Le monde et nous
Par Christophe Besse
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À propos de ce livre électronique
Il faudra une série abondante de textes, de poèmes, d'images, pour venir à bout des obstacles, des raccourcis trompeurs, des parcours labyrinthiques. Ainsi, au fil des pages du Monde et nous, c'est une somme d'esthétique spatiale et de rhétorique personnelle qui transparaît à bas bruit, cherchant à nous entraîner dans une logique transindividuelle où s'échange le souci de la rationalité contre la puissance de l'intuition. Traverser des territoires striés, des architectures symboliques, des champs narratifs et virulents, représentera un passage obligé, un "parcours du combattant", prix à payer - mais aussi plaisir instinctif et immédiat - pour conquérir un horizon unifié, une rêverie non en acte mais en espace.
Christophe Besse
Né en 1968, Christophe Besse a étudié la gestion d'entreprise en même temps que les philosophies postmodernes. Passant de l'une aux autres, il travaille dans le domaine des technologies numériques pour l'éducation, tout en développant une réflexion sur l'espace et le langage. Ayant retenu la leçon des cultures créoles, ses ouvrages mêlent étroitement les concepts et les images visuelles ou poétiques.
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Aperçu du livre
Le monde et nous - Christophe Besse
AVANT-PROPOS
Comment donner une charge d’éternité à ce qu’on écrit ? Toute démonstration est fragile dans la mesure où elle s’offre à la contradiction. La science est falsifiable, c’est d’ailleurs sa qualité propre – et son honneur. À l’inverse l’assertion péremptoire, usant de l’argument d’autorité, n’obtient l’agrément que par la suspension du jugement. Pour échapper à cette alternative, il convient de construire un rapport au réel qui soit moins cognitif que perceptif. Échafauder une (dé)monstration qui soit plus d’adhésion que de conviction, qui compte sur la force synthétique de l’intuition. On y survole à dessein les arguments, leur enchaînement, sans les pénétrer vraiment.
On élabore ainsi une philosophie plus narrative que discursive. Il y a certes argumentation dans les deux cas mais, dans la pensée narrative, celle-ci a tendance à se fondre, à se confondre, avec l’exposition de la thèse. Sorte de fondu-enchaîné de la pensée, de continuum assimilant, ramenant sur un même plan les moments habituellement clairement spécifiés dans le discours – exposition, définition, argumentation, développement, discussion… En littérature la narration a besoin d’une oreille accueillante pour lui donner crédit, pour l’objectiver. Sa réalité est transitive, dépendante de l’écoute d’autrui. Ici cependant, s’agissant de narration philosophique, cette transitivité du récit vers le réel se joue dans une parole adressée non plus à l’autre, mais à soi-même. Y sont mobilisés, à des fins de transfert de réalité, de « reportage » – au sens où l’on parle de reportage journalistique – des principes proches des vertus constructivistes du discours indirect libre : liberté dégagée de soi à soi, jeu d’auto-citation, d’auto-référence ; kaléidoscope subjectif, monade à facettes où viennent miroiter, comme piégés par la viscosité de la pensée, des fragments du réel ; solipsisme ouvert dont la souplesse d’articulation, la double pince – prise sur moi-même, prise sur le monde – parvient à attraper la globalité du réel, du donné ou, plutôt, et quoi qu’en dise la morale, du volé, du dérobé ; hold-up où le réel, sous la menace de la pensée, vient s’aplatir, se projeter sur la toile de notre conscience – instance cinématographique, déroulé psychédélique de notre perception.
Ce film, ce spectacle font, pour la bonne cause, feu de tout bois. Le vocabulaire intellectuel, les termes propres aux sciences humaines y sont récupérés au service d’une intuition, par pure nécessité esthétique – entendue au sens premier de ressenti. L’utilisation baroque du lexique savant, brossé, chantourné, permet d’obtenir une brillance, certes surfaite, certes dangereusement proche de la pétition de principe, de la gratuité apparente, mais qui s’épanouit d’autant plus qu’elle ne sert qu’elle-même. Elle participe de la création d’une fiction, fiction de méthode à fonction « véridictionnelle ». Les mots sont utilisés dans leur abstraction, dans l’appréhension de leur sens intuitif non convoqué, non spécifié. Sous le régime de l’absence, par une prosopopée donnant la parole aux éloignés, aux morts, se développe une puissance d’évocation, d’imagination s’appuyant sur le sens commun en tant qu’il n’est pas explicitement énoncé. Une certaine noirceur de la pensée, confinant parfois à la morbidité, est le point de passage obligé pour densifier l’image ; le souffle glacé de l’abstraction permet d’aiguiser la compréhension, une fois admis l’arbitraire de certaines assertions ; la pérennité du sens se paie souvent de la dévitalisation, de la schématisation ou « spectralisation » du discours.
