FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Num�ro 22 - juillet-d�cembre 2011
Le Virgile de Jean d'Outremeuse. I. Introduction
par
Anne-Marie Boxus et Jacques Poucet
[ II. Origine, enfance, formation ] [ III. Le s�jour romain ] [ IV. Le s�jour napolitain ] [ V. Conclusion et perspectives ] [ VI. Bibliographie s�lective ]
L�auteur et son �uvre
����������� Les lecteurs qui sont entr�s en contact avec Jean d�Outremeuse gr�ce aux articles de Marie-Paule Loicq parus dans le fascicule pr�c�dent des Folia Electronica Classica, y ont trouv� sur ce personnage les donn�es essentielles.
Ceux qui souhaiteraient plus d�informations peuvent aussi se rapporter � des articles de dictionnaire, comme ceux du Dictionnaire des Lettres Fran�aises. Le Moyen �ge (A. Goosse, Fr. F�ry-Hue, Paris, 1994, p. 828-829) ou du Dictionnaire d�Histoire et de G�ographie eccl�siastiques (P. Alexandre, t. 27, 2000, col. 406-408) ; ou � des pr�sentations int�gr�es dans des ouvrages plus g�n�raux, comme celle d�A.-Fr. Cannella (Gemmes, verre color�, fausses pierres pr�cieuses au Moyen �ge, Li�ge, 2006, p. 15-23) ou, plus r�cente encore, celle qui figure dans The Virgilian Tradition, New Haven, 2008, p. 955-956, en t�te d�une traduction anglaise de la biographie de Virgile chez Jean d�Outremeuse (p. 956-988). - Conserve toujours son int�r�t l'introduction de L. Michel, Les l�gendes �piques carolingiennes dans l'oeuvre de Jean d'Outremeuse, Bruxelles, 1935, 432 p. Intitul�e Jean d'Outremeuse et son oeuvre, cette introduction couvre les p. 3-50 du volume.
Jean d�Outremeuse est un chroniqueur du XIVe si�cle (1338-1400), n� dans une famille ais�e et tr�s honorable du patriciat urbain de la ville de Li�ge. Il y exer�ait les fonctions de greffier pr�s la cour de l�Official. Son �uvre, abondante, ne nous est pas parvenue int�gralement. Ainsi, son premier ouvrage, une chanson de geste, Ogier le Danois, a compl�tement disparu.
Il composa aussi la Geste de Li�ge, un po�me �pique en alexandrins qui a pour sujet l'histoire de Li�ge depuis la Guerre de Troie jusqu'� son �poque et dont il subsiste quelque 50.000 vers. Il a aussi voulu se mesurer � l�histoire universelle dans une �uvre en prose (Ly Myreur des Histors), une �norme chronique (plus de quatre mille pages in-4� dans l'�dition moderne) dont nous ne connaissons (et pas toujours compl�tement) que trois livres : le premier va de la cr�ation du monde au couronnement de Charlemagne ; le deuxi�me atteint 1207 et le troisi�me, 1340. Geste et Myreur sont accessibles dans l'�dition de Adolphe Borgnet et Stanislas Bormans (Bruxelles, 1864-1887, 7 vol. in-4�).
On citera encore � l'actif de Jean d'Outremeuse une Chronique en bref, � sorte de recueil de notes pr�paratoires � (P. Alexandre), ainsi que le Tr�sorier de Philosophie naturelle des pierres pr�cieuses, un lapidaire en quatre livres qui, s�il faut en croire son auteur, contiendrait le r�sultat de quelque trente-deux ann�es d�observations et d��tudes. Le livre r�cent de Mme A.-Fr. Cannella (cit� dans l'encadr� ci-dessus) a heureusement attir� l�attention sur ce trait� qui � n�avait pas encore re�u les faveurs de l��dition, ni celles d�une �tude approfondie �.
����������� Les pages suivantes s�occuperont essentiellement du livre premier du Myreur des Histors.
