André Gide: Voyage au Congo - Retour au Tchad
Par André Gide
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À propos de ce livre électronique
À PROPOS DE L'AUTEUR
André Gide (1869 - 1951) était un auteur français et lauréat du prix Nobel de littérature (en 1947). La carrière de Gide s'étend de ses débuts dans le mouvement symboliste à l'avènement de l'anticolonialisme entre les deux guerres mondiales. Auteur de plus de cinquante livres, au moment de sa mort sa nécrologie dans le New York Times le décrivait comme "le plus grand homme de lettres contemporain de France" et "jugé le plus grand écrivain français de ce siècle par les connaisseurs littéraires".
André Gide
André Gide (1869–1951), winner of the 1947 Nobel Prize for Literature, was a celebrated novelist, dramatist, and essayist whose narrative works dealt frankly with homosexuality and the struggle between artistic discipline, moralism, and sensual indulgence. Born in Paris, Gide became an influential intellectual figure in nineteenth- and twentieth-century French literature and culture. His essay collections Autumn Leaves and Oscar Wilde, among others, contributed to the public’s understanding of key figures of the day. He traveled widely and advocated for the rights of prisoners, denounced the conditions in the African colonies, and became a voice for, and then against, communism. Other notable works include The Notebooks of André Walter (1891), Corydon (1924), If It Die (1924), The Counterfeiters, and his journals, Journal 1889–1939, Journal 1939–1942, and Journal 1942–1949.
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Aperçu du livre
André Gide - André Gide
Voyage au Congo
Le retour du Tchad
André Gide
– 1927 - 1928 –
Voyage au Congo
OEBPS/images/image0002.jpgÀ la Mémoire de
JOSEPH CONRAD
Better be imprudent moveables than prudent fixtures.
KEATS.
CHAPITRE PREMIER – Les escales – Brazzaville
21 juillet. – Troisième jour de traversée.
Indicible langueur. Heures sans contenu ni contour.
Après deux mauvais jours, le ciel bleuit ; la mer se calme ; l’air tiédit. Un vol d’hirondelles suit le navire.
On ne bercera jamais assez les enfants, du temps de leur prime jeunesse. Et même je serais d’avis qu’on usât, pour les calmer, les endormir, d’appareils profondément bousculatoires. Pour moi, qui fus élevé selon des méthodes rationnelles, je ne connus jamais, de par ordre de ma mère, que des lits fixes ; grâce à quoi je suis aujourd’hui particulièrement sujet au mal de mer.
Pourtant je tiens bon ; je tâche d’apprivoiser le vertige, et constate que, ma foi, je tiens mieux que nombre de passagers. Le souvenir de mes six dernières traversées (Maroc, Corse, Tunisie) me rassure.
Compagnons de traversée : administrateurs et commerçants. Je crois bien que nous sommes les seuls à voyager « pour le plaisir ».
– Qu’est-ce que vous allez chercher là-bas ?
– J’attends d’être là-bas pour le savoir.
Je me suis précipité dans ce voyage comme Curtius dans le gouffre. Il ne me semble déjà plus que précisément je l’aie voulu (encore que depuis des mois ma volonté se soit tendue vers lui) ; mais plutôt qu’il s’est imposé à moi par une sorte de fatalité inéluctable – comme tous les événements importants de ma vie. Et j’en viens à presque oublier que ce n’est là qu’un « projet de jeunesse réalisé dans l’âge mûr » ; ce voyage au Congo, je n’avais pas vingt ans que déjà je me promettais de le faire ; il y a trente-six ans de cela.
Je reprends, avec délices, depuis la fable I, toutes les fables de La Fontaine. Je ne vois pas trop de quelle qualité l’on pourrait dire qu’il ne fasse preuve. Celui qui sait bien voir peut y trouver trace de tout ; mais il faut un œil averti, tant la touche, souvent, est légère. C’est un miracle de culture. Sage comme Montaigne ; sensible comme Mozart.
Hier, inondation de ma cabine, au petit matin, lors du lavage du pont. Un flot d’eau sale où nage piteusement le joli petit Gœthe letherbound, que m’avait donné le Comte Kessler (où je relis les Affinités).
25 juillet.
Ciel uniformément gris ; d’une douceur étrange. Cette lente et constante descente vers le sud doit nous amener à Dakar ce soir.
Hier des poissons volants. Aujourd’hui des troupeaux de dauphins. Le commandant les tire de la passerelle. L’un d’eux montre son ventre blanc d’où sort un flot de sang.
En vue de la côte africaine. Ce matin une hirondelle de mer contre la lisse. J’admire ses petites pattes palmées et son bec bizarre. Elle ne se débat pas lorsque je la prends. Je la garde quelques instants dans ma main ouverte ; puis elle prend son vol et se perd de l’autre côté du navire.
26 juillet.
Dakar la nuit. Rues droites désertes. Morne ville endormie. On ne peut imaginer rien de moins exotique, de plus laid. Un peu d’animation devant les hôtels. Terrasses des cafés violemment éclairées. Vulgarité des rires. Nous suivons une longue avenue, qui bientôt quitte la ville française. Joie de se trouver parmi des nègres. Dans une rue transversale, un petit cinéma en plein air, où nous entrons. Derrière l’écran, des enfants noirs sont couchés à terre, au pied d’un arbre gigantesque, un fromager sans doute. Nous nous asseyons au premier rang des secondes. Derrière moi un grand nègre lit à haute voix le texte de l’écran. Nous ressortons. Et longtemps nous errons encore ; si fatigués bientôt que nous ne songeons plus qu’à dormir. Mais à l’hôtel de la Métropole, où nous avons pris une chambre, le vacarme d’une fête de nuit, sous notre fenêtre, empêche longtemps le sommeil.
