Abolitionnisme (prostitution)
L'abolitionnisme, dans le domaine de la prostitution, considère les personnes prostituées comme victimes d'un système qui les exploite ou comme personnes qui le pratiquent volontairement, il refuse toute forme de pénalisation de celles-ci (le commerce du sexe est une affaire privée). Il s'oppose au prohibitionnisme qui promeut également l'abolition de la prostitution. L'abolitionnisme combat le proxénétisme mais aussi combat « les manifestations choquantes de la prostitution » et autres troubles à l'ordre public que les prostitués peuvent engendrer, ceci par la réglementation.
Une variante contemporaine de l'abolitionnisme est nommée néo-abolitionnisme, mais est, de fait, plus proche du prohibitionnisme[1]. Elle considère que la responsabilité des conséquences de la prostitution incombe aux acheteurs de services sexuels et propose, en plus de celle du proxénétisme, la pénalisation des clients (appelés par certains membres de ce courant « prostitueurs »[2],[3]).
Principes de l'abolitionnisme
modifierÀ l'origine du mouvement abolitionniste, il s'agissait de s'opposer à la réglementation de la prostitution qui imposait des contrôles médicaux et policiers aux personnes prostituées[4].
La réglementation de la prostitution, de fait, revient à instituer la prostitution et à officialiser le proxénétisme. Comme le mouvement abolitionniste a identifié que les violences les plus insupportables qui accompagnent la prostitution, comme la traite, la prostitution forcée, la prostitution infantile, sont liées à l'impunité du proxénétisme, l'objectif a été l'interdiction de toute forme « d'exploitation de la prostitution d'autrui[5] ».
À la suite du constat des limites en pratique de l'abolitionnisme par la seule interdiction du proxénétisme, et contrairement à un mouvement en faveur d'un retour du réglementarisme, certains mouvements féministes des années 1990 vont revendiquer la pénalisation des clients de la prostitution, considérant que pour faire réellement disparaître la prostitution, il faut faire disparaître le comportement d'achat d'un rapport sexuel. Cette dernière forme d'abolitionnisme est parfois appelée néo-abolitionnisme.
Histoire de l'abolitionnisme
modifierAvant Josephine Butler
modifierIl serait anachronique de parler d'abolitionnisme avant l'engagement de Josephine Butler en 1870. Cependant il est possible d'identifier, dans l'histoire des sociétés, des courants de pensée ou des personnages dont l'attitude vis-à-vis de la prostitution constituait une forme d'abolitionnisme avant l'heure : condamnation de la prostitution comme système contraire à la dignité humaine, refus de pénaliser les personnes prostituées et lutte contre le proxénétisme et/ou le clientélisme.
Le prophète Osée au VIIIe siècle av. J.-C. dénonce la prostitution qui se développe dans les deux royaumes hébreux. Il associe la prostitution à de l'idolâtrie, donnant une dimension théologique à sa dénonciation. Pour autant, il épouse une personne prostituée, Gomer. Il ne l'accuse pas elle, mais les clients, les prêtres et les dirigeants, de sa prostitution.
Augustin d'Hippone, au Ve siècle interdit à ses diocésains d'assister à des jeux où il est de notoriété publique que des trafics de prostitution ont lieu. Dans le même sermon, il rappelle les paroles de Jésus déclarant que les « prostituées précéderont [les prêtres et les anciens du temple] au Royaume des cieux » (Mt 21,31)[6].
De 1542 à 1548 Ignace de Loyola fonde la Maison Sainte Marthe à Rome. La prostitution florissante dans la Rome du XVIe siècle lui est un scandale. Ses détracteurs lui reprocheront de vouloir « débarrasser » Rome de la prostitution[7]. Pour ce faire, il ouvre une maison où, pour entrer, les personnes prostituées doivent indiquer leur situation, notamment si elles sont mariées ou célibataires. Après une retraite prêchée par Ignace, elles peuvent choisir de retourner auprès de leur mari, se marier ou devenir religieuses. Ignace ira recruter les candidates parmi les courtisanes des rues de Rome. Face à l'hostilité de la société de l'époque et à l'indifférence de la récente Compagnie de Jésus, la mission de réinsertion de la Casa Santa Marta a été abandonnée rapidement après qu'Ignace se soit déchargé de ses responsabilités dans cette fondation.