Le discours est en effet d’autant plus périssable qu’il est plus explicite, objectif. En philosophie comme en politique on ne sort de l’ambiguïté qu’à ses dépens. Pour projeter le sens vers l’avenir, vers les autres, le discours se doit de monter dans l’ordre des degrés, de passer de la dénotation à la connotation. On pourrait y voir une hypocrisie, une stratégie du flou, mais l’engagement signifiant y est en dernière analyse aussi fort, aussi prononcé que dans un discours se retranchant derrière la recherche « désintéressée » de la vérité. Le discours démonstratif induit trop souvent un effet réducteur de sens, bien qu’il permette en apparence de toucher du doigt ce vers quoi il fait signe. Il s’enorgueillit de révéler le réel, mais la révélation n’est pas son apanage : le discours poétique s’en montre tout aussi capable. Toute révélation authentique est une ouverture qui se referme aussitôt sur l’esprit, dans l’esprit – moyennant quoi la polysémie du texte laisse le lecteur opérer lui-même la fermeture qui lui convient, elle lui laisse le choix des armes pour trucider, occire l’ouverture du sens, nécessairement éphémère, transitoire. Nul ne peut, en effet, se tenir en permanence dans l’ouverture de l’être, vivre constamment la tête dans les nuées.
Il nous faut quelque chose à quoi nous raccrocher : à cela sert l’arbitraire, l’assertion délibérée. Le sens dépend toujours d’une conscience qui le précède et ne lui cède en rien. La question est : à quelle sorte de conscience avons-nous affaire ? Ici le problème de la subjectivité et de l’objectivité se rejoignent. Car une visée purement objective se contredit elle-même, se perd dans la subjectivité à laquelle elle prétendait échapper : en cherchant à serrer l’objet au plus près, au plus neutre, elle pose inévitablement la possibilité d’autres visions, quand le but serait plutôt d’englober, d’inclure toutes les visions dans une sorte de point de vue cubiste, kaléidoscopique. Si je veux voir sans être vu, demeurer extérieur à tout point de vue, éviter d’être moi-même objet d’un point de vue plus large, alors il me faut intégrer des points de vue différents, divergents, voire contradictoires ; ma vision se doit d’être dynamique, sans cesse reculant, élargissant sa focale, générant par là un flou, moins de mouvement que de modification – modification intérieure, nécesssaire pour saisir les choses extérieures, même statiques.
Mouvement, dérapage contrôlé, cinétique du regard. Importance, pour la connaissance, du décrochage. Vitesse de libération atteinte par la gnose : dans un raisonnement, une démonstration, une analyse objective, arrive nécessairement un moment où l’on dérive, où l’on se met à divaguer, à déraper, où l’on prend son envol vers des notions enflées, tordues, extrudées, prises dans les vents du hasard. Les choses se disent au détour de la pensée et non dans la frontalité de l’examen, un peu comme en montagne on voit défiler et tourner les paysages, selon les circonvolutions du chemin. Une succession de points de vue, un fondu-enchaîné de vérités rendues visibles par l’imprégnation progressive d’un lecteur devenu voyageur, par l’accompagnement d’un écrivain qui s’en fait le guide et le conduit toujours plus loin, toujours plus haut, jusqu’à ce que manque l’air ordinaire et ne s’offre plus à respirer que celui, enivrant, des cimes.
Mais vouloir (s’)exposer (aux) directement les conclusions, effacer les longueurs des démonstrations, rechercher l’effet de souffle d’une vérité intuitionnée d’un bloc, n’est-ce pas confondre la pensée et le langage, oublier la distance qui les sépare et permet, ou devrait permettre, d’exposer la pensée dans tous ses détails, avec la progressivité nécessaire à une bonne compréhension, sans en altérer pour autant l’authenticité, sans que les degrés et subdivisions du discours n’entament la cohérence de son contenu ? Cela revient à questionner l’altération subie par la pensée du fait de son expression par le langage et, surtout, de son extension, plus ou moins spontanée, en direction d’autrui. Même si la pensée devait naturellement se tourner vers l’extérieur, sa conversion linguistique apparaîtrait cependant comme une redondance, un redoublement, une redite – sorte d’extraversion secondaire, superficielle, surajoutée à l’extraversion primaire qui préside à sa naissance. D’où la recherche récurrente d’une certaine obscurité de l’expression, réaction préventive contre ce sur-éclairage qui, à trop vouloir expliquer, éteint la flamme de la découverte et de l’invention.
