L'entreprise à mission: Concept novateur ou effet de mode?
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À propos de ce livre électronique
En France, depuis 2019, les entreprises sont encouragées à devenir des “entreprises à mission”. Ce sont des entreprises qui ne se focalisent pas uniquement sur leur résultat financier, et cherchent à contribuer au bien commun en se fixant des objectifs sociétaux ou environnementaux. Mais ont-elles réellement les moyens de changer le monde de l’entreprise ?
Dans leur ouvrage, Frédéric Touvard et Dominique Christian interrogent d’abord la viabilité de ce concept et se penchent ensuite sur les finalités sociales auxquelles se doit de répondre le monde industriel. Ces “missions” peuvent impacter à la fois la stratégie, l’organisation, l’identité d’un projet. Penser sa mission de manière approfondie est donc essentiel, et les auteurs exposent comment la baliser pour profiter au maximum des bienfaits qu’elle peut ensuite engendrer.
Découvrez comment "l’entreprise à mission" peut devenir une réalité bénéfique pour tous !
À PROPOS DES AUTEURS
Dominique Christian est engagé depuis plus de 30 ans dans une structure de conseil, via laquelle il a mené des actions de changement et de programmes de professionnalisation d’équipes dirigeantes, notamment pour le compte de Total, EDF-GDF, Orange, la Caisse des Dépôts, etc. Auteur d’une dizaine d’ouvrages, il a notamment publié Philosophie pour la crise du management (2011, Hermès-Lavoisier) et Stratégie et principe de réalité (2019, Nuvis).
Frédéric Touvard, ingénieur de formation, est consultant indépendant, spécialisé dans le coaching et l’innovation de rupture, depuis 2010. Il est déjà l’auteur de Le manager explorateur : le management de projet par enjeux, un catalyseur d’innovation (2013, Editions Presse internationale Polytechnique).
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Aperçu du livre
L'entreprise à mission - Dominique Christian
INTRODUCTION
Un nombre croissant de personnes commençait à ressentir que le système économique et politique dominant le monde atteignait ses limites. Dans le champ de l’entreprise, la focalisation sur le strict résultat financier faisait perdre le sens du travail, les raisons d’agir ensemble, et conduisit parfois à des conséquences dramatiques : vague de suicides, effondrement collectif, corruption de dirigeants, etc. Les symptômes de l’envie de vivre autre chose, de travailler autrement se multipliaient. Comme le souligne T. Piketty, « il faut remplacer le produit intérieur brut, et la maximalisation du produit intérieur brut, par d’autres notions⁵. »
Au risque d’être saisi par la mode, il me revint en tête cette phrase de Gramsci : « La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne on observe les phénomènes morbides les plus variés⁶. » Je m’interrogeais : pourra-t-on longtemps regarder ailleurs, et jouer au golf dans des sites protégés comme quelque président, pour ne pas voir la misère croissante des plus pauvres, le sort des réfugiés, l’état catastrophique des océans… ? Le monde peut-il encore longtemps être dirigé par l’égoïsme et l’imbécillité béate de ceux qui « réussissent » ? (De nos jours réussir sa vie se traduit en ces termes : être financièrement rusé et capable d’imposture).
Et tout à coup la crise sanitaire, économique et sociale liée à l’attaque d’un virus a accéléré la prise de conscience, pour un certain nombre. Il restera toujours des indécrottables⁷. « Fallait-il le coronavirus pour démontrer aux plus bornés que la dénaturation pour raison de rentabilité a des conséquences désastreuses sur la santé universelle⁸ ? » La rupture soudaine des routines du quotidien a forcé chacun à reconsidérer ses raisons d’agir. Individuellement d’abord. Puis le confinement a permis de saisir l’importance de la dimension sociale de l’animal humain, de reconsidérer les savoirs techniques relationnels et émancipatoires, c’est-à-dire le regard que l’on porte sur le monde et la nature, sur les autres et la société, sur soi-même et ses passions : il est, semble-t-il, question de se préoccuper de ces savoirs que le délire de maîtrise absolue, de possession privative et de compétition a dévoyés, réduits et ridiculisés. Dans l’entreprise, indubitablement, la détermination d’une mission peut participer au règlement de ces dysfonctionnements, si l’on suit l’intuition de Thomas Mann : « Ce que nous appelons bonheur consiste dans l’harmonie et la sérénité, dans la conscience d’un but, dans une orientation positive, convaincue et décidée de l’esprit, bref dans la paix de l’âme⁹. »
Mais cela suffit-il pour remettre l’organisation sur les rails de la moralité, pour permettre à chacun de se regarder dans un miroir et de retrouver une fierté d’agir ? Ou, au contraire, la nostalgie du « comme avant » va-t-il remettre dans leurs bottes les profiteurs des désordres du monde ?
