Les Métamorphoses du Mouron rouge
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À propos de ce livre électronique
Baronne Emma Orczy
La baronne Emma (Emmuska) Orczy, née le 23 septembre 1865 à Tarnaörs, en Hongrie, et morte le 12 novembre 1947 à Henley-on-Thames, dans le South Oxfordshire, en Angleterre, est une romancière, dramaturge et artiste britannique d'origine hongroise.
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Aperçu du livre
Les Métamorphoses du Mouron rouge - Baronne Emma Orczy
Les Métamorphoses du Mouron rouge
Les Métamorphoses du Mouron rouge
1. La taverne des Trois Singes
2. L’enfant malade
3. À la recherche du beau chevalier
4. Les lettres
5. Pressentiments
6. L’attentat
7. À la Section de la Montagne
8. L’homme aux béquilles
9. Le billet
10. Départ nocturne
11. La charrette de la mère Ruffin
12. Le conducteur taciturne
13. La traversée
14. Nouvelles d’Angleterre
15. L’arrestation
16. Chez le député Chabot
17. Le conciliabule
18. Voyage en diligence
19. L’obligeant inconnu
20. Réunion des deux amies
21. Regard en arrière
22. Le marin
23. L’épée de Damoclès
24. Les lettres retrouvées
25. Le loup et l’agneau
26. Le traître
27. Les fausses lettres
28. Le vagabond
29. Au Bout du Monde
30. Chabot part sans son escorte
31. Les fiancés se retrouvent
32. Épilogue
Page de copyright
Les Métamorphoses du Mouron rouge
Baronne Emma Orczy
1. La taverne des Trois Singes
À l’angle de la rue de la Monnaie et de l’étroit passage des Fèves s’élevait au temps de la Révolution une vaste maison dont l’aspect évoquait un passé de grandeur et de luxe. Pour la décorer, l’or avait été dépensé sans compter. Les balcons de la façade s’ornaient de balustrades finement sculptées, tandis que des personnages allégoriques aux nobles attitudes encadraient les hautes fenêtres à petits carreaux et surmontaient la grande porte cochère. Cet hôtel avait été la résidence d’un riche banquier autrichien, qui s’était empressé de quitter Paris dès que s’étaient fait sentir rue de la Monnaie les premiers souffles de la tourmente révolutionnaire.
L’opulente demeure était restée inhabitée pendant deux ans au bout desquels le gouvernement en avait pris possession, la confisquant comme « bien d’étranger ». Paris étant à court de logements, on avait partagé par des cloisons les salons de réception du banquier pour en faire de petites pièces que louaient des familles modestes, de petits commerçants et des hommes d’affaires. Chose curieuse, les deux années pendant lesquelles la maison avait été abandonnée avaient suffi à lui donner un air de vétusté, et il semblait que privée de ses habitants, dépouillée de ses meubles, de ses tentures et de ses tableaux, elle fût maintenant hantée par je ne sais quels fantômes qu’on croyait entendre chuchoter, et dont on s’imaginait voir les formes vaporeuses glisser à travers les grandes salles désertes, les antichambres et le monumental escalier de pierre. Bien que, par la suite, le rez-de-chaussée fût entièrement occupé par des bureaux d’hommes d’affaires et que plusieurs familles se fussent installées dans les étages supérieurs, une atmosphère de désolation et de ruine continuait à envelopper le vaste hôtel qui conservait entre ses murs une odeur de pierre humide et de moisissure.
À l’intérieur, cependant, la vie suivait son cours. Dans un petit logement, un enfant venait au monde ; dans tel autre, un mariage apportait un peu d’animation joyeuse ; des vieilles femmes se racontaient les nouvelles, des jeunes gens courtisaient des jeunes filles ; mais tout cela sans bruit, à voix contenue, presque furtivement, par crainte, semblait-il, de réveiller les échos endormis.
