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Balaoo
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Livre électronique368 pages5 heures

Balaoo

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À propos de ce livre électronique

Ce roman commence comme un policier classique. Une série de meurtres terrorise un village d'Auvergne et une enquête commence, au cours de laquelle les principaux personnages se mettent en place : un vieux savant bizarre, sa fille - ravissante, bien sûr - son fiancé, un grand benêt de clerc de notaire, le domestique du savant et une famille de repris de justice, cachée dans les bois, composée de trois frères - les méchants de l'histoire et les suspects évidents, ainsi que de leur soeur, une sauvageonne. Puis le roman oblique vers le thème du savant fou, dont les créations échappent à son contrôle et sont à l'origine de désastres... De plus nous découvrons que M. Noël s'appelle en réalité Baloo et est amoureux fou, sans espoir, de la jolie fille...

Un roman éclectique, qui part un peu dans tous les sens, comme cela arrivait parfois avec les feuilletons écrits au jour le jour, mais qui nous offre un certain nombre d'épisode complètement délirants qui valent la peine d'être lus.
LangueFrançais
ÉditeurWS
Date de sortie22 août 2018
ISBN9782291046660
Balaoo
Auteur

Gaston Leroux

Gaston Leroux (1868–1927) was a French writer best known for his novel The Phantom of the Opera. Born in Paris, Leroux initially worked as a critic and court reporter for the newspapers L’Écho de Paris and Le Matin. In 1918 he formed a film company called the Société des Cinéromans. After quitting journalism to focus on writing fiction, Leroux went on to publish dozens of novels. He died at his home in Nice, France. 

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    Balaoo - Gaston Leroux

    Balaoo

    Gaston Leroux

     Copyright © 2018 by OPU

    Partie 1

    L’ÉPOUVANTE AU VILLAGE

    I – LE CRIME DE L’AUBERGE DU SOLEIL-NOIR

    Il était dix heures du soir et depuis longtemps déjà il n’y avait plus âme qui vive dans les rues de Saint-Martin-des-Bois. Pas une lumière aux fenêtres, car les volets étaient hermétiquement clos. On eût dit le village abandonné. Enfermés chez eux bien avant le crépuscule, les habitants n’eussent consenti, pour rien au monde, à débarricader leurs demeures avant le jour.

    Tout semblait dormir, quand un grand bruit de galoches et de souliers ferrés retentit sur les pavés sonores de la rue Neuve. C’était comme une foule qui accourait ; et bientôt l’on perçut des voix, des cris, des appels, des explications entre gens qui venaient d’on ne sait où. Pas un volet, pas une porte ne s’ouvrit au passage bruyant de cette troupe inattendue.

    Chacun était encore sous le coup des deux assassinats de Lombard, le barbier du cours National, et de Camus, le tailleur de la rue Verte, suivant toute une série d’événements tantôt tragiques, tantôt sinistrement comiques et souvent inexplicables.

    On n’osait plus s’attarder sur les routes où de riches paysans, au retour des grands marchés de Châteldon et de Thiers, avaient été attaqués par des bandits masqués et avaient dû, pour sauver leur vie, se défaire de tout leur argent. Quelques cambriolages, d’une audace extraordinaire, perpétrés sous le nez des propriétaires, sans que ceux-ci osassent protester, avaient été le point de départ d’enquêtes judiciaires qui, menées d’abord mollement, n’avaient abouti à rien de sérieux. Cependant, quand, après les attaques nocturnes, les incendies, les vols qualifiés et autres larcins, survinrent ces deux extraordinaires assassinats de Camus et de Lombard, la justice se vit dans la nécessité de pousser les choses à fond. Elle menaça les plus timides pour les faire parler. Ils se seraient plutôt laissé arracher la langue. Certes, la justice ne pouvait plus ignorer vers qui allaient les soupçons de tout le pays, mais elle dut renoncer à recueillir un témoignage lui permettant d’inculper qui que ce fût. Et le mystère des derniers crimes s’en trouva épaissi d’une bien singulière façon.