Il existe de nombreuses organisations dont les missions sont claires (du Ku Klux Klan aux diverses mafias) et dont les actes ne sont pourtant pas estimables. Et puis, bien que ce statut soit tout récent, on observe déjà des cas de missionwashing, comme il y a du greenwashing, car « cela pourrait être bon pour le business ».
L’accompagnement d’équipes et de responsables s’interrogeant sur le sens de leur activité m’a conduit à approfondir le socle éthique nécessaire à un projet de mission, à tout mouvement stratégique en fait.
En matière d’éthique, le présent texte s’appuie sur un enseignement de Paul Ricœur, un des grands penseurs du XXe siècle, mais aussi sur les racines culturelles profondes (saint Paul, Pascal, Confucius ou Tchouang-tseu). Car être un honnête homme aujourd’hui suppose d’appeler tous les savoirs que les études et les hasards de la vie ont permis d’accumuler. Ce dont il est question, en effet, c’est de conduire sa vie, et celle des autres parfois, de façon suffisamment honorable. Or, qu’est-ce que la maturité éthique ? À quelles conditions une entreprise à mission a-t-elle quelque chance de réussir ?
Depuis des millénaires, les penseurs mettent en garde contre les concupiscences et appellent au respect de l’autre, au care, au développement de la dignité, au savoir émancipatoire. Le monde de l’entreprise aujourd’hui est au cœur de ces problématiques, sans doute plus stimulantes que l’atteinte des objectifs du business plan.
Au fil de ces pages est donc étudié cet objet de curiosité nouveau qu’est l’entreprise à mission, telle qu’elle est définie par la loi Pacte de 2019. Cette loi est-elle seulement la conséquence d’un engagement du candidat Macron lors de la campagne présidentielle ? Le collectif humain qu’est une entreprise est réduit, de façon tchatchérienne¹⁰, à la volonté du seul dirigeant, suivant l’idéologie véhiculée dans tant de discours sur le management.
Le candidat à la présidence de la République poursuit : « Nous ferons évoluer les entreprises afin qu’elles soient transparentes sur leur responsabilité sociale et environnementale, ce qui constituerait un levier puissant de transformation du capitalisme français¹¹. » Voici l’entreprise caractérisée non comme entité de production, mais comme une cheville du capitalisme. Le propos ici n’est pas de questionner les vertus ou les vices du capitalisme, mais de rester dans l’univers de l’entreprise et de comprendre où cette notion d’entreprise à mission s’enracine, à quel problème elle répond et qui en est porteur.
En France, elle semble avoir d’abord été l’objet d’une recherche académique avec l’étude des premières formes de sociétés à mission introduites en droit aux États-Unis vers 2010¹². Puis ces formes ont été adoptées par le monde politique. Ensuite, dans le cadre de l’élaboration de la loi Pacte, ce thème a été l’objet de nombreuses consultations dans et hors du champ de l’entreprise.
Mais la présence du politique est restée déterminante, comme l’explique cette approche législative, précédée simplement par quelques expérimentations pratiques. Alors que souvent une loi vient plutôt après, pour entériner un état de fait.
Ce rattachement à une campagne électorale peut être corroboré par le profil de quelques « spécialistes » du domaine. Par exemple, la cofondatrice de la « communauté des entreprises à mission » est fille d’un ministre rallié au candidat susnommé, elle-même députée LREM, précédemment financière gestionnaire de fonds. C’est comme si l’on créait une brigade de pompiers pour mettre à sa tête un pyromane. Cela est anecdotique, mais la « grande histoire » est-elle faite d’autres choses que d’anecdotes ? D’autre part, ce n’est pas la personne qui est en cause, chacun fait ce qu’il peut de sa vie, avec les avantages et les défauts dont il hérite. Et même si l’on estime que la démarche est entachée d’arrivisme, qu’elle est mise en route pour des raisons désuètes ou inadéquates, il est pourtant possible que la magie de l’aventure conduise vers des terres nouvelles. Le paradis est bien pavé de mauvaises intentions.