La Commune de 1871 ferme les maisons closes dans plusieurs arrondissements de Paris, tant et si bien que de nombreuses personnes prostituées font cause commune avec les révolutionnaires[8],[9].
Fondation de l'abolitionnisme : Josephine Butler
modifierLe mouvement abolitionniste à proprement parler est né de la réaction à l'alignement du Royaume-Uni sur la réglementation hygiéniste de la prostitution à la française, par les « Contagious Diseases Acts », dans les années 1860[10]. En 1869, sous l'impulsion de Josephine Butler, un mouvement de femmes d'inspiration chrétienne, qui condamne la réglementation, s'organise : le Ladies National Association for the Repeal of the Contagious Diseases Acts[11].
Le mouvement abolitionniste s'internationalise rapidement dans différents pays d'Europe puis en Amérique, avec des campagnes contre la « traite des Blanches », c'est-à-dire le trafic de femmes à fin de prostitution.
La fédération abolitionniste internationale est fondée par Josephine Butler à Genève en 1875.
Ces actions internationales se concrétisent avec la rédaction de la Convention internationale relative à la répression de la traite des blanches, à Paris le [12]. Celle-ci est approuvée par la France le [13].
Fermetures des maisons closes et convention de l'ONU de 1949
modifierEn France la loi du dite loi Marthe Richard impose la fermeture des maisons closes. Après plusieurs tentatives, l'immédiat après-guerre est favorable à la fermeture, les maisons closes ayant bénéficié de la protection du régime de Vichy pour continuer d'exercer et pouvoir accueillir l'armée d'occupation[réf. nécessaire].
Le néo-abolitionnisme pour la pénalisation des clients de la prostitution
modifierApparu au début des années 2000, ce courant vise la pénalisation des clients, considérés comme néfastes pour les prostitués, un peu comme les proxénètes. Mais cela revient, dans les faits, à contraindre la pratique de la prostitution à la clandestinité, ce courant est plus proche du prohibitionnisme[1] qui cherche à abolir la prostitution en pénalisant les clients, les proxénètes et les prostitués.
La journaliste Mona Chollet critique l'action de groupes militants regroupant des prostituées comme le STRASS, notant qu'ils sont souvent le fait d'hommes alors que la très grande majorité des prostituées sont des femmes, et réfute leur discours de liberté économique : « prôner une liberté à disposer de son corps recouvre d'une aura libertaire une des formes les plus brutales de la domination masculine et économique ». Elle s'en prend aussi à l'argument qui voudrait que les prostituées sont utiles (donc utilisées) à la société afin que les hommes laids ou seuls puissent assouvir leurs besoins ; elle cite pour cela une enquête menée par le sociologue Saïd Bouamama et la militante abolitionniste Claudine Legardinier qui montre que seul un tiers des clients sont célibataires. Enfin, elle cite les exemples de l'Allemagne et les Pays-Bas, où la prostitution n'est pas réprimée, et qui pourtant continue à être surtout féminine, avec des réseaux de proxénètes et de trafiquants, sans que la sécurité des prostituées ait été améliorée[14]. Toutefois, en 2021, dans Réinventer l'amour, elle affirme « regrette[r] amèrement d'avoir pris position, il y a quelques années, pour la pénalisation des clients de la prostitution, en croyant aux promesses qui étaient alors faites de garantir la sécurité physique et matérielle des personnes prostituées »[15].
Pays abolitionnistes
modifierLes pays abolitionnistes sont les pays qui ne règlementent ni ne répriment l'exercice de la prostitution. Le proxénétisme y est interdit.
Pays signataires de la Convention de 1949
modifierPays qui ont été abolitionnistes
modifier- En Suisse, les maisons closes ont été fermées petit à petit dans les différentes villes à la fin du XIXe siècle (1886 à Lugano, 1897 à Zurich, 1899 à Lausanne et dans tout le pays entre les deux guerres), sous la pression du mouvement abolitionniste. Cependant la Suisse redevient réglementariste de fait, avec la dépénalisation de certaines formes de proxénétisme en 1992 (art. 195 du code pénal)[16].
Pays « néo-abolitionnistes »
modifierLes pays néo-abolitionnistes sont les pays qui pénalisent les clients des personnes prostituées, sans poursuivre ces dernières. Dans de nombreux cas, des mesures d'accompagnement à des alternatives à la prostitution sont prévues. Dans le monde, après la Suède en 1999), Islande ou encore la France ont adopté un arsenal législatif pénalisant les clients des prostitués.