    Et c’était le comble qu’à côté d’affreux coups de force, il y eût des farces… des farces extravagantes qui épouvantaient comme un attentat. D’honnêtes commerçants, en pleine rue Neuve, le soir, avaient été giflés à tour de bras, sans pouvoir dire d’où leur tombait le horion. On avait retrouvé dans sa cour, où elle avait attiré les voisins par ses cris désespérés, la mère commère Toussaint, l’entrepreneuse en broderie jupes par-dessus tête et le corps bien endolori d’une fessée terrible administrée par un mystérieux inconnu. Il y avait de petits événements qui tenaient de la sorcellerie. Malgré portes et serrures, certains objets, les uns légers et futiles et sans aucune valeur apparente, les autres d’un poids considérable, disparaissaient comme par enchantement. Un matin, ouvrant les yeux, le bon docteur Honorat n’avait plus trouvé, dans sa chambre, sa commode ni sa table de nuit. Il est vrai qu’il dormait la fenêtre ouverte. Il ne porta pas plainte et garda pour lui son ahurissement, se contentant de faire part de l’étrange phénomène à son ami, M. Jules, qui lui conseilla de fermer sa fenêtre pour dormir.

    Enfin, on n’osait plus traverser la forêt où il se passait des choses que l’on ne savait pas… Ceux qui en étaient revenus, de ces choses-là, ne se vantaient de rien, mais ne se risquaient plus jamais de ce côté… C’est ce qu’on appelait le mystère des Bois-Noirs !

    Tant d’épreuves ne suffisaient-elles point ? Quelle nouvelle épouvante faisait donc courir, ce soir, dans le couloir ordinairement désert de la rue Neuve, les pauvres gens du pays de Cerdogne ?

    Une chose en apparence bien banale, un accident de chemin de fer ou, pour mieux dire, un attentat à la vie des voyageurs sur la petite voie d’intérêt local qui rejoint la ligne de Belle-Étable à celle de Moulins, aux confins du Bourbonnais, était la cause de tout ce bruit.

    Une main criminelle avait arraché les rails à la sortie du tunnel qui débouche sur la Cerdogne et, si le convoi, qui devait traverser l’eau sur un pont en réparation, n’était arrivé à cet endroit avec une vitesse très ralentie, la catastrophe eût été inévitable. Heureusement, on en était quitte pour la peur. Le fourgon seul avait été démoli. Quant aux voyageurs – une vingtaine –, ils avaient été surtout secoués par l’émotion. Aussi s’étaient-ils enfuis à travers champs jusqu’à Saint-Martin-des-Bois, jetant l’alarme dans le village déjà calfeutré pour la nuit.

    À l’exception de deux ou trois d’entre eux, qui habitaient le village même, tous se rendirent chez les Roubion qui tiennent l’auberge à l’enseigne du Soleil-Noir, au coin de la place de la Mairie et de la rue Neuve.

    À l’auberge, la confusion fut complète. Pendant que les uns réclamaient des chambres, ou tout au moins un lit, une paillasse, les autres s’excitaient mutuellement sur le danger qu’ils avaient couru.

    L’opulente Mme Roubion essayait de contenter tout le monde, mais y parvenait difficilement. Un matelas faillit être mis en pièces. Quand, tant bien que mal, chacun fut casé, il se présenta un dernier voyageur, le front caché sous un bandeau. C’était le seul blessé.

    – Tiens ! Monsieur Patrice ! Vous êtes blessé ? demanda Mme Roubion avec sollicitude, en tendant sa main grasse au nouvel arrivant, un jeune homme dans les vingt-quatre à vingt-cinq ans, de figure douce et sympathique, aux jolis yeux bleus, à la petite moustache blonde soigneusement relevée en croc.

    – Oh ! Une écorchure ! Rien de grave… Demain, il n’y paraîtra plus !… Avez-vous une chambre pour moi ?

    – Une chambre, monsieur Patrice… Il me reste le billard, oui !…

    – Je prends le billard ! répondit le jeune homme en souriant.