Dès six heures, nous regagnons l’Asie, pour prendre un appareil de photo. Une voiture nous conduit au marché. Chevaux squelettiques, aux flancs rabotés et sanglants, dont on a badigeonné les plaies au bleu de Prusse. Nous quittons ce triste équipage pour une auto, qui nous mène à six kilomètres de la ville, traversant des terrains vagues que hantent des hordes de charognards. Certains perchent sur le toit des maisons, semblables à d’énormes pigeons pelés.
Jardin d’Essai. Arbres inconnus. Buissons d’hibiscus en fleurs. On s’enfonce dans d’étroites allées pour prendre un avant-goût de la forêt tropicale. Quelques beaux papillons, semblables à de grands machaons, mais portant, à l’envers des ailes, une grosse macule nacrée. Chants d’oiseaux inconnus, que je cherche en vain dans l’épais feuillage. Un serpent noir très mince et assez long glisse et fuit.
Nous cherchons à atteindre un village indigène, dans les sables, au bord de la mer ; mais une infranchissable lagune nous en sépare.
27 juillet.
Jour de pluie incessante. Mer assez houleuse. Nombreux malades. De vieux coloniaux se plaignent : « Journée terrible ; vous n’aurez pas pire »… Somme toute, je supporte assez bien. Il fait chaud, orageux, humide ; mais il me semble que j’ai connu pire à Paris ; et je suis étonné de ne pas suer davantage.
Le 29, arrivée en face de Konakry. On devait débarquer dès sept heures ; mais depuis le lever du jour, un épais brouillard égare le navire. On a perdu le point. On tâtonne et la sonde plonge et replonge. Très peu de fond ; très peu d’espace entre les récifs de corail et les bancs de sable. La pluie tombait si fort que déjà nous renoncions à descendre, mais le commandant nous invite dans sa pétrolette.
Très long trajet du navire au wharf, mais qui donne au brouillard le temps de se dissiper ; la pluie s’arrête.
Le commissaire qui nous mène à terre nous avertit que nous ne disposons que d’une demi-heure, et qu’on ne nous attendra pas. Nous sautons dans un pousse, que tire un jeune noir « mince et vigoureux ». Beauté des arbres, des enfants au torse nu, rieurs, au regard languide. Le ciel est bas. Extraordinaire quiétude et douceur de l’air. Tout ici semble promettre le bonheur, la volupté, l’oubli.
31 juillet.
Tabou. – Un phare bas, qui semble une cheminée de steamer. Quelques toits perdus dans la verdure. Le navire s’arrête à deux kilomètres de la côte. Trop peu de temps pour descendre à terre ; mais, du rivage s’amènent deux grandes barques pleines de Croumens. L’Asie en recrute soixante-dix pour renforcer l’équipage – qu’on rapatriera au retour. Hommes admirables pour la plupart, mais qu’on ne reverra plus que vêtus.
Dans une minuscule pirogue, un nègre isolé chasse l’eau envahissante, d’un claquement de jambe contre la coque.
1er août.
Image de l’ancien « Magasin Pittoresque » : la barre à Grand-Bassam. Paysage tout en longueur. Une mer couleur thé, où traînent de longs rubans jaunâtres de vieille écume. Et, bien que la mer soit à peu près calme, une houle puissante vient, sur le sable du bord, étaler largement sa mousse. Puis un décor d’arbres très découpés, très simples, et comme dessinés par un enfant. Ciel nuageux.
Sur le wharf, un fourmillement de noirs poussent des wagonnets. À la racine du wharf, des hangars ; puis, de droite et de gauche, coupant la ligne d’arbres, des maisons basses, aplaties, aux couvertures de tuiles rouges. La ville est écrasée entre la lagune et la mer. Comment imaginer, tout près, sitôt derrière la lagune, l’immense forêt vierge, la vraie…
Pour gagner le wharf, nous prenons place à cinq ou six dans une sorte de balancelle qu’on suspend par un crochet à une élingue, et qu’une grue soulève et dirige à travers les airs, au-dessus des flots, vers une vaste barque, où le treuil la laisse lourdement choir.
On imagine des joujous requins, des joujous épaves, pour des naufrages de poupées. Les nègres nus crient, rient et se querellent en montrant des dents de cannibales. Les embarcations flottent sur le thé, que griffent et bêchent de petites pagaies en forme de pattes de canard, rouges et vertes, comme on en voit aux fêtes nautiques des cirques. Des plongeurs happent et emboursent dans leurs joues les piécettes qu’on leur jette du pont de l’Asie. On attend que les barques soient pleines ; on attend que le médecin de Grand-Bassam soit venu donner je ne sais quels certificats ; on attend si longtemps que les premiers passagers, descendus trop tôt dans les nacelles, et que les fonctionnaires de Bassam, trop empressés à les accueillir, balancés, secoués, chahutés, tombent malades. On les voit se pencher de droite et de gauche, pour vomir.
Grand-Bassam. – Une large avenue, cimentée en son milieu ; bordée de maisons espacées, de maisons basses. Quantité de gros lézards gris fuient devant nos pas et regagnent le tronc de l’arbre le plus proche, comme à un jeu des quatre coins. Diverses sortes d’arbres inconnus, à larges feuilles, étonnement du voyageur. Une race de chèvres très petite et basse sur jambes ; des boucs à peine un peu plus grands que des chiens terriers ; on dirait des chevreaux, mais déjà cornus et qui dardent par saccade un très long aiguillon violâtre.
