La Révolte des Confins: Roman
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À propos de ce livre électronique
Entre ruralité et métropole, ordre et anarchie, politique et poésie, temps et durée, l’univers du jeune homme est soudainement traversé par des forces en tension. Son destin lui échappe et se trouve inexorablement confondu avec celui d’un peuple entier, le plongeant au cœur du théâtre politicien. Un nœud inextricable se noue, qui menace de n’avoir d’autre voie pour purger les maux du moment, que celle du sang.
Paul-Henri Jaulin met sa plume imprégnée de toute la beauté de la langue française, au service d'un récit entre dystopie et culture celte, où les valeurs humaines pourraient changer le Monde…
À PROPOS DE L'AUTEUR
Paul-Henri Jaulin enseigne les lettres modernes en Pays Nantais. Passionné de littérature médiévale, son écriture ménage un espace entre la réalité et le mythe, entre l’éveil et le rêve, lieu d’épanouissement de la légende et du conte. Lieu de l’enchantement du monde par les lettres.
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Aperçu du livre
La Révolte des Confins - Paul-Henri Jaulin
I– L’allocution
L’allocution de Premier Vergobret avait vibré en vain. Un cri dans le désert. Non pas que la société l’eût jugée corrosive ou inadéquate, non. Elle ne l’avait pas jugée du tout. Elle ne le pouvait pas. Elle ne la comprenait pas. Ce discours vibrant sur toutes les ondes du pays sonnait comme une saillie aux accents étrangers, inaudible, racornie. Une envolée de mots vétustes qui résonnaient dans un vide abyssal, comme l’écho des gouttes perlant au fond des cavernes sans fond.
Même la presse était restée sans voix. Les chroniqueurs à la dent dure, tous les pisteurs de libelles ou d’esclandres, les faiseurs de papiers et les faiseurs de bruit : aucun ne put saisir ni analyser les propos du chef de l’État. C’était pourtant eux, dans les laboratoires de leurs officines, à force de brigues, de rumeurs et de mises en scène, qui avaient produit ce bellâtre technocrate, lui avaient gagné la confiance des grands patriciens et des gros possédants et ouvert les cercles des financiers et des spéculateurs les plus influents pour le porter au pouvoir. Mais cette fulgurance étrange qu’il avait formulée les laissait pantois. Elle était étrangère aux protocoles politiques qui étaient les leurs, étrangère à l’ordre du monde contemporain. D’ailleurs, elle ne pouvait avoir germé dans l’esprit formaté du Premier Vergobret. Sûrement cette directive émanait-elle de l’armée, cette institution surannée, hors d’usage, d’un autre temps. Voilà d’où procédait le mutisme des journalistes et leur étrange passivité. Ils semblaient désemparés, incapables de réagir à l’envolée de leur mascotte, ceux-là qui, d’un coup d’humeur, décidaient habituellement de la vie ou de la mort sociale de n’importe quel légat ou citoyen en marge de la doctrine confortable dans laquelle évoluait la société. Et la voix cascadait de postes de radio en écrans sans aucune controverse ni adhésion, articulant ses expressions mortes comme les ressauts d’un poisson agonisant hors de son milieu aqueux.
Et, assis face à son écran, Gildas cherchait à se représenter le sens de ces apories anachroniques.
***
Gildas menait jusqu’alors une vie insipide, comme tous les jeunes gens du pays. Une formation départie de toute sagesse lui avait garanti un office médiocre au bureau administratif de la ville de Condivic, dans sa province natale de Létavie. Lorsqu’il se trouvait désœuvré, le soir, en quittant le palais d’administration, il allait tuer son ennui en rejoignant les jeunes de sa caste, et ensemble ils s’essoufflaient en agapes sans joies où chacun écoulait ses avoirs. Le son compulsif qui déflagrait ses secousses sous les plafonds obscurs des antres urbains spécialisés dans l’orchestration de ces soirées d’oubli, avait pour vertu de les rendre sourds, de même que la mitraille des projecteurs leur offrait une cécité ataraxique. Aucune conversation, aucune danse, sinon les convulsions décadentes des corps fatigués de leur mise quotidienne. C’était bien. Comme tous les autres, Gildas songeait à saturer ses sens pour qu’ils évitent de percevoir une réalité aux stimulations fatigantes. Dans cette léthargie collective, chacun hibernait sa jeunesse. Chacun y trouvait son compte, des tenanciers aux gouverneurs du pays, plutôt satisfaits de voir leurs citoyens se désintéresser de voir et de se représenter, en leur déléguant inconsciemment cette faculté politique dont ils se délestaient.
