Le dix-huitième siècle en Angleterre. Études humoristiques
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Le dix-huitième siècle en Angleterre. Études humoristiques - Philarète Chasles
Philarète Chasles
Le dix-huitième siècle en Angleterre. Études humoristiques
EAN 8596547430001
DigiCat, 2022
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Table des matières
PREMIÈRE PARTIE. LES EXCENTRIQUES ET LES HUMORISTES ANGLAIS, AU XVIII me SIÈCLE.
HISTOIRE HUMORISTIQUE DES HUMORISTES.
§ I er . Postseriptum.
§ II. Le Voleur de New-Road.
§ III. Pourquoi les Anglais sont excentriques et comment ils vont devenir raisonnables.
§ IV. La maison d’un amiral.
§ V. Le roi des gastronomes.–La loterie–M. Tout-à-L’heure.–Le mendiant-amateur.
§ VI. Le révolutionnaire de Chester.
§ VII. Milton.–Johnson.–Steele.–Le marcheur.–Le tailleur.
§ VIII. Le Chapitre des Citations.
§ IX. Transambule.
§ X. Les femmes élevées à la brochette.
§ XI. Sterne, Swift, l’oncle Toby, le Haïsseur de femmes.
§ XII. Les Misanthropes.
§ XIII. Cisambule ()
§ XIV. Le docteur Kempf et son valet Bragadoccio.
§ XV. Une petite conversation intercalaire avec le Docteur Mystique, et des différentes manières d’être un sot.
§ XVI.
§ XVII. Les Pembroke.
§ XVIII. L’Attelage des Daims.–Les Femmes-Momies.–Le Juge ami des femmes.
§ XIX. Le Cercle des Avares.
§ XX. L’Homme-Oiseau et l’Homme-Lion.
§ XXI. Une Soirée du vieux pont de Londres.
§ XXII. Psalmanazar, Chatterton, Pseudo-Milton et Pseudo-Shakspeare.
§ XXIII. Fsalmanazar () .
§ XXIV. Bibliothèque absurde.
§ XXV. Excentricités et mystères de Londres au XVIII e siècle.–Le roman anglais.–La taverne flottante.–Maman Cretwell.–L’oraison funèbre d’une dame de maison.
§ XXVI. L’excentricité anglaise, importée en France.–Robert Macaire et les romans de l’année1845.–Les mystères sociaux.–Excursion sur le continent.
§ XXVIII. Retour aux encentriques anglais.–Le père des gueux.–Dick-le-désossé.–Titus Oates.
§ XXIX. Excentricités du doyen Swift.
§ XXX. Cruden le correcteur.
§ XXXI. Un livre bizarre de Southey.
DANIEL DE FOE ET SES CONTEMPORAINS.
DOCUMENTS BIBLIOGRAPHIQUES RELATIFS A DANIEL DE FOE.
DANIEL DE FOE, AUTEUR DE ROBINSON CRUSOÉ.
DOCUMENTS BIBLIOGRAPHIQUES RELATIFS AUX PSEUDONYMES ANGLAIS DU XVIII me SIÈCLE.
LES ROMANS DE DANIEL DE FOE ET LES PSEUDONYMES ANGLAIS. AU XVIII e SIÈCLE () .
LE DERNIER DES HUMORISTES ANGLAIS.
CHARLES LAMB, ou LE DERNIER DES HUMORISTES.
DEUXIÈME PARTIE. HOMMES ET FEMMES DU MONDE.
DOCUMENTS RELATIFS AU COMTE DE CHESTERFIELD ET A SON ÉPOQUE.
LE COMTE DE CHESTERFIELD. (1720–1780.)
SOPHIE-DOROTHÉE, FEMME DE GEORGES I er .
DOCUMENTS POUR SERVIR A L’HISTOIRE DE SOPHIE-DOROTHÉE.
SOPHIE-DOROTHÉE, FEMME DE GEORGE I er .
LADY ESTHER STANHOPE, REINE DE TADMOR.
DOCUMENTS BIBLIOGRAPHIQUES RELATIFS A LADY STANHOPE.
LADY ESTHER STANHOPE, REINE DE TADMOR.
LE
DIX-HUITIÈME SIÈCLE
EN ANGLETERRE
PAR
M. PHILARÈTE CHASLES
PROFESSEUR AU COLLÉGE DE FRANCE
ÉTUDES HUMORISTIQUES
Les Excentriques–Les Humoristes
Psalmanazar
Cruden
Mystères de Londres au XVIIIe siècle, etc.
Daniel De Foë
Le Dernier des Humoristes
Sophie Dorothée
Lady Esther Stanhope
PARIS
LIBRAIRIE D’AMYOT, ÉDITEUR
6RUE DE LA PAIX
1846
Ce ne sont pas des études savantes que l’on trouvera dans ce volume, mais la peinture des caprices anglais pendant le XVIIIe siècle et une partie du XIXe;–plus de fantaisie que d’érudition, plus de tableaux de mœurs que d’arguments.
J’ai recueilli dans un volume spécial mes études littéraires sur l’Angleterre et l’Amérique du Nord; un autre volume, consacré aux Shaftsbury et aux Walpole, forme ce qu’un satirique du XVIIIe siècle appellait burlesquement «une boite d’Anatomie politique ().»