À vrai dire, cette atmosphère de silence et d’inquiétude n’était pas particulière à l’hôtel de la rue de la Monnaie. En France, pour beaucoup, les temps étaient durs, très durs même, et à de pareilles époques les gens, instinctivement, recherchent le silence et s’efforcent de passer inaperçus. À Paris surtout, la vie était difficile : les denrées les plus communes, les plus nécessaires – lait, sucre, savon – étaient devenues chères et rares, parfois introuvables. Quant aux choses de luxe, si courantes naguère, personne ne pouvait plus se les offrir, à part ces hommes qui avaient excité les passions populaires par leurs discours incendiaires et par les belles promesses de bonheur et d’égalité au moyen desquelles ils éblouissaient de pauvres ignorants. Trois années de bouleversement politique et social avaient procuré à la France plus de misère que de bonheur. Les riches, pour la plupart, avaient été dépouillés de leurs biens ou s’étaient réfugiés à l’étranger, et les pauvres étaient dans le besoin encore plus qu’auparavant. La vue d’un roi détrôné et d’aristocrates en fuite pouvait satisfaire les esprits assoiffés de justice et d’égalité, mais ne calmait pas la faim, ne réchauffait pas les corps mal vêtus. La seule égalité apportée par cette révolution était celle de la misère, de la crainte, du soupçon. Voilà ce que les gens se chuchotaient les uns aux autres, mais ils ne le disaient pas tout haut. Personne n’osait parler ouvertement, de crainte qu’un espion ne fût à l’écoute, prêt à jouer le rôle de dénonciateur.
Ainsi des femmes et des enfants pâtissaient, et des hommes souffraient de ne pouvoir alléger les peines et les privations de leur famille. Certains avaient eu la chance de pouvoir s’échapper de cet enfer et, abandonnant leur malheureuse patrie, ils avaient été chercher dans d’autres pays, sinon le bonheur, du moins la sécurité et la paix. Mais innombrables étaient ceux que retenaient en France des liens impossibles à dénouer – famille, intérêts, profession – et ceux-là supportaient des privations de plus en plus grandes, alors que les auteurs responsables de cette misère générale vivaient largement, avaient une table bien servie et s’asseyaient le soir dans les meilleurs fauteuils de la Comédie française. On festoyait chez Danton, dans sa maison d’Arcis-sur-Aube ; Camille Desmoulins et Saint-Just portaient des jabots de dentelle de Malines sur leurs habits de drap fin, et François Chabot habitait une belle maison rue d’Anjou. Les privations, le dénuement, c’était bon pour le menu peuple qui y était habitué et pour les aristos qui avaient ignoré jusqu’alors ce que c’est que de manquer du nécessaire ; mais eux, les maîtres du jour, qui avaient déployé l’étendard de l’Égalité et de la Fraternité, qui avaient arraché le peuple français à la tyrannie de la royauté et de la noblesse, eux, les libérateurs de la nation, ils avaient droit au luxe et à l’abondance, surtout s’ils se l’offraient aux dépens de ceux qui en avaient joui dans le passé.
En cette année 1792, Maître Sébastien de Croissy louait dans l’hôtel de la rue de la Monnaie deux petites pièces qu’il avait converties en bureaux pour exercer sa profession. C’était un homme d’âge moyen dont les cheveux commençaient à grisonner ; son visage était beau, mais les soucis avaient creusé prématurément des sillons sur son front et aux commissures de ses lèvres, et son regard était empreint de mélancolie.
Quelques années plus tôt, Maître Sébastien de Croissy comptait parmi les membres les plus appréciés du barreau de Paris. Des hommes éminents, appartenant au monde des arts, de la littérature et de la politique venaient le consulter dans sa belle étude de la place Vendôme, et il avait pour clients jusqu’à des membres de la famille royale. Riche, bien né, de belle prestance, le jeune avocat avait été accueilli partout avec faveur, et son mariage avec Louise de Vendeleur, fille unique du général de Vendeleur, avait été un événement mondain. Le duc d’Ayen le traitait en ami, et la duchesse avait voulu être la marraine du petit Jean-Pierre que Louise avait mis au monde quelques mois avant la réunion des États Généraux. Puis la Révolution était venue, et avait privé de ses ressources cet homme jusqu’alors favorisé par la fortune. Beaucoup de ses meilleurs clients avaient émigré, et ceux qui restaient, appauvris et peu soucieux d’attirer sur eux l’attention, n’étaient pas tentés de se lancer dans des procès coûteux. D’autre part, il avait vu le revenu de son patrimoine fondre et se réduire à rien, tant pour les impôts écrasants qui frappaient son domaine du Dauphiné que par la malhonnêteté de ses fermiers qui, assurés de l’impunité, avaient cessé de payer leurs redevances.
