus proccups dapplication immdiate. Ainsi, Michle Cros ( Les maladies qui collent : du terrain lcriture... ) analyse les difficults du travail des anthropologues face une demande urgente dapplication, face aussi un souci thique de se rendre utile, devant le drame du sida en Afrique, par exemple (notons dailleurs la place importante de lAfrique dans le livre). Cependant, pour que son travail soit professionnel, et donc utile, il faut que lanthropologue dispose de temps, et de plus, ltude des reprsentations ne peut pas se superposer
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directement avec une politique de prvention. De son ct, Laurent Vidal ( Se reprsenter le sida. Enseignements anthropologiques dexpriences abidjanaises de la maladie ) insiste sur la ncessit de partir du vcu des malades, et notamment de leur propre distinction entre sropositivit et maladie qui diffre souvent de la dfinition donne par les mdecins. Il y a l un autre axe traversant le livre : celui de la prise en considration du vcu du malade, de sa propre dfinition de la maladie et des remdes. Bernard Paillard, avec Le mythe de la civilisation sidatogne , analyse le discours sur le sida dans les mdecines naturelles travers diffrentes publications. Il en ressort des thmes qui, au-del des excs des auteurs, renvoient des images anciennes et encore trs prsentes : importance de lalimentation, mfaits des excs de la civilisation , ncessit de purifier son corps. Enfin Antoine Lion, prsident de Chrtiens et Sida, avec Le sida et les catholiques en France , analyse la charge de contradictions et de peurs relatives la sexualit dont le sida est galement rvlateur. La quatrime partie, Pratiques de soin , contient trois articles : Bernard Champaloux, mdecin et anthropologue, dans Pratiques profanes de sant des personnes vivant avec le VIH , analysant les reprsentations de linfection et de son volution insiste, de faon qui souvent correspond avec les donnes analyses par B. Paillard, sur les notions de terrain et de points faibles, et en consquence sur la ncessit de renforcer lorganisme. On trouve ce couple fragilit et force aussi bien chez les thrapeutes biomdicaux que chez ceux qui pratiquent la mdecine alternative. Nicole Licht, avec Le soin au temps du sida , insiste elle aussi sur la ncessit de prendre comme point de dpart le vcu des malades afin de mieux comprendre les divers comportements thrapeutiques. Elle dcrit dans le concret les conditions et les difficults de la recherche en milieu institutionnel. Enfin remarque prendre en considration du fait des nouvelles thrapies critiquant, partir de ses observations de terrain, la notion de malade rformateur elle montre que la relation mdecinmalade est plus de ngociation que dgalit : La relation thrapeutique, un
temps dstabilise, tend se rquilibrer au profit des soignants, mesure quils ont une matrise plus grande de soins ayant un impact sur la dure de vie de leurs patients. L aussi on voit que le rle des anthropologues est de remettre sans cesse en question des apparentes vidences et danalyser sans cesse les effets du changement. Marc-Eric Grunais ( tre malade ou tre siden ) analyse sur un terrain congolais, trois domaines o lintrt de la recherch anthropologique lui semble vident, bien que cela soit des ralits circonscrites par le champ mdical : lannonce de la maladie, faite la famille plutt quau malade, ce qui renvoie chez les mdecins des prsuppositions errones sur la nature des liens familiaux, le traitement dune maladie chronique pour laquelle il nest pas sr quil y ait reconnaissance sociale, les relations ncessaires avec les reprsentants des recours non biomdicaux. Dans un article hlas trop court, Jean-Pierre Dozon ( Quelques rflexions sur les mdecines traditionnelles et le sida en Afrique ) sintresse galement aux tradithrapeutes dans leurs rapports avec la biomdecine, mise lpreuve, en Afrique, par son impuissance dclare propos du sida. Il analyse alors les stratgies des thrapeutes traditionnels dans leur aptitude donner du sens. La cinquime partie sintitule Logiques sociales . Jon Cook ( La prise en charge denfants orphelins du sida : transfert et soutien social ), passant en revue la littrature anthropologique en dehors du sida sur ce problme, se pose la question du rle possible du lignage dans ladoption dorphelins de parents morts du sida, insiste sur la ncessit de ne pas gnraliser et sur le rle des structures communautaires et des associations volontaires. Dans ce type de recherche il est vident que lanthropologue a un rle tant pour viter des gnralisations abusives que pour empcher un discours prventif qui assimilerait tradition obscurantisme, facteur de contagion. Ainsi la coutume du lvirat (cadet du dfunt pousant sa veuve) est souvent considre par les acteurs de la prvention comme un risque de contamination alors que le risque vritable est labsence de protection dans les relations sexuelles.
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Alice Desclaux, propos dobservations sur le Burkina-Faso, pose une question qui, premire vue, peut sembler totalement applique : La recherche anthropologique peut-elle contribuer la lutte contre la discrimination envers les personnes atteintes par le VIH. En fait, elle dresse tout un programme de recherche : tant au niveau de ltude de cas qu celui de la recherche fondamentale, et ne propose quensuite une articulation au niveau de la sant publique ; Stphane Tessier ( pidmie VIH et institutions sociosanitaires : quelle rorganisation de lespace mdical ? ) montre que le sida est plus un rvlateur quun crateur de bouleversement dans lunivers mdico-sanitaire ; il remarque quen raison du sida, lanthropologue a trouv sa place dans cet univers, mais quil faudrait maintenant que lanthropologie souvre dautres pathologies. Il est intressant ce propos dobserver une sorte de renversement des tendances : dune anthropologie refusant dentrer lintrieur des catgorisations mdicales, on est pass une anthropologie ancre sur le sida, pour revenir maintenant un questionnement plus gnraliste, demandant soit dinclure dautres pathologies, soit dassocier la recherche des spcialistes dautres disciplines que lanthropologie mdicale. Quant Dominique Durand, rdacteur en chef de la revue Prvenir ( Le sida, pidmie progressiste ? ), il insiste de faon quon aurait aime plus dtaille sur toutes les transformations opres par le VIH dans la socit (parole plus ouverte, rle des milieux associatifs...). La sixime partie : Images et sida regroupe trois articles, lun propos dune recherche utilisant la vido auprs de griots marionnettistes haoussa, ( Dun essai danthropologie visuelle en sant publique au Niger ), avec pour objectif de mettre en place avec eux, partir de leurs rles traditionnels, des actions prventives spcifiques. Michle Cros ( Quatre fictions graphiques pour illustrer la conception fantasmatique du don du sida ), partir de dessins faits sur sa demande par des jeunes de son terrain propos du sida, montre que se dgage une image de la maladie comme donne, reue et galement rendue qui devrait tre utilise dans des campagnes de prvention.
De son ct, Hlne Pagzy tudie Le thtre koteba comme support de messages pour la prvention du sida au Mali . Cest une forme de thtre trs populaire auprs des jeunes et permettant de dtourner les tabous lis la sexualit par le rire et la drision. Ces mthodes de prvention semblent dun plus haut intrt et devraient tre plus amplement tudies, quoique dans la discussion certains anthropologues stonnent de laudace et de la non-pertinence culturelle de certaines scnes. La dernire partie sintitule : Perspectives pour la recherche anthropologique sur le sida . Elle regroupe un article de Jean-Paul Moatti ( Les sciences sociales face au sida : fausses oppositions et vrais dbats ), qui insiste sur la complmentarit des approches, sur la ncessit de mettre en place des recherches comparatistes avec dautres pathologies, et sur la responsabilit du chercheur. Suit une discussion sur les perspectives institutionnelles de la recherche (ANRS, ORSTOM, OMS). Enfin est prsente lanalyse dun questionnaire propos aux participants du colloque sur ce quils dfinissent comme champs prioritaires. Le thme arrivant en premier est celui de lthique. Dans une belle conclusion, Jean Benoist et Alice Desclaux ( Pour une anthropologie implique ) insistent sur le fait que le sida est un objet privilgi de lanthropologie, qui par ailleurs reprsente une dmarche privilgie lgard de cette maladie qui touche tant de domaines. Les travaux des anthropologues sur cette question montrent bien quavec le sida, la distanciation neutre nest ni possible ni humainement acceptable ; cest limplication du chercheur qui est ncessaire. Le terme dimplication a dsormais tendance remplacer celui dapplication, suspect de relents de domination ou dune trop grande instrumentalisation des sciences sociales. En simpliquant, les anthropologues ne cessent pas de faire luvre de connaissance laquelle ils sattachent. Au contraire, en cherchant donner de la maladie une lecture intelligible par la socit qui lutte contre elle, ils dcouvrent combien cette connaissance est, en elle mme, une forme daction.
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On voit donc et cest l sans doute lune des grandes leons du livre comment la distinction entre recherche fondamentale et recherche applique est dpourvue de sens. Cest par la recherche fondamentale, en sappuyant sur laccumulation des savoirs de leur discipline, que les anthropologues parviendront poser les bonnes questions, questions qui de leur ct contribueront faire avancer laction. Mais pour ce faire, il faut accepter que lanthropologue travaille de faon dcale par rapport ceux qui sont dans laction, son propre rythme, avec ses propres mthodes et sa propre problmatique. Autre vidence que le sida remet en cause, celle de lobjectivit du chercheur, de la bonne distance . Cette dernire ne peut se couper de toute motion, et ne peut se construire que par un incessant aller retour entre le terrain et le travail dcriture, et par des discussions avec les autres chercheurs. Franoise Loux Ethnologie franaise 1999/1
Alban BENSA, Les Saints gurisseurs du Perche-Gout. Espace symbolique du Bocage, Paris, Institut dEthnologie ( Mmoires de lInstitut dEthnologie , XVII), 1978, 301 p., annexes, index, bibl., tabl., cartes, pl.-ph.
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Disons tout de suite que cette recherche sur des cultes populaires dans une rgion limite est la fois substantielle et thoriquement fconde. A. Bensa a men une enqute exhaustive de 1969 1973 dans le PercheGout, enclave bocagre de la plaine beauceronne, sur des cultes suscitant une dvotion ritualise se droulant date fixe dans un endroit dfini et visant obtenir une protection contre un malheur biologique . Aprs un bon historique des influences religieuses et autres qui ont marqu la rgion, il montre nanmoins quil sagit dun espace ethno-gographique spcifique, aux conditions conomiques particulires, et relativement isol : les cultes tudis intressent presque exclusivement des personnes vivant sur ce terrain denqute, lequel regroupe quinze cantons de quatre-vingt-treize communes, soit une population denviron 80 000 habitants. Lauteur prcise que les gens font non pas un plerinage, mais un voyage qui doit avoir lieu la date exacte attribue au saint : la clbration conjointe avec la messe dominicale, dcide par certains curs, est mal admise. Des voyageuses pratiquent le culte pour le compte dun tiers ou parfois en sa compagnie. Ces spcialistes , toujours de sexe fminin, trouvent par divination le saint invoquer en fonction de la maladie soigner. Leurs rites sont connus mais leurs prires doivent rester secrtes. En 1973, il y avait encore quelques marcous, dont un prtre, dans le Perche-Gout : le marcou, septime fils dune srie continue denfants mles, est cens gurir tous les maux. Nous est prsent ensuite un remarquable inventaire des divers types de culte. Pour chaque lieu-dit, commune, canton, lauteur effectue un relev spatial des autels, sources, mgalithes, chapelles, glises qui furent ou sont encore des lieux de culte, et les situe historiquement grce aux documents et archives. Il sest servi aussi de tmoignages oraux et a assist aux voyages et aux crmonies. Un exemple : le culte rendu saint Gourgon,
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de la bourgade de La Bazoche-Gouti qui gurit les douleurs par frottement de la partie sensible sur la statue du saint. Ce voyage concide avec la foire locale, le 9 septembre. Lauteur cite des tmoignages datant de 1671, 1762, 1875, etc., puis dcrit le culte tel quil a pu lobserver en 1970 et 1971, ainsi que les ractions quil suscite. Dans la deuxime partie du livre, A. Bensa tente une rflexion dordre thorique. Il a t particulirement frapp par le paramtre spatial : la totalit des lieux de culte est comparable un dictionnaire mdical dploy dans lespace (p. 171) ; le plerinage apparat comme une pratique collective de lespace par lintermdiaire des instances symboliques dun savoir mdical. Il unit dans un mme mouvement le malade son terroir et au groupe de plerins (p. 172). Sont analyss galement la psychologie pour quil y ait gurison , il faut quil y ait confiance et force agissante , les pouvoirs thrapeutiques de chaque saint, les jeux de mots : saint Marcou gurit les maux du cou. Lauteur montre les jeux dopposition et de complmentarit entre lieux de culte des hameaux, bourgs et cantons. Se dgage une srie de spcialits qui recouvrent toutes les maladies dune nosographie populaire. Nanmoins, pour une mme maladie, il existe parfois plusieurs cultes force hirarchise : des matresses places et dautres de moindre importance. A. Bensa voit une cohrence certaine entre symbolique spatiale, cultes et maladies gurir. Ce type danalyse, pour suggestif quil soit, prte nanmoins le flanc la critique par excs de systmatisation. Quil y ait division des tches , cest en somme logique et opratoire , mais lhtrognit des matriaux dinformation, des situations et de la clbration des cultes est telle quil me parat pour le moins hasardeux de donner un caractre vritablement systmatique ou structuraliste lensemble. La troisime partie est consacre aux cadres sociaux des cultes, et tout dabord leurs rapports avec le cycle agraire ; ainsi, le mois de mai, toujours riche en fris , lest aussi en plerinages, et cette tendance festive remonte aux temps prchrtiens. Puis est tudie lattitude des diverses catgories sociales face aux cultes des saints gurisseurs : la pratique en est essentiellement paysanne ; les commerants y sont favorables
(pour des raisons conomiques), les artisans sont plus nuancs. Lauteur souligne, juste titre, que lon ne doit pas isoler le monde rural et ses pratiques de la civilisation urbaine : La socit rurale nest pas un muse. Il y a eu sans cesse, dans le domaine des cultes comme dans les autres, des phnomnes dacculturation et un va-et-vient avec des faits dorigine urbaine. A. Bensa observe que le saint renvoie aux paysans leur propre image : saint Fiacre et sa bche, saint Antoine et son cochon. Il note aussi que les comportements et les arrire-penses du clerg sont parfois contradictoires : le plerinage est un sujet de discorde entre les voyageurs et les curs qui entendent lutter contre la superstition . Critiquant certains anthropologues du religieux, trop sduits par un sacr intemporel, et certains folkloristes tourns vers les origines lointaines, mais ngligeant lui-mme la sociologie de la religion je pense ici notamment aux travaux de Serge Bonnet sur la religion populaire , A. Bensa affirme nanmoins, et je lapprouve entirement, qu partir de lethnographie dun domaine limit on peut et on doit aller vers une rflexion sociologique. Il sest efforc, quant lui, de reconstituer [...] lensemble des champs pratiques-thoriques o sinsre le champ particulier du culte des saints, et ce pour toutes les catgories sociales de lespace social considr (p. 247), en mettant en vidence, dune faon la fois structurale et fonctionnelle, le caractre polysmique des plerinages aux saints gurisseurs. On peut dire que ces objectifs ambitieux ont, dans une large mesure, t atteints. Jacques Gutwirth LHomme XX, 1980
Doris BONNET, Corps biologique, corps social. Procration et maladies de lenfant en pays mossi, Burkina Faso, Paris, ORSTOM ( Mmoires 110), 1988, 138 p., bibl., index, fig., tabl., ph.
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Ce petit livre trs dense est centr sur la notion de personne dans la culture mossi. Lauteur identifie les diffrents constituants qui sunissent lors de la conception pour former lembryon. On assiste ensuite au lent et prilleux processus au cours duquel celui-ci va crotre dans la matrice, puis natre au monde des vivants et progressivement se dtacher de lau-del do il procde, shumaniser, sautonomiser, se socialiser jusqu lge du sevrage et de la parole, o il apparat comme pleinement advenu lhumanit. Dans la mesure o, pour les Mossi, la fcondit consiste non seulement mettre des enfants au monde mais encore les garder vivants au moins jusqu ce stade, les maladies infantiles tudies dans la deuxime partie doivent tre considres comme des troubles de la fcondit, leur systme interprtatif tant dailleurs le mme, quil sagisse de lembryon ou du bb. Les reprsentations de la procration et de ses drglements ne se cantonnent pas au biologique car, si elles portent sur la ou les substances de la personne, elles traitent aussi du processus dindividuation, du destin singulier, de la place de lhomme dans le cosmos, le monde, le temps, lespace, la socit. Doris Bonnet prend en compte cette totalit : non seulement elle se soucie de la cohrence interne de ce quon peut appeler avec M. Cartry l eschatologie de la personne , mais elle met celle-ci en relation avec les institutions sociales mossi et montre que les structures symboliques et les proprits sociales dun groupe se confondent de manire prsenter une idologie commune (p. 19). quoi M. Izard ajoute dans la prface : mais le discours des reprsentations ne rend pas compte de ces distinctions nes de lhistoire, jouant ainsi la culture contre la socit, constat qui laisse entier le problme du mode dintgration des lments que cette culture totalise (p. 13). Quant au contenu de ces reprsentations, il est dautant plus intressant quon peut le comparer avec celui des ethnies voisines (gourmantch, samo, senufo, bisa...). Pour les Mossi, le monde visible est indissociable de son reflet invers : le monde invisible, celui du regard retourn . Cet autre monde est lui-mme divis en deux : celui des morts o demeurent les anctres (kiimse, sing. kiima), celui de la brousse, domaine habit par les
gnies (kinkirse, sing. kinkirga). Pour quun embryon soit conu, il faut : (1) quun rapport sexuel ait lieu ; (2) qu cette occasion un kinkirga pntre dans le ventre de la femme ; (3) que trois ou quatre mois plus tard, selon le sexe de lenfant natre, un kiima lui confre une partie de sa force vitale (siiga). Les potentialits gnsiques des vivants se trouvent ainsi entirement situes dans l autre monde : les anctres, ou plus exactement leur siiga, sont engags dans un cycle mort-renaissance perptuel, le semblable donnant naissance au semblable au sein dun mme continuum lignager. Par opposition ce capital-fcondit du lignage, lintervention du kinkirga renvoie dune part chaque acte particulier de fcondation et marque dautre part lirruption du principe dindividuation. Les kinkirse sont de nature gmellaire et chacun a pour jumeau un humain (celui-ci possdant par ailleurs un double placentaire). Une des causes principales de mortalit prnatale et infantile rside dans le dsir de lenfant et de son frre kinkirga de se retrouver dans leur univers dorigine. La naissance est un arrachement lautre monde (ainsi quau placenta), et cette lente humanisation de lenfant dont nous parlions plus haut consiste en laffaiblissement de sa nature de gnie au profit de sa part ancestrale, cest--dire humaine. Aprs la difficile articulation des rles respectifs du gnie et de lanctre dans la conception, restait clairer les attributions du pre : Doris Bonnet expose les points de vue de quelques auteurs sur le sujet et conclut ce quoi nous souscrivons totalement que lclipse biologique du pre est proportionnelle laffirmation de sa paternit dans le registre symbolique. Voici rintroduites la primaut de lalliance et, au-del, celle de lidologie lignagre dans la culture et les institutions mossi ; vision du monde et pratiques sociales qui se trouveront bien videmment confirmes et renforces par ltiologie des maladies infantiles. Michle Dacher LHomme 116, 1990 _______________
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Le vodou est une religion aux fonctions galement thrapeutiques. Cette dimension est traite par Paul Brodwin, professeur danthropologie luniversit du Wisconsin. Dans cet ouvrage, il examine la situation de pluralisme mdical, lie celle dun pluralisme religieux, dans une commune de la plaine des Cayes au sud dHati. En relatant des itinraires thrapeutiques, lauteur tudie comment des catgories de la nosographie biomdicale sont interprtes dans dautres systmes thrapeutiques. Dans un premier temps, lauteur examine limpact des catgories biomdicales, se demandant ainsi, dans le cadre dune anthropologie cognitive, dans quelle mesure les systmes anciens jouent un rle prescriptif ou validant dans ltiologie, la nosographie et la thrapeutique assignes aux nouvelles maladies, et comment se construisent les recours thrapeutiques. Relatons un de ces itinraires. Janine est une jeune femme qui est saisie de convulsions avant daccoucher. Une des sagesfemmes du village pense quil sagit de malkadi (pilepsie), une autre, qui reconnat l lklampsi (clampsie), ordonne lhospitalisation. Ces deux catgories croles recouvrent des catgories de la biomdecine, inconnues de la population auparavant. La jeune femme et le groupe thrapeutique, tout en acceptant le terme biomdical klampsi, vont proposer leur propre interprtation de lclampsie. Lklampsi est compris comme une altration du sang. Dans la Carabe, le sang joue un rle primordial dans les reprsentations de ltat de bonne sant et de la maladie. Lauteur propose une superbe tude smiologique des diffrentes maladies lies un dsordre du sang, caus par une motion, un choc violent, la colre : klampsi, kriz de n, indispozition, qui peuvent conduire une altration de la conscience, des convulsions, la folie, et, si la personne atteinte est une femme enceinte, affecter ltat de sant de lenfant venir. La jeune femme et son entourage produisent un discours sophistiqu sur le mouvement du sang, les symptmes, ltat motionnel : Janine a eu un mouvement de colre avant
laccouchement, car elle aurait prfr tre accouche par une autre sagefemme. Le terme biomdical est retenu par la jeune femme et son entourage, le diagnostic a t accept puisquelle a t hospitalise, pour autant il ny a pas eu biomdicalisation des reprsentations du fonctionnement du corps et de ltiologie. On voit l comment la catgorie biomdicale a t intgre dans un systme ancien de reprsentations du corps, ce qui vaut pour dautres maladies comme le sida au dbut de lpidmie en Hati. Les itinraires thrapeutiques se construisent en fonction des affiliations religieuses. Les patients ont recours de manire simultane, complmentaire ou contradictoire la biomdecine, au vodou, au catholicisme, et au protestantisme. Lintrt de louvrage est de montrer que laffiliation nest pas le produit dune vision du monde, mais se fait en rponse une affliction corporelle, personnelle et sociale, dpendante de la position familiale et sociale de lindividu au moment o il est touch. Les itinraires thrapeutiques ne sont pas prdtermins, ils sont lobjet de ngociations lies aux enjeux sociaux et moraux quimpliquent tel ou tel recours entre les membres du groupe de familiers et de parents qui encadre le patient. Lauteur prsente les interprtations que les membres des diffrents systmes religieux se font de chaque itinraire thrapeutique. Examinons un deuxime itinraire. Jerline est une jeune femme de dixneuf ans. Lors dun djeuner qui sest droul sans incident, elle crie la fin du repas, demandant de laide. Elle se dit possde par lesprit dun mort. Elle connat alors pendant plusieurs jours des convulsions trs violentes. Plusieurs personnes sont mobilises pour la tenir durant les priodes dagitation, entrecoupes de brefs moments de calme. Les premiers jours, elle ne parle pas. Son entourage en dduit quelle est possde par lesprit dun nourrisson dcd. Jerline est considre comme folle (fou en crole), mais de quelle folie sagit-il ? Dune folie qui relve dune maladie dorigine naturelle (maladi Bondy), ou dune folie cause par une agression sorcire (maladi Satan) ? La premire tiologie reviendrait considrer quelle est incurable, car elle aurait perdu dfi-nitivement une composante de la personne, alors que dans le cas dune maladi Satan, on peut enlever lesprit du mort qui la possde. De surcrot, sa position dinstitutrice suscitant bien
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des jalousies, la seconde tiologie est vraisemblable. Malgr les risques quencourt Jerline dtre accuse dtre lorigine de lagression sorcire, car on est rarement agress sans raison, le choix est fait en faveur de la maladi Satan. La famille fait appel des thrapeutes de diffrents systmes religieux : houngan, groupe de fidles catholiques qui viennent rciter des prires au pied de son lit. Pour la famille, les deux recours ne sont pas incompatibles : chacun vise loigner les esprits . Le houngan cherche prserver la jeune femme dun esprit qui lui est envoy par un agresseur, les poudres et les huiles quil utilise visent rendre le corps hermtique aux agressions extrieures. Pour le groupe catholique, lesprit est dans le corps de Jerline, sans quaucune agression sorcire en soit responsable, et possde la jeune femme en dlogeant temporairement une des composantes de la personne. Les techniques dexorcisme du groupe visent lintrieur du corps, la jeune femme doit inhaler de la fume afin de dloger lesprit qui rpugne cette odeur. Les sances de prire sont interrompues par un groupe de protestants pentectistes qui proposent une autre interprtation des troubles. Pour ces derniers, vodousants et catholiques, en considrant que les forces du mal existent au mme titre que celles du bien, partagent la mme vision du monde. La seule attitude possible est de quitter le monde , de nier tout manichisme en se convertissant au pentectisme. Deux semaines aprs le dbut de la foli, Jerline retrouvait son tat de sant antrieur. Un mdecin consult diagnostique une crise dpilepsie et prescrit des vitamines. Quant lanthropologue, son interprtation est encore autre. La performance de Jerline est interprte comme leffet du double bind , selon lequel il serait difficile pour une jeune femme issue dun milieu trs modeste de gravir sans risque de culpabilit les chelons de lascension sociale. Quelques mois aprs cet pisode Jerline a un enfant et arrte de travailler, rpondant ainsi un modle social plus conforme aux attentes de son entourage. Lnonc des composantes de la personne dpend non seulement de laffiliation religieuse, mais de la place du locuteur dans le champ religieux. Ainsi alors que le catholicisme ne reconnat pas lexistence des lwa, quen est-il pour les thrapeutes qui se considrent catholiques ? Un des gurisseurs du village qui prpare des remdes base de plantes mdicinales, et que Janine aurait pu consulter, nie lexistence des lwa dans
sa pratique thrapeutique et comme condition dexercice des soins. La sagefemme qui a dcid de lhospitalisation de Janine est galement catholique, mais fournit un discours plus complexe. Elle a des lwa dont elle a hrit de ses parents, mais en tant que catholique elle ne peut reconnatre quils laident quand elle exerce. Elle affirme alors quils sont l, quils simposent deux-mmes sans quelle les honore. Quant aux houngan, sils reconnaissent lexistence des lwa, ils distinguent ceux dont ils ont hrit de ceux que certains achtent. tre mme de traiter une maladie dorigine sorcire, cest faire preuve dun savoir plus grand et non de participer des agressions sorcires. Paul Brodwin montre ainsi comment la situation de pluralisme mdical ne peut se rduire la prsentation de systmes aux frontires tanches qui seraient des cadres cognitifs partir desquels le sens des maux est construit. Cet ouvrage est galement important pour lhistoire quil propose de la diffusion de la biomdecine en Hati. Paul Brodwin montre bien comment, chaque tape de lhistoire de ce pays, la classe dominante a dcid quels lments de la mdecine cosmopolite pouvaient tre diffuss, quelles fins et qui en seraient les bnficiaires. On voit bien qu Saint-Domingue, linstar dautres les, le quadrillage de la mdecine coloniale na pas t aussi considrable quon pouvait le penser, et na pas eu les consquences que lon a constates dans dautres situations coloniales. La mdecine coloniale na pas induit lmergence dune subjectivit individuelle qui interdit une comprhension sociale de la maladie. Elle na pas t non plus un des outils de rgulation des corps et des populations ltat hatien ayant jou maintes fois un rle de rpression et de coercition dans la plus grande brutalit et transparence. Catherine Benot Cahiers dtudes Africaines 148, 1997 _______________
Marilou BRUCHON-SCHWEITZER et Robert DANTZER, Introduction la psychologie de la sant, Paris, PUF, 1994, 220 p.
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Cet ouvrage collectif, fort bien document et dun accs facile offre un bon panorama dun ensemble de concepts et rsultats de recherches se rclamant de la psychologie de la sant. Discipline rcente, qui se dfinit comme ltude des facteurs et processus psychologiques jouant un rle dans lapparition des maladies et pouvant acclrer ou ralentir leur volution (p. 14), la psychologie de la sant existe de faon autonome depuis le dbut des annes quatre-vingt aux USA et, un peu plus tard, dans diffrents pays dEurope. Essentiellement construite partir des thories du stress et de leur volution, et donc dune conception biomdicale de la maladie, sa volont dintgration la nanmoins conduite retenir lide, issue du modle psychosomatique, selon laquelle les maladies seraient un exutoire physiologique de conflits motionnels. Par ailleurs, lutilisation quelle fait des mthodes biostatistiques et de lapproche pidmiologique rpond un souci doprationalisation rigoureuse de ces principaux concepts et de validation empirique et thorique de ses techniques dvaluation (p. 22). Son objectif principal est de proposer, et de vrifier, des modles explicatifs et donc prdictifs de ltat de sant qui soient la fois multifactoriels et interactifs, les modles biomdicaux antrieurs stant avrs peu satisfaisants de ce point de vue, du fait de leur linarit. Cest particulirement sur ltude des modrateurs du stress quelle va concentrer ses efforts avec pour caractristique novatrice la prise en compte de lactivit des individus, qui, loin de subir passivement certains dterminismes, adoptent, vis--vis des situations stressantes, certaines stratgies perceptivo-cognitives, affectives, comportementales, psychosociales pour faire face (p. 20). Une premire partie expose lvolution des thories du stress. Dans le modle du syndrome gnral dadaptation de Selye (1956), le stress est
conu comme une rponse indiffrencie de lorganisme un vnement ou une situation aversive, visant rtablir lhomostasie []. Ce modle mcaniste a t battu en brche dans les annes soixante-dix avec les avances en neuroendocrinologie qui montrent que les ractions hormonales ne sont pas purement rflexes mais dpendent de ltat motionnel quinduit le stresseur . Il ny a donc pas de causalit linaire entre les agressions externes et les ractions de stress. Entre les deux se trouve un sujet qui peroit, value la situation, les ressources dont il dispose, met en place des stratgies, etc. Lespace souvre alors pour une approche pluridisciplinaire et intgrative des relations existant entre situations, individu (cognitif et biologique), tat de sant. Une deuxime partie passe en revue les diffrents concepts et rsultats empiriques du champ de la psychologie de la sant concernant les modrateurs du stress. Les uns renvoient la perception que lindividu a de la situation, lvaluation de son caractre menaant et du contrle quil estime avoir sur elle. Le contrle peru, en particulier, a fait lobjet de nombreuses investigations. Conu comme une caractristique personnelle, le sentiment de contrler les vnements peut contribuer percevoir les situations aversives comme stimulantes plutt que comme menaantes et permettre de rsister au stress. Toutefois, les efforts continus pour maintenir un sentiment de contrle provoquent une activation accrue du systme sympathique et constitueraient un facteur de risque des maladies coronariennes. Le contrle peru peut tre considr comme une caractristique du contexte et mme tre induit exprimentalement. Ainsi, on a pu montrer quun apport dinformations rduisant lincertitude de la situation contribue diminuer lanxit dans diverses situations (propratoire, accouchement, etc.). Le sentiment de pouvoir contrler la situation agirait comme une variable modratrice attnuant limpact du stress tandis que labsence de contrle serait implique dans certaines pathologies comme la dpression et lanxit. Lintrt sest galement port sur le soutien social comme facteur pouvant intervenir entre lvnement stressant et ltat de sant.
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Lobservation dun lien entre les relations sociales et ltat de sant nest pas nouvelle. La perte des liens sociaux, lisolement, engendrent des ractions affectives violentes et des troubles psychosomatiques. Une synthse des travaux des psychologues concernant leffet sur la sant du soutien social, concept pluridimensionnel conu comme une ressource psychologique qui dfinit les perceptions dun individu eu gard la qualit de ses relations sociales (p. 127) est propose au lecteur. Lensemble des rsultats prsents suggre le rle complexe jou par ce facteur. Plus que les ressources sociales objectives, cest, l encore, la perception que les individus en ont et leur capacit les rechercher et les obtenir qui semblent attnuer les effets du stress. Les stratgies dajustement ou de coping qui dsignent lensemble des processus quun individu interpose entre lui et lvnement peru comme menaant, pour matriser, tolrer ou diminuer limpact de celui-ci sur son bien-tre physique et psychologique (p. 100) constituent un autre modrateur important du stress. Aprs une valuation de la situation (valuation des ressources personnelles en termes de caractristiques de personnalit mais aussi de croyances qui orientent le sens donn lvnement, valuations des ressources sociales), diffrentes stratgies de coping peuvent tre mises en uvre qui sont traditionnellement classes en deux types : le coping centr sur lmotion comme lvitement, le dni ou au contraire la recherche des aspects positifs, qui ont pour fonction de rguler la dtresse motionnelle, et le coping centr sur le problme qui consiste agir sur la situation, la grer, voire la transformer. Leur efficacit dpendrait, entre autre, de la dure de lvnement, de son caractre plus ou moins contrlable. La dernire partie du livre propose un rapprochement de cette ligne de recherche se rclamant de la psychologie de la sant avec la biologie et plus spcifiquement la neuroendocrinologie et limmunologie conduisant lmergence dun modle biopsychosocial de la maladie dont lobjectif est didentifier les facteurs psychologiques, sociologiques et environnementaux pouvant influencer la sant et les mcanismes biologiques par lesquels cette influence sexerce.
la suite de Cannon (1929) et Selye (1956), les neuroendocrinologistes ont dcouvert un nombre croissant dhormones impliques dans le stress et leurs localisations diverses pour finalement mettre en vidence une vritable dichotomie ractionnelle qui oppose lactivation sympathique et mdulosurrnalienne lactivation hypophyso-corticosurrnalienne. Une hyperactivit du systme sympathique, constate chez lanimal dominant dun groupe, accompagnerait, chez lhomme, les tentatives pour contrler la situation tandis que lhyperactivit du systme hypophyso-corticosurrnalien observe chez les animaux domins, conduirait la passivit et la soumission. Ces deux modalits correspondent grossirement au type A et au type C des pidmiologistes respectivement considrs comme facteur de risque de maladies coronariennes et de cancers. Un premier fil est tendu qui relie le stress des biologistes celui des psychologues. La trame se resserre avec les avances en immunologie. [] Les nouvelles connaissances en neuro-immunologie montrent que lorganisme est capable de fonctionner de manire rgule, sous diffrents modes en fonction de son tat interne et de lenvironnement (p. 171). Les premires conceptions du stress en termes de rponse non spcifique visant une homostasie absolue sont aujourdhui remplaces par lide dhomostasie relative caractrise par la modularit des modes de raction. Ce type dapproche a essentiellement t appliqu aux maladies coronariennes et aux cancers. Les principaux modles auxquels il a donn naissance sont exposs dans louvrage. Quel que soit leur degr de complexit, tous prennent pour point de dpart un ensemble de comportements et dattitudes regroups en type A , facteur de risque des maladies coronariennes (vigueur, impatience, rapidit, ambition, comptition, hostilit) ou type C , facteur de risque de cancer (dpression et rsignation, difficult dexpression motionnelle, soutien social rduit) et expliquent lapparition et/ou lvolution de la maladie par lintermdiaire de mcanismes immunologiques. Outre la bibliographie abondante, les auteurs offrent, en annexe chaque
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partie, des dtails mthodologiques et des outils pour lvaluation des acteurs tudis. La redondance parfois observe au fil des chapitres, concernant notamment lvolution des thories du stress vers lide de transaction entre personne et environnement, ne fait quaccentuer le caractre unitaire de cette ligne de travaux et facilite lancrage des connaissances pour le lecteur non averti (rappelons quil sagit dune introduction). On observera nanmoins une tension entre le titre qui marque un rattachement disciplinaire, justifi dans la prface du Dr Stan Maes, fondateur de lEuropean Health Psychology en 1986 et la dmarche rsolument intgrative dont tmoignent les deux derniers chapitres qui ouvrent vers la biologie et limmunologie avec la proposition dun modle biopsychosocial de la maladie. Certes, la plupart des concepts et travaux prsents appartiennent la tradition psychologique. Et, bien que les auteurs se rclament dune conception transactionnelle , restituant un sujet agent entre vnements de vie et tat de sant, le lecteur familier des sciences sociales regrettera sans doute que les perceptions de cet agent apparaissent trop troitement cognitives, dtaches de tout contexte culturel et historique, et que son comportement soit davantage apprhend comme un ensemble de conduites vise adaptative que comme des actions sociales. Mais, au-del de cette limite, cest bien la volont dintgration des auteurs qui fait lintrt de la dmarche en ce quelle laisse entrevoir la possibilit dun largissement dautres disciplines pouvant contribuer clairer la relation culture-individu-sant. Et cest prcisment cette dmarche, premire tape dun processus o toutes les sciences humaines et sociales auraient un rle jouer aux cts des disciplines bio-mdicales, que nous souhaitons saluer. Isabelle Ville Sciences Sociales et Sant 14 (3), 1996 _______________
Anthony D. BUCKLEY, Yoruba Medicine, Oxford, Clarendon Press, 1985, xi + 275 p., append., bibl., index, fig.
Voici un livre exemplaire sur le savoir empirique que possdent un ou plusieurs mdecins traditionnels du pays yoruba (Nigeria occidental). Que lauteur ne puisse trancher entre le caractre idiosyncrasique ou partag de ce savoir est d son caractre sotrique et la complexit de son enseignement : Buckley na pu lacqurir lui-mme de manire aussi approfondie que par apprentissage auprs dun matre unique, ce qui nentache nullement la qualit de louvrage. Lauteur a cependant le sentiment que le savoir mdical est toujours trs personnel, partag par les spcialistes quant ses prmisses les plus gnrales seulement : bien des systmatisations transmises par son matre semblent lui appartenir en propre. Cela ne veut pas dire que chaque mdecin traditionnel dispose dun savoir original, mais plutt, que le savoir sacqurant au cours dun long apprentissage, des lignes de transmission distinctes se crent, enseignements qui se perptuent paralllement de gnration en gnration, contribuant ainsi maintenir en pays yoruba la diversit de lexpertise mdicale. Il est sans doute tout lavantage du patient, la russite du traitement demeurant alatoire, quil puisse ainsi se tourner successivement vers des praticiens dpositaires de savoirs diffrents ; il nen va pas autrement chez nous. On pense aussi aux populations dont la survie long terme dpend du maintien en leur sein dun patrimoine gntique vari. La maladie nest quune des manifestations du malheur conu comme ce qui prive de ses forces la personne atteinte ; mais limpuissance, les peines de cur ou les revers de fortune appartiennent au mme ensemble. La nosographie distingue les maladies selon lge et le sexe (homme, femme, enfant) et la partie du corps affecte. Ltiologie retient, parmi les agents pathognes, laction des sorciers, l empoisonnement , laction du dieu
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(orisha), de la variole, et les insectes qui pntrent dans le corps (leur prsence ne dclenche la maladie quen cas de prolifration). La smiologie joue sur le rapport rciproque des trois couleurs, noir, rouge et blanc : la sant correspond au mlange quilibr du blanc (le sperme, le lait) et du rouge (le sang) dans lenceinte que dtermine le noir (la peau) ; la maladie correspond toute autre combinaison : apparition du blanc et du rouge en surface, changement dans la couleur habituelle (sang devenant noir, lait devenant rouge, etc.). La pharmacope comprend des dcoctions, des prires, des paroles fortes (p) et des incantations empruntes au corpus interprtatif de la divination inspire par lorisha Ifa. Cest partir de ce schma assez simple que chaque mdecin se construit un savoir synthtique combinant ce quil a acquis par apprentissage et exprience personnelle. Une mthode se btit partir de sous-systmes dont Buckley souligne quils ne sont pas ncessairement compatibles mais constituent autant dalternatives qui se chevauchent partiellement. La cohrence se reconstitue dans la pratique, dans lenttement thrapeutique pouvant pousser sacrifier les principes jusqu ce que la gurison soit obtenue. Encore une fois, rien qui doive surprendre, mais cela cadre mal avec ce que nous prjugeons dune mdecine traditionnelle : Buckley insiste en particulier sur le fait que laspect psychothrapeutique de la mdecine traditionnelle yoruba, loin dtre massif comme on la souvent dit des mdecines africaines, est rduit la portion congrue. Buckley fait merveille en vitant dimposer la mdecine yoruba la thorie unifie qui lui fait dfaut et en la rvlant au contraire dans son opportunisme et son sens aigu de lefficacit pragmatique. Les trois chapitres quil consacre la smiologie fonde sur trois couleurs, le rouge rvl , le rouge et le blanc confondus et le sang noir , montrent comment le tissu de corrlations phnomnales que le monde sensible offre notre apprhension permet aux lectures les plus simples dtre dj payantes comme support dune pratique. Ce nest que trs occasionnellement quil se laisse sduire par les dmons tutlaires de lanthropologie (il semptre par exemple dans une vaine tentative de prter ltymologie une vrit qui ne fut jamais la sienne). Rptons-le, Yoruba
Medecine est un coup de matre quil convenait de saluer. Paul Jorion LHomme 105, 1988 _______________
Andra CAPRARA, Transmettre la maladie. Reprsentations de la contagion chez les Alladian de la Cte-dIvoire, Karthala ( Mdecines du Monde ), 2000, 213 p.
Lobjectif majeur de louvrage dAndra Caprara est de mettre jour les rgles qui gouvernent les conceptions populaires de la transmissibilit de la maladie chez les Alladian de la Cte dIvoire, population bien connue par les travaux de Marc Aug. Mdecin et anthropologue, Caprara sinvestit dans cette entreprise par une analyse ethnographique minutieuse des conceptions tiologiques populaires, mais aussi des conceptions relatives au corps, la personne et au rapport entre le pur et limpur, vhicules tant par les malades que par les figures de la gurison . Se fondant sur des tudes de cas de transmission de la maladie, succinctes mais bien structures, lauteur soutient que la pense alladianne sorganise autour de quatre formes interactives dinterprtation qui donnent sens la maladie contagieuse : lempirisme et la pense analogique, les classifications symboliques et lorganisation sociale, les reprsentations de la personne et du corps et, enfin, les rapports interpersonnels et les pouvoirs surnaturels. En trame de fond, simposent les interprtations de la maladie en tant que rsultantes des attaques de sorcellerie et de conflit entre le pur et limpur. Tout au long de louvrage, lauteur sefforce de souligner les articulations entre conceptions alladianne et biomdicale de la notion de contagion. Il y trouve plusieurs similarits. La plus fondamentale est celle voulant que, ds quune maladie est considre comme transmissible, les Alladian mettent en uvre diverses pratiques efficaces visant prvenir sa transmission en se
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fondant sur un savoir empirique rationnel. Il montre ainsi que des conceptions divergentes des modes de contagion (biomdicale et populaire) peuvent conduire des conduites prventives similaires. Le lieu des dfis pour la sant publique se situerait plutt, selon Caprara, au niveau de la non reconnaissance, par les Alladian, de certaines maladies comme tant transmissibles, de mme quau niveau de leur dsarroi face la non reconnaissance par la biomdecine de la transmissibilit de certaines maladies. Comme le souligne Gilles Bibeau en avant-propos de louvrage, Caprara russit viter lun des piges qui guettent linterprtation anthropologique. Il sagit de la surculturalisation et de la dsocialisation des savoirs populaires relatifs la maladie, savoirs trop souvent cadrs dans la dichotomie opposant conceptions tiologiques naturalistic qui renvoient aux thories considres comme scientifiques et personalistic qui rfrent aux interprtations mystiques et magiques. Caprara sefforce de montrer que, mme si les thories pasteuriennes de la contagion sont absentes du savoir alladian, il nen rsulte aucunement quils ignorent totalement le rle des agents pathognes ou des vecteurs (ex : les moustiques) dans la transmission de la tuberculose ou de la malaria par exemple. En fait, lauteur sefforce de dmontrer la coexistence dun savoir empirique et dune recherche quasicompulsive du sens de la maladie, bref, dune pense pirique et dune pense mystique et analogique. Les conceptions de la contagion reposent sur un savoir empirique (rle important attribu la salive, au sang, lurine, leau souille, comme vecteurs de transmission de la maladie) autant que sur des croyances aux forces surnaturelles. Par exemple, les Alladian reconnaissent lexistence de micro-organismes appels nne, concept proche de celui du microbe, et perus comme vecteurs de transmission lentourage de maladies pouvant tre causes par la sorcellerie. Bref, ils [les Alladian] interprtent la contagion a travers les rgles qui ordonnent la vie sociale et culturelle de la communaut (p. 140). Ce constat est fondamental pour la sant publique car, selon Caprara, mettre en cause linterprtation traditionnelle de la contagion, sur la base de la thorie des germes, signifierait la remise en question de plusieurs rgles sociales et culturelles alladiannes (p. 140-141).
Lintrt majeur de louvrage est de rappeler aux mdecins de sant publique, mais aussi aux anthropologues, la complexit des croyances lies la contagion, alors que plusieurs ordres de logiques cohabitent. Par exemple, si le pisa sinstalle suite un adultre (et suite la transgression dune rgle sociale de base), cette transgression a pu tre induite par la sorcellerie, mais la maladie peut aussi se transmettre dautres membres de la famille par la toux du malade. Diverses interprtations, empirique, surnaturelle et sociale coexistent pour expliquer la cause de la maladie, le fondement de la cause et les mcanismes de transmission. Le dfi nen est que plus difficile relever dans les interventions de sant publique visant les maladies transmissibles, seule une partie du savoir populaire ne rpondant pas aux critres de la rationalit biomdicale. Le travail de Caprara offre donc aux lecteurs une analyse claire, synthtique et accessible des thories alladiannes de la transmissibilit de la maladie, en sinspirant dun riche matriel ethnographique. Le tableau de synthse (p. 92-95) qui associe les diverses maladies considres par les Alladian comme transmissibles aux divers modes de transmission et aux causes, naturelles et surnaturelles, de la transmission, constitue raison, selon lauteur, la base dune contribution de lanthropologie la sant publique. Louvrage rpond ainsi un besoin criant de tels matriaux descriptifs trop peu mis en vidence dans les ouvrages sur lanthropologie des maladies infectieuses. Toutefois, le lecteur restera sur sa faim sur au moins deux thmes majeurs qui auraient pu servir de tremplin pour un dbat thorique enrichissant. Le premier est celui de la cohabitation de divers niveaux de logiques, entre autres dune pense analogique ou mtaphorique et dune pense empirique reposant sur une observation et une analyse minutieuse de la ralit. Une relecture des multiples travaux portant sur la rationalit des savoirs et des pratiques africaines aurait ici permis un meilleur recadrage du matriel ethnographique. Le second est celui des contributions de lanthropologie la sant publique. En dpit de lintention affirme par lauteur, tout le potentiel de retombes dun tel savoir anthropologique pour lintervention prventive nest pas exploit.
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Danile CARRICABURU, Lhmophilie au risque de la mdecine. De la maladie individuelle la contamination collective par le virus du sida, Paris, Anthropos, 2000, 245 p.
Explorer une maladie chronique telle quelle est mise en forme au fur et mesure des changements qui traversent la mdecine , tel est lobjectif de la recherche que prsente ici Danile Carricaburu. Cette mise en forme cre les conditions auxquelles sajustent les malades pour la gestion de leur tat. Aussi, loin de ne retentir que sur leur pronostic mdical, les innovations mdicales les engagent dans une redfinition de leur vie : chaque nouveau traitement, en modifiant les normes de gestion de la maladie, donne la vie des malades une inflexion nouvelle. Or le traitement de lhmophilie a connu des rvolutions si rapproches que lon peut rencontrer aisment des malades qui les ont toutes traverses et qui ont ainsi d grer les alas de leur trajectoire au prix dun dur travail . Au cur de louvrage donc, larticulation entre lexprience individuelle et la dimension collective et diachronique de la maladie . Les passages intressants sont nombreux, au sein dun ouvrage dont le trac gnral est clair et mrite attention. Quelques pages utiles portent sur la dnomination d hmophile , identitaire proprement parler, qui contraste avec le refus de dnominations analogues dans dautres maladies o lon est une personne qui a ou un malade du ). Cela nous plonge au cur dune reprsentation et de sa source. Mais cest lvolution du dispositif de prise en charge mdicale de lhmophilie qui est le socle du travail, qui structure et rythme au gr de ses
changements les trajectoires individuelles. Lauteur retrace la succession des dispositifs de soin depuis une cinquantaine dannes et de leur impact sur chaque gnration de malades. On est ainsi pass successivement par une priode historique o limpuissance mdicale ne laisse que des survivants , puis par une priode o une thrapeutique efficace mais lourde a construit une gnration dans la diffrence , ensuite par une gnration quune thrapeutique plus active construit en gnration de malades , pour atteindre de nos jours une normalisation de lhmophile, devenu un individu comme les autres grce un traitement substitutif : on est alors pass de la maladie au handicap, et le rapport du malade son tat et la socit, ainsi que son projet de vie changent radicalement. Cest en regard de ces trajectoires que lauteur situe les transformations des techniques et des institutions qui les assument, les conflits entre ces dernires, lacceptabilit du risque iatrogne symbolis par des hpatites dont on a longtemps sous-estim le fardeau, tout cela faisant le lit la crise qui a suivi lirruption du sida. En des pages lucides, les enjeux autour de ce risque, lmergence dune seconde trajectoire de maladie, que lon soit ou non contamin, sont finement dissqus. On parcourt avec soin la zone trouble des conflits entre la logique du CNTS et celle de lassociation franaise des hmophiles face lacceptabilit du risque infectieux. Ce livre a le mrite de se situer au lieu darticulation entre les institutions, elles-mmes reflets des techniques et de lconomie, avec les individus. Le travail biographique de ceux-ci, cette lutte contre lemprise potentielle de la maladie, sappuie sur les faits techniques de la mdecine, mais vise et souvent parvient endiguer les consquences sociales du mal. Jean Benoist Amades 44, 2000 _______________
Giordana CHARUTY, Le Couvent des fous, Linternement et ses usages en Languedoc aux XIXe et XXe sicles, Paris, Flammarion, 1985, 402 p., bibl.
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Cette monographie dun asile psychiatrique tranche heureusement sur les travaux du mme genre : pour une fois cest une ethnologue qui parle, et elle nattribue aucune supriorit culturelle aux reprsentations et pratiques mdicales par rapport celles quon dit populaires ; cest aussi une ethnologue qui aurait poursuivi sur le terrain le travail autrefois entrepris par Foucault. Le Couvent des fous fera date par lampleur des questions quil pose, par la prcision du travail sur les sources imprimes les archives et les crits des alinistes locaux et par la finesse de lenqute orale mene avec une extrme attention porte aux situations dinterlocution. Louvrage comporte deux volets, relativement indpendants lun de lautre : une analyse sociologique de lintroduction de linternement psychiatrique dans la socit viticole (chap. 1 4) ; une analyse des relations entre les reprsentations mdicales et les reprsentations dites populaires (chap. 5). De 1827 1978, le couvent de Limoux servit dasile psychiatrique avant de se laciser et de devenir un tablissement psychiatrique ordinaire. Or louverture de cet hospice, sous les efforts conjugus dune congrgation religieuse et du Conseil gnral, suscita ds le milieu du XIXe sicle une extension ininterrompue de linternement. Dabord impos de lextrieur aux familles et aux villages, ce nouvel usage fut rapidement adopt par la socit locale, entranant une redfinition des techniques et des agents du contrle de certains types de dviance. Comment linternement psychiatrique est-il entr dans les murs locales ? Quels usages la socit rurale a-t-elle fait de linstitution psychiatrique ? Comment ont t abandonns les anciens modes coutumiers de contrle de la folie et de la dviance ? G. Charuty fournit une analyse trs prcise aussi bien des catgories de conduites que la culture locale va progressivement intgrer dans la liste des comportements pathologiques, que des stratgies des diffrents protagonistes dun internement : les familles,
dune part, les autorits municipales et judiciaires, de lautre. Vues du ct des familles, les dcisions dinternement passrent par deux phases successives. Au XIXe sicle et jusque vers 1940, linternement est une mesure de police des familles destine protger celles-ci contre la violence de certains de leurs membres : contre la violence physique directe les fous furieux que les moyens coutumiers nont pas suffi contenir et certaines formes de dviance le refus du travail ou de la moralit domestique , ou encore lerrance, cest--dire la volont de quitter la maison et lespace habit du bourg. Mettre lun de ces dviants lasile, cest lenfermer dans une sorte de prison religieuse o il sera contenu, mis au travail, oblig de se comporter dcemment (aux pages 183-195, on trouvera une analyse intressante de linternement des innocents comme lment des stratgies matrimoniales). Du point de vue des autorits villageoises, ces transgressions de lordre familial ne suffisent pas toujours motiver un internement ; il faut en outre quelles constituent une transgression de lordre social. Ainsi certains fous furieux ou certains rotomanes sont-ils laisss leurs familles (et cest donc aux moyens coutumiers de les contenir et de les traiter) tant quils nattaquent pas le maire ou le cur, tant quils ne font pas scandale dans les crmonies civiques ou religieuses. La notion de soin psychiatrique autrement dit la reconnaissance de la souffrance psychique des malades mentaux ne simposera dans la population que vers 1940. Linternement reste nanmoins, aujourdhui encore, une technique efficace pour exclure les innocents improductifs, les vieillards obscnes ou encombrants, et les mchants : tous ceux qui, dune faon ou dune autre, contreviennent la nouvelle morale bourgeoise. Le dernier chapitre du Couvent des fous traite de la psychiatrisation des croyances rurales. Quand souvre lasile de Limoux, la socit viticole dispose dun systme dinterprtation du malheur comme agression magique venant soit dun sorcier, soit dun mort familial insatisfait. Dans le premier cas, on recourt lendevinaire, la fois devin et dsenvoteur ; dans le second, on fait appel larmir, le messager des mes, pour quil identifie le dfunt perscuteur et ordonne les remdes appropris. (Je regrette que
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G. Charuty ne donne pas dinformations prcises sur le traitement spcifique de la folie dans la socit rurale languedocienne au dbut du XIXe sicle, mais peut-tre nen avait-elle pas les moyens : ny avait-il le choix quentre linternement familial et le recours ces deux sortes de magiciens ? Ceux-ci traitaient-ils la folie comme un malheur quivalent aux autres ?) Mais ce systme traditionnel est alors en pleine mutation : la popularisation du magntisme puis du spiritisme ont fait surgir de nouveaux thrapeutes, auxquels recourent aussi bien les citadins que les ruraux, ceux-ci commenant voir dans le mdium une nouvelle figure de larmir. Et, vers 1870, les cercles spirites laborent une thorie de la folie et soignent, non sans succs, certains troubles (deuils pathologiques, obsessions ) en les rapportant une vie antrieure du malade. Les alinistes locaux vont entreprendre une action long terme pour asseoir la lgitimit des reprsentations et des pratiques mdicales : dune part, en troite relation avec les institutions judiciaires, ils vont faire condamner ou interner ces thrapeutes concurrents ; dautre part, ils vont se livrer une exploration systmatique des croyances locales destine les pathologiser, les faire entrer dans les catgories de larriration mentale ou du dlire. G. Charuty, analysant trs finement leurs crits, note leur position paradoxale : ils travaillent comme des ethnologues mais ratent rgulirement la notion defficacit symbolique, car elle les conduirait reconnatre aux pratiques locales une valeur thrapeutique pas moindre que celle du traitement psychiatrique ; ils pensent comme des hritiers de la philosophie des Lumires, mais ne peuvent sempcher dtre fascins par le monde quils explorent. Jeanne Favret-Saada LHomme 103, 1987 _______________
Giordana CHARUTY, Folie, mariage et mort. Pratiques chrtiennes de la folie en Europe occidentale, Paris, Seuil ( La couleur des ides ), 1997, 409 p., bibliogr., illustr.
Du fond du Portugal la Wallonie belge, lauteur fait enqute. Elle remonte le temps sur plusieurs sicles, intrigue par les frontires qui lient le mariage, la mort et la folie dans les pratiques populaires de la chrtient. Cette enqute, prcise et patiente, obtient des rsultats si abondants et si rcurrents que Giordana Charuty peut nous faire souponner le travail et le sens de la fabrication et de lentretien des coutumes ces frontires. Par le dtour des dsordres de la folie et des rapports au surnaturel quils ont entrans, la croyance populaire rvle la centralit du statut matrimonial. Cest en suivant ces dsordres , ces vies lenvers , que lauteur se rend compte que cest le statut matrimonial des acteurs, et celui de la diffrence des sexes quil implique, qui tient la cl de ce qui est vcu dans le recours au surnaturel, notamment loccasion des cultes vous aux saints. loccasion de ces folies, le rapport du statut matrimonial la mort est rvl et le triangle mort-folie-mariage devient le centre qui permet linterprtation des coutumes. Cest bien cette place assigne la folie, mal par excellence, qui permet de penser et de mettre en relation une multiplicit de dsordres de toute nature, qui justifie, au bout du compte, la mthode ici mise en uvre : construire les systmes symboliques dans lesquels ces rats viennent prendre place comme leur envers. Se trouvent par l mme cartes deux lectures galement rductrices, lune qui voit dans les rites curatifs une symbolisation immdiate des conflits sociaux traduits dans le langage de la maladie, lautre qui situe leur efficacit dans la symbolisation des conflits psychiques models par les contradictions structurelles propres une socit. suivre les rseaux de relations fondant la cohrence dune pluralit de rponses sociales qui dbordent de la seule voie du traitement rituel, peuvent alors tre mises jour des conceptions beaucoup plus gnrales concernant la personne chrtienne, la production sociale des identits sexuelles, le modle symbolique du mariage monogame, les lieux o sprouve une pense sur la mort et le destin posthume. (p. 369)
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Nous sommes avec cet ouvrage dans la continuation des travaux dAgns Fine et de lquipe de Franoise Hritier sur la parent spirituelle. Le livre de Charuty, grce une ethnographie prcise de ce qui pourrait ressembler des dtails exotiques, interprte et illustre la fabrication et lorientation des rapports de la parent spirituelle et de lalliance des hommes et des femmes dans le mnage. Ces rapports passent par les liens de lme et du corps, par le salut des mes, donc par le culte, plus spcialement par le culte des saints, qui introduit aux craintes du jugement divin. Ce rseau de pratiques associes permet de comprendre pourquoi des ajustements sont souvent ncessaires aux bons rapports du mariage, de la mort et du destin final de chacun. Les contraintes de lalliance, de la sexualit, et les pathologies, les incapacits et les peurs qui sy greffent, donnent, par exemple, tout son sens au thme de la pese et la mesure , si prsent dans des pratiques multiples o se rvlent les contrles les plus concrets du spirituel sur le mariage. Raffirmer, au moment de la mort, lalliance nuptiale quivaut faire dpendre delle le bon destin posthume, puisquelle est, justement, pense sur le modle de ladquation du corps et de lme. (p. 347) Ce livre est une uvre dart, le travail dune orfvre, qui patiemment prpare les conditions de son succs. Cette uvre fait le lien entre une ethnographie de soi (pour reprendre une de ses expressions) et les coutumes partages, ancres depuis des sicles dans la tenace proccupation de la chrtient dorienter, et donc de fabriquer, le sens des alliances matrimoniales. Lire ce livre apprend lintelligence et les drames que cachent ces pratiques dont on peut parfois rire mais au travers desquelles on devine que le croyable nous a finement leurrs pour mieux nous capturer (jallais dire : nous manger ) et russir nous faire croire que cest nous qui digrons. Yvan Simonis Anthropologie et socits 21 (2-3), 1997 _______________
Johanne COLLIN, Changement dordonnance. Mutations professionnelles, identit sociale et fminisation de la profession pharmaceutique au Qubec, 1940-1980, Montral, Boral, 1995, 239 p., tabl., bibliogr.
Louvrage de Johanne Collin analyse lvolution de la profession de pharmacie au cours du sicle dernier, notamment pendant la priode 19401980. Celle-ci est en effet marque par une accentuation de diverses pressions et influences qui forcent la profession redfinir son identit. La relation avec les clients ptit de la commercialisation de la profession qui modifie ainsi la dfinition de son rle social. En effet, en plus de devoir se positionner par rapport aux autres professions, en particulier la profession mdicale, le domaine de la pharmacie doit aussi se dfinir par rapport lindustrie pharmaceutique et aux autres types de commerce qui vendent des produits relis. Lauteure prsente la monte du salariat comme un des effets importants de ces pressions et il aurait t un facteur dterminant de la fminisation rapide de la profession. Toutefois, loin dtre attribuables une dgradation des conditions de travail et une dvalorisation, la monte du salariat et la fminisation seraient davantage le reflet de ladhsion des femmes aux valeurs et au rle social du nouveau professionnalisme vhicul au sein de la profession. Pour faire sa dmonstration, lauteure adopte une approche sociohistorique qui sert bien ce genre danalyse. En effet, lanalyse historique permet de dgager des priodes dvolution correspondant des phases de relative continuit dans les rseaux dinfluences, les acteurs cls et leurs modes daction. Ce dcoupage permet une analyse des dynamiques en prsence et une analyse des rles et des changements de nature symbolique et politique. cet gard, la structure de louvrage met clairement en vidence lenchanement des phases. Lanalyse des dynamiques ayant cours chacune delles sinspire de la sociologie des professions et sappuie sur le
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modle du systme des professions dAbbott (1988). Lauteure lui donne toutefois une dimension particulirement intressante. En effet, comme elle le souligne dans le premier chapitre, ltude des phnomnes de professionnalisation et de professionnalisme a surtout t marque par une dmarche taxinomique. Il sagissait de dfinir les professions en fonction de critres dont les principaux taient une formation longue et fonde sur un savoir abstrait, lautonomie, lidal de service et le code dthique. Avec lmergence du courant des interactionnistes symboliques, lanalyse des professions a pris un tournant important. Dornavant, les professions seront tudies en tant que constructions sociales mergeant de jeux de ngociations continuelles. Abbott reconnat que les vritables domaines de comptence se ngocient sur les lieux de travail, au-del des normes, rgles et codes extrieurs. Lillustration quen fait Johanne Collin met clairement en vidence la succession des luttes de territorialit auxquelles a t confront le domaine de la pharmacie. Dans ce cas particulier, les luttes nont pas seulement oppos des professions revendiquant un mme territoire mais aussi des acteurs conomiques recherchant un contrle sur la technologie mdicamenteuse qui dfinit la profession de pharmacie. Les premires phases sont marques par des luttes de territorialit menes contre des concurrents externes. En premier lieu, apparat un besoin de dlimiter les frontires corporatives avec la profession mdicale ; il en dcoule une prcision des rles respectifs dans la relation professionnelclient. Ensuite, lindustrie pharmaceutique vient simposer en raffinant le domaine de la fabrication des mdicaments. Enfin, la concurrence dautres commerces vendant des produits relevant traditionnellement des pharmaciens rduit le domaine de comptence effectif de la pharmacie et entrane ses membres vers une commercialisation intense. Les impratifs de rentabilit, associs une simplification des tches, suscitent une nouvelle forme de concurrence qui, cette fois, se situe lintrieur mme de la profession. En effet, la simplification des tches entrane une standardisation de la pratique et facilite la dlgation. La stratification interne devient une menace pour les membres de la profession dont lapplication dun savoir
spcialis est facilement contestable. La concurrence interne provient aussi de la fragmentation de lactivit pharmaceutique, elle-mme due laddition de lieux dintervention, en particulier les hpitaux et lindustrie pharmaceutique. Ces phnomnes, au tournant de 1960-1970, sont la source dun mouvement par lequel les membres cherchent redonner la profession un certain contrle sur lobjet social de [la] pratique (p. 110). Ce virage est le reflet de la double composante du domaine : on souligne le produit technologique en tentant de rcuprer le privilge exclusif de la vente des mdicaments et la relation avec le client en valorisant laspect clinique de la pratique qui consiste analyser la mdication prescrite et observer chez le patient la rponse thrapeutique obtenue. Bien quamorce dj depuis plusieurs annes, cest pendant cette priode que la fminisation de la profession prend son essor ; les femmes reprsentent 25 % des admissions au premier cycle universitaire en 19661967 et 71 % en 1991-1992. La fminisation serait la fois produit et support de lextension du salariat (p. 148). Lauteure remarque que la prsence accrue des femmes accompagne et acclre la redfinition de la profession mais louvrage nexplique pas comment se produit cet effet de structuration. Lauteure note que les femmes ont t attires par la pratique en milieu hospitalier, mais on na pas explor la mise en place de ce nouveau mode dintervention ni le rassemblement des membres dans une association distincte. Ce constat incite poursuivre la recherche au moment o le systme de sant est en mutation et o le domaine de la pharmacie risque de subir de nouvelles pressions. La mise en place de lassurance-mdicaments et le virage ambulatoire du systme de sant viennent perturber lquilibre instable entre les composantes du domaine de la pharmacie et estomper les frontires entre la pratique lhpital et en milieu communautaire. lheure o on sinterroge de plus en plus sur le mariage public-priv dans notre systme de sant, cette recherche pourrait fournir des enseignements judicieux. Lise Lamothe Anthropologie et socits 21 (2-3), 1997
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Rfrence ABBOTT A., 1988, The system of professions, Chicago, University of Chicago Press. _______________
liane CONTINI, Un psychiatre dans la favela, Synthlabo ( Les empcheurs de penser en rond ), 1995, 179 p.
liane Contini enqute au nord-est du Brsil, dans la favela des Quatre Varas (6 000 habitants), une des quatre-vingt-dix-sept communauts de la grande favela de Piramb, bidonville de 250 000 habitants, bti en bord de mer et qui prolonge les quartiers centraux de Fortaleza. Fortaleza compte deux millions dhabitants dont sept huit cents mille vivent dans les favelas. Miroir de la dsagrgation et de la violence sociales au Brsil, les descendants mtisss de noirs et dIndiens les peuplent en grande majorit. Lurgence a contraint les familles sy installer : habitations prcaires mais dont la construction a ncessit des annes deffort, des privations de nourriture pour acheter de quoi remplacer le torchis par du dur . Afin de se prserver du malheur, les habitants cherchent ici tre Filho de Santo , autrement dit appartenir une communaut spirituelle et religieuse qui sert despace de rencontres et de retrouvailles. Comme lexplique Eliane Contini, grce au culte des esprits on devient membre dune famille invisible dont la force compense la fragilit de la vie matrielle. Dans la favela des Quatre Varas, elle rencontre Adalberto de Paula Baretot, thrapeute familial du Centre dtudes de la Famille depuis 1982. Elle y trouve aussi Fatinha, une gurisseuse qui participe aux thrapies de groupe dAdalberto. Leur ide : pour agir sur les souffrances caches, les blessures profondes qui amnent la violence comme autant de passages lacte longtemps retenus, changer les contenus tout en respectant les vieux
contenants. La religion est facteur de structuration de la personne et des groupes sociaux, elle runit : dans ce lieu symbolique, ils ont choisi dagir. Comme lobserve Adalberto, limprvu marque la temporalit des pauvres, voil qui laisse la place lengagement dune personne ou dune Institution dans la communaut. Le tmoignage de Fatinha est rvlateur : Je suis rentre Fortaleza juste pour prendre conscience de ma solitude : les gens mutilisaient pour mes dons, mais ils ne me donnaient pas leur amiti. Jtais trs rvolte [...] alors, une fois de plus, jai suivi les conseils de ma mre : elle ma emmene chez un prtre du Renouveau Charismatique pour tre exorcise . Selon une cosmogonie simplement voque, notre corps, pris dans sa globalit, tmoigne de ltat o nous nous trouvons un moment donn de notre vie. Il change comme se transforme une carte o sinscrivent les vnements de lexistence prsente et des vies passes. Cette carte, il faut dabord la dresser puis, si possible, la modifier. Au Centre dtudes de la Famille, Fatinha fait danser le Torem , pour voquer par le chant et le geste un animal qui a donn une leon de vie la tribu, des choses arrires , dit-elle. Lune de ces danses est ddie laraigne. Tout le monde se tient par la main et chante : Tisse, tisse la toile, les vieux en haut, les jeunes en bas. Laraigne se sert de sa toile pour se nourrir et se dplacer ; sans cet espace de vie, elle ressemble un Indien quon a priv de sa terre en vue de le dtruire, lui. Lorsque les reprsentants du pouvoir politique tuent en toute impunit meurtres individuels et collectifs lefficacit dune action humanitaire (sociale, politique, conomique ou culturelle) se mesure sa contribution pour rtablir les symboles. Le lien essentiel entre le travail dAdalberto et de Fatinha est bien de renouer avec le risque de mort, pour que les gens dont ils soccupent retrouvent leur dignit dtres vivants. Lobjectif de la thrapie, cest daider les participants prendre conscience quen sentretuant, ils dtruisent leur toile, leur solidarit de voisinage, en un mot les liens qui les unissent. Lun agit au niveau social et juridique, lautre prend en charge les mutilations individuelles lorsquont t banaliss la mort et lassassinat institutionnel, et que se sont multiplies les squelles qui ne
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sont rien moins que la destruction de tout repre symbolique . Lintrt de lenqute dliane Contini tient cette mise vif des mutilations et de leur banalisation. Il tient aussi la toile symbolique quelle russit tisser pour recomposer une communaut symbolique. Il tient enfin cette formalisation dune pratique sociale dont elle dessine ici les frontires pour en rendre intelligibles ltranget et loriginalit. Andr Rauch Ethnologie franaise, 1996/4 _______________
Jon COOK, Jean-Paul DOMMERGUES (sous la dir. de), Lenfant malade et le monde mdical. Dialogue entre famille et soignants, Paris, Syros-CIE, 1993, 255 p.
Cet ouvrage prsente des contributions de praticiens, psychologues et pdiatres, de responsables dune association, de chercheurs en sociologie, anthropologie et histoire, qui approfondissent certaines des questions souleves au cours du colloque Pdiatrie et culture , organis par le Centre International de lEnfance en 1992. Il souvre sur des rflexions dA. Tursz, nourries dinterrogations issues de son exprience de pdiatrie, et se termine sur une synthse de J. Cook, qui permet, partir des travaux et points de vue exposs dans louvrage, avec laide de concepts fournis par lanthropologie mdicale, de situer cette rflexion, de llaborer et de la relier une rflexion plus gnrale sur la place de la culture dans le rapport de lenfant au monde mdical. Les diffrentes contributions sarticulent autour de 3 axes : la place des modles explicatifs de la maladie dans la comprhension soignants-familles, la dfinition des rles autour du soin de lenfant, et la notion de contrat de soins en pdiatrie. Les modles explicatifs de la maladie sont soumis lvolution de la culture dans le temps, et la contribution de M.F. Morel, Lenfant malade au XVIIIme et XIXme sicles analyse la distanciation progressive entre savoir populaire et savoir professionnel. Cette distance est trs variable selon les pathologies : pour la drpanocytose, quaborde F. Galactros dans Drpanocytose et culture. Drpano = no padre ? , comme pour les maladies gntiques, quabordent T.N. Willig et M. Frischmann dans Maladies neuromusculaires : volution des reprsentations , les modles explicatifs des professionnels sont mal connus du public. Lorsquils sont transmis aux parents, ils ne rpondent pas toujours leur demande de signification de la maladie, en particulier lorsque les reprsentations de la
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vie et de la socit diffrent. Les modles explicatifs varient aussi selon lorigine ethnolinguistique des soignants et des parents, ce qui est particulirement explicite en ce qui concerne lalimentation. B. Mabe met en vidence toute limportance de la culture dans son analyse Des rives du Sngal aux berges de la Seine : alimentation / culture / transplantation , qui montre comment la valeur nutritive des aliments, objet du discours en ducation pour la sant, nest quun des aspects de la nourriture pris en compte parmi dautres aspects got, consistance, caractre chaud-froid, capacit provoquer une sensation de rpltion soumis aux modles culturels et la situation de chaque individu par rapport ces modles. La contribution plus thorique de S. Mansour : La complexit de la relation de soins : perspective culturelle et psychosociale articule lapprhension des modles explicatifs, de lappartenance sociale respective des soignants et familles, et des dimensions psychologiques de la relation. La dfinition des interventions de soin autour de lenfant se fonde sur les rles attribus chacun, la spcialisation du savoir, la nature de la maladie et le lieu des soins. Le rle des mres et la faon dont il est considr par la socit font lobjet de lanalyse de G. Cresson : Le travail de soins des mres de familles . Les rles des professionnels dfinis essentiellement par les groupes de pairs ne sont pas compltement connus de la population, qui fonde son valuation sur la comptence technique, mais aussi sur des normes sociales telles que les qualits dhumanit . Les modles qui dfinissent ces rles sont plus particulirement questionns lors de situations-limite, telles que celles discutes par M. Dehan et M.A. Bouguin dans Existe-t-il un contrat de soins en ranimation nonatale ? et par F. de Barbot dans Culture et dialogue avec les familles denfants porteurs dun handicap moteur grave . La notion de contrat de soins rgit sur le plan juridique la relation mdecin-malade depuis 1936. Cette notion a-t-elle un sens en pdiatrie ? Les diffrentes modalits de ngociation du contrat en fonction des situations et les contrats qui ne traduisent quune demande sociale (ex. du cas des amygdalectomies) analyss par J.P. Dommergues dans Un contrat de soins en pdiatrie ? Rflexions buissonnires au-del des balises juridiques
amnent cet auteur promouvoir une rcriture des termes du contrat en fonction de la demande propre de lenfant. Lensemble de ces contributions permet une approche trs complte, dune part du fait de la diversit des points de vue et des situations analyses, dautre part du fait de lancrage de plusieurs contributions dans une exprience pratique directe. Certains domaines de lintervention pdiatrique posent directement les questions fondamentales inhrentes toute relation de soin, tel le domaine de la ranimation o cest le sens de la vie et du pouvoir de lhomme qui est en jeu ; dans le domaine du handicap, la classification de Wood, en usage depuis plusieurs annes, utilise les catgories de lsion / dficience / incapacit, distinguant symptomatologie clinique et impact social de la maladie, dans une optique proche du concept de illness-disease-sickness cher aux anthropologues. Lanalyse au niveau micro de la relation soignants-enfant-parents prsente dans cet ouvrage met en lumire les stratgies individuelles et les ajustements face aux modles culturels et aux rles socialement dfinis, autant que les modles eux-mmes. De mme, au niveau macro des reprsentations et des institutions, les ajustements rciproques professionnels et non-professionnels sont analyss, en particulier dans la contribution de Willig et Frischmann. La qualit de lapproche parfois interdisciplinaire, parfois pluridisciplinaire, de cet ouvrage fait que son intrt dpasse largement le domaine de la pdiatrie. Alice Desclaux Amades 16, 1993 _______________
Ellen E. CORIN, Gilles BIBEAU, Jean-Claude MARTIN, Robert LAPLANTE, Comprendre pour soigner autrement, Montral, Les Presses de lUniversit de Montral, 1990.
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Terrain et thorie, connaissance et application sont intimement mls et se justifient les uns les autres dans cet ouvrage. Le travail de terrain porte sur une rgion du Nord Qubcois, lAbitibi, qui connat la rgression des activits traditionnelles, le chmage, et la carence des services sociaux. La recherche sest effectue dans six villages de trois secteurs conomiques (minier, forestier, agroforestier), par une approche anthropologique intensive tout en tenant compte de la comparabilit des donnes. Le centre de ltude est la sant mentale et les services que la population peut recevoir en ce domaine. Lanthropologie apparat alors selon les termes des auteurs comme complment et alternative lpidmiologie . Dans un premier temps, les donnes pidmiologiques et statistiques font ressortir les grands traits des problmes de sant mentale et les conditions de recours aux services spcialiss. Mais on ne saurait sen tenir l. Enracines dans la culture, les perceptions et les conceptions relatives la sant forment la trame o sont construits, filtrs, identifis les signes, et par laquelle leur est attribu un sens. Cest partir de l et non dans une apparente ralit objective que se prennent les dcisions. La recherche vise alors expliciter les rseaux smantiques qui mergent dans les milieux tudis, cet ensemble de significations personnelles, sociales et culturelles (qui) se condensent dans le sens que revt un symptme ou une maladie spcifique . Sous les donnes apparemment objectives auxquelles lpidmiologie donne accs, on dcle une autre topographie du rel : celle que les acteurs construisent. Il sagit aussi de dcrypter les rgularits que la vie sociale confre ces significations. On passe donc de cas concrets, la logique interne qui organise, dans chaque localit, les systmes de signe, de sens et daction. Le traitement des donnes permet de retracer ce qui diffrencie les communauts observes, du point de vue de la sant mentale, puis de mettre ces diffrences en rapport avec leur histoire et leur structure sociale. Allant au-del de cet affinement de lpidmiologie, le travail prsente lune des rflexions et des enqutes de terrain les plus intressantes qui soient sur le
rapport entre le gnral et le local. Ce thme est sans doute lun de ceux auxquels lanthropologie peut le plus apporter, car son ambition holistique, mme si elle est souvent nave, lui fait toujours garder lesprit la complexit et la spcificit du local. Or, privilgier un schma complexe [permet] de relier au sein dun mme ensemble interactif des lments qui sont souvent disjoints les uns des autres et qui peuvent sembler premire vue navoir gure de connexion entre eux notent les auteurs de cet ouvrage (p. 249) dune faon qui exprime clairement le sens de leur dmarche. Question dactualit en matire de sant, o lampleur des connaissances pidmiologiques et des moyens mis en jeu par les actions publiques se heurte des sursimplifications inquitantes : il apparat de plus en plus clairement que toute planification gnrale entrane des distorsions locales qui vont lencontre des rsultats quelle se propose datteindre. Tous ceux qui ont travaill dans les conditions difficiles de pays en voie de dveloppement sinterrogent sur linadquation au rel de dcisions prises sur la foi de connaissances apparemment rigoureuses mais rductrices, et lappel aux anthropologues semble devenir de plus en plus frquent. La question concerne aussi nos socits et ce livre en tmoigne. Quelques passages de lintroduction avaient dj pos lumineusement le problme, en soulignant le fait que les planificateurs et tout lappareil administratif supposent quil existe une correspondance entre problmes et besoins de service, et que les connaissances objectives fournies par lpidmiologie sont suffisantes pour fonder ladaptation des services de sant aux ralits locales et rgionales (p. 18). La recherche montre que ces donnes objectives procdent de mthodes qui sont aveugles dautres donnes, celles o senracinent les conduites des acteurs sociaux en prsence. Selon une expression qui revient souvent dans le livre, le recadrage anthropologique qui complte lapproche pidmiologique vise reconstruire le champ des perceptions et des pratiques de sant du point de vue des communauts elles-mmes et mettre en vidence leur ancrage dans un contexte social et culturel spcifique (p. 19). Il permet ainsi de lire les problmes de sant mentale dune socit sur lhorizon de ses valeurs
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culturelles, de ses formes dorganisation sociale et des contraintes qui marquent sa quotidiennet (p. 22) et dchapper ainsi un ralisme naf (p. 115). Cette rorientation du regard conduit lune des phrases-cls de la conclusion : Lespace de la sant et de la maladie ne se dploie dans toute sa complexit que lorsquil devient coextensif lespace sociologique et lordre normatif (p. 250). Jean Benoist Amades 5, 1991 _______________
Ellen CORIN, Suzanne LAMARRE, Pierre MIGNAUD et Michel TOUSIGNANT, (sous la dir. de), Regards anthropologiques en psychiatrie, Montral, GIRAME, 1987, 277 p.
Le titre de cet ouvrage, compte-rendu dun colloque tenu Montral, situe trs exactement son contenu : au cours dune rencontre entre psychiatres et anthropologues, ces derniers passent en revue les diverses contributions que lanthropologie peut apporter la psychiatrie et les psychiatres sinterrogent sur la dimension culturelle. Lcoute et les rponses des uns et des autres viennent rappeler une fois de plus combien, de tout le corps mdical, les psychiatres sont les plus sensibles lapproche anthropologique. Louvrage commence par une mise au point de Gilles Bibeau qui souligne opportunment combien Montral est devenu dune certaine faon la capitale de la psychiatrie transculturelle la suite des travaux de Wittkover, de Murphy et de Prince. Lindispensable revue Transcultural Psychiatry Newsletter quils ont fonde et anime le confirmerait si besoin tait. Se plaant du point de vue de lanthropologue, mais tendant la main au psychiatre, Bibeau pose la question qui est au cur des rapports de lanthropologie avec la mdecine tout entire, et mme avec la biologie gnrale de lhomme. Pour lanthropologue, mme pour lanthropobiologiste, la nature nest quau point de dpart du chemin. Ce qui lui importe est dessayer de comprendre comment un donn biologique de base sert construire ce donn de base [...]. Cette ide dune dynamique bioculturelle est quelque chose de fondamental dans la rflexion de lanthropologue (p. 11). Mais lquilibre, dj difficile trouver au sein de lanthropologie elle-mme, lest encore plus dans la rencontre avec la psychiatrie. Car cette dernire oscille entre un organicisme extrme et le refus de celui-ci. Construisant sa propre vision de la gense individuelle,
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sociale et culturelle des troubles, elle en arrive parler un langage suffisamment totalisant pour laisser lapport de lanthropologie hors de sa rflexion. Ayant si bien situ le dbat, Bibeau laisse la parole Zempleni dont le texte Lefficacit magique mrite toute notre attention. Aprs avoir discrtement indiqu combien fragiles taient les bases du texte fameux de Lvi-Strauss sur Lefficacit symbolique , Zempleni examine avec soin la fonction de la force impersonnelle qui est propre laction magique. Il dcompose littralement le processus magique en ses tapes. Son analyse est une contribution trs prcieuse la question, bien plus complexe quon na pu le dire, de lefficacit thrapeutique. Au cur du processus, laction magique, quelle soit une incantation, ou une manipulation dobjet peut apparatre littralement comme insense lobservateur non impliqu. En fait tout sordonne si lon conoit quil sagit dun dfil de signes, de mots que la magie utilise comme si les relations de signification taient assimilables des relations de cause effet (p. 18). Mais alors, le malheur attribuable la magie prend ainsi sens et diffre de celui que provoquerait directement la haine de mon ennemi (ennemi que je hais, avant de lui imputer cette haine). Car mme si je sais que cest moi qui le hais, je sais aussi que cest lui qui magresse, par la magie. Vue sous cet angle, la magie se prsente comme une sorte dobjet transitionnel entre soi et autrui qui sapparente au ftiche du psychanalyste (p. 21). Ce premier niveau dinterprtation semble confirm par un phnomne que notent tous les observateurs de socits en transition rapide : lessor des pratiques magiques. Loin dtre simplement lexpression dune culture, elles prennent en compte les tensions vcues par ceux que ces changements affectent. Quen est-il alors de la fonction thrapeutique de la magie ? Zempleni dcrypte un enchanement que nous ne pouvons que rsumer ici. Le rituel auquel assiste celui qui se juge victime vient dabord conforter sa croyance dans la ralit dun autre rituel, inaccessible son observation : celui qua accompli contre lui son ennemi. Mais en mme temps laffrontement est mis en scne de faon nouvelle. Au soupon succde la certitude, mais la certitude en un conflit en quelque sorte dsubjectiv .
La dfense peut devenir active, sans toutefois se diriger vers lagresseur suppos. Le gurisseur, en prenant laction en charge, vite le passage lacte. La coupure avec lautre saccomplit sans heurts sociaux ou interpersonnels explicites puisque lautre nest pas directement en cause. Mais la magie a remani les relations sociales, la faon dun bistouri symbolique qui coupe franchement dans un corps social malade (p. 22). Revenant la dimension individuelle, Zempleni achve son expos en posant la question de lexistence de processus analogues dans la mdecine et la psychiatrie occidentales. Les chapitres suivants nous rapprochent du terrain. M. Lock, partir de ses travaux bien connus, met en vidence la dimension culturelle de la perception de la mnopause, par les sujets comme par les mdecins et le rle de cette perception dans le tableau clinique. Murphy tudie comment la demande des immigrants et les rponses quelle reoit sont modules par les perceptions diffrentes quimmigrants et originaires du pays daccueil ont des problmes qui se posent. Plusieurs autres travaux sappuient sur des donnes propres une culture particulire (M. Pandolfi sur lItalie, C. Sterlin sur les Hatiens de Montral, Brown et Prudo sur les les Hbrides). Quelques cliniciens sinterrogent sur la place quils doivent faire lanthropologie (Toussignant, Chandrasena) ; ils souhaitent que soient vites les erreurs qui tiennent une trop facile gnralisation o le clinicien prend sa culture pour une norme gnrale de lhumanit. La dernire partie de louvrage scarte plus des proccupations des anthropologues. Consacr au support sociologique et organisationnel de la pratique des soins psychiatriques, elle se situe avant tout au sein du dbat idologique qui affecte la psychiatrie nord-amricaine. De ces quelques chapitres, comme de lensemble de louvrage, il ressort une ingalit de ton, entre psychiatres et anthropologues. Ces derniers abordent les questions thoriques ou les travaux monographiques avec un souci manifeste de rflexion sur le fond du dbat. Plusieurs cliniciens les suivent (Toussignant, Sterlin par exemple). Par contre un certain nombre dinterventions ou de synthses sont loin de prsenter le mme intrt. Le verbal y empite sur le conceptuel, et lon attend vainement un dialogue l o des pirouettes
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tiennent lieu de dbat. Par bonheur le bilan du livre est remarquablement trac par E. Corin ( La rfrence anthropologique dans la pratique clinique ). Elle y dit le souci de tous ceux qui souhaitent quune anthropologie mdicale applique ouvre des voies nouvelles et utiles. Le clinicien, dit-elle, rencontre certes les variables sociales et culturelles. Mais la demande immdiate qui surgit dans ce contexte face lanthropologie est celle de savoir comment intgrer cette dimension dans un modle de pratique spcifique (p. 249). Inversement, la demande de lanthropologue la clinique psychiatrique a du mal se formuler, car celle-ci hautement individualisante et particularisante, concorde mal avec les proccupations de lanthropologue. Quelques voies apparaissent : lune consiste inciter le clinicien une auto-analyse culturelle en pralable la comprhension des prmisses culturelles de son patient. Des niveaux masqus de signification peuvent alors lui devenir accessibles. Une autre voie porte sur la dimension culturelle des faits soumis au clinicien. Les travaux ne manquent pas dans cette direction. Une question fondamentale demeure, pose aux anthropologues comme aux psychiatres. E. Corin la formule parfaitement : quel est le degr dessentialit de linfluence de la culture sur ces diffrents processus : sagit-il dune influence secondaire, accessoire, qui viendrait donner une coloration particulire des phnomnes dont la logique de base suivrait dautres principes, ou dune influence beaucoup plus essentielle sur la nature et lvolution des phnomnes dcrits (p. 261). Cette question porte en elle la dmarche qui pourra tre commune ceux que ce colloque et cet ouvrage ont su faire se rencontrer. Quoique parfois ingal, comme tout ouvrage issu dun colloque, Regards anthropologiques en psychiatrie est riche de la multitude des regards quil rassemble et de la profondeur de certains dentre eux. Il mrite une large diffusion chez les anthropologues comme chez les psychiatres. Jean Benoist _______________
Lennard J. DAVIS (sous la dir. de), The Disability Studies Reader, New York et Londres, Routledge, 1997, x + 454 p., fig., bibliogr., rf., index.
Lobjectif du recueil de textes de Lennard J. Davis est dlaborer le concept dincapacit physique ou mentale dans le registre de lanthropologie sociale et culturelle afin de lapprhender au mme titre que les notions de classe sociale, dethnie ou de sexe. Cela a pour effet douvrir la question de lincapacit physique ou mentale en la dfinissant non pas comme un attribut des individus atteints mais comme une catgorie discursive des sciences humaines et sociales. Dans ce contexte, lincapacit physique ou mentale sort du cadre troit du corpus du systme biomdical dans lequel elle tait traditionnellement rpertorie pour tre historicise et politise en interrogeant la construction culturelle de limage du corps depuis la Grce ancienne jusqu nos jours. Ainsi, The Disability Studies Reader se prsentet-il non seulement comme une traverse dramatique de lhistoricit de lexclusion des personnes handicapes dans la culture occidentale mais comme une pistmologie de la diffrence. Il nest pas tonnant de constater que parmi les vingt-sept articles du recueil, sept traitent de la surdit. Si lon accorde plus dattention la surdit dans ce contexte, cest parce que le sourd et son systme de signes transgressant les normes de la communication conventionnelle apparaissent justement comme le paradigme de la diffrence. Dans lEurope du XVIIe sicle, selon J.L. Nelson et B.S. Berens, le sourd commence peine tre reconnu comme un tre humain pouvant communiquer avec les autres ; son ducation sera entreprise dans la ngation de ses propres moyens de communication et assujettie aux moyens de communication dominants. Do la polmique qui persiste encore de nos jours, mais sous dautres formes, entre les oralistes, prfrant lapprentissage de la lecture labiale et de la langue parle, et les gestuels, prconisant lutilisation de la langue des signes, telle que lont dveloppe les sourds eux-mmes pour communiquer. ce sujet, D. Baynton dmontre comment, au XIXe sicle, les partisans
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amricains de loralisme tentrent dliminer la langue des signes dans les coles spcialises dans lducation des sourds. Grands dfenseurs de lunit nationale et de lordre social grce lhomognit de la langue et de la culture, les oralistes craignaient que les mariages entre personnes sourdes ne conduisent la formation dune espce sourde de la race humaine . Par ailleurs, les partisans gestualistes de cette priode taient des vanglistes rformistes dsireux de convertir tous les individus sans exception. Aujourdhui, lopposition entre oralistes et gestuels sinscrit dans le dbat sur le pluralisme culturel qui reconnatrait la communaut linguistique et culturelle que forment les personnes sourdes ainsi que la spcificit de la langue des signes comme langue officielle . Le commentaire de H.D.L. Bauman et J. Drake propos de la reconnaissance de la culture spcifique des personnes sourdes par le biais de son inclusion comme catgorie discursive dans les programmes universitaires savre une illustration des enjeux actuels de ce dbat. Ltude de H.D.L. Bauman, traitant des relations entre la langue des signes et la thorie littraire, approfondit la question de la reconnaissance de la langue des signes ; elle constitue un moyen de communication tout aussi mme, selon lui, que nimporte quelle autre langue, de gnrer un nombre infini de propositions issues dun vaste lexique et, par consquent, de produire un corpus littraire qui transformerait le modle linaire actuel de la langue et de lcriture en un champ linguistique fond sur le regard, le temps, lespace et le corps. linstar dautres auteurs du recueil tels que Harlan, Baynton et Davis, qui examinent les conditions thico-politiques de lapparition du statut dtranger impos aux personnes sourdes dans la communaut, Bauman analyse en outre la construction culturelle de lidentit des sourds partir des effets disolement et dexclusion que produisent le phonocentrisme et le logocentrisme rgnants. En rappelant avec Derrida la connexion arbitraire, donc culturelle et non naturelle, entre la voix et le langage qui a conduit la primaut du fait de sentendre parler dans le systme linguistique des socits occidentales, il met en vidence laspect primordial du symbolique et le caractre contingent de la voix
lorigine de la communication dans les socits humaines. Cette analyse des rapports entre la langue des signes et la langue parle comme moyens de communication apporte donc un nouvel clairage sur lternelle question de lorigine du langage. Pourtant, Lvi-Strauss et Lacan lavaient formule en la plaant sur le vecteur de lorigine du symbolique, mais lvolutionnisme biologique continue de la poser en tentant de dcouvrir les particularits de lanatomie humaine qui auraient favoris lapparition des premires missions de la voix. Si la question de la stigmatisation des personnes handicapes est videmment manifeste dans chacun des articles du recueil, elle fait cependant lobjet dune interprtation dans ceux de J.L. Nelson et B.S. Berens, L.J. Davis, H. Lane, H. Hahn, E. Goffman, L.M. Coleman, et S. Sontag les articles de ces trois derniers auteurs tant rassembls sous le thme du stigmate et de la maladie. Dans ce contexte, la reproduction des extraits de Stigma de Goffman ainsi que le court article de Sontag sont bien faits pour nous rappeler la modernit de leurs analyses ainsi que leur position privilgie dans ltude des reprsentations sociales. Ltude de Coleman se situe dans le prolongement de celles de Goffman et de Sontag, et elle savre une bonne synthse de la dfinition de la stigmatisation en termes de peur, de strotypes sociaux et de contrle social. Outre ltude de Bauman interrogeant la reconnaissance de la langue des signes comme mdium littraire, quatre articles du recueil traitent de lintroduction de lincapacit physique ou mentale dans la littrature et les arts visuels partir des reprsentations de lidentit. D. Hevey fait une critique de lutilisation de limage des handicapes dans la pictographie photographique et notamment celles de Diane Arbus, Gary Winogrand et Jean Mobr. D. Mitchel oppose le roman de Sherwood Anderson, Winesburg, Ohio, Greek Love de Katherine Dunn pour dmontrer que les auteurs de la modernit auraient rifi le grotesque en tentant de le sortir du cadre fig du puritanisme victorien, tandis que les postmodernes auraient explor le processus mtaphorique quil renfermait. Se situant dans le prolongement des avances thoriques de Derrida sur la mtaphorisation de la ccit et son rapport mtonymique avec la vision intrieure et lintriorit, N. Mirzoeff
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examine la porte subjective et sociale de cette mtaphorisation dans les uvres de Poussin, David, Ingres, Delacroix, Paul Strand et Robert Morris. Il constate que la ccit y est le signe de lintriorit chez lhomme tandis quelle reste un handicap chez la femme. S.K. Uprety applique la thorie lacanienne de la castration symbolique en comparant les reprsentations de lincapacit physique ou mentale celles des consquences du colonialisme dans le roman Midnights Children de S. Rushdie, ainsi que dans les uvres dcrivains et dartistes du Tiers-Monde. Finalement, avec ce recueil de textes, dont la majorit avait t publie dans diffrentes revues spcialises, Davis parvient jeter un pont entre des problmatiques des sciences humaines et sociales qui sans cela seraient restes parallles, et offrir un expos concis et cohrent qui se prsente comme une suite douvertures pour poursuivre lanalyse de la place symbolique des personnes handicapes dans la culture occidentale. Louise Tass Anthropologie et socits 23 (1), 1999 _______________
Michel DE CERTEAU, La possession de Loudun, Paris, Julliard ( Archives ), 1970, 343 p., bibl.
Ceux qui sont intresss par la possession et ses aspects thtraux devraient trouver leur profit dans la lecture de ce petit ouvrage le premier, ma connaissance, qui rende pensable pour des ethnographes la possession en Europe, parce quil prte attention la manire dont elle est dite, pense, vcue par ses protagonistes et par ses spectateurs. Michel de Certeau avait dj publi le Guide spirituel et la Correspondance du Pre Jean-Joseph Surin (Paris, Descle de Brouwer, 1963 et 1966). Dans la Correspondance, on a pu lire comment celui qui est
aujourdhui reconnu par les jsuites comme lun des matres de leur spiritualit, sengagea dans la lutte contre le Dmon lors de la possession de Loudun, obtint la sortie du dernier diable du corps de la Mre Jeanne des Anges, et devint lui-mme muet, paralys, peut-tre mme dment, peu de jours aprs et pour vingt ans. On pouvait esprer la publication de deux textes qui, la lecture de la Correspondance, paraissaient essentiels pour comprendre la possession de Loudun : le Catchisme spirituel, qui marqua le retour la vie du pre Surin, et lAutobiographie de la Mre Jeanne des Anges, qui donne sa version des vnements. Mais comme le suggre le montage de textes aujourdhui prsent par M. de Certeau pour la collection Archives , ils ne sont pas plus importants que les innombrables Relations vritables dont les titres indiquent assez la signification de cet vnement : Loudun, cest la vrit qui vacille de faon spectaculaire. Non seulement celle des possdes, dont la principale nest sans doute pas peu surprise de triompher, mais celle des thologiens, des mdecins et des curieux qui se pressent dans la ville pendant plusieurs annes. Ce thtre, si cruel pour ses protagonistes les nonnes sont agites pendant six ans, le prtre-sorcier est brl, lexorciste est ananti pour vingt ans aprs sa victoire , Michel de Certeau le met en place de faon magistrale. Louvrage contient trop de richesses pour quil vaille la peine de le raconter en quelques lignes. Deux points au moins devraient retenir lattention : 1) Ce qui, dans les ouvrages dethnographie, fait lobjet de recherches distinctes, est ici runi. Par exemple, dune part, une logique des qualits sensibles, une grammaire des gestes et des noncs de la possession ; dautre part, lanalyse de la faon dont la politique (la raison dtat) les transforme son profit. 2) Laffaire de Loudun na si fortement marqu le XVIIe sicle que parce quelle est une crise de possession contre laquelle personne ne peut rien. Les cas prcdents pouvaient tre interprts selon un schma fonctionnaliste.
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Mais Loudun, rien ne va plus ; ou, pour parler comme les paysans ensorcels que jentends actuellement, rien ny fait plus : ni les exorcismes, ni les remdes, ni la mort du sorcier, ni les innombrables discours tents pour conjurer le mal. Il faut recommander la lecture des chapitres 3, 7, 8 et 9 ( Le Discours de la possession , Le Thtre des possdes , Le Regard des mdecins , Tratologie de la vrit ) quiconque veut thoriser les phnomnes de possession. On regrettera pour finir que M. de Certeau ait mis en veilleuse son talent analytique la fin de louvrage : lissue de ce grand spectacle, o toute vrit scroule ds lors quelle se proclame, pourrait, elle aussi, tre constitue en paradigme. Jeanne Favret LHomme XI (2), 1971 _______________
Genevive DELAISI DE PARSEVAL, Suzanne LALLEMAND, daccommoder les bbs, Paris, Odile Jacob, 1998, 325p.
Lart
Paru pour la premire fois en 1980, cet ouvrage est tonnamment dactualit, au moment o la pdiatrie vient de faire son mea culpa : si le nombre de morts subites du nourrisson a diminu au cours des dernires annes, cest que les parents ne couchent plus leurs nourrissons sur le ventre. Pourtant cest bien les pdiatres et les puricultrices qui avaient rpandu cette mesure, importe des USA, dans les annes 70. En sintressant au discours sur lart daccommoder les bbs , tel quil apparat dans les manuels de puriculture destins aux parents parus depuis le dbut du sicle, Genevive Delaisi de Parseval et Suzanne Lallemand reprent nombre de thmes sur lesquels les spcialistes ont pareillement fait volte-face : dure de lallaitement, prescriptions alimentaires, usage de la sucette...
Nombreux sont les domaines pour lesquels on peut sinterroger sur ce qui fait la lgitimit dun discours de professionnels : les mres attendent-elles vraiment que les auteurs de manuels le plus souvent pdiatres ou mres exprimentes les autorisent poursuivre leur vie professionnelle tout en soccupant de leur bb, leur indiquent lattitude corporelle quelles doivent adopter pour baigner leur enfant ? Les auteurs montrent tout ce que les manuels vhiculent didologie concernant le travail des femmes, la dimension dabngation que doit avoir la maternit, labsence prescrite du pre... Elles analysent aussi trs finement les rapports entre lauteur divulguant les conseils de la puriculture, les jeunes mres et les grands-mres, forcment perdantes et incrimines pour avoir t les tmoins des erreurs de la puriculture dautrefois... En examinant ce qui relve du conditionnement des enfants, de lapprentissage et de leur maturation psychomotrice, Delaisi de Parseval et Lallemand remettent en question la ncessit de lducation trs directive recommande par les pdiatres notamment focalise sur la propret de lenfant ; lapproche psychanalytique est sur ce point particulirement clairante. Si certains aspects de lanalyse des valeurs transmises par la puriculture en terme de production dun bb-objet semblent un peu dpasss, lessentiel des rflexions reste trs pertinent, comme le montre lactualisation qui figure en fin de cette nouvelle dition. Cet ouvrage, rigoureux et riche par les perspectives thoriques quil propose, est dune lecture jubilatoire pour peu quon se soit intress aux relations entre pdiatres et parents que ce soit au titre de pdiatre, de parent ou danthropologue, ce qui devrait lui assurer nombre de lecteurs. Alice Desclaux Amades 35, 1998 _______________
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M.-J. DELVECCHIO GOOD, P.E. BRODWIN, B.J. GOOD, A. KLEINMAN (sous la dir. de), Pain as Human Experience. An Anthropological Perspective, Un. of California Press, 1992, 214 p.
Lintroduction de cet ouvrage donne un utile panorama bibliographique de lanthropologie de la douleur. Elle commence par un rappel des aspects transculturels de la douleur aigu dont la terminologie et lexpression verbale ou comportementale varient selon les cultures. Suit une critique des travaux de Zborowski qui ont eu beaucoup dinfluence, mais qui sappuient sur des types ethniques standard maintenant tout fait dpasss, et en tout cas sursimplifis. Cette approche gnralisante efface de plus tout ce qui est exprience personnelle de la douleur par le sujet ; or ce thme est, selon les auteurs, au cur de toute recherche sur la douleur, car celle-ci est avant tout vcue. Ils soulignent la valeur du travail de Fabrega et Tyma qui montrent la grande complexit de la relation douleur/culture : partir darguments tirs de la neurobiologie, de lhermneutique, de la mdecine psychosomatique et finalement de lpistmologie, ils dcrivent la ramification des connections entre les fibres nerveuses priphriques de la douleur qui transmettent les messages des rcepteurs sensoriels et le systme nerveux central, o ces messages sont moduls par des processus hormonaux, affectifs et perceptifs tous influencs par des catgories culturelles et par des relations sociales (p. 2). Mais ce qui concerne lanthropologue est surtout la douleur chronique : - son statut biomdical est assez imprcis. Par exemple le DSM III avait une catgorie psychogenic pain , supprime dans le DSM III R, car on ne trouvait gure de cas purs y rpondant. En fait, on ne sait pas classer la multitude de plaintes, trs diverses. Aussi la douleur
chronique est-elle un cas part, cas diffrent des troubles mdicaux classiques, diffrent aussi des maladies psychiatriques officielles ... [...]. Cest une catgorie part, qui nest une maladie quavec une lgitimit partielle (p. 4). - Cette douleur est couramment le langage dexpression de problmes personnels et interpersonnels qui peuvent leur tour aussi bien exacerber une douleur qutre aggravs par elle. Il sagit de lexpression de souffrances au carrefour de la douleur corporelle et de la douleur existentielle. - Elle lance un dfi lpistmologie biomdicale pour laquelle il existe toujours une connaissance objectivable, en dehors de lexprience subjective. La douleur chronique pose plusieurs questions qui concernent lanthropologue : - la douleur chronique, cause de bien des checs mdicaux, oriente souvent le malade vers des circuits parallles o on connat mal son itinraire et dont on value mal lefficacit. Elle ouvre ainsi la porte un march de soins, des structures, des spcialistes, officiels ou non, formant un vritable systme social et conomique autour de la douleur. - Elle donne accs une dmarche et une recherche critiques sur les modes de rponse du systme biomdical aux demandes des malades. - Elle cre des conditions qui permettent lanthropologue de suivre la faon dont lexprience personnelle du corps est influence par les significations, les relations et les institutions. Cela lui donne percevoir combien, par-del le fait culturel, il existe dans la douleur une dimension individuelle irrductible tout fait collectif. Do lopposition monistic pain/dualistic medicine . Rcusant la distinction somatique/psychique, lexprience de la douleur est vcue comme un tout. Lobservation clinique de la douleur conduit alors sinterroger sur la validit, dans certains cas, du prsuppos propre toute notre mdecine,
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selon lequel la nature serait autonome : la nature est conue par elle comme la variable indpendante, universelle, rationnelle. Or, dans lexprience de la douleur, lindividu apparat lui aussi comme autonome, et la mdecine se doit dadopter une orientation avant tout individuelle. La douleur est la rponse prive de tel patient et cest ce patient-l que sadresse la responsabilit du mdecin. Mais on choue encore rendre compte dun point essentiel dans la douleur chronique : la relation entre fait neurobiologique et processus social et psychologique. Cest un processus bien complexe que celui qui transforme des relations porteuses de souffrance en une douleur thoracique, et vice-versa transforme une douleur thoracique en un univers insupportable (p. 9), un processus sociosomatique qui inscrit les relations sociales dans le corps et naccepte pas le rductionnisme biologique. Il en va de mme pour les infirmits et lon constate aisment que des individus prsentant la mme pathologie ont des inaptitudes fort diffrentes, parce que la douleur a des sens trs diffrents dans leur vie : - la douleur intervient directement dans la vie sociale et peut entraner des bnfices secondaires, non seulement matriels, mais relationnels, qui peuvent aboutir des jeux de pouvoir dans les familles ; - la nature et la forme de la douleur sont influences par un apprentissage social. On dcrit ainsi des cas de contamination familiale... Aussi est-il intressant de replacer ltude de la douleur dans une trame historique et civilisationnelle assez large. Cest lobjet du livre, qui prsente une srie dtudes de cas qui ont en commun lexprience dune douleur chronique. Il se concentre travers eux sur quelques questions, partir dune ethnographie de lexprience de ceux qui souffrent de faon chronique : - les leons de la douleur pour les malades et les soignants ; - la cration, lexpression, la ngociation du sens de la douleur ; - la faon dont les rcits de vie restituent lexprience de la douleur, le
sens de celle-ci et dont ce sens en influence lexpression. Les cas tudis vont dindividus dont la vie professionnelle et sociale se poursuit peu prs normalement, malgr le mal, dautres qui sont entirement domins par lui. Il sagit dans ces derniers cas de dcrypter le message adress par les patients. Les rcits de vie montrent de grandes variations, et par-del le social et le culturel, on y retrouve le caractre profondment individuel de lexprience de la douleur. Sur ce dernier point les auteurs souhaitent que des tudes transculturelles systmatiques permettent de prciser ce quil en est. On manque en effet dtudes compares, notamment sur la faon dont la socit au sens large intervient en exerant de proche en proche une influence sur la faon dont leurs douleurs sont conues et perues par les individus. Plus largement, comment fait-elle en sorte de structurer les relations corps/socit et de dorganiser notre interprtation de cette relation ? La lecture de louvrage souligne combien les coupures disciplinaires (psychologie, biologie, sociologie) empchent de rendre compte dune ralit aussi intgratrice que la douleur et combien lon manque encore des moyens conceptuels dune approche intgre. Jean Benoist Amades 1994 _______________
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ric DE ROSNY, Les Yeux de ma chvre. Sur les pas des matres de la nuit en pays douala (Cameroun), avec 27 documents in texte, 36 photographies hors texte et un index, Paris, Plon ( Terre humaine ), 1981, 458 p.