La seule question à mon sens est : quelle est la raison du mouvement vers la mission, quels sont ses fondements ? Et comment tenir, suffisamment, les promesses qui lui sont sous-jacentes ? Car, quels que soient les intérêts multiples et les raisons complexes qui ont conduit chercheurs et praticiens à s’intéresser à ce statut d’entreprise à mission¹³, cette démarche est essentielle, aujourd’hui plus encore qu’hier.
Le monde de l’entreprise post-coronavirus ne peut proposer une activité acceptable qu’à cette condition : permettre à chacun de retrouver un sens à son action. Or n’est-il pas crucial que cette transformation importante du statut provienne de l’univers de l’entreprise lui-même, et pas seulement d’ailleurs ? Elle ne peut procéder d’une autre logique, qu’elle soit financière, électorale ou managériale, mais doit être générée par des raisons intrinsèques à la fonction de production. Ce n’est pas une question de principe uniquement : la faisabilité ou la non-faisabilité en découlera.
☞C’est la même raison pour laquelle une entreprise qui a réussi sa transformation et changé son organisation de l’interne est parfois tentée de transposer cette expérience en « modèle scalable » à dupliquer à l’échelle dans d’autres firmes ou départements. Dès lors que l’on applique ce « code » à un autre cas, il devient externe, pensé pour l’autre… et conduit donc à l’échec¹.
Cette transformation ne peut avoir pour finalité première d’éviter les limites évidentes de la financiarisation du monde et d’en réduire la critique nécessaire. Elle ne peut se réaliser qu’à la condition de viser non pas un simple aménagement, mais une remise en question plus radicale de l’arraisonnement¹⁴ de la production par les préoccupations financières.
Elle ne peut se satisfaire de masquer les tensions pour que tout continue comme avant malgré les dysfonctionnements.
L’application de la loi Pacte ne peut faire l’économie d’une analyse plus largement partagée par les acteurs mêmes de l’entreprise, dirigeants et personnels.
Et une loi n’étant qu’une loi, il est nécessaire de se demander à quelles conditions peut advenir une telle transformation du monde de l’entreprise.
La notion de mission relève du champ complexe des énoncés, des actes de langage. Comme toute décision stratégique, son efficacité dépend de son application, c’est-à-dire de l’action d’autres acteurs que de celui qui l’énonce. Or, un commandement n’entraîne pas toujours sa réalisation. Comme je l’ai entendu dans une grande entreprise, « une décision du comité de direction est une bonne base de discussion ».
Selon A. Hirschman, « toutes les institutions publiques ou privées peuvent avoir des défaillances qui aboutissent à la baisse de qualité des biens et services qu’elles délivrent¹⁵ ». C’est vrai aussi en interne pour une décision des dirigeants.
Face à cela, les consommateurs ou usagers ont le choix entre trois comportements : la porte de sortie (exit), l’interpellation de l’institution (voice) ou le choix du statu quo dans l’espoir d’une amélioration ou par résignation (loyauté)¹⁶.
Aussi, une entreprise qui s’engage sur la voie de la mission doit-elle être particulièrement sensible au comportement des collaborateurs, se préoccuper des manifestations de retrait (exit), être tout ouïe pour les récriminations (voice), ne pas se fier tout à fait aux affirmations de loyauté.
☞Cela m’évoque un échange avec un membre du personnel d’une entreprise à mission (une des premières d’ailleurs) qui me rapportait qu’à la requête concernant des précisions sur le sens et les moyens alloués à un projet, son responsable lui avait répondu : « Oh bon, ça va, faut pas non plus pousser… Déjà, soyez content d’être salarié d’une entreprise à mission. »
À la différence d’un fonctionnement taylorisé, l’engagement des participants doit être suffisamment authentique pour que la transformation soit efficace. Cette transformation ne peut faire l’objet d’un 49-3¹⁷.
