Fais un voeu et souffle
Par Lucie Grange
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À propos de ce livre électronique
Yves Duteil
À des anniversaires clés de sa vie, Nicolas retrace son parcours chaotique, rythmé par l'abandon, l'amitié, l'amour et la résilience. Entouré de ses meilleurs amis, chaque 6 février est l'occasion pour lui de se confronter à ses failles.
Parviendra-t-il à apprivoiser son âme blessée ?
Lucie Grange
Aussi volcanique que sa terre d'origine, Lucie Grange se passionne très vite pour le théâtre et la littérature. Aligneuse de mots à ses heures inspirées, elle publie deux romans au cours de l'année 2022.
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Aperçu du livre
Fais un voeu et souffle - Lucie Grange
Chapitre 1
Samedi 6 février 1993 10 ans
The Lumineers, Birthday
10
A la seconde même où mes orteils pénètrent dans l’eau glacée, je regrette déjà ce pari ridicule qui m’a fait plonger. Tout mon corps est comme paralysé désormais et je peine à remonter à la surface. Je reprends mon souffle, mais entendre leurs rires dix mètres plus haut m’oblige à m’enfoncer de nouveau au milieu des algues pour étouffer leur écho. Je tente de nager malgré mes jambes engourdies pour m’éloigner le plus loin possible, dans l’espoir de disparaître. Une brèche apparaît devant moi et semble mener vers une cavité d’une luminescence azurée, caractéristique des grottes sous-marines de la région, comme j’ai lu un jour dans un Astrapi¹. J’y pénètre et parviens dans un dernier effort à repousser le sol pour enfin émerger, au bord de l’asphyxie. La mélodie rythmée de gouttes d’eau berce mon esprit le temps que ma respiration s’apaise et que ma vision parvienne à voir se dessiner les courbes de la grotte dans laquelle j’ai trouvé refuge. Je rejoins le bord et m’extrais pour m’étendre sur le dos, las, pas tant de l’effort qu’il m’a fallu pour arriver jusqu’ici, mais plutôt épuisé de cette journée, de cette année, des dix dernières même… de mes dix premières plutôt.
J’ai 10 ans aujourd’hui et si mon karma se poursuit sur la même lancée, je ne suis pas certain d’en sortir indemne. A quoi bon ? Mes parents n’ont pas voulu de moi et à ce qu’on dit c’est moi qui ai préféré fuir les familles qui m’ont accueilli depuis. Accueillir est peut-être excessif d’ailleurs. Mais il parait que je suis un rebelle, un p’tit con même. C’est donc sans doute moi qui exagère. Un matelas à même le sol et un bol de lait périmé pour le p’tit dej’ à cinq ans auraient dû me satisfaire. Après tout, les bâtards à quatre pattes que je croisais lors de mes fugues se contentaient souvent d’un coin de ruelle à l’abri de la pluie et de restes de pizza de chez Marco.
J’espérais juste que cet anniversaire allait marquer un tournant. Faut croire qu’il est peut-être temps que je cesse d’être naïf. A défaut de souffler les bougies sur un gâteau fait maison, je me suis retrouvé collé contre un mur par cinq CM2 à la sortie de l’école. Alors oui, je leur ai volé leurs goûters la semaine dernière, mais ils sont quand même sacrément rancuniers. Ça m’apprendra à détrousser les cartables des plus grands. La prochaine fois, je m’attaquerai aux CP. Au lieu de déballer des cadeaux imaginaires, je me suis retrouvé face à un dilemme entre deux coups de poing dans le bide. Mes courageux adversaires m’ont laissé le choix entre crever les pneus de Mlle Blanc ou sauter depuis le rocher de la mort, comme on le surnomme, au bout de la presqu’île de Giens.
Vous vous doutez donc que je n’ai pas pu me résoudre au premier choix. Mais elle est chouette cette maîtresse aussi. C’est la seule adulte qui ne me regarde pas avec pitié, la seule qui sait quand ma colère est aussi forte que l’est ma détresse. C’est elle qui m’a montré que des mots posés sur le papier permettent parfois de ne pas en venir aux mains. Elle m’a donné un p’tit cahier dans lequel je note tout ce qui me passe par la tête quand je sens que ça monte. J’ai même le droit d’aller m’asseoir au fond de la classe quand la lave du volcan de la colère, collé sur mon bureau, est déjà bien dans le rouge. De temps en temps, je pars m’isoler un peu et je sors mon cahier vert, vert comme le p’tit bonhomme de la sérénité dans le livre des émotions qu’on a lu en maternelle, et qui déjà m’avait permis à l’époque de mettre des mots sur ce que je pouvais ressentir. J’y écris mes angoisses, les mots de certains camarades qui m’ont blessé, mes rêves aussi. Poser des mots sur ces feuilles un peu froissées m’apaise. Parfois, j’en dévoile le contenu à Mme Blanc et elle prend quelques minutes pour en discuter avec moi.
— Tu parviens à transformer ta peine en poèmes, m’a-t-elle dit l’autre jour. C’est un peu ton pouvoir magique.
Je ne suis pas sûr que ça me serve à quelque chose et je préfèrerais juste être comme les autres. Eux n’ont pas besoin d’imaginer à quoi leur vie pourrait ressembler. Il se contente de la vivre sans même se rendre compte de leur chance.