Il ne s’agit ici que de la société familière et vivante de l’Angleterre, entre1700et1810.
L’histoire générale des EXCENTRIQUES sert d’introduction à la vie de cet étrange DE FOE qui souffrit beaucoup et mentit souvent dans l’intérêt de la Morale et de la Vérité. Après lui viennent l’humoriste LAMB, le fat CHESTERFIELD, la triste captive SOPHIE DOROTHÉE entourée d’une cour allemande des plus bizarres;–enfin LADY STANHOPE, la sorcière du Mont-Liban.
Je n’ai pas réuni ces portraits dans la même étude par suite d’un plan arrêté. A diverses époques de ma vie, mon attention a été vivement attirée par ces saillies d’indiscipline et d’humeur sauvage que les races Germaniques estiment tant, et plus fréquentes en Angleterre qu’ailleurs. J’ai voulu m’en rendre compte, et j’en ai cherché la raison sérieuse, sans me refuser aux caprices de la forme qu’une pareille étude autorisait ou plutôt nécessitait.
PHILARÊTE CHASLES.
Paris. Institut, 26avril1846.
PREMIÈRE PARTIE.
LES EXCENTRIQUES
ET
LES HUMORISTES ANGLAIS,
AU XVIII
me
SIÈCLE.
Table des matières
J’ai voulu esquisser ici l’histoire humoristique de l’originalité anglaise, dans les arts, les lettres et la vie privée.
Le sérieux de la forme et la gravité didactique du style eussent été sans rapport avec le fonds même de ces observations consacrées à l’indiscipline la plus pétulante de l’esprit et aux saillies les plus bizarres de l’humeur. Vivement frappé, pendant mon premier séjour en Angleterre, entre1818et1826, de cette originalité anglaise à laquelle mes habitudes nationales ne m’avaient point façonné, j’ai cherché quelles pouvaient être les causes d’une différence si complète entre la discipline romaine qui m’avait élevé et l’énergique et bizarre indépendance, (de toutes parts entravée, toujours vivace), dont les résultats m’environnaient en Angleterre.
La sincérité et l’attention que j’ai portées dans cette recherche, constituent le fonds sérieux de l’Essai que l’on va lire, et où j’ai mêlé avec une liberté volontaire les débris de mes études et les souvenirs de ma vie.
HISTOIRE HUMORISTIQUE
DES HUMORISTES.
Table des matières
§ Ier.
Postseriptum.
Table des matières
Presque toujours chacun suit son caprice.
Heureux est le mortel que les destins amis
Ont partagé d’un caprice permis!
(Mme DE VILLEDIEU).
O lecteur bénévole (ainsi disait ce bon XVIe siècle), vous qui allez parcourir les pages frivoles consacrées dans mes loisirs aux Excentriques (), ou gens bizarres de l’Angleterre;–si ces bizarreries vous étonnent, ne me les imputez pas.–C’est de l’histoire.–L’invention n’a point fait les frais de mon œuvre. La voilà, pure de tout alliage romanesque.–Est-ce ma faute si l’humanité est ainsi?
–De ces anecdotes, pas une qui ait le moindre degré de vraisemblance, et pas une qui ne soit attestée, contrôlée, paraphée par bons et solides témoins.
Voulez-vous que je traîne à la suite de ce livret sans conséquence, une armée d’annotations, ou que je cloue au pied de mes pages, un monde de citations? Tant de pédantisme pour si peu! Des poids de plomb dans une gaze? Il ne tiendrait qu’à moi de vous dérouler les autorités sur lesquelles cet article repose, de montrer les colonnes, froissées et salies par mes doigts curieux, de l’Annual Register (soixante-dix volumes!), du Wonderful Magazine, de l’Omniana, du Retrospective Review, du Newgate Calendar (trente volumes), des vieux journaux, des Repositories of Knowledge, des Diaries et des Reminiscences, des anecdotes de Miss Seward, de Spence, de Cibber, d’Aikin, de Jonah Barrington, de Bubb Doddington, de Cumberland, et de cent autres.–Vous ouvrir des sources inconnues, entourées de vieux lichens ou couvertes de sable: à quoi bon et quel gré m’en sauriez-vous?
Voici l’eau de la source. Bonne ou mauvaise,–buvez frais–et riez!
Dans ce postscriptum,–dont la seule place était ici– hors de sa place,–il me suffira d’affirmer que le fait peu important qui concerne le narrateur est vrai dans tous ses détails, et que ni les personnages que j’introduis, ni les noms des acteurs qui peuplent mes chapitres–baroques, fous, pathétiques, burlesques, hétéroclites,–de deux lignes, de trois pages,–ne s’écartent de la vérité pure et simple. Ces hommes ont vécu; les uns, je les ai vus, et je l’atteste; les autres vivent encore; quelques-uns sont historiques comme Louis XV, comme Marlborough, comme Alberoni. J’invoque pour eux les detes, les attestations contemporaines, les témoignages des écrivains de leur temps. Lhistoire sérieuse a-t-elle d’autres preuves et une plus haute certitude?–Et que peut faire de mieux cette humble et mienne histoire, pauvre petite, bateleuse et grotesque, ramassant ça et là les miettes des folies humaines, si ce n’est d’imiter sa grave sœur, l’histoire des grandes folies,–l’histoire des empires....?