    Sur quoi, Mme Roubion alla s’occuper de M. Gustave Blondel, commis voyageur en nouveautés d’une des premières maisons de Clermont-Ferrand qui, dans l’office, était en train de faire son lit sur la table, tout en menaçant la patronne de la peine de mort si elle ne lui procurait, sur-le-champ, un traversin.

    – Voyez-vous, belle dame, je suis très bien ici, mieux que dans la salle de billard où tous ces bavards m’empêcheraient de sacrifier à Morphée ! Qu’est-ce qu’ils ont à gueuler comme ça !… De quoi se plaignent-ils ?… Puisqu’ils savent qui a fait le coup, qu’ils le disent !…

    En entendant ces mots, Mme Roubion s’empressa de disparaître.

    Dans la salle du cabaret, M. Sagnier, le pharmacien, venait d’arriver. Prévenu par le maire, il s’était héroïquement arraché aux bras tremblants de la belle Mme Sagnier et il apportait ses bons offices. Ne trouvant personne à soigner, il en conçut immédiatement une fort méchante humeur et mêla ses propos agressifs aux plus hostiles, affirmant qu’en face de pareils attentats il n’était plus possible à un honnête homme de vivre, non seulement à Saint-Martin-des-Bois, mais dans tout le pays de Cerdogne.

    Sur ces entrefaites, M. Jules – le maire – fit son entrée, suivi du bon docteur Honorat. Ils revenaient de la gare où ils avaient recueilli, de la bouche même des employés, des témoignages ne laissant aucun doute sur l’attentat. Ils étaient tous deux aussi pâles que s’ils avaient couru danger de mort.

    – Encore un malheur, monsieur le maire ! fit Roubion.

    – Oui, répondit M. Jules, d’une voix qu’il ne parvenait point à affermir. Heureusement que nous n’avons point à regretter d’accidents de personnes !…

    Un silence de glace accueillit ces paroles. Et, tout à coup, il y eut une voix qui cria :

    – Et les assassins ? Quand est-ce qu’on les arrête ?…

    Alors, ce fut une explosion. Il y eut des applaudissements et des encouragements à l’adresse de celui qui avait ainsi parlé, mais celui-là – un paysan – ayant dit, se tut. Il était rouge jusqu’aux oreilles et son regard fuyait celui de M. le maire.

    – La justice est venue ! Si vous les connaissez, pourquoi ne les lui avez-vous pas nommés, père Borel ? demanda le maire.

    Le père Borel n’était point plus bête qu’un autre. Il n’alla pas chercher sa réplique bien loin :

    – Sommes pas de la police, fit-il… Ni policier, ni maire. Chacun son métier !

    On ne les sortait pas de là : ça n’était pas leur métier ! Au commissaire au juge d’instruction, ils répondaient toujours la même chose : « C’est votre affaire, c’est pas la mienne ! Le gouvernement vous paie pour savoir, gagnez votre argent ! », et autres nargues du même acabit.

    On était encore sous le coup de la réplique du père Borel, quand Gustave Blondel, écartant tout le monde, se présenta. Le commis voyageur s’assit sur le billard, et, croisant les bras, regardant bien en face M. le maire, lui dit :

    – Qu’est-ce qui vous occupe tant que ça, monsieur le maire ? Faut s’attendre à tout, dans un pays où il y a des gens dont le nom commence comme vaurien.

    Un murmure de sympathique assentiment et quelques méchants rires s’élevèrent aussitôt ; mais l’effet de Gustave Blondel fut coupé net par un incident imprévu. Les rires cessèrent brusquement, et chacun, maintenant, se poussant du coude, regardait s’avancer un nouvel arrivant devant qui on faisait place avec un ensemble surprenant.

    L’individu était vêtu d’un complet de velours jaune passé à grosses côtes. De hautes guêtres lui montaient aux genoux. Le col de sa chemise était lâche, laissant à nu un cou de taureau. Un feutre, qui n’avait plus de couleur, rejeté en arrière, découvrait une chevelure rousse, épaisse et inculte. La figure était extraordinairement énergique et calme. Les yeux verts regardaient l’assistance avec tranquillité et ennui. Les membres étaient trapus, les épaules étaient carrées, le dos un peu voûté, les mains dans les poches. Une impression saisissante de force brutale au repos, mais en éveil, se dégageait de ce redoutable personnage.