Transversales, les rues vont de la mer à la lagune ; celle-ci, peu large en cet endroit, est coupée d’un pont qu’on dirait japonais. Une abondante végétation nous attire vers l’autre rive ; mais le temps manque. L’autre extrémité de la rue se perd dans le sable d’une sorte de dune ; un groupe de palmiers à huile ; puis la mer, qu’on ne voit pas, mais que dénonce la mâture d’un grand navire.
Lomé (2 août).
Au réveil, un ciel de pluie battante. Mais non ; le soleil monte ; tout ce gris pâlit jusqu’à n’être plus qu’une buée laiteuse, azurée ; et rien ne dira la douceur de cette profusion d’argent. L’immense lumière de ce ciel voilé, comparable au pianissimo d’un abondant orchestre.
Cotonou (2 août).
Combat d’un lézard et d’un serpent d’un mètre de long, noir lamé de blanc, très mince et agile, mais si occupé par la lutte que nous pouvons l’observer de très près. Le lézard se débat, parvient à échapper, mais abandonnant sa queue, qui continue longtemps de frétiller à l’aveuglette.
Conversations entre passagers.
Je voudrais comme dans le Quotidien ouvrir une rubrique, dans ce carnet : « Est-il vrai que… » Est-il vrai qu’une société américaine, installée à Grand-Bassam, y achète l’acajou qu’elle nous revend ensuite comme « mahogany » du Honduras ?
Est-il vrai que le maïs que l’on paie 35 sous en France ne coûte que… etc.
Libreville (6 août), Port-Gentil (7 août).
À Libreville, dans ce pays enchanteur,
où la nature donne
Des arbres singuliers et des fruits savoureux,
l’on meurt de faim. L’on ne sait comment faire face à la disette. Elle règne, nous dit-on, plus terrible encore à l’intérieur du pays.
La grue de l’Asie va cueillir à fond de cale les caisses qu’elle enlève dans un filet à larges mailles, puis déverse dans le chaland transbordeur. Des indigènes les reçoivent et s’activent avec de grands cris. Coincée, heurtée, précipitée, c’est merveille si la caisse arrive entière. On en voit qui éclatent comme des gousses, et répandent comme des graines leur contenu de boîtes de conserve. J’en saisis une. F., agent principal d’une entreprise d’alimentation, à qui je la montre, reconnaît la marque et m’affirme que c’est un lot de produits avariés qui n’a pu trouver acheteur sur le marché de Bordeaux.
8 août.
Mayoumba. – Lyrisme des pagayeurs, au dangereux franchissement de la barre. Les couplets et les refrains de leur chant rythmé se chevauchent¹. À chaque enfoncement dans le flot, la tige de la pagaie prend appui sur la cuisse nue. Beauté sauvage de ce chant semi-triste ; allégresse musculaire ; enthousiasme farouche. À trois reprises la chaloupe se cabre, à demi dressée hors du flot ; et lorsqu’elle retombe un énorme paquet d’eau vous inonde, que vont sécher bientôt le soleil et le vent.
Nous partons à pied, tous deux, vers la forêt. Une allée ombreuse y pénètre. Étrangeté. Clairières semées de quelques huttes de roseaux. L’administrateur vient à nous en tipoye², et en met aimablement deux autres à notre disposition. Il nous emmène, alors que nous étions déjà sur le chemin du retour ; et nous rentrons de nouveau dans la forêt. À vingt ans je n’aurais pas eu joie plus vive. Cris et bondissements des porteurs. Nous revenons par le bord de la mer. Sur la plage, fuite éperdue des troupeaux de crabes, hauts sur pattes et semblables à de monstrueuses araignées.
9 août, 7 heures du matin.
Pointe Noire³. – Ville à l’état larvaire, qui semble encore dans le sous-sol.
9 août, 5 heures du soir.
Nous entrons dans les eaux du Congo. Gagnons Banane dans la vedette du commandant. Chaque occasion de descendre à terre nous trouve prêts. Retour à la nuit tombante.
La joie est peut-être aussi vive ; mais elle entre en moi moins avant ; elle éveille un écho moins retentissant dans mon cœur. Ah ! pouvoir ignorer que la vie rétrécit devant moi sa promesse… Mon cœur ne bat pas moins fort qu’à vingt ans.
Lente remontée du fleuve dans la nuit. Sur la rive gauche, au loin, quelques lumières ; un feu de brousse, à l’horizon ; à nos pieds l’effrayante épaisseur des eaux.
(10 août).
Un absurde contretemps m’empêche, en passant à Bôma (Congo belge), d’aller présenter mes respects au Gouverneur. Je n’ai pas encore bien compris que, chargé de mission, je représente, et suis dès à présent un personnage officiel. Le plus grand mal à me gonfler jusqu’à remplir ce rôle.
Matadi⁴ (10 août), 6 heures du soir
Partis le 12, à 6 heures du matin – arrivés à Thysville à 6 h. 1/2 du soir.
Nous repartons vers 7 heures du matin, pour n’arriver à Kinshassa qu’à la nuit close.
Le lendemain traversée du Stanley-Pool. Arrivée vendredi 14 à 9 heures du matin à Brazzaville⁵.
Brazzaville.