En conséquence, Maître de Croissy avait dû renoncer à sa belle installation de la place Vendôme pour prendre un modeste logis rue Quincampoix qui abritait non seulement lui-même, sa femme et son fils, mais aussi son secrétaire et une amie de Louise. Il traitait ce qu’il pouvait en fait d’affaires rue de la Monnaie, dans les deux petites pièces occupées naguère par le majordome du banquier autrichien. Il s’y rendait à pied chaque matin, quelque temps qu’il fît, et donnait des consultations juridiques à de petits bourgeois que les impôts faisaient renâcler ou à des commerçants besogneux menacés de faillite. Ce n’était plus « Maître de Croissy », mais « le citoyen Croissy » réduit à se féliciter de ce que des hommes comme Chabot ou Bazire l’eussent favorisé de leur clientèle, et que le grand Danton lui-même lui confiât parfois quelques affaires. Alors que trois secrétaires suffisaient à peine à le seconder trois ans auparavant, il ne gardait auprès de lui que le fidèle Maurice Reversac qui s’était obstinément refusé à le quitter lors du départ de ses collègues.
– Vous ne voulez pas me mettre sur le pavé, maître, j’en suis sûr ? avait dit le jeune homme d’un ton suppliant.
– Bien sûr que non, Maurice ; mais vous trouveriez aisément une autre situation, avait affirmé Sébastien de Croissy. (Non sans raison, car Maurice était jeune, travailleur, très instruit en jurisprudence, et il pouvait certainement se faire une position indépendante.) Et je n’ai plus les moyens de vous assurer les appointements auxquels vous avez droit.
– Donnez-moi seulement le vivre et le couvert, maître, avait insisté Reversac. Je ne veux rien de plus. J’ai mis de côté quelques louis, mes vêtements dureront bien encore deux ou trois ans, et d’ici là…
– Oui, d’ici là…, répéta Maître de Croissy en soupirant.
Pour ce loyal serviteur du roi, attaché aux traditions et au passé glorieux de la France, une des pires épreuves était de voir l’état de désordre dans lequel s’enfonçait peu à peu sa patrie. Tout d’abord il avait pensé que cette période de chaos, d’oppression, de cruauté ne pouvait pas durer, et que le peuple de France retrouverait bientôt son bon sens. Mais petit à petit il avait perdu ses illusions. Depuis cette conversation avec Maurice Reversac, la situation avait encore empiré. Le roi, déchu, était maintenant emprisonné au Temple avec sa famille, les massacres de Septembre venaient de faire frémir Paris d’effroi, et des Français parlaient de faire passer Louis XVI en jugement comme un vulgaire criminel. Comment ne pas désespérer d’un pays où soufflait un tel vent de folie ?
La vie continuait cependant, simple et laborieuse dans le logis de la rue Quincampoix. Chaque matin, les deux hommes se rendaient au bureau de la rue de la Monnaie. Parti le premier, Maurice Reversac commençait le travail de la journée par le balayage et le rangement du modeste local. Le soir, Sébastien et son clerc revenaient ensemble à la rue Quincampoix. Ce logement, si resserré fût-il, représentait pour tous deux le foyer, et ils y trouvaient l’un et l’autre la mesure de bonheur intime dont leur cœur avait besoin. Pour Sébastien de Croissy, c’était l’amour de sa femme et de son fils. Pour Maurice Reversac, le bonheur consistait à vivre sous le même toit que Josette, à la voir chaque jour, à l’emmener chaque soir de beau temps faire une promenade le long de la Seine ou sous les marronniers du Palais-Royal.