    Il s’avança de son pas égal, au milieu d’un silence de mort, jusque sous le nez du commis voyageur qui le regardait venir, et il avait certainement entendu ce que celui-ci venait de lancer au maire, car il lui jeta de sa voix rude et sourde, où l’on sentait de la colère domptée :

    – Vautrin, Vauriens ! C’est ça que tu veux dire, mon gros ? Ne te gêne pas avec moi, tu sais, je ne suis pas susceptible !

    Et il continua son chemin du côté de la cheminée où se trouvait M. le maire.

    – Bonsoir, monsieur le maire !

    – Bonsoir, Hubert…

    Et M. Jules dut serrer la main tendue…

    L’homme s’installa carrément au coin de l’âtre dans lequel on venait d’allumer une flambée et commanda un verre de blanc que Roubion s’empressa de lui servir. Il vida le verre, s’essuya les lèvres d’un coup de sa manche, et, tourné vers Blondel :

    – En voilà encore un, monsieur le maire, qui n’a pas digéré le dernier ballottage !… Seulement, mon gros, faudrait voir… Ça va bien en réunion électorale de se traiter de crapules… Maintenant, faudrait se fiche un peu la paix… S’pas, m’sieur le maire ?

    M. Jules, très embarrassé, fit entendre un grognement inintelligible.

    Le commis voyageur n’avait pas bougé. Il continuait à regarder l’homme roux aux yeux verts avec obstination et déplaisance. Hubert se leva et, tendant la main à Blondel :

    – Allons ! sans rancune ! Chacun travaille pour son patron, quoi !… Toi, pour le roi, moi, pour le président de la République ! Si jamais t’as besoin d’un bureau de tabac !…

    Blondel descendit sans se presser du billard, haussa les épaules, tourna le dos et gagna l’office.

    – Monsieur le maire, fit Hubert, d’une voix sourde, je vous prends à témoin : voilà comment on traite ici les bons républicains ! Mais il me revaudra ça aux prochaines élections ! Rien de perdu… Je marque tout sur mes petits papiers, bien que je sache pas écrire !… Vous entendez, vous autres, qu’aviez l’air de rigoler, tout à l’heure…

    Le cynisme avec lequel il mettait, d’un mot, le maire de son côté, comme si celui-ci, après les promiscuités du vote, devenait nécessairement son complice et son ami, faisait couler des gouttes de sueur au front dénudé de M. Jules.

    L’homme jeta quatre sous sur la table et retourna à la porte de son pas tranquille. Quand il fut sur le seuil, il se retourna :

    – Je vas retrouver les frères ! dit-il… À propos, je reviens du tunnel ! J’ai vu le dégât ! C’est un sacré gredin qui a fait le coup : je le dirai à Élie et à Siméon tout à l’heure. Faudra bien tout de même qu’on trouve le bougre qui nous fait des coups pareils. La vie n’est plus tenable pour les honnêtes gens !

    Et il disparut sous le trou noir de la voûte.

    Aussitôt, la salle se vida, comme si le départ de l’homme eût rendu à tout ce monde la liberté de mouvements, ce dont chacun profitait pour fuir un endroit où pareille visite pouvait se renouveler.

    Roubion et sa femme, aidés des domestiques, fermèrent les portes avec grand soin, celle de la voûte et celle du cabaret donnant directement sur la rue.

    Il ne resta plus, dans la salle, que le jeune Patrice à qui les patrons avaient souhaité bonne nuit. Cependant, bien qu’il fût seul, en face de son billard, il entendait du bruit à côté de lui. Il se rendit compte que quelqu’un se déshabillait dans l’office dont la porte était fermée, mais qui communiquait encore avec le cabaret par la petite fenêtre, restée ouverte, du passe-plats. Et il reconnut tout de suite la voix du commis voyageur qui, penché à cette ouverture, lui disait :

    – Bonsoir, monsieur Patrice ! Si vous avez besoin de quelque chose, vous m’appellerez par là !… Hein ! On se croirait à confesse !…

    Tous ces détails ne devaient plus jamais quitter la pensée de Patrice, mais alors il n’en soupçonnait pas l’importance.