Et l’entreprise doit avant tout « rester une entreprise », c’est-à-dire qu’elle doit rester ancrée dans le réel et organiser son action selon des modalités stratégiques plus variées que la seule confrontation, le rapport de force. Mais elle doit connaître aussi la « force du rapport » et la stratégie de création (cf. chapitre 2).
Pour assurer cet ancrage dans la réalité de l’entreprise, le présent texte s’efforcera de relier ce « nouveau » thème à quelques grilles de lecture plus ou moins familières et utiles à la survie d’une entreprise, et dans une entreprise en tant que lieu de production de biens et espace social. Nous en profiterons également pour déconstruire tout ce qui est présenté comme allant de soi sur le thème.
« Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre ce que, naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête – innocent – sans songer aux conséquences¹⁸. » Il s’agit donc simplement de philosophie.
L’approche sera découpée en grands champs : stratégie, organisation, management… même s’ils se chevauchent bien sûr. Cette séparation a été forgée par l’approche taylorienne de l’entreprise :
–rapports hiérarchiques très marqués, d’où la séparation de la stratégie (réservée aux « chefs ») et de l’organisation ;
–mépris de l’intelligence de l’opérateur, d’où la séparation de l’organisation et du management, avec l’invention des RH, dernier avatar taylorien. Au fur et à mesure que la ligne hiérarchique prend en compte la dimension humaine, ces RH migrent vers de nouveaux territoires, les comportements (service, agilité…) ou la diversité, et surtout la mixité homme/femme. Il est à craindre que ce corps RH considère l’entreprise à mission comme son territoire légitime exclusif, et maintienne ainsi l’idéologie taylorienne profonde.
Cela dit, cette partition est tellement intégrée dans le mode de pensée des entreprises, qu’il n’est guère possible de s’en écarter juste parce qu’il y a eu réflexion sur un objet nouveau, comme l’est l’entreprise à mission.
Pour cela, j’ai accepté ces distinctions (organisation, stratégie…). Faire des renvois d’un chapitre à l’autre n’est qu’une tentative imparfaite pour rendre compte de la complexité du sujet. Ce texte n’est ni une thèse académique, ni un roman, ni un mode d’emploi, d’où la forte invitation à naviguer dans les chapitres au gré des préoccupations du lecteur.
☞Un petit manuel de survie quand même en environnement complexe, ce qui caractérise bien l’entreprise d’aujourd’hui.
Un manuel, oui, un manuel de bricolage, lui-même essentiel à la survie d’un collectif et, selon Karl Weick, une des conditions de la résilience (cf. Pour ne pas conclure). Et ce, malgré la mauvaise image que lui attribuent parfois les « savants ».
Lévi Strauss, en observant le savoir des sociétés premières, a dressé le portrait contrasté du scientifique et de l’artisan (le bricoleur).
Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur scientifique, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils, conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec les moyens du bord¹⁹.
Au contraire, l’univers instrumental du scientifique est, ou plutôt devrait être, un catalogue raisonné de ses sources, ressources et fournisseurs, avec index et mode de navigation sophistiqué. Il devrait se procurer ce qui est adapté au projet considéré ; sa liste de courses est, théoriquement, ouverte²⁰.
Une illustration intéressante est proposée ces temps-ci par la controverse autour du traitement du Coronavirus.
La triste polémique qui enfle en nos démocraties déliquescentes quant à l’efficacité de l’hydroxychloroquine navre chaque jour un peu plus. Parmi ses figures pathétiques, le débat méthodologique autour du seul traitement efficace connu contre la Covid révèle l’état de délitement de la recherche scientifique, mais aussi les dérives éthiques d’une médecine en plein désarroi. Le principal reproche fait à l’IHU Méditerrannée-Infection, qui a mis au point le traitement combiné hydroxychloroquine + azithromycine, est de ne pas respecter les méthodologies de recherche de ce que l’on appelle Evidence-Based Medicine (EBM)²¹.