Étrange pays, où l’on n’a pas si chaud que l’on transpire.
À chasser les insectes inconnus, je retrouve des joies d’enfant. Je ne me suis pas encore consolé d’avoir laissé échapper un beau longicorne vert pré, aux élytres damasquinés, zébrés, couverts de vermiculures plus foncées ou plus pâles ; de la dimension d’un bupreste, la tête très large, armée de mandibules-tenailles. Je le rapportais d’assez loin, le tenant par le corselet, entre pouce et index ; sur le point d’entrer dans le flacon de cyanure, il m’échappe et s’envole aussitôt.
Je m’empare de quelques beaux papillons porte-queue, jaune soufré maculés de noir, très communs ; et d’un autre un peu moins fréquent, semblable au machaon, mais plus grand, jaune zébré de noir (que j’avais vu au Jardin d’Essai de Dakar).
Ce matin, nous sommes retournés au confluent du Congo et du Djoué, à six kilomètres environ de Brazzaville. (Nous y avions été hier au coucher du soleil.) Petit village de pêcheurs. Bizarre lit de rivière à sec, tracé par une incompréhensible accumulation de « boulders » presque noirs ; on dirait la morène d’un glacier. Nous bondissons de l’une à l’autre de ces roches arrondies, jusqu’aux bords du Congo. Petit sentier, presque au bord du fleuve ; crique ombragée, où une grande pirogue est amarrée. Papillons en grand nombre et très variés ; mais je n’ai qu’un filet sans manche et laisse partir les plus beaux. Nous gagnons une partie plus boisée, tout au bord de l’affluent, dont les eaux sont sensiblement plus limpides. Un fromager énorme, au monstrueux empattement, que l’on contourne ; de dessous le tronc, jaillit une source. Près du fromager, un amorphophallus violet pourpré, sur une tige épineuse de plus d’un mètre. Je déchire la fleur et trouve, à la base du pistil, un grouillement de petits asticots. Quelques arbres, auxquels les indigènes ont mis le feu, se consument lentement par la base.
J’écris ceci dans le petit jardin de la très agréable case que M. Alfassa, le Gouverneur général intérimaire, a mis à notre disposition. La nuit est tiède ; pas un souffle. Un incessant concert de grillons et, formant fond, de grenouilles.
23 août.
Troisième visite aux rapides du Congo. Mais cette fois, nous nous y prenons mieux, et du reste guidés avec quelques autres par M. et Mme Chaumel, nous traversons un bras du Djoué en pirogue et gagnons le bord même du fleuve, où la hauteur des vagues et l’impétuosité du courant sont particulièrement sensibles. Un ciel radieux impose sa sérénité à ce spectacle, plus majestueux que romantique. Par instants, un remous creuse un sillon profond ; une gerbe d’écume bondit. Aucun rythme ; et je m’explique mal ces inégalités du courant.
– « Et croiriez-vous qu’un pareil spectacle attend encore son peintre ! » s’écrie un des invités, en me regardant. C’est une invite à laquelle je ne répondrai point. L’art comporte une tempérance et répugne à l’énormité. Une description ne devient pas plus émouvante pour avoir mis dix au lieu d’un. On a blâmé Conrad, dans le Typhon, d’avoir escamoté le plus fort de la tempête. Je l’admire au contraire d’arrêter son récit précisément au seuil de l’affreux, et de laisser à l’imagination du lecteur libre jeu, après l’avoir mené, dans l’horrible, jusqu’à tel point qui ne parût pas dépassable. Mais c’est une commune erreur, de croire que la sublimité de la peinture tient à l’énormité du sujet. Je lis dans le bulletin de la Société des recherches Congolaises (n° 2) :
« Ces tornades, dont la violence est extrême, sont, à mon avis, la plus belle scène de la nature intertropicale. Et je terminerai en exprimant le regret qu’il ne se soit pas trouvé, parmi les coloniaux, un musicien né pour les traduire en musique. » Regret que nous ne partagerons point.
24 et 25 août.
Procès Sambry.
Moins le blanc est intelligent, plus le noir lui paraît bête.
L’on juge un malheureux administrateur, envoyé trop jeune et sans instructions suffisantes, dans un poste trop reculé. Il y eût fallu telle force de caractère, telle valeur morale et intellectuelle, qu’il n’avait pas. À défaut d’elles, pour imposer aux indigènes, on recourt à une force précaire, spasmodique et dévergondée. On prend peur ; on s’affole ; par manque d’autorité naturelle, on cherche à régner par la terreur. On perd prise, et bientôt plus rien ne suffit à dompter le mécontentement grandissant des indigènes, souvent parfaitement doux, mais que révoltent et poussent à bout les injustices, les sévices, les cruautés⁶.
Ce qui paraît ressortir du procès, c’est surtout l’insuffisance de surveillance. Il faudrait pouvoir n’envoyer dans les postes reculés de la brousse, que des agents de valeur déjà reconnue. Tant qu’il n’aura pas fait ses preuves, un administrateur encore jeune demande à être très étroitement encadré.
L’avocat défenseur profite de cette affaire, pour faire le procès de l’administration en général, avec de faciles effets d’éloquence et des gestes à la Daumier, que j’espérais hors d’usage depuis longtemps. Prévenu de l’attaque, et pour y faire face, M. Prouteaux, chef de cabinet du Gouverneur, avait courageusement pris place aux côtés du ministère public ; ce que certains ne manquèrent pas de trouver « déplacé ».