On en arrive ici à la vision d’une pensée pure, d’une pensée sans langage. Disons qu’en vertu du principe de renversement de l’accessoire et de l’essentiel, mettre l’accent sur la pensée conduit à se laisser gouverner par l’impensé du langage, tandis qu’exhausser le langage dans ses jeux, le projeter en pleine lumière, permet de prendre la pensée à revers, de l’amener à parler, à s’exprimer comme de surcroit, de la saisir dans l’inadvertance de formules toutes faites. C’est ainsi que les parfums capiteux exhalés par les fleurs de la rhétorique, y compris celui, le plus âpre sans doute, signalant l’absence de toute rhétorique, l’effet même du vide, le vertige de l’inspiration, ces parfums, donc, nous livrent, dans des volutes lourdes de sous-entendus, une pensée absconse, dissimulée, retorse, qui d’un coup vient s’ouvrir, se répandre, inonder le texte bientôt saturé de ses notions. De tels excès de langage, de tels débordements de l’écriture, semblent le prix à payer pour capturer, façonner, érotiser la pensée en lui inculquant des manières contournées, chantournées, alambiquées, en lui imposant des mouvements, des postures qui lui font mal, lui font peur, mais qui par ailleurs la maintiennent en vie. Sorte d’exosquelette tyrannique dont nous tirons les ficelles grinçantes, le langage en action inflige à la pensée un traitement inhumain, seul moyen que nous ayons trouvé pour parvenir à la circonscrire, à la réduire, à en extraire la quintessence – garantissant ainsi notre puissance, notre capacité à tenir notre rang d’homme.
∗∗ ∗
AVERTISSEMENT
Cet ouvrage est constitué de neuf séries de neuf textes chacune (les septième et huitièmes séries incluant un texte supplémentaire en forme de post-scriptum).
Les textes des séries de rang impair sont accompagnés d’un court poème en forme de haïku, rédigé après-coup et qui en constitue une sorte d’évocation condensée.
Les textes des séries de rang pair ont pour point de départ un document visuel (photographie, collage, peinture, graphisme, schéma…) dont ils constituent un libre commentaire. La source de ces documents est donnée dans la table des visuels en fin d’ouvrage.
Ces poèmes et ces visuels sont regroupés dans des cahiers situés au milieu de chaque série.
Chaque texte fonctionne de manière autonome et peut donc être lu indépendamment des autres. Cependant les textes et les séries sont présentés dans l’ordre où ils ont été composés si bien que leur lecture suivie permet de restituer le processus évolutif de l’écriture ainsi que la logique de l’enchaînement des séries, dont la thématique conduit du plus concret au plus abstrait, du plus visible au plus évanescent.
INTRODUCTION GÉNÉRALE
Que nous arrive-t-il dans l’espace ? Et dans le langage ? Quelles relations entretenons-nous avec ces deux milieux où nous sommes plongés dès notre naissance – voire même avant elle ? Que nous arrive-t-il dans l’espace ? Nous spatialisons comme nous respirons, même si certains espaces parfois nous coupent le souffle. Nous parlons aussi comme nous respirons et, en ce sens, le langage nous inscrit dans l’espace ; il éclaire les épisodes de notre vie sur fond d’expansion spatiale, dans une juxtaposition théâtrale de dimensions. Nos gestes, nos intentions, nos élans, génèrent des liens asymétriques, renvoyant unilatéralement un centre en construction, le point de nous-mêmes, à un pourtour difficilement saisissable, dont la netteté, la certitude, la solidité n’apparaissent, fugacement, qu’à condition de trouver la bonne distance entre ces deux pôles. Trop proche ou trop lointain, l’objet de notre regard demeure flou, le paradoxe étant que là se situe justement notre zone de confort psychologique, dans la distance minimale ou extrême, celle qui n’est pas à notre mesure mais libère la pensée, sinon l’impensé. Dans l’entre-deux notre regard est efficient, le paysage est net, les repères s’affichent clairement mais la réalité qui s’y déploie échoue à faire sens, notre puissance d’interprétation, notre alchimie personnelle échouant à assimiler des données dont la définition incontestable manifeste en même temps l’irrémédiable étrangeté. En bref, nous sommes confrontés, sitôt les yeux ouverts, à une sorte d’aporie programmatique : choisir de voir ou préférer comprendre – suivre la ligne des horizons multiples qui cernent notre environnement sans pouvoir en capter vraiment la signification, ou bien nous réfugier dans un univers de sens, établir notre règne sur un arbitraire de symboles, en proie à une auto-hypnose qui nous laisse par fatalement aveugles, inopérants quant au réel.
La sortie de cette aporie requiert notre implication, corps et âme, dans le monde, sans réflexion ni action encore – moyennant, seulement, une « perception ». Il s’agit de replonger dans les eaux remuantes des origines, de nous immerger dans le liquide amniotique de la terre, de viser l’anamnèse, l’état fœtal, celui qui manifeste notre vérité, qui exprime notre être. Cela passe (première série), par une succession de plongées, de pérégrinations dans des milieux clos, striés, unifiés, autocentrés. Des milieux qui exercent sur nous une influence contraire à leurs qualités propres : du fond de leur organisation sévère ils nous déstructurent, nous démembrent, nous décomposent. En nous y perdant, toutefois, nous pourrions avoir la chance de renouer avec notre nature, notre direction première.