    Il répondit poliment à Blondel et se hissa sur le matelas qu’on lui avait jeté sur le billard ; quand ils furent couchés tous deux, la conversation s’engagea :

    – Comment n’êtes-vous pas allé coucher chez votre oncle ? demandait Blondel.

    – J’ai frappé à sa porte et j’ai appelé. Tout le monde dormait déjà bien sûr ! Je n’ai pas voulu les réveiller.

    – Mademoiselle Madeleine va bien ?

    – Mais je l’espère, merci.

    – C’est pour quand, les noces ?

    – Vous le demanderez à mon oncle.

    Blondel comprit qu’il avait été indiscret. Il changea de sujet et ils arrivèrent tout de suite à parler de l’attentat et des derniers crimes que le commis voyageur mettait carrément sur le dos des frères Vautrin.

    – Oh ! fit Patrice, à Clermont-Ferrand, comme ici, on est bien d’avis qu’on ne peut pas tout expliquer avec les Trois Frères.

    – Avec les Trois Frères et la sœur on explique tout, fit le commis voyageur.

    – Ce qui est tout à fait incroyable, insista Patrice, c’est qu’on n’ait trouvé aucune trace des assassins, pas plus chez Camus que chez Lombard.

    – Possible, mais il y a une chose certaine, répliqua l’autre : c’est que, si Camus et Lombard n’avaient pas ouvert leur porte la nuit où on les a assassinés, quand ils ont entendu dans la rue des gémissements et la voix de cette petite sauvage de Zoé… ils vivraient encore. C’est la sœur qui les a attirés…

    À ce moment, les deux hommes se turent d’un subit accord. Et ils se dressèrent sur leur séant, l’oreille aux écoutes. Des gémissements venaient de la rue.

    – Entendez-vous ? demanda la voix toute changée de Blondel.

    Patrice n’eut même pas la force de répondre. Il entendit le commis voyageur qui se levait, sautait sur le carreau de l’office et pénétrait avec de grandes précautions dans la salle de billard :

    – On dirait qu’on assassine quelqu’un derrière la porte !…

    Patrice, dont le métier était celui de premier clerc de notaire de son père, rue de l’Écu à Clermont-Ferrand, avait toujours montré un naturel assez timide. C’est en frissonnant qu’il se laissa glisser de son billard. La gorge serrée, le front en sueur, il admira le courage de Blondel qui se rapprochait de la porte du cabaret donnant sur la rue et derrière laquelle s’étaient fait entendre les gémissements.

    Le commis voyageur avait passé son pantalon, mais avait gardé son mouchoir sur la tête en guise de bonnet de coton.

    Le gros garçon, nu-pieds, la chemise de nuit lâche au-dessus de la ceinture, et les deux bouts de son mouchoir en cornes au-dessus du front, était parfaitement grotesque. Cependant, Patrice ne songea pas à en rire.

    Les gémissements brusquement s’étaient tus. Blondel et Patrice se regardèrent en silence, à la lueur lugubre d’une lampe dont on avait baissé la mèche au-dessus du billard. Tout le drame mystérieux dont Camus et Lombard avaient été victimes leur passait devant les yeux. C’est ainsi que, pour ces deux malheureux, l’affaire avait commencé : par des gémissements.

    Et soudain, ils tournèrent la tête. La porte de l’escalier conduisant à l’étage supérieur venait d’être poussée, et Roubion, un revolver au poing, apparaissait.

    – Avez-vous entendu ? fit-il, dans un souffle.

    – Oui.

    Roubion était un grand gaillard taillé, comme sa femme, en colosse. Il tremblait comme une feuille. Tous trois restèrent un instant debout, derrière la porte de la rue, penchés sur le silence de la nuit villageoise que rien ne venait plus troubler.