Vers le milieu de l’étroit passage des Fèves, il y avait alors une taverne fréquentée surtout par des travailleurs des ateliers nationaux. Elle portait l’enseigne Aux Trois Singes et l’on y accédait par une porte étroite en contrebas de la rue. La nourriture et la boisson n’y étaient pas plus chères qu’ailleurs, et l’aubergiste, un nommé Furet, avait le grand mérite d’être dur d’oreille et de bégayer, à quoi s’ajoutait le fait qu’il ne savait ni lire ni écrire. Ces circonstances faisaient de Furet l’aubergiste idéal dans un endroit où des travailleurs au ventre creux se laissaient aller à des récriminations contre le présent état de choses, voire à indiquer d’un geste narquois la devise Liberté, Égalité, Fraternité qui s’étalait, par ordre du gouvernement, sur les murs de tous les lieux publics. Surdité et difficulté d’élocution rendaient Furet aussi incapable d’espionner que de dénoncer ses clients. Ceux-ci pouvaient donc se détendre quand ils s’asseyaient à une table Aux Trois Singes pour manger un ragoût de haricots arrosé d’un vin aigrelet. C’était un soulagement pour eux de pouvoir s’entretenir de leurs durs travaux, de leurs maigres salaires et de la cherté de la vie, avec la certitude que Furet n’entendait pas ce qu’ils disaient et ne répéterait pas le peu qu’il pourrait saisir.
À l’intérieur des Trois Singes, il y avait deux tables à l’écart des autres. À proprement parler, ce n’étaient pas des tables, mais deux tonneaux vides, posés debout dans deux recoins de la salle, à droite et à gauche de la porte d’entrée. Il y avait dans chaque recoin deux tabourets à trois pieds, et les clients qui s’installaient à cette place de choix étaient supposés commander une bouteille du meilleur vin de Furet. C’était là une de ces lois non écrites qu’aucun client des Trois Singes n’aurait eu l’idée de transgresser, Furet étant d’humeur assez difficile.
Par une chaude soirée de la fin de l’été 1792, deux hommes étaient installés dans un de ces recoins privilégiés des Trois Singes et s’entretenaient depuis un long moment à voix basse. Une bouteille du meilleur vin de Furet était placée entre eux sur le tonneau, mais bien que les deux interlocuteurs fussent là depuis près d’une heure, la bouteille était encore à moitié pleine. Ils étaient trop absorbés par leur conversation pour songer à vider leurs verres.
L’un d’eux était petit, solidement bâti, très brun, l’air décidé. Il parlait bien français, mais avec un accent guttural qui trahissait son origine allemande.
L’autre était Sébastien de Croissy, qui écoutait d’un air grave et soucieux ce que l’homme brun lui disait à voix basse en frappant parfois le tonneau teinté de vin avec la paume de sa main charnue pour appuyer ses arguments.
– Voyons, cher maître, représentait-il avec insistance, vous avez certainement à cœur, autant que M. le baron, le renversement de cet abominable gouvernement. Nous avions cru pouvoir compter sur votre dévouement à la cause royale.
– Ce n’est point le manque de dévouement qui me fait hésiter, protesta Maître de Croissy avec chaleur.
– Quoi donc, alors ?
– La prudence ! La peur qu’une fausse manœuvre de notre part ne contribue à aggraver les dangers qui menacent le roi et sa famille.
L’autre haussa les épaules.
– Ces dangers ne sont déjà que trop grands. La vie du roi est en péril. Il faut agir, et agir vite. Le baron estime indispensable qu’on s’assure ici le concours de quelques membres de l’Assemblée. Des conventionnels, vous en connaissez, je crois ?
– J’en connais quelques-uns, admit Sébastien.
– Vénaux ?
– Oui.
– Avides ?
– Assurément.
– Ambitieux ?
– Capables de trahir leur cause par ambition.
– Alors ?
Sébastien de Croissy ne répondit pas tout de suite.