Cette confrontation entre le médecin hospitalier marseillais, en posture clinique, et les scientifiques médicaux en recherche exemplifie deux postures légitimes, mais dont il faut évaluer la pertinence. Malheureusement, le débat est biaisé en l’occurrence, et cela renvoie au thème de notre texte : l’entreprise à mission. Car, dans le monde sanitaire aujourd’hui, l’industrie pharmaceutique a un poids sans régulation. « La plupart des études scientifiques sont erronées, et elles le sont parce que les scientifiques s’intéressent au financement et à leurs carrières plutôt qu’à la vérité²². »
Devant la crise, le médecin a cherché des solutions disponibles pour répondre à l’urgence, pour soigner. Il a pratiqué une « médecine basée sur les valeurs (values based médecine) qui respecte la dignité des soignants comme des patients²³ », et ce contre la dérive scientiste dominante de nos jours qui vise moins la santé que le dépôt de brevets, c’est-à-dire la rentabilité de l’investissement de recherche.
L’échec de la solution proposée masque hélas le débat entrouvert. La dérive de la médecine « scientifique » et son mépris du relationnel avec le patient, qui, lui, a besoin d’une solution maintenant et non dans un futur improbable, plaident pour le choix de la posture de l’artisan : faire d’abord avec ce que l’on a. De même, penser l’entreprise à mission suppose que chacun refonde, évalue l’épistémologie sous-jacente de ses propres convictions et de ses choix.
Pour citer encore la légitime indignation de quelques soignants :
Je suis un scientifique pragmatique. Et cela me désole de voir l’ampleur qu’a prise, en France, l’esprit des statistiques sur le véritable esprit de la médecine… Il est consternant de constater que, dans la médecine actuelle, la démarche empirique puisse être méprisée, sous prétexte qu’on n’ait pas recouru à des tests en randomisation avec tirage au sort²⁴.
« Faire avec ce que l’on a… » Dans le même souci de suivre une démarche empirique visant à améliorer la vie des gens et non à baliser un nouveau champ d’expertise, j’ai cherché dans ce texte à visiter des outils et des méthodes qui sont disponibles, dans les différents domaines (stratégiques, organisationnels, etc.) et qui peuvent « parler » au lecteur.
Élève de Louis Marin²⁵, proche d’Umberto Eco, je sais que tout texte est une « machine paresseuse » qui appelle une coopération textuelle de la part du lecteur qui en remplira les « blancs²⁶ ». Je donnerais une seule recommandation : ne pas s’en tenir à lire la quatrième de couverture, parce que le sujet est un peu complexe. Que cette réflexion sur l’entreprise à mission soit l’occasion de penser, tranquillement, car ce texte n’est pas l’affichage de la conviction, d’un supposé sachant.
Il vise simplement à aider le lecteur à penser par lui-même, à trouver les éléments pour son débat intime. La prise de distance par rapport au texte, l’interstice dans lequel peut se glisser la réflexion du lecteur sera assisté par les notes et les commentaires de Frédéric Touvard, la voix du débat et de la préoccupation terrain de ce livre.
Une dernière préoccupation épistémologique : dans les sciences naturelles et techniques, la découverte, fruit du travail et de l’intelligence, clôt des épisodes de doute. La vérité s’impose alors à tous. Dans le registre humain, c’est un peu différent, le régime de vérité²⁷ n’est pas le même.
C’est quand le doute s’installe, parce que les certitudes béates sont remises en question, que « la vérité » peut être obtenue.
Comme l’écrivait Blaise Pascal dans une lettre : « Mais quoi ! On agit comme si on avait mission pour faire triompher la vérité, au lieu que nous n’avons mission que pour combattre pour elle²⁸. » Pascal poursuit : « Le désir de vaincre est si naturel que, quand il se couvre du désir de faire triompher la vérité, on prend souvent l’un pour l’autre et on croit chercher la gloire de Dieu en cherchant en effet la sienne. »
Nous retrouverons plus loin la distinction entre désir de savoir et désir de dominer, libido sciendi et libido dominandi, à propos de la concupiscence. Soulignons simplement, dans un premier temps, l’humilité nécessaire quand on approche le champ de la mission, l’univers de l’humain. Faire preuve d’humilité est, me semble-t-il, une recommandation utile à faire à certains apprentis missionnaires.
En clin d’œil à Emmanuel Kant, ce texte voudrait proposer des prolégomènes à toute entreprise à mission qui aurait le projet de se présenter comme morale²⁹. Mais, à la différence de Kant qui s’efforçait de trouver une linéarité dans son exposé, ce texte au contraire, sensible aux caractéristiques du monde contemporain, « se veut éparpillé par petits bouts façon puzzle³⁰ ».