Une autre tentative de réduire le dilemme entre vision et compréhension passe par la production d’icônes et par leur interprétation, sinon leur adoration (deuxième série). En ramenant à deux dimensions le monde extérieur aussi bien que notre monde intérieur, le geste graphique simplifie et obscurcit, ajoute et retranche, explicite le réel tout en nous précipitant dans les abysses. Soulignement et balafre, encadrement et entaille, célébration et crainte rythment l’obsession didactique, animent l’hystérie idolâtre. Des images nous procédons, aux images nous revenons toujours – à ce titre les écrans d’aujourd’hui n’apportent rien de plus au kaléidoscope qui tapisse de toute éternité notre imagination.
Ainsi le défilement des images nous est naturel et reflète, sans l’aide même d’aucune technologie, le milieu où nous sommes plongés ; milieu qui nous imprègne, nous pénètre, plus que nous ne le pénétrons. Ce n’est qu’une fois introduite en notre esprit que la succession des images se transforme en véritable cinématique, en mouvement éruptif susceptible d’apporter avec lui le désordre, la désorganisation. Mouvement sonore aussi bien, et corporel, dont nous accompagnons les développements ultimes sous la forme de transes ou de danses qui donnent de nousmêmes un spectacle aussi grotesque qu’explicite (troisième série).
Canaliser à nouveaux frais ces désordres, réunifier le son et l’image, assurer la coordination de nos perceptions, régler le parallélisme des voies d’entrée et des sortie de notre sensibilité, constitue la mission symbolique du rail, technologie lourde, analogique, ancestrale. Concentrer dans un éclair atemporel notre vie par trop étirée et languissante est le grand apport du train, d’autant plus saisissant qu’il est plus archaïque. Pénétrer le paysage pour en extraire l’énergie vive représente l’exploit du chemin de fer, exhumant les richesses de la terre pour mieux la magnifier (quatrième série).
Il est un autre genre de voyage, tout intérieur celui-là, qui fait également défiler les paysages, sans l’inertie d’aucun bagage. Nos états d’âme (cinquième série) flottent comme des bulles dont certaines éclatent avant même d’avoir touché leur but. Légèreté est le maître mot de ces rêves glissants où nous ne figurons qu’à la marge, tels des pantins suspendus à la nacelle de leur inconscient. Dans ce monde-là, évolution et involution s’annulent en un surplace indépassable, nous renvoyant, figés, à nos actes plantés, manqués.
Tout ce que nous « ratons », quant à nous et quant aux autres, a vocation à être (ré)compensé, pour notre bénéfice ou celui d’autrui, au moyen de l’écriture, de la représentation d’une histoire, la nôtre comme celle du monde. Il convient de croiser ces histoires, toutes les histoires, dans des plans synthétiques, des nœuds illustratifs, des arrêts sur image, des photographies autobiographiques prises à la frontière du vécu et de l’oubli. Biographismes énigmatiques pour celui qui les interprète hors contexte, qui les transgresse par une lecture à la fois savante et lacunaire (sixième série).
On ne saurait analyser froidement des images, surtout lorsqu’elles nous rapportent les secrets d’une vie. Tel un écran souple, élastique, que le regard, en dépit de son immatérialité, viendrait immanquablement creuser, déformer, toute illustration objective, toute narration, sous l’effet de notre projection mentale, se distend, acquiert de la profondeur, se métamorphose en un théâtre, en une scène où se déploie une subjectivité. Toute activité, mentale comme physique, se développe, prend ses aises, se construit spatialement ; tout système économique génère un espace à son image, lequel rétroagit sur l’acteur. Espaces dérivés, dégénérés ; espaces biscornus, résiduels : tous révèlent, pris dans une ironie foncière, dans le frisson du divertissement, notre nature profonde (septième série).
De tels espaces, réceptacles de notre activité, glissant naturellement hors de notre emprise, n’ont de cesse de se laisser réapproprier par nous. Si nous sommes capables de conformer l’espace à notre pensée, c’est que préalablement notre pensée s’est spatialisée. Espace intérieur que nous parcourons sans résistance, espace extérieur que seule sa résistance distingue, et sépare, du premier. L’architecture est spirituelle (huitième série) en cela précisément qu’elle équilibre et annule deux directions opposées, deux cheminements inverses, nous laissant suspendus dans un entre-deux . Aller-retour fondateur de la pensée à l’espace et de l’espace à la pensée, au cours duquel la ligne revient au point, le plan à la ligne, l’espace au plan, retirant toujours une dimension aux phénomènes, réduisant les structures physiques à des schémas conceptuels et perceptifs. Architecture comme suspension, expérience renversante, transcendante.
Il reste cependant une dimension irréductible, irréversible, contredisant l’espace dans sa portée, mais autant que lui extatique et transcendante : celle du temps. Dernière étape avant la disparition (ou la résurrection) finale, recompilation ultime d’une histoire distendue, le survol rapide des différentes figures temporelles permet de clore – de couronner ? – les longs questionnements, de faire cesser tout réitération (neuvième série). Du temps lui-même il ne doit subsister que l’image d’un passage, une impression de déjà vu, de déjà vécu. Temps : écrin pour l’espace, garantie de sa cohésion. Temps : arbitre de nos progrès, sentence de notre devenir. Temps : principe sériel de l’existence.