Je voudrais qu’on ajoutât foi à ces modestes récits, par exemple à mon cher Jemmy Cower, que je crois voir encore et qu’un incrédule reléguera peut-être, à ma grande peine, parmi les fictions.
§ II.
Le Voleur de New-Road.
Table des matières
Vous voyez en moi l’Alexandre du grand chemin!
(Chœur des Gueux, par Robert Burns.)
(1819.)
New-Road est une pauvre imitation de nos boulevards.
Dans nulle ville d’Europe vous ne retrouvez les boulevards de Paris, ceinture verte, zône admirable de la grande Babylone, ornement et signe distinctif de la capitale du plaisir autrefois, métropole éternelle de l’intelligence et de la sensation, Paris! Cette ceinture de feuillage et de lumière, de poussière ondoyante et de riches clartés, ne va-t-elle pas bien à la prostituée des temps modernes, à la folle ville qui dissout et éparpille la vie, sans vous laisser le temps (qui que vous soyez, quelque larges que soient votre esprit et votre âme) ou d’aimer, ou de penser? Voici des arbres, mais qui n’ont pas d’ombre, et des feuilles aux fibres desséchées, usées et raccornies, comme l’esprit et l’âme de ceux qui se promènent sous ce menteur abri! Le soir vient, et mille clartés fantasques sortent de ces boutiques, pointent au loin, se croisent sous ces arcades, percent la verdure jaunâtre, flamboient autour de Paris, éclairent ce fragment de forêt toujours mourante et cette foire perpétuelle de marchandises, de promeneurs, de plaisirs sans joie, d’agitation sans résultat et d’oisiveté sans repos. Ils sont beaux d’irrégularité, nos boulevards! Ils montent, ils descendent, ils s’élargissent, ils se rétrécissent, ils s’abaissent, ils tournent, ils rampent, ils cessent tout-à-coup, ils reprennent ensuite; théâtres, palais, bouges, estaminets, portes triomphales sous lesquelles le bourgeois se carre; fontaines sans eau, cascades murmurantes, tréteaux infects, repaires dramatiques, bazars, tavernes, temples aux mille colonnes, ils ont tout; ils étaient plus beaux encore il y a dix ans, quand le niveau, la toise, l’alignement, la contagion de la régularité américaine, n’avaient pas gâté leur pittoresque fantaisie.
En1819, le boulevard nain de New-Road me semblait triste. Je n’apercevais là qu’une percée bien droite de vingt pieds de large; un double rang de petits arbres de six pieds, au tronc cacochyme, à la tête décharnée et tombante; de hautes grilles monotones et noires, placées des deux côtés du chemin; un vaste carré de gazon devant chaque édifice; une grande cage de briques noires, en face de chaque carré de gazon; voilà tout. Le cordeau n’avait pas épargné un seul pouce de terrain: tout était mesuré fort exactement. Rien de perdu; rien ne s’arrondissait, rien ne fuyait, rien n’était imprévu, rien n’appartenait au caprice; le hasard et la fantaisie avaient cédé à la toise et au niveau. Je comparais cela aux boulevards parisiens. J’avais dix-neuf ans. Cette parodie de boulevard, cette exactitude rectiligne, carrés, losanges, parallélogrammes, me semblaient lugubres.
Cependant il fallait me rendre à une fête splendide et bourgeoise, que donnait, pour son birth-day, ou anniversaire de naissance, un négociant de la cité, devenu très-riche et assez «orgueilleux de sa bourse,» comme on dit là-bas. Le birth-day est une coutume raisonnable et touchante; la famille s’assemble pour fêter le jour où vous êtes né; amis, visiteurs, dandies, accourent ensuite et remplissent vos salons; après le bal, grand souper. La fête se donnait dans une de ces boîtes de briques, aux stores verts et aux dalles bien polies, qui faisaient triste sentinelle, des deux côtés de New-Road. Le maître de la maison avait mille anecdotes à me conter, sur Pitt et Fox, sur Louis XVIII, sur les émigrés français, sur le duc d’Aiguillon, sur Delille, sur M. de Châteaubriand qu’il avait beaucoup connu, sur les premiers jours de la lutte atroce que le monde fit subir à ce célèbre athlète. Pendant qu’il parlait, la contredanse anglaise déroulait ses replis pesans: le quadrille continental ne l’avait pas encore dégrossie; elle était lourde, naïve, ardente, pleine de verve et de ferveur, sans grâce, toute paysanne, dansée ou plutôt lourée avec une forte et vive joie, par trente femmes blanches, aux blanches épaules, au col nu, au sein palpitant et vibrant sous le regard que nul voile n’arrêtait. La volupté n’était pas là, non, ni la délicatesse; mais je ne sais quelle franchise énergique, je ne sais quel abandon de liberté, je ne sais quel génie d’indépendance saxonne et à demi sauvage, dont la saveur étrange me charmait. Elle a déjà disparu, cette saveur antique et insulaire. L’Angleterre n’est plus ce qu’elle était, après le blocus, après la guerre, avant que les mœurs de l’Europe l’eussent envahie et saturée: elle était alors magnifique d’originalité, d’audace, de développement individuel et de bizarrerie involontaire. Aujourd’hui elle cède à la civilisation commune. Old England, «la vieille Angleterre» va finir: adieu, vieille Angleterre, mère de Shakspeare, terre si isolée et si étrange! Tu ne seras bientôt plus qu’un fragment de l’Europe.