Le livre dric de Rosny est avant tout lautobiographie captivante dun homme qui a t oblig de rviser en partie les fondements de sa foi au contact dautres croyances. Lauteur raconte quil est devenu jsuite en suivant le courant familial qui coulait en lui comme dans un lit , et missionnaire pour smanciper et dcouvrir un autre monde que le sien. Ses tudes termines, sa congrgation lenvoie au Cameroun o pendant quatorze ans il assume Yaound les fonctions daumnier auprs des tudiants et de professeur au collge Libermann de Douala, sans jamais comprendre la mentalit des Africains quil ctoie. Mes lves , dit-il, mettent une application peu ordinaire mcouter [] ! Ils ne sintressent quau programme, quaux manuels, quaux examens prparer. Je suis seulement charg leurs yeux de dispenser un savoir qui conduit au diplme, le reste est hors sujet. Lauteur est alors obsd par le besoin dune vraie rencontre. Il obtient de ses suprieurs une anne sabbatique pour vivre dans un quartier de Douala, apprendre la langue et sapprocher de la ralit que cache lapplication de ses lves. Il rencontre ainsi un gurisseur nomm Din qui linvite assister, une nuit, une sance de gurison. On lui fait signe dentrer dans la maison o son hte est tendu, les yeux ferms, sur un lit. Il est vtu dune longue robe rouge et porte un bandeau rouge sur la tte. On lui explique que Din est parti sur le mont Kup pour dlivrer des sorciers qui la font travailler jusqu puisement, la femme assise dans un coin de la pice. Din nest l que sous la forme de son enveloppe charnelle ; en ralit il est ailleurs. Le monde de la nuit que les Doualas appellent ndimsi est un monde trouble o les anti-sorciers (les gurisseurs) combattent les sorciers
pour le bien des hommes, mais o les premiers peuvent aussi passer du ct des seconds. . de Rosny lapprend ses dpens. la suite dune visite nocturne dans un village de brousse avec un gurisseur, il est accus dtre un sorcier blanc venu exploiter les villageois. Le coup est dur pour laptre de lvangile. Din, quant lui, est accus de sorcellerie par ses logeurs, avec lesquels il vivait en bonne intelligence depuis plusieurs annes. Le missionnaire prend sa dfense, tmoigne en sa faveur au procs et aide le gurisseur se tirer de ce mauvais pas. Les deux hommes se lient damiti. . de Rosny, qui a repris son enseignement au collge Libermann, est alors connu pour ses recherches sur le monde de la nuit. On parle de lui, et un jour le chef du quartier akwa lui laisse entendre que les gurisseurs vont lui ouvrir les yeux . Le chercheur connat les rites de gurison, mais il ne voit pas encore dans le ndimsi. Il sadresse Din et lui fait part de son dsir dtre initi. Litinraire est long : il faut aller chercher des corces et trois herbes. . de Rosny verse une goutte de cette prparation dans chacun des yeux dune chvre achete pour cette occasion et dit : Je dsire voir comme Din voit. Il enjambe neuf fois lanimal qui absorbe son mal et lui donne en change ses deux yeux, pour quil puisse voir dans le ndimsi. Do le titre du livre. Le soir venu, liniti se met une goutte du mme liquide au coin de chaque il, et le lendemain matin il doit se souvenir de ses rves. On mavait promis une vision apocalyptique. Non, je nai t sujet aucune forme dhallucination, dapparition ou dextase, de dlire visuel, mais je prtends quau petit matin du 24 aot, jai vu clair, jai froidement vu la violence . Le missionnaire qui fait appel la bont des hommes, ne voit plus que leur mchancet. La rvlation du chemin de Damas est inverse. Linitiation ouvre les yeux du candidat sur les actes de violence qui se commettent autour de lui et alimentent les croyances en la sorcellerie. Le rle du gurisseur est en effet de rappeler lexistence du mal et de le contrler. La sorcellerie qui passe pour dchaner les pires fureurs peut tre ainsi la complice de lordre tabli et de la paix sociale ; lauteur ajoute fort justement que l o elle rgne les murs sont apparemment plus pacifiques, les enfants plus calmes, les bagarres mains armes, les suicides et les assassinats sont statistiquement moins nombreux . Cet ouvrage a le mrite de prsenter des cures compltes. On apprend
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connatre les membres de la famille du patient, leurs attitudes positives ou ngatives vis--vis du gurisseur, on suit avec intrt la stratgie de celui-ci et le dveloppement heureux malheureux du traitement. Lauteur est trs soucieux de comprendre lenjeu psychologique des cures. Elimsi gurit car les sances rituelles lont rapproch de son pre dont la famille de sa mre lavait loign. Dieudonn sort de son malaise en prenant au contraire de la distance lgard dun pre trop autoritaire. Enfin, le refus dun homme tenir sa fille pour sorcire empche la gurison dun enfant. . de Rosny dcrit ensuite avec chaleur et minutie des sances de gurison auxquelles il a assist prs de Kribi, sur la cte, et dans la montagne en pays bamilk. Il dvoile ainsi et valorise des pratiques mconnues ou mjuges, mais on pourrait se demander sil ne les rduit pas trop la seule dimension dun psychodrame. Lart du gurisseur est rarement reli aux divers fils de la trame sociale. Les diffrences entre les pratiques des gurisseurs de Douala, de cte et de la montagne ne sont pas expliques en fonction du contexte social. Les systmes de parent ne sont jamais pris en considration pour clairer les rites et les croyances On ne sait pas bien quel traitement correspond tel ou tel type de sorcellerie. Autant de points sur lesquels un ethnologue aimerait avoir des prcisions, mais tel nest pas, il est vrai, le propos de lauteur. Ce livre nen est pas moins aussi passionnant pour lethnologue que pour le profane, dont il veille la curiosit sur un sujet dlicat et mal connu. Charles-Henry Pradelles de Latour Dejean LHomme XXIII (2), 1983 _______________
Luce DES AULNIERS, Itinrances de la maladie grave. Le temps des nomades, Paris, LHarmattan, 1997, 623 p., bibliogr.
Louvrage de Des Aulniers est le produit dun travail patient et minutieux de plusieurs annes, men auprs de malades qui viennent de recevoir un diagnostic de maladie fatale, court ou moyen terme. Lauteur a conduit une srie dentrevues en profondeur auprs de diffrentes catgories de malades qubcois francophones de milieu urbain (Montral) et rural (Gaspsie). Dabord thse de doctorat dtat soutenue la Sorbonne, sous la direction de Louis-Vincent Thomas, le livre constitue la fois un prolongement et une synthse de cette dernire. Il sinscrit la croise de plusieurs champs : anthropologie de la mort et du deuil, mthodologie qualitative et phnomnologie, anthropologie symbolique. Lintention tait ici dcouter le discours et la parole de sujets souffrants de maladie grave et de saisir comment nous affrontons cet Autre par excellence, la mort, lorsquelle sesquisse pour nous (p. 8). Surtout, comment se prpare-t-on la mort ? Menace et puissance de cration quelle engendre, tel est lobjet de la recherche qui est lorigine de cet crit, soulignant ce qui sorganise de la vie en situation de menace de mort (p. 8). Dentre de jeu, la position de Des Aulniers scarte sensiblement de nombreux auteurs qui ont model la prise de conscience du dni du mourir dans les socits industrialises ; on pense ici au chef de file, Kubler-Ross, et une certaine psychologie du dveloppement, celle qui fait du mourir un processus en plusieurs tapes plus ou moins linaires de refus et dacceptation, lesquelles ont souvent t rexamines par les anthropologues mais aussi rfutes. Le succs de tels ouvrages en Amrique du Nord et en Europe fut tel quil a aliment tout le mouvement des soins palliatifs, la rflexion et laction conduite auprs dendeuills et de mourants. Il faut se demander ce que ce livre apporte de neuf, avec son titre tonnant, laissant entendre que la maladie grave pourrait
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ne pas tre que succession dtapes de refus et dacceptation, mais aussi (ou plutt) exprience du temps qui manque et qui se redploie en passage nomade dans la radicale altrit. Il est os, diffrent et difficile. Lintrt majeur de louvrage est sans doute dapporter aux lecteurs un (des) horizon(s) diffrent(s) lexprience de la mort prochaine. Non pas celle du mourir proprement dit (les tout derniers instants de la vie), mais celle de la mort qui sannonce, qui pourrait donc savrer tre ce moment intense dveil face la finitude de la vie, de sa vie. Lauteur a choisi dexplorer cette priode comme un itinraire, en considrant le dploiement de prparatifs comme autant de micro-rituels venant soutenir et marquer cet itinraire. Loin de reconstruire les itinraires des sujets selon une dmarche linaire et dveloppementaliste, comme on le fait en psychologie (ce qui aurait amen une rduction de litinraire un modle simple mais troit), lauteur nous emmne plutt dans lunivers de la singularit des sujets, l o se creuse le chemin de laltrit reconnatre pour soi. Et dans chacun des rcits, se dploie un ensemble de stratgies venant illustrer le point de vue. La prparation la mort est complexe et elle sincarne comme autant dactions quotidiennes, rptitives mais aussi foisonnantes, venant en quelque sorte structurer lexprience. Malgr la tentative de distinguer ce qui pourrait marquer les trajectoires durbains et de ruraux se prparant la mort et ayant accs des soins, des discours, des environnements sociaux forts diffrents, on ne trouve pas, au fond, de diffrence fondamentale, pas plus quentre les hommes et les femmes ou quentre les diffrentes maladies en cause. Pourquoi, ici, la rfrence au nomadisme ? Il sagit l bien entendu dune mtaphore, mtaphore descriptive de ltat de liminalit dans lequel se situe le sujet, ni totalement du monde des vivants ni totalement du monde des morts. Le foisonnement des micro-rituels vient meubler le vide dun espace symbolique crer pour ceux, de plus en plus nombreux, qui vivent des tats conscutifs des maladies chroniques diverses sans le soutien du groupe et de la communaut, lorsque la perspective de la mort nest pas au fond si apparente. Ici, on sest dailleurs pench fort heureusement sur une gamme de maladies trs varies, en vitant de concentrer lattention sur le cancer et
le SIDA, comme on la fait trs souvent. Mais le foisonnement est si grand quon se demande parfois ce qui transcende autant de diversit, et comment lexprience dcrite renvoie (et jusqu quel point) aux structures sociales et culturelles qui la rendent possible. Cette question est importante, car elle souligne la difficult de la voie qui fut emprunte. Un autre point quil faut souligner est lavance qui est faite dans le domaine de la ritualit. Il est prcieux de comprendre ce qui se dploie aprs lannonce dune maladie grave, de quelle faon la panoplie dactions entreprises travers le rite se construit en donnant cho la vie courte et la brisure de lillusion de temporalit infinie. Lauteur nous prvient quil ne sagit pas du rite collectif mettant en jeu lidentit et la survie du groupe. Il sagit au contraire de cette forme de ritualit contemporaine qui, par rapport aux anciennes formes quont tudies les anthropologues, se prsente comme davantage prive, individuelle et clate. Mais est-ce bien l un rite ? Ce qui est difficile ici, et louvrage montre toute la difficult de lanalyse de ces expressions nouvelles dans les espaces extrmes de la vie, cest de saisir la socialit et la culturalit des pratiques que lon identifie comme rituelles. Le foisonnement des actions et significations mises en scne (lauteur dirait ritualises) reflte-t-il lgarement des individus faisant face la menace de mort, reli une perte de rfrence, ou la profonde individualisation de toutes les expressions varies qui droulent le spectacle intime de la mort probable ? On demeure quelque peu perplexe devant autant de diversit : quest-ce qui unit tous ces tres ? La mthode emprunte explique peut-tre une partie de la difficult que nous soulignons. La force de lanalyse phnomnologique est certes de ne perdre aucune des singularits que rvlent les sujets (appels ici cochercheurs) dvoi-lant leurs expriences. Lauteur a donc prsent chacun des rcits (12 au total) comme autant de faons de se prparer au mourir. Elle les a organiss en trois groupes, selon la plus ou moins grande cohrence de lexprience relate. Chaque rcit fut analys individuellement en profondeur, de mme que chaque groupe de rcits. Dans un chapitre de conclusion, on prsente ce qui devrait nous ramener aux dimensions communes de lexprience, mais on est alors entran dans une multiplicit
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dbordante. Il faut se demander si le rsultat prsent est ou non orient par lanalyse quon a privilgie (la prise en compte de rcits individuels et tudis comme tels ds le point de dpart). Autrement dit, le point de vue du groupe ayant en commun une mme exprience se saisit peut-tre mal lorsquil est explor laide des prceptes de la mthode phnomnologique. Au-del de ces remarques, il faut souligner quil sagit l dun ouvrage important dans le domaine encore trs peu explor de lanthropologie de la mort au Qubec. Francine Saillant Anthropologie et socits 23 (2), 1999 _______________
Alice DESCLAUX et Claude RAYNAUT (sous la dir. de), Urgence, Prcarit et lutte contre le VIH/Sida en Afrique, Paris, LHarmattan, 1997, 166 p.
carquiller lesprit et le cur des dirigeants ainsi que des professionnels de la sant sur le lien de causalit entre la dstructuration des socits et lvolution exponentielle du sida en Afrique, voil le but ultime de cet ouvrage collectif, fruit dune rflexion interdisciplinaire initie en 1995 par le Rseau Socit Africaine et Sida, sous la codirection dAlice Desclaux et Claude Raynaut. Un travail modeste, sans prtention, mais riche en enseignements sous le triple rapport conceptuel, analytique et pdagogique : cest un MEM (modle dexplication, dinterprtation et de prvention de la maladie) appliqu au sida. Le livre comporte neuf chapitres qui sarticulent autour de quatre proccupations : la clarification des notions-clefs ; la prsentation du cadre analytique ; la description, titre illustratif, de situations durgence et de prcarit ; et la mise en avant de mesures correctrices pour la prise en
compte ventuelle de ces situations. Desclaux et Raynaut montrent du doigt les pouvoirs africains visiblement responsables de la tragdie du VIH/Sida ; ils ont pour caractristiques communes linjustice, la violence et linscurit, toutes choses qui fragilisent les individus et les groupes au double plan biophysique et psychologique. Le sida est en gnral une consquence de ces situations de prcarit ou durgence. En est-on conscient ? En tout tat de cause, on a souvent signal que lpidmie du sida tait un rvlateur de ltat des systmes sociaux et quen Afrique [...], sa forme et son intensit taient troitement lies la pauvret, lingalit et la dstructuration sociale, au dracinement des personnes (Raynaut, p. 7) 17 ; cest dautant plus vrai que lpidmie du sida se rpand travers les fractures et les faiblesses des socits , selon les les lignes de failles de celles-ci (Desclaux, p. 2 et 14). la faveur de ce signal fort et sans ambages, le reste de louvrage se lit dun seul trait. Sa structure et son contenu incitent le parcourir en partant des aspects les plus abstraits pour aboutir aux situations vcues. Sagissant de la clarification des notions, Desclaux distingue deux grandes situations types de crises troitement lies, quelle dsigne sous les termes de prcarit et durgence . Les situations durgence dcrivent des situations de malheur et dinscurit le plus souvent dues des conflits
17 Alan Whiteside (Economic Research Unit, University of Natal, Durban, South Africa) a dfendu la mme ide quon pourrait appeler la thorie de la cohsion sociale (Xe CISMA, Abidjan 97). Selon lauteur, la forme de la courbe pidmique est dtermine par la richesse de la socit et la cohsion sociale. Une socit riche avec une cohsion sociale forte a beaucoup de chances davoir une faible prvalence ou une lente croissance de lpidmie (USA, France) ; une socit riche avec une cohsion sociale faible sexpose, en revanche, une croissance exponentielle de lpidmie, suivie par un dclin rapide (Afrique du Sud) ; une socit pauvre avec une cohsion sociale faible connat ncessairement une courbe vertigineuse avec un haut niveau dinfection (Ouganda, Rwanda) ; enfin, une socit pauvre avec une cohsion sociale forte (associe par exemple une forte culture religieuse) arrive contrler durablement linfection dont la croissance demeurera modre sinon insignifiante (Sngal).
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ou des crises politiques (p. 14). La vie quotidienne en pareille circonstance tant domine par linscurit, les populations sinistres ont tendance dvelopper des stratgies de survie toujours risques. Le niveau de risque concernant la transmission des M.S.T. et du sida est [...] lev du fait de la frquence des violences sexuelles en temps de guerre. Par la suite, la disparition des liens matrimoniaux conscutive aux dcs, aux sparations et la prcarit des femmes, notamment des veuves, qui doivent souvent monnayer des relations sexuelles pour obtenir des biens matriels ou une protection, maintiennent un niveau de risque lev. Il en est ainsi parce que le sida ne constitue pas un problme prioritaire pour les rfugis (Desclaux, p. 15). Quant aux situations de prcarit, elles dsignent des contextes de crise conomique ou politique durable provoquant un affaiblissement de ltat et des services publics [...] un tel point que les effets de la prcarit rappellent ceux de lurgence , bien que par ailleurs les deux situations (prcarit et urgence) soient diffrentes en termes dabsence de prise en compte efficace des M.S.T. et du sida (p. 17). Les deux situations sont inextricablement lies, les situations durgence succdant parfois des crises durables (le Zare). Lexemple rcent du Rwanda montre que la plupart des crises politiques et sociales voluent progressivement jusqu aboutir des situations durgence, qui sont de ce fait relativement prvisibles (Desclaux et Raynaut, p. 149). Tony Barnett prolonge et fixe les ides abordes plus haut travers lanalyse des notions de sensibilit et de vulnrabilit . La premire notion peut se dfinir comme le risque dtre infect ; ce risque se situe en amont , dans lhistoire et les structures socioconomiques et sociopolitiques densemble : ne dit-on pas que la maladie nest jamais au prsent, mais toujours au pass ? Quant la vulnrabilit, elle dsigne lensemble des effets socioconomiques de lpidmie observs dans la socit (p. 36). Abordant laspect mthodologique du travail, Daniel Tarantola propose un cadre danalyse du risque de vulnrabilit vis vis du VIH : jusqu prsent, la lutte contre le sida a t essentiellement axe sur la rduction du risque [...]. Peu dactions cependant ont t entreprises dans le but de rduire la vulnrabilit des situations vis vis du sida (p. 25). La grille de
rflexion quil propose permet de comprendre les effets en cascade du sur la vie sociale.
VIH
Les autres contributions sinscrivent dans une mouvance beaucoup plus oprationnelle, essayant de savoir quoi faire en urgence. Elles suggrent, dans lensemble, que lon peut anticiper lorganisation de la lutte contre le sida et prvoir des rponses adaptes aux situations de crise (Desclaux et Raynaut, p. 149). Mais cet aspect de la rflexion collective parat plus flou et plus difficile dfinir (Raynaut, p. 8), tant donn la complexit et la dlicatesse du sujet (questions dordres conomique, social, politique, thique, culturel et idologique). John Grinling dcrit lexprience dAMO-Zare, une association pour orphelins du sida en situation difficile. Laide quon leur a apporte leur a permis de trouver une certaine autonomie. Notre engagement pour les familles touches par le sida a, dans de trs nombreux cas, redonn confiance aux personnes infectes, leur a permis de parler de leur situation, de modifier la perception quelles ont delles et damliorer par consquent les relations que la communaut entretient avec elles (p. 61). La deuxime exprience du genre est celle de Ngara, prsente par Wences Msuya et concernant les rfugis rwandais en Tanzanie. Le programme a lanc des tudes et des enqutes pidmiologiques, dont les rsultats ont guid des actions correctrices. Mais ce programme est-il vraiment diffrent dun autre programme de lAMREF, qui se situerait dans une autre population en Tanzanie ? Rien nest moins sr : il est trs similaire de ce que lon peut trouver en dehors des camps (p. 112). Dans la troisime exprience, Philippe Van de Pierre insiste sur le fait que le choix dune mthode de surveillance se fera en fonction dune pluralit de variables comme la dure attendue de la situation durgence, la prvalence attendue des infections surveilles, les ressources disponibles et stratgies de sant publique dployes (p. 139). La contribution de Christophe Paquet (chap. 7) rappelle la prcdente en termes de priorits et de conduites tenir en urgence. Justine Agnes Soumahoro adopte la mme attitude prudente lorsquelle attire lattention sur le fait que de nombreux obstacles rendent
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peu raliste lensemble de la chane qui va de linformation au dpistage et la prise en charge (p. 83). Alors, que faire ? La rponse que suggre louvrage correspond au vieil adage selon lequel il vaut mieux prvenir que gurir . Un message auquel lAfrique ne semble pas prter une oreille attentive cause du mode de fonctionnement prdateur des jeunes tats (Raynaut, p. 6). Ddy Seri _______________
Alice DESCLAUX et Bernard TAVERNE (sous la dir. de), Allaitement et VIH en Afrique de lOuest, Paris, Karthala, 2000, iii + 556 p.
Fruit dun programme de recherche visant apprhender la ralit de lallaitement en Afrique de lOuest dans sa complexit (p. ii), les dix-neuf chapitres de ce volumineux ouvrage sont subdiviss en quatre parties (Ethnographie de lallaitement au Burkina Faso ; lallaitement pathologique et le traitement de lallaitement dans le systme de sant ; lallaitement dans le contexte du VIH ; la prvention et la transmission du VIH par lallaitement). Les responsables de la publication ont collabor, titre individuel ou conjointement, onze chapitres du livre. La participation de Desclaux et Taverne, tous les deux mdecins et anthropologues, ne sest donc pas limite assurer la publication de ces rsultats de recherche ; ils sy sont largement impliqus. Exception faite de deux textes touchant le Rwanda et lAfrique du Sud, les analyses sont centres sur le Burkina Faso et la Cte-dIvoire. Elles visent couvrir les dimensions les plus fondamentales des problmes lis lallaitement et la transmission du VIH, quelles soient pidmiologiques et de sant publique ou associes aux pratiques sociales et culturelles. Les deux premiers chapitres, lintroduction de Desclaux et celui sur les questions pidmiologiques de van de Perre situent clairement les proccupations et les enjeux lis au rapport entre allaitement maternel et VIH tant du point de vue anthropologique que mdical. Vient ensuite une srie de cinq textes prsentant lethnographie de lallaitement dans certaines populations du Burkina Faso (mossi, bobo madare et peul). Ces analyses visent montrer comment les pratiques de lallaitement maternel sont un lieu dexpression de lensemble des valeurs sociales en vigueur (p. 84), comme le souligne Taverne. En montrant lattention accorde cet aspect de la fonction reproductrice des femmes, en
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le liant lensemble des pratiques qui entourent les soins aux nourrissons, les rapports la sexualit, les conceptions de la fminit ou du corps fminin, les auteurs font ainsi ressortir les enjeux sociaux et culturels attachs lallaitement. Ils permettent aussi dinfrer les implications potentielles que lapparition du VIH peut avoir dans ce contexte. Les quatre chapitres de la deuxime partie de louvrage sont consacrs au Burkina Faso. Ils portent sur les pathologies lies lallaitement maternel, sur la prsence du sida et ses consquences soit en ce qui concerne lallaitement lui-mme, soit dans le fait que des bbs deviennent orphelins la suite du dcs de leur mre atteinte du sida. Les diffrentes analyses mettent laccent sur les comportements qui sont induits par la peur de la transmission du sida dans des contextes sociaux et culturels qui, traditionnellement, faisaient que dautres femmes que la mre puissent nourrir un bb. On insiste aussi sur les liens que les reprsentations populaires tablissent entre lait et sang permettant, si on ne sarrte qu cette seule dimension, de constater que les campagnes de prvention du sida rejoignent plutt aisment ces conceptions populaires (chap. VIII). Ce qui ne rgle pas pour autant la situation des bbs orphelins qui exige que des solutions alternatives, familiales ou institutionnelles (recours aux dispensaires, aux pharmacies, ainsi quaux substituts de lait maternel), puissent tre labores pour faire face ce problme. Des mesures qui risquent dentrer en contradiction directe avec les programmes de promotion de lallaitement maternel, comme la constat Desclaux pour le Burkina Faso (chap. XI). La troisime section runit quatre textes mettant plus directement laccent sur lallaitement dans le contexte de sropositivit des mres et permettant de comparer les pratiques dallaitement dune part, mais galement les ractions des systmes de sant publique dans le domaine de la prvention. Les recherches effectues Kigali, Abidjan et BoboDioulasso montrent la diversit des comportements et des attitudes face la sropositivit et au risque de transmission li lallaitement. Cest loccasion de rappeler une fois encore que les perceptions de lallaitement et du lait maternel dterminent les attitudes en matire de prvention
(p. 365). Et dinsister galement sur le fait que les stratgies et les choix dallaitement en cas de sropositivit varient invitablement en fonction des contraintes particulires (conomiques, de pression sociale) rencontres par chaque femme, conjugues, loccasion, leur volont propre. La quatrime partie du volume consacre les quatre derniers chapitres la notion de risque dans la transmission du VIH mre-enfant et aux interventions de sant publique en matire de prvention. Les auteurs, particulirement Desclaux (chap. XVII) insistent sur labsence de visibilit de la maladie dans les programmes de sant publique durant une certaine priode et sur les orientations dintervention diffrentielles en Cte-dIvoire et au Burkina Faso. La situation en Afrique du Sud ajoute un lment de comparaison ce qui est dcrit pour lAfrique de lOuest. Cette analyse montre nouveau que les informations diffuses dans les centres de sant publique conservent la mme orientation fortement axe sur lallaitement maternel, occultant du mme coup le contexte de sropositivit croissante des mres et les risques de transmission quil entrane. Le dernier chapitre, crit par les deux responsables de la publication, fait le point sur lensemble des problmes lis la transmission du VIH lors de lallaitement maternel. Les auteurs y proposent une srie de mesures destines assurer une meilleure prvention de la maladie chez les nourrissons. Cet ouvrage aborde un thme qui demeure trop souvent nglig dans les analyses produites sur la transmission du VIH. Les diverses analyses couvrent le lien sropositivit et allaitement maternel en dtail et sous des angles multiples. Par ailleurs, au fil des textes, plusieurs auteurs soulignent le rle jou par les pres dans les prises de dcision concernant lallaitement, surtout si des complications surgissent. Il aurait probablement valu la peine dinscrire de faon plus singulire et explicite lintervention auprs des hommes, maris et pres, parmi les mesures de prvention de la transmission du VIH par allaitement. Avant de clore ce compte rendu, il mest par ailleurs difficile de passer
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sous silence la pitre qualit de la mise en forme de ce texte par la maison ddition. Le document est parsem de coquilles, de dfauts de mise en page. Ces textes auraient mrit plus de soin. Serge Genest Anthropologie et socits 25, 2001 _______________
Guy DE TH et Annie HUBERT, Modes de vie et cancers, Paris, Robert Laffont, 1988, 259 p.
crit par deux chercheurs engags (a existe encore...), ce livre est intressant plus dun titre. Il traite en fait de deux sujets : ltat des connaissances concernant les relations entre cancers et alimentation, ainsi que lintrt et les difficults dune collaboration entre biologistes et spcialistes des sciences de lhomme et de la socit pour identifier et confirmer le rle de facteurs pathognes de lenvironnement. Le premier thme de ce livre, crit pour le grand public, relve de la vulgarisation scientifique. Trs bien crite, tout fait accessible des nonscientifiques, cette partie rsume trs clairement les lments essentiels de ce que sont les cancers. Les principaux mcanismes biologiques des processus cancreux sont expliqus, en tenant compte des apports rcents de la biologie molculaire, la complexit de lenchanement des diffrentes tapes de ces processus est mise en vidence, avec toutes ses implications notamment en termes dexplication du rle cancrigne des diffrents types dagents favorisants (virus et autres agents infectieux, facteurs physico-chimiques, facteurs gntiques) susceptibles dintervenir, seuls ou en association, chacune de ces tapes. Un rappel des principales caractristiques pidmiologiques des cancers trs fortes disparits gographiques, volution dans le temps, etc. rsumant pour lessentiel le
gigantesque travail de Doll et Peto 18, permet de faire le point sur le rle majeur de lenvironnement dans le dveloppement des cancers. Plusieurs chapitres sont particulirement consacrs au rle des facteurs alimentaires, ce qui sexplique par leur influence lvidence trs importante (35 % des cancers seraient dus, selon Doll et Peto, des facteurs alimentaires), bien que peu de faits soient solidement tablis, et par lintrt personnel de G. de Th et A. Hubert, comme nous le verrons. Tout cet ensemble dlments est mis en perspective pour montrer que trois conditions essentielles doivent tre runies pour produire un cancer : une certaine fragilit gntique (un chapitre est consacr la mdecine prdictive qui cherche oprationnaliser cette notion), une agression environnementale... et le hasard. La conclusion de tout ceci est que pour avancer dans la connaissance scientifique comme dans la prvention effective des cancers, il faut progresser simultanment sur deux fronts : celui de la connaissance des mcanismes biologiques de la cancrisation et celui des facteurs environnementaux susceptibles de favoriser loccurrence des cancers. Mais tout le problme est justement de savoir comment progresser simultanment . Et cest l le cur de la problmatique de louvrage de G. de Th et A. Hubert, le premier tant biologiste, spcialiste des relations entre virus et cancers, la seconde tant anthropologue et spcialiste de lanthropologie nutritionnelle. La partie centrale du livre raconte, de faon souvent dtaille voire intimiste, lhistoire de la collaboration scientifique, prsente par les auteurs comme contre nature, de deux disciplines situes aux antipodes du spectre scientifique. Les principaux pisodes : la rencontre, la confrontation des points de vue, llaboration des hypothses et des mthodes, le terrain, etc., sont prsents tour tour par le biologiste et lanthropologue, chacun parlant la premire personne et du point de vue de sa discipline.
18 The Causes of Cancer , JNCI 66 : 1197-1312, 1981. Cet ouvrage a fait lobjet dune analyse dans Sciences sociales et sant 2 (2) : 33-43, 1984.
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De quoi sagit-il ? Au dpart, G. de Th, qui sintresse au cancer du rhino-pharynx en liaison avec le virus dEpstein-Barr, ne sait plus trop comment avancer. La situation est en effet complexe. Ce type de cancer est trs rare, sauf dans trois rgions : Chine du Sud et pays avoisinants, Maghreb et Groenland. Dautre part, il existe lvidence une relation troite entre ce type de cancer et le virus dEpstein-Barr ; mais celui-ci existe peu prs partout. Pourquoi favoriserait-il des cancers du rhino-pharynx dans ces trois rgions et pas ailleurs ? Une analyse fine de la rpartition gographique de ces cancers et diffrents autres arguments laissent penser que des facteurs nutritionnels, lis aux habitudes alimentaires de certains groupes culturels, pourraient tre le chanon explicatif. Mais quels facteurs ? Quy a-t-il de commun dans lalimentation des populations de rgions si diffrentes ? Cest alors quA. Hubert entre en scne. Spcialiste danthropologie nutritionnelle (elle a notamment travaill sur les modes dalimentation des Yaos de Thalande), elle accepte dessayer de comprendre ce qui, dans la culture alimentaire des Chinois du Sud, des Tunisiens et des Eskimos du Groenland, pourrait sans tre identique, videmment conduire des pratiques qui expliqueraient que les nourritures, leurs modes de prparation, etc. exposent des agents chimiques de mme nature dans ces trois rgions. Les enqutes de terrain de type anthropologique quelle a menes Macao, puis en Chine du Sud, en Tunisie et au Groenland sont racontes (cest le terme qui convient) en dtail, les impressions personnelles, les paysages inclus. On trouve mme dans les rcits dA. Hubert les noms des malades interrogs, ce qui ne manque pas de surprendre ( moins quil sagisse de pseudonymes ?). Et tout ceci semble efficace : dans les chantillons de nourriture ramens des trois coins du monde, et choisis pour tre typiques des nourritures consommes le plus habituellement, les spcialistes du laboratoire de G. de Th au Centre international de Recherche sur le cancer ont dtect des niveaux trs levs de nitrosamines, substances connues pour leur pouvoir cancrigne. Lhistoire nest pas termine, car comme toujours il y a loin de lhypothse, mme forte, la confirmation pidmiologique. Mais le
processus est engag. Cest donc une belle histoire qui nous est conte, et la dmonstration de lintrt, ou plutt de la ncessit de la collaboration troite entre disciplines biologiques et celles qui relvent des sciences de lhomme et de la socit. Qui plus est, dune collaboration o chacun garde son me cest--dire ses thories, ses hypothses, ses mthodes... Bref, de quoi donner bien des ides. La seule critique quon pourrait formuler concerne lopposition catgorique qui est faite entre les mthodes de lanthropologie et celles de lpidmiologie. Cette opposition est place (mais cest ici lavis dun pidmiologiste) un niveau qui nest pas adquat, lanthropologie, avec ses pratiques dobservation participante tant considre comme seule mme de mettre en vidence des points communs entre comportements issus de cultures diffrentes, et lpidmiologie comme capable seulement de dtecter des diffrences entre malades et non malades. Il existe videmment des diffrences fondamentales entre pidmiologie et anthropologie, mais certainement pas de cet ordre. La description qui est faite des mthodes pidmiologiques nen considre que certains aspects formaliss alors que le raisonnement et les mthodes pidmiologiques sont beaucoup plus complexes quA. Hubert semble limaginer. Cette schmatisation est dailleurs assez typique dune premire rencontre et du manque de familiarit entre spcialistes de disciplines peu habitues cohabiter (les pidmiologistes disent dailleurs des choses bien pires propos des sciences de lhomme et de la socit), et on ne peut que se rjouir dun rapprochement qui, lvidence, permettra progressivement chacun de se frotter aux nuances et aux subtilits de la discipline des autres. Et peut-tre de sapercevoir que, de fait, il existe dj une certaine tradition de coopration entre pidmiologie et sciences sociales. Que ceci semble ignor dauteurs qui ont pourtant ralis ensemble le travail rsum ici, montre bien combien ces ides et ces expriences ont encore du chemin faire pour devenir des pratiques courantes. Marcel Goldberg
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Georges DEVEREUX, Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves, Prface de Tobie NATHAN, Paris, Les Empcheurs de Penser en Rond, 1996, 920 p.
Traduire enfin, trente-cinq annes aprs sa parution, un grand classique de la littrature ethnologique est un acte louable, qui nen expose pas moins luvre en question un certain nombre de risques. Non parce que, comme on la dit, traduire serait forcment trahir. Mais parce que traduire, cest rintroduire luvre dans un monde distinct de celui o elle a t produite. Reprenant pied dans ce nouveau milieu, elle y sera forcment accueillie dans loptique des dbats en cours, et non de ceux au sein desquels elle fut forge. Lampleur de la mprise possible peut encore saccrotre lorsque, comme dans le cas prsent, lauteur du livre, loin dapparatre comme un tranger dans le milieu o intervient la traduction, y fait au contraire figure de prcurseur, dont peuvent se rclamer des hritiers. Et si, parmi ces derniers, certains, ne lsinant pas sur les moyens, entreprennent dannexer son uvre pour la rendre ngociable leur profit dans un champ dintrts professionnels ou mdiatiques, alors le risque dquivoque ne psera plus seulement sur la comprhension de luvre, mais sur le sens mme de lengagement de son auteur. Quelques claircissements biographiques simposent tout dabord. Hongrois dorigine juive, n en 1908 en Transylvanie qui allait devenir roumaine en 1918 , Georges Devereux migre en France en 1926. Il sy fait baptiser catholique et y francise son nom. Il y fait galement ses tudes : en physique dabord o il suit lenseignement de Marie Curie, puis en ethnologie o il reoit celui de Marcel Mauss. Aprs quoi, en 1932, il migre nouveau, aux tats-Unis cette fois, do il ne reviendra quen 1963 pour achever, lcole Pratique des Hautes tudes, une carrire depuis
longtemps entame en Amrique. Sa vie sachve en 1985. son arrive aux tats-Unis, Georges Devereux entreprend une thse de doctorat sous la direction dAlfred Kroeber. Disciple de Franz Boas, vritable fondateur de lanthropologie universitaire amricaine, Kroeber enseigne Berkeley. Depuis trente ans, il se consacre ltude des Indiens de Californie, notamment les Mohaves, qui vivent aux frontires de lArizona. Cest auprs de ces Indiens que Kroeber choisit denvoyer son nouvel lve, lui assignant comme sujet de thse ltude de leur vie sexuelle. Le choix de ce thme est significatif. Il faut savoir en effet que, suite la lecture de Totem et Tabou puis des Types psychologiques de Jung, une profonde fracture stait creuse au sein des anthropologues amricains issus de lenseignement de Franz Boas. Dun ct, Alfred Kroeber orchestre les travaux de ceux qui, linstar de leur vieux matre, continuent prconiser une attitude essentiellement descriptiviste, marque par une extrme dfiance lgard de tous les grands systmes interprtatifs (alors surtout : lvolutionnisme, et le diffusionnisme), que Boas jugeait irrecevables parce quinsuffisamment fonds sur des donnes dobservation. En guise dexplication, il lui paraissait prfrable de sen remettre au seul respect de quelques principes de bon sens, que Claude Lvi-Strauss a rsums en crivant que pour Boas le secret moteur de ce qui constitue le gnie propre dun peuple, repose en dernire analyse sur des expriences individuelles. Lenqute ethnologique ayant pour unique but de connatre et de comprendre la vie de lindividu telle que la vie sociale la modle, et la faon dont la socit ellemme se modifie sous laction des individus qui la composent. En rupture avec les prudences de ce personnalisme et de cet historicisme modrs que continue professer Kroeber, Margaret Mead et Ruth Benedict, elles aussi disciples et collaboratrices de Franz Boas, avaient jet les bases dun mouvement dnomm Culture-et-Personnalit , qui postulait quau cours de lenfance et de ladolescence se conformerait, au sein de chaque peuple, une personnalit de base , consubstantielle de sa culture. Ainsi, ds 1928, dans sa clbre tude intitule Coming of Age in Samoa, Margaret
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Mead avait spectaculairement remis en cause luniversalit des phnomnes psychologiques qui sarticulent autour de ladolescence. Deux ans plus tard, elle avait recreus le mme sillon dans Growing up in New Guinea. Ces tudes fondatrices ouvraient la voie Patterns of Culture, ouvrage de synthse que publiera Ruth Benedict en 1934 ; puis tout le courant culturaliste amricain quillustreront par la suite Kardiner, Ralph Linton et bien dautres. Le rductionnisme psychologique qui sous-tend leur approche ne pouvait quindisposer profondment les Boasiens de stricte observance. Aussi est-ce dans le cadre dune volont systmatique de procder lallumage de contre-feux face cet embrasement culturaliste quAlfred Kroeber dcide, en 1932, denvoyer Georges Devereux sur le terrain, pour tudier la vie sexuelle des Indiens Mohaves. Le jeune chercheur remplira sa mission la lettre, et ny drogera jamais au cours de sa longue carrire amricaine. Ainsi, lorsque prs de trente ans plus tard, en 1961, il publiera son Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves (o il reprend le contenu de sa thse initiale, soutenue en 1935, en y intgrant dautres recherches effectues ultrieurement), il y confirme longueur de pages que son projet est de nature strictement anthropologique : comme dautres font de lethnozoologie ou de lethnobotanique pour senqurir des classifications indignes, il fait, lui, de lethnopsychiatrie dans la seule ambition de rendre compte, en des termes relevant de son propre systme de pense, de la faon dont les Indiens procdent la catgorisation de leurs troubles du comportement. Il nentre donc nullement dans ses intentions de dmontrer que la normalit psychique serait relative, parce que lie aux variations de la culture. Au contraire, afin que nul nen doute, dans la prface la rdition de son livre en 1969 (soit donc postrieurement son retour en France, mais aussi la vague soixante-huitarde qui fut profusment porteuse de lidologie relativiste), non seulement Georges Devereux dclare inadmissible sur le plan logique de poser un signe gal entre adaptation (un tat social) et normalit (un tat psychologique) , mais il ajoute quil considre le relativisme culturel comme un symptme de nihilisme thique, dalination de la ralit et dextrme conformisme . Peut-on tre
plus clair ? Autre mise au point dimportance que fait Georges Devereux en 1969 : il faut absolument, dit-il, se rappeler quaux dates auxquelles eurent lieu ses recherches de terrain auprs des Indiens Mohaves (soit donc : de 1932 1938, avec quelques brefs retours de vrification entre 1947 et 1950) ses dispositions personnelles lgard de la psychanalyse taient marques dun si profond scepticisme quon peut considrer que quatre-vingt-dix-neuf pour cent de ses donnes ont t collectes dans un tat desprit antianalytique . Sil lui parat important de connatre les mythes des Indiens, ou de sintresser leurs rves, ce nest donc nullement pour en proposer une analyse psychanalytique, mais simplement pour comprendre la signification culturelle de personnages ou dvnements apparaissant dans un rve [ou dans un mythe], avant de se risquer linterprter . Le projet de lauteur saffiche ainsi avec une grande nettet pistmologique : une culture, crit-il, comme toutes les choses vivantes, nest jamais un systme totalement clos, aucun moment de son histoire . Par consquent, elle nappelle pas une description canonique. Mes efforts pour rassembler les vues tiologiques de mes divers informateurs en un tout cohrent se sont solds par un chec retentissant , admet-il sans regrets, ajoutant quon ne pourrait parvenir pareille exhaustivit quau prix dune dmonstration dingniosit dpourvue de toute signification anthropologique . En revanche, Georges Devereux met laccent sur le fait que lexistence dun psychisme commun toute lhumanit implique la possibilit dune communication personnelle pratiquement aculturelle entre des tres humains appartenant des cultures diffrentes . Tout cela est dun tel bon sens, dune telle limpidit de raisonnement, quon se demande comment une quivoque a jamais pu planer sur le sens de luvre de Georges Devereux. Et pourtant non seulement cette quivoque existe, mais par-dessus le march, elle semble devoir se renforcer dans lopration mme qui aboutit aujourdhui la publication, en franais, de lEthnopsychiatrie des Indiens Mohaves. De fait, ds quil se pose sur la page de titre, lil du lecteur est mis en alerte par une disposition singulire :
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faisant bloc avec le nom de lauteur, et en caractres peine moins grands que celui-ci, on lit : Prface de Tobie Nathan. Nul dun peu inform ne pouvant ignorer aujourdhui que celui-ci, convaincu dincarner dsormais lethnopsychiatrie, dirige lUniversit de Saint-Denis un Centre de consultations auquel il a donn le nom de Georges-Devereux. Ce quon dcouvre dans ladite prface est proprement ahurissant. Non quon soit tonn que lauteur du livre y soit montr comme ayant t le matre de celui de la prface. Mais quel matre, justement ! Tobie Nathan sempresse en effet de prciser que sil partage les questions poses par Devereux, ce nest nullement le cas de ses rponses. Mais, cela na pas importance : la totalit dun matre, se rengorge le prfacier, est dans son caractre pas dans son enseignement , dans son tre ! Aussi, poursuit-il, lorsque je repense aux explications, aux thories quil maurait enseignes, je ne parviens mme plus les identifier . Et dailleurs, ajoute-t-il, ce quil simaginait penser ne nous importe gure ! Bon. Que Tobie Nathan nait rien compris, ou tout oubli, des enseignements quil aurait (il nen est mme pas sr !) reus de Georges Devereux, et quil sen fiche, on pourrait parfaitement notre tour, sen battre lil : ce nest pas la premire fois, ni sans doute la dernire, quon inflige une prface calamiteuse un ouvrage de qualit. Mais faut-il tolrer que dans son indcent prambule, Tobie Nathan aille jusqu faire dire Georges Devereux exactement le contraire de ce que celui-ci exprime au long de son ouvrage, pour faire concider son enseignement avec ce que pense Tobie Nathan, et quil met en pratique, au nom de Georges Devereux, dans le Centre quil a affubl de son nom ? Cest ainsi par exemple que Tobie Nathan crit que Georges Devereux aurait considr que sil nous fallait tudier, respecter les techniques traditionnelles de soin, on devait nanmoins les considrer comme irrationnelles, sortes de fantasmes gnraliss lchelle dun peuple . Et pour bien enfoncer le clou, il affirme que lidentit culturelle serait donc, selon cet enseignement, cette source o sabreuvent les forces vives de la personne, mais aussi cet organe fragile, toujours susceptible dtre attaqu
par les autres, les trangers . On croit rver : il ne faut pas tourner plus de cinq feuillets pour lire exactement le contraire sous la plume de Georges Devereux ! Tobie Nathan peut-il se tromper ce point ? Pas du tout ! Avec un invraisemblable culot, il enchane sur la citation prcdente en dclarant : CELA, IL NE LA PAS CRIT ! Et de se lancer dans un raisonnement poustouflant do il ressort que Georges Devereux aurait cach son profond engagement pour la dfense des ethnies et de leurs systmes thrapeutiques tout comme il cachait sa judit : par calcul ! Voici donc le matre vnr amen cautionner en silence loppos de sa pense, au nom du seul soupon quil aurait t un juif refoul ! De cette fable idiote, lisabeth Roudinesco a fait justice dans Le Monde des livres du 11 octobre, montrant combien grotesque est le parti-pris de dguiser Georges Devereux en chamane hbraque, en lui prtant de surcrot les obsessions dun ethniciste obnubil par le progrs psychanalytique ! Mais il en faut sans doute bien davantage pour branler Tobie Nathan : onze jours plus tard, celui-ci rpliquait, dans le mme journal, par un entretien de prs dune page, titrant sur six colonnes : Freud ressemblait un peu un gurisseur africain. Freud aussi, donc... Foutaises que tout cela ? Drisoires coassements dans le marigot intellectualo-mdiatique et commercial ? Il y en a pourtant que cela ne fait pas rire. Ainsi, dans la mouvance associative et militante que motivent les problmes des migrants, la question des Droits de lHomme, et singulirement la sauvegarde de ces plus exposs parmi les faibles que sont les femmes et les enfants, on salarme de laudience envahissante que valent Tobie Nathan ses gesticulations ethno-psychiatrico-scnologiques, dont le solde net est de rhabiliter inconditionnellement la pratique des sorciers, marabouts et autres gurisseurs, que Tobie Nathan shonore de prsenter comme ses confrres , prouvant chaque jour, dit-il, dans ses consultations quelle seule est mme de gurir les travailleurs immigrs exils en terre rationaliste .
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Et puis surtout, dans ces mmes milieux associatifs, on na pas oubli quen fvrier 1995, dans un entretien publi par la revue Science et Nature sous le titre de Sorcier des banlieues quil revendique pour lui-mme, Tobie Nathan a t jusqu dclarer que lexcision pose dnormes problmes aux cliniciens. En effet, nombre de petites filles africaines, qui vivent en France et ne sont pas excises, prsentent de graves troubles. Or, seul le rituel de lexcision permet de les soigner, de les reconstruire [...] Sans ce rituel, une femme est incomplte, elle est en errance, elle tourbillonne, et se cherche des initiations de remplacement, comme le premier shoot , ou le premier casse. Les ethnopsychiatres savent trs bien quune jeune fille excise ne tombe jamais dans ces travers. Elle nen a pas besoin. Lexcision est en quelque sorte un mcanisme de prvention mentale, un bnfice social extraordinaire, que la socit franaise devrait durgence reconsidrer. Lexcision en guise de prvention contre la drogue et les cambriolages, il fallait y penser ! Certes, nimporte qui a bien le droit de dire et de publier nimporte quoi. Mais peut-on accepter que de telles vues sexpriment au nom de lauteur de lEthnopsychiatrie des Indiens Mohaves, victime en loccurrence dune scandaleuse captation dhritage intellectuel ? Dans son livre en effet, Georges Devereux aborde explicitement la question des troubles occasionns par lacculturation. cet gard les Mohaves qui, ds les annes 30, conduisaient des voitures, buvaient le whisky des bootleggers, pratiquaient le hockey et le football, et dont les enfants, au sortir de lcole, jouaient... aux cow-boys (!), lui offraient un excellent terrain dobservation. Devereux estime que les difficults psychologiques qui apparaissent en rsultat du contact interculturel tendent se rsoudre par la constitution dune identit nouvelle, ne dans le cadre de ce quil nomme une acculturation antagonique . Mais il observe que celle-ci, au lieu de prendre la forme dune exacerbation des traits culturels propres aux Mohaves, amne plutt ceux-ci se fondre dans une personnalit indienneamricaine gnralise, largement alimente de rfrences littraires et cinmatographiques, et assez semblable en dfinitive celle quon voit se dvelopper parmi tous les acculturs du monde. Mieux encore, Georges Devereux estime que la faon dont ces troubles surviennent tient aux
dispositions des accultureurs autant qu celles des acculturs. Cest ainsi quil estime que, confronts au XIXe sicle des pionniers, brutaux certes mais cohrents dans leur brutalit, les Mohaves ont d tre moins dsorients que maints peuples primitifs contemporains, confronts cette fois des accultureurs qui souffrent eux-mmes dune dsorientation quasi schizophrnique dans la mythotechnologie et la mythosocit hallucinatoires quils ont cres . Quant aux pratiques culturellement lgitimes par la tradition, mais qui nos yeux paraissent inutilement cruelles et moralement choquantes, (cannibalisme, sacrifices humains, tortures, meurtres ou mutilations rituelles, etc.), Georges Devereux fait observer avec quelle dconcertante facilit il arrive que les peuples concerns sen dfassent lheure o, dit-il, se brise leur insularit culturelle. De tels abandons, il donne deux principaux exemples : linfanticide chez les Mohaves et le sacrifice des prisonniers chez les Pawnees, observant que, dans ces deux cas, lvolution sest faite comme si ces meurtres culturellement lgitims taient depuis toujours profondment dystoniques pour le moi, de sorte que lorsque la conqute affaiblit la force des impratifs culturels, les gens ne furent que trop heureux dabandonner une coutume qui ne leur avait jamais t vraiment naturelle . Et lauteur de conclure : Ces observations tmoignent du fait que non seulement les pulsions destructrices de lhomme, mais aussi sa meilleure part peuvent tre en contradiction avec les pressions culturelles. Vive cette ethnopsychiatrie-l ! Et combien lon voudrait quil existt un Centre Georges Devereux o ses concepts et ses prceptes seraient rellement dapplication. Andr-Marcel dAns LEthnographie 121, 1997 _______________
Renaat DEVISCH, Se Recrer femme. Manipulation smantique dune situation dinfcondit chez les Yaka du Zare, Berlin, Dietrich Reimer Verlag ( Collectanea Instituti Anthropos 31), 1984, 200 p., annexes, ph.,
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carte.
Quest-ce quun rite ? Comment fonctionne-t-il ? Quel(s) sens lui donner ? Ces questions, aussi anciennes que lanthropologie elle-mme, sont au cur du travail de Renaat Devisch qui propose une analyse en terme de production signifiante de la thrapie rituelle khita. Prcisons, la suite de lauteur (pp. 93-95), que le khita est prsent dans les rgions de lancien royaume de Koongo et alentour (sous les appellations nkira, nkita, nketa, nkir, etc.), quil revt de multiples aspects et significations, et que, chez les Yaka du nord tudis ici (qui se disent descendants directs dune dynastie luunda), il dsigne tout rite de transition que subissent le veuf ou la veuve, ou encore les initiandi dans le contexte des diffrentes institutions rituelles (p. 95). Plus spcifiquement, khita traite les troubles de la fcondit (strilit, absence ou excs de flux menstruel, avortement accidentel, mort dun ou de plusieurs nouveau-ns ou nourrissons), ainsi que les anomalies que constituent tant la naissance que la personne de jumeaux, dalbinos, de nains ou denfants difformes. On pourra dailleurs regretter labsence de rfrence lensemble des situations auxquelles sapplique la notion de khita, mais il est vrai quil sagit moins dclairer cette notion elle-mme que de comprendre pourquoi un rite a un sens. En terme de production signifiante , lactivit rituelle nest pas conue comme un rcit relevant de lordre de la reprsentation, ni comme la reproduction dune tradition perptue sous forme de mythe, ni comme le reflet ou la ractualisation dune ralit sociale, mais bien comme systme de signification plutt que de communication sui generis, dont ni le langage, ni le rcit mythique, ni lorganisation sociale nont, en vertu dune prtendue priorit naturelle, constitu la matrice (pp. 20-21). Aux analyses substantiviste, sociolinguistique et structuro-fonctionnaliste, lauteur propose de substituer une analyse smantique qui sinterroge sur les articulations signifiantes du rite, lesquelles se fondent sur des mtaphores et des mtonymies elles-mmes productrices de sens.
Quels sont les lments de la production signifiante ? Il existe une sorte dquivalence , chez les Yaka, entre lopposition complmentaire des sexes, le corps sexu, lorganisation et la spatialisation des individus, des activits et des produits, qui sont autant de cadres smantiques et sociaux de la procration (p. 25). Ces lments constituent les paradigmes de lespace vertical et horizontal (par ex. les oppositions village/fort ou soleil/lune), des classes danimaux et de vgtaux, des parties du corps, des conditions de lalliance. Ils sont en relation les uns avec les autres et acquirent dans le rite une valeur signifiante spcifique grce des transpositions et substitutions usant de mtaphores et de mtonymies qui revtent pour la patiente du rituel khita une signification de fcondit . Les troubles de la fcondit qui conduisent une femme subir le rituel thrapeutique khita sont rapports lalliance : tant donn que la procration constitue la principale raison dtre de lalliance matrimoniale [...], les troubles gyncologiques sont socialement perus comme des problmes concernant lalliance matrimoniale et la transmission utrine (p. 83). Aussi la recherche des causes va-t-elle porter sur les composantes de lalliance matrimoniale et lascendance utrine de la femme. Sil y a trouble, cest quil y a eu transgression et donc perturbation des relations entre lindividu et son entourage ; inversement, si la transgression provoque la maladie, cest parce que, antrieurement, une situation analogue sest produite et a donn lieu une sanction. Ce raisonnement circulaire, qui caractrise la logique de ltiologie sociale de la maladie, amne lauteur cette conclusion stimulante : ... il ny a interdit que lorsquun individu souffre dun tort reconnu comme prjudiciable aux intrts du groupe et lorsque lacte malfique a t jug, par voie de palabre ou doracle lgitimes, illicite. Ltiologie se situe, pour ainsi dire, au moment de lmergence de linterdit... (p. 91). Vient ensuite une analyse minutieuse des diffrentes phases du rituel montrant, pour chaque objet utilis, pour chaque comportement des individus, pour chaque lment de lespace rituel, comment le sens nat et sexprime par le seul et mme processus rituel (p. 97).
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En conclusion, Renaat Devisch aborde la question de lefficacit rituelle. Insistant de nouveau sur le fait que la production signifiante ne drive pas de sens prdtermins (p. 140), il prcise que lefficacit procde par transformation dune situation donne (une situation de trouble) en une situation oppose, polaire ou complmentaire, inversion qui retourne la situation dficiente contre elle-mme (p. 143). En implantant des lments signifiants [ceux qui sont luvre dans la thrapie khita] dans une configuration et un contexte nouveaux [le rite lui-mme], [les] transpositions signifiantes [par inversion, substitution, mtaphore, mtonymie] font clater les divisions et les structures smantiques auxquelles est emprunt le matriau signifiant [ les cadres smantiques et sociaux de la procration voqus plus haut] au profit de significations non discursives ou non rgies par un code (p. 144). cette tape ultime de lanalyse, le rite seul a parl . La thse principale, qui consiste ne pas rechercher le sens du rite en dehors du rite lui-mme, est sduisante. Certaines hypothses ou analyses ont une valeur heuristique incontestable : ainsi lapparition de linterdit au moment mme du processus divinatoire, lapprhension de la sorcellerie comme acte contraire lchange (p. 74), lanalyse de lorganisation sociale, toute en nuances, non pas en termes de groupes lignagers dfinis priori mais en termes de positions relatives des individus au sein de leur groupe de rfrence, ou encore la digression sur lexgse spcialise et lexgse populaire (pp. 22-23). Cependant, comme le concde lauteur au terme de louvrage, la question de la production du rite lui-mme reste entire : ... dans le contexte dun rite apprhend comme cas despce, quelle est la source de la production mtaphorique dun sens structurellement nouveau et de la dynamique du devenir du rituel, qui ne sauraient tre des crations ex nihilo ? (p. 174). Les conventions, usages ou procdures qui autorisent les inversions signifiantes (p. 142), et dont on voit mal comment ils sintgrent lanalyse, ne risquent-ils pas de revenir au galop pour rpondre cette question ?
Jean-Pierre DOZON et Didier FASSIN (sous la dir. de), Critique de la sant publique. Une approche anthropologique, Paris, Balland ( Voix et Regards ), 2001.
Les sociologues et anthropologues anglo-saxons, issus de socits fortement touches par des pratiques invasives de prvention et de promotion de la sant, ont dvelopp au cours des deux dernires dcennies un discours critique sur la sant publique comme entreprise normative. On y a vu tantt une nouvelle forme de moralit sculire, tantt une entreprise dacculturation des masses aux normes de la mdecine prventive, tantt carrment une forme dimprialisme culturel. Les tendances postmodernes en ont fait le lieu dun savoir trait comme un construit socioculturel prenant forme dans le cadre de lpidmiologie, des techniques de prvention et des stratgies de promotion de la sant. Louvrage dirig Jean-Pierre Dozon et Didier Fassin, et soutenu par les textes de huit collaborateurs chevronns sinscrit dans cette mouvance en proposant un cadre danalyse original et stimulant des contributions anthropologiques la critique de la sant publique. Toutefois, dentre de jeu, Dozon et Fassin signifient leur volont de prendre une distance face deux tendances qui marquent les analyses critiques de la sant publique. La premire tend rduire la sant publique tantt une idologie dangereuse pour la libert de lhomme, prnant une gestion normative des corps, tantt une qute utopique de la sant parfaite. Ici, Fassin particulirement nous convie une relecture de la sant publique non plus comme idologie mais comme rhtorique qui nourrit un discours sur elle-mme et qui est plus porte se mettre en discours qu agir et aussi comme pragmatique, prte tous les compromis pour latteinte de ses objectifs. Si les expriences abordes dans les textes de louvrage tendent
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confirmer le ct pragmatique de la sant publique, ils convainquent moins du primat de la rhtorique sur lidologique. En fait, les discours fortement idologiques sont encore omniprsents dans plusieurs dossiers de sant publique (ex : rduction des mfaits, tabagisme, VIH). La seconde tendance dnonce est la rduction de la sant publique une culture et une entreprise dacculturation. Corrlativement, on dnonce le traitement simpliste, rducteur des facteurs culturels rduits des croyances rifies qui nuisent lefficacit des interventions. Les directeurs de louvrage nous convient un dpassement de lune et lautre de ces approches, dabord en dplaant les objets de la critique vers les conditions de la mise en uvre des pratiques et des logiques qui les sous-tendent, puis en rorientant les critiques vers les conditions politiques et conomiques qui fondent les ingalits sociales face la maladie. Ce pari est largement tenu travers lensemble des quatorze textes de louvrage. Mais, probablement parce que ces deux approches classiques demeurent des composantes omniprsentes des programmes de sant publique, louvrage confirme moins un dpassement quune intgration de ces dernires dans une lecture critique plus englobante. Les textes sont regroups dans deux parties illustrant les deux composantes du cadre danalyse dune approche anthropologique critique. Dabord, la sant publique est analyse comme phnomne culturel : Six textes traitent alors les cultures politiques de la sant publique , cest--dire les oprations de jugement et de classement , les normes quelle prescrit, bref le socle culturel dont elle fait la promotion. On montre alors que la diversit culturelle est toute aussi prsente au sein de la sant publique que dans les populations locales cibles. La seconde partie de louvrage traite des faons dont la sant publique construit son rapport la culture des autres. Sont alors analyses les politiques culturelles de la sant publique soit les processus de construction sociale des populations cibles qui se verront responsabilises comme porteurs de comportements risques ou de barrires culturelles lefficacit des interventions. Six autres textes mettent clairement en vidence les mauvais usages dun culturalisme pratique qui succombe une essentialisation de la culture. Faut-il pour autant que les anthropologues militent pour faire de la culture le dernier des
facteurs prendre en considration (aprs les facteurs conomiques et politiques) comme il est suggr ? Sil faut librer la culture du culturalisme et de la violence symbolique quil induit, et donc politiser la culture comme le propose Fassin, lanthropologie ne peut abdiquer face aux invitations pressantes faites par les gestionnaires des programmes de prvention pour contribuer mettre sur pied des interventions qui sachent composer avec les cultures locales. Le rle critique de lanthropologie doit dpasser la dnonciation, pour agir de faon constructive sur chacune des composantes des interventions. Le dfi demeure entier danalyser les arrimages entre une critique thorique (de la sant publique comme entreprise normative, idologie, etc.) et une pratique anthropologique critique lintrieur des institutions de sant publique. Louvrage est guid par une dfinition trs large de la sant publique, sous-entendue (faute de dfinition explicite) comme sphre mdicale et politique de la gestion de la prvention des problmes de sant des populations. Ce nest pas que les textes manquent dancrage dans des problmes concrets. On y traite autant de lpidmie de sida en Afrique (Jean-Pierre Dozon, Laurent Vidal), des risques hrditaires et prvisibles par le dpistage gntique (Jean-Paul Gaudillire), des programmes de distribution de seringues et de mdicaments de remplacement Marseille (Anne Lovell), de la sant des femmes migrantes africaines en France (Fassin), du risque comme ressource culturelle (Marcel Calvez), des politiques de la drogue en France et en Angleterre (Herv Hudebine), de la drpanocytose (Doris Bonnet), voire des avatars de lethnopsychiatrie la faon de Tobie Nathan (Jacqueline Andoche). Mais, dans chaque cas, cest plutt le problme qui est considr comme de sant publique, et non les interventions spcifiques de lutte contre la maladie. Or, la critique anthropologique de la sant publique devrait aussi cibler des pratiques spcifiques quelle implique : dpistage, enqute pidmiologique visant la surveillance de ltat de sant, stratgie de conviction utilise en promotion de la sant, techniques de contrle dans les programmes de protection de la population, etc. Le lecteur familier avec labondante littrature anglo-saxonne de la
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critical medical anthropology trouvera dans cet ouvrage une prsentation claire et nuance des critiques macrosociologiques francophones du concept de risque, de la gestion politique des corps et des mauvais usages de la culture. une exception prs (le texte de Anne Lovell sur les expriences de rduction des dommages en toxicomanie) toutefois, il ne pourra pas bnficier des multiples tudes empiriques finement documentes au cours des vingt dernires annes dans limposante littrature anglo-saxonne, dailleurs trs peu exploite dans louvrage. Les dbats entourant la confidentialit des donnes personnelles, le respect de la vie prive, les abus paternalistes de certains programmes de dpistage, la notification aux partenaires de sropositifs, les risques de discrimination et dtiquetage social des groupes vulnrables dcoulant des pratiques de surveillance de ltat de sant, la consultation et la participation des populations cibles, les biais dans les processus dvaluation des interventions prventives, le recours aux mdias de masse pour les campagnes de promotion de la sant, les critres utiliss pour lvaluation des programmes constituent quelques exemples de lieux de critiques, ancrs dans la pratique de la sant publique, qui doivent tre soumis une critique anthropologique. Tel ntait videmment pas le but de louvrage qui illustre le dcalage dans les analyses critiques franaises et anglo-saxonnes de la sant publique et les rticences de la sociologie et de lanthropologie franaises conjuguer analyses empiriques et rflexions critiques. Raymond Mass Amades 48, 2001 _______________
Marcel DRUHLE, Sant et socit. Le faonnement socital de la sant, Paris, PUF ( Sociologie daujourdhui ), 1996.
sociologique sur les enjeux sous-jacents la mise en scne de la sant. Aprs avoir situ les changements de rgime de sant au sein de la modernit (avec la transition pidmiologique), il prend la mesure des disparits sociales en matire de destines sanitaires. Ayant montr quune transition socitale a accompagn la transition dmographique et pidmiologique, Marcel Drulhe cherche rpondre la question de savoir si les transformations des rgimes dmographique et pidmiologique influent sur le bien-tre des populations au point que la sant chapperait aux effets de la division sociale. Bien que le processus de mdicalisation se soit inscrit dans le contexte de la vision mancipatrice de lidologie des Lumires, lauteur constate un relatif blocage de cette mancipation dans le champ de la sant, et tente de rendre intelligibles les carts de sant persistant au sein de la population. Marcel Drulhe propose ainsi un vaste panorama des donnes pidmiologiques relatives aux diffrences sociales de sant. Si certaines sont bien connues, dautres le sont moins : si lon sait, par exemple, quil existe un cart entre les sexes pour ce qui concerne la mortalit, on apprend en revanche que les Franaises vivent en moyenne plus longtemps que les autres Europennes. De mme, si lon connat lexistence dcarts importants entre groupes socioprofessionnels, on dcouvre toutefois que la mortalit des trangers vivant en France (europens ou maghrbins) est moindre par rapport celle des autochtones. voquant les diffrences rgionales de mortalit, Marcel Drulhe rappelle que les taux les plus faibles se situent en Midi-Pyrnes pour les hommes et en Poitou-Charentes pour les femmes. Lensemble des donnes pidmiologiques quil cite atteste bien que lhypothse dune galit naturelle devant la mort est fausse. noter que les chiffres relatifs la morbidit sont tout aussi loquents que ceux qui concernent la mortalit. Comme ces derniers, les indices de morbidit sont sujets des variations en fonction du sexe, de lge, de la classe sociale et du statut dtranger ou de la situation de migrant. Ainsi, par exemple, les femmes de 40 ans et plus qui nont jamais exerc dans la vie active ont un niveau de morbidit plus leve que les autres. Ce vaste panorama tmoigne bien de ce que, comme le souligne lauteur, les troubles de sant sont le produit dune rencontre entre le corps humain et les divers lments
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matriels et culturels produits par les socits qui lenvironnent. On ne saurait donc contester lide dune ingalit de sant. Le constat dune inertie socitale, autrement dit dune reproduction et dune perptuation sociales, saccompagne de la mise en vidence du fait que la sant des populations et des individus nchappe pas cette inertie. Marcel Drulhe va alors tenter de dterminer les mcanismes et les processus sociaux travers lesquels la sant est socialement faonne dans lingalit de sa distribution, puis chercher articuler les perspectives dintelligibilit de lemprise de linertie socitale sur la sant. Son projet est clairement celui dtablir une relation entre inertie socitale et distribution des phnomnes de sant. Mais plutt que de parler dingalits sociales de sant, il prfre parler dinertie socitale en matire de sant, qui a le mrite de rfrer la rpartition des phnomnes de sant la structure sociale, sans rduire lexplication de ce fait lexistence de diffrents niveaux de vie et qui laisse entrevoir la ncessit de pousser plus avant lanalyse pour en comprendre les causes. Lauteur dmontre notamment que lvidence de la morbidit se situe moins du ct de sa ralit ou de son objectivit que de la manire dont on construit les moyens de la saisir. Il cite leffet domino bien connu des pidmiologistes, et qui dsigne les glissements et substitutions qui soprent quand on introduit de nouvelles classes en vue dtablir la classification des maladies (ainsi, par exemple, lorsque le syndrome de la mort subite du nourrisson apparat, la proportion de morts infantiles attribues dautres causes, dont la pneumonie, dcrot normment). lvidence, on peut reconnatre avec lui la construction sociale de la mortalit. Il en va de mme pour la morbidit car, quelles que soient les pratiques de sant que lon retienne, toutes font lobjet de procdures de construction pour les dcrire, que ce soit sous forme statistique ou non. Loin de rcuser le fait que la structure sociale pse sur la sant, Marcel Drulhe propose cependant une autre hypothse selon laquelle la sant ellemme serait au fondement des disparits sociales, sans toutefois soumettre la
sant un rductionnisme biologique qui inscrirait les phnomnes de sant au seul royaume de la gntique. Il considre donc, non pas que cest ltat de sant des individus et lensemble de leurs caractristiques biologiques qui induisent leur positionnement social ultrieur, comme le font les sociobiologistes, mais que divers mcanismes sociaux semparent du capital biologique hrit pour en produire des effets sur la mobilit sociale. Le mcanisme social essentiel passe par lducation, dans la mesure o la sant reue la naissance conditionne le parcours de formation et o les apprentissages ducatifs contribuent la mise en forme sanitaire des individus. Parler dinertie sociale lui permet de faire apparatre le contraste entre lamlioration relle de la sant dans les socits industrielles, sur le plan global, au fil du temps, et la relative permanence des carts, contraste rvlateur de lemprise de linertie sociale sur la sant. De cette emprise, il propose un certain nombre dexplications, sans quelles soient exclusives les unes des autres, parmi lesquelles la remise en cause du modle de lacteur rationnel et la mise en vidence des enjeux et des contextes en fonction desquels un individu peut tre pouss se dclarer malade ou au contraire bien portant. Les efforts de mdicalisation se heurtent des limites propres des effets socitaux qui lui chappent. Pourtant nulle fatalit dans tout cela. Mettant au jour les enjeux de la sant publique, dont il montre quils ne sont pas rductibles au mode dorganisation des soins ni leur mode de financement, cet ouvrage se prsente comme un plaidoyer antipositiviste, une contribution majeure aux questions que pose la sant la socit. Sylvie Fainzang Sciences Sociales et Sant 15 (2), 1997 _______________
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Jacques DUFRESNE, Fernand DUMONT et Yves MARTIN (sous la dir. de), Trait danthropologie mdicale. Linstitution de la sant et de la maladie, Presses de lUniversit du Qubec, Institut qubcois de recherche sur la culture, Presses Universitaires de Lyon, 1985, 1245 p., index des mat., index des auteurs.
Retour la table des matires
Depuis quelques annes, lanthropologie mdicale a perc les murs des dpartements universitaires pour devenir une discipline significative auprs dun public plus large. Toutefois, si la population est informe du fait que lanthropologie, linstar de la sociologie, de lconomie ou de la gographie a entrepris de scruter avec ses propres lunettes conceptuelles et mthodologiques le populaire domaine de la sant, lapport spcifique de cette sous-discipline est largement ignor. Au pire, lanthropologie de la sant est associe la description ethnographique des mdecines primitives . Au mieux, elle sintresserait aux problmes socio-sanitaires des Amrindiens, Inuits et minorits ethniques rcemment tablies. La publication dun premier ouvrage qubcois et francophone sur cette discipline simposait. Linitiative en revient lquipe qui travaille la production de ce Trait danthropologie mdicale. Et quelle initiative ? 1245 pages regroupant 60 textes auxquels ont contribu 59 auteurs dont plusieurs des ttes daffiche qubcoises de la rflexion sociale sur la sant. Pour le lecteur quelque peu familier avec les sciences sociales qubcoises, la revue des auteurs surprend ds labord. Sociologues, conomistes, gographes, travailleurs sociaux, psychologues, mdecins, sexologues, etc., senchanent dans la table des matires dun ouvrage qui sannonait, comme le suggre son titre, disciplinaire. Leffet de surprise se dissipe quelque peu aprs la lecture du texte de prsentation de Fernand Dumont. Sinspirant de la perspective de la sociologie de la connaissance et de la philosophie des sciences, Dumont restitue le projet dune anthropologie
mdicale dans le cadre plus large du questionnement sur la nature profonde de lhomme. Demble ce trait nen sera pas un. La discipline anthropologie fera place un idal, celui de lapproche holistique, globalisante, le rve inavou de toutes les disciplines. Dans sa qute de lessence de lhomme socio-sanitaire, lanthropologie mdicale ne doit pas trancher ni du ct du savoir mdical institutionnalis, ni du ct du savoir populaire. Si lanthropologie avait, au premier chef, le souci du point de vue du patient, elle ne doit pas sy limiter et au contraire le confronter avec la lecture formelle de la ralit. Ni sociologie de linstitution, ni ethnologie des patients, mais science de la confluence des approches. Les 59 textes pluridisciplinaires qui composent la suite du livre sont regroups en sept parties ou thmatiques. Le lecteur, toutefois, pourra difficilement se fier la nomenclature de ces parties pour trouver un quelconque fil conducteur ou une certaine rationalit dans larticulation des thmatiques prsentes. Heureusement, chacune de ces parties est prcde dun court texte de prsentation qui synthtise le contenu des articles et vient au secours du lecteur slectif. Ainsi la premire partie prsente diverses ramifications des discours et pratiques qualimentent les problmes de la sant et de la maladie, tout en questionnant la mdecine moderne sur ses dimensions artistiques (lart de gurir), la mdicalisation du mal. Induite inconsciemment ou non travers la vulgarisation mdicale, la question des mdicaments ou lapproche pdagogique de la mdecine prventive, les auteurs abordent la question des alternatives. Mdecine psychosomatique, mdecines douces, approche intgrative des diverses mdecines deviennent autant de ramifications du discours sur la sant. La seconde partie vise un largissement des perspectives . Divers textes dfendent alors lide dune complmentarit essentielle entre le biologique, le culturel et le social. La sociologie, lanthropologie et la gographie de la sant sont produites en exemple de nouvelles disciplines
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qui contribuent mettre en vidence cette multidimensionnalit de la sant et de la maladie via leur analyse de phnomnes tels les reprsentations sociales du normal et du pathologique, ltiquetage des maladies ou larticulation de lvolution sociale aux progrs de la mdecine. Une fois tablie une perspective gnrale largie de linstitution mdicale, les deux parties suivantes posent les fondements dune analyse critique du systme de sant . La troisime partie sattache dcrire mais aussi questionner les organisations et les techniques . ce titre, le point de dpart est lanalyse des structures et fonctions de lhpital, organisations emblmatiques des systmes de sant occidentaux. Les autres textes touchent limpact de la technologie sur le systme de soins et en particulier la problmatique des biotechnologies, lanalyse des aspects conomiques et du cadre juridique du systme de sant, le problme de lvaluation de ces organisations et techniques. Ltude dune autre organisation majeure est aussi aborde : lindustrie pharmaceutique. La quatrime partie quant elle aborde linstitution mdicale telle quelle est vcue et intgre par les patients et les professionnels. Elle dbute par une mise en vidence de limportance des clientles-cibles mais, du mme souffle, constate lchec relatif des services rejoindre les clientles vises prioritairement. Le dpistage et les tests qui le rendent possible sont ensuite brivement traits. Le lecteur se retrouve ensuite face cinq textes qui abordent le phnomne du professionnalisme. Trois dentre eux tant principalement descriptifs et traitant des effectifs professionnels en gnral, et du pharmacien et de linfirmire en particulier, le lecteur sensibilis la problmatique fondamentale des limites du professionnalisme corporatif et de la dprofessionnalisation naura que deux minces textes se mettre sous la dent. La cinquime partie au titre peu populiste de repres pour une phnomnologie : partir du corps discourt sur lobjet mme de la sant : le corps. On y propose au lecteur rien de moins quune anthropologie de la destine des personnes travers des thmes comme le vieillissement, la vieillesse, la sexualit, le mouvement pour la sant des femmes, le travail et
la sant, le travail et la prvention ou encore le mdecin face linvalide. Toujours dans leur poursuite de repres pour une phnomnologie , cest une srie de textes sur le rapport de la personne au milieu que prsentent les auteurs de la sixime partie. Ce milieu qui prolonge le corps cest lensemble des lments physiques, les conduites alimentaires (et non les aliments), les activits physiques, le rseau de support social, et... lart dans son rapport la thrapie. La septime partie porte sur la recherche des normes . Non pas de normes fixes immuables, mais de normes qui commandent des dbats, des conflits, le questionnement des valeurs. Bref, cette section propose un cheminement pour la recherche dune thique des intervenants de la sant. Des chapitres sur la gurison et ses artisans, le malade comme mdecin, le mdecin malade et le rejet du malade explorent ensuite les limites dune dontologie mdicale. Enfin, la huitime et dernire partie sinspire des enseignements et perspectives mis en vidence dans les sections prcdentes et identifie certains principes de base qui devraient guider une politique de sant , en particulier en ce qui a trait la recherche, la formation mdicale, la considration des diffrenciations culturelles et ethniques et au rle de ltat dans le cadre des dbats sur la privatisation des soins de sant. Lessence de lanthropologie est dfinie dans ce livre comme la recherche constante dun largissement du champ dinvestigation : questionner les institutions mdicales dans le temps et dans lespace. Dumont nous rappelle dans son texte que seul ce questionnement constant peut, travers les analyses comparatives, nous prmunir contre lentreprise de normalisation qui est au cur de tout mouvement dinstitutionnalisation. Ce questionnement anthropologique porte en lui le projet dune critique de linstitutionnalisation de la mdecine . Il ouvre la porte aux alternatives : mdecines parallles, thrapies douces, modles prventifs communautaires, pratiques dprofessionnalises, etc.
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Il est dommage que les textes slectionns ne fassent que peu mention des potentialits de cette ethnologie des institutions et pratiques lies la sant et la maladie. Bien sr, on ne peut que convenir de limportance de questionner notre propre socit, notre propre culture et de mieux mettre en vidence les contradictions de nos institutions mdicales. Prendre une certaine distance par rapport notre systme de sant est un objectif fondamental de toute anthropologie mdicale. Latteinte de cet objectif demeurera la contribution majeure de cet ouvrage. Toutefois, mme une fois tourne la dernire page du livre, le lecteur soucieux de connatre quand, comment et dans quelle mesure lanthropologie comme discipline a su contribuer, via ses discours, sa mthodologie et ses recherches cette prise de distance, restera sur sa faim. Cette remarque est spcialement significative pour les tudiants qui attendront encore un ouvrage conomiquement plus accessible et aux ambitions moins larges sur une anthropologie de la sant. Une ralit simpose toutefois au public grce ce livre : la sant ne sera plus jamais un domaine rserv aux professionnels de la sant. La contribution des sciences sociales et de lanthropologie en particulier ltude de ce champ dinvestigation est pertinente et importante. Raymond Mass Anthropologie et Socits 10 (1), 1986 _______________
Alan DUNDES (sous la dir. de), The Evil Eye. A Folklore Casebook, New York & London, Garland ( Garland Folklore Casebooks 3), 1981, ix + 312 p.
Dans la srie des Garland Folklore Casebooks , Alan Dundes nous propose un recueil de documents et darticles relatifs au thme du mauvais
il Le mrite dune telle publication est de donner accs, pour pouvoir les comparer, aux textes essentiellement descriptifs de la volumineuse littrature sur ce sujet, ainsi quaux diffrentes interprtations avances jusqu ce jour dans les disciplines les plus diverses. Louvrage comprend deux parties ingales. Lune, descriptive, trs largement reprsente par larticle du classiciste E.S. McCartney, qui fait tat des occurrences du mauvais il dans les documents grco-romains. Viennent ensuite une incantation sumrienne extraite des Babylonian Liturgies de Stephen Langdon (Paris, Geuthner, 1913 : 11-12), des rfrences bibliques (Proverbes et Ecclsiaste), enfin larticle de lophtalmologiste Aaron Brav qui analyse la version talmudique du mauvais il. Suivent les variations dInde du Sud, dIran, la version recueillie chez les Shilluk, population soudanaise ayant subi linfluence islamique, une enqute sur le mauvais il auprs de populations armnienne, maronite et sunnite du Liban, tire dun livre de Jamal Karam Harfouche (Infant Health in Lebanon. Customs and Taboos, Beirut, Khayats, 1965 : 81-106), et portant sur le rapport du mauvais il avec lallaitement. Une version roumaine, et en particulier la version sicilienne de la jettatura de Giuseppe Pitr ( The Jettatura and the Evil Eye ), mdecin italien qui consacra la majeure partie de sa vie la collecte de documents folkloriques en Italie, nous donnent un portrait du jettatore lui-mme, porteur du malocchio, personnage rarement voqu dans cette littrature avec autant de sympathie. La seconde partie regroupe des articles qui essaient dviter laccumulation fastidieuse des faits de sorcellerie pour se risquer sur le terrain de linterprtation. Lun des plus intressants, sans doute, est celui de Richard G. Coss ( Reflections on the Evil Eye ) qui analyse le pouvoir provocateur de lil et laversion pour les contacts visuels, en prenant appui sur les phnomnes de parade et de fascination chez les animaux. On se rfrera galement avec profit linterprtation psychanalytique plus connue du folkloriste et psychanalyste hongrois, Gza Roheim, qui associe le mauvais il lagression et la jalousie orales. Enfin, larticle de A. Dundes qui, se dveloppant autour de laxe dinterprtation de lhumide et du sec , voit dans le mauvais il linexorable processus de desschement
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de la vie reprsente par llment aquatique, clt cette longue suite de variations sur un thme. Une note humoristique tire des Demi-savants dArnold Van Gennep ouvre ce recueil. Le folkloriste franais nous conte lhistoire tragique de ce toujours-jeune-homme qui consume sa vie, fort longue dailleurs, de chercheur obsessionnel sur la chaise n III de la Bibliothque nationale, recueillir avec la mme avidit les documents ncessaires la constitution dune bibliographie exhaustive sur le mauvais il, point de dpart dune recherche sans fin... Cette parodie, inspire par la vie exemplaire de Jules Tuchmann, ex-musicien, qui de 1884 1912 nourrit sans relche de ses multiples notes une enqute de Mlusine sur la fascination, dnonce le pch mortel du chercheur en qute de son sujet... Nest-il pas la fois surprenant et clairant quArnold Van Gennep ait choisi le thme du mauvais il ? Celui-ci ne serait-il pas le mauvais sujet par excellence ? Muriel Djeribi LHomme XXIII (4), 1983 _______________
Christine DURIF, Une fabuleuse machine. Anthropologie des savoirs ordinaires sur les fonctions physiologiques, Paris, A.-M. Mtaili, 1994, 224 p.
Le corps intrieur est communment peru comme un univers clos et insondable, le plus enclos qui soit... Cette phrase, qui ouvre le prambule du livre, nous met demble sur le seuil : celui du corps. Mais dj le lecteur se voit entran dans lexploration de strates, profondeurs et zones
mouvantes qui sont celles des chairs intrieures. Lauteur, thrapeute et ethnologue, a choisi d couter linsolite : la formulation, par ceux quelle interroge, de cette intimit avec leurs propres fluides, organes, rythmes, que la peau recouvre et tient hors du regard. Au-del de ce que D. Anzieu appelle le moi-peau , il y a ce moi-chair qui rsiste tout effort dnonciation et finit par se drober. Mais cet effort renverse lordre des apparences : il veut rendre visible ce qui recherche, qui trouve sa route entre les piges, les illusions, les contre-vrits, les prescriptions (p. 175). Cette pense doit encore saccommoder des paradoxes publicitaires qui promettent que lon peut maigrir en fte , dvorer lger , manger moins sans se priver (ibid.). Enfin, toute noue la racine mortelle de la vie, elle ne peut se dpartir du rve de retour au temps originaire . Cest une pense qui rve en travaillant. On sort du livre avec une impression de chairs gourmandes ou paresseuses, toujours inextricables, do fuse une question rmanente, souligne ici in extremis pour tre mise davantage en valeur : celle de lme, principe insaisissable qui tient le corps dans le vivant mais peut aussi bien disparatre sans que lon nait rien en dcider (p. 189) ; cette me qui est peut-tre l, ds le dbut, avant mme toute capacit humaine la penser . Christine Berg LHomme 133, 1995 _______________
Stuart J. EDELSTEIN, Biologie dun mythe. Rincarnation et gntique dans les tropiques africains (traduit de langlais par Jean-Franois CUENNET), Paris, ditions Sand, 1988, 246 p.
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lhmoglobine S responsable de lanmie globules rouges en forme de faucille, encore appele drpanocytose. Cette anmie falciforme est trs rpandue en Afrique tropicale. Dans certaines rgions, 2 % des nouveau-ns en sont atteints et peu dentre eux dpassent lge de 4 ans car ils manifestent une grande vulnrabilit face aux infections. Stuart J. Edelstein, au moyen dune langue claire et dun style imag, sefforce de faire comprendre un large public les aspects molculaires et cellulaires des falciformations. Il examine les diffrentes hypothses concernant la gense de la mutation de lhmoglobine A (normale) en hmoglobine S. Cette dernire serait apparue en Afrique il y a quelques millions dannes et, sous linfluence de la slection naturelle et dautres facteurs, elle sest rpandue. La propagation du paludisme nest pas trangre ce phnomne. En effet non seulement les sujets htrozygotes AS ne souffrent pas danmie falciforme mais ils rsistent un peu mieux au paludisme que les homozygotes AA. Ainsi explique lauteur, au fur et mesure que lagriculture sdentarise se dveloppait, la densit des communauts agricoles augmentait et la propagation du paludisme et la slection de lhmoglobine S sen trouvaient favorises. Les migrations ont contribu la diffusion du trait drpanocytaire. Aux tats-Unis, actuellement environ 10 % des Noirs en sont porteurs et donc 1 % des couples noirs risque davoir un enfant homozygote SS sur 4 . Dans la seconde partie de son ouvrage lauteur explique comment la mutation de lADN provoque la falciformation de lhmoglobine. Il montre limportance de cette dcouverte pour la biologie molculaire et voque les nouvelles mthodes de diagnostic et de traitement en attendant la mise au point de vritables agents antifalciformants. Il sagit souligne lauteur laide nouveau dimages volontairement peu acadmiques dune bataille gntique contre lhlice maudite ... Les donnes biologiques relatives lanmie falciforme occupent plus de 85 % de louvrage de Stuart J. Edelstein. Cela ne saurait tonner de la part du directeur du dpartement de biochimie luniversit des sciences de Genve. En revanche fait plus rare pour un tel spcialiste il sattaque aussi la dimension culturelle de la drpanocytose. Paralllement ses recherches en laboratoire, il voque donc lenqute ethnographique quil a mene surtout chez les Igbos dans le sud est du Nigeria. Fidle son style
fort bien traduit au demeurant il en rend compte de manire trs vivante, multipliant les souvenirs et anecdotes de terrain et exprimant sans retenue son plaisir mener ce type dinvestigation. Enfin comme lors de lexamen de ses donnes cellulaire et molculaire, il fait montre dun grand souci pdagogique en sefforant de rendre comprhensibles des coutumes africaines telle que la mutilation des corps de certains enfants encore vivants ou non dits revenants . En effet il met lhypothse que le phnomne des enfants revenants et le rite de lamputation des phalanges chez les Igbos pourraient plonger leurs racines dans la drpanocytose. Un des premiers symptmes de lanmie falciforme consiste en une tumfaction douloureuse des articulations encore appele dactylite. Celle-ci peut nuire la croissance de la main en empchant le dveloppement dun des doigts du nourrisson. Les douleurs violentes de la dactylite rendent lenfant trs irritable. Ainsi explique lauteur un certain moment de leur histoire, les Igbos auraient dtect une maladie (que nous dsignons du nom de drpanocytose) causant la mort de plusieurs enfants du mme lit. Si un des survivants tait un enfant homozygote SS possdant un doigt anormalement court, les Igbos auraient pu en conclure que le doigt court empchait la mort et opreraient dsormais sur nombre denfants jugs revenants cette mutilation cense tre prventive en quelque sorte. Ltude du sang de plusieurs de ces enfants marqus ne permet pas lauteur de parvenir des conclusions dfinitives mais il continue de penser quau commencement ces rites mutilatoires ont eu un rapport avec la drpanocytose. Afin dtayer son argumentation, Stuart J. Edelstein largit son champ dobservations et souligne que la rpartition gographique de cette maladie est semblable celle de la croyance dans les enfants revenants pour de nombreuses ethnies. Quelques lacunes notamment en langue franaise sont regretter dans la documentation anthropologique de lauteur. Par exemple il nest pas fait mention de larticle princeps dA. Zempleni paru dans Psychopathologie africaine en 1965 qui mettait davantage laccent sur les troubles psy et ingalits dhumeur dont font preuve nombre de petits revenants, peut-tre alors en proie des crises de dactylite aigu... Pour conclure il est noter que non seulement ce biologiste prend en compte les donnes culturelles de la maladie quil combat mais de plus il pressent que les produits naturels
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utiliss par la mdecine africaine traditionnelle pourraient dtenir la cl dun progrs dcisif en matire de traitement . Puisse lavenir donner raison celui qui semble concilier si aisment le monde des molcules lunivers de la brousse. Michle Cros Psychopathologie africaine XXII (2), 1988-1989 _______________
S. EPSTEIN, Histoire du sida. 1. Le virus est-il bien la cause du sida ? 2. La grande rvolte des malades, Paris, Les Empcheurs de penser en rond, 2001.
Cet ouvrage en deux volumes, crit par un sociologue amricain et publi par University of California Press en 1996, traite de lmergence dune controverse scientifique autour de ltiologie du sida entre 1981 et 1988, puis des dynamiques sociales luvre dans linvention des traitements antirtroviraux jusquen 1993. Le parti pris de lauteur est celui dune analyse de sociologie des sciences dans la ligne de B. Latour, dont rend bien compte le titre original : Impure science. AIDS, activism and the politics of knowledge. Lauteur ne semble dailleurs pas prtendre crire une histoire du sida , et son ouvrage a trs peu de thmes communs avec celui de Grmek paru sous le mme titre. Lanalyse est limite aux tats-Unis, prsents comme le lieu originel de la production scientifique, avec quelques intrusions dlments venus dailleurs tels que la dcouverte de L. Montagnier, qualifie de virus franais et certains rsultats dessais cliniques. Comme usuellement dans les travaux amricains, les auteurs francophones en sciences sociales sont absents des rfrences lexception de M. Foucault et B. Latour. Malgr ces limites, cet ouvrage apporte une analyse fine et trs documente de la construction des connaissances scientifiques dans un contexte politis. Dans une prsentation historique, de trs nombreuses informations sont donnes sur la dissidence et les thories de chercheurs moins connus que Duesberg, tels Lauritsen et Sonnabend, qui rfutent ltiologie virale au profit dune thorie de lpuisement immunitaire ou assimilent le sida au syndrome de la fatigue chronique. Louvrage montre comment ces hypothses deviennent recevables dans le monde scientifique non pas sur la base de leur plausibilit intrinsque, mais du fait de la
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lgitimit de leurs promoteurs. La confrontation entre orthodoxes et dissidents a moins lieu dans larne scientifique que dans le monde profane , de la presse grand public aux mdias alternatifs, sur fond de mouvements sociaux touchant en particulier les associations. Une expertise socialement reconnue stablit au sein du mouvement antisida , qui entretient la controverse, priodiquement rsurgente. Lauteur montre comment les dynamiques sociales et les rapports de pouvoir interviennent de manire manifeste dans la transformation de lhypothse virale en certitude scientifique. Lapparition des essais cliniques partir de 1986 a lieu dans un contexte o lobjectif premier du mouvement associatif est dobtenir laccs aux traitements ( mettre le mdicament dans les corps ). Les mdecins communautaires pratiquent une forme dexprimentation sauvage parce quils considrent quattendre les rsultats dessais cliniques fait perdre un temps prcieux. Leur rle et la pression des associations conduisent ngocier de nouvelles modalits de validation des mdicaments, avec notamment la cration des notions dAMM (Autorisation de mise sur le march) conditionnelle et dAMM acclre. La validation des marqueurs biologiques est galement soumise des rapports de pouvoir. Les logiques de march interviennent aussi dans le processus : des AMM sont dlivres rapidement pour couper lherbe sous le pied des acheteurs qui se sont organiss pour se procurer du ddc en contrebande. Les publications dans les mdias alternatifs et grand public court-circuitent les filires traditionnelles de la publication scientifique. Dautre part, les luttes identitaires sexpriment autour de la participation aux essais cliniques, comme dans les scissions et recompositions du champ associatif. Louvrage montre comment ces luttes ont rendu les logiques scientifiques plus aptes considrer les ralits humaines, par exemple lorsque la pression des associations pour que les hmophiles et les minorits ethniques aient accs aux essais a conduit en assouplir les critres dinclusion. Les activistes ont donc contribu modifier les rgles quant au type de preuve ncessaire pour dterminer lefficacit des mdicaments. Simultanment, la conscience des risques de manipulation par les
industriels du mdicament saccrot chez les activistes, qui, aprs la phase de militantisme pour laccs aux essais, rclament le respect des rgles scientifiques dans lexprimentation. Le discours critique envers lAZT, initialement port par les dissidents, introduit un regard critique sur ce mdicament, et plus largement sur les antirtroviraux, auprs dassociations qui acquirent dans ce domaine une expertise pousse. Lauteur montre comment se fabrique ce savoir expert relatif aux combinaisons thrapeutiques, et analyse la gestion des situations dincertitude autour des essais. tait-il pertinent de publier cet ouvrage cinq ans aprs sa parution aux USA ? Les dbats rcents autour de ladhsion de Thabo Mbeki, prsident dAfrique du Sud, aux thories de Duesberg ravivent lintrt que reprsente lanalyse des thories dissidentes ( ce sujet, voir larticle de P. Denis : La croisade du prsident Mbeki contre lorthodoxie du sida, Esprit, janvier 2001, pp. 81-97). Dj, en 1992-93, Duesberg tenait lAZT pour un mdicament hautement toxique et dclarait que son utilisation en Afrique quivalait un gnocide iatrogne . Rappelons les propos dun scientifique orthodoxe , le Pr. Gentilini, qui, presque en miroir , dclarait en 1997, lors de la Confrence Internationale dAbidjan, que labsence daccs aux antirtroviraux en Afrique tait un gnocide mdicalement programm . Ce rapprochement nest pas tout fait fortuit, les propos relevant dans les deux cas dune dmarche politique de la part de personnes ayant une lgitimit scientifique. Au-del des discours, lvolution des positions respectives des politiques, des activistes et des institutions semble similaire, concernant lAfrique en 2001, ce quelle tait aux tats-Unis dans les annes 1993-1994. La lutte pour un accs large aux traitements lance par le monde activiste est dsormais relaye par le monde politique et par les grandes institutions qui prnent le scaling up (diffusion des antirtroviraux grande chelle dans le cadre dun suivi mdical allg ). Les activistes, eux, commencent revendiquer une approche scientifique rigoureuse et un encadrement mdical de qualit, notamment pour faire face aux risques deffets secondaires et dmergence de rsistances. Les enjeux identitaires ne sont pas exactement
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les mmes que ceux qui sont luvre aux USA : il sagit dsormais de rapports Nord-Sud et de la volont, de la part des activistes, de ne pas voir stablir un double standard de soin, ayant pour corollaire linstauration en Afrique dune prise en charge mdicale au rabais . Comme aux tatsUnis, la lutte pour laccs aux mdicaments et la lutte pour de bonnes conditions mdicales de suivi sont construites tantt comme complmentaires et indissociables, tantt comme antagonistes, et des recompositions sont en cours selon ces axes dans le champ associatif, le champ scientifique, le champ politique et le champ des institutions. Cet ouvrage est donc particulirement intressant pour son contenu informatif, secondairement pour lanalyse sociologique quil prsente, mais surtout pour le regard comparatif quil permet dappliquer la situation actuelle. Alice Desclaux Amades 46, 2001 _______________
Grard FABRE, pidmies et contagions. Limaginaire du mal en Occident, Paris, PUF ( Sociologie daujourdhui ), 1998, 230 p.
Grard Fabre met en perspective les perceptions collectives du mal pidmique (peste, syphilis, cholra, sida) partir dune synthse assez magistrale de trs nombreuses archives et recherches historiques. Lanalyse sociologique de chaque pidmie est enrichie dapports de la psychologie sociale et de lanthropologie de la maladie. Lauteur dmontre combien les perceptions de la gravit du mal et les mesures de protection des populations sinscrivent dans un canevas culturel et des enjeux sociaux complexes. Ainsi, la mise en place puis labandon des institutions de quarantaine par les pouvoirs publics nont eu que peu de rapport avec la (re)connaissance des causes de la peste elle-mme (p. 127-129). Lauteur dcrit tout particulirement la cohabitation, la mouvance et les antagonismes entre deux visions du mal en France : celle visionnaire des milieux populaires, porteurs de savoirs empiriques sur la contagion (prouvs directement lors des grandes pestes), et celle des milieux officiels religieux puis mdicaux (monarchie, institutions sanitaires, facults de mdecine et municipalits), fonde en grande partie sur les notions de miasmes ou d lments contagieux . Le principal intrt de louvrage est justement de dconstruire lapparente simplicit des discours mdicaux, notamment par lanalyse de lvolution du vocabulaire et des classifications officielles et dissidentes (p. 15-16) en termes de contagion, dinfection ou de transmission. Ainsi, la reconstruction rtrospective par les mdecins de bons ou mauvais modles, propos par exemple des luttes menes contre le cholra, est remise en cause (p. 196-197). De mme, les changements de paradigmes
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mdicaux sont lis des interpntrations, des relectures et des traductions au coup par coup de savoirs populaires (p. 119-120), les lgitimations scientifiques venant a posteriori (p. 63 et 67). la fin du XXe sicle, le corps mdical sassure un droit de regard sur les rouages essentiels des socits industrielles dmocratiques, notamment au travers des institutions sanitaires, en sattribuant les traits de la scientificit de la toute nouvelle pidmiologie. Il tend exagrer lampleur de lpidmie syphilitique, devenue flau social (p. 66-67). Lpidmie devient le prtexte dimposer ou de prcipiter des changements de murs. Cependant, lobjectif de lauteur est plutt de mettre jour des permanences et la rsurgence de mcanismes trs anciens de peur pidmique, et ce, en dpit de savoirs portant sur les agents de contagion trs disparates dans le temps. La matrise des pidmies exige docculter leur caractre contagieux. Dans les discours mdicaux, il ne faut jamais ramorcer et il faut mme la combattre la vision contagionniste du mal, car la peur ferait toujours plus de victimes que lpidmie elle-mme (elle serait encore plus contagieuse et synonyme de dsquilibres sociaux bien plus grands). Il sagit donc de conjurer lextension du mal par les mots ou limagerie : le cholra, au XXe sicle, est une maladie infectieuse non contagieuse ; le sida en France nest ni une MST ni contagieux, mais transmissible. De mme, il convient de ne pas montrer les moribonds, les cadavres et les cercueils sur les ex-voto en des temps de drliction (p. 157), ou encore dadopter lillusion de la communication transparente du modle publicitaire comme support des campagnes prventives du sida en France (p. 162). Grard Fabre analyse finalement sous cet angle leur efficacit relative (chap. 12). Les subtilits actuelles du langage pidmiologique, les catgories mdicales aux significations univoques ou la notion de devoir de sant (prolongeant un mouvement culturel issu de la mdecine hyginiste) se rvlent limites face au noyau des donnes fondamentales du corps et limaginaire du mal.
Il sagit encore de tenter de les neutraliser en rcusant la contagiosit de la maladie au nom de la science. Mais force dinstances, voire de messages contradictoires (prcher la bonne parole qui rassure sur le mode moral) les campagnes ont veill les soupons, les doutes et les scepticismes sur dautres modes de transmission (p. 224), sans pourtant endiguer des reprsentations du complot de lempoisonnement ou des pratiques dvitement dexutoire ou de boucs missaires propos de populations dj stigmatises ou dindividus dclasss (chap. 7). De mme, lapprhension du mal selon une vision mathmaticienne du groupe et les logiques probabilistes des risques de contracter le virus reste peu parlante, thorique, pour le public, en inadquation avec leurs ralits (p. 23-25). En fait, la promotion de la prvention et de auto-contrle individuel par des messages gnralistes jugs plus rationnels (donc efficaces) risque au contraire dinquiter les individus les moins concerns et de rassurer les plus exposs , et occulte les ingalits sociales face aux risques (p. 182). Les reprsentations triviales du risque, les fausses croyances laisses au sociologue (p. 20) sont galement rcurrentes au sein mme des pouvoirs qui les condamnent. Les pratiques dvitement du toucher chez des professionnels de milieux sanitaires et mdicaux, responsables de la prvention (p. 23, 174, 214), sont parfois mme inscrites dans les textes officiels au regard du Code de la sant publique, le sida est intgr la liste des maladies portant interdiction de certaines oprations funraires (p. 217-218). Autrement dit, si lancrage culturel de limaginaire du mal dans nos socits occidentales donne un motif puissant lhyginisme cens prvenir la contagion, ce dernier est sans cesse rattrap par les fantmes du lpreux ou du pestifr, et peut-tre du sida. On peut seulement regretter dans cet ouvrage des articulations parfois un peu obscures entre les diffrents chapitres, tirs de diffrents articles complmentaires. En consquence, certaines analyses sociologiques comparatives restent peu abouties. Mais, comme lcrit G. Fabre lui-mme, les reprsentations contagionnistes du sida ntant pas politiquement correctes , elles ne saffichent pas aisment. Seules des enqutes plus
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pousses, incluant des relations de confiance avec les personnes interroges, peuvent les mettre au jour (p. 214). Son ouvrage trouve dans ce sens de nombreux chos en anthropologie. Anne Vega Ethnologie franaise 1999/4 _______________
Sylvie FAINZANG, Lintrieur des choses . Maladie, divination et reproduction sociale chez les Bisa du Burkina, prface de Marc AUG, LHarmattan, Paris, 1986, 287 p., cartes, index, glossaire, bibliographie.
On connat la vogue et lengouement que suscite lanthropologie dite mdicale. Depuis plusieurs annes, les revues spcialises prolifrent et sont remplies de cultes de possessions, de sances shamanistiques et autres exotica. Des chercheurs se penchent aussi sur les systmes nosographiques ou tiologiques locaux et, si les rsultats de toutes ces tudes sont importants, il nen reste pas moins que le lecteur reste souvent sur sa faim car la sur-spcialisation de ces travaux, tout remarquables quils soient, ne nous donne pas une vision exhaustive du crneau quoccupe tel ou tel culte thrapeutique dans un systme complet de soins et ne nous dit pas assez souvent quelle est la place de la mdecine dans lensemble des croyances entretenues par la population tudie. Il sagit en fait le plus souvent dun fragment de cet ensemble dont on extrait ce qui apparat de faon frappante comme bon crire , et Dieu sait si le matriel est abondant !, tout en ignorant superbement le reste qui peut sembler, premire vue, trivial. Ce qui manque toutes ces contributions partielles, aussi notables et intressantes quelles puissent tre, rptons-le, cest un ancrage dans la socit globale. Cest prcisment cet ancrage que nous donne le livre de Sylvie Fainzang.