�����������
La section consacr�e � l�histoire romaine et int�gralement conserv�e est une
histoire tr�s d�figur�e � laquelle il est impossible de faire confiance. Dans
l��pisode de Virgile, la fantaisie r�gne en ma�tre. De plus, une pr�sentation
des faits, hach�e, d�concerte le lecteur : en effet, � fid�le � un principe
d�ordre chronologique qui lui interdit d�intervertir le suivi des dates, le
chroniqueur n�h�site pas � entrecouper la narration principale de r�cits
secondaires, au point que l�ensemble se pr�sente comme une v�ritable mosa�que. �
�����������
Pour
�crire son Myreur, le chroniqueur affirme s��tre appuy� sur un grand
nombre de sources, qu�il n�h�site d�ailleurs pas � citer (il en mentionne 73),
mais la critique r�v�le que cette liste est surfaite (elle contient des �uvres
invent�es de toutes pi�ces), qu�elle est incompl�te (des �uvres utilis�es n�en
font pas partie), que les sources cit�es et existantes n�ont pas toujours �t�
r�ellement exploit�es, et que, quand elles l�ont �t�, leur exploitation n�a pas
�t� correcte.
����������� Ces
d�fauts manifestes ont valu � l�auteur du Myreur des jugements tr�s
s�v�res. Ainsi, en 1896 d�j�, Domenico Comparetti, ne m�chait pas ses mots :
� un �norme fatras (guazzabuglio) de toutes sortes de l�gendes et de divagations (fantasticherie) innombrables � (Virgilio
nel medio evo, Florence, 1896, p. 156).
Godefroid Kurth (�tude critique sur Jean d�Outremeuse,
Bruxelles, 1910, p. 19) r�cusait en
bloc sa fiabilit� en tant que source historique et, pour ce qui concerne plus
sp�cialement Virgile, Fernand Desonay (Virgile selon Jean d'Outremeuse, 1932) ne craignait pas de � remettre
�en pleine l�gende d�dor�e la compilation du plus audacieux des arrangeurs�. �
(Th. Greffe, Les sources de l��pisode
de Virgile dans le � Myreur des Histors � de Jean d�Outremeuse, Li�ge, 1983-84, p. 33). La
conclusion de la pr�sentation de P. Alexandre est tr�s nette :
� Jean d�Outremeuse est donc avant tout un romancier et non un
historien �.
�����������
Pour donner une id�e de la r�ception moderne des �crits � pr�tentions
historiques de Jean d�Outremeuse, nous terminerons par une citation, o� A.-Fr.
Cannella (p. 15) a rassembl� en 2006 quelques-unes des expressions les plus fr�quemment
employ�es pour caract�riser cet auteur : � affabulateur, mystificateur, cerveau
extravagant, romancier et non chroniqueur, t�te �pique, amoureux du fabuleux et
du verbeux, compilateur sans critique, versificateur m�diocre et laborieux,
etc. �
La chronologie et la valeur historique
����������� Le
Myreur se voulant une chronique d�histoire universelle, il est utile de
fournir au lecteur quelques informations sur le syst�me chronologique utilis�
par le clerc li�geois.
����������� Suivant une p�riodisation remontant � saint Augustin et courante (avec quelques variations mineures) au Moyen �ge, il distribue l�histoire du monde sur six �ges :
1) de la cr�ation du monde au d�luge |
2242 ans | 0-2242 |
2) du d�luge � la naissance d�Abraham | 942 ans | 2242-3184 |
3) de la naissance d�Abraham au couronnement de David | 940 ans | 3184-4124 |
4) du couronnement de David � l�exil de Babylone | 486 ans | 4124-4610 |
5) de l�exil de Babylone � l�incarnation du Christ | 589 ans | 4610-5199 |
6) de l�incarnation � la fin du monde | ? ? ans | 5199- ? |
����������� Les
�pisodes virgiliens se placent tous dans le cinqui�me �ge du monde, qui va de
l�exil de Babylone (� la transmigration de Babilone �) �
l�incarnation du Christ. Cet �ge totalise 589 ans et commence l�an 4610 de la
cr�ation du monde (� l�origination del monde �), grosso modo
donc en 589 avant notre �re.
����������� Jean
d�Outremeuse place la naissance de Virgile le 6 mai 519 du 5e �ge du
monde (589-519 = c. 70 a.C.) et sa mort le 6 mai 571 du m�me �ge
(589-571 = c. 18 a.C.). Ces deux dates sont tr�s proches de celles
donn�es dans l�antiquit� classique et consid�r�es comme historiques : 15
octobre 70 pour la naissance de Virgile et 20 septembre 19 pour sa mort. Sur
ces deux points, la source du chroniqueur li�geois (quelle qu�elle soit,
peut-�tre la Chronique d�Eus�be) appara�t donc fiable.