∗∗ ∗
SOMMAIRE
PREMIÈRE SÉRIE
Plongées en eaux troubles
DEUXIÈME SÉRIE
Iconographies
TROISIÈME SÉRIE
Irruptions du désordre
QUATRIÈME SÉRIE
Trains de vie
CINQUIÈME SÉRIE
États d’âme
SIXIÈME SÉRIE
Biographismes
SEPTIÈME SÉRIE
Espèces d’espaces
HUITIÈME SÉRIE
Architectures de l’esprit
NEUVIÈME SÉRIE
Histoires de temps
TABLE
Avant-propos
Avertissement
Introduction générale
Sommaire
PLONGÉES EN EAUX TROUBLES
Introduction
La forêt
La ville
L’avion
La mer
Haïkus
La cathédrale
Le supermarché
La bibliothèque
La station spatiale
Le théâtre
ICONOGRAPHIES
Introduction
La Porte ouverte (quelqu’un à qui parler)
Force 2004
La Mecque du sexe
Beaux sapins, bonne étoile
Illustrations
Les dessous de la pin-up
Enveloppe 2006
Tokyo dans le creux de la main
Tipis enneigés (revers d’écorce d’eucalyptus)
Les trottoirs de Bombay
IRRUPTIONS DU DÉSORDRE
Introduction
Tango
Salsa
Rock
Valse
Haïkus
Slow
Bachata
Reggaeton
Techno
Pop
TRAINS DE VIE
Introduction
Le sel de la vie
Le bal des agrumes
Oxyde de pierre
Bois de surchauffe
Illustrations
Bêtes noires et rouges
La granularité du monde
Mine d’énergie
Dans l’air du temps
Chlorophylle
ÉTATS D’ÂME
Introduction
Dépression
Paranoïa
Manie
Hystérie
Haïkus
Névrose
Etat limite
Schizophrénie
Phobie
Obsession
BIOGRAPHISMES
Introduction
L’armée des sentiments
Un sillon dans la ville et dans la mémoire
Voile de pudeur
Question d’angle
Illustrations
Le cercle restreint de l’amour
Le choix des amis
L’assurance du doute
La raison échevelée
Volutes de la pensée
Post-scriptum – Le degré zéro de l’écriture
ESPÈCES D’ESPACES
Introduction
L’open space
Le hub
La grappe et la vallée
Zone blanche, noire, grise
Haïkus
Zone réservée
Hot spot
Camps en tous genres
Le réseau
Le « grid »
Post-scriptum sur le tiers-lieu
ARCHITECTURES DE L’ESPRIT
Introduction
Tacatacatac (la mitraillette)
Plouf et gloups (dans l’eau et à côté)
Chiii (le serpent, la chenille)
Tchac (le cadre)
Illustrations
Fuiittt (le vaisseau)
Hohouu (le hangar)
Bub-bub-bub (le poisson)
Zip (le rideau)
Clic-clac (la trame)
HISTOIRES DE TEMPS
Introduction
Le temps perdu
Le temps retrouvé
Le temps modifié
Le temps espéré
Haïkus
Le temps gagné
Le temps choisi
Le temps éternel
Le temps sacrifié
Le temps reconstruit
PREMIÈRE SÉRIE
∼
Plongées en eaux troubles
Qu’il soit ouvert ou clos, c’est dans un milieu homogène et stratifié que se déploient majoritairement nos existences, actuelles ou virtuelles. Arbres de la forêt, forêts de poteaux, barres de banlieues, gondoles de supermarché, rangées de sièges, de tables, canaux de communications, couches protocolaires, niveaux d’autorisation, cercles de connaissance scandent, chacun à leur manière, la litanie de territoires striés. Dans un tel milieu, chaque point de l’espace, à mesure qu’on s’en approche, semble perdre son orientation et tendre, à la limite du focus, vers une isotropie maximale. Plongé dans ce milieu notre corps, faute de repères et de points d’appui, se disloque. Nos membres, dans leur déplacement, creusent un sillon, subissent une traînée qui les tire en arrière et les arrache au corps. Notre esprit tend à se détacher également. Une triade corps-esprit-milieu s’instaure, où chaque élément s’interpose entre les deux autres. Le milieu spécule sur nos réactions, exacerbe nos élans, réverbère nos pensées jusqu’au délire ; il nous mène à une forme d’explosion, d’expansion tentaculaire, d’abandon multiple.