Aprs un rapide examen de la socit bisa, une ethnie du Burkina, anciennement Haute-Volta, qui nous situe brivement la structure politique, lconomie et lorganisation sociale, lauteur sattaque au systme des croyances qui informe la pratique mdicale et la reprsentation des maladies. Les causes des vnements, une vaste catgorie qui englobe les maladies comme sous-groupe, peuvent tre attribues Dieu, aux anctres, aux sorciers ou encore aux divers gnies qui forment un panthon hirarchis. Lauteur termine ce premier chapitre sur les rapports entre cosmogonie et structure sociale, la premire ntant pas le reflet de la seconde mais se prsentant comme un oprateur de lgitimation de lordre social, tel que le groupe se le reprsente , ainsi que sur quelques considrations mthodologiques sur le concept de Dieu que lauteur met, chez les Bisa, en dehors de la sphre proprement dite du religieux, si lon suit certaines dfinitions pas toutes de ce terme. Le second chapitre, le plus long, concerne les maladies. Il dbute par la classification et lanalyse des noms des maladies tels que les donnent les Bisa. Celles-ci sont dsignes par des termes qui se rfrent soit leur manifestation somatique , soit leur cause suppose , ou encore la technique thrapeutique utilise pour les soigner, une maladie pouvant relever de plusieurs catgories. Cest une classification quon pourrait taxer de formelle qui nous est prsente ici et qui est le fait de lethnologue, les Bisa eux-mmes ne classifient pas spontanment leurs maladies en ces termes mais selon leur tiologie qui relve, elle, dun ordre tout diffrent La lecture se poursuit par lexpos des thories de la transmission des maladies qui peut se faire soit par contact physique direct ou indirect, soit par toute une srie dagents supra-humains, cette seconde catgorie correspondant des maladies rsultant dune dviation du comportement reconnu comme normal par les Bisa et qui en sont la sanction. Ces thories bisa de la contagion permettent lauteur de discuter quelques ides de Lvy-Bruhl et de Mary Douglas sur la pense mystique et la pollution pour en montrer le caractre erron ou partiel. La classification des maladies employe par les Bisa est ensuite aborde. Ce sont des catgories tiologiques , comme les appelle lauteur, et elles
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consistent en sept sortes dagents qui peuvent envoyer les maladies : les anctres, Dieu, les sorciers et les gnies, dj mentionns plus haut, auxquels il faut ajouter les jumeaux, le destin et les gurisseurs, ces derniers pouvant occasionnellement envoyer des maladies. On a donc des maladies des gnies , des maladies de Dieu , etc. Mises part quelques maladies bien dtermines dont la symptomatologie donne galement la cause, maladies tiologie constante, selon les termes de lauteur, la plupart des autres maladies sont, par contraste, tiologie variable . Ceci implique quune mme maladie pour nous puisse voir assigner sa cause lun ou lautre des agents, ceci dpendant de lanalyse que fera le devin de la situation personnelle du patient au moment de la consultation, situation personnelle qui inclut bien entendu son entourage familial et son histoire que le devin doit interprter pour dterminer ce qui a caus la maladie. Mais une fois une maladie assigne lune des sept catgories mentionnes plus haut, il reste dtecter la cause premire qui a pouss lagent intervenir. Selon le contexte, une mme maladie sera envoye par des agents diffrents et leur cause ultime pourra tre aussi diffrente. Les stratgies thrapeutiques bisa rpondent deux sortes de problmes : soigner le mal et en connatre la cause. Le premier problme est pris en charge par les gurisseurs et le second par les devins. Les premiers sont chacun spcialis dans le traitement de quelques maladies quils soignent au moyen de plantes. Selon lauteur, les gurisseurs soccupent des manifestations ostensibles de la maladie quils sefforcent de faire disparatre alors que les devins interprtent ce qui les a engendres, la maladie tant envisage comme vnement perturbateur ne devant rien au hasard. Les uns sattachent liminer douleurs et symptmes alors que les autres sappliquent remdier la cause de la maladie. Le gurisseur na defficacit que partielle car si la cause ultime na pas t diagnostique et soumise elle-mme un traitement, la maladie rapparatra. Le statut de devin est hritable et se transmet en gnral lintrieur dun mme lignage selon certaines rgles qui visent conserver une proportion rgulire de devins dans la socit bisa. Le devin est choisi par les gnies pour faire ce travail et il ne peut refuser sous peine de voir fondre sur lui des malheurs qui le feront revenir la raison.
Les techniques divinatoires bisa sont ensuite abordes, techniques qui permettent au devin de dire la cause de la maladie (rupture dinterdit, conflits ouverts ou latents avec la famille ou les voisins, tensions sociales, ngligence envers les proches, etc.), avec laide active du patient qui, en fait, pose lui-mme le diagnostic, le plus souvent sans sen rendre compte. Le devin prescrit alors divers sacrifices ou dons pour radiquer la cause de laffliction. Ces dons sont faits selon la capacit de payer du patient, ce qui rend le devin non seulement gardien et contrleur de lordre social mais aussi une sorte de rgulateur conomique puisque les plus riches donnent davantage que les pauvres. La maladie est donc un prtexte pour raffirmer les rgles du jeu social. Le chapitre trois, intitul Divination et vnement , pousse plus loin lanalyse du rle des devins et de leurs pratiques. Si la maladie doit tre considre comme un vnement quil faut interprter, il en est bien dautres qui sont eux aussi du ressort de la divination. La maladie nest quune catgorie dvnements parmi dautres, lun des plus importants tant la mort dont on recherche les causes immdiatement aprs le dcs mais aussi encore une fois dans les trois ans qui suivent le trpas. On en dtermine la cause par des procdures identiques la divination des maladies mais on rend aussi un jugement o le mort joue selon les moments le rle daccus, de tmoin et de juge au milieu de ses proches assembls. Cest une remise en ordre du tissu social par une sorte de dballage de linge sale en famille o querelles anciennes, manquements la coutume ou mfaits divers sont sanctionns. Le devin est donc un juge, un pacificateur et un conciliateur qui demande des sacrifices et des dons distribuer aux coupables, sacrifices suivis dune fte de rconciliation le soir mme. On consulte encore le devin pour rsoudre des conflits inter-lignagers, pour expliquer des rves et des vnements particulirement heureux qui sont toujours le signe de quelque chose. De mme, les devins ont un rle politique important ; ils viennent tous de lignages qui ne peuvent possder la chefferie du village mais les lignages de chefs les consultent lorsquil faut choisir un nouveau chef et ce sont eux qui le dsignent. Tout homme se doit
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de consulter le devin non seulement lorsquil se marie ou construit une nouvelle maison mais aussi si tout semble bien aller car le devin pourra lui dire ce quil doit faire pour viter des embches ou des malheurs potentiellement venir, ou pas. Le devin est considr par les Bisa comme omniscient et ses multiples interventions servent non seulement restaurer un ordre social perturb, mais aussi reproduire cet ordre. Louvrage se clt par quelques considrations thoriques sur le statut de la divination ; il est remarquable par sa prcision, sa concision et lampleur du champ couvert et discut sous un format relativement petit. Marc Aug, qui prface le volume, a rcemment propos de remplacer le terme anthropologie mdicale par celui danthropologie de la maladie. Certains ont hauss les paules en ne voyant l que finasseries smantiques mais, outre les raisons que donne Aug pour ce changement, ce livre en est une de plus. Il replace les conceptions de la maladie, de son diagnostic et de son traitement dans un cadre plus large qui nous oblige reconceptualiser le statut de ladite anthropologie mdicale, trop souvent rive ses problmes particuliers directement tirs de la vision ethnocentrique de notre systme mdical et de sa pratique. Ce nest pas seulement les devins bisa qui vont lintrieur des choses , lauteur nous y amne sans peine dans un style court et efficace. Il faut dabord prendre la mesure de la fort avant de sintresser aux arbres, ce que font encore trop souvent les tudes hyper-spcialises dont nous avons parl en introduction. Ceux qui commencent par l mettent la charrue devant les bufs mais il fallait peut-tre un livre comme celui-l pour nous le rappeler. Je le recommanderai tous ceux qui sintressent lanthropologie holistique et, en premier lieu, ceux qui voudraient en savoir un peu plus long sur lanthropologie de la maladie telle quelle est conue en France car le livre discute aussi rapidement toute une srie de propositions thoriques quont avances rcemment, entre autres, A. Adler, M. Aug, N. Sindzingre et A. Zemplni au sujet des systmes mdicaux et divinatoires. Jean-Claude Muller Anthropologie et socits 7 (1), 1987
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Sylvie FAINZANG, Pour une anthropologie de la maladie en France, Paris, EHESS, 1989.
Le sous-titre de cet ouvrage : Un regard africaniste , introduit une dimension importante de ce travail, savoir la mise en uvre sur le terrain occidental dune problmatique et dhypothses hrites de lanthropologie de la maladie , ce secteur de la recherche africaniste mis en place partir des travaux de Marc Aug et Andras Zemplni. En prsentant ce texte comme un manifeste, on peut se demander si ce label ne contient pas un risque de marginalisation du projet de lauteur. En effet, lanthropologie sociale et culturelle, celle de lAfrique entre autres, est une discipline profondment acadmique, et ce titre conservatrice du meilleur comme du pire. Le propos est courageux dans la mesure o il sagit de sortir du champ habituel o lanthropologie de la maladie est ne. Il est os puisque ce champ est suppos bord de frontires conceptuelles. Cest probablement la raison pour laquelle Sylvie Fainzang sattache en dbut douvrage rendre un hommage, aussi lgitime que systmatique, aux fondateurs de lanthropologie de la maladie : Evans-Pritchard, Fabrega, Young, Aug, Zemplni. Le retour de lethnologue dans sa propre socit a donn lieu une littrature abondante et ingale. En se rfrant litinraire de G. Althabe et en recherchant les universaux avec leur spcificit, lauteur se situe sur le terrain de la rigueur scientifique. Il est en effet regrettable que, dans de nombreux cas, ce soient les alas de la vie professionnelle qui amnent les anthropologues se pencher sur leur propre socit, alors que ce retour est profondment et fondamentalement heuristique. Labandon, presque
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consomm, du relativisme culturel par les anthropologues, au moment o ce mme relativisme culturel rifi est adopt par le sens commun, donne ce retour une signification particulire qui tmoigne de la vocation de lanthropologie. Loin des cocotiers et de la lagune, la prsentation du terrain nous met en prsence dune cit priurbaine de 5 000 habitants, pluriculturelle, et livre au pluralisme mdical. Ce dernier concept prsente une utilit pratique dfaut davoir une valeur thorique. Le pluralisme mdical manifeste lexistence de choix, dalternatives, dun march plus ou moins cohrent o les patients sont supposs se positionner selon des segments de logiques. Lhypothse selon laquelle le discours sur la maladie a valeur de langage et parle dordre et de dsordre social est fondamentalement anthropologique et sapplique toute socit. La mettre en uvre dans notre propre socit va de soi, mme si cela va lencontre des chapelles culturalistes focalises sur des spcificits culturelles. Les mises en accusation du dsordre et de ses agents sont la fois sociales et culturelles, comme elles sont relles et symboliques. Les modles dinterprtation du malheur qui en dcoulent prsentent des contenus diffrents et une logique semblable dfaut dtre commune dans diffrentes socits. Hrdit culturaliste des anthropologues peut-tre, Sylvie Fainzang mentionne sans dveloppement limportance du statut et de la position sociale, pourtant dterminants dans la conduite des patients. Lutilisation rpte du terme de sujets pour voquer les informateurs peut amener se demander pourquoi ce vocable est plus frquent en psychologie sociale quen anthropologie. Les sujets seraient-ils tous domicilis en Occident et les informateurs en Afrique ? Mais lauteur ne laisse place aucune ambigut propos de sa mthode et se prsente auprs des sujets comme anthropologue, ce qui rtablit une indiscutable quit. On relve des remarques riches sur lautre culturel , les marqueurs de lidentit et de la distance, de mme quon note avec intrt lorientation des patients vers des spcialistes pour des problmes organiques, tandis que les gnralistes se verraient plus consults pour des problmes sociopsychologiques. Il y a l
matire de nombreuses rflexions, et lun des mrites de cet ouvrage est douvrir quelques portes latrales dun grand intrt propos des modles interprtatifs de la maladie, en particulier des rapports entre accusation et tension sociale. La brivet de louvrage amne poser plus de questions qu formuler des rponses, mais le propos de lauteur est clairement de baliser un champ et non de loccuper. Les rsultats nanmoins avancs permettent de dgager quatre modles de mise en accusation : lauto-accusation, laccusation de lautre proche, celle de lautre loign, celle de la socit. Cest cette accusation de la socit qui serait, selon Sylvie Fainzang, le modle dominant des Franais, linverse des Africains chez qui lautre proche constitue le plus grand danger. Lauteur produit dintressants dveloppements sur cette accusation de la socit. La maladie, cest toujours lautre. Ces rflexions donnent penser que ce qui introduit une diffrence fondamentale dans les mises en accusation formules propos de la maladie, est non pas tant leur caractre rationnel ou magique que la position occupe par chacun des protagonistes lgard du/des autres, dont dcoulent la fois le sens de la fonction des accusations (p. 91). En Occident, une tiologie de type contestataire sopposerait une tiologie conservatrice des socits lignagres qui ne remet pas en cause la socit. Cette dichotomie semble exclure lexistence de maux du systme en Afrique. On peut mettre quelques rserves sur ce point tout en soulignant lintrt de lanalyse qui met en rapport les discours de la mdecine prventive et les maux de socit . La vie moderne comme nuisance se conjugue avec la vie moderne comme mancipation et requiert une articulation entre nuisance et libert. Vaut-il mieux tre malade de son voisin que malade de sa socit ? La libert est-elle polluante ? Louvrage de Sylvie Fainzang ouvre de nombreuses pistes de recherches originales et fcondes. Il faut souhaiter quau-del de ce manifeste , au demeurant trs consensuel, sur luniversel et le particulier, des travaux de terrain suivis permettent de donner du corps aux hypothses avances et den dvelopper dautres. Sinon lanthropologie de la France demeurerait lalibi dun culturalisme exotique aussi populaire
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quil est prim et qui constituerait aux yeux daucuns la maladie de lanthropologie. Ce travail brillant autorise un pronostic raisonnablement optimiste. Bernard Hours Sciences Sociales et Sant VIII (4), 1990 _______________
Sylvie FAINZANG, Ethnologie des anciens alcooliques. La libert ou la mort, Paris, PUF, 1996, 171 p., carte, rf., bibliogr., index.
Dans cet ouvrage, Sylvie Fainzang nous entrane dans le monde mconnu de la gurison. Depuis une trentaine dannes maintenant, les anthropologues ont amplement dbattu des diffrents aspects de la construction sociale de la maladie et, de faon plus gnrale, de laction thrapeutique Mais ils ont eu plus rarement loccasion de se pencher sur lexprience de la gurison, ses conditions et ses manifestations. On peut donc apprhender ce travail comme une contribution thorique lanthropologie mdicale, venant complter en quelque sorte une rflexion sur les structures anthropologiques de la maladie, en incluant cette fois-ci le domaine de la gurison. Dans le contexte dun problme vu tantt comme dviance, tantt comme maladie, il nest pas vident de concevoir ce que peut tre un tel processus, du point de vue de personnes qui dclarent sen tre sorties . Lauteur a voulu explorer larticulation entre les reprsentations de lalcoolisme partages par les membres dun mouvement et la manire dont ils rorganisent leur existence par rfrence limpratif de lutter contre la rechute (p. 10). Il sagit dun mouvement franais (Vie Libre), non confessionnel et apolitique, groupe dentraide favorisant le maintien de labstinence et qui se dfinit comme un mouvement de buveurs guris, dabstinents volontaires et de sympathisants, uvrant contre lalcoolisme, contre ses causes et pour la promotion des anciens buveurs (p. 18). Son tude permet justement de saisir comment les reprsentations proposes de la maladie structurent les conduites envers lalcool et les rapports sociaux que vivent les buveurs. La participation au mouvement oriente en grande partie la manire dont sorganisent les liens entre les anciens buveurs et leurs proches et avec les professionnels. Lanthropologue a privilgi lobservation participante aux runions et activits du mouvement, puis les
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entretiens en profondeur avec ses membres : anciens buveurs, hommes et femmes, et conjoints de ces anciens buveurs. Lauteur prsente de faon dtaille le mouvement (ses orientations, ses spcificits), mais aussi, la faon dont les malades interprtent les causes de leur mal, les effets de lalcool sur le corps global, les constructions contagionnistes, les rituels labors dans le contexte du mouvement, les diffrentes faons de grer le mal au quotidien et enfin le processus qui conduit rendre dsirable labstinence. En ce qui a trait la causalit, on montre comment lalcoolisme et lalcool (souvent confondus) apparaissent comme des catgories floues : tantt symptmes, tantt causes, tantt consquences, leur position respective est quelque peu ambigu dans la chane tiologique. Ce flou conceptuel est prsent dans les documents de lassociation Vie Libre comme chez ses membres. Mais aussi de mme que lalcoolisation est la fois cause, signe et consquence de la maladie, labstinence est la fois cause, signe et consquence de la gurison (p. 46). Lauteur montre que cette confusion est utile au mouvement (elle nest pas quintellectuelle), elle est une stratgie. Les schmes de la causalit sont souples et sadaptent au gr des histoires individuelles. Le discours causal est son minimum : il faut reconnatre avec Vie Libre la responsabilit de lalcool dans la souffrance, partir duquel le buveur construira des tiologies connexes et, subsquemment, oprera des choix en ce qui concerne ses conduites lgard de son entourage (p. 52). Dans un chapitre passionnant, lauteur explore les reprsentations que les anciens buveurs et leurs conjoints se font des effets de lalcool sur les trois organes majeurs quils identifient : le sang, les nerfs et le cerveau. On y cerne lhritage de la thorie hippocratique des humeurs (lien entre temprament et composition des humeurs corporelles), des fragments de thories psychologiques de vulgarisation et des reprsentations vhicules par Vie Libre (mlange de philosophie sociale et de thorie mdicale). Les trois organes ou ples sont affects selon les liens qui sont tablis entre lalcool et la conduite du buveur.
La relation lAutre constitue aussi un thme majeur de louvrage de Fainzang. Cet aspect de lexprience alcoolique est capt par le lien que les anciens buveurs tablissent entre leur situation et celle de leur conjoint. Sils sont malades, ils ont aussi contamin la sant et la vie de leur conjoint, mais la thorie contagionniste propose vite une vision physiciste mettant en cause le sang, par exemple. Cest au contraire par le lien social, par le vcu commun de la prsence de lalcool dans le couple (p. 94), lalcool, personnifi et se transformant en sujet, que la contagion se fait du buveur vers le non-buveur dans le couple. Lalcool pntre certes les diffrents organes (entre autres par le sang), mais il pntre aussi par une entit dote de caractres humains et porteuse de souillure (le buveur). La contagion est celle qui passe par le rapport social qui sinscrit dans le corps. Le conjoint, qui dit porter la marque de lalcool et de lalcoolisme, tmoigne de ce quil porte la marque de lAutre (p. 95). Les deux derniers chapitres exposent ce quil en est du processus de gurison. Les stratgies thrapeutiques utilises par les anciens buveurs paraissent en accord avec les modles thrapeutiques quils laborent ; elles sont aussi diversifies que ces derniers, et varient selon la position de lalcool dans le modle causal. Les anciens buveurs peuvent galement multiplier les stratgies en accord avec la complexit du modle causal : tel cet ancien buveur qui consultait un homopathe pour soigner ses problmes de sommeil et dapptit, de stress et dangoisse, un mdecin alcoologue pour soigner sa dpendance et un psychiatre pour soigner sa dpression. Trois stratgies complmentaires relies aux diffrents niveaux de causalit en prsence. Il ny a pas dun ancien buveur lautre de discours thrapeutique homogne. Le patient reconstruit sa thrapie partir des formules quon lui propose, conjuguant lindividuel et le collectif, et construit de cette manire son itinraire vers labstinence et vers la gurison. Cest la cration dune culture de labstinence qui illustre la construction socioculturelle de la gurison. Lancien buveur adhre un discours, celui de lassociation, mais il labore aussi, en fonction de ses reprsentations de lalcool et de lalcoolisme, un ensemble de valeurs qui font de labstinence
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un quivalent de la libert retrouve. Boire signifie risque de mourir et cesser de boire signifie revivre. Le mouvement Vie Libre fournit des moyens concrets pour oprer une telle transformation des valeurs : formation de lidentit nouvelle par le rituel de la remise de la carte rose, maillage et soutien social travers un modle de relation symbiotique entre les participants, parole libratrice par la construction active du rcit de gurison. Francine Saillant Sciences sociales et sant XV (4), 1997 _______________
Fadi Walett FAQQI, Isefran. Maladies et soins en milieu touareg, prface et prsentation de ldition scientifique de Barbara FIORE. Bandiagara (Mali) / Perugia (Italie), CRMT / PSMTM 1993, 62 p.
Le document qui nous est livr ici est la version franaise dun texte pris sous la dicte de Fadi Walett Faqqi, une vieille touargue du Mali ayant dcid de transmettre sa fille ses connaissances mdicales. On ne nous dit malheureusement pas quelle fraction appartient cette femme. La chose est regrettable car les parlers touaregs du Mali sont mal connus, et le peu quon en sait permet daffirmer quils diffrent notablement les uns des autres. Les termes mdicaux fournis sont un document linguistique mais nous ne savons pas quel parler il faut les rattacher. On ne sait pas non plus sous quelle forme la fille de Fadi a crit ce que lui dictait sa mre : a-t-elle crit laide de lalphabet touareg ? A-t-elle crit en tamacheq mais en utilisant lalphabet latin ? A-t-elle crit en franais en traduisant au fur et mesure les paroles de sa mre ? La troisime hypothse nous parat la plus vraisemblable, mais les deux autres ne sont pas exclure, de sorte que nous ne savons rien de lobjet partir duquel a t construit le prsent document. Sil sagissait dun texte touareg, il est dommage que la transcription ne soit pas fournie.
Le texte, prcd dune prface et suivi dun commentaire de Barbara Fiore, se prsente comme une liste de maladies, dont le nom touareg est chaque fois donn. Fadi numre pour chaque maladie les symptmes et les remdes. On aimerait beaucoup connatre la version touargue de certains passages. Cest le cas par exemple de celui-ci : ... il existe deux sortes de maladies : les maladies psychiques, dues un contact malheureux avec des tre normalement invisibles (lshinn, kl Tnr) et les maladies ordinaires (p. 11). On ne nous dit pas quelles sont les expressions touargues qui ont t rendues par maladies psychiques et maladies ordinaires . Sagit-il vraiment dune traduction ? Je crains fort quil ne sagisse que dune adaptation et que ces deux locutions ne reprsentent pas des catgories locales. Lhonntet de lditrice nest videmment pas en cause, car il est possible quelle ait suivi les indications des jeunes touaregs francophones avec lesquels elle semble avoir travaill. Pour ce qui est de lshinn cest le pluriel de lshin, mot driv de larabe jinn quon retrouve dans dautres parlers touaregs sous la forme ljin ou lhin. Kl Tnr ( ceux du dsir ) se retrouve aussi dans dautres parlers touaregs, parfois en association avec la locution kl esuf ( ceux de la solitude ). Ces tres malfiques, souvent mentionns dans lethnographie, sont censs frapper les humains et leur causer divers tourments. Fadi nous dit deux quils trouvent dans la pression sociale sur lindividu, les dsquilibres dans son caractre, les vnements traumatisants de la vie, son tat physique mme, les circonstances propices leur action (p. 49). L encore on serait vraiment curieux de savoir comment cela a pu tre dit en tamacheq et je doute fort quil sagisse vraiment dune traduction. Pour les maladies proprement physiques, Fadi les spare en maladies chaudes et maladies froides , opposition quon trouve ailleurs dans le monde touareg. Cest mme le principal intrt de ce document que de donner des informations assez compltes sur cette opposition, dont lditrice souligne avec raison quelle dpasse le domaine mdical. Cet apport documentaire est rel et rattrape les faiblesses de louvrage. Cependant, il nest pas sr que cette opposition entre chaud et froid soit aussi catgorique que le pense lditrice : les Touaregs distinguent assurment dans labsolu entre des tempraments chauds et froids, des plantes ou des
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mets chauds ou froids, mais il arrive souvent que pour un mets, une plante, un lieu, sa chaleur ou sa froideur soient matire discussion. On craint galement que lditrice ne schmatise lexcs quand elle oppose (p. 53) les maladies physiques , qui seraient du domaine des femmes, aux maladies psychiques , qui seraient causes par les lshinan et traites par des hommes, les lettrs musulmans. notre connaissance, les choses ne sont pas si tranches. Tout dabord, des maladies quon ne peut considrer comme psychiques , telles les diarrhes du nourrisson, peuvent loccasion tre attribues aux lshinan. vrai dire, toute maladie, ds lors quelle tarde gurir, finit par tre attribue ces tres surnaturels. Et l, on peut avoir recours aussi bien des gurisseuses utilisant des plantes mdicinales qu des lettrs musulmans. En un mot, si lintrt de ce document est indniable, on regrette que le travail ddition nait pas t fait avec toute la prcision souhaitable. Dominique Casajus Psychopathologie africaine XXVI (1), 1994 _______________
Paul FARMER, Sida en Hati. La victime accuse, prface de Franoise HRITIER, Paris, Karthala ( Mdecines du monde ), 1996, 414 p.
Sida en Hati. La victime accuse est le titre franais de louvrage de Paul Farmer : Aids and accusation : Hati and the geography of blame, publi en 1992. Ce texte est, ce jour, la seule monographie et rflexion thorique en anthropologie sur le sida dans la Carabe, aussi faut-il en saluer la traduction franaise, prcde dune prface de F. Hritier, par les ditions Karthala. Paul Farmer est mdecin et anthropologue. Professeur danthropologie mdicale Harvard Medical School, et directeur de Institute of Health and Social Justice, il est praticien hospitalier Boston et directeur mdical dune clinique rurale en Hati o il travaille depuis prs de quinze ans. Louvrage retrace lhistoire des reprsentations de lpidmie en Hati dans les annes quatre-vingt, ainsi que les conditions dapparition et de dveloppement de celle-ci, en dmontrant quelles sont troitement dpendantes du contexte gopolitique et de lhistoire de la rgion. Les donnes ethnographiques reposent sur un travail de terrain de sept annes qui sest droul de 1983 1990 dans un village du Plateau central. Lauteur prsente dabord la succession des affres que le village connat depuis 1956. cette date, la construction dun barrage, suite un accord sign en 1949 entre le gouvernement hatien et une banque amricaine (Import-Export Bank), a entran la migration des habitants dune valle sur les pentes dune colline aux sols rods qui ne permettent pas une agriculture vivrire. La population, prvenue un mois avant linondation des terres, ne croit pas la ralisation du barrage et fuit au dernier moment devant leau qui monte. La construction dune route proximit du nouveau lieu dinstallation oblige la population se dplacer de nouveau. Vingt ans plus tard, en 1978, des experts amricains instituent le programme dradication du cheptel porcin accus de souffrir de la peste porcine. En
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1989, plus un seul porc ne subsiste. La prcarit des conditions de vie des habitants en est encore accrue. Cest dans ce contexte local que Paul Farmer prsente les itinraires thrapeutiques des trois premires personnes atteintes par le VIH et les reprsentations dont la maladie fait lobjet dans le village. En 1983 elle est considr comme une maladie de la ville provoque par un microbe qui ne touche que les homosexuels. En 1985 et 1986, du fait peut-tre dune information sur un lot de sang contamin, on parle de sang. Fin 1987, aprs le premier dcs li au sida, lpidmie devient lobjet de discussions. Les conceptions relatives la tuberculose et lorigine sorcire de la maladie modlent la reprsentation du sida et, paralllement se met en place un systme dinterprtation qui lie lorigine de la maladie la pauvret, la jalousie, des complots amricains lis au no-colonialisme amricain dans le pays. En 1988, les villageois organisent eux-mmes une runion dinformation sans laide des institutions sanitaires religieuses de la rgion. Au printemps 1989, on parle sans crainte et aucune des personnes atteintes, au contraire de ce qui se passe dans dautres pays, nest abandonne par sa famille. Paul Farmer retrace ensuite, de manire novatrice, lhistoire pidmiologique de la maladie en Hati. Le 4 mars 1983, alors quon navait pas encore isol le virus, le CDC dAtlanta (Center for disease Control), dsigne quatre groupes risque (sic) responsables de la transmission du virus qui sont : les homosexuels, les Hatiens, les hmophiles les hronomanes. Ces groupes furent trs vite rebaptiss le club des quatre H. Ce nest quen avril 1985 que le CDC efface le terme Hatien de la liste des groupes risque. De cette accusation sen est suivie un stigmatisation aux consquences graves pour les Hatiens vivant aux tats-Unis (pertes demploi, rejet des enfants lcole, honte dtre Hatiens, tentatives pour se faire passer pour Jamacain) et pour Hati (chute brutale du tourisme en 1983). Revenant sur ces assertions, publies dans des journaux comme les Annals of Internal Medicine, lauteur montre comment plutt que daccuser les Hatiens, il serait plus juste de les considrer comme les victimes dune pidmie dont lorigine est vraisemblablement due au tourisme homosexuel
amricain Port au Prince et lutilisation de lots de sang contamin. Du fait de la pauvret dans laquelle ils vivent, des hommes htrosexuels se sont prostitus des touristes amricains homosexuels. Lpidmie sest ensuite propage par voie htrosexuelle, touchant en majorit les femmes les plus pauvres. Ce dveloppement de lpidmie est limage de celui de bien dautres les de la Carabe. Les pays les plus touchs sont ceux qui font partie du systme de lAtlantique ouest, dfini par O. Patterson comme un rseau de relations socio-conomiques rayonnant depuis les tats-Unis. Jusqu ce jour, Cuba avait une sroprvalence faible. Lapproche hermneutique et pidmiologique sappuie sur lanalyse des contextes politique, conomique et historique qui rendent compte des interprtations locales et personnelles. Paul Farmer montre comment le dveloppement du sida en Hati, les interprtations que les malades et leur entourage font de lpidmie, et les rponses collectives des Hatiens aux accusations amricaines, sont troitement dpendantes du dveloppement du colonialisme et du capitalisme dans la rgion depuis le XVIe sicle. La vie dun village et de ses habitants est troitement dpendante de la politique amricaine. Le destin dune jeune femme dont litinraire thrapeutique est prsent dans louvrage est en cela exemplaire. Sa mre est morte de tuberculose et de pauvret, lobligeant migrer vers Port-au-Prince dans lespoir de vivre moins misrablement. En ville, elle a t amene, sous la pression familiale, se mettre en mnage pour amliorer le quotidien, et a t, linstar de nombreuses jeunes femmes dorigine rurale, touche par le virus lors de sa premire et unique exprience sexuelle. Louvrage de Paul Farmer montre brillamment quune anthropologie de laffliction, propos du dveloppement et des reprsentations dune pidmie, ne peut sarrter une approche culturaliste ou cognitive. Elle doit prendre en compte les pratiques sociales dans lesquelles sinsrent la diffusion de lpidmie et la comprhension qui en est faite par les populations. Dans le contexte cariben, elles ne peuvent se comprendre que si on les analyse dans la profondeur historique et en tenant compte du contexte gopolitique.
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Didier FASSIN, Pouvoir et maladie en Afrique. Anthropologie sociale dans la banlieue de Dakar, Paris, PUF ( Les champs de la sant ), 1992, 359 p.
Du dsorceleur du Bocage mayennais au thrapeute sngalais se dnoue une anthropologie de la maladie mettant nu des enjeux de pouvoirs et de savoirs lis toute gestion du mal et de la mort. L o J. Favret-Saada posa les jalons dune anthropologie parlant de la maladie en termes de rapports et de logiques de force ( vitale ou magique ) 19, lanthropologie sociale revendique par Didier Fassin sinscrit dans ce dbat sur le sens du mal 20 en se demandant, ds les premires pages, si le thrapeute nest [...] pas aussi un malade luttant contre son mal, ou le mal dont sont victimes les siens et [sil ny a pas] ambivalence permanente entre les deux ples dans la menace de mort qui pse sur les hommes de savoir (p. 20). Thrapeutes, malades, pouvoirs et savoirs en comptition : les grands axes de la rflexion dveloppe autour dun cheminement complexe dans le monde de la sant et de la maladie Pikine (banlieue de Dakar) sont ainsi marqus. Perues et analyses non pas en elles-mmes mais afin d accder une connaissance de la socit (p. 22), les pratiques et les conceptions de la sant et de la maladie identifiables en milieu urbain dakarois rsistent tout projet de systmatisation et de classification de leurs manifestations. Ide force de la problmatique de D. Fassin, lhtrognit des pratiques thrapeutiques au sein mme des catgories habituelles de mdecine
19 20 J. Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977. M. Aug et C. Herzlich (sous la dir. de), Le sens du mal. Anthropologie, histoire, sociologie de la maladie, Paris-Montreux, d. des Archives contemporaines, 1984.
traditionnelle et de biomdecine et des comportements des malades, ajoute limpossibilit den dduire des typologies, ouvrent la voie une sociologie utilisant ses objets de rflexion initiaux pour une comprhension des positions de pouvoir qui se font et se transforment dans une grande ville africaine o, du gurisseur au mdecin et du malade ses proches, tout discours sur la sant est un discours politique et toute pratique de sant est une pratique politique (p. 282). Pour lucider ce lien essentiel entre la maladie et la sant dun ct, et des positions de pouvoir de lautre, lauteur nous fait dcouvrir, dans un premier temps, la multiplicit des recours thrapeutiques qui soffrent au citadin. Dans lespace mme des centres de soins modernes se donne lire une varit de relations au malade et dapproches de la maladie. Ainsi, du dispensaire mdicalement gr par des infirmiers se contentant dun traitement symptomatique du mal en ignorant sa dimension tiologique, aux missions religieuses trs frquentes, en passant par les praticiens libraux disponibles mais ferms une clientle populaire et les structures hospitalires loignes et impersonnelles, loffre mdicale, si elle sorganise effectivement autour dun corpus commun de connaissances (p. 64), est gre par le malade en fonction dun triple critre daccessibilit : physique (promiscuit), conomique (cot), et social (familiarit avec le centre de soins). Mdecines sans tradition dans la mesure o elles sont en perptuelles transformations, les thrapeutiques dites traditionnelles, autour de ples de savoirs prcis (blanc-positif-musulman/noir-ngatif-paen) regroupent un ensemble de pratiques non seulement htrognes mais dont la dynamique autorise de frquents passages des unes aux autres. Il est toutefois possible de dceler une hirarchie en fonction de lutilisation faite de la parole et de mdiations matrielles : les thrapeutes les plus ports sur le discours sont aussi ceux investis de pouvoirs politique et mdical confondus les plus importants. Dans son effort pour nuancer les frontires entre mdecines (tradition/modernit), rfrents religieux (paens/musulmans) et milieux
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(urbain/rural), tels quils sont mis lpreuve par les malades, D. Fassin propose une interprtation fconde du rituel travers son passage du village Pikine (le kanaalen des Diola, rituel de perversion o les femmes simulent le malheur [quelles veulent] viter , p. 106). Lide centrale selon laquelle, du village la ville, le rituel subit une transformation profonde allant de pair avec un effort de conservation formelle qui vise laisser en place le minimum symbolique ncessaire son efficacit (p. 108) rejoint nos propres analyses des rituels de possession peul au Niger qui se reproduisent moins travers des squences strotypes que dans le respect dobjectifs prcis (thrapeutiques, religieux), indispensables leur efficacit et dpassant toute formalisation excessive 21. Dans la deuxime partie consacre lapproche des systmes de sant par les malades, le projet de dconstruction de catgories danalyse, trop peu souvent interroges en elles-mmes, se poursuit, le champ de lefficacit thrapeutique ntant plus prsent comme le monopole de la mdecine moderne et celui du sens ne relevant plus des seules interprtations traditionnelles de la maladie. Un regard sur les itinraires thrapeutiques rvle en effet un systme de logiques de gurison pour le malade, de pouvoir pour le gurisseur qui dpasse le seul objectif du sens donner la maladie. Aussi, en russissant apprhender conjointement ces deux proccupations du malade (la souffrance et son sens pour la socit), lislam prend peu peu le dessus sur les interprtations sorcellaires. Aprs les acteurs de la sant (les thrapeutes et les malades), D. Fassin consacre le deuxime volet de sa rflexion aux modalits dapparition et aux manifestations des savoirs et des pouvoirs qui conditionnent et caractrisent le rapport la maladie. L encore, la variabilit et la flexibilit des savoirs traditionnels et islamiques simposent comme une vidence, grce au recours aux rcits de malades, aux histoires de cas rels (p. 199) qui constituent, chacune, une exprience originale dapproche de la maladie.
21 L. Vidal, Rituels de possession dans le Sahel : exemples peul et zarma du Niger, Paris, LHarmattan, 1990. Id. La possession par les gnies chez les Peul (Niger) : de la parole linvention du rituel , Archives de Sciences sociales des Religions 79, 1992 : 69-85.
La prsentation classique des trois modes connus de transmission du savoir thrapeutique (rvlation, hritage, apprentissage) amne de brves considrations pistmologiques et mthodologiques sur lauthenticit de la croyance du gurisseur (p. 245) et sur le rle lgitimant de lanthropologue pour la pratique sociale observe (p. 248) qui, si elles ne sont pas nouvelles 22, illustrent lattention constante porte, tout au long du rcit, la position de lanthropologue par rapport ses interlocuteurs et ses informateurs ainsi qu son influence sur lvolution de son objet de recherche. En ce sens, et trs modestement, le chercheur participe aux relations de pouvoir qui fondent tout discours et toute pratique de sant (p. 282). Dveloppant un puissant clientlisme, lhomme de savoir (mdecin, thrapeute, acteur de la sant) est invitablement un homme de pouvoir mme si, parfois, il le donne voir plus quil ne lexerce. Paralllement, les enjeux de sant publique trouvent frquemment une expression et un traitement politiques, comme en tmoigne la gestion de lpidmie de cholra en 1985 o la vaccination limpact dmonstratif politique clair fut prfre la dmarche mdicale curative, l option scientifique de la rhydratation (pp. 282-285). Dans le mme ordre dides, la prise en compte essentiellement politique du sida, les premires annes de lpidmie en Afrique motive par lostracisme dont le continent noir tait lobjet en Occident mais aussi par la ncessit ultime de protger une unit nationale ou une classe politique menaces 23 a indubitablement nui au dveloppement et lefficacit des approches mdicales et, surtout, sociales de la maladie parmi lesquelles se dveloppent dimportants enjeux conomiques. D. Fassin la clairement observ Pikine, voquant la transformation de l art de soigner dune valeur autrefois marchande vers sa montarisation actuelle (p. 309), et le cas du sida le confirme, qui voit les structures sanitaires, les malades et leurs familles pris dans une logique de
22 J.-M. Gibbal, Tambours deau, Paris, Le Sycomore, 1982. P. Rabinow, Un ethnologue au Maroc, Paris, Hachette, 1988. 23 J.-P. Dozon et D. Fassin, Raison pidmiologique et raisons dtat : les enjeux socio-politiques du sida en Afrique , Politique africaine VII, 1989.
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dpenses lefficacit malheureusement trs limite et au cot social lev. cet gard, le lieu social (p. 345), sous ses formes de solidarits et dentraide, que D. Fassin voit sexprimer au sein du groupe, face la maladie, se trouve singulirement remis en question dans la confrontation avec le sida. Ce lien social doit en effet grer la conjonction indite de reprsentations de la sexualit, de la contagion et de la mort qui imposent de taire et docculter le nom dune maladie (chez les mdecins, les sropositifs et leurs proches) par ailleurs de plus en plus largement connue. Le dtour par les enjeux sociaux du sida permet, nous semble-t-il, de relativiser lexemplarit de la thorie, dveloppe en conclusion, de lexistence dun march de la sant au sein duquel le malade est dans une logique doffre et de demande, et dchanges, traverse par diffrents champs autonomes, dont un champ mdical o domine loffre de soins (p. 341). En effet, par la varit des interprtations sur sa cause premire quil suscite (notamment en termes de sorcellerie, du fait de sa gravit et de la rptition de troubles quil entrane), quil soit ou non identifi en termes de sida , dune part, et par les transformations de la pratique mdicale, aussi bien moderne que traditionnelle, quil provoque, dautre part, le sida tend dissoudre la spcificit du champ mdical . Face une maladie aux expressions multiples, provoquant dincessantes rechutes, et incurable, linstitution mdicale ne peut plus se contenter doffrir des soins. Par-del linefficacit de leurs choix mdicaux long terme, mme sils apportent un soulagement ponctuel, les thrapeutes, et plus particulirement les mdecins, sont dans lobligation dlargir leur champ dintervention du mdical vers une gestion sociale de la maladie (annonce de la sropositivit, rponse aux problmes relationnels et conomiques que vivent le sropositif et son entourage). De cette redfinition du rle des thrapeutes qui ne peuvent plus sinscrire dans un champ strictement mdical, au dveloppement dun march de la sant qui voit slargir ses attributions (en ce sens le sida contribue bien la prosprit du march du malheur , p. 345), lexprience du sida suggre des nuances dans la grille de lecture propose
par Didier Fassin. Dailleurs, par-del sa formulation en termes de champ et de march , ce schma nest nullement considr comme fig, et lauteur met laccent sur la possibilit pour les acteurs de la sant d voluer sur les marges de leur propre champ (p. 341), restant en cela fidle lexigence permanente dune rflexion qui sattarde avec prcision sur les transformations et les dynamiques des pratiques et reprsentations de la sant et de la maladie. Laurent Vidal Cahiers dtudes Africaines XXXII (4), 1992
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Didier FASSIN, Lespace politique de la sant. Essai de gnalogie, Paris, PUF ( Sociologie daujourdhui ), 1996, 324 p., bibliogr., index.
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Alors que lanthropologie a mis, traditionnellement, laccent sur lanalyse des dimensions symboliques et signifiantes de la maladie, lanthropologie mdicale critique reconnat que, au-del du rseau de significations au travers duquel le malade la conoit et lexprimente, la maladie engendre aussi un rseau de mystifications . Si la maladie constitue un vnement universellement fondateur dune qute de sens, elle met aussi en jeu des rapports de pouvoir. Or, entre une anthropologie mdicale, principalement amricaine, concerne par lanalyse des reprsentations de la maladie et ses dimensions culturelles et cognitives et une anthropologie sociale, dabord britannique, qui aborde la question du pouvoir travers celui de la sorcellerie et de la gestion des infortunes, peu de place fut faite aux aspects proprement politiques de la maladie et des soins. Cest une telle tche danalyse de cet espace politique de la sant que sattaque Didier Fassin au confluent dune lecture sociologique et anthropologique de la maladie en voulant repolitiser la sant . Proposant de tirer profit des recherches quil a lui mme menes sur trois terrains en Afrique, dans les Andes et Paris, il analyse la gense et les enjeux de ces rapports de pouvoir dans trois lieux o ils se manifestent. Le premier est celui des ingalits sociales face aux risques de lexistence et aux possibilits de se soigner, soit ce que Fassin appelle linscription de lordre social dans les corps. Le second lieu concerne les mcanismes de lgitimation des thrapeutes auxquels la socit confre le mandat de soigner. La troisime dimension de cet espace politique de la sant est la gestion collective de la maladie par laquelle les autorits traditionnelles ou tatiques testent leur autorit ; elles le font en analysant les rponses aux rituels de purification et les programmes de prvention. Fassin veut donc remettre le pouvoir, longtemps dlaiss par lanthropologie de la sant, au cur des proccupations. Largument central
de son ouvrage sera que non seulement le pouvoir est constitutif de toute thorie anthropologique de la maladie, mais plus encore, la construction de lespace de la sant prend son sens par rapport la manire dont sy inscrit le politique (p. 16). partir de sa dfinition du pouvoir ce qui permet aux individus et aux groupes dagir sur les hommes, sur les choses, et donc sur le cours des vnements (p. 16-17) , le fait de jeter un sort un membre de la communaut devient un geste de pouvoir tout comme le sont lacte de gurison du gurisseur et a fortiori les politiques de sant publique qui interdisent le tabac (ou rendent obligatoire tel vaccin). Tous ces gestes sont de nature politique dans la mesure o ils rpondent des quatre critres suivants : ils mobilisent des rapports de forces entre acteurs sociaux ; ils articulent les sphres du priv et du public ; ils impliquent un certain contrle des dcisions et des actions et ils supposent une orientation vers le bien collectif, orientation qui lgitime la mise en uvre des rapports de forces. Lobjectif de Fassin, toutefois, est moins danalyser les enjeux politiques de la maladie sur ces trois terrains que de faire la gnalogie de lespace politique de la sant, espace marqu selon lui par une rupture dans lhistoire des rapports entre le corps social et le corps biologique. La sant est certes une construction culturelle et elle mrite dtre tudie comme reprsentation. Mais elle est aussi une idologie dont la socit fait un usage croissant pour la gestion des dviances ; elle est aussi un march rgi par des lois et des mcanismes de concurrence et rgul par les rapports entre les thrapeutes, le public et ltat (p. 38). Le premier axe partir duquel Fassin reconstruit cette gnalogie de la dimension politique de la sant est celui des ingalits sociales envers la maladie. Il propose une anthropologie politique du corps soit ltude du passage dun marquage sur les corps de lordre de la socit son inscription dans les corps, autrement dit lhistoire de lincorporation de lingalit (p. 44). Fassin dfend la thse voulant que dans les socits traditionnelles, les diffrences de statut et de richesse ne se traduisaient pas dans les corps, tous partageant pour lessentiel les mmes conditions dexistence, mais sur les corps, travers les blessures, mutilations et autres traces. Les ingalits
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sociales y seraient essentiellement confines lunivers domestique et tout particulirement aux rapports hommes-femmes historiquement vacus par lanthropologie classique. En se rfrant aux donnes pidmiologiques disponibles relatives aux rapports entre sant et classes sociales du XVIe au XIXe sicle, il montre que ce nest quavec le dveloppement de lindustrialisation, de lurbanisation et de la mondialisation que se seraient dveloppes des disparits suffisantes pour inscrire diffrentiellement la maladie dans les corps et les esprances de vie. Pour lessentiel les grands carts face la sant semblent apparatre dans les villes (p. 80) et le point culminant de ces ingalits sociales face la maladie aurait t le milieu du XIXe sicle dans le contexte dune dgradation des conditions de travail et de vie en gnral des classes ouvrires. Ce phnomne dinscription de lordre social dans les corps subit donc une double transformation la suite de lindustrialisation et de lurbanisation. Dabord la diffrenciation des conditions et des modes de vie accrot les disparits socio-sanitaires en oprant une amlioration slective de ltat de sant. Ensuite, lintervention de ltat dans le champ de la sant publique entrane une pacification des corps traduisant une ingalit sociale plus civilise, moins sauvage que la violence faite aux corps des ouvriers du milieu du XIXe sicle, mais une ingalit tout aussi profondment inscrite dans les corps comme en tmoignent les importants carts desprance de vie. Le second axe est celui dune anthropologie politique de la mdecine. La seconde partie du livre se consacre donc la naissance et lvolution du champ mdical et des relations quil dveloppe avec ltat, bref un historique de la transformation du savoir soigner en pouvoir de gurir. Savoir soigner, cest pouvoir gurir. Cest tre en mesure dagir sur le cours de la vie des autres, dallger leur souffrance, de repousser leur maladie, de les faire chapper la mort ou parfois de la leur donner (p. 45). Ce pouvoir de gurir que possdent tous les gurisseurs repose, selon Fassin, sur trois qualits fondamentales : a) le pouvoir est dabord personnel au sens o il est attach une personne plutt qu une fonction ; les trois principales faons de lacqurir sont par hritage, par rvlation ou par apprentissage auprs de matres ; b) le pouvoir est ambigu, car il est la fois pouvoir de gurison et pouvoir denvoyer la mort ; c) il est enfin indivisible
cest--dire quil sexerce dans tous les registres de la vie sociale. Ainsi, la maladie tant indissociable des autres infortunes, lordre physique tant indissociable de lordre social, toute anthropologie de la maladie, dans les socits traditionnelles, relve donc dune anthropologie politique (p. 144). Toute anthropologie de la mdecine doit donc tre une entreprise la fois thorique et hermneutique dont le but est lanalyse du sens des changements et des enjeux de pouvoir qui se cristallisent autour de la prise en charge de la maladie et du malade. Le troisime terrain sur lequel se construit cet espace politique de la sant est celui des politiques de sant publique ou du gouvernement de la survie, de la reproduction et de la protection de la population par un tat qui sempare progressivement des mesures de protection de la collectivit. Fassin montre de quelle faon la gestion collective de la sant a fait lobjet dune transformation historique qui la progressivement constitue en domaine autonome la croise du politique et du mdical (p. 204). Il propose donc une gnalogie de cette autonomisation du champ de la gestion collective de la sant, processus qui fut rendu possible par la constitution du pouvoir politique en champ de pouvoir indpendant, mais aussi par le dveloppement de nouveaux savoirs comme la statistique, la dmographie et lhygine publique. Il appuie cette hypothse sur un historique de la gestion des pidmies par les pouvoirs politiques, mais aussi en montrant que cet largissement de lespace politique de la sant va de pair avec ltalement du champ daction qui dpasse la gestion des pidmies pour investir de multiples dimensions de la vie sanitaire. Ds le milieu du XXe sicle, la sant publique nest plus laffaire des seuls mdecins hyginistes et de quelques responsables politiques ; elle devient une activit civique, une valeur dominante des socits modernes qui prescrit et proscrit les pratiques et les comportements sains . La sant publique devient alors culture cest--dire comme un ensemble de normes, de valeurs et de savoirs qui concernent la gestion du corps (p. 270). Le travail de Fassin a le mrite de rappeler lordre une anthropologie de la sant trop exclusivement culturaliste, proccupe par les seules
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reprsentations de la maladie, par les rituels de soins et les itinraires thrapeutiques. Il sagit dune contribution majeure la repolitisation de la recherche dans ce champ. Toutefois, laccent mis sur lhistorique du dveloppement, sur la gnalogie de cet espace politique de la sant lloigne dun exercice de mise jour des enjeux politiques contemporains. La richesse des donnes recueillies sur les trois terrains voqus au dbut de louvrage aurait certainement permis lauteur de fournir des exemples concrets de tels enjeux de pouvoir tels quils sexpriment dans les rapports entre biomdecine et ethnomdecine, mdecins et tradipraticiens, secteurs de la sant et autres secteurs de lconomie, organismes internationaux de sant et populations locales ou dans les diverses pratiques de rsistance la biomdecine. Le recours des illustrations dcoulant de ces terrains demeure dailleurs trs limit. Tout en proposant une repolitisation de lanthropologie, Fassin ne simplique donc pas, ici, dans les dbats portant sur ces enjeux politiques. Le ton de louvrage se dmarque ainsi radicalement des crits de lanthropologie mdicale critique amricaine, nettement plus engage. Louvrage souffre ainsi du choix de lauteur qui lude ce pan important de la littrature dans lanthropologie mdicale contemporaine. Raymond Mass Anthropologie et socits 21 (1), 1991 _______________
Didier FASSIN (sous la dir. de), Les figures urbaines de la sant publique, enqute sur des expriences locales, La Dcouverte ( Recherches ), 1998, 237 p.
Que reste-t-il du domaine communal de la sant publique rige au dbut du vingtime sicle ? Des seringues oublies dans un terrain vague, une consultation pour toxicomanes, un centre dcoute et de soins pour les exclus, un diagnostic sanitaire dans une banlieue-ghetto ... Tels sont les
aspects que relate Les figures urbaines de la sant publique, enqute sur des expriences locales, ouvrage dirig par D. Fassin et recueillant les collaborations dobservateurs, sociologues, politologues, gographes Bziers, Brest, Marseille, Metz, Nancy, Rennes, Toulouse, Tours. Cet ouvrage reprend les conclusions dun programme de recherche intitul Production locale de la sant publique initi en 1995 par le Pir Villes CNRS et la DIV. Sans quune grille de lecture unique ait coordonn ces diffrents travaux, lintroduction de ce livre par D. Fassin permet den dceler loriginalit et la nouveaut. D. Fassin interroge en effet les configurations professionnelles, politiques, sanitaires qui expliqueraient lmergence de nouveaux services de sant publique dans les villes. Le concept de configuration (Elias) est prfr celui de champ qui parat trop rigide. En effet, si lon sattache dcrire la production locale de la sant publique , la nouveaut rside moins dans lmergence de nouveaux acteurs quen celle de leur arrangement et interdpendance. La sant publique comporte une source de lgitim venant de la proximit, de limmdiatet et de lurgence. Elle intresse donc fortement la problmatique de la politique de la ville dans sa volont de qualifier les publics, dinsuffler responsabilit individuelle et participation collective. Cela conduit D. Fassin lhypothse que la sant publique serait alors le dernier langage du social et, ce titre, deviendrait un enjeu de socit : celui de laccord, possible ou non, autour de la gestion politique des corps . Cette proposition convoque une inflexion dun concept de M. Foucault : plutt que de bio-pouvoir, on parlera de biolgitimit. La nouvelle problmatique de sant publique qui se dessinerait alors serait celle de la reconnaissance sociale accorde la gestion politique des corps conduisant ltude des accords qui se ralisent autour de la sant dans la ville. Les expriences accumules permettent dillustrer ces propositions et hypothses : Tours, linstrument sanitaire tudi par M. Lussault montre lexistence de plusieurs registres de spatialisation des problmes de sant. Lespace-oprateur permet une traduction en problme socital des questions sanitaires. Lespace, agenc en dispositif, est un support de
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dlgation pour mener une action collective. Mais quel type daction ? Bziers, P. Valari sinterroge sur la construction de normes partages dans le soin territorial. Comment le mal-tre pourrait tre un rfrent politique ? Les tensions de lgitimit montrent lexistence de modles professionnels diffrents et leurs difficults dajustement. Rennes et Brest, la construction intellectuelle des politiques doit tenir compte des nouvelles maladies contagieuses, de la nouvelle pauvret, du rle de lOMS proposant de nouvelles normes de laction municipale. Mais nassiste t-on pas une municipalisation en trompe lil ? Nancy et Metz, linterrogation porte sur les modalits dmergence des quipements tels que les centres daccueil et dcoute, les dispositifs de soins. Linstallation de ces quipements ncessite non seulement des accords de jugements autour de la rgulation experte opposant des logiques thique et technique, et des logiques dquipements, mais elles posent surtout la question de leur prennit. Marseille, A. Lovell sinterroge sur les registres dassainissement de la ville et de sa rputation qui mobilisent les acteurs confronts linstallation dchangeurs de seringues dans certains quartiers. Ny a-t-il pas l une territorialisation excessive des problmes de sant publique ? Telle est galement la question que se pose lquipe toulousaine lorsque les habitants dune cit HLM refusent la sanitarisation de leur problme par les professionnels au nom du marquage et de la stigmatisation. Lensemble de ces observations montre bien la pertinence de lobjet sant publique dans les questions sociales contemporaines. Mais sil faut bien parler de figures urbaines , ne faudrait-il pas retenir du second terme (la ville) limportance, centrale aujourdhui, des enjeux de la territorialisation, de la sant publique comme dailleurs dautres domaines du social ? L me semble le dbat essentiel que pose cet ouvrage. Sans doute aurait-il t ncessaire denvisager une dfinition homogne de ce concept, de dfinir les conditions socio-historiques de lmergence des acteurs qui portent ce mouvement de territorialisation, la construction des configurations . Dans ce cadre, peut-on vraiment sacrifier la recherche des rfrentiels , le stock et les outils de connaissance dont disposent les acteurs sanitaires locaux travers notamment des enqutes et statistiques ? Ltude des
processus de connaissance naurait-elle pas utilement clair celle des dispositifs daction ? Ces rcits des expriences locales de sant publique sont donc riches denseignements. vocateurs de figures urbaines qui ne se limitent finalement pas la gestion politique et municipale de la sant, ils incitent reconsidrer les traditions sanitaires locales au regard dune sociologie de la connaissance et de laction. Yanhel Fijalkow Sciences sociales et sant XVII, 1999 _______________
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Didier FASSIN, et Yannick JAFFR (sous la dir. de), Socits, dveloppement et sant, Paris, Ellipses/AUPELF, 1990, 287 p.
Cet ouvrage se prsente dabord comme un manuel de sciences sociales lusage de tous ceux, techniciens du dveloppement ou de la sant, qui travaillent dans les pays du Tiers-Monde. Il tente de leur montrer en quoi ces disciplines peuvent leur tre utiles tout au long de leur pratique. La premire partie, intitule lments de rflexion, regroupe des considrations pistmologiques et mthodologiques. . Fassin, aprs avoir retrac lhistoire de la constitution des sciences sociales, affirme que cest le travail critique qui diffrencie le savoir scientifique la fois du sens commun et du discours idologique : la permanente remise en cause par soi et par dautres, non seulement des rsultats, mais aussi et surtout des concepts plus ou moins implicites qui servent les produire, apparat aussi comme la condition de [leur] scientificit (p. 11). Les trois contributions suivantes sattachent illustrer ce principe en analysant des exemples de dcalage entre les reprsentations des intervenants et celles des populations concernes : dans les domaines du dveloppement (J.-P. Olivier de Sardan), de la maladie et de la mdecine (D. Fassin), de lducation et de la sant (Y. Jaffr). La deuxime partie regroupe des Questions de mthode. D. Fassin caractrise la dmarche de la recherche en sciences humaines par une double opration : la manire dont elle place le sujet connaissant et celle dont elle construit son objet scientifique. Il dcrit ensuite les techniques de lanalyse qualitative : lentretien et lobservation ainsi que leur confrontation. Il montre comment construire puis valider les variables et les questions au moyen desquelles on analysera les donnes recueillies. Sur lexemple de la maladie, Y. Jaffr propose un mode dcoute permettant de mieux comprendre lAutre.
La troisime partie, Pratiques de recherche, prsente des tudes de cas sous une forme trs didactique : lexpos des rsultats y est toujours soumis celui de la problmatique, des conditions denqute, de la mthode et des techniques employes. C. Raynaut analyse la dynamique des ingalits conomiques en milieux rural et urbain haoussa ( Maradi, Niger) et il montre que celles-ci ne prennent leur sens que dans un rapport avec dautres variables telles que les formes de solidarits sociales. J. Bouju met en relation pratiques conomiques et structures sociales chez les Dogon du Burkina Faso. Aprs avoir rappel que les limites et les attributs des classes dge varient avec chaque socit, A.-C. Defossez tudie le travail des enfants Quito (quateur). travers la description dun rite de fcondit, O. Journet analyse les obligations de procration auxquelles se soumettent les femmes diola du Sngal et de Guine-Bissau. partir de lenregistrement dune consultation chez un devin de Fa (Sud-Bnin), E.K. Tall montre que linterprtation du malheur sappuie sur un modle explicatif qui est une mise en forme symbolique, religieuse et sociale de lunivers (p. 199). Lanalyse dune histoire de maladie au Congo permet J. Tonda de mettre en perspective les institutions thrapeutiques lgales (biomdecine) et les recours illgaux, mais seuls porteurs de sens, que sont les glises et les nganga. M. Viveros tudie la relation entre mdecins et malades dans un village colombien. M.-E. Gruenais montre, travers lanalyse dtaille dun cas de maladie Brazzaville, les risques sociaux encourus par les familles lors du choix de telle ou telle thrapie, la biomdecine ne sopposant nullement aux recours traditionnels mais participant intgralement du systme de gurison. Les trois derniers chapitres, regroups sous lintitul Rencontres, illustrent lusage que la sant publique, la nutrition ou lhygine peuvent faire des sciences sociales. D. Bonnet se livre une tude anthropologique de la notion de paludisme au Burkina Faso, A. Hubert une ethnologie de lalimentation chez les Yao de Thalande et A. Poloni une sociologie des pratiques de propret dans les secteurs priphriques de Ouagadougou. Louvrage est agrablement didactique ; il atteindra certainement le but que lui fixent les prsentateurs : permettre aux populations dtre mieux
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coutes et mieux entendues, non seulement par ceux, dveloppeurs ou soignants, qui interviennent auprs delles, mais aussi par ceux, anthropologues, ethnologues et sociologues, qui parlent leur place et en leur nom (p. 13). Michle Dacher Cahiers dtudes africaines 115-116, 1989 _______________
Jeanne FAVRET-SAADA, Les mots, la mort, les sorts. La sorcellerie dans le Bocage, Paris, Gallimard ( Bibliothque des Sciences humaines ), 1977, 332 p.
Ce livre surprendra sans doute les habitus de lethnographie religieuse classique. Mme les tenants les plus fervents de lobservation dite participante ne vont gure au-del dune certaine conformit toute extrieure aux dires et aux agirs de la communaut quils observent. Sil est en effet permis et mme recommand lethnographie de partager les travaux et les jours de sa socit, on na jamais pens, jusquici du moins, que son discours dethnographe puisse tre autre chose quune description objective des faits. Or Jeanne Favret-Saada nous invite prcisment la suivre dans une aventure toute personnelle, et donc essentiellement subjective, dont le terme est une srieuse mise en question du discours scientifique et tout particulirement du discours anthropologique tel quil est habituellement pratiqu sur les croyances et les pratiques magiques et religieuses. La question est pose demble ds le premier chapitre. De quel droit le discours de lethnographe, de celui qui traite principalement des phnomnes mta-empiriques, sautorise-t-il se distinguer du discours de l indigne comme le vrai du faux, comme la science de la croyance ?
Pourquoi la magie ne serait-elle, comme la pens Frazer, quune science contrefaite et une technique avorte ? Pourquoi les croyances et les pratiques populaires ne seraient-elles, comme la cru van Gennep, quune application errone de la loi de causalit ? La foi en la puissance de la parole relveraitelle uniquement de lanachronisme paysan et dun mysticisme pathologique ? Car, au fond, cest de cela mme quil sagit : dune parole qui peut ce quelle dit, qui manipule plutt quelle nexprime, d une parole qui est pouvoir et non savoir ou information (p. 21). Le discours magique, comme tout discours religieux dailleurs, est un discours dont toute la fonction rfrentielle se noie, pour ainsi dire, dans la fonction conative. Cest un discours qui ne fait de sens quen autant quil agit. On comprend ds lors quun simple observateur, ft-il participant, ne puisse avoir accs ce discours. Aussi longtemps que lon reste spectateur, que lon refuse de sengager dans la partie avec tous les risques que cela comporte, on ne peut gure esprer pntrer le secret de la parole qui nexiste que pour accomplir et non pour signifier. Pour avoir accs ce discours, il faut se mettre en position de le soutenir soi-mme Si lon veut entendre un devin, il ny a donc pas dautre solution que de devenir son client (p. 37). Et ici, il ny a pas de place pour limposture. Il ne suffit pas de se dclarer du bout des lvres client dun devin, victime dun ensorceleur ou adepte dune secte pour avoir accs au discours magique ou religieux. Il faut avoir t entran dans le courant de la parole efficiente, avoir t saisi par une parole qui ncessairement nest pas sa parole soi, mais celle de lautre, de celui qui est dj pris . Cest ainsi que lauteur a t prise, son corps dfendant, mais imprieusement, par le Bocage magique. Et cest en vertu mme de cette soumission au pouvoir de la parole bocagre quelle a pu sintroduire dans ce monde de la sorcellerie et, en quelque sorte, nous y ouvrir laccs. Nous touchons ici la charnire critique du discours anthropologique sur la magie et mme sur la religion dans son ensemble. Car il faut se rappeler,
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avec Jakobson, que la parole essentiellement conative ne peut tre soumise au test de vrit. Un vu, un souhait, un impratif nest ni vrai ni faux ; il est bon ou mauvais, strile ou efficace. Le discours magique ou religieux ne se mesure donc pas laune de la vrit, mais bien celle de la valeur. Or, dans un livre comme celui-ci, ce que tente lethnographe, cest prcisment de transformer un discours conatif en discours rfrentiel ; cest non plus de soumettre son lecteur la puissance de la parole mais de linstruire de sa signification. Le discours-pouvoir se convertit en discours-savoir. Et la mesure de sa validit passe de lordre des valeurs celui des significations. En un mot, le symbole devient signe. Mais quel prix ? Lauteur avoue quil y a une disjonction radicale entre sa vise dauteur et celle de ses interlocuteurs et que, si cest une chose davoir accs au discours de la sorcellerie, cen est une autre que den vouloir faire la thorie (p. 37). Sur ce point, le chapitre XII, le seul consacr la thorie, ne mapparat pas trs russi. Peut-tre faut-il attendre de pouvoir le lire dans une perspective plus large, dgager sans doute par les dterminants structuraux, historiques et socio-conomiques qui doivent faire lobjet dun second volume. Quoi quil en soit, cet aveu dimpuissance nest pas sans fondement et sapplique lethnographie toute entire. La description la plus rigoureuse, base sur lobservation la plus minutieuse, ne pourra jamais faire revivre le rel dans toute sa plnitude. Le signe restera toujours en de du symbole. Cest l le principal mrite de ce livre. De nous rappeler, dune manire loquente, la distance ncessaire entre le rcit de lethnographe et le rsultat de son observation. De nous rappeler aussi que lobjectivit la plus stricte passe obligatoirement par la subjectivit la plus intrpide et que, par consquent, sur le terrain, la docilit de lenquteur et son audace lemportent sur toutes les trousses prfabriques dans le calme dun bureau labri de tous les risques. La validit du signe est corrlative lemprise du symbole. Pierre Crpeau Anthropologie et socits 2 (2), 1978
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Michle FILOUX, Histoire de vie et anthropologie de linfortune. Paroles dun Lobi dsarm, Paris, Khartala, 1993.
Parmi les sources qui sont la base de la recherche anthropologique, lhistoire de vie occupe une place particulire, en ce quelle rpond des contraintes (techniques et thiques) spcifiques. Sans doute irremplaable pour accder lintimit des pratiques et des visions du monde des informateurs, son utilit, mais aussi ses risques pour la rflexion en anthropologie de linfortune se donnent voir avec une particulire nettet dans Biwant : louvrage de M. Filoux consacr au rcit autobiographique dun migrant dAfrique de louest. Biwant Kambou est un Lobi du Burkina Faso, un jeune migrant comme tant dautres, ou presque. Il est parti tenter sa chance en basse Cte-dIvoire. Au dbut des annes 1980, bien avant la venue de kpr ki : maigrir-mourir ou le sida, Michle Filoux lui tend un micro. Il sen empare avec jouissance. Il na que 33 ans et parle, parle et parlerait encore, lui que daucuns auraient pu qualifier de Lobi dsarm. Il raconte sa vie et les maux de son existence. Celle-ci va et vient au gr de lharmattan qui chaque anne assche un peu plus le marigot des lendemains esprs. Fils dun chef de canton nomm par ladministration coloniale, Biwant a notamment tent de sinsrer dans des projets de dveloppement villageois qui ont vite tourn court. Ils font cho ses premiers dboires scolaires. Biwant nest gure plus chanceux en amour en dpit de ses multiples conqutes fminines. En souvenir de ses malheurs, il prendra le surnom de Kurko : celui qui souffre . Pour mettre fin cette succession dinfortunes, il quitte le Burkina et part sinstaller Abidjan. La crise le rejoint aussitt. La mtropole ivoirienne a
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vite fait de tarir les ressources des broussards du Burkina. Pauvret, maladies et malheurs rivalisent dassauts. Biwant et les siens souffrent. Un ouvrier tel que moi, qui vient dtre embauch, qui a une femme et des enfants, ne peut pas arriver vaincre la vie. Je lutte, mais je ne gagne pas assez, mon travail est fatiguant, je tombe souvent malade. Je ne suis jamais en paix. Je ne suis jamais heureux, quoi ! (p. 193). Le rcit se mue, par -coups, en un douloureux jaccuse la lobi. [] Accabl par le destin, sducteur dshrit, sollicit enfin pour cette autobiographie, Biwant fouille dans sa mmoire, exhume des bribes de liens causaux plausibles et se perd en conjectures. De consultations de devins en formulations dhypothses touffues, il en arrive drouler le fil blanc de lhistoire coloniale. Pour les Lobi explique-t-il leurs premiers malheurs ont commenc avec la venue des Franais dans leur pays (p. 151). Son pre fut appel remplir les fonctions de chef de canton. Accus dtre un tratre parce quil suivait les Blancs (p. 55-56), on sen serait pris sa progniture. Mon pre apprit par un devin quun habitant de Doudou mavait fait boire du poison. [...] Je ne ressentais aucune douleur destomac. Ma maladie sest dclare une dizaine dannes plus tard. Pour mon pre, cet empoisonnement sexpliquait par lhostilit que les gens de ce village lui vouaient depuis quil avait t nomm (ibid.). Au pays des anciens vengeurs de sang que sont les Lobi, linfortune du migrant dsarm retrouve un sens guerrier. Elle sinscrit dans la longue dure de la gnalogie des conflits claniques et ethniques. La violence des mots de Biwant est fonction de ce contexte densemble tout en correspondant aussi celle du dsenchant qui estime navoir rien cacher . [...] Mais le passage lcrit implique le dcoupage du rcit (qui ne saurait par ailleurs avoir t enregistr en continu). M. Filoux a conu celui de Biwant partir de deux moments de rupture, linitiation dune part et lmigration Abidjan (p. 25). Reste savoir sil sagit de moments de rupture re-construits par lethnologue ou vcus en tant que tels par le narrateur ? [] Au cours dun dialogue intrieur, presque ininterrompu, entre la confidente-biographe et le narrateur lointain , M. Filoux (p. 27)
tmoigne de la difficult trouver et renouer le fil du dialogue, le sens de lhistoire, osant alors oprer des coupes dans le texte original ou associer des vnements, des lieux, des faons dtre qui ne semblaient pas pouvoir ltre au premier abord . Dans ces conditions, plusieurs questions se posent.. Comment, quand et o opre-t-on des coupes, de quelle faon est-il possible dassocier des vnements, des lieux ? Quelle est finalement la nature de lalchimie du dialogue intrieur voqu ? De quelle faon arrive-t-on un crit linaire la premire personne o rdacteur et narrateur ne semblent faire quun. Dun point de vue clinique, ce type dexpos a tendance gommer lassociation personnelle des vnements de vie qui forment la trame singulire dune existence [...]. Dans le cadre dune anthropologie de linfortune, le recueil des itinraires thrapeutiques implique cette collecte englobante et structurante des vnements de vie qui en constituent le canevas gnral. titre dexemple, prenons ce rcit intitul Le jeune berger (pp. 39-44). Biwant y tmoigne avec son habituelle libert de ton, des avatars de ses premires expriences sexues : de la petite bergre virile la vache qui ne produisait plus ... Y succde, on ne sait trop en fonction de quelle association dides (de Biwant ou de M. Filoux ?), un pisode relatant la maladie du charbon contracte en ces mmes annes de jeunesse. Dans le registre tiologique lobi, cette maladie correspond bien souvent un dcochage de flches des petits gnies de la brousse sur des bufs, voire directement sur des hommes afin de punir ceux qui ne respectent pas les interdits au sein de leur espace-brousse . Lactivit sexuelle, mme en phase embryonnaire, y est proscrite. Biwant en aurait-il pris conscience loccasion de cet pisode pathologique ? La maladie-sanction a valeur de rappel lordre social, donc moral. Le rcit autobiographique en tmoigne son insu, de par notamment ces associations dvnements de vie qui dconcertent, premire vue, la logique du rdacteur. Inutile pourtant den souligner la valeur heuristique. [...] Lexercice demand au narrateur ne sollicite pas sa seule mmoire. Il gnre une position analytique quil importe de grer avec soin. La reprise des noncs dans le cadre dun crit nest gure plus aise ; elle seule
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cependant autorise la comprhension de lhistoire de vie. Reste sinterroger sur la nature possible de cette comprhension. Entre la prise en compte du tmoignage singulier pour donner voir une socit autre et la saisie ethnopsychologique dun cheminement de vie, la distance est grande. Dans le premier cas, le rcit a valeur dexemple reprsentatif. Dans le second, ce caractre de reprsentativit importe peu. Le rcit de vie de Biwant brouille ces repres. Il donne lire lexistence dun antihros qui joue constamment avec la transgression des interdits. Le jeu est dautant plus subtil que Biwant prend souvent soin dexposer la rgle avant de passer outre. Cette tournure desprit critique est dailleurs le propre de maints informateurs privilgis. Aux dbut des annes 1970, Biwant fut lassistant-interprte de plusieurs ethnologues, dont M. Filoux. De ce fait, il connat bien les rouages de linvestigation ethnographique. Il sait comment dire et lgitimer le normatif. [...] Il sagit bien dune autobiographie. Cest aussi une uvre de composition. Lenregistrement de sa parole lautorise tacitement replacer les pices sur lchiquier en rglant quelques vieux litiges. Il nest plus vraiment dsarm et pourrait mme faire figure dantihros finalement gagnant, ses yeux tout au moins, puisquun livre lui est consacr... On connat la violence de son rien cacher . Mais faut-il en arriver au tout rapporter et publier ? La vie de Biwant ne prenant sens quinsre dans un contexte social et familial plus large, le rdacteur absent nest-il pas aussi tributaire de cette gestion thique de la parole que sme tous vents son informateur assign au rle de narrateur, sans pour autant avoir pleinement droit au titre dauteur ? Jusquo peut-on aller dans le dvoilement des us et coutumes, hauts faits, esprits protecteurs, interdits claniques, histoires dalcve et trahisons coloniales dune famille ? La gestion des risques propre au genre autobiographique est-elle assure ds lors que le rdacteur convient avec le seul narrateur, en 1983, des passages trop indiscrets concernant ses proches quil faudrait supprimer dans le texte dfinitif (p. 9). [...] Resterait sinterroger sur ce concept de responsabilit dans le contexte lobi, en dehors de limpact de la pratique ethnographique et autobiographique.
Rflexion dautant plus stimulante quelle traverse lensemble de lhistoire de Biwant. La remarque finale de M. Filoux fait cho son propos introductif o elle note que linterprtation des principaux vnements de la vie de son ancien interprte montre presque toujours son pre comme lun des principaux responsables. Biwant devient, eu gard aux devins consults par son pre ou par lui-mme, une sorte de double du pre [...] . Autrement dit, la maladie-sanction frappe ici et l, au sein de la parentle proche, alors que lauteur de linfraction jouirait dune certaine impunit. Accident et maladie mobilisent une tiologie diffrentielle du malheur. On peut tre responsable sans tre coupable. [...] Il revient au devin de dsigner cette dissociation dculpabilisante pour le fauteur de troubles. Ce dernier est alors considr comme une infortune victime dun imbroglio familial, caractris par une succession de rgles transgresses, le plus souvent de manire passive, moyennant les relais de loubli et de la ngligence. Lautobiographie de Biwant fourmille dexemples difiants dtiologie du malheur, illustrations de cette pluralit causale, objet de maintes analyses en anthropologie de la maladie et ethnopsychiatrie []. La scne lobi ne prend sens quinsre dans un ensemble de reprsentations de la personne o le double (tuh) jouit dune autonomie remarquable. Biwant lavoue : Mon tuh me prcde auprs de la femme que je rencontre la nuit. Nos tuh saccordent avant nous (p. 221). Lunion des doubles est cense obir aux rgles lmentaires de la parent puisque la ralit onirique transcende et augure des agissements en tat de veille. Cette conclusion dvidence pour Biwant nest pas sans consquences appliques dans le paysage pidmiologique daujourdhui en pays lobi. Dans les conceptions lobi en matire dinfortune sexuelle transmissible, spcialement dans le cas du sida, lexistence de ce double insolite est constamment voque. blouissant de libert et amateur de jouissance, il prend toutefois facilement peur en fonction de sa charge damertume. Lhomme courageux, au double bien amer, est crdit dune grande rsistance face aux maladies qui collent mme lorsquelles sont censes venir du pays des Blancs, comme le sida dont on dit quil fait mourir trs srieusement (cest--dire les jeunes la faon des vieux). En premire
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ligne se trouve donc le double . Sil prend peur et senfuit, il fragilise lenveloppe corporelle qui labritait et laisse le corps permable au mal. Tout commence alors par le double y compris lapprentissage de gestes droutants (tel que lusage du condom). Le rendre sensible aux messages sanitaires ne sera pas ais, mais la reconnaissance de sa prsence constitue un prliminaire oblig. Le rcit des frasques de Biwant, linfortun sducteur dsarmant, nous introduit sa mobilit. Les maux du transgresseur alimentent paradoxalement la rflexion sur une ethno-prvention promouvoir en temps de pandmie. Une anthropologie clinique de linfortune sexuellement transmissible peut puiser dans lhistoire de vie de Biwant, alors exemplaire dans son jeu constant avec la norme. Elle donne un sens inattendu ses paroles dont lagencement, plus quune arme, traduit sans doute une armure. Michle Cros Sant, Culture, Health X (1-2), 1993-1994 (extraits) _______________
ric GALAM (sous la dir. de), Infiniment mdecins : les gnralistes entre la science et lhumain, Autrement ( Mutations 161), 1996.
Entre la maladie et lhomme, entre lart et la technique, entre lhpital et la cit, il y a le mdecin de ville , de quartier , de famille . Fantassin modeste au regard des aristocrates hyperspcialistes, on le juge parfois quelque peu dpass, lgrement incomptent. On laccuse de pousser la consommation, de creuser le trou de la scu . Un fossile peu utile et trs coteux ? Pourtant, face des pratiques mdicales sans visage et sans voix, toujours plus performantes, plus acres, plus blessantes force dtre pointues, il
prfigure ce que pourrait devenir une mdecine qui placerait lindividu avant les moyens. Car la spcialit du gnraliste cest prcisment le particulier . Lors de la rencontre toujours singulire avec le patient, il schange bien sr des mdicaments, mais aussi des gestes, des mots, des angoisses, des attentes, des silences. Confront au corps dsirable et prissable, la souffrance et la mort, le gnraliste est aussi celui qui doit se salir les mains et lme. Il soigne, il coute, il accompagne. En ce sens il est vraiment mdecin... infiniment mdecin . Dans ce trs intressant numro spcial dAutrement, des reprsentants de diffrentes disciplines se penchent sur les problmes actuels de la mdecine gnrale, et apportent chacun un clairage diffrent afin de raliser un portrait assez complet et bien montrer la complexit des relations engages et des enjeux. Lclairage anthropologique donn par David Le Breton sur le mdecin, lorgane malade et lhomme souffrant montre que dans la pratique mdicale, le savoir est valoris par la facult, le savoir-faire par la clinique, et le savoir-tre par le malade . Une analyse plus quantitative et conomique est prsente par Simone Sandier du CREDES, qui restitue la place du mdecin gnraliste dans le secteur sanitaire, son rle de producteur de soins, de prescripteur et dorienteur vers dautres professionnels, et ses responsabilits. Une importante partie de louvrage est constitu de tmoignages et donne un aspect vcu qui enrichit lensemble, notamment avec les textes sur le remde-mdecin , sur la pratique en milieu rural ( Histoires de campagne ), ou en ville ( Confessions dun mdecin de ville ), et sur les problmes de formation et la discordance entre ce que le mdecin a appris la facult : savoir reconnatre et traiter des maladies graves et compliques quil ne rencontrera jamais , et ce quil est amen faire : couter, grer, conseiller... Lcrivain Herv Hamon (Nos Mdecins, Seuil, 1994) se demande de quoi ont-ils peur ? et analyse les frayeurs dclares et secrtes des praticiens qui par dfinition sont des hommes et des femmes taisant leur crainte ou leur angoisse . Dautres textes jettent un regard historique sur la profession, rappellent le dveloppement important des spcialits lhpital puis en ville et luniversit aprs la deuxime
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guerre mondiale, et abordent le thme de lidentit du mdecin gnraliste qui a t progressivement dpossd de plusieurs de ses champs daction. Identit valorise nouveau partir des annes 70 avec la mise en place des modalits de formation continue, et les premiers enseignements universitaires de Mdecine Gnrale. Enfin, sont abords les problmes de linformation du mdecin (cible privilgie des pouvoirs publics, des structures dassurance maladie, des institutions, des industriels et des commerants), du pouvoir mdical (avec les pressions conomiques, administratives et le problme des donnes mdicales circulant dsormais sur les autoroutes de linformation), des tribunaux de la mdecine (avec la notion derreur mdicale), des principes de la dontologie (se fondant sur le respect de la dignit de la personne et lautonomie des malades comme celle des mdecins), et de lthique. En bref, un ouvrage trs loign de la vision schmatique parfois donne par les sciences sociales au terme mdecin , montrant bien quil ny a pas un mdecin, mais des mdecins qui, de par leur situation face aux patients, aux autres professionnels, aux caisses de financement, aux laboratoires, et leurs propres frayeurs, jouent un rle complexe et diversifi au sein de la socit. Bernard Faliu Amades _______________
Jean-Marie GIBBAL, Tambours deau. Journal et enqute sur un culte de possession au Mali occidental, prface de Marc AUG, Paris, Le Sycomore, 1982, 354 p.
Je suis venu si loin dans le Nord pour retrouver les Jin-Don dans leur puret et je rencontre des Sonink qui chantent en bambara, des Peul qui sont membres de groupes trangers leur ethnie et une transe sauvage qui nest pas arrte sur-le-champ. Voil sept ans que je frquente ce culte et je le vois prendre sans cesse de nouvelles figures. Ces quelques lignes donnent le ton du livre, analyse des faits et mandres de la piste, piste africaine o la voiture sembourbe, piste de lenqute qui se drobe au chercheur, actualit de lAfrique de lOuest. Depuis longtemps J.-M. Gibbal sefforce dapprhender les transformations de la socit malienne en milieu urbain. Cherchant reprer dans les quartiers non homognes de Bamako un ensemble restreint dindividus constitus en groupe, il dcouvre une confrrie de possds, les Jin-Don, dont le culte ritualis au rythme des tambours deau saccommode plus ou moins de lislam ambiant. Au cours de plusieurs sjours il enqute en divers lieux, le culte stendant dautres villes, notamment Abidjan, dans les milieux dmigrs maliens. Son livre restitue la spcificit des JinDon dans le contexte de crise conomique du Mali actuel. Ds les premires pages un lecteur non africaniste mais habitu des faubourgs retrouve lcho dun univers familier. Les bas-fonds des villes se ressemblent. La prtresse Bobo Awa est accroupie sur un tabouret dans larrire-cour de son bar qui dbouche sur un bordel ciel ouvert. Les membres du cuite, ivrognes en haillons, ne se soucient plus de lintgralit des mythes, de lensemble des gnalogies, ni mme des lieux de culte disperss dans lOuest. La ville, lalcool, loubli. Souleymane, chef de culte prestigieux, contrle les billets lentre dun cinma. Certains de ses consultants sont manuvres aux chemins de fer ou lycens rats. Un orchestre, au dernier sjour, avait mme une sono . Et pourtant, la ralit culturelle et thrapeutique des Jin-Don est saisie, explore, dans ses variations, ses adaptations urbaines, sa dgnrescence peut-tre, telle quelle perdure dans les mentalits des adeptes, proltariennes de prfrence, toutes ethnies mles. Car on nentre pas dans la confrrie par plaisir, mais pouss par le drame
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et la ncessit. Cest pourquoi les nantis, mprisants, sy commettent rarement, et seulement quand la mdecine occidentale et la science des marabouts ont galement chou. Le signe par lequel les gnies choisissent les adeptes est la maladie-paralysie ou garement, troubles divers qui tous renvoient des situations conflictuelles, individuelles ou sociales, lot frquent de ceux, femmes striles, homosexuels, chmeurs, dont le statut est infrieur. Il sagit donc dun culte dominante fminine et recrutement populaire, inscrit dans le tissu magico-religieux qui lenglobe, et qui apparat, conformment lhypothse reprise de Bastide et de Mtraux, comme un moyen dexpression, une rponse de groupes opprims. Aprs une premire phase proprement thrapeutique, base de lavages rituels et dadministration de plantes, a lieu une crmonie initiatique, sorte de mariage mystique entre le patient et son gnie qui, une fois identifi, descend sur lui. Liniti, en tat de transe possessive, va se mettre danser en mimant les gestes de son gnie (lequel est forgeron, chasseur, etc.) sur une musique lui destine. Linitiation suprme, lors de la crmonie de remise des amulettes, laquelle tous naccdent pas, permet au gnie de parler par la bouche de liniti. Celui-ci, transmettant les messages du gnie, devient alors devin par la possession, linstar des chefs de culte. Au cours de ces ftes publiques (coteuses cause des nombreuses btes sacrifies), plusieurs possessions ont lieu qui, douces ou paroxystiques, sont toutes ritualises, la transe sauvage ntant pas tolre. J.-M. Gibbal subit la fascination de ce phnomne quil ne parvient pas lucider parce quil faudrait le vivre pour comprendre. De l sa dception de ne pas tre parvenu plus au fond, jusqu atteindre la substantialit de la transe . Enseign par les matres, entr dans la connaissance, il est rest en de avec le sentiment de ravir des secrets. Cest pourquoi louvrage est travers dautocritiques, de rflexions pistmologiques sur les mthodes denqute et la difficult de restituer la matire magico-religieuse. Il craint de trahir les informations livres, sur lesquelles lauteur cloue son nom . Il craint de simpliquer trop, au risque de basculer dans lidentification. Le dilemme de limmerg qui ne peut plus retransmettre quau travers de luimme est plus aigu lorsquil sagit de cultes de possession : linitiation sincre tant exclue, elle ne peut se faire quau rabais pour celui qui veut se
situer la fois dehors et dedans. Cest pourquoi Gibbal rend compte scrupuleusement de ltat et du contenu de ses relations avec les Jin-Don, de la distance oblige mais pas toujours matrise, de la juste place trouver. Le lecteur sent quil redoute (ou dsire ?) une perte non contrle de son identit, comme il le dit lui-mme la fin de la premire partie. Il ne triche pas avec ce quil ressent et reste vigilant. Possd de lAfrique, il voudrait rendre sa chaleur et sa lumire, sa posie. Craignant de la dsincarner dans ltude, et tout autant de mler ses affects lanalyse des faits, il prend le parti de livrer en exergue, tout la fois, la natte lheure du th, la chevrette gorge, ses motions dhomme et desthte, et la qute harassante dun secret introuvable. Si quelque puriste tait irrit par les crpuscules tragiques quand la lumire meurt vue dil , je lui conseillerais de ne lire le Journal denqute qu la fin du volume. Initi, le lecteur comprend mieux les personnalits, les descriptions crmonielles ou les prises en charge thrapeutiques tandis que le chercheur se dbat dans des entretiens difficiles. Il nest plus ce touriste gn promen sur la piste, il se laisse immerger dans ce Mali palpable aux frontires poreuses , il prend conscience alors que toute lanalyse des Jin-Don est contenue, voque, suggre dans le Journal. Lensemble de louvrage est un travail dcrivain, riche en trouvailles, loin du raidissement intellectuel qui chasse toute comprhension non crbrale. Certains points de lanalyse me paraissent importants souligner dans la perspective de lethnologie urbaine. Les crmonies publiques, qui offrent contre lanonymat urbain loccasion de participer une communaut fusionnelle, ne constituent pas, pour tre plus voyantes, lessentiel de la vie des initis. Les fidles sont pris dans un rseau de relations multiples, intenses et quotidiennes qui font clater les cadres territoriaux et assurent la continuit de linstitution. Les messages des gnies dlivrs en milieu rural sadressent souvent toute la communaut villageoise en milieu urbain ; ils sont tous individualiss, comme les demandes.
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Le rythme et lespace urbains (absence de lieu prcis, difficults de transports) nuisent au culte qui se marginalise et srode, la crise aidant. Mais lvolution actuelle signifie peut-tre, selon lauteur, le remplacement des crmonies publiques par des relations de type gurisseur/patient, laspect thrapeutique des cultes rpondant un vritable besoin des candidats la possession. On voit bien se dessiner dans luvre, et ce nest pas le moindre de ses mrites, le passage lindividualisation, phnomne contemporain, urbain, qui sintensifie. La cure et linitiation procurent une amlioration certaine des troubles mentaux, la maladie tant attribue un gnie. Le gnie responsable va devenir bnfique au prix de lintgration au culte par la possession ritualise. Dculpabilis, le malade troque son statut dvaloris contre celui dpoux mystique, de servant dun gnie grce auquel il peut surmonter son handicap : libration par limaginaire peut-tre, mais aussi par ltroite appartenance une confrrie-refuge. Les chefs de culte sont danciens malades qui ont subi un long apprentissage auprs dun matre et poursuivent une recherche personnelle. Une somme peu commune de savoirfaire et de matrise de soi leur confre quelque pouvoir. Ces constatations, toute spcificit africaine mise part, appellent la comparaison. En liant la ritualisation ncessaire de la possession au malaise social, J.-M. Gibbal ouvre une piste. Il ne me parat pas insens doprer un rapprochement avec, par exemple, le succs des Tmoins de Jhovah parmi la population dfavorise des HLM, ou lclosion des sectes et lactivit croissante des devins dans les socits industrielles forte individualisation, ou encore la rinvention de rites, apparents des traditions ignores et mortes, au sein de la jeunesse des grands ensembles suburbains. Sous des formes dissemblables mais toujours ritualises couvent de semblables significations. Tambours deau est un maillon, dans les tudes urbaines venir, pour la comprhension de phnomnes contemporains quil faut cesser dappeler dviants car ils servent surmonter collectivement un malaise
individuellement vcu, et qui sont de lordre dune rparation de ce que lurbanisation moderne use ou dtruit. Colette Ptonnet LHomme XXII, 1982 _______________
Jean-Marie GIBBAL, Gurisseurs et magiciens du Sahel, Paris, A.-M. Mtaili, 1984, 161 p.
Poursuivant ses recherches au Mali, pays qui lui est la fois une seconde nature et celui de la distance silencieuse , J.-M. Gibbal livre dans cet ouvrage le rsultat denqutes menes, en particulier dans la rgion de Mopti lest, dans les milieux de gurisseurs peul et de magiciens songhay. Il sagit de dcouvrir sil existe l, comme dans louest du pays, chez les Jin Don, un vaste rseau thrapeutique et magico-religieux. Lauteur prsente trois courtes monographies centres autour de trois gurisseurs : Babourou, le coupeur de luettes , gurisseur peul solitaire ; Mahaman Maga, chef (zima) dune confrrie des Torou, gnies songhay, et de leurs allis ; Bouba, prtre (gawo) des Ghimbala, troisime confrrie de possds songhay aprs les Torou et les Haouka, mais fonctionnant de faon autonome. Babourou est issu dune famille de gurisseurs. Son pre tait connu pour savoir rduire les fractures laide de plantes. Mais lorsque Babourou tombe malade (toux jusqu lpuisement, affaiblissement gnral), il va voir au fin fond du Kounari un gurisseur dogon qui le soigne en lui dchirant la luette laide dune branche dpineux. Babourou devient son disciple. Puis il commence oprer seul. Le fait saillant de sa pratique est le perfectionnement de la technique de son matre : il ne dchire plus la luette,
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il la coupe ; au lieu dune branche dpineux il utilise un couteau rudimentaire fait dun rayon de bicyclette recourb, puis de vritables instruments de chirurgie occidentaux offerts par une chercheuse sngalaise. Babourou opre la satisfaction de tous. Sa notorit grandit, on vient le consulter des endroits les plus reculs ; certains riches clients le font mme venir pour plusieurs semaines. Mais Babourou reste avant tout agriculteur. Grce sa renomme, il amasse un petit capital qui lui permet daccrotre son cheptel, dacqurir une nouvelle charrue : il devient un paysan riche. J.-M. Gibbal insiste sur le double caractre de la pratique du gurisseur. Dune part son inscription dans la tradition africaine : sa vocation, en effet, a subi le dterminisme du milieu familial et de la maladie pralable ; il occupe dans sa communaut une position part que matrialise sa maison, situe en marge du village ; sa connaissance est un don de Dieu ; la prsence du sacr se manifeste par des incantations qui lui ont t transmises par son pre (qui les utilisait dautres fins) mais aussi par dautres gurisseurs ; certaines sont dorigine islamique, dautres semblent puiser dans un fonds plus proprement africain ; enfin Babourou ne fixe jamais le prix de son intervention, chacun donnant selon ses moyens. Lauteur dgage dautre part le caractre moderne de cette pratique. Babourou soigne une seule maladie, aux symptmes clairement dfinis, sans prendre de risques puisquil oriente tout cas complexe vers lhpital. De mme, lemploi dinstruments de chirurgie montre la complmentarit quil tablit entre sa propre intervention et celle de la mdecine occidentale. Quant aux symptmes de la maladie, dcrits par Babourou en termes de salets envahissant le corps petit petit, ils ne donnent lieu aucune construction mythique : lintervention du sacr y est rduite au minimum, ce qui fait dire J.-M. Gibbal qu on est en plein positivisme (p. 25). Enfin la pratique du gurisseur est purement individuelle, sans aucun lien avec un rseau de thrapeutes. On a affaire ici une pratique vraisemblablement induite de la mdecine occidentale, bien que par bien des aspects elle sinsre dans la tradition sans solution de continuit. Ce point de vue et t mieux tay si lauteur avait rpondu la question quil se pose lui-mme : ny aurait-il pas trace de pratiques semblables dans la mdecine arabe ?
Les monographies de Mahaman Maiga et de Bouba, qui posent des problmes analogues, donnent lieu des dveloppements plus gnraux. J.M. Gibbal numre les gnies Torou de lextrme ouest du monde songhay et leurs allis, les caractristiques de chacun et les sacrifices qui leur sont propres. Une telle prsentation permet une comparaison avec le panthon dcrit par J. Rouch, par exemple, dans une rgion diffrente. Il en va de mme pour les gnies des Ghimbala, dont lauteur remarque quils sont presque tous des gnies des eaux et que certains ont vraisemblablement une origine islamique. Le cas de Mahaman Maiga et de Bouba, parvenus au rle de chef parce que, outre leurs prdispositions et leurs connaissances reconnues, ils ont t attaqus par les gnies , est plus complexe que celui de Babourou. tre attaqu par les gnies signifie, sagissant des Torou, les avoir malencontreusement drangs ou dlibrment offenss, ou subir le poids de lhritage familial. Les troubles, survenant lentement ou de faon violente, se manifestent par des dsordres physiques, des accs de folie, voire par une vritable maladie mentale (p. 82). Il en est de mme pour les Ghimbala, transmission hrditaire mise part. La cure, longue et onreuse pour la clientle des confrries, en gnral dorigine trs modeste, constitue une forme dintgration au culte des gnies, culte auquel il est difficile de se soustraire. Lauteur dcrit en dtail les crmonies dinitiation : horandi pour les Torou, danses nocturnes pour les Ghimbala. Cependant, lune et lautre confrries traversent actuellement une crise grave dont la cause est lappauvrissement de la population de Mopti. Scheresse, disettes, mobilit gographique conscutive la crise conomique et sociale, font que de plus en plus rares sont ceux qui, attaqus par les gnies, peuvent payer le prix de linitiation, impliquant des sacrifices trs coteux et la mobilisation dun personnel nombreux. Contrairement Babourou, ni Mahaman Maiga ni Bouba, dont la fonction de prtre est galement une fonction secondaire (Mahaman, par exemple, a exerc longtemps une activit professionnelle dans la navigation fluviale) ne se sont enrichis. On voit mme Mahaman discuter avec ses gnies, leur disant que matriellement il ne pourra pas se soumettre tout ce que ceux-ci lui
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prescrivent. Cette situation de crise a pour consquence lclosion de rituels intermdiaires, succdans de vie cultuelle : le possd retarde linitiation, demandant simplement au prtre de faire patienter les gnies ; ou bien encore certains commerants prospres, sans tre attaqus par les gnies, veulent sattirer les grces de ceux-ci en convoquant les Ghimbala : pour plus de commodit les danses, de nocturnes, deviennent diurnes... J.-M. Gibbal attribue aussi le dprissement des confrries une autre cause : la monte dun islam de plus en plus intransigeant. Ainsi Almmi, ami et interprte de lauteur, lettr musulman mais qui fut galement, selon son propre rcit, longtemps assig par une femme gnie, parle des confrries en termes de diableries . Quant aux Ghimbala, dont pourtant lallgeance lislam se manifeste par bien des traits, leurs activits furent suspendues pendant le mois de Ramadan 1983. La conclusion de lauteur est doublement pessimiste. Il y a tout dabord une sorte daffaiblissement, drosion du savoir cultuel. Dautre part, si Babourou, thrapeute solitaire soignant une maladie nettement dfinie, perfectionnant sa pratique, faisant peu appel au sacr, lui parat avoir un avenir trs ouvert , en revanche les confrries lui semblent, dans la socit malienne contemporaine, de plus en plus marginalises, et il conclut : Limpossibilit de rsorber la maladie mentale dans le cadre collectif dun culte de possession risque de dplacer celle-ci au niveau dune expression individualise de symptmes (p. 151). Avec ces trois monographies, il semble quon ait perdu de vue la question pose au dpart concernant lexistence, dans lest malien, dun rseau magico-religieux. Si lauteur dit, rapidement, ne pas avoir trouv de rponse, on peut peut-tre lui objecter que les pratiques de Babourou sont difficilement comparables, et par leur objet et par leur technique, celles de Mahaman et de Bouba, et quil est malais de raisonner partir de ces seuls cas. Mais la porte de cette question sefface tant est riche la moisson dinformations. Lintrt de Gurisseurs et magiciens du Sahel rside aussi dans les remarques de mthode qui maillent le texte. Celle, par exemple, concernant linterprte qui, lors de lenqute, fait un retour en profondeur sur sa propre
culture ; attitude mettre en parallle avec le fait, constat par ailleurs, que le savoir des prtres se drobe eux-mmes et quavant la venue de lethnologue ils nont jamais eu loccasion de se prter la gymnastique mentale consistant rflchir sur ce quils disent et font (p. 158). Do les approximations , contradictions , impossibilits de discours auxquelles est rduit celui-ci. Cette ralit fragmente se retrouve un autre niveau : lefficacit constate dun rituel, sa force, ne reposent en fait que sur des lambeaux de mythe , des rptitions qui pourtant suffisent mettre les fidles en transe. Do lide, mise par J.-M. Gibbal, faisant rfrence E. Ortigues ( le mythe fragmentaire ), que le travail de lethnologue consisterait recueillir les morceaux dune connaissance disperse. Autre remarque sur laquelle lauteur revient plusieurs reprises : la distinction entre ce qui est de lordre de la ralit et ce qui est de lordre du discours. Lethnologie procde une ncessaire reconstruction de la ralit : Transmettre, cest aussi transformer pour rendre intelligible (p. 71). noter galement cette constatation propos de la conduite de lenqute, de ses alas : une banale visite dadieu, par exemple, lui en apprend plus quune longue recherche tale sur plusieurs sjours ; vocation de ces temps morts quil importe de transformer en temps vivants (p. 40). Dernier point enfin : la distance que Gibbal sefforce de garder entre ses informateurs et lui-mme, craignant des rapports affectifs forts mais fugaces, car gnralement ils se brisent la fin de lenqute. Distance empreinte aussi dun grand respect devant une connaissance quon ne saurait violer. Cette attitude est nanmoins pousse lextrme : lauteur dit ne pas avoir demand au gurisseur le contenu de ses incantations puisquil ne [lui a] jamais propos de [les lui] rvler (p. 51). Le charme du livre vient surtout de sa nouveaut dcriture, la premire personne, o se mlent trois registres diffrencis par la graphie : le regard au jour le jour , les notes personnelles excdant le regard ethnologique , enfin la mise en forme des rsultats . Ce nest pas l une fantaisie dauteur mais une position mthodologique : la subjectivit assume (p. 20). Gibbal ne craint pas davouer ses rticences devant la pratique de Babourou, son motion, son incapacit, malgr sa promesse, faire
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lacquisition, la demande du gurisseur, dinstruments de chirurgie. Il nhsite pas non plus, pour comprendre, faire appel aux potes quil aime, Rilke notamment. Le lecteur participe la vie quotidienne Mopti, aux conversations btons rompus aux moments les plus torrides de la journe, aux moments creux o lethnologue, face lui-mme, se prend lenchantement dun coucher de soleil, la contemplation dun pcheur accroupi dans sa pirogue. Se profile aussi, au fil des pages, la silhouette du guide, ami et interprte auquel le livre est ddi, Almmi, dont nous est restitue la parole vivante, o lethnologue se fait scribe, Almmi voquant la mort de son matre, ou son oncle le magicien charlatan qui savait transformer le sable en couscous, les colas en cailloux, les crottes dne en viande grille. Enfin, comment ne pas tre sensible ces instants de bonheur que seul le pome peut approcher ? Liliane Kuczynski LHomme 102, 1987 _______________
John D. GIMLETTE, Malay Poisons and Charms Cures, London, Oxford University Press ( Oxford in Asia Paperbacks ), 1971, xiv + 301 p., index, ill. John D. GIMLETTE et H.W. THOMSON, A Dictionary of Malayan Medicine, London, Oxford University Press ( Oxford in Asia Paperbacks ), 1971, xvi + 259 p.
Quant aux matires premires usuelles de lAsie du Sud-Est et du monde indonsien, les chercheurs en sciences humaines luvre dans cette aire culturelle disposaient dj, entre autres ouvrages de rfrence, du prcieux Dictionary of Economic Products of the Malay Peninsula dIsaac Henry Burkill, publi en 1935 et rdit en 1966. Ils peuvent y trouver dutiles renseignements sur les drogues et denres dusage populaire dans la pninsule malaise et en Indonsie, ce qui nest pas sans avantage pour ceux qui sintressent ou devraient sintresser aux bases matrielles de lexistence des groupes humains de cette rgion. La diversit de ces produits tant limage de la richesse floristique et faunistique du monde malais, il nest cependant pas ais de sy retrouver dans cette droguerie exotique ! Aussi faut-il fliciter les presses malaises de lUniversit dOxford davoir pris linitiative de rditer deux ouvrages qui, bien que relativement anciens, restent parmi les meilleures sources dinformation sur la mdecine et la sorcellerie malaises. Il sagit de ltude du Dr Gimlette, publie en 1915, sur les poisons et charmes malais et du dictionnaire de mdecine malaise du mme auteur, revu et complt par H.W. Thomson aprs la mort de Gimlette qui avait laiss luvre inacheve ; ce dictionnaire parut initialement en 1939. Les deux ouvrages sont dgal intrt. Il est vrai que Gimlette avait une connaissance relle du monde malais, acquise au cours de sjours prolongs
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quil fit comme mdecin dans les tats de Pahang, Selangor, Perak et Kelantan. Ami du botaniste I.H. Burkill et de lethnologue W.W. Skeat, Gimlette tait un remarquable observateur que sa qualit de mdecin fonctionnaire nempchait point de porter une attention intelligente lart mdical populaire, attitude qui ne fut pas toujours commune chez les mdecins coloniaux, notamment chez les mdecins franais ! Gimlette se lia damiti avec des medicine-men locaux et la confiance que lui portait sa clientle autochtone lui permit aussi dexplorer avec talent le domaine mdical et paramdical malais. On lui doit de ce fait dutiles dcouvertes : cest ainsi, pour ne citer quun exemple, quil attira lattention scientifique sur le Derris elliptica, ce qui entrana lutilisation industrielle de cette lgumineuse pour la production de la rotnone insecticide ; dans Malay Poisons and Charm Cures, on trouvera dailleurs dintressantes descriptions des usages populaires de ce tuba, pour lui donner son nom malais, notamment comme poison de pche. Louvrage nest pas un simple catalogue. On y trouve une tude des mthodes malaises dempoisonnement, densorcellement et de divination, des considrations sur les conceptions malaises en matire de maladies et de leur traitement, une description des charmes et amulettes, etc., et bien entendu un inventaire des poisons locaux dorigine organique, vgtale ou animale, ou inorganique. Enfin, ce qui ne gte rien, Gimlette a donn, en appendice, le texte malais de quelques incantations. Louvrage comprend aussi dexcellents index et de nombreuses rfrences bibliographiques. Quant au dictionnaire de mdecine malaise de Gimlette et Thomson, on y entre par les termes malais et on aura une ide de la prcision des rubriques grce celle-ci prise au hasard :
Ambin buah. Daun ambin buah or daun dukong anak : Small erect weeds found on paths and waste grounds. Phyllanthus niruri and P. urinaria (Bkl.). The flowers are placed under the stems and explain the connexion with the word rnengambin to carry on the back . Daun ambin buah is much used by Malays as medicine ; the plant is diuretic owing to the presence of potash ; it also contains a bitter substance which is poisonous to fish , Suivent des descriptions prcises de lusage interne et externe de ces Phyllanthus en mdecine malaise.
Au terme anasir lments , Gimlette nous apprend, entre autres choses, que, pour la mdecine malaise, ces lments correspondent quatre essences : lair lme ou lesprit, le feu lamour, la terre la concupiscence, leau la sagesse ; chacun de ces quatre lments est en conflit avec les autres ; aussi le maintien de lhomme en bonne sant exige-til, pour viter ces conflits, une attention dittique vigilante, puisque le corps humain participe des quatre lments qui, par ailleurs, correspondent quatre qualits : lair au froid, le feu la chaleur, la terre au sec, leau, bien sr, lhumide. On retrouve l la vieille thorie humorale dont la variante malaise et les origines tudies par Gimlette ne sont pas sans intrt. lgard de ces lments , le dictionnaire nous renvoie dailleurs la rubrique rabiat, les tempraments ... et ainsi, tout au long de cet ouvrage, linformation senchane. Mais propos dlments et de tempraments, par exemple, on aimerait que cette information paraisse toujours nettement fonde sur les conceptions populaires en matire de sant et pas seulement sur des traits classiques comme le tajus salatin, que ce dictionnaire cite et qui est un texte du XVIIe sicle traduit du persan. Ce qui prcde montre cependant la varit des matires traites dans ce dictionnaire et la faon dont elles sont utilises. On sent bien, certes, que Gimlette na pas oubli ce quil a appris de lhistoire de la mdecine et de la mdecine galnique luniversit, mais du moins respecte-t-il le plus souvent la connaissance malaise, notamment propos des drogues et des organismes, animaux ou vgtaux, qui les produisent. Ainsi, si le chercheur luvre en Malaisie se demande ce quest la plante nomme andong ou lenjuang, un coup dil au dictionnaire de Gimlette et Thomson lui apprendra quil sagit dune liliace, Cordyline fructicosa, aux multiples usages rituels et mdicinaux sur lesquels il trouvera des dtails suffisants et un vocabulaire copieux. Compltent louvrage un index des termes anglais renvoyant aux entres malaises, et une liste de rfrences bibliographiques. Son format est pratique et, de ce fait, il constitue une source de renseignements aisment
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transportable et consultable sur le terrain. Jacques Barrau LHomme XIV, 1974 _______________
Louis GIRAULT, Kallawaya. Gurisseurs itinrants des Andes. Recherche sur les pratiques mdicinales et magiques, Paris, d. de lORSTOM ( Mmoires 107), 1984, 670 p., gloss., index. bibl., ill., pl.-ph., carte.