����������� Mais
on n�en conclura pas qu�il en est de m�me des autres dates que le chroniqueur
li�geois lie � la vie de Virgile. Comme l��crit Thierry Greffe, � Jean
d�Outremeuse n�h�site pas � inventer, quand il ne les conna�t pas, les dates de
certains �v�nements. Toute indication temporelle dans le Myreur semble
donc de prime abord fallacieuse, du moins assez sp�cieuse. � Et pour ce
qui est de Virgile, il ajoute : � il est certain que Jean
d�Outremeuse invente. Il ne mentionne pas moins de 34 dates, alors que la
chronique latine la mieux fournie en renseignements biographiques sur Virgile
(celle d�Eus�be) n�en mentionne que quatre. � (p. 51)
����������� Quoi
qu�il en soit, dans l�histoire, cette p�riode de 79 � 19 a.C. a vu �voluer �
Rome des personnages comme Pomp�e, C�sar, Antoine, Octave-Auguste, dont le
v�ritable Virgile a �t� le contemporain. Nous les verrons traverser la Chronique
aux c�t�s du Virgile du chroniqueur, parfois avec beaucoup de faste mais sans
gu�re de rapport avec la r�alit� historique. L�auteur li�geois fait preuve de
fantaisie et d�imagination, bien plus que de sens critique. Et en ce qui
concerne la biographie � si l�on ose employer ce mot � de Virgile, Fernand
Desonay� a raison d�y voir � un
roman sans proportion, roman de magie, de pi�t� cr�dule et d�amour � (Virgile
selon Jean d�Outremeuse, dans D�paysements critiques et impressions,
Li�ge, 1945, p. 32).
����������� Ce
sont les grandes �tapes de cette biographie tr�s romanc�e que nous passerons
ici en revue. Mais auparavant, nous dirons quelques mots de notre pr�sentation.
Les caract�ristiques de notre pr�sentation
����������� Le lecteur doit savoir que le r�cit
qu�il trouvera ci-apr�s ne refl�te pas tel quel celui de Jean d�Outremeuse. La Chronique
de l'auteur li�geois
d�sarticule compl�tement l�histoire
de notre h�ros : dans l��dition moderne, plus de 50 pages de texte s�parent
l�entr�e en sc�ne de son grand-p�re (folio 50 v�) et la rencontre de saint Paul
avec Virgile mort (folio 78 r�), mais, entre ces deux rep�res, les �l�ments de
la biographie virgilienne sont s�par�s les uns des autres par une
foule de notices rapportant des �v�nements o� notre h�ros n�intervient pas et
qui se d�roulent dans des r�gions parfois tr�s �loign�es de Rome ou m�me de
l�Italie : nous les avons omises ou profond�ment r�sum�es.
Bref, � le roman de Virgile � a �t� reconstitu� par nos soins, mais �
que le lecteur se rassure � l�ordre de pr�sentation des �l�ments du r�cit et
leur chronologie ont �t� conserv�s.
����������� Pour compliquer encore les choses, le
livre I (310 feuillets recto-verso
dans le manuscrit, soit 620 pages
d'�criture) fait parfois
allusion � des r�alisations virgiliennes, dont certaines n�apparaissent pas
dans la partie proprement biographique (les folios 50 � 78). Virgile est ainsi
cit� pour la premi�re fois dans le Myreur au folio 6 v� et pour la
derni�re fois au folio 191 v�. Ces informations ponctuelles ont �t� int�gr�es �
notre r�cit, avec leurs r�f�rences.
����������� De m�me, nous avons utilis� des
donn�es tir�es de la Geste de Li�ge. Le po�me contient en effet des
allusions � Virgile, voire des notices plus d�taill�es consacr�es � certains
�pisodes marquants de sa vie.
����������� Bref, ce que notre lecteur trouvera
ci-dessous, c�est l�image que Jean d�Outremeuse veut donner de Virgile, � la
fois dans le Myreur et dans la Geste.
*
Il importe encore de tenir compte
d�un autre �l�ment.
