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L'appel du désert: L’anachorèse monastique au cours des temps
L'appel du désert: L’anachorèse monastique au cours des temps
L'appel du désert: L’anachorèse monastique au cours des temps
Livre électronique245 pages3 heures

L'appel du désert: L’anachorèse monastique au cours des temps

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À propos de ce livre électronique

Après avoir rappelé les diverses formes de « retrait du monde » (anachorèse) pour des motifs philosophiques, scientifiques, artistiques et religieux, l’auteur montre ce qu’il y a d’essentiel dans cette quête d’un « ailleurs », où l’être humain est en fait en quête de soi-même. Ce que les anciens moines appelaient « l’exercice de la mort », apparaît alors comme la progressive découverte de cette dimension fondamentale de toute vie humaine : la communion.
Paradoxalement, dans sa quête solitaire, s’il descend dans les profondeurs de son être, le moine y rejoint ses frères et sœurs. Ces bases posées, tirées de la tradition monastique ancienne, l’auteur nous entraîne dans l’histoire de ce charisme si singulier telle qu’elle s’est inscrite au cours des temps et des évolutions sociales, philosophiques et donc spirituelles, jusqu’à nos jours. Autant d’incarnations d’une seule aspiration qui a amené ces hommes et ces femmes, épris d’absolu, à une solitude devenue communion dans le Christ.

À PROPOS DE L'AUTEUR

Né à Nancy, Maître ès Lettres, frère Christophe Vuillaume osb, Profès de l’Abbaye de la Pierre-qui-Vire en 1979, Maître en théologie (ICP) et prêtre, a été Procureur Général de la Congrégation de Subiaco de 2004 à 2007. Actuellement au Monastère bénédictin de Mahitsy (Madagascar), il est Cellérier et professeur de théologie spirituelle. L’auteur a rédigé deux volumes de la collection "Sources Chrétiennes", de nombreux articles et traductions. Il est l’auteur de la correspondance inédite, traduite du latin, en 4 volumes de la "correspondance de Pierre le Vénérable", paru chez le même éditeur.
LangueFrançais
Date de sortie10 juil. 2024
ISBN9782385222451
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    Aperçu du livre

    L'appel du désert - Christophe Vuillaume

    Du même auteur

    DU MÊME TRADUCTEUR

    Aux Éditions du Cerf

    Collection Sources chrétiennes

    1. Grégoire le Grand (Pierre de Cava), Commentaire du Premier Livre des Rois (tome 2), traduit du latin, 1993, 341 p., S.C. 391.

    2. Bède le Vénérable, Le Tabernacle, traduit du latin, 2003, 507 p., S.C. 475.

    Aux Éditions de Bellefontaine

    3. Frère Michaele Davide Semeraro, Trois figures féminines dans la vie de saint Benoît, traduit de l’italien, Collection Vie Monastique, n° 49, 2014, 150 p.

    Aux Éditions Saint-Léger

    Collection Chemins de Saint Benoît

    4. Pierre le Vénérable, Correspondance intégrale, 4 tomes, 2019-2020.

    5. L’ordre de Grandmont, textes fondateurs, 2020.

    Collection ARSIS

    6. Saint Pierre Damien, L’héritage monastique, 3 tomes, 2020-2021.

    7. Saint Grégoire le Grand, Leçons morales tirées du livre de Job (livres I-III), tome I, 2021 ; tome II (livres IV-VI), 2023 ; tome III (livres VII-X), 2023 ; la suite à paraître jusqu’en 2025.