Louis Girault, mort prmaturment en Bolivie en 1975, avait runi une documentation exceptionnelle sur la pharmacope des Indiens Kallawaya, gurisseurs itinrants originaires de Charazani, au nord-est du lac Titicaca. Grce aux efforts de Mme A. Girault et dun certain nombre de personnalits scientifiques, parmi lesquelles M. Thierry Saignes, le fruit de plus de vingt annes de terrain fut ordonn, class et rpertori, donnant lieu cette remarquable publication. Le texte recense 874 plantes mdicinales dtermines de faon rigoureuse et nommes dans les quatre langues vernaculaires (quechua, aymara, kallawaya et espagnol) ; les qualits thermiques que les indignes leur attribuent sont indiques ainsi que leurs diffrents usages mdicinaux. Enfin, pour chaque vgtal, lauteur donne une ou plusieurs citations issues de chroniqueurs espagnols, de voyageurs ou dethnologues. Les remdes dorigine animale (60), minrale (25) et humaine (24) sont galement inventoris. Enfin une srie de 150 amulettes, avec de nombreuses illustrations, clt le corpus. Rsumer cet ouvrage dans le cadre limit dun compte rendu relve de la gageure. Disons seulement quil montre de faon incontestable la complexit
du syncrtisme mdical dans les Andes. Comme le remarque Claudine Berthe-Friedberg dans un texte de prsentation gnrale, les Kallawaya ont recours des plantes provenant de niches cologiques diffrentes ce qui correspond lutilisation verticale du sol typiquement andine et des vgtaux dorigine europenne intgrs dans lensemble autochtone de faon cohrente. En outre, les rfrences aux qualits sensibles des plantes (temprature, saveur et couleur) tmoignent de la convergence de systmes no-hippocratiques et de conceptions indignes. Les liens entre la qualit thermique dune plante et les caractristiques de la maladie rappellent la thorie des contraires rpandue dans toute lAmrique andine et en Msoamrique. Ainsi, une plante chaude servira . prparer un remde contre les maladies dues un excs de froid (refroidissements, pneumonie...), une plante frache sera efficace contre les fivres. Cependant, comme dans bien des rgions de lAmazonie, la saveur joue un rle dterminant dans lidentification de la qualit thermique de la plante : lamer est associ au froid, le sucr au chaud, et labsence de got particulier au tempr. Au demeurant, on constate que cette temprature neutre caractrise les vgtaux destins aux maladies magiques , terme un peu maladroit pour dsigner les affections non rpertories par la mdecine scientifique. Cette laboration syncrtique est probablement dorigine tardive, comme le montre le texte bref mais dense de T. Saignes sur lethnohistoire des Kallawaya. Contrairement aux ides reues, aucun document colonial ne mentionne les activits itinrantes de ces Indiens avant la fin du XVIIIe sicle. Le cas des Kallawaya illustre merveille la crativit culturelle des populations indignes, considres de faon abusive comme les simples dpositaires dune tradition immuable. Carmen Bernand LHomme 97-98, 1986 _______________
Louis GOLOMB, An Anthropology of Curing in Multiethnic Thailand, Urbana and Chicago, University of Illinois Press ( Illinois Studies in Anthropology 15), 1985, xiv + 314 p., bibl., index, tabl., ph.
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Bien que son titre induise en erreur, cet ouvrage est une contribution majeure ltude des mdecines traditionnelles de Thalande. En effet, il ne sagit pas dune tude des systmes thrapeutiques traditionnels des divers groupes ethniques qui constituent ce pays, mais dune analyse des rseaux de praticiens chez les Tha bouddhistes et musulmans des alentours dAyudhya et de Bangkok, de Songhkla et de la rgion de Pattani. Les Tha bouddhistes ou islamiss, et les Malais de Thalande ont recours un systme thrapeutique o la magie, voire la sorcellerie, tiennent une grande place. Les sources de ces traditions sont dune part un substrat autochtone commun toute lAsie du Sud-Est, dautre part un important apport hindouiste. Cest partir de ce mme tronc que se sont par la suite labores les variantes bouddhiste et islamique du systme magicothrapeutique, systme recouvrant diffrentes stratgies destines contrler et utiliser le pouvoir supranaturel pour remdier aux troubles physiques, psychologiques ou relationnels. Les praticiens des deux groupes religieux se rpartissent selon trois spcialits bien dfinies : les mdecins herboristes, masseurs et rebouteux qui font indiffremment appel aux esprits et aux textes coraniques ou bouddhiques pour sacraliser leurs drogues vgtales ; les mdecins exorcistes, dont les pratiques sont plus anciennes que le bouddhisme ou lislam et qui traitent surtout les maladies provoques par les esprits dont le patient est possd ; enfin les sorciers stricto sensu qui manipulent la volont dautrui par des philtres et des incantations, et sont parfois consults pour des cas de possession. Lauteur tudie la clientle de ces spcialistes, notant que la magie du groupe extrieur parat toujours plus puissante que celle du groupe auquel on appartient, et que les clients franchissent allgrement les barrires religieuses. Exception faite cependant des Malais sparatistes de Pattani dont les gurisseurs-magiciens ne soignent que leurs coreligionnaires.
La Thalande est un pays o cohabitent et se superposent plusieurs systmes thrapeutiques, alliant les pratiques magiques la mdecine occidentale. Les malades, hormis une petite lite urbaine et duque, font usage de tous ces systmes. Les services de sant publique tha, tels quils existent actuellement, ne peuvent rpondre aux besoins profonds de la population dorigine rurale, et labsence dune explication rationnelle ou comprhensible de leur maladie est frustrante pour les patients. Ceux-ci vont chercher ce rconfort auprs des spcialistes de la mdecine non occidentale qui assurent ainsi un rle de psychothrapeutes travers lanalyse traditionnelle des causes de la maladie et des raisons de sa disparition. Enfin, un des aspects essentiels de cette tude est de montrer que dans cette rgion du monde les pratiques curatives et magiques, vhicules dchanges culturels interethniques, nont cess dinfluer sur la transformation des divers groupes. Annie Hubert LHomme 101, 1987 _______________
Byron J. GOOD, Comment faire de lanthropologie Mdecine, rationalit et vcu, traduit de langlais (tats-Unis) GLEIZE, Le Plessis-Robinson, Les empcheurs de penser en 433 p., bibl. ( ). (Titre orig. : Medicine, Rationality and Cambridge, Cambridge University Press, 1994)
Issu des Morgan Lectures prononces par Byron Good en mars 1990 lUniversit de Rochester, cet ouvrage est tout la fois un cours danthropologie mdicale, une analyse de donnes de terrain et une rflexion thorique approfondie sur les enjeux actuels et le devenir dune anthropologie qui prend pour objet les faits de sant et de maladie. Exercice ambitieux qui savre nanmoins une russite car il associe un argumentaire
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prcis, dclin dans ses multiples implications toute anthropologie mdicale doit se poser comme une pistmologie des pratiques de soins, conventionnelles ou traditionnelles , de nombreux exemples puiss dans les expriences de terrain de lauteur (auprs dtudiants en mdecine et de mdecins amricains, de praticiens turcophones de lAzerbadjan et de patients souffrant de maladies chroniques aux tats-Unis et dpilepsie en Turquie) et une vaste connaissance de la littrature sur le sujet. Byron Good sattache tout dabord discuter les sphres dapplication de la notion de croyance, trop mcaniquement attache aux savoirs traditionnels ou profanes sur la maladie. Et ce alors que les productions des sciences mdicales, loin de relever du seul registre de la connaissance ou dun strict paradigme empiriste, traduisent des phnomnes de croyance qui ne sont pas sans rappeler les dmarches du fondamentalisme religieux (p. 36). Le langage mdical est un langage culturel (p. 32) qui, ce titre, apprhende la ralit de la souffrance dans une perspective morale autant que technique. Dans le mme temps, il convient de dtacher lapproche de la culture des autres dune lecture en terme de croyances , faute de quoi lanalyse donne autorit la position et au savoir de lobservateur (p. 61) et fait du langage biologique la norme dapprhension de la maladie (p. 66). Les tudes interculturelles sur l art de gurir parviennent rarement sextraire de ce biais pistmologique en proposant une vision romance de lautre [et] une image caricaturale de nous-mmes (p. 74). Du point de vue thorique, cela revient nuancer lintrt des approches rationaliste et relativiste de la sant qui, pour lune, peroit tort dans le malade un tre rationnel, autonome, dcidant du traitement qui maximisera les bnfices perus (p. 107) et, pour lautre, rduit les croyances sur la sant au sein dune culture une somme dnoncs individuels en ignorant les enjeux de pouvoir qui les gouvernent. La dmarche cognitiviste ne trouve gure plus de crdit aux yeux de lauteur car elle adopte un cadre rfrentiel portant presque exclusivement sur la taxinomie (p. 118). Certes, il est ici plus question de savoir que de croyance, mais celui-ci est le plus souvent prsent comme ce que lindividu doit savoir , passant outre la complexit des relations avec autrui qui modlent lacquisition et lvolution du savoir de chacun.
En plaant au centre de son analyse le rapport de la culture la maladie, lcole interprtative , reprsente par Arthur Kleinman, offre une alternative lapproche rductrice de lanthropologie cognitive, mais pche par son absence de regard critique sur les reprsentations de la maladie et du savoir mdical (p. 132). Ce jugement amne Byron Good dfendre lide dune anthropologie mdicale critique qui, lintrieur du courant interprtatif, dvelopperait une analyse critique du vcu de la maladie, sans le langage auto-justifiant de la mystification ou de lerreur desprit (p. 148). Lintrt dun tel choix est tout dabord illustr par lanalyse du rapport avec la maladie et avec la pratique de soins par des tudiants en mdecine amricains. Fidle son projet de reprer les changes entre savoirs mdical et profane, lauteur constate que lattrait quexerce la mdecine [chez ces tudiants] rside dans son salut technique , forme de sotriologie rationalise qui pntre de plus en plus le monde vcu des malades et de leur famille (p. 189). Comprendre en quoi le savoir mdical est culturellement dtermin en lextrayant de ses seuls rfrents naturalistes a pour contrepartie invitable au niveau des savoirs populaires cette fois de situer les concepts relatifs la manifestation du mal dans le domaine largi des rapports sociaux (p. 244), au-del de leur seul champ smantique. Ce faisant, la dmarche de lauteur soulve une interrogation : en se penchant sur les mots de la mdecine traditionnelle (leurs significations mdicales et sociales confondues) et sur le savoir de la biomdecine, il sintresse finalement peu au langage de celle-ci, au risque de tomber dans un certain travers culturaliste, fort justement dnonc par ailleurs, qui consiste cantonner lanalyse des concepts relatifs la maladie dans un monde culturel donn (traditionnel vs moderne). partir de rflexions sur la douleur chronique, Byron Good en vient alors dvelopper limportante notion d exprience de la maladie , suivant le constat que lon ne peut rduire le corps malade un simple objet de la cognition et du savoir , mais quil est aussi agent dsordonn de lexprience (p. 246) : la seule prise en compte de la maladie objective et de sa reprsentation culturelle ignore l exprience subjective essentielle quelle demeure (p. 248). Si je ne peux quapprouver
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une lecture de la maladie en termes dexprience entendue dans le sens le plus scientifique du terme : le malade teste des opportunits de soins, les value et effectue un choix 24 , je doute quil puisse exister une anthropologie de la maladie qui se contente dobjectiver la maladie et qui occulte lexprience subjective ds lors quelle se penche rellement sur les reprsentations culturelles de la maladie en question. Ce qui mamne une seconde remarque : ne doit-on pas, plus fondamentalement, sinterroger sur la pertinence de la distinction entre objectivation et subjectivation dans le rapport de chacun avec la maladie ? Sagissant de lapproche de la douleur, laquelle Byron Good consacre un chapitre, sil nexiste pas de tests mdicaux pas plus que d valuation chimique permettant de la mesurer ce qui lui fait dire quelle rsiste lobjectivation , nous savons quexiste un systme de notation personnelle de la sensation de la douleur que lon ne peut tenir pour uniquement subjective dans la mesure o il sert dtalonnage pour les traitements chimiques de la douleur25. On pourrait alors parler de sensation minemment personnelle mais objectivable, ou de rationalisation dune approche subjective. Byron Good nest certainement pas loin de le penser lorsquil estime que les rcits de la douleur donnent une cohrence aux vnements (p. 279). Navons-nous pas l une tentative de relativiser la distance qui spare lobjectif du subjectif ou, plus exactement, dadmettre linvitable prsence dune dimension subjective dans toute attitude qui se veut objective ? Que ce rapprochement sopre autour du sens du rcit sur la maladie nest pas indiffrent. Lauteur se penche en effet longuement sur les modalits et les enjeux de ce quil appelle la reprsentation narrative de la maladie (p. 281). Les pages les plus stimulantes ce propos concernent les rapports de pouvoir, de sexe ou de gnration qui se nouent dans la mise en
24 Dans un ouvrage sur les malades du sida Abidjan, jexplicite les implications de cette notion dexprience (Laurent Vidal, Le silence et le sens. Essai danthropologie du sida en Afrique, Paris, Anthropos-Economica, 1996). 25 Cf. Isabelle Baszanger, Douleur et mdecine. La fin dun oubli, Paris, Le Seuil, 1995.
rcit de la maladie. Relater lhistoire de sa maladie, cest la fois rendre le pass disponible au malade lui-mme et sapproprier un vnement qui est familial, communautaire ou social avant dtre individuel. Il serait ici possible de gnraliser dautres contextes et situations lobservation faite chez les Aborignes dAustralie, selon laquelle redire une histoire fait entrer lauditeur dans la communaut de ceux qui ont soign et soignent le malade (p. 327), acte qui est en lui-mme hautement significatif de la position sociale du narrateur et du rle quil souhaite confrer son interlocuteur au sein des dpositaires admis de son histoire. Le parallle entre le statut de malade et celui de narrateur suggre une autre mise en miroir : celle de lhistoire et du texte face la maladie. Si lon admet que celui qui souffre se trouve dans la position de celui qui lit une histoire, incapable souvent dinfluer sur son issue, rvisant constamment son interprtation, son jugement, ses espoirs et ses attentes tandis que progresse le temps narratif (p. 336), on doit pousser lanalogie jusqu son terme et sinterroger sur la structure textuelle de la maladie. Byron Good pose les jalons dun tel rapprochement lorsquil dfinit la maladie comme objet esthtique dans la mesure o, linstar de luvre dart, elle met en relation (le biologique et le social, les discours, les opinions et les crits...), se constituant de fait en objet synthtique (pp. 340-341). Des formes esthtiques et synthtiques existantes, la mise en texte nest-elle pas celle qui se rapproche le plus de la maladie en tant quexprience ? Effort individuel tout autant quacte social, objet faonn dans le temps et sur le devenir duquel psent de nombreuses incertitudes, le texte, comme la maladie, possde une dynamique dont les effets chappent celui lecteur, auteur ou malade qui le (la) porte : du texte et de la maladie subsistent des traces, une mmoire qui participent de lexprience de lauteur et du malade. Il ne faudrait nullement que ces dernires remarques laissent entendre que le travail de Byron Good est un exercice purement thorique. Au contraire, lauteur na de cesse de fonder son propos sur des exemples extraits de ses travaux de terrain et de ceux de collgues. Il insiste par ailleurs, au terme de son ouvrage, sur la ncessit pour lanthropologie mdicale de devenir autant un domaine thorique et conceptuel quune pratique humaine (p. 357). Jajouterai, pour conclure, que lespace thorique investir par
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lanthropologie mdicale doit tre fait de propositions et davances tout autant que de remises en question et de dconstruction des thorisations en vigueur concernant le rapport la maladie et la sant. Cest certainement l la principale rserve que lon peut formuler lencontre de la dmarche adopte par lauteur dans les premiers chapitres, o sa critique certes convaincante des approches relativiste, cognitiviste ou interprtative hsite dboucher sur une position claire, si ce nest sur celle dune anthropologie mdicale... critique . Choix thorique qui me parat trop restrictif (dune faon gnrale, toute anthropologie ne doit-elle pas tre critique ?), ne serait-ce quau regard du vaste projet intellectuel dvelopp par la suite, qui consiste penser la maladie comme objet esthtique car synthtique . Laurent Vidal LHomme 150, 1999 _______________
Mirko D. GRMEK, Histoire du sida. Dbut et origine dune pandmie actuelle, Paris, Payot ( Mdecine et socits ), 1989, 392 p., bibliogr. [54 p.].
Le premier ouvrage consacr lhistoire du sida vient de paratre. Son auteur est professeur dhistoire de la mdecine et des sciences biologiques lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales (Paris). Mirko D. Grmek avait dj retenu lattention des milieux spcialiss par de nombreux articles dune grande rudition et par la publication (dans la mme collection que le prsent ouvrage) dune volumineuse tude sur Les maladies laube de la civilisation occidentale (Paris, Payot, 1983). Son propos lpoque avait consist en la recherche de la ralit pathologique des priodes archaques et classiques du monde grec, travers ltude des ouvrages mdicaux,
littraires et historiques, mais galement de la statuaire grecque ou de toute autre moyen de reprsentation de lpoque. Loriginalit de lentreprise tenait notamment en ses principes prliminaires quil parat important de rappeler ici : en premier lieu la notion dune sparation relative de la ralit pathologique du systme conceptuel cherchant le dcrire, systme qui est un modle explicatif de la ralit et non pas des lments constitutifs de celle-ci 1983 : 15), dautre part la supposition de lexistence dun tat dquilibre entre les diffrentes maladies dune poque donne, avec pour chaque maladie une frquence et une distribution qui dpendent de la frquence et de la distribution de toutes les autres maladies prsentes. Grmek propose pour cette notion un nologisme pathocnose construit sur le modle de la notion de biocnose. Partant de cette mthode danalyse de lhistoire des maladies mise au point sur une priode passe de notre civilisation, lauteur sest propos de ltendre la priode contemporaine dautant quelle se particularise par lapparition dune nouvelle maladie : le sida. Le projet pouvait paratre ambitieux. Il nest en effet qu imaginer linextricable cheveau des informations et contre-informations, mues par leffroi, la peur, et la passion qui ont entour la maladie depuis son apparition, pour apprhender le caractre audacieux de ce projet. Dans ce qui paraissait, il faut bien le dire, un ensemble de suppositions et de conjonctures plus ou moins fantaisistes, voire tendancieuses en tous les cas toujours empreintes de subjectivit un vritable travail de mise en ordre devait tre engag. Cest ce qua entrepris Mirko Grmek dune faon qui a pu satisfaire le but avou implicitement : aboutir approcher au plus prs la ralit pathologique de cette maladie. Louvrage se prsente en quatre parties : la premire dcrit (un peu la faon dun vritable roman policier) les circonstances de lapparition de la maladie, les premires publications mdicales, les premires ractions des groupes concerns et de la socit ; la deuxime explore plus particulirement les passions qui ont entour llaboration dun savoir mdical : dcouverte du (puis des) virus, description de la maladie, mise au point de critres diagnostiques ; la troisime situe le sida dans son histoire travers la recherche des cas cliniques antrieurs lanne 1980 ; enfin la
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quatrime partie tente une analyse des circonstances historiques de lapparition lchelle mondiale de ce flau. On sera par exemple particulirement intress par la description des difficults qui ont entour la dcouverte des virus, exemple frappant de la participation de la subjectivit et de la passion dans la progression de la comprhension de cette maladie : laveuglement obstin du chercheur amricain Robert Gallo, qui lon devait pourtant la mise au point de la technique et la conceptualisation qui rendaient possible la recherche sur le HIV, parat a posteriori incomprhensible au regard des videntes contradictions auxquelles ses suppositions lamenaient, et des dmonstrations proposes au mme moment par Luc Montagnier. Mais probablement le chapitre qui intressera le plus les lecteurs de Psychopathologie Africaine est celui dans lequel lauteur analyse les tentatives passionnelles de dsignation de responsables dans lapparition et le dveloppement de cette maladie. Un tel cataclysme pathologique ne pouvait effectivement, selon certaines rumeurs, que relever dune origine suspecte ou mystrieuse : telle par exemple un virus synthtis de toute pice par la CIA... ; mais aussi et surtout la recherche dune population coupable se prtant au rle du bouc missaire et dans ce registre lAfrique pouvait avoir bon dos... L encore, lanalyse des faits permet lauteur de mettre en dfaut point par point ces suppositions. Dj il constate la trs probable anciennet des deux (jusqu ce jour) virus en cause (HIV1 et HIV2) ce qui exclut ainsi lide dune mutation nouvelle et donc de point de dpart unique de cette maladie rcente. Mais si les virus existaient depuis dj longtemps, des facteurs particuliers sont ncessaires pour expliquer leur expansion actuelle. Cest ici que la notion de pathocnose sera utilise par Mirko Grmek dans le cadre dune approche historique diffrente prenant en compte les phnomnes historiques explicatifs de lapparition dune telle pandmie. Ainsi, en est-il des effets inattendus de lvolution de la technique mdicale, tels par exemple les progrs de la mdecine sur les maladies jusqualors coutumires comme la variole : lanne du dbut probable de lextension lchelle mondiale du sida (1977) nest-elle pas celle qui est retenue pour la disparition de la variole ? Paralllement cette
ncessit dfinie par lquilibre interne des maladies (la place occupe jusqualors par la variole est laisse disponible la pathologie nouvelle), est intervenue, comme condition ncessaire lapparition bruyante de cette maladie prcise, la survenue indite dans lhistoire de notre plante, dun rseau de communication trs tendu de sang sang ou de sperme sang. Ce rseau de contact de sujet sujet a particip la constitution dune chane aux ramifications internationales, qui a occasionn la diffusion grande chelle dune forme particulirement virulente de germes jusqualors cantonns quelques rgions. Dans ce qui a pu crer cette nouvelle chane de contact trs tendu, Mirko Grmek voque, de faon parallle, la libration des murs (cots anaux), la pratique de la transfusion vise thrapeutique (acquisition rcente de la technique mdicale), ainsi que la manipulation dvies des seringues : auto-injection de produits toxiques (usage de stupfiants)... et de faon moins convaincante, lintgration inadapte de manipulations daiguille ou de seringue dans le cadre de rituels africains (cette notion avance par lauteur, ne recueille pas ladhsion des praticiens et des chercheurs prsents sur le terrain). Ces quelques points voqus nous ont paru illustratifs de la qualit du travail prsent par Mirko Grmek. Ils ne sont quun aperu de la richesse et de limportance des informations qui se trouvent disponibles dans cet ouvrage. Ce livre agrable lire nous semble recommander trs chaleureusement toute personne qui sintresse aux vnements qui marquent lvolution de notre socit, et bien sr, particulirement ceux qui souhaitent disposer dune premire synthse documente sur lhistoire du sida. Olivier Owry Psychopathologie africaine XXIII (1), 1988-1989 _______________
Judith HASSOUN, Femmes dAbidjan face au sida, Paris, Karthala ( Mdecines du monde ), 1997, 202 p.
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Ds lors quon sintresse aux ractions des individus et des socits la prsence du sida, une double lecture de ce livre simpose constamment. De faon plus exigeante que bon nombre dessais sur cette maladie, il associe une grande varit dinformations au caractre extrmement personnel, voire introspectif, de leur mise en forme et du rcit qui en dcoule. Aussi ce double foisonnement , formel et factuel, oblige-t-il un regard spcifique sur lun et lautre. Recueillies Abidjan auprs dune centaine de femmes infectes par le VIH, les donnes de cet ouvrage renvoient aux questions centrales poses par lexprience de la maladie en Afrique : la difficile annonce de la sropositivit, le silence qui entoure le partage de linformation avec autrui, la volont de maintenir des projets de maternit, la souffrance physique et morale, la mobilisation de lentourage, les attitudes des personnels de sant, le rle de la religion et du milieu associatif. Autant de thmes classiques de lanthropologie du sida en Afrique que Judith Hassoun traite de faon nuance en suggrant lexistence de dynamiques et de fluctuations l o il serait ais de ne voir que des comportements et des situations figs. Lensemble du propos est certes marqu par la souffrance et la peur de ces femmes malades. Nanmoins, cette ralit actuelle, qui est aussi une menace (que la maladie se dclenche, que les solidarits noues spuisent...), nexclut pas des ractions de solidarit ou de compassion, des processus dacceptation de la maladie et de ses implications. travers ses rencontres (entretiens formels avec des femmes sropositives, discussions et observations de situations de vie, au gr de son immersion dans la vie abidjanaise), Judith Hassoun souligne la double fonction, rvlatrice et cratrice de tensions et denjeux, du sida. De nouveaux rapports au corps malade, la vie en danger et au conjoint inform de la maladie voient le jour, tandis que des amitis, des solidarits et des conflits familiaux, ainsi que des dsirs denfant, latents, trouvent sexprimer nouveau.
Distilles au fil de chapitres thmatiques qui suivent le cheminement du sujet qui apprend sa sropositivit (lannonce, le dni, linformation du partenaire), connat lexprience de la perte (le veuvage, la dlicate concrtisation du dsir denfant) et recherche soutiens et aides (auprs de la famille, de communauts religieuses ou au sein dassociations de personnes atteintes), les informations contenues dans ce livre contrastent avec la littrature acadmique sur la vulnrabilit des femmes africaines face au sida et les relations de genre en temps de sida. Le lecteur se trouve en effet la suite de lauteur progressivement amen partager leurs peurs et leurs espoirs, ayant de ce fait la possibilit de saisir le ressort des conflits avec le partenaire et les conditions prcises de vie de femmes dont la recherche de soins grve fortement les ressources financires. Judith Hassoun atteint cet objectif de connaissance en adoptant un ton personnel et intimiste et en utilisant un style concis et imag qui soulvent un certain nombre de questions. Nous ne sommes pas seulement en prsence dun rcit qui se veut au plus prs des sensations vcues tant par les femmes rencontres que par lauteur, mme si cet aspect nest pas tranger au choix narratif effectu. Au contact de leur souffrance, Judith Hassoun a pris le parti den rendre compte sans pudeur excessive, avec des mots prcis et simples : en mme temps, elle a souhait ne pas brider lexpression des sentiments quelle a prouvs en leur prsence. Ce faisant, au-del des qualits de sincrit de son tmoignage, Judith Hassoun lie son exprience, fruit de la confrontation la dtresse dautres femmes, lexprience de ces dernires et celle de lanthropologue, observateur de cette souffrance. La question est alors de savoir dans quelle mesure le passage par une mise nu de ses propres sentiments et de ceux de ses interlocuteurs contribue une meilleure comprhension des situations quelle dcrit et des rcits des malades quelle rapporte. Je ne pense pas quil soit possible de rpondre cette question en disant que lauteur se contente de tmoigner et na nullement la prtention de produire de la connaissance : encore une fois, la richesse des matriaux dlivrs au fil du rcit est un acte de connaissance. Cela tant prcis, dans mes travaux auprs de malades du sida Abidjan, confronts une large incomprhension de la nature de leur
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maladie (faute dune annonce prcise de leur sropositivit) 26, jai souhait me garder de toute expression crite tant de mes sentiments que de ceux des malades ctoys. Il me semble que tout un chacun connat assez la gravit de cette maladie pour viter toute description raliste des drames vcus. Cela nimplique ni indiffrence aux difficults des malades, ni absence de mise en cause de sa propre dmarche danthropologue. Simplement, cette attention se manifeste moins dans le style dcriture utilis que dans les remises en question mthodologiques auxquelles lanthropologue travaillant auprs de malades du sida nchappe pas. Le travail de Judith Hassoun constitue ds lors un exercice de la limite . Limite entre la mise en forme des sensations des malades et des siennes, limite entre le tmoignage brut et lanalyse anthropologique, Femmes dAbidjan face au sida rvle une dmarche aux implications incertaines, prcisment parce que se situant une frontire. Ce livre ne peut prtendre au statut de tmoignage, car il suggre des interprtations de type anthropologique, pas plus quil ne peut se prsenter comme tant la voix des malades, tant il expose son auteur dans ses sentiments et ses attitudes. Se situer une telle limite est en soi un objet de rflexion part entire. Judith Hassoun ny consacre cependant pas ici son propos, au risque dengendrer une certaine frustration chez le lecteur, admiratif devant la qualit des relations noues avec les femmes malades et des informations recueillies, mais nanmoins dans lattente dun travail interprtatif que le texte, tel quil se prsente, appelle invitablement. Laurent Vidal LHomme 150, 1999 _______________
Bernard HOURS, Ltat sorcier. Sant publique et socit au Cameroun, Paris, LHarmattan, 1985, 165 p.
26 Laurent Vidal, Le silence et le sens. Essai danthropologie du sida en Afrique, Paris, Anthropos (diff. Economica), 1996.
Lobjet de ce petit livre consiste dans ltude des conceptions et reprsentations de la sant publique des soignants et des patients au Cameroun. Il est trs original cause du contraste entre dune part la lenteur de la mthode utilise, le nombre limit de thmes retenus, la banalit des observations faites et dautre part la puissance analytique et explicative dun texte crit dans une trs belle langue. Lauteur dcrit la vie quotidienne dans trois dispensaires et un hpital. Est rapporte une enqute ethnologique qui a dur deux fois trois mois dans chacune de ces formations. Sont exposs trs simplement qui sont les gens prsents, personnels de sant et patients, ce quils font, ce quils disent de leur travail ou de leur sjour. La plupart des descriptions portent sur des choses connues de tous ceux qui ont pu voir des formations sanitaires dans ce genre de pays : misre matrielle des dispensaires et hpitaux, inactivit du personnel Mais grce une longue observation, lauteur met jour des faits, des situations que ne peuvent rvler ni les rapports dinspection, ni les tudes dvaluation, encore moins les statistiques sanitaires. Ainsi, la crmonie du passage dun visiteur mdical dans un service hospitalier est un vritable document danthologie. En mettant en relation les faits observs entre eux, Bernard Hours fait ressortir leur signification, ce qui permet de les dgager de lanecdote. Ainsi, on peut lire : Entre la prparation des bandes de gaze, les mains quil lave dix fois dans la matine, linscription sur le registre, Pierre parvient viter le nant dune oisivet trop criante (p. 95). Le sens des gestes rapports, comme distribuer un mdicament, houspiller les malades, tamponner des documents, ne peut se trouver dans leur finalit technique de soigner les maladies, ne serait-ce qu cause de la faiblesse des moyens disponibles. Lauteur nous propose une autre explication : si les services de sant de pays comme le Cameroun remplissent mal leur fonction thrapeutique, ils remplissent compltement
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leur fonction tatique : montrer la prsence de ltat, et surtout perptuer la vision perscutive de la maladie. travers les services de sant publique, ltat est le grand sorcier. On se trouve dans une perspective nouvelle : il ne sagit pas danalyser le fonctionnement des services de sant par rapport aux carts existant avec un fonctionnement technique idal, il sagit de mettre jour une fonction ralise compltement, non voulue ; aucun procs nest fait aux personnels dont on essaie de comprendre la situation ; le procs est fait la situation impossible o se trouve plac ce personnel qui doit faire avec . Outre lintrt immdiat de voir du dedans ces formations sanitaires, ce livre ouvre limagination toute une srie de questions auxquelles il est urgent de sattaquer par des mthodes semblables : - Comment progresser dans lefficacit mdicale de ces formations ? Lamlioration de la qualification professionnelle et des moyens techniques semble largement ct de la plaque , car elle contribuerait renforcer limage de la mdecine comme une affaire de Blancs . La dstatisation suggre par lauteur est-elle vraiment capable dentraner des solidarits plus locales et moins de frustration ? - Quen est-il de lcole, de la police, des entreprises publiques, des ministres, en particulier celui de la sant, autres manifestations de ltat ? - Quen est-il en France et dans les pays industrialiss ? Quy rapporteraient un il et une oreille aussi attentifs ? Que recouvre le discours triomphaliste sur les victoires de la technologie mdicale ? Jrme Dumoulin Sciences sociales et sant VI (2), 1986 _______________
le Laos contemporain. March, socialisme et gnies, Paris, LHarmattan ( Recherches asiatiques ), 1997, 398 p.
Je dois dabord noncer un ventuel conflit dintrt entre ma position de lecteur (critique) et mon amiti avec les auteurs, qui sest exerce pendant les 4 mois que jai passs avec (et grce ) eux au Laos. Les auteurs ont fait le contraire de la prescription du professeur Tournesol (Un peu plus lOuest), aprs un ouvrage sur le systme de sant du Cameroun (Ltat sorcier), puis trois ouvrages sur le Bangladesh, voici le Laos. Pour B. Hours, il sagit, vrai dire, dun retour sur un terrain, aprs vingt-cinq ans dautres recherches et pour le pays, aprs vingt ans de rgime communiste. Ce retour, assez rare pour tre signal, tranche avec deux traditions de recherche : soit rester sans cesse sur le mme terrain, soit ne jamais revenir sur un mme terrain. Cette dmarche permet dtre sensible aux permanences et aux changements de la socit tudie, ce que ne permettent pas les deux traditions voques. Le propos essentiel est de comprendre la nature de la socit laotienne, cas particulier dun pays communiste en transition vers lconomie de march. Lhypothse fondamentale est que quelle que soit lemprise de ltat, une autonomie relative des rapports micro-sociaux est prsuppose, ainsi que celle des acteurs dans le sens quils confrent leur situation . Il sagit donc dtudier la pluralit des relations, les ajustements et les accommodements face lambition totalitaire de ltat-parti, ambition qui volue, avec louverture au march . Une autre ouverture, inattendue, a merg de lobservation : le renouveau du culte animiste des gnies et le march florissant des mdiums. Ainsi les trois termes du titre : march, socialisme, gnies, sont les trois ples structurants de la socit laotienne. Comme le titre ne le laisse pas entendre, les questions de sant sont galement au cur de ce livre. Deux titres de chapitre sont explicites : La
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sant comme mtaphore de lordre politique , et Les gnies, thrapeutes du politique au service du march . La relation entre les domaines de la sant et du politique est la suivante : lorganisation et le fonctionnement du systme de sant, ainsi que le recours aux divers thrapeutes (mdecins ou mdiums) sont analyss par des explications de type politique, et en mme temps le systme politique est prsent en action dans le domaine de la sant. La thse des auteurs peut se rsumer en disant que lon est dans un systme politique de type totalitaire, o ltat rve de tout rgenter, et pour cela veut sonder les reins et les curs, au propre, comme au figur. Bien sr, il ny arrive pas, mais cela produit des souffrances pour lesquelles on recourt en particulier au culte des gnies, avec principalement des pratiques de possession. Lobjectif de la recherche avanc pour pouvoir travailler dans le pays tait daider faire mieux fonctionner le systme de sant. Cet objectif sest videmment trouv compltement dpass par le fait que les patients fuient les hpitaux, car ils fuient ltat ; leur sant est une affaire prive qui ne regarde personne, et le culte des gnies est un moyen privilgi de surmonter les contraintes subies. Lobjectif de productivit, defficience, ne peut tre atteint dans le cadre politique existant. Ignorer ce contexte politique cest faire uvre technocratique, voue lchec. Un expert de lOMS lavait bien compris : en poste pour le management du ministre de la Sant, il dmissionne aprs un an, voyant bien que ses comptences sont inutiles, au grand dam de lOMS qui ne comprend pas cette position thique exemplaire, et envoie une commission denqute. En effet, cet expert avait viol la rgle consensuelle de sparer le plus possible le discours et la ralit. Cette rgle est tellement prgnante que des agents des services de sant furent trs surpris lorsquun autre expert voulut rellement mener une enqute laquelle il les avait prpars. Ltat tient un double langage auquel plus personne ne croit vraiment : dun ct le langage socialiste rvolutionnaire et de lautre ct du march, par exemple avec le paiement par les usagers des services de sant et le recours aux pharmacies prives. Les gens se tournent alors vers une position de retrait et la fuite dans limaginaire o le culte des gnies donne
un sens aux ralits vcues. Le march, premier terme du sous-titre, est loin davoir le mme statut que les deux autres ples de lanalyse. La structuration et le fonctionnement du march ne sont pas dcrits, except pour le march des mdiums, analys en partie comme un nouveau service marchand. Le terme march dcrit simplement une certaine libralisation conomique apparue au tournant des annes quatre-vingt-dix : les commerants (et quelques industriels privs) sont autoriss, donc ltat abandonne une partie de son emprise totale ; paradoxalement, ce march relve du capitalisme sauvage, peu rglement : les salaris nont pas de droits face aux employeurs, et passant dun employeur public un employeur priv tombent de Charybde en Sylla. Le rgime semble croire quil ne sagit que dune adaptation, mais les auteurs montrent bien en quoi le passage lconomie de march est fondamentalement contradictoire avec le rgime politique et que le terme de socialisme de march est une fiction. Les mthodes de terrain propres aux anthropologues (enqute longue dans une micro-situation) permettent la fois de produire un texte vivant et de lever de faon convaincante un coin du rideau des reprsentations officielles dans lesquelles nous, les conomistes, avons tendance nous laisser enfermer. Ainsi la peur que ressentent de nombreuses personnes face au risque dtre envoy en camp ou en sminaire de rducation , ne peut tre confie qu la longue, lorsque tombe le sourire de faade. En effet, la situation dcrite est tout fait terrifiante. Le rgime politique du Laos peut tre compar, juste titre, celui des Khmers rouges, bien quil ne semble pas y avoir eu de massacres grande chelle : lenvoi en camp de rducation, les dplacements de population ont t trs communs, et se poursuivent sous des formes attnues. Tmoignent de ce rgime le grand nombre de gens ayant fui le pays aprs la rvolution de 1975. Lanalyse des observations de terrain est complte par lhistoire politique (le roi puis la rvolution) et lhistoire religieuse (le bouddhisme, culte des gnies) du pays, ce qui permet dchapper lanecdote et de situer les observations dans une vaste analyse. Les auteurs considrent que le pays
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prsente des traits spcifiques [et] chappe largement aux gnralisations globalisantes (p. 386). Cependant, lintrt du livre va bien au-del dune pure monographie. Par exemple, il aide comprendre les limites des politiques sanitaires internationales. Ces politiques considrent par exemple que la disponibilit en mdicaments est un lment fondamental de la perception de la qualit des soins par la population, et promeuvent des politiques de recouvrement des cots pour assurer cette disponibilit. Cette analyse est incapable dexpliquer pourquoi, dans de nombreux cas comme en Guine, les gens nutilisent gure plus les services de sant, mme si les prix sont accessibles et la disponibilit en mdicaments est trs leve. Lanalyse de Bernard Hours et Monique Slim nous aide comprendre que les services de sant sont perus par les gens comme bien autre chose que de simples distributeurs de mdicaments. Mme si les questions de sant nen sont quun aspect, on peut considrer quil sagit l dun ouvrage de sant politique , comme il y en a dconomie politique ; ceci est bien autre chose que la sant publique limite lpidmiologie, comme lconomie politique est bien autre chose que la science conomique limite aux tudes cot-efficacit. Il serait trs souhaitable que de bons gnies prsident la multiplication de ce genre de recherches. Jrme Dumoulin Sciences sociales et sant XVI (1), 1998 _______________
Anita JACOBSON-WIDDING et David WESTERLUND (sous la dir. de), Culture, Experience and Pluralism. Essays on African Ideas of Illness and Healing, Uppsala, distr. par Almqvist & Wiksell International ( Uppsala Studies in Cultural Anthropology 13), 1989, 308 p., index.
Quinze chercheurs de lEurope du Nord (Sudois, Norvgiens, Finlandais) se sont runis pour composer ce recueil qui, conformment au titre, se divise en trois parties : Culture , Exprience (individuelle), Pluralisme (mdical). Si la publication douvrages collectifs contraint certes les diteurs oprer des regroupements darticles, on peut ne pas tre daccord sur le choix des titres de chapitres retenus si ceux-ci supposent quil sagit de trois champs autonomes. La Culture , prsente par A. Jacobson-Widding comme un systme de classifications rgi par des oppositions, rassemble des textes qui soulignent labsence dautonomie des conceptions et des pratiques lies la maladie. Les lments entrant dans la confection des protections (ftiches) chez les Giriama du Kenya ressortissent une conception du monde fonde sur lopposition des genres (M. Udvardy) ; les agents qui sont lorigine de la maladie (anctres, sorciers, esprits) chez les Koma du Nigeria (B. Paarup-Laursen), les remdes des Maasai (K. Arhem) sont indissociables dune mise en ordre des hommes et des choses qui oppose la nature la culture, la brousse au village. B. Helander, dpassant le cadre de la communaut traditionnelle pour sintresser aux diffrents types de recours thrapeutique en Somalie (mdecins, gurisseurs, marabouts), nhsite pas riger la notion d inconnu en concept explicatif de lefficacit des pratiques des diffrents spcialistes. A. Jacobson-Widding sinterroge pour sa part sur lambigut de la catgorie du chaud chez les Shona du Zimbabwe, qui caractrise des maladies ou des situations en rapport avec la maladie mais aussi des pratiques thrapeutiques. La chaleur serait dangereuse lorsquelle est due une accumulation dlments chauds restant identifiables comme entits discrtes ; en revanche, les lments chauds constituant un mlange homogne produisent une chaleur bnfique, cest--dire cratrice de vie. Ces contributions, dont on pourra regretter quelles naient pas t nourries de rfrences franaises, privilgient lvidence lapproche structuraliste, mais des fins descriptives plutt que vritablement analytiques. Le chapitre Exprience prend en compte des situations individuelles dans lanalyse des pratiques thrapeutiques. Il y a conflit, dit A. Jacobson-
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Widding, entre intrt collectif et intrt individuel, conflit qualifi de double bind sans aucune rfrence Bateson. Ds lors, le devin na pas pour seule fonction didentifier la cause (sociale) de la maladie. Il est aussi, chez les Zulu (A.I. Berglund), celui qui permet la confession des individus mis en cause dans les conflits de sorcellerie, sans laquelle les relations sociales ne sauraient tre restaures. Selon R. Harjula, qui maille son propos de rfrences la psychologie, les conflits sociaux seraient intrioriss sous la forme dune croyance en la maldiction chez les Meru de Tanzanie ; aussi les devins doivent-ils considrer les situations particulires. Les individus sont par ailleurs confronts de nouvelles expriences thrapeutiques du fait des migrations forces et/ou de louverture des communauts aux spcialistes dautres cultures, rsultant de situations de crise. La peste bovine chez les Maasai, la guerre en Somalie pour les Borana semblent avoir ouvert la voie la possession, jusque-l ignore de ces deux populations. Chez les Maasai, la possession touche davantage les femmes que les hommes, et A. Hurkainen de conclure sur une hypothse devenue classique : la possession permettrait aux femmes dasseoir leur statut hors de la sphre domestique. Plus riche, lanalyse de G. Dahl montre que la possession introduite chez les Borana, dune part se fonde sur un panthon de gnies pluriethnique, dautre part utilise des catgories ambigus ; elle peut ainsi sadapter aux situations les plus diverses, et en particulier offrir une rponse aux individus isols dont lespace social rduit ne leur permet plus dattribuer leurs maux des agressions en sorcellerie. Dans Pluralisme , la partie la plus originale de louvrage, les auteurs sattachent moins dcrire des situations de pluralisme mdical qu sinterroger sur la mdicalisation des pratiques thrapeutiques. Larticle sur la sorcellerie chez les Zinza de Tanzanie, que S. Bjerke associe une morale qui nest cependant pas toujours partage par les acteurs, ny est pas tout fait sa place. Non plus que larticle de T. Olsson qui montre comment, dans la socit maasai, laquelle lidiome de la sorcellerie est tranger, maladie et gurison sorganisent partir dune logique essentiellement instrumentale du remde. Davantage dans le sujet, D. Westerlund, qui prend lexemple des Bushmen, Maasai, Kongo et Yoruba, remarque que lon assiste depuis quelque temps un dclin de la religion et des cosmogonies
au profit dune scularisation de la maladie : dune part les tradipraticiens ou les gurisseurs-herboristes, qui se multiplient, privilgient les causes naturelles ; dautre part la maladie est de moins en moins attribue aux anctres, esprits ou gnies, et de plus en plus aux individus souponns dagression en sorcellerie. Cet auteur relve galement que les autorits traditionnelles, aujourdhui affaiblies, ne sont plus gure en mesure duvrer pour le bien dune communaut en sanctionnant les individus nfastes ; les victimes sadonnent dsormais aux vengeances individuelles. B. Ingstad, confrontant le dogme scientifique de la validit universelle de la bio-mdecine aux reprsentations qui fondent les pratiques des devins et des prophtes dans une rgion du Botswana, conclut la quasiimpossibilit dune collaboration entre thrapeutes traditionnels et mdecins telle quelle est souhaite par lOMS. M.L. Swantz, pour sa part, analysant lhistoire de deux devins, souligne la valeur heuristique des expriences individuelles pour comprendre lintrication des diffrents types de recours thrapeutiques et, partant, le systme de sant. Le livre sachve sur une intressante contribution de S.R. Whyte qui note que le souci gnral dune amlioration de ltat de sant des populations sest traduit par une mdicalisation de lapproche anthropologique de la religion, sans doute lie une mdicalisation des pratiques des thrapeutes traditionnels eux-mmes. Ltude des communauts traditionnelles ne doit pas faire oublier que chercheurs et informateurs ne vivent pas hors du monde : lorientation donne leurs pratiques respectives est largement dpendante dune idologie du dveloppement. Louvrage offre un ensemble assez disparate de contributions dingale valeur, certaines trs descriptives, dautres plus analytiques et stimulantes, la premire partie tant la moins riche. Ces textes font suite une rencontre tenue en fvrier 1987 Uppsala, place sous lgide du programme de recherche African folk models and their applications . Aussi le souci dapplication, ou du moins de communication avec les milieux mdicaux, nest-il pas tranger au ton de plusieurs articles. Marc-ric Grunais
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Yannick JAFFR et Jean-Pierre OLIVIER DE SARDAN (sous la dir. de), La construction sociale des maladies. Les entits nosologiques populaires en Afrique de lOuest, Paris, PUF ( Les champs de la sant ), 1999, 374 p.
Louvrage coordonn par Yannick Jaffr et Jean-Pierre Olivier de Sardan constitue sans aucun doute une tape importante pour lanthropologie de la sant, par les partis pris mthodologiques et thoriques qui invitent de nouvelles pistes de rflexion, mais aussi, invitablement, la critique. Tous les auteurs se livrent une ethnographie rigoureuse et minutieuse, plaant au cur de la dmarche une bonne connaissance des langues locales, et diversifiant les informateurs (personnels de sant, hommes, femmes, gurisseurs, adultes lettrs ou non, vieux, etc.) pour cerner ltendue des savoirs populaires sur les maladies. De plus, conformment la tradition anthropologique, le comparatisme est affich demble, mais cest un comparatisme limit dans lespace : toutes les tudes prsentes portent sur des populations du Sahel (songhay-zarma, bambara, peul, mossi, senoufo, dogon, soso). Partant du constat dune certaine unit des systmes ouestafricains de reprsentations de la maladie (Y. Jaffr, p. 60), louvrage se propose dexplorer avec minutie et de faon comparative des entits nosologiques populaires voisines dans des cultures voisines (J.-P. Olivier de Sardan, p. 82). Relevons aussi, parmi les partis pris, combien lensemble de louvrage porte la marque de lentreprise de J.-P. Olivier de Sardan qui, aprs le religieux et le politique notamment, fait de la maladie un nouveau champ de la critique de la surinterprtation au profit de la primaut des conceptions miques. Louvrage prend dlibrment le contre-pied dapproches qui privilgient logiques de la rfrence , logique de la diffrence 27, et logique
27 Cf. Marc Aug, Ordre biologique, ordre social : la maladie forme lmentaire de lvnement, in M. Aug et C. Herzlich, ds., Le sens du mal, Paris, ditions des Archives contemporaines, 1984, pp. 35- 81.
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dimputation dans lanalyse des reprsentations de la maladie. Dans la plupart des cas, les reprsentations de la maladie ne renverraient en fait aucune thorie globale qui ressortirait au magico-religieux ; le savoir des gurisseurs nest pas stabilis, et, selon les interlocuteurs, les symptmes voqus pour une mme maladie ne sont pas ncessairement identiques. Ds lors, il conviendrait dorienter lanalyse des reprsentations bien davantage sur une logique de la nomination des symptmes. Cest ainsi que savoirs et expriences des spcialistes et des non-spcialistes, des hommes, des femmes, etc., forgent ensemble des conceptions populaires dfinies comme des reprsentations globalisantes, classant les expriences singulires de laffection partir de caractristiques communes dans un nombre relativement restreint dentits nosologiques populaires (Y. Jaffr, p. 59). Les maladies dont traitent la plupart des collaborateurs de louvrage sont des maladies trs communes, nommes, ne concidant avec aucune catgorie mdicale, aux manifestations multiformes mais lies de prs ou de loin au ventre ; ces maladies, nous dit J.-P. Olivier de Sardan, ont un caractre fourretout . Parfois, le noyau minimal de reprsentations partages et qui entrent sous une mme dnomination est particulirement rduit, comme dans le cas de la maladie sumu des soso de la Guine maritime (Y. Diallo). Maladies de Dieu , cest--dire sans cause prcise, elles vous prennent, bougent dans le corps, et font lobjet de reprsentations fluides dont le champ smantique peut tre tendu par une modernit reprsente, par exemple, par un changement dans lalimentation li lintroduction de condiments industriels, ainsi de kaliya chez les Senoufo (F. Ouattara), ou par les ractions des personnels de sant (Y. Jaffr) ; moins quil ne sagisse dentits compltement nouvelles (C. Alfieri). Dans la volont affiche de redonner toute sa place au langage des symptmes, et de dlaisser la recherche du sens, on relvera le souci de Y. Jaffr de rintroduire toute la matrialit de la maladie, comme dans le cas des maladies de peau dans laire songhay-zarma dont les reprsentations sont construites partir des signes visibles, des sensations, de leur localisation et de leur dplacement (p. 332). Il rintroduit ainsi cette ralit pourtant vidente, mais sans doute pas assez prsente dans les travaux anthropologiques, de maladies qui ne sont pas seulement des mots, des ensembles nosologiques, mais aussi des
problmes de sant, dont souffrent des individus, et qui nont pas tous la mme ampleur ; or cette objectivit de la maladie contraint galement les manires de penser les maladies. Le parti pris du comparatisme limit une aire culturelle dtermine, sil se justifie et contribue la rigueur, en vitant les errements parfois reprables dans des dmarches qui mettent en rapport toutes les poques et tous les continents, ne doit pas sans doute tre pos comme une position de principe. Les maladies dcrites, qui montent et descendent, que lon a du mal localiser dans le corps, qui, dans les conceptions populaires, semblent pouvoir tre parfois une chose et son contraire, qui ne parviennent pas concider avec une dsignation mdicale, constituent, sinon un type de maladie, du moins un mode populaire de penser les maux du corps, avec lequel on peut sans aucun doute trouver des analogies autre part que dans la bande sahlienne, et notamment en Europe 28. Aussi, la voie ouverte par les auteurs sur ce type de maladie mriterait une attention comparative qui dpasse la seule bande sahlienne. Par ailleurs, sil nexiste pas de thorie cache et globalisante de la maladie, si les individus qui souffrent de problmes de sant plus ou moins graves nont pas tre considrs a priori comme les dtenteurs dune partie dun systme global dinterprtation et de reprsentation qui permettrait en dernire instance de donner du sens linfortune, il nempche que les maux dont traitent les auteurs se rfrent un ensemble nosologique (Alfieri, p. 218), un champ smantique la plupart du temps relativement stable en son centre et fluide en sa priphrie , telle la maladie appele weyno dans laire songhay-zarma (J.-P. Olivier de Sardan, p. 260). Mais quelle est la nature de ce champ smantique ? Comment se construisent les reprsentations singulires partir dun ventail assez vaste de reprsentations communes et sur lesquelles tout le monde sentend, et/ou inversement ? La question se pose dautant plus lorsquon lit, toujours
28 Pensons, par exemple, aux conceptions de lhystrie au XIXe sicle (cf. E. Trillat, Histoire de lhystrie, Paris, Seghers, 1986). Dans cette mesure, je serai moins affirmatif que J.-P. Olivier de Sardan lorsquil avance quil ny a pas dentit nosologique populaire quivalente en France (p. 73).
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propos de weyno, catgorie qui se reproduit la ville comme la campagne, qui intgre les ingrdients de la modernit, qui nest pas entame par la confrontation au savoir mdical, malgr labsence de garantie magicoreligieuse pour ltayer, malgr labsence de systme cognitif dur pour la cristalliser , et propos de laquelle J.-P. Olivier de Sardan conclut : Mais peut-tre les reprsentations de weyno ont-elles un tel succs justement parce quelles sont fluides et prosaques (p. 270). Doit-on en dduire quil pourrait exister des ensembles nosologiques distincts, constitus par des reprsentations moins fluides et moins prosaques que celles luvre pour les maladies tudies dans cet ouvrage ? Est-ce dire que ce qui relve du magico-religieux , qui a t trop privilgi par les analyses menes jusqualors dans le domaine de lanthropologie de la maladie, ressortirait un autre paradigme ? Les auteurs soccupent ici du registre prosaque ; ils ne nient pas la ralit des maladies tiologie magico-religieuse , mais ne les traitent pas, parce quelles sont loin dtre les plus reprsentatives et parce quelles attirent lanthropologue vers les piges du sens (Y. Jaffr, p. 16) ; et presque chaque auteur de prciser combien la maladie quils analysent nest pas due une action perscutrice dordre magico-religieux. Nanmoins, Y. Diallo relve par exemple qu il est assez tonnant de constater que pour une maladie aussi prosaque que suma quinze gurisseurs donnent un traitement base de talisman (p. 110). Et la tentation du sens est encore plus manifeste dans le cas de la maladie de loiseau chez les Mossi, propos de laquelle D. Bonnet signale que certains interlocuteurs privilgient un modle mcanique , et dautres un modle magico-religieux (p. 314) ; propos dune maladie des yeux, Y. Jaffr observe galement que certaines de ses manifestations font lobjet de supputations tiologiques vagues qui voquent une force magico-religieuse (p. 345). Peut-on aussi facilement jeter le sens avec leau du symptme, comme Dujardin se le demandait il y a dj bien longtemps ? Cest sans doute l la principale critique que je ferai au parti pris, certes salutaire, de louvrage. Lexprience de lAfrique centrale, o il semble bien que le registre de la sorcellerie, pour parler vite, est un facteur de structuration du lien social
beaucoup plus prgnant quen Afrique sahlienne, lallusion au magicoreligieux est trs rapide. La logique dimputation peut parfois tre premire par rapport toute logique de nomination, mais selon une dynamique tout aussi fluide et prosaque que pour les entits nosologiques que les auteurs de cet ouvrage analysent. Limputation dont il sagit alors nest gure plus labore, y compris chez des devins-gurisseurs, quun nonc du type : La maladie de votre enfant (qui nest pas dsign) est due un parent maternel jaloux (qui nest pas davantage dsign). Et chacun de sen retourner chez soi aprs un tel diagnostic , avec un consultant qui, propos dune maladie bien ordinaire de son enfant, ne manquera pas de trouver dans son entourage un parent qui un moment a pu donner limpression dtre mcontent pour des motifs particulirement futiles. Ces noncs peuvent donner lieu une recherche effrne de sens, sans nomination, ce qui vient parfois compliquer encore davantage le dialogue avec les mdecins. Par ailleurs, les prieurs et autres prophtes, voire mme certains gurisseurs, nhsitent pas parfois incriminer des diables , sans autre prcision, comme cause de la maladie, et lunivers du sens est galement particulirement fluide, intgrant sans difficult sida, hpital, appareil de radiologie, etc. Ds lors, ne peut-on envisager le magicoreligieux avec le mme esprit que celui des auteurs de ce livre, avec, si lon peut dire, une interprtation un peu plus laque et pragmatique de la recherche du sens que celle qui a prvalu dans nombre danalyses. Car, comme lcrivait Crawford propos de la sorcellerie chez les Shona : The Shona no more spends his ordinary waking hours thinking about wizardry than you or I spend our time thinking about the Atom Bomb. This, however, does not mean that wizardry is not important in Shona society nor the Atom Bomb in ours. 29 Cette critique renvoie une question pose prcdemment : a-t-on affaire, avec les interprtations sorcellaires, un paradigme de nature diffrente de celui des entits nosologiques populaires de cet ouvrage ? Ne doit-on pas prendre en compte la distinction mique maladie de Dieu / maladie provoque , tant entendu quil convient de ne pas trop donner de sens des signes relis lunivers magico-religieux ?
29 J. R. Crawford, Witchcraft and Sorcery in Rhodesia, London Oxford University Press, 1967, p. 292.
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Cette entreprise doit incontestablement tre salue. Il nest pas si courant quun ouvrage collectif ait une telle unit de ton et atteste dun engagement de lensemble des auteurs, africains et franais, dans un mme projet intellectuel. Il convient aussi de mentionner quen arrire-plan figure le projet dun changement de nature du dialogue entre anthropologie et sant publique partir de questions concrtes rencontres et non plus seulement en fonction dattentes bien souvent inconsidres de part et dautre (Y. Jaffr, pp. 364-365). Et si certaines positions peuvent parfois sembler un peu tranches, elles ont un effet heuristique indniable en invitant poser diffremment la question du sens. Marc-ric Grunais Cahiers dtudes Africaines 161, 2001 _______________
John M. JANZEN, La qute de la thrapie au Bas-Zare, Paris, Karthala, 1995, 287 p., traduit par Gilles BIBEAU, Ren COLLIGNON, Ellen CORIN et Claude HAMONET.
Ce classique de lanthropologie mdicale est enfin disponible en franais grce une quipe de traducteurs particulirement. comptents. On doit en fliciter les ditions Karthala qui seront, esprons-le, rcompenses par le succs bien mrit de cet ouvrage de premire importance. Lorsquil parut, en 1978, lanthropologie mdicale se cherchait encore, et sa contribution la fois factuelle et thorique la beaucoup aide saffirmer. Ce livre met en vidence lenracinement social et culturel des prises de dcision en matire de soin : le therapy management group (groupe organisateur de la thrapie) assure la gestion dun processus qui dpasse largement le cas individuel et sa manifestation clinique pour engager de larges pans de la vie sociale. On saffranchit alors des approches simplificatrices qui esquivent le social au profit exclusif de rflexions sur les reprsentations, et on part des cheminements concrets, pour ensuite accder ce qui fait sens dans
litinraire du malade et dans les pressions des acteurs qui linfluencent. La reconstitution et linterprtation des itinraires diagnostiques et thrapeutiques effectues dans ce livre sont des modles du genre. Louvrage situe dabord le champ de son tude : le pluralisme mdical kongo, avant de prsenter des cas qui donnent accs au fonctionnement de la socit travers la maladie. Cest en sappuyant sur ces donnes que lauteur aborde alors la logique des systmes thrapeutiques et traite successivement du statut juridique de la thrapie dans la socit kongo, de linterprtation des symptmes et des systmes actuels de mdecine populaire. La conclusion plaide pour un rapprochement mdecin-malade au sein dun systme intgr, qui accepterait un pluralisme de complmentarit qui est dailleurs, selon les observations de lauteur, plus la rgle que lexception. Jean Benoist Amades 23, 1995 _______________
Dans ce texte crit le plus souvent en forme de journal, lethnologue nous parle de sa confrontation avec la douleur, avec les nauses de la chimiothrapie. Tmoignage dun homme de sensibilit, de passion mais aussi de pense, partir de lexprience dun drame partag plus encore que ne le fut jamais le terrain ? Certes, mais surtout qute o Jaulin met au jour une question fondamentale, que pose sa souffrance son besoin vital de ne pas cder, de ne pas se laisser aller aux abandons, celui du dsespoir comme celui qui sen remet la divinit. Question qui bauche une solution, et qui apporte une source fort riche aux mdecins comme aux anthropologues : Comment avoir la dcence de ne pas souffrir, quoi quil en soit, comment rendre la souffrance initiatique ? et pour cela lincorporer la vie, ne
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jamais en dissocier lunit : Que la mort, comme la souffrance, soit incluse dans la vie, et non laisse en libert , en souverainet . Le souvenir des initiations Sara, du culte du peyotl ou de lattitude des Indiens Bari devant leur culture condamne le hante. L, souffrir et mourir ne relevaient pas dun non-tre soumis la transcendance, il ne sagissait que dune difficult dtre dont la socit organisait la gestion, le contrle . Tandis que la maladie, vcue dans cet hpital et dans le regard des autres, suscitait non une simple difficult dtre mais une incertitude dtre . Il avait t tmoin ailleurs de la srnit, de la certitude dtre, lors mme que la tempte les assaillait car la mort ntait pas en eux, en leur intriorit . Sans doute tait-ce parce quils avaient connu la souffrance initiatique [qui] ne mrite dtre interpelle comme souffrance que dans la mesure o elle est propre contenir la souffrance non initiatique ; elle donne cette dernire une contenance en lincluant . Il y a beaucoup dautres choses dans ce texte parfois profond, parfois plus bavard, mais il y a surtout cette dmarche dun ethnologue qui comprend et vit dans son corps ce que ses collgues, anthropologues de la maladie, nont pas toujours su dire aussi bien, voire mme sentir : cette capacit perdue dintgrer la mort et la douleur dans la vie et non den faire le dni de tout sens au monde, ou, comme il le dit mieux que nous en appelant sans le dire un renchantement du monde : Lorsque la potique culturelle qui est notre propre souffle bat au ralenti, nous sommes alors investis par lessoufflement de la mort. Nest-ce pas sur ce terrain que doit se dplacer la lutte du mdecin, et pas seulement vers les soins palliatifs de la douleur ou vers les accompagnements qui ne font quencadrer des solitudes ? Jean Benoist Amades 15, 1993 _______________
Bernard JUILLERAT, Lavnement du pre. Rite, reprsentation, fantasme dans un culte mlansien, Paris, CNRS-ditions et ditions de la Maison des Sciences de lHomme ( Chemins de lethnologie ), 1995, 290 p., bibliogr., gloss., cartes, tabl., fig., index.
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Nous sommes ici la frontire de lanthropologie et de la psychanalyse chez les Yafar qui habitent les collines du Spik occidental en PapouasieNouvelle-Guine. Bernard Juillerat est anthropologue et directeur de recherche au CNRS, il a publi sur la mme socit Les enfants du sang. Socit, reproducion et imaginaire en Nouvelle-Guine (1986), dipe chasseur. Une mythologie de sujet en Nouvelle-Guine (1991) et un ouvrage en collaboration, Shonting the Sun. Ritual and Meaning in West Sepik (1992), quil a dirig et dont il a crit lintroduction, un chapitre et lpilogue. Le livre qui nous occupe ici prolonge les proccupations dOedipe chasseur partir cette fois de lanalyse dun rituel sans paroles, Yangis, qui dure deux jours. Lauteur nous dit (p. 15) que dans ce livre, il sera particulirement attentif aux reprsentations inconscientes, leur symbolisation consciente et leur expression rituelle. Rien de moins ! Ce qui est examin ici est un des lieux les plus complexes de lanthropologie. Le titre dun article de Juillerat en 1993 dans la Revue franaise de psychanalyse dit clairement lenjeu : Des fantasmes originaires aux symboles culturels : mdiations et seuils . Cest tout un programme ! Disons tout de suite que ce livre, riche daperus thoriques et dune ethnographie prcise, reste mon avis loin du but, mme si chemin faisant nous apprenons beaucoup sur les avatars de lOedipe chez les hommes yafar, de lenfance au pouvoir rituel des hommes, et leurs diffrences avec nous. Dun ct, nous trouvons, comme dans les autres livres de Juillerat, une comprhension approfondie de la socit yafar et, de lautre, une connaissance labore du discours psychanalytique. Nous assistons aux essais tenaces et constants dinterprter le symbolique chez les Yafar par le dtour des interprtations psychanalytiques et douvrir ainsi un accs renouvel leurs institutions sociales. Le rituel Yangis est sans paroles et
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Juillerat nous en donne le contexte social et surtout la mythologie qui le fonde. Nous voyons bien que les Yafar nont pas rgl comme nous les options fondamentales prgnantes dans les rapports hommes-femmes, prefils et mre-fils surtout, qui clairent les pratiques offertes lobservation des anthropologues. La premire partie du livre (jusqu la page 134) est convaincante sur ce point et nous suivons bien les propositions de lauteur, surtout dans les chapitres 3 et 4 qui illustrent le vif intrt de lapport interprtatif de lanthropologie quand elle se donne les atouts du discours psychanalytique. Mais laffaire se gte ensuite. Sans illusion sur la difficult de lentreprise, Juillerat se donne 3 chapitres en rfrence implicite ou explicite aux matriaux yafar (p. 137) pour discuter des questions suivantes : Que faut-il entendre par reprsentation et fantasme (inconscient, prcise-t-il en note), et en quoi ces deux notions sont-elles lies, les fantasmes refouls ou originaires engendrent-ils des reprsentations, les reprsentations ont-elles des contenus dfinis, ces contenus peuvent-ils se manifester autrement que sous une forme dguise (symbolise) et les reprsentations culturelles correspondent-elles des images qui font passer des secondes aux premires ? (p. 137) ; il sinterroge ensuite sur le destin historique des reprsentations collectives et sintresse au symbolisme quil veut repenser. Je crois quici lauteur va trop vite et les limites de son approche sont videntes. Le discours psychanalytique reste au niveau du discours, il a des fonctions hermneutiques, exgtiques, ou simplement classificatoires, qui peuvent tre utiles mais nouvrent jamais au sujet du dsir qui est au cur de la psychanalyse, ni ses fantasmes inconscients. Dans ce cas, il y a simplement une confrontation de mythes, mythes yafar et mythes occidentaux, et une tentative de voir ce que donnerait linterprtation des mythes et rites yafar partir de mythes occidentaux (il aurait t intressant de ce point de vue dinterprter les mythes occidentaux de ldipe et certaines pratiques de droit par exemple, laide de mythes yafar ; le chapitre 8 ddipe chasseur en prsentait pourtant quelques lments). Lexercice peut tre stimulant, mais il ne donnera pas daccs direct au thme du passage des fantasmes originaires des sujets aux symboles la Victor Turner ; je lai dailleurs trouv plus turnrien que freudien sur ce
thme, la charge smantique des symboles et les reprsentations quils animent restant proches des carrefours symboliques la Turner . Cette deuxime partie du livre nvite pas le pige de faire de la socit yafar une chambre dchos o tout se met rpondre, o le symbolique devient par trop fonctionnel, et on ne voit plus la limite des hypothses qui restent trs gnrales et sont formules de temps en temps de manire si passe-partout quelles se diluent. La conclusion de ce livre souvent stimulant, rempli de propositions que lon voudrait dbattre, prcis par moments et trs flou par endroits, revient au mme thme de luvre de Juillerat jusqu prsent, celui de lOedipe, sur le thme des spcificits culturelles et des universaux. Je pense que lauteur confond ici le gnralisable et luniversel, en oscillant dune conception de luniversel comme contenu partag par tous une conception syntaxique de luniversel qui vite de poser le problme proprement psychanalytique dune structure qui reste inconsciente et serait universelle. Mais ceci nous orienterait vers Lacan et ce nest pas le lieu den dbattre , ou vers le thme de la mconnaissance, du mcompte et du litige permanent que Freud met au centre du symbolique et que le lien social affronte comme il peut. Ce livre, comme les autres de Juillerat, sinscrit bien dans le renouveau actuel des travaux anthropologiques intresss par la psychanalyse. Il est, en franais, un des plus informs, sa lecture a lavantage de nous plonger aussitt dans les dbats qui circulent en anthropologie sur ce thme. Yvan Simonis Anthropologie et socits 21 (1), 1997 _______________
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Miloud KADDAR (sous la dir. de), Argent et sant. Expriences de financement communautaire en Afrique, Actes du sminaire international, 24-27 septembre 1991, Paris, Centre International de lEnfance, 1993, 321 p.
Depuis lInitiative de Bamako lance par lUNICEF en 1987, le financement des services de sant par paiement des usagers est devenu un axe majeur de la politique de sant en Afrique subsaharienne. Un sminaire organis par le Centre International de lEnfance a runi les agences internationales, les agences nationales de coopration, des reprsentants des tats et des cooprants pour faire le point de cette politique dsigne par le terme convenu de financement communautaire. Cette politique pose plusieurs questions et fait lobjet de nombreux dbats, pour la plupart repris dans louvrage. Le dbat le plus vif porte sur le fait de savoir si le paiement par les usagers ne rduit pas de faon inacceptable laccs aux soins pour les plus dmunis. Le sminaire a tent dapporter sa pierre cette question, ainsi qu bien dautres comme la gestion des fonds au niveau priphrique et loptimisation des dpenses de sant. Mais lutilit de la publication des actes me semble aller au-del. Au dtour de certaines communications, quelques ides nouvelles sont esquisses. La mise en place de politiques de financement communautaire a t ralise par des praticiens de sant publique et des conomistes dont lanalyse de la crise des systmes de sant africains est que celle-ci est principalement due la crise conomique qui met les tats dans limpossibilit de continuer payer. Manifestement, si le paiement par les usagers fournit quelques moyens, il ne permet pas aux services de sant de sortir de la crise o ils senfoncent. Si la crise oblige remettre en cause les modles et les paradigmes, peu de remises en cause ont t faites en dehors du financement des services de base : par exemple le financement des
hpitaux en ville, lusage de mdicaments inessentiels, la formation du personnel, le rle de laide internationale et des cooprants, etc. Ainsi Jean Benoist souligne quun dfi important est dadapter les institutions et le personnel cadre la population ; pour mile Jeanne, le dfi consiste concilier les impratifs techniques dorganisation et de gestion des services de sant et les facteurs de mobilisation sociale dbouchant sur la demande de la communaut . Manifestement, il y a beaucoup faire pour dautres disciplines et pas seulement lconomie ou la sant publique, non seulement pour connatre le comportement des usagers, mais surtout pour dvelopper de nouvelles problmatiques. Autant dire quon est loin de solutions toutes faites satisfaisantes. Comme le souligne Miloud Kaddar en introduction, cette interrogation est aussi celle des tats et des organismes de coopration qui sont loin davoir toujours des politiques prcises. Certains dbats sont possibles,... dans la mesure o leur politique nest pas remise en cause. Il y a l un paradoxe : sil est facile aux organismes daide dadmettre certaines limites de leurs politiques actuelles, ils tendent ravaler les critiques aux conditions de mise en uvre de leur politique, videmment amliorables par de bonnes recherches oprationnelles. Des orientations diffrentes ne seraient acceptables qu condition de constituer une solution globale , seul gage de leur cohrence. Mais on imagine les rsistances que rencontrerait une solution globale htrodoxe ! Il est bien difficile de sortir du constructivisme des politiques prtes lemploi ! Jrme Dumoulin Sciences Sociales et Sant XI (2), 1993 _______________
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Simone KALIS, Mdecine traditionnelle, religion et divination chez les Seereer Siin du Sngal. La connaissance de la nuit, prface de Pierre ERNY, Paris, LHarmattan, 1997, 335 p., bibl., index.
Simone Kalis tudie la mdecine traditionnelle des Seereer Siin du Sngal dans son enracinement social et culturel. Elle porte un regard sensible sur les manires populaires daffronter le malheur, sachant de quoi elle parle pour avoir t elle-mme infirmire et avoir longtemps travaill dans le domaine de la mdecine humanitaire. Telle est dailleurs lorigine de sa passion pour lethnologie. Les dmarches de la mdecine occidentale auxquelles elle collaborait la remplissaient parfois dinsatisfaction face des gens qui lui parlaient de la maladie en des termes gure recevables par le discours biomdical. Sa conscience grandissante que cette mdecine, malgr son apport, est loin de couvrir ltendue des besoins sanitaires des populations, et sa rencontre avec des tradipraticiens qui continuaient davoir la confiance de leur groupe lont un jour incite sintresser plus prcisment ces savoirs. Pluralisme mdical, utilisation conjointe par les malades de savoirs empruntant leur lgitimit des ordres diffrents, reprage des reprsentations du corps et de la maladie inhrentes ces pratiques, parcours des patients, rites thrapeutiques sollicits, etc., Simone Kalis a entam un itinraire qui sest rvl simultanment avoir des consquences personnelles quand, un jour, un matre du culte, gurisseur et devin, sest fait le porte-parole de sa mre dcde quand elle tait enfant. Mais tel nest pas le propos et Simone Kalis ne sy attarde pas. Au cours dun long travail de terrain elle a interrog une centaine de gurisseurs seereer, ayant nou par ailleurs une relation damiti avec un des matres du culte et gurisseur clbre dans sa rgion. Avec les Diola de Casamance, les Seereer du Sngal restent trs proches des cultes des anctres malgr la prsence de lislam et du christianisme. Dans ce contexte, anthropologie mdicale et anthropologie religieuse sont dautant plus
imbriques que les gurisseurs sont galement matres du culte. La mdecine traditionnelle seereer se situe au croisement dun jeu de force : dun ct les consquences disruptives de lagression (homme, anctre ou gnie), de lautre la restauration opre par le gurisseur. Celui-ci confre un sens lpreuve subie par le malade et il le soigne selon les indications donnes par les anctres lors des rites de divination et au moyen dune action thrapeutique. Son efficacit nest pas seulement de lordre dune technique du corps, elle tient surtout la qualit de la relation tablie avec le patient et son habilet interroger les anctres. Si la dmarche thrapeutique naboutit pas, le rituel nest pas en cause : lchec est analys comme leffet dun manquement son observance ou bien imput une ngligence du malade. Au fil dune criture claire, avec le sens du dtail, Simone Kalis analyse les reprsentations du monde, de la personne, du corps, de la maladie, et les stratgies thrapeutiques des Seereer. Le dernier chapitre est consacr aux pathologies infantiles et offre au lecteur une contribution notable lanthropologie mdicale. David Le Breton LHomme 148, 1998 _______________
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Arthur KLEINMAN, Patients and Healers in the Context of Culture. An Exploration in the Borderland between Anthropology, Medicine and Psychiatry, Un. of California Press, 1980, 427 p.
Mme si lanthropologie mdicale lie dans son nom lanthropologie et la mdecine, elle est loin de concerner de faon analogue lune et lautre. Si bien quelle prend des visages diffrents selon lhorizon do vient linterlocuteur. Est-il possible de construire une trame thorique qui soit vritablement commune, qui intresse autant lanthropologue que le mdecin ? Peut-on intgrer, dans des modles acceptables tous, les apports des sciences sociales et de la mdecine, sans dsquilibre qui ramnerait chacun dans le territoire qui lui est familier, quitte ce quil ait appris quelque peu de son excursion chez le voisin ? Le dbat nest ni nouveau, ni achev. Lun de ceux qui y a le plus contribu, Arthur Kleinman, a publi un ouvrage qui fait date sur ces questions. Il sy fait demble lavocat des sciences sociales auprs des mdecins. Il leur montre combien la pense mdicale, pragmatique, athorique, souvent sur-simplificatrice ds quon scarte du niveau biologique, est un frein toute comprhension du rle des faits de culture et de socit. Mais les mdecins nont pas tous les torts. Les anthropologues, mme lorsquils tudient la maladie, oublient souvent quelle est douleur et angoisse, alors que ces vidences simposent au clinicien, et que cest travers elles quil construit son image de la maladie. Il faut, avant tout, insrer troitement les sciences sociales dans la mdecine au point quelle contribue leur dveloppement, tout en prenant appui sur elles. Point de vue dun mdecin, donc dun clinicien, pour qui lanthropologie est un passage ncessaire vers la construction de son observation.
K. se pose alors quelques questions qui seront lobjet du livre : quel modle ethnomdical est capable de rendre compte de faon adquate de la dimension phnomnologique de lexprience de la maladie dans divers cadres culturels tout en donnant une analyse hermneutique valable dinterprtations divergentes et parfois conflictuelles de la maladie ? (p. 18). Cest a Taiwan que K. met au point sa mthode. Il interviewe 156 familles sur les pisodes pathologiques et sur les soins au cours dune priode de six mois ; il tudie la communication patient-praticien en se faisant expliquer divers pisodes pathologiques par les uns et par les autres ; il compare 25 dprims de la clinique psychiatrique un groupe amricain de Boston ; il suit 100 patients de gurisseurs populaires et 500 de mdecins de pratiques chinoise et europenne ; il observe et interviewe 90 thrapeutes, dont 25 chamanes ( Tang-ki ) et 15 gurisseurs populaires. Il prsente ensuite ses donnes en dveloppant le concept de health care system qui rassemble le rseau des rponses adaptatives aux problmes humains entrans par la maladie : croyances tiologiques, choix des traitements, statuts et les rles lgitims socialement lors des actions sur le malade, relations de pouvoir qui les accompagnent. Lexpression de ce systme rpond un moment donn dune socit donne, par lexpression particulire dune structure gnrale forme de trois parties qui se chevauchent : les secteurs populaire, professionnel et traditionnel. Le secteur populaire est le plus important et le plus mconnu. Lieu de lautomdication, il est aussi celui des conduites prventives. On se soigne soi-mme, ou sous linfluence dun entourage nullement spcialis. Ce nest quensuite quon prend la dcision de sadresser ailleurs, et cest au sein de ce secteur que slaborent le choix qui sera fait. Le secteur professionnel, celui des professions de sant organises, est fortement autocentr : on ny peroit pas lensemble du systme, et cette
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ccit influence la recherche. Celle-ci est inadapte aux problmes qui scartent du point de vue de la biomdecine ou de certaines sciences sociales dominantes (dmographie, conomie). Le secteur traditionnel est form de spcialistes non-professionnels. Participant des deux prcdents, il slargit vers la religion et il rassemble des techniques et des rituels. On connat mal son efficacit, bien quil joue partout un rle significatif. Cest le systme, pris dans sa totalit, qui gurit, et non seulement les thrapeutes (p. 72), car il a plusieurs fonctions : - la construction culturelle de la maladie (illness), en tant quexprience psychosociale qui affecte, au-del du malade, sa famille et son rseau social ; - la fixation de stratgies de choix parmi les possibilits thrapeutiques ; - la prise en charge dpisodes pathologiques par un rseau de communication ; - les activits thrapeutiques elles-mmes, de tous ordres ; - lencadrement des suites du traitement, y compris de la mort. Pour la prise en compte de cet ensemble, le secteur professionnel est trs dsarm. Il na aucun quipement thorique ou technique face illness . Individualisant le malade, biologisant le plus souvent son mal, et en tout cas larrachant de lensemble social, il na prise que sur une partie de la ralit. Attachant un rle essentiel la communication, K. remarque alors combien celle-ci sappuie sur des rfrences implicites. La structure cognitive propre a chaque health care system ( chaque secteur de chaque systme), conditionne les attentes thrapeutiques des malades. Il en arrive alors concevoir quil existe dans chaque systme) un modle explicatif ( explanatory model ) commun tous ceux qui sont engags dans un processus clinique. Ce modle engendre lhistoire naturelle de illness qui loppos de lhistoire naturelle de disease diffre dun systme lautre (p. 107).
Mi-conscient, mi-inconscient, il oriente le systme cognitif. Il est souvent flou, parfois contradictoire ; peu accessible lexprience au niveau populaire, il lest de faon ambigu chez les professionnels. De ce fait, la relation patient-thrapeute devient une ngociation entre des modles explicatifs. Lefficacit de lintervention du praticien sur illness , dpend largement de la distance entre les modles du malade et du thrapeute et de son volution lors de leur rencontre. Car cest en se plaant au cur du modle explicatif du malade que le praticien peut accder aux tensions psychiques et sociales qui sexercent sur lui. Cest le modle explicatif lui-mme qui construit une catgorie spcifique de comportement pathologique (et qui), travers ce paradigme, affecte la perception des symptmes et leur identification par le malade (p. 165). Louvrage expose alors, partir de ces considrations thoriques, les observations des comportements relatifs la maladie sur le terrain taiwanais. Il commence par les soins donns au sein de la famille. Il en ressort qu lexception des maladies survenues chez les enfants, les cas pathologiques bnficient presque exclusivement dune thrapeutique familiale dans une proportion considrable (86 % chez les vieillards, 91 % chez les adultes). K. retrace ensuite la succession des recours : la mdecine occidentale est presque toujours prioritaire, ds que le traitement populaire initial ne suffit pas ; les thrapeutes traditionnels ne sont consults quen labsence de gurison. Abordant la relation patients-thrapeutes comme une ngociation entre des modles explicatifs et une ralit clinique, K. examine deux secteurs : les thrapeutes en rapport avec la religion et les praticiens professionnels. Avec le gurisseur sacr , il sagit de ne placer au centre de ltude ni le gurisseur ni le patient, mais leur rencontre. Celle-ci ne doit cependant pas tre conue, limage de la mdecine occidentale, comme une relation
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dyadique. La famille est tout aussi concerne, et linteraction, bien quappartenant la clinique, peut se drouler en labsence du malade. Au cabinet des mdecins qui pratiquent la mdecine chinoise, K. note combien lexamen clinique se cantonne la prise du pouls suivie daucune communication interpersonnelle. Avec les mdecins de type occidental, la consultation, trs brve, ne permet, elle aussi, quune communication restreinte. K. aborde alors le problme central de lefficacit thrapeutique. Sans rejeter les apports des anthropologues et des psychanalystes, il se tient toutefois distance dune adhsion complte a telle ou telle thorie. Il examine 19 patients conscutifs dune consultation donne dans un temple par un tang-ki. Il recherche la faon dont ils valuent le traitement subi, leurs interprtations des rsultats, laddition dautres soins, etc. Il complte son entretien dun bref examen gnral. Prsentant dabord ses rsultats en une srie de tableaux, cas par cas (p. 321 327), il parvient ensuite quelques conclusions gnrales : - la majorit des consultants considre le traitement comme efficace ; - mais cela cache une grande diversit dinterprtations. Comme en Occident, lidologie populaire ignore que le cours naturel des maladies conduit souvent la gurison, ou des rmissions. Tout pisode pathologique doit ncessairement faire lobjet dun acte thrapeutique. De ce fait, toute gurison est attribue cet acte, aussi bien chez les patients que chez les gurisseurs ; - pour chapper cette impasse, K. fait linventaire des types de malades effectivement traits par le gurisseur. Il relve des cas de somatisation, des pisodes parfois spectaculaires, mais en fait anodins, chez des enfants, mais aucun cas o une maladie base biologique srieuse ait t traite exclusivement par le tang-ki. La rputation de cette thrapeutique se fonde sur le fait que, en majorit, des patients viennent pour des symptmes somatiques, qui ne traduisent pas une maladie organique ; - le bilan qutablit K. est ambigu. Il relve des cas (hypertension,
hpatite) o lintervention du tang-ki a fait obstacle une thrapeutique efficace. Par contre, il souligne laspect positif de la prise en charge complmentaire des malades incurables ou des chroniques graves. Il en ressort la grande difficult de lvaluation scientifique de lefficacit des gurisseurs. Lanthropologue nest pas quip, en gnral, pour y parvenir. Il manque de moyens et de connaissances et il a tendance reflter lopinion de ses informateurs plutt qu valuer cette opinion. Dailleurs, on ne peut attacher aucune valeur des cas isols, ni mme une collection de cas, et lobservation en srie continue est trs difficile. La grande opposition qui demeure, et qui donne tout son poids une anthropologie mdicale nest pas celle des efficacits techniques respectives. Elle tient la nature de la prise en charge du malade par le systme de sant : curing the disease ou healing the illness ? Lorsquun individu souffre de petits signes, fugaces, il lui arrive de prendre appui sur eux pour construire, dans le cadre de sa culture, une illness en labsence de toute disease . La thrapeutique du gurisseur est alors la plus satisfaisante. Ainsi le problme de lefficacit, vu par le clinicien, a-t-il plusieurs visages selon le niveau danalyse auquel on se place. Une comparative science of healing (p. 373), ne peut sdifier, selon K., que dans la parfaite matrise de ces divers niveaux, qui vont du biologique au symbolique. Les recherches en ethnomdecine devraient en tenir mieux compte. Or, symtriquement aux mdecins qui ne connaissent que le champ biologique, lignorance des ethnologues en biomdecine rend toute synthse difficile : leur rductionnisme culturel est aussi prilleux que le rductionnisme biologique. Lethnomdecine pourrait quilibrer les excs dune tendance naturaliste qui loigne les mdecins de la demande des malades et assimile souvent leurs comportements celui quauraient des vtrinaires spcialistes de lespce humaine. Sur cette trame conceptuelle pourraient sappuyer des anthropologues cliniciens travaillant dans les facults de mdecine. Les mdecins soucieux de ne plus demeurer prisonniers du point de vue
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troitement biomdical trouveraient l un moyen de concilier largissement intellectuel et exigences de la rigueur. Ils chapperaient alors au dilemme entre les incertitudes de la subjectivit et la rigidit dune pratique scientifique que son excs de ralisme dtourne du rel. Cette note de lecture na dautre prtention que de prsenter un livre important, et elle sefforce avant tout de donner un rsum fidle de ce livre, plus que de le mettre en situation face dautres courants thoriques. Les mdecins vivent dans une insatisfaction croissante leur enfermement dans un ghetto biologique auquel pousse le progrs scientifique et technique. Ils peroivent de plus en plus clairement la faille qui slargit entre eux et leurs malades, et qui entrave le dialogue. En souvrant aux sciences sociales, ils lancent un vritable appel. Manipulant plus aisment le support biologique de la maladie que son insertion sociale, plus sensibles ce quelle recle comme douleur, comme menace qu son rle comme vnement porteur de sens, ils pressentent en mme temps le vaste domaine quils ignorent. Sentant que la communication entre eux et leurs malades sestompe mesure que les codes de rfrence des uns et des autres sloignent, ils attendent des spcialistes de ces codes quils les aident restaurer lcoute et le dialogue. Il serait regrettable que les ethnologues ne sachent pas entendre cet appel. Sils ne ragissaient que par une attitude qui semble dautres un repli, ils manqueraient une chance la fois pour leur discipline et pour la connaissance. Jean Benoist Bulletin dEthnomdecine 33, 1985 _______________
Arthur KLEINMAN, Veena DAS et Margaret LOCK (sous la dir. de), Social Suffering, Berkeley - Los Angeles - London, University of California
Nous vivons dans un ge hant par la souffrance. Non pas celle laquelle nous avaient habitus la religion, avec les figures de Job, de Jsus et de Bouddha, et la littrature, sous la plume de Tolsto ou Dostoevski, par exemple. Mais ce spectacle datrocit ou de terreur, aucune tradition passe ne nous y avait prpars. Il nest que de penser Auschwitz, devant lequel le philosophe Theodor W. Adorno se disait frapp dune impossibilit de penser. Est-il par ailleurs besoin de rappeler les plus rcents massacres programms au Biafra et au Cambodge, en Bosnie et au Rwanda, en Argentine ou au Sri Lanka, pour nen retenir que quelques-uns ? Comme si, loin de dcourager les atrocits, les violences meurtrires du pass invitaient faire toujours mieux. Les hommes et les nations du XXe sicle ne sen sont effectivement pas privs. Au lendemain de la rpression sanglante sur la place Tienanmen, des ouvriers dissidents sont excuts avec des balles dont on adressera ensuite la facture aux familles. Et qui ne se souvient de cette esthtique de la peur 30 qui inspira, il y a peu, les mutilations corporelles en Algrie ? Bien quingalement partage mais largement rpartie, la souffrance sociale qui rsulte de ce que les pouvoirs politiques, conomiques et institutionnels font aux peuples, a fini par coloniser notre futur de ses cauchemars ; et tous les rves daccomplissement semblent aujourdhui extnus. Le traumatisme est utilis pour anantir lutopie et rduire les gens au silence par le moyen de la souffrance. Cest sur ce fond de culture de la peur que la violence et lexprience de la perte sans recours se gnralisent au point de se substituer aux destines banalement malheureuses et aux remords peccamineux de nos prdcesseurs. Les actuelles sociodices politiques du dsastre ont dsormais pris la relve des anciennes thodices.
30 Sur cette notion, ainsi que sur celle de la culture de la peur , on lira larticle dArthur Kleinman et Robert Desjarlais, Ni patients ni victimes. Pour une ethnographie de la violence politique, Actes de la recherche en sciences sociales 104 : 56-63, 1994.
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Cest dire combien, en faisant ce diagnostic, louvrage coordonn par Arthur Kleinman, Veena Das et Margaret Lock doit dabord ce sentiment de consternation qui saisit tout observateur du monde contemporain. De l, selon eux, la ncessit de faire le deuil de ce monde afin de le rendre plus intelligible. Mais sans toutefois cder au pathos de la plainte qui monte du corps social, ni succomber la tentation dcrire un nouveau Livre des Lamentations. De fait, cet ensemble dtudes, dont douze (sur quinze) sont dj parues dans la revue Daedalus en 1994, vaut par cette volont dchapper au confort psychologique et intellectuel qui dcourage les rencontres avec les tragdies de vaste amplitude de notre temps que sont les consquences des guerres, les dportations, les exterminations, les famines, les maladies, les dpressions, les tortures, les violences sociales ou raciales, quelles soient dclenches par des groupuscules ou des tats, sans omettre ce facteur aggravant entre tous des souffrances des violences quest en ellemme la pauvret. La misre de lanthropologie serait davoir insuffisamment explor cette anthropologie de la misre du monde dans ses formes de reprsentations culturelles, dexpriences collectives, dappropriations professionnelle ou populaire. Cest donc llaboration dune ambitieuse anthropologie du Mal contemporain, dans ses dimensions profuses et perverses, quinvite ce volume. Il revient Stanley Cavell, adepte de la posture daversion , den souligner la fois lurgence et la ncessit face au silence arrogant et complice de la philosophie reste indiffrente ses conditions sociales de production. Le texte du philosophe amricain, connu pour son ouverture sur la culture et son habitude de penser l o a fait mal, fait explicitement cho celui de lanthropologue indienne Veena Das qui, inspire par une remarque de Ludwig Wittgenstein, sinterroge sur les transactions luvre dans la construction de la souffrance partir de deux questions : pourquoi le projet nationaliste (indien) sest-il violemment inscrit dans le corps (viol) des femmes ds lors assimil un territoire et rduit une mtaphore identitaire ? Pour quelles raisons et par quelles passions le dpassement de la violence devient-il si problmatique lorsque la souffrance est la fois en attente dun hbergement dans le langage et la recherche dun domicile
dans le corps ? Pour tre dinspiration psychanalytique, lobjectif nen est pas moins pragmatique puisque construire un monde pour les vivants signifie lhabiter, jusques et y compris avec la perte, tandis que construire un monde pour les morts consiste leur amnager un abri et le repos. Il ne sagit pas seulement, en effet, de crer un cadre narratif susceptible de signifier la douleur ou le tourment, comme sy est plu la littrature (David B. Morris), voire de symboliser le traumatisme ou le syndrome, comme la psychiatrie nous la appris (Allan Young). Alors mme que la parole sachemine vers lexpression symbolique pour dire la souffrance subie, aussi extrme ou inconcevable soit-elle, lirrductible solitude des mmoires meurtries demeure. Cest ce que montre prcautionneusement Lawrence L. Langer en mettant en relief la dislocation temporelle des tmoignages des survivants de lholocauste dont quelques-uns sont alls jusqu demander leur inhumation Birkenau... En brouillant les frontires entre les morts et les vivants, lapocalypse gnocidaire a mis en question les ides de mmoire partage et de conscience collective ; que peut bien dsormais signifier lexigence dune parole authentique ? Lexpos que fait Anne Harrington du modle holiste de la biomdecine nazie dont se proclamait dpositaire lindo-germanit (par opposition au matrialisme analytique des Juifs), selon un paradigme qui a suscit les exprimentations (psychologiques, chimiques, cliniques et chirurgicales sur le vivant), rgnre limprescriptibilit du crime formule nagure par Vladimir Janklvitch. Ce nest certes pas le clich prdateur du photographe Kevin Carter (suicid 33 ans) qui fera cesser le malaise du lecteur. Elle montre un vautour guettant sa proie au Soudan, savoir le corps affaiss dune petite fille en train de mourir ou dj morte de faim. Devenue icne de la famine, limage a reu le prix Pulitzer aux tats-Unis en 1994. Le clich sert de support la rflexion presque douloureuse mais virtuose dArthur et Joan Kleinman sur les processus qui contribuent lappropriation spectaculaire (par les mdias) et professionnelle (par les experts de la sant) de la souffrance dans un monde en voie de globalisation ; si lune et lautre banalisent le malheur des fins de commercialisation en alimentant le cur des tnbres des anciennes colonies, la premire se fait
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complaisamment voyeur tandis que la seconde affiche labstraction. Place la suite de lintroduction crite par les trois coordinateurs, la rflexion sur cette icne publicitaire rend emblmatique cette anthropologie des traumatismes sociaux qui prend en compte les expriences singulires et les histoires locales en redfinissant les objets denqute et les finalits pratiques dune possible intervention. Une telle recherche dun langage commun entre mdecine, sciences sociales et tude des religions au sens large invite, dune part, au croisement des disciplines : anthropologie, sociologie, droit, morale, histoire thorie littraire, mdecine, et, dautre part la variation des approches : hermneutique, pour ltude des significations ; ethnographique, pour celle des relations ; sociologiques, pour celle des structures. Mais cette entreprise na de chance daboutir qu condition de se mettre lcoute des illness narratives 31, ces rcits de la souffrance vcue et contextualise par les individus, quobnubilent trop souvent le discours mdical, lcran mdiatique ou les paramtres rifis des organismes internationaux. Selon John W. Bowker, cette perspective nest pas sans ressembler lapproche comparative des thodices magistralement conduite par Max Weber mais il est vrai de faon par trop systmatique et de manire gure convaincante au regard du savoir accumul depuis lors sur les dites religions du monde. Sur ce plan, le cas de la Chine contemporaine est particulirement difiant. Ainsi le maosme a-t-il cr les instruments moraux et politiques dune souffrance sociale sans quivalent, au moins sur le plan quantitatif, puisquil ne saurait y avoir dvaluation mesure des abjections infliges. Lillustrent les mobilisations rvolutionnaires successives, lances par le prsident Mao, avec et contre plusieurs gnrations dintellectuels chinois qui ont ainsi endur une humiliation permanente, certains jusqu lautodestruction (Vera Schwarcz). Pis, en troquant le modle confucianiste, fait dloquence contourne et de contrle des passions, pour un style dexpression publique de la souffrance agressive et manichenne,
31 On se reportera limportant ouvrage dArthur Kleinman, The Illness Narrative. Suffering, Healing and the Human Condition, New York, Basic Books, 1988.
ostensiblement politique, le maosme a subverti un modle de civilisation polic depuis deux millnaires. Revanche que soctroient les tenants du scientisme (avec le marxisme-lninisme) et du populisme (avec le rousseauisme) contre les dignitaires lettrs dune Chine mandarinale quon subodore toujours prte renatre au nom dune utopie millnariste quincarnait le chromo du Grand timonier mandat par lHistoire (Tu Wei-ming) ne considrer que ces seuls chapitres, on comprend que la problmatique du livre se situe lintersection de trois types de travaux. Ceux qui explorent les nouvelles ralits de la misre sociale, y compris celle, en voie de routinisation, des exclus qui sont nos portes. Non pour simplement enregistrer laveugle leurs confessions, mais pour tudier les formes dappropriation par lesquelles les victimes se transforment en acteurs ; encore quils restent bien souvent des agents impuissants ou sacrifis par avance, ainsi quen tmoignent les rcits de vie dune femme atteinte du sida et dun homme mort sous la torture en Hati (Paul Farmer). Ensuite, ceux qui sinterrogent sur les rapports quentretiennent droit et morale : la mdiatisation spectaculaire et marchande de la souffrance distance 32 qui utilise indiffremment la bravoure ou lapitoiement (Arthur Kleinman et Joan Kleinman) ; la mdicalisation technicienne et calculatrice la source dune normalisation, pingle comme pathologique, de la mort (Allan Young) aussi bien que des transplantations dorganes, ces dernires plbiscites aux tats-Unis mais largement refuses au Japon (Margaret Lock) ; linfiltration du concept de normalit dans les appareils bureaucratiques de ltat moderne (Paul Farmer), avec les redoutables problmes de justice sociale redistributive que pose lallocation des ressources mdicales (Margaret Lock) ou la contribution de la rationalit la souffrance sociale laquelle elle prtend mettre fin (Introduction) ; lhumanisme bon teint propre la pense librale des droits de lhomme, volontiers complaisante, parfois complice et presque toujours impuissante face la torture que lgitimerait la dfense de la scurit nationale (Talal
32 Allusion louvrage de Luc Boltanski, La souffrance distance, Paris, A.M. Mtailli, 1993.
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Asad). En troisime lieu, ceux qui sintressent la violence politique, que ce soit celle des mouvements de libration indpendantistes ou sous les mille facettes que revt la question nationale. Lenqute senrichit de la profondeur de lhistoire et dune approche en termes de genre (gender), lorsque Veena Das revient sur les vnements sanglants qui ont accompagn la partition entre lInde et le Pakistan, travers un change de plusieurs dizaines de milliers de femmes violes tant par les Hindous que par les Musulmans, et quand Manphela Ramphale revient sur lpoque du dveloppement racial spar (apartheid) en Afrique du Sud, en se focalisant sur l hrosation des corps en souffrance des veuves politiques alternativement rprimes ou instrumentalises par les camps opposs. Cest par lanalyse des vagues successives de trois gnrations de rfugis srilankais en Grande-Bretagne, dorigines socioculturelles fort diffrentes, que Valentine Daniel claire les images contrastes, sinon contradictoires, de la nation que vhiculent les milieux dune diaspora divise quoique toujours active distance du pays ; on stonne toutefois de voir lanthropologue profiler ses propos, qualifis du mme coup de phnomnologiques , laune de lontologie (pourtant minemment politique) de Martin Heidegger 33 ; note discordante dans un livre consacr la souffrance sociale incluant le Troisime Reich quexplique sans le justifier le postmodernisme universitaire amricain. En dpit de la diversit gographique et de la varit des priodes considres, et surtout de la mfiance dclare lendroit de la philosophie, lensemble rpond un double questionnement. Dabord sur les rapports que nouent les discours avec la souffrance, la douleur avec la parole rendue alternativement muette ou diserte, cest--dire des liens complexes que tissent le langage et le corps, y compris dans son acception politique. Sur les conditions de la production du sens dans le monde contemporain, ensuite,
33 La bibliographie qutablit lauteur pour en justifier lemploi omet de mentionner les ouvrages critiques les plus clairants (de Theodor W. Adorno, Karl Jaspers, Jean-Pierre Faye, Pierre Bourdieu, et surtout celui de Hugo Ott) sur le berger de ltre volkisch de la Fort Noire.
oscillant entre la prolifration mdiatique de linfortune, du malheur, de la souffrance et le refoulement de ceux-ci quentretiennent nos socits peu enclines remdier aux maux les plus criants. Mais, en dpit de la volont affiche des auteurs dinclure dans leur champ dtude la misre banale et la souffrance ordinaire ainsi que les relation enchevtres entre local et global, une attention trop grande porte aux cas limites et aux situations extrmes, les plus violentes et donc les plus spectaculaires, ninvite-t-elle pas perdre trop souvent de vue la violence invisible des structures sociales et conomiques 34, voire mme ce que le romancier Peter Handke traquait sous lappellation du malheur indiffrent ? La part belle accorde la violence sauvage et la douleur exotique des pays du Sud ne risque-t-elle pas docculter terme les formes occidentales doppression, y compris le rle conomique, politique, idologique quelles jouent dans lintensification de la violence interne ces pays et la rivalit accrue entre eux ? Mais ne gchons pas le plaisir suscit par cette lecture, en dpit de la gravit du sujet. En montrant que la souffrance sociale est une relation intersubjective nacqurant de sens pour les acteurs et les observateurs que localement, et que cette exprience personnelle vcue est la fois un problme social, institutionnel et global quil faut apprhender dans la complexit de cet enchevtrement, louvrage nous entrane bien loin des passions narcissiques et fratricides des modernes mdecins de lme, sous lemprise du rtrcissement intellectuel quinduit lexclusif monologue sur le divan ou au sein dobdiences sectaires. Cest en effet une vaste fresque des peurs et terreurs barioles de notre temps que brossent les contributeurs de ce livre recommandable ; tous videmment soucieux de dcloisonner les disciplines et dlargir nos horizons. Comme si chacun stait appliqu mettre en uvre le propos du rabbin Benjamin Blech (cit page 126) : en rarrangeant les lettres du mot hbreu tzara, souffrance , vous obtiendrez le mot tzohar qui signifie fentre . Jackie Assayag
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Arthur KLEINMAN et Byron GOOD (sous la dir. de), Culture and Depression. Studies in the Anthropology and Cross-Cultural Psychiatry of Affect and Disorder, Berkeley - Los Angeles - London, University of California Press, 1985, 535 p., index.
Sous la direction dArthur Kleinman fondateur et ancien diteur de la revue Culture, Medicine and Psychiatry et de Byron Good nouvel diteur de cette mme revue , cet ouvrage prsente treize contributions sur le thme de la dpression dans diffrentes cultures. Psychologues, psychiatres ou ethnologues, les auteurs notent lambigut du terme dpression qui peut se concevoir comme un vcu et une exprience, une humeur, une motion ou une frustration passagre, ou bien encore comme un dsordre mental, une maladie ncessitant lhospitalisation. Dans les langues non indo-europennes il ny a pas de concept quivalent. Cela ne signifie pas que la dpression nexiste pas dans les socits non occidentales, mais tmoigne seulement des difficults que pose demble la comparaison interculturelle. Do, insistent les auteurs, le risque dethnocentrisme dans la formulation mme de la problmatique. Le livre se compose de quatre parties. Dans une perspective historique et anthropologique, la premire souligne la diversit des motions et des maladies dpressives dans des contextes varis. La seconde traite de la dpression selon les optiques sociolinguistique, gntique et phnomnologique. La troisime cherche rapprocher les recherches ethnologiques, pidmiologiques et cliniques des phnomnes dpressifs. Enfin, la quatrime partie prsente trois tudes sur les Indiens Hopi en Amrique, les Iraniens immigrs aux tats-Unis, les Asiatiques de Taiwan et les Chinois de Huainan dans la rgion de Anhui associant les diffrentes
approches de la dpression. Stanley W. Jackson montre comment, au cours de lvolution historique, simbriquent les notions de mlancolie et dacedia, toutes deux associes au chagrin et la tristesse, diversement articules selon les changements religieux et mdicaux. Edward L. Schieffelin estime que lapparente universalit de certaines formes dpressives, qui sexpriment sous des aspects physiologiques absence dnergie, insomnie, etc. et sont traites avec succs par des antidpresseurs, ne contredit pas les diffrences culturelles majeures qui sobservent dans la structure des symptmes ; selon lauteur, une analyse des particularits culturelles de la dpression serait utile lapproche thrapeutique. Pour Gananath Obeyesekere, la similitude des symptmes ici et l ne suffit pas prouver luniversalit dune notion ; lexemple du bouddhisme au Sri Lanka est particulirement bien choisi. Martin Beiser compare la dpression en Afrique et New York celle des rfugis asiatiques de Vancouver, et conclut que la somatisation nest pas un substitut ou un quivalent du sentiment dpressif. Byron J. Good, Mary-Jo Del Vecchio Good et Robert Moradi observent que la socit iranienne intgre lexprience du tragique, de la perte et de la dpression dans une vision de soi et un contexte religieux o la peine rappelle le sacrifice des martyrs chiites ; ainsi une personne dapparence triste et sombre sera-t-elle considre comme srieuse et rflchie, ce que refltent les thmes de la posie classique iranienne ainsi que la littrature et les films contemporains. Arthur et Joan Kleinman constatent que le diagnostic de neurasthnie, abandonn aujourdhui aux tats-Unis, est le plus frquent parmi les cent patients chinois non hospitaliss sur lesquels porte leur tude ; linverse, les dsordres dpressifs, frquemment diagnostiqus aux tats-Unis, sont rarement formuls en Chine ; les auteurs, sinspirant notamment du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (DSM III) de lAssociation psychiatrique amricaine (Washington, DC, American Psychiatric Association, 1980, 3e d., trad. franc. s. dir. Pierre Pichot, Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, Paris, Masson, 1983), confirment lhypothse selon laquelle ce quon appelle neurasthnie en Chine serait considre comme dpression aux tats-Unis : de nombreux patients, issus de riches familles terriennes anti-rvolutionnaires, auraient
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intrioris une culpabilit renforce par la discrimination sociale leur gard et les sances dautocritique. Tenant compte des rcents travaux tant psychiatriques quethnologiques, les articles prsents ici se fondent pour la plupart sur une pratique clinique ou un travail de terrain approfondi. La dpression, dont souffriraient plus de cent millions de personnes travers le monde, mritait cette tude interculturelle dimportance qui sera fort utile tous ceux qui sintressent aux problmes ethnopsychiatriques. Patrick Gaboriau LHomme 1987, 103 _______________
Arthur KLEINMAN, Peter KUNSTADTER, E. RUSSEL ALEXANDER, James L. GALE (sous la dir. de), Medicine in Chinese Cultures : Comparative Studies of Health Care in Chinese and Other Societies, Papers and Discussions from a Conference held in Seattle, Washington (Febr. 1974), US Department of Health, Education, and Welfare, Public Health Service, National Institutes of Health, Publications for the Geographic Health Studies John E. Fogarty International Center for Advanced Study in the Health Sciences, 1975, xvi + 803 p., fig., schmas, tabl.