À noter l’effarante insuffisance des deux interprètes ; parfaitement incapables de comprendre les questions posées par le juge, mais que toujours ils traduisent quand même, très vite et n’importe comment, ce qui donne lieu à des confusions ridicules. Invités à prêter serment, ils répètent stupidement : « Dis : je le jure », aux grands rires de l’auditoire. Et lorsqu’ils transmettent les dépositions des témoins, on patauge dans l’à-peu-près.
L’accusé s’en tire avec un an de prison et le bénéfice de la loi Bérenger.
Je ne parviens pas à me faire une opinion sur celle des nombreux indigènes qui assistent aux débats et qui entendent le verdict. La condamnation de Sambry satisfait-elle leur idée de justice ?…
Durant la troisième et dernière séance de ce triste procès, un très beau papillon est venu voler dans la salle d’audience, dont toutes les fenêtres sont ouvertes. Après de nombreux tours, il s’est inespérément posé sur le pupitre devant lequel j’étais assis, où je parviens à le saisir sans l’abîmer.
Le lendemain, je reçois la visite de M. X, l’un des juges assesseurs.
– « Voulez-vous le secret de tout ceci ? me dit-il ; Sambry couchait avec les femmes de tous les miliciens à ses ordres. Il n’y a pas pire imprudence. Dès qu’on ne les tient plus en main, ces gardes indigènes deviennent terribles. Presque toutes les cruautés qu’on reproche à Sambry sont leur fait. Mais tous ont déposé contre lui, vous l’avez vu. »
Je prends ces notes trop « pour moi » ; je m’aperçois que je n’ai pas décrit Brazzaville. Tout m’y charmait d’abord : la nouveauté du climat, de la lumière, des feuillages, des parfums, du chant des oiseaux, et de moi-même aussi parmi cela, de sorte que par excès d’étonnement, je ne trouvais plus rien à dire. Je ne savais le nom de rien. J’admirais indistinctement. On n’écrit pas bien dans l’ivresse. J’étais grisé.
Puis, passé la première surprise, je ne trouve plus aucun plaisir à parler de ce que déjà je voudrais quitter. Cette ville, énormément distendue, n’a de charmant que ce qu’elle doit au climat et à sa position allongée près du fleuve. En face d’elle Kinshassa paraît hideuse. Mais Kinshassa vit d’une vie intense ; et Brazzaville semble dormir. Elle est trop vaste pour le peu d’activité qui s’y déploie. Son charme est dans son indolence. Surtout je m’aperçois qu’on ne peut y prendre contact réel avec rien ; non point que tout y soit factice ; mais l’écran de la civilisation s’interpose, et rien n’y entre que tamisé.
Et je ne doute pas qu’il n’y aurait beaucoup à apprendre sur le fonctionnement des rouages de l’administration en particulier ; mais pour le bien comprendre, il faudrait connaître déjà le pays. Ce qui pourtant commence à m’apparaître, c’est l’extraordinaire complication, l’enchevêtrement de tous les problèmes coloniaux. La question de chemin de fer de Brazzaville à Pointe-Noire serait particulièrement intéressante à étudier ; mais je n’en puis connaître que ce que l’on m’en raconte, et tous les récits que j’entends se contredisent ; ce qui m’amène à me méfier de tous et de chacun. On parle beaucoup de désordre, d’imprévoyance et d’incurie… Je ne veux tenir pour certain que ce que j’aurai pu voir moi-même, ou pu suffisamment contrôler. Sans interprète, comment interroger les « Saras » que je rencontre, ces grands et fort Saras que l’on fait venir de la région du Tchad pour les travaux de la voie ferrée ? Et ceux-ci ne savent rien encore : ils arrivent. Ils sont là, devant la mairie, en troupeau, répondant à l’appel et attendant une distribution de manioc, que d’autres indigènes apportent dans de grands paniers. Comment savoir s’il est vrai que, parmi ceux qui les ont précédés sur les chantiers, la mortalité a été, comme on nous le dit, consternante ?… Je suis trop neuf dans le pays⁷.
Nous engageons, au petit bonheur, deux boys et un cuisinier. Ce dernier, qui répond au nom ridicule de Zézé, est hideux. Il est de Fort-Crampel. Les deux boys, Adoum et Outhman, sont des Arabes du Oua-daï, que ce voyage vers le nord va rapprocher de leur patrie.
30 août.
Engourdissement, peut-être diminution. La vue baisse ; l’oreille durcit ; aussi bien portent-elles moins loin des désirs sans doute plus faibles. L’important, c’est que cette équation se maintienne entre l’impulsion de l’âme et l’obéissance du corps. Puissé-je, même alors et vieillissant, maintenir en moi l’harmonie. Je n’aime point l’orgueilleux raidissement du stoïque ; mais l’horreur de la mort, de la vieillesse et de tout ce qui ne se peut éviter, me semble impie. Je voudrais rendre à Dieu quoi qu’il m’advienne, une âme reconnaissante et ravie.
2 septembre.
Congo-Belge. – Nous prenons une auto pour Léopoldville. Visite au Gouverneur Engels. Il nous conseille de pousser jusqu’à Coquillatville (Équateur-ville) et propose de mettre une baleinière à notre disposition, pour nous ramener à Liranga, que nous pensions d’abord gagner directement.