    Collection Manne des Pères (en français fondamental)

    8. Tertullien, La prière chrétienne, traduit du latin, 2021.

    9. Jean Cassien, Conférences sur la prière, traduit du latin, 2021.

    10. Jean Cassien, Viens, suis-moi, la voie monastique, Institutions monastiques, Livre IV, traduit du latin, 2023.

    11. Saint Grégoire le Grand, Leçons Morales tirées du Livre de Job (extraits), 2022.

    Pro manuscripto (disponibles en fichier numérique

    auprès du traducteur, exclusivement à l’usage privé) :

    12. Michael Casey, La lectio divina (Sacred Reading), traduit de l’anglais, Liguori (USA), 1996, 122 p.

    13. Angelo Montonati, Si riche, si pauvre. Françoise Romaine, un signe des temps (Cosi ricca, cosi povera. Francesca Romana, un segno dei tempi), Rome, 1983, traduit de l’italien, 35 p.

    14. Esther De Waal, Vivre au milieu des contradictions, Réflexions sur la Règle de St Benoît (Living with Contradiction), San Francisco, 1989, traduit de l’anglais, 60 p.

    15. Esther De Waal, Plongé dans l’émerveillement. Redécouvrir l’art spirituel de l’attention (Lost in Wonder), Collegeville, 1983, traduit de l’anglais, 43 p.

    16. Frère Michael Davide Semeraro, Le père retrouvé, Notre Père entre ciel et terre, Rome, 2020, traduit de l’italien, 83 p.

    17. Frère Michael Davide Semeraro, Charles de Foucauld, Explorateur et prophète de la fraternité universelle, Rome, 2017, traduit de l’italien, 73 p.

    18. Wil Derkse, La Règle de Saint Benoît pour débutants, une spiritualité pour la vie quotidienne (The Rule of Benedict for Beginners), Collegeville, 2003, traduit de l’anglais, 56 p.

    Citation

    « Et, malgré tout, l’homme ne cesse de marcher, car la réalité fait renaître en son cœur la soif qui le dévore. »¹


    ¹ Jean BRUN, Les vagabonds de l’Occident, Paris, 1976, p. 32.

    Présentation

    Le sujet que nous abordons ici nous concerne directement pour deux raisons connexes. D’abord parce que, par notre vocation baptismale de fils et filles de Dieu, nous sommes appelés, nous sommes faits pour vivre en communion avec Dieu, avec nous-mêmes, avec les autres et même avec le cosmos. Ensuite, parce que les sciences humaines nous ont mieux fait saisir ce que toute la Révélation biblique affirmait déjà : l’homme ne devient lui-même qu’à l’intérieur d’une relation, en « société ». Ou, pour reprendre les termes d’Urs Von Balthasar, parce que nous sommes d’emblée pensés comme « faisant partie d’un dialogue »², d’un vis-à-vis avec Dieu vers lequel nous pousse, consciemment ou non, un insatiable désir de dépassement et de plénitude.

    Mais en même temps, ce Dieu de communion a voulu susciter dans la communauté des croyants ceux que Paul VI appelait « des hommes et des femmes singuliers qui, sortant en quelque sorte du monde profane, se sont réfugiés dans la solitude, non seulement extérieure, mais intérieure, dans le recueillement. Des hommes et des femmes de silence et de prière qui, pour ne plaire qu’à Dieu seul, ont décidé de vivre avec soi-même, sous le regard de l’Éternel »³. Depuis dix-sept siècles environ, des hommes et des femmes de toute race, langue, culture et nation, habituellement encore jeunes, ont épousé cette forme de vie en acceptant de transformer radicalement leur façon d’être au monde, à la société, c’est-à-dire de vivre autrement leur vocation à la communion.