Ce recueil se distingue de la plupart des autres ouvrages sur la mdecine chinoise par le fait quil prsente de nombreuses recherches effectues dans des socits chinoises et asiatiques contemporaines, et par une approche comparative et multidisciplinaire (qui ne laisse pas de susciter quelques dialogues de sourds). Il comprend cinq sections : I. Medical Systems in Chinese Societies , cette section comprenant elle-mme deux parties dont lune est historique et lautre contemporaine ; II. Medical Systems on the Periphery of China ; III. Demographic and Epidemiological Aspects ; IV. Implications for Future Research ; V. Implications for Health Care . Une brve introduction passe en revue les diffrents chapitres de chaque section et se termine par un commentaire des principaux thmes abords. Les bibliographies qui accompagnent certains chapitres, bien que non exhaustives, sont suffisamment toffes pour guider ceux qui dsirent approfondir tel ou tel sujet. On trouvera enfin un index extrmement dtaill. Nous donnerons tout dabord un bref aperu de diverses tudes effectues sur le terrain qui prsentent un intrt particulier pour les anthropologues tant en ce qui concerne la mdecine que la culture chinoise traditionnelle. Par ailleurs, elles soulignent la pluralit des traditions mdicales dans des socits complexes.
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Dans le chapitre 8, Emily M. Ahern montre comment les habitants dun village de Taiwan se reprsentent la sant et la maladie. Lauteur se proccupe du comportement des malades et de leurs familles plutt que de la maladie elle-mme. Elle observe le processus par lequel ils cherchent dterminer la cause de leurs symptmes, tout dabord avec laide du mdecin moderne puis, si celui-ci choue, en ayant recours au tang-ki 35 ou chaman. Lorsquils parlent de la sant, les villageois font rfrence aux substances chaudes (zug) ou froides (ling) et leur quilibre dans lorganisme aussi bien qu la relation entre llment yang, prsent dans le monde des vivants, et llment yin, prsent dans le monde des morts. Ils utilisent le mme vocabulaire pour les phnomnes qui se produisent au-del du corps humain, cest--dire dans la socit. Dans le chapitre 9, Katherine Gould Martin distingue trois types de mdecine la disposition des villageois taiwanais : la mdecine sacre, la mdecine profane et la mdecine occidentale. Pour cet auteur, le culte curatif Ong-ia-kong 36 nest quun des nombreux cultes de lancienne mdecine chinoise laquelle, dailleurs, il emprunte largement ses principes et sa pharmacope. Mais Ong-ia-kong traite aussi les maladies ayant des causes surnaturelles non reconnues par les deux autres mdecines, au moyen notamment du caractre magique trac par le tang-ki, que lon retrouve dans les variantes de la mdecine chinoise tout au long de son histoire. Les principes qui sont la base de la mdecine sacre tel le principe dharmonie (png-an), tat de celui qui na pas besoin de rapiage (p) appartiennent un systme cosmologique partag par tous et qui explique la plupart des vnements de la vie. La thrapeutique du culte rpond donc aux besoins personnels et sociaux du malade, et cest ce qui la diffrencie des deux autres formes de mdecine non religieuses. Dans le chapitre 10, E.N. et Marja L. Anderson attirent lattention sur les
35 Dans ce chapitre, les mots tawanais sont orthographis selon le systme esquiss dans le livre de Nicholas C. Bodman, Spoken Amoy Hokken (1955). 36 Dans ce chapitre, la romanisation des termes tawanais suit le systme de romanisation conforme celui de lglise tel quil est nonc dans le Dictionary of Amoy Vernacular du Rv. Charles Douglas. On trouvera en fin de chapitre un lexique des termes chinois tawanais.
effets thrapeutiques de la dite alimentaire, pratique que lon retrouve dans toutes les formes de mdecine chinoise, classique ou populaire, profane ou sacre, professionnelle ou familiale. Outre sa valeur documentaire (on y examine deux communauts issues de la Chine mridionale, lune cantonaise, lautre hokkien), cette contribution intressera principalement anthropologues et sociologues en ce quelle analyse bien quavec une certaine propension la gnralisation comment les croyances lies la nourriture sont partie intgrante de la vie quotidienne et de la mdecine ellemme. Lauteur prsente galement des pratiques mdicales en usage chez certains groupes dialectaux. La mdecine chinoise classique nignore pas les maladies mentales. Les textes mdicaux, assez rares il est vrai, en mentionnent certaines. Cependant, cette connaissance ne forme pas une branche spcifique de la mdecine. Pour traiter les troubles dordre psychique, la mdecine chinoise a souvent recours la phytothrapie. Dans son tude sur la psychiatrie traditionnelle et moderne Taiwan (chap. 11), Tseng Wen-shing considre la pratique de gurison par le chamanisme comme une forme de psychiatrie, et les autres pratiques populaires traditionnelles telles le chou-chien 37 divination , le suan-ming prdiction et le kan-hsiang physiognomonie comme des activits dordre psychothrapeutique destines rsoudre les tensions de la vie courante. Lauteur compare ces diffrentes pratiques, auxquelles ont surtout recours les couches modestes de la population, aux soins psychiatriques modernes en usage dans la socit taiwanaise. Il constate que les troubles graves (psychose) sont mieux traits par la psychiatrie moderne, tandis que les formes de psychothrapie bases sur les croyances traditionnelles (yin/yang, thorie des cinq lments, correspondance entre microcosme et macrocosme) sont davantage utilises pour les troubles mineurs. Les chapitres 14 et 15 considrent les deux types de mdecine traditionnel et occidental tels quils coexistent Hong-Kong. Le sujet est nanmoins trait partir de perspectives nettement diffrentes. Alors que,
37 Les termes chinois sont orthographis ici selon la prononciation en mandarin.
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pour Rance P.L. Lee, le contexte historique et politique privilgie tel ou tel type de mdecine, Marjorie Topley montre comment oprent les deux systmes, ainsi que divers services de sant caractre hybride, dans un contexte donn. Elle souligne galement et cest l la partie la plus intressante de son tude comment lunivers symbolique de la culture chinoise intgre les traditions mdicales, savante et populaire dune part, profane et sacre de lautre. Lauteur rappelle ce propos quelques croyances cantonaises fondamentales. Ltre humain est conu comme une entit physico-psychique prdispose certaines maladies mineures selon sa constitution (hut-hei 38 : sang et ther ). Celle-ci circule dans les organes vitaux du corps. Elle est gouverne par cinq lments (ng-hong) et deux mes qui, par leur interaction, maintiennent lorganisme en quilibre. Cet quilibre peut tre rompu par les conditions naturelles, ce qui se manifeste par des humeurs : air chaud (t-hei), froid (leung), scheresse (tso), humidit (shap), feu (foh), vent (fung). Les conditions naturelles sont elles-mmes classes en catgories ( chaude , froide, etc.) Les gens colreux souffriraient dun excs de feu , tandis que les gens peureux ou tristes souffriraient dun excs d humidit et de froid . Les femmes, pendant leurs rgles, seraient froides . Enfin, lhoroscope dtermine tel ou tel type de sensibilit. Ltat des gens souffrant dhumeurs peut tre exacerb par des causes externes telles que les conditions atmosphriques, la nourriture ( chaude , froide , etc.), les esprits malfiques (kwai, iu-kwaai, tse-shan) et les miasmes (tse-hei, tsefung). La gravit de la maladie qui sensuit dpendra alors de la nature de la perturbation. La plupart des maladies graves (cancer, lpre, tuberculose) sont provoques, en quelque sorte, par leffet catalytique rsultant de laction dun agent perturbateur (nourriture froide par exemple) sur une constitution prsentant un excs (ou une dficience) oppos. Dans le chapitre 20, Fred L. Dunn donne un aperu gnral de la manire dont se soignent les Chinois de Malaisie. Leur choix va de la mdecine occidentale (prive ou publique) aux traditions malaise, indienne ayurvedic
38 Dans les documents officiels rdigs en anglais Hong-Kong, tous les termes de mdecine chinoise sont habituellement romaniss selon la prononciation cantonaise. Ils le sont ici selon la mthode mise au point par Myer et Wampe (1947).
ou unani, orang asli, sans oublier les diverses thrapeutiques offertes par la tradition chinoise. Lauteur tablit un systme de classification partir duquel il montre que les systmes mdicaux gagneraient tre tudis en fonction de lenvironnement. Selon lui, lpidmiologie de la minorit chinoise en Malaisie serait lie aux particularits dmographiques, sociales et cologiques. Il mentionne quelques prcautions dhygine recommandes par la tradition chinoise : le tai chi chuan, qui met laccent sur la dtente et la respiration contrle, et constitue un exercice complet destin maintenir le corps en bonne sant ; une nourriture quilibre et modre ainsi quun changement de dite alimentaire (temporaire ou permanent) en cas de symptmes inhabituels ; labsorption de breuvages base dherbes aux proprits curatives ou prventives ; lobservation, pour la nouvelle accouche, de certaines coutumes telle celle qui consiste engager une pui yuet 39 (servante spcialiste) pendant le mois qui suit laccouchement afin de prserver sa sant un moment o celle-ci est mise rude preuve ; lusage de charmes et de talismans destins se concilier les forces surnaturelles auxquelles on attribue la responsabilit de certaines maladies. ces supports paramdicaux viennent sadjoindre les vendeurs de ths mdicinaux, les devins (considrs comme les psychiatres de la rue ), les tang-ki, de mme que les institutions religieuses, telles les maisons pour femmes ges vgtariennes, qui remplissent ainsi une fonction socio-mdicale. Ce chapitre sachve par une tude sur linfluence actuelle de la mdecine chinoise traditionnelle en Malaisie. Dans le chapitre 21 (Albert C. Gaw), les tmoignages de quelques Chinois de Boston rvlent comment la maladie est ressentie par ceux qui ne sont pas intgrs la vie amricaine et comment les croyances taostes ou bouddhistes interviennent dans la formation et dans lexpression de leurs symptmes. Il existe, selon eux, une nergie vitale primitive (yuan hai en cantonais) enferme lintrieur du corps humain. Certains, craignant de voir fuir cette nergie par lintrusion dinstruments dans le corps, refusent toute intervention chirurgicale. De mme, la peur dtre victime du feng, vent , peut dclencher des malaises somatiques. Sont prsents galement
39 Terme cantonais qui signifie littralement accompagner le mois .
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deux exemples de services mdicaux : pour les personnes ges et pour les adolescents. Comme F.L. Dunn, A.C. Gaw estime que lpidmiologie doit tre tudie en fonction des particularits dmographiques, sociales et cologiques des minorits ethniques. Les chapitres 22, 23 et 24 sont crits par des anthropologues. Ce sont des tudes bases principalement sur des recherches menes auprs de populations non chinoises dans des tats non chinois. Ainsi, les membres de certaines populations tribales de la Thalande du Nord-Ouest font un choix entre les diverses possibilits dexplications et de pratiques mdicales qui sont leur disposition ; dans la plupart des cas, la mdecine locale est le rsultat dune fusion dlments indignes et trangers animiste, chinois, bouddhiste, chrtien et scientifique occidental (Peter Kunstadter). Melford E. Spiro tudie laspect occulte de la mdecine traditionnelle dans certains villages de Haute Birmanie et montre quen dpit de lurbanisation, loccidentalisation, lindustrialisation et mme lopposition officielle du rgime militaire, loccultisme se maintient dans la socit birmane actuelle. Charles Leslie analyse le systme mdical en Inde et y voit un compromis entre la mdecine occidentale et les diverses mdecines traditionnelles : il tudie en particulier la place de la mdecine ayurvedic dans lInde moderne. La plupart des ouvrages rcents sur la mdecine chinoise relatent gnralement les exploits technologiques spectaculaires en particulier lacupuncture de la Rpublique populaire de Chine. Ces tudes attirent en revanche lattention sur les malades et lensemble des dmarches quils entreprennent, qui vont de lauto-mdication et de la dite alimentaire jusquau recours au tang-ki, phnomnes qui nont gure suscit dintrt jusqu prsent. Elles tmoignent par ailleurs et cest l un des thmes majeurs de louvrage que la mdecine peut tre tudie en tant que systme culturel. Mme sous son aspect le plus scientifique la mdecine est un phnomne socio-culturel dans la mesure o elle implique une relation entre tres humains : a proper understanding of health, illness, and the prevention and treatment of illness requires an understanding of the societies and cultures in which people live, become ill, and attempt to deal with their illness (p. i). Par ailleurs, elle touche deux ralits de la maladie la
biologique et la symbolique , celle-ci comprenant lensemble des phnomnes psycho-socio-culturels, cest--dire le vcu , du malade. Une telle approche globale pourrait aussi nous clairer sur les problmes psychopathologiques provoqus par les changements sociaux rapides et la modernisation technologique. Il convient ici de rappeler la dfinition de la sant formule par lOMS, savoir un tat de bien-tre physique, mental et social. Si nous dsirons vraiment parvenir ce but, il est urgent de remettre en question la mdecine en tant que discipline purement mdico-technique oriente principalement vers la disparition des symptmes. En effet cette tendance, rpandue chez les mdecins occidentaux regroups au sein dun systme lgalis et hirarchique, contribue masquer la ralit des systmes mdicaux (au sens culturel du terme) tels quils existent dans les socits occidentales ellesmmes. (Na-t-on pas constat lutilisation persistante des remdes dits de bonne femme ainsi que le recours, y compris dans les couches aises de la population, des traitements htrodoxes tels que la chiropraxie, la thalassothrapie, le yoga, lexorcisme et lastrologie, pour ne citer que les plus rpandus ?) Nous examinerons maintenant les contributions caractre historique et philosophique susceptibles daider le lecteur dans sa comprhension de la Chine contemporaine. Ralph Croizier (chap. 3) montre comment la Chine a incorpor les ides et les pratiques occidentales et indignes. Hans Agren (chap. 4) analyse la nomenclature thorique de la mdecine chinoise traditionnelle telle quelle ressort des textes classiques ; sappuyant sur un certain nombres de documents reprsentatifs de la mdecine chinoise contemporaine et de la recherche la plus rcente, il voque les transformations subies par la mdecine traditionnelle et la synthse quelle a opre avec la mdecine scientifique occidentale. Cette contribution saccompagne dune bibliographie portant essentiellement sur les ouvrages de mdecine publis rcemment en Rpublique populaire de Chine, mais mentionnant galement quelques ouvrages japonais. Signalons aussi un tableau prsentant une liste de rsums darticles en anglais sur la mdecine traditionnelle publis dans la revue Chung-Kuo I-Hseth Tsa-Chih (Chinese
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Medical Journal, 1973, 1-2). Manfred Porkert (chap. 5) examine les fondements thoriques de la mdecine chinoise, en particulier sa dmarche mthodologique, la fois diffrente et complmentaire de celle de lOccident. Dans la qute et la systmatisation des connaissances, la mthode chinoise est inductive et synthtique, base sur ltude des fonctions (donnes qualitatives), que celles-ci soient cosmiques, sociales ou physiologiques ; la mthode occidentale est causale et analytique, base sur les faits (donnes quantitatives). La mdecine chinoise classique reprsente ainsi une autre forme de savoir : cest un systme cognitif fond sur la perception systmatique des fonctions vitales de ltre humain tout entier. Selon lauteur, lOccident gagnerait joindre les deux systmes. Pour cela, il faudrait que mdecins, sinologues, historiens et philosophes se penchent sur les textes anciens, car ils contiennent the rationally consistent and mature systematization of positive observations of the vital fonctions relevant to health care (p. 61). (Ltude des fonctions vitales , tsang-hsiang, est traduite par lauteur sous le terme orbisiconography de prfrence au terme anatomy de la mdecine occidentale.) Il a toujours t dusage parmi les historiens occidentaux dtablir une distinction entre une Grande et une Petite tradition propos de la Chine classique. La premire est conue comme tant lie au monde rationnel du confucianisme tandis que la seconde regrouperait les diverses traditions populaires et magico-religieuses perptues par certains milieux socio-culturels. Jonathan Spence (chap. 6) rcuse cette distinction en ce qui concerne la mdecine chinoise et soutient quen ltat actuel de nos connaissances rien ne saurait justifier cette dmarcation. Face ce champ dinvestigations riche et complexe que constitue la tradition mdicale chinoise, il suggre que des recherches historiques soient menes autour des huit thmes suivants : (1) les organisations tatiques de la mdecine ; (2) les diffrents arts de gurir ; (3) la libert de choix des malades et le droit la sant ; (4) le personnel mdical ; (5) la notion dinfirmit ; (6) la pauvret rurale ; (7) les coutumes et les habitudes alimentaires ; (8) le traitement des morts.
La section III couvre la fois les aspects dmographique et pidmiologique de la mdecine dans les socits chinoises. Les articles de la section IV intresseront le lecteur et pour leurs commentaires des contributions prcdentes et pour la formulation, partir de diffrentes perspectives, de schmas conceptuels en ce qui concerne lanalyse et ltude comparative des systmes mdicaux. Les tudes de Everett Mendelsohn (chap. 37) et de P. Kunstadter (chap. 41) mritent plus particulirement notre attention. Historien des sciences, le premier sintresse surtout aux sciences biomdicales et la science en tant quactivit sociale. Il dissipe un certain nombre de malentendus propos du transfert culturel et de lintroduction de la science et de la mdecine occidentales dans les aires culturelles non europennes. Il rappelle que la science et la mdecine sont des disciplines culturelles et non des disciplines dotes de caractristiques transnationales. La science telle que nous la connaissons sest institutionnalise ds lors quelle dcida de limiter le champ des phnomnes quelle traiterait. Lie la rvolution industrielle et au capitalisme naissant, elle devint peu peu une orthodoxie et carta toutes les autres formes de savoir. De cette nouvelle pistmologie naquit une mdecine oriente vers la science et non vers la thrapie. La science et la mdecine ne sont donc pas des constantes : elles devraient figurer parmi les objets de lanthropologie et de la sociologie. P. Kunstadter voque ce que pourrait tre le rle des anthropologues dans ltude comparative et culturelle des systmes mdicaux. Il considre dailleurs lanthropologie comme une science comparative du comportement humain dont la fonction est dintgration puisquelle tient compte de tous les aspects socioculturels et biomdicaux de linteraction entre lhomme et son environnement. La proccupation principale et pleinement justifie en raison du caractre universel de la sant et de la maladie de cet ouvrage reste donc ltude comparative des systmes mdicaux chinois et non chinois, mme sils ont t analyss divers niveaux et si lexpression de systmes mdicaux a t comprise diffremment selon les auteurs, qui se sont heurts une difficult intrinsque toute tude comparative : le problme de la dfinition. Pour M.G. Field (chap. 35), le concept de systme
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mdical possde deux sens, distincts sur le plan analytique mais lis sur le plan empirique : un sens culturel et un sens sociologique. Le systme de sant, sous-systme spcialis de la socit, dpend de supports culturels (reconnaissance lgale, savoir, technique, personnel mdical) et conomiques. P. Kunstadter, quant lui, souhaite une dfinition assez large pour englober aussi bien laspect symbolique que les caractristiques biomdicale, pidmiologique et cologique de la mdecine. La multiplicit des termes utiliss pour dsigner les diffrents systmes mdicaux lintrieur dune mme socit pose un autre problme de dfinition que cet auteur a essay de clarifier laide dun tableau qui les rpartit en plusieurs catgories (p. 693). La section V indique quelques mesures dhygine qui pourraient tre adoptes par les services de sant de nos socits modernes partir des recherches menes dans cet ouvrage. En conclusion, il sagit l dun ouvrage de rfrence dont lintrt principal est de tirer des donnes recueillies des indications pouvant contribuer repenser quelques-uns des problmes induits par le progrs de la mdecine tant dans les socits industrielles modernes que dans les socits en voie de dveloppement. De mme que Granet, Maspero et J. Needham ont montr les rapports entre la culture chinoise dune part, le langage, la religion et la science dautre part, ce recueil tablit le lien entre la culture chinoise et la mdecine. Kwei Meng Choy LHomme XIX, 1979 _______________
Knut-Inge KLEPP, Paul M. BISWALO, et Aud TALLE (sous la dir. de), Young People at Risk. Fighting AIDS in Northern Tanzania, Oslo, Scandinavian University Press, 1995, 243 p.
Ce livre est le fruit dune coopration entre plusieurs chercheurs norvgiens et tanzaniens qui se sont associs au sein dun mme projet (MUTAN) pour lutter contre lpidmie de sida dans le nord-est de la Tanzanie. Le but de louvrage est de faire partager lexprience accumule par ces chercheurs dans la prvention du sida avec ceux qui sont concerns par ce problme. Louvrage collectif comprend quinze articles et est divis en deux parties : la premire est consacre lanalyse des facteurs (sociaux, conomiques, culturels, gographiques, etc.) qui influencent le risque dinfection, et la seconde est rserve la discussion de campagnes de prvention sur le terrain. Comme le titre lindique, les chercheurs se sont principalement intresss aux jeunes, qui reprsentent prs de 80% de la population et sont plus susceptibles de changer leur comportement et dtre rceptifs aux campagnes de prvention. Le premier chapitre donne une vision gnrale de lpidmie en statistiques. Il tente aussi de cerner les groupes risque qui sont plus infects que les autres, tels que les prostitues ou filles travaillant dans les bars, et les jeunes femmes en gnral. La plus grande vulnrabilit des femmes sexplique par la faon dont elles sont obliges de ngocier leur sexualit (ce thme est aussi dvelopp dans les chapitres 2 et 3). La situation des filles est difficile en milieu rural : elles ne peuvent pas possder de terre, leurs tudes ne sont souvent pas aussi pousses que celles des garons, elles nont pas accs un travail rmunr et sont condamnes se trouver un homme (mari ou amant) pour pouvoir vivre une vie relativement indpendante. Avec la crise conomique cependant, le nombre de mariages a diminu dans de nombreux endroits ( cause du cot des compensations matrimoniales et de lentretien dune famille), ce qui a encore prcaris la situation des femmes et les a pousses se faire entretenir par un ou plusieurs hommes (maris ou non). Dautres femmes travaillent dans les bars pour trouver des partenaires sexuels qui payeront leurs services. Elles sont fort dpendantes de leurs clients et ne sont pas en bonne position pour ngocier des relations plus sres en demandant leur partenaire dutiliser un prservatif, surtout lorsquon voit les prjugs attachs lusage du prservatif (voir le 4e et le
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7e chapitre). Les filles travaillant dans les bars ne sont pas proprement parler des prostitues , mais les relations sexuelles possdent depuis longtemps un caractre transactionnel dans cette rgion, et la prostitution ne fait que renouer avec cette dimension. Le chapitre 4 montre comment la moralit et les comportements sexuels ont chang au cours du temps, et souligne limportance des concepts locaux dans la comprhension et linterprtation du sida. Cest un peu la mme ide qui est dveloppe dans le chapitre 5, dans lequel on montre quil est normal, chez les Masai, davoir des amants mme lorsquon est mari(e). Il existe une forte endogamie ethnique, et les relations sexuelles juges risque ne sont pas celles que lon a en dehors du mariage mais celles que lon a avec des trangers (voir aussi le chapitre 6). Lusage dun prservatif nest donc envisageable que lorsque les jeunes Masai ont des relations sexuelles avec les prostitues de la ville. Les chapitres 5, 6 et 7 dcrivent la socialisation traditionnelle des jeunes et la manire dapprendre et de contrler la sexualit. La disparition de ce contrle traditionnel a contribu aggraver lpidmie du sida. La deuxime partie du livre dcrit des expriences originales propos des projets de prvention du sida. Le chapitre 8 analyse les problmes lis aux tests des donneurs de sang (environ 10 % des infections sont dues aux transfusions sanguines), touchant aussi bien lorganisation, linfrastructure, la fiabilit des tests, que lthique face lannonce des rsultats. Le chapitre 9 est consacr lanalyse dun projet de prvention du sida lcole. Les instituteurs ont t forms et encourags aborder ce sujet avec leurs lves travers la lecture et lcriture, des jeux de rles, des pices de thtres, etc. Le rsultat a apparemment t positif : les lves sont maintenant conscients des dangers et ne sont plus autant intresss avoir des rapports sexuels. Dans ce projet, lutilisation des prservatifs est passe sous silence (on craint que leur promotion nincite les lves avoir des relations sexuelles). Les problmes moraux sont au centre des questions souleves propos de la prvention du sida. On les retrouve dailleurs dans le groupe de femmes de Kilimanjaro qui sest organis pour lutter contre lpidmie. Pour elles, le modle chrtien du couple mari et monogame reste la seule solution pour
enrayer le mal. Lmergence de cette ONG dynamique, qui permet aux femmes dexprimer leurs propres inquitudes, est analyse dans le chapitre 10. Le chapitre suivant dcrit linstallation dun centre dinformation et de prvention du sida dans un grand village. Aprs avoir slectionn des personnages cls comme conseillers, ceux-ci ont dcid de contacter les femmes non maries ainsi que les membres de lquipe de football locale, dune part parce que les footballeurs avaient de nombreuses relations sexuelles risque, et dautre part parce quils taient trs populaires, non seulement vis--vis des filles qui recherchaient leurs faveurs, mais aussi des garons qui les prenaient comme modles. Ce chapitre dcrit bien les problmes sociaux ou psychologiques venant des groupes-cibles : timidit, surtout du ct des femmes qui ne sont pas supposes prendre dinitiatives en matire sexuelle, problmes moraux et socio-conomiques, vision du sida comme le problme des seuls gens infects, ou comme une maladie quon attrape par accident si on na pas de chance, au mme titre que les accidents de la route, etc. Les chapitres 12 et 13 portent sur la recherche de zones risque (de grande transmission) telles que les arrts de bus le long des grandes routes ou les centres miniers, et la mise sur pied de campagnes cibles sur les routiers et les mineurs. Le chapitre 14 dcrit lintrt et les difficults lies la lutte contre les maladies sexuellement transmissibles (MST). Il semble que les gens ayant eu une MST non soigne sont plus exposs au risque de contracter le sida, do lintrt de lier la prvention du sida celle des MST. Mais cette dernire ncessitant lexamen des parties gnitales elle se heurte de nombreux prjugs, rumeurs et stigmates. Enfin, le chapitre dcrit trs bien et lappui de bons exemples la technique du councelling (lannonce des rsultats des tests et le suivi des personnes infectes) et les problmes qui y sont lis. Dune manire gnrale, les articles de la premire partie donnent une bonne description de la varit des contextes socio-culturels et conomiques qui crent les situations risque et influent sur la progression du sida ; les
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diffrents auteurs ont raison dinsister sur le fait que les campagnes de prvention devraient parfois tenir davantage compte de ces aspects. La sexualit est bien un phnomne culturel et social, et il ne suffit pas de distribuer des prservatifs en expliquant les dangers du sida pour changer les comportements. Les articles de la deuxime partie, quant eux, portent sur des campagnes de prvention originales et intressantes, et ne cachent pas les obstacles rencontrs. Ces questions intresseront srement tous ceux qui sont impliqus dans la prvention du sida en Afrique et qui seront probablement confronts ce genre de problmes, ou qui pourront sinspirer de certains projets. On peut cependant regretter quil y ait un certain dcalage entre la premire et la deuxime partie. Un des dfis que le sida lance aux sciences sociales est darriver dpasser le ciblage des groupes risque ou la description et lexplication des effets du sida dans les diffrentes socits tudies (ce que fait trs bien la premire partie), et de lancer de vritables pistes pour des campagnes de prvention plus adaptes aux diffrentes ralits socioculturelles (ce qui nest fait que de manire timide). Il est juste de dire que la progression du sida est aggrave par la prcarit socioconomique et par le dclin des traditions (entre autres), mais cela ne suffit pas lorsquil faut concrtement mettre sur pied des campagnes de prvention. De plus, certains articles de la premire partie sont consacrs des socits particulires, telles que les Masai, et insistent sur la spcificit de ces groupes en donnant quelques conseils pour une future campagne de prvention. On ne fait pourtant plus jamais rfrence cette spcificit lorsquil sagit, dans la deuxime partie, de mettre sur pied des campagnes relles, et le foss entre la thorie et la pratique est vident. Il est clair que les anthropologues ont quelque chose apporter lintrieur des campagnes de prvention elles-mmes, et pas seulement dans leur prparation. On touche ici au problme plus large de la coopration et de la communication entre mdecine et science sociale, dont le livre ne traite malheureusement pas, malgr son incidence importante dans llaboration des campagnes de prvention. On pourrait aussi regretter que tant dattention soit donne aux groupes
risque tels que les jeunes ou les sex-workers. Il est dangereux de dfinir de tels groupes car cela renforce le sentiment des autres quils ne sont pas concerns par lpidmie. De plus, comme il est dit la page 104 : It does after all take two to have safer sex , et les hommes adultes cherchant la compagnie des jeunes filles mritent autant, sinon plus dattention que ces dernires qui sont mal places pour ngocier leur sexualit. On peut en tout cas dire que le but avou des auteurs, qui est de faire partager lexprience et la rflexion originale des chercheurs ayant particip aux projets, est tout fait atteint. Le livre donne une large vision et contribue une meilleure connaissance des diffrents problmes, des obstacles et des possibilits que rencontrent les personnes impliques dans les campagnes de prvention du sida en Afrique ; il constitue une bonne base pour approfondir la discussion sur ce sujet. Quentin Gausset et Hanne O. Mogensen Cahiers dtudes Africaines XXXVII (1), 1997 _______________
LHomme. Revue franaise danthropologie, numro thmatique : Anthropologie psychanalytique , n 149, janvier-mars 1999, 294 p., rf.
Ce numro thmatique de LHomme est pour lessentiel le fruit dun symposium tenu Paris en juin 1997 ; il met au travail les difficiles rapports de lanthropologie et de la psychanalyse. Sur ce thme, que na-t-on pas dit, en effet, en tournant autour du pot de linconscient par impuissance dy plonger lil et encore moins den dcrire le contenu ? Chacun, psychanalyste ou anthropologue, se campait sur sa position loccasion de censures plus ou moins confortables qui lui assuraient son espace rserv. Ils avaient raison tous les deux mais au prix dincomprhensions. Les auteurs de ce numro veulent sortir de ce tourne en rond et remettent en question
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les options durkheimiennes trop rigides leurs yeux pour rendre compte des rapports complexes des sujets au groupe dont ils font partie. Je ne rsumerai pas ce numro, lexercice serait inutile, la prsentation de J. Galinier, P. Bidou et B. Juillerat introduira les lecteurs aux proccupations des auteurs mieux que je ne pourrais le faire. Je note au passage, cependant, la diplomatie et la prudence de cette introduction qui ne prend pas les risques que les auteurs (dont ils font partie) nhsitent pas courir dans leurs textes qui donnent tant penser. On ne peut sempcher ici de croire que la position de Lvi-Strauss, apparemment si oppose la psychanalyse, reste lobstacle franchir que personne nose vraiment aborder srieusement. Je ne suis pas certain dailleurs que les critiques adresses Lvi-Strauss suffisent, mais on constatera que lintroduction se sert des options du structuralisme pour se diffrencier et rompre avec son uvre. Nous voil revenus au sujet, il sagit bien de lui dans ce dbat. Comment promouvoir, dit lintroduction, en rupture avec la dmarche structuraliste, une anthropologie dinspiration psychanalytique [...] qui constitue lindividu dans sa qualit singulire de sujet psychique, comme partie intgrante et inalinable de la signification des faits de culture (p. 15). Il faut lire ce numro. Jai lu avec une attention constante les articles de chacun et lensemble relve sans ambigut de lobjectif dont jemprunte la formulation J. Galinier dans lintroduction de son livre, La moiti du monde, paru en 1997 : lintgration dfinitive des ides freudiennes dans la rflexion anthropologique (p. 17). Dans chaque texte, il y a matire dbat sur ce terrain et les discussions seraient prolonges. On peut, en effet, se demander quel traitement subissent ici les ides freudiennes. On sent linfluence plus forte de Lacan du ct des textes de S. Breton et de C.H. Pradelles de Latour, et celle de A. Green du ct de ceux de P. Bidou, J. Galinier et B. Juillerat. Ces options sont lourdes de consquences pour les ides freudiennes qui seraient adoptes en anthropologie. Ce problme est loin dtre rgl dans les milieux analytiques eux-mmes. Nous sommes donc ici dans un atelier ses dbuts, on peut aborder ce numro comme le fruit dun exercice. Cet exercice est riche daperus subtils et clairants, mais les dbats aux frontires des deux disciplines nont pas vraiment lieu. Bien sr, les auteurs nen sont pas leurs premires armes, ils ont dj
publi sur ces thmes et sont sortis des simplismes durkheimiens, mais nous abordons ici des espaces autrement plus complexes. Il me parat difficile pour le moment de rendre justice aux auteurs. On le pourrait en anthropologie elle fait la preuve ici quelle gagne en raffinement et en comprhension en acceptant la complexit reprsente par les actes du sujet dans le groupe , mais le peut-on la frontire de lanthropologie et de la psychanalyse ? La socit se reproduit, mais elle le fait avec des sujets qui ne se reproduisent jamais. La reproduction du groupe suppose un dplacement radical, une rupture davec le sujet. On peut donc sattendre quelques difficults pour penser le rapport du groupe aux sujets. Lanthropologie aborde cette bote noire partir de ce quelle sait de la culture, partir des conceptions que la culture se fait du sujet. On pourrait, me semble-t-il, montrer pourquoi et comment la culture elle-mme sait que le sujet lui chappe et lui est irrductible. Quels sont les savoirs des cultures sur le sujet ? O sarrtent ces savoirs et pourquoi ? Au-del de quelles limites le groupe ne sintresse-t-il plus du tout au sujet ? Lanthropologie peut-elle lire autre chose du ct du sujet que ce qui lui sert comprendre le groupe ? Parle-t-on du mme sujet en anthropologie et en psychanalyse ? Je ne le pense pas. Il ma sembl que dans ce numro le dbat ntait pas encore ouvert. Si la psychanalyse est le retour du dsir dans le champ du savoir, elle est en mme temps le retour de langoisse dans le champ de ce savoir. cet gard, le savoir de lanalysant reste sous-estim la frontire de lanthropologie et de la psychanalyse. On en reste trop la rcupration dun certain nombre de concepts freudiens par lanthropologie. Ces outils, pour reprendre les propos que de Certeau appliquait au travail de lhistorien qui se risquait la frquentation de la psychanalyse, [...] avouent une ignorance. On les case l o une explication conomique ou sociologique laisse un reste. Littrature de lellipse, art de prsenter les dchets ou sentiment dune question, oui ; mais analyse freudienne, non (1995 : 292). La psychanalyse risque donc dtre rduite une hermneutique de plus, aussi intelligente soit-elle, au
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prix dun tri redoutable des concepts analytiques admis au dbat. La frontire qui lie et spare lanthropologie et la psychanalyse est sans doute prometteuse, mais il faut sattendre ce que lanthropologie nen sorte pas indemne. Pour le moment, on croirait que celle-ci trouve un nouveau filon, mais son utilisation produira peut-tre une vritable subversion de la comprhension anthropologique. Yvan Simonis Anthropologie et socits 24 (3), 2000 Rfrences GALINIER J., 1997, La moiti du monde, Paris, Presses Universitaires de France. DE CERTEAU M., 1995, Lcriture de lHistoire, Paris, Gallimard. _______________
Bernard LACHAUX, Patrick LEMOINE, Placebo, un mdicament qui cherche la vrit, Medsi / McGrawHill, 1988, 148 p.
Rappelant que le pharmakos tait la victime missaire que la ville dAthnes entretenait, puis sacrifiait en cas de calamit, les auteurs situent demble leur approche du mdicament : cest un objet ambigu qui ne doit tre manipul que par ceux qui ont des connaissances exceptionnelles, voire surnaturelles (p. 6). Pharmakon, le remde, signifie en effet la fois le poison et son antidote. Ainsi, ds le point de dpart de lhistoire de notre pharmacope, les concepts relatifs au mdicament ne peuvent tre compris que sils sont replacs dans le cadre dun concept plus large, celui de la foi. Foi religieuse de lpoque ancienne et foi scientifique de lpoque actuelle (p. 17). Mais la part d irrationnel assume par le pharmakos ne lest plus par le mdicament, ce qui laisse vacante une niche dans la fonction de lobjet thrapeutique, niche o vient se loger le placebo. Celui-ci la rejoint avec une affinit toute particulire, car justement il permet lirrationnel de rapparatre. Nous en voudrions pour preuve la vogue actuelle de certaines mdecines dites douces qui prsentent le point commun dchapper une rationalit scientifique trop extrme et de mnager une place importante... leffet placebo (p. 17). Ainsi est pos le cadre de ce livre qui, mme sil nest pas destin initialement des anthropologues, leur apporte une trame fort utile leurs propres rflexions. Pour viter les malentendus, les auteurs prcisent quelques dfinitions trop souvent occultes. Ils rappellent quun placebo pur est un produit totalement dpourvu deffet pharmacodynamique, comme le sont le lactose pris par voie orale ou le srum physiologique. Par contre, un placebo impur a des proprits pharmacodynamiques, ces proprits ne concernent nullement le domaine dans lequel il est utilis comme placebo. On ne
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ladministre alors que pour son effet psychologique. Il ressort de ces utiles rappels que le placebo ne se dissocie pas, en fait, du mdicament ; il lui est consubstantiel, mais il nopre pas par une action cible sur les causes ou les mcanismes de la pathologie pour laquelle on ladministre. Il opre comme moyen de convaincre le malade que lon prend soin de lui et cette conviction intervient dans la faon dont il vit, et mme peroit, sa maladie et ses signes. Bien plus, le placebo impur agit justement en rapport avec cette impuret. Mme sil na pas daction thrapeutique, il a une activit physiologique, il dclenche des effets secondaires, et cest la perception de ces effets qui convainc le malade quil a reu un mdicament. Dans bien des thrapies traditionnelles dailleurs, lanthropologue est en droit de se demander si justement on nest pas en prsence de placebos qui exercent leur attrait et leur impact par le biais de leurs effets secondaires. Il ressort de tout cela que selon lexpression des auteurs, le placebo est un objet dans une relation . Mais pour quil sintroduise dans la relation avec le mdecin, il faut que cet objet ne soit pas acceptable seulement par le malade (comme il en va de la pharmacope populaire) mais aussi par le mdecin. Do la forme mdicalise du placebo que sont tant de spcialits pharmaceutiques et dont le mdicament homopathique est le paradigme : les mdicaments placebos doivent tre acceptables pour un imaginaire mdical. Il sagit bien de limaginaire mdical et non de limaginaire scientifique (p. 33). On pntre alors dans un territoire o se rejoignent les malades et certains mdecins : celui des mdecines qui plaisent, par leur forme, leur contexte ou leur discours : tous ces modes dexercice (mdecines douces) ont en commun une thorie de base globalisante et une prise en charge individuelle et rassurante... Une mdecine moderne morcele, technique et angoissante favorise en rponse le dveloppement dune forme dexercice mdical globalisante, humaine et rassurante (p. 34). Mdecine qui, en tant porteuse de sens, vient rpondre la demande dobjet dont est porteuse toute souffrance humaine. Car toute douleur sige linterface dune perception biologique, nociceptive et de lbranlement psychologique quelle engendre. Au mdicament de rpondre, sans dissocier, en agissant la fois par sa nature chimique et par la faon dont est organise sa rception : Une dfinition plus large du mdicament
tiendra compte de lensemble de ces inter-relations. Le mdicament est une substance prescrite dans un cadre et incarne la reprsentation symbolique dune demande (patient) et dune intention (mdecin) (p. 25). Ainsi se dgage le rle symbolique du placebo qui nest ni tout biologie ni tout artifice : La forme mdicamenteuse doue de parole est une sorte de ssame . En ce sens, un remde vide (le placebo) nen est pas pour autant un remde muet (p. 65). Aussi, dclencher par ladministration dun produit inactif un effet placebo est trs diffrent de la position qui consiste ne rien faire . Dconnect de la spcificit de laction biochimique sur le mal, lacte de prendre soin rvle toute lampleur de ses effets. Qui ne les a connus, et exprims par cette formule si banale : Je nai pas commenc me soigner, mais je me sens dj mieux, simplement du fait davoir vu le mdecin ? Se mesure ainsi leffet dune forme symbolique de la communication, o le mdicament est le vhicule dun message et non un acteur directement engag. Les auteurs aprs avoir longuement fait le tour de cette question en arrivent une conclusion o lanthropologue trouvera matire rflexion sur ses donnes lorsquelles permettent une contextualisation des soins : ce sont les facteurs situationnels et relationnels qui sont prpondrants dans le mode de raction laction placebo (p. 77). Le contexte vnementiel est prdominant : il ny a probablement pas de placebo-resistance ou de placebo-sensibilit en tant que concepts indpendants, mais [...] chacun peut, si le contexte vnementiel et relationnel sy prte, tre placebo-sensible ou rsistant (p. 82). Rejoignant au cur de leur pratique les innombrables thrapeutes qui les ont prcds au long de lhistoire, et ceux qui de nos jours sappuient sur dautres rfrents que les leurs, les mdecins restent pour beaucoup des mdiateurs de lirrationnel (p. 83). La prescription, mme argumente sur le plus scientifique des dossiers, sinscrit toujours dans une relation, et cest cet vnement que vit le malade. Seul son corps, au plus intime de ses cellules, vit la pharmacologie du produit administr, mais cest son tre tout entier qui vit le mdicament, quel quil soit. Du coup il se dgage une leon de grande porte qui nous dit que si le placebo est un mensonge en terme de mdicament, il est linverse possible daffirmer quil ne peut pas tre un mensonge en terme de relation (p. 94).
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Ce petit livre est sa faon un grand livre. Il claire sans concessions, il est ouvert tous les horizons du rel, sans slectionner parmi eux celui qui serait plus correct quun autre, mais il le fait en sachant toujours raison garder . Tout anthropologue travaillant sur les soins devrait sy rfrer. Jean Benoist _______________
Franois LAPLANTINE et Paul-Louis RABEYRON, Les mdecines parallles, PUF ( Que sais-je ? ), Paris, 1987.
Ce petit livre montre la voie dune approche anthropologique et pistmologique des mdecines parallles, au-del des sournoises prises de position pour ou contre qui sont bien souvent la rgle dans les ouvrages sur ce sujet. Les auteurs soulignent lampleur du phnomne dans les socits industrielles : prs dun Franais sur deux aurait aujourdhui recours aux mdecines parallles. Aprs avoir esquiss une classification des mdecines parallles (caractrises avant tout par leur extrme htrognit), suivant quatre axes (la lgitimit sociale, linscription traditionnelle, le caractre populaire ou savant, la fonction diagnostique et/ou thrapeutique), les auteurs montrent que lmergence de cette nouvelle culture mdicale doit tre inscrite dans une sensibilit beaucoup plus large, prenant dans les annes 1965-1970 la consistance dun phnomne socioculturel de plus en plus organis. Cette sensibilit se manifeste en raction aux mutations des socits industrielles avances : refus dun certain mode de rationalit scientifique cens faire voluer les hommes vers le bien-tre (passage dune mythologie du progrs une mythologie du regret ) ; refus de luniformisation, de la massification, et des excs de la consommation ; contestation des rapports de pouvoir (dans la relation soignants-soigns entre
autres) ; revendication dune rappropriation du corps... Ce qui est peut-tre insuffisamment soulign est lextrme ambivalence de ce courant idologique, qui cohabite, il nous semble, avec son double exact. Cest bien entre la tisane et le scanner que les mdecins sont somms de composer aujourdhui. Dans le chapitre intitul le noyau dur des mdecines douces , les auteurs regroupent quatre tendances idologiques quils considrent comme constitutives des mdecines parallles : la protestation humaniste (contre la normalisation par linstitution mdicale, contre la brutalit allopathique de la biomdecine officielle) ; la proccupation de la totalit et la primaut accorde au rle de lendogne (F. Laplantine reprend ici les catgories proposes dans Anthropologie de la maladie ) ; lide de nature (la confiance accorde aux capacits naturelles de rgulation, linstinct ...) et limportance de la temporisation, de lexpectation (en raction la spacialisation et lontologisation du mal dans la pense mdicale officielle). Les gurisseurs modernes sont considrs par les auteurs comme les hritiers dun mouvement tentant dintgrer la pense magique dans le courant de la science . Selon eux, tous prennent en charge le malheur social et donnent de la maladie une interprtation religieuse, mais le registre du sacr est aussi mobilis en vue de combler [...] une carence du savoir, et de trouver [...] un principe de lgitimation . Enfin, les gurisseurs daujourdhui seraient rarement les spcialistes dune thrapie exclusive mais procderaient gnralement un trs large syncrtisme. Deux chapitres abordent certains aspects institutionnels et pistmologiques des mdecines parallles. Sont ainsi envisages les thorisations auxquelles se rfrent les praticiens des techniques parallles (nergie, analogie, rythmologie...) ; les querelles dcole entre les praticiens empiristes et ceux qui adhrent une vision du monde fondamentalement sotrique ; enfin les rencontres difficiles et les racines historiques du clivage entre mdecines parallles et sciences exprimentales. Le dernier chapitre traite de la relation thrapeutique sous un angle familier aux anthropologues et aux psychiatres. Sont ainsi invoqus comme
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cadres conceptuels de lanalyse des mdecines parallles (comme de toute pratique mdicale) lefficacit symbolique (Lvi-Strauss), la circulation de la maladie et le transfert (Freud, Valabrega), la fonction apostolique du mdecin (Balint), et la relation thrapeutique conue comme confrontation de deux idologies mdicales . Pascal Cathbras Amades _______________
Catherine LE GRAND-SBILLE, Marie-France MOREL, Franoise ZONABEND (sous la dir. de), Le ftus, le nourrisson et la mort, Paris, LHarmattan, 1998, 234 p.
Sous ce titre sont rassembles les contributions dethnologues, dhistoriens et de dmographes, de juristes, de psychanalystes, de mdecins qui traitent, de leur point de vue respectif, de morts aujourdhui dautant plus insupportables quelles sont rares. Le dialogue se recoupe sur bien des points, et cet ouvrage est un bel exemple de la russite de linterdisciplinarit. La varit anthropologique des rponses ces morts scandaleuses , les attitudes lgard du corps du petit dfunt, les rituels ou les manques de rituels font lobjet de la premire partie de louvrage. Les suivantes abordent les questions du droit et de la pratique mdicale face aux situations indites conscutives aux nouvelles techniques reproductives, qui donnent aux parents le droit de donner la vie, mais aussi, lorsquelles sont mal matrises, le devoir de donner la mort (dans le cas des rductions embryonnaires, par exemple). Les articles de Catherine Le Grand-Sbille et de Franoise Zonabend posent les questions qui hantent toutes les socits et analysent les rponses des socits non europennes ou des socits paysannes. Le premier auteur remarque justement que lon ne peut parler propos de cette venue au monde, qui se catapulte avec sa sortie, dun passage qui pourrait tre ritualis. Les tudes sur la mort dans les socits exotiques sont trs nombreuses, mais peu ont trait de ces morts spcifiques. Les rponses sociales sont trs diverses, et si lespace funraire reflte lordre social, la position marginale des cadavres immatures dans cet espace entrine le statut imprcis, inquitant, mais parfois bnfique, de ces tres liminaires (p 21).
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Franoise Zonabend insiste pour sa part sur le caractre ambivalent de ces morts dans lunivers des cultures : ce sont souvent de mauvaises morts, comme toutes celles qui ne se sont pas accomplies dans leur temps. Cest pourquoi on ne peut accomplir les rites, et ces morts malfiques sont craints, mangeurs de frres , disait-on dans la Grce antique. De sorte que les mres sont abandonnes leur douleur parce quelles nont pu faire leur deuil. Toutes ces considrations trouvent un cho dans les tudes cliniques, proposes par des praticiens, psychanalystes ou mdecins, formant la troisime partie de louvrage. Les exemples dtaills de la socit eskimo (Bernard Saladin dAnglure), des socits berbre et arabe (Saskia Walentowitz) mettent en avant limportance des reprsentations de la mort et de limage de lau-del des diverses cultures. Celle qui nous est rapporte propos des Berbres et des Arabes est relativement proche des conceptions chrtiennes de la mort du nouveau-n : La croyance populaire en Afrique du Nord assimile frquemment les enfants morts des puissants intercesseurs entre les vivants et Dieu. (p. 69) Marie-France Morel montre que, de mme, dans lunivers chrtien, le bb mort condition quil ait t baptis jouit dune innocence ternelle qui le promet un avenir de gloire. Le baptme tait autrefois administr dans les heures, voire les minutes, suivant la naissance ; cette urgence sexpliquait par le fait que, priv de ce sacrement, lme du petit mort tait suppose insatisfaite et errante. Se dveloppa alors la pratique des sanctuaires rpit , o les enfants retrouvaient la vie, lespace de quelques minutes, afin de recevoir le baptme. La mort du petit enfant est ainsi prsente dans la doctrine catholique comme un vnement joyeux : il va directement au ciel ; il peut, comme dans les socits dAfrique du Nord, agir en intercesseur auprs de Dieu pour ses parents. Marie-France Morel relie ainsi ce systme de croyances aux faons dont lenfant tait reprsent, en tat dinnocence, port directement au Paradis. Ces reprsentations (au propre comme au figur) doivent tre relies au nombre de dcs denfants en bas ge, dont Catherine
Rollet analyse la frquence, puis la baisse, en passant de lanalyse de la mort celle de la mortalit . Comment a merg la conscience de lexcessive mortalit dans lenfance, qui a conduit, mais beaucoup plus tard, la mise en place de politiques en faveur du suivi mdical des femmes enceintes et de laccouchement, cest ce que dtaille Nathalie Goyaux. Dans la seconde partie, les juristes, les psychanalystes et les mdecins observent les contradictions conscutives aux nouvelles techniques reproductives et aux avances de la mdecine ftale. Dune part, le ftus est personnifi de plus en plus tt, les jeunes parents lui ont parfois donn un prnom, alors quil nest mme pas encore visible dans le ventre de la mre, dautre part, il est chosifi , dans la mesure o des interruptions de grossesse sont envisages en cas de malformations. Pierre Murat analyse ainsi les nouvelles dispositions lgislatives qui permettent aux parents prouvs par un avortement provoqu ou spontan de donner une existence leur enfant, en linscrivant ltat civil, ce qui le situe dans une gnalogie, et rvle lexistence, mme fugitive, dun tre humain (p. 160). Ce sont les mmes termes quutilise Genevive Delaisi de Parceval, qui montre, travers sa pratique clinique, que les parents pourront plus facilement faire le deuil dun enfant qui a exist, qui a t nomm. Sur la scne du droit, mme sil nest pas appel y agir, lenfant est individualis. Reste lultime question : o enterrer les restes sil sagit dun ftus, afin que les parents puissent penser au petit mort, dans sa singularit, face un espace prcis. Les derniers chapitres, de Muriel Flis-Trves, de Catherine Nessman, de Jean-Philippe Legros, de Maryse Dumoulin et dAnne Sylvie Valat, donnant entendre des mres affrontes aux rductions embryonnaires, aux interruptions mdicales de grossesse ou aux mort-ns, restituent louvrage toute la dimension humaine dune douleur et dun chagrin qui restent irrductibles lanalyse du social. Comme le dit Franoise Zonabend, le traitement du deuil nest pas celui du chagrin . Martine Segalen Ethnologie franaise, 2000/1 _______________
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Rosmarie LEIDERER, La mdecine traditionnelle chez les Bekpak (Bafia) du Cameroun : daprs les enseignements, les explications et la pratique du gurisseur Biabak-A-Nnong (avec la collaboration linguistique de Gladys GUARISMA), Volker und Kulturen ( Collectanea Instituti Anthropos , 26 et 27), 1982, 2 volumes : 360 p., cartes, ill., diagrammes et 312 p.
Les deux volumes de Rosmarie Leiderer rdigs avec la collaboration linguistique de Gladys Guarisma constituent une importante contribution ethnographique ltude de la mdecine traditionnelle des Bekpak (Bafia) du Cameroun. Le travail quelle nous offre est le rsultat dun regard et dune coute attentive aux enseignements, explications et la pratique dun gurisseur, Biabak-a-Nnong, auprs duquel lauteur stait installe afin dtre dans un certain sens initie son savoir-faire mdical. La dmarche de Rosmarie Leiderer est cet gard tout fait exemplaire. Elle lui a permis de participer la recherche de plantes, de contribuer la prparation des remdes et dassister le gurisseur dans ses traitements. Sa qualit dancienne stagiaire la lproserie de Nyamsong et lhpital de Bafia, lui avait permis sans doute de jouer un rle dintermdiaire entre lactivit thrapeutique de Biabak-a-Nnong et celle pratique au sein de ces institutions, et davoir accs celles-ci afin de vrifier et contrler du point de vue de la mdecine cosmopolite un bon nombre des diagnostics effectus par ce gurisseur. Le rsultat de cette prsence attentive ce sont ces deux volumes publis par la Collectanea Instituti Anthropos de Bonn en langue franaise, lun consacr ltude des fonctions et aux pouvoirs attribus Biabak-a-Nnong, ainsi qu lexamen des principales catgories nosographiques ; lautre entirement consacr ltude de la materia medica utilise par ce gurisseur. La concentration dune recherche sur la pratique et le savoir dun seul
gurisseur pose un problme lorsquon veut rendre compte de la mdecine dune socit. Sil est vrai que le discours du gurisseur Biabak-a-Nnong porte trs souvent sur ce que les Bafia pensent, disent ou font, il est trs probable aussi que sa pratique ne soit reprsentative que dune parcelle du systme mdical de cette socit. Dautre part, Rosmarie Leiderer se borne presque exclusivement organiser les enseignements reus de son matre et nous les livrer tout en renonant peut-tre volontairement ou provisoirement toute tentative danalyse qui aurait permis de mettre en lumire lensemble du systme mdical des Bekpak et ses diffrentes articulations avec la structure sociale et autres systmes de pense. La pratique dun gurisseur, si importante soit-elle, ne devient pertinente que par rapport au systme global dans lequel elle sintgre. Malgr la richesse des informations apportes par lauteur, son tude ne permet pas de situer Biabak-a-Nnong par rapport cette structure densemble. Il est probable que les Bekpak distinguent plusieurs types de thrapeutes. Les traitements des maladies causes par des agents extrieurs ne semblent pas avoir la mme porte (rituelle, sociale...) que ceux des maladies causes par une violation de lordre vital . Le gurisseur Biabak-a-Nnong semble agir sur les deux registres. Peut-on dire que cest le cas de tous les thrapeutes de cette socit ? Ny aurait-il pas par exemple une mdecine domestique plus verse dans le traitement des maladies causes par les agents extrieurs ? Lauteur nous apporte des renseignements prcieux concernant les maladies provoques par les diffrentes catgories de violations de lordre vital. Au sein de ce registre, les Bekpak semblent distinguer plusieurs spcialisations : le nkii-dinzi ( celui qui fait le traitement dinzi ), le nkii-ba ( celui qui fait le traitement ba), le nkii-kuii ( celui qui fait le traitement kuii ) etc. Biabak-a-Nnong est en mesure de traiter toutes ces maladies tout en pratiquant, au moins autrefois, la divination par la mygale. Nous aimerions savoir si le cas de ce gurisseur est un cas typique chez les Bekpak. Ceci serait intressant pour permettre au moins une tude comparative avec des socits voisines nous pensons surtout aux Beti o on trouve peu prs les mmes catgories (le ba des Bekpak = au tso des Beti ; le bpi = au ndziba, etc.) impliquant des articulations analogues entre le domaine causal et le domaine pathologique, mais dont la structure thrapeutique sorganise moins par une accumulation de pouvoirs comme cela semble tre le cas
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chez ce gurisseur que par la prsence de plusieurs spcialistes diffrents. Mais malgr cette accumulation de savoirs et de pouvoirs recouvrant les domaines propres des maladies causes par une violation de lordre vital et par des agents extrieurs , il existe au moins un domaine qui ne semble pas tre du ressort de ce gurisseur : celui des maladies provoques par les hommes destructeurs , cest--dire les sorciers, appeles birm, qui sont en possession dun organe spcial (le kifuu, notion trs proche de levu des Beti ou de levur ou evus des Fang). Lauteur ne parle gure de ces maladies. On le comprend si lon sen tient au fait que cette tude est fonde sur la pratique dun seul gurisseur et que celui-ci avait reu linterdiction de soigner la nuit (p. 28, vol. I) ce quil ne faudrait pas interprter littralement mais comme une rfrence dautres pouvoirs en rapport avec le monde de la sorcellerie. On le comprend moins si comme lindique le titre du livre on veut rendre compte de la mdecine traditionnelle des Bekpak et que dans celle-ci, les maladies en rapport avec les transgressions de lordre vital ne peuvent pas tre dissocies de celles provoques par les hommes destructeurs de ce mme ordre, les unes et les autres sintgrant sans aucun doute au sein dun seul et mme systme. Malgr ces limites quon peut bien justifier par la dmarche qui a t celle de lauteur, La mdecine traditionnelle chez les Bekpak du Cameroun constituera pour longtemps, nous en sommes certain, un ouvrage de rfrence comme lest aujourdhui celui de Tessmann que sur certains points (les remdes et loracle de la mygale gam) Rosmarie Leiderer a voulu complter. Louis Mallart Guimera Psychopathologie africaine XIX (3), 1983 _______________
Jacques LEMOINE, Entre la Maladie et la mort. Le chamane hmong sur les chemins de lau-del, Dessins et photographies de lauteur, deux plans
de lau-del par des chamanes hmong, Bangkok, Pandora ( Thrapies 1), 1987, 203 p., append., index.
Nombreux sont les ouvrages qui prsentent des synthses sur le chamanisme, plus rares les textes issus dune exprience vivante et rcente. Ce livre, qui prsente le tmoignage dun officiant, Tchou Yao, exil en France et bien connu de lauteur, sinscrit fort heureusement dans la seconde catgorie. Ce travail fait suite aux enqutes ralises par Jacques Lemoine depuis plusieurs annes tant en Chine du Sud-Ouest quau Laos. Il prolonge luvre de G. Morchand qui, sagissant du chamanisme hmong, ouvrit pour ainsi dire la voie dans les annes 50. Comme bien des minorits de la Chine mridionale, la population hmong possde cette particularit davoir perptu une tradition remontant aux poques archaques de ces contres. Quoique fort disperss depuis plus dun sicle, ces hommes gardent la mmoire des gestes dont on trouve trace dans les rituels chinois de lantiquit. Lintrt de lenqute est par consquent historique et ethnologique. Aprs avoir prsent le peuple hmong et linformateur dont il dpeint les attitudes, lauteur expose les traits caractristiques de la pratique thrapeutique des gurisseurs que sont avant tout les chamanes. Comme dans la plupart des socits pratiquant ce type de soins (chez les chamanes altaques par exemple), cest au cours de la transe accompagne de tremblements que se manifestent les esprits auxiliaires, nng. Leur nombre est impressionnant (plus dune centaine apparemment) et leur nature varie : canards, rapaces, tigres (qui, comme en Chine, repoussent les dmons), lphants... Pour les convier, les officiants ont souvent recours lopium, du moins hors de France (p. 24). Les invocations sont faites en langue savante , incomprhensible pour les profanes car drive du chinois (pp. 15 et 25). On notera en passant limportance, dans cette socit, du lien
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symbolique entre chamanes et forgerons (accoucheurs dme et de matire), observ galement chez certains Turcs ou chez les anciens Chinois. Lorigine chinoise du savoir chamanique hmong se rvle encore dans le domaine astrologique : les dnominations des puissances portant des noms de corps clestes sont en effet directement issues de cette culture. Lauteur note avec propos linfluence indirecte du taosme chinois travers lethnie Yao (pp. 90, 105). Un rapprochement trs pertinent entre le mythe chinois de Yi et celui de lanctre hmong des chamanes Shi Yi (pp. 121, 139) montre encore, sil en tait besoin, que les rcits communs aux deux peuples proviennent dun mme fonds archaque. Ce mdecin de lme , dont parle Jacques Lemoine, possde une trs remarquable facult dempathie, que ses patients soient orientaux ou occidentaux. Il entre en relation avec les douze mes qui voquent les esprits auxiliaires du thrapeute. On parle ainsi de lme buf, de lme renne, de lme cigale, de lme poulet, de lme soleil et lune ou de lme souffle... De l voir un dcoupage de lme en secteurs spcifiques semblable celui queffectue le psychanalyste, il y a un pas quil semble bien hardi de franchir ! Lun travaille dans le concret alors que lautre nutilise le concept dinstance que dans la thorie, non dans la relation au patient. La parole de ce dernier est libratrice en Occident ; elle est bien silencieuse en Orient. Dans les chamanismes hmong et autres, la transe est une mise en acte de lintervention du gurisseur dont les mots seuls seraient impuissants agir sur les causes supposes des symptmes. Ce passage lacte du thrapeute oriental (accompagn dune certaine mise en scne, souligne p. 172) fait toute la diffrence ! Signalons quelques menues erreurs : la lutte des dynasties Shang et Zhou (Chang et Tcheou, dans la transcription de lauteur) neut pas lieu quatorze sicles mais onze sicles (en 1050) avant notre re (p. 88). Le mythme du crapaud dvorant la lune ne traduit pas ncessairement une influence indienne (p. 94), puisque cette image tait connue des Chinois depuis le IIe sicle av. J.-C. au moins, comme en tmoigne le chapitre 17 de luvre philosophique du taoste Huainan zi. Au chapitre des regrets, on notera enfin les erreurs typographiques foisonnant au-del du raisonnable.
Quoi quil en soit, Jacques Lemoine apporte ici une contribution essentielle ltude du chamanisme dAsie du Sud-Est en gnral et des Hmong en particulier tant par ses remarques thoriques que par la surprenante moisson de faits observs. Rmi Mathieu LHomme 109, 1989 _______________
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L. LEWIS WALL, Hausa Medicine. Illness and Well-Being in a West African Culture, Durham and London, Duke University Press, 1988, 369 p., ill.
L. Lewis Wall se proposant de mener bien une ethnographie interprtative de la vie rurale hausa, une bonne moiti de louvrage est consacre la prsentation gnrale de la socit hausa partir des rsultats dune enqute mene principalement dans un village du sud du Katsina, tat de Kaduna, au Nigria, rgion dont lislamisation commena il y a environ 200 ans. La gnralisation des donnes monographiques lensemble de la socit hausa gomme les importantes diffrences rgionales du pays hausa, vaste conglomrat de populations de diverses origines toutes actuellement de parler hausa. La seule allusion aux diffrences rgionales figure dans une note de bas de page sur le culte de possession bori propos des gnies qui en constituent le panthon et qui varient dune rgion lautre. Vouloir ignorer les diffrences rgionales revient se priver de la comprhension des conditions sociohistoriques ayant permis la constitution des diverses pratiques thrapeutiques observables actuellement. Second problme : se plaant, comme de nombreux chercheurs sexprimant sur le pays hausa du Nigria, dun point de vue strictement islamique, dominant actuellement il est vrai, lauteur oppose dans tous les domaines Hausa musulmans et Hausa paens dune part, pratiques thrapeutiques musulmanes et pratiques thrapeutiques traditionnelles de lautre. Ce jeu doppositions manque de pertinence pour le sujet trait et hypothque la lecture de lensemble de louvrage. En effet, la notion de paen , redevenue la mode depuis quelques annes pour dsigner des croyances polythistes, ne saurait tre opratoire que si les acteurs sociaux porteurs de paganisme faisaient lobjet dune prsentation. Or, lune des poches animistes, constitue par un groupe de population dnomme Maguzawa, nest quvoque et ne se cache derrire la notion de paens
que celle de non-musulmans . Cest pour le moins peu explicite mais correspond la vision qua lislam dans ces rgions qui oppose musulmans et incroyants , toutes religions confondues. Si lon passe des acteurs sociaux aux pratiques thrapeutiques, le terme traditionnel , terme discut, connote toutes les pratiques non-islamiques. Ajoutons cela les implicites : tre paen cest mal car source de dsordre, perptrer des pratiques traditionnelles cest normal et bien puisque puisant aux sources du pass, mme si ce dernier est conu comme ahistorique et sans quil soit corrl lancienne socit paenne . Ainsi, suivant un chapitre consacr LIslam et lordre moral , un texte intitul Les forces du dsordre moral regroupe toutes les pratiques non islamiques (et elles sont nombreuses), prsentes comme des formes paennes concourant la dstabilisation de la socit. Or, la mdecine hausa, telle quelle est dcrite dans la seconde partie de louvrage, lexception de celle exerce par les prtres musulmans les marabouts est constitue pour sa majeure partie de savoirs et de pratiques pr-islamiques, lis lancienne socit polythiste et bien attests comme tels dans les rgions encore en partie animistes du pays hausa. De fait, croyances et pratiques anciennes et nouvelles sont sollicites simultanment par les praticiens comme par les patients pour la gurison de leurs maux. Il nest que de se reporter louvrage dAnne Luxereau Croissance urbaine et sant Maradi (Niger) : prserver sa sant (Groupe de recherche interdisciplinaire pour le dveloppement, Universit Bordeaux II/ORSTOM 1991) pour voir ltonnante intrication des interprtations et des cures, cette opposition islamique/nonislamique qui donne le beau rle lislam et qui se traduit par la ngation des apports de lancienne socit polythiste traverse lensemble de louvrage, entrant en contradiction avec de nombreux dveloppements et rendant difficile la comprhension de certaines procdures tant il est vrai que la pense animiste nest pas rductible la pense islamique et que lordre moral hausa nest pas aussi homogne que lauteur veut bien le croire. La seconde moiti du livre traite de la pratique thrapeutique hausa. Lauteur, de formation mdicale, insiste demble sur le caractre dfaillant des connaissances anatomiques et physiologiques des diffrents thrapeutes
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et sur le caractre invrifiable des prsuppositions sur les causes mtaphysiques des maladies pour opposer la mdecine hausa la mdecine europenne dans laquelle de soigneuses observations ont permis de dfinir des catgories nosologiques claires. Lauteur dfinit trois classes de maladies sur lesquelles il donne une bonne information ethnographique et consacre un chapitre aux diverses catgories de thrapeutes avant de sattacher plus particulirement aux traitements mens avec des prparations base dlments vgtaux. Pour ce faire, il relate dans un long chapitre des cas traits dune part par une femme thrapeute et de lautre par deux frres dont lun a accompli le plerinage de La Mecque. Il manque ces exposs la prsentation analytique de quelques remdes qui auraient pu tre compars dautres recueillis ailleurs (par exemple en Ader, cf. Adam J.G., Echard N. et Lescot M., Plantes mdicinales hausa de lAder (Rpublique du Niger), Musum dHistoire Naturelle, 1972), permettant de voir quelles sont les rcurrences dans les cures. Cette rserve exprime et compte tenu de ce qui a t dit prcdemment, ces chapitres constituent la partie la plus intressante de louvrage en ce quils apportent des matriaux sur lesquels exercer la rflexion. Le dernier chapitre porte sur les logiques de la mdecine hausa et cest enfin l, aprs lexpos des fondements mtaphysiques de la mdecine hausa des rinterprtations islamiques des savoirs animistes quon trouve un dveloppement dune vingtaine de pages sur les catgories hausa luvre dans les procdures thrapeutiques. Le mode dadministration, qui implique le respect de conduites symboliques (par exemple, le respect de la symbolique numrique, une femme prenant quatre pinces dun remde alors quun homme nen prendra que deux), nest pas trait, seule la composition extra pharmacologique des remdes tant prise en considration. Sont succinctement examines les notions de chaud et de froid, de sucr, daigre, damer et de sal, de force, de forme et de texture, de couleur, dattraction-rpulsion et dintrusion-expulsion. Ces notions, avec dautres, font systme et constituent un mode dinterprtation de lefficacit des cures. Elles se retrouvent un peu partout en pays hausa et ses alentours immdiats, confrant ce que L. Lewis Wall appelle la tradition mdicale hausa de cette zone une unit que justement lauteur, ne retenant pas ces
critres et ne pensant pas en terme de systme dinterprtation, ne lui reconnat pas. Louvrage se termine par la fois le constat dune carence de la mdecine hausa en comparaison de la mdecine occidentale et la reconnaissance de limportance de la dmarche empirique et de la ncessit de mener une recherche pharmacologique sur les vgtaux utiliss pour la prparation des remdes. Outre les descriptions signales qui livrent des informations ethnographiques prcieuses, on retiendra lutilisation heureuse de nombreux et remarquables proverbes hausa qui maillent agrablement le volume. Nicole Echard Psychopathologie africaine XXIV, 1990-1991 _______________
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Shirley LINDENBAUM et Margaret LOCK (sous la dir. de), Knowledge, Power and Practice. The Anthropology of Medicine and Everyday Life, University of California Press, Berkeley, 1992, xv + 428 p., fig., rf., tabl., index.
Depuis la fin des annes 80, une anthropologie mdicale critique dnonce labsence de conscience politique dune anthropologie interprtativiste proccupe par les constructions locales du sens de la maladie. Rduire la culture des rseaux smantiques ou des modles explicatifs de la maladie masque le fait quelle constitue aussi un outil de mystification des origines socio-conomiques de la maladie, des ingalits face laccs aux soins et de la position hgmonique du savoir biomdical. Pourtant les acquis du constructivisme culturel ne peuvent tre nis : la maladie nexiste qu travers les constructions quen font divers groupes dacteurs dans des contextes spcifiques. Lanthropologie peut-elle concilier ces deux perspectives dans une nouvelle approche critique interprtative ? Lobjectif ultime vis par cet ouvrage semble tre de rpondre par laffirmative cette question tout en proposant une rflexion sur les orientations contemporaines en anthropologie mdicale. Les auteurs des quinze textes regroups ici taient convis analyser une thmatique lie la sant ou la maladie tout en traitant, en parallle, trois domaines de la recherche anthropologique qui relvent gnralement dcoles de pense diffrentes, soit la biologie humaine, la construction culturelle de la connaissance et les rapports sociaux de pouvoir. En suscitant une rflexion sur larticulation entre une anthropologie biomdicale, un courant constructiviste-interprtativiste et lanthropologie mdicale critique, les ditrices Lindenbaum et Lock ont voulu pallier lapparente absence deffort de thorisation chez des anthropologues mdicaux qui, peut-tre, acceptent depuis trop longtemps, sans recul critique, les fondements de la connaissance biomdicale (p. ix). Les collaborateurs de cet ouvrage montreront que lobjet de lanthropologie mdicale est dabord le processus de cration, de reprsentation, de
lgitimation et dutilisation dun savoir biomdical considr comme un construit socioculturel. Ce discours critique sur la maladie devra slaborer en dehors de toute entreprise de mtathorisation ; les thories prtentions universalistes font ici place une analyse des contextes culturels et historiques dutilisation de savoirs locaux et ce, dans le but ultime didentifier les processus par lesquels les voix dominantes et les formes institutionnelles exercent leur contrle. Le dfi est denvergure puisquil faut concilier une dnonciation de lhgmonie du savoir biomdical avec un respect postmoderne des savoirs locaux. Les textes sont regroups sous cinq thmes. Dans une premire partie, trois textes analysent la construction culturelle et les enjeux politiques de laccouchement. Roger et Patricia Jeffery montrent dabord que la signification sociale et la gestion de laccouchement en Inde ne peuvent tre comprises sans rfrence, dune part, la position de sujtion de la femme vue comme travailleuse et porteuse denfants, ni, dautre part au cadre culturel qui fait de laccouchement un acte impur et du travail daccoucheuse une activit dgradante. Patricia Kaufert et John ONeil analysent la construction culturelle de la notion de risque lie laccouchement dans le discours des pidmiologistes, des cliniciens et des femmes Inuit, mais aussi lutilisation faite de ces construits pour justifier les changements dans les politiques obsttriques au nord. Un troisime texte analyse la construction culturelle du choix que font les mres amricaines de se soumettre un test damniocentse et de mener terme leur grossesse lorsquun handicap majeur est dpist. Rayna Rapp montre que, loin dtre homogne, le discours des femmes est polyphonique , tant fond sur diverses influences locales. Tout comme lont fait les Jeffery propos de la pluralit des pratiques de sages-femmes, Rapp met le savoir anthropologique en garde contre une rduction du discours des femmes un discours univoque. Dans la seconde partie du livre, trois textes analysent les milieux institutionnels et cliniques qui, en tant que champs de pouvoir, encadrent la gense dun savoir et dun discours biomdical. Byron et Mary-Jo Del Vecchio Good analysent les dimensions phnomnologiques du processus dapprentissage du savoir mdical lcole de mdecine de Harvard et
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montrent que devenir mdecin implique tant une reconstruction du malade comme objet quune reconstruction du mdecin comme sujet de la perspective biomdicale. Allan Young dcrit ensuite de quelles faons lidologie institutionnelle dune unit psychiatrique traitant des vtrans de guerre vivant un dsordre du stress post-traumatique influe sur la production dun savoir que doivent dvelopper les patients sur les circonstances de lvnement dclencheur. Enfin, partir de lethnographie dune unit de psychiatrie dun centre de sant mentale communautaire, Lorna Rhodes analyse la gense dapproches cliniques parfois novatrices qui mergent dun contexte marqu par la cohabitation de plusieurs couches idologiques, des plus traditionnelles aux plus modernes. Dans la troisime partie, quatre textes jettent un regard critique sur le savoir biomdical et contestent ses prtentions lobjectivit, la neutralit, la scientificit et de l, lhgmonie. Tola Olu Pearce montre que le savoir mdical populaire africain se construit partir du travail crateur des multiples ethnomdecines, mais aussi, approche plus originale, par l exprience subjective de la maladie, lintuition, les rves, les sensations et les motions qui deviennent, non plus de simples symptmes, mais des gnrateurs dun savoir populaire qui offre une rsistance cratrice au savoir biomdical. Horacio Fabrega et Gilbert Lewis traitent de la difficile conciliation des savoirs anthropologiques, mdicaux et traditionnels dans la pratique clinique des mdecins-anthropologues. Le premier aborde le problme thique que rencontre le psychiatre appel par lappareil judiciaire agir comme tmoin expert dans une cause dhomicide. Il souligne que, si la qualit de son valuation repose sur la relation de confiance tablie avec le tmoin, l expert doit produire une valuation (un savoir) objective et neutre qui pourra, pourtant, tre dommageable la fois la cause et la sant mme du tmoin. Lewis, partir dune analyse de la non-fidlit au traitement mdicinal de la lpre en Papouasie, sinterroge sur la place que peuvent occuper les anthropologues avec leurs propres critres dvaluation de lefficacit thrapeutique aux cts des intervenants mdicaux. Enfin, Ronald Frankenberg rflchit sur les usages socio-politiques et administratifs des recherches portant sur les facteurs de risque. Il montre que la notion de risque en pidmiologie nest pas seulement un outil favorisant
lefficacit des interventions en sant mais quelle sert aussi justifier lintervention mdicale tout en dpolitisant le dbat sur les causes de la maladie. La quatrime partie du livre, moins convaincante, est consacre au processus de construction socioculturelle de lexprience de la maladie. Un premier texte de Sue Estroff analyse la faon dont les processus symboliques, lconomie politique de linvalidit et les facteurs pidmiologiques feront dun individu qui traverse un ou plusieurs pisodes psychotiques un schizophrne, un malade chronique dont lidentit fusionne le diagnostic. Roberto Bricero-Leon analyse limportance des politiques de sant qui dbordent de lintervention purement mdicale, partir dune exprience communautaire vnzulienne qui prend en charge ladaptation de lhabitat pour lutter contre le Chagas. Enfin, la cinquime partie est centre sur la dialectique biologie-culture dans les discours sur la sant. Jean Comaroff montre que lentreprise colonialiste britannique en Afrique est indissociable de lutilisation faite de la maladie et des vertus de la science biomdicale comme alibi pour justifier limprialisme politique et conomique et ce, travers un discours humaniste fond sur la mission de soigner . Margaret Lock compare les constructions culturelles de la mnopause et du corps de la femme dge moyen en Amrique et au Japon. Elle montre que, si en Amrique la femme mnopause est vue travers les dsquilibres hormonaux et leurs impacts physiques, cest--dire travers un corps mdicalis, au Japon, dans un contexte o la femme est perue comme responsable des soins des grandsparents, la mnopause reprsente une atteinte son rle social de pourvoyeuse de soins. La mnopause serait lobjet de constructions sociopolitiques diffrentes : la femme ge comme consommatrice de soins en Amrique, mais comme alternative une coteuse prise en charge des personnes ges par ltat au Japon. Enfin, un dernier texte de Donna Haraway explore de quelles faons la construction dun corps et dun soi biotechnologiques est influence par le discours scientifique postmoderne portant sur le systme immunitaire. Selon elle, le systme immunitaire est lobjet iconique par excellence, utilis par les systmes de diffrenciation
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symbolique et matrielle dans les socits capitalistes contemporaines. Lobjectif de louvrage tait de rethoriser lanthropologie mdicale nord-amricaine. Il y parvient largement de deux faons : dabord en montrant de quelles faons le savoir biomdical est utilis pour justifier, expliquer, disqualifier ou exclure certains types daction sociale, ensuite, en montrant que les constructions locales de savoirs et de pratiques peuvent tre considres comme des entreprises de rsistance face lhgmonie biomdicale. Le fil conducteur de ce livre ne doit toutefois pas tre cherch dans un objet commun lanthropologie mdicale, mais plutt, comme le proposent les directrices, dans le processus qui donne vie aux cadres conceptuels qui imposent une hirarchie et lgitiment les voix et les croyances de certains individus, groupes ou institutions plutt que dautres (p. 304). Raymond Mass Anthropologie et socits 20 (1), 1996 _______________
Franoise LOUX, Pratiques et savoirs populaires. Le corps dans la socit traditionnelle, prface de Jean CUISENIER, Paris, Berger-Levrault, 1979, 180 p., bibl., ill., ph., pl.
Vritable recueil de pratiques populaires au centre desquelles se trouve le corps, cet ouvrage nous invite dcouvrir la place prpondrante que celuici occupe dans les reprsentations de la socit traditionnelle franaise. Le titre est ambitieux : il sagit en fait de la socit rurale de la fin du XIXe sicle. Toutefois, il suggre la perspective ethnographique dans laquelle lauteur a conduit son tude. Trois thmes essentiels y sont dvelopps : celui du corps passerelle , entre nature et culture, celui du corps en liesse et en peine, celui des plnitudes du corps. Cest par le corps que sunifient toutes les activits de lhomme et ses rapports avec le monde naturel et surnaturel. Le corps est au centre de lunivers cosmique (conception prfigure par les thories savantes prvalant dans la socit mdivale) et de lunivers social. Premier outil de lhomme dans sa recherche dharmonie avec la nature, il est, ce titre, soumis une discipline stricte. Instrument de travail privilgi, il est aussi lhonneur dans la fte. Mais, lieu de plaisir, il est galement lieu de souffrance. La maladie sanctionne la rupture de lquilibre entre le corps et lunivers, autrement dit, la violation des interdits poss par la socit. Enfin, le corps possde son propre langage ; il est moyen dexpression et lieu de symbolisation. Mais lauteur montre que, quel que soit langle de vue sous lequel elle considre son objet, la mort en est la toile de fond, toujours prsente et menaante. Franoise Loux ne se contente pas de livrer un corpus dailleurs trs riche de techniques populaires visant faonner, entretenir, parer et soigner le corps ; elle sinterroge sur ce qui fonde leur prsence au sein dune culture et suggre quelles sinscrivent dans un systme
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dinterprtation cohrent. Elle rcuse cet gard la distinction frquemment opre entre culture savante et culture populaire. Louvrage a en outre lavantage dtre illustr de photos, gravures et dessins dont lintrt ethnographique est incontestable. Sylvie Fainzang LHomme XXII, 1982 _______________
Franoise LOUX, Traditions et soin daujourdhui. Anthropologie du corps et professions de sant, 2e dition revue et corrige, Inter ditions, Paris, 1990, 307 p.
Cet ouvrage se prsente comme un manuel dintroduction lanthropologie du corps et de la maladie pour les professions de sant, infirmires en tte. Il sagit effectivement du meilleur survol en perspective des principaux thmes de lanthropologie mdicale en franais, qui pourrait faire pendant la 2e dition de Culture, Health and Illness de Cecil Helman (Wright, London, 1990). Mais cet ouvrage a loriginalit de centrer ses exemples sur la socit rurale traditionnelle plutt que sur des socits exotiques. Construisant sur ses travaux antrieurs, Franoise Loux utilise par exemple les proverbes avec beaucoup de bonheur. Elle plaide pour la sensibilisation lanthropologie partir de nos propres traditions, et chaque chapitre se termine par des exercices ou sujets de petites recherches, qui sont autant de rflexions sur les enseignements du quotidien. Le plan de louvrage donnera une ide du champ abord. La premire partie sintitule Le corps et traite du corps comme instrument de travail oppos au corps de la fte, du discours prventif populaire, du symbolisme corporel et de la transmission des savoirs sur le corps. La seconde partie envisage Les ges de la vie , les rituels qui les maillent, et les
reprsentations qui sy rattachent. La dernire partie traite de mdecine populaire : puriculture traditionnelle, maladies et remdes, thrapeutes et leurs relations avec la mdecine savante. La bibliographie se limite pratiquement des rfrences en franais, mais elle suggre certaines lectures inhabituelles. Au total, un excellent ouvrage, mri par une longue exprience de sensibilisation des professionnels de sant lanthropologie, qui souvre cependant par une rflexion critique sur lanthropologie applique. Pascal Cathbras Amades _______________
Maria Andra LOYOLA, LEsprit et le corps. Des thrapeutiques populaires dans la banlieue de Rio, photographies de Ana Regina NOGUEIRA, Paris, d. de la Maison des Sciences de lHomme, 1983, vi + 166 p., ill., cartes.
Cet ouvrage est le rsultat dune recherche mene en milieu urbain, dans la banlieue de Rio de Janeiro, sur les reprsentations et les pratiques populaires relatives la maladie. Son propos est non seulement dtudier les relations que la mdecine populaire entretient avec la religion, mais de la restituer dans le champ des pratiques mdicales et de la rapporter, dans une perspective sociologique, la position sociale des personnes concernes. Lauteur montre (chap. I et II), travers une description circonstancie des diverses institutions thrapeutiques, que la mdecine populaire, loin de disparatre devant la mdecine scientifique, coexiste avec elle, voire la concurrence. Sont ainsi prsentes les diverses catgories dagents impliqus dans le traitement de la maladie, en particulier les spcialistes de la cure du corps et les spcialistes de la cure de lesprit . Les premiers mdecins,
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pharmaciens et marchands dherbes se diffrencient, tant en ce qui concerne leur clientle que leurs pratiques respectives, en fonction des dterminations socio-conomiques et culturelles des intresss (agents ou patients), auxquelles lauteur applique les concepts de capital conomique , de capital culturel ou encore d habitus , marquant sa filiation intellectuelle avec la pense de Bourdieu. Spcialistes de la cure de lesprit, les agents du systme religieux se livrent une concurrence acharne au niveau des offres de soins, lesquelles se distinguent essentiellement par leur degr de bureaucratisation et de rationalisation, et leur adhsion plus ou moins forte la mdecine officielle. Candomble et umbanda (religions dorigine africaine), protestantisme et catholicisme entretiennent ainsi des rapports conflictuels et donnent la mdecine locale la forte coloration dune mdecine religieuse. Le troisime chapitre, qui porte sur la pratique mdicale familiale, prsente la clientle et cerne les reprsentations quelle se fait de la maladie en soulignant la place quoccupent les notions de force et dhygine dans sa dfinition de la sant, et la proccupation constante de lalimentation dont linsuffisance est perue comme un facteur dterminant de la maladie. Paralllement, celle-ci est conue comme leffet de forces surnaturelles qui chappent au contrle des hommes. Cette apparente contradiction se rsout en partie par la reconnaissance de deux catgories de maladie : les maladies du corps (ou maladies matrielles) et les maladies de lme (ou maladies spirituelles) envisages sous le triple rapport de leur origine, de leurs symptmes et de la technique de cure utilise. Toutefois, lexamen des maladies recenses par lauteur et classes selon le type de spcialiste auquel les patients ont affaire, rien ne permet de dfinir avec prcision la logique qui prside cette bipartition, dont les sous-classes doivent bien plutt leur diversit la coexistence de systmes htrognes de reprsentations et dinterprtations. Abordant la question des itinraires thrapeutiques, M.A. Loyola montre que si des variables comme le statut social, lorigine rurale ou urbaine, lge, le degr de scolarisation et laffiliation religieuse influent sur le choix de la mdecine scientifique ou de la mdecine populaire, il nest gure possible de
reprer un vritable systme de recours thrapeutiques et dlaborer une classification prcise susceptible de rendre compte des parcours individuels. Enfin, fidle la vocation sociologique de son projet, M.A. Loyola voit dans lopposition entre mdecine scientifique (occidentale) et mdecine populaire (magique ou religieuse) une opposition de classes, la seconde tant, par-del linsuffisance objective des quipements biomdicaux, un moyen pour la population priurbaine de Rio de rsister aux schmes de pense des classes dominantes et daffirmer son identit culturelle. Un ouvrage dense, fouill, stimulant, qui suscite chez le lecteur de nombreuses interrogations. Ainsi, comment comprendre quil existe des spcialistes de la cure du corps et des spcialistes de la cure de lesprit lorsquon sait que corps et me sont indissociables dans les reprsentations locales et que, par consquent, il nest pas de sant du corps sans sant de lme et inversement ? Sylvie Fainzang LHomme XXIV, 1984 _______________
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Ruth MACKLIN, Against Relativism. Cultural Diversity and the Search for Ethical Universals in Medicine, Oxford et New York, Oxford University Press, 1999, 290 p., bibliogr., index.
Le livre de Macklin est un plaidoyer contre le relativisme thique dans lacception radicale quutilisent en particulier certains courants de pense dont le postmodernisme et le fminisme. Philosophe de profession, mais forte de plusieurs annes dexprience dexpert-conseil dans des programmes de dveloppement en sant de plusieurs pays dAfrique, dAmrique latine et dAsie, Macklin tente didentifier les balises de lacceptable et de la tolrance. travers cinq chapitres consacrs lanalyse thique de sujets comme les relations mdecins-patients, la pertinence de rendre public un diagnostic de maladie fatale, le consentement clair, la mort crbrale, la transplantation dorganes, les mutilations sexuelles chez les femmes, la slection sexuelle des enfants natre, la gestion de la fertilit fminine, ou lapplicabilit des rgles occidentales dthique de la recherche en contexte transculturel, Macklin en conclut que lthicien se doit de fuir les positions absolutistes, tant relativiste quuniversaliste. Lthique nest pas laffaire dapplications mcanistes dalgorithmes ou darbres de dcisions. Elle dfend de faon tout fait convaincante lide que les droits de la personne, tels quexprims dans les chartes internationales, nen constituent pas moins des balises acceptables universellement pour dlimiter lacceptable. Larbitrage entre les valeurs sous-jacentes ces droits doit se faire par le recours lapproche principielle (application des principes canoniques au cur de la biothique occidentale) condition den faire, l aussi, une application nuance et sensible au contexte socital et culturel. Le lecteur trouvera dans les deux premiers chapitres une synthse intressante des principaux arguments avancs par les philosophes et les anthropologues pour dfendre ou pourfendre les relativismes culturel et thique. Mais lune des contributions les plus intressantes (chapitre 3) est la
critique quelle adresse lutilisation du respect des traditions comme argument thique. Un gouvernement peut-il lgitimement interdire le sacrifice humain denfant pratiqu par des groupes autochtones (au Chili) pour sassurer de la rgularit des pluies ou est-ce considr comme une intrusion imprialiste dans la culture locale ? Le respect des croyances voulant que laffleurement du clitoris par la tte du bb naissant puisse gnrer la folie ou quun clitoris non trait grandira pour atteindre la taille dun pnis, lgitime-t-il la clitoridectomie ? Ces exemples soulvent le concept de relativisme pistmologique que Macklin dfinit ainsi de faon quelque peu abrupte : Aucun systme de croyance ne peut tre considr comme plus valide que les autres. Les croyances fondes sur la science moderne ne sont pas plus vraies que celles fondes sur le mythe ou la superstition (p. 8). Est-ce suffisant pour affirmer que le respect de la tradition doit tre considr comme lgal des quatre principes de biothique (justice sociale, bienfaisance, nonmalfaisance, respect de la personne) ? Aucunement, rpond-elle. Le simple fait que ce soit une tradition ne nous dit rien sur la valeur morale qui doit lui tre attache (p. 81). La responsabilit des anthropologues envers les populations tudies ne doit pas signifier la dfense de coutumes et de traditions qui causent des torts physiques ou autres (p. 32). Les croyances, les rituels et les pratiques ne mritent pas dtre respects et dfendus du simple fait quils existent ou quils sinscrivent dans la tradition. Il faut dabord les soumettre au test des principes thiques majeurs et se poser les questions suivantes : cette coutume traditionnelle opprime-t-elle systmatiquement certains sousgroupes de la population ? Engendre-t-elle plus de consquences ngatives que de bnfices pour lensemble de la collectivit ? Implique-t-elle la coercition des individus, mme si cest au profit des bnfices prsums pour eux ou la collectivit ? (p. 58-59). La tradition est malheureusement trop souvent invoque comme excuse classique pour justifier toutes sortes de corruptions et malfaisances partout dans le monde (p. 64). Macklin relve, de mme, lexistence denjeux politiques manifestes consciemment ignors par les relativistes. Le maintien des traditions est une injonction commode pour les gens au pouvoir gnralement les dfenseurs du statu quo pour conserver le systme qui prserve leur
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pouvoir (p. 59). La ralit est que dans toutes les socits o elle a particip des dbats thiques, existent des sous-groupes qui combattent les effets pervers des traditions, au prix de laccusation dtre dupes des vises de limprialisme thique occidental. Globalement, si le respect des traditions peut tre invoqu comme explication de la perptuation des coutumes, il ne peut constituer une argumentation suffisante pour leur justification . Labsence dune telle distinction biaise la rflexion anthropologique sur lthique des pratiques sociales. On confond relativisme descriptif et cognitif avec relativisme thique. Cest cette confusion qui, a mon avis, continue aussi de limiter la porte des contributions de lanthropologie au champ de lthique. Lapproche principaliste (principalist) lui semble utile pour juger du caractre thique, et de l, tolrable, de certaines pratiques. Mais Macklin sinsurge contre le confinement un absolutisme ou un relativisme extrmes. Il y a place, selon elle, pour un universalisme nuanc. Elle donne en exemple le cas du respect de la vie prive. En Chine, par exemple, les dossiers mdicaux des patients sont accessibles tous et chacun. Le cycle menstruel de la femme est expos tous lhpital, voire dans le milieu de travail. Le statut de VIH positif est rvl par les mdecins aux employeurs. Les deux premiers exemples constituent une application locale de normes sociales. Leur non-respect nentrane pas de consquences graves pour lindividu. Dans le dernier exemple, toutefois, les consquences en termes de stigmatisation sociale sont graves. Le bris de confidentialit peut relever dune norme sociale acceptable dans certains contextes culturels, mais pas toujours. Ainsi, Macklin considre la vie prive comme un concept intermdiaire plutt que comme une valeur thique fondamentale du genre de la libert. Cest la distinction philosophique quelle apporte entre les principes thiques et les rgles de conduite que lon en tire. Par exemple, le fait dinformer ou non un patient de son tat de sant relve dune rgle de conduite qui ninvalide pas le principe fondamental de respect de la personne. Le problme est que, souvent, le mdecin ne prend pas le temps ou ne fait pas leffort pour valuer si le patient souhaite savoir la vrit ou non sur son tat. Le principe dautonomie noblige pas dire la vrit, mais valuer si le patient souhaiterait la connatre. Il sagit dune position
universaliste formule dans des termes relativistes. En fait, le principe de respect de la personne est, pour lauteur, plus large et englobe celui dautonomie. On peut respecter la personne sans respecter intgralement son autonomie (p. 112). Les principes sont des conditions ncessaires, mais non suffisantes pour juger sur une base transculturelle. Ils constituent aussi des outils favorisant le progrs moral. Non seulement ils facilitent la communication interculturelle, mais ils outillent les collgues des socits non occidentales pour formuler une argumentation persuasive en faveur du changement. La position originale de Macklin est que le principalisme (principalism) peut ainsi devenir un outil de changement et non seulement un outil de renforcement du statu quo par le biais dun imprialisme thique. On arrive ici au cur de largumentation de lauteur pour un universalisme nuanc. Sa position repose sur deux arguments de base. Le premier est que les dfenseurs du relativisme confondent allgrement justification et explication des pratiques. [] Le second est caractre utilitariste et demande whether the consequences of traditional practices provide an objective basis for making ethical judgments. If a cultural practice produces manifest suffering or produces lifelong physical disability, there are good grounds for judging that practice to be ethically wrong (p. 24). Lanalyse dtaille que fait Macklin des pratiques de mutilations sexuelles (chapitre 3), lamne suggrer que les cots importants assums par la femme (risques dhmorragie et dinfection, perte de jouissance, douleur, etc.) ne sont pas compenss par des gains quelconques ni pour elle ni pour la collectivit. Donc implicitement, pour Macklin, la souffrance manifeste ou les blessures physiques long terme constituent les critres qui balisent les limites du tolrable. Le livre dbute par laffirmation voulant que sans principes qui serviront didaux dfendre, il ne peut y avoir de progrs moral (p. 24). La saveur volutionniste de ce concept fera ragir de nombreux anthropologues. Or, si lon peut tablir des critres transculturels de dfinition du mieux et du pire, le concept dimprialisme thique devrait laisser place celui de rforme selon Macklin. Plus, si les valeurs supposes suprieures expriment ce que lon peut tenir pour tre des
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droits humains, il peut alors exister une obligation thique de tenter dapporter le changement dans des cultures ou des socits qui violent ces droits (p. 25). Macklin plaide donc pour une thique engage. Et la meilleure faon dapporter ces changements est de former des alliances avec les gens qui, lintrieur de ces cultures, souhaitent que ces changements surviennent (p. 25). En dpit dune propension de lhumanit ne pas tirer les leons ncessaires des multiples guerres, gnocides ou de lexploitation conomique, Macklin voit dans la condamnation morale quasi universelle du nazisme et de la discrimination raciale et lintroduction du concept de droits de lhomme dans les relations internationales, tout au moins dans le discours, des marqueurs dune certaine volution morale de lhumanit. Deux critres peuvent tre utiliss, selon elle, pour mesurer le degr de progrs moral : 1) le principe de humaneness , the sensitivity to (less tolerance of) the pain and suffering of human boings [...] as expressed in laws, customs, institutions, and practices (p. 251). Ce principe est connot par les valeurs de compassion, dempathie, de considration pour la souffrance de lautre ; 2) le principe de humanity , the recognition of the equal worth and basic autonomy of every human being (p. 251). Ce second principe repose sur ce qui dmarque fondamentalement lhumain des autres espces animales. Le progrs moral se manifeste travers divers signes, tels des lois, des rgles, qui expriment le respect de ces deux principes (p. 252). Le concept de droits de lhomme synthtise ces deux principes. Or, ces droits de lhomme ne peuvent tre contourns que lors de circonstances trs graves telles des famines, une guerre, une pidmie. Macklin conclut qualler au-del du relativisme ne conduit pas embrasser limprialisme thique. La reconnaissance de lexistence des principes thiques universels nest pas un engagement envers labsolutisme moral. Les principes thiques requirent toujours une interprtation lorsquils sont appliqus des institutions sociales particulires comme les systmes de soins de sant ou la mdecine. Dans le particulier, il y a suffisamment de place pour une tolrance envers la diversit culturelle (p. 274). Le lecteur anthropologue trouvera dans cet ouvrage lune des argumentations les mieux construites en faveur dun universalisme nuanc.
Invoquer le manque dexpertise li aux terrains prolongs ne sera pas suffisant pour discrditer lun des plaidoyers les plus virulents contre le relativisme . Raymond Mass Anthropologie et Socits 24 (2), 2000 _______________
Louis MALLART-GUIMERA, Mdecine et pharmacope evuzok, Nanterre, Laboratoire dethnologie et de sociologie comparative, 1977, 261 p., pl.
Cet ouvrage dcrit le savoir mdical traditionnel des Evuzok du SudCameroun. Ayant sjourn plus de cinq annes au sein de cette population beti de dialecte ewondo, Mallart-Guimera a pu acqurir ainsi une connaissance approfondie de la langue et des vgtaux, et collecter un grand nombre de matriaux ; ces derniers sont essentiellement fonds sur des entretiens avec une quarantaine de gurisseurs dix-huit femmes et vingt hommes reprsentant les trois catgories de thrapeutes : dans lordre ascendant de prestige, gurisseurs de la mdecine populaire , gurisseurs , grands gurisseurs . La premire partie de louvrage recense les diffrents aspects de la mdecine traditionnelle : rle des gurisseurs, croyances tiologiques, nosologie, diagnostics et pronostics en relation avec le systme divinatoire. Les observations les plus fines concernent la notion devu, substance fondamentalement ambivalente, qui sige dans le ventre de certains individus ds leur naissance. Le pouvoir de soigner dtre un grand gurisseur implique la possession socialement reconnue de levu ; principe de la magie sociale et anti-sociale, la force de levu est ncessaire au devin comme au sorcier. Ainsi, cest en fonction de sa prsence ou de son absence que se hirarchisent les thrapeutes, mais aussi les troubles : les
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maladies beti, dfinies par opposition aux maladies naturelles , courantes, se rpartissent en effet soit en maladies diurnes (absence devu), o ltiologie est rapporte des ruptures des rgles sociales, soit en maladies nocturnes (prsence devu) causes par les agressions du monde de la sorcellerie. Comme en de nombreuses socits africaines, ce monde est un double invers de lunivers des comportements normaux . La nosologie beti, dnombrant une centaine de maladies, les classe en onze groupes principaux ; lauteur adopte ici par souci de clart un systme de fiches : pour chaque sous-groupe dtats morbides sont mentionns lexpression vernaculaire, son sens littral, son identification occidentale, un commentaire sur la nature et le traitement de la maladie, enfin un renvoi la liste des pharmacopes publie en troisime partie. Un tel procd dexposition par fiches facilite laccs un domaine rput complexe, bien quil produise parfois un effet de rptition. Les devins jouent un rle prpondrant dans ltablissement des diagnostics et des pronostics ; Mallart-Guimera note justement le peu de pertinence de la question : de quoi est-on malade ? ; les Evuzok en effet se demandent bien plutt : Pourquoi suis-je malade ? Tout diagnostic est tiologique, au sens o il a pour but la dtermination des forces ou des tres responsables du trouble, et requiert par l certaines pratiques divinatoires, pralables laction du grand gurisseur. Les consultations divinatoires sont trs frquentes chez les Beti, malgr le petit nombre des devins. En outre, dans le cas des maladies lies au monde de la sorcellerie, une confession minutieuse du malade doit prcder les traitements du grand gurisseur. Lefficacit thrapeutique a pour condition la rigoureuse honntet du client : on reconnat l un lment caractristique des cures traitant des attaques de sorcellerie. La deuxime partie numre les croyances et pratiques obsttricales : listes dinterdits imposs aux femmes enceintes et des recettes pharmacologiques de sages-femmes pour soigner les nouveau-ns et faciliter laccouchement dont les difficults sont attribues laction nfaste de levu.
Le cahier de recettes dun gurisseur rput est restitu dans la troisime partie. Lauteur reproduit lintgralit du texte ewondo et, en regard, sa traduction commente ; le fac-simil du manuscrit figure en annexe. MallartGuimera affirme lui-mme faire uvre de pure ethnographie (lanalyse de la sorcellerie et de la magie evuzok seront lobjet de son prochain ouvrage) : le caractre descriptif, qui laisse certaines interrogations en suspens en particulier quant aux relations du systme thrapeutique avec lorganisation sociale , est la seule faiblesse dun travail original et srieusement document, o la plupart des informations sont indites. Nicole Sindzingre Cahiers dtudes Africaines 71, 1978 _______________
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Louis MALLART-GUIMERA, Ni dos ni ventre. Religion, magie et sorcellerie evuzok, Paris, Socit dEthnographie, 1981, 248 p., append., bibl., index, fig., tabl., ph.
Avec cet ouvrage n de ses recherches sur les reprsentations religieuses et magiques des Evuzok (Sud-Cameroun), Louis Mallart-Guimera entend apporter sa contribution ltude de la pense symbolique des peuples de lAfrique quatoriale . Lauteur se propose en effet dexpliquer le mcanisme du systme symbolique evuzok aprs en avoir dgag le principe fondamental, la notion devu, dont il souligne le rle structurant. Levu est une substance sigeant dans le ventre de certaines personnes et dont la puissance sapparenterait celle du mana mlansien. Cette notion ne comportant en elle-mme aucune signification particulire les Evuzok disent cet gard que levu na ni dos ni ventre , elle peut se charger de nimporte quel sens. Le systme symbolique evuzok sorganise autour de lopposition entre absence devu et possession devu, que recouvre la diffrenciation entre le monde du jour (celui de lordre clanique, instaur par les anctres et gr par les ans) et le monde de la nuit (ngbl) qui recle tout ce qui a rapport linsolite, linconnu. Louvrage se compose de trois parties. Lauteur sapplique en premier lieu claircir la notion devu. travers lanalyse de six versions diffrentes du mythe dorigine de levu il met en vidence le caractre ambivalent de cette notion quil dfinit comme instance constitutive de certaines personnes et support de tout acte magique, reprsentant ainsi ce quil appelle le dedans de la magie . Reprenant la typologie evuzok, L. Mallart-Guimera distingue les evu sociaux (susceptibles de procurer toutes sortes davantages leurs possesseurs puissance, richesse... et que dtiennent notamment les gurisseurs et les devins), les evu anti-sociaux (qui incitent leurs
possesseurs se retourner contre leur socit et auxquels sont imputs la mchancet, la strilit, les conflits...) et les evu inoprants , non encore faonns par des pratiques rituelles. lindividu possdant levu soppose celui qui nen possde pas. La nonpossession dun evu correspond la condition humaine sous sa forme lmentaire. Elle ne permet pas la connaissance du monde nocturne ; elle est le lot du profane. Les non-possesseurs devu se subdivisent en simples, dune part, et en la tte perce , dautre part, ces derniers ayant le privilge dtre initis au culte des anctres discrimination oprant un clivage au sein de lordre clanique entre ans et cadets. Lanalyse structurale du systme symbolique evuzok rvle que le mme principe classificatoire rgit des domaines aussi divers que ceux de lactivit rituelle, lorganisation de lespace, le pouvoir politique et la connaissance humaine. Dans une seconde partie, L. Mallart-Guimera examine laspect instrumental de levu ou le dehors de la magie que forment les bian (objets magiques, rituels...) et les nkuk (agents surnaturels agissant en faveur de certaines personnes), galement justiciables de ce quil appelle la classification de levu . Les Evuzok distinguent ainsi les bian et les nkuk bnfiques, au service des possesseurs devu social, des bian et des nkuk malfiques, en rapport avec les possesseurs devu anti-social. Cest aux grands gurisseurs (ngngan), minents possesseurs devu social, quest consacre la troisime partie du livre. Magiciens, mdecins et devins, ils font galement figure de contre-sorciers aux prises avec le monde nocturne. Ils sont ainsi les thrapeutes privilgis des maladies provoques par laction dun evu anti-social. Louvrage sachve par une description minutieuse des divers modes dinitiation des gurisseurs et de leurs pratiques rituelles. Ainsi, aprs avoir lucid, par une analyse pntrante du systme de levu, les lments qui le composent, lauteur restitue le cadre conceptuel
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lintrieur duquel les Evuzok sexpliquent et se reprsentent leur univers. Lobjectif est atteint. Dans la vaste entreprise o sest engage lanthropologie et que constitue ltude de la pense symbolique, Louis Mallart-Guimera, en produisant ce volume, a vers son cot. Sylvie Fainzang LHomme XXII, 1982 _______________
Anthony J. MARSELLA et Geoffrey M. WHITE (sous la dir. de), Cultural Conceptions of Mental Health and Therapy, Dordrecht-Boston - London, D. Reidel Publishing Company ( Culture, Illness, and Healing 4), 1984, xii + 414 p.