Notre véranda est encombrée de caisses et de colis. Le bagage doit être fractionné en charges de vingt à vingt-cinq kilos⁸. Quarante-trois caissettes, sacs ou cantines, contenant l’approvisionnement pour la seconde partie de notre voyage, seront expédiés directement à Fort Archambault, où nous avons promis à Marcel de Coppet d’arriver pour la Noël. Nous n’emporterons avec nous, pour le crochet en Congo belge, que le « strict nécessaire » ; nous retrouverons le reste à Liranga, apporté par le Largeau, dans dix jours. Brazzaville ne nous offre plus rien de neuf ; nous avons hâte d’aller plus loin.
CHAPITRE II – La lente remontée du fleuve
5 septembre
Ce matin, au lever du jour, départ de Brazzaville. Nous traversons le Pool pour gagner Kinshassa où nous devons nous embarquer sur le Brabant. La duchesse de Trévise, envoyée par l’Institut Pasteur, vient avec nous jusqu’à Bangui, où son service l’appelle.
Traversée du Stanley-Pool. Ciel gris. S’il faisait du vent, on aurait froid. Le bras du pool est encombré d’îles, dont les rives se confondent avec celles du fleuve ; certaines de ces îles sont couvertes de buissons et d’arbres bas ; d’autres, sablonneuses et basses, inégalement revêtues d’un maigre hérissement de roseaux. Par places, de larges remous circulaires lustrent la grise surface de l’eau. Malgré la violence du courant, le cours de l’eau semble incertain. Il y a des contre-courants, d’étranges vortex, et des retours en arrière, qu’accusent les îlots d’herbe entraînés. Ces îlots sont parfois énormes ; les colons s’amusent à les appeler des « concessions portugaises ». On nous a dit et répété que cette remontée du Congo, interminable, était indiciblement monotone. Nous mettrons un point d’honneur à ne pas le reconnaître. Nous avons tout à apprendre et épelons le paysage lentement. Mais nous ne cessons pas de sentir que ce n’est là que le prologue d’un voyage qui ne commencera vraiment que lorsque nous pourrons prendre plus directement contact avec le pays. Tant que nous le contemplerons du bateau, il restera pour nous comme un décor distant et à peine réel.
Nous longeons la rive belge d’assez près. À peine si l’on distingue, là-bas, tout au loin, la rive française. Énormes étendues plates, couvertes de roseaux, où mon regard cherche en vain des hippopotames. Sur le bord, par instants, la végétation s’épaissit ; les arbrisseaux, les arbres remplacent les roseaux ; mais toujours, arbre ou roseau, la végétation empiète sur le fleuve – ou le fleuve sur la végétation du bord, comme il advient en temps de crue (mais dans un mois les eaux seront beaucoup plus hautes, nous dit-on). Branches et feuilles baignent et flottent, et le remous du bateau, comme par une indirecte caresse, en passant les soulève doucement.
Sur le pont, une vingtaine de convives à la table commune. Une autre table, parallèle à la première, où l’on a mis nos trois couverts.
Une montagne assez haute ferme le fond du pool, devant laquelle le pool s’élargit. Les remous se font plus puissants et plus vastes ; puis le Brabant s’engage dans le « couloir ». Les rives deviennent berges et se resserrent. Le Congo coule alors entre une suite rompue d’assez hautes collines boisées. Le faîte des collines est dénudé, ou du moins semble couvert d’herbes rases, à la manière des « chaumes » vosgiens ; pacages où l’on s’attend à voir des troupeaux.
Arrêt devant un poste à bois, vers deux heures (j’ai cassé ma montre hier soir). Aimables ombrages des manguiers. Peuple indolent, devant quelques huttes. Je vois pour la première fois des ananas en fleurs. Surprenants papillons, que je poursuis en vain avec un filet sans monture, car j’ai perdu le manche à Kinshassa. La lumière est glorieuse ; il ne fait pas trop chaud.
Le navire s’arrête à la tombée du jour sur la rive française, devant un misérable village : vingt huttes clairsemées autour d’un poste à bois, où le Brabant se ravitaille. Chaque fois que le navire accoste, quatre énormes nègres, deux à l’avant, deux à l’arrière, plongent et gagnent la rive pour y fixer les amarres. La passerelle est rabattue ; elle ne suffit pas, et de longues planches la prolongent. Nous gagnons le village, guidés par un petit vendeur de colliers qui fait avec nous le voyage ; une bizarre résille bleue marbrée de blanc couvre son torse et retombe sur une culotte de nankin. Il ne comprend pas un mot de français mais sourit, lorsqu’on le regarde, d’une façon si exquise que je le regarde souvent. Nous parcourons le village, profitant des dernières lueurs. Les indigènes sont tous galeux ou teigneux, ou rogneux, je ne sais ; pas un n’a la peau nette et saine. Vu pour la première fois l’extraordinaire fruit des « barbadines » (passiflores).
La lune encore presque pleine transparaît derrière la brume, exactement à l’avant du navire, qui s’avance tout droit dans la barre de son reflet. Un léger vent souffle continûment de l’arrière et rabat de la cheminée vers l’avant une merveilleuse averse d’étincelles : on dirait un essaim de lucioles. Après une contemplation prolongée, il faut me résigner à regagner ma cabine, à étouffer et suer sous la moustiquaire. Puis lentement l’air fraîchit, le sommeil vient… De curieux cris me réveillent : je me relève et descends sur le premier pont à peine éclairé par les lueurs du four où les cuisiniers préparent le pain avec de grands rires et des chants. Je ne sais comment les autres, étendus tout auprès, font pour dormir. À l’abri d’un amoncellement de caisses, éclairés par une lanterne-tempête, trois grands nègres autour d’une table jouent aux dés ; clandestinement, car les jeux d’argent sont interdits.