    Cette « distance » librement consentie, et même choisie comme facteur constitutif de notre vocation, est sans aucun doute ce qui interroge le plus hôtes et touristes qui passent au monastère. Et il est bon qu’il en soit ainsi, car c’est là le premier service que nous rendons à nos contemporains à travers ce témoignage : on peut donc être dans le monde sans être « du monde », comme le demande l’Évangile. De fait, comment expliquer qu’un jeune homme, une jeune fille qui, jusqu’alors, a habité son monde sans restriction, de façon extensive et intensive, non seulement par ses déplacements à longue distance devenus courants, mais encore et surtout par des relations largement ouvertes à tous horizons par les nouveaux moyens de communication, renonce à cette façon d’être et de vivre ? Comment comprendre qu’un homme ou une femme qui s’est voulu « en prise » avec la société, avec sa génération, « branché » comme on dit, ouvert et conscient de faire partie du grand village qu’est devenue l’humanité, consente et même choisisse de restreindre son champ de relations humaines en limitant son espace vital à quelques centaines de mètres carrés (ou moins !), et de soumettre à une règle commune restrictive ses modes de communication ? En passant la porte du monastère, il sait qu’il aura à modifier profondément et définitivement son être au monde, sans pour autant léser ni le corps de l’humanité dont il est un membre, ni sa propre humanité en voie d’accomplissement. Aurait-il donc renoncé à la visée de communion totale, universelle et éternelle qui constitue l’eschatologie chrétienne ? Ou, au contraire, prend-il les moyens radicaux de s’y préparer et d’y inviter ses contemporains ? Déjà St Eucher de Lyon nous répondait dans sa lettre à Hilaire de Lérins (vers 427) : « Mais qu’est en vous l’amour de la solitude, si on ne l’appelle l’amour de Dieu ? »

    Telle est la gageure que les moines prétendent tenir, en effet, mais telle est aussi la voie d’accomplissement humain et spirituel dont nous devons acquérir une claire intelligence. Non seulement pour rendre compte de notre espérance, comme St Pierre nous y engage⁵, mais d’abord et surtout pour en vivre pleinement nous-mêmes et mettre ainsi en œuvre, avec justesse et fécondité, la pratique de l’anachorèse⁶ que nous a léguée la tradition monastique.

    Dans l’étude qui s’ouvre ici nous voudrions non pas tant nous étendre sur les motivations théoriques ou les doctrines qui ont soutenu cette option fondamentale de vie qu’est l’anachorèse, mais nous arrêter plutôt à sa mise en œuvre effective et à ce qu’elle traduit sur le plan spirituel. En un sens tenter une « phénoménologie de l’anachorèse ».

    Il s’agira essentiellement de l’anachorèse telle qu’elle a été vécue dans les communautés cénobitiques. Bien entendu, l’histoire nous fera d’abord rencontrer ermites et semi-anachorètes dont nous reparlerons occasionnellement dans notre parcours. Après une introduction pour préciser les termes, cerner les tenants et aboutissants humains et religieux de ce phénomène historique autant que spirituel, nous tâcherons d’examiner comment les générations qui nous ont précédés ont vécu leur anachorèse, toujours relative, évidemment. Regard porté d’abord sur la période fondatrice : comment les premiers anachorètes et cénobites chrétiens ont-ils pensé et vécu leur « retrait du monde » ? Un deuxième chapitre sera consacré à la considérable mutation qui s’effectue à ce qu’il est convenu d’appeler le premier et le second « Moyen Âge », période cruciale pour le monachisme. Viendra la période plus difficile des xiiie-xvie siècles, temps de crise mais aussi de sursauts et de réformes parfois durables. Le chapitre quatre s’arrêtera à la période finale de l’Ancien Régime, qui est aussi celle d’un considérable changement de mentalité. Puis nous assisterons à la restauration monastique du xixe siècle, radicale, parfois, ou plus nuancée dans sa relation au monde. Pour terminer sur la période encore toute proche du xxe siècle, si profondément marquée par l’ecclésiologie de Concile Vatican II et ses incidences sur les modalités de notre anachorèse. Nous tenterons de relever quelques touches ou orientations dont nous sommes les acteurs en ce xxie siècle ébauché. Enfin, une brève synthèse tentera de dégager les grands traits et les enseignements de notre parcours.


    ² La Prière contemplative, Paris, 1960, p. 20 et Retour au centre, Paris, 1971, p. 125 sv.