Lambigut des termes mental health/mental disorder qui peuvent sentendre au sens physico-biologique ou au sens normatif comportemental, intellectuel ou moral pose elle seule dj le problme culturel et politique de la psychiatrie transculturelle et de lanthropologie mdicale. Les interprtations savantes des dites interprtations populaires de la maladie font partie des rapports dingalit opposant diverses disciplines ainsi que des socits diffrentes. Si les 16 auteurs de ce remarquable volume admettent que tant la langue donne que les formes dexpressivit symbolique culturellement dtermines faonnent les altrations mentales et comportementales caractrisant une maladie psychiatrique donne, ils restent nanmoins lis une interprtation constitutive et temporelle de la maladie. Pour White, Marsella, Fabrega et Petersen qui saffilient la tradition de Kleinman et de sa prestigieuse revue Culture, Medicine and Psychiatry le champ de leur investigation concerne le rapport entre le biologique et le culturel. Pour autant quon admet quil existe une anatomie pathologique
universelle, linterprtation de la conduite et de la parole du patient ethniquement autre nest avant tout quune question de techniques diagnostiques suffisamment sophistiques et de comparaison transculturelle. Ne sagit-il pas l dun point de vue avant tout tiologique scientiste ou empirico-rationnel ? Shweder et Bourne, Connor, T.S. Lebra, Lock et Murase cherchent sortir du schma que tend leur imposer une tradition biomdicale fonde sur lopposition individu-socit : en prtant attention aux conceptions sociocentriques ou dcentres de la personne, ces auteurs montrent combien une maladie psychiatrique est sociale non seulement par la cause quon lui suppose, mais plutt par le discours symbolique qui interprte les registres corporels, sociaux et naturels comme autant de transformations symboliques , lun de lautre. Quant Good et Delvecchio Good, ils appliquent une trs intressante approche hermneutique ou ethnosmantique des plaintes de type affectif exprimes en Iran rural, tout en tenant compte du systme de valeurs des patients et de leur stratgie sociale. Ce volume innovateur en psychiatrie transculturelle invite, nous semblet-il, intgrer encore davantage en psychiatrie les thories et les pratiques non savantes , plus particulirement celles relatives aux rapports entre limaginaire individuel, le moi-corps , la symbolique sociale et culturelle, et ce qui advient au niveau du corps du malade psychiatrique. Renaat Devisch Psychopathologie africaine XX (2), 1984-1985 _______________
Raymond MASS, Culture et sant publique. Les contributions de lanthropologie la prvention et la promotion de la sant, Montral, Gatan Morin, 1995, xxiv + 499 p., fig., tabl., bibliogr., index.
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Pour le lecteur franais, louvrage crit par Raymond Mass peut se lire deux niveaux : pour ce quil lui apprend dans le domaine de lanthropologie applique la sant et pour ce quil lui apprend de la manire dont lanthropologie qubcoise se saisit de ce domaine. chacun de ces niveaux, ce livre est riche denseignements. La volont de convaincre est le souci qui anime lauteur. Convaincre que la connaissance et surtout la rflexion anthropologique sont indispensables au succs des actions de sant publique. Il est temps, explique-t-il dans son introduction, de sinterroger sur les raisons des checs, au moins partiels, de tant de programmes de prvention et de promotion de la sant. Le professionnalisme des intervenants nest pas plus en cause que le volume des moyens financiers ou institutionnels mobiliss pour les mener bien. Le problme, cest dabord la mconnaissance du monde social et des schmes culturels sur lesquels ces programmes interviennent. Pour sen tenir un seul exemple, la modestie des ralisations en matire dducation la sant en France, on dit pour la sant tient une conception axe sur la modification des comportements individuels qui ne prend jamais rellement en compte la culture du groupe social dappartenance (p. 1). Cest ici que lanthropologue mais, sans sectarisme disciplinaire, lauteur considre que le territoire quil dfriche nest pas la chasse garde des seuls anthropologues et que tout intervenant sensibilis une approche respectueuse des savoirs populaires est en mesure damliorer lefficacit des programmes de prvention et de promotion peut faire montre de ses comptences sur le front de la culture, cette bote noire gardienne des cls des succs des programmes (p. 2), ainsi quelle apparat aux mdecins. En quoi consistent ces comptences ? Dune part, lanthropologue peut rvler les savoirs populaires qui constituent un contrepoint au savoir scientifique et dont il importe de reconnatre lexistence , dautant quils peuvent entrer en conflit avec le discours mdical autoris ; do ce plaidoyer en faveur de programmes de sant publique culturellement sensibles (p. 3). Dautre part, lanthropologue peut mettre en vidence lorganisation des services de sant, des politiques, des dynamiques communautaires et des habilets individuelles , autrement dit dvoiler les
logiques de lensemble des agents et des institutions autour de la sant ; bref, ajoute-t-il, la sant publique doit tre communautaire (p. 6). Tel est donc largument qui sous-tend cet ouvrage, vritable instrument de pdagogie de la persuasion lintention des professionnels de la sant : dans sa prface, Gilles Bibeau le qualifie de livre de combat . Le texte souvre sur une prsentation de lanthropologie de la sant, de ses sources lethnomdecine, lethnopsychiatrie et lanthropologie applique au dveloppement sanitaire dans le Tiers Monde et des concepts sur lesquels elle sappuie : trois dimensions : disease, illness et sickness , facteurs de rsistance et barrires socioculturelles , holisme et systmisme . Prenant acte de linadquation des approches classiques des comportements en matire de sant, lauteur livre alors lide centrale de louvrage : critiquant le rductionnisme quantitatif de lpidmiologie (p. 113), il propose de prendre systmatiquement en compte le point de vue autochtone dans la dfinition et la mesure des problmes de sant (approche mique), ce quil nomme une ethno-pidmiologie (p. 143) et quil distingue de lpidmiologie socioculturelle , celle-ci intgrant dans ses analyses les facteurs sociaux et culturels tels que les caractrisent les chercheurs (approche tique). La sant mentale offre ici des illustrations des limites des perspectives classiques et lintrt de ce que la perspective nouvelle propose, avec les exemples de lhyperactivit et du syndrome de fatigue chronique , de la dpression nerveuse et de lisolement social (p. 160-218). Pour autant, le risque existe dans cette approche, lauteur en est conscient, dune culturalisation de lpidmiologie (p. 188) aboutissant sous-estimer les conditions sociales, conomiques et politiques de production de la maladie . Do la ncessit de conserver lanthropologie sa dimension critique. Et de passer de la connaissance (pidmiologie) laction (sant publique). Sappuyant sur lanalyse des savoirs populaires relatifs la maladie et la sant, lauteur montre donc comment la prise en compte de ces lments peut servir llaboration des programmes de prvention des maladies et de promotion de la sant. Au lieu de supposer que le public auquel on sadresse est vierge de conceptions sur ce quon lui enseigne, il sagit de sintresser
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ce qui constitue sa culture et de le faire en le considrant rellement comme un corpus de connaissances, et non simplement comme un tissu de croyances relevant du folklore (p. 229). Si des exemples de limportance de cette dmarche sont apports autour de la pauvret et de la dviance, cest sur la question de limmigration et de lethnicit, qui fait lobjet de la dernire partie du livre, quelle peut le mieux trouver sa justification, ds lors que sy trouvent ralises les conditions dune rencontre entre des cultures non seulement diffrentes, mais souvent loignes. Se rfrant au cas du Qubec, lauteur propose de dvelopper linterculturalit dans les institutions et les formations de sant publique, de manire mieux prendre en charge les besoins de communauts, allant jusqu prner une ethnicisation des services dont il montre toutefois les limites (p. 417). Et louvrage se termine par un appel une anthropologie de la sant subversive et constructive , critique de la sant publique telle quelle est et utile ce quelle devrait tre. Ce bref survol de louvrage ne rend certes pas justice la richesse dinformations, de rfrences et danalyses que lauteur met la disposition du lecteur. cet gard, le projet didactique qui le sous-tend atteint ses objectifs. Non seulement les tudes de cas tires de la littrature ou de lexprience personnelle de lauteur abondent pour illustrer le propos, mais la discussion des thories et des travaux de ses prdcesseurs font lobjet de prsentations claires et argumentes. Cest dire que ce livre est assurment un manuel utile de formation des professionnels de la sant, la bibliographie de prs de cinq cents titres leur permettant dapprofondir certaines questions. Document tmoignant dune vaste culture anthropologique dans laquelle les travaux franais sont cruellement absents, quelques exceptions prs , il souffre toutefois des consquences de son clectisme, savoir un relatif manque de cohrence lorsque des thories se succdent sans tre discutes ni articules entre elles : un exemple parmi dautres, les dix tapes de lhistoire naturelle de la maladie signifie et socialise selon Igun (p. 354358) mriteraient une lecture plus critique, dautant que la rationalisation systmatique et squentielle qui la sous-tend, et qui nest que lquivalent anthropologique du modle rationnel adopt par les gestionnaires de la sant , contredit la position plus ouverte aux initiatives individuelles et aux
variations culturelles que dfend par ailleurs lauteur. Celui-ci crit en effet que la nature des dmarches de recherche daide est varie et complexe, diffre dun individu lautre, peut mme varier chez un individu dun pisode de maladie un autre et que la recherche daide est sujette des remises en question rptes chacune des tapes du processus de maintien de la sant (p. 329-330). Ds lors fallait-il prsenter un modle qui ne rend pas compte de la ralit ? Revenons notre perspective initiale et prenons un court instant la posture de lanthropologue franais observant sa parentle doutreAtlantique. Car mme si Raymond Mass nest pas lanthropologie qubcoise lui tout seul, il dveloppe une position thorique et pratique qui me semble assez caractristique des options de nombreux chercheurs nordamricains en anthropologie de la sant et distincte des orientations dominantes en Europe, singulirement en France. Le point central en est la revendication dune anthropologie applique : La sant publique reprsente le domaine par excellence dans lequel lanthropologie de la sant peut traduire en interventions les connaissances acquises (p. 19). De cette position, tout le livre est la dfense et lillustration. Certes, la discipline doit aussi tre thorique, mais lorsque lon voit comment lauteur carte dun revers de main la discussion conceptuelle entre tenants de lanthropologie mdicale et promoteurs dune anthropologie de la maladie, il est clair que l nest pas son intrt principal : Cette opposition lie des coles de pense nationales franaise et amricaine est strile. Toute anthropologie qui vise lefficacit dans ses interventions devra reposer sur une comprhension des fondements sociaux et culturels des comportements, des attitudes ou des institutions que lon souhaite modifier (p. 20). Le souci de lapplication doit prvaloir sur celui de la conceptualisation. Pour des raisons historiques (ayant voir avec lambigut des anthropologues lpoque coloniale et pendant la Guerre froide) et intellectuelles (inscrites dans une tradition de sparation de la science et de laction), lanthropologie franaise a, de longue date, une dfiance lgard de lapplication des connaissances. Les choses changent cependant et cette volution a t perceptible notamment dans le domaine du sida. Nombre de
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chercheurs en sciences sociales ont remis en cause, pratiquement dans leurs travaux et parfois thoriquement dans leurs analyses, la ligne de dmarcation trace entre le savant et le politique. Mais plutt que dun point de vue danthropologie applique, on aurait ici tendance penser en termes danthropologue impliqu. Assurment, Raymond Mass ne rcuserait pas cette expression, tant son engagement personnel est prsent dans son livre. Mais peut-tre la notion dimplication suppose-t-elle la fois de lengagement et de la distanciation, pour reprendre, dans un sens un peu diffrent, les mots de Norbert Elias. Or, cest sur cette seconde dimension de limplication que la thse de lauteur pche quelque peu. Plus de distanciation ne serait-elle pas ncessaire pour admettre son optimisme sur les bienfaits de lanthropologie dut-il en souffrir que les sciences sociales ne dtiennent pas les cls de laction juste ? Tout au plus peuvent-elles rendre les acteurs mieux conscients des enjeux de leurs interventions, les professionnels de la sant plus sensibles au point de vue de ceux auxquels ils sadressent, et chacun plus modeste dans sa pratique tous objectifs la ralisation desquels ce livre contribue remarquablement. Lanthropologue montre quil y a des vrits construites et non une seule rvler, ft-elle la sienne. cet gard, lethnicisation des services de sant publique que propose lauteur pourrait rapidement, si elle tait applique , tomber sous le coup de la critique des anthropologues eux-mmes. Et probablement estce ainsi que lauteur lentend : son livre ne forclt pas, il ouvre une perspective et lance un dbat quil nest pas sans intrt de poursuivre de part et dautre de lAtlantique. Didier Fassin Anthropologie et socits 21 (1), 1997 _______________
Eduardo L. MENNDEZ, Poder, estratificacin y salud. Anlisis de las condiciones sociales y econmicas de la enfermedad en Yucatn, Mxico, Centro de Investigaciones y Estudios Superiores en Antropologa Social ( Ediciones de La Casa Chata 13), 1981, 590 p., append., bibl., tabl.
Cet ouvrage comporte trois volets : une analyse de la structure sociale de ltat mexicain du Yucatan ; une tude de la structure de la maladie au Yucatan ; une critique de diffrents travaux anthropologiques sur la mdecine en milieu indigne et plus gnralement de certaines thories relatives la paysannerie, notamment la thorie marxiste considre surtout travers les auteurs italiens (Gramsci, De Martino, Lombardi, Satriani...). Nous traiterons ici de ce que nous pensons tre lessentiel de louvrage, savoir ce que E.L. Menndez dfinit lui-mme comme lanalyse des conditions sociales et conomiques de la maladie au Yucatan . Dans la premire partie, lauteur insiste sur la dpendance de la socit yucatque vis--vis de lextrieur et sur le dveloppement de la production de lagave dans la deuxime moiti du XIXe sicle et au XXe sicle. La paysannerie nest gure intervenue dans les luttes politiques de cette priode et elle a plutt ragi des mouvements dorigine externe que formul des aspirations propres. Il ne croit pas limportance religieuse et culturelle du mas dans la production yucatque, ni une diffusion tendue de lidologie socialiste dans la paysannerie yucatque dans les annes vingt (p. 133). Rappelons que ces annes voient larrive au pouvoir de F. Carillo Puerto, dirigeant du parti socialiste du Sud-Est, qui mnera une politique nettement plus radicale que dans les autres tats mexicains, et ce jusquen 1924, anne o il sera assassin par les reprsentants de la bourgeoisie rgionale et nationale hostile cette orientation. E.L. Menndez souligne galement limportance de ce quil appelle la dimension idologique du dveloppement yucatque, au sujet de laquelle il dclare nanmoins ne pouvoir dire pratiquement rien . Si nous sommes daccord avec lui pour rejeter la conception mythique dune autonomie yucatque et dune culture maya dont le dveloppement actuel na gure t tudi, il nous semble cependant tomber dans le travers quil ne cesse de dnoncer, savoir le schmatisme dans la description et lanalyse. Lapport fondamental de Menndez est de recentrer la problmatique
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mdicale traditionnelle au Yucatan, et plus gnralement dans la socit paysanne indienne (2e partie). Procdant une tude trs minutieuse de lvolution de la morbidit et de la mortalit, il montre que la chute de celles-ci partir des annes trente et surtout des annes quarante (lvolution dcisive se situe entre 1946 et 1948) tient deux facteurs : lintroduction prcoce de la mdecine scientifique et son assimilation rapide par les paysans, notamment les chamanes ; lamlioration de la situation socioconomique de 1945 1950. Sappuyant sur les travaux de R. Redfield, A. Villa et G.C. Shattuck, puis sur ceux, plus rcents, de I. Press, R.A. Thompson et Rivera, Menndez montre que ds 1930 les paysans maya commencent utiliser les mdicaments modernes, et conteste la coupure tablie par les anthropologues entre mdecine traditionnelle et mdecine moderne. Lassimilation de celle-ci entrane la fois une transformation et une dissolution de celle-l. Aujourdhui, mme si sectoriellement il peut y avoir concurrence entre le mdecin et le chamane, il ny a pas dopposition structurelle. Par ailleurs, la mdecine yucatque, que ce soit dans les villes ou dans les campagnes, est de plus en plus aux mains du mdecin au dtriment du chamane. Tout en partageant pour lessentiel ces conclusions, nous voudrions nanmoins faire quelques remarques partir du travail de terrain que nous poursuivons depuis 1976 au Yucatan. Il existe peu dtudes ethnographiques sur la pratique et la conception de la mdecine maya tant aujourdhui que dans le pass, et Menndez napporte pas dlments nouveaux ce sujet. Or nous disposons de documents ethnohistoriques trs riches sur la mdecine maya lpoque coloniale, savoir les manuscrits de Sotuta publis par R. Roys dans Ethnobotany of the Maya (New Orleans, Middle American Research Institute, Tulane University) et un ensemble dincantations, galement publies par R. Roys dans Ritual of the Bacabs (Norman, University of Oklahoma Press, 1965). Leur prise en compte devrait remettre en cause certaines conclusions affirmant en particulier le caractre nouveau de la plupart des maladies, sur lequel par ailleurs il est juste dinsister. Ainsi, les maladies de lappareil respiratoire sont lobjet de nombreuses incantations dans Ritual of the Bacabs. Pourtant, Menndez les considre comme des maladies non traditionnelles (p. 3-9).
Que veut-il dire lorsquil parle de lhgmonie de la mdecine scientifique sur la pratique actuelle des chamanes ? Tant quon naura pas entrepris dtudes srieuses sur ce qutait la mdecine maya traditionnelle, sa classification des maladies, son tiologie, etc., et dtude ethnographique sur lactivit prsente des chamanes il nexiste quun travail partiel et indit de R.A. Thompson sur un chamane de Ticul , on ne pourra pas apprcier la synthse qui a d soprer. Sagissant dun domaine que nous connaissons mieux, celui des crmonies agricoles des Maya yucatques, nous contestons lanalyse de lauteur qui, sappuyant sur celle de I. Press pour Pustunich, mentionne la saturation des lments catholiques , et en dduit que les lments traditionnels sont en voie de disparition. Or, depuis le dbut de la Conqute, les lments catholiques ont t intgrs et repenss dans une conception maya du rituel. Cest le cas, par exemple, de la croix chrtienne dont il existait un quivalent maya avant la Conqute, voire de la crucifixion dont on sait quen 1560 elle tait associe au rituel yucatque du sacrifice humain (cf. F.V. Scholes & E.B. Adam, Don Diego Quijada, alcalde mayor de Yucatan, 1581-1565, Mxico, Antigua Librera Robredo, de Jos Perrosa e Hijos, 1938, Biblioteca histrica mexicana de Obras inditas 14). La prsence dlments catholiques non maya (lauteur prend dailleurs la prcaution de faire suivre non maya dun point dinterrogation) ne prouve donc pas la disparition des lments maya. Au contraire, cest travers le rituel catholique que continuent de saffirmer les traits maya dont nous avons pu constater la persistance et limportance dans notre prcdente enqute Tabi. Nous ne saurions en dire autant pour la mdecine, mais certains phnomnes interprts comme une adhsion pure et simple la mdecine scientifique pourraient, lanalyse, se rvler plus complexes quil ny parat. Si donc Menndez critique juste titre la sparation arbitraire entre mdecine traditionnelle et mdecine moderne, il reste analyser de faon plus nuance les changements que nous observons aujourdhui. Michel Boccara LHomme XXIV, 1984
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On lit avec passion ce travail et on en apprend beaucoup. Empirique mais laissant place une rflexion thorique, il prsente les rsultats dune enqute sur le terrain, de quatre ans, dans un centre anticancreux franais. Terrain multiple, tenant compte des divers temps de travail des soignants, des conditions dexistence des malades et des divers lieux et thmes de leurs interactions. Au cur de lexprience du cancer, la temporalit est cruciale ; car cette exprience nest ni laigu, ni le chronique, mais un long cours alatoire o se place la question du pronostic vital, la menace vitale relle pse, dans une longue dure, sur le devenir des malades avec, la clef, lide que lon peut toujours sen sortir (p. 13). Mais face lincertitude, lattente de la gurison, se substitue celle de la rmission, notion fondamentale dans la gestion de cette incertitude mdicale (p. 13). Cette incertitude fonde alors une posture propre la cancrologie. Celle-ci fonctionne sur lintroduction dune pense dabord statistique, pidmiologique, puis ensuite probabiliste (p. 14) que cristallise la notion de rmission. Car ce probabilisme est le point de passage du groupe statistique lindividu, passage difficile mais de plus en plus ncessaire, pour le clinicien comme pour le malade. Tels sont les prmisses de ce trs riche ouvrage, qui pose tout au long de son droulement la question de cette pense probabiliste, de son partage avec le patient. Louvrage commence par une Gense de la situation moderne (p. 2343) qui montre la construction des cadres danalyse de la maladie, dans une interfrence de la clinique et de la sant publique, avec lmergence de la notion de stade et la mise au point dun classement comparatif, indpendant de la nature de chaque cancer mais tenant compte de ces stades. Lauteur montre comment ces nouvelles formes de pense neutralisent la
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dichotomie curable/incurable (p. 42) en la remplaant par une introduction de lincertitude : Lincertitude mdicale statistiquement apprcie devient donc la condition sine qua non, le garant dune mdecine scientifique moderne objective (p. 43). Ces rappels mritent lattention des anthropologues, car il sagit l dun univers conceptuel, qui est effectivement celui de la mdecine contemporaine, et auquel ils risquent parfois domettre de se rfrer lorsquils restent prisonniers de la rfrence des conceptions populaires de la maladie quils partagent souvent avec le milieu o ils enqutent. La seconde partie du livre, Contexte institutionnel des temps du cancer , entre dans le vif du terrain. Lauteur ne coupe jamais le niveau micro du niveau macro . Ce que traduit lenchevtrement habile des extraits dobservations de terrain, des analyses institutionnelles et des rflexions thoriques. Le nouveau temps du cancer en centre anticancreux se caractrise par trois traits forts : le fractionnement (multiplicit des acteurs : il ny a plus un soignant ni des soignants mais un hpital soignant ), la rduction (des dures de sjour hospitalier mais non du temps de soins), la prennisation (la temporalit des prises en charge sest allonge avec lessor des politiques de prvention comme avec la succession de rmissions l o il y avait une issue fatale plus rapide). Cela conduit divers effets de structure sur linstitution, mais aussi sur le contrat avec le soignant : Tout se passe comme si le contrat thrapeutique visait des objectifs de court dlai afin de grer les caractres incertains (p. 68) du long terme. La troisime partie, La gestion de trajectoires conjecturales , fait surtout appel des observations de niveau micro . Dans une trajectoire cancreuse, rien nest jamais dtermin et il faut intgrer limprvisible biologique entre pense du collectif et action sur lindividu (p. 115). Lentre dans la maladie est prsente de faon trs riche, illustre de cas, prsentant ses phases : le pr-diagnostic, lannonce de la maladie, la priode post-diagnostique. Plusieurs trajectoires possibles sont prsentes, que
lauteur suit avec les malades. Les unes sont ascendantes : aprs tre pass par toutes les tapes de langoisse et du soin, le malade se rtablit, tout en tant marqu par une irrversible rupture biographique . Dautres sont descendantes. Lauteur les suit en sachant prsenter leur horreur sans fard mais sans pathos. Divers graphiques illustrent leurs profils marqus par la longue dure. Car la rcidive signe lentre dans un corridor de la mort que chacun essaie dallonger. Le choc de la rcidive est grand. Puis on lamnage en termes probabilistes, usage personnel, avec lespoir de durer pour parvenir sen sortir : ce moment aller bien, cest aller mieux [...] . Le projet est un luxe que soffrent de moins en moins les personnes malades qui ont fini par apprendre qualler bien un jour donn ne prsage pas du lendemain. Dans sa conclusion lauteur montre combien les temps du cancer sont structurs par lentreprise mdicale et nont rien voir avec une histoire naturelle du cancer. Cest la prise en charge institutionnelle qui cre de nouvelles trajectoires, faites de rmissions multiples, et il en merge une nouvelle souffrance, celle de lincertitude. On voit combien le systme de soins, et une bonne partie de la pense mdicale, sont mal adapts au modle dominant des pathologies modernes qui est celui des maladies de longue dure ou chroniques (p. 227). Une pathologie transforme en un lent processus et cela devient le cas aussi pour le sida investit alors des espaces sociaux plus vastes. Bien plus, avec la mdecine prdictive, ne voit-on pas se dissoudre le contraste sain/malade ? Et nest-on pas dsormais en mesure de dire, avec lauteur qui clt ainsi son livre, que le rapport au temps est une situation gnrale de rmission : Jusque-l, tout va bien. De ce travail exemplaire, on apprendra beaucoup sur les fondements des attentes et des conduites et sur leurs changements lorsque progresse le mal. Cet ajustement des aspirations un espoir qui rtrcit, cette modulation de la gestion du temps, lauteur en donne un tableau saisissant. Lanthropologue se sent toutefois quelque peu frustr devant une tude qui dcolle peu des institutions et laisse peu de place aux conceptions et aux pratiques des
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malades lorsquelles se placent hors de la logique institutionnelle. Seule une brve allusion voque toute une face de la vie, des espoirs, et finalement de la construction du temps des malades, celle qui concerne les pratiques extramdicales. On aimerait en savoir plus pour rquilibrer un tableau par trop biomdical. On aimerait aussi plonger au sein des rseaux familiaux ou autres des malades pour suivre les ondes de choc que la maladie y rpand et les flux dinformations quils vhiculent. Mais sans doute est-ce une autre tche, justement celle de lanthropologue, et quappelle ce livre remarquable. Jean Benoist Amades 38, 1999 _______________
Sam MIGLIORE, Maluocchiu. Ambiguity, Evil Eye, and the Language of Distress, Toronto, University of Toronto Press, 1997, 159 p., bibliogr., lexique, index.
Le courant interprtativiste-constructiviste en anthropologie de la sant sest systmatiquement attaqu aux prsupposs empiristes et cognitifs qui font des symptmes des entits concrtes, parfaitement identifiables et mesurables, et des catgories diagnostiques, des entits rifies. Une autre tendance, particulirement dans lanalyse des dsordres mentaux, fut de traiter la maladie comme un langage fond sur larticulation en discours individuels, dans un cadre phnomnologique, de signes de la maladie. Un concept cl de cette approche est celui didiome de dtresse que Migliore, la suite de Nichter, Kleinman et Parsons dfinira comme un mode dexpression qui permet aux individus de communiquer leur exprience de la souffrance (psychique, somatique, sociale) dans des formes culturellement appropries et travers un langage qui fait sens tant pour le malade que pour son entourage. De tels idiomes permettent de condenser et
de transformer des expriences idiosyncrasiques de la souffrance en abstractions, en formes qui permettent la communication et structurent lintersubjectivit. Les idiomes deviennent donc des abstractions intersubjectives . Les recherches menes par Migliore au cours des dernires annes, et rsumes dans ce livre, abordent le phnomne du mauvais il ou Maluocchiu comme lune des composantes de base du langage utilis par les Canadiens dorigine sicilienne pour exprimer leur dtresse. Dans une perspective nettement postmoderne, lauteur insiste pour mettre en vidence la multiplicit des dimensions et des acceptions que prend ce construit culturel. Il se refuse a y voir, comme le fait une abondante littrature empiriste, un culture-bound syndrome ou une catgorie diagnostique populaire. Il refuse de considrer le mauvais il comme une entit catgorielle qui possde un sens bien dfini dans cette population. Il repousse encore plus fortement, comme sinscrivant dans un processus de rification dun concept aux significations multiples, tout exercice consistant identifier les dnominateurs communs aux concepts de mauvais il dcrits dans plusieurs autres populations du monde et mme pour les populations de laire circummditerranenne. Le rsultat, selon lui, ne peut tre quune construction anthropologique du mauvais il qui ferait violence la pluralit de significations que revt ce concept dun contexte lautre, dun rcit de maladie lautre. Le sens du mauvais il ne serait alors pas trouver dans des qualits intrinsques, partages ou non par diverses cultures, mais dans les usages sociaux qui en sont faits. Il dlaisse donc le dbat, son avis improductif, sur la nature ou mme la forme que sous-tend le mauvais il pour porter son attention sur les multiples usages quen font les Canadiens siciliens travers ce quil appelle le flux de la vie . Plus prcisment, et cest ici que rside la contribution de son analyse, le sens profond du mauvais il devrait tre trouv dans la tension entre la forme du concept et les usages qui en sont faits dans le flux de la vie .
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Migliore sinspire des approches postmodernistes de Wittgenstein mais surtout de lcrivain sicilien Pirandello (1867-1936). Du premier il retiendra fondamentalement que toute signification est dpendante du contexte . Du second, que la vie est un flux constant caractris par lambigut, le vague et le changement continu. Dstabiliss par cet indterminisme, les individus tendront construire des formes cest--dire des images (abstractions, concepts) pour fixer, donner un sens aux expriences vcues. Ils laboreront une srie de fictions pour se reprsenter une ralit qui ne se laisse jamais saisir dans sa totalit. Ces fictions, issues dun processus mental logique ont tendance fixer ce qui est mouvant (les motions, perceptions de lexprience) dans des constructions et reprsentations qui volueront tout au long du flux de la vie. Les thories, concepts et autres abstractions construites par lanthropologue ne sont alors ses yeux que des outils qui conduisent des gnralisations qui gnrent leur propres vrits ou des fictions construites partir de nos reprsentations anthropologiques (p. 6). Ainsi, toute tentative pour dfinir clairement ce concept de Maluocchiu ne peut, selon lui, conduire qu sa rification. Toute tentative pour mettre de lordre dans ce concept par essence ambigu, vague et variable (p. 50) ne peut que transformer arbitrairement et artificiellement Maluocchiu en un lment de lpistm sicilienne et de sa faon de grer le mauvais sort. Lune des contributions originales de Migliore sera, toutefois, de dfinir lune des formes possibles que prend Maluocchiu, soit en tant qu idiome dexplication , soit comme concept tiologique qui permet aux individus dexpliquer certains pisodes de douleur et de souffrance (p. 55), tout en leur offrant une base pour tablir un plan daction contre ladversit. Mais, souligne-t-il, si cet idiome prend plusieurs significations selon les circonstances et les individus, il ne peut tre rduit, comme le font certains auteurs, un simple idiome dexplication, pas plus qu une catgorie diagnostique ou un mode dexpression de la dtresse. Une telle position minimiserait la crativit des individus et leur capacit attribuer une multiplicit de significations et dutilits au Maluocchiu. Il sagit dun
concept qui prend autant de significations quil existe de contextes dans lesquels il est invoqu. Il montrera, tudes de cas lappui, que, par exemple, Maluocchiu peut aussi reprsenter, pour les Siciliens du Canada, un symbole despoir qui ouvre la voie de nouvelles solutions la souffrance ou un symbole de dsespoir face des maux chroniques. Conscient des rserves de lanthropologie critique, il illustrera que la dtresse sert aussi de commentaire moral sur la position sociale de lindividu, sur la socit, sur les causes de la dtresse et sur ltat de son ou ses interactions avec lentourage. La dtresse devient alors un phnomne tout autant social et interpersonnel quune exprience intrieure (p. 54). Dautres Siciliens, enfin, utilisent cet idiome en tant que stratgie de gestion de leur propre rputation ou pour viter de payer les consquences des implications ngatives de certains comportements. Cette usage du Maluocchiu comme commentaire moral en fait, dans certaines circonstances, un langage des arguments servant exprimer publiquement ses griefs ou rcriminations. Plusieurs auteurs ont trait la dtresse psychologique comme langage travers une grille smiologique et interprtativiste. La contribution de Migliore aura t de mettre de lordre dans les multiples usages du concept d idiome de dtresse tout en montrant, travers des histoires de cas dune grande richesse ethnographique, que les multiples sens que prend cet idiome sont lis la multiplicit de ses usages. Lethnographie est ici, une fois nest pas coutume, au service de la thorisation. Raymond Mass Anthropologie et socits 23 (2), 1999 _______________
Hanne Overgaard MOGENSEN, AIDS is a Kind of Kahungo that Kills. The Challenge of Using Local Narratives when Exploring AIDS among the Tonga of Southern Zambia, Oslo-Copenhagen, Scandinavian University Press, 1995,135 p.
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Louvrage de Hanne Overgaard Mogensen est une contribution originale double titre car, tout en constituant un apport dans le domaine de lanthropologie applique aux problmes dducation et de prvention du sida en milieu rural africain, ce travail est galement un essai critique lgard de certains concepts fondamentaux du courant nord-amricain danthropologie mdicale. Dans le cadre de sa participation un programme de recherche applique la lutte contre le sida, lauteur constate chez ses informateurs lassociation faite entre le sida et le kahungo. Cette maladie traditionnelle en milieu rural tonga, du sud de la Zambie, a galement des quivalents dans beaucoup dethnies en Afrique centrale. Cette association constante nest pas due une confusion, dans la mesure o la quasi-totalit des informateurs disposent de connaissances biomdicales correctes propos du sida, mais au fait que les deux maladies prennent sens lintrieur dun plus vaste complexe de maladies, renvoyant certaines reprsentations du sang, du danger li au mlange des catgories, et relevant de la mme structure narrative que lauteur nomme, sinspirant des travaux de Mary Douglas, the narrative of pollution 40. Partant dune redfinition de la notion de disease comme tant ce qui est reconnu comme tel par un expert, que celui-ci soit mdecin ou gurisseur traditionnel, lauteur emprunte Bruner la notion de rcit de maladie, disease-narrative 41, car, face aux questions concernant la maladie, ses informateurs lui dlivrent plus quune classification selon certains principes prcis, un discours liant les aspects de la maladie, qui rvle lexistence dune structure narrative. Cette notion prsente, selon H.O. Mogensen, lavantage mthodologique
40 M. Douglas, De la souillure. tude sur les notions de pollution et de tabou, Paris, La Dcouverte, 1991. Lauteur y dfinit la pollution comme tant le pouvoir investi dans la structure des ides . 41 E.M. Bruner, Ethnography as Narrative , in V. Turner et F.M. Bruner, ds., The Anthropology of Experience, Urbana, University of Illinois Press, 1986 : 139155.
de permettre ltude des imbrications entre discours et exprience. Elle restitue aux catgories de la maladie une historicit permettant, dans le contexte de changement et dapparition dune maladie nouvelle, de saisir la dynamique des rinterprtations luvre. Ce parti pris thorique amne lauteur faire la critique dautres approches anthropologiques de la maladie. La dimension provisoire et tactique des catgories de disease (maladie du mdecin) et illness (maladie du malade) nest pas prise en compte par les tenants de lethnoscience qui, en ayant pour but de reconstituer, travers les diffrentes taxinomies et catgories de maladies, une nosologie implicite, construisent des modles statiques. Telle que les a labores lanthropologie mdicale nord-amricaine, sous lgide principalement dauteurs comme Good et Kleinman, ces catgories ne sont pas pertinentes dans le cadre de sa recherche, en ce sens que ces auteurs souscrivent totalement, en ce qui concerne la notion de disease, lidologie biomdicale, et ne prennent par ailleurs pas en compte leur dimension sociale. Bien que les rfrences thoriques de Mogensen sinscrivent essentiellement dans le courant de lanthropologie de lexprience, il est notable que sa dmarche danalyse, en soulignant les enjeux sociaux et culturels des reprsentations et expriences de la maladie, rejoint les thmes dvelopps en France par lanthropologie de la maladie, notamment celui de la pertinence des catgories du malheur et de linfortune dans ltude des imbrications entre ordre biologique et ordre social. Ltude de lassociation entre le sida et le kahungo dbouche par ailleurs sur deux types de consquences pour lanthropologie applique aux problmes du sida en Afrique. Lauteur souligne en premier lieu linanit des prsupposs implicites sur lesquels repose la collaboration anthropologique llaboration des campagnes dducation, savoir la conception de la culture comme
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barrire une dmarche de prvention, et limposition systmatique dun autre type de narration dominante, mettant en cause uniquement les comportements sexuels comme lments explicatifs de la propagation rapide de lpidmie. Sil ne sagit videmment pas de dire que le sida ne se transmet pas sexuellement, il sagit surtout, une fois pos le comment , de sinterroger sur le pourquoi , de dpasser lattribution nave de lextension de lpidmie des comportements individuels afin de prendre en compte les conditions sociales qui les produisent. Or, tandis que les ducateurs prsentent le problme du sida par le biais de ce discours dominant, leurs interlocuteurs, loin davoir une position de rcepteurs passifs, produisent des discours alternatifs, et rinterprtent le discours dominant dans un contexte diffrent de celui de son mergence. Si le sida est, pour les informateurs de lauteur, une sorte plus dangereuse de kahungo, le dveloppement croissant de la maladie relve galement de discours sur les dsordres et perturbations lis la modernit et lurbanisation. En effet, lensemble des discours propos du sida souligne des faits tels que lapparition dune conomie de type libral et limportance toujours plus grande de largent, loubli des traditions et purifications, le relchement des rseaux de parent et le dveloppement de la prostitution. Par le biais du discours liant les deux maladies, les Tonga disent leur exprience des principaux obstacles la prvention et produisent un discours sociologique sur les structures sociales et politiques qui crent les situations de risque. La connaissance de ces interprtations locales est de grande importance dans la lutte contre lpidmie et la constitution de campagnes dducation appropries. Ce discours, loin dtre un obstacle culturel, constitue une vrit alternative sur les causes du dveloppement de la maladie, dote de la mme lgitimit que la vrit univoque et hgmonique conue par le centre en direction des priphries. ce titre il peut tre inclus dans une campagne dducation, notamment, comme le prconise lauteur, grce au support de
pices de thtre participatif, mettant en scne des situations sociales concrtes afin que lidentification du public soit plus forte. Il est dailleurs remarquable que, si les Tonga ont recours lexplication par la sorcellerie pour beaucoup de maladies, ce ne soit pas celle-ci qui ait t retenue pour le sida. la diffrence de ce que Farmer a montr en milieu rural hatien, o lexprience de la maladie a engendr une idologie du blme et lmergence dune structure narrative relevant principalement de la sphre de la sorcellerie42, Hanne Overgaard Mogensen rcuse lexplication selon laquelle le choix du discours dominant concernant larrive du sida serait li aux circonstances de la premire exprience avec la maladie. Lexplication de cette diffrence dapprhension ne vient pas du fait que ses informateurs ne subissent pas encore les effets de lpidmie, dont ils nont pour le moment quune reprsentation abstraite ; elle est chercher dans ce que lauteur nomme l exprience du monde , et la grille de lecture historiquement forge de manire spcifique par chaque priphrie vis--vis du centre. Sandrine Musso Cahiers dtudes Africaines XXXVI (3), 1996 _______________
Nadia MOHIA-NAVET, Les thrapies traditionnelles dans la socit kabyle. Pour une anthropologie psychanalytique, Paris, LHarmattan, 1993, 268 p., bibliogr., ann.
Ce livre bien install aux frontires de lanthropologie et de la psychanalyse a t publi en 1993. Il ma sembl intressant de lvoquer avec celui de la mme auteure publi en 1995. Il sagit de la thse de
42 P. Farmer, AIDS and Accusation, Berkeley, University of California Press, 1992, tr. franaise Sida en Hati : la victime accuse, Paris, Karthala, 1998.
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doctorat de Nadia Mohia-Navet o lon trouve dj les thmes que son livre de 1995 dveloppera : lanthropologie ne peut construire un discours adquat lAutre sans remettre en cause le statut de ses Vrits et prendre pleine conscience des diffrences de lAutre. Lauteure analyse certaines formes de la pathologie propre aux femmes kabyles et leur traitement traditionnel quelle compare au traitement clinique psychiatrique en Kabylie. Cette analyse installe immdiatement la rflexion au plus profond des diffrences. Pour les aborder sans risquer de les rduire aussitt, lauteure insiste sur limportance de limaginaire et des croyances kabyles qui expliquent les rsultats des thrapies traditionnelles. Elle se place dans la ligne des travaux de Sami-Ali, qui signe la prface de son livre, pour dvelopper cette hypothse. Il ma sembl sur ce point que lauteure ne dveloppait pas assez les dbats si importants qui rglent la distinction entre les croyances culturelles et le discours anthropologique et psychanalytique, puisque le travail de limaginaire et le croire que a marche comme conditions de lefficace des thrapies ne signifient pas que a marche pour les raisons que lon croit. La scne culturelle laquelle nous adhrons comme un adhsif par nos croyances porte les leurres ncessaires ces adhsions. Comment penser alors les rapports entre une anthropologie psychanalytique et les thrapies traditionnelles ? Ou bien cette anthropologie se limitera des interprtations du dehors, sans accs ce qui fait lefficace des thrapies, ou bien elle voudra participer aux thrapies, les renouveler ou les fonder autrement et dans ce cas, elle ne pourra faire limpasse sur les nouveaux leurres quelle mettrait en place et les croyances quils supposent. Les rencontres entre lanthropologie, la psychanalyse et les thrapies ne devront-elles pas, en effet, aborder la question des leurres si actifs aussi bien en anthropologie et en psychanalyse que dans les croyances des cultures traditionnelles ? Nadia Mohia-Navet met en route la rflexion sur bien des dossiers et nest pas avare de propositions ; elle produit de nombreuses hypothses, parfois trs affirmatives, mais notre rflexion est stimule et les dbats sont nombreux et ouverts. Dbut dune uvre plus quuvre accomplie, ce livre
participe de plein droit aux dbats relancs des anthropologues et des psychanalystes. Jai lu ce livre avec un intrt constant et les envies de ragir nont pas manqu. Analyser ce livre dans un sminaire danthropologie psychanalytique porterait coup sr la discussion sur un terrain dialogique dont les enjeux seraient vite apparents. Yvan Simonis Anthropologie et socits 20 (2), 1996 _______________
Nadia MOHIA-NAVET, Ethnologie et psychanalyse. Lautre voie anthropologique, prface dYvan SIMONIS, Paris, LHarmattan ( Psychanalyse et civilisations ), 1995, 233 p., bibliogr., ann.
Nadia Mohia-Navet se propose dalimenter un vieux dbat sur lethnologie et la psychanalyse par une interrogation fondamentale du champ pistmologique occidental dans lequel se sont dveloppes ces deux disciplines qui, comme le soulignait en dautres termes Michel Foucault il y a de cela vingt ans, traversent le domaine entier des sciences humaines par leurs pratiques, leurs concepts et leurs interrogations. La premire partie de son ouvrage, Une analyse socioculturelle , tmoigne dune pratique ethnologique singulire qui lamnera, entre autres, conceptualiser dans la deuxime partie de son livre ce quelle dsigne comme une pratique d analyse socioculturelle destine dbusquer un refoulement socioculturel actif au sein de la discipline. Il sagit de textes ethnographiques, tous construits selon la mme logique : lauteur y envisage son rapport lAutre dans sa pratique de terrain comme un lieu favorable au retour de certains souvenirs et traits culturels de sa culture dorigine qui permettent de lever lhypothque du refoulement socioculturel . Dans la deuxime partie de son livre, Thorie , lauteure remet en question les
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leurres fondamentaux ports par lpistmologie occidentale et que vhicule une certaine pratique de lethnologie. Elle voque au passage de grands auteurs tels Lvi-Strauss et Freud avec lesquels elle amorce un dbat sur les fondements de leurs pratiques et de leurs thories. Selon lauteure, lethnologie ne pourra faire lconomie de son passage par la psychanalyse, tout comme cette dernire ne pourra restreindre son champ dintrt la seule individualit, puisque celle-ci senracine dabord dans le social. Loriginalit de la position de Mohia-Navet dans ce dbat tient essentiellement de ce lieu nouveau partir duquel elle interroge lethnologie (ou ce quelle prfre dsigner comme lethno-anthropologie) et la psychanalyse : la place quoccupe ce quelle appelle le primitif anthropologue ou encore lanthropologue indigne . Femme dorigine kabyle, dentre de jeu et ds lintroduction, lauteure explique cette dmarche singulire qui la conduite dun malaise prouv travailler dans une discipline o [elle] ne parvenait pas [se] reconnatre en tant que sujet pistmologique part entire (p. 18) une pratique de terrain comme ethnologue loccasion de laquelle elle rencontre un Autre qui se fait le miroir de sa propre position lintrieur dune discipline fonde sur une pistmologie trangre sa culture. travers ce parcours et cette pratique, elle identifie ce statut dexile interne au sein de lethno-anthropologie auquel la contrainte son identit socioculturelle du fait quelle appartient lune de ces socits ethnologises ou non-occidentales ; elle rencontre ce statut qui est lobjet dtude de la culture occidentale. Elle souligne au passage les rapports entre son malaise quant son identit socioculturelle et la difficult singulire quelle a dj rencontre propos de son identification sexuelle dans une socit dorigine o il ny avait pas de place [...] pour la femme [quelle est] (p. 24). Ces positions, tant subjectives que socioculturelles, inconfortables pour lauteur durant une priode de sa vie et de ses recherches, deviennent le cadre privilgi partir duquel elle remet en question, sur le fond, les enjeux psychiques et culturels luvre dans sa pratique dethnologue indigne. Elle y reconnat ce quelle estime tre un mcanisme de refoulement culturel par rapport sa culture dorigine et associe le cadre de la culture
occidentale aux rouages de ce mcanisme par le dtour dune discussion sur lacculturation. Sur la base de son exprience personnelle et professionnelle ainsi qu partir de la thorisation quelle en fait, elle pose les jalons dune critique de lillusion du savoir sur les autres cultures que perptue un certain regard ethnologique enracin dans une ratio (pour reprendre un terme de Foucault) spcifiquement occidentale et greffe sur un imprialisme culturel porteur dune mconnaissance de lAutre. Elle interroge lorigine, les implications et les consquences dun tel regard occidental et propose quelques lments de rflexion et une thorisation des processus en jeu, thorisation qui implique le remaniement de certains concepts psychanalytiques, dans la qute dune solution limpasse quelle entrevoit pour la connaissance et le savoir ethnologiques. La dmarche de Mohia-Navet renouvelle la manire dinterroger ldifice anthropologique, elle a aussi lavantage de la lucidit sur ces socles de lpistmologie occidentale que la pratique scientifique a toujours cherch justifier en levant sa mthodologie au titre de rgles scientifiques, question de mieux se leurrer dans sa qute de Vrit (par exemple la distance socioculturelle comme condition dobjectivit). Toutefois, nous aurions tendance ici lui reprocher un style de rflexion, par moment rapide et affirmatif voire un peu naf (lorsquelle critique trop courtement LviStrauss et Freud), qui en reste la critique dune pratique ethnologique quelle prsente essentiellement comme un handicap ou un obstacle la Vrit, plutt que de lanalyser pour en dgager les notions qui lorganisent et rendent possible le mode mme par lequel lOccident se lie aux autres cultures. Et nest-ce pas l le lieu mme o la psychanalyse convie lethnologie, celui de ltude du rapport lAutre ? Lauteure pointe judicieusement les enjeux en cause, mais ne recule-t-elle pas devant les questions cruciales que pose ce quelle dnonce ? Tout au cours de son argumentation, et par le recours trop rapide certains concepts psychanalytiques, elle semble par endroits captive de la problmatique dune qute de la Vrit unique o, la place dun savoir universel sur le rapport lAutre, elle substitue la possibilit dune multitude de vrits sur lAutre qui pourraient sadditionner.
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En dpit de cette note critique, ce livre soulve des questions trs intressantes qui invitent un dplacement du regard ethnologique sur le rapport de chaque culture lAltrit. Le dbat intellectuel avec lAutre, auquel Nadia Mohia-Navet convie le lecteur, et qui implique la psychanalyse et lethno-anthropologie, ne peut que stimuler la rflexion de chacune de ces disciplines quant leur savoir sur lhumain. Nous acceptons linvitation judicieuse de lauteure lorsquelle crit : les sciences humaines en gnral, ces disciplines en particulier [ethno-anthropologie et psychanalyse], ne peuvent sexporter, se transmettre dune socit lautre comme se transfrent les technologies, et [...] leur appropriation par les chercheurs et les praticiens non occidentaux passe ncessairement par une dmarche dconstructive et reconstructive de la thorie tablie, la faveur de laquelle peut se justifier leur intrt spcifique vis--vis de la connaissance acquise (p. 212). Denis Morin Anthropologie et socits 20 (2), 1996 _______________
Anne-Marie MOULIN (sous la dir. de), Mdecines et sant / Medical Pratices and Health, Paris, ORSTOM ditions ( Les sciences hors dOccident au XXe sicle / 20th Century Sciences Beyond the Metropolis 4), 1996, 247 p.
Faisant partie dune srie de sept volumes consacrs aux sciences hors dOccident ( la manire dont les sciences occidentales sont appliques hors dOccident et la manire dont elles interagissent avec les sciences non occidentales), ce volume traite plus particulirement de la mdecine et de la sant en sappuyant sur des exemples varis un seul article se rapporte directement un pays africain (lgypte) mme si des articles plus gnraux
concernent tous les pays du Sud, y compris lAfrique. Louvrage est organis en diffrentes subdivisions, la premire tant consacre la mdecine tropicale. Naraindas y retrace lhistoire des liens supposs entre le climat (la gographie) et lorigine des maladies, et montre que cest paradoxalement au moment o on a dcouvert luniversalit des maladies (leur indpendance vis--vis du climat) que la mdecine tropicale (limite aux pays chauds) a t reconnue comme une discipline part entire. Prenant quelque peu le contre-pied de Naraindas, MonnaisRousselot ne voit aucun paradoxe dans la reconnaissance de la mdecine tropicale au tournant de ce sicle, et lexplique en fonction du constat, par la mtropole, de la situation particulire des colonies (lIndochine dans ce cas prcis). Cest en admettant lchec du systme mdical occidental dans les colonies que lon serait pass dun systme individualis une mdecine prventive de masse (moins coteuse et mieux adapte la situation coloniale) et que lon aurait reconnu la mdecine tropicale comme une spcialit part entire. Chiffoleau analyse, quant elle, la manire dont les colonisateurs percevaient lgypte dun point de vue mdical (comme un foyer dpidmies contenir), et comment les mdecins gyptiens ont russi se librer de la dpendance vis--vis du colonisateur et saffirmer comme la seule comptence lgitime dans le domaine de la sant de leur pays. Enfin, Bocquet, dans un article trs mdical , discute de lhypothse de la transmission des arbovirus de manire transovarienne chez les moustiques. La deuxime partie du livre traite des campagnes de prvention sur le terrain, et du mythe de lradication des maladies. Lowy analyse le rle jou par la Fondation Rockefeller dans la lutte contre la fivre jaune au Brsil. Alors que cette fondation se glorifie de ses succs en laboratoire et de la mise au point dun vaccin, la vaccination grande chelle ne sest pas rvle suffisante, et lradication de la fivre jaune na pu tre possible que grce la lutte sur le terrain contre les moustiques (qui a englouti la plus grande partie du budget). Lauteur analyse trs finement les conditions qui ont permis cette fondation de travailler de manire indpendante du gouvernement tout en bnficiant de fonds publics, ainsi que les mthodes critiquables quelle a employes pour arriver ses fins. Larticle suivant
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(dIzmailova) souligne la manire dont lURSS, force de volont politique, de moyens financiers, mais aussi de mthodes totalitaires, a russi mettre sur pied un systme de contrle pidmique trs efficace dans la lutte contre la peste et la malaria. Lefebvre tudie les diffrentes tendances ayant influenc la politique de sant de l0rstom (son pass colonial, sa collaboration avec les militaires, linfluence du tiers-mondisme, les critiques de la droite et la drive humanitaire). Dans la troisime partie, intitule Unit et diversit de la mdecine , Texera-Arnal nous dcrit les avatars lis la cration dun institut de recherche au Venezuela. Obregon tudie la construction sociale de la lpre en Colombie et montre comment les mdecins ont mdicalis cette maladie pour professionnaliser leur statut, puis comment la lpre a t banalise et vue comme une consquence de la pauvret afin deffacer limage ngative quelle donnait cette nation en qute de lgitimit internationale. Gunel souligne linteraction entre la mdecine sino-vietnamienne et la biomdecine au Vietnam, partir notamment de la diffrence de cot entre les deux mdecines, et de linfluence de la guerre du Vietnam et du nationalisme dans la promotion de la premire. Enfin, Mazar explique les fondements de la mdecine ayurvdique, son importance en Inde, et les principales diffrences entre ce systme et la bio-mdecine. Dans la dernire partie, Moretti se demande qui doit revenir la proprit des savoirs traditionnels forms au cours des sicles par une longue srie dexpriences et de transferts de connaissances, et qui sont susceptibles dtre rcuprs (et rmunrs) par lindustrie pharmaceutique (lexemple de la quinine tant le plus connu). Aujourdhui, la proprit intellectuelle revient au premier qui traduit le savoir en langage scientifique , mais linformateur local, lethnie ou la nation ne devraient-ils pas recevoir leur part des retombes conomiques venant de leurs savoirs traditionnels ? Enfin, Cabalion explique lintrt et les fondements de lethnopharmacologie en illustrant son propos par lexemple de Vanuatu. Le livre se clture par une table ronde au cours de laquelle plusieurs personnalits scientifiques discutent de diffrents problmes lis la
recherche et aux politiques de sant dans les pays sous-dvelopps. On y dbat notamment du manque de volont politique et de moyens financiers, de la difficile application des rsultats de la recherche sur le terrain (ou de la difficile interaction entre science et coopration), de la continuit de tout programme de sant ou de recherche, de la formation des chercheurs et de la mise sur pied de rseaux de collaboration, de la question du droit la sant, et enfin du rle que devraient jouer les chercheurs et les pays du Nord. Un des grands mrites de cet ouvrage est comme son titre lindique danalyser la fois les aspects mdicaux et les systmes de sant, cest-dire de jeter un pont entre le point de vue des mdecins et celui des usagers, ou encore entre une science de laboratoire qui fut longtemps (et reste encore ?) une arme idologique de la colonisation, et lexprience humaine ou les problmes qui se posent sur le terrain. Diffrents articles du livre montrent bien comment le discours soi-disant rationnel de la biomdecine est en fait une construction culturelle occidentale (construction spatiale de la mdecine tropicale, mythe de lradication des pidmies, mthodes dictatoriales pour imposer un modle de prvention culturellement spcifique, stigmatisation des lpreux, etc.), et comment son message universaliste se heurte non seulement dautres conceptions culturelles, mais aussi des ralits sociales complexes (manque de volont ou de cohrence politique, manque de moyens, etc.). Le dcalage entre mdecine et sant se retrouve aussi dans la diffrence entre une mdecine de pointe pour privilgis et un systme de sant publique sadressant au plus grand nombre, ou encore dans le ncessaire quilibre entre une mdecine curative et un systme de sant publique donnant plus dimportance la prvention. Ces problmes montrent bien la difficile adaptation du modle biomdical occidental lchelle mondiale, et permettent de douter de sa prtention luniversalit. Ce livre pose donc dimportantes questions, mme si on peut regretter quelles soient plus clairement formules dans lintroduction que dans les articles eux-mmes. Ceux-ci touchent des sujets trs diffrents, tout en adoptant divers points de vue (un point de vue purement mdical ou au contraire trs critique vis--vis de la biomdecine). Il est louable que
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louvrage ait pu runir une telle pluralit dapproches, mais il est un peu dommage que cela se soit fait sans fil conducteur cohrent dans les diffrents exposs (ce qui les rend difficile relier les uns aux autres) et que le lecteur soit oblig de tirer lui-mme ses propres conclusions. Quentin Gausset Cahiers dtudes Africaines XXXIX (1), 1999 _______________
Harriet NGUBANE, Body and Mind in Zulu Medicine. An Ethnography of Health and Disease in Nyuswa-Zulu Thought and Practice, Londres, Academic Press, 1977, xvi + 184 p.
Lanthropologie mdicale na suscit jusqu prsent quun nombre relativement restreint de travaux et cette raret nest pas fortuite, car ce nouveau domaine de recherche soulve des difficults dordre mthodologique : est-il possible de constituer le bien-tre et la maladie en objets autonomes, sans quils se diluent dans une monographie gnrale de la socit considre ? Lanalyse des reprsentations du mal-tre oblige, en effet, rendre compte au moins du symbolisme, du systme de normes et dinterdits, de lorganisation de la parent. En donnant ici un tableau cohrent des catgories de maladie, de symptme et de cure chez les Nyuswa-Zulu, H. Ngubane a contourn cet obstacle avec lgance. Membre de la communaut tudie, de formation mdicale, elle fut llve de E. Krige luniversit du Natal, puis Cambridge, de E. Leach et de M. Fortes dont les influences sont ici manifestes. Les travaux de M. Fortes sur les groupes de filiation unilinaire et sur la filiation complmentaire et, plus gnralement, ceux des anthropologues britanniques forment le cadre thorique de cet ouvrage.
Les Nyuswa-Zulu sont une socit lignagre forte accentuation patrilinaire ; la rsidence est virilocale. Le principe de patrilinarit se rvle fondamental pour la comprhension de la nature de la maladie et de ses effets spcifiques. Chez les Zulu comme dans de nombreuses socits africaines, les tiologies de la maladie renvoient trois sries de causes : la sorcellerie, la colre des anctres, la pollution . Toutes trois sinsrent dans la logique de la patrilinarit et des rapports hommes-femmes quelle induit. Ces facteurs bien connus prsentent cependant certaines particularits chez les Nyuswa-Zulu : contrairement aux affirmations de M. Gluckman, il semble que la notion de witchcraft soit absente des schmes de pense zulu ; seules coexistent trois formes de sorcery : de nuit , de jour et de lignage. La femme ny est pas, comme ailleurs, troitement associe, puisque la sorcellerie de nuit et de lignage les plus dangereuses sont exclusivement le fait des hommes (sont accuss les chefs de concession et les individus dont la russite sociale est trop arrogante). Lintention critre de la sorcellerie consiste toujours dtruire lquilibre fragile dune personne avec son environnement et de provoquer la mauvaise fortune. Exprimant le dsquilibre entre la solidarit du groupe agnatique et le processus de segmentation, la sorcellerie suit les lignes structurales de lorganisation sociale zulu. Les maladies envoyes par les anctres sont galement l idiome des rgles dalliance : elles sanctionnent toujours des manquements aux obligations rituelles du mariage. Anctres maternels et paternels marchandent leurs droits aux dpens de lenfant, car cest seulement par ce moyen quun patrilignage peut atteindre le patrilignage alli. Dans le sillage de J. Goody et de M. Fortes, H. Ngubane montre quaucune bienveillance intrinsque nest ncessairement attribuable aux anctres maternels dans une socit patrilinaire. Les anctres ne sont pas pour autant mchants : la maladie doit tre interprte dans les termes dune pure relation contractuelle entre lignage preneur et lignage donneur, o lpouse, dpourvue de responsabilit, est impuissante corriger les effets du nonrespect de la rciprocit. Tandis quelle ne joue vis--vis de la sorcellerie ou des anctres quun
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rle mineur, la femme est, par excellence, le lieu de la souillure lie la naissance et la mort. La femme est le pont , le passage oblig, entre le monde des vivants et lautre monde (celui do lon vient et o lon retourne) et par l elle a le privilge de la divination, ainsi que fait remarquable de la conduite des funrailles. Lien entre un patrilignage et un autre, sa position est la fois marginale menace pour lintgration du groupe agnatique et centrale en tant que mre. Le traitement de la maladie fait lobjet dune brillante analyse structurale du symbolisme des couleurs, o lon retrouve la triade noir-rouge-blanc, prsente dans lensemble de laire bantu. Ainsi sont prcises les recherches de V. Turner propos de la couleur rouge en particulier : H. Ngubane dmontre quelle connote la transformation et la transition, ce qui tait implicite dans les donnes ndembu. Dans un style anthropologique classique, cette tude dcrit avec clart la complexit des rapports entre lordre des reprsentations et les tensions de la structure familiale. Son plus grand mrite rside dans la mise plat des paradoxes entrans par la double position de la femme : de subordination lgale et de contrle des agents surnaturels de la fcondit. En montrant que dans une socit patriarcale cest finalement la femme qui occupe le centre de la scne familiale, cet ouvrage nous permet de mieux saisir lambigut du statut fminin dans ce type de socits. Nicole Sindzingre Cahiers dtudes africaines 69-70, 1978 _______________
Bonnie Blair OCONNOR, Healing Traditions. Alternative Medicine and Health Professions, Philadelphia, University of Pennsylvania Press ( Studies in Health, Illness and Caregiving ), 1995, 287 p., append., gloss., bibl., index, fig., tabl.
Ethnologue et folkloriste amricaine, Bonnie Blair OConnor nous propose une double rencontre (que le sous-titre de louvrage voque plus prcisment que le titre) : du chercheur avec les mdecines alternatives, dune part, et de celles-ci avec les acteurs et le savoir de la mdecine conventionnelle, dautre part. La rencontre entre ces mdecines apprhende partir dune exprience de la maladie dans la communaut hmong de Philadelphie et des choix thrapeutiques dhomosexuels infects par le virus du sida dcline plus un systme de complmentarit et de cohabitation quun ensemble doppositions irrductibles. En dautres termes et il sagit l de la thse centrale de louvrage , les individus, dans leur recherche de soins, dcrivent et, parfois mme, encouragent des rapprochements plus quils ne marquent de distance entre recours conventionnels et alternatifs (ou encore non conventionnels, vernaculaires). Dans le premier chapitre, lauteur tente de dgager les spcificits des deux grands systmes thrapeutiques en prsence. cet gard, autant la dfinition originelle de la mdecine vernaculaire btie sur un corpus de croyances issues dun groupe ou dune culture constitue un lment de distinction davec la mdecine conventionnelle, autant celle se rfrant au vernaculaire comme ce que les gens font effectivement quand ils sont malades ou quand ils veulent prvenir la maladie , par opposition ce quils sont supposs faire ou devoir faire dans un cadre standardis (celui de la mdecine conventionnelle) (p. 6), nest gure convaincante dans la mesure o le systme de soins officiel nexclut ni les initiatives individuelles ni une certaine autonomie de dcision du patient. De mme, laffirmation selon laquelle les diffrents systmes de soins vernaculaires se proccupent davantage de lefficacit de leur thrapeutique que dune quelconque rflexion sur les modalits de leur fonctionnement ( comment et pourquoi cela marche-t-il ) prend insuffisamment en considration le dsir du patient de sinterroger en cas dchec sur les raisons de la faillite du traitement propos. Cela tant, le propos introductif de B.B. OConnor a le mrite de
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contester, sur deux questions essentielles, certaines ides reues relatives aux dterminants du recours aux mdecines alternatives. Elle montre ainsi que lon ne peut attribuer la qute de soins alternatifs aux seules minorits ethniques ou aux catgories dmunies ou marginales de la population. Par ailleurs, dans la logique de la complmentarit voque ci-dessus, il apparat que la prsence de structures de soins modernes ne dbouche pas sur une moindre frquentation des mdecines alternatives. La longue analyse des rponses apportes par une famille hmong la maladie de lun de ses membres nignore certes pas les ressorts culturels des dcisions (le refus dune transplantation du foie, sige de lme, par exemple), mais les replace dans des stratgies qui dbordent largement les positions de cette communaut. Ainsi, limportance de la concertation familiale dans les choix thrapeutiques et la volont de maintenir la fonction daccompagnement des recours conventionnels dans les soins de type traditionnel ne sont nullement le fait des seuls Hmong. Sur ce dernier point, les rponses des homosexuels sropositifs sont exemplaires dun ensemble dexigences thrapeutiques qui, conjointement, favorisent le dveloppement de pratiques vernaculaires (mdecine par les plantes et mdecine traditionnelle chinoise, approche nutritionnelle, homopathie...) utilises par 30 40 % dentre eux et obligent la mdecine conventionnelle accepter leur prsence. Prsence dautant plus efficace quelle sappuie sur une grande exprience des moyens dinformation modernes leur permettant de se poser en vritables experts des traitements du sida, au point dtre en mesure de discuter des protocoles thrapeutiques avec les chercheurs qui les laborent (p. 144). Or, si limage dune maladie affectant essentiellement les homosexuels blancs volue, lauteur constate que les malades les plus marginaliss issus des communauts noires ou hispaniques ont difficilement accs linformation et que ce sont ces groupes qui ont le moins recours aux mdecines alternatives (pp. 154-155). Ds lors, les avances sociales et politiques provoques par la raction de la communaut homosexuelle blanche (notamment celle de SanFrancisco) face au sida et illustres par les relations indites noues entre systmes mdicaux conventionnels et vernaculaires doivent tre relativises face laggravation de lpidmie dans des populations qui nont ni
bnfici ni t lorigine de ces changements. Au premier rang de ces transformations figure la capacit du malade prendre des initiatives, effectuer des choix et se prsenter comme un consommateur et non comme un simple patient ayant une autorit sur sa sant (p. 161). Face lui, le mdecin sapparente dsormais plus un consultant, un expert dont on peut couter mais aussi, et surtout, choisir les recommandations ( consumerism is based on choice , p. 148). Un tel remodelage de la relation du patient au mdecin et son traitement oblige porter un regard nouveau sur les phnomnes de non-compliance , cest-dire le manque dassiduit, voire labandon par le malade de son traitement. Loin de constituer une anomalie ou une dviance, cette attitude traduit en effet la capacit du malade procder des choix raisonns (p. 175), dbarrasss de ce que lauteur appelle avec quelque exagration l arrogance , l ethnocentrisme ou la volont du corps mdical d imposer ses choix (p. 180). Malgr un ton parfois excessif dans sa dnonciation du pouvoir mdical conventionnel, le dernier chapitre reprend lide certainement gure originale mais quil nous parat utile de souligner nouveau selon laquelle les progrs de la mdecine et de lducation ne seffectuent nullement au dtriment des systmes de soins populaires . lappui de ce constat, le principal mrite de louvrage est son souci constant danalyser les rapports entre systmes mdicaux partir des expriences individuelles de la maladie (p. 173). Signalons enfin la prsence dannexes conues comme des guides pour mener des recherches sur les systmes de sant. Complte par une bibliographie de plus de six cents titres, une telle proccupation pdagogique destine aux tudiants, chercheurs ou praticiens demeure encore fort rare dans les ouvrages danthropologues francophones. Laurent Vidal LHomme 140, 1996 _______________
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Emiko OHNUKI-TIERNEY, Illness and Healing among the Sakhalin Ainu. A Symbolic Interpretation, Cambridge, Cambridge University Press, 1981, 245 p., index, bibl., ph.
Tous les atouts sont l : Emiko Ohnuki-Tierney connat bien les Anous (personnellement et travers les sources japonaises) ; elle a beaucoup lu ; lethnographie anoue est originale et rare, les lectures bien choisies ; le thme de la maladie et de la gurison est riche en ouvertures, et ltude de la pense symbolique au cur de la rflexion anthropologique ; enfin lauteur a apport un soin mticuleux son travail. Pourtant... de la lecture de ce livre on sort gn : respectueux mais du. La premire phrase place au premier rang des objectifs de louvrage le propos thorique : faire le bilan des conceptions du symbolisme (anthropologie symbolique, linguistique, mdicale, structuralisme) et suggrer de nouvelles voies. En second vient le souci de contribuer lethnomdecine. Au troisime rang seulement se situe ltude des Anous, chasseurs-collecteurs, tels que les rvle leur conception de la maladie. Le livre est bti en deux parties, la premire consacre aux donnes anoues, selon lide que lauteur se fait du symbolisme (chap. 1 6) ; la seconde (chap. 7 10) une rflexion thorique la fois gnrale et applique aux matriaux rassembls dans la prcdente. Le dernier chapitre traite du chamane anou et cinq appendices apportent de prcieuses indications ethnographiques et historiques. Mis part ce chapitre et les appendices qui se veulent surtout descriptifs, les matriaux soumis analyse sont finalement peu nombreux, tant sont grands les scrupules de lauteur sonder les prsupposs de sa dmarche, scrupules qui par ailleurs entranent quantit de rptitions des mmes donnes, annonces dans lintroduction ; prsentes, reconsidres titre dexemples mthodologiques ou thologiques, voire rappeles dans les rsums (au demeurant bien faits et fort utiles) qui viennent clore chaque chapitre.
Cest chez les Anous originaires du sud de lle de Sakhaline (leur nombre au XXe sicle est valu entre 1 200 et 2 400) mais dplacs la fin de la Seconde Guerre mondiale dans le nord de lle japonaise dHokkaido que lauteur a enqut, et cest leur vie traditionnelle Sakhaline quelle se rfre : vie de chasse collective au phoque pour les hommes, et de cueillette, collective galement, pour les femmes, mene lt sur le rivage, lhiver dans lintrieur des terres, en trs petits groupes (souvent une seule famille nuclaire) trs disperss ; le mariage a lieu avec la cousine croise bilatrale, la rsidence est virilocale et lhritage unilinaire ; lautorit est partage entre un chef de village (non hrditaire), son assistant, un messager et un deity-headman (dont ne sont prciss ni les rapports avec le chamane ni le rle exact lors des rites collectifs). Les Anous possdent plusieurs termes pour dsigner le mal ou la douleur, mais aucun ne peut tre tenu pour gnrique ni mme ne sapplique exactement aux deux grandes catgories de maladies dgages par lauteur : maladies habituelles et maladies mtaphysiques . Les premires sont dfinies par leurs symptmes, leur tiologie tant ignore ou indiffrente ; leur identification et la cure sont standardises ; elles ne font intervenir aucune dit et impliquent lusage de remdes concrets (souvent en rapport avec le symptme qui les caractrise, comme la poudre de crne de chien pour soigner le mal de tte de chien ). Lauteur en slectionne deux types qui se prtent particulirement lanalyse taxonomique : les maux de tte (au nombre de 10, dont 4 nomms daprs des animaux terrestres et 3 daprs des animaux marins) et les furoncles ou boutons (au nombre de 9, dont 5 associs des animaux terrestres et 4 des animaux marins). Cette taxinomie reproduit lopposition terre/mer, fondamentale dans lorganisation de lespace anou, et qui soutient celle du sec et de lhumide ; ainsi les furoncles portent-ils des noms danimaux terrestres lorsquils nont encore ni tte ni contenu liquide, et ensuite des noms danimaux aquatiques ; plus gnralement, limage du corps humain est associe celle de lunivers, et des phnomnes climatiques comme la scheresse ou lexcs de pluie sont formuls en termes de maladies (p. 58). Mais cest propos des maux de tte que lauteur montre le mieux laspect sensoriel de la perception de la
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maladie : le mal de tte de lours fait le bruit des pas de lours, celui du crabe rappelle les morsures de crabe, faibles mais incessantes, etc. ; par ailleurs, les maux de tte associs des animaux marins saccompagnent de refroidissement et de frissons dont sont exempts ceux associs des animaux terrestres. Cette classification, fort intressante, a toutefois deux dfauts : elle ne vaut que pour 9 des 106 maladies rpertories, dont bon nombre, reconnat lauteur (p. 146), restent hors catgories ; par ailleurs, lopposition terre/mer qui lui sert darmature ne recoupe gure, de son propre aveu (p. 144), celle entre sacr et profane quelle prsente pourtant comme fondamentale dans la pense anoue. Les maladies mtaphysiques sont dfinies en termes tiologiques et impliquent lintervention de dits ; lidentification et la cure incombent au chamane. Le terme mtaphysique est choisi pour viter celui de surnaturel qui, selon E. Ohnuki-Tierney, risque dinduire en erreur, car les dits qui envoient ces maladies, ours, loup, soleil, etc., sont autant dtres naturels (pp. 37, 63). Ne serait-ce pas l prcisment une bonne raison demployer le terme surnaturel , dont le concept comprend celui de nature tout en le dpassant ? Dailleurs, on ne voit pas pourquoi mtaphysique convient mieux puisque sa racine grecque signifie nature et que son prfixe dnote, dans les nologismes scientifiques, ce qui dpasse, ce qui englobe . Quoi quil en soit, ces maladies nont en commun que leur cause : provenir dune dit . Il peut sagir dpidmies aussi bien que de maladies organiques individuelles ou de folie, et mme dune banale coupure ds lors que celle-ci est inflige par un ours (p. 41). Il est regrettable que lauteur ne nous dise pas ce qui justement conduit imputer cette coupure un ours. On regrette surtout quelle napprofondisse pas lanalyse de ces tres mtaphysiques dits , esprits, simples mes aux contours mal dfinis, dont on apprend finalement (pp. 83-84) quils sont perus comme humains, vus comme tels par les saints hommes (sagit-il seulement des chamanes ?), mais quils prennent une apparence animale pour rendre visite aux Anous, quils peuvent possder les humains, les sanctionner, etc. (p. 66). Citons ple-mle quelques-unes des informations les plus intressantes
qui parsment louvrage, mais ne sont pas reprises dans le schma interprtatif gnral : le rle que jouent, dans la prvention des maladies, les ans mles, rcitant des pomes piques o les hros triomphent des dmons (pp. 63-64) ; lorigine ncessairement trangre des actes de sorcellerie (p. 79) ; le caractre non punitif de la socit anoue qui cherche rintgrer ses coupables et ses fous (pp. 70-71) ; la description des rites de cure chamaniques (pp. 73-76) qui fait apparatre le chamane comme possd par ses esprits, et signale la prsence ncessaire dun vieillard, appel celui qui coute , pour interprter les paroles de lesprit profres par le chamane ; enfin maints dtails sur laccs la fonction chamanique, le pouvoir de politicien cach (ou, si lon veut, inavou, covert politician) quil exerce sur sa communaut en dsignant les transgressions que les dits et esprits sanctionnent de maladies (chap. 11). Mais le principal propos de E. Ohnuki-Tierney, on la dit, est ailleurs ; son projet thorique a un double objectif : mettre au jour des classifications symboliques et les interprter. Cest le premier quelle atteint le mieux, la fois parce quun got manifeste la porte vers la formalisation et parce que les mthodes sont ici susceptibles dune application systmatique qui semble la rassurer. Cependant, au terme du chapitre 10 o elle examine dun il critique lhypothse de Sapir-Whorf quelle utilise implicitement et les principes des ethnosciences, elle conclut la fois quil y a peu en attendre et que ce peu mrite leffort, mais quen des domaines complexes, la religion par exemple, mieux vaut recourir lethnographie classique (et le lecteur de se dire quil faut peut-tre se rsigner ce que lethnographie ne soit pas scientifique et en faire quand mme !). On lui saura gr nanmoins dattirer lattention sur les aspects motionnel et sensoriel de la perception des maladies, en gnral aborde exclusivement sous laspect cognitif, mme si, tout en dplorant labsence de thorie et de mthode leur sujet, elle en traite elle-mme fort peu. Quant la vise interprtative, elle prend sa source dans la lecture de bon nombre dauteurs, tels Douglas, Turner et Lvi-Strauss, dont E. OhnukiTierney retient avant tout le principe des oppositions binaires. Elle propose en effet une interprtation des donnes anoues partir dune articulation
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entre trois couples : sacr/profane, nature/culture, homme/femme. Le sacr est ngatif, source de maladie et de dsordre, et cest le profane qui rtablit lordre ; or le profane est reprsent par les femmes puisque ce sont surtout elles (ou des hommes diminus) qui sont chamanes et associ la culture, puisque ce sont les femmes qui cuisinent. ct de ce systme chamanique non formalis , cest--dire soumis non des rgles explicites mais aux alas des pratiques individuelles, en existe un autre fond sur les rites collectifs qui sont entre les mains des hommes, dtenteurs du pouvoir et de lidologie formaliss o sinversent les valeurs de maints symboles. Mais ce schma nglige trop de donnes : le fait que les dits ne sont ngatives que si elles sont offenses (p. 82) (quand ce nest pas le cas, quelle est alors la source du dsordre ?) ; celles relatives au rle des hommes dans la prvention des maladies (rcits piques) ou dans la cure chamanique (interprtations des paroles) ; le caractre gnralement mle des chamanes dans dautres socits anoues, etc. Si cette interprtation suscite damples dveloppements, elle npuise pas la matire, non seulement parce quelle nest par endroits quune paraphrase de lexgse indigne, mais surtout parce quelle se fonde sur un classement ordonn des lments et non sur une vritable analyse de leurs relations. Aussi ne peut-on vraiment partager la thse soutenue ici : lavantage analytique que prsente la coexistence, dans une mme socit, de plusieurs systmes symboliques en loccurrence un systme o la nature et le sacr sont associs la femme, et un autre o ils le sont lhomme (lapparente contradiction de cette proposition ne tient-elle pas au niveau o se situe ce que lauteur appelle systme ?) , ou la cl que constitue ses yeux la mise en rapport de procdures formalises ou non de contrle social avec des modes symboliques galement formaliss ou non, entre lesquels les valeurs sinversent (on nest pas convaincu du rsultat et on aurait souhait, par exemple, que soient creuses les notions de formalisation, du caractre officiel et collectif dun rite les cures chamaniques en sont un leur manire , et que le critre invoqu soit opratoire pour lensemble des relations entre ces deux types de pouvoirs). Le lecteur a finalement limpression que E. Ohnuki-Tierney est prisonnire dun carcan mthodologique qui donne par endroits son
ouvrage des allures de manuel, fait tourner court les chemins entrouverts et strilise les riches donnes anoues ; il reste la recherche dune thorie perdue et se console avec lethnographie. Roberte Hamayon LHomme 101, 1987 _______________
Marie-Ccile et Edmond ORTIGUES, dipe africain, Paris, Plon, 1966, 335 p., 17 ill.
Cet ouvrage riche et original, issu de la collaboration dune psychanalyste et dun philosophe, ne manquera pas dattirer lattention des ethnologues. Il repose en effet de faon indite le problme de luniversalit du complexe ddipe et, par la mme occasion, des rapports entre la psychanalyse et lanthropologie sociale ; il a en outre le mrite de sappuyer sur une pratique dont les circonstances et les limites sont exposes minutieusement. Pensant que la pratique de lanalyste, contrairement celle de lethnologue, lui interdit de se poser en demandeur, les auteurs sen sont tenus aux cas qui se prsentaient la consultation de psychologie du Centre de Fann Dakar. Ltude porte sur 178 dossiers de psychothrapies de garons dge scolaire. Le second chapitre est consacr la thorie. Freud y est repris la lumire de la lecture quen propose J. Lacan et, travers ce dernier, des conclusions de C. Lvi-Strauss sur la prohibition de linceste et lalliance. Dans cette perspective, si linconscient consiste en reprsentations dfinissables par leurs relations rciproques comme des units signifiantes, alors la mthode danalyse relve dune logique des structures galement valable pour la psychanalyse et les sciences sociales (p. 59). Ainsi les thmes dipiens sont-ils envisags non comme un simple ensemble
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dattitudes psychologiques, mais comme des effets structuraux axs sur le problme de larticulation logique entre rgles dalliance et rgles de filiation. En rsum, le complexe dOedipe est lensemble des transformations qui font passer lenfant dune relation primordiale avec sa mre une relation privilgie avec son pre. Il a deux versants : la sduction incestueuse de la mre et le meurtre fantasmatique du pre... Entre les deux versants la transformation seffectue par langoisse de castration (p. 90). Et ailleurs : Le symbolisme de la castration est aussi universel que linterdiction de linceste, car il sagit dans les deux cas de la mme chose : lorgane de la gnration est soustrait larbitraire individuel, et il est demble marqu dune dette dalliance... Il faut partir de cette racine de la symbolisation quest la symbolisation des racines de la vie, car autrement il ny aurait pas de place , pas de scne o les personnages puissent prendre position , (p. 85). Ainsi, le reproche que lon peut faire Malinowski, cest de sen tenir aux personnages et de se priver ainsi du cadre conceptuel ncessaire pour pouvoir passer du schma occidental celui des Trobriands ; et Luc de Heusch (Essais sur le symbolisme de linceste royal en Afrique, Bruxelles, 1958), quoiqu un degr moindre, de raisonner sur les termes plutt que sur leurs relations. Luniversalit du complexe dOedipe tant en quelque sorte postule par cette position thorique, le problme reste de savoir si lon pourra rendre compte des variations observables dans des socits trs diffrentes de celle o sest labor ce modle. Lanalyse des donnes cliniques recueillies Dakar montre que la rfrence au pre et les ressorts dipiens sont prsents, mais aussi que la rsolution du complexe seffectue selon dautres voies. On ne substitue pas au pre un autre personnage, mais sa position diffrente au sein de la structure familiale et de la socit globale implique un dcalage gnral ; en schmatisant, il apparat que la sexualit est ici affaire du groupe, problme familial plus quindividuel ( le phallus collectif ), et que la fonction symbolique du pre, lgislateur et rival, est tenue par les anctres (symbolisme de larbre palabres), ce qui rend impossible tout affrontement direct ( lanctre ingalable ) lagressivit est donc systmatiquement dplace sur le groupe des frres ( le drame de dpasser les frres ). Mais ces pulsions agressives ne sont pas assumes titre personnel ; elles
sont projetes et inverses dans des ractions perscutives, et non intriorises sous forme de culpabilit comme cest le cas le plus frquent en Europe. Paralllement, les auteurs constatent le peu dimportance des investissements du stade anal ; il ny a presque jamais dobjets intermdiaires dans les rapports avec la mre, dans les jeux entre enfants, ni dans les relations de rivalit qui sorientent moins vers la recherche dune sanction objective travers des ralisations que vers la pure affirmation dun statut, la construction dune image de soi prestigieuse. La proximit des niveaux oral et phallique apparat dans la frquence des rgressions la fois profondes et rversibles. Si de nombreuses gurisons surprenantes sortent ainsi du cadre de lexprience clinique europenne, cest que ces positions et ces processus sont eux-mmes replacer dans le champ des ressources combinatoires offertes par le symbolisme mis en uvre quotidiennement par les Wolof, les Lbou ou les Srre. Devant un dsordre psychologique, on a traditionnellement le choix entre trois modles dinterprtation, tous de type perscutif, et donc entre trois genres de thrapeutiques : a) ou bien il sagit dun cas particulier du culte familial des esprits ancestraux (rab en wolof, pangol en srre) ; de nombreux symptmes peuvent signaler la prsence dun rab dans un individu ; il sagira dabord pour le malade, avec laide du devin-gurisseur et de diverses pratiques (transes, coups), de nommer lesprit qui lhabite ; puis le malade se couchera pour tre enseveli rituellement aux cts de lanimal du sacrifice (chvre ou buf) et asperg de son sang ; vient ensuite lopration complexe de lrection, ou plutt de lenracinement de lautel o le nouvel initi rendra son culte au rab sorti de lanonymat. Plus tard, divers initis pourront se runir pour participer des danses qui durent plusieurs jours et sont marques par des crises de possession (le ndop wolof et lbou) ; b) ou bien il sagit dun cas de perscution par un sorcier qui cherche manger lme ou la vie du malade et il faudra alors, pour dissoudre cette relation mortelle, russir identifier le sorcier et le faire avouer ;
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c) ou bien, enfin, le malade est victime de pratiques magiques exerces par des gens envieux et ce sera le marabout musulman qui indiquera les contre-oprations effectuer et confectionnera les amulettes que le malade devra porter sur soi pour sassurer une protection efficace. Plusieurs facteurs jouent dans lorientation du choix : non seulement le type de symptmes ou le contenu mme du dlire, mais aussi le degr dacculturation du milieu familial. travers lanalyse dtaille de plusieurs cas, les auteurs montrent que linterprtation par les rab se rattache aux vieilles religions locales et est favorise par les lments les moins acculturs du milieu (les femmes plutt que les hommes, les vieilles gnrations plutt que les jeunes), que ses thmes peuvent tre utiliss tous les niveaux de structure de la personnalit (oral, anal, gnital) et quen rsum se dire tourment par les rab quivaut se sentir invit resserrer les liens avec ses ascendants (p. 65). Linterprtation par le maraboutage , en revanche, se rattache lislam et lclatement des socits traditionnelles ; elle met en forme de faon privilgie les fantasmes du niveau gnital (affrontement, impuissance, russite et chec) et quivaut exprimer une angoisse de castration (p. 66). Enfin, linterprtation qui se rfre aux sorciers, et qui apparat rarement isole, correspond nettement au niveau prgnital oral, mais na pas la mme fonction selon quelle se trouve en opposition avec lun ou lautre des deux premiers modles. De toute faon, la position perscutive est la norme, est rgulatrice des rapports sociaux (p. 73), et cest lintrieur mme de cette position quil sagit de distinguer le normal et le pathologique. De mme, la profondeur des rgressions ne peut tre jauge selon la mme chelle quen Europe. Les auteurs proposent alors dutiliser directement les signifiants propres la civilisation du malade au lieu de procder seulement par comparaison avec les modles culturels europens (p. 74). Ils sont donc consquents avec eux-mmes lorsquils font perdre aux rfrences quils apportent en tant que thrapeutes europens, la spcificit de leur contenu au profit de formes plus gnrales et lorsquils laissent entendre, au passage, que le complexe ddipe est universel dans lhumanit en tant quil dfinit les conditions minima de structure en de desquelles on ne trouve plus que la folie (p. 223).
Beaucoup dautres hypothses, parfois contestables (sur le problme du mal et lavnement de lindividualit), mais toujours stimulantes, sont avances au cours de louvrage. Cependant, la position do elles sont mises est minemment paradoxale ; les auteurs la dcrivent bien mais ne sy attardent peut-tre pas assez : puisque les psychanalystes doivent attendre la demande du patient, leur modle dinterprtation et leur thrapeutique sont mettre, au point de vue pratique, sur le mme plan que les trois autres. Ds lors, ou bien le patient adoptera pleinement ce nouveau type de cure et cest, comme on nous le dit dailleurs, quil est assez accultur pour avoir pu rejeter lessentiel des rfrences traditionnelles ; ou bien la consultation psychiatrique ne fera que se surajouter superficiellement aux autres, qui restent seules pertinentes, et lanalyste en sera rduit la position dobservateur. Mais cette position est alors aussi vacillante que privilgie car, si lcolier quon amne lhpital de Fann reste trs loign des positions europennes [...] le problme devient plus social que psychologique [...] les positions peuvent tre extrapoles et vrifies par labord ethnologique, mais elles ne peuvent plus tre observes dans une situation analytique (p. 93). Le psychanalyste ne peut donc jamais sortir compltement de sa culture et doit passer la main lethnologue. Quen est-il alors de ses modles ? Ils pourront, nous semble-t-il, devenir trs utiles lethnologue condition que celui-ci accepte de les remettre lui-mme lpreuve ; car, si lon se prend souvent au cours de cet ouvrage regretter labsence de certaines prcisions ethnographiques (dfinition du groupe des frres , extension des termes pre , anctres , etc.) prcisions que la littrature consacre ces socits ne fournit dailleurs pas , on est frapp en revanche par labondance de notations subtiles et indites qui semblent familires aux africanistes mais quils ne trouvent gure dans leurs propres publications ; sans doute ne sy sont-ils jamais arrts parce que la problmatique autour de laquelle les ordonner leur faisait dfaut. Pierre Smith LHomme VII, 1967
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Marie-Ccile et Edmond ORTIGUES, dipe africain, LHarmattan, 3e d., 1984, 324 p., annexes, lexique (1re d. 1966).
Paris,
En 1966 paraissait chez Plon un ouvrage capital, dipe africain, de MC. et E. Ortigues. Sappuyant sur une exprience clinique de cinq ans Dakar, les auteurs repensaient entirement la question du complexe ddipe et, partant, de la psychanalyse dans le cadre des socits autres. Il apparaissait que le sujet africain conoit sa vie sur un mode plus discontinu que le sujet europen, la continuit temporelle romanesque tant remplace par la succession anachronique dvnements malheureux provoqus soit par des sorciers, tres universellement mchants, soit par des jaloux, parents ou amis, soit par des anctres insuffisamment nourris , insuffisamment rvrs. Dans cette logique essentiellement perscutoire, le pre apparat inaccessible du fait de sa confusion dj opre avec les anctres morts, et la rivalit se dplace ds lors sur la srie des frres. Des femmes, comme chez Freud, il ne nous tait pas dit grand-chose. La force de louvrage tenait la complmentarit entre les donnes cliniques et une rflexion thorique audacieuse sur la question du complexe ddipe dans une perspective inter-culturelle. Depuis vingt ans, le deuxime chapitre dOedipe africain, Le problme thorique du complexe ddipe , constitue en ce domaine une rfrence indispensable. Or il a disparu de la troisime dition de louvrage qui parat aujourdhui chez LHarmattan. Lont accompagn dans loubli lIndex et les illustrations en couleurs. Cette volution est justifie, nous disent les auteurs, par le dveloppement de leurs recherches depuis vingt ans. Le chapitre en question a t remplac par un chapitre sur lindividualit humaine . On y parle bien encore de linterdiction de linceste et [du] culte des morts , mais la rfrence a cess dtre Freud au profit de David Hume. Quant aux autres
composantes de lindividualit humaine, ce sont le discernement du Bien et du Mal, et anthropologie et biologie . Comment ne pas saffliger dun tel rabaissement thorique ? Comment E. Ortigues, lauteur de Le Discours et le symbole, en est-il venu chercher le secret de ldipe dans les aptitudes , et les dispositions , trouver dans le Bien et le Mal la clef de lOedipe africain ? Les Ortigues sont-ils squestrs dans une gele la fois sombre et sinistre, et obligs de signer des professions de foi empiristes et biologisantes contre un broc deau et un quignon de pain ? La deuxime dition dOedipe africain, sans modification de texte, publie en 1973 dans la collection 10/18 , devrait encore se trouver chez les bons libraires ; nous y renvoyons le lecteur. Paul Jorion LHomme 96, 1985 _______________
Randall M. PACKARD, White Plague, Black Labour, Berkeley - Los Angeles, University of California Press, 1989, 389 p.
Randall M. Packard a crit ce livre pour poser la problmatique suivante : comment est-il possible quune maladie telle que la tuberculose, dont on connat les symptmes, facile soigner et presque compltement radique dans tous les pays industrialiss, demeure un problme grave en Afrique du Sud ? Comment est-il possible que, malgr les sommes considrables dpenses par le gouvernement pour combattre la tuberculose, il y ait chaque anne 50 000 60 000 nouveaux cas ? Pour rpondre cette question, Packard sinscrit la frontire de deux disciplines : lhistoire de la mdecine et lhistoire sociale. Cette recherche, fort bien documente, est laboutissement dun travail de sept annes,
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pendant lesquelles lauteur, pour mieux comprendre, a suivi des cours de mdecine Harvard, et sest rendu plusieurs fois en Afrique australe, o il sest livr un travail darchives important et o il a rencontr des mdecins et des historiens. Cet ouvrage dmontre, sans ambages, que la politique gouvernementale a frein les possibilits de lutter efficacement contre cette maladie : on peut dire, sans trop de rhtorique, que, des fins politiques, des vies humaines ont t sacrifies. De 1870 1980 les cas de tuberculose recenss ont t, en pourcentage, plus frquents parmi les populations africaine, mtisse et asiatique que parmi la population blanche. Packard explique clairement que la gestion du capitalisme industriel et minier et la politique dapartheid ont amplifi certains des facteurs de propagation de la maladie : autres maladies pidmiques, malnutrition, stress, alcoolisme, surpeuplement. Afin de nous faire mieux comprendre les relations entre politique conomique et diffusion de la tuberculose, lauteur retrace brivement lvolution de ce phnomne en Angleterre depuis la premire rvolution industrielle (mais tous les pays industrialiss ont connu les mmes problmes un peu plus tard). Ensuite il analyse dans le dtail le cas sudafricain et ses caractristiques principales. Avant tout, le systme conomique sud-africain sest toujours fond sur le travail migrant : cela a permis la tuberculose de se rpandre des zones urbaines aux zones rurales plus rapidement que dans dautres pays surtout cause de la politique sanitaire des directions des industries et des socits minires qui prfraient renvoyer les travailleurs infects chez eux plutt que les soumettre des traitements longs et coteux. Les travailleurs noirs, migrants ou non, changeaient souvent de lieu de travail. De ce fait, leur organisme saffaiblissant, les anticorps rsistaient moins bien la maladie. Une autre caractristique du cas sud-africain : ce nest que trs tardivement que les travailleurs ont eu la possibilit de protester et de pousser le gouvernement engager les investissements ncessaires pour la
prvention et le traitement de la tuberculose. Typique de lhistoire et de la politique sud-africaine, lexistence des Bantoustans a favoris la diffusion de la tuberculose pour deux raisons : la premire vient du fait que la politique des Bantoustans lgitime le travail migrant ; la deuxime raison est que les Bantoustans imposent des conditions dhygine insuffisantes, et la sous-alimentation est un problme constant. Lconomie sud-africaine ncessitant une main-duvre plus abondante dans les villes a aussi contribu aux ravages provoqus par la maladie. En effet, le systme dapartheid relguait la population noire des villes, qui augmentait considrablement, dans les cits noires ou bien encore dans les champs de squatters , o elle tait de nouveau soumise aux conditions idales de dveloppement du syndrome (hygine dplorable, surpeuplement, sous-alimentation). Ce nest pas par hasard que Packard repre trois moments critiques o lon constate une augmentation trs nette des cas de tuberculose : aprs la Premire Guerre mondiale, quand la phase dexpansion conomique attira beaucoup de travailleurs noirs dans les centres urbains ; pendant la Deuxime Guerre mondiale, quand l influx control dans les villes fut assoupli parce que les industries avaient besoin douvriers noirs pour remplacer la main-duvre blanche enrle dans larme ; et enfin aprs les rformes de 1979 qui ont permis une augmentation de la main-duvre noire stable dans les grands centres industriels. La cration du systme dapartheid a conduit la naissance dune mdecine parallle, ingale dans la mesure o il y avait une pnurie deffectifs et de moyens matriels et financiers pour lutter contre la tuberculose svissant parmi la population noire. Packard se montre particulirement convaincant lorsquil prouve que les thories scientifiques voques par la mdecine sud-africaine officielle expliquant pourquoi la tuberculose touchait plus spcifiquement la population noire sont dnues de tout fondement, car la mdecine na jamais voulu prendre en compte les facteurs socio-conomiques : dabord la thorie
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de la terre vierge (il ny avait pas de tuberculose avant larrive des colonisateurs, donc les Africains navaient pas encore dvelopp les anticorps contre la maladie), puis celle de l indigne habill (les Africains endossaient des vtements de type europen, mais ils ne se changeaient pas quand ils taient mouills, ils taient donc, de ce fait, plus exposs aux maladies, comme par exemple la bronchite chronique, qui diminuait les dfenses de lorganisme et les rendait plus susceptibles dtre contamins), et plus tard la thorie de la rserve saine (la vie la campagne et lair pur tait plus saine, et la population noire tait isole de tout contact avec lextrieur ; mais, ds que les Noirs quittaient leurs rserves pour gagner les villes ou les mines, ils entraient en contact avec des Blancs porteurs du bacille tuberculeux et taient leur tour contamins, tant extrmement vulnrables). Il faut remarquer que lauteur nattaque jamais directement ni le capitalisme industriel sud-africain ni lapartheid : on dcouvre linjustice des deux systmes et on les condamne travers son raisonnement, appuy sur de nombreuses sources, une abondante bibliographie et sur une logique indiscutable. Dans le dernier chapitre, il met en vidence ce qui, premire vue, peut paratre impossible. Si lon se fie aux statistiques officielles, il semblerait que le problme de la tuberculose ait t rsolu durant ces trente dernires annes. Or cela savre totalement faux : au contraire, la maladie sest rpandue car les autorits ne se sont pas encore attaques aux vritables causes de sa diffusion. Nous regrettons que lauteur ne consacre quun seul chapitre la priode la plus rcente (de 1948 1980), alors quil existe sans doute une grande quantit de sources et de tmoignages. Pour cette priode, de nombreux articles circulent, notamment grce aux oppositions politiques et aux mouvements anti-apartheid qui dnoncent le problme de la tuberculose en Afrique du Sud, alors que pour la priode 1870-1948 il existe fort peu de travaux. Packard a donc eu le mrite de faire une synthse critique dune faon intressante et exhaustive sur ltat de la question.
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On a tendance penser la science comme si elle refltait directement la nature elle-mme et comme si lhumanit ne faisait que dcouvrir travers elle cette nature au long des efforts accumuls par les chercheurs au cours de lhistoire. Les tenants de cette position la conoivent donc comme productrice dun savoir universel, rfractaire linfluence des particularits culturelles. Il existe certes un important courant de pense qui va dans un autre sens, mais il demeure bien loin de la vision que les mdecins ont de leur connaissance et de leur pratique. Il y a certes des raisons solides de penser que, pour lessentiel, la mdecine qui sest dveloppe en occident rpond cette image. Mais nestelle que cela ? Est-elle, dans les concepts sur lesquels elle sappuie et dans les jugements qui fondent les diagnostics et les dcisions thrapeutiques, un champ si uniforme, sans intrusions de prsupposs, dinflexions du regard dus la culture ? Si deux mdecins posent deux diagnostics diffrents pour un mme malade, cela ne tient-il qu une erreur de lun deux (voire des deux) ? Des dcisions diffrentes de traitement pour une mme maladie ne sexpliquent-elles que par des diffrences de possibilits matrielles ? Lynn Payer, une journaliste mdicale amricaine, expose dans son livre le rsultat denqutes et dobservations quelle a faites dans quatre pays reprsentatifs de la mdecine occidentale : la France, lAngleterre, lAllemagne et les tats-Unis : quatre pays qui ont un degr de dveloppement mdical et un taux desprance de vie analogues. Sil est vrai, crit lauteur au dbut du livre, que la mdecine dispose dun certain capital de donnes scientifiques, des lments culturels interviennent aussi chaque instant (p. 14). Pour le dmontrer, elle sappuie sur les diffrences quelle a trouves au niveau des diagnostics
poss par les mdecins et des traitements pratiqus dans ces quatre pays : on ninterprte pas de la mme faon les lectrocardiogrammes, on ne donne pas les mmes doses de mdicaments, on ne prte pas la mme gravit divers signes comme lhypotension ou lhypercholestrolmie, etc. Lauteur interprte ces diffrences en les mettant en relation avec des carts souvent considrables dans le systme de valeurs et dans le modle implicite quont les mdecins de chacun des diffrents pays du fonctionnement du corps et des conditions dapparition de la maladie. Ces modles senracinent non dans la science mdicale mais dans les zones les plus profondes de la culture nationale. De multiples exemples qui montrent jusqu quel point, entre le mdecin et la srie de symptmes quil peroit chez son patient, sinterpose un filtre culturel qui est souvent le responsable (plutt quune raison scientifique ) du diagnostic et surtout du choix de la thrapie. Certes, les donnes, en particulier en matire de dcisions thrapeutiques, sur lesquelles se fonde le livre vieilliront vite ; il nen reste pas moins que ce quelles permettent de dceler a toutes les chances de persister dans lusage des futures possibilits dinterprtation du diagnostic et de choix des soins Lobjectif de Lynn Payer nest pas seulement le constat du fait que la culture influe sur la manire dexercer la mdecine mais la mise en relief de la faon dont cette influence sexerce, afin dattirer lattention des mdecins et des patients sur le besoin de relativiser, de manire critique, leur acceptation et leur refus de certaines pratiques mdicales. Odina Sturzenegger Amades 2, 1990 _______________
Jean PENEFF, LHpital en urgence. tude par observation participante, Paris, Mtaili, 1992.
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Avec louvrage de Jean Peneff, nous disposons de la premire tude franaise dun service hospitalier base sur une mthode dobservation participante inspire des prceptes de la sociologie interactionniste. Lauteur a travaill pendant un an comme brancardier bnvole mi-temps dans le service des urgences dun hpital de louest de la France. En suivant la grille dobservation quEverett Hughes formulait pour ses tudiants, il a accumul, dans des notes dobservation prises au cours de cette priode, la base empirique de cette monographie, qui prolonge pour la France la srie dsormais classique des observations de Howard Becker, Rose Coser, Anselm Strauss, Erving Goffman, Eliot Freidson, et Rene Fox sur le travail dans les hpitaux. Le parti pris de Peneff est dtudier lhpital comme une organisation parmi dautres, analysable en termes de sociologie du travail, comme on le ferait par exemple pour une entreprise. Dans cette perspective, la longue immersion de lobservateur participant dans un service est conue comme un moyen de montrer le contenu rel du travail, au-del des strotypes entretenus par les acteurs qui gravitent autour de lhpital (journalistes, ralisateurs de tlvision...), au-del des faades officielles, audel mme des images vhicules par le personnel hospitalier lui-mme lorsquil parle de ce quil fait : Mes deux objectifs prioritaires seront donc la description du contenu rel du travail et les organisations diverses implicites de la coopration entre agents pour atteindre les objectifs quon leur fixe mais quils ramnagent avec laccord ou non de lencadrement (p. 11). Par cet ancrage rsolu dans la sociologie du travail, au carrefour de la tradition interactionniste anglo-saxonne et des tudes franaises sur le travail dans les entreprises (sont notamment cits Crozier, Sainsaulieu, Robert Linhart), Peneff veut sortir ltude du travail hospitalier dune sociologie mdicale dans laquelle elle se trouve selon lui trop souvent cantonne. Bien quil sagisse dune monographie, le livre est donc constamment parcouru dallusions comparatives dautres institutions, principalement avec le travail en usine : lauteur voque souvent les caractristiques du travail dOS propos des aides-soignants et des agents du service hospitalier, il rapproche infirmiers et cadres subalternes , il compare lorientation des malades au dispatching des clients dans nimporte quelle entreprise.