    – Nous nous sommes peut-être trompés ! émit Roubion dans un soupir et après beaucoup d’hésitation.

    Blondel, qui avait reconquis tout son sang-froid, secoua la tête, négativement.

    – On verra bien !… fit-il.

    – Quoi ?… Vous n’allez pas ouvrir, peut-être ! protesta l’aubergiste.

    Blondel ne répondit pas et s’en fut tisonner l’âtre qui rendit quelque éclat. La nuit n’était pas chaude, bien qu’on fût au commencement de la belle saison. Tous trois furent bientôt devant la cheminée où Roubion leur fit chauffer du vin dans une casserole.

    – Tout de même, fit entendre le commis voyageur, si on arrivait à les prendre sur le coup, les bandits, c’est une affaire qui en vaudrait la peine !…

    – Taisez-vous, Blondel ! ordonna Roubion. Ne vous occupez pas de ça… Ça vous porterait malheur !

    – Certainement, acquiesça Patrice, ça n’est pas notre affaire !…

    – Rappelez-vous Camus et Lombard !… S’ils n’avaient pas ouvert leur porte…

    Blondel, qui était en tournée au moment des deux crimes, demanda des détails.

    Roubion s’en fut encore écouter à la porte et revint, n’ayant rien entendu, tranquillisé à peu près.

    – Voici exactement comment c’est arrivé, expliqua l’aubergiste. Lombard et sa vieille tante, après avoir tout barricadé chez eux comme on le fait tous les soirs maintenant à Saint-Martin, s’étaient couchés. La chambre de Lombard et celle de sa tante étaient au rez-de-chaussée. Le barbier dormait profondément quand il fut réveillé par la vieille qui se trouvait debout au pied de son lit et qui lui conseillait à voix basse d’écouter ce qui se passait. Lombard écouta. En effet, quelqu’un dans la rue se plaignait. C’étaient comme des râles entremêlés de petits cris plaintifs. Lombard se leva et alluma sa bougie et prit, dans le tiroir de sa table de nuit, son revolver. Vous savez combien on est précautionneux à Saint-Martin, et on n’a pas tort malheureusement. La tante souffla à Lombard : « Surtout, pour l’amour de Dieu !… N’ouvre pas !… » Lombard, sans ouvrir encore la porte, se décida à parler : « Qui est là ? demanda-t-il, et qui se plaint ? » Une voix lui répondit : « C’est moi, Zoé. Pitié à la maison d’homme ! »

    – Qu’est-ce que ça veut dire : pitié à la maison d’homme ? interrompit Blondel.

    – Ah ! c’est des expressions à la Zoé. Cette petite vit comme une bête, soit dans la tanière de ses frères, soit dans la forêt, et, comme ses frères parlent entre eux argot, il en résulte pour elle un langage qui n’est pas celui de tout le monde.

    – Alors, vous voyez bien que c’était elle, fit Blondel. Il n’y a pas d’erreur !…

    – Attendez ! Il n’était pas plus de dix heures et demie. Malgré l’opposition de sa tante, Lombard ouvrit la porte. Il regarda dans la rue. La nuit était claire. Il ne vit rien et en fut bien étonné. Quant aux gémissements, ils s’étaient tus. Craignant un piège, il resta prudemment sur le seuil, appela Zoé, ne reçut pas de réponse, referma bien précautionneusement sa porte et se recoucha en disant : « C’est encore une farce, il n’y a plus moyen de dormir tranquille à Saint-Martin-des-Bois ! » La tante aussi se recoucha, mais, après cette algarade, ne dormit pas. Elle resta éveillée toute la nuit.