    ³ PAUL VI, Discours au Mt Cassin, DC 1480, 16/10/1966, col. 1745-50, citant GRÉGOIRE LE GRAND, Dialogues, II, 1.

    ⁴ EUCHER DE LYON, Éloge de la solitude, dans Le mépris du monde, Paris, 1950, p. 68.

    ⁵ 1 P 3, 15.

    ⁶ Du grec anachôrêsis : retrait, éloignement, séparation, recherche d’un autre lieu.

    Introduction

    1. Les formes religieuses non-chrétiennes d’anachorèse

    L’anachorèse n’est en rien un phénomène spécifiquement chrétien. Elle est bien au contraire constatée dans de nombreuses religions et dans des cultures très diverses. Arrêtons-nous d’abord à sa définition. Dans son acception première, le terme désigne une attitude de sauvegarde et signifie : « sortir, se retirer, s’en aller », voire « fuir », qu’il s’agisse des affaires dont on se retire ou de battre en retraite, en contexte militaire. C’est donc une forme de tactique pour échapper à un danger⁷. Il semble qu’elle soit relativement fréquente à une époque où guerres et enrôlement forcé dans l’armée ennemie sont monnaie courante. Mais elle peut avoir pour motif moins avouable la fuite fiscale (déjà !), le refus de payer un impôt foncier, par exemple. On se retire alors dans un endroit désert, on « prend le maquis » pour un temps dans une forêt, un massif montagneux, voire dans un temple, lieu sacré et en principe inviolable, ou encore, on se perd dans les quartiers populeux d’Alexandrie. On le voit, dans un premier temps, il s’agit le plus souvent de se retirer temporairement de la société pour échapper à ses contraintes et à ses pratiques⁸.

    Mais le terme peut avoir le sens plus psychologique de « retourner d’où l’on vient, revenir sur sa décision », en particulier lorsqu’on quitte les affaires publiques pour retrouver la vie privée, c’est une conversion ou une reconversion⁹. D’où l’acception philosophique et même morale d’abandon, de détachement, donc de renoncement à une pratique, à une doctrine mauvaise ou imparfaite, mais aussi à des réalités bonnes en soi (mariage, héritage, etc.), auxquelles on renonce volontairement, au nom d’un idéal jugé plus élevé. Si bien que le terme anachorète en vient à désigner ceux qui vivent séparés, éloignés, donc cachés.

    Retenons le mouvement, donc la décision, qu’implique le terme d’anachorèse : quitter un lieu, un milieu, une façon de vivre, en vue de rester libre ou de le devenir. Ce qui suppose la prise en compte de deux données. D’abord une certaine représentation de ce qu’est le monde, le type de société dans lesquels on est entré sans toujours les avoir choisis. Ensuite, la conception qu’existe un ailleurs, un autre espace où sera possible une manière différente d’exister, seul ou en une société, et cette fois librement choisie. Notons qu’il ne s’agit pas nécessairement d’un changement effectif de lieu. Cet « espace » peut-être seulement culturel, social, et la séparation se traduire en termes spirituels, intellectuels voire moraux. Cependant, elle se marquera d’une façon ou d’une autre dans le concret de l’existence : habitation en solitaire ou en ghetto, vêtement, coiffure, nourriture, rites et langages propres¹⁰.