La mthode laquelle recourt Peneff est efficace : grce sa prsence continuelle sur les lieux mmes de laction, il accde des faits qui seraient rests mconnus sil avait utilis des questionnaires, entretiens, ou des documents indignes (statistiques hospitalires, organigrammes, etc.). En loccurrence, ses analyses portent principalement sur le travail des aidessoignants, des agents de service et infirmiers, les mdecins restant plus loigns du poste dobservation que lui confre sa position de brancardier. Le livre est organis selon les chapitres classiques dune monographie en sociologie du travail. Il analyse successivement les conditions de travail , l organisation du travail , la division du travail , les rapports dautorit . Par principe, Peneff est attach rendre compte des comportements, et accorde une attention minimale, voire une mfiance, aux justifications des acteurs sur ce quils font. Mon objectif tait dobserver les comportements, non de recueillir les discours. Je ntais intress que subsidiairement par les dclarations dintention, les strotypes que les travailleurs tendent rpercuter dans la prsentation deux-mmes (p. 10). Il jette donc, dlibrment, une lumire crue sur les actes quotidiens. Il aborde tout dabord les conditions de travail du personnel non-mdecin : le nettoyage des personnes qui arrivent aux urgences, les efforts de manutention, la gestion des rythmes de travail, etc., mettant laccent, par rfrence Hughes, sur le sale boulot , et la manire dont il est rparti entre le personnel. Une partie importante de louvrage est consacre lorganisation relle du travail dans un service, travers les relations entre les diffrents groupes (aides soignants, infirmiers, mdecins). Lanalyse suit alors les catgories usuelles de la sociologie des organisations, que Peneff applique avec finesse au service des urgences : il indique comment chaque groupe cherche accrotre son autonomie par rapport aux autres ; il montre le dcalage entre le travail rel et les organigrammes, ce qui conduit gnralement une surqualification de chaque profession en raison dune stratgie qui consiste faire des tches non prvues ; il dissque les luttes autour du prestige et du pouvoir, qui ont trait par exemple aux tentatives dvitement des tches considres comme dgradantes ; il note comment lexercice de lautorit passe par des quilibres complexes entre le respect de la hirarchie et la dlgation des
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initiatives particulirement dans un contexte durgence. La diversit des tches auxquelles doit faire face le personnel des urgences est bien montre. On notera en particulier les oprations relatives au contrle des clients ( la recherche du bon client et llimination du mauvais ). En tant que service public, les urgences doivent accepter lentre de quiconque, mais Peneff indique comment le personnel qualifie les clients en plusieurs catgories dans une situation caractrise par la grande htrognit des demandes : les srieux , cest--dire les cas graves pour lesquels la vie est en question ; les habitus , qui regroupent les tentatives de suicide rptition, les toxicomanes, alcooliques, malades psychiatriques reus rgulirement ; les gentils et les rleurs . Le personnel labore des stratgies qui varient selon ces classes, le but tant de faciliter la coopration de ces clients (par exemple, en dosant linformation concernant le diagnostic), et de grer la prsence des familles sur les lieux de lintervention. Le travail de bureau des infirmires est galement analys avec prcision : on les voit ngocier avec les services hospitaliers pour faire passer des clients, rsoudre des situations familiales complexes, discuter avec des lieux de sjour. Comme le remarque Peneff, cette activit est rarement prise en compte par les reprsentants de la profession, et cest un mrite de son livre que de la montrer. La collaboration au sein des quipes de travail est finement voque : problmes dquit dans la rpartition des tches, maintien de la cohsion. Le livre contient une description trs suggestive des interventions dans la camionnette du SMUR lorsque sinstaure, dans lurgence particulirement aigu des actes accomplir, et comme une parenthse dans le rythme quotidien, une forme de coopration nouvelle entre les personnes. Cest dans la description de ce genre de moments que la mthode de Peneff se rvle sans doute la plus originale et la plus fructueuse, car elle permet de rendre compte dans le dtail des activits qui chappent sinon tout enregistrement. Toute une srie de notations jalonnent galement le livre et ouvriront au lecteur des pistes intressantes de rflexion : la tension entre nursing et refus de la psychologie, de la part dun personnel qui critique le temps long des psychiatres ; la pratique du dtachement moral dans des situations qui demandent tre tranches rapidement, sans trop entrer dans la vie des personnes ; le dilemme des
internes qui doivent apprendre soigner, mais sans sattarder sur le traitement des cas en profondeur ; les diverses manires de qualifier la salissure selon son origine, etc. On peut reprocher Peneff danalyser de manire assez superficielle tout le travail interprtatif luvre dans le traitement des cas, que ce soit de la part des aides-soignants, des infirmiers ou des mdecins. Il procde ici par courtes notations, mais sans souci dapprofondir la manire dont les acteurs sy prennent pour juger des situations et trancher par rapport des dcisions cruciales (quels actes techniques doit-on mettre en uvre ? Faut-il garder ou non le malade en observation ? Son cas ncessite-t-il une hospitalisation ? Faut-il prendre parti dans le conflit familial mentionn loccasion de cette tentative de suicide ? etc.). Il se contente de brosser, dans leurs grandes lignes, les caractristiques du travail mdical et du travail social . Mais on touche ici les limites des partis pris affirms dans louvrage. Dune part, en recourant une observation participante comme brancardier, Peneff a peu daccs au travail mdical proprement dit. Dautre part, sa mfiance de principe pour les discours des acteurs lui bloque trs certainement les possibilits dapprofondir, par un travail de questionnements complmentaires, la comprhension dtaille des interrogations que doit rsoudre le personnel dans le traitement de chaque cas. Enfin, le cadre thorique quil privilgie ne lui donne pas les moyens de qualifier systmatiquement les comptences (cognitives, techniques, morales) et les outils que les acteurs mettent en uvre dans leurs jugements au cas par cas. Dans cette perspective, les comparaisons rapides entre le fonctionnement de lhpital et celui de nimporte quelle autre institution, et en particulier le travail en entreprise, prennent parfois le pas sur lanalyse dtaille des problmes spcifiques auxquels se heurtent les personnels dun hpital, ds lors quils visent soigner et soulager des individus. Linterprtation des conduites nest pas non plus labri dun recours des catgories sociologiques usuelles, mais en loccurrence un peu rapides. Par exemple : Cest ainsi que pour ramener les infirmires un rle plus traditionnel, les mdecins en appellent leur vocation dans le nursing, le maternage,
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laccueil, plus proches du naturel fminin (p. 62), ou : Plutt que dans le hall ouvert et ar : les malades et les familles des classes populaires prfrent se tenir au fond dun couloir ou dans un recoin (p. 25). En labsence dun travail dobjectivation de rgularits, ces affirmations ne peuvent valoir bien videmment que comme suggestion. Elles ont de toute faon linconvnient essentiel dcraser des caractristiques plus individuelles dans le service, ou mme des variations, dune personne une autre selon les exigences du moment, et de faire lconomie du recours des exemples rellement travaills. Pour accder ce niveau, il aurait fallu faire figurer plus de situations singulires, et distinguer plus nettement les donnes empiriques du travail danalyse. Peneff a choisi au contraire de placer demble sa description un niveau lev de rgularit. Cest une stratgie en quelque sorte prudente , qui lui permet dviter le redoutable travail, lorsquon met en uvre un dispositif dobservation directe, davoir prendre en compte la complexit de chaque cas singulier. Le texte peut alors aller immdiatement aux rapports entre groupes (les infirmires, les mdecins, les classes suprieures et populaires, etc.), et ne risque pas de se perdre dans le dtail des jugements auxquels doit recourir le personnel pour traiter les malades. Mais on regrette in fine, que toute une dimension du matriel empirique auquel lobservation directe des activits donne pourtant accs nait pas donn lieu une analyse serre, qui rende plus justice la complexit des cas, tout en maintenant lexigence de gnralit que lon attend dun travail sociologique. Malgr ces rserves, louvrage constitue un outil important pour tout chercheur qui sintresse au fonctionnement de lhpital, et fournira une base pour une sociologie compare du travail dans les organisations. Nicolas Dodier Sciences sociales et sant X (3), 1992 _______________
Michel PERRIN, Les Praticiens du rve. Un exemple de chamanisme, Paris, PUF ( Champs de la sant ), 1992, 271 p., bibl., index, ill.
Je vais chercher chez Rve la petite me (du malade) , dit le wanl, lesprit auxiliaire du chamane. On ne saurait faire comprendre en moins de mots ce qui a pouss Michel Perrin runir dans cet ouvrage lessentiel de ses connaissances de lonirologie, de la mdecine et du chamanisme guajiro. Cest au fil de leurs rves quotidiens, de leurs maladies graves et de leurs cures ou initiations chamaniques que les Guajiro acquirent lexprience sensible des tres sacrs (plas), de leur autre monde, un monde bipartite et immanent, quils semblent vivre sous le signe dune menace de prdation quasi quotidienne quil sagit de faire passer (alataa) par loniromancie matinale et, au besoin, par le recours ces vivants plas que sont les chamanes. Pour qui nest ni amricaniste ni chamanologue, lobjet innomm de cette curieuse monographie compose de 24 chapitres-clips parfois cloisonns par le pointillisme critique et descriptif de lauteur, nest autre que la vie religieuse intime des Guajiro daujourdhui. Comment restituer cette vie spirituelle tumultueuse, au ras des corps et des alas du monde moderne, dans toute sa complexit ? Pour lavoir partage durant trois ans en parent adoptif ou en ami, la maison, sur les routes ou dans le hamac, au point de voir et de rver guajiro , M. Perrin refuse de ltouffer sous le poids dune description classiquement articule et anonyme ou sous le carcan dune nouvelle interprtation globale du chamanisme. Quitte drouter le lecteur, il choisit de la prsenter au moyen dune srie de sketches descriptifs ou analytiques nourris par les rcits bruts et toujours signs de ses informateurs. Ceux-ci comme lauteur dans les intermdes (en italique) o il relate ses expriences personnelles et rappelle son parti pris de fidlit aux ralits guajiro sont constamment prsents dans ce livre dune forte charge motionnelle et dune incontestable richesse ethnographique. Dans la premire partie, consacre lonirologie, la conception de la personne, de la mort et de lautre monde (divis en deux strates, celle des spectres et celle du couple mythique Pulowi-Huya), on retiendra la thorie guajiro du rve et les changes sociaux oniromantiques intenses quelle
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commande dans lunique socit dleveurs amrindiens dorigine amazonienne o le btail et le rve semblent incarner deux figures contrastes de bien de prestige et de bien de salut. Le rve guajiro (lap) est la fois une exprience et un tre plas qui la suscite : une entit qui retient captive lme des vivants malades et une substance en laquelle se fondent les mes des morts (p. 33) : Rve est frre de Mort . Rver cest mourir un peu, mais cest vivre aussi puisque les songes attestent la prsence de lme. Et on ne garde surtout pas ses rves pour soi. On nen retire un bnfice spirituel pour lessentiel, faire passer le malheur plas quils prfigurent quen les transmettant ses partenaires sociaux. Linterprtation du rve est une obligation sociale et si nous avons bien compris un acte de rsistance intime et quotidien de lindividu contre le danger, toujours prsent, de la capture puis de labsorption de son me par ltre (lentit-substance Rve) qui se manifeste en lui. Sous cet angle, loniromancie guajiro est un acte pour ne pas dire un rituel religieux : en changeant et en dcryptant ses rves, on prolonge sa vie. la fin de louvrage (pp. 232-234), nous dcouvrons le cas trs particulier des amulettes dites laniia, littralement ce qui sert faire passer : sortes de robots chamaniques munis desprits auxiliaires, faits par Rve et mettant des prsages la demande de leurs riches propritaires de btail manifestement autonomiss par rapport tant la sphre dchange ordinaire des rves qu leurs praticiens , les chamanes. Il se peut que ces dispositifs (o se profile une nouvelle forme darticulation des biens de prestige et des biens de salut) aient t des produits phmres de lhistoire des Guajiro. Si nous les voquons, cest pour suggrer que le passage fort ancien, et somme toute nigmatique, de ceux-ci de la chasse llevage na probablement pas t sans influence sur le dveloppement dune forme de culte du rve que lauteur aurait pu mieux spcifier en la comparant aux autres onirologies amrindiennes. Par ailleurs, on regrette parfois que ses analyses (du rapport entre rve et mythe, de lusage des cls des songes...) sarrtent mi-chemin. Dans la partie centrale, rserve au chamanisme, le lecteur shabituera
lalternance de chapitres-rcits o lauteur relate au plus prs une cure ou reproduit lautobiographie initiatique dun chamane, de sketches thoriques o il rgle ses comptes avec les spcialistes du chamanisme, et de chapitres analytiques centrs tantt sur des thmes classiques la normalit, la sexualit ou la maladie initiatique du chamane , tantt sur des thmes moins explors comme le sens du paiement dans la cure (chap. 18), les dimensions sensorielles de la communication chamanique (chap. 16) ou encore le problme dlicat du drglement des sens du chamane (chap. 13). En somme, M. Perrin soumet quasiment toutes les grandes questions de la chamanologie lexamen ethnographique et linguistique guajiro. Au fil de cet examen pointilleux, il restitue donc le chamanisme guajiro non pas en un bloc monographique mais en aperus successifs : do peuttre limpression intermittente quil referme parfois trop vite, par des sutures scientistes, les pistes prometteuses que son abondant matriel lui permet douvrir. Celle qui le conduit esquisser, textes et propos dinformateurs lappui, la conception guajiro de la multi-sensorialit de la communication chamanique (chap. 16, confronter avec les chapitres 9 et 11) nous semble une des plus novatrices. En tout cas, elle tranche sur maintes descriptions de la transe mot vit et nous oblige, une fois de plus, nuancer nos ides reues quant lopposition entre chamanisme et possession. Labsorption du jus de tabac ouvre le corps dhiscent du chamane. Son corps ouvert et manifestement bipolaris (entre son ventre et sa tte) se branche alors sur le monde des wanl (esprits auxiliaires et pathognes) grce un double flux, olfactif et sonore : les effluves de tabac do, sans doute, la pntration ou lactivation des wanl dans son ventre et la trane rythmique de son hochet, fond sonore continu duquel mergent ensuite les paroles de ses wanl, quil entend dans sa tte et quil prononcera dans son chant. Un chant fait de quelques mots isols et surtout de cris, de souffles, dinterjections et de rles qui rendent dramatiquement prsent tout la fois la souffrance de son patient et sa peine de chamane. Certes, son me (son esprit ?) irait pour des raisons trangement intellectuelles (p. 160) au ciel. Quoi quil en soit, son voyage chamanique se prsente en fait comme une possession autoinduite qui inverse hic et nunc et durant le temps du rituel le sens
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habituel du mouvement des forces prdatrices de lautre monde : des wanl localiss prsent dans son corps souffrant et ouvert quils quittent pour ramener de cet autre monde lme capture du malade, cest-dire leur gibier humain. On y reviendra, des appts, pour ne pas dire des offrandes, visuels les parures du bonnet et dautres objets prcieux, dont du btail incitent les esprits cette inversion du sens de la chasse lme. Assurment, les Guajiro distinguent les wanl froces qui flchent les vivants, des bons qui aident le chamane. Mais ils ne divisent pas leur monde, le monde pulasu, en deux camps. Et ils ne qualifient le chamane luimme de pulasu de sacr que durant le temps rituel de l ouverture de son corps. Aussi la cure chamanique sapparente-t-elle ici une opration sacrificielle dont le chamane serait la fois lobjet et le sujet et qui viserait, au-del du rachat du patient, rgler une part de la dette originaire due lautre monde. Notre lecture sacrificielle du rite chamanique guajiro pourrait tre taye par les donnes intressantes que lauteur rapporte par ailleurs et un peu prosaquement sur le prix de la cure rclam par le chamane (chap. 18). Ce prix se dit, entre autres, alita, terme qui signifie aussi blessure, symptme, maladie : comme si, en le payant, le malade transfrait sa peine, double sens du mot, au chamane ; double sens car, pour les Guajiro, la maladie est une sanction alatoire, un retour en miroir de lactivit prdatrice de lhomme, une tranche vive de la dette originaire quil a contracte envers le monde pulasu par ses activits de subsistance (cest parce quil les a chasss quil continue tre flch par les wanl). Le prix de la cure comprend trois parts distinctes, dont seule la premire, lasakia montaire) mrite le nom d honoraires , la troisime tant destine aux spectres. La seconde, significativement appele choses prsentes (sudatu), se compose de bijoux souvent zoomorphes, de tissus et surtout danimaux domestiques ou sauvages parfois grotesquement spcifis et toujours ddis aux wanl du chamane. Ils leurs sont dus, dit celui-ci, pour autant quils les doivent eux-mmes leurs propres cranciers de lautre monde, cest-dire aux wanl froces auxquels ils reprennent lme capture du malade. On peroit dj lmergence de lide de la substitution sacrificielle. Et ces choses prcieuses les mmes que celles demandes lors de
linitiation du chamane ne sont pas seulement prsentes : elles sont exposes prs du malade durant toute la dure de la cure (p. 174) : comme si le transfert de peine voqu plus haut ncessitait quelles soient constamment sous le regard de leurs invisibles ddicataires. En bref, ces offrandes pour ainsi dire visuelles dont la spcification outrancire est peut-tre moins un signe du caprice des esprits quune mise en scne du caractre alatoire de la chasse sont si clairement intgres au dispositif sacrificiel organis autour du corps ouvert du chamane que les Guajiro affirment eux-mmes : les esprits prennent lme des choses demandes (p. 175). Ainsi comprend-on mieux pourquoi labsence dune vache couleur cureuil ou dun bijou en forme de cur de renard met en danger la vie mme du chamane, flch alors par ses propres wanl. Nest-il pas le substitut priodiquement sacralis (pulasu) de la proie, la figure de la victime dans un systme religieux qui vise, nous semble-t-il, transformer la violence spculaire de la prdation et de la contre-prdation en change sacrificiel entre les deux mondes. On pourrait multiplier ces incursions damateur dans un livre qui demande tre travaill : rflchir sur cette sorte de physiologie chamanique quil laisse entrevoir (notamment dans le chapitre 12) ou sur un mode de pense caractris par la concatnation mtonymique des notions de rve , d me et de wanl (qualifis, un peu vite, de consubstantiels ; p. 109) ; examiner de plus prs la panoplie tiologique du chamane (3e partie) ou les traits proprement ethnologiques de lvolution du chamanisme guajiro (4e partie), etc. Mais nous laissons la place au lecteur plus qualifi. Au total, une monographie droutante par sa forme clate, touchante par son parti pris de fidlit, riche par son ethnographie de premire main, et qui suscitera certainement la discussion. Andras Zemplni LHomme 126-128, 1993 _______________
Beatrix PFLEIDERER et Gilles BIBEAU (sous la dir. de), Anthropologies of Medicine. A colloquium on West European, and North American
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Les contributions runies dans ces Actes ne ressortissent ni au domaine de lanthropologie de la maladie, ni mme celui de lethnomdecine ; parmi les auteurs, certains nhsitent pas voquer une anthropologie pragmatique , voire clinique . Dans ce recueil, il est en fait surtout question dune anthropologie qui, privilgiant une approche phnomnologique, permettrait de rconcilier psych et soma dissocis par la biomdecine. Si le terme anthropologies apparat au pluriel dans le titre, cest principalement, mon sens, en raison des multiples acceptions qui lui sont donnes : tude des diffrences culturelles, discours sur lHomme, nouveau regard sur le mdecin et le patient utilisable dans la pratique mdicale. Les articles de M. Pandolfi, F. Zimmermann et J. Dornheim sont sans doute les moins droutants pour lanthropologue franais. Pandolfi souligne combien, pour les femmes dun village italien, tre malade (quil y ait ou non trouble organique) est li la construction dune identit o des vnements familiaux extraordinaires, traumatiques, sinscrivent en quelque sorte dans le corps souffrant. Zimmermann, propos des maladies associes aux passions amoureuses dans lunivers indien, se dmarque explicitement de lorientation dominante du colloque en plaidant pour une reconnaissance des dimensions philologiques de lanthropologie mdicale et une approche privilgiant lanthropologie gnrale et la recherche ethnographique. Dornheim, pour sa part, montre que les images associes au cancer se fondent sur des expriences collectives et individuelles de la maladie et sont construites autour des notions de contagion, dinfection, dhrdit, de fatalit divine, dhistoire familiale. Ici, le cadre de rfrence et la dmarche anthropologique sont aisment perceptibles. Les contributions concernant lapport de lanthropologie lanalyse des perturbations psychosomatiques sont plus inhabituelles. Elles font apparatre
que la mdecine ne reconnat ni lutilit individuelle et sociale des syndromes fonctionnels , syndromes pouvant conduire lhospitalisation mais qui ne sont fonds sur aucun dsordre organique identifiable (T. von Uexkull), ni les corrlations entre les troubles motionnels et les symptmes, contrairement la pense chinoise (T. Ots). lire larticle dA. Young sur lhistoire du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders (plus connu sous lappellation DSM ), devenu aujourdhui la Bible du diagnostic psychiatrique, on stonnera peu dune pratique mdicale qui ignore le lien entre symptme et dsordres psychologiques et sociaux. En effet, la dmarche qui a abouti la dernire dition du DSM (DSM III-R) 43 a consist laborer des classifications des troubles psychologiques (symptmes, maladies, tiologies, traitements) sur le modle de celles qui prvalent pour les troubles organiques. Lanthropologie semble pouvoir alors venir au secours de la clinique, si lon en juge par les deux articles consacrs luvre de Weiszacker, prsent comme le pre de la mdecine psychosomatique. P. Hahn et W. Jacob, soulignant chacun sa manire (le premier partir des traitements dispenss la clinique de Heidelberg, le second dans un cadre plus thorique) la richesse des travaux de Weiszacker, reconnaissent lanthropologie (entendue dans son sens ultime de science de lHomme) la possibilit danalyser la relation entre le rel et sa transformation (sa dissimulation) par le discours (en loccurrence mdical) qui sorganise partir du couple perception/action. Or, la clinique peut sembler dautant plus dsempare quelle a affaire des populations immigres qui nont pas la mme exprience de la maladie (au sens de disease) que les praticiens. R. Devisch, se rfrant ses travaux antrieurs sur les Yaka du Zare, qui tendaient montrer que les maux et le traitement du corps sont indissociables du rapport de lindividu la socit et au cosmos, labore une typologie des individus partir dtudes de cas ralises auprs de Flamands et dimmigrs turcs et marocains en Belgique se plaignant de maux de ventre : chaque type de plainte peut tre associ au rapport quun individu entretient avec son environnement (domestique, vestimentaire, familial, professionnel). La catgorie nevra, que lon pourrait
43 Ce nest plus la version la plus rcente, les mises jour se succdant.
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traduire par tre sur les nerfs , qui apparat frquemment dans les discours des femmes grecques immigres au Canada, caractrise un tat intermdiaire entre une motion individuelle et une symptomatologie somatique ; or cet tat serait li lingalit hommes/femmes qui se double de frustrations dues lexploitation conomique de ces femmes en situation dimmigration (M. Lock). La difficult quil y a tablir une relation thrapeutique entre psychiatre et patient immigr pourrait tenir, selon B. Pfleiderer, au fait que les patients vhiculent des styles cognitifs spcifiques qui renvoient certains styles de maladie : ainsi, dans la culture occidentale, un stress est interprt en termes psychologiques alors que dans dautres cultures il donnera lieu une somatisation. Que lanthropologie puisse venir au secours de la clinique ne fait aucun doute la lecture de la conclusion de larticle de R. Devisch sur la ncessit dun dveloppement dune mdecine de ville faite dobservations du patient domicile et pour laquelle agir sur lhabillement ou lalimentation, par exemple, pourrait produire des changements dautres niveaux (dans la relation de lindividu son groupe). Il nexisterait, selon P.U. Unschuld, que deux modles de traitement de la maladie : celui de la dfense (de lorganisme) contre lattaque (dun agent pathogne), qui caractrise la pratique mdicale occidentale, et celui fond sur les notions dquilibre et dharmonie. Or, prcise Unschuld, le modle attaque/dfense ne serait aucunement spcifique la biomdecine puisque, par exemple, ltude dun auteur chinois du XVe sicle rvle lexistence, en Chine, d images conceptuelles (nous parlerions de reprsentations ) analogues celles qui fondent le discours mdical sur laction des mdicaments, limmunologie et la bactriologie. Si le savoir biomdical prtend avoir une valeur universelle, les pratiques mdicales, quant elles, peuvent tre largement influences par les cultures nationales. Ainsi, les positions respectives des mdecins nord-amricains et des mdecins italiens sur le discours dlivrer aux malades atteints dun cancer sopposent en tout point. Les mdecins nord-amricains rvlent leur tat aux patients et, mme sils sont sceptiques sur la relation soma/psych, considrent quil y aurait une meilleure rponse immunologique lorsque lespoir (de gurison) est trs fortement ancr dans lesprit du malade (M.J. del Vecchio Good). Selon D.R. Gordon, il est possible, aux tats-Unis, de grer avec les patients
lannonce du cancer dans la mesure o la culture amricaine valorise les ides abstraites, la volont individuelle, le progrs technique ; lespoir fait vivre, pourrait-on dire. En revanche, en Italie, les mdecins refusent dannoncer explicitement aux malades quils sont atteints dun cancer au risque de prcipiter lissue fatale ; dans une culture qui valorise hic et nunc les relations inter-individuelles et lautorit du locuteur (ici le mdecin), lespoir napparat pas comme une valeur opratoire. Ces diffrences pourraient tre induites par les traditions protestantes et catholiques de ces deux pays. Louvrage sachve par trois contributions des plus surprenantes. G. Bibeau, comparant la dynamique du dveloppement de la mdecine traditionnelle au Zare et celle de la reconnaissance officielle des coles de mdecine chinoise au Qubec, et se rclamant de lanalyse en termes de schismogense emprunte au Naven de Bateson, montre quau Zare le contexte de dlabrement conomique du pays fait quon procde par intgration de toutes les tendances de la mdecine traditionnelle alors quau Qubec on tend privilgier une tendance officielle et exclure les autres. A.D. Gaines, sadonnant une critique qui tient surtout du procs dintention lencontre des analyses marxistes, souligne les vertus du cultural constructivism, plus appropri car prenant en compte les diffrences culturelles, les aspects symboliques et lchelle microsociologique. Cependant, pour pallier labsence de perspective diachronique de cette dernire approche, il propose une analyse en termes de sickness history qui consiste montrer, par exemple, comment lexpression tre fatigu , plainte pouvant tre lie toute une symptomatologie, dont la spasmophilie, trouve ses racines dans une antique conception de la mlancolie et de la tristesse, relaye par la notion catholique du pch qui prvalait au Moyen ge. C.P. Mac Cormak conclut par une grande fresque sur le nouvel homme occidental qui, en rponse lanomie de la socit actuelle, dveloppe une vision holiste du monde, reprable notamment dans le succs des mdecines parallles, mais aussi dans les mouvements fministes, cologiques, les succs de la thorie des quanta, du bouddhisme et du taosme... Cet ouvrage est pour le moins dconcertant, dautant quil explore des
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voies peu familires lanthropologie franaise et que les diffrentes contributions sont volontiers prsentes comme des bauches de rflexions dvelopper. On se demande parfois ce quont danthropologique certaines dentre elles (telle, par exemple, celle de A. Young que jaurais plutt vu figurer dans une histoire de la mdecine) et, plus gnralement, de quelle(s) anthropologie(s) il sagit : phnomnologique ? cognitiviste ? clinique ? Nombre darticles partent dides stimulantes mais sachvent sur des considrations globalisantes un peu gnantes, peut-tre parce que ncessairement nonces trop rapidement dans le cadre dun colloque. On peut nanmoins saluer cette tentative de donner une assise thorique, parfois dune grande abstraction, une dmarche anthropologique qui souhaiterait dboucher sur une application mdicale. Marc-ric Grunais LHomme 130, 1994 _______________
Colette PIAULT (sous la dir. de), Prophtisme et thrapeutique. Albert Atcho et la communaut de Bregbo, avec la coll. de Marc AUG, Ren BUREAU, Colette PIAULT, Jean ROUCH, Lajos SAGHY, Andras ZEMPLNI, Paris, Hermann, 1975, 324 p., bibl., tabl., 12 pl.
Je dclare publiquement que je suis une diablesse, par mon action diabolique jai tu mon grand-pre, jai tu deux nouveau-ns sans nom, jai tu ma grand-mre, jai tu... jai tu... jai tu... Voici les noms de mes associs... Cette trange confession dune villageoise ivoirienne est Bregbo chose banale. trente kilomtres dAbidjan, au bord de la lagune, Albert Atcho coute et soigne les sorciers venus de partout. Sa carrure physique et aussi sa russite conomique on ne compte plus ses pirogues et ses filets
non plus que ses plantations et immeubles rassurent dj les inquiets. Leau curative et bnite que les malades emporteront contribuera accrotre la renomme de Bregbo et le prestige dAtcho. Prophte, Albert Atcho se rclame du harrisme dont la fte est clbre solennellement Bregbo chaque 1er novembre. Le phnomne Atcho , bien connu des Ivoiriens, avait ds 1962 attir la curiosit de Jean Rouch, qui lui consacra un film, Monsieur Albert, prophte. De nombreux chercheurs travaillrent ensuite plus ou moins pisodiquement Bregbo, o des secrtaires pays par lIFAN enregistraient longueur de journe des confessions strotypes du type de celle prsente ci-dessus. La masse des documents et la varit des approches appelaient une prsentation collective, ralise ici en grande partie, sinon compltement. C. Piault prsente le village et le prophte, R. Bureau, fait lhistorique du harrisme et situe Atcho lintrieur de cette religion syncrtique. Viennent ensuite les confessions diaboliques sans lesquelles Atcho ne saurait entreprendre de cure. Le terrain est ainsi dblay pour linterprtation psychologique, de la perscution la culpabilit , que A. Zemplni mne en sappuyant sur deux confessions dtailles. Le dernier chapitre, o Marc Aug insiste sur limportance des transformations conomiques, complte le prcdent et termine louvrage. Dans le systme traditionnel, la maladie est le signe de lattaque par un autre. Atcho en est venu (sous quelle influence ?) la considrer comme le signe de la faute. la limite, lintention mauvaise suffit rendre malade et une confession complte suffit laver la faute. La conception perscutive du mal, propre la socit lignagre et villageoise, est inverse. Pourquoi ? M. Aug et A. Zemplni dialoguent sur ce qui est bien le fond du problme. Le mode de dveloppement choisi par la CtedIvoire engendre des transformations conomiques et sociales incontrlables. Le dveloppement des cultures industrielles (caf, cacao, palmier huile...) a provoqu des expropriations et rendu ncessaire lappel une main-duvre trangre. Lexode rural nest pas un vain mot et bien des villageois sont venus en ville grossir le nombre des chmeurs. Jusque vers lanne 1960, les communauts demeuraient relativement
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fermes, et cest dans le cadre du lignage et du village que la plupart des difficults surgissaient et trouvaient leur solution. Depuis quinze ans, cette socit est fortement battue en brche. Dans le village clat, de nouveaux malheurs sont apparus difficults scolaires, chmage et rivalits professionnelles face auxquels la puissance du lignage et le soutien des classes dge deviennent illusoires. Atcho et ses aides sefforcent dimposer aux fidles un changement de conception de la personne ; on nest plus perscut par un autre, mais lon est soi-mme responsable : Le passage dune culture traditionnelle une culture moderne implique une transformation de la conscience du mal (M.-C. et E. Ortigues, Oedipe africain, Paris, Plon, 1966). Pousser lindividu se dire sorcier et non plus victime de sorciers, le pousser sattribuer lorigine de ses maux, cest aussi lindividualiser. Toutefois le maintien du schma perscutif dans les confessions, ne serait-ce que sous la forme de la dsignation dassocis, montre quAtcho ne russit pas entirement dans son entreprise de transformation. Hpital selon Zemplni, tribunal aux yeux dAug, Bregbo, par son rapport intellectuel au schma perscutif et ses liaisons avec le harrisme et le Pouvoir, est unique. Denise Paulme LHomme XVII (1), 1977 _______________
Roselyne REY, Histoire de la douleur, Paris, La Dcouverte ( Histoire des sciences ), 1993, 414 p.
Cet ouvrage important parat au moment mme o le 7e congrs mondial pour ltude de la douleur a runi, Paris, plus de trois mille spcialistes indiquant assez lintrt croissant que nos socits commencent de porter la douleur en tant que phnomne spcifique. En mme temps quil participe de cet intrt cette recherche a dailleurs bnfici du soutien de la Socit franaise de la douleur , le premier mrite de ce livre est de nous donner une grille historique pour lapprhender. En effet, lobjectif central de louvrage est dtudier la faon dont, dans lhistoire, les mdecins, les physiologistes, les neurologues ont essay de comprendre le mcanisme de la douleur et dy rpondre (p. 7), et de le faire travers une histoire des hypothses et des thories scientifiques (cest--dire labores par des scientifiques) sur la physiologie des sensations (p. 9). Cependant, comme le remarque demble lauteur, la constitution de la douleur en objet de savoir a aussi t dans le pass lenjeu dune conqute . Ballotte entre sensation et motion, la douleur longtemps na pas eu de statut dfini et a relev de deux approches galement insuffisantes : lanalyse de la douleur comme motion, loppos du plaisir, tend lexclure du champ dinvestigation de la physiologie pour linscrire dans celui de la psychologie ou de la philosophie. linverse, en voulant en faire un sens particulier au ct des cinq sens traditionnels, la physiologie na-t-elle pas ramen le problme de la douleur un ensemble de recherches sur la spcificit, spcificit des rcepteurs, des voies de conductions, des centres ? Comment faire une physiologie de la douleur qui ne soit pas une simple annexe des thories de la sensation, un appendice de la neurologie gnrale, et qui restitue, dans lanalyse des processus, les interactions multiples qui la constituent, lintensit, la dure, la rptition, les expriences antrieures,
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laffectif et le sensitif, le rflexe automatique et la rflexion dlibre ? (p. 10). Cest ce long travail de dgagement qui conduit entre autres comprendre pourquoi en 1993 un congrs consacr la douleur fait encore figure dinnovation, que lauteur va sattacher suivre en empruntant une perspective dhistoire des sciences dont on peut noter demble le parti pris optimiste. Deux options guident la dmarche : la premire, celle de la longue dure, nous entrane suivre lhistoire de la douleur de lantiquit au milieu du XXe sicle, la seconde cadre la douleur travers les regards savants, cest donc dabord une histoire de la douleur physiologique qui nous est prsente. La premire option, classique en histoire, nous permet de bnficier pour la premire fois dun outil qui devrait devenir une rfrence, la seconde, plus troite premire vue, mrite pourtant dtre salue car cest elle qui donne sa rigueur louvrage en lui vitant les cueils de la dispersion vers laquelle entrane souvent un sujet aux facettes si varies, sans pour autant les ignorer. Lauteur nous prvient dentre de la difficult : faire une histoire de la douleur ce nest pas seulement dfricher de nouveaux territoires de lhistorien au mme titre quune histoire du corps, des pratiques alimentaires ou du vtement, [...] cest satteler un objet qui est par sa nature au croisement du biologique et du culturel ou du social (p. 6). Cette difficult est matrise, au moyen dune grande rudition, en tendant la rflexion en quelque sorte en toile partir dune histoire de la physiologie de la douleur la philosophie, la religion et, en empruntant des tmoignages littraires, une pense profane (il faut particulirement lire le passage consacr Montaigne et au rle paradoxal de sa mise nue de la douleur physique qui, aprs lui, sera tue, relgue derrire lintrospection des souffrances morales davoir t trop montre comme constitutive dune exprience intime). On rejoint aussi, au moins jusquau XIXe sicle, lunivers quotidien des mdecins et des malades autour de la douleur par des dveloppements trs documents sur les pratiques thrapeutiques. (Signalons lintrt par exemple davoir eu recours aux registres hospitaliers de consommation de certaines substances antalgiques.) Il est impossible de rsumer ici ce livre si dense, dune lecture parfois difficile mais toujours stimulante, aussi voudrais-je attirer lattention sur ce quil apporte notre comprhension du prsent la lumire de trois
exemples. Dabord travail dhistorien des sciences, louvrage nous offre de prcieuses indications sur lhistoire des rapports entre approche clinique et recherche tant historiquement la connaissance de la douleur na pu saccomplir que dans une relation constamment tendue, brise et reconstruite entre physiologie exprimentale et clinique (p. 10-11). Il claire comment sest instaur le dcalage croissant dans le courant du XIXe sicle entre clinique, recherches thrapeutiques et physiologie exprimentale, dcalage qui constitue un des problmes majeurs dans lapproche de la douleur, dont les effets sont encore ressentis aujourdhui dans la pratique mdicale. Cest en effet en arrachant la douleur clinique la douleur de laboratoire que, depuis les annes 1950, se dessine une nouvelle clinique mdicale autour de la douleur chronique. Cest au dbat sur lintroduction de lanesthsie que jemprunterai mon deuxime exemple car, si lon suit lauteur dans son argumentation trs convaincante, il a durablement fix dune part notre cadre de pense face linnovation sur le double plan scientifique et thique (cf. pp. 198-203) et, dautre part, les rapports de la science et du politique lpoque moderne. Si les premiers essais dutilisation du chloroforme suscitrent beaucoup denthousiasme, ils provoqurent suffisamment daccidents pour que la justice soit saisie et que les pouvoirs publics demandent un rapport lAcadmie dans des termes montrant clairement que personne ntait plus prt renoncer un moyen qui changeait si compltement la relation de lhomme la douleur (p. 198). Les ministres de la Justice et de lInstruction demandent lAcadmie non pas tant de dire les termes de lalternative et les degrs de probabilit attachs chaque choix [...] mais de statuer sur linnocuit du chloroforme et de permettre son utilisation. Les gouvernants se retournant vers les scientifiques pour obtenir deux une caution, dlguent ainsi leurs pouvoirs politiques et, par la nature mme des questions poses aux scientifiques, les intronisent dans un rle quils ne voulaient pas ncessairement jouer [...] (p. 137-138) ; beaucoup plus prs de nous, et peut-tre aujourdhui encore, la question de lutilit de la douleur peut tre pose la fois dans le cadre de recherches sur la nociception qui
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accordent une valeur biologique la douleur sinscrivant largement dans une optique darwinienne, et partir du glissement qui sopre de ces recherches des prises de positions quelles nappellent pas sur sa valeur morale. On lira cet gard le trs intressant encadr sur le dolorisme entre les deux guerres o lon comprendra comment certains segments de la mdecine et de lglise catholique se sont durablement fait cho. Si, aujourdhui il est, au moins ouvertement, plus difficile de valoriser lexcs la douleur et que, suivant les traces de Leriche, la vigilance contre la douleur sintensifie, le livre de Roselyne Rey nous indique comment lintroduction de lanesthsie en 1847 a t une tape essentielle de cette lente trop lente transformation de notre rapport la douleur en modifiant notre perception de la douleur comme phnomne inluctable. Elle nous montre qu une poque o il y avait peu de rticences utiliser lopium en cas de douleur aigu ou chronique, la situation face la douleur opratoire tait bien diffrente comme si deux logiques spares taient luvre. Une des difficults essentielles de lutilisation de substances anesthsiantes pour les oprations chirurgicales (et non pas, une fois le fait acquis, sa diffusion) est venue de ce que le protoxyde dazote avait t conu lorigine comme une substance de mme nature que les opiacs, cest--dire destine soulager la douleur aprs lintervention, lobstacle est venu du passage de laprs lavant ou pendant lintervention. On ne peut sempcher de penser quaujourdhui il y a toujours deux logiques luvre mais inverses, et que laprs intervention, autrement dit la douleur post-opratoire, et la douleur non chirurgicale ont bien du mal obtenir un soulagement. Cest aussi le mrite de ce travail de nous donner des moyens pour inscrire un questionnement sur des pratiques contemporaines dans une perspective historique. Isabelle Baszanger Sciences Sociales et Sant XII (1), 1994 _______________
Temiar Music and Medicine, Berkeley, University of California Press, 1991, xvii + 233 p., ann., bibliogr., fig., gloss., index, photogr., tabl.
Ce livre traite de la vision du monde des Temiar, ces quelque douze mille horticulteurs sur brlis qui pratiquent aussi la chasse et la cueillette sur les hautes terres de la Pninsule malaise. Visits depuis les annes 1960 par G. Benjamin, un anthropologue rattach lUniversit de Singapour, les Temiar sont dj connus de la communaut scientifique. Ltude de Roseman vient approfondir ltude des crmonies curatives o la transe, les mouvements du corps, le chant et la musique suscitent la nostalgie et rendent manifeste le sentier o les mes dtaches des malades sgarent. Elle analyse la faon dont les narratifs oniriques rendent compte du savoir ainsi dploy, de sa transmission par des entits subtiles et de la reconstruction incessante de ralit, visible et invisible, quils supposent. Ce livre est un ouvrage spcialis, qui ne fait pas lconomie de la complexit laquelle lanthropologue a t confronte pendant ses vingt mois de terrain (1981-1982) dans la fort tropicale malaysienne o les villages temiar stendent sur plus de 2 500 acres. Lanalyse des chants curatifs et des narratifs qui expliquent leur origine onirique suppose une excellente matrise de la langue, illustre, dans le texte, par le recours constant aux termes vernaculaires. Des extraits de ces narratifs permettent au lecteur de se laisser pntrer par cet univers intrigant. La musique et les chants, dons des esprits bnfiques, se trouvent au cur dun complexe symbolique organis autour de la notion de dsir nostalgique. Dans ce complexe, la musique et les chants traduisent lappel du guide sadressant au mdium, mais ils constituent aussi un pont entre ce mdium et la chorale fminine qui laccompagne dans son priple, reproduisant les pulsations vocatrices qui contrlent le dsir nostalgique. Les sons ne sont pas traits par lauteure de faon purement descriptive et technique, mais bien en tant que mcanismes qui, de faon rflexive,
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renforcent, renversent, nient ou diffusent les relations sociales propres la socit temiar. Lauteure accepte lide que ces relations sont fondamentalement galitaires. Son analyse porte sur la faon dont la socit temiar, tout en reconnaissant lexistence de certaines ingalits, possde des mcanismes qui en inhibent le dveloppement. Ainsi, l o une certaine stratification merge, comme entre les sexes o les caractristiques sont potentiellement hirarchisables, ou encore lorsque certains possdent un savoir et une virtuosit qui leur permettent dagir sur le bien-tre des autres, des mcanismes symboliques, illustrs dans les crmonies curatives, viennent renverser lordre et niveler les diffrences. la fois ports par et eux-mmes porteurs de codes esthtiques, valuatifs et sociaux, les sons et linterprtation qui en est donne renvoient ainsi une vision du monde que nous sommes convis dcouvrir. Aprs une introduction qui situe brivement la population tudie et fait tat de sources thoriques, lauteure amorce son travail dinterprtation en nous prsentant, dans le chapitre deux, la conception que se font les Temiar de ltre humain. Cette conception implique la fois lide de multiplicit (ils ont plusieurs mes), de sparation (ces mes sont dtachables) et de permabilit (des odeurs et des ombres). Le fait que les mes soient dtachables rend ltre humain vulnrable. Lorsque celles-ci sont attires hors du corps par des entits sductrices ou malfiques, la maladie sinstalle. De mme, lorsque lespace dtermin par lodeur manant du bas du dos pour se rpandre au-del du corps physique est transgress, provoquant un mlange des odeurs, ou lorsque les ombres, rpliques du corps, se juxtaposent par accident. Des codes labors et une tiquette complexe renvoient la ncessit de protger, de maintenir, de gurir, de remplir ou de vider lespace social de chacun. Toute transgression risque dentraner la maladie et les pratiques curatives ne peuvent tre comprises qu la lumire de ces codes et de leurs interdits. Dans le chapitre trois, lauteur suit le gurisseur sur le sentier de lapprentissage. Certaines personnes seraient plus susceptibles que dautres de recevoir des chants curatifs de la part dentits qui deviendront par la suite des guides pour lutter contre les lments pathognes. Les hommes et
parmi eux certains seulement sont plus souvent lus (p. 72-73). Sinsurgeant contre les interprtations courantes, Roseman souligne que le chant est dabord un don offert par un esprit et quil nimplique absolument pas une requte directe de la part du mdium. Cette interprtation est centrale son analyse des rapports sociaux qui marquent cette socit et quelle qualifie dgalitaires. Le maintien de cette galit exclurait toute dmarche affirmative qui permettrait certains dimposer leur volont ou leur dsir. Ici comme dans les rapports quotidiens, ce serait par la douceur, par la sduction qui suscite le dsir, la nostalgie et le regret que le mdium obtient une mlodie ou un chant qui lui permet par la suite dintervenir pour rtablir lquilibre bris et remettre lunivers en marche. Lauteure note que les rves fconds surviennent gnralement aprs des randonnes en fort ou un contact troit avec des plantes cultives ou sauvages. Elle en conclut que Temiar mediums are singers of the landscape, translating the rainforest environment jungle, field, and settlement into culture as inhabitant spirits emerge, identify themselves, and begin to sing in dreams and ritual performances (p. 58). La mlodie et/ou les chants offerts en rve, ce sont pour les temiar des sentiers qui permettent de visualiser le parcours suivi par le spirit guide. Le rveur suit ce parcours et y trouve ce dont il a besoin pour raliser une crmonie curative et les conditions dans lesquelles elle doit tre mene pour tre effective. Il y voit , par exemple, les mouvements du corps, le type de feuilles qui doit orner la pice, le rythme de la percussion des bambous qui accompagnent la chorale, le type de transe et le degr dimplication des hommes et des femmes prsents. Les crmonies varient donc selon les poques (les informateurs retracent des changements dans le temps), selon les rgions et les rvlations individuelles. Le chapitre quatre traite du rve mis en scne. Il prsente les sources dinspiration et dinfluence qui marquent le rve et le rveur et donnent lieu diffrents types de performances. Lauteure a recours au verbatim des narratifs pour rendre compte de ces genres avant de sengager dans une discussion de la structuration sociale des rituels curatifs.
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Les rves sont porteurs dun savoir, transmis du monde invisible vers la communaut humaine, via le mdium, afin quelle puisse contrer la maladie. Lintermdiaire quest le mdium parat ainsi dans une situation privilgie vis--vis des autres membres de la communaut et comme ce sont gnralement les hommes qui sont mdiums, ce savoir contribue renforcer lingalit entre les sexes. Selon Roseman, ces ingalits sont reconnues par les Temiar, mais des mcanismes symboliques viennent contrer leurs effets potentiels et leur reproduction long terme. Ces mcanismes sont complexes et il est difficile de rendre justice lanalyse dans un aussi bref rsum. Il suffira de mentionner, pour fin dillustration, le fait que si le mdium est un homme, son guide invisible est toujours une femme qui, par la sduction, semble parvenir le manipuler ; que ltat de transe du mdium ( son cur est ailleurs p. 115) lempcherait de sapproprier compltement le mrite de la rencontre ; et que le savoir qui lui est transmis est immdiatement repris par la chorale fminine qui se lapproprie et le diffuse en le rptant, parfois mme juxtaposant leurs voix la sienne, neutralisant en quelque sorte son importance. Les chants rituels et la musique de la crmonie curative constituent donc un moment fort dans la mesure o ils deviennent le lieu de convergence du rve, de la transe et de la gurison et loccasion dune mise en acte des rapports sociaux. Le chapitre cinq aborde la question de la transformation des entits subtiles en agents pathognes, autant ceux qui pntrent le corps que ceux qui parviennent attirer une ou des mes hors de son espace. Par ses vocalisations, le mdium transforme la parole, humanise les sons et agit sur lme. Ces chants provoquent lactualisation, dans le rituel thrapeutique, de guides spirituels qui seuls peuvent contrer les entits subtiles menaantes. Le chapitre six aborde les sons curatifs comme autant de mcanismes qui permettent de moduler le dsir nostalgique (longing). Une nostalgie non contrle entrane la perte des mes, qui sont alors attires en dehors du corps et incites rejoindre les esprits de la fort pour partager leur existence. Par contre, lorsque la nostalgie est adquatement matrise par les rves, les chants ou la transe, ce sont les esprits de la fort qui sont attirs
dans lunivers humain de la performance crmonielle. Pendant ces moments privilgis, le sentiment de nostalgie est intensifi puis satisfait momentanment par les vocations suggestives des sons et des mouvements du corps. Ce chapitre se termine sur une interprtation du pouvoir des motions et des formes symboliques dans lesquelles elles sont vhicules comme autant dassociations que les Temiar reconnaissent et qui sinscrivent directement dans ce que lauteure appelle the participatory texture of performance. Lensemble constitue une trs bonne monographie qui parvient nous prsenter une thrapeutique fort complexe, la vision du monde qui la soustend et les rapports sociaux qui sy inscrivent. Seules les digressions thoriques occasionnelles laissent le lecteur sur sa faim. Lauteure affirme sinspirer de lhermneutique et elle sattaque visiblement une tche de traduction et dinterprtation de la culture temiar. Ds lintroduction, elle nous annonce que lanalyse se situe dans le courant constructiviste, proccup dabord de la faon dont ce sens nat et est transmis dans les interactions sociales. Cest ici que la processual symbology de Turner est voque pour justifier le fait quelle aborde le rituel en tant que contexte intersubjectif dans lequel symboles et significations sont mis en uvre et communiqus. Elle se propose de plus dintgrer lethnographie des vnements dramaturgiques lanthropologie mdicale, une avenue qui demeure moins dveloppe. Ce qui tonne dans ce contexte ce sont les glissements occasionnels, en cours danalyse, vers une interprtation fonctionnaliste du matriel ethnographique, comme la page 68 o lauteure affirme que la thorie de la rvlation onirique permet aux Temiar de sadapter aux changements ambiants. Ces glissements apparaissent gnralement lorsque lauteure passe du comment . qui est voqu avec une grande sensibilit, au pourquoi qui fait surgir des postulats thoriques qui semblent parfois peu compatibles avec les orientations annonces. Lauteure, au fait des derniers questionnements concernant la pratique ethnographique, affirme avoir adopt une approche dialogique : We
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engage one another, turning each other into memory in our cultural engravings, inscribing each other in our respective forms of discourse : the Temiar in their historiography of song, me with my field notes, tape recorder, and publications (p. 174). Tout au long de son texte, elle parle toutefois des Temiar, comme sils taient des objets dtude et non des sujets qui interprtent leur ralit la lumire de leur perception de ce quest et de ce que veut linterlocutrice. Le texte cre ainsi un effet objectivant et totalisant, probablement non souhait, mais qui rappelle nanmoins les monographies classiques. Soulignons enfin que louvrage soulve des questions fort pertinentes, qui dbordent largement ses objectifs premiers, notamment sur le rapport entre les motions, le savoir, la manipulation des autres et le pouvoir dans une socit qui se dit galitaire ou encore sur la conception du corps et de la personne dans une socit taxe de collectiviste. Naviguant entre lanthropologie mdicale, proccupe par la maladie, ses origines et les moyens de la contrer ou de la gurir, et lanthropologie symbolique qui tente de cerner la faon dont les populations interprtent le monde qui les entoure, cet ouvrage est dabord centr sur ltude des rituels de gurison. the particular configurations of meaning and power that inform Temiar curative performances (p. 17). Au-del de ces apports une anthropologie thmatique, louvrage de Roseman constitue une excellente rfrence pour lenseignement de lethnographie de lAsie du Sud-Est insulaire et un ouvrage important pour ceux et celles qui veulent interroger lunivers socioculturel des orang asli de la Malaisie ou poursuivre une rflexion comparative sur les socits dites galitaires. Marie-Andre Couillard Anthropologie et socits 18 (1), 1994 _______________
Ina RSING, Dreifaltigkeit und Orte der Kraft : Die Weisse Heilung. Nchtliche Heilungsrituale in den Hochanden Boliviens, Nrdlingen, Greno Verlagsgesellschaft ( Mundo Ankari 1 et 2), 1988, ill., ph., I : 376 p., II : pp. 381-778, gloss., bibl. Ina RSING, Abwehr und Verderben : Die Schwarze Heilung. Nchtliche Heilungsrituale in den Hochanden Boliviens, Frankfurt am Main, Zweitausendeins ( Mundo Ankari 3), 1990, 477 p., gloss., bibl., index, ill.
Consacres lunivers thrapeutique des Callawaya, les recherches dIna Rsing consignes dans ces trois ouvrages reprsentent sans aucun doute une des plus riches contributions lethnomdecine des hautes terres andines de ces vingt dernires annes. Elles sinscrivent dans un corpus ethnographique portant sur ces praticiens itinrants dont la notorit dpasse depuis longtemps les frontires de leur pays tout autant que le cercle des amricanistes. Deux livres volumineux (faisant triptyque avec Die Verbannung der Traner, publi sur le mme sujet en 1987) sont consacrs aux pratiques relevant de la thrapie blanche , le troisime celles lies la thrapie noire . Le premier tome de Dreifaltigkeit und Orte der Kraft souvre sur une description de la rgion callawaya, perche entre 3 350 et 4 000 mtres daltitude, dans la province Bautista Saavedra, dpartement de la Paz. Cest l que lethnologue de lUniversit dUlm trouvera sa terre dlection, dans cette rgion peuple essentiellement dIndiens quechuas, englobant quelques noyaux aymaras. Lauteur commence par rappeler qui, dans cet univers de praticiens, est authentiquement callawaya : celui qui possde un savoir sur certaines plantes, entreprend des dplacements des fins thrapeutiques (jusquau Prou et en Argentine), appartient une longue ligne de
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gurisseurs et matrise les lments de la langue secrte callawaya. I. Rsing sinterroge ensuite sur le contexte de sa recherche linteraction praticien/patient quil lui faudra dpasser pour mettre en scne tout ce qui est sacr : habitation, environnement, objets intervenant dans les sances thrapeutiques dcrites en termes de processus. Suivent des considrations dordre dontologique sur le bon usage des concepts indignes (dfinis par leur caractre oprationnel) et ceux de lobservateur (eigene undfremde Begriffe). Le chapitre II pose la question : quest-ce que l autel blanc ? dont seul un faisceau de rponses indignes pourra rendre compte en rfrence lide de protection des vivants. Lauteur y prcise ensuite les critres de prsentation du matriel ethnographique et le choix des acteurs callawaya. Le corps de louvrage est constitu par deux trilogies thrapeutiques . La premire concerne le traitement de la vieille Dona Rosenda par trois spcialistes. Tout dabord Victor Bustillos, dont lauteur voque longuement le portrait ; le lecteur voit se dployer avec un extraordinaire luxe de dtails les diffrentes phases de son intervention et la prparation des autels chargs doffrandes (ufs, feuilles dores ou argentes, feuilles de coca, ftus de lama) qui seront brles. Vient ensuite le rituel thrapeutique dAlejandro Larico qui se diffrencie du prcdent par la disposition (Gestalt) des offrandes et le jeu de relations (Umgang) entre celles-ci et le praticien. Enfin entre en scne Marcos Apaza, vritable magister dont la pratique se rvle dune extrme complexit, notamment en ce qui concerne les offrandes destines Pachamama. Les trois derniers chapitres sont consacrs trois autres praticiens Fortunato Condori, Hermogenes Kapacheyki et Enrique Ticona consults par un mme malade, Satuco. Le second tome tudie, village par village, les multiples variantes de cette grande tradition thrapeutique, puis dfinit le point darticulation entre traitement gnral et traitement spcifique partir de cas de perte de lme et des procdures dappel qui leur sont associes, rituels qui font galement intervenir coton et ftus de lama. Aprs avoir recens les pratiques thrapeutiques en milieu urbain (La Paz), lauteur reprend lensemble du tableau thrapeutique en insistant sur les protocoles de
prparation, le rle du discours, la signification des paraphernalia qui composent les autels (mesus). Les rituels sont replacs dans le contexte de lhistoire prcolombienne des Andes et de lethnographie rcente, de mme que la question de leffroi et de la perte de lme. Sont formaliss les principes dune cosmologie quon pourrait qualifier de vision du monde andine qui sopposent ceux qui rglent la cosmologie de lOccident. Thse qui sappuie sur une conception pragmatique du symbole considr comme objet susceptible dtre manipul ; aussi lauteur a-t-il recours la notion de thrapie symbolique et son complment instrumental, le placebo. Louvrage sachve sur une vision rtrospective des deux tomes, un entrecroisement des thmes abords et une introduction aux ouvrages venir. Avec Abwehr und Verderben, I. Rsing invite de nouveau le lecteur plonger dans lunivers des pratiques des spcialistes callawaya, cette fois du ct des actions perscutives et du traitement de leurs effets. Comme dans les ouvrages prcdents, un lexique des principaux concepts utiliss par les praticiens figure en tte du livre. Aux incantations du brujo Manuel convoquant les saints pour dbarrasser le monde du mal succdent des tudes de cas densorcellement et des documents locaux de denuncia , ainsi quune description des objets rituels et de leurs usages. Les crnes do mergent des cigarettes fumantes jouent un rle important dans ces dispositifs. Lauteur aborde ensuite la sorcellerie en diachronie (tradition incaque vs origine coloniale, en se rangeant plutt du ct de la pluricausalit) et en synchronie en mettant les donnes boliviennes en regard de celles dautres rgions du monde andin. Considrations prcieuses qui accordent une place de choix au concept de Diablo vu sous langle des rapports dyadiques que le dmon entretient avec ses partenaires, et dont lcho se rpercute dans toute lAmrique ibrique des hautes terres. largissant son propos, I. Rsing sinterroge sur la place de la ralit noire dans lUnterwelt de notre civilisation. Enfin, revenant sur les sances dcrites, elle montre que le concept de Symbolische Heilung renvoie celui de catharsis, cl de la permanence des rituels callawaya. Ces trois ouvrages forment une unit tant du point de vue des techniques
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employes et des exgses prsentes par les praticiens que de la mthode dexposition de lethnographe. De fait, ils sont les premires pices dun projet encyclopdique sur la question. On ne sera donc pas surpris dapprendre que lauteur a observ 150 rituels nocturnes auxquels sajoutent 41 rituels dimension communautaire. Cette accumulation stupfiante de donnes nous vaut des descriptions exceptionnellement bien documentes, des textes dune gale qualit et la transcription systmatique de discours rituels en quechua livrs avec traduction et commentaires. Allant au devant des difficults du lecteur tourdi par ce maelstrm ethnographique, lauteur nhsite pas lui prodiguer des conseils pdagogiques, linvitant jouer saute-lama avec les chapitres, guidant dune main le comparatiste, de lautre le thoricien, difiant des passerelles au-dessus dun flot continu de prestations rituelles. Rsums, retours en arrire, projections sur luvre en cours compltent cet effort ducatif parfois excessif. Liconographie est, pour tout dire, exceptionnelle : rien na chapp lobjectif omniprsent dIna Rsing, comme en tmoignent des dizaines de clichs en couleur. Malgr tout, le lecteur ne rsistera pas la tentation douvrir les portes et fentres de cette monade thrapeutique, de sortir de ce huis clos touffant pour retrouver la socit callawaya dans sa totalit. Cest, faut-il le souhaiter, une des tches dont lauteur devrait sacquitter dans les prochains volumes de cette vaste entreprise. Jacques Galinier LHomme 122-124, 1992 _______________
Ilario ROSSI, Corps et Chamanisme. Essai sur le pluralisme mdical, 1997, Paris, Armand Colin.
La mondialisation met en rapport de plus en plus troit lOccident et les cultures considres pendant longtemps par les anthropologues comme lointaines . Leffacement des distances gographiques et la rapide transformation des socits et des cultures amnent un certain nombre danthropologues redfinir la pratique de leur discipline et mettre en relation le local et le global. Cest le dessein dIlario Rossi dans son livre Corps et Chamanisme. Lorientation rflexive quil adopte pour rendre compte de son exprience de terrain avec les Huichol, au Mexique, lamne tudier laltrit chamanique et questionner en retour les fondements de la rationalit mdicale occidentale. Lauteur veut par l se dmarquer des nombreux travaux anthropologiques existant sur les Huichol qui les enferment. Il refuse de tenir pour acquis que le concept d ethnie , qui transforme un groupe, une communaut en objet de spcialiste, lgitime une telle dmarche. Tout en soulignant lambivalence de ce concept, lauteur ne semble pas connatre les travaux qui, depuis une trentaine dannes, lont dconstruit. En 1967, lors dune confrence Bergen, Fredrick Barth et dautres chercheurs scandinaves ont critiqu lapproche statique et objectiviste du groupe ethnique et ont propos une dmarche dynamique et interactionnelle pour mieux lapprhender. Le livre qui publia en 1969 les travaux de cette confrence, Ethnic Groups and Boundaries, a servi de rfrence des centaines de recherches parce quil constitue un vritable renversement de perspective en montrant que cest lorganisation sociale qui donne sens la culture et non pas le contraire. Aprs stre interrog sur un certain nombre de prsupposs de la pratique anthropologique, Ilario Rossi pense quil faut rviser les
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instruments et les mthodes de terrain et que lanthropologue ne doit plus se prsenter comme dtenteur-de-vrit mais comme coacteur de la ralit. Sa dmarche repose moins sur lobservation de ce que font les Huichol que sur la participation ce quils sont. Il aurait t intressant que lauteur explicite par des anecdotes et des faits cette nouvelle faon-de-faire qui reste dans son livre trs abstraite. Il faut lire en fin douvrage la note 26 pour apprendre que tous ses informateurs furent des hommes et que douze dentre eux taient des chamanes. Lessai quil nous propose repose donc, comme il le souligne lui-mme, sur une enqute lacunaire puisque les tmoignages sont marqus par un regard androcentrique. Qui sont ces douze chamanes de San Andrs Cohamiata, lune des cinq principales communauts huichol de la Sierra o lauteur a travaill ? Un minimum dinformation sur leur inscription dans cette communaut aurait permis de mieux saisir limportance du chamanisme dans cette socit, depuis longtemps en contact avec le monde extrieur. Aprs nous avoir sensibiliss la conception de lespace et du temps des Huichol ou plutt des Wixaritari comme ils se nomment eux-mmes, lauteur sattache nous montrer limportance quils donnent la notion de centre, que ce soit le centre du monde ou celui de la personne. Chacun recherche sa manire son centre intrieur (hixapata), selon ses motivations et son cheminement personnel. Et lors du cycle rituel, chacun doit accorder son propre hixapata celui de la communaut (tahixapa). Cest grce cette articulation entre individu et collectivit que lon peut assurer lharmonie du groupe face au centre des divinits (huhixua). Autre concept clef de la pense symbolique des Wixaritari est celui diyari, souvent mal traduit par les anthropologues. Ilario Rossi leur reproche davoir rduit ce concept des rfrences philosophiques occidentales telles que l me , le cur ou l esprit sans sinterroger. Ces diffrentes significations reposent toutefois, dans loptique des Wixaritari, sur une logique unitaire et cohrente. L iyari est localis dans le corps, la hauteur du diaphragme. Il est reconnu par diffrents auteurs que l iyari est form de trois composantes qui donnent une identit corporelle aux Wixaritari et qui sont le tucari, le cupuri et le nierica. Le tucari correspond au potentiel de vie acquis la naissance ; il se prsenterait comme un fil
suspendu verticalement au-dessus de la tte et serait lquivalent de la notion occidentale de destin . Le cupuri qui se situe au sommet de la tte traduirait lide dme ou de principe vital et serait indissociable de l iyari . Enfin le nierica dsignerait les effets de livresse psychotrope. Labsorption de peyotl fait en effet partie des pratiques chamaniques wixaritari, ce qui les mne un ailleurs balis par la mythologie . Le corps atteint alors une apoge. Sa mtamorphose induite par laction du peyotl lui permet de comprendre. Si la sant est conue par les Wixaritari, la maladie est vcue comme une rupture de la cohsion et de lidentit que produit l iyari . Et donc le langage des soins prodigus par le chamane vise rgnrer l iyari . Ilario Rossi se sert de cette conception wixaritari du corps, de la maladie et de sa thrapie pour mener bien son projet danthropologie rflexive et questionner la mdecine scientifique. Ayant montr que les Amrindiens ne sparent pas corps et psych, individu et collectivit et quils ont une conscience aigu de lunit de lcosystme et de la socit, lauteur critique la mdecine scientifique qui rduit le corps sa dimension biologique en niant ses composantes individuelle et sociale. Il remarque que la vision holistique du corps chamanique sduit les mdecines htrodoxes qui sont depuis quelques annes trs prises en Occident. Celles-ci rcusent une mdecine scientifique qui ne sintresse plus lhomme mais la maladie. Elles se rfrent par contre une pluralit de dire et de faire face au corps dont le chamanisme fait partie et elles participent une nouvelle conscience sanitaire dune population qui revendique des rapports personnaliss entre soignant et soign. Cest sur ce pluralisme mdical que lauteur termine son livre en proposant, via le dtour anthropologique, une nouvelle conception de la sant. Franoise Morin Anthropologie et Socits 22 (2), 1998 _______________
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Arthur J. RUBEL, Carl W. ONELL, Rolando COLLADO-ARDON, avec la coll. de John KREJEI et Jean KREJEI, Susto, a Folk Illness, Berkeley - Los Angeles - London, University of California Press, 1984, xi + 185 p., rf., index des auteurs cits et index thmatique.
La maladie du susto fait partie de ces dsordres ethniques dcrits et analyss par Georges Devereux. En effet, de New York jusquen Argentine, toutes les populations hispanophones reconnaissent lexistence dun syndrome pathologique, l effroi ou la frayeur , caractris par linsomnie, lanorexie, lagitation nocturne, la ngligence corporelle et lapathie. Ces symptmes, divers et indissociables, sont prsents dans la plupart des cas recenss. En revanche, les interprtations populaires concernant ltiologie et la nature mme du mal varient selon les rgions. Le susto survient aprs une chute ou la suite dun bruit intempestif, ou bien encore lissue dun contact involontaire avec des entits surnaturelles. La frayeur favorise la perte de lme, dcrite soit comme une errance, soit comme une capture par des esprits malveillants. Elle se traduit encore par un dplacement dorgane. Enfin. le susto menace surtout les personnes les plus faibles ou rputes telles, comme les femmes et les enfants, mais il frappe galement les hommes dans la force de lge. Ces spcificits culturelles qui ressortent de la lecture dune vaste littrature consacre la question, nintressent pas vraiment Rubel et son quipe danthropologues et de mdecins. Le livre propose une explication sociologique et mdicale du susto qui dpasse le cadre ethnographique. Orientation au demeurant contradictoire avec les donnes de terrain rapportes et recueillies auprs de trois populations diffrentes : Mtis urbaniss, Chinantques et Zapotques de ltat dOaxaca, au Mexique. Les fragments de cas cits pour tayer largumentation font apparatre des carts significatifs dans les croyances relatives lme, principe spirituel qui chappe, videmment, toute vrification empirique...
Les hypothses de dpart sont au nombre de trois. La premire est sociologique : Rubel veut prouver que le susto est li au stress provoqu par une incapacit de lindividu excuter correctement les rles dfinis culturellement. La deuxime est psychiatrique : peut-on reconnatre dans le susto des signes daltration psychique connus ? La troisime est mdicale et porte sur la comparaison entre deux groupes de malades, les uns souffrant du susto, les autres de pathologies prsentant des symptmes similaires. partir de questionnaires destins mesurer le stress et labors sur la base de critres sociologiques et mdicaux, les auteurs parviennent la conclusion que le susto est une maladie non pas psychique mais organique, rtablissant ainsi la dichotomie corps et me, entrave la comprhension dun phnomne aussi complexe. Le susto serait une somatisation de la transgression des normes rgissant le comportement des individus de chaque sexe. Ltude interdisciplinaire dune maladie comme le susto prsente un intrt certain et de ce point de vue la dmarche des auteurs se justifie. Sous langle de lethnologie, on mettra cependant quelques rserves. Tout dabord, une certaine dsinvolture dans la prsentation des traits culturels typiques de la frayeur : contrairement ce qui est affirm, le pasmo, la terre et l ombre ne sont pas ncessairement synonymes de susto et renvoient des systmes symboliques diffrents. En outre, on aurait aim suivre dans le dtail les histoires de cas dont seuls quelques extraits sont donns au lecteur. Enfin, le questionnaire adress aux informateurs laisse lethnologue amricaniste que je suis un peu sceptique. Quelle rponse peuton attendre, par exemple, la question : Does your wife have great or little respect for you ? Sans compter que les comportements que les auteurs tudient au dtriment des croyances pourraient tre dduits dune enqute dopinion. En somme, un livre dcevant pour tous ceux qui sintressent aux reprsentations symboliques des maladies. Carmen Bernand LHomme 97-98, 1986 _______________
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Francine SAILLANT, Cancer et culture. Produire le sens de la maladie, prface de Claudine HERZLICH, ditions Saint-Martin, Montral, 1988, 317 p., annexe, rf., tabl.
Construire le sens du cancer en tant que maladie, mais aussi en tant quexprience vcue par une personne tout autant dans son milieu naturel de vie que dans le cadre clinique moderne, en tenant compte des caractristiques du systme qubcois de sant, des conditions environnementales, des habitudes de vie de la personne atteinte et du systme naturel de soutien dont elle jouit ; voil quelle tche minemment difficile, mais combien clairante, sest adonne Francine Saillant durant trois annes. Dabord prsent sous la forme dune thse doctorale lUniversit McGill, ce travail a t remani pour tre dun accs plus facile un public gnral. En sinspirant dune perspective hermneutique, lauteur cherche approfondir les fondements scientifiques ainsi que le type de logique oprationnelle qui inspirent la dmarche biomdicale dans le traitement de la maladie quest le cancer et sapplique comprendre comment ceux-ci, par une sorte de connivence implicite du patient, se transposent dans les attitudes et les comportements des personnes atteintes. Ces dernires, tout en gardant lespoir et en ayant un bon moral (sentiments largement suscits par les traitements sophistiqus de la mdecine moderne et par le mythe de la gurison vhicul par les mass media), vivent quand mme, mesure que progresse le mal et que les soins curatifs deviennent palliatifs, un drame intrieur dune grande intensit, non seulement parce quelles sont laisses elles-mmes, mais aussi parce que les conceptions cliniques de la maladie et le discours officiel des soignants ont perdu tout sens et quelles sont places devant leur totale vulnrabilit et linluctable chance de la mort. Le cheminement de lexprience de la maladie ne suit pas une trajectoire
rectiligne : il est parsem desprances et de dceptions, de gurisons temporaires et de rechutes, de prises en charge institutionnelles et de retours dans le milieu naturel de vie. travers ces divers vnements heureux comme malheureux, la personne atteinte reconstitue la trame de son existence afin de trouver un sens lexprience quelle vit et conjurer une fois pour toutes les moments difficiles quelle a traverss, les malheurs qui lont frappe, les manques qui ont ponctu son cheminement personnel, les facteurs environnementaux et socioculturels qui ont contribu son dsquilibre intrieur. Tous ces constats confrent lexprience de la maladie lapaisement et la rsignation devant linvitable. Si la biomdecine, par sa technologie et ses connaissances cliniques, freine la progression de la maladie, cest la personne malade qui, par sa qute de comprhension et sa rtrospection biographique, confre un sens son exprience et en favorise lacceptation. La mdecine officielle, mon sens, aurait intrt dployer une perspective plus comprhensive dans son intervention sur le malade afin dtablir une communication qui dpasse la simple identification des symptmes, lnonc du diagnostic ainsi que la recommandation des traitements appropris. Quant au pronostic, la mdecine se cache toujours derrire les courbes statistiques. Il est bien vident que la dmarche biomdicale est centre sur laffection et non sur lexprience cognitive, conative et affective de la personne atteinte et quelle nglige de prendre en compte le fait que lexprience du malade est le rsultat dune culture et de savoirs populaires sur les maladies et sur lindividu malade. Tous ces lments sont vacus de la communication dans la relation clinique. Au moment o elle analyse les rcits de vie de cancreux, Francine Saillant met en contraste les savoirs populaires et les connaissances scientifiques, la parole profane et le discours mdical, tout en cherchant ne pas les opposer et en vitant de blmer la mdecine pour son regard rductionniste ou encore son arsenal thrapeutique. Ce que Francine Saillant nexplicite pas dans sa trame analytique, sa documentation et son argumentation lexposent trs clairement. Le mdecin traitant nest pas en mesure de dgager une comprhension de lexprience de la maladie en se
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limitant la personne malade et ses symptmes organiques. Cest par le biais dune culture de la sant apprise, partage, normative et symbolique quil faut trouver la clef de la signification de la maladie comme des ractions de ceux qui la vivent. Comme laffirme Claudine Herzlich dans la prface : Lintrt premier du livre de Francine Saillant est de nous montrer quaujourdhui le cancreux nest plus conu comme un individu identifi une mort imminente mais comme un survivant possible esprant vivre et mme gurir. Mais il est confront une incertitude extrme : celle de la maladie qui reste menaante, celle de la mdecine toujours incertaine de lefficacit des traitements et de lissue de chaque cas particulier. Dans cette situation difficile, les soignants mais aussi les media et la socit toute entire tiennent chaque maladie au mpris parfois de la ralit le langage de l espoir , du courage, de la lutte, de lhrosme mme. La presse canadienne a clbr comme des hros culturels des individus ayant fait de leur mal loccasion dune lutte confinant lexploit. ce discours venu des autres, le malade de son ct rpond, aussi longtemps quil le peut, par lide du moral quil faut avoir et qui, pense-t-il, contribue la survie. Cest dans cette dialectique de lespoir et du moral remodelant limage, pourtant toujours l, de la maladie dont on meurt que slabore aujourdhui le sens de lexprience du cancer . (p. 10) La perspective de Francine Saillant se dploie dans neuf chapitres extrmement denses mais combien clairs de comprhension. Ce nest pas simplement la clart du style qui facilite la lecture de cette recherche au cur des malheurs, des dceptions et des contradictions de la vie, cest aussi laisance avec laquelle lauteur dcrit les situations les plus dlicates, les sentiments les plus profonds, despoir comme dintense lassitude. Dans le prologue, lauteur dfinit le regard anthropologique sur cette ralit individuelle et sociale quest la maladie. Elle ne craint pas daborder les mythes anciens comme modernes entourant le cancer, puis, par le biais de la smantique de la maladie et de ses aspects mtaphoriques, de prsenter la maladie comme un acte de communication.
Puis dans un premier temps se suivent, dans lordre, des chapitres consacrs au cancer en tant que problme mdical et social, la lutte contre le cancer qui se dplace du laboratoire la chambre du malade, donc une ouverture aux dimensions psychosociales de la maladie, la description ethnographique dun centre qubcois doncologie moderne, ce qui reprsente un nouvel espace et univers culturel pour vivre le cancer, lanalyse du discours des soignants dont lexpression principale est de donner lespoir , aux reprsentations de la maladie chez les soigns qui se greffent au leitmotiv de garder le moral et de tenir le coup. Dans un second temps, lauteur nous prsente le discours mdiatique sur des hros culturels qui ont vcu lexprience de la maladie dune manire exemplaire par leur tnacit, leur courage, leur lutte altruiste contre un mal qui peut atteindre nimporte qui nimporte quand. Ce chapitre sur la construction culturelle du hros par le biais des mass media nous aide mieux saisir comment le discours de ces hros populaires est repris par les hommes de science dans la situation clinique pour communiquer lespoir leur patient, leur suggrer des voies qui grandissent la personne qui les emprunte, mais aussi en mme temps pour justifier leurs insuccs par les limites de la science. Dans un troisime temps, lauteur, par lanalyse de cinq rcits de vie, nous fait pntrer au cur des savoirs populaires et des visions phnomnologiques des patients cancreux. Cest certes la section la plus clairante par rapport aux prmisses et aux hypothses de travail qui parsment louvrage en ce qui a trait aux rituels thrapeutiques, aux procs de communication dans les milieux cliniques et aux manires dont ils sont intrioriss et vcus par la personne atteinte. En effet, celle-ci est constamment renvoye elle-mme pour interprter la nature et le degr de sa maladie comme pour inventer les mcanismes qui pourront attnuer les consquences dstructurantes de lexprience de la maladie. loccasion de cet exercice, la recherche dune tiologie populaire de la maladie par le biais de lexamen minutieux de son propre cheminement biographique constituera, pour la personne malade, la principale stratgie pour mieux
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comprendre le mal qui la ronge et mieux accepter sa destine. Lindividu est en dfinitive responsable des malheurs qui le frappent et il en subit indubitablement les consquences. Ne sommes-nous pas ici dans lunivers de la construction des normes de sant dont les prescriptions entranent la socialisation de bonnes habitudes de vie ? La construction culturelle du cancer ainsi que la construction culturelle de la mort ne font plus aucun doute. Louvrage de Francine Saillant est tout fait remarquable dans sa perspective thorique, dans ses manires de poser des questions percutantes la ralit, dans ses dmarches dobservation comme dans ses pistes analytiques. La dmonstration de la ncessit des sciences sociales dans la comprhension des processus tiologiques et thrapeutiques, sil est encore ncessaire de la renouveler, effectue un autre bond en avant tellement les indices utiliss sont dune indiscutable pertinence. Largumentation gnrale est, par ailleurs, sans faille. Il existe encore un bel quilibre entre les schmes thoriques, la description ethnographique des milieux thrapeutiques et les rcits de vie des personnes atteintes, pour ne pas parler de lanalyse imaginative du discours mass mdiatique sur les hros culturels que furent Terry Fox et Johnny Rougeau. Cest le type de recherche qualitative qui devrait inspirer les jeunes chercheurs comme ceux qui sont chevronns. Cest un livre qui ma beaucoup plu et appris et je serais tonn sil en tait autrement chez toutes les personnes qui le liront. Marc-Adlard Tremblay Anthropologie et socits 14 (3), 1990 _______________
Christine SALOMON, Savoirs et pouvoirs thrapeutiques kanaks, Paris, PUF ( Ethnologies ), 2000, 160 p., bibl., ill., cartes.
Louvrage de Christine Salomon, qui traite de lapprhension et de la gestion des faits de maladie par les Kanaks, offre un nouvel angle dattaque notre connaissance anthropologique de la Nouvelle-Caldonie. Loin dtre un champ technique rserv aux seuls spcialistes, lnonciation sur la maladie constitue une forme de discours sur le corps social et sur ses avatars : la narration abondante des conflits claire par contraste le discours politico-rituel convenu (apanage des hommes) que les ethnologues ont longtemps privilgi (pp. 14-15). Lexemple de la Nouvelle-Caldonie est ainsi loccasion pour lauteur de dmontrer quel point la distinction entre anthropologie mdicale, anthropologie symbolique et anthropologie politique est tnue quand mdecine , culte des anctres , sorcellerie et guerre sont indiscernables tout le moins impensables les uns sans les autres. Cette tude rsulte dune pratique ethnographique exigeante, dont tmoignent notamment la richesse des lexiques trilingues (franais-aj-paci) et une criture attentive restituer dans de nombreux extraits dentretiens la densit de la parole des Kanaks. La premire partie sattache dcrire les reprsentations concernant les origines de lhomme, lancestralit et la procration (et donc la filiation, lhrdit, le corps et les substances). On pourrait peut-tre mettre une rserve sur cette approche relativement traditionnelle en disant que lenvironnement symbolique de la maladie et du soin y est prsent sans vritable description de son extension et de sa prgnance ; ou plutt, que laffirmation de la diffusion limite de ces reprsentations demanderait tre articule avec leur position de point de dpart de louvrage. Cela tant dit, lanalyse des thories locales des humeurs, en particulier du sang, mene partir de lexamen des propos les plus empiriques) (et pas seulement des discours crmoniels, que leur formalisme et leur porte mtaphorique devraient empcher de prendre trop au pied de la lettre) permet Christine Salomon dcarter, preuves lappui, un certain nombre dinterprtations classiques de lanthropologie de la Nouvelle-Caldonie. Elle rfute ainsi de manire dfinitive (pp. 39-43) la variante locale de la virgin birth , cest-dire de la prtendue ignorance kanake du rle du pre dans la procration
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(thorie du pre roborateur mais non pas gniteur, chez Maurice Leenhardt). On notera plus gnralement que lensemble des donnes exposes ici invalident radicalement la thorie leenhardtienne de labsence de conscience du corps chez les Kanaks. Cest une fois ce cadre gnral pos que la perspective choisie devient mon sens la plus stimulante, par la mise en rapport quelle opre des catgories danalyse de la maladie avec la pratique effective de linterprtation des symptmes et du soin : les maladies ne sont pensables quen relation avec des actions ou des relations sociales circonstancies (quil sagisse de conflits ou de comportements dviants), et leur traitement est directement fonction du lien qui se noue entre le patient et le soignant, ce dernier jouant le rle de mdiateur avec certaines formes ancestrales. Larmature conceptuelle reconstruite par lethnologue nexiste ainsi que dans la trame serre des interactions et des rapports sociaux (on reconnatra ici les influences croises de E.E. Evans-Pritchard et de Jeanne FavretSaada). La deuxime partie traite de la maladie et du mal-tre en tant que dsquilibre naturel ou social, partir de la prsentation de la typologie locale des maladies. Aprs avoir cart les maladies nouvelles ou maladies des Blancs introduites en Nouvelle-Caldonie avec la colonisation et qui relvent de modes de diagnostic et de soin proposs par le systme mdical europen, lauteur sintresse aux maladies dautrefois , ou maladies indignes . Celles-ci se dcomposent en trois sous-groupes. Les vraies maladies, causes par des accidents climatiques, des fautes de nutrition ou des rapports sexuels interdits, surviennent lors de la rupture dun quilibre entre lhomme et la nature. Bnignes, elles suscitent nanmoins la fragilisation de ltat gnral de la personne. Les maladies dues aux anctres renvoient en revanche une causalit strictement sociale : rponse des anctres aux transgressions des normes par les vivants, elles relvent de lavertissement ou de la punition en rponse des comportements socialement transgressifs (mauvais entretien des cimetires, manquements lgard des oncles maternels, mdisance) et peuvent ce titre viser nimporte qui au sein du groupe de filiation dviant.
Enfin les maladies provoques intentionnellement rsultent de conflits plus individualiss, la jalousie prsume dun tiers se retournant en cas de maladie en accusation de sorcellerie. Cette dernire catgorie tmoigne du fait qu lopposition entre groupes sajoute une comptition plus individualise pour le salaire, la maison quil permet de construire ou encore linstruction des enfants, comptition dont la violence se rpercute dans les corps malades. La classification des faits de maladie prsente dans cette deuxime partie rend possible une grande variabilit des liaisons causales : un mme symptme peut entrer dans plusieurs catgories de maladies. Tout, ici, est affaire dinterprtation, laquelle est la charge des thrapeutes spcialiss. Laction thrapeutique, dont traite la troisime partie, est en effet directement fonction de la capacit danalyse des situations sociale et personnelle du patient par le soignant. Soigner, cest donc dabord voir la maladie. Les thrapeutes utilisent pour cela un don qui leur vient de leurs anctres, mais ils sappuient gnralement sur leurs connaissances sociales, gnalogiques et historiques, et sur le questionnement pralable des malades, pour donner une interprtation des symptmes qui est en mme temps un jugement aux consquences immdiatement excutoires. Phytothrapie familiale pour les vraies maladies , excuse auprs des personnes lses pour les maladies provoques par les anctres , protection, contre-attaque ou accusation publique pour les maladies provoques intentionnellement peuvent alors se combiner ou se succder selon la pertinence et lefficacit des tiologies successives attribues aux malades ou aux malheurs qui senchanent, et que traquent les familles des victimes dans dinterminables enqutes. Louvrage sachve par une rflexion sur le futur des pratiques mdicales kanakes dans un environnement social profondment transform depuis larrives des Europens, en particulier par les ruptures de transmission provoques par laction missionnaire, et plus encore par limposition gnralise des standards mdicaux occidentaux dans les deux dernires dcennies. Sil est toujours difficile une ethnographie contemporaine dapprhender le temps long propre lhistoire des mentalits, Christine
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Salomon conclut nanmoins ce quon pourrait nommer lavenir de la sorcellerie , dans la mesure o la mdecine occidentale est inapte analyser les maladies dues aux anctres ou celles suscites par la jalousie des tiers. Mais il faut toutefois ajouter que cette position suppose que la typologie des maladies elle-mme reste stable dans le temps, ce que rien ne prouve a priori. Pour poursuivre cette analyse du changement des pratiques et des reprsentations lies la maladie, la logique du cumul entre systmes mdicaux diffrents et partiellement appropris par les patients, constitue nen pas douter une piste danalyse fconde, sans doute assez proche des rflexions les plus rcentes sur la conversion. Michel Naepels LHomme 160, 2001 _______________
Carolyn F. SARGENT, The Cultural Context of Therapeutic Choice. Obstetrical Care Decisions among the Bariba of Benin, Dordrecht - Boston - London, D. Reidel ( Culture, Illness and Healing 3), 1982, xii + 192 p., carte, bibl., index.
Cet ouvrage est dit dans une collection dirige par A. Kleinman, bien connu pour ses travaux sur le pluralisme mdical Tawan et sur lanthropologie mdicale en gnral. Il partage nombre de traits caractristiques de cette sous-discipline, actuellement en plein essor. Lanthropologie mdicale, parce quelle revendique la frontire entre la mdecine et lanthropologie, et quelle est par l mme concerne par nimporte quel thme relatif la maladie ou la thrapeutique ( dans la socit X ), na plus parfois que des liens tnus avec lapproche anthropologique. Plus prcisment, elle devient souvent un secteur de la mdecine se rfrant simultanment la sant publique, lpidmiologie, la dmographie et la psychologie sociale. Elle ne relve finalement de
lanthropologie que parce quelle traite de groupes sociaux minoritaires exotiques ou traditionnels (folk dans la terminologie anglo-saxonne). C.F. Sargent a centr sa recherche sur la nature et les fonctions des sagesfemmes dans la socit bariba du Nord-Bnin, o elle a sjourn de juin 1976 dcembre 1977. Dans une perspective de pluralisme mdical , son tude porte sur les facteurs influenant les choix (decision making) entre alternatives mdicales disponibles, traditionnelles (les matrones ) ou biomdicales (le dispensaire de Pehunko, o elle a effectu la majeure partie de ses enqutes, ainsi que la maternit du district de Kouand). Sintressant surtout aux fondements de ces choix entre deux services obsttriques possibles, lauteur prsente ses rsultats de la faon suivante : le contexte culturel bariba relatif aux conceptions et aux traitements de la maladie et, plus particulirement, la reproduction, est succinctement dcrit de mme que le statut des femmes dans cette socit fodale , patrilinaire et patrilocale, largement islamise et influence par les Dendi et les Hausa 44. Ceci forme la toile de fond de lanalyse du rle et des techniques des matrones traditionnelles. Au cinquime chapitre, quittant lapproche ethnographique, lauteur adopte une dmarche quantitative et tente de cerner les paramtres sociologiques des sages-femmes bariba. Si toutes les femmes bariba ont une comptence gnrale sur les dsordres de la reproduction, la grossesse et laccouchement, certaines femmes sont spcialises dans ces questions et socialement reconnues comme telles, acqurant ainsi renom et respect dans une socit o elles ont un statut socio-politique mineur 45. Ne formant pas une catgorie professionnelle distincte, les marusio ( celles qui assistent aux accouchements ) sont comparables aux thrapeutes dans la mesure o elles exercent volontairement un talent, obtenu par apprentissage
44 Cf. J. Lombard, Structures de type fodal en Afrique noire. tude des dynamismes internes et des relations sociales chez les Bariba du Dahomey, Paris-La Haye, Mouton ( Le monde doutre-mer, pass et prsent. tudes 26), 1965, 544 p. 45 Celles-ci sont admires par les hommes (p. 128), et un proverbe bariba dit une femme qui accouche est une personne qui va mourir (p. 88). Cette valorisation extrme, absente dans toutes les socits avoisinantes, existait galement dans les socits anciennes : en Grce notamment, le lit de la parturiente tait considr comme le lit de la guerre (cf. N. Loraux, Le lit, la guerre , LHomme XXI (I), 1981 : 37-67.
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(usuellement transmis dans les deux lignes), ou par lintermdiaire des esprits de la brousse dont certains donnent lieu des cultes de possession (bori dorigine hausa et sambani). Les attributs des matrones sont dcrits en une srie de donnes chiffres (tableaux de pourcentages) concernant entre autres leur religion, leur statut matrimonial, le mode de recrutement, leur biographie professionnelle, leurs spcialits. Ceci sur un chantillon de dixhuit matrones, chantillon dont la taille ne rend pas trs convaincant le parti pris socio-quantitatif adopt par lauteur (un individu reprsente 6 %...). partir dun chantillon de cent vingt femmes interroges, C.F. Sargent analyse ensuite galement laide de tableaux et de pourcentages les types daccouchements et les recours obsttriques effectifs sur un an, en fonction des personnes prsentes laccouchement, des diffrentes tapes de celui-ci (qui coupe le cordon, qui lave lenfant, etc.) et des techniques employes par les matrones. Son argument est prcis par six histoires de vie o des femmes racontent leurs grossesses et leurs accouchements (chap. 8), histoires qui forment un des passages les plus intressants de louvrage compar au caractre non significatif des donnes chiffres dont dispose lauteur. C.F. Sargent conclut sur la pertinence de ces donnes afin dexpliquer la (non-)frquentation des moyens biomdicaux disponibles dans la rgion, et dvaluer les avantages respectifs des deux modles dans la perspective quelle sest fixe (i.e. fournir des bases une intgration pluraliste des diffrents moyens obsttriques au Bnin). Les avantages des moyens biomdicaux en matire de mortalit maternelle et infantile ne semblent pas flagrants. Et les conclusions illustrant la rationalit des prfrences pour laccouchement traditionnel sont fines et nuances. Les faits exposs comportent deux aspects dun intrt particulier. Dabord, la notion de witch-babies, reconnaissables leurs traits singuliers (prmaturs, enfants ns dents, se prsentant anormalement), supposs tuer la mre et provoquer des couches difficiles, et donc traditionnellement supprims. La croyance que lon ne devient pas mais que lon nat sorcier, quil sagit dun destin de witch, rend partiellement compte de la rpugnance
vis--vis des accouchements en maternit o il est videmment plus difficile dliminer lgalement ces witch-babies dautant plus que la Rpublique populaire du Bnin uvre acclrer la disparition des traditions ethniques (cultes notamment). Et comme le disait un ancien chef de village, maintenant tous les enfants sorciers sont vivants, surtout en ville, et sont responsables dau moins vingt trente dcs par mois (p. 92). Comment, se demande-t-on, pouvait-il y avoir des witches autrefois (ceux-ci sont une des causes majeures de linfortune) ? Certaines femmes, avec la complicit des matrones, pouvaient en effet dcider de garder secrtement un tel enfant. Ceci conduit un autre trait singulier des Bariba, chez qui courage et stocisme sont hautement valoriss en toute circonstance : la guerre et la chasse pour les hommes, durant la parturition pour les femmes dont lidal est denfanter seules, le plus discrtement et le plus silencieusement possible ; 40 % des femmes interroges ont accouch ainsi, et les autres nont eu recours des matrones que par crainte de complications avant ou pendant laccouchement. Malheureusement, les aspects symboliques de la fminit (touchant par exemple la maternit, la gmellit, aux funrailles des femmes mortes en couches, etc.) sont le plus souvent luds ou trs brivement mentionns. Fidle son option quantitative, ce livre distille les informations ethnographiques dans la seule mesure o celles-ci soutiennent la perspective du pluralisme mdical adopte, obligeant lauteur des rptitions ou un ordre artificiel dexposition : les croyances et pratiques concernant le placenta sont ainsi voques dans les dernires pages. Comme souvent dans les travaux d anthropologie mdicale les faits ethnographiques et le contexte de lorganisation sociale et culturelle nont ici quun rle dappoint (quelques lignes sur la transmission lignagre, une note p. 71 sur les reprsentations de la parent). Sont prfres des descriptions partielles, dtaches de toute appartenance une structure historique et sociale. La prsentation des matrones, par exemple (chap. 5), tourne court puisque le lecteur ne dispose pas des donnes concernant lorganisation lignagre et domestique qui permettraient de les situer, et le dcoupage en tableaux de leurs caractristiques leur te tout trait sociologique saillant. Slectionner le
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thme midwifery tel quil fonctionne en Occident pour le tester ensuite chez les Bariba conduit lauteur des tonnements dont une autre approche laurait dispense : ainsi (pp. 75-76), que les matrones ne soccupent pas des maladies relatives la grossesse et de la strilit (dues ici plusieurs facteurs, sorcellerie, maldiction de la sur du pre, notamment) dont le traitement relve, comme dans bien dautres socits africaines, des devins et de thrapeutes spcialiss. Ce type de question ne se pose que si lon cherche retrouver chez les Bariba le concept de sage-femme . Au fur et mesure des allusions dautres domaines (possession par les esprits, institutions thrapeutiques locales) quimplique le sujet, on a parfois des doutes sur la validit de celui-ci. Ces lacunes sont entretenues par le fait que les rfrences thoriques sont essentiellement constitues par des travaux danthropologie mdicale du mme type (comme ceux de A. Kleinman, J. Janzen, H. Fabrega) et par la littrature sur les processus de decision making et la rational choice theory (A. Heath). Mais les donnes touchant la magie sont, comme C.F. Sargent se borne le constater, adquates aux thories de Frazer. Malgr ces critiques, cet ouvrage est dun grand intrt ds que lauteur raconte ses propres observations ainsi que des histoires vcues o abondent les annotations fines. Cest aussi un des premiers traiter ce thme dune manire aussi exhaustive dans la littrature africaniste. Nicole Sindzingre Cahiers dtudes Africaines XXIII (3), 1983 _______________
Carolyn F. SARGENT et Thomas M. JOHNSON (sous la dir. de), Medical Anthropology. Contemporary Theory and Method (dition revue), Westport, Greenwood Press, 1996, xxi + 557 p., tabl., rf., index.
Parue pour la premire fois sous le mme titre en 1990, la nouvelle dition de ce recueil de textes comporte diverses modifications, dont linversion des noms des coresponsables de louvrage (Johnson et Sargent en 1990 ; Sargent et Johnson en 1996). Tout en poursuivant lobjectif de dpart de couvrir lensemble des orientations et des champs dintrt de lanthropologie mdicale, Sargent et Johnson ont voulu tenir compte des rcents dveloppements de cette sous-discipline. Ils ont introduit trois nouveaux chapitres traitant des motions et de la psychopathologie (Jenkins), de la nutrition (Quandt) et de la biothique (Marshall et Knig). Trois textes de la prcdente dition ont t supprims : sur la psychanalyse (Stein), sur le nursing (Dougherty et Tripp-Reimer) et sur la dmographie (Handwerker). Afin de tenir compte des travaux les plus rcents dans chaque domaine de rflexion, les auteurs et les textes ont t mis jour, tantt minimalement (Csordas et Kleinman, sur le processus thrapeutique ; Rubel et Hass, sur lethnomdecine), tantt plus substantiellement (Pelto et Pelto, sur la mthodologie de la recherche). Cet ouvrage demeure encore aujourdhui un manuel dintroduction lanthropologie mdicale trs pertinent, indpendamment des modifications (particulirement dans les introductions et les conclusions) de forme et de fond. Dj en 1990, les responsables avaient relev le dfi de couvrir des aspects aussi divers que les principales orientations thoriques (1re partie), lethnomdecine, lethnopsychiatrie, lethnopharmacologie, la biomdecine (2e partie), les rapports entre la maladie, lenvironnement et la culture des populations (3e partie), ou encore les questions mthodologiques (4e partie), limplication et le rle des anthropologues mdicaux, en particulier dans les contextes cliniques (5e partie).
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Les perspectives thoriques prsentes dans la premire partie de louvrage couvrent en fait toutes les dimensions de lanthropologie mdicale contemporaine : lindividu, le corps, les motions, en un mot lexprience personnelle de la maladie ; mais aussi le symbolisme des systmes thrapeutiques, tout comme les rapports sociaux qui dfinissent aussi bien les maladies que les traitements. Lanthropologie mdicale reprend travers les questions propres cette sous-discipline, tous les thmes privilgis de lanthropologie : la culture et sa place dans les conceptions et les pratiques thrapeutiques ; la ncessit, par ailleurs, de prendre en compte les rapports sociaux dans la prsence et la comprhension des maladies ; laccent mis tantt sur lindividu, tantt sur la socit. Un chass-crois de rflexions et de points de vue qui apparat dans les textes de Csordas et Kleinman (le processus thrapeutique), de Morsy (lconomie politique) et de Locke et Scheper-Hughes (lapproche interprtative-critique). Convergences et divergences qui reviennent dailleurs dans les textes de la seconde partie sous la plume de Rubel et Hass (lethnomdecine) et dAmarasingham Rhodes (la biomdecine comme ethnomdecine). En dfinissant lanthropologie mdicale comme une sous-discipline pratique (applied subdiscipline), Pelto et Pelto singularisent une orientation qui, elle aussi, a des rsonances dans plusieurs autres textes (celui de Chrisman et Johnson, et ceux de la 5e partie sur la biothique Marshall et Knig ou la sant publique internationale Lane et Rubinstein). Cette dition rvise confirme la vitalit de lanthropologie mdicale comme sous-champ disciplinaire et sa participation, travers le prisme particulier de lexprience de la maladie et des pratiques thrapeutiques, aux grands dbats qui ont cours en anthropologie prsentement. Serge Genest Anthropologie et socits 20 (3), 1996 _______________
Jean-Claude SCHMITT, Le Saint lvrier. Guinefort, gurisseur denfants depuis le XIIIe sicle, Paris, Flammarion, 1979, 278 p., bibl., index, tabl., annexe par J.-M. POISSON, cartes.
Ce livre de J.-C. Schmitt consacr Guinefort, le saint lvrier, est un ouvrage mthodologiquement exemplaire qui se classe au rang des grandes tudes de sociologie religieuse des cultes locaux. Souvent, la lecture, on pense ce grand classique du genre que fut le Saint Besse. tude dun culte alpestre , de Robert Hertz (Revue de lHistoire des Religions, 1913, LXVII). Guinefort est un chien, un lvrier, qui sauva dun serpent le fils de son matre et fut injustement tu par celui-ci qui crut que le sang rpandu tait celui de lenfant. Un culte se rpandit dans le bois de Saint-Guinefort, Sandrans dans lAin. Les mres denfants souffreteux se rendaient dans le bois o, sous la direction dune sorcire locale, leur enfant tait soumis plusieurs passes, dont limmersion rpte dans le ruisseau, puis provisoirement abandonn. Rcupr ensuite par sa mre, lenfant mourait ou tait dfinitivement guri de sa langueur. Le culte, dtruit au XIIIe sicle par un inquisiteur, devait tre redcouvert au XIXe par les folkloristes sous une forme peine modifie. Schmitt consacre son attention successivement linquisiteur, premier rapporteur savant de lexistence du culte, au thme du chien martyr, prsent sous diffrentes formes dans la littrature et liconographie indoeuropennes, au rituel sur le lieu du culte, aux autres lieux du culte de saint Guinefort, dont il apparat quil recouvre au moins trois personnages pseudohistoriques distincts et sans grand rapport avec le lvrier de Sandrans, lieu du culte proprement dit, au paradoxe du chien sanctifi, enfin au contexte historique dun culte paysan. Cette multitude dapproches diffrentes rvle
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toute la richesse dun fait culturel surdtermin de multiples manires. On retiendra dabord la charit singulire dun rituel qui, en toute bonne conscience de ses agents, abrge la vie dun enfant dprissant ; il ne fait de doute en effet ni pour linquisiteur ni pour lethnographe que les immersions rptes et labandon provisoire de lenfant ont raison des moins rsistants et laissent leur chance aux prdateurs de la fort, sous prtexte de permettre aux fes de reprendre ltre languissant quelles ont substitu lenfant bien portant des hommes. Il est fascinant de voir comment le symbolique travaille pour lui-mme linsu des hommes dans ces effets de langage dont ils font alors ce quils peuvent. Litalien Boniforto francis en Guinefort sonne dans lAin comme ce qui pourrait tre un nom de chien, par exemple Tirefort ; lassociation chien , saint est suggre dans certains patois lou tsin le chien et loqtsaint le saint ou bien cest son qui se confond avec saint , comme dans le Pas-de-Calais o lon dit saint Roch et sin Tchin (saint Roch et son chien). Mieux encore, cest le nom mme du saint qui suggre son rle de rupteur des tats liminaux ; en dpit de la varit des personnages pseudo-historiques que recouvre le nom de saint Guinefort, la formule dinvocation fonde sur lassonance est, elle, gnrale : Saint Guinefort, pour la vie ou la mort. Le saint est celui du quitte ou double, il restaure la vie ou dlivre par la mort. La formule italienne pour saint Boniforto de Pavie est encore plus explicite : Chi si vota a S. Boniforto dopo tre giorni vivo o morto. Bien quil nous rappelle la connexion ancienne entre la canicule et la fte des saints accompagns dun chien, ainsi que lexistence dun saint Christophe cynocphale qui dvorait les hommes, jusquau moment o il se convertit dans le Christ , Schmitt ne stonne peut-tre pas assez du scandale dun chien spontanment sanctifi. Risquons une explication en notant que la qualit minemment christique du lvrier sauveur, injustement accus puis condamn mort, lui permet de transcender une frontire qui, la rflexion, apparat bien mesquine : celle qui spare les animaux quatre pattes de ceux qui nen ont que deux.
Lesley A. SHARP, The Possessed and the Dispossessed. Spirits, Identity, and Power in a Madagascar Migrant Town, Berkeley - Los Angeles London, University of California Press ( Comparative Studies of Health Systems and Medical Care ), 1993, xx + 345 p., append., rf., index, fig., pl.