Et je comparais ce que je voyais à nos bals de la place Vendôme et de la rue Bleue. Dans les intervalles des contredanses, j’allais m’asseoir près des danseuses fatiguées, sylphides sans voile ou caryatides vivantes, dont le costume extraordinaire laissait si peu de place à l’imagination. Une jeune miss, aux lèvres bien découpées, au sourire mélancolique, à la taille fine, délicate et souple, parlait, comme un professeur, chimie et physiologie, gaz et phrénologie; dissertait sur le système de Werner et sur les aréolithes. J’écoutais stupéfait; j’essayais en vain de ramener la conversation à des sujets moins graves. Le pédantisme féminin était à la mode à Londres; le Bas-Bleu y dominait; Byron ne l’avait pas détrôné. J’admirais donc ces douces têtes blondes, têtes de vierges plus idéales que celles de Raphaël, têtes que le nord seul produit, secouant mollement la forêt de leurs cheveux de soie et les ramenant sur leurs belles épaules, pour me demander si je n’avais pas étudié la minéralogie, si je n’avais pas dans ma collection quelques quartz magnifiques, si je connaissais les dernières expériences sur l’électricité et sur le galvanisme, ou si j’avais lu le dernier sonnet de Wordsworth sur Westminster.–Me voilà, me disais-je, chez un peuple étrange! Ses femmes ne s’aperçoivent pas qu’elles ne sont plus habillées. Je m’en aperçois bien, moi. Elles pensent que nous autres, qui avons dix-neuf ans, nous ne nous en apercevrons pas; et ces bouches fraîches, ces carnations merveilleuses, ces yeux d’un admirable azur, raisonnent chimie et physique pendant les folies et les ivresses du bal. A deux heures du matin, fatigué de reels et de countrydances, je quittai les salons. La nuit était belle, la lune brillait; je m’acheminai à pied le long de New-Road dont une succession de jalons lumineux marquait le vaste circuit; la monotonie de ces clartés régulières ajoutait encore à la tristesse du boulevard désert.
J’avais marché près d’un quart d’heure le long des grilles, quand une aventure m’advint.
Si vous pouviez croire que je veux me mettre en scène, me poser, me draper, me rendre intéressant, comme c’est d’ailleurs la coutume de nos jours, je serais désolé vraiment! Qu’on veuille bien me regarder comme un simple comparse. On reconnaîtra tout-à-l’heure que le premier acteur ce n’est pas moi. Aussitôt qu’il me sera possible de m’effacer, je le ferai.
Le héros du drame, c’est ce gros homme qui marche d’un pas rapide et délibéré. Il débouche par une rue latérale qui aboutit dans New-Road. Le watchman, race détruite (aujourd’hui toute la vieille Angleterre s’en va par morceaux) venait de crier funèbrement:
Half past two!! –fine weather!!–Deux heures et demie, il fait beau!!
Sa voix rauque, surchargée de vin, s’égarait, roulait, diminuait et se perdait peu à peu dans les longues avenues de brique noire, au moment où l’homme dont je viens de parler sortit de la rue devant laquelle je passais; il vint droit à moi, le bâton levé, puis il me regarda et abaissa son arme. Je ne sais pas précisément quelle était sa taille: il me parut avoir six pieds. Son aspect était athlétique. Il portait un chapeau de matelot, une veste courte et ronde, de larges pantalons et un superbe gourdin, dont l’extrémité semblait ornée d’une tête noueuse, qui faisait de ce bâton une massue redoutable.
Il jouait avec cette canne comme avec une badine, quand il fit devant moi sa première apparition. Il eut l’air de toiser attentivement le jeune homme maigre, débile, svelte, en habit de bal, qu’il venait de rencontrer: puis il vint se placer près de moi. J’ai dit que je ne voulais pas me rendre intéressant, et pour première preuve de cette assertion, j’avouerai que ma sensation à son aspect ne fut pas héroïque.–J’eus peur.
Ce colosse se mit à marcher à mes côtés, silencieux, mesurant son pas sur mes pas, et d’un air grave. Je commençai à faire, à part moi, l’inventaire de ce que j’avais à perdre. Dans les basques étrangement pointues de mon habit noir, tel qu’on le portait alors, et dans les poches de ma culotte de bal, se trouvaient, je crois, une trentaine de schellings, un portefeuille avec des lettres, et une montre d’or, donnée par ma mère, léguée par ma grand’mère, portant le nom célèbre de Le Roi, guillochée sur toutes les coutures, passablement hors de mode, qui n’allait pas deux jours de suite, ronde comme une balle; mon vrai trésor!
Le silence de cet homme, sa marche régulière, son regard qui tombait d’aplomb sur moi, toutes les fois que nous atteignions un réverbère, m’avaient tenu, pendant près de cinq minutes, dans une sorte de palpitation et d’anxiété peu agréable, quand il rompit le silence, et d’un ton à la fois impérieux et affable:
–What countryman are you!–De quel pays êtes-vous?
