La Ville enchantée
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Aperçu du livre
La Ville enchantée - Margaret Oliphant
CHAPITRE PREMIER
RÉCIT DE M. LE MAIRE. — L’ÉTAT DES ESPRITS À SEMUR.
C’est moi, Martin Dupin (de la Clairière), qui avais l’honneur d’être maire de Semur, en Haute-Bourgogne, à l’époque où se sont passés les événements que j’entreprends de raconter et que j’ai pu suivre de plus près que personne, en ma qualité de premier magistrat de la ville. Du reste, quoiqu’il ne me convienne pas de mentionner ici les vertus civiques et la haute intégrité qui depuis de nombreuses générations ont assuré à ma famille l’estime de mes concitoyens, je me contenterai de dire que les Dupin, de père en fils, sont bien connus à Semur. Le domaine de la Clairière se trouve depuis si longtemps en notre possession que, si l’envie nous en prenait, nous pourrions ajouter ce nom au nôtre, comme tant de familles en France ont coutume de le faire. Libre à ma femme, dont je respecte les préjugés nobiliaires, d’inscrire ce nom sur ses cartes de visite, mais pour moi, j’entends mourir, comme je suis né, sans particule. Après mon père et mon grand-père, J’habite le numéro 29 de la Grand’Rue, en face de la cathédrale et à quelques pas de l’hôpital Saint-Jean. Nous occupons le premier étage et avons aménagé le rez-de-chaussée pour les besoins de la famille. Ma vénérée mère vit avec nous, dans une harmonie parfaite. Ma femme, née de Champfleury, a toutes les qualités d’une femme modèle, et la joie de notre foyer serait sans nuage, si la mort, hélas ! n’avait ravi à notre affection un des deux enfants que m’a donnés Mme Dupin. J’ai cru devoir relater ces menus détails qui sont nécessaires à l’intelligence de ce qui va suivre. J’ajoute quelques indications sur l’état de notre ville à la veille des événements remarquables qui font le sujet de ce récit.
Vers le milieu du mois de juin dernier, au soleil couchant, Je traversais les rues de Semur pour rentrer chez moi quand mon attention fut attirée par un incident sans grande importance. Je venais d’inspecter à la Clairière un jeune vignoble que j’avais trouvé en excellente condition, et vierge encore de toute atteinte du phylloxera. Je marchais de belle humeur en pensant à cette nouvelle promesse de prospérité, juste récompense d’une vie fidèle à tous ses devoirs. En effet, qu’aurais-je pu me reprocher ? Homme privé, n’avais-je pas la pleine approbation de mon épouse, de mes parents, de mes voisins, de mes serviteurs ? Magistrat, la ville entière, bien que particulièrement exigeante, ne m’avait-elle pas donné, comme à plusieurs des miens avant moi, des gages publics de sa confiance ? Je ruminais tout cela avec complaisance lorsque au coin de la Grand’Rue et près de chez moi le tintement d’une clochette m’avertit que le prêtre allait passer, portant les derniers sacrements à quelque malade. Les femmes qui se trouvaient là s’agenouillèrent ; je ne les imitai point. Homme de mon temps et docile au progrès, je me suis dépouillé de ces convictions religieuses qui doivent rester l’apanage du sexe dévot. Mais, à défaut de tout autre motif, la bonne éducation seule me commandait de m’écarter avec respect et de me découvrir devant le pieux cortège. Comme je remplissais ce devoir, voici venir en face de moi, cet écervelé de Jacques Richard, l’être le plus têtu qui soit en France. Le chapeau sur la tête, les mains dans les poches, il continuait son chemin au beau milieu de la rue, malgré les supplications d’une bonne femme et l’avertissement que je crus devoir lui donner moi-même. M. le Curé n’est pas homme à biaiser. Quand il passa, rapide, à son ordinaire et tout d’une pièce, le bas de son étole frôla la blouse de Jacques. D’un brusque froncement de sourcils et d’un vif regard, il dévisagea le malappris, mais sans se distraire davantage de la mission sacrée qu’il allait remplir. Prêtre ou laïque, en effet, n’est-ce pas une mission sacrée que d’aller porter auprès d’un lit de mort les meilleures consolations dont on dispose ? C’est ce que j’expliquai à Jacques pendant que s’éloignait le tintement de la sonnette.