En Finlande, la loi prévoit depuis 2006 une peine de six mois de prison pour les clients des prostituées « victimes du proxénétisme ou du trafic d'êtres humains ». Le mouvement abolitionniste critique cette mesure comme inapplicable dans les faits[17].
Des rapports mentionnent des bilans contrastés concernant l'abolition de la prostitution en Norvège, la précarisation des prostituées n'ayant pas diminué[18].
En France, l'Assemblée nationale a adopté le une proposition de résolution qui réaffirme la position abolitionniste de la France, en reconnaissant que les personnes prostituées sont dans leur grande majorité victimes d’exploitation sexuelle, et en mettant en avant la responsabilité des clients[19]. Une autre proposition de loi visant à pénaliser les clients de la prostitution a été déposée en 2011 et a fait fortement débat, elle n'a pas été votée à cause de surcharge du calendrier parlementaire. Finalement en 2016 une loi a été adoptée, permettant l'exercice de la prostitution et le racolage, mais pénalisant l'achat de services sexuels[20],[21]. Ayant fait l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité, cette loi a été déclarée conforme à la Constitution française par le Conseil constitutionnel le [22]. La France défend depuis une position abolitionniste auprès de ses partenaires et promeut le modèle abolitionniste par sa diplomatie[23].
Figures de l'abolitionnisme
modifier- Josephine Butler (1828-1906), réformatrice sociale féministe britannique. Elle est considérée comme la mère de l'abolitionnisme avec la fondation de la Fédération abolitionniste internationale (FAI).
- Linda Gustava Heymann (1868-1943), enseignante et journaliste, une des cheffes de file du féminisme allemand au début du XXe siècle. Dans un effort pour « aider les femmes à se libérer de la domination masculine », elle a cofondé le mouvement pour l'abolition de la prostitution en Allemagne.
- Alexandra Kollontai (1872-1952), femme politique communiste russe et membre du premier gouvernement bolchevik après la Révolution d'Octobre, gouvernement qui mit fin aux réglementations de la prostitution du régime tsariste. Elle appelle à la disparition de la prostitution comme du mariage, qu'elle met sur le même plan d'un point de vue moral et dont elle affirme que les deux se nourrissent de l'inégale répartition des ressources entre hommes et femmes dans un système bourgeois patriarcal.
« Pour nous, dans la république ouvrière, il n'est pas important qu'une femme se vende à un homme ou à plusieurs, qu'elle soit catégorisée comme une prostituée professionnelle vendant ses faveurs à une succession de clients ou comme une femme se vendant à son mari[24]. »
- Janice Raymond (1943-), philosophe féministe américaine, professeure émérite en bioéthique et en études des femmes, un temps co-directrice exécutive de la Coalition Against Trafficking in Women (Coalition contre le trafic des femmes, CATW).
- Andrea Dworkin (1946-2006), autrice, oratrice, théoricienne et militante féministe radicale américaine. Survivante de la prostitution après avoir fui la violence conjugale de son mari, elle signe ensuite notamment Woman Hating (1974) et Pornographie (1979) et s'allie avec Catharine MacKinnnon pour combattre la prostitution et la pornographie comme des violences sexuelles majeures[25].
- Catharine MacKinnon (1946-), avocate, juriste, enseignante et militante féministe radicale américaine. Autrice de Traite, prostitution, inégalité (M. Éditeur, 2014), elle est à l'origine de la définition légale du harcèlement sexuel aux États-Unis et a joué un rôle de premier plan dans la reconnaissance du viol comme crime de guerre en droit international public.
Organisations abolitionnistes
modifierBeaucoup d'organisations ont pris position en faveur de l'abolitionnisme, sous une forme ou une autre, notamment afin d'être en cohérence avec leurs principes fondateurs (féminisme, humanisme…).
Les organisations mentionnées ici ont comme objectif constitutif l'abolitionnisme.
