Ars magna
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Aperçu du livre
Ars magna - O. V. de L. Milosz
AVERTISSEMENT
L’« Épître à Storge », la première partie d’Ars Magna, a été composée en 1916 et publiée en janvier 1917 dans la Revue de Hollande.
L’auteur ne connaissait à cette époque ni les théories de M. A. Einstein, ni même le nom du grand mathématicien. Cependant, par une coïncidence assez troublante pour mériter l’attention des hommes de science, l’Épître, fruit de méditations essentiellement métaphysiques sur le mouvement, renferme toutes les conclusions d’ordre général tirées de la théorie einsteinienne par ses commentateurs, l’espace, identifié avec la matière, y étant représenté comme un solide, le temps comme une quatrième dimension, et l’Univers comme un corps illimité mais fini, dont les éléments ne se laissent situer que dans la relation qui les lie les uns aux autres.
Dans les quatre poèmes suivants, « Memoria », « Nombres », « Turba Magna » et « Lumen », l’auteur développe sa thèse du point de vue de la biologie et de la mystique, en la rattachant aux doctrines hermétiques ainsi qu’à la philosophie pythagoricienne.
I
ÉPITRE A STORGE
Certain jour d’été de l’année mil neuf cent seize, comme j’étais étendu, à quelque distance de vous, Storge Androgyne, sur le rivage éblouissant d’une mer moins vaste, moins perfide et moins multiforme que ma douleur, soudain, et tout au fond de moi, j’entendis votre voix qui m’interrogeait : mais qu’est-ce donc, enfin, que tout cela ? mais que nous veut donc tout ceci ? — Alors je tombai dans une méditation profonde, et des vérités me furent révélées, et le sens intérieur de mainte vision ancienne s’offrit sans voile à l’omniscience de mon amour.
Du premier au dernier mouvement de notre vie physique et mentale, Storge, toute chose de ce monde naturel où nous sommes pour quelques jours se laisse ramener à une nécessité unique de situer. Nous n’apportons, à la vérité, ni l’espace ni le temps dans la nature, mais bien le mouvement de notre corps et la connaissance, ou, plus exactement, la constatation et l’amour de ce mouvement, constatation et amour que nous appelons Pensée et qui sont l’origine de la science première et fondamentale de situer toutes choses, en commençant par nous-mêmes. L’espace et le temps semblent avoir été préparés de longue main pour nous recevoir ; cependant, toutes nos inquiétudes nous viennent du besoin de situer cet espace même et ce temps ; et l’opération mentale par laquelle, faute d’un autre lieu ou contenant imaginable, nous leur assignons une place en eux-mêmes, en les multipliant et divisant à l’infini, n’ôte rien de ces terribles angoisses, — de ces angoisses d’amour, Storge, — qui nous poursuivent jusqu’aux confins de la Vallée de l’Ombre de la Mort.
Le sentiment obscur qui accompagne notre première apparition épeurée dans la nature ne peut que ressembler à celui qui se saisit parfois si brutalement de nos réveils en sursaut après les torpeurs d’après-midi profondes et sans rêves, au fort de l’été. L’oubli du temps et du lieu nous jette alors dans une épouvante et une tristesse sans nom, et c’est moins dans l’engourdissement des organes que dans ce besoin, le premier et le plus tyrannique de tous, de tout situer dans un espace et dans un temps, qu’il faut rechercher les causes profondes de cette indéfinissable oppression.
On pourrait dire de la contrainte où nous sommes de situer toutes choses (et jusqu’à l’espace et au temps dans lesquels nous situons) qu’elle est la première dans l’ordre des manifestations mentales de notre vie. Il n’est, à coup sûr, ni pensée ni sentiment qui ne dérive de cette activité essentielle de l’être. Les premiers mouvements de notre esprit dans la reconnaissance du monde environnant lui sont aveuglément soumis. Plus tard, nous la retrouvons sous les mêmes traits de dominatrice dans la géométrie et les sciences naturelles ; son règne embrasse jusqu’aux abstractions extrêmes de la philosophie, de la religion, de la morale et de l’art ; le bien, le mal, l’amour, les conflits du vrai et du faux, la réceptivité de la Révélation, l’oubli, l’état d’innocence, l’inspiration, — toute notre progéniture spirituelle nous réclame son héritage de terres merveilleuses, et l’obtient ; et c’est encore la