    – Oh ! fit Patrice, elle a bien dû s’endormir… Sans cela, elle aurait entendu !…

    – Elle jure qu’elle n’a pas fermé l’œil. Et la porte de communication avec la chambre de son neveu était restée ouverte. Au matin, elle se leva, comme à son habitude, et alla pousser les volets de Lombard. En se retournant, elle fut bien étonnée de ne point le voir dans son alcôve. La couverture était repliée, le lit ouvert, comme si Lombard venait de se lever. Stupéfaite, elle ouvrit la porte qui donnait sur le magasin de coiffure et poussa un cri terrible : le corps du malheureux barbier se balançait au milieu de sa boutique, pendu à la lyre de cuivre qui servait à l’éclairage. On crut d’abord à un suicide, mais le docteur Honorat et le médecin légiste ont dû conclure à une strangulation qui avait précédé la pendaison.

    – Oh ! à une strangulation effroyable !

    – Et si soudaine que le malheureux n’avait pas eu même le temps de dire « ouf ! », sans quoi la vieille l’eût entendu. Ce qui parut tout d’abord le grand mystère, c’est la façon dont le corps avait pu être transporté dans le magasin et pendu… Il a été établi qu’aucune trace de pas ne pouvait être relevée dans le magasin qui, la veille au soir, avait été sablé à neuf. Enfin, ce qui prouvait bien, dès l’abord, que Lombard ne s’était pas pendu lui-même, c’est qu’à côté de lui ne se trouvaient ni chaise, ni escabeau renversés.

    – Oui, oui ! déclara Blondel en hochant la tête, les misérables ont plus d’un tour dans leur sac !… Et pour Camus ?

    – Même histoire. Lui aussi entendit au milieu de la nuit des gémissements et reconnut la voix de Zoé. Camus était l’ami de Lombard ; tous deux étaient les seuls boiteux de la commune, ce qui les avait rapprochés. Il crut l’occasion bonne de découvrir l’assassin du barbier et de venger celui-ci. Il s’arma et ouvrit sa porte, et, comme l’autre, il ne vit rien, il n’entendit plus rien.

    Mais, la porte refermée, il ne se coucha pas. Prudent, il alluma toutes les lampes de son magasin, et, le revolver à sa portée, se mit à la caisse où il entama des travaux de comptabilité. Sur quoi, il avait ordonné à son petit commis, l’enfant que vous connaissez, de s’aller coucher. Or, au matin, en rentrant dans le magasin, le commis poussait un cri déchirant. Son maître était pendu à la tige de fer qui soutient au plafond le mètre avec lequel il mesurait le drap aux clients ! Le revolver était toujours sur la caisse. On n’avait pas touché à la caisse. La gorge de Camus portait les mêmes terribles marques de strangulation qu’on avait relevées sur Lombard. Et, dans la demeure du tailleur comme chez le barbier, il fut impossible de découvrir aucune trace de pas, aucune empreinte permettant une explication plausible de la marche du crime… On a dit et l’on dit encore : les Vautrin !… les Vautrin !… Eh bien ! ce sont eux qui ont amené la petite Zoé au juge d’instruction. Celle-ci n’a pas eu de peine à prouver qu’elle se trouvait loin du crime au moment où il se commettait, et qu’on avait certainement imité sa voix.

    – Et où était-elle donc ? demanda Blondel.

    – Elle aidait la bonne de M. le maire à laver la vaisselle. Il y avait un grand dîner chez M. Jules.

    – Voilà un bel alibi ! ricana le commis voyageur.

    – Monsieur Blondel, vous êtes aveuglé par la politique !

    Et Roubion leur versa encore du vin chaud.

    – Et les Vautrin ? Est-ce qu’on les a interrogés ?

    – Le juge a voulu les interroger. Ils lui ont fait répondre que la petite Zoé avait parlé pour toute la famille et que, quant à eux, ça n’était pas à leur âge qu’ils commenceraient à avoir affaire à la justice de leur pays. Puis ils ont fait parvenir à M. de Meyrentin, le juge d’instruction, un extrait de leur casier judiciaire qui, en effet, est vierge, et ils l’avaient accompagné de cette mention : « Faut nous f… la paix, S. V. P… »

    – Quel toupet ! s’exclama Blondel.

    – Écoutez ! interrompit Patrice.

    Les gémissements avaient recommencé. Ils furent debout tous trois.