Question singulière, pour commencer une causerie nocturne! Je vis ma situation, et je répondis assez bien:
–Français. Et vous?
–Né à la Jamaïque, possessions anglaises. Permettez-moi, mon jeune gentilhomme, de vous demander si vous
êtes riche?
Trois heures du matin;–la lueur des réverbères scintillant dans l’obscurité;–près de moi, sans armes et sans force, le colosse armé de sa massue! Je repris mon sang-froid et répliquai:
–Je ne suis pas riche. Et vous?
–Riche et pauvre, selon les chances.
Il y eut un silence entre nous. La crecelle du garde de nuit criait et vibrait dans le lointain. On n’entendait pas une voiture rouler: pas un seul passant dans la rue; pas une lumière aux fenêtres. Mon homme reprit d’un air insouciant:
–Voici deux ans que je suis sorti de la prison de Newgate. Depuis cette époque les affaires vont bien. Mais vous,
mon jeune gentilhomme, que venez-vous faire à Londres?
–Apprendre l’anglais et voir du pays.
–Oh! vous êtes savant! Et quels sont vos revenus?
–Près de deux cents livres sterling.
–Année moyenne, mon jeune gentilhomme, je peux compter sur plus de mille livres sterling. Il n’y a pas à Londres de flash (mot d’argot, voleur) plus célèbre que Jemmy Cower. Avez-vous toujours vos parents? dit-il en continuant son interrogatoire d’un ton vraiment sentimental; où sont-ils?
–Ils habitent Paris.
–Vieux?
–Mon père est très-âgé.
–Que fait-il?
–Rien.
–Quel est son état?
–Général de brigade en retraite.
–J’ai servi aussi, moi. Et portez-vous sur vous des bijoux ou de l’argent?
Ceci devenait sérieux. Je répondis nettement.
–Où demeurez-vous?
–Marlborough-Street, Oxford-Streed.
–Diable! c’est fort loin; et jusqu’au bout de New-Road il y a du danger. Les camarades pourraient bien vous soulager de vos brillants et de vos plaques (termes d’argot qui signifient schellings et pence). Je vous accompagnerai jusqu’à Saint-Giles. Là vous n’aurez plus rien à craindre; causons un peu et marchons.
Jemmy Cower, le flash, devenu mon protecteur, me raconta ses aventures. Il avait servi sur mer et sur terre; le licenciement l’avait engagé à devenir flibustier nocturne. Il parlait de ses vols comme de ses batailles, avec une fierté modeste; et quand nous fûmes arrivés devant la vieille et sale église de Saint-Giles, il s’arrêta, me prit la main, la secoua vigoureusement et me dit:
–Vous n’êtes qu’un enfant; mais vous n’avez pas eu peur (Jemmy se trompait). C’est bien. Vous pouvez vous vanter d’avoir voyagé pendant une demi-heure de nuit avec Jemmy Cower sur le trottoir de New-Road. Quand on a fait une pareille rencontre et qu’on se quitte bons amis, on se donne la main, mon gentilhomme. God bless you!
Le géant frappa de sa canne le pavé et s’enfonça, en disant ces mots, dans la labyrinthe tortueux de Saint-Giles.
Il était quatre heures quand je rentrai, et déjà les premiers bruits, les premiers mouvements de la ville colossale annonçaient son réveil. Comment aurais-je dormi? Aux singularités du bal se mêlait dans mon souvenir la rencontre de ce généreux Jemmy Cower qui m’avait laissé ma montre et mes quarante schellings, qui s’était intéressé à mon père et à ma mère, qui avait eu pitié d’un jeune homme faible, et qui m’avait escorté, de peur que je fusse volé en route. A onze heures, tombant de fatigue, je m’assoupis enfin; mes rêves furent singuliers; il y avait là, au-dessus de ma tête, un millier de jolies têtes d’anges, mélancoliques, pédantes, idéales, blondes, aux lèvres roses, aux bras nus, aux épaules nues, parlant de chimie, secouant leurs beaux cheveux sur mon front, et au milieu desquelles m’apparaissait la tête massive et bronzée de Jemmy Cower, avec son grand chapeau ciré, et son œil noir perçant qui m’interrogeait.
§ III.
Pourquoi les Anglais sont excentriques et comment ils vont devenir raisonnables.