En architecture les styles gothique et postmoderne, éludant la parenthèse de la modernité, mettent en œuvre la liquéfaction de l’espace par l’inflation du contenant et la distension du contenu. La structure y est repoussée vers la périphérie, projetée sur une enveloppe sophistiquée, plaquée sur une peau nervurée. En son centre se dégage un volume dépressif, un vide béant dénué de toute échelle, proprement immense, c’est-à-dire dépassant la dimension humaine. Ces conditions sont propices à l’épanouissement festif, carnavalesque, mais également au développement d’une monstruosité sociale, populaire, religieuse. Elles génèrent naturellement, dans une atmosphère d’abandon joyeux, des désorganisations, des dégradations, accompagnées de l’acidité de la corrosion et des amertumes de la décomposition. Le manque de sens y est notable, qui ne signifie pas l’absence de tout signe ni de tout ordre, mais la substitution des signes et ordres ordinaires par d’autres plus cachés, à découvrir en exerçant le focus déjà évoqué. Cependant , la tendance à l’isotropie, au même titre que celle à l’entropie, se propage, tel un fléau contagieux, jusqu’à se généraliser à tout l’espace. Un processus au terme duquel le centre se retrouve partout et la périphérie nulle part.
Par plongées successives nous pénétrons toujours plus avant dans ce milieu qui constitue le marais, ou le marasme, de nos vies. Notre destinée y revêt deux visages. D’une part, une envolée lyrique, une énergie vive, un détachement par rapport à la matérialité. D’autre part un ressassement, une réitération où chaque étape marque une perte, un rétrécissement. Tourbillon et corruption, enthousiasme et dépossession, transparence et viscosité, lyrisme et dégénérescence. Ces articulations caractérisent un rapport au monde où se brouille la perspective du je de la première personne, devenu le jeu premier de personne. Nous n’existons pas en-dehors de nous-mêmes – à rebours de l’étymologie du terme ek-sister – mais en-dedans, paradoxalement immergés dans nos projections. La confrontation d’une subjectivité introuvable, inassignable, avec une objectivité envahissante inaugure un principe d’équivalence généralisée qui ramène autant le divers à l’unité que l’unité au divers, instituant entre ces deux pôles une relation approximative et prolifique. Soupe primitive, humour enraciné, érotisme structurant, violence fondatrice sont les ingrédients de notre formation personnelle, psychique, logique, en un mot, psychologique.
Fuyant ces horizons incertains où des stries tout à la fois forgent notre expérience et dépècent notre conscience, aiguisent notre perception et brouillent notre sensibilité, nous abordons au plus vite les rives prometteuses du langage, dont les fleurs rhétoriques ont l’éclat de l’innocence, la force de la certitude. Nous échouons cependant à formuler notre subjectivité dans une langue déjà constituée, et les figures recueillies depuis des temps immémoriaux s’avèrent bientôt tropes inadéquates. Dans un monde où tout se tient mais où l’ensemble ne tient à rien notre construction individuelle, prise dans un mouvement global de dérive, ne peut s’établir, pour durer, que dans les limbes, dans l’entre-deux.
C’est ainsi que les eaux vives de la terre, mêlant reflets éclatants et résurgences obscures, loin de nous conduire radialement, radieusement, du centre vers la périphérie ou de la périphérie vers le centre, nous maintiennent, par leur emportement spiralé, sur la tangente, dans une zone trouble, banlieue de l’esprit, mitan de notre vie, tiers ou quart-monde de notre existence. Jetés dans ce labyrinthe, à la fois viscéral et abstrait, intime et déconstruit, point d’autre chemin pour nous, qui aspirons à une interprétation ironique et chantante de l’austère partition de la vie, que la déambulation andante, la progression crescendo, la reprise da capo d’une voix de tête enroulant et enchaînant dans ses sifflements les sourdes et graves vibrations du monde.
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Nos rêves nous conduisent souvent dans des forêts obscures où ne pénètre pas la lumière crue du réel. Seule irruption dans ce monde protégé, seule effraction d’un désir s’imposant de l’extérieur, seule figure surgie du fond ancestral, du terreau immémorial de nos origines, le bûcheron fantomatique, vêtu de cuir et de sombre, dont le cri sauvage retentit entre les fûts sonores, et nous glace. C’est qu’il frappe en cadence, forçant l’espace alentour à s’ouvrir, territoire bientôt soumis, zone ombragée se délitant sous la coupe de ses gestes arbitraires. Et cette cadence, nous le percevons confusément, rythme nos pulsions, règle la succession de nos aspirations intimes, égrenées une à une sur le chapelet bégayant de notre existence.
Pouvons-nous admettre la violence de ce bûcheron, fossoyeur de nos idéaux en même temps qu’orpailleur de nos trésors cachés ? Reconnaissons que l’exubérante monumentalité des arbres, l’expressivité de leur héroïque stature, l’audace de leur érection provoquent le vice, appellent à jouer les barbares, à hurler l’absence de toute tendresse, à cogner, scier, trancher. Tant d’innocence offerte pourrait bien anéantir notre bonté d’homme. Elle encourage le rapt, le viol irréfléchi. Bientôt siffleront les billes de la tronçonneuse. Dents acharnées, mâchoire brûlante, lèvres écumantes courront sur les fibres tressées, sillonneront les zones secrètes de croissance, briseront les liens des tissus unis mais faibles, lacéreront les naïves, sensibles lignes de crête où elles signeront de cols semblables à des plaies béantes leur passage d’acier.