« Jacques, lui dis-je, je n’appellerai pas cela un sacrilège, comme ces bonnes femmes, mais un manque d’humanité. Comment ! Voilà un homme qui va porter secours à un mourant et tu choisis ce moment pour lui manquer de respect ! »
Le rouge lui monta au front et je crois bien qu’il aurait eu honte de sa conduite, si les femmes n’étaient venues à la rescousse. Elles n’en font jamais d’autres.
« Laissez-le, monsieur le maire, criaient-elles : ce vaurien ne mérite pas qu’on lui parle et puis, que voulez-vous qu’il vous écoute, lui qui ose barrer la route même au bon Dieu ?
— Le bon Dieu, repartit Jacques, eh ! qu’il vienne donc faire lui-même sa police ! Laissez-moi dire. Je ne donnerais pas un sou de votre bon Dieu. Voici le mien, je le porte avec moi. »
Et là-dessus, il sortit de son gousset un écu. Où diable l’avait-il pris ?
« Vive l’argent, criait-il, il n’y a pas d’autre bon Dieu. Vous n’avez pas le courage de le dire, mais tout le monde est de cet avis !
— Silence, impertinent ! » répliquai-je.
Mais les femmes s’emportaient de plus belle. « On verra bien, disait l’une, on verra bien ! Laissez qu’il tombe malade et qu’une bonne fièvre le brûle. Nous verrons de quoi lui servira son bon Dieu ! » Et une autre, les bras crispés et les mains jointes, criait d’une voix perçante : « C’est plus qu’il n’en faut pour faire sortir les morts de leurs tombes ! »
« Les morts sortir de leurs tombes ! » Je ne sais pourquoi ce dicton, pourtant banal, m’impressionna fortement. Cependant je suivais des yeux l’écervelé qui continuait sa route, jonglant avec son écu de cinq francs. Une fois la pièce tomba et sonna sur le pavé. Il rit plus haut en la ramassant. Il allait, face au soleil couchant, et moi, de même, à quelques pas derrière lui. Le ciel était couvert de légers nuages roses qui flottaient dans l’azur, très au-dessus des tours grises de la cathédrale. La longue rue Saint-Étienne, que Jacques venait de prendre, flamboyait. Traversant la Grand’Rue pour entrer chez moi, j’aperçus encore la blouse bleue de Jacques, et l’éclair de la pièce de cinq francs qu’il continuait à faire sauter en l’air. Il riait, il criait toujours : « Vive l’argent ! c’est le vrai bon Dieu. »
Je n’ignore pas que la plupart vivent comme s’ils partageaient cette opinion, mais enfin ils ne se permettent pas de la formuler d’une façon aussi brutale. Allumés par la verve de Jacques, quelques passants riaient comme lui : « Bravo ! bravo ! lui faisait-on. » Un homme lui dit : « Tu as bien raison, mon ami : l’argent est le seul Dieu qui en vaille la peine. » Un autre, ayant rencontré mon regard : « Ce catéchisme n’est pas trop long, n’est-ce pas, monsieur le Maire ? » Celui-ci, du moins, ayant remarqué mon déplaisir, ne prolongea pas ces plaisanteries malsonnantes.
« Non, Jean-Pierre, lui dis-je, ce n’est pas long, mais, en revanche, c’est tout ce qu’il y a de plus grossier et j’espère bien que ceux qui se respectent ici n’approuveront pas un pareil langage, si contraire à la dignité de notre nature, pour ne rien dire de plus.
— Ah ! monsieur le Maire, interrompit Une femme du marché, les bras chargés de corbeilles, ah ! monsieur le Maire, n’avais-je pas raison de dire : c’est plus qu’il n’en faut pour faire sortir les morts de leurs