Parfois, lors de ses congés, Gildas explorait les salons mondains des notables du centre-ville, toujours en diligence entre leurs hôtels particuliers provinciaux et ceux de la capitale. Les codes des convenances nonchalantes, des attentions surjouées et des étals de bons sentiments le divertissaient parfois, bienséances de ces réunions aux petits-fours et aux pavoisements décontractés. Comme tout un chacun, il cherchait aussi l’évasion et visitait tous les lieux que les prospectus divers lui promettaient en paradis terrestres, alimentant ainsi la machine touristique et la dégradation du monde qui l’efflanquait. Il revenait à chaque fois un peu plus désenchanté de ces lieux aseptisés, aussi secs que leurs cartes postales, sans pour autant être en mesure de se l’avouer ni d’en faire part à quiconque.
Le reste de la vie de Gildas se résumait à honorer son emploi dans une métropole aussi agitée qu’ennuyeuse, comme toutes les métropoles du pays et, il l’aurait juré, du monde entier. Gratte-papier et communicant, il s’attelait à sa tâche dans la torpeur rassurante que procure toute routine. C’était pourtant son métier qui lui offrait, lors de missions épisodiques, ses plus purs moments de grâce. Il advenait parfois que Gildas Mabonagrain soit dépêché dans les « circonscriptions rurales » du comté pour divers entretiens auprès des producteurs agricoles qui espéraient décrocher une promotion sur les marchés de la ville. La terre était bien un secteur économique dont la ville n’avait que faire, un encombrement administratif dont elle actait laborieusement l’existence. Il fallait parfois, lorsque les conventions légales ne pouvaient plus être contournées, donner audience aux dernières petites exploitations où vivaient des hommes réfractaires au progrès urbain, mais dont les droits citoyens devaient théoriquement être considérés. Alors on envoyait Gildas, et Gildas y allait, le cœur allègre. Non qu’il connût quoique ce soit du monde paysan. Il était homme de son temps. Mais, comparés aux tours rutilantes de verre et de fer, aux horizons verticaux et aux courants tumultueux des véhicules, des trains et des multitudes bourgeoises, la soudaine profondeur du paysage bocageux, la verdeur des couleurs et le silence de la campagne lui soufflaient au ventre un vertige savoureux. La morphologie de certains villages confinés lui procurait aussi une impression étrange, celle d’une familiarité architecturale, comme si l’habitat humain prenait tout à coup sens dans ces formes organiques solidement plantées aux recreux des vallons, sous la voûte nuageuse suspendue au bout des clochers. Cinq années de fonction lui avaient permis d’arpenter les quatre coins les plus reculés, les plus « sinistrés », selon le vocable administratif consacré, du comté de Condivic.
Ce qui l’étonnait par-dessus tout, c’était la densité, la pesanteur que les mots prenaient dans les bouches terriennes. Habitué aux locutions légales et aux formules que l’administration produisait à une cadence industrielle, il évoluait dans un monde conceptuel, dans une langue qui artificialisait le réel, le théorisait sans jamais le toucher ni s’y salir. Mais les maires et les paysans des bourgades parlaient avec des mots qui sentaient le seigle écrasé et les remugles des cheptels. Pour Gildas, les chiffres se substantivaient enfin en bovins, en nombre de têtes, en lait et en céréales, en surface de parcelles… Ses allocutaires semblaient moins chercher à vendre qu’à promouvoir une réalité chérie, un savoir-faire, un miracle de la terre dans lequel ils avaient joué leur rôle et qui pesait plus lourd à leurs yeux que leur compétitivité et la concurrence des industries étrangères qui remplissaient les étalages urbains.
Ainsi Gildas connaissait-il la mosaïque des pays qui composaient le comté de Condivic, depuis les landes porcines du nord jusqu’aux coteaux granitiques des vignobles du sud, en passant par les pacages bovins des bocages, les rives poissonneuses occidentales et les collines d’albâtres des marches orientales de la Létavie. Tapie dans les replis de ce coin de pays, une foule diverse de formes et d’identités cousines évoluait dans l’indifférence replète du monde citadin.