1. Tous les textes précédés du pictogramme ☞ sont les réactions de F. Touvard au texte de D. Christian. Il ne s’agit pas d’une recherche en paternité, mais la référence à deux types de légitimité différents entre l’ingénieur et le philosophe.
CHAPITRE 1
ENTREPRISE ET CITÉ
Les éléments du débat
L’entreprise à mission semble avoir un intérêt indiscutable. Autour de la possibilité de ce nouveau statut se cristallisent les espoirs de contenir les excès de la financiarisation.
Si une entreprise à mission opte pour des investissements peu lucratifs pour les actionnaires mais bénéfiques pour les parties prenantes ou l’environnement, ses dirigeants et mandataires sociaux ne pourront pas être attaqués en justice par les actionnaires pour avoir failli à leur mission de recherche du profit³¹.
La financiarisation n’est pas un simple détail de l’histoire : au fil des millénaires, le territoire humain s’est divisé entre ville et campagne. Et depuis l’épopée des moines défricheurs, progressivement, la ville a grignoté la campagne. Aujourd’hui, l’urbanisation du monde est en voie d’achèvement. De la campagne ne resteront peut-être que quelques parcs naturels, et tous les humains et quelques animaux survivants vivront dans l’immense ville qui couvre la planète, au moins virtuellement : déjà partout nous sommes « connectés ». Longtemps, toute ville a été comme un îlot, entouré de campagne, de nature. L’inversion s’opère désormais : il reste quelques traces de nature effilochée³².
Se réalise ainsi pleinement cet arraisonnement du monde par la technique, comme le disait Martin Heidegger. La nature ne suit plus sa propre logique de développement, même assistée par l’humain, mais elle est au service d’un autre projet : celui de la production d’énergie (charbon, vent, céréales ont désormais la même « cause finale » : être du carburant, produire de l’énergie). Aussi la nature n’est-elle plus reproductrice et s’épuise peu à peu.
De même, on constate aujourd’hui les risques d’une industrie à son tour arraisonnée par la logique financière : « Le capital n’est plus un facteur de production, c’est la production qui est simple facteur de capital³³. » L’entreprise à mission s’efforce de compenser ce second arraisonnement ; doit-elle questionner le premier arraisonnement, se relier aux préoccupations pour la planète ?
Ces arraisonnements successifs ne concernent pas seulement le monde en général, mais modifient également l’activité du quotidien de chacun. L’arraisonnement par la technique a transformé l’activité paysanne. Cultiver, ce n’est plus prendre soin de la nature, c’est calculer, c’est instaurer l’univers « machinable » et malléable du hors-sol, et de l’élevage en batterie³⁴. De même, la primauté absolue du résultat financier de court terme sur toute autre considération est la clef de fonctionnement de la quasi-totalité des entreprises. Le temps où Ford disait « je fabrique des voitures et aussi des ouvriers » est révolu. Aujourd’hui, ses descendants fabriquent du cash, le reste est secondaire. C’est comme si l’on offrait à un paysan un bon prix pour sa faucheuse, et qu’il abandonnait là sa récolte.
Par la loi Pacte donc, l’entreprise se donne pour objectifs d’associer la recherche du profit à des missions d’intérêt général. Elle affirme aussi une dimension sociale.
Une meilleure participation des salariés aux résultats de l’entreprise est prévue à la fois à travers des dispositifs d’épargne comme l’élargissement des bénéficiaires potentiels des plans d’épargne salariaux, la promotion de l’épargne retraite ou l’actionnariat salarié. Mais aussi via leur participation accrue aux décisions stratégiques, via plus d’intégration dans les conseils d’administration.
Elle prévoit également la publication des écarts de salaires dans les grandes entreprises, elle promet un encadrement des retraites chapeaux.
En fait, quel est le rôle de l’entreprise dans la cité ? Entre production de ressources, protection et construction de sens, à quelles finalités sociales répond le monde industriel ? Qui peut encore partager la conviction de Milton Fiedman : « Les dirigeants n’ont pas de responsabilité sociale autre que celle