5 et 6 septembre.
Je relis l’oraison funèbre d’Henriette de France. À part l’admirable portrait de Cromwell et certaine phrase du début sur les limites que Dieu impose au développement du schisme, je n’y trouve pas beaucoup d’excellent, du moins à mon goût. Je relève pourtant cette phrase : « … parmi les plus mortelles douleurs, on est encore capable de joie » ; et : « … entreprise… dont le succès paraît infaillible, tant le concert en est juste ». Abus de citations flasques.
L’oraison d’Henriette d’Angleterre, que je relis sitôt ensuite, me paraît beaucoup plus belle, et plus constamment. Ici je retrouve mon admiration la plus vive. Mais quel spécieux raisonnement ! Imagine-t-on quelqu’un qui dirait à un voyageur : « Ne regardez donc pas le fuyant paysage, contemplez plutôt la paroi du wagon, qui elle, du moins, ne change pas. » Eh parbleu ! lui répondrais-je, j’aurai tout le temps de contempler l’immuable, puisque vous m’affirmez que mon âme est immortelle ; permettez-moi d’aimer bien vite ce qui disparaîtra dans un instant.
Après une seconde journée un peu monotone, nous avons passé la nuit devant la mission américaine de Tchoumbiri, où nous avions amarré dès six heures. (La nuit précédente le Brabant ne s’était pas arrêté.) Le soleil se couchait tandis que nous traversions le village ; palmiers, bananiers abondants, les plus beaux que j’aie vus jusqu’ici, ananas, et ces grands arums à rhizomes comestibles (taros). L’aspect de la prospérité. Les missionnaires sont absents. Tout un peuple était sur la rive, attendant le débarquement du bateau ; car avant d’accoster nous avions longé quantité d’assez importants villages.
Nous sommes redescendus à terre après le dîner, à la nuit close, escortés par un troupeau d’enfants provocants et gouailleurs. Sur les terres basses, au bord du fleuve, d’innombrables lucioles paillettent l’herbe, mais s’éteignent dès qu’on veut les saisir. Je remonte à bord et m’attarde sur le premier pont, parmi les noirs de l’équipage, assis sur une table auprès du petit vendeur de colliers qui somnole, la main dans ma main et la tête sur mon épaule.
Lundi matin, 7 septembre.
Au réveil, le spectacle le plus magnifique. Le soleil se lève tandis que nous entrons dans le pool de Bolobo. Sur l’immense élargissement de la nappe d’eau, pas une ride, pas même un froissement léger qui puisse en ternir un peu la surface ; c’est une écaille intacte, où rit le très pur reflet du ciel pur. À l’orient quelques nuages longs que le soleil empourpre. Vers l’ouest, ciel et lac sont d’une même couleur de perle, un gris d’une délicatesse attendrie, nacre exquise où tous les tons mêlés dorment encore, mais où déjà frémit la promesse de la riche diaprure du jour. Au loin, quelques îlots très bas flottent impondérablement sur une matière fluide… L’enchantement de ce paysage mystique ne dure que quelques instants ; bientôt les contours s’affirment, les lignes se précisent ; on est sur terre de nouveau.
L’air parfois souffle si léger, si suave et voluptueusement doux, qu’on croit respirer du bien-être.
Tout le jour nous avons circulé entre les îles ; certaines abondamment boisées, d’autres couvertes de papyrus et de roseaux. Un étrange enchevêtrement de branches s’enfonce épaissement dans l’eau noire. Parfois quelque village, dont les huttes se distinguent à peine ; mais on est averti de sa présence par celle des palmiers et des bananiers. Et le paysage, dans sa monotonie variée, reste si attachant que j’ai peine à le quitter pour la sieste.
Admirable coucher de soleil, que double impeccablement l’eau lisse. D’épaisses nuées obscurcissent déjà l’horizon ; mais un coin de ciel s’ouvre, ineffablement, pour laisser voir une étoile inconnue.
8 septembre.
Il est réjouissant de penser que c’est précisément à ses qualités les plus profanes et qui lui paraissaient les plus vaines, que l’orateur sacré doit sa survie dans la mémoire des hommes.
Je m’attendais à une végétation plus oppressante. Épaisse, il est vrai, mais pas très haute et n’encombrant ni l’eau ni le ciel. Les îles, ce matin, se disposent sur le grand miroir du Congo d’une manière si harmonieuse qu’il semble que l’on circule dans un parc d’eau.
Parfois quelque arbre étrange domine le taillis épais de la rive et fait solo dans la confuse symphonie végétale. Pas une fleur ; aucune note de couleur autre que la verte, un vert égal, très sombre et qui donne à ce paysage une tranquillité solennelle, semblable à celle des oasis monochromes, une noblesse où n’atteint pas la diversité nuancée de nos paysages du Nord⁹.
Hier soir, arrêt à N’Kounda, sur la rive française. Étrange et beau village, que l’imagination embellit encore ; car la nuit est des plus obscures. L’allée de sable où l’on s’aventure luit faiblement. Les cases sont très distantes les unes des autres ; voici pourtant une sorte de rue, ou de place très allongée ; plus loin, un défoncement de terrain, marais ou rivière, qu’abritent quelques arbres énormes d’essence inconnue ; et, tout à coup, non loin du bord de cette eau cachée, un petit enclos où l’on distingue trois croix de bois. Nous grattons une allumette pour lire leur inscription. Ce sont les tombes de trois officiers français. Auprès de l’enclos une énorme euphorbe candélabre se donne des airs de cyprès.