    2. Formes et motivations profanes

    de retrait du monde

    Nous ne retiendrons ici que les types de « sortie du monde » consentie ou volontaire. Elle est le plus souvent temporaire et relative. Un premier groupe rassemble ceux que la société considère volontiers comme des marginaux. Contestataires habités si fortement par un idéal philosophique, moral ou politique qu’ils ne peuvent l’exprimer qu’en se retranchant de la société ambiante. On peut penser ici à certains intellectuels ou hommes d’affaires habités de romantisme agraire, qui retournaient à la terre dans les années 1970, précurseurs des écologistes d’aujourd’hui. On peut leur associer les routards (bien connus dans nos monastères) et autres « sans domicile fixe »¹¹ qui sont en un sens des pèlerins d’un ailleurs. S’ils sont « asociaux » sous cet angle, tous ces chercheurs sont souvent loin d’être misanthropes et veulent au contraire promouvoir une nouvelle façon de vivre ensemble. Leur marginalisation, parfois leur fuite, est motivée par un mouvement de refus, voire de peur ou de malaise devant la société dans son état actuel. Ils sont en recherche d’un ailleurs ou d’un autrement. Mais ils peuvent aussi se cantonner à un « no man’s land » qui est une forme de négation, voire de nihilisme et même de désespoir. Quoi qu’il en soit, leur attitude témoigne d’une insatisfaction foncière vis-à-vis de ce que leur propose la société actuelle et atteste par conséquent d’un besoin ou un désir de l’ailleurs, sinon de l’autrement.

    Un second groupe est certainement plus pertinent pour notre recherche, car sa « sortie du monde » est motivée non d’abord par un refus, mais par la nécessité de s’isoler pour atteindre un objectif transcendant à ce monde. Ici, on peut associer les penseurs (sages et philosophes) aux chercheurs scientifiques, mais aussi aux artistes qui, tous, constituent une certaine élite. Ils cherchent à s’isoler pour un temps de la société, de ses affaires et préoccupations courantes pour atteindre les fondamentaux que sont le Vrai, le Beau, le Pur, sinon l’Etre-même, mais en vue d’en transmettre quelques aperçus à leurs contemporains. Toute forme de contemplation suppose en effet une mise à distance, un recul nécessaire pour que prenne place le « spectacle », la méditation, l’intériorisation, la pénétration. Il s’agit alors de se dégager de contingences jugées incompatibles avec la recherche et la connaissance de valeurs intellectuelles, spirituelles ou morales supérieures, désirables pour soi et pour autrui, jusqu’à ce qu’on ait atteint avec elles une certaine intimité. Cette forme de séparation relative recouvre souvent une fonction sociale, même indirecte, c’est pourquoi elle est au moins tolérée, sinon protégée et même encadrée par la société. C’est une marginalisation temporaire, donc une forme de distance volontaire par rapport à la société, mais elle est finalement utile au progrès de l’humanité. Tout un chacun peut d’ailleurs l’expérimenter à petite échelle. Qu’est-ce, en effet, qu’une « retraite » ou même une récollection faite dans un monastère, sinon une façon de s’abstraire pour un temps de la vie courante, en vue de savoir où l’on en est, qui l’on est et de reprendre le cap désiré jusqu’à la prochaine mise au point ? Et même un week-end à la campagne, un temps de vacances, une longue marche, pour ne rien dire d’une année sabbatique sont, à leur échelle, des formes de « retrait du monde ».

    Or, on s’aperçoit que plus la société prétend satisfaire, et satisfaire immédiatement et presque entièrement, nos besoins et même nos désirs fonciers, plus ces « retraits » s’avèrent nombreux, fréquents et, somme toute, nécessaires. Ce qui signifie que l’objet du désir foncier de l’homme est transcendant à ce monde.

    En fin de compte, toutes ces formes volontaires ou consenties de séparation du monde supposent qu’il y ait un ailleurs, une certaine qualité de vie, un plus ou un mieux-être qu’on identifie à la réalisation de soi, au bonheur, ou à Dieu. Tous ces « chercheurs » ont conscience qu’il doit être possible d’atteindre un autre lieu (physique, social ou intérieur) ; qu’il faut donc dépasser ce monde-ci, perçu comme incompatible avec leur attente. C’est le pothos évoquant chez Platon le désir de quelque chose qui est ailleurs et qui est absent¹². En tout cas, l’objet de la recherche de ces « explorateurs » est suffisant estimé pour devenir une raison d’être au moins égale, mais le plus souvent supérieure, à ce que le statu quo pourrait leur procurer dans la société.