Cet ouvrage est le 37e de la srie Comparative Studies of Health Systems and Medical Care . Tout fait remarquable par la finesse de son information ethnographique et lintrt des questions qui la sous-tendent, il est le rsultat dun travail de terrain men tout au long de lanne 1987 dans la ville dAmbanja situe au nord-ouest de Madagascar. ct dinvestigations complmentaires, lenqute principale a port sur une centaine de mdiums, et plus prcisment sur une vingtaine dentre eux. Le livre est organis en trois parties : la premire est une prsentation, pour la priode contemporaine, des aspects conomiques, politiques et sociaux de la rgion du Sambirano o se trouve la ville dAmbanja ; la seconde traite des formes que revt la possession dans cette rgion ; la troisime concerne la vie urbaine et ses problmes. lappui de ses dmonstrations, lauteur a choisi dintroduire des histoires de vie tout la fois exemplaires et complexes qui, dans chaque cas, apportent un clairage spcifique. Lesley A. Sharp se propose de montrer que la possession, loin dtre lexpression dune marginalit, est au contraire celle de lidentit dfinie par lautochtonie, chemin oblig pour laccs aux pouvoirs locaux dans tous les
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domaines de la vie publique. Contrairement au schma classique, on trouve dans la ville cosmopolite dAmbanja des femmes migrantes en grand nombre, venues seules ou avec un poux, qui travaillent dans les plantations ou exercent une activit salarie en ville, ou bien sont la recherche dun emploi. Par le jeu dune parent fictive avec les anctres royaux, la possession offre ces femmes qui seules y ont accs, lexclusion des hommes une identit symbolique dautochtones sakalava qui leur permet dchapper leur statut dtrangres et leur apporte certains avantages. Celui qui communique avec les anctres manipule en mme temps un lment cl du pouvoir des autochtones : laccs la terre. La possession (tromba) est ainsi conue non pas simplement comme lhritage dune institution historique classique, relativement bien connue par ailleurs, mais comme un lment dynamique qui structure le changement social en offrant aux diffrents acteurs locaux, notamment aux trangers qui cherchent sintgrer la population sakalava, les moyens dune vritable stratgie. La possession par les esprits des rois sakalava dfunts et de leurs parents est donc dfinie en rfrence trois niveaux dinterprtation : affirmation ou construction dune identit sakalava ; pratique religieuse en pleine transformation exprimant les formes modernes de cette identit ; gurison et conseils pour les affaires personnelles. Dans la rgion du Sambirano, autrefois sous le contrle de la royaut sakalava du Boina, lopposition historique entre roi et sujets a peu peu laiss la place, au cours du XXe sicle, lopposition autochtone/tranger pour laquelle la possession, qui connat dans le mme temps un formidable dveloppement, va intervenir comme mdiateur permettant une vritable redfinition des pouvoirs locaux. Cette opposition en recouvre une autre qui concerne la notion de travail : celle entre parent/unit de production et travail salari, qui associe la possession et les luttes sociales et politiques accompagnant le dveloppement du capitalisme dans cette rgion au cours de la mme priode. Tout en procdant une revue des grandes thories classiques concernant la possession marxistes, fonctionnalistes ou phnomnologiques lauteur
se garde bien de senfermer dans lune ou lautre, prnant un clectisme de bon aloi bti autour de trois ples : lanalyse des formes dingalit sociale et des divers modes de pouvoir est dterminante pour approcher les notions de sant et de bien-tre ; on traite du malheur et de ses interprtations populaires, non de mdecine clinique, la possession concerne un problme dordre collectif sous tous ses aspects ; enfin, le corps humain est le lieu dexpression par excellence de lensemble de ces problmes. La rgion du Sambirano, valle trs fertile du nord-ouest de Madagascar, sera trs tt lobjet de la convoitise du colonisateur, avec lintroduction, ds 1920, de plantations de coton et, plus tard, en 1945, de plantations de caf, cacao et noix de cajou. Ces diffrentes oprations entraneront expropriations et destructions de sites funraires dont le souvenir psera longtemps dans les mmoires pour resurgir, bien plus tard, au moment des troubles et des difficults qui, avec certaines formes de possession spontane, caractriseront la nouvelle politique de malgachisation de lenseignement partir de 1974. Pendant la priode coloniale, du dbut du sicle jusquen 1960, lexpansion des plantations et la richesse des terres attirent de nombreux migrants originaires du nord, de lest et du sud de la Grande le, tel point que la population des migrants en viendra dpasser celle des autochtones. Cest ainsi que la ville dAmbanja constitue une socit pluriethnique o la relation entre lautochtone-sakalava et ltranger-vahiny deviendra un problme dominant. Tout dpendra alors des logiques de migrations, quil sagisse dun choix purement conomique ou dune tentative dintgration la socit sakalava par la possession (pour les femmes), le mariage (pour les hommes), les enfants, la langue, le costume, lenterrement sur place et, en dfinitive, lexpression de sentiments dappartenance cette nouvelle socit. Actuellement, 50 % des femmes dAmbanja sont possdes, dont une proportion importante est constitue de femmes non-sakalava, sans compter, depuis une vingtaine dannes, les cas de possession spontane ou sauvage lis, pour les jeunes migrants, aux problmes de la vie urbaine et
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de la scolarisation, et dont sont victimes principalement les jeunes filles ; cette forme de possession, prsente sur toute la cte de Madagascar, est cense tre provoque par les mauvais esprits tromba raty dont il convient de se dbarrasser au plus tt, contrairement la possession installe dont nous parlions plus haut. Par sa vocation historique, le tromba est le dpositaire, le gardien, le discours des mmoires historiques, en particulier travers les gnalogies des anciennes dynasties. Cet hritage ethnohistorique et le symbolisme qui lui est associ favorise un vritable dbat quant aux effets pernicieux du dveloppement conomique sur les quilibres sociaux aussi bien quindividuels, et cette prise de conscience collective suscite une nouvelle rflexion sur la relation avec les non-Sakalava. travers ce dbat, on dcouvre que la possession est un outil dintervention sur les relations conomiques et un moyen de contrle social du travail. La valeur fondamentale, cest lindpendance conomique, le travail sur sa propre terre ou dans une petite entreprise familiale, bien plus que le salaire provenant des cultures de rente ou les soins de sant gratuits. Durant les vingt dernires annes, le tromba et le culte des anctres seront reconnus par ltat dans lexercice de certaines activits conomiques, ce qui renforce dautant leur importance dans les enjeux politiques rgionaux. Lactivit principale du mdium dans la vie quotidienne est une pratique de gurisseur qui dpasse toujours laspect proprement mdical du problme pos. Il sagit surtout de rpondre chaque demande en apportant des explications dordre culturel, en calmant langoisse, en jouant sur la magie subtile des mots. Dans la plupart des cas, la mdecine clinique apparat comme un traitement complmentaire. Madagascar, il est impossible de parler de possession sans parler dexorcisme, et la position des glises, pour ne prendre que cet exemple, est trs variable cet gard. Si lglise catholique, pratiquant linculturation, est plutt tolrante vis--vis du tromba, lglise luthrienne, au contraire, le combat par tous les moyens et dispose dune vritable machine de guerre pour lutter contre le dmon . La possession comme pratique intellectuelle,
sociale et psychologique est souvent difficile assumer pour un individu, lequel pourra choisir de passer de lautre ct en se faisant exorciser, chappant ainsi lextraordinaire pression sociale qui entoure le mdium. Ce phnomne reste nanmoins limit et concerne les mdiums qui nont peuttre pas su donner toute sa force sociale ce formidable moyen de communication. Il est intressant de noter que protestants et possds parlent le mme langage, identifient les mmes esprits-dmons , en sorte que lexorcis abjure ses anciennes croyances dans les termes mmes quil utilisait pour les exprimer. On peut regretter, mais ceci sera peut-tre lobjet dun prochain travail de Lesley A. Sharp, que les formes de possession Ambanja naient pas t analyses en rfrence dautres rgions de Madagascar o ce mme phnomne est largement prsent, dautant que lauteur apporte de nombreux lments comparatifs extrieurs et emprunts la littrature anglo-saxonne. Enfin, on aurait aim savoir, afin de mieux comprendre le passage dune priode lautre, ce qui, de la ralit ancienne du tromba au temps des royauts, est rest prsent dans ses formes actuelles. Jacques Lombard LHomme 135, 1995 _______________
Elisa J. SOBO, Choosing Unsafe Sex. AIDS-Risk Denail among Disadvantaged Women, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1995, ix + 231 p., append., bibl., index.
lorigine de la recherche dElisa Sobo, un constat simple et rcurrent dans la prvention de linfection VIH : une juste connaissance du sida, de ses modes de transmission et des moyens de sen protger ne constitue pas la garantie dune utilisation rgulire du prservatif. Effectu par des mdecins
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inquiets dobserver une augmentation du taux de contamination par le VIH parmi des femmes venues consulter dans un service de protection maternelle et infantile de Cleveland, aux tats-Unis, et recevant une information sur le sida, ce constat a servi de cadre une dmarche anthropologique dont lobjectif premier tait de cerner les dterminants et reprsentations lorigine de ce choix du risque . Situ dans un quartier central de la ville, ce centre de sant est essentiellement frquent par des femmes noires de condition modeste. Lorsquon sait que prs de 75 % des femmes infectes par le VIH aux tats-Unis appartiennent aux minorits (p. 13), la tentation est grande de vouloir identifier les diverses formes de vulnrabilit sociale et conomique qui accroissent le risque dexposition au virus du sida. Or, demble, lauteur sefforce de dpasser une problmatique uniquement fonde sur la mise en corrlation entre pauvret et sida. E. Sobo rappelle tout dabord que la vulnrabilit sociale de ces femmes se greffe sur une plus grande fragilit biologique face linfection VIH, un risque plus lev compte tenu des pratiques bisexuelles frquentes de leur partenaire, enfin une vulnrabilit culturelle due lexistence de rapports de genre favorisant des pratiques sexuelles risque. Lessentiel de la dmonstration concerne plus prcisment ce dernier point. Contestant certains strotypes relatifs lexposition au VIH des femmes et des populations noires en gnral, E. Sobo remarque quaux tats-Unis les Noirs utilisent davantage le prservatif que les Blancs (mme si on peut juger cette utilisation insuffisante), que les femmes noires ont trs peu de partenaires sexuels en dehors de leur partenaire rgulier, quelles font donc preuve dun conservatisme sexuel fort loign de limage parfois rpandue dune sexualit dbride , enfin quelles parviennent plus aisment que les femmes blanches assurer leur autonomie financire. Ces prcisions, loin de signifier une moindre exposition au VIH, conduisent lauteur dplacer lanalyse vers le principal facteur explicatif, savoir la nature des relations entre hommes et femmes. Avant de dvelopper ce point central de sa rflexion, il me parat utile de relever une srie de donnes qui dores et dj permettent de brosser un premier tableau des facteurs explicatifs de cette prise de risque. Au fil du texte sont ainsi
voques des ides errones sur les modes de transmission (en se serrant la main ou en sembrassant, par le biais de piqres dinsectes) et une faible confiance dans lefficacit du prservatif pour protger du VIH. Mfiance vis-vis de ce mode de prvention qui sinscrit parfois dans une thorie de la conspiration (p. 39) du pouvoir blanc susceptible de dboucher sur des attitudes de dni du risque individuel. cela sajoutent de relles difficults daccs aux soins qui caractrisent lensemble des populations noires faibles revenus et linformation (dont la principale source, chez les femmes, demeure la tlvision). Difficults et perceptions qui, certes, contribuent au choix du risque mais ne lexpliquent pas entirement. Par-del les seules rfrences ethniques ou gographiques , E. Sobo rvle que lexposition des femmes au VIH est principalement dtermine par un ensemble de reprsentations concernant leur position par rapport aux hommes : faible estime de soi, valorisation de la loyaut conjugale, idalisation de la monogamie placent inluctablement celles-ci en situation de dpendance motionnelle (chap. VI et VII), ce qui accrot leur vulnrabilit la contamination. Alternant prsentation dtudes de cas et analyse de donnes sur le rapport au sida de femmes issues des minorits, lauteur montre que linvestissement dans une relation amoureuse ( tre avec un homme ) et le sentiment de confiance qui en rsulte exposent au VIH si le conjoint a des relations sexuelles en dehors du couple. Or cest prcisment ce que soulignent les tudes auprs de femmes infectes : la plupart nont pas t contamines par une relation occasionnelle mais par leur partenaire rgulier (p. 181). Nous avons l une idalisation de la fidlit du conjoint accentue par une auto-dvalorisation qui trouve son origine dans la difficult se construire une personnalit et un statut en dehors ou au-del dune relation avec un homme. Ainsi, le choix de ne pas utiliser de prservatif apparat intimement li la volont dlaborer une image de soi comme tant celle dune femme qui a atteint un idal conjugal : se sentir aime et entoure. Qute dun soutien moral et dune position sociale en profonde contradiction avec tout projet dutilisation du prservatif. Il nest ds lors gure tonnant de constater que les femmes les plus solitaires, celles qui ont le moins damies et qui dclarent avoir un mari jaloux sont aussi celles qui utilisent le moins le prservatif.
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Ces stratgies de dfense dun idal du couple qui conduisent sexposer au VIH prennent une nouvelle dimension dans le second volet de ltude, ralis auprs dhommes et de femmes infects par le VIH, au NouveauMexique. Lauteur souligne labsence de corrlation nette entre linformation du partenaire et la pratique du sexe sr (safer sex). On a constat que les personnes infectes parlent peu de leur sropositivit avec leurs partenaires occasionnels mais se protgent, et que lorsque la relation est ancienne la volont de se confier peut se heurter la crainte dun rejet ou de violences physiques. Ce problme de linformation du partenaire est abord lors de la sance de post-test, au moment de la dlivrance de recommandations la personne qui vient dapprendre sa sropositivit. Or bon nombre de sropositifs affirment quon ne leur en a rien dit : oubli ou dni qui oblige reporter une rencontre ultrieure la question essentielle de la notification de son statut srologique au partenaire. Ces recommandations pratiques relatives la gestion de linformation sur la sropositivit au sein du couple pourraient inclure une srie de propositions visant rompre le lien entre protection de limage de soi et du couple, et prise de risque par rapport au VIH : le prservatif serait prsent aux femmes comme susceptibles daugmenter le plaisir sexuel, et aux hommes comme un signe de virilit ; le test apparatrait non pas comme un geste supposant une possible trahison du conjoint ou un sentiment de faute, mais comme lexpression dune relle estime de soi . Enfin, toujours dans ce dernier registre, faciliter laccs des femmes un travail leur offrirait une forme daccomplissement personnel, de valorisation sociale qui les rendrait plus rceptives aux messages de prvention. Pour videntes quelles puissent sembler, ces recommandations mritent dtre replaces dans le propos dE. Sobo qui, de faon originale, propose une analyse du risque qui ne se limite pas des considrations sociales ou ethniques gnrales. Lauteur situe celle-ci au carrefour dune anthropologie sociale du sida et dune psychologie des relations de genre (construction individuelle de la sexualit et des relations amoureuses) : tout en me paraissant fconde pour la comprhension des mcanismes de prise de risque, cette perspective me parat se focaliser trop exclusivement sur les
relations de genre. Que limage du rapport lhomme participe chez la femme de sa vulnrabilit au regard du VIH nest pas contestable. On peut cependant regretter que certains axes danalyse restent inexplors ou trop brivement abords. Je prendrai deux exemples : la connaissance dun proche infect par le VIH et le recours aux soins des sropositifs. Dans une note de bas de page, E. Sobo affirme quil ny a pas de rapport direct entre le fait de connatre une personne infecte par le VIH et ladoption de mesures visant rduire le risque dexposition au VIH, mais quau contraire cela peut donner corps une forme de fatalisme ou de dni ( cela narrive quaux autres ) qui accrot le risque de contamination. Naurait-il pas t pertinent dexplorer les dterminants et les manifestations de ce fatalisme et de ce dni par-del la seule menace du sida et den chercher les fondements dans les croyances religieuses ? Par ailleurs, de quelles autres formes de dangers (maladie, perte demploi...) sont-ils la manifestation ? Dans le mme ordre dide, E. Sobo ne fournit que fort peu dlments sur les parcours diagnostiques et thrapeutiques des patients, alors mme quon connat leur importance dans le processus de rvlation du statut srologique au partenaire et lentourage. Ces quelques remarques sur la ncessit dlargir les investigations sur les relations de genre comme cl de la prise de risque vers les analyses de reprsentations et de pratiques qui a priori nclairent pas directement cette problmatique ne remettent pas en question les qualits de louvrage. Jajouterai pour conclure que lattention permanente aux cas singuliers et le choix dune perspective globalisante en font un outil prcieux pour des rflexions comparatives, menes notamment partir des socits africaines. Laurent Vidal LHomme 144, 1997 _______________
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Edward H. SPICER (sous la dir. de), Ethnic Medicine in the Southwest, Tucson, The University of Arizona Press, 1977, 291 p.
La lecture dEthnic Medicine in the Southwest suscite un intrt considrable mme si plusieurs questions demeurent en suspens. Il sagit l dune des rares tudes systmatiques consacres la mdecine traditionnelle dans les socits industrielles. Lintroduction de Spicer soulve le problme de la terminologie utiliser. Il critique les expressions telles mdecine populaire et mdecine parallle pour opter pour la mdecine ethnique , une expression qui se traduit difficilement en franais. Nous choisissons dutiliser ici mdecine traditionnelle parce que ce lexme traduit mieux la ralit tudie et rapporte par les quatre auteurs. Loudell Snow traite de la mdecine traditionnelle chez les Noirs dune petite ville du Sud-Ouest amricain. Pour sa part Margarita Artschwager Kay se penche sur la situation de la mdecine des Mexicains Amricains dune importante ville du Sud-Ouest. Quant Mary Elizabeth Shutler, elle sintresse la mdecine yaqui dans une petite localit de 400 habitants. En dernier lieu Eleanor Bauwens dcrit les croyances mdicales et les pratiques correspondantes propres aux Amricains bas revenu. Nous nous limiterons ici analyser la mthodologie utilise et discuter des rsultats obtenus par les quatre auteurs en question. Au plan mthodologique les quatre auteurs ont opt pour lobservation participante et linterview. Certaines donnes sont particulirement riches et importantes au plan ethnographique. Nous pensons ici aux informations de Snow sur le service religieux dans une communaut noire pentectiste, sur la conception de la maladie chez les femmes dorigine mexicaine, sur le rle de lhitevi dans la culture yaqui. Signalons que le nombre dinformateurs varie beaucoup dune tude lautre. Cest ainsi que lon passe de 3 informateurs yaqui 60 informateurs mexicains-amricains. Il y a ici un problme de reprsentativit des populations tudies qui ne peut tre nglig. Les
donnes sont prsentes de manire trop monolithique et donnent peu dimportance aux variations individuelles. Face une acculturation trs forte, il serait surprenant que les connaissances et les pratiques rapportes soient connues en aussi grand dtail par tous les membres des communauts tudies. Cest ainsi quil aurait t pertinent de connatre si les jeunes accordent autant dimportance que leurs ans au rle de la faute comme cause de la maladie dans la culture noire, si les jeunes yaquis se soucient vraiment de la sorcellerie traditionnelle ou sils prennent leur propre libert comme le Don Juan de Castaneda et si les jeunes amricains concilient lide de contagion traditionnelle et les connaissances biologiques apprises lcole. Sans remettre en cause les donnes obtenues, il serait fort intressant de mieux cerner les pressions dacculturation qui sexercent spcialement par lintermdiaire des mass mdia. Lanalyse de donnes similaires par Brunel et Morissette pour le milieu traditionnel qubcois laisse voir une tendance de plus en plus forte au syncrtisme. Des quatre auteurs, seul Kay fournit une explication systmatique touchant lorganisation du systme mdical traditionnel. Pour raliser cet objectif, elle utilise une approche ethno-smantique de manire fort sommaire. Elle laisse de ct la nomenclature de la maladie pour sattarder plus directement au problme de sa classification. Deux classifications principales sont dgages. Dune part, elle prsente une premire division entre maladies physiques et maladies motives. Les maladies physiques se sous-divisent en maladies temporaires, maladies bnignes et maladies graves. Les maladies motives se sous-divisent en maladies mentales et maladies morales. Si lon y regarde de plus prs, on se rend compte que le tableau 3.1 (p. 126-127) est une construction artificielle sous plusieurs rapports et quil contient de fait plusieurs classifications regroupes dans une seule. Des critres tels le temps de la maladie, la douleur implique, les proprits physiologiques spcifiques constituent la base de systmes complmentaires et non dun seul systme. Soulignons galement quil est surprenant de ne pas y retrouver des catgories non-affilies aux catgories gnriques et dpendant directement des catgories supra-gnriques telles quon les rencontre dans tous les systmes ethno-biologiques. Nous formulons lhypothse que les maladies dites mexicaines appartiennent au
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groupe des catgories non-affilies jouissant ainsi dun statut particulier dans le systme gnral. Au plan du contenu, lanthropologie fminine marque des points importants. Cest le cas en particulier du travail de Kay. Des thmes trop souvent ignors par lethnographie masculine y sont prsents : tels laccouchement, les soins prnataux et postnataux, lalimentation de la mre et du bb, etc. Il sagit l dun des points forts de louvrage et il se doit dtre soulign. Cependant il y a un certain nombre de questions en suspens quil faut traiter successivement. Cest ainsi quil faudrait expliquer la plus ou moins grande scularisation des systmes de croyances. Limpact religieux est fort dans la communaut noire, important dans la communaut mexicaine-amricaine et yaqui et trs faible dans la communaut blanche. Les causes exactes dune scularisation plus ou moins prononce dans les divers systmes ne sont pas assez dtailles. Une autre question laisse en suspens a trait lorigine des dons possds par les gurisseurs. Mme si les quatre cultures en cause considrent quil sagit l de dons personnels non-transmissibles, il nen demeure pas moins que certaines familles sont privilgies par rapport dautres et constituent des lieux de transmission de pouvoirs de gnration en gnration. La conciliation du caractre inn et du caractre transmissible du don demeure un thme qui nest pas suffisamment tudi. Signalons aussi que le nombre de causes de maladies devrait recevoir une attention toute spciale. Comment expliquer la variation entre les diverses cultures sur ce point ? Comment expliquer que certaines aient trois causes alors que dautres possdent cinq causes et plus ? Le lecteur demeure ici sur sa faim. Quant lanalyse des stratgies de gurison, les donnes recueillies ne permettent pas de bien comprendre la complexit du problme. Nous sommes loin de la prcision de lexcellente analyse de Young sur la mdecine populaire mexicaine. Une analyse matricielle pourrait tre fort utile ici. Finalement une dernire question demeure sans rponse vritable. Il sagit de la persistance des systmes tiologiques populaires en rapport avec la
progression de la science mdicale. Cest ainsi que, par exemple, le groupe noir tudi ne croit pas la transmission des maladies contagieuses de personne personne. Il nest pas suffisant de constater le fait. Il faut encore lexpliquer de manire cohrente. La lecture des quatre travaux constitue une exprience valable car elle comble un vide important. Malgr de nombreuses questions demeures sans rponse, la lecture de cet ouvrage est indispensable qui sintresse au savoir populaire en milieu urbain ou se passionne pour lanthropologie mdicale. Gilles Brunel Anthropologie et socits 3 (2), 1979 _______________
H.J. Stiker contribue par cet ouvrage lesquisse dune histoire culturelle des socits occidentales. Le questionnement pos par lanalyse des rapports entre la formation sociale et linfirmit est trs fcond. Lanomalie corporelle ou esthtique est une ralit transformatoire suivre dans les dits, les dsignations, les pratiques et les silences des modes de production des normalits. Ainsi les grammaires culturelles se dvoilent dans leurs originalits, leurs insistances, leurs difficults, leurs manires de dsigner et de tenir compte des exceptions. Quels sont les corps exceptionnels qui menacent le type dtre social dfini comme normal ? Comment en parler, les situer, les traiter, les intgrer, sen dbarrasser, sen servir ?
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Dans la ligne de Michel Foucault, dont il adopte la mthode pistmologique, Stiker pose la plupart des questions-cls. Le cur du texte est un point de vue philosophique, une histoire conte qui vite lanecdote, un essai de smiotique des cultures. Il sagit dune lecture savante, documente et didactique. Sans tre neuve dans son articulation, sa priodisation, lanalyse prcise et situe bien la spcificit des discours sur les corps infirmes par rapport aux autres diffrents, marginaux et stigmatiss. Avec intrt on suit les ruptures de sens qui, de la Bible aux politiques tatiques contemporaines, ont model lespace vital des corps diffrents. Les textes de lAncien Testament marquent les infirmes dun interdit cultuel et en font des victimes missaires dont lanomalie est due une faute et signe dimpuret. Le changement de perspective amen par le Christ fait clater cette assimilation entre malheur et pch, valorise les faibles et entrane une perspective de la charit o chacun est responsable de son rapport la diffrence. Les catgorisations de lAntiquit distinguent entre le difforme et la faiblesse ; ainsi une relecture du mythe ddipe expose le priple dun corps diffrent au monde de lidentique, du dsir du mme. Viennent ensuite les systmes de la Charit, dispersion des diffrents dans le foisonnement des singularits mdivales, priode de mouvance normative, dimaginaire, de situation silencieuse de linfirme aux cts du mendiant, du monstre et du truand ; la transformation apporte par Franois dAssise qui voit dans le faible un frre sacr, en qui lon rencontre Dieu ; puis lmergence dune vision morale des tres humains, la marge est caractrise par son inutilit et sa dangerosit, exigence dune mise en ordre, dune distinction entre le productif et limproductif, entre loisif coupable et lincapable. La priode classique procde la domestication, recherche les causes naturelles, catgorise, tente une description rationnelle de la diffrence, concentre par le grand enfermement, met au travail. Peu peu la dviance, la monstruosit, le manque, la difformit tendent devenir des dficiences, des diminutions susceptibles dtre traites. Cest toutefois du ct des incurables que lon trouve les premires interventions dassistance,
dducation, de relvement. La prise en charge se gnralise, linstitutionnalisation, les ghettos se multiplient au moment mme o la capacit de la collectivit vivre avec les diffrents diminue. Espace mdical et contrle social, oui mais surtout, frnsie du redressement du corps, ducation, rducation et correction. Aprs la premire guerre mondiale se rpand une ide matresse : le remplacement. La culpabilit collective envers les mutils entrane une volont de radaptation. Il sagit dintervenir publiquement pour rparer, compenser, effacer pour rintgrer. Cette mme logique sous-tend les lgislations concernant les accidents du travail dus lindustrialisation. Peu peu tous les infirmes sont concerns par la rintgration. Le problme des handicaps, toutes varits mles, merge de leur position commune dinadaptation. Dans les annes 1970, priode de lgislation lgard des personnes handicapes en France comme au Qubec, il est clair que celles-ci forment alors une catgorie de citoyens htrogne mais reconnue, value, identifie en fonction dune certaine ide de la normalit. Cest lappel du comme tout le monde , du comme les autres , avec le danger toujours latent de la ngation de la diffrence, dune normalisation outrance, de lavnement dun droit obligatoire la similitude. Dans son premier chapitre intitul Repoussoir et dans la dernire partie du livre sur lanalyse des interventions contemporaines, Stiker se situe personnellement par rapport au sujet et prend position avec une sensibilit qui donne une certaine rsonance louvrage. Jy ressens toutefois un surplus de prcautions, une persistance prciser do il parle, un malaise et une distance envers cette catastrophe , cette souffrance qui est pourtant, mon avis, bien culturelle. trangement, le vocabulaire de Stiker, par les expressions quil utilise au sujet des personnes handicapes, drangera le lecteur qubcois. Lcart France-Qubec est peut-tre ici parfaitement illustr. Il lest aussi par un autre biais : on ne sent pas la prsence et la prise de parole contemporaine des diffrents. Le texte reste un portrait de discours encadrants, dominants. Bien que le concept de handicap soit clairement critiqu, il est conserv comme fourre-tout qui dsigne aussi bien lanomalie que ses consquences fonctionnelles individuelles et les modes de
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production des obstacles normatifs lexprimentation pour les corps diffrents. Ainsi, bien qutant trs pertinentes dans ce quelles cernent, les questions poses ne font pas avancer la comprhension de ce sur quoi la diffrence se fonde. Mais je rejoins Stiker dans sa proccupation dagent dintervention. Le mouvement dassimilation, de rduction la conformit est en effet sousjacent au processus dintgration sociale des personnes handicapes. Et la volont de similitude semble aussi forte du ct du milieu des personnes ayant des dficiences physiques ou mentales. Comment vit-on ensemble ? Dlicatesse dune dfinition chaque fois rejoue, une dfinition ouverte des rapports entre la personne, son milieu et lorganisation bio-socio-culturelle. Un changement passerait dabord par le respect de la diffrence, attitude plutt quabsolu, perspective alternative, une socit plus souple, plus proche de son vcu. Et puis aussi par une contribution des techniques du corps et des technologies avec louverture des possibilits, espaces dexprimentation, accessibilit universelle, adaptations des organisations, remise en question dune perspective utilitaire de ltre social. Question politique. Cest le reprage et lintervention sur les facteurs de production de handicaps mais cest surtout le dfi dun changement de perspective, une claire distinction entre trois confusions persistantes : lassimilation de la souffrance la dficience, de lanomalie corporelle, comportementale ou esthtique aux capacits agir et tre, du handicap avec le destin des corps diffrents. Reconnaissance de la singularit de chacun dans une perspective dautonomie et de sociabilit renouvele et de maintien dans le milieu naturel de vie o chaque personne est bien plus que ce que lon peut en dire : des points de vue diversifis articuls dans un projet dexpression culturelle douverture la richesse de la diffrence. Patrick Fougeyrolas Anthropologie et Socit 7 (1), 1983 _______________
Folie colonise, folie qui, ntant plus assume par le consensus social et culturel traditionnel, est rejete vers lhpital psychiatrique des anciens colonisateurs, pour y tre sinon soigne, du moins enferme, garde, relgue. Linternement asilaire est le signe du changement social : il accuse la faillite du mythe collectif dans une socit dont la cohrence sest effondre. En mme temps, il contribue la remise en question de ses valeurs culturelles et leur rorganisation. Le mythe devient idologie au service dune nouvelle socit pluristructurale. Ainsi, le propos de lauteur consiste en une rflexion sur le contact des Sngalais avec linstitution psychiatrique moderne. Danile Storper-Perez fut, en 1965, associe comme sociologue lquipe de lhpital psychiatrique de Fann-Dakar. Loriginalit de sa rflexion tient ce quelle considre linstitution psychiatrique non pas dans ses mthodes ou dans ses rsultats, mais dans son rle la fois de tmoin et dagent du changement social. Elle sattache situer lhpital des Blancs dans lesprit de lentourage du malade sngalais. Car, dans la socit traditionnelle, le fou ntait jamais exclu et sa folie portait une connotation positive : celle de la sacralit. Le mal signifiait la possession par un rab, esprit ancestral de la ligne maternelle, et le fou, guri, devenait son tour gurisseur : il accroissait ainsi le prestige de sa famille en mme temps quil renforait la solidarit de sa ligne. Alors, dans ces conditions, que signifie labandon dun parent malade aux soins dtrangers, anciens matres de surcrot ? Cette dmission est bien la preuve dune double faillite : celle de la cohsion des liens familiaux et celle des valeurs culturelles de la socit wolof. Lauteur montre comment lhistoire a scind cette socit en trois strates qui sinterpntrent, chacune porteuse de ses valeurs selon lesquelles on interprte la maladie mentale : la socit traditionnelle et sa croyance aux esprits ancestraux, reprsente surtout par la vieille gnration et par les
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femmes ; la socit islamique et sa croyance aux maraboutages, reprsente par les hommes mrs ; et la jeune gnration occidentalise qui mle explications psychologiques et maux contemporains dorigine europenne tels que le chanvre indien, lalcool et le surmenage. Chaque interprtation est choisie en fonction des intrts particuliers, et nexclut dailleurs pas des interprtations contradictoires ou plutt complmentaires mais toutes sentendent justifier linternement, qui devient du mme coup lultime possibilit de consensus familial. Cest ce que lauteur appelle la manipulation des signifiants culturels, opration-alibi qui est un leurre et, ce titre, gnrateur dangoisse. Mais cest aussi ce quelle appelle la transformation dun mythe en idologie, opration dynamique o, aux dpens du fou jamais exclu, se ralise lentement une prise de conscience des contradictions, une rationalisation des croyances, une individualisation des tres, passage dont sortira peut-tre le nouvel quilibre de la future socit sngalaise. On voit la richesse de cette rflexion, o le rapport linstitution psychiatrique, comme un prisme, claire lensemble du changement social, changement toujours dramatique parce quil abandonne autant que parce quil conquiert. On pourrait toutefois reprocher lauteur un style qui, empruntant trop lourdement au vocabulaire la mode, obscurcit inutilement pour le lecteur profane une pense pourtant incisive. Michle Dacher Cahiers dtudes africaines 58, 1975 _______________
Odina STURZENEGGER, Le mauvais il de la lune. Ethnomdecine crole en Amrique du Sud, prface de Carmen BERNAND, Paris, Karthala ( Mdecines du Monde ), 1999, 303 p., index, bibl., fig., ph.
Dans le courant des crits sur le mtissage et ses dynamiques, louvrage dOdina Sturzenegger apporte des lments concrets, prcis et nuancs, fonds sur son travail de thse consacr lethnomdecine crole du Chaco Argentin. Au Chaco, rgion austre quelle connat bien trois voyages au dbut des annes 1980 ont prcd deux longs terrains en 1987 et 1988 , lauteur montre que dans la socit mosaque quelle tudie, lethnomdecine crole se caractrise par un systme mdical pluraliste et une pense mtisse. Dsert peupl par des Indiens (p. 30), le Chaco fut colonis par des croles argentins de Salta et par des mtis du Paraguay vers la fin XIXe sicle, une fois termine la guerre de la Triple alliance qui opposa lArgentine, le Brsil et lUruguay entre 1865 et 1870. Ainsi est ne cette socit mosaque : les quartiers des Indiens Matacos et Pilagas, vaincus puis clochardiss, ctoient ceux des colons croles o se dtachent des lots de nouveaux venus, comme des professionnels de lducation, de la sant... Mais que signifie tre crole ? Lorsque quelquun dit Las Lomitas : nosotros la gente criolla ( nous, les gens croles ), il pense un type physique et plusieurs gnrations natives du nord de lArgentine [sous influence andine] et du Paraguay [sous influence des dites basses terres]. Lignorance des origines hispaniques et indiennes est absolue et tout se passe comme sil sagissait dune race part (p. 45). Lensemble des acteurs auxquels a recours le crole en qute de sant inclut aussi bien le gurisseur crole traditionnel, le pasteur vanglique 46, le groupe charismatique 47 et l Indien , que linfirmier et le mdecin. Le rle de linfirmier est particulirement intressant puisquil joue le rle de passeur culturel. Crole, il connat le monde de lhpital comme le monde traditionnel. Il est par exemple sollicit pour fournir des remdes naturels
46 Quatre glises vangliques sont prsentes Las Lomitas : la Iglesia de Santidad, la Iglesia de Dios, lAsamblea de Dios et les Tmoins de Jhovah. Seuls les trois premiers groupes pratiquent des gurisons. 47 Ce groupe a t cr Las Lomitas en 1983 au sein de lglise catholique.
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aux malades hospitaliss. La place assigne lIndien par le crole dans son propre systme mdical est tonnante : consult en dernier recours, celui-ci est peru comme un brujo (sorcier) qui peut parfois gurir. Mais cet Indien brujo est construit par les croles. LIndien choisi nest pas lui-mme thrapeute de son propre groupe ethnique, ni des nouveaux cultes, catholiques ou vangliques. Cest un Indien quelconque, proche des croles, qui, stratgiquement, imite certains des traits les plus spectaculaires des chamanes de son groupe, mais aussi des gurisseurs croles ! Ce recours une pluralit dacteurs trouve sa cohrence travers le systme de reprsentation des croles, souple et ouvert, construit partir de trois oppositions principales : - le jeu de la force et de la faiblesse du sang et de lesprit. Quelquun de fort est protg de la maladie mais peut la provoquer chez des tres plus faibles. Comme lcrit Carmen Bernand dans la prface : on peut suggrer que dans le Chaco comme ailleurs [les forces] ne sont pas en quantit illimite et que leur cumul chez les uns implique invitablement un prlvement dans le stock gnral disponible, ce qui conduit invitablement leur diminution chez les autres (p. 12). Le jeu de la sorcellerie, du mauvais il, fond sur la jalousie, suit cette logique ; - linfluence des dsquilibres thermiques (chaud/froid) sur le corps et sa rgulation par les plantes (plutt fraches et qui agissent sur le sang) et les aliments (plutt chauds et qui agissent sur le corps) ; - lopposition entre le naturel (qui comprend aussi bien leau de source que leau bnite) et llabor, lartificiel (qui comprend aussi bien des produits industriels que les artifices de sorcellerie). Ainsi, les remdes prescrits par le mdecin sont forts, labors et chauds. Il faut donc que le patient en use avec parcimonie, quil rcite des prires en les prenant, quil fortifie son corps au pralable afin que le mdicament ne le domine pas, et quil rafrachisse son sang par lutilisation de plantes
fraches. Toutefois, on peut se demander si ces jeux de force/faiblesse et de chaud/froid sont issus du systme hippocratique apport par les Espagnols. Odina Sturzenegger semble dire que oui mais ne se prononce pas vritablement. Il est dommage quelle ne prenne davantage position sur ce point. On peut galement regretter que les processus des mtissages ne soient pas analyss plus systmatiquement. Cest seulement dans lintroduction que lauteur nous donne un exemple de transformation des catgories europennes sur le sol amricain, exemple qui donne son titre louvrage. Selon le puzzle mditerranen, les pices mauvais il , enfant mle et lune sagencent de la manire suivante : un bb masculin expos un rayon de la pleine lune subit un mauvais sort ; une fois adulte il se transforme en homme-loup les nuits de pleine lune. Le puzzle amricain se dispose autrement. Il existe bien une maladie qui sappelle le mauvais il de la lune : la force du rayon de lune qui a frapp un bb peut lui nuire toute sa vie, elle peut faire crotre sa tte dmesurment, ce qui est incurable, et peut entraner de graves troubles mentaux (p. 18). La lune ne provoque plus lapparition dun homme-loup (il ny a pas de loups au Chaco), mais dun homme-chien. Celui-ci ne peut tre quun enfant mle n septime dune suite de garons, destin devenir un norme chien, un lobison, les nuits de pleine lune ; ce garon a aussi le droit dtre le filleul du Prsident de la Rpublique. Une nouvelle organisation des trois lments apparat donc, o la lune nest plus le dclencheur de la transformation. Cest prsent la position de lenfant la naissance qui joue ce rle de catalyseur premier. De plus, un lment nouveau surgit : la position de filleul du Prsident de la Rpublique comme sil sagissait de compenser la mauvaise fortune. Si on peut dplorer que lauteur ne se risque pas davantage dans les dbats thoriques sur le mtissage, nanmoins louvrage sappuie sur une base de donnes trs sre (3 400 fiches) dcrivant chaque maladie, ses notions et son traitement, laquelle il faut ajouter une centaine de rcits
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ditinraires thrapeutiques et des observations de gurison (curacin). Un index soign permet daccder rapidement diffrentes notions communes toute lAmrique latine telles que le susto, le pasmo, lalteracin ou laicadura 48, et certains remdes comme la ruda, plante curative et protectrice, ou le nid de colibri 49. Capucine Boidin LHomme 160, 2001 _______________
Franoise TARDIF, Regards sur lhumanitaire. Une analyse de lexprience hatienne dans le domaine de la sant entre 1991 et 1994, Montral - Paris, LHarmattan, 2001, 201 p.
travers lanalyse de ce qui est survenu en Hati au cours de la dernire dcennie, cet ouvrage met clairement en vidence le caractre problmatique des interventions humanitaires . Son auteur, la sociologue qubcoise Franoise Tardif, tait prcdemment connue par la publication dun livre sur La situation des femmes en Hati, paru en 1991. Ainsi donc, en la recrutant en 1995 pour procder une valuation des actions humanitaires menes en Hati entre 1991 et 1994 dans le domaine de la sant, lOrganisation panamricaine de la sant (bureau rgional de lOMS), ne pouvait ignorer non seulement quelle faisait le choix de recourir une personne bien informe des ralits du pays, mais galement quelle ne reculerait pas devant lexpression de points de vue non convenus. Ceci na pas manqu. Cest pourquoi, dfaut de pouvoir ici rendre compte dans le
48 Maladie infantile provoque par le contact dun petit enfant ou de sa mre enceinte avec des morts, en gnral lors dune visite au cimetire ou dune veille funbre (p. 262). 49 Le colibri est considr comme le petit pigeon de Dieu car il butine toutes les fleurs et ralise une synthse de la nature. Son nid, fait de branchages varis, est trs apprci comme concentr de remdes (p. 284).
dtail de son rapport, trs fouill, trs technique, nous nous bornerons y relever quelques ides-forces qui nous paraissent particulirement dignes de susciter la rflexion. Procdant logiquement, dentre, une prsentation gnrale de la situation politique hatienne, Franoise Tardif met dabord en exergue les consquences dsastreuses de lembargo impos au pays entre 1992 et 1994 : Les sanctions conomiques ont entrav le commerce, entran la fermeture des usines, provoqu une augmentation substantielle du cot de la vie et exerc une influence ngative sur lensemble des dterminants sociaux de la sant. Mais elles nont pas sembl affecter les responsables du coup dtat. Au contraire, on reconnat mme gnralement que les autorits militaires se sont enrichies pendant la crise, en contrlant le march parallle. Comme le rsume une intellectuelle hatienne : Ailleurs, on parle des seigneurs de la guerre ; en Hati, on a vu apparatre des seigneurs de lembargo dont le pouvoir et la richesse grandissaient avec les nouvelles sanctions. (p. 42) Et lauteur de poser cette question, dj mise en avant par la Fdration internationale de la Croix-Rouge : Compte tenu de la mondialisation de lconomie et des consquences long terme des sanctions sur le dveloppement du pays, limposition dun embargo [estelle] compatible avec les droits fondamentaux des populations ? (p. 41) Plus avant dans louvrage, scrutant cette fois les circonstances dans lesquelles sest opre lintervention humanitaire proprement dite, Franoise Tardif nhsite pas incriminer les mthodes mises en uvre, soulignant notamment les effets pernicieux du don gratuit, ds lors que celui-ci ne sinscrit pas dans des situations dextrme urgence, forcment concentres sur un temps bref : Quelques distributions mal planifies de mdicaments gratuits peuvent ainsi compromettre sinon anantir, les systmes de recouvrement de cots lentement mis en place par les institutions nationales de sant. Incapables dassurer leur fonctionnement, ces institutions sont alors condamnes, court ou moyen terme, fermer leur porte. (p. 68) Notons au passage que ce mme raisonnement sapplique tout aussi bien en maints autres domaines. Ainsi par exemple lorsque lon expdie des
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conteneurs remplis de livres franais vers les pays les plus dmunis de la Francophonie, outre le fait que le choix des titres envoys nest pas toujours trs judicieux (car il dcoule plus souvent de mventes en mtropole que dune slection attentive douvrages appropris ceux qui on les destine), il faut bien voir que lirruption inopine de ces livres gratuits sur le march local compromet la sant des secteurs de ldition et de la librairie qui ont normalement vocation promouvoir sur place la lecture et la production littraire. Mais revenons Hati et au livre de Franoise Tardif. Sappuyant notamment sur des dclarations recueillies auprs dun cooprant expriment (p. 170), lauteur observe combien une population humanitairement assiste est prompte se plier nos fantasmes et combien ceci, multipliant de lquivoque aussi bien du ct de lassist que de ceux qui prtendent lui venir en aide, savre rapidement malsain . Pareille lucidit empche videmment notre sociologue de souscrire sans plus de formalits aux rengorgements faciles de lopinion publique, dont la bonne conscience salimente jour aprs jour de la mdiatisation manifestement excessive qui entoure les actions dites humanitaires (cette publicit tant au reste de nature faire douter du dsintressement rel de ces actions). Voil pourquoi Franoise Tardif estime que lon ne peut se satisfaire dun simple relev des dfaillances ou des insuffisances de laction humanitaire, comme pour laisser entendre quil serait possible dy remdier ponctuellement. Partant de la constatation que sappuyant sur le caractre suppos universel et indivisible des droits fondamentaux , le jumelage de sanctions conomiques, de pressions politiques et dassistance humanitaire que lon a vu se dployer en Hati simpose comme lun des lments marquants de la politique internationale contemporaine , lauteur estime quil faut aller plus loin en jetant les bases dune vritable sociologie politique de tout ce qui se regroupe sous lappellation humanitaire . Dune faon gnrale, soutient-elle, le trop frquent dfaut de pertinence des oprations qui se mnent sous ltiquette humanitaire rsulte dune
dmission de la rflexion devant la ncessaire redfinition du rle de ltat. De fait, en cette priode de mondialisation acclre o lon voit les forces du march, ligues aux nouveaux moyens de communication, sacharner la perte de ltat, il conviendrait de mesurer les dangers que recle laffaiblissement de celui-ci. Sil parat effectivement lgitime de maintenir ltat lcart de lconomie concurrentielle, cette mise lcart devrait logiquement sassortir dune reconsidration des frontires du secteur concurrentiel lui-mme, dont devraient normalement tre exclues la production et la distribution de biens aussi essentiels que lducation et la sant. Cest dans ces deux domaines et quelques autres quil appartiendrait un tat aux attributions clairement redfinies, de jouer compltement son rle. Or justement : en contribuant pitiner, au nom du droit de leurs populations, jouir de ces biens essentiels, les vestiges de souverainet des tats les plus faibles et les plus domins, lhumanitaire et le sansfrontirisme se placent demble dans une contradiction funeste : celle de dconsidrer encore davantage linstance qui normalement serait appele garantir la diffusion de ces biens auprs de ceux quon dit vouloir aider ! Le livre de Franoise Tardif nous pose ces inquitantes questions : est-ce bien l la meilleure faon de procder ? Jusqu quel point lhumanitaire reste-t-il acceptable comme pis-aller ? Andr-Marcel dAns Lethnographie NS 1, 2001 _______________
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Gerrie TER HAAR, LAfrique et le monde des esprits. Le ministre de gurison de Mgr Milingo, archevque de Zambie, traduit de langlais, Paris, Karthala, 1996.
Ce livre dcrit laffaire Milingo , conflit suscit par le ministre de gurison de Mgr Milingo lorsquil tait archevque de Lusaka. Celui-ci a toujours refus la rduction du concept de gurison des acceptions matrielles, comme le fait la tradition chrtienne occidentale et il a considr quil sagissait l dune part intgrante de sa pastorale, non ngociable. Le conflit, qui a dur de 1973 la dmission dix ans plus tard de Mgr Milingo, appel se fixer Rome, est un cas exemplaire, quun excellent travail anthropologique nous restitue ; relation entre lglise mre blanche et les glises filles africaines ; conflits entre pouvoirs spirituels et rgles institutionnelles ; usage africain du concept dinculturation prn par Vatican II ; rencontre entre la croyance aux possessions par les esprits du monde-entre-les deux et la vision que lglise a du Dmon. On trouve dans le cas Milingo, qui a t en Zambie un vnement majeur, large matire rflexion. Et ce cas est dautant plus intressant quil est loin dtre isol, non seulement en Afrique mais aussi dans des rgions bien plus proches culturellement du centre romain de lglise. Il pose la fois la question de la place et de limage du miracle ou de lintervention divine au sein de lglise catholique et celle de la part de la qute de soin dans la foi des fidles et dans leur adhsion un culte. Le livre consacre de nombreuses pages au monde des esprits et aux pratiques de soin de Mgr Milingo, dont le succs est interprt localement par le fait que les nganga sont moins bien arms quun dignitaire de lglise catholique pour traiter le phnomne moderne de la possession par un esprit universel (p. 165) . On trouve l lcho dun phnomne assez nouveau : la reprise son compte par une partie du clerg catholique des liens entre salut et sant par le biais du Saint-Esprit. Et cela dans une lutte
frontale contre les sectes et glises nouvelles qui fondent leur image sur leur rle dglises de gurison. Mgr Milingo tente de serrer au plus prs ce modle, sans jamais vouloir se sparer de Rome. Le succs initial a t grand. Les demandes de gurison spirituelle adresses venaient de bien audel de la Zambie, voire de lAfrique. Aide individuelle la transition vers la modernit, dmarche qui se voulait dabord non alinante, la conduite de Mgr Milingo a sans doute valeur prmonitoire. Plaant au premier plan la conjonction troite entre pastorale et soins, il rappelle, par son succs comme par ses difficults, combien cette dimension ne doit jamais tre oublie au profit dapproches rductionnistes qui satisfont lintellect des chercheurs mais pas la demande des malades. Lglise catholique semble assez ambivalente ce propos. cart de son ministre, Mgr Milingo a t cependant appel Rome par Jean-Paul II qui lui a confi des fonctions non ngligeables. Ce qui ne la pas empch de poursuivre ses activits, cette fois dans une glise de Rome. Les tensions qui ont suivi nont pas jusque-l entran la rupture, et elles posent un srieux problme sur les rapports gurison/religion, une glise qui, ne loublions pas, repose aussi sur les miracles de gurison du Christ et des Saints. Jean Benoist Amades 26, 1996 _______________
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Yves TRAVAILLOT, Sociologie des pratiques dentretien du corps, Paris, PUF, 1998, 235 p.
Louvrage dYves Travaillot prend en compte divers travaux et enqutes qui ont t mens en sciences humaines ou en mdecine, mais sa source principale est constitue par les mdias, essentiellement les magazines fminins et de sant, et la tlvision. Loin de reprsenter un simple reflet de la socit, les mdias sont des acteurs dcisifs de la vogue de certaines pratiques du corps. Le message quils vhiculent est incitateur. Considr comme porteur des reprsentations de la socit et de leurs volutions, ce dernier offre un catalogue des normes en vigueur auxquelles un grand nombre dindividus tentent de se conformer. En cela, il contribue renforcer les valeurs sur lesquelles il sappuie et tend ainsi lgitimer [sic] des comportements naissants dans des groupes dominants et novateurs. (p. 12) Sous linfluence des mdias, les pratiques dentretien du corps se gnralisent et se diversifient. Si les classes modestes restent, en grande partie, en dehors de ce mouvement, la population aise y est largement reprsente. Des associations et des entreprises spcialistes du travail du corps se constituent, en mme temps que certains en deviennent les experts. Des vedettes du spectacle, au corps parfait, fournissent les exemples, et les membres des professions mdicales et paramdicales prodiguent des conseils. On se rfre frquemment la culture des tats-Unis, notamment celle de la Californie, ce qui constitue un gage de modernit. Les trois dcennies tudies dans cet ouvrage sont loin dtre homognes. Lauteur y dlimite trois moments : les annes soixante quatre-vingt, puis celles de 1980 1985, et enfin de 1985 nos jours. La premire tape connat une promotion gnrale des jeunes : le corps juvnile est rig en modle pour lensemble des tranches dge. On se doit dentretenir son corps qui est de moins en moins protg par le vtement. La culture
physique et le culturisme se rpandent. Mais bientt les remous de 1968 produisent une rupture. On remet en cause les valeurs tablies dans tous les domaines notamment celles du corps et du sexe. On parle de libration . Sont soulignes les erreurs de la gymnastique traditionnelle . Les objectifs explicites [des] gymnastiques douces [...] sont formuls dans des termes comme se dcouvrir soi-mme , sexprimer avec son corps , [...] mieux vivre dans son corps (p. 48). Mais, paradoxalement, cette libration aboutit, dans les annes soixante-dix, de nouvelles contraintes. Entretenir sa sant est un devoir. De nouveaux magazines de sant et de dittique apparaissent et le domaine se mdicalise. Le jogging, la gymnastique, le culturisme sont de plus en plus pratiqus, encourags par ltat. La minceur devient obligatoire, rige en devoir et en idal. La rfrence amricaine est de plus en plus explicite. Sans renoncer leffort, la pratique sportive amateur saffirme comme plus individuelle et ludique. La priode 1980-1985 se caractrise par un souci encore accru du corps et par le culte de la forme entendue comme un tat de disponibilit corporelle et de bien-tre psychique [intgrant] une double dimension : hyginique et psychique (p. 78). La notion de look minceur, fermet, ventre plat simpose avec force. Lapparence corporelle est un capital faire fructifier, enjeu de sduction et de russite. Une nouvelle cole de culture physique, larobic, concurrence la gymnastique. Jane Fonda propose son propre modle. la tlvision, lenseignement de Vronique et de Davina touche un norme public. Les organismes de gymnastique traditionnelle repoussent dabord la nouveaut, puis en intgrent certains principes. Une course la reconnaissance a lieu (diplmes, institutionnalisation). Finalement, les diffrents mouvements prnent, des degrs divers, la conqute dun nouvel idal . On se doit de modeler son corps et cela par leffort et, au besoin, la souffrance. La notion de plaisir nest pas supprime mais diffre. Cest aprs leffort que larobic doit tre une fte. La nouvelle doctrine affirme la ncessit de se prendre en charge et de saffirmer pour soi-mme (p. 159) et glorifie le battant . Cet idal peut, entre autres, tre mis au service de lmancipation de la femme : Les
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femmes, avec les gymnastiques de forme et leurs promotrices, mettent au point lquivalent fminin du jeune cadre dynamique. (p. 169) Avec la priode qui souvre en 1985, ces orientations sont remises en question. Les notions de forme, de sant et de beaut se dissocient. La douceur et le plaisir sont rintroduits dans le travail du corps. Ainsi on peut maigrir en douceur (nouvelle cuisine, produits allgs , mdecine douce). On regroupe plusieurs sortes dactivits physiques sous le vocable de fitness. Les hros et les hrones de larobic (P. Pallardy, J. Fonda, Vronique et Davina) prennent le tournant comme le font les associations de gymnastique. Cette volution correspond une transformation gnrale de la socit. En conclusion, lauteur sinterroge sur les consquences nfastes que pourrait prsenter un modle corporel unique et obligatoire. Ainsi, les femmes ne risquent-elles pas de renforcer elles-mmes la contrainte de sduction qui a t impose leur sexe ? Ou laspect moralisateur du discours scientifique sur le corps ne risque-t-il pas de mener un fascisme sanitaire et un rejet des tres non conformes ? Une rflexion critique est apparue sur ces thmes et doit tre poursuivie. Marie-Thrse Duflos-Priot Ethnologie franaise 2001/2 _______________
E. TURNER (avec la coll. de W. BLODGETT, S. KAHONA et F. BENWA), Experiencing Ritual. A New Interpretation of African Healing, Univ. of Pennsylvania Press, Philadelphia, 1992, 239 p.
Cet ouvrage sarticule autour du rituel Ihamba chez les Ndembu de Zambie. Ce rituel de gurison, Ihamba tooth ritual ( le rituel Ihamba de la dent ), qui peut durer plusieurs jours, et au cours duquel se combinent danses, musiques et pratiques thrapeutiques, se termine lors du retrait par le thrapeute de la mauvaise dent du corps du patient. Ce phnomne, dj tudi par V. Turner dans Les tambours daffliction (Gallimard, 1972), avait alors fait lobjet dune analyse sociale et psychologique et est devenu une rfrence en ce qui concerne linterprtation des rituels de gurison. Le rituel Ihamba de 1984, analys par E. Turner, son pouse, est apprhend dans une autre perspective, celle du monde spirituel ndembu. Lauteur se dtache dans une certaine mesure de lapproche fonctionnaliste adopte par V. Turner. Le rituel Ihamba est dcrit, les circonstances dans lesquelles il prend place, la forme, la chorgraphie (description minutieuse), le scripte (extraits dentretiens enregistrs), et lenvironnement socio-conomique. Sur ce dernier point, lauteur a recours la perspective historique. Elle explique le rituel auquel elle assiste en 1984 partir de faits remontant aux annes 50. Elle sappuie aussi sur la situation socio-conomique de la Zambie de 1984 : crise conomique, forte croissance dmographique ; le systme traditionnel (celui qui tait en place lors de ses premiers contacts avec les Ndembu) est en voie de disparition ou de profonde transformation tandis que le rle des femmes est devenu essentiel dans lconomie. Deux perceptions de ce rituel sont donnes dans ce travail. La premire fait lobjet dune prsentation trs ethnographique, la deuxime est plus un cadre partir duquel lenvironnement social est prsent. Il ne sagit plus tant de dcrire le rituel en termes dtape et dintensit que de dterminer les
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raisons de lexistence de ces tapes. Lauteur va sattacher alors au contexte social qui est rvl au fur et mesure et montrer ltroite dpendance entre le rituel et les pouvoirs spirituels. Ouvrage ethnologique de qualit, au contenu ethnographique et lanalyse des plus intressants, ce livre est accessible tous car sa lecture peut seffectuer deux niveaux. Lecture ethnographique dintroduction, il donnera lenvie dapprofondir le sujet. Mais, dans un deuxime temps, partir de lanalyse dun rituel de gurison, le travail enrichit les tudes sur le changement social au sein dune communaut, la relation de lethnologue son terrain, et limbrication du religieux, avec la vie quotidienne. Un appendice consquent est complt par un index et une bibliographie approfondie. Lauteur amne le lecteur la conclusion quil existe autant de logiques que de cultures et lincite tablir un dialogue avec ces dernires. Laurence Creusat Amades 24, 1995 _______________
J. VALIN (sous la dir. de), Populations africaines et sida, Paris, La Dcouverte / CEPED ( Recherches ), 1994, 223 p.
Cet ouvrage collectif traite de la question du sida en Afrique selon le point de vue de 4 disciplines : mdecine, pidmiologie, dmographie et socio-conomie. Le premier chapitre (F. Chize, pp. 17-61) intitul Aspects biomdicaux du sida en Afrique rappelle la nature des rtrovirus et du VIH, la physiopathologie de linfection, les techniques immunologiques de diagnostic, les diffrents stades de laffection (classification OMS-CDC, dfinition de Bangui et dAbidjan), et les principales manifestations cliniques chez ladulte et lenfant ; la dernire partie traite de la rponse mdicale travers la sensibilit du virus aux agents physiques et chimiques (dsinfection, strilisation, etc.), les traitements antiviraux, la prophylaxie des maladies opportunistes et ltat davancement des recherches vaccinales. Mise part la forte prvalence de la tuberculose pulmonaire chez les sidens, la spcificit biologique du sida en Afrique, sur la base des lments prsents, apparat en fait bien limite ; lauteur prcise dailleurs que laspect africain de la description [des manifestations cliniques] doit tre considr comme approximatif et provisoire (p. 33) du fait du manque dtude ; de mme lhistoire naturelle de linfection chez lenfant en Afrique nest pas prcisment tablie (p. 43), la description prsente se rfre essentiellement aux connaissances acquises dans les pays du Nord. Cest finalement moins dans le domaine de la biologie que dans celui de lconomie, propos des dpenses quil faudrait effectuer pour pratiquer des diagnostics et des soins de qualit, quapparat le plus nettement la spcificit de cette affection en Afrique : dans les pays o les moyens de la
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sant publique sont notoirement insuffisants (p. 24) certains examens biologiques relvent dun luxe inaccessible (p. 25), il en est de mme pour les antiviraux (p. 47). Ce chapitre constitue une synthse brve des principales connaissances virologiques et biomdicales sur le sida pouvant servir dintroduction des personnes dcouvrant le sujet. Le deuxime chapitre, pidmiologie du sida en Afrique (B. Auvert, pp. 63-117) dbute par une mise en garde propos du caractre sous-estim des donnes chiffres disponibles au niveau mondial. Sous couvert de cette prcaution lauteur nous administre quelques chiffres percutants : 34,5 % du total des cas de sida dclars dans le monde proviennent du continent africain qui ne compte que 9 % de la population mondiale (p. 64), le nombre actuel dadultes infects serait en Afrique sub-saharienne de lordre de 6 millions, soit environ 2,5 % des adultes (p. 64). Il passe ensuite en revue les diffrents modes de transmission du virus, rappelle la diversit des profils pidmiologiques dans le monde, la prpondrance de la transmission htrosexuelle en Afrique (p. 70) et le rle de cofacteur de linfection que jouent les autres MST (p. 89). La mesure de limportance et du dveloppement de lpidmie est introduite par le rappel de quelques dfinitions de base (incidence, prvalence, etc.) puis par une description des diffrentes mthodes denqute (surveillance sentinelle, chantillonnage alatoire, etc.). On est surpris de ne trouver aucune allusion aux questions dthique qui se posent immanquablement dans ce genre denqute, il faut attendre la page 191 pour voir ce thme abord par dautres auteurs dans le cadre des enqutes sur les consquences socio-conomiques de la maladie dans les familles ! Quelques rsultats chiffrs provenant de diffrents pays africains permettent de conclure la grande diversit des situations pidmiologiques du continent. Ce chapitre se termine sur le thme de la prvention : lauteur y dlivre toute une srie de recommandations qui relve du sens commun ( il faut diffuser des messages prventifs auprs des personnes les plus exposes ou dj atteintes p. 100), de la navet ( la prvention des MST [...] et donc la promotion dune certaine hygine de vie devrait probablement tre faite trs tt, un ge o les comportements ne sont pas encore fixs
p. 100), de conclusions abusives ( la prvention doit donc tre faite dans les bars p. 100) ou dides prconues ( les ONG [travaillant dans le domaine de la sant] sont efficaces du fait de leur indpendance et de leur absence dobjectif lucratif p. 103). Plusieurs rfrences bibliographiques sont incompltes. Le troisime chapitre traite des aspects dmographiques et consquences de lpidmie de sida (N. Brouard, pp. 119-178). Lauteur propose une modlisation de lpidmie en comparant sa dynamique celle simplifie dune population humaine, partant de lhypothse que la transmission en Afrique tant essentiellement htrosexuelle, le processus pidmique sapparente celui de la reproduction humaine (p. 120). Sur la base de ce modle, il prcise comment la longue dure dincubation et dinfectivit confre lpidmie une grande inertie (p. 124), dmontre que le taux dinfectivit ( le nombre de nouvelles infections produites par un sropositif au cours dune unit de temps donne p. 127) est proportionnel la taille moyenne des rseaux [sexuels] , la probabilit de transmission tant relativement indpendante du nombre de rapports sexuels [avec le mme partenaire] (p. 136). En faisant varier la valeur du taux dinfectivit lauteur dcrit plusieurs scnarios dvolution de lpidmie (p. 141-142). Limpact dmographique du sida en Afrique est difficile prvoir au-del de 15 20 ans (p. 150), les projections dmographiques tenant compte du sida au-del de 20 ans sont quasiment impossibles mener (p. 151). Cependant, partir des modles dfinis, les consquences dmographiques court terme peuvent tre envisages ; lauteur prend lexemple dune prvalence thorique 15 % : la perte desprance de vie serait suprieure 14 ans (p. 158), la croissance long terme de la population totale ne serait ralentie que de moins dun point de pourcentage (de 3,4 2,5 %). propos des orphelins il rappelle que la proportion des orphelins est dj, sans sida, trs leve : 15 ans, 10 % des enfants ont perdu leur mre et 20 % leur pre et prs de 2 % leurs deux parents (p. 160) Ces chiffres passeraient 33 %, 40 % et 16 %. Ce chapitre se termine par la dmonstration du rle dterminant de la dispersion des ges entre partenaires ( ne pas confondre avec lcart dge) comme facteur favorisant laccroissement de lpidmie.
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Le chapitre intitul Contextes, consquences socio-conomiques et cots du sida termine cet ouvrage (J.P. Dozon et A. Guillaume, pp. 179223). Les auteurs situent le sida dans le contexte dun dveloppement conomique qui tarde se manifester et sous la pression des programmes dajustement structurel qui imposent une rduction des dpenses publiques (dont le domaine de la sant et de la protection sociale) impliquant une augmentation des charges pour la population. Dans ces conditions le sida constitue tout la fois une menace de faillite pour le systme sanitaire, une source de graves problmes sociaux, et un cot exorbitant pour les conomies africaines . La crise du systme sanitaire, attribue aux faiblesses et aux manques de moyens des politiques de prvention (p. 181), serait objectivable travers la persistance ou le regain des grandes endmies et le maintien dune mortalit toujours leve. Face cette situation les gouvernements africains sont dans un tat de faiblesse extrme : dysfonctionnement des systmes de sant, dgradation des formations sanitaires publiques, inaccessibilit aux soins (p. 182) attests par une baisse importante des consultations et ayant pour consquence un renforcement de la mdecine traditionnelle. Les auteurs considrent ensuite que la menace dune faillite complte (p. 185) du systme sanitaire se lit travers limportance des problmes iatrogniques, la difficile gestion de lannonce de la sropositivit par les mdecins et la difficult mettre en uvre une politique de prvention. Par problmes iatrogniques les auteurs font rfrence au rle des transfusions et des injections dans la diffusion de lpidmie. Limportance qui est redonne ces deux modes de transmission surprend, dautant plus que ce sujet a t dj abord dans le chapitre traitant de lpidmiologie o il tait alors prcis que la voie htrosexuelle [est juge] responsable de 80 93 % des infections et la transfusion sanguine de 4 % 10 %, les autres modes de transmission [dont les injections] tant considrs comme ngligeables (pp. 66-67). La surprise ne fait que crotre lorsquon lit que le problme du sang devrait tre plus largement expos [...] [et] donner lieu une information mieux diffuse et plus prcise concernant certaines pratiques rituelles (excision, circoncision (p. 186) ; cette proposition est
doublement tonnante : 1/ limportance pidmiologique de ce mode de transmission est juge ngligeable par bien des auteurs, 2/ le mode de transmission par le sang est tel point mis en avant dans les pays africains quil apparat bien souvent comme un discours cran permettant de repousser les dbats sur la transmission htrosexuelle 50. Plus loin, propos de la prvention les auteurs affirment quil nexiste pas ou peu de tradition de prvention qui repose sur la persuasion, ou qui en appelle, partir des sphres tatiques, un changement des comportements individuels et collectifs preuve en est donne par labsence de lutte contre lalcool, le tabac et la drogue (p. 187) ; ne serait-ce pas oublier un peu rapidement les innombrables campagnes de promotion des vaccinations (PEV), de planification familiale, de la rhydratation par voie orale en cas de diarrhe (SRO), de lallaitement maternel, de lutte contre les moustiques, dducation nutritionnelle, etc. ? Aussi il nest pas certain comme cela est avanc que la prvention du sida soit dun type indit pour les tats en question ; les carences dans ce domaine soulignent plus que leur faible degr dimplication (p. 188), leur faible capacit dimplication dans ce problme. Les consquences sociales du sida sont envisages travers limpact de la maladie sur les familles et plus particulirement sur les femmes : le risque dinfection est plus important pour elles que pour les hommes, la condition des femmes conserve les marques du traditionnel et les place dans une situation de dpendance vis--vis de leur conjoint et des hommes en gnral qui dtiennent le pouvoir conomique et politique (p. 196), maries ou non elles nont quun faible pouvoir de ngociation dans leurs relations sexuelles (p. 197) et enfin le plus souvent la prise en charge des malades leur revient (p. 198). Dans le domaine de lconomie de la sant, compte tenu du caractre limit des ressources disponibles, la gestion de lpidmie conduit une rallocation des ressources aux dpens dautres pathologies qui continuent de svir [...] et un recentrage des dpenses publiques sur les centres hospitaliers aux dpens des structures priphriques (p. 208). Les
50 Il est vident que la scurit transfusionnelle est une priorit, mais sa mise en uvre ne passe pas ncessairement par un dbat public.
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stratgies alternatives proposes sont : de dcentraliser les soins, de promouvoir les soins domicile et la distribution de mdicaments essentiels . Dans le domaine du dveloppement conomique lpidmie risque daggraver la crise agricole actuelle et de gner le bon fonctionnement des entreprises par la disparition du personnel qualifi (p. 213). La conclusion de ce chapitre, qui clture galement louvrage, est intitule nuancer nanmoins le catastrophisme ambiant . Aprs avoir rgulirement blm tout au long de ce texte le discours pessimiste trs souvent tenu lgard de lAfrique, pour lequel ils se posent mme la question de savoir sil ne produit pas lui-mme des effets nfastes ou contreproductifs (p. 215), les auteurs donnent limpression de vouloir soudainement se dgager du sombre tableau quils concourent dresser tout en sen dfendant. Ils dveloppent alors en deux pages quelques thmes apparemment porteurs despoir comme la reconnaissance par lensemble des tats africains de la situation pidmiologique (pralable indispensable aux interventions) ou encore le processus de dmocratisation qui ouvrirait de nouveaux espaces de dbat public (p. 216). Au souvenir des critiques pralablement formules lgard des tats africains rduits ne pouvoir entretenir que leurs forces de contrle et de rpression, [et qui] sont dans la quasi-impossibilit dassurer la population une quelconque couverture sociale et chouent mme faire fonctionner les services publics les plus lmentaires (p. 183), cet optimisme soudain nest pas trs convaincant. Bernard Taverne Amades _______________
Anne VEGA, Une ethnologue lhpital. Lambigut du quotidien infirmier, Paris, ditions des archives contemporaines, 2000, 213 p., rf.
Cette belle ethnologie de lhpital, essentiellement centre sur le monde infirmier, soffre sous les auspices dun roman vrai , non dune invention pure et simple, mais de la reconstruction mthodique, partir de notes de terrain, dune myriade de situations exemplaires o se donnent voir les relations sociales au sein de linstitution. La recherche senracine dans un service de neurologie dun important hpital parisien. Dans une longue prsentation mthodologique et thorique lauteur se situe comme chercheur parmi dautres dans cet univers foisonnant. Elle nonce ses manires dobserver sur le terrain, revtue de sa blouse blanche, suivant dans leur sillage des infirmires au travail, participant aux interactions, et elle explicite aussi la raison de cette exposition particulire de ses recherches sous la forme dun rcit. Ethnologie-fiction droulant en une suite de chroniques plusieurs voix une trame relationnelle telle quelle se dcline dans le quotidien des soins au chevet des malades ou dans le couloir ou les bureaux des infirmires. Lanalyse prend bien entendu souvent le relais des situations dcrites, voquant alors les imaginaires sociaux luvre, les significations des pratiques, le clivage entre les diffrentes quipes, la dynamique du groupe lintrieur du service. Anne Vega ne mconnat pas le jeu dalliances et de rejets au sein duquel toute nouvelle venue est prise, surtout sil sagit dune observatrice la fois dtache et participante. Fille ellemme dune infirmire et pour avoir souvent travaill lhpital lors de ses tudes, elle sait lambivalence des projections dont elle peut tre lobjet et des siennes propres sur ce monde contrast. Le premier chapitre met en scne lorganisation du travail, avec son lot de tensions, de malentendus, mais aussi de collaborations ncessaires, de paroles changes propos ou en marge des soins. Loin dtre une mcanique bien huile avec des soignants interchangeables, lexercice des soins est un permanent effort daccommodation lautre, au malade, aux instruments techniques. Le second chapitre illustre une identit infirmire en acte : la confrontation une srie de professionnels autour des soins donner au malade. Le troisime chapitre est centr sur les rumeurs, les conversations, etc., ce mouvement insaisissable de paroles qui alimente lambiance du service, fait et dfait les rputations, ces relations informelles mais puissantes dans leurs consquences quavivent en permanence.
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[...] Comme toute institution, la vie quotidienne avec les autres implique des conflits surmonter, des non-dits, une souffrance diffuse qui amne parfois souhaiter partir au plus vite. Les autres chapitres grnent dautres questions comme la mort, la dlimitation des territoires propres aux infirmires, les attitudes des malades. Ce texte est un document prcieux sur le quotidien du travail infirmier, une plonge sans complaisance, rigoureuse, au sein de la crise de lgitimit qui touche cette population, son sentiment de lassitude de devoir travailler avec des moyens qui manquent toujours davantage, avec le sentiment dtre lche par les cadres, et dtre prise en tau entre mdecins et malades. Cloisonnements des quipes, des diffrents professionnels, innombrables conflits larvs alimentent les difficults de communication, les malentendus, les ressentiments et, se tramant dans la mouvance du service, des rseaux diffus dalliance et dinimitis. Les soins seffectuent dans cette ambiance de tensions permanentes dont les malades font parfois les frais leur insu, car sils sont la raison dtre de lhpital, ils en rappellent aussi les devoirs et donc aussi les limites : Le monde impitoyable des hpitaux semble induire universellement chez la plupart des soignants des processus de dfenses inconscients, cette capacit laveuglement et loubli ponctuel qui font parfois voler en clats les rgles dassistance personne en danger. Partout, la plupart des soignants semblent encore se construire en vacuant de leur perception ce quils ne peuvent pas voir en eux-mmes ou chez leurs voisins, leurs frres de sang les plus immdiats, les malades. (p. 199) On comprend mieux la lecture de cet ouvrage le malaise infirmier, le burn out de cette profession, la souffrance souvent refoule de ne pas pouvoir travailler dans de meilleures conditions. David Le Breton Anthropologie et Socits 25 (2), 2001 _______________
Laurent VIDAL, Le silence et le sens. Essai dAnthropologie du sida en Afrique, Paris, Anthropos, 1996, 217 p.
Cet ouvrage est le fruit de recherches conduites auprs de 45 personnes sropositives au VIH (27 hommes et 18 femmes), soignes dans les centres anti-tuberculeux dAbidjan (Cte-dIvoire). Il repose sur une abondante moisson de donnes de terrain recueillies au fil de quatre annes, la faveur de trs nombreux entretiens et de frquentes rencontres. Lobjectif de cette tude tait danalyser la faon dont (seules ou avec leur entourage) les personnes atteintes construisent leur vcu de la maladie : comment elles sen forment connaissance ; comment elles en interprtent loccurrence et les manifestations ; comment elles tentent de rpondre aux multiples problmes quelle provoque (thrapeutiques, mais aussi conomiques et sociaux). Cette approche se fait dans un contexte particulier puisque le rapport que les patients suivis entretiennent avec linstitution de soin sest initialement tabli autour de la tuberculose et que le traitement quils ont reu pour cette pathologie a t le plus souvent couronn de succs. Quand ils se trouvent progressivement confronts aux effets dune autre maladie qui, elle, tient la mdecine en chec , le sida, cest, pour la plupart, sans avoir t informs du mal qui les touche (12 dentre eux seulement lont t). Il nest pas possible de rsumer en quelques mots tout ce que ce travail nous apprend. Retenons ici deux points qui renvoient des questionnements particulirement importants. Dune part, la question du dpistage et de lannonce. On sait que le dpistage linsu demeure une pratique courante en Afrique. Les rsultats de cette recherche illustrent loquemment les insolubles contradictions auxquelles conduit ce silence. Comment, si le mdecin se tait, justifiera-t-il les recommandations de protection que rclame la prservation de la sant
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du malade et de celle de son entourage ? Comment demander la personne atteinte de trouver (sur le plan thrapeutique, social ou conomique) des rponses adaptes et cohrentes une maladie quelle ignore ? Dans une situation domine par le silence, la qute de sens ne peut tre que chaotique. Dautre part, les conditions concrtes dans lesquelles se dfinit, chez la personne atteinte, lexprience de sa maladie. Cest sur ce point, sagissant dune situation africaine, que lapport de cette recherche est le plus novateur. travers les diffrentes figures du sropositif ou du malade du sida que dcline Laurent Vidal et chacune tmoigne dune situation singulire cest, chaque fois, limage dun sujet agissant qui se dessine : celle dun acteur social qui, mme dans lignorance dans laquelle il est tenu, dploie une facult de ngociation et une inventivit lui permettant de sadapter aux situations les plus dlicates (p. 113). Au terme dun travail de ngociation men par la personne atteinte, lvnement qui simpose elle au quotidien (manifestation de la maladie, parole ou acte du mdecin ; raction de lentourage) est intgr dans la continuit dune exprience qui tisse le fil dune histoire individuelle. Le modle de comprhension qui nous est ainsi propos conduit substituer la notion de prise en charge celle dun accompagnement dont le destinataire lui-mme peut et doit tre un partenaire actif. Vision nouvelle, et potentiellement riche dimplications pratiques, de ceux et de celles qui, jusquici, ont t avant tout perus comme objets dassistance ! Ce travail nous offre lillustration exemplaire de ce que peut apporter une dmarche anthropologique qualitative dans laquelle lobservation se concentre sur un petit nombre de cas, mais qui stend sur une priode suffisamment longue pour permettre que se tissent des liens personnels entre le chercheur et les personnes avec lesquelles il travaille. Cette prsence durable donne certes plus de substance et de profondeur aux changes entre lanthropologue et ses interlocuteurs. Elle permet surtout de ne pas isoler et de ne pas figer le discours ainsi recueilli, mais de laborder comme une pratique dynamique sans cesse reformule au fil du temps, en fonction du cours de la maladie, des vnements qui surviennent, de la faon dont volue la relation entre les partenaires de lchange.
On est videmment bien loin ici des enqutes rapides et des vastes tudes sur les attitudes et les comportements menes laide de questionnaires administrs dans lanonymat. Mais on lest tout autant de trop nombreuses recherches anthropologiques o linvocation rituelle de l approche qualitative et celle de l observation participante cachent mal labsence de dfinition de lobjet, la faiblesse de la problmatique et limprcision des mthodes. Ici, lobservation se fonde sur un questionnement thoriquement construit. On prcise do sont issus les faits que lon obtient, et on fournit ainsi au lecteur les moyens dvaluer leurs limites de validit. La position de lobservateur, elle-mme, est objective avec une lucidit et une rigueur sans faille. Le souci dexpliciter les conditions de la production dune connaissance anthropologique guide si constamment la rdaction de cet ouvrage que, tout autant que les informations prcieuses quil livre sur le vcu de la maladie par les personnes atteintes davantage quelles, peuttre , son apport riche et novateur rside dans sa contribution une rflexion pistmologique et thique. Conduite la lumire du sida, qui joue ici le rle de rvlateur, celle-ci souvre, de faon beaucoup plus ample, sur les conditions mmes de la production dune connaissance anthropologique. Par ce quil nous dit notamment sur la dfinition de lobjet dans un contexte dinterdisciplinarit ou sur les liens entre thique, formulation thorique et mthodologie, cet ouvrage constitue une base de rflexion remarquablement stimulante sur la pratique anthropologique. Stimulant, ce travail lest aussi par les interrogations quil suscite et laisse en suspens. En premier lieu, au terme de la lecture de louvrage, on ne peut se dpartir dun certain sentiment de frustration li limpression que lauteur na pas rendu compte autant quil aurait pu le faire de lextrme richesse des donnes quil a recueillies. Pour viter la dispersion et les redites, il concentre son expos des faits sur quatre personnages, quatre figures, dont lexprience de la maladie condense en quelque sorte la multiplicit des situations et des itinraires atteste par les autres membres de lchantillon. Des complments ou des variantes sont ensuite tirs, de faon ponctuelle, des autres cas tudis. Le procd dcriture est efficace. Ne limite-t-il pas trop, cependant, le champ danalyse des donnes
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recueillies ? Il interdit, en particulier, une dmarche comparative qui pourrait permettre dexplorer linfluence de certaines variables sur le vcu individuel de la maladie. Ainsi, par exemple, aucune comparaison systmatique nest opre entre les personnes qui ont t informes de leur statut srologique et les autres. Alors que louvrage insiste sur limportance de lannonce, rien ne permet donc den illustrer limpact. De la mme manire, on peut regretter labsence dune comparaison mene en fonction de la nature de lentourage familial des malades ou de leur niveau conomique. Il ne saurait certes tre question, dans une telle tude, de prtendre mesurer leffet de ces variables. Mais, comme cela a t fait dans les quatre cas types proposs dans louvrage, ne serait-il pas possible de construire des figures exemplaires de modles empiriques qui illustrent concrtement la faon dont elles sont susceptibles dorienter les rponses des malades ? Ces remarques renvoient une question mthodologique essentielle et gnralement mal rsolue dans des tudes qualitatives approfondies de ce genre : comment soutenir une argumentation rigoureusement construite en sappuyant sur le traitement adquat dun matriau dune extrme richesse et dune grande htrognit ? Cest pourtant une des conditions dune collaboration interdisciplinaire russie. Cette remarque mthodologique nest pas sans lien avec une autre interrogation, de nature thorique. Aprs que lon a pris connaissance des situations de sropositifs et de malades qui sont dcrites, et la lecture du modle danalyse qui en est dgag lexprience de la maladie comme rsultat dune ngociation de lvnement , une question demeure. Ne pourrait-on pas tirer exactement les mmes conclusions dtudes menes nimporte o dans le monde, propos de bien des problmes de sant, auprs de populations en situations prcaires ? Cette interrogation gnrale se dcline en deux questions plus prcises. Tout dabord, en labsence dannonce, jusqu quel point et en quoi lexprience du sida est-elle spcifique ? Dans le cas particulier prsent ici, sa spcificit ne rside-t-elle pas avant tout dans lesprit de lanthropologue (qui sait et ne peut pas dire) et dans celui du personnel mdical (qui sait et ne
veut pas dire) ? Est-ce que le fait de travailler exclusivement dans le contexte particulier des personnes frquentant des centres antituberculeux ne fausse pas, cet gard, lapproche de cette question ? Dautre part, jusqu quel point le fait dtre abidjanais un Abidjanais pauvre conduit-il vivre la maladie et y rpondre de faon particulire ? Laurent Vidal slve trs juste titre contre les drives dune approche culturaliste du sida en Afrique. Peut-on, pour autant, dconstruire la notion de culture centrale en anthropologie au point de la rduire une culture commune de linfection constamment reformule en fonction de lexprience mouvante de la maladie ? Un des dfis majeurs poss aujourdhui lanthropologie nest-il pas de proposer une approche dynamique des faits de culture qui prenne en compte leur dimension collective et leur inscription dans la dure sans pour cela en faire un ordre de ralit fig, plac hors de porte de linnovation individuelle ? Entre une ethnologie de la tradition et une sociologie de lexprience, il y a place pour une anthropologie du changement dont, plus que tout autre sujet peut-tre, le sida pose lexigence. En conclusion, louvrage de Laurent Vidal est dune trs grande richesse, on peut compter quil nourrira de nombreux dbats. Il tmoigne brillamment de la fcondit et de loriginalit de la recherche anthropologique franaise sur le sida. Claude Raynaut Ethnologie franaise 1999/1 _______________
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Jean-Franois WERNER, Marges, sexe et drogues Dakar. Enqute ethnographique, Paris, ORSTOM / Karthala, 1995, 292 p., fig., bibliogr. Howard F. STEIN, Prairie Voices. Process Anthropology in Family Medicine, Westport, Connecticut, 1996, xxii + 136 p., bibliogr., index.
Ces deux ouvrages ont en commun dtre le fruit du travail de deux mdecins-anthropologues, chacun intervenant dans la communaut quils ont choisie, chacun entretenant un rapport plus que singulier aux personnes malades dans ces communauts fort diffrentes, lune au Canada lautre en Afrique, et enfin, chacun tentant de rendre compte, au mieux, de loriginalit dune dmarche visant concilier le dsir du mdecin (gurir, soulager) et le dsir de lanthropologue (comprendre, approcher laltrit). Il sagit l de deux ouvrages importants en anthropologie mdicale, parce quils constituent des tmoignages dindividus exceptionnels, qui non seulement ont tent le risque de linterdisciplinarit (qui est ici plutt transdisciplinarit), mais qui cherchent traduire, par le travail de lcriture, et cest l un autre risque, ce travail de rencontre qui nest pas que disciplinaire. En effet, dans un cas comme dans lautre, les auteurs entretiennent un lien daffection avec les personnes quils soignent et dont ils veulent saisir lunivers. Ce qui pose tout le problme de la distance, dont les enjeux sont diffrents dans lespace thrapeutique et dans le contexte de lanthropologie. Les rcits ethnographiques oscillent entre la forme littraire, la forme ethnographique et la forme autobiographique. Et tout cela se tient, dans un cas comme dans lautre, fort heureusement. Les aspects heureux de ces rencontres divers niveaux sont relevs ; on laisse au passage les traces des rats, des difficults que pose une aussi difficile articulation, et il y a l beaucoup de modestie de la part des deux auteurs. Il nous est donn lire
deux textes passionnants, qui nous changent un peu dune certaine littrature asschante en anthropologie mdicale, du moins celle que nous propose rgulirement la production, ultra-thorique, qui nous vient des tats-Unis. Dans ce cas-ci, le travail de lcriture est convaincant et efficace, il nous ramne sur le terrain de lethnographie postmoderne, laissant lanthropologue (et au mdecin...) des ouvertures pour ce qui se veut une polyphonie. Lhumanisme transcende ces deux rcits, o le pari de la rencontre, qui se fait sans que la gurison nait pourtant eu lieu, se concrtise. Et cest peut-tre lun des messages les plus importants que livre lanthropologie la mdecine actuelle : la mdecine nest-elle pas une forme de rponse institutionnalise la souffrance de lAutre ? Lanthropologie se creusant pour sa part l o lAutre se cre dans la distance (le regard loign...), mais o laltrit constate nest pas sans souffrances... ni distorsions. Il est question de tout cela, de lAutre, de la souffrance, du malade, du mdecin et de lanthropologue. La souffrance traverse les frontires de la relation malade/mdecin ou informateur/anthropologue. Et lon parle moins dune culture, dun milieu, dun univers, que dune relation et de ce quelle permet dentrevoir. Voyons dun peu plus prs ces deux rcits. Dans louvrage de Werner, on nous relate lhistoire dune jeune Sngalaise vivant Dakar. Drogue, prostitution, proxntisme, pauvret, maladies et risques en tous genres, cest l une bonne partie de lunivers de cette femme que le mdecin-anthropologue nous rvle. Louvrage contient certes des donnes gnrales sur le Sngal, la situation socio-conomique, le profil pidmiologique, mais l nest pas le plus important. Il dcrit plutt la trajectoire dune femme sngalaise enferme dans le cercle de la prostitution et de la pauvret, du risque de mort et de violence, du manque, le dsir de la rejoindre dans le labyrinthe de solitude qui est le sien, le dsir (et loffre) de gurison de la part du mdecin quest Werner. Cest le rcit dune relation, celle du mdecin-anthropologue et de cette femme, dans lequel, sur le plan anthropologique, est pose la question de la nature mme de ce quest lanthropologie mdicale et sa finalit (ici le terme est parfaitement appropri) : connatre la maladie comme exprience sociale et culturelle, et laisser souffrir, ou, demble, entrer dans ce problme de la
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souffrance, et du type de relation quelle suppose. La souffrance de la jeune femme, constate, analyse, pas toujours reconnue de lintresse, devient celle du mdecin-anthropologue, qui a les moyens de gurir , mais dont les voies lui sont refuses. Ne reste plus que le ressort de lanthropologie, qui offre lhorizon de la comprhension dune relation thrapeutique bloque, refuse, touchante. Le risque tait grand et le courage du rcit est la hauteur de ce risque. Avec Stein, on se tourne vers les Prairies et leurs populations agricoles. Louvrage raconte encore une fois une relation, mais celle-ci diffre de la premire : elle se vit entre le mdecin-anthropologue et une (des) communaut(s) du centre des tats-Unis. Cest le lieu de pratique habituel de Stein, qui veut raconter la vie du corps total chez ces individus vivant de lagriculture dans ces plaines immenses et mythiques. Cest donc une anthropologie de la clinique dans les Prairies, o la ruralit et le conservatisme ctoient limmensit et lomniprsence du vent. Le rcit est construit de faon fort diffrente. Stein prsente dabord, thoriquement, les liens quil propose entre lanthropologie, la mdecine, la psychanalyse et la littrature. Il montre entre autres comment la cration dun terrain de lvocation (en prsentant, par exemple, des malades des pomes qui racontent ce quils sont et ce quils vivent) peut aider dire et communiquer la souffrance de la maladie, partager et mieux comprendre ses trajets intrieurs. Le terrain de lvocation est ici cr par Stein lui-mme qui crit sur les Prairies (on a envie de dire qui les chante, car il y a quelque chose dun tantinet lyrique dans ces textes jamais mivres ou faciles), partir dune connaissance de ses conditions de vie, des plaintes que lui apportent ses patients, et aussi de lamour (cela se sent) quil a de cette vie parmi ces gens. Chaque chapitre constitue autant de variations sur la vie quotidienne dans les Prairies amricaines, ses grandeurs, ses avatars, et sur ce que les malades de ce mdecin-anthropologue lui ont appris des Prairies, travers la relation clinique. On y apporte galement une rflexion sur la nature des difficults vcues, lorsquelles sont lues et interprtes par un thrapeute de grande exprience qui ne craint pas la subjectivit. Suivent chaque chapitre un ou
plusieurs textes potiques, qui font en quelque sorte cho chacune de ces rflexions, mais sous un mode pleinement mtaphorique. Les thmes retenus nous disent un peu de cet univers, en lien avec le monde des Prairies : les saisons, la nuit, le jour, le temps, les orages, la solitude... La lecture propose est celle des lieux qui forment lidentit, des lieux qui enferment le corps par les maladies quils rendent possibles et auxquels on sattache, des faons de vivre en ces lieux. Le dernier chapitre pose la question suivante : quest-ce que les Prairies nous apprennent du Monde ? Fascinant parcours, o le point de dpart nest pas celui de lanthropologie qui pntre lunivers clinique, mais celui de la mdecine qui lit la clinique et qui interprte la parole des malades au-del du discours sur la maladie et en tire une connaissance anthropologique, tout cela en passant par la littrature qui donne accs en quelque sorte un monde quon a souvent dcrit comme ferm. La dmarche ne conduit pas vers la gurison, elle nous parle simplement des relations entre les malades et la communaut , de leur identit, des relations entre le mdecin-anthropologue et ses malades, et de cette communaut. La mdecine familiale est ici processuelle, rencontre, et le contexte dpasse toutes les donnes socio-dmographiques que nous aurait prsentes une certaine mdecine de la sant communautaire... Francine Saillant Anthropologie et socits 23 (1), 1999 _______________
Robert L. WINZELER, Latah in Southeast Asia. The history and ethnography of a culture-bound syndrome, Cambridge, Cambridge University Press ( Publications of the Society for Psychological Anthropology 7), 1995, xv + 172 p., gloss., bibl., index, tabl., cartes.
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Raction vive de sursaut une stimulation fortuite ou dlibre (gnralement sonore), suivie dune perte de matrise verbale et/ou gestuelle dintensit et de dure variables, le latah a attir ds le milieu du XIXe sicle lattention des observateurs de la Malaisie et de Java. linstar de lamok, il a suscit quantit de publications, en particulier en psychiatrie transculturelle. Analys comme une psychopathologie, il a t compar et parfois assimil dautres troubles du comportement signals dans des socits gographiquement et culturellement distantes du monde malais. Ces rapprochements ont amen Hildred Geertz sinterroger sur ce quelle a appel le paradoxe du latah . En effet, sil sagit dun syndrome particulier une aire culturelle, comment peut-il tre attest dans des univers que tout spare ? Cest cette question que Robert L. Winzeler entreprend de rpondre en se livrant la fois une tude rigoureuse des travaux existants et un examen approfondi du latah dans la socit malaise contemporaine. Son analyse de la littrature montre la fragilit des comparaisons transculturelles due, dune part, linsuffisance des donnes empiriques, dautre part au manque de prcision dans la dfinition du syndrome. Pour autoriser un parallle avec le latah, Winzeler rappelle que plusieurs traits doivent coexister (p. 50) : le latah est identifi et nomm dans la socit, il se manifeste en majorit chez les femmes, il saccompagne de coprolalie, cholalie, chokinsie et dobissance automatique aux ordres. Il se trouve quen dehors du monde malais des manifestations tout fait analogues sont attestes en Sibrie sous le nom de mirynchit et parmi les populations anoues des les Sakhaline et Hokkaido (au nord du Japon) sous le nom dimu. Lauteur renvoie dos dos les partisans de luniversalisme et les tenants dune spcificit culturelle malaise rfractaire toute comparaison. La popularit du thme dans les publications malaisianistes sest traduite par des observations nombreuses mais souvent incompltes et/ou biaises par le got du spectaculaire. Une tude systmatique restait faire : les enqutes de terrain auxquelles sest livr Winzeler au Kelantan (nord-est de la pninsule malaise) et Sarawak (nord-ouest de Borno) pourraient servir de modle en la matire grce la qualit et labondance des matriaux
recueillis. Ceux-ci permettent lauteur dvaluer la lgitimit de lexpression culture-bound syndrome en recherchant ce qui, dans la socit malaise, peut expliquer ou favoriser lapparition et la perptuation du latah. Lenqute confirme que pour les Malais eux-mmes il ne sagit ni dune maladie ni, plus gnralement, dune affliction ; aucun modle tiologique nest dailleurs propos, aucune stratgie thrapeutique envisage. On nest pas latah, on le devient la suite dvnements particuliers. Cette disposition, propre certains individus, reste largement latente, ne se manifestant quen raction des stimuli, donc en situation dinteraction. Ainsi saffirme la dimension relationnelle dans la perception de la personne et la dfinition du phnomne lui-mme. Winzeler souligne que loin de susciter la compassion ou la rprobation de lentourage, les ractions quil provoque sont source damusement ; aussi sont-elles souvent provoques. La violation des rgles de rserve verbale et/ou gestuelle induite chez le sujet, due une perte de contrle, donc de conscience, comme dans la possession, le dgage de toute responsabilit. Le latah nest pas une dviance individuelle mais un acte, socialement recherch et assum, sinon de cration, du moins dexpression collective : dun point de vue mique on ne peut parler de syndrome. Tout en localisant son travail de terrain dans le monde malais, Winzeler adopte un point de vue comparatiste, incluant parmi ses interlocuteurs des reprsentants de populations non malaises (tha, cam et chinoise au Kelantan, bidayuh, iban, melanau Sarawak) en contact plus ou moins direct avec la culture dominante : bien quil senracine dans la socit malaise, le latah est susceptible dextension par un processus de contagion. Compte tenu de lhtrognit des groupes concerns en termes de religion, de langue ou dorganisation sociale, on ne saurait affirmer que lincidence du latah soit tributaire de ces paramtres. Cest donc dans dautres dimensions de ces socits que Winzeler cherche les dnominateurs communs propices au latah. Celui-ci est rpandu dans des populations o les tats de perte de conscience (transe, possession) font partie intgrante de la culture. Il suppose dans la conception de la personne la notion de
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permabilit des stimuli et des modles. Il va aussi de pair avec des rapports sociaux o lexpression des motions est trs contenue et limite au contexte rituel. Le fait quil concerne surtout les femmes, et en particulier les femmes dge mr, amne lauteur considrer leur place dans les communauts tudies : les femmes mnopauses sont moins astreintes aux normes de rserve et de pudeur que leurs cadettes, les femmes latah jouissant quant elles dune totale licence verbale. Dans le mme temps, les femmes de quarante ans et plus restent sujettes une discrimination de genre sagissant des relations conjugales, de la scurit conomique, etc. qui les rend vulnrables. Le latah serait en partie le fruit de cette ingalit et lexpression de cette fragilit, ingalit et fragilit plus marques dans les couches infrieures de la socit o il est surtout rpandu. Au terme de cette tude, le latah fait sens avec les reprsentations et les pratiques de la socit malaise, mais on comprend moins bien comment il a pu stendre. Je crains que le paradoxe demeure, bien qu une chelle moindre : comment expliquer que le phnomne reste le mme quand on passe des Malais dautres ethnies ? Sil est li sa culture dorigine, comment comprendre que des cultures voisines, parfois fort diffrentes, y soient rceptives ? Malgr les questions quil laisse en suspens, cet ouvrage possde tant par sa mthode que par son contenu les qualits dun texte de rfrence pour les ethnologues du monde malais et de lAsie du Sud-Est. Il constitue aussi une contribution prcieuse de lanthropologie un domaine lexpression et le modelage des motions encore domin par la psychologie ou la psychiatrie transculturelles : projetant une perspective tique sur des pratiques parfois mal connues, ces disciplines tendent imposer leur acception de notions essentielles concernant le social et lindividuel, le normal et le pathologique... Josiane Massard-Vincent LHomme 140, 1996 _______________
Margarita XANTHAKOU, Idiots de village. Conversations ethnopsychiatriques en Ploponnse, Universit de Toulouse-Le Mirail, Presses Universitaires du Mirail ( Chemins cliniques ), 1989, 316 p.
Les amorces de cet ouvrage ne se trouvent pas dans la seule enqute scientifique ; il est en effet dabord n dune inquitude et de souvenirs personnels que lauteure a longtemps ports en elle et quune thse doctorale a rveills, les assumant dans une tude qui est la fois originale et provocatrice. Margarita Xanthakou crit quavant de quitter son village : [...] jai demand ma grand-mre qui tait cet homme qui repassait devant la maison. Elle ma regarde, silencieuse. Tu ne veux pas me rpondre ? , ai-je dit... Il est malade , me rpondit-elle enfin. Je lai questionne nouveau : Est-ce quil est trs malade ? Il va mourir ? Non, on ne meurt pas de a. Cest simplement quil est fou. Fou ? Je ne comprenais pas. (p. 17) Le rappel de ce fait inscrit Idiots de village sur lhorizon dune ethnographie du sens, confrant louvrage une dimension interprtative qui pourrait aisment passer inaperue bien quelle traverse lentiret du texte et quelle soit explicitement affirme. Michael Herzfeld a lui aussi comment sa propre vocation dethnographe dans des termes semblables : Je suis venu lanthropologie cause de ma fascination, depuis toujours, pour la Grce plutt que par le chemin inverse. Mon cheminement fut ethnographique et exprientiel ; la thorie, bien quelle soit utile, na t quun moyen vers une fin (Herzfeld 1987 : ix). Pour Xanthakou comme pour Herzfeld, le got de la Grce a prcd celui de lanthropologie. Cest sans doute pour cette raison que la thorisation nest jamais au cur de la recherche de lauteure dldiots de village qui se limite voir la thorie comme un ensemble de rgles, elles-mmes souples, pour la conduite de la recherche scientifique. Sa dmarche transparat particulirement dans la forme de son itinraire : elle situe sa rflexion la jonction de la psychologie
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et de la sociologie, ce qui la conduit enraciner ses analyses dans une dimension personnelle : Mais je pris rapidement conscience de linanit dun tel projet. la fois trop lourde sur le plan mthodologique et trop limite dans les rsultats quon pouvait en escompter, eu gard aux questions qui me proccupaient, la dmarche dont javais pour un temps envisag la possibilit mapparut inadquate. Cela dautant plus quau mme moment je commenais dcouvrir la perspective ethnopsychiatrique, en particulier travers luvre de Georges Devereux et ma participation ses sminaires de recherche. Cest alors que jai revcu la scne de mon enfance, lidiot du village, en Grce... (p. 18). Nous sommes ainsi amens dans le village mme de M. Xanthakou et dans ceux des alentours (un ensemble de vingt-trois villages) dans une rgion du sud du Ploponnse qui est connue comme le Mani et que lauteure dcrit comme une pninsule osseuse, isole, difficile daccs, ferme aux trangers de toutes sortes, fire de ses traditions belliqueuses ; presque une le, mais une presqule qui meurt . travers quatre questions quelle formule en termes clairs et directs, elle dfinit langle sous lequel elle comparera et analysera les idiots de ces diffrents villages : Peut-on caractriser, dans une telle communaut de culture dfinie, lidiot du village par des traits qui, au moins pour ses concitoyens, le distingueraient jusqu quel point ? dautres personnages eux aussi reprsentatifs in situ de la folie, de lanormal ou de la dviance en gnral ? Quelles sont les fonctions remplies lun pour lautre et rciproquement par lidiot et sa communaut (la communaut et son idiot) ? quelles conditions socioculturelles dune part, psycho(patho)logiques dautre part, doit-on rpondre pour assumer la fonction didiot ? Enfin, dans quel groupe de faits anthropologiques doit-on classer les donnes locales interprtes par la prsente tude, et peut-on au moins valuer celles-ci sous langle comparatif ? (p. 23-24). Dans son effort pour rpondre ces questions, M. Xanthakou adopte une perspective qui se refuse limiter une nosologie psychiatrique ou des explications de type causal ; elle cherche plutt considrer ces idiots dun point de vue historico-fonctionnaliste en combinant des perspectives
la fois sociologiques et biographiques. Elle fournit ensuite onze tudes de cas ou monographies qui lui permettent de dgager trois profils principaux de personnes dviantes, spcifiquement loriginal, lillumin et lidiot, ce dernier tant celui qui lintresse particulirement. Situ au terme dun processus dachvement, lidiot est vu par lauteure comme lincorporation dune construction sociale commune qui est fonde sur un phantasme ethnique ou sur limaginaire collectif qui font de lidiot un sujet par procuration et par prdilection (p. 287). Cela signifie, en dautres mots, que les notions de mariage et de sexualit (deux lments majeurs du concept de personne en Grce ; voir Loizos et Papataxiarchis, 1991) sont symboliquement encapsules dans lidentit de lidiot. M. Xanthakou signale par exemple que la moquerie et le rire qui accompagnent le passage de lidiot ne sont pas exclusivement de nature sexuelle. En empruntant Goffman (1974) le concept du phantasme ethnique, elle a pu distinguer entre linconscient collectif et lidologie institutionnelle dans le processus de construction culturelle de lidiot. Pareillement le phantasme ethnique ne doit pas tre considr comme un dsordre ethnique dont les qualifications nosologiques traverseraient aussi bien les frontires du village que de toute la rgion ; le phantasme ethnique doit plutt tre vu comme une production de linconscient ou comme un imaginaire enracin dans la cosmologie de chacune des communauts. Un lment important dans la production et la reproduction de ce phantasme ethnique est que lidiot, par le fait mme quil occupe une position infrieure dans le jeu des rapports sociaux, vient en quelque sorte symptomatiser les attentes qui sont implicites ce phantasme ethnique. La valeur et la contribution de ce travail se situent moins dans son potentiel en tant quouvrage danthropologie comparative, comme le reconnat M. Xanthakou, que dans sa capacit lucider les dynamiques des marges (Corin 1986). Son but a t daller au-del de cette tendance dcrire lidiot ou le fou dune manire globale en dmontrant ce qui distingue lun de lautre et en dcrivant les relations spcifiques que chacun entretient avec la communaut o il vit. Elle termine son ouvrage en soulevant des questions au sujet de la monte de la psychiatrie professionnelle en Grce (Blue 1992) et de son infiltration dans ces
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domaines : que deviendront les idiots de village et, plus fondamentalement, que restera-t-il des dynamiques des marges que lidiot, lillumin et loriginal reprsentent ? Et si lon pense au cas dAlexis qui a pous une femme idiote dun village voisin, on peut se demander si une telle forme de sociabilit pourra encore exister dans un environnement institutionnel. la fin de son livre, les souvenirs personnels de M. Xanthakou refont encore surface, comme dans un ultime appel en faveur dune approche qui se centre sur le monde social au sein duquel se cre et se ngocie le sens entre lidiot et sa communaut. Kevin Strohm Anthropologie et socits 17 (1-2), 1993
Rfrences BLUE A., 1992, The Rise of Greek Professional Ethnopsychiatry , in A.D. Gaines (dir.), In Ethnopsychiatry : The Cultural Construction of Professional and Folk Psychiatries, Albany, Suny Press. CORIN E., 1986, Centralit des marges et dynamique des centres , Anthropologie et Socits 10 (2) : 1-21. GOFFMAN E., 1974 [1963], Stigmate : les usages sociaux des handicaps, Paris, ditions de Minuit. HERZFELD M., 1987, Anthropology through the Looking-Glass : Critical Ethnography in the Margins of Europe, Cambridge, Cambridge University Press. LOIZOS P. et E. PAPATAXIARCHIS (dir.), 1991, Contested Identities : Gender and Kinship in Modern Greece, Princeton, Princeton University Press. _______________
Andras ZEMPLNI (sous la dir. de), Causes, origines et agents de la maladie chez les peuples sans criture, Paris, Socit dEthnographie (LEthnographie, 96-97 (2-3), n spc.), 1985, 218 p.
Ainsi que le dit fort bien Andras Zemplni dans sa remarquable introduction ce numro spcial de LEthnographie, la causalit est le plus vieux thme et le plus pais dossier de lanthropologie de la maladie (p. 13). Cest dailleurs pour cette raison quelle a t privilgie lors du premier Colloque national danthropologie mdicale tenu au CNRS en novembre 1983. Les ditions lHarmattan viennent de publier la plupart des
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communications prsentes ce colloque, hormis celles qui font lobjet de ce numro spcial de LEthnographie. Ces dernires forment en effet un sous-ensemble suffisamment cohrent pour quil ait sembl judicieux de les prsenter part. Demble les auteurs se trouvent confronts quelques questions fondamentales. Si banale quelle paraisse dsormais, la constatation que bien des maladies sont enchsses dans un ensemble dvnements malheureux dont elles ne se distinguent ni par leurs causes ni par leurs modes de prise en charge interdit de facto lethnologue daccepter la maladie comme un objet ncessairement pertinent. Les conceptions tiologiques renvoient, au moins en partie, ce fait, et l le mdical sefface presque totalement devant le social. Les mdecins, forms une biomdecine issue des sciences biologiques ou psychologiques centres sur lindividu, nacceptent pas aisment ce champ o leur pratique les immerge sans quils en prennent clairement conscience. On souhaite quils souvrent au message des ethnologues. Les travaux rassembls ici autour de la causalit sont divers. Onze terrains sont prsents par L. Mallart, M. Buckner, P. Roulon, M. Perrin, M. Dupire, C. Friedberg, C. Bougerol, E.T. Magannon, C.-H. Pradelles de Latour, S. Fainzang et R. Devisch. La prpondrance de lAfrique est considrable : sept tudes africaines contre une amrindienne, une sur la Guadeloupe, une sur Bali et une sur les Philippines, ce qui dsquilibre quelque peu limage densemble. Il suffit de lire lintressant article de C. Friedberg sur Bali (socit qui, notons-le, nest pas sans criture , contrairement lintitul du volume) pour percevoir combien la systmatisation des rapports microcosme/macrocosme a, dans ltiologie de la maladie chez les socits dinfluence indienne, une importance que lon retrouve moins dans les analyses de terrains africains. Les synthses thoriques gagneront toujours viter de nembrasser que des terrains apparents. Cela dit, le rassemblement de ces travaux permet une rflexion en profondeur. Aprs avoir donn la place qui lui revient la causalit la plus simple, celle o une connexion directe et une claire succession temporelle
lient deux phnomnes, les auteurs dgagent dautres dimensions. M. Perrin insiste sur les conceptions accordant une rmanence aux forces pathognes, rmanence spatiotemporelle qui dpasse lindividu et lvnement. Le jeu des causes et des phnomnes permet ainsi de voir sentrecroiser les temps, les faits et les inscriptions sociales des individus. Au-del dune analyse marque par des conceptions linaires de ltiologie, on accde, chemin faisant et sous des formes multiples, une tiologie structurale dont R. Devisch dit fort justement quelle est davantage une hermneutique quune dmarche causale (p. 197). Dmarche qui en dcryptant un signe dchiffre un monde : au-del de lapparence, la rponse ne sadresse pas la demande de linstant, mais celle que portent sans lexprimer le vcu du malade et celui de son entourage. Mais la rflexion sur la causalit dbouche aussi sur dautres perspectives. Lorsque se rencontrent et se recouvrent divers systmes mdicaux, les chevauchements se font plusieurs niveaux, que L. Mallart identifie bien en montrant quil y a pluralisme surtout au niveau de la pense (p. 62). Il pose l un problme plus gnral qui, par-del ltiologie, rejoint lensemble des pratiques relatives la sant et au malheur : ne sontelles pas des lieux de permabilit, de vrais sas culturels o soprent des ajustements inconcevables dans dautres secteurs de la vie sociale ? On ne peut dcrire ici toute la richesse de ce numro. Tout au plus regrettera-t-on quelques ingalits entre des articles trs fouills et dautres qui laissent le lecteur sur sa faim, ainsi que certaines ngligences rdactionnelles concernant les bibliographies. Mais ce serait faire preuve de mesquinerie que dy attacher trop dimportance face une contribution si prcieuse non seulement ltude des causes de la maladie mais aussi la connaissance de ces experts que sont devins et gurisseurs. Et lon ne peut que partager leur sujet cette remarque dA. Zemplni : Il est grand temps de raliser [...] que leur art nest pas un ersatz magique , primitif ou irrationnel de la mdecine occidentale, mais bien sa part manquante quelle a d refouler en dissociant tort et raison scientifique le social et le biologique (p. 41).
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PUF,
Dans la ligne de ses importants travaux antrieurs, F. Zimmermann sintresse ici la gnalogie orientale des mdecines douces . Bien que rpondant tout fait au contenu du livre, le titre est trompeur pour quiconque sattendrait une histoire superficielle et factuelle de lorigine et de la diffusion des mdecines douces en Occident. Lauteur se place ailleurs, au cur dune rflexion sur lanthropologie mdicale partir de sa connaissance de mdecines savantes dAsie et de leur devenir. Sa position tranche sans ambigut avec le snobisme dfensif qui oppose anthropologie mdicale et anthropologie de la sant ou de la maladie : nous ne pouvons rcuser totalement le point de vue mdical sous peine de ne plus faire que de lhistoire des religions . Il situe alors clairement les mdecines savantes dAsie dans le champ mdical. Cest dire que leurs praticiens sont disease oriented , cliniciens, nexcluant pas les facteurs naturels, tout en prenant en compte le vcu et la subjectivit du patient. Une approche quilibre est difficile, et lauteur, de faon parfois polmique, en montre les alas dans les travaux de bien des ethnologues, mais aussi dans la prise en compte rductrice de la culture locale par des mdecins : le praticien sensibilis lethnographie locale entreprend de sindigniser, du moins en apparence, pour faire passer son message civilisateur . Mais ce livre va bien plus loin. Son objectif est de rechercher des configurations communes plusieurs mdecines savantes, qui ne sont pas
ncessairement prsentes dans toutes mais qui permettent de dpasser le simple niveau de la description dune ethnoscience particulire . Ainsi, chaque tradition savante est-elle dote dune rhtorique particulire dont les figures sont de porte universelle , et le praticien de ces mdecines apprhende les symptmes et autres donnes de lexprience en fonction dun schma quil a en tte . O se situent alors les mdecines douces, ces mdecines exotiques offertes sur le march ? Elles sont doublement exotiques. En utiliser, ce nest pas seulement prendre le rsum de toute la flore mdicinale des tropiques, cest aussi la philosophie hindoue du vivant, matrialise dans une marchandise . Gnalogie orientale plus vidente encore lorsque le praticien joue le rle dun matre de sagesse . Livre rudit, la pense parfois elliptique, qui mriterait une analyse plus longue que ce que nous pouvons prsenter ici. Livre utile car il va sans concession au fond du problme quil traite. Jean Benoist Amades Fin du texte