C’était le matin même qu’il avait reçu un billet non signé le priant de se rendre à la taverne des Trois Singes pour un entretien particulier. Le sujet de cet entretien, précisait le billet, concernait le bien de la France et le salut du roi. Sébastien n’était pas peureux, et la façon dont était rédigé le message lui avait inspiré confiance. Ayant donné sa liberté plus tôt que de coutume à Maurice Reversac, il avait fermé l’étude et s’était rendu à l’heure dite au mystérieux rendez-vous.
L’étranger s’était présenté à lui comme l’envoyé du baron de Batz, gentilhomme breton ardemment dévoué à la cause royale et résidant actuellement à Vienne où le frère de l’infortunée Marie-Antoinette, l’empereur François II, lui avait donné sa confiance et promis son appui. Une longue conversation avait suivi au cours de laquelle Sébastien de Croissy avait gardé d’abord une attitude réservée. Autour d’eux régnait un bourdonnement de conversations sur lequel se détachaient un bruit de verres entrechoqués et le son mat des dominos auxquels jouaient quelques-uns des buveurs. Pas d’oreilles à l’écoute dans ce coin sombre et protégé où deux hommes traitaient à voix basse des destinées de la France, l’un, représentant d’une puissance étrangère, l’autre, ardent royaliste, tous deux poursuivant le même but : sauver la famille royale et renverser un gouvernement d’assassins qui s’apprêtaient à ajouter le régicide à leurs autres crimes.
– Cher maître, reprit l’Autrichien d’un ton persuasif, je n’ai pas besoin de vous dire de quel milieu sortent ces gens et par quoi on peut les gagner. Notre empereur n’entend pas laisser son auguste sœur à la merci de ces bandits. Il a donné sa confiance à M. le baron et lui a ouvert un vaste crédit pour l’aider à mener à bien son entreprise. En conséquence, M. le baron envisage de donner jusqu’à vingt mille livres à chacun des dix ou douze hommes dont on pourrait acheter le concours.
– Dix ou douze hommes, dites-vous ! s’exclama Sébastien de Croissy, ajoutant d’un air découragé : Où les trouver ?
– Nous nous en remettons à vous pour cela, cher maître.
– Moi ? Mais je n’ai aucune influence.
– C’est possible, mais vous êtes en rapport avec des hommes influents, insista l’étranger qui poursuivit d’un ton significatif : Nous sommes au courant.
– Je m’en doutais.
– Nous savons que par votre profession vous avez des relations d’affaires avec des membres de la Convention qu’il nous semble possible de gagner.
– Lesquels ?
– Eh bien, Chabot par exemple ; le capucin défroqué.
– Dieu du ciel ! s’exclama Sébastien de Croissy. Se servir d’un tel instrument ?
– La fin justifie les moyens, mon cher, répliqua l’autre. Puis il ajouta :
– Et le beau-frère de Chabot, Bazire ?
– Ces deux hommes vendraient leur âme s’ils en avaient une.
– Vous connaissez aussi l’ami de Danton, Fabre d’Églantine.
– Vous êtes bien informé.
– Et que diriez-vous de Danton lui-même ?
L’Autrichien se penchait au-dessus de la table, vibrant d’ardeur contenue, sûr à présent que Sébastien de Croissy commençait à être ébranlé. Celui-ci, en effet, était en train de céder devant l’enthousiasme de l’envoyé du baron de Batz et sa confiance dans le succès final. Quelle merveilleuse perspective se déroulait en ce moment dans son esprit ! La France délivrée de la tyrannie, le roi retrouvant pouvoir et prestige, le pays heureux et prospère, uni de nouveau autour de son monarque ! Ainsi songeait Maître de Croissy en prêtant une oreille de plus en plus complaisante aux plans élaborés par le baron de Batz. Lui-même suggéra de nouveaux noms : noms de royalistes éprouvés qui les seconderaient dans leur entreprise, noms de républicains qui n’hésiteraient pas à trahir leur parti si on y mettait le prix.
– Il me semblerait sage, reprit Sébastien de Croissy, de promettre à ces hommes le versement d’une première somme dès que tous les membres de la famille royale auraient été mis en sûreté hors de France. Après quoi il leur serait versé une autre somme, plus forte que la première, le jour où Sa Majesté serait remise en possession de son trône.