Organisations internationales
modifierFrance
modifier- Union contre le trafic des êtres humains (UCTEH)
- Mouvement du Nid
- Amicale du Nid
- Parti communiste français
- Mouvement jeunes communistes de France
- Le Cri
- Fondation Jean-et-Jeanne-Scelles (ou Fondation Scelles)
- Zéromacho
- Abolition 2012
Québec
modifierNotes et références
modifier- Camille Cousin, La brûlure, le corps des femmes, Paris, , 254 p. (ISBN 2-213-62290-6), p. 202
- Tribunal populaire organisé par la CLES à Montréal, le
- Article « Clients-prostitueurs : un gagne-pain à protéger ? », Prostitution et Société,
- Article « Dossier prostitution : Trois grandes tendances », Alternative libertaire. , no 197
- Préambule de la convention de l'ONU « pour la répression de la traite des êtres humains et l'exploitation de la prostitution d'autrui »
- Sermon à Bulla Regia, cité par Charles Chauvin in les chrétiens et la prostitution, Cerf, Paris, 1953. p. 59 « Prostitution intolérable, chez Augustin, évêque d'Hippone » Pour rappel, il est souvent attribué à Augustin la responsabilité de la tolérance des chrétiens vis-à-vis de la prostitution. Or ses citations comparant les prostituées à un cloaque, dégoutant mais nécessaire, sont tirés d’œuvre de jeunesse, avant sa conversion au christianisme. Ces citations ont cependant été utilisées par les thomistes pour justifier le réglementarisme dans l’Europe chrétienne
- « Ignace de Loyola et les personnes prostituées – La Casa Santa Marta » ; Charles Chauvin, Prostitution et Société, 1991
- « La prostitution à Paris pendant la commune. La politique ambigüe du gouvernement révolutionnaire », par Claudine Legardinier, Prostitution et Société numéro 119, (« Louise Michel, la Commune de Paris et la prostitution »)
- « Les femmes et la Commune », sur L'Humanité, (consulté le )
- (en) « Aux sources de l’abolitionnisme - Mouvement du Nid », sur Prostitution et Société (consulté le ).
- Frédéric Regard, Josephine Butler : récit d'une croisade féministe, Paris, Éditions de Paris/Max Chaleil,
- Convention internationale relative à la répression de la traite des blanches
- « Dates clefs de la prostitution en France » sur le site du Mouvement du Nid
- Mona Chollet, « Vendre son corps, une étrange liberté », article paru initialement en sous le titre « Surprenante convergence sur la prostitution », Manière de voir no 150, -, p. 42-44.
- Mona Chollet, Réinventer l'amour, Paris, La Découverte, , 276 p. (ISBN 9782355221743), p. 235, note 40
- « Prostitution » dans le Dictionnaire historique de la Suisse en ligne.
- Prostitution et Société no 162, p. 16
- Le Monde Un rapport critique la loi sur la pénalisation de la prostitution en Norvège
- Assemblée nationale - PROPOSITION DE RÉSOLUTION réaffirmant la position abolitionniste de la France en matière de prostitution
- « Prostitution : le Parlement adopte définitivement la pénalisation des clients », Le Monde, (lire en ligne)
- Prostitution : la pénalisation des clients définitivement votée au Parlement sur lefigaro.fr, le
- Solène Cordier, « Prostitution : la pénalisation des clients jugée conforme par le Conseil constitutionnel », sur lemonde.fr, (consulté le ).
- SECRÉTARIAT D’ÉTAT CHARGÉ DE L’ÉGALITÉ ENTRE LES FEMMES ET LES HOMMES ET DE LA LUTTE CONTRE LES DISCRIMINATIONS, 2e plan d’action national contre la traite des êtres humains 2019-2021, Mesure 42
- « To us in the workers’ republic it is not important whether a woman sells herself to one man or to many, whether she is classed as a professional prostitute selling her favours to a succession of clients or as a wife selling herself to her husband. », dans Prostitution and ways of fighting it, discours à la IIIe conférence Panrusse de chefs de Département Régionaux des Femmes, 1921.
- (en) Andrea Dworkin, « Pornography and the New Puritans: Letters From Andrea Dworkin and Others », sur The New York Times, (consulté le )
Voir aussi
modifierArticles connexes
modifierLiens externes
modifier
- Notice dans un dictionnaire ou une encyclopédie généraliste :
- Article Abolitionnisme (prostitution) dans le Dictionnaire historique de la Suisse en ligne.
- « Dossier prostitution : Trois grandes tendances », Alternative libertaire, no 197,