����������� Avant que le chroniqueur li�geois ne
prenne la plume au XIVe si�cle, le personnage de Virgile a �videmment int�ress�
beaucoup d�autres auteurs m�di�vaux, qui l�ont trait� plus ou moins longuement
et avec des accents vari�s.
����������� L�histoire du Virgile m�di�val prend donc place dans une litt�rature fort
abondante. Les articles de Marie-Paule Loicq ont �voqu� des titres essentiels comme
le Roman des Sept Sages (XIIe
s.), l'Image du Monde de ma�tre Gossouin de Metz (milieu du XIIIe si�cle),
le Cl�omad�s d�Aden�s li Rois (vers 1285), Renart le Contrefait
(d�but du XIVe s.), la Fleur des histoires de Jean Mansel
(milieu XVe si�cle), ainsi que le roman anonyme du d�but du XVIe si�cle
qui porte le titre de Faictz merveilleux de Virgille.
����������� Mais
il y en a beaucoup d�autres, qu�on trouvera pr�sent�s et parfois comment�s,
d�abord dans l�ouvrage de D. Comparetti devenu aujourd�hui un classique et cit�
largement par M.-P. Loicq (Virgilio nel Medio Evo, 2e �d.,
Florence, 2 vol., 1896 ; nouvelle �dition sous le m�me titre avec des
compl�ments de G. Pasquali, Florence, 2 vol., 1947-1941), ensuite dans le gros
ouvrage de J.W. Spargo qui, cibl� sur la question du Virgile magicien, en
constitue un compl�ment indispensable (Virgil the Necromancer. Studies in
Virgilian Legends, Harvard University Press, 1934, 502 p.), enfin dans la
monumentale anthologie dirig�e par J.M. Ziolkowski et M.C.J. Putnam (The
Virgilian Tradition. The First Fifteen Hundred Years, Yale U.P., 2008), o�
le Virgile m�di�val tient une tr�s grande place.
����������� Tous
les textes d�ailleurs n�ont pas encore �t� recens�s et de nouvelles
attestations peuvent toujours appara�tre. Ainsi par exemple, le Journal
de Jean de Tournai, un marchand qui avait entrepris un p�lerinage vers
Constantinople, Rome et Compostelle, rapporte qu�� Rome, en 1488, certains
guides signalaient aux passants curieux la fen�tre du � Virgile
pendu � ainsi que le lieu et le mode op�ratoire de sa vengeance
(information transmise par Mme Denise P�ricard-M�a, qui pr�pare l��dition
compl�te du Journal, � para�tre en 2012, aux �ditions La Louve � Cahors).
����������� Le
Myreur des Histors est donc loin d��tre isol�. Des comparaisons, tr�s
enrichissantes souvent, sont ainsi possibles, et un commentaire s�rieux du
Virgile de Jean d�Outremeuse doit s�engager dans ce type d�analyses. C�est un
projet que nous nourrissons � moyen terme, mais qui ne sera pas mis en oeuvre
dans les pages qui suivent.
*
����������� Un
dernier mot concerne notre pr�sentation. Il ne s�agit
ni d�une traduction au sens habituel du terme, ni m�me d�une paraphrase, mais
d�une r��criture qui entend proposer une version tr�s lisible de l�original, en
respectant le plus possible l�essentiel du message et la s�quence des
�v�nements.
�����������
La seule �dition moderne du Myreur des Histors et de la Geste de Li�ge, est due,
on l'a dit plus haut, � A. Borgnet et � St. Bormans. Le tome I (1867), le plus important pour nous, est aujourd�hui int�gralement
disponible
sur la Toile
chez Google Books. Comme nous donnons toujours les r�f�rences � l��dition, le
lecteur retrouvera facilement le texte en moyen fran�ais. D'autre part, pour
assurer
un contact plus direct avec l'original, notre r��criture accueille un
certain nombre de citations textuelles. Nous
appartiennent aussi les titres et sous-titres, les r�sum�s, les transitions
ainsi que quelques appr�ciations, observations ou remarques, ais�ment
identifiables.
����������� Mais passons � la vision que notre chroniqueur se faisait de Virgile, en commen�ant comme il se doit par le commencement, c�est-�-dire ses parents, proches et lointains.
FEC - Folia Electronica Classica (Louvain-la-Neuve) - Num�ro 22 - juillet-d�cembre 2011