Table des matières
J’avais pour guide et pour ami à Londres un petit vieillard à la figure osseuse, pointue, anguleuse, recouverte d’un parchemin rouge et plissé, au son de voix aigu et fêlé, aux jambes grèles et à l’aspect bizarre. Il eût fourni une merveilleuse caricature à Mathews et à Cruikshank; mais les caricatures étaient si communes à Londres, qu’on n’y faisait pas attention. Il pétillait d’esprit, de singularité, d’ironie; peintre, sculpteur, amateur, virtuose, collecteur d’antiquités; riche d’ailleurs, et assez connaisseur pour ne pas se ruiner avec le plus ruineux de tous les goûts, il recevait dans ses salons excellente compagnie. Il passait pour un original; son sarcasme, sa fortune et ses relations l’eussent aisément protégé contre toutes les attaques. On savait qu’il possédait à la campagne plusieurs retraites dans lesquelles il n’admettait personne; on savait qu’il se renfermait souvent dans une petite maison baroque, située au bord de la Tamise, et qu’il n’y recevait pas même les plus intimes de ses amis. Comme, en Angleterre, toutes les originalités ont leurs coudées franches, le spirituel et malin vieillard continuait sa vie indépendante sans que personne y trouvât à redire. Il achetait des tableaux, exerçait sur le tiers et le quart l’art du quizzing, du hoaxing et du cutting, variétés de la satire et de l’épigramme. Il donnait de fort bons concerts et bâtissait des pavillons chinois. Le pavillon chinois était encore une de ses manies. Cet homme, que la nature avait irrégulièrement dessiné, abhorrait le goût hellénique et la régularité architecturale. Il tolérait le genre gothique; il admirait le goût égyptien; il avait de l’enthousiasme pour le genre chinois; il embrassait d’une vénération sans bornes les grottes de Tritchinopoli, les colonnes hindoues, et ces pagodes immenses, audacieuses, chargées de sculptures et de monstres innombrables qui s’élèvent comme des bijoux d’orfêvrerie gigantesque, dans les plaines du Dekkan.
Le vieil architecte () Wordem (c’était le nom de cet original) me devait quelque reconnaissance. J’avais fait recueillir à Paris, pour enrichir sa collection, une quantité considérable de vues de cathédrales, que nos amateurs ne recherchaient pas encore: la fureur de l’ogive ne nous avait pas envahis. Wordem avait donc beaucoup d’amitié pour moi. Il prenait plaisir à m’expliquer les anomalies du caractère anglais; et chaque fois qu’il compulsait et admirait ses Merveilles gothiques (ce qui arrivait tous les soirs), il sentait se ranimer et se reverdir ses sentiments de bienveillance pour le jeune voyageur français.
Wordem fut la première personne à qui j’allai raconter ma solennelle entrevue avec le terrible Jemmy Cower. Il faisait son launch ou second déjeuner, flanqué de sandwiches et de beurre frais. A mon récit, le front du vieillard se dérida; son sourire sardonique s’anima de joie et de gaîté; les cartilages de ce nez pointu et voltairien tressaillirent plusieurs fois, et il s’écria quand j’eus fini:
–«Jemmy Cower est un brave garçon, ma foi! Jemmy Cower est un de nos Excentriques. C’est là ce qui s’appelle honorer son métier. Mais vous, qui venez de France, du pays social par excellence, comment pouvez-vous comprendre quelle importance nous attachons à l’excentricité, à l’originalité, au mouvement imprévu, indépendant et spontané d’une existence qui se fait elle-même, qui vit en dehors de toutes les sphères et qui ne doit rien à personne? Chez vous originalité est synonyme de folie; chez nous, c’est un éloge et un honneur. Mais cela finira bientôt. Nos rapports avec le continent nous perdront. Nous n’aurons plus, comme vous, que des espèces, et pas d’individus.
Voyez Jemmy Cower: il est gentilhomme de grand chemin; Tyburn l’attend; c’est un grand coquin, sans doute, mais il exerce sa profession à sa guise; il agit librement, il choisit ses victimes; il a son code personnel et sa moralité à part. Il sait ce qu’il fait, ce qu’il veut et où il va. Jemmy Cower for êver!
J’écoutais en riant ce panégyrique d’un original de grand chemin par un original de salon. Après avoir bu un verre de gingerbeer, sa liqueur favorite, Wordem reprit en ces mots:
–«Vous m’avez fait beaucoup de plaisir en me racontant cette petite aventure; et Jemmy Cower occupera un rang honorable dans mon Histoire des Excentriques anglais, car je veux bien vous l’apprendre, en vous demandant le secret sous le sceau du serment: c’est un travail dont je m’occupe depuis trente ans bientôt. Le premier, j’aurai fait les annales de l’originalité anglaise, c’est-à-dire celles de la Grande-Bretagne. Elles sont d’autant plus honorables pour l’humanité et dignes d’être conservées, que nos vieilles mœurs vont s’effaçant chaque jour. Mais venez avec moi; partons pour Twickenham, où j’ai une petite maison fort curieuse à voir; je n’y ai jamais laissé entrer personne, que le sculpteur Flaxman et le poète Walter Scott. Nous monterons en bateau, et nous causerons en route. Votre voyage, mon jeune ami, ne sera pas sans instruction ni sans fruit.
En effet, nous partîmes du pont de Londres, laissant derrière nous ce vaste port couvert de navires, et cette forêt de mâts dont l’ombre tremble sur les flots, et ces milliers de voiles dans lesquelles le soleil et le vent se jouent. Deux rameurs, bargemen, célèbres par le dialecte composé d’injures qu’ils adressent à tous les passagers, nous accueillirent de leurs malédictions les plus caressantes et les plus choisies; puis ils firent voler la nacelle à travers les embarcations qui glissaient autour de nous.