Le matin, je reste souvent tout le temps de l’accueil entre 8h20 et 8h30 face au poster accroché au mur de la classe sur lequel sont répertoriés tous les adjectifs possibles en fonction de chacune des émotions. On peut choisir une étiquette correspondant à notre état en arrivant à l’école et l’aimanter à côté de notre prénom. J’observe souvent mes camarades choisir joyeux, de bonne humeur, motivé ou serein et détendu quand je suis plutôt attiré par dépité, seul, mal à l’aise ou envieux et plein de haine.
Autant dire que lorsque j’ai posé plein d’espoir ce matin, toute la classe m’a regardé l’air ahuri. Ça n’a pas duré bien longtemps. Au retour de la récré, j’avais déjà changé pour déçu quand je me suis aperçu que personne ne s’était souvenu de mon anniversaire, pas même Thomas, mon supposé meilleur copain. Seule Mlle Blanc me l’a souhaité à 11h30 en me demandant si j’allais le fêter cet après-midi.
J’avoue que j’y pensais quand Adrien, Bilel et les trois autres crétins ont décidé que c’était le bon jour pour se venger. Je me disais que comme on est samedi, je pourrais peut-être préparer un gâteau au yaourt en cachette, et proposer à Thomas, Enguerrand et Charlie de me rejoindre au parc. J’essayais de me souvenir de la recette qu’on avait justement cuisinée avec la maîtresse pour expérimenter la notion de fraction, quand ma tête a heurté le mur et que les Dalton m’ont asséné de coups tout en me lançant ce défi débile.
Me voilà donc, trempé et gelé, à attendre que les murmures que j’entends encore à travers la roche s’éloignent pour que je puisse rentrer chez moi, expliquer à ma 5ème fausse-mère pourquoi je suis dans cet état et prétendre que c’était mon idée de faire un p’tit plongeon dans la Méditerranée un 6 février. J’essaie d’imaginer quelle excuse je vais bien pouvoir encore baratiner : chute accidentelle après une balade avec les copains, sauvetage d’un oiseau blessé en train de se noyer, rite de passage pour mes 10 ans ? Je soupire d’avance de la punition qui m’attend…
— Nico ? Nicolas t’es où ?
Je crois reconnaître la voix de Thomas et me relève. Je m’aperçois que j’ai perdu une chaussure.
— Nico… ?
Cette fois, c’est Charlie qui hurle mon prénom là-haut. Je souris malgré moi et cherche dans la paroi une faille qui expliquerait comment leurs voix peuvent parvenir jusqu’à moi. Je fais le tour de la cavité et aperçois un trait de lumière qui semble percer vers l’extérieur.
— Je suis là les gars! Je suis en bas dans une grotte.
— Contente de savoir que tu es toujours en vie, me crie à son tour Charlie. Mais sors vite de là et tu vas voir ce qui t’attend de m’avoir traitée de gars.
— Ils sont partis ?
— Ouais, on a suivi en vélo le bus que vous avez pris dans le centre jusqu’à la Tour Fondue et on a attendu qu’ils repartent, m’explique Thomas.
— Et vous pouviez pas m’aider avant que je sois obligé de sauter dans une eau à 10° ?
— Désolé mec, ajoute Enguerrand.
— Tu parles d’un chevalier courageux. Ils auraient mieux fait de t’appeler Gaston tes parents.
J’entends leurs rires, mais cette fois-ci je n’ai pas envie de les fuir. C’est fou comme cet enchaînement de petites expirations saccadées peut parfois être effrayant de sadisme et parfois réconfortant de complicité. Je ris à mon tour et repense tout à coup à l’affiche de la classe. Je pourrais changer d’étiquette et opter pour reconnaissant ou régénéré. Heureusement que j’ai ces trois-là dans ma vie.
Thomas, je le connais depuis qu’on s’est pris la tête au parc à 4 ans pour savoir qui allait descendre le premier du toboggan. Comme d’habitude, j’étais persuadé que tous les gamins allaient se moquer de mes vêtements trop courts, j’étais jaloux de les voir s’envoler en l’air sur les balançoires, poussés par des parents qui accouraient dès qu’ils tombaient et s’écorchaient le genou. J'agressais toujours en premier parce que je savais que personne ne voudrait jouer avec moi. Et ce jour-là, c’est Thomas qui en fit les frais. Je le bousculais à la tyrolienne puis le menaçais s’il ne me laissait pas descendre en premier au toboggan. Mais au lieu de s’enfuir en jurant d’aller tout dire à sa nounou, il m’avait simplement proposé qu’on descende tous les deux en même temps. Je me suis d’abord méfié. J’ai continué de lui jeter des regards noirs dès que je le croisais sur le petit pont en bois et puis à force de le voir m’attendre et me faire signe à chaque fois qu’il s’apprêtait à glisser dans le « serpent rouge », comme on l’appelait, je l’ai finalement rejoint.
T’es prêt ? m’avait-il demandé avant d’attraper mes jambes et de commencer la descente. Nous avions recommencé des dizaines de fois, riant plus fort à chaque fois. Je me souviens que l’assistante sociale qui m’accompagnait ce jour-là, parce que ma 4ème fausse-mère avait mieux à faire sans doute, avait dû ruser pour me faire partir du parc.
C’est mon premier souvenir joyeux