L’animation, l’ardeur que mettait Maître de Croissy à exposer ses vues, montrait qu’il était à présent pleinement gagné. L’avocat était un de ces Français pour qui la royauté de droit divin était chose sacrée. Tout ce qu’il avait souffert ces dernières années, pertes d’argent et de prestige, privations, n’était rien en comparaison de la douleur qu’il ressentait à la vue des humiliations imposées au roi. Sauver Louis XVI ! Le ramener triomphant sur le trône de ses ancêtres ! Ce but avait de quoi remplir d’enthousiasme l’âme de Sébastien de Croissy.
Il écoutait maintenant d’une oreille distraite l’aperçu que l’Autrichien donnait par avance du châtiment réservé aux ennemis du roi. Ces tristes personnages pouvaient s’engraisser avec l’or autrichien ou recevoir la punition de leur infamie, peu lui importait pourvu que le but magnifique fût atteint.
Le conciliabule dura encore un moment, des points de détail furent précisés, et l’émissaire autrichien dit en conclusion :
– Vous voyez, cher maître, l’idée maîtresse de notre plan : obtenir de ces coquins par des lettres autant de preuves écrites de leur vénalité, par lesquelles nous pourrons les tenir, et qui, s’ils tentaient de relever la tête, nous permettraient de proclamer leur turpitude et de ruiner leur influence.
Il était tard quand cette conversation prit fin. Dans le logis de la rue Quincampoix, Louise de Croissy attendait impatiemment le retour de son mari. À ses questions répétées, Maurice Reversac n’avait pu répondre qu’une chose : Maître de Croissy s’était rendu, à la fin de l’après-midi, à un rendez-vous d’affaires demandé par un client qui désirait garder l’anonymat. Quand enfin Sébastien rentra, il paraissait fatigué, mais son visage avait une expression ardente que Louise ne lui avait pas vue depuis longtemps. Jamais, depuis les premiers jours sombres de la Révolution, elle n’avait vu une telle flamme briller dans ses yeux, elle n’avait entendu ses lèvres prononcer des paroles aussi confiantes, optimistes même. Il ne lui dit rien de son entrevue avec l’envoyé du baron de Batz, et parla seulement de l’avenir qui lui semblait s’éclaircir.
– Dieu, dit-il, ne permettrait pas plus longtemps le triomphe du mal ; l’état présent de la France ne pouvait durer, et de meilleurs jours se préparaient.
Louise était toute disposée à partager ses espoirs, mais elle ne le questionna pas pour savoir d’où lui venait cette confiance nouvelle dans l’avenir. De nature docile, un peu passive, elle était toujours disposée à accueillir les choses comme Sébastien les lui présentait, sans se perdre en « pourquoi » ni « comment ». Elle avait une admiration sans bornes pour l’intelligence de son mari et une parfaite confiance dans son jugement. Ce soir, elle le voyait à nouveau rempli d’espoir, et cela lui suffisait.
Ce n’est qu’au fidèle Maurice Reversac que Sébastien parla de son entrevue avec l’Autrichien, mais le jeune homme dut faire effort pour paraître s’intéresser aux aventureux projets du gentilhomme breton, et il lui fut impossible de partager l’optimisme de son patron quant au résultat final de l’entreprise. Garçon laborieux et instruit, Maurice n’avait pas une intelligence brillante, mais l’attachement profond qu’il avait pour Maître de Croissy et sa famille lui donnait une sorte d’intuition, presque la prescience des événements bons ou mauvais que le destin tenait pour eux en réserve. Tandis qu’il écoutait les détails que lui donnait Maître de Croissy avec animation, il sentait naître en lui l’étrange pressentiment que quelque chose ferait obstacle à ce beau projet, et que, d’une façon ou d’une autre, il conduirait à un désastre.
Le lendemain, comme le secrétaire assis devant sa table copiait les lettres que l’avocat lui avait dictées – lettres semblables à des tentacules lancés pour essayer de saisir des hommes sans conscience – l’envie le prit de se jeter aux pieds de Sébastien de Croissy pour le supplier de ne point s’aventurer dans une entreprise aussi hasardeuse