Comment rejoindre, dans ce paysage d’apocalypse, l’idéal, l’amour, la clarté ? Où chercher la lumière si le moindre rayon se disperse au contact des végétaux dressés, tels une armée, contre notre entendement ? La forêt s’impose comme la négation, réitérée jusqu’à l’absurde, de toute perspective, de toute évolution pacifique, de tout avenir radieux. Elle oppose racines, troncs et branches à notre développement, elle multiplie à l’infini les obstacles à notre majorité. Souveraine, elle nous maintient dans l’enfance de l’espèce, dans cette amorce de l’existence où, ravalés au rang de bête, nous nous débattons avec nos imprudences, avec notre ignorance, avec nous-mêmes. Désorientée, égarée, notre raison abdique, se couche à même l’humus, feint de succomber, d’expirer sous les coups de boutoir de la vie sauvage. Se maintenir au bord de l’évanouissement, près de mourir, jouer de la disparition pour mieux tromper l’adversaire, n’est-ce pas la tactique déployée par les animaux, et par nous aussi, sitôt notre esprit déporté en songe dans les bois profonds ?
Cet état de fuite permanente, de veille inquiète, de frisson continu favorise à la longue les délires paranoïaques. On ne se tient pas aux aguets, une vie durant, impunément. Délires amplifiés, du reste, par la multiplicité inhérente à la forêt, par son éclatement en une infinité de stries verticales, ellesmêmes formées de substance ligneuse, toute en étirement, en extrusion. La forêt résonne de l’écho, entretenu par la population indifférente de ses arbres, du moindre bruit, du moindre geste, du moindre désir. Entravant nos émotions dans les chaînes de sa logique mystérieuse, elle nous en ôte la compréhension et la maîtrise. Voleuse de ressenti, piégeuse de perception, dévoreuse de conscience, elle retentit du concert inouï de notre dissolution, de notre diffraction. Elle se laisse écouter mais ne laisse rien entendre car, sitôt émis, les bruits qu’elle génère apportent avec eux le principe de leur disparition.
Comment rejoindre l’idéal, en effet, dans un univers sonore aussi propice à la divagation, à la dépersonnalisation ? Comment ordonner en une vision unifiée des résonances aussi disjointes ? En remplaçant, précisément, l’ouïe par la vue, et la succession de nos perceptions par leur composition simultanée. Mais pour convertir en élévation radieuse, par-dessus les cimaises, notre immersion parmi les chuchotements, les grincements, les cris de la vie nocturne, encore faudrait-il s’arracher aux tentations inavouables, aux abandons furtifs, aux contagions clandestines qui se propagent sous la canopée. Cela nécessiterait une poussée vigoureuse, une énergie vive, un élan fabuleux. Or qui peut nous procurer cela, sinon la forêt elle-même, de par son irrépressible élan vers le haut, son mécanisme de régénération ininterrompue, son cycle éternel de composition et décomposition ?
Le tableau de la masse végétale distribuée en vastes zones de teintes et formes homogènes, articulée en lignes et volumes géométriques, ce tableau, brossé à grands traits en même temps que soigné dans ses détails, offre un spectacle réjouissant pour l’esprit, qui retrouve là son unité. Le mouvement d’élévation, la poussée de croissance, l’élan vertical facilitent notre compréhension d’un univers chaotique qui ne nous laisserait aucune chance d’y inscrire notre itinéraire mental s’il nous fallait le traverser sans le support d’un mouvement unifié. Qu’on imagine seulement un océan tout entier pris dans un mouvement de ce type, sorte d’assomption opérant en continu, chaque flot cherchant à rejoindre les cieux comme les arbres la lumière, avant de retomber comme un végétal rendu à la terre. Alors tout un monde d’indétermination deviendrait pensable. Peut-être le ballet incessant des vagues joue-t-il dans le domaine aqueux la même partition, en accéléré, que celle de cette forêt musicienne, pour qui sait la survoler en compositeur, en chantre de la terre ?
Voici donc que le bûcheron inquiétant, hirsute et violent, nous apporte la bonne nouvelle de notre élévation. En découpant, en tranchant, en saignant, il sacrifie quelques arbres mutiques au profit d’un songe lumineux que nous reconnaissons nôtre. Il découpe le réel afin que nous puissions mieux l’assimiler et nous y fondre. Pétrifiés d’émotion, ivres des âcres parfums exhalés par les racines arrachées, fossilisés sous la pluie des feuilles déchiquetées, minéralisés dans la pénombre des sous-bois, nous attendons de renaître au monde, à la lumière. Nous imaginons notre réveil.