«Vraiment, disait en français le vieil architecte, je désespérerai de notre Angleterre, quand elle perdra ses Whims, ses Oddities, ses Eccentricities, ses habitudes d’indépendance individuelle. C’est précisément à cette manière d’être antisociale qu’elle doit sa plus grande force; c’est de sa personnalité enracinée, respectée, touchant à l’égoïsme, que sa liberté politique a surgi. Voilà son meilleur habeas corpus. Dès le berceau de notre histoire, nous retrouvons dans nos mœurs cette tendance à l’originalité individuelle, et cette vénération pour le déploiement de chaque caractère selon sa forme et son humeur. Dans nos parcs, les arbres que nous préférons, ce sont les grands chênes «aux bras tortus, comme dit Shakspeare, au front noueux, aux capricieux enroulements, à l’écorce bizarre, aux racines qui sortent de terre pour y rentrer.» Nous n’avons aimé jusqu’ici ni les arbres taillés en espalier, ni les quinconces à angles aigus, ni les hommes disciplinés sur le même modèle, ni les caractères coulés dans le même moule. Je crains bien, ajouta-t-il avec un grand soupir, que cette époque de l’excentricité et de la gloire britannique n’ait dit son dernier mot, et que bientôt, grâce à la civilisation qui nous gagne, nous polit, nous raffine, nous glace et nous aplanit, nous n’allions misérablement nous confondre avec toutes les nations européennes! Une nation et un homme sans originalité! sans empreinte! fi donc! Cela ne vaut pas la peine de naître. Je conçois que vous, jeune homme, ayez quelque difficulté à me comprendre. Chez vous, depuis très-longtemps, la première de toutes les vertus, c’est la sociabilité. Vous définissez l’homme un animal sociable. Nous le définissons un animal indépendant.
–En France (continuait ce singulier philosophe, pendant que nous voguions sur la Tamise entre deux rives couvertes d’une pelouse verte et veloutée, comme les gazons de Wouvermans), il a été convenu, depuis le XIIIe siècle, que chacun devait se sacrifier à la société et confondre son individualité propre, son originalité personnelle dans le torrent des idées et des mœurs générales. Un homme qui s’écartait de la route commune était anathème. Jean-Jacques Rousseau et Montaigne, parmi vos grands écrivains, sont peut-être les seuls qui aient osé livrer au public leurs singularités spéciales, ou, comme disent les médecins, leur idyosyncrasie. Voilà pourquoi l’écrivain humoristique, commun chez les Allemands, très-fréquent parmi nous, vous est inconnu. Vos auteurs comiques eux-mêmes sont raisonnables. Ils redoutent le caprice: ils veulent plaire, en instruisant. L’excellent Molière est un gassendiste; Voltaire un chef de parti.
–Mais, interrompis-je, que pensez-vous donc de Scarron, le bouffon, le niais, le cul-de-jatte, qui faisait rire de ses folies la cour galante et grave de Louis XIV? Était-ce un excentrique selon votre cœur?
Non pas. Scarron n’était qu’un bouffon et un parodiste:
«Ce pauvret
Très-maigre,
Au col tors
Dont le corps
Tout tortu
Tout bossu,
Suranné,
Décharné,
Fut réduit,
Jour et nuit
A souffrir
Sans guérir
Des tourments
Véhéments;»
(et cette citation vous prouvera que je l’ai lu avec fruit); Scarron, qui passa pour le plaisant par excellence, pour le gracioso de son époque, n’était pas ce que nous appelons un humoriste. Il suait sang et eau pour amuser autrui. Profondément triste; il eût été un moraliste mélancolique, s’il eût écouté son penchant. Sa gaîté me fait mal; je crois entendre les cris que lui arrachent la goutte et le rhumatisme.
Contentez-vous de ce que vous possédez, d’une belle et grande littérature, bien disciplinée, noble, féconde, fière, sage, admirable de raison et de pureté. Nous avons autre chose, et peut-être n’est-ce pas mieux. Dans l’Old England, toute Saxonne, le respect national pour l’individualité a fait naître parmi le peuple une foule d’originaux comiques; parmi les écrivains, les humoristes dont je vous ai parlé; parmi les gens riches, une multitude de lubies extravagantes, philanthropiques, inouies, baroques, vertueuses, vicieuses, inutiles, d’ailleurs amusantes à observer. C’est le résultat naturel du soin avec lequel nous avons établi parmi nous l’inviolable puissance du moi individuel, le culte de ce moi, qui peut se révéler librement par toutes les bizarreries, sans qu’on le harcèle ou le chagrine.
Dans toutes les classes, même liberté.
Je suis un Excentrique.
Jemmy Cower est un Excentrique.
Celui qui a bâti la maison que vous allez voir était un Excentrique.»
§ IV.
La maison d’un amiral.
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Mais nous abordions, et je me trouvai en face du plus singulier bâtiment que j’eusse jamais contemplé. Cette folie architecturale, construite par un amiral en retraite, avait la forme d’un vaisseau de haut bord; nous entrâmes; tous les usages de la vie maritime avaient été religieusement conservés. Nous y trouvâmes des canons sur leurs affûts, des hamacs en guise de lits, des cabines fort propres, un fond de cale en guise de cave, et un pont en guise de terrasse. Un vieux matelot, en grande tenue, ancien domestique de l’amiral défunt, nous reçut et nous servit.