    Patrice flageolait sur ses jambes molles, et il faillit se laisser tomber, en percevant distinctement, extraordinairement distinctement, la phrase fatale : « C’est moi, Zoé ; pitié à la maison d’homme ! »

    Roubion, la main crispée sur son revolver, était d’une pâleur de cierge. Blondel dit, à voix basse :

    – C’est bien la voix de Zoé. Il n’y a pas d’erreur, je la reconnais.

    Et il se glissa derrière la porte.

    Les gémissements s’étaient encore rapprochés. C’était comme si, maintenant, on les avait dans l’oreille, comme si quelqu’un, qui eût été tout près, tout près, vous les eût soufflés tout bas… ; on entendait le bruit d’une haleine oppressée et l’étrange phrase désespérée Pitié ! Pitié à la maison d’homme !

    Blondel se retourna d’un bond et courut aux queues de billard. Il en prit une par le petit bout.

    – Ah ! non !… N’ouvrez pas ! N’ouvrez pas !… bégaya l’aubergiste. C’est le coup de Lombard et de Camus !… C’est comme ça qu’on les a assassinés !… N’ouvrez pas ! ou nous sommes perdus !…

    Il râlait ses mots et il avait un tel tremblement dans sa peur qu’il dégoûta Blondel.

    – Ah ! Il n’y a donc que des lâches dans ce pays-là ! De deux choses l’une… ou bien c’est qu’on l’assassine, la petite… ou bien c’est les autres qui se fichent de nous !… Enfin, ajouta-t-il en s’essuyant fébrilement du revers de sa manche de chemise la sueur qui coulait de son front, c’est peut-être bien l’Hubert qui vient prendre sa revanche… Mais nous sommes trois, hein !… Et vous, avec votre revolver, père Roubion.

    – N’ouvrez pas ! N’ouvrez pas ! répétait Roubion.

    Maintenant on eût dit que Zoé sanglotait derrière la porte.

    – Il faut tout de même savoir ce que c’est ! protesta Blondel, toujours armé de sa queue de billard.

    Alors il questionna d’une voix forte :

    – Qui est là ? Qui est-ce qui pleure ?… C’est toi, Zoé ?…

    Les sanglots se changèrent en véritables râles.

    Brusquement, il fit sauter le verrou et tourna la clef de la porte :

    – Où qu’ils sont, les bandits ? gronda-t-il… et il avança la tête…

    Enfin il se planta sur le seuil avec sa queue de billard.

    Ce coin de la rue Neuve était bien éclairé par la lumière du réverbère, au coin de la place de la Mairie. Cependant, Blondel ne distinguait rien et les gémissements, de nouveau, avaient cessé. D’un signe, il appela Patrice et Roubion. Ils le rejoignirent, surmontant l’insupportable angoisse dont ils avaient honte maintenant.

    Au fond, ils ne se pardonnaient point d’être si lâches. Blondel l’avait dit : ils étaient trois… sans compter que toute l’auberge était pleine de voyageurs qui accourraient au premier appel ; il fallait, du moins, l’espérer.

    – Est-ce que vous voyez quelque chose ? leur demanda le commis voyageur. Moi, je ne vois rien.

    – Non ! Rien !… On ne voit rien !… Il n’y a rien !

    – Tenez ! Attendez une seconde que j’aille jusqu’au coin de la ruelle… là…

    – Monsieur Blondel, vous avez tort !… Vous avez tort !…

    Mais l’autre était déjà dans la rue. Il ne faisait pas de bruit, marchant nu-pieds sur le pavé, et il se glissa ainsi jusqu’au coin de la ruelle de gauche, dans laquelle, sans s’y risquer, il regarda et écouta… Et puis il revint et s’en fut vers la droite, jusqu’au coin de la place de la Mairie.

    La lueur du bec de gaz agitait l’ombre formidable de Blondel, toujours armé de la queue de billard, sur le mur d’en face… Un silence incompréhensible après les plaintes de tout à l’heure pesait sur le village, et cela paraissait à Patrice plus effrayant que les gémissements eux-mêmes. Ces gémissements, on avait dû les entendre des

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