Terrible engueulade du colon « Léonard », sorte de colosse court, aux cheveux noirs plaqués à la Balzac, qui retombent par mèches sur son visage plat. Il est affreusement ivre et, monté sur le pont du Brabant, fait d’abord un raffut de tous les diables au sujet d’un boy qu’un des passagers vient d’engager et dont il prétend se ressaisir. On tremble pour le boy, s’il y parvient. Puis c’est à je ne sais quel Portugais qu’il en a et vers lequel il jette ses imprécations ordurières. Nous le suivons dans la nuit, sur la rive, jusqu’en face d’un petit bateau que, si nous comprenons bien, ledit Portugais vient de lui acheter, mais qu’il n’a pas encore payé.
« Il me doit quatre-vingt-six mille francs, ce fumier, cette ordure, ce Ppportugais. C’est même pas un vrai Portugais. Les vrais Portugais, ils restent chez eux. Il y a trois espèces de Portugais, les vrais Portugais ; et puis les Portugais de la merde ; et puis la merde de Portugais. Lui, c’est de la merde de Portugais. Fumier ! Ordure ! Tu me dois quatre-vingt-six mille francs… » Et il recommence, répétant et criant à tue-tête les mêmes phrases, exactement les mêmes, dans le même ordre, inlassablement. Une négresse se suspend à son bras ; c’est sa « ménagère », sans doute. Il la repousse brutalement, et l’on croit qu’il va cogner. On le sent d’une force herculéenne…
Une heure plus tard, le voici qui rapplique sur le pont du Brabant. Il veut trinquer avec le commandant ; mais, comme celui-ci, très ferme, lui refuse le champagne qu’il demande, s’abritant derrière un règlement qui interdit de servir des consommations passé neuf heures, l’autre s’emporte et l’enguirlande. Il descend enfin, mais, de la rive, invective encore, tandis que, reculé dans la nuit à l’autre bout du pont, le pauvre commandant à qui je vais tenir compagnie, tout tremblant et les larmes aux yeux, boit la honte sans souffler mot. C’est un Russe, de la suite du Tsar, condamné à mort par le tribunal révolutionnaire, qui a pris du service en Belgique, laissant à Leningrad sa femme et ses deux filles.
Après que Léonard est enfin parti, rentrant dans la nuit, cette pauvre épave proteste : « Amiral ! Il me traite d’amiral… Mais je n’ai jamais été amiral… » Il craint que la duchesse de Trévise n’ait ajouté foi aux perfides accusations de Léonard. Le lendemain, il nous dira qu’il n’a pas pu dormir un seul instant. Et par protestation, par sympathie, les passagers, qui jusqu’alors l’appelaient simplement : « capitaine », ce matin lui donnent du « commandant » à qui mieux mieux.
Le spectacle se rapproche de ce que je croyais qu’il serait ; il devient ressemblant. Abondance d’arbres extrêmement hauts, qui n’opposent plus au regard un trop impénétrable rideau ; ils s’écartent un peu, laissent s’ouvrir des baies profondes de verdure, se creuser des alcôves mystérieuses et, si des lianes les enlacent, c’est avec des courbes si molles que leur étreinte semble voluptueuse et pour moins d’étouffement que d’amour.
8 septembre.
Mais cette orgie n’a pas duré. Ce matin, tandis que j’écris ces lignes, les îles entre lesquelles nous voguons n’offrent plus qu’une touffe uniforme.
Hier, nous avions navigué toute la nuit. Ce soir, à la nuit tombante, nous jetons l’ancre au milieu du fleuve pour repartir aux premières lueurs.
Hier, l’escale à Loukoléla fut particulièrement émouvante. Profitant de l’heure d’arrêt, tous trois nous avons gravi en hâte le bel escalier de bois qui relie l’importante scierie de la rive au village qui la domine ; puis, suivant le sentier devant nous, qui pénètre dans la forêt, nous nous sommes enfoncés presque anxieusement dans une Broceliande enchantée. Ce n’était pas encore la grande forêt ténébreuse, mais solennelle déjà, peuplée de formes, d’odeurs et de bruits inconnus.
J’ai rapporté quelques très beaux papillons ; ils volaient en grand nombre sur notre sentier, mais d’un vol si fantasque et rapide qu’on avait le plus grand mal à les saisir. Certains, azurés et nacrés comme des morphos, mais aux ailes très découpées et portant queue, à la manière des flambés de France.
Parfois d’étroits couloirs liquides s’ouvrent profondément sous les ramures, où l’on souhaite s’aventurer en pirogue ; et rien n’est plus attirant que leur mystère ténébreux. La liane la plus fréquente est cette sorte de palmier flexible et grimpant qui dispose en un rythme alterné, tout au long de sa tige courbée, de grandes palmes-girandoles, d’une grâce un peu maniérée.
12 septembre.
Arrivés le 9 à Coquillatville. J’ai perdu prise. Je crains de me désintéresser de ce carnet si je ne le tiens pas à jour. Le gouverneur a mis à notre disposition une auto et l’aimable M. Jadot, procureur du Roi, nous accompagne à travers les quartiers de cette vaste et encore informe ville. On admire non tant ce qu’elle est, que ce que l’on espère qu’elle sera dans dix ans. Remarquable hôpital indigène, non encore achevé, mais où déjà presque rien ne manque¹⁰.
Le directeur de cet hôpital est un Français, un Algérien