«–Vous connaissez maintenant la manie qui me possède, me dit Wordem; je suis à l’affût de toutes les bizarreries de mes compatriotes, et je ne pouvais pas acheter de maison de campagne plus en harmonie avec mes goûts que cette maison-navire. Historiographe des Excentriques, j’ai eu soin de conserver ici le souvenir du bizarre fondateur de ce domaine. Entrez; vous trouverez toute une bibliothèque d’originalités, toute une galerie de burlesques, y compris les voleurs de grand chemin, les confrères de votre Jemmy Cower, enfin tous les monuments de la bizarrerie anglaise que j’ai pu recueillir.»
Ce fut dans cette étrange résidence que Wordem me permit de compulser de nombreux volumes, tous écrits de sa main, qui contenaient sa Biographie des Excentriques, et d’en extraire quelques notes. Des portraits aussi bizarres que l’appartement étaient suspendus aux parois, et ne correspondaient pas mal avec la singularité des caractères et des actes rapportés dans les in-folios du vieillard. Je craindrais de fatiguer le lecteur si je lui donnais la liste exacte de cette encyclopédie des folies anglaises. Il y avait un volume consacré uniquement à chaque classe des Excentriques:
Tome Ier.–AUX EXCENTRIQUES RELIGIEUX.
II.–AUX EXCENTRIQUES DE GRAND CHEMIN.
III.–AUX EXCENTRIQUES D’ÉRUDITION.
IV.–AUX FEMMES ORIGINALES.
V.–AUX BIZARRERIES DES POÈTES.
VI.–AUX ORIGINALITÉS DES PEINTRES.
VII.–AUX ORIGINALITÉS BOURGEOISES.
VIII.–AUX EXCENTRIQUES CÉLÈBRES.
IX.–AUX BIOGRAPHIES DES EXCENTRIQUES ANGLAIS, etc.
Il me laissa feuilleter longtemps la bibliothèque extravagante, où se coudoyaient tous les produits de cette demi-démence, de cette originalité baroque, ou de cette individualité indépendante qu’on nomme excentricité. J’y rencontrai des noms célèbres et obscurs, des astronomes et des géomètres, des pauvres et des millionnaires, des mendians et des rois, des acteurs et des bourgeois; quelques fragments de poésie, des lambeaux de musique, des gravures ou des esquisses, filles du burin ou du crayon de ces originaux. Je n’obtins pas sans peine la permission de transcrire les plus piquantes de ces anecdotes, conservées par leur possesseur avec cette vigilante et curieuse jalousie commune à tous les amateurs exclusifs. Wordem interrompait souvent mon travail par des observations qui prouvaient le bon sens et la philosophie dont ce cerveau bizarre n’avait pas répudié le culte.
–Observez, me disait-il, que la fin du XVIe et le milieu du XVIIIe siècle sont surtout féconds en originaux anglais. Ben Jonnson, dans ses comédies, en fait, sous Jacques Ier, une magnifique collection; Swift, Sterne, Sheridan et Pope s’emparent de ceux qui fleurissent dans leur époque. Notez encore que ce sont là les belles phases de nos annales, nos ères de repos et de gloire: tant il est vrai que l’excentricité se confond avec la fortune de la Grande-Bretagne, et n’est qu’un des rayons de sa puissance.»
§ V.
Le roi des gastronomes.–La loterie–M. Tout-à-L’heure.–Le mendiant-amateur.
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Tam suavia dicam facinora, ut malè sit ei qui talibus non delectetur!
(Anonyme.)
–Par où diable vous plaira t-il de commencer? me dit Wordem. Par les avares? par les ermites? par les mélancoliques? par les philanthropes ou les voleurs? Tenez, voici le portrait du roi des gastronomes: il se nommait Rogerson, et son père, homme riche, l’avait fait voyager en Europe. Il n’avait, dans sa tournée, observé, étudié, approfondi qu’une science, les différents systèmes de cuisine, les diverses méthodes gastronomiques. Peu de temps après son retour en Angleterre, son père mourut. Il avait recueilli beaucoup de notes qu’il se hâta de mettre en œuvre. Tous ses domestiques furent des cuisiniers. Valets de chambre, cochers, grooms, tous savaient la cuisine. En outre, il payait trois cuisiniers italiens, trois français et un allemand. L’un d’eux n’avait qu’un seul emploi, celui d’accommoder le plat florentin nommé dolce piccante. Un courrier était constamment sur la route de la Bretagne à Londres pour lui apporter des œufs de perdrix de Saint-Malo. Souvent, deux plats lui coûtèrent cinquante guinées. Entre ses repas, il n’était occupé qu’à compter les minutes qui le séparaient de sa jouissance prochaine. En neuf ans toute sa fortune était mangée, dans l’acception littérale du mot. Son estomac avait absorbé cent cinquante mille livres sterling. Devenu mendiant, un ami le rencontra et lui donna une guinée. Il alla acheter un ortolan qu’il accommoda lui-même, selon les règles de l’art; et la digestion faite, il se suicida.
En voilà un autre dont la manie était moins sensuelle. Le hasard de la loterie avait tant de charmes pour lui, qu’il lui sacrifia un million de fortune. Il se nommait Christophe Barthélemy, et vivait à la fin du XVIIIe siècle. Quand le sort le favorisait, il donnait des fêtes magnifiques dans ses jardins d’Islington. Les cartes d’entrée portaient les mots suivants:
To commemorate the smiles of Fortune.
Commémoration des sourires de la Fortune.
Cet adorateur aveugle