***
« […] la création d’unités citoyennes de volontaires
armés pour la sécurité civile […] »
Gildas pensait avoir isolé l’énoncé le plus expressif de l’allocution du vergobret. Mais il revint ensuite sur les mots qui détonnaient le plus dans le registre du politicien. Engagement, don de soi, sacrifice civique, service de la patrie et maniement des armes, évoquaient sans équivoque un substantif passé sous silence : celui de conscription. Évidemment, comme tout un chacun, Gildas aurait pu passer outre cet étrange dérapage verbal, anachronique et fantasque, du chef de l’État, de même que les commentateurs de la presse publique l’avaient passé sous silence. Mais il réécoutait en boucle les vibrations étranges de ce parangon du progrès qui proférait sur son écran ces propos radicalement étrangers à sa posture. Le contraste l’interloquait. S’il s’agissait bien d’un appel détourné à la mobilisation armée, appel qui ne ferait jamais mouche dans cette société contemporaine, que pouvait bien révéler cette saillie désespérée sur l’état de la Galatie ? Certes, la situation était critique, mais les communicants des deux chambres parlaient tous d’un « épiphénomène social » qui « avait vocation à se résorber de lui-même dans les jours à venir ». Pourtant, dans les coulisses du pouvoir, au cours d’une de ces soirées mondaines où chacun s’exerçait à l’art de dissimuler son ennui, un sénateur de la première chambre de Condivic avait soufflé dans un effluve d’alcool les mots « quartiers en sécession », à l’oreille de Gildas.
Non, malgré ce que voulaient croire les citoyens satisfaits, il semblait que la Galatie connût une période de crise qui couvait depuis longtemps, sans que ceux qui la nourrissaient inconsciemment ne fussent au fait de son avènement. Mais pourquoi faire appel à la population pour l’affronter, alors même qu’elle ne formait plus peuple, selon les principes mêmes du pouvoir politique en place ?
***
Car chacun savait, même si personne ne l’évoquait jamais, que la population qui vivait sur le territoire de Galatie était divisée en diverses castes qui ne partageaient rien les unes avec les autres. Il y avait d’abord ceux qui composaient la frange à laquelle appartenait Gildas. Ils devaient représenter un quart entier de la population et la société entière tournait pour eux. Ils vivaient au cœur des métropoles et représentaient la clientèle la plus solide de l’oligarchie gouvernementale. Ce sont eux qui parvenaient à élire les deux chambres de L’Assemblée de Galatie. Un fort instinct grégaire les poussait à ménager leurs intérêts et à rassembler leurs votes pour gagner une majorité de sénateurs, qui à leur tour désignaient les membres du Conseil des Grands Possédants, dont le rôle capital consistait à assurer le bon déroulement des flux commerciaux sur le territoire, à saisir les opportunités économiques, et l’intérêt personnel que ces grands patrons y trouvaient les rendait incorruptibles aux yeux de tous. Le Premier Vergobret du moment représentait véritablement cette population urbaine et se posait en garant du système. Il soutenait jusqu’à présent l’expansion du marché mondial, seul lieu véritable du pouvoir où la politique s’abnéguait avec empressement. L’épicentre du pouvoir financier recouvrant les puissances étrangères de l’Empire Saozien, auquel tous les urbains se respectant auraient rêvé d’appartenir, les chefs d’État successifs avaient depuis longtemps pris l’habitude de valeter en faveur de cet empire, lui bradant joyeusement tous les joyaux de Galatie pour la muer en honorable succursale de ses impériaux débouchés économiques. Les habitants du cœur des villes étaient bien sûr les plus aisés du pays, les plus conscients de leur supériorité culturelle et de leur adaptabilité au monde et au progrès, les moins conscients de leur manque de culture et les plus disposés à soutenir l’ordre social où ils détenaient les meilleures places. Leurs idéologues avaient élaboré pour eux une morale matérialiste aux accents naïfs qui légitimait leur situation et protégeait leur domination sociale, et étaient parvenus à l’imposer à toute la société. Pour parfaire le renversement du réel qui consacrait cette domination, ils forgèrent aussi une nouvelle langue, changeant la puissance des mots et inversant leur valeur pour que les vertus traditionnelles, que cette population réprouvait par-dessus tout, puissent les habiller aux yeux de tous. Reniant tout héritage culturel, toute patrie, synonyme d’engagement immatériel concurrençant les intérêts financiers, haïssant la transmission patrimoniale et vénérant l’universalité, ces urbains n’avaient plus de pays, n’étaient de nulle part et justifiaient ainsi le tourisme de masse dont ils composaient la masse. Cette caste avait pris le pouvoir depuis un siècle et organisait soigneusement sa dissociété rêvée, à laquelle elle avait patiemment agrégé, une génération après l’autre, une grande partie de la population. Ses règles de bienséance, ses codes vestimentaires précieux et ses formules convenues convenaient à tous. Gildas actait cet ordre social : comme pour tous ses contemporains, un siècle d’oligarchie l’avait déshérité des armes spirituelles qui lui auraient permis de le questionner.
Un autre quart de la société rassemblait dans le vaste chaudron des déracinés tout un