    Il n’est pas indifférent de noter qu’à la motivation de dépassement s’adjoint, en contrepartie, l’idée que ce monde-ci, ou du moins la société où l’on se trouve, constitue un milieu « impur », en tout cas mélangé, nuisible sinon contraire à l’accomplissement de l’homme, à sa vocation. Au mieux, ce sera l’intuition que ce monde constitue un mystère à sonder, une énigme à résoudre, une limite à dépasser. Ce qui va se traduire par le désir de retourner à un état originel, naturel, jugé heureux et meilleur que la condition actuelle, inévitablement dégradée par l’usure du temps et les inéluctables interférences culturelles ou religieuses. Désir qui se décline sous les thèmes bien connus du retour aux sources (fût-il une fuite en avant), à la nature, au paradis perdu, de la quête du Graal, ou plus simplement en termes de quête de la sagesse.

    Ajoutons enfin que l’objet de cette quête est le plus souvent, du moins au départ, l’identité personnelle du chercheur. Il croit pouvoir l’atteindre ou la découvrir par l’intermédiaire d’un lieu, d’une forme de vie, d’une connaissance encore voilée, plus profondément, d’une relation transcendante à ce monde.

    3. Examinons maintenant

    quelques formes religieuses typiques

    de séparation du monde.

    La plus connue, et peut-être la plus proche de la vie monastique chrétienne, est celle des vestales de Rome¹³. Cette institution, qui s’est prolongée pendant plus de six siècles jusqu’aux premiers temps de la Rome chrétienne, veut qu’un petit groupe de vierges, issues de familles sénatoriales, soient effectivement mises à part, dès l’âge de neuf ans, pour être consacrées au culte de la déesse Vesta, protectrice de la cité et de l’empire romain. Leur claustration est relative (elles ont par exemple une place réservée lors des jeux d’arène) et ne leur est imposée « que » pendant une période de trente ans. Mais l’accès à leur résidence est strictement réglementé. Quant à leur virginité, autre forme de « mise à part », elle est essentielle à leur fonction socioreligieuse. Qu’une d’entre elles vienne à perdre son intégrité et, non seulement elle ne peut plus exercer son service sacré, mais encore elle doit périr en expiation, des propres mains du Pontife suprême, tout comme son partenaire, de la façon la plus inhumaine qui soit¹⁴. Il en va en effet de la sauvegarde, du bien-être et de l’avenir de l’Empire. Ainsi, une épidémie, une défaite, un grave incendie seront attribués à l’infidélité d’une vestale, en particulier dans son service du feu sacré entretenu en l’honneur de Vesta et qui jamais ne doit s’éteindre. Ici, la séparation du monde s’exprime à la fois de façon locale : une forme de clôture protège le temple des vestales qui surplombe le forum, mais aussi dans cet état de vie imposé qu’est la virginité, marqué par le vêtement qu’elles portent.

    On connaît également l’isolement que recherchaient les prêtres de l’Égypte antique dans leurs temples, où ils « vivent en paix, n’ayant de contact avec le monde qu’au temps des panégyries et des fêtes », lieux inaccessibles à qui n’est pas « en état de pureté et après maintes abstinences »¹⁵. Mais il semble aussi que certains prêtres, scribes et même laïcs aient pris l’habitude de se retirer dans des régions désertes « pour voir Amon », le dieu soleil au moment de son coucher. Certains y demeurent longuement, au cours d’une sorte de « retraite », pour prier et invoquer d’autres divinités telle la déesse Meret Seger « qui aime le silence »¹⁶. Retrait au désert, donc, voire réclusion temporaire que choisissent ces hommes en quête des conditions favorables à la méditation, à la prière, à la rencontre avec leurs dieux.

    Les peuples germaniques connaissent eux aussi une forme de mise à l’écart de la société pour leur « clergé ». Cela concerne encore une fois des femmes, auxquelles est reconnue une

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