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Nous autres piétons ne nous aventurons sous les ponts, en ville, qu’à nos risques et périls. Quelle qu’en soit la qualité architecturale il y souffle en effet un air étrange voire nauséabond. Plus s’affiche avec panache leur maîtrise des contraintes techniques et plus leur caractère inquiétant s’insinue à rebours, comme décomposition, parasitage captivant, sophistiqué, des splendeurs urbaines. Pénétrant ce microclimat, cette atmosphère lourde, oppressante sinon viciée, bien que souvent grandiose, nous incorporons, nous logeons dans nos entrailles une partie de l’inconscient collectif, un échantillon des non-dits de la ville, que ses habitants refusent ordinairement d’assumer.
Cette charge, nous la transportons partout dans nos déambulations. L’ensemble de la ville est comme la matière délayée, diffuse, d’une forme articulée en arche reliante. Le défilé des carrefours, les virements et revirements des trottoirs, l’écoulement des caniveaux orchestrent une sacralisation des flux, une théâtralisation des circulations qui sont comme l’expansion d’un courant né sous les ponts, et qui prend ses aises dans le périmètre urbain. Dégoulinade généralisée, liquéfaction de la misère humaine, défilé incessant de déchets abandonnés, de rebuts honteux, constituent l’activité essentielle de cette plateforme d’échanges qu’est la ville. Un métabolisme intestinal à face glorieuse.
Lestés de cette expérience acquise incidemment et qui constitue une version allégée, dilettante, de celle accumulée par les sans-abri, eux-mêmes professionnels de l’inconscient urbain, incarnations vivantes d’une liberté désordonnée située à mi-chemin entre celle, à sens unique, des animaux sillonnant leur territoire et celle, hors de tout sens, des anges divaguant dans l’éther, nous pénétrons, l’esprit défait, dans la chair filandreuse, gélatineuse, de quartiers anonymes. Le souffle court, les bras ballants, en proie à des forces psychiques primitives, nous nous efforçons de progresser malgré les mésaventures, les mauvaises rencontres. Nous voudrions magnifier, glorifier chaque détail de notre environnement mais toutes sortes d’obstacles viennent contrarier ces tentatives.
Ici une voie ferrée nous frappera de la répétition obsessionnelle de ses traverses, en contraste avec le serpentement de ses rails luisants, si bien que, par analogie nous adopterons une démarche à la fois fluide et saccadée. Plus loin, lustrant de nos semelles une fine croute bitumeuse, nous réveillerons des démangeaisons, des douleurs sous-jacentes, nous dérangerons le processus de cicatrisation de quelque obscure blessure, pointant sous nos pieds la présence de cavités secrètes, de fosses profondes, d’égouts phosphorescents, d’enfers policés. Nous croiserons de sinistres engins, poids lourds éructant, bennes herculéennes, tombereaux d’ordures, corbillards en mission. Nous assisterons au spectacle hallucinant de décharges électriques zébrant l’air, de bulbes froids oscillant à la pointe des lampadaires, de falots clignotant et virevoltant, le tout coordonné en un frénétique et improbable ballet qui aura tôt fait de nous entraîner. Nous nous laisserons engloutir sous des montagnes d’immondices, intoxiquer par les effluves d’idéologies corrosives, écraser sous les strates des déterminismes sociaux qui imprègnent la ville, figeant le destin de ses habitants. Nous nous perdrons finalement dans les tréfonds de la conurbation, au cœur des zones d’activités, au ras des enfilades de dalles cimentées, le long d’artères béantes, bordées par la sempiternelle grisaille de bâtiments insignifiants.
Sans même nous en rendre compte nous aurons ainsi tracé notre àvenir, hors de tout itinéraire identifié, improvisant notre inscription dans des lieux durs, sur des planéités âpres que nous contribuerons à adoucir par le contact sirupeux de notre chair, de nos organes, de nos sécrétions. Tel un gastéropode baveux traînant sa digestion lente sur les plus beaux édifices comme sur les plus laids et dont la surface de contact épouse des angles que sa mollesse finit toujours par arrondir, le passant contamine la ville, inonde la rue de son ingénuité débordante, imprègne tout ce qui l’approche de ses émissions organiques. Les étapes du parcours s’enchaînent comme l’ADN d’une vie, la nôtre, étalée sous nos yeux, accrochée aux reliefs de béton ou d’acier, transbahutée par monts et par vaux.
A la fois protégés et ostracisés par la radicalité de notre apparence nous apprenons à nous orienter en silence, attentifs aux indications muettes de la ville. Les ponts et tunnels obscurs réveillent notre ingéniosité. Leur pouvoir d’imbrication, de densification, d’accélération nous fournit les ressources pour rejoindre les espaces en devenir, suivre la marche du progrès. Lieux de déviance, de décrochage, ces points névralgiques sont aussi des lieux de passage, de rédemption